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KANT
Philosophie pratique
Métaphysique des mœurs
Critique de la raison pratique
KANT – PHILOSOPHIE PRATIQUE – FRANÇOIS-XAVIER CHENET
Les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou
partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est
illicite.
1. Nous utilisons l'édition Delbos, Delagrave, 1950, réédité. Le titre allemand – Grundlegung der
Metaphysik der Sitten – diffère de cette traduction consacrée : Grundlegung, au singulier ; le terme
marque l'activité même par laquelle on fonde, la fondation vs son résultat : Grundlage, cf. trad. Re-
naut, coll. « GF ».
2. Une analyse sommaire nous en paraît donc nécessaire. Nous limiterons toutefois ici drastiquement
nos notes.
3. Cf. Chapitre De l'architectonique de la raison pure, p. 563.
PREMIÈRE SECTION
4. Cette expression n'est pas de Kant Elle sert à désigner une morale dont les impératifs ne seraient
que ce que Kant appelle des « règles de prudence », c'est-à-dire des conseils relatifs aux moyens
devant réaliser le bonheur.
5. « der gute Wille » : la volonté bonne, la volonté de faire le bien, l'allemand exclut les connotations
du français qui tirent l'expression du côté de la velléité ou de la disposition vague, du consentement
de principe
6. Ce point est essentiel : les Fondements forcent délibérément le trait pour faire ressortir ce qu'est la
moralité ; il s'agit d'un procédé pédagogique qui n'est pas le dernier mot de la « morale » kantienne.
Malheureusement, les lecteurs de Kant s'en sont généralement tenus à cette dramatisation péda-
gogique comme si elle exprimait l'essence du message kantien, comme si Kant enseignait une sorte
d'« athlétisme » moral.
7. De là les critiques habituellement formulées à l'encontre de la morale kantienne.
scheu, cf. le xénie de Schiller] 8, alors que Kant dit seulement qu'elle ne
doivent pas l'être par inclination [aus Neigung] : il s'agit de déterminer ce
qu'est la bienfaisance proprement morale.
Voici donc établi que, pour avoir une valeur morale, l'action doit être
accomplie par devoir et pas seulement conformément au devoir. Kant établit
ensuite que l'action morale ne tire pas sa valeur du but qui peut être atteint
par elle, mais de la maxime qui l'inspire, du principe du vouloir [Prinzip des
Wollens] d'après lequel l'action est produite, abstraction faite des fins
[Zwecke] qui peuvent être réalisées par cette action. L'action par devoir ne
pouvant être caractérisée par ses objets ne peut l'être que par la maxime de la
volonté. Enfin, Kant conclut de ces deux déterminations [l'action morale
doit être accomplie par devoir et l'action morale repose dans le principe de
la volonté] que le devoir peut être défini : la nécessité d'accomplir une
action par respect [aus Achtung] pour la loi. La valeur morale de l'action ne
réside ni dans l'effet qu'on en attend, ni dans l'inclination, mais dans le pur
respect [reine Achtung] pour la loi. Pareille chose ne peut avoir lieu que
chez un être raisonnable.
Mais quelle doit être cette loi dont la représentation, sans égard pour
la fin qu'on en attend, doit déterminer la volonté, pour qu'elle puisse être
appelée bonne sans restriction [schlechterdings und ohne Einschränkung] ?
On a vu qu'elle ne peut tirer sa valeur de l'objet poursuivi, d'une fin maté-
rielle ; si ce ne peut être la conformité à quelque objet qui la définit, ce sera
la conformité à l'idée même de loi. Est morale l'action dont la maxime (loi
subjective de la volonté) est telle qu'elle puisse être érigée en loi universelle.
Ce que l'on peut aisément vérifier. Je suis dans l'embarras, puis-je
faire une promesse pour obtenir de l'argent sans intention de le rendre ? Etre
sincère par devoir, ce n'est pas m’abstenir de tromper en anticipant les con-
séquences désavantageuses à craindre. Pour m'instruire de mon devoir, je
dois me demander si j'accepterais que ma maxime [ne pas rendre l'argent
que l'on m'aura prêté] dût valoir comme une loi universelle, aussi bien pour
moi que pour les autres, si tout homme peut faire une fausse promesse quand
il se trouve dans l'embarras. Aussitôt, je m'aperçois que « je ne puis en
aucune manière vouloir une loi universelle qui commanderait de mentir : en
effet suivant une telle loi, il n'y aurait plus à proprement parler de promesse
[possible] ». Le jugement moral ne requiert, on le voit, aucune analyse
subtile poussée très loin [keine weit ausholende Scharfsinnigkeit], aucune
expérience quant au cours du monde [Unerfahren in Ansehung des
Weltlaufs], il est à la portée de tout un chacun, il suffit de se demander :
peux-tu vouloir aussi que ta maxime devienne une loi universelle ? [kannst
du auch wollen, daß deine Maxime ein allgemeines Gesetz werde ?]. Si tu
ne le peux pas, ta maxime est à rejeter, ceci, non pas en raison du dommage
8. Cf. « Gewissensskrupel ». « Scrupule de conscience : je sers volontiers mes amis ; mais hélas ! je le
fais avec inclination [mit Neigung], et ainsi je me sens souvent tourmenté de la pensée que je ne suis
pas vertueux. — Décision : il n'y a pas d'autre parti à prendre ; tu dois chercher à en faire fi et à ac-
complir alors avec répugnance [mit Abscheu] ce que le devoir t'ordonne » SCHILLER, Xenien
[1796].
encouru, « mais parce qu'elle ne peut pas trouver place comme principe dans
une législation universelle possible [in eine mögliche allgemeine Gesetz-
gebung].
Pour une telle législation, la raison m'arrache un respect [Achtung]
immédiat 9. Faire appel à ce sentiment, ce n'est pas invoquer un obscur
sentiment, précise une note, un sentiment se rapportant à l'inclination ou à la
crainte mais un sentiment très particulier, a priori, unique en son genre,
conscience de la subordination de ma volonté à une loi, sentiment qui n'est
pas la cause de la loi, mais l'effet de la loi sur le sujet (sensible).
Nous voici donc parvenus au principe [Prinzip, Richtmaß, Kompaß]
même suivant lequel juge réellement la conscience commune – encore
qu'elle ne le conçoive pas ainsi séparé dans une forme universelle, concède
Kant. Rien ne semble plus aisé et plus sûr à Kant que le jugement moral !
Comparant la faculté de juger en matière pratique à cette faculté en matière
théorique, Kant souligne qu'autant la seconde tombe dans l'absurdité sitôt
qu'elle s'éloigne des lois de l'expérience, autant, à l'inverse, la première juge
bien sitôt qu'elle exclut des lois pratiques tous les mobiles sensibles. Il est à
propos de s'en tenir dans les choses morales au jugement de la raison com-
mune [der gemeine Menschenverstand]. Il n'en reste pas moins que
l'innocence se laisse séduire, qu'une puissante force de résistance [ein
mächtiges Gegengewicht] vient de nos penchants et inclinations à l'encontre
des commandements du devoir ; de là naît un « penchant à sophis-
tiquer » [ein Hang zu vernünfteln] contre ces règles strictes du devoir, à
mettre en doute leur validité, à les accomoder [angemessener zu machen] à
nos désirs et inclinations, c'est-à-dire à les corrompre [verderben] dans leur
fond. Ainsi se développe insensiblement dans l'usage de la raison pratique
une dialectique qui l'oblige à chercher secours dans la philosophie : il en va
ici comme dans le cas de la raison théorique et il n'est possible de trouver le
repos que dans une critique complète de notre raison. Kant semble vouloir
introduire ici à la section suivante : le devoir doit être déterminé encore plus
précisément pour écarter décisivement les sophistications qui veulent
masquer ou anéantir la différence entre l'action par devoir et l'action par
inclination. Parce qu'il existe une force de résistance et, par suite, un pen-
chant à sophistiquer contre les règles du devoir, il est nécessaire de faire
ressortir dans toute sa pureté la maxime de l'action morale 10.
9. La Critique de la raison pratique érigera ce respect en mobile, le seul possible, de l'action morale,
tout autre ne pouvant être que « pathologique ».
10. La « dialectique naturelle » dont il est ici question n'a rien à voir en fait ni avec celle de la
Critique de la raison pure, ni avec celle de la Critique de la raison pratique !
DEUXIÈME SECTION
11. La Méthodologie de la Critique de la raison pratique qui recourt à des exemples n'y contredira
pas.
12. On ne s'étonnera pas de retrouver cette fin que nous ne pouvons absolument pas abandonner dans
la doctrine du souverain bien. La morale ne nous commande pas de renoncer à la poursuite du
bonheur. « la raison pure pratique ne veut pas que l'on renonce à toute prétention au bonheur, mais
seulement, qu'aussitôt qu'il s'agit de devoir, on ne le prenne pas du tout en considération » (Picavet,
p. 99).
13. Cette analyse magistrale est justement célèbre et constitue l'un des moments majeurs des Fonde-
ments.
14. Littéralement : « de laquelle » [von der]. Il s'agit de choisir une maxime d'une nature telle que je
puisse la vouloir universellement.
15. Afin, peut-être, de le rendre plus proche de l'intuition et d'en rendre possible l'application. Kant est
ici insuffisamment explicite sur la raison pour laquelle il donne une nouvelle formulation de
l'impératif catégorique (la « typique » du jugement pur pratique » dans la Critique de la raison
pratique répond à cette intention, v. infra). Le « comme si » indique le recours à un « type ».
16. Tout cet exposé qui emprunte (sans aucune critique) aux divisions données de la morale entre des
commandements envers soi et envers autrui, en devoirs parfaits et imparfaits s'expose au soupçon,
conçu par HEGEL, que le formalisme kantien rationalise la moralité au lieu de la penser vraiment.
17. Regardons de près les célèbres exemples kantiens.
1/ Le suicide. La défense du suicide repose sur l'idée que la loi universelle l'autorisant ne peut pas
même être conçue sans contradiction. Kant n'établit pas que je ne puis vouloir universellement le
suicide, mais qu'une nature qui aurait pour loi de détruire la vie par un sentiment (l'amour de soi)
dont la fonction est précisément de pousser au développement de la vie se contredirait elle-même et
ne pourrait pas subsister [bestehen] comme nature.
2/ La promesse sans intention de la tenir. Si j'ai besoin d'argent, puis-je promettre de le rendre, sa-
chant que je ne le pourrai et, qu'à défaut de cet engagement, on ne me prêtera pas ? Qu'arriverait-il
[wie es dann stehen würde] si ma maxime devenait loi universelle ? Je vois qu'elle ne peut valoir
comme loi universelle de la nature et s'accorder avec elle-même. Ce serait rendre impossible le fait de
promettre avec le but que l'on se propose par là [das Versprechen und den Zweck, den man damit
haben mag]. La fausse promesse est ici condamnée seulement en raison de l'ordre naturel qu'elle fait
advenir, et que Kant juge contradictoire. Dans son cours de morale [Eine Vorlesung über die Ethik,
1775], Kant explique que, comme loi de la nature, cette loi doit pouvoir être connue par chacun,
condition qui fait que l'intention de la maxime se supprime « par exemple mentir pour acquérir une
grande fortune ; si on le fait universellement il n'est plus possible d'acquérir pareille fortune, parce
que chacun connaît le but ».
3/ La fructification des talents. Celui qui trouve en lui un talent qui moyennant quelque culture
pourrait faire de lui un homme utile – mais dont la situation aisée fait qu'il peut le négliger –, peut-il
le laisser en friche ? Peut-on préférer la paresse au travail ? Une nature universelle pourrait subsister
alors même qu'on laisserait en friche ses talents mais, ici, on ne peut absolument pas vouloir que cela
devienne une loi universelle de la nature. Je ne puis universaliser la maxime de négliger la culture de
mes facultés pour me livrer au seul plaisir. Il y a ici une contradiction dans le vouloir lui-même, entre
ce que je veux comme être raisonnable et ce que je voudrais en voulant l'oisiveté. Comme être
raisonnable, je veux nécessairement le développement de toutes mes facultés. L'être raisonnable ne
peut pas vouloir vivre comme l'indigène des mers du Sud…
4/ Le devoir de charité. Je ne puis universaliser la maxime de ne jamais aider les autres, de ne jamais
leur porter secours. On pourrait faire valoir que la nature ne pourrait subsister dans ces conditions,
mais Kant admet que l'espèce humaine pourrait sans doute subsister si cette maxime était univer-
salisée. Cette maxime est immorale parce qu'une volonté qui prendrait ce parti se contredirait elle-
même, ce dont Kant donne une surprenante explication propre à justifier tous ceux qui, tel Schopen-
hauer, veulent que le contenu réel de la morale kantienne ne soit que l'antique « quod tibi fieri nos vis,
alteri ne faceris ») : l'homme qui a cette volonté pourrait bien un jour avoir besoin de l'amour et de la
sympathie des autres et être privé de l'espoir d'obtenir assistance par la loi de la nature issue de sa
propre volonté ! Il faut plutôt substituer à cette explication stupéfiante que, comme être raisonnable,
je ne puis vouloir que les hommes restent par égoïsme isolés les uns des autres et qu'ils se traitent en
étrangers et que ma volonté est ainsi contradictoire (contradiction entre ma volonté empirique et ce
que je veux comme être raisonnable).
Kant donne d'autres explications dans les Fondements.
L'interdiction de la fausse promesse (supra, p. 103-5). Ne puis-je pas, si je suis dans l'embarras, faire
une promesse avec l'intention de ne pas la tenir ? On ne demande pas par là si c'est prudent, mais si je
puis prendre pour maxime d'action de ne faire de promesse qu'avec l'intention de ne pas la tenir. Le
moyen infaillible de savoir si une promesse trompeuse est conforme au devoir, « c'est de me
demander à moi-même : accepterais-je bien avec satisfaction que ma maxime (de me tirer d'embarras
par une fausse promesse) dût valoir comme une loi universelle (aussi bien pour moi que pour les
autres ? Et pourrais-je bien me dire : tout homme peut faire une fausse promesse quand il se trouve
dans l'embarras et qu'il n'a pas d'autre moyen d'en sortir ? Je m'aperçois bientôt ainsi que si je peux
bien vouloir le mensonge, je ne peux en aucune manière vouloir une loi universelle qui commanderait
de mentir ; en effet, selon une telle loi, il n'y aurait plus à proprement parler de promesse, car il serait
vain de déclarer ma volonté concernant mes actions futures à d'autres hommes qui ne croiraient point
à cette déclaration ou qui […] me paieraient de la même monnaie : de telle sorte que ma maxime, du
moment qu'elle serait érigée en loi universelle, se détruirait aussitôt elle-même nécessairement. ».
Cette explication qui met en relief une contradiction interne dans le vouloir contredit à l'analyse
précédente (qui argue de la seule impossibilité de concevoir sans contradiction une nature ayant
pareille loi) et ébranle par conséquent le fondement de la distinction entre devoirs stricts et devoirs
larges. Cette distinction disparaît dans la suite des Fondements et dans la Critique de la raison
pratique.
Après avoir formulé l'impératif « Agis de telle sorte que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta
personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps, comme une fin, et jamais
simplement comme un moyen », Kant essaie ce principe sur les quatre exemples précédents
(cf. p. 151 sq). Voir note correspondante dans notre commentaire.
Dans la Critique de la raison pratique
1/ L'obligation de restituer un dépôt (cf. Analytique, chap. I, p. 26-7). Exemple donné pour attester
que l'entendement le plus ordinaire peut sans instruction préalable apprécier moralement une action.
J'ai un dépôt, le propriétaire est mort et nul ne sait que je suis dépositaire. Puis-je prendre pour
maxime que « chacun est autorisé à nier un dépôt, quand personne ne peut prouver qu'il lui a été
confié » ? « Aussitôt je m'aperçois qu'un tel principe se détruirait lui-même comme loi, parce qu'il
aurait pour résultat* de supprimer tout dépôt » [*la trad. Picavet donne à entendre que Kant évoque
un effet à venir ; l'allemand dit : « weil es machen würde, daß es kein Depositum gäbe », ce qui veut
plutôt dire que dans ces conditions, il n'y aurait pas de dépôt].
2/ L'interdiction de la fausse promesse et du suicide (cf. p. 43-4, trad. corrigée d'un grave contresens).
• L'immoralité de la fausse promesse : « Si la maxime que j'ai l'intention de suivre en portant un
témoignage est examinée par la raison pratique, je considère toujours ce qu'elle serait, si elle avait la
valeur d'une loi universelle de la nature. Manifestement chacun serait, de cette manière, contraint de
dire la vérité. Car on ne peut accorder, avec l'universalité d'une loi de la nature, des dépositions qui
seraient données pour des preuves et cependant comme intentionnellement fausses ».
• L'immoralité du suicide : « De même, si la maxime que j'adopte en vue de la libre disposition de ma
vie, est déterminée, aussitôt que je me demande comment elle devrait être pour qu'une nature, dont
elle serait la loi, pût subsister. Il est clair que personne ne pourrait, dans une telle nature, mettre
arbitrairement [willkürlich] fin à sa vie, car un tel arrangement ne serait pas un ordre de choses
[Naturordnung : ordre naturel] durable. »
3/ Les devoirs (véracité, conservation de la vie, bienfaisance, etc) (p. 71-2).
« La règle du jugement soumis aux lois de la raison pure est la suivante : demande-toi si l'action que
tu projettes, en supposant qu'elle dût arriver d'après une loi de la nature dont tu ferais toi-même partie,
tu pourrais encore la regarder comme possible pour ta volonté. C'est d'après cette règle, en fait, que
chacun juge, si les actions sont moralement bonnes ou mauvaises. Ainsi, l'on dit : Comment ! si
chacun se permettait de tromper, quand il croit travailler à son avantage ou se considérait comme
autorisé à mettre fin à sa vie, dès qu'il en est complètement fatigué, ou s'il regardait avec une indiffé-
rence complète la misère d'autrui et que tu appartinsses à un tel ordre de choses […], t'y trouverais-tu
bien avec l'assentiment de ta volonté ? Or chacun sait bien que s'il se permet en secret quelque
tromperie, ce n'est pas une raison pour que tout le monde fasse de même, que s'il est, sans qu'on s'en
aperçoive, indifférent pour les autres, il n'en résulte pas que tout le monde soit pour lui dans la même
disposition : par conséquent cette comparaison de la maxime de ses actions avec une loi universelle
de la nature n'est pas non plus le principe déterminant de sa volonté. Mais cette loi plus universelle est
cependant type pour juger la maxime d'après des principes moraux. Si la maxime n'est pas d'une
nature telle qu'elle soutienne l'épreuve de la forme d'une loi naturelle en général, elle est moralement
impossible » [NB. Le type ici utilisé pour reconnaître si une conduite peut ou non être universalisée
ne doit pas être pris pour le principe déterminant de la volonté morale, v. Typique du jugement pur
pratique, commentaire infra.]
Dans la Doctrine de la vertu [Tugendlehre, [1797], Kant donne d'autres analyses.
§ 6 Du suicide. « L'homme est obligé de conserver sa vie par cela seul qu'il est une personne »,
« l'homme ne peut aliéner sa personnalité aussi longtemps qu'il existe pour lui des devoirs, donc aussi
longtemps qu'il vit ; et c'est une contradiction que de lui reconnaître le droit de se délier de toute
obligation […] Anéantir en sa propre personne le sujet de la moralité, c'est chasser du monde, autant
qu'il dépend de soi, la moralité dans son existence même, alors qu'elle est fin en soi ; aussi bien
disposer de soi en vue d'une certaine fin comme d'un simple moyen, signifie dégrader l'humanité en
sa personne » (trad. Philonenko, p. 96-7). Se suicider, c'est vouloir se soustraire à la morale, renoncer
à la faire exister ; c'est, en outre, disposer de soi comme d'un simple moyen.
§ 7 De la souillure de soi-même. « Le fondement de la preuve se trouve sans aucun doute en ce que
l'homme, ce faisant, abandonne (avec dédain) sa personnalité, puisqu'il fait usage de soi seulement
comme d'un moyen pour satisfaire les tendances animales » (trad. Philonenko, p. 99).
§ 9 Du mensonge. « Le mensonge est abandon et pour ainsi dire négation de la dignité humaine. Un
homme qui ne croit pas ce qu'il dit à un autre (même s'il s'agit d'une personne idéale) a encore moins
de valeur que s'il était une simple chose […] la communication de ses pensées à autrui, au moyens de
mots, qui contiennent (intentionnellement) le contraire de ce que pense le sujet qui parle, est une fin
directement opposée à la finalité naturelle de la faculté de communiquer ses pensées, c'est-à-dire un
renoncement à la personnalité et au lieu de l'homme même, l'apparence illusoire de l'homme » (trad.
Philonenko, p. 103-4). Le mensonge est condamnable à titre de perte de la dignité et de l'humanité
comme telle, renoncement à la personnalité, et d'usage contre-nature d'une faculté.
§ 30 De la bienfaisance. Kant semble bien, hélas, persister dans le thème des Fondements (4ème
exemple) : « en effet tout homme qui se trouve dans la misère souhaite d'être aidé par d'autres
hommes. Mais s'il déclarait comme sa maxime de ne point vouloir à son tour prêter assistance aux
autres lorsqu'ils seront dans la misère, c'est-à-dire s'il faisait de sa maxime une loi universelle permis-
sive, alors à supposer qu'il soit dans la misère, chacun lui refuserait également son assistance ou serait
du moins en droit de la lui refuser. Ainsi la maxime de l'intérêt personnel se contredit elle-même, si
on la transforme en loi universelle » (trad. Philonenko, p. 130).
Dans Sur un prétendu droit de mentir par humanité [1797] (trad. Guillermit, Vrin), Kant fait une
célèbre apologie de la véracité à tout prix qui a grandement contribué à la réputation de fanatique
moral de Kant A Benjamin Constant qui s'était ému de lire dans la Doctrine de la vertu que nous de-
vons la vérité aux assassins vous demandant si votre ami qu'ils poursuivent n'est pas réfugié dans
votre maison et que leur mentir serait un crime, Kant répond ici, persiste et signe.
« La véracité dans les déclarations qu'on ne peut éluder est le devoir formel de l'homme envers
chacun, si grave soit le préjudice qui puisse en résulter pour lui [et pour les autres] ; et encore que je
ne commette aucune injustice à l'égard de celui qui, de façon injuste me force à faire des déclarations,
en les falsifiant, je n'en commets pas moins à l'endroit de la partie la plus essentielle du devoir par une
telle falsification qui, de ce fait, peut également être appelée mensonge […] : c'est-à-dire que je fais,
autant qu'il dépend de moi, que des déclarations de façon générale ne trouvent aucune créance et que
par suite aussi tous les droits qui sont fondés sur des contrats deviennent caducs et perdent vigueur :
ce qui est une injustice commise à l'égard de l'humanité en général. […] C'est donc un commande-
ment de la raison qui est sacré, absolument impératif, qui ne peut être limité par aucune convenance :
en toute déclaration, il faut être véridique » (p. 68).
« Encore que par un certain mensonge je ne commette en fait d'injustice envers personne, j'enfreins
cependant de façon générale le principe du droit relatif à toutes les déclarations inévitablement né-
cessaires (je commets une injustice formaliter, bien que je n'en commette aucune materialiter) : ce
qui est bien plus fâcheux que de commettre une injustice envers un individu déterminé » (p. 72).
[NB. L'exposé des exemples kantiens est souvent peu fiable, les commentateurs interprétant et subs-
tituant à ce que Kant dit en fait ce que Kant veut dire ou devrait dire, son discours n'étant pas toujours
satisfaisant. Kant paraît souvent démentir son propos par la manière dont il l'illustre, passant de la
conception du devoir a priori au pragmatisme le plus trivial, de là les rectifications (*) que doivent lui
imposer ses exégètes (V. DELBOS, F. ALQUIÉ, J. MUGLIONI, par exemple, cf. Jacques d'HONDT : « Les
exemples kantiens de la moralité et la critique hégélienne » in Interprétations de Kant, PU. Lille,
1992, p. 25 sq). (*) ALQUIÉ écrit : « il faut reconnaître que cet exemple [la fausse promesse] est peu
clair, et que le lecteur inattentif peut croire que Kant introduit, dans l'appréciation morale d'une
action, la considération des conséquences de cette action. Mais tout le reste de l'ouvrage [les Fonde-
ments] permet de démentir cette interprétation » (cf. Œuvres philos., Pléiade, t. 2, p. 1454). DELBOS
écrit à propos du même passage (p. 140), note 116 : « On s'est beaucoup servi de cet exemple pour
prétendre que la formalisme de Kant n'avait pu tenter de spécifier des devoirs concrets qu'en se
détruisant lui-même. Il semble, en effet, ici que Kant explique finalement l'immoralité de l'acte, non
plus par la contradiction intrinsèque de la maxime érigée en loi avec elle-même, mais par la
contradiction toute extrinsèque des conséquences de l'acte avec le dessein de la volonté […]. Mais
cette interprétation littérale de la pensée de Kant doit apparaître suspecte, si l'on songe que Kant a
dit maintes fois que l'on ne devait pas confondre avec l'action morale […] l'action inspirée par la pré-
vision des conséquences » (nous soulignons). A propos du quatrième exemple, le même DELBOS
(cf. p. 141-2, note 119) déclare : « Ici encore il ne faut pas interpréter la pensée de Kant comme si le
dévouement à autrui devait se justifier par la crainte de rencontrer chez les autres dans le malheur
l'égoïsme dont on est soi-même animé. Kant veut plutôt dire que… ». On peut se demander, à
considérer les exemples, si pour juger de la possibilité d'universaliser une maxime, on peut vraiment
faire abstraction des conséquences. Doute essentiel, car cela revient à remettre en cause la distinction
entre impératif hypothétique et impératif catégorique, à douter de l'existence d'un impératif
catégorique…
18. La division semble empirique : « einige Handlungen sind so beschaffen, daß […]. Bei andern
[…] ». De là la critique hégélienne.
19. Cette explication rend perplexe, puisque Kant érige ici en canon de l'appréciation morale, tout au-
tre chose que ce que nous avons vu. Agir suivant une maxime dont on puisse vouloir en même temps
qu'elle devienne une loi universelle, ce serait vouloir pour soi ce que l'on veut pour les autres, ne pas
vouloir d'exception en sa propre faveur. Ici, c'est manifestement un mélange d'illogisme et d'injustice
qui fait l'immoralité de la maxime.
nous considérons notre action tantôt du point de vue d'une volonté pleine-
ment conforme à la raison, tantôt du point de vue d'une raison affectée par
l'inclination.
Nous avons donc réussi à montrer non pas l'existence d'un impératif
catégorique, mais la formule qu'il doit avoir, s'il existe. S'il existe, il a pour
formule sa forme même : celle de l'universalité. Suit un nouvel avertis-
sement (cf. supra, préface) de ne pas faire intervenir les données de l'anthro-
pologie et de la psychologie dans l'établissement ou la justification du prin-
cipe de la morale. Il ne faut tenter de faire dériver ni la formule ni
l'existence de cet impératif de la constitution particulière de la nature
humaine : il doit valoir en effet de tout être raisonnable comme tel et ce n'est
qu'à ce titre qu'il s'impose à la volonté humaine.
Toute volonté est faculté d'agir conformément à la représentation de
lois, toute volonté est aussi faculté d'agir en vue de certaines fins ; pareille
faculté ne peut se trouver que dans des êtres raisonnables. Si l'impératif
catégorique doit être possible, il faut qu'il puisse y avoir pour la volonté une
fin qui soit d'une autre nature que les fins subjectives ou relatives qui sont
celles dont les impératifs hypothétiques indiquent le moyen nécessaire. Si
l'impératif catégorique doit être possible, il faut que l'impératif catégorique
puisse avoir une fin, posée par la seule raison et valable pour tout être rai-
sonnable. Une telle fin existe-t-elle ? Quelle peut être cette fin ? Une telle
fin ne peut être trouvée que dans l'être raisonnable lui-même. Il faut qu'elle
existe si l'impératif catégorique doit être possible ! De deux choses l'une : ou
il n'existe que des fins relatives – et l'impératif catégorique est une illusion,
un concept vide ou cette fin absolue est l'être raisonnable lui-même. La
seule chose qui puisse avoir une valeur absolue, s'il doit exister quelque
chose ayant une valeur absolue, c'est l'être raisonnable lui-même ; seule la
personne existe comme fin en soi et non pas comme simple moyen, tout le
reste, ce sont de simples choses, c'est-à-dire de simples moyens qui ont une
valeur conditionnée, conditionnelle, pour et par nous. « L'homme, et en
général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas
simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré ».
« Si donc il doit y avoir un principe pratique suprême, et au regard de
la volonté humaine un impératif catégorique, il faut qu'il soit tel que, par la
représentation de ce qui, étant une fin en soi, est nécessairement une fin
pour tout homme, il constitue un principe objectif de la volonté […]. Voici
le fondement de ce principe : la nature raisonnable existe comme fin en soi.
L'homme se représente nécessairement ainsi sa propre existence ».
L'impératif moral peut donc être formulé (deuxième formule) :
« Agis de telle sorte que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne
que dans la personne de tout autre, toujours en même temps, comme une fin,
et jamais simplement comme un moyen » 20.
20. Kant ne condamne pas toute forme d'utilisation instrumentale d'autrui, mais qu'on ne le traite que
comme une chose !
21. 1/ Celui qui médite de se suicider n'est pas un objet, il n'a par conséquent pas le droit de se traiter
comme un simple moyen : « ainsi je ne puis disposer en rien de l'homme en ma personne, soit pour le
mutiler, soit pour l'endommager, soit pour le tuer ».
2/ Celui qui a l'intention de faire une fausse promesse à autrui « apercevra aussitôt qu'il veut se servir
d'un autre homme simplement comme d'un moyen, sans que ce dernier contienne en même temps la
fin en lui-même. Car celui que je veux par cette promesse faire servir à mes desseins ne peut abso-
lument pas adhérer à ma façon d'en user envers lui et contenir ainsi en lui-même la fin de mon
action ». Il s'agit là d'une « violation du principe de l'humanité dans d'autres hommes ». Celui qui
viole les droits des hommes a l'intention de se servir de la personne des autres simplement comme
d'un moyen, sans considérer que les autres, en qualité d'êtres raisonnables, doivent être toujours esti-
més en même temps comme des fins ».
3/ Pour ce qui est de la culture de nos talents : il ne suffit pas qu'une action ne contredise pas l'hu-
manité dans notre personne, il faut encore qu'elle soit en accord avec elle. Or il y a dans l'humanité
des dispositions à une perfection plus grande, qui font partie de la fin de la nature à l'égard de l'huma-
nité dans le sujet que nous sommes ; négliger ces dispositions, cela pourrait bien être à la rigueur
compatible avec la conservation de l'homme, mais non avec l'accomplissement de cette fin.
4/ Le devoir de bienfaisance. A coup sûr, l'humanité pourrait subsister si personne ne contribuait au
bonheur d'autrui, tout en s'abstenant d'y porter atteinte de propos délibéré, « mais ce ne serait là
cependant qu'un accord négatif, non positif, avec l'humanité comme fin en soi, si chacun ne tâchait de
favoriser, autant qu'il est en lui, les fins des autres. Car le sujet étant une fin en soi, il faut que ses fins,
pour que cette représentation produise chez moi tout son effet, soient aussi, autant que possible, mes
fins ».
Récapitulation.
l'impératif catégorique peut s'énoncer : agis suivant des maximes qui puis-
sent se prendre pour objet comme lois universelles de la nature.
22. Pour mesurer l'apport kantien, il nous paraît obvie de citer ici les pages de l'Essai sur l’évidence
dans les sciences métaphysiques [1763, essai couronné par l'Académie de Berlin] dans lequel
MENDELSSOHN expose la philosophie morale wolffienne.
QUATRIEME SECTION : de l’évidence dans les premiers principes de la théorie morale.
« Dans toute action morale que l’homme entreprend, il fait tacitement le syllogisme suivant : là où
l’on rencontre la propriété A, le devoir exige que l’on fasse B. Le cas qui se présente a la propriété A ;
donc, etc.
La majeure de ce syllogisme est une maxime, une règle générale de vie que nous avons admise à un
autre moment et qui doit naturellement revenir en mémoire à l’occasion du cas présent. La mineure se
fonde sur l’observation exacte des circonstances présentes et sur la conviction qu’elles correspondent
pleinement à la majeure ou aux qualités A requises.
On sépare ici aussi, comme en mathématique, l’élément théorique de l’élément pratique et l’on divise
la théorie morale en deux parties : la partie dogmatique et la partie pratique. La première expose les
règles générales de vie qui doivent servir de prémisses dans les cas susceptibles de se présenter ; la
seconde expose ensuite l’application et la mise en œuvre des principes généraux dans les cas qui se
présentent. Je dois donc rechercher jusqu’où s’étend l’évidence dans ces sciences et le rapport de cette
évidence à celle des premiers principes de la géométrie.
Il n’est pas difficile d’établir que les principes généraux de la morale peuvent être prouvés avec une
rigueur et une nécessité géométriques. Les hommes ayant la faculté de connaissance en commun,
nous avons aussi, dit Marc Aurèle, en tant que créatures raisonnables, la raison en commun. Nous
avons donc aussi en commun les principes rationnels qui nous commandent ce que nous avons à faire
ou à nous abstenir de faire, nous avons donc aussi une loi commune. Rien n’est plus clair et con-
cluant, à mon sens, que cette inférence. Des choses différentes ayant une détermination semblable
doivent avoir aussi en commun les conséquences qui en découlent. Les hommes possèdent en
commun une faculté de juger qui n’est distincte chez les uns et les autres que par le degré ; aussi,
toutes leurs notions et jugements sur le bien et le mal ont-ils le même fondement et ne diffèrent-ils les
uns des autres qu’en fonction du degré de leur compréhension. Mais si c’est le cas, il y a aussi des
règles fondamentales et générales suivant lesquelles ils devraient décider ce qu’il faut faire ou ne pas
faire et ces règles fondamentales communes sont des lois de la nature.
Cette vue nous montre aussi une voie commode pour accéder à la connaissance de cette loi naturelle
commune. Il suffit de considérer les actions des hommes, leurs penchants et passions diverses, leurs
joies et leurs inquiétudes, de séparer ce sur quoi ils finissent tous par s’accorder et ce sur quoi existe
la plus grande diversité. Ce souverain bien auquel nous tendons tous [summum bonum, quo tendimus
omnes], que visent en dernier ressort tous les désirs et souhaits des hommes, voilà le cordeau que
nous ne devons jamais perdre de vue, le fil conducteur qui nous conduira de façon assurée à travers le
labyrinthe des actions humaines.
Qu’ont donc de commun les milliers de désirs et de souhaits, de passions et de penchants des
hommes ? Ceci qu’ils visent tous, au bout du compte, la conservation ou l’amélioration de notre
créature ou d’une autre, de notre condition intérieure ou extérieure. Même les penchants les plus
criminels, les désirs les plus infâmes n’ont d’autre fin, sauf qu’ils prennent des biens imaginaires pour
des avantages véritables ou qu’ils manquent la juste proportion en préférant à tout leur moi égoïste ou
en cherchant à améliorer leur condition extérieure aux dépens de leur condition intérieure. L’avare, ou
celui qui a la passion du gain, ne sont vicieux que parce qu’ils préfèrent par dessus tout l’amélioration
de leur condition extérieure […] et qu’ils sacrifient le plus souvent à ces honteux désirs, corps et âme,
amis et patrie. Il en va de même pour le voluptueux. Il accorde au plaisir des sens un privilège injusti-
fié sur les perfections de son âme ou les avantages de sa condition extérieure. Tous les désirs vicieux
ou vertueux des hommes visent, finalement, uniquement la perfection, vraie ou imaginaire (son main-
tien et son amélioration), de la condition intérieure ou extérieure de soi ou de son prochain. De là
découle la maxime pratique universelle, la première loi de la nature : rends, dans la juste proportion,
ta condition intérieure et celle de ton prochain, aussi parfaite que tu le peux. Quand on a trouvé ce
principe universel, on peut en déduire les devoirs envers soi-même, envers son prochain et aussi
envers Dieu. Car il est très aisé de prouver que l’observation des devoirs envers Dieu est la voie la
plus directe, la plus sûre, que dis-je, la seule voie pour rendre notre âme plus parfaite. On aperçoit ici
les divisions particulières de la philosophie pratique qui peuvent toutes être démontrées avec une
rigueur géométrique à partir de cette loi universelle de la nature.
On peut prouver cette loi de la nature en partant de la simple définition a priori d’un être ayant une
volonté libre. Un être doué de liberté peut choisir, parmi divers objets ou représentations des objets,
ce qui lui plaît. La raison de ce plaisir est la perfection, la beauté et l’ordre qu’il perçoit ou croit
percevoir dans l’objet préférable. Par perfection, j’entends aussi l’utilité et le plaisir sensible que
l’objet promet, car les deux choses appartiennent à la perfection de notre condition intérieure ou
extérieure. — La vue de la perfection, de la beauté et de l’ordre nous procure du plaisir, celle de
l’imperfection, de la laideur, du désordre, nous procure un déplaisir. Ordre, beauté et perfection
peuvent procurer des motifs déterminant un être libre dans son choix. Ces motifs n’imposent aucune
contrainte physique à l’être libre car il les choisit suivant son plaisir et par une activité interne ; ils
comportent toutefois une nécessité morale qui fait qu’il est impossible à l’esprit libre de trouver du
plaisir aux imperfections, à ce qui est laid et désordonné.
L’obligation n’est que la nécessité morale d’agir, c’est-à-dire de faire ou de ne pas faire. Aucune
contrainte physique n’existant dans un être libre, je ne puis, en aucune façon, être obligé de vouloir
une chose ou de ne pas la vouloir, tant que des motifs ne m’y disposent pas. Mais les motifs provo-
quent une nécessité morale ; toute obligation est donc la nécessité morale de faire ou de ne pas faire
quelque chose. Or, comme tout être libre est moralement forcé de se déterminer dans son choix
suivant des motifs pertinents, il est aussi obligé de fonder son choix sur la règle de la perfection, de la
beauté et de l’ordre ou, ce qui revient au même, l’être libre est obligé d’apporter dans le monde autant
de perfection, de beauté et d’ordre qu’il lui est possible. Il s’en suit immédiatement l’obligation natu-
relle, ou la loi de la nature qu’on a déjà introduite en partant d’un autre principe : rends ton état
intérieur et celui de ton prochain, dans la proportion convenable, aussi parfait que tu le peux.
D’un autre côté, on peut montrer par des raisons indiscutables que cette loi universelle de la nature
s’accorde avec les desseins divins et que je vis conformément à la grande fin de la création, que je
deviens à l’image de Dieu, chaque fois que je rends plus parfaite une créature, moi ou une autre. Dès
que l’on admet qu’un Dieu qui ne saurait agir sans avoir les desseins les plus sages a créé le monde,
aucune proposition d’Euclide ne peut être plus strictement démontrée que celle-là, à savoir que la loi
de la nature qu’on a indiquée doit être la volonté de Dieu. L’être le plus sage et le plus bienveillant
des êtres peut-il avoir d’autre dessein que la perfection des créatures ? Peut-il vouloir autre chose,
sinon que nous réglions nos actions libres sur ce dessein ? — Aussi peu que la tangente ne peut
toucher le cercle en plus d’un point.
Mais suis-je obligé de consentir à la volonté à mon créateur ? — Oui, répondent nos philosophes.
Dieu est le propriétaire absolu de tout ce qu’il a tiré du néant. Nous sommes sa propriété, ses esclaves.
Il a donc le droit indiscutable de nous imposer des lois, de nous prescrire ce qui lui plaît et de punir
comme des rebelles ceux qui les transgressent. Nous devons obéir, nous rendre entièrement, anéantir
notre volonté devant la sienne. — Cette réponse abaisse notre orgueil, mais n’est pas appropriée à la
question. On ne peut conclure immédiatement de la puissance au droit. Dieu a le puissance physique
de faire ce qu’il veut de sa créature. Mais s’en suit-il qu’il en ait aussi le pouvoir moral ? Comment
s’en suit-il qu’il en ait aussi le pouvoir moral, que cela lui soit permis, qu’il en ait le droit ? Je ne
comprends pas encore en quoi ces notions se tiennent. — La création est sa propriété ? Certes. Mais
on ne peut rien en être conclure sinon qu’un autre, en eût-il le pouvoir, n’aurait cependant pas le droit
de lui prescrire l’usage à faire de sa création. Mais où est la preuve mathématique qu’il a lui-même un
droit, un pouvoir moral de faire ce qu’il veut de sa propriété ? Ce que nul ne peut nous interdire n’est
pas permis pour autant. Nul ne peut à bon droit m’empêcher d’égorger l’oiseau qui chante dans sa
cage, mais serait-ce, pour autant, chose permise ?
Le petit pas qui reste encore à faire ici consiste dans le raisonnement suivant. On prouve en effet que
Dieu ne peut rien vouloir d’autre que le meilleur et qu’un droit n’est rien d’autre que le pouvoir moral
de faire ce qui est conforme à la règle de perfection. Désormais, le raisonnement est aussi concluant
qu’une preuve géométrique. Nous sommes des créatures de Dieu, nous sommes donc sa propriété. Si
nous sommes sa propriété, il a le droit de faire de nos forces l’usage qu’il trouve bon, car ce qu’il juge
bon est incontestablement le meilleur. Il a donc le droit, le pouvoir moral de nous prescrire des lois ;
car les lois qu’il nous prescrit à nous qui sommes sa propriété, sont conformes aux règles de la
perfection. Il a en outre le droit de punir celui qui transgresse ces lois si cette punition même concourt
à la perfection, etc.
Nous avons, nous qui sommes la propriété de Dieu, une double nécessité morale (obligation) de nous
soumettre à la volonté de notre propriétaire et de vivre suivant ses lois. Premièrement, parce qu’elles
sont, en et pour soi, les meilleures, Dieu ne pouvant prescrire autre chose. On vient de montrer plus
haut la façon dont une obligation naît de cette idée. Deuxièmement, les punitions et récompenses que
Dieu lie à la transgression ou à l’observation de ses lois fournissent des motifs pour préférer
l’obéissance et nous soumettre à son gouvernement. Les motifs sont les seuls ressorts qui puissent
mouvoir un être doué de volonté libre et le plus sage législateur lui-même n’a d’autres moyens
d’introduire ses lois et de les rendre obligatoires qu’en y liant des motifs disposant l’être doué de
volonté libre à les accepter. Rien ne peut donc nous obliger à accepter les lois naturelles ou divines,
sinon leur excellence intrinsèque et les peines et récompenses arbitraires que l’Etre suprême a trouvé
bon d’y attacher pour notre plus grand bien.
Sur ce fondement, on peut édifier sans difficulté particulière tout le système de la philosophie pra-
tique. Nos actions sont bonnes ou mauvaises, dans la mesure où elles s’accordent ou non avec la règle
de la perfection, ou, ce qui revient au même, avec les desseins de Dieu. Nous sommes donc obligés de
faire les premières et de nous abstenir des secondes. — La vertu est une disposition pour les bonnes
actions et le vice une disposition pour les mauvaises. — Efforce-toi d’être vertueux et fuis le vice !
L’obligation aux bonnes actions nous donne un droit aux moyens sans lesquels nous ne pourrions les
accomplir. Si d’autres hommes avaient un droit égal sur ces mêmes moyens, la loi de la nature se
contredirait, comme Cumberland l’a clairement expliqué. Il existe donc nécessairement un privilège,
lequel peut être rationnellement établi. Dans la mesure où ils peuvent être appliqués à une foule de cas
singuliers, ces principes rationnels constituent les lois du droit naturel et l’ensemble de ces lois s’ap-
pelle le droit de la nature. On peut prouver à partir de la loi générale de la nature que nous sommes
obligés de reconnaître ces privilèges et de les laisser revenir à ceux auxquels ils appartiennent. Nous
sommes par conséquent obligés par la justice naturelle, c’est-à-dire que nous devons rendre à chacun
ce qui lui revient. Si l’on veut définir, comme nous l’avons indiqué plus haut, la justice par une bonté
dirigée par la sagesse, on peut aussi exposer l’obligation que nous y avons par d’autres raisons. Car
nous sommes obligés de rendre plus parfaite notre condition intérieure et donc d’être sages et bons.
Mais l’on voit ici, une fois de plus, un exemple de l’étonnante fécondité de nos idées. De la seule
définition d’un être doué de volonté libre, on peut développer tout le système de nos devoirs, de nos
droits et de nos obligations ; tous nos penchants, tous nos désirs et toutes nos passions découlent de
cette source générale ; tous nos comportements sont droits lorsqu’ils s’accordent avec cette idée
première comme une démonstration géométrique avec ses hypothèses. Mais que l’on admire aussi la
parfaite concordance des vérités ! Nous avons posé comme fondement trois maximes différentes :
premièrement, examine en quoi s’accordent les penchants de tous les hommes. Deuxièmement :
connais-toi comme un être volontaire. Troisièmement : connais-toi comme la propriété de Dieu ; et
ces trois maximes fondamentales ont une commune conséquence : rends toi et rends les autres
parfaits. Et ainsi une infinité de définitions premières peuvent encore être avancées, ou aussi, des
expériences certaines qui nous conduisent toutes, par des chemins plus ou moins longs, au même ré-
sultat. C’est à cette harmonie merveilleuse que l’on reconnaît la vérité ! Elle offre, comme la nature,
une infinité de vues, une infinité de points de perspectives, mais toutes s’accordent dans le grand
tableau sous la forme duquel le tout se présente. Pour l’œil qui voit tout, l’ensemble de la nature est
un unique tableau, l’ensemble de toutes les connaissances possibles, une unique vérité. […] »
Ce texte d’une grande figure de l’Aufklärung allemande permet de prendre toute la mesure de
l’ampleur de l'originalité philosophique de Kant.
TROISIÈME SECTION
êtres raisonnables, c'est pour tous les êtres raisonnables qu'elle doit
également valoir (p. 182). Il faut que la liberté soit prouvée comme proprié-
té des êtres raisonnables en général comme tels, ce qui ne se peut qu'a priori.
La prouve-t-on en montrant que la moralité implique la liberté ? Non.
La réalité de la liberté n'a pas été démontrée : on a seulement montré que la
liberté devait être présupposée, que la moralité et la liberté étaient insépa-
rables. Je ne puis me soumettre à la loi qu'en me supposant libre, mais en
me supposant libre, je ne fais que supposer ce qui est en question, à savoir la
loi morale. Nous tournons ici manifestement dans un cercle. Kant reconnaît
le cercle vicieux : nous nous supposons libres pour nous concevoir soumis à
la loi morale et nous nous considérons comme soumis à cette loi parce que
nous nous supposons libres. On va ainsi de la réalité de la loi à celle de la
liberté et inversement.
Comment faire pour sortir de ce diallèle ? 23 Il faut trouver le moyen
de les affirmer conjointement. C'est chose possible si l'on recherche si, lors-
que nous nous concevons par la liberté, nous nous concevons du même point
de vue sous lequel nous nous représentons « d'après nos actions comme des
effets que nous avons visibles devant nos yeux ». Or nous avons des raisons
de distinguer entre le monde sensible et un monde intelligible : comme
raison (cf. p. 190 sq), nous ne pouvons pas nous regarder comme apparte-
nant au monde sensible ; comme raison, l'homme ne peut concevoir la cau-
salité de sa volonté que sous l'idée de liberté. L'homme doit se considérer
sous deux rapports. On tournerait en rond – la morale renvoyant à la liberté
et la liberté à la morale –, si nous n'étions autorisés à affirmer un monde
intelligible, fondement de l'une et de l'autre. C'est comme membres du
monde intelligible que nous nous concevons comme libres et obligés par la
loi morale. Et nous nous concevons comme membres du monde intelligible
parce que nous trouvons en nous une faculté qui nous distingue de toutes
choses et de nous-mêmes en tant qu'êtres affectés, c'est la spontanéité pure
de la raison.
« En s'introduisant ainsi par la pensée dans un monde intelligible, la
raison pratique ne dépasse en rien ses limites [überschreitet gar nicht seine
Grenzen]. Elle ne les dépasserait que si elle voulait se percevoir [sich
hineinschauen] ou se sentir [sich hineinempfinden] dans ce monde » (p. 201,
corrigé), a fortiori si elle « entreprenait de s'expliquer comment une raison
pure peut être pratique, ce qui reviendrait absolument au même que de se
proposer d'expliquer comment la liberté est possible » (p. 202).
23. La Critique de la raison pratique ne fait plus état de ce cercle et Kant y conclut de la loi à la
liberté. C'est la liberté impliquée par la loi qui permet l'affirmation de la réalité du supra-sensible
II
PRÉFACE
24. Les Fondements de la métaphysique des mœurs sont une œuvre populaire qui peut heureusement
s’étudier et se comprendre sans référence à l'œuvre critique kantienne. Tel n'est pas le cas avec l'étude
de la Critique de la raison pratique qui constitue la seconde des trois œuvres critiques et qui ne peut
pleinement être entendue que sur le fondement de la Critique de la raison pure [1ère éd. 1781, 2ème
éd. 1787]. On trouvera ici la reconstruction de la métaphysique sur le terrain de la morale dont la
Critique de la raison pure enseigne l'impossibilité sur le terrain spéculatif où elle a toujours voulu à
tort se situer. Certains des soucis de Kant dans la Critique de la raison pratique comme celui
d'échapper à l'objection de tenter de rétablir une extension métaphysique de la connaissance après en
avoir nié la possibilité – puisque nous sommes dépourvus de l'intuition intellectuelle qui serait
nécessaire – ne peuvent être compris que par rapport à la Critique de la raison pure.
Les traductions : traduite pour la première fois en français par Jules Barni [1848], elle l'a été ensuite
par François Picavet en 1888 (c'est cette traduction que l'on trouve aux PUF, rééd., coll. Quadrige),
puis par Jean Gibelin (Vrin). Sa dernière traduction en date est l'œuvre de Luc Ferry et de Heinz
Wissmann (Pléiade, t. 2, 1985 ; trad. et notes reprises dans la coll. Folio Essais). Nous recourons à la
trad. Picavet (PUF) en dépit de ses défauts.
25. Prête pour l'impression dès fin juin 1787, elle n'a pu paraître qu'en 1788.
La Critique de la raison pratique est un ouvrage bref (le tiers environ de la Critique de la raison pure
et une petite moitié de la Cr. de la faculté de juger). Suivant un plan inspiré de celui de la première
Critique, elle est divisée en une Théorie des éléments [Elementarlehre] et une Théorie de la méthode
[Methodenlehre]. La Théorie des éléments comporte deux parties d'étendue très inégale : une Analy-
tique et une Dialectique. Sur son plan, voir l' « Examen critique de l'Analytique » (p. 95). L'Analyti-
que de la r. pure pratique procède non des sens aux concepts et de là aux principes, mais à l'inverse :
étant donné son objet, il faut ici partir des principes (montrer comment la raison donne la loi sur
laquelle repose la moralité), aller de là aux concepts (le concept de bien : le bien est ce que le devoir
commande) et de là passer à ce qui fait que la loi peut être un mobile pour la sensibilité. Tout en
recourant aux termes d'analytique et d'esthétique, Kant les reconnaît inappropriés (cf. p. 96).
Dans la Critique de la raison pure, Kant n'emploie pas volontiers l'expression de « raison pratique »,
mais préfère parler de « la raison dans son usage pratique [im praktischen Gebrauche] ».
26. Überschritt et non Fortgang : transgression et non simple prolongation. Allusion au « salto
mortale » prôné par l'antirationaliste JACOBI.
INTRODUCTION
27. Ainsi s'expliquerait, si l'on en croit les explications (peut-être spécieuses) ici données par Kant,
l'anomalie de titre de la Critique de la raison pratique, puisque l'on attendrait comme intitulé
« Critique de la raison pure pratique ». La Critique de la raison pure était une critique de l'usage pur
de la raison, de son emploi spéculatif au-delà des limites de l'expérience possible ; s'agissant de la
raison pratique, son usage pur n'a pas à être critiqué, la raison pratique n'est pas exposée à une illusion
de cette nature, il ne s'agit ici que de s'assurer que la raison peut bien être pratique. C'est l'existence
d'une raison pratique qu'il faut établir ; elle n'est pas, quant à elle, exposée à une illusion (Kant
l'assure à tout le moins)…
Il s'agit pour Kant de démontrer que seuls les principes formels peu-
vent être des principes objectifs.
• Principes pratiques subjectifs et objectifs
L'exposition s'ouvre sur la définition de la notion de « principe pra-
tique ». Un sujet raisonnable agit forcément suivant des principes [Grund-
sätze] (c'est-à-dire suivant la représentation de règles) : qu'il s'agisse de ma-
ximes [Maximen], c'est-à-dire de principes subjectifs que le sujet raison-
nable considère comme valables pour sa seule volonté, ou de lois [Gesetze],
faculté de représentation, celle d’être l'unique principe de législation possible pour ce qui est de la
sensibilité comme fondement de tous les penchants.
33. La Critique de la raison pratique fait pour la faculté de désirer ce que la Cr. de la raison pure fait
pour la faculté de connaître : elle établit que la faculté de désirer possède des principes a priori, elle en
énonce la nature, l'étendue et les limites. En matière pratique, tout comme en matière spéculative,
l'empirisme menace d'étendre ses principes à toute chose.
Si l'on retient de la Critique de la raison pure qu'elle fait le procès du dogmatisme rationaliste, la
tâche de la Critique de la raison pratique paraît opposée à celle de la Critique de la raison pure, mais
si, au contraire, on retient de la Critique de la raison pure qu'elle travaille à défendre la connaissance
a priori face à l'assaut des empiristes, il est clair que la Critique de la raison pratique travaille, sur son
terrain, à la même tâche.
34. Tout l'exposé est scolastiquement – et péniblement – conduit à coup de définitions [Erklärungen],
théorèmes [Lehrsätze], scolies [Anmerkungen], corollaires [Folgerungen] et problèmes [Aufgaben]
précédant le titre I (De la déduction… p. 41). Il répond, comme on le verra (cf. p. 46), au concept
d'une « exposition » vs. la tâche d'une « déduction ». On se demande pourquoi Kant adopte ici la
façon wolffienne de procéder.
37. A défaut d'approuver les thèses d'EPICURE (qu'il accueille toujours en en donnant l'interprétation la
plus favorable au lieu de l'accabler, ceci dans la Critique de la raison pure comme dans la Critique de
la raison pratique), Kant loue régulièrement son esprit de conséquence. Cf. infra, à propos du
souverain bien. Dans le Nachlaß (cf. Reflexionen zur Moralphilosophie, Ak.XIX, Kant veut
qu'EPICURE ait seulement pris pour le principe déterminant de la moralité ce qui en constitue
seulement mobile.
38. Ce point est essentiel. La réclamation [Verlangen] du bonheur est le propre de tout créature
raisonnable en tant qu'elle est finie. Le bonheur est un « unvermeidlicher Bestimmungsgrund » de la
faculté de désirer. Le problème est de savoir comment le mobile moral peut s'accommoder de cette
motivation reconnue indépassable ; il n'y va de rien de moins ici que de la réalité d'une législation
pratique de la raison, de l'autonomie des fins de la raison par rapport à celle de la sensibilité.
39. On ne saurait trop souligner le rôle de ces disjonctions chez Kant, grâce auxquelles il impose une
solution par une sorte de chantage spéculatif.
surprenant [es ist daher wunderlich, cf. supra, man muß sich wundern] qu'il
ait pu venir à l'esprit d'hommes censément intelligents [verständige Männer]
de faire du désir de bonheur [die Begierde zur Glückseligkeit] une loi
pratique (universelle) : s'il est vrai que ce désir est universel, il ne peut
donner lieu à aucune législation (universelle), chacun ayant sa conception de
son bien-être propre ; cet universel n'en est pas un : alors qu'une véritable loi
universelle de la nature met l'harmonie en tout, cette pseudo-loi universelle
produit « la pire des contradictions [der ärgste Widerstreit] et la destruction
complète [die gänzliche Vernichtung] de la maxime elle-même et de son
but ». L' « harmonie » qu'elle crée est semblable à celle des époux qui dans
le poème satirique veulent la même chose et qui donc travaillent à se ruiner
mutuellement ou à celle des princes (cf. François Ier et Charles-Quint,
p. 27). Il est clair que des principes matériels ne peuvent donc fournir
aucune législation universelle (c'est-à-dire des principes qui puissent être
voulus par tous sans entraîner tous les hommes dans le chaos et le conflit) 40
A ce stade de sa démonstration, Kant formule deux « problèmes », au
sens mathématique de ce terme, réciproques. I. [Problème I] Supposé une
volonté dont les maximes soient déterminées par la seule forme de la loi,
trouver la nature de cette volonté II. [Problème II] : réciproquement, sup-
posé une volonté libre, trouver la loi qui la détermine. Une volonté dont les
maximes ont pour principe la simple législation universelle doit être une
volonté libre et une volonté libre ne peut avoir d'autre loi que la forme d'une
législation universelle. Si l'on admet que la simple forme législatrice des
maximes puisse être un principe suffisant de détermination de la volonté, on
peut déterminer la nature de cette volonté. Il est clair qu'il ne peut s'agir que
d'une volonté échappant aux principes déterminant les événements naturels,
que d'une volonté libre. Une volonté à laquelle la simple forme législatrice
[gesetzgebende Form] de ses maximes suffit à servir de loi doit être une vo-
lonté libre 41. Réciproquement : seule la forme législatrice de la volonté
peut servir de loi à une volonté libre. La liberté et la loi pratique incondi-
tionnée s'impliquent donc réciproquement (p. 29 sq). La loi morale dont
nous avons immédiatement conscience mène directement au concept de la
liberté, elle en est la ratio cognoscendi, mais la liberté est la ratio essendi de
la moralité. La loi morale fait seule « connaître » la liberté 42, la liberté est
ce qui fonde la moralité.
40. Ce point essentiel n'a pas été assez remarqué par les commentateurs. Tout ce qui est universel
n'est pas comme tel le fondement possible d'un ordre. L'universalité de la recherche du bonheur ne
peut fonder que des pratiques antagonistes, qu'une guerre de tous contre tous. On se rappellera que,
dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant donne comme critère à l'action morale la
possibilité d'être érigée en loi universelle de la nature, c'est-à-dire de produire quelque chose qui ne
soit pas promis à l'auto-destruction.
41. Cf. Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 180 : « une volonté libre et une volonté
soumise à des lois morales sont par conséquent une seule et même chose ».
42. La moralité n'est pas connue par la liberté, elle n'est pas la conscience même de notre liberté.
C'est, à l'opposé, par la moralité (la conscience de l'obligation) que nous apprenons notre liberté. Sans
la loi morale, notre liberté nous resterait inconnue (p. 29). C'est la morale, non la science qui impose
ce concept.
43. On observera qu'il n'a pas encore été question une seule fois jusqu'à présent de la morale. Dans les
Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant procède tout différemment : il part de la morale
comme d'une donnée dont il cherche à déterminer la nature et l'on peut évidemment lui reprocher
d'adopter la morale comme préjugé. Dans la Critique de la raison pratique, Kant établit le concept de
principes pratiques objectifs, montre qu'ils ne peuvent être que des principes formels et érige
ultimement cette législation universelle de la raison en loi morale. La raison est en elle-même pratique
(elle fournit le principe d'une législation) [die Vernunft ist für sich allein praktisch], c'est « c'est ce
que nous appelons la loi morale » [Das nennen wir das Sittengesetz]. La loi morale est un fait [das
vorher gennante Faktum], autrement dit : la raison est pratique.
De même que l'on peut reprocher à la présentation des choses dans les Fondements de partir du
préjugé de la morale, on peut reprocher à celle effectuée par la Critique de la raison pratique de
pratiquer la pétition de principe (cette loi universelle, c'est ce que l'on appelle la loi morale). Qu'est-ce
qui garantit ici au fond que cette législation formelle de la raison soit justement ce qui est donné à
l'expérience humaine commune comme loi morale ? [Une question semblable se pose lorsque saint
Thomas, dans sa présentation des preuves de l'existence de Dieu, annonce, par exemple, que ce
premier moteur, cette première cause, etc., c'est justement ce que nous appelons Dieu [hoc dicitur
Deum].] Il nous paraît possible d'admettre que la raison est pratique par elle-même, sans accorder
que l'ordre moral en procède. La thèse selon laquelle ce que l'on appelle la loi morale et la législation
de la raison ne font qu'un, la thèse de la réduction ou de l'identification de la première à la seconde ne
devrait pas être admise sur la seule foi de la parole de Kant.
44. Kant le rappellera dans la Critique de la faculté de juger, seul le jugement de goût concernera
spécifiquement l'homme.
45. La forme du Sollen n'est donc pas la forme même de la moralité. Elle tient à la nature de certains
êtres. Les principes pratiques objectifs ne doivent avoir la forme d'un sollen, d'une obligation que
chez un être qui n'est pas immédiatement sa raison, qui n'est pas que raison, chez un être dont la
faculté de désirer est séparée de la raison pratique par les désirs empiriques.
On n'a guère remarqué que le caractère catégorique de la loi morale ne signifie rien d'autre que le fait
qu'elle énonce des principes objectifs ne faisant pas acception de conditions, de situations, de
réserves. L'impératif est « catégorique » tout comme pourrait l'être dit le jugement affirmant que 7 et
5 font 12 (catégoricité = apodicticité pratique).
Il faut s'élever contre une conception – que l'on pourrait attribuer à Fichte – de l'impératif catégorique
comme quelque chose qui doit toujours primer, passer avant toute chose, à quoi il faut tout sacrifier,
en vue de la réalisation de quoi l'on devrait vouloir vivre. Peut-être y a-t-il chez Kant une dérive à ce
sujet, mais originairement, la catégoricité ne signifie que le fait de n'être pas le moyen d'autre chose,
que le fait de n'être soumis à aucune condition (empirique). Kant ne soutient pas, par exemple, que
nous devons vivre pour que la véracité soit, mais que le principe de la véracité est un principe
pratique qui n'est pas soumis à des conditions d'application et qu'il ne peut pas être apprécié par la
raison comme un simple moyen (plus ou moins adéquat suivant les circonstances), qu'il n'est pas
possible d'en juger d'après des fins mais qu'il est en lui-même une fin pour la raison.
L'impératif catégorique n'a rien à voir avec un impératif despotique. Un impératif peut être
subordonné à une fin à atteindre, fin qu'il ne détermine pas, au service de laquelle il se trouve (et ce
qui compte ici, ce sont les conséquences) ou bien il est lui-même la détermination de la fin à
atteindre ; dire qu'il est « absolu », c'est seulement dire qu'il n'est pas un moyen, qu'il ne doit pas être
voulu pour ses conséquences, qu'il ne tire pas sa valeur de ses conséquences. Kant ne fait que penser
la différence parfaitement reçue entre une valeur relative, médiate, instrumentale (gut zu) et une
valeur intrinsèque (gut an sich).
46. La notion d'impératif catégorique fait ici son apparition. On se rappellera que, dans les
Fondements, Kant partait d'une classification des impératifs en techniques, pragmatiques et pratiques,
pour montrer que l'impératif pratique a une modalité apodictique, qu'il doit commander
catégoriquement. Dans la Critique de la raison pratique, Kant part d'une autre classification, celle des
principes en subjectifs et objectifs pour montrer que seul les principes formels peuvent être des
principes objectifs, pour reconnaître dans les principes formels l'impératif moral lui-même.
47. Ce point est essentiel. Plus qu'un formalisme en morale auquel on le réduit trop souvent, le
kantisme est une morale de l'autonomie (l'essentiel est pour lui l'autonomie de la raison pratique : il
semble à Kant, à tort ou à raison, que seul le formalisme permet de l'assurer).
L'insistance de Kant sur la Verbindlichkeit, l'obligation, tend à créer chez le lecteur le sentiment d'une
hétéronomie, d'une soumission passive à on ne sait quel ordre despotique venu d'en haut. Mais en
l'occurrence, c'est l'homme n'obéissant pas à la loi d'autonomie qui est esclave ! Agir moralement,
obéir à la raison pratique, c'est échapper à la volonté pathologiquement déterminée, c'est être libre.
48. Le terme a porté à contresens et à sarcasmes. Kant veut seulement dire que la volonté est ici
déterminée par la sensibilité (cf. le paqein), le terme n'a aucune connotation d'anormalité, de
morbidité.
49. L'action peut être gesetzmäßig, pflichtmäßig, sans être morale dans son intention, sans être
accomplie par devoir [aus Pflicht], cf. Fondements de la métaphysique des mœurs, l'exemple du
commerçant honnête. La Gesetzmäßigkeit d'une action est aisée à constater ; que l'action ait été
matérielle ne peut être tenue pour loi morale (cf. théorème IV. Aucun prin-
cipe matériel ne peut fournir une maxime morale).
Le scolie I (cf. p. 34-5) s'attache à établir qu'un précepte [Vorschrift]
impliquant une condition matérielle ne peut être une loi pratique. Sans doute
toute maxime a-t-elle une matière, comme toute volonté a un objet, mais
cela n'entraîne pas que sa matière 50 doive être son principe déterminant. Si
la matière devait être le principe déterminant de la maxime, il n'existerait
pas de maxime pouvant être érigée en loi pratique : la maxime dépendrait
toujours de la faculté de désirer qui fait que quelque chose est pour moi un
objet de désir, laquelle faculté ne peut fournir de règle universelle et néces-
saire. Preuve ou illustration : soit par exemple la maxime (matérielle) de
travailler au bien-être d'autrui, elle ne peut être universalisée 51. Il s'ensuit
que seul un précepte fondé sur la simple forme d'une loi peut fonder une loi
pratique.
Le scolie II (p. 35-40) montre la fausseté de toute doctrine voulant
fonder la moralité sur le principe du bonheur. Quoique le sens commun
moral fasse très aisément la différence entre le principe de l'amour de soi et
celui de la morale, Kant entreprend de marquer systématiquement l'abîme
qui sépare la maxime du bonheur de celle de la moralité. Le principe du
bonheur personnel [eigene Glückseligkeit] – principe auquel il faut imputer
tout ce qui, en général [wozu alles überhaupt gezählt werden muß, was],
place le principe déterminant qui doit servir de loi ailleurs que dans [irgend
worin anders, als] la forme législatrice de la maxime !!! – est juste le
contraire [das gerade Widerspiel] du principe de la moralité. Pareille
confusion contre nature entre le précepte pratique et le principe du bonheur
ne peut jamais avoir lieu que dans les « spéculations embrouillées [in den
kopfverwirrenden Spekulationen] des écoles ». « Les limites [Grenzen] de la
accomplie dans une intention morale, par pur respect pour la loi, voilà ce qui est impossible à établir
(le cœur de l'homme est ainsi fait qu'il n'est pas sûr qu'une seule action morale ait jamais été
accomplie).
50. Kant parle de l'objet de la volonté et de la matière de la maxime. Toute volonté doit avoir un
objet : je puis prendre ainsi pour objet de ma volonté mon bonheur, le bonheur d'autres êtres
raisonnables, ma puissance, l'admiration d'autrui. La moralité n'intervient pas au niveau de l'objet de
la volonté.
La maxime de mon action peut avoir pour principe déterminant sa matière ou sa forme. Dire que la
raison est pratique par elle-même, c'est dire que la matière de la maxime n'est pas nécessairement le
principe déterminant d'une action, que mon action doit et peut avoir pour maxime sa forme même. Ce
qui fait la moralité, c'est la maxime de mon action, en tant qu'elle est voulue en raison de sa forme
(d'universalité).
Cette distinction est importante : Kant n'affirme pas que le vouloir doit avoir tel ou tel objet, mais que
l'action doit avoir pour maxime un principe pouvant être une loi universelle. Quel que soit l'objet de
ma volonté, je dois vouloir suivant une maxime d'universalité.
51. Le bonheur d'autrui, qui peut certes faire l'objet de la volonté d'un être raisonnable, ne peut
cependant pas constituer le principe déterminant de la maxime d'un vouloir moral. Si la poursuite du
bonheur d'autrui doit dépendre d'autre chose que d'une condition formelle, elle devra reposer sur une
condition matérielle, sur un plaisir naturel, une disposition à la sympathie entraînant un besoin qu'on
ne peut supposer en tout homme, a fortiori dans tout être raisonnable, et pas du tout en Dieu. Par
conséquent, cette maxime ne pourra être érigée, en tant qu'elle dépend d'une disposition subjective, en
principe de législation universelle.
52. Nous attribuons à cette « déduction » (qui est plutôt une reprise et une reconsidération de ce que
l'Analytique a établi) une fonction tout à fait comparable à la « Kritische Beleuchtung » sur laquelle
s'achève l'Analytique.
Du principe suprême de la moralité, il n'y aura en fait pas de « déduction » possible. On doit se con-
tenter (cf. p. 46) de son « exposition », c'est-à-dire de l'exposé de son contenu (cf. § 1, p. 17 sq), de
son apriorité et indépendance à l'égard de tous principes empiriques (cf. p. 19-33) et de la différence
de ce qui le sépare de tous les autres (cf. p. 33-41).
53. Nous assistons ici à la seconde occurrence de l'expression de souverain bien (qui figure déjà dans
la préface, p. 2, et entre parenthèses). Le monde dans lequel nous fait entrer la loi morale est celui
d'une nature où la raison pure produirait le souverain bien si elle en avait le pouvoir. La loi morale
nous introduit à l'idée d'un monde intelligible qu'elle produirait, qui imposerait sa forme au monde
verain bien [das höchste Gut hervorbringen würde], et elle détermine notre
volonté à façonner le monde sensible pris comme un tout d'êtres raison-
nables [die Form der Sinnenwelt, als einem Ganzen vernünftiger Wesen zu
erteilen] » 54.
« La plus légère réflexion [die gemeinste Aufmerksamkeit] » montre
que c'est suivant cette idée (en quelque sorte à titre de préfiguration, comme
de modèle [gleichsam als Vorzeichnung zum Muster]) d'un monde pur de
l'entendement que nous considérons moralement nos actions, que j'examine
si je puis mentir (p. 43) (j'examine si je puis supposer sans contradiction une
nature où ma maxime aurait valeur de loi générale de la nature), si je puis
disposer de ma vie. Dans tous les cas, je me place dans la perspective d'un
ordre naturel de choses que ma raison détermine suivant des lois
universelles. C'est cet ordre supra-sensible que je cherche à faire advenir
dans le monde sensible. Le monde supra-sensible est l'idée d'un ordre
naturel devant être enfanté [entspringen] par notre raison (p. 44). Cette loi
est l'idée d'une nature qui n'est pas donnée empiriquement mais qui est
pourtant possible par liberté que nous prenons en tant qu'êtres raisonnables
comme objet de notre volonté.
• On voit ainsi toute la différence existant entre les lois d'une nature à
laquelle la volonté est soumise et celles d'une nature soumise à une volonté,
entre l'hétéronomie et l'autonomie : dans le cas d'une nature à laquelle la
volonté est soumise, les objets causent les représentations déterminant la
volonté (je recherche alors l'objet en vue du plaisir qu'il doit me procurer),
dans le cas d'une nature soumise à une volonté, c'est la volonté qui est la
cause des objets, la volonté a exclusivement son principe déterminant dans
la raison pure qui peut être appelée, pour ce motif, raison pratique.
On comprend combien diffèrent ces deux problèmes : 1. Celui de
savoir c o m m e n t la raison peut servir a priori de principe à la connais-
sance des objets (problème relatif à la connaissance et qui ressortit à la
Critique de la raison pure) ; il s'agit ici de montrer comment sont possibles
les intuitions a priori sans lesquelles nul objet ne peut nous être donné ; ces
intuitions étant sensibles, cela entraîne qu'il n'y a de connaissance que sen-
sible et que les principes de la raison spéculative n'ont de valeur que par
rapport à elles. 2. Celui de savoir comment la raison peut être immédia-
tement un principe déterminant pour la volonté (problème ressortissant à la
Critique de la raison pratique). Ici, il s'agit de savoir s'il peut y avoir pour la
sensible si elle avait l'efficacité suffisante (s'il n'y n'avait pas les penchants sensibles pour y faire
obstacle) ; elle détermine notre volonté à l'insérer, à y conformer le monde sensible. Cette idée sert
réellement de modèle à notre volonté.
Cette allusion n'introduit pas exactement à ce souverain bien qui consistera, dans la Dialectique de la
raison pure pratique en une récompense extrinsèque de la vertu par la médiation de Dieu. La
connexion vertu/ bonheur ne laisse pas d'être immanente quoique Dieu soit pourtant nécessaire pour
la garantir ! Trop de facteurs externes risquent d'empêcher d'advenir ce que la vertu ne saurait
produire que si elle règne universellement.
54. Trad. Wissman / Ferry, Pléiade, t. II, p. 660 ; Picavet, p. 41, contresens.
55. On a ici une vue très claire de la différence des tâches que doivent mener les deux critiques : la
déduction comme tâche n'y a pas le même sens.
56. Kant dit toujours précisément qu'elle est « comme un fait », « pour ainsi dire un fait » (cf. p. 47,
56, 97).
On notera l'oxymore et le paradoxe. La loi morale en nous est un « fait a priori » dont il n'est pas
d'autre exemple. Voir aussi p. 31 : « On peut appeler la conscience de cette loi fondamentale un fait
de la raison [Faktum der Vernunft] parce qu'on ne saurait le tirer par le raisonnement [herausvernünf-
teln, péjoratif] des données antérieures de la raison, par exemple de la conscience de la liberté (car
cette conscience ne nous est pas donnée d'abord), mais parce qu'elle s'impose à nous par elle-même
[für sich selbst uns aufdringt] comme une proposition synthétique a priori, qui n'est fondée sur aucune
intuition, ou pure ou empirique […] pour ne pas se méprendre en admettant cette loi comme donnée,
sommes conscients a priori et qui est apodictiquement certain » (p. 47). Elle
se soutient par elle-même [sie steht für sich selbst fest]. Bien qu'elle ne
puisse être déduite ni d'un principe supérieur à la raison (parce que nous
atteignons ici à un pouvoir fondamental [Grundkraft] de l'esprit, au-delà
duquel la pénétration humaine [menschliche Einsicht] ne peut aller), ni évi-
demment de l'expérience (ce dont la preuve est à chercher dans l'expérience
doit dépendre, quant aux fondements de sa possibilité, de l'expérience — ce
qui contredit évidemment à l'essence même de la loi morale !) ; quoiqu'elle
ne soit ni démontrable ni constatable, on doit l'admettre comme quelque
chose d'immédiatement certain. La loi d'autonomie est un fait premier, indé-
montrable mais irrécusable.
il faut bien remarquer qu'elle n'est pas un fait empirique, mais le fait unique [kein empirisches, son-
dern das einzige Faktum] de la raison pure, qui s'annonce par là comme originairement législatrice
(sic volo, sic jubeo) ».
Cette thèse kantienne revient à admettre, si l'on formule les choses dans un autre langage, la réalité et
la spécificité de l'expérience morale.
57. De « demonstrandum », la loi morale se transforme en « demonstrans ».
58. La Critique de la raison pratique est scandée depuis l'Introduction par l'énoncé d'un indiscutable
dépassement de ce que la Critique de la raison pure semble autoriser, accompagné d'explications
pour limiter l'ampleur de ce dépassement, pour le justifier ou pour en expliquer la nature.
59. Nous dépassons de ce fait d'une certaine façon les limites que la Critique fixe à la connaissance,
mais aussi avec son autorisation même. Par sa conscience du devoir, l'homme sait qu'il n'est pas
seulement tel qu'il s'apparaît (c'est-à-dire comme phénomène soumis au déterminisme universel),
mais qu'il est, à titre de chose en soi, cause libre, source de ses propres déterminations. Cette « con-
naissance » pratique de notre liberté n'est toutefois en rien un retour au dogmatisme dont la Critique a
anéanti les prétentions ; il n'est aucune démonstration possible de la liberté, nous sommes spéculative-
ment enfermés dans la connaissance phénoménale ; il reste que, si je n'ai d'autre intuition de moi que
sensible, la loi morale par laquelle la raison s'annonce comme législatrice comporte analytiquement
la liberté. Cette connaissance « pratique » n'est en rien l'équivalent de la connaissance « spéculative »
à la recherche de laquelle se trouvait le dogmatisme, la métaphysique spéciale pré-kantienne.
objective d'une volonté pure est en effet donnée dans la loi morale comme
un fait. Mais on ne désire point connaître théoriquement par là la nature de
son être en tant qu'il a une volonté pure. On ne désire donc pas produire une
connaissance spéculative à l'instar de ce que prétend faire la psychologie
rationnelle. Je n'en fais qu'un simple usage pratique autorisé par la loi
morale. Si la Critique ôte au concept de cause tout usage spéculatif par
rapport aux choses en soi, elle n'en interdit pas tout usage au point de vue
pratique.
La Critique n'a heureusement pas fait à la causalité ce que lui a fait
Hume ! Si elle avait enlevé au concept de cause tout usage non seulement
par rapport au supra-sensible mais même aux objets des sens, « il aurait
perdu toute signification et serait, comme un concept théoriquement
impossible, déclaré complètement inutile ; et, comme de rien, on ne peut
faire aucun usage, l'emploi pratique d'un concept théoriquement nul eût été
absurde [ganz ungereimt] » (p. 57). Sans doute la Critique fait-elle du
concept d'une causalité inconditionnée un concept « vide théorique-
ment [theoretisch-nichtig] », il n'en demeure pas moins « toujours possi-
ble » et peut recevoir une signification au point de vue pratique. « Si je n'ai
à vrai dire aucune intuition qui en détermine la réalité théorique et objective,
il n'en a pas moins une application réelle [wirkliche Anwendung] qui se
montre in concreto dans des intentions ou des maximes, c'est-à-dire une
réalité pratique qui peut être indiquée ; ce qui est suffisant [hinreichend]
pour le justifier, même par rapport aux noumènes » (p. 57-8).
La catégorie de cause, et avec elle « toutes les autres catégories »
(p. 58), reçoivent – dans la mesure où elles ont une liaison nécessaire avec
le principe déterminant de la volonté pure, la loi morale –, une réalité
objective, « mais simplement applicable dans la pratique [bloß praktisch
anwendbare Realität] », ne permettant pas d'étendre la connaissance de ces
objets, d'en pénétrer la nature par raison pure [Einsicht der Natur derselben
durch reine Vernunft] (p. 58). Cette application au point de vue pratique ne
fournit pas le moindre prétexte à s'égarer dans des rêves transcendants [zum
Schwärmen ins Überschwengliche] »60.
60. Pour pouvoir nous penser comme « causa noumenon » [cause intelligible], il n'est donc
absolument pas nécessaire que nous soyons en droit de faire un usage spéculatif supra-sensible du
concept de cause et que nous puissions nous connaître comme chose en soi. Dans cette appréciation
erronée se trouve la racine de l'erreur qui motive le dogmatisme spéculatif. Il part d'une bonne inten-
tion et travaille certes pour la « bonne cause », mais il analyse mal ce qu'elle exige pour sa défense (la
révolution kantienne porte sur les moyens, jamais sur les fins de la philosophie spiritualiste…)
Les objets de la raison pratique sont le bien [das Gute] et le mal [das
Böse]. Ils ne pouvaient être définis avant que la loi ne le fût ; l'Analytique
des principes devait précéder l'Analytique des concepts, en raison de la
nature même de la moralité. Si l'on définit le bien antérieurement à la loi, on
subordonne la loi au bien, on l'altère en introduisant en elle un principe
d'hétéronomie. « Si le concept du bien n'est pas dérivé d'une loi pratique
antérieure, mais s'il doit au contraire lui servir de fondement, il ne peut être
alors que le concept d'une chose dont l'existence promet du plaisir et
détermine ainsi à le produire la causalité du sujet, c'est-à-dire la faculté de
désirer. Or, comme il est impossible de voir a priori quelle représentation
sera accompagnée de plaisir, quelle représentation sera au contraire accom-
pagnée de peine, ce serait exclusivement à l'expérience qu'il appartiendrait
de décider ce qui est immédiatement bon ou mauvais » (p. 59-60). Ou bien
l'on dérive le concept de bien d'une loi antérieure qui lui sert ainsi de fon-
dement a priori, ou bien on le prend pour fondement. Si on donne le bien
pour fondement à la loi morale, ce bien ne peut plus être que le Wohl de la
sensibilité ! Si le concept du bien n'est pas dérivé d'une loi pratique
antérieure, les maximes pratiques ne contiennent jamais quelque chose de
bon en soi [gut an sich], mais seulement toujours quelque chose de bon pour
autre chose [irgendwozu gut], le bien serait toujours l'utile [das Nützliche],
61. Une action est-elle commandée parce que bonne ou bonne parce qu'elle est l'objet d'un devoir ?
Kant soutient ici que si l'action était commandée parce que bonne, la raison serait ici hétéronome et
que toute moralité serait ainsi détruite. Si le bien n'est pas fondé sur ce que le devoir commande, il ne
saurait l'être que sur la sensibilité ; un bien et un mal antérieur à la loi morale et indépendant d'elle ne
peuvent être qu'un bien et un mal physique [Wohl und Weh].
(Max Scheler a bataillé contre ce postulat dans son Formalisme en éthique et l'éthique matériale des
valeurs, 1913, trad. fr. 1955).
62. Dans la Préface, Kant écrit (p. 6) : « J'ai, dans le second chapitre de l'Analytique, donné, je
l'espère, satisfaction à un critique ami de la vérité, mordant et cependant toujours digne de
considération, qui objectait que, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, le concept du
bien et du mal n'avait pas été établi (comme cela eût été nécessaire dans son opinion) avant le
principe moral ».
il n'y aurait rien qui soit immédiatement bon, « le bien ne devrait être
recherché que dans les moyens d'arriver à quelque autre chose, c'est-à-dire à
quelque agrément [Annehmlichkeit].
Sans doute ne désirons-nous que ce que nous jugeons bon (« nihil
appetimus, nisi sub ratione boni », dit l'adage scolastique) et ne fuyons-nous
que ce que nous jugeons mauvais. Mais cela ne prouve pas que la volonté
soit asservie à la représentation d'un bien ou d'un mal qu'elle ne puisse dé-
terminer elle-même, cela ne règle pas la question de savoir sur quoi nous
nous fondons pour juger que quelque chose est un bien ou un mal : sur
l'agréable ou sur la conformité à la loi. Le bien et le mal se disent en effet
en deux sens 63. Il y a une différence essentielle entre le bien physique et le
bien moral, le mal physique et le mal moral (différence bien marquée par la
langue allemande qui dispose de deux mots pour dire le bonum, distinguant
entre wohl et gut, deux mots pour dire le malum, distinguant entre weh /übel
et böse). On n'a pas le droit de soutenir que nous ne désirons rien que par
rapport au wohl ou au weh ! Ce sont deux jugements tout à fait différents
que celui relatif au bien et celui relatif à l'agréable.
Wohl et Übel, Gut et Böse désignent des rapports à des facultés
différentes : Wohl et Übel disent un rapport à la sensibilité, au sentiment de
plaisir ou de peine [Lust oder Unlust], à l'état de la sensibilité
[Empfindungzustand] de la personne ; Gut et Böse signifient un rapport à
volonté en tant qu'elle est déterminée par une loi de la raison, ils se
rapportent proprement à des actions [Handlungen]. Wohl et Übel indiquent
un rapport à ce qui est agréable ou désagréable dans notre état, Gut et Böse
désignent la manière d'agir [Handlungsart], la maxime de la volonté et par
conséquent la personne même qui agit.
Le stoïcien a raison, qui s'écrie : « douleur, tu as beau me tourmenter,
je n'avouerai jamais que tu sois quelque chose de mauvais [un mal moral :
etwas Böses] » (p. 62). La douleur – qui diminue la valeur de son état [Wert
seines Zustandes] – ne diminue pas, elle grandit même la valeur de sa
personne [Wert seiner Person]. Nous devons quelquefois nommer Übel ce
que nous devons tenir pour gut.
Sans doute – concède Kant (on notera la réalité et l'ampleur de la
concession) – le jugement de notre raison pratique dépend-il pour une très
grande part [es kommt allerdings… gar sehr viel ; Kant souligne lui-même]
de notre Wohl et de notre Weh. Tout ce qui concerne notre nature sensible
se rapporte à notre bonheur ; mais pas tout en général [überhaupt].
« L'homme est un être qui a des besoins [ein bedürftiges Wesen], en tant
qu'il appartient au monde sensible, et sous ce rapport sa raison a
certainement une charge qu'elle ne peut décliner [einen nicht abzulehnenden
Auftrag] à l'égard de la sensibilité, celle de s'occuper des intérêts de cette
63. On ne s'étonnera pas que Kant enseigne – subitement, en apparence, au début de la Dialectique –
que le bien moral ne constitue pas le tout du bien, que le bien suprême (moral) n'est pas le bien
complet et que le bien complet – ou souverain bien – est l'union du bien moral et du bien physique ou
bonheur. La Dialectique donnera les moyens de réunir ce qu'il aura fallu d'abord séparer, le principe
de la moralité et le bonheur.
dernière ». Mais l'homme n'est pas assez animal [doch nicht so ganz Tier]
pour n'employer sa raison que comme instrument [zum Werkzeuge] pour
satisfaire ses besoins ; la raison a une autre fin. Si elle n'était qu'une manière
dont la nature l'avait armé pour la fin à laquelle elle a destiné les animaux
(le bonheur), la raison ne conférerait à l'homme aucune valeur supérieure à
la simple animalité.
Il est vrai que l'homme est ainsi fait par la nature qu'il a besoin de la
raison pour prendre en considération son Wohl et Weh, mais il ne possède
pas la raison à cette seule fin, mais aussi pour un but supérieur [überdem
noch zu einem höheren Behuf] : d'une part, pour examiner ce qui est an sich
gut oder böse – ce dont seule peut juger [beurteilen] la raison pure,
indépendante de tout intérêt sensible [reine, sinnlich gar nicht interessierte
Vernunft], d'autre part pour distinguer [unterscheiden] absolument ce
dernier jugement du premier, pour distinguer clairement le Gut et le Böse,
d'une part, du Wohl et du Weh/ Übel, d'autre part.
Pour juger du bien ou mal en soi et le distinguer du Wohl et
Übel/Weh (bien-être ou mal-être sensible), il faut considérer que dans le
rapport de la faculté de désirer à la maxime de la volonté deux cas – et deux
seulement [entweder… oder] – peuvent se présenter. Ou c'est la maxime de
la volonté qui sert de principe déterminant à la faculté de désirer ou alors
c'est la maxime de la volonté qui trouve son principe déterminant dans la
faculté de désirer. Si la maxime de la volonté sert de principe déterminant à
la faculté de désirer, si elle est un principe déterminant en vertu de sa seule
forme, sans égard [ohne Rücksicht] aux objets possibles de la faculté de
désirer, la loi détermine alors immédiatement la volonté et l'action est bonne
en soi, bonne absolument et à tous égards [schlechterdings, in aller Absicht,
gut]. Si la faculté de désirer fournit à la volonté son principe déterminant
(s'il y a un principe déterminant de la faculté de désirer antérieur à la
maxime de la volonté), les maximes de la volonté ne peuvent alors jamais
s'appeler des lois [Gesetze], mais des préceptes [Vorschriften] rationnels et
pratiques (des impératifs hypothétiques).
Ce n'est donc que par un apparent paradoxe (p. 65) que l'on en vient
maintenant seulement à déterminer les concepts de bien et de mal au lieu
d'en partir, ces concepts devant selon toute apparence [dem Anschein nach]
servir de fondement à la loi morale.
On conviendra qu'il est de saine méthode philosophique de ne pas
supposer déjà décidé ce qu'on doit tout d'abord résoudre. Or si l'on veut
partir du concept de bien pour déterminer la loi morale, on commet juste-
ment (sans s'en rendre compte) pareille petitio principii et ce, au détriment
de la morale. En l'absence d'un fondement dans une loi pratique a priori, il
ne reste plus comme pierre de touche [Probierstein] possible du bien et du
mal que l'accord avec notre sentiment de plaisir ou de peine [Gefühle der
Lust oder Unlust], et la raison n'a alors plus d'autre usage que de déterminer
64. Ce point est essentiel. Il faut d'abord déterminer la loi de la volonté morale avant de tenter de
déterminer son objet (dans la Critique de la raison pratique, la détermination de la loi de la moralité
dans l'Analytique de la raison pure pratique doit précéder la détermination de l'objet du vouloir moral
[le Souverain bien] dans la Dialectique de la raison pure pratique). Si l'on fait l'inverse, on ruine la
morale.
65. Face au silence total des commentateurs, nous risquons une lecture de ces catégories… Kant ne
s'arrête à donner aucune explication (v. toutefois la note de la préface, p. 8).
66. Kant écarte que cette seconde distinction soit une réitération de la première. Le permis et le défen-
du signifient l'accord ou le désaccord avec un précepte pratique simplement possible (le permis et le
défendu ne concernent pas le devoir : il n'est pas permis à un orateur, en tant qu'orateur, de forger des
mots nouveaux, cela est par contre permis, dans une certaine mesure, au poète, cf. note dans la pré-
face, p. 8).
67. Dans Les Fondements, le passage de la formule (unique) de l'impératif catégorique (« agis
uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi
universelle ») à l'énoncé « agis comme si la maxime de ton action devait être érigée en loi universelle
de la nature » n'était pas suffisamment explicite. KANT y déclare seulement (cf. éd. Delbos p. 137) que
« l'impératif universel du devoir pourrait encore être énoncé en ces termes [könnte noch so lauten] ».
veut pas dire que les concepts moraux soient à considérer comme l'expres-
sion de principes gouvernant la nature ; l'idée d'une telle loi sert d'image, de
représentation d'une législation universelle. Le problème est ici de savoir
comment appliquer la loi à des cas particuliers, comment énoncer l'impé-
ratif catégorique dans un cas particulier. Il faut trouver quelque intermé-
diaire, quelque modèle ou « type » qui exprime sous une forme sensible cet
intelligible. Nous saurons si notre action est bonne en nous demandant si
nous pourrions considérer comme possible l'action que nous projetons si elle
devait arriver d'après une loi de la nature dont nous ferions nous-mêmes
partie 68. Si oui, elle est bonne ; si elle la détruisait, elle serait mauvaise 69.
68. On ne confondra surtout pas la « loi fondamentale de la raison pure pratique » (« agis de telle
sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d'une
législation universelle ») avec la « règle de la faculté de juger sous des lois de la raison pure prati-
que », son type : pour reconnaître si une maxime peut devenir le principe d'une législation universelle,
nous devons nous demander si nous voudrions être membre d'un monde où cette conduite règnerait
comme loi (universelle) de la nature. « Demande-toi si l'action que tu projettes, en supposant qu'elle
dût arriver d'après une loi de la nature dont tu ferais partie toi-même [von der du selbst ein Teil wäre],
tu pourrais encore la regarder comme possible pour ta volonté. C'est d'après cette règle, en fait, que
chacun juge si les actions sont moralement bonnes ou mauvaises. » (p. 71-2). Te trouverais-tu avec
l'assentiment de ta volonté dans un monde [würdest du wohl darin mit Einstimmung deines Willens
sein] où chacun s'autoriserait à mentir dès qu'il y va de son intérêt, où chacun serait indifférent aux
maux d'autrui ? Peux-tu vouloir un monde où tout le monde en ferait autant ? Cela ne veut
évidemment pas dire que le principe de la moralité consiste à ne pas vouloir pour autrui d'un monde
dont je ne voudrais pas pour moi.
Cette comparaison de la maxime de mon action avec une loi universelle de la nature n'est pas le
principe déterminant [Bestimmungsgrund] de l'action de ma volonté, mais un type pour le jugement
de nos maximes suivant des principes moraux. [Picavet ici (p. 72) inintelligible, traduit das letztere
[Gesetz] : cette dernière loi par « cette loi plus universelle » !]. « Si la maxime de l'action n'est pas
d'une nature telle qu'elle soutienne l'épreuve [Probe, c'est le rôle du type] de la forme d'une loi na-
turelle en général, elle est moralement impossible. C'est ainsi qu'en juge l'entendement le plus
ordinaire ». C'est ainsi que que Kant peut écrire que la maxime de l'amour de soi constituée en loi
universelle de la nature peut servir de type à la loi morale : « le bonheur et les conséquences utiles en
nombre infini d'une volonté déterminée par l'amour de soi, si cette volonté se posait elle-même en
même temps comme loi universelle de la nature, pourraient certainement servir de type tout à fait
approprié au bien moral, mais sans toutefois s'identifier avec lui [aber mit diesem doch nicht einerlei
ist. » (p. 73)
L'objection souvent faite à la morale kantienne de ne pas être aussi indifférente qu'elle le prétend aux
conséquences qu'aurait sur nous l'universalisation d'une conduite tient à la confusion de l'exposé de la
loi avec son type. On peut certes s'étonner que la loi morale puisse admettre pareil type, mais on se
souviendra que le type n'est pas la loi morale elle-même, mais, à l'instar du schème un simple métaxu,
une traduction sensible.
69. Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant écrivait « puisque l'universalité de la
loi d'après laquelle des effets se produisent constitue ce que l'on appelle proprement nature dans le
sens le plus général (quant à la forme) [=la nature formaliter spectata]… l'impératif universel du
devoir pourrait encore être énoncé en ces termes : « agis comme si [als ob] la maxime de ton action
devait être érigé par ta volonté en loi universelle de la nature. » (IIème section, Delbos, p. 137 ; nous
soul.). Il s'agit maintenant de fournir son fondement réflexif à cette règle d'abord sommairement
énoncée.
Le chapitre de la typique du jugement pur pratique montre que cette règle ne va pas de soi ou plutôt
qu'elle est la solution d'un problème qui n'est pas formulé (qui n'avait pas à être soulevé dans un
ouvrage populaire, mais qui ne pouvait pas non plus constituer un problème, Kant n'ayant pas encore
fait du bien moral une idée supra-sensible dont l'incarnation dans le sensible peut alors poser
problème) : comment savoir si une action « possible pour nous dans la sensibilité » est aussi possible
moralement (= bonne) ? Les termes en présence (la sensibilité, le monde sensible d'une part, la loi
morale d'autre part) sont essentiellement hétérogènes. Le bien moral est une idée supra-sensible qu'il
s'agit d'incarner dans le sensible. Il faut alors trouver un troisième terme analogue au schème (mais
analogue seulement car les situations sont dissemblables), par quoi il est possible de procurer à un
concept l'intuition correspondante : il ne s'agit pas ici de procurer à un concept une intuition
correspondante, mais de décider si une action peut ou non être voulue, peut entrer dans un « jugement
pratique pur ». L'universalité de la loi se retrouvant dans le monde sensible, la législation de la nature
peut servir de « type » pour l'universalité de la loi, forme qui constitue la matière de l'impératif
catégorique (« agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle
devienne une loi universelle »).
Un terme intermédiaire est nécessaire ; il est trouvé dans l'idée de législation, de conformité à une loi
universelle [Gesetzmäßigkeit]. La loi morale est l'idée d'une législation par liberté, la volonté bonne
est celle qui est déterminée par la seule forme d'une législation universelle ; la nature sensible relève
d'une législation : celle de l'entendement prescrivant à la nature des lois universelles. La législation
naturelle peut servir d'intermédiaire, de type pour discerner à quelle condition l'action empirique coïn-
cide avec une action bonne : il s'agit de transposer l'action à effectuer en loi naturelle pour en tester la
valeur morale. Ce qui se détruirait comme loi naturelle n'est pas moralement possible ; non certes que
l'impossibilité d'une action comme loi naturelle fasse comme telle l'immoralité de la maxime d'un
vouloir (comme on le lit pourtant quelquefois ! pourquoi donc, en effet, ce qui serait impossible
comme loi naturelle serait-il en tant que tel immoral ?), mais parce que, à l'impossibilité de la
réalisation d'une maxime sous forme d'une loi de la nature, je peux reconnaître qu'il y a une
contradiction (cachée) dans la maxime de mon action (l'impossibilité de cette réalisation sous forme
d'une loi naturelle n'est pas, si l'on peut dire, la ratio essendi de l'immoralité de l'action, mais sa ratio
cognoscendi). Si je ne puis universaliser ma maxime comme loi de nature, cela vient de ce que mon
vouloir comporte une contradiction intrinsèque ; cette impossibilité ne fait que la révéler.
70. Il y a un schwärmen pratique possible. Voir aussi infra, p. 88-99, le procès du fanatisme moral
[moralische Schwärmerei].
71. Ce chapitre correspond, en un sens, à l'Esthétique de la Critique de la raison pure : il s'agit en
effet ici du rapport nécessaire de la raison pure pratique à la sensibilité. L'Esthétique de la Critique de
la raison pratique, si l'on peut dire, ne peut fournir le point de départ comme le fait celle de la r. pure.
72. En vérité, il faudra distinguer entre le mobile et la fin de la raison pure pratique. Kant aura encore
à montrer comment la loi pratique peut avoir une fin. Car encore que je n'aie besoin d'aucune fin
donnée tant pour connaître ce qu'est le devoir que pour être motivé à l'accomplir, l'agir requiert d'une
manière générale une fin et le bonheur est la fin ultime subjective de tous les êtres raisonnables de
l'univers. Il faudra montrer, dans la Dialectique de la raison pure pratique, quel rapport l'action
morale entretient avec notre désir de bonheur. Pour que la moralité acquière une réalité objective, il
faut que l'observance du devoir puisse trouver quelque chose qui lui serve de fin – ceci sans que la
pureté de l'intention morale en soit affectée. L'action morale n'est possible que si elle est conçue
comme me rendant digne du bonheur,
respect qu'il peut y avoir un mobile qui ne soit pas pathologique. Ce senti-
ment est exclusivement produit par la raison ; « il ne sert ni à juger [nicht zu
Beurteilung] les actions, ni à fonder [gar wohl zur Gründung] la loi morale
objective, mais simplement comme mobile [sondern bloß zur Triebfeder] à
faire une maxime de cette loi en elle-même » (p. 80). Le respect pour la loi
est le seul sentiment qui soit a priori et qui soit moral. Il est l'effet de la loi
sur la sensibilité, il signifie la présence de loi dans le sujet sensible. Ce n'est
pas le fondement de la loi morale, mais l'effet, le signe de sa présence en
nous 73.
Ce sentiment est unique en son genre. Il ne peut être comparé à
aucun sentiment pathologique. Il ne peut s'appliquer qu'aux personnes, ja-
mais aux choses (qui ne peuvent provoquer que de l'inclination ou de
l'amour). C'est de l'admiration [Bewunderung] – sentiment d'étonnement
[Erstaunen] que les choses peuvent produire en nous (montagnes se perdant
dans les nues ; grandeur, multitude, éloignement des astres 74) qu'il se rap-
procherait le plus. Ce n'est pas un sentiment de plaisir [Lust] (p. 81). Nous
ne l'éprouvons pas volontiers. Nous n'aimons pas ce qui nous humilie
[Demütigung], ce qui nous fait connaître notre indignité. Ce sentiment nous
coûte : la preuve en est, d'une part, que nous sommes ravis de sauter sur une
raison quelconque pour ne plus avoir à respecter certaines personnes dont
l'exemple même nous humilie et, d'autre part, que, pour nous débarrasser du
respect pour la loi morale elle-même, nous aimons la réduire à une simple
maxime d'intérêt bien entendu. Mais ce n'est pas non plus un pur sentiment
de peine [Unlust] (p. 82) dans la mesure où – si toutefois l'on a renoncé à la
présomption et donné à ce sentiment une influence pratique –, « on ne peut
se rassasier de contempler la majesté [Herrlichkeit] de cette loi et l'âme croit
s'élever d'autant plus qu'elle voit cette loi sainte [das heilige Gesetz] plus
élevée au-dessus d'elle et de sa nature fragile [gebrechliche Natur] ». « L'hu-
miliation du côté sensible est une élévation de l'estimation morale, c'est-à-
dire pratique de la loi elle-même, du côté intellectuel » (p. 83).
Il y a quelque chose de particulier dans l'estime illimitée [grenzlose
Hochschätzung] pour la loi morale pure, dépouillée de tout avantage. Ce
sentiment ne peut être rapporté ni au plaisir ni à la douleur et il produit ce-
pendant un intérêt, une capacité à prendre un intérêt à la loi, qui est
proprement le sentiment moral. Il comporte la libre soumission à la loi
accompagnée d'une coercition [Zwang] exercée sur les penchants. L'action
qui est objectivement pratique s'appelle devoir [Pflicht] et contient une con-
trainte [Nötigung]. Le sentiment qui résulte de la coercition contient plutôt
73. C'est à tort que certains moralistes ont voulu fonder l'appréciation morale sur le sentiment moral,
ils commettent ainsi l'erreur de prendre la conséquence pour le principe lui-même : le sentiment moral
suppose la présence de la loi en nous. Cf. p. 39 : « Pour se représenter l'homme vicieux comme
torturé et moralement inquiété par la conscience de ses fautes, il faut d'abord le supposer, d'après le
fond essentiel de son caractère, au moins en quelque degré, moralement bon, comme celui que réjouit
la conscience de l'accord de ses actes avec le devoir doit d'abord être représenté comme vertueux. Le
concept de la moralité et du devoir devait donc précéder toute considération sur ce contentement et
ne peut pas du tout en être dérivé ».
74. Cf. le sublime in Cr. de la faculté de juger.
75. Pour fausse qu'elle soit, la lecture schillerienne n'est pas sans fondement.
76. On voit mal, dans ces conditions, comment et pourquoi les choses devraient changer dans l'au-
delà…
77. Nous avons déjà vu (cf. supra, à propos de la typique du jugement pur pratique) qu'il y a lieu de
dénoncer une moralische Schwärmerei. « Si le fanatisme [Schwärmerei], dans sa signification la plus
générale, entreprend, d'après des principes, de dépasser les limites de la raison humaine, le fanatisme
moral entreprend de dépasser les limites que la raison pure pratique pose à l'humanité, en nous défe-
l'intention morale dans la lutte [im Kampfe] – qui nous est commandée, pas
la sainteté [Heiligkeit] (dans la possession présumée [im vermeinten
Besitze] de la parfaite pureté des intentions de la volonté) (p. 89). C'est pur
fanatisme moral que d'enseigner qu'il y a des actions plus nobles, plus
sublimes que celles accomplies par devoir et de vanter l'action accomplie
par bonté spontanée d'un esprit qui n'aurait besoin ni d'aiguillon, ni de frein,
auquel aucun commandement ne serait nécessaire 78.
Suit une célèbre apostrophe au Devoir, cette « noble tige, etc. », écho
ou imitation de l'apostrophe à la Conscience de Rousseau (p. 91) 79 : le
devoir élève l'homme au-dessus de lui-même et le lie à un ordre de choses
que l'entendement seul peut concevoir, il fait reconnaître à l'homme sa
personnalité, c'est-à-dire sa liberté et son indépendance à l'égard du méca-
nisme de la nature, il lui fait connaître qu'il appartient au monde supra-
sensible. Il met sous ses yeux la sublimité [Erhabenheit] de sa nature, il
montre à l'homme son éminente dignité [Würdigkeit].
Tel est donc le véritable et unique mobile [die echte Triebfeder] de la
raison pure pratique : la pure loi morale elle-même [das reine moralische
Gesetz selber]80 en tant qu'elle nous fait sentir la sublimité de notre propre
existence supra-sensible et le respect qu'elle produit en nous pour notre plus
haute destination. A ce mobile peuvent bien s'associer [lassen sich
verbinden] des charmes et des agréments [Reize und Angenehmlichkeiten],
il peut même être utile de le faire pour contrebalancer les séductions
[Anlockungen] que le vice fait miroiter, mais ils ne peuvent devenir un
mobile quand il s'agit du devoir : ils corrompraient [verunreinigen] à leur
source la disposition [Gesinnung] morale. La majesté [Ehrwürdigkeit] du
devoir n'a rien à voir avec la jouissance de la vie [Lebensgenuß], elle a sa loi
ndant de placer le principe subjectif de détermination des actions conformes au devoir, c'est-à-dire
leur mobile moral, ailleurs que dans la loi elle-même et l'intention […] » (p. 90).
78. Nous doutons que sous le nom de Romanschreiber oder empfindelnde Erzieher, Kant puisse
mettre l'auteur de la Nouvelle Héloïse (roman qu'il plaçait très haut). L'apostrophe enflammée au
Devoir inspirée de Rousseau qui suit immédiatement serait vraiment mal venue si Kant émettait ici
des réserves à son endroit. Nous pensons plutôt que c'est l'éthique du cœur et du génie des pré-
romantiques [Stürmer und Dränger] allemands dont le chef de file est JACOBI, qui est visée : ses ro-
mans moraux Allwill [1775] et Woldemar [1777] connaissaient un grand engouement.
Le fanatisme moral n'est pas la plaie des temps modernes, les stoïciens eux-mêmes ont substitué à la
discipline morale un fanatisme moral. La doctrine de l'Evangile est aux antipodes du fanatisme
moral : « elle a la première, par la pureté [Reinigkeit] du principe moral, mais en même temps par sa
convenance [Angemessenheit] avec les bornes [Schranken] des êtres finis, soumis toute bonne
conduite de l'homme à la discipline d'un devoir qui, placé sous ses yeux, ne le laisse pas s'égarer dans
des perfections morales imaginaires [unter moralischen geträumten Vollkommenheiten schwärmen
läßt], et [qu'] elle a posé des bornes de l'humilité [Demut] (c'est-à-dire à la connaissance de soi-
même), à la présomption et à l'amour de soi, qui tous deux méconnaissent volontiers leurs limites »
(p. 90-1).
79. Cf. L'Emile, livre IV, « Profession de foi du vicaire savoyard » : « Conscience ! Conscience !
instinct divin, immortelle et céleste voix… » (éd. Garnier, p. 254 sq).
80. La loi morale fournit elle-même un mobile, elle est à elle-même son propre mobile. La loi morale
n'est pas seulement un principe objectif de jugement [principium dijudicationis, Beurteilungsgrund],
elle est encore un principe subjectif d'action [principium executionis]. L'autonomie morale ne
condamne donc pas à la morale à être dépourvue de toute realitas objectiva.
81. Cette observation – qui dément le prétendu « dolorisme » de la morale kantienne – prépare
évidemment à la dialectique de la raison pratique où le bonheur sera réintégré dans la morale grâce au
concept de souverain bien. Le bien moral constitue le bien suprême mais n'est pas le bien complet. Il
faudra à Kant montrer qu'il est possible de satisfaire à l'exigence du bonheur sans ruiner le principe de
la moralité.
82. « Des actes volontaires en tant qu'événements, ont leurs raisons déterminantes dans le temps
antérieur (qui, ainsi que ce qu'il contient n'est plus en notre pouvoir) ». Si notre causalité est purement
phénoménale, elle est incompatible avec « la liberté d'après laquelle l'action aussi bien que son
contraire doit être nécessairement au pouvoir du sujet au moment de son accomplissement »
(cf. Religion dans les limites de la simple raison [1793], trad. Gibelin, Vrin, p. 73-4, note). Si le temps
est réel, transcendantalement parlant, aucune liberté n'est possible : le passé dont découle le présent
n'est plus en notre pouvoir.
83. Mais n'est-ce pas nous reconnaître ainsi une certaine intuition intellectuelle ? L'expérience morale
est ici une quasi-expérience métaphysique.
Quelles que soient les difficultés de cette solution, elle est la plus simple et
la plus claire de toutes celles qu'on a tenté de donner jusqu'à présent.
87. La liberté ne peut être connue indépendamment de la loi morale. C'est elle seule qui nous en fait
prendre conscience. Parce que le devoir me commande, j'en conclus que je dois pouvoir lui obéir et
par suite que ma volonté est libre (cf. aussi Religion dans les limites de la simple raison, éd. Vrin,
p. 73, note).
88. Cf. p. 1-2 : « Le concept de liberté, en tant que la réalité en est prouvée [bewiesen] par une loi
apodictique de la raison pratique, forme la clé de voûte [Schlußstein] de tout l'édifice d'un système de
la raison pure et même de la raison spéculative. Tous les autres concepts (ceux de Dieu et de l'immor-
talité qui, comme simples idées, demeurant sans support [ohne Haltung] dans la raison spéculative) se
rattachent à ce concept et acquièrent avec lui et par lui, de la consistance [Bestand] et de la réalité
objective, c'est-à-dire que leur possibilité est prouvée par le fait que la liberté est réelle ; car cette idée
se manifeste [offenbaret sich] par la loi morale. La liberté est la seule [die einzige] de toutes les idées
de la raison spéculative dont nous connaissons [wissen] a priori la possibilité, sans toutefois la
percevoir [einzusehen], parce qu'elle est la condition de la loi morale, que nous connaissons. Les idées
de Dieu et d'immortalité ne sont pas des conditions de la loi morale », mais du souverain bien. C'est le
concept de liberté qui donne aux idées d'immortalité et de Dieu « réalité objective et autorité
[Befugnis] » (p. 2).
L'idée de liberté est à part ; sa réalité objective est immédiatement prouvée par la loi morale et sa
connaissance nous ouvre à la réalité du supra-sensible. Si la réalité du supra-sensible ne nous était ga-
III
rantie par la liberté, nous ne serions pas pareillement autorisés à donner une réalité objective au
concept de souverain bien. Ce primat de la liberté dans la constitution de la métaphysique pratique est
fréquemment affirmé. Cf. Cr. de la faculté de juger, § 91, où Kant attribue à la liberté un rôle majeur
pour la constitution d'une théologie et d'une pneumatologie pratiques (cf. p. 275-6). Cf. Traité de paix
perpétuelle en philosophie [1796] où Kant assure que l'idée de liberté « apporte les deux autres avec
elle comme ses conséquences [in ihrem Gefolge bei sich] » (Pléiade, t. 3, p. 427). Cf. Logique
[1800] : « la réalité de l'idée de Dieu ne peut être démontrée que grâce à cette dernière [l'idée de
liberté], donc uniquement dans une intention pratique, c'est-à-dire pour agir comme s'il existait un
Dieu – donc uniquement pour cette intention » (p. 102).
Il n'empêche que le pivot ou la pierre angulaire de tout l'édifice d'un système de la raison pure, ce sur
quoi Kant se fonde pour poser la réalité du supra-sensible et le déterminer si peu que ce soit, c'est
moins la liberté que l'exigence pratiquement nécessaire du souverain bien.
89. Les Fondements de la métaphysique des mœurs évoquaient une dialectique naturelle d'une tout
autre nature : le penchant à sophistiquer contre les lois strictes du devoir et à les plier à nos inclina-
tions.
90. Kant réserve la catégorie de nécessité pour l'impératif catégorique, le bonheur est une fin
effectivement recherchée, les impératifs de la prudence n'ont qu'une modalité assertorique. Il
n'empêche que le bonheur est une fin à laquelle je ne puis renoncer, une fin essentielle.
91. L'action morale ne vise pas le bonheur comme fin, mais elle ne saurait néanmoins y renoncer.
Soutenir que la morale n'est pas le moyen du bonheur, ce n'est pas soutenir que la morale s'en désin-
téresse. Le bonheur est une fin à laquelle nous ne saurions (comme êtres raisonnables finis) renoncer
(les impératifs pragmatiques ont une modalité assertorique, le bonheur n'est pas une fin possible, mais
une fin effective de tout être raisonnable fini). La morale n'exige pas que nous renoncions à cette fin
mais que nous n'y prétendions que pour autant que nous en sommes dignes. Le bonheur n'est pas le
but de la moralité, il est néanmoins ce qu'elle espère (tel est l'enseignement novateur du christianisme
selon Kant, enseignement qui rompt avec celui de la morale antique païenne qui fait du bonheur la fin
même visée par la moralité, simple moyen de cette fin).
92. La religion est la réponse à cette question. Elle est une doctrine de l'espérance [Hoffnung].
93. Cette réconciliation après coup, pense-t-on, a souvent été considérée comme une sorte de
palinodie ou de chute de la morale de l'éthique formelle dans l'éthique matérielle, de la morale de
l'autonomie dans celle de l'hétéronomie. On s'est interrogé non seulement sur la compatibilité de cette
doctrine avec celle des Fondements de la métaphysique des mœurs et sur la nature et les raisons de la
nécessité proclamée (mais est-elle prouvée ?) de l'union de la moralité et du bonheur (est-il sûr que ce
postulat soit de la raison, qu'il ne soit pas que la voix de nos passions ?)
[NB. En fait, on n'a affaire ici à aucun rattrapage. La Critique de la raison pure (cf. chapitre du
Canon, 2ème section : « De l'idéal du souverain bien… », p. 543 sqq) est déjà à l'heure de la Critique
de la raison pratique. Cette dernière n'ajoute sur le fond rien sur ce qu'esquissait le chap. du Canon.
La Cr. pose déjà la question : « si je fais ce que je dois faire, que m'est-il permis d'espérer [was darf
ich hoffen ?] » : le bonheur est à l'ordre pratique ce que le savoir est à l'ordre théorique. « Le
système de la moralité est inséparablement lié à celui du bonheur » (p. 545), bonheur dont nous nous
rendons dignes, bonheur proportionné à notre moralité. Et Dieu est d'emblée la condition sine qua non
de la réalisation de cette union : « cette proportion n'est possible que dans un monde intelligible
gouverné par un sage créateur. La raison se voit forcée d'admettre un tel être, ainsi que la vie dans un
monde que nous devons considérer comme un monde futur [als eine künftige], ou de regarder les lois
morales comme de vaines chimères [leere Hirngespinste] puisque la conséquence nécessaire qu'elle-
même rattache à ces lois devrait s'évanouir [wegfallen] sans cette supposition » (p. 546-7). La Cr.
souligne déjà les avantages de cette théologie morale sur la théologie spéculative qui « nous conduit
infaillliblement au concept d'un être unique, souverainement parfait et raisonnable, concept que la
théologie spéculative ne nous indique même pas [nicht einmal hinweiset] par ses principes objectifs,
et de l'existence duquel, à plus forte raison, elle est incapable de nous convaincre » (p. 548).]
94. Autant que le sont moralité et intérêt. Ces deux éléments sont hétérogènes : n'est pas morale la
conduite visant le bonheur ; n'est pas heureux pour cette seule raison [Kant ne confond pas le bonheur
avec le simple contentement [Zufriedenheit] moral de soi, nécessaire mais non suffisant au bonheur]
celui qui a agi moralement. Les stoïciens ont méconnu ce que le christianisme reconnaît pleinement.
Cf. p. 136-7 : les stoïciens « laissaient ainsi réellement de côté [wegließen] le deuxième élément du
souverain bien, le bonheur personnel, en le plaçant simplement dans l'action et le contentement de son
mérite personnel et, par conséquent,en l'enfermant dans la conscience du mode moral de penser, en
quoi ils eussent pu être suffisamment réfutés par la voix de leur propre nature ». Le christianisme
prend seul en compte ces deux éléments hétérogènes du souverain bien ; cf. p. 137 : « la doctrine du
christianisme […] donne en ce point un concept du souverain bien (du royaume de Dieu) qui seul
satisfait aux exigences les plus rigoureuses de la raison pratique ». Le tort des écoles de l'antiquité est
d'avoir cru ne pas avoir besoin de Dieu pour réaliser cette connexion Aussi, parce qu'ils étaient des
penseurs conséquents, les épicuriens ont-ils dû abaisser leur souverain bien au niveau du faux
principe qu'ils assignaient à la morale et les stoïciens (qui tenaient avec raison la vertu pour premier
principe du souverain bien) ont-ils dû croire le dernier degré de la vertu accessible dans cette vie et
ont-ils dû prêter au Sage le bonheur ici bas (« semblable à un Dieu dans la conscience de l'excellence
de sa personne, tout à fait indépendant de la nature (quant à son contentement), l'exposant il est vrai
aux maux de la vie, mais en ne l'y assujettissant point [ihn aussetzten, aber nicht unterwarfen] » trad.
Ferry / Wissman, Pléiade, t. 2, p. 763, trad. ici très préférable). [Le Sage stoïcien n'est pas un homme ;
HEGEL reprochera précisément à Kant, ce que Kant reproche au stoïcisme !]
95. Voir l'Appendice II sur la question de la connexion vertu/ bonheur. Nous réexposons de façon
précise la façon dont le concept de bonheur et sa nécessité sont présentés ici même ainsi que dans la
Cr. de la raison pure.
96. L'antinomie consiste dans l'exigence d'une liaison vertu / bonheur et l'impossibilité de l'admettre,
ce qui ne paraît pas constituer, à première vue, une antinomie de la raison pratique. Mais si l'on
examine pourquoi il est impossible d'admettre cette liaison, on s'aperçoit que c'est en conséquence
directe des principes de l'Analytique de la raison pure pratique.
L'antinomie vient de ce que la connexion réclamée de la vertu et du bonheur est rendue impossible en
ceci que les principes mêmes de l'Analytique de la raison pure pratique interdisent de la penser ; c'est
l'Analytique qui interdit autant d'admettre une connexion analytique qu'une connexion synthétique :
1/ c'est l'Analytique qui exclut l'identité de la vertu et du bonheur ; 2/ c'est l'Analytique qui exclut que
le bonheur puisse être la cause finale de la vertu, son mobile ; 3/ c'est encore l'Analytique (quoique
non exclusivement) qui interdit que la vertu soit envisagée comme produisant le bonheur comme son
effet : dans cette hypothèse, on s'expose en effet à confondre l'ordre naturel et l'ordre moral, à réduire
la loi morale à un processus naturel (à cette raison s'ajoute l'expérience : quoi qu'en disent les stoï-
ciens, la vertu ne suffit pas à rendre heureux : le gut ne produit pas automatiquement le wohl).
L'antinomie a lieu entre le principe de la moralité lui-même (qui exclut le bonheur comme mobile) et
l'exigence du bonheur. Derrière le conflit qui occupe le devant de la scène entre l'exigence de bonheur
et l'impossibilité de l'assurer, il ne faut pas perdre de vue la raison de cette impossibilité même, qui est
pour l'essentiel (en dehors du fait que, si la vertu peut bien produire un contentement moral, ce
contentement n'est pas le bonheur et que le bonheur ne peut être engendré, à l'évidence de l'expérience
empirique, par la simple vertu) la nature même du principe de moralité.
Kant résout ce conflit en faisant du bonheur le corrélat de l'action morale, la récompense que la vertu
est en droit d'espérer parce qu'elle s'est rendue digne de l'obtenir, une récompense qui lui soit
proportionnée et qui lui soit donnée par un être transcendant (c'est-à-dire sans connexion directe), un
bonheur qui ne soit pas produit naturellement par son action qui serait alors condamnée à en devenir
ipso facto le simple moyen, ce qui ruinerait le principe de la moralité.
Le problème de l'antinomie pourrait se formuler : comment penser une liaison entre moralité et
bonheur qui introduise le bonheur dans la morale sans la ruiner ? Kant affirme que l'on peut penser
un type de liaison entre la vertu et le bonheur qui ne ruine pas la morale. Parce que la vertu ne
produit pas directement le bonheur, parce qu'elle n'en est pas la cause efficiente – et qu'elle ne peut
ainsi le transformer en fin dont elle serait le moyen –, mais que le bonheur est indirectement (par
l'intermédiaire d'un être transcendant le répartissant au prorata de la vertu), la conséquence de la
vertu, il peut être présent au cœur de la morale comme horizon d'espérance sans devoir être
transformé pour autant en mobile immédiat de l'action morale.
La solution de l'antinomie qui paraîtra toujours à certains procéder d'une volonté de marier l'eau au
feu, avec l'effet que l'on devine, repose chez Kant sur l'idée qu'un moyen terme permet une synthèse
de ces éléments hétérogènes.
La distinction de la doctrine du bonheur et de la doctrine morale est, dans l'Analytique, la première et
la plus importante affaire [erste und wichtigste… Beschäftigung] de la raison pratique, mais cette dis-
tinction [Unterscheidung] n'est pas pour cela une opposition [Entgegensetzung] comme si toutes les
prétentions au bonheur devaient être abandonnées : « la raison pure pratique ne veut pas que l'on
renonce [nicht aufgeben] à toute prétention au bonheur, mais seulement, qu'aussitôt qu'il s'agit de
devoir, on ne le prenne pas du tout en considération [gar nicht Rücksicht nehmen] » (cf. Eclaircis-
sements critiques sur l'Analytique, p. 99).
L'Analytique est la partie abstraite de la Cr. de la raison pratique, la Dialectique est sa partie
concrète : est maintenant pris en considération l'autre source de valorisation, la faculté de désirer
sensible qui réclame satisfaction, qui définit elle aussi un bien. Il s'agit de négocier une transaction
entre les exigences de la moralité et les besoins de la nature sensible (en s'inspirant de la transaction
proposée dans l'antithétique de la raison pure : s'ils sont exclusifs sur le terrain phénoménal, ils
peuvent être réconciliés sur un plan nouménal.)
97. La raison exige l'unité systématique des fins, celles de la nature et de la liberté.
98. Au niveau de l'antinomie de la raison pratique, Kant ne parle que d'une connexion [Verknüpfung,
Zuzammenhang] de la vertu et du bonheur. On verra dans la doctrine des postulats qu'il s'agit, sinon
d'une rétribution proprement dite (récompense de la vertu et punition du vice), du moins d'une pro-
portionnalité [Angemessenheit, Übereinstimmung] entre vertu et bonheur, cf. p. 134 : « la possibilité
[…] du souverain bien, ou du bonheur proportionné à cette moralité [der jener Sittlichkeit angemes-
senen Glückseligkeit] » ; il ne s'agit plus d'une simple connexion en général mais d'une « connexion
nécessaire entre la moralité et le bonheur qui lui est proportionné [Zusammenhang zwischen
Sittlichkeit und der ihr proportionierten Glückseligkeit] ». Dieu est nécessaire comme postulat pour
contenir « le principe de cette connexion, c'est-à-dire de l'harmonie exacte du bonheur et de la
moralité [genaue Übereinstimmung] », « l'exacte proportion du bonheur [durchgängig angemessene
Glückseligkeit] et de la valeur acquise par une conduite conforme à la loi morale » ; « dans le simple
cours de la nature dans le monde, il ne faut ni attendre, ni tenir pour impossible le bonheur exactement
proportionné [genau… angemessene Glückseligkeit] à la valeur morale et [que] par conséquent, on ne
peut, de ce côté là, admettre la possibilité du souverain bien qu'en supposant un auteur moral du
monde » (p. 154-5, cf. encore p. 155 : « l'harmonie exacte [genaue Zusammenstimmung] du royaume
de la nature et du royaume des mœurs », etc.).
C'est pourquoi il faut admettre une cause suprême de la nature qui ait une causalité conforme à
l'intention morale. Toute l'éthico-théologie kantienne dérive de cette fonction dévolue à la divinité, de
la raison d'être de son affirmation : Dieu « doit être omniscient pour connaître ma conduite et jusqu'à
l'intention la plus secrète […] ; tout-puissant, pour attribuer à ma conduite des conséquences appro-
priées [angemessenen Folgen], et de même présent partout, éternel, etc. » (cf. p. 149-150).
Même l'immortalité qui, dans la Critique de la raison pratique, a pour fonction essentielle d'autoriser
la pensée du progrès indéfini dans la moralité, semble bien être assujettie à la réalisation du souverain
bien. V. infra.
99. Kant veut qu'épicuriens et stoïciens aient pensé le souverain bien comme comportant deux termes
et qu'ils aient cherché à les réduire l'un à l'autre. Il semble plutôt que ces écoles se soient fait des
conceptions opposées du souverain bien lui-même, les premiers l'ayant placé exclusivement dans le
bonheur, les seconds l'ayant placé exclusivement dans la vertu. C'est bien plutôt la disjonction
radicale de ces deux éléments qui les caractérise que leur connexion analytique. C'est Kant qui
assigne à la philosophie morale la tâche de penser la connexion vertu-bonheur dans sa nécessité, qui
affirme qu'il doit y avoir une connexion entre eux.
100. La méconnaissance du caractère synthétique de la connexion de la vertu et du bonheur dénoncée
dans la Critique de la raison pratique a des conséquences aussi désastreuses que celle du caractère
synthétique de la connexion du sujet et du prédicat dans les propositions pures des sciences, dénoncée
par la Critique de la raison pure.
On a souvent noté que toute la théologie pratique kantienne reposait sur la nécessité pratique de la
connexion vertu-bonheur (en contestant la nécessité de cette liaison). Elle ne tient pas seulement à
l'affirmation de cette connexion, mais au refus d'une connexion analytique entre ces éléments, ce qui
conduit à rechercher un principe transcendant à leur union : Dieu. Dieu n'est nécessaire que pour
autant que cette connexion doit être synthétique (dans cette perspective, il importe grandement à Kant
d'écarter que le souverain bien puisse être la vertu elle-même en tant qu'elle comporte le contentement
moral de soi (doctrine des stoïciens : avoir conscience de sa vertu, voilà le bonheur, cf. p. 120 ; la
philosophie antique – païenne – conçoit la connexion vertu-bonheur comme une relation immanente.
Chrétien, Kant ne peut la penser que comme transcendante).
raison pratique les réfute : il en ressort évidemment que ces deux concepts
sont absolument hétérogènes. Mais, s'il en est ainsi, la raison se trouve ici
acculée à une contradiction avec elle-même : de deux choses l'une, ou le
désir de bonheur est cause de la vertu ou la vertu est cause du bonheur. Or,
l'un et l'autre sont inacceptables : il est impossible, en raison de l'Analytique,
que le désir de bonheur puisse être cause de la vertu ; comment la vertu (qui
dépend de la loi morale) pourrait-elle produire le bonheur (qui dépend, lui,
de lois naturelles) ? 101
L'antinomie de la raison pratique – qui tient à l'exigence d'une liaison
entre la vertu et le bonheur (possibilité du souverain bien) et à l'impossibilité
de l'admettre (suivant des lois de la nature, tout au moins) 102 – doit être
[NB. 1. La philosophie pratique kantienne est certes tournée contre l'épicurisme comme doctrine du
souverain bien (en tant qu'il s'en représente la connexion comme analytique), mais elle est d'abord
tournée contre lui en tant que son erreur porte sur le principe même de la moralité ; au stoïcisme, Kant
n'a à reprocher que d'être une doctrine erronée du souverain bien.
2. La connexion synthétique de la vertu et du bonheur ne peut être connue dans l'intuition, elle est
inaccessible à la connaissance spéculative ; l'exigence pratique sert, substitutivement, de principe pour
garantir a priori cette connexion. Mais aussi n'atteint-on pas par là à proprement parler une
connaissance. La synthèse pratique ne repose pas sur une intuition [sensible (pure), ni non plus sur
une intuition intellectuelle], aussi ne produit-elle aucune extension de notre connaissance dont la
condition sine qua non restera toujours l'intuition, raison pour laquelle Kant peut soutenir – quelle que
soit l'ouverture [Eröffnung, cf. p. 144] que nous donne la raison pratique –, ne pas contrevenir aux
principes critiques].
101. Kant donne maintenant comme deux façons opposées de concevoir synthétiquement le rapport
vertu-bonheur, ce qu'il donnait à l'instant pour les deux façons opposées dont épicuriens et stoïciens
ont pensé analytiquement ce même rapport. Cette incohérence apparente vient de ce que ce rapport
que les anciens se sont efforcés artificiellement et laborieusement de penser (en allant contre
l'évidence) [cf. ergrübeln : ni « chercher à simuler » (Picavet, p. 121), ni « chercher à établir »
(Ferry/Wissman dans la Pléiade, t. 2, p. 744), mais « se creuser l'esprit »] comme analytique est
foncièrement et évidemment synthétique.
102. Kant ne formule ni thèse ni antithèse. La chose est ici assez complexe et donne lieu à des exégè-
ses divergentes. Il y a à distinguer, à notre avis, entre une forme originaire et une forme dérivée, si
l'on peut dire, de l'antinomie.
L'antinomie consiste primordialement dans la « thèse » : la vertu et le bonheur doivent être unis et
dans l' « antithèse » : vertu et bonheur ne peuvent pourtant être liés (la liaison analytique comme la
liaison synthétique étant impossibles).
L'antinomie semble toutefois reformulée (cf. bas de la p. 123), de façon dérivée, au niveau de la
représentation du lien synthétique, causal, posé comme requis, et transformée en une alternative ; il
ne s'agit pas d'un conflit mais de l'énoncé de deux impasses. Nous sommes face à une alternative (il
faut ou que… ou que…), or les deux voies sont impossibles. Conclusion (tacite) : donc le souverain
bien est une représentation vide et vaine.
Toute identité de la vertu et du bonheur étant principiellement récusée, l' « antinomie » dérivée réside
entre la « thèse » de la liaison synthétique, causale, du bonheur produisant la vertu (i.e. : le bonheur
mobile de la vertu) et l' « antithèse » de la liaison causale de la vertu produisant le bonheur (la vertu
comme cause efficiente du bonheur) (ainsi V. DELBOS peut-il écrire que « la recherche d'un rapport de
causalité entre la vertu et le bonheur donne naissance à une antinomie », Philo. pratique de Kant,
p. 384).
Le conflit antinomique, qui consiste ici dans l'exigence de quelque chose qui paraît impossible, n'est
pas originairement entre deux modes alternatifs de représentation de cette causalité aussi impossibles
l'un que l'autre, mais dans l'impossibilité d'admettre cette causalité (antithèse) qui se trouve pourtant
exigée (thèse). Cette liaison synthétique exigée ne peut consister que dans la causalité du bonheur ou
dans celle de la vertu. La solution consiste à montrer que la « thèse » [de l'alternative] de la causalité
du bonheur est fausse absolument (il résulte à l'évidence des Fondements comme de l'Analytique de la
raison pratique que la morale n'est pas le moyen du bonheur) tandis que l'antithèse [de l'alternative]
de la causalité de la vertu ne l'est que relativement (elle n'est fausse que si cette connexion est à
chercher dans le monde sensible). Comme dans la Critique de la raison pure, la distinction de deux
mondes permet de sortir d'une impasse tenant à une fausse alternative.
[Si l'antinomie n'est pas présentée comme tenant directement au conflit entre le caractère formel et
objectif du principe moral qui exclut la considération du bonheur et l'exigence de l'union de la vertu et
du bonheur, il en provient toutefois comme nous l'avons montré supra (voir note).]
103. L'antinomie doit être résolue non seulement dans l'intérêt de la moralité mais aussi parce qu'un
conflit entre la moralité et le cours du monde constituerait une sorte de contradiction intolérable dans
l'être. Cf. Leçons sur la théorie philosophique de la religion, Le Livre de poche, 1993, p. 146 : « s'il
n'y avait pas lieu d'espérer qu'une créature qui se serait conduite selon les lois éternelles et immédiates
de la nature, et par là devenue digne du bonheur et devant donc participer en fait à ce bonheur, si donc
pour une telle créature aucun bien-être ne devait résulter de sa bonne conduite, il y aurait alors une
contradiction entre la moralité et le cours de la nature ».
104. L'impossibilité de cette connexion ôterait au devoir de sa réalité objective, disent les Leçons sur
la théorie philosophique de la religion : « A quoi donc se rendre digne du bonheur s'il n'existe aucun
être qui puisse nous procurer ce bonheur ? » (p. 147)
L'impossibilité de l'élément que nous lions nécessairement à la vertu (le bonheur) ne pourrait-il ou ne
devrait-il pas nous conduire à mettre en cause cette liaison comme apparente ? Si cet élément est
impossible, on peut logiquement conclure soit à l'apparence de cette impossibilité (solution
kantienne), soit à l'apparence de ce lien…
(Notons que, plus Kant dissocie ces deux termes et écarte que leur liaison puisse être immanente, plus
il rend artificielle ou proprement miraculeuse leur réunion… On peut se demander 1. si la vertu peut
se satisfaire que la liaison vertu-bonheur soit seulement synthétique, c'est-à-dire malgré tout acciden-
telle (puisqu'elle ne réside pas dans la nature même des choses, mais n'est possible que si un tiers peut
et veut l'établir ; la vertu pourrait bien vouloir un lien plus organique. On peut se demander 2. si la
vertu peut se satisfaire d'un bonheur en différé seulement, si elle ne réclame pas la connexion vertu-
bonheur dès ici bas…)
105. La dialectique empiète par avance sur la doctrine des postulats.
Kant ne transforme-t-il pas ici indûment la liaison entre la moralité et la possibilité du souverain bien
en une dépendance de la première à l'égard de la seconde ? Outre que cette connexion est davantage
proclamée nécessaire a priori qu'elle n'est réellement établie telle (L. W. BECK se montre ici sévère
dans son commentaire de la seconde Critique), Kant fait ici dangereusement dépendre la consistance
de l'impératif moral de la possibilité même du souverain bien au point que si celui-ci était impossible,
la loi morale elle-même en deviendrait ipso facto chimérique !
106. Kant réduit ici l'antithétique aux seules antinomies dynamiques et singulièrement à la troisième
antinomie. Comme dans la Critique de la raison pure, la distinction de deux mondes permet de sortir
d'une impasse tenant à une fausse alternative, à ceci près que la différence entre le phénomène et la
dition qu'il n'y ait qu'un seul monde ; la distinction de deux plans, celui du
sensible et celui de l'intelligible, permet de la lever et d'admettre que la vertu
puisse être cause du bonheur. S'il est impossible que la vertu produise le
bonheur si l'existence dans le monde sensible est la seule possible, elle peut
le produire s'il y a une existence nouménale. Il n'est pas impossible que la
moralité de l'intention ait une connexion nécessaire, du moins médiate (par
l'intermédiaire d'un auteur intelligible de la nature comme cause), avec le
bonheur comme effet dans le monde sensible. L'antinomie est résolue par
une cause nouménale (= Dieu) en rapport avec la vertu, qui proportionne le
bonheur à la vertu 107.
« Par conséquent, en dépit de cette contradiction apparente d'une
raison pratique avec elle-même, le souverain bien […] est possible pratique-
ment, et les maximes de la volonté qui s'y rapportent, quant à leur matière,
ont de la réalité objective. Cette réalité atteinte au début par cette antinomie
de la moralité et du bonheur, suivant une loi universelle, ne le fut que par
une simple méprise, parce qu'on prenait le rapport entre des phénomènes
pour un rapport des choses en soi à ces phénomènes » (p. 124).
chose en soi peut difficilement être tenue pour équivalente à celle entre l'ici bas et l'au-delà (cette vie
et la vie après la mort) où doit se réaliser l'union de la vertu et du bonheur [Kant reproche aux anciens
d'avoir cru trouver « déjà dans cette vie [schon in diesem Leben] (dans le monde sensible) une
proportion tout à fait exacte entre le bonheur et la vertu » (p. 124)] ; — au passage, on peut se
demander si la solution kantienne qui consiste à différer la réalisation de cette liaison, à l'assurer dans
l'au-delà seulement résout suffisamment l'antinomie. Pour temporaire qu'il soit, le divorce doit être
admis.
107. Le principe de cette solution n'est rien d'autre que l'existence de Dieu comme postulat. On
comprend pourquoi la doctrine des postulats de la raison pratique doit résider dans la dialectique de la
raison pratique.
108. C'est là formuler la question du droit à poser la réalité de ce dont l'impératif moral exige la
réalité (question qui sera aussi envisagée infra, VIIIème section, p. 152 note).
109. Kant reviendra sur cette question capitale dans la section VIII du chapitre 2, pp. 151 sqq : quelle
objectivité peuvent avoir les postulats de la raison pratique, quelle objectivité la synthèse pratique
peut-elle réclamer ? que peut prouver un besoin ? Kant distingue du tout au tout entre une assertion
théorique reposant sur un intérêt pathologique, sensible et une assertion théorique reposant sur le
besoin pratique. A l'objection quant au droit de conclure du besoin subjectif à la réalité objective
même de l'objet correspondant à ce besoin, Kant répondra toujours que l'objection n'est qu'appa-
remment pertinente ; c'est certes parfaitement vrai dans tous les cas où le besoin [Bedürfnis] est un
principe simplement subjectif de désir, où le besoin est fondé sur la seule inclination [Neigung] ; mais
il s'agit ici, chose tout à fait différente, d'« un besoin rationnel [Vernunftbedürfnis] dérivant d'un
principe objectif de détermination de la volonté, c'est-à-dire de la loi morale, qui oblige nécessaire-
ment tout être raisonnable, par conséquent l'autorise [berechtigt] à supposer a priori dans la nature des
conditions qui y sont appropriées ».
110. C'est la raison pathologiquement déterminée qui s'exprime lorsque l'on pose la réalité du paradis
tel que les mahométans se le représentent ou celle de l'union-fusion intime de l'âme avec Dieu, telle
que les mystiques se la représentent (p. 130). Tout cela n'est que Träumerei… Ici le désir incite à tenir
pour réelles de pures monstruosités [Ungeheuer].
propositions comme quelque chose d'étranger, qui n'a pas poussé sur son
propre terrain [ein fremdes Angebot, das nicht auf ihrem Boden
gewachsen], elle doit les admettre dans la mesure où elles sont insé-
parablement liées à l'intérêt pratique de la raison pure. Elle ne doit pas plus
les rejeter ou les ignorer que les prendre pour ses propres lumières [nicht
ihre Einsichten], mais elle doit y voir des « extensions [Erweiterungen] de
son usage à un autre point de vue », extensions qui ne sont pas contraires à
son intérêt qui est de limiter la démesure spéculative [in der Einschränkung
des spekulativen Frevels].
Sans cette subordination [Unterordnung] de la raison spéculative à la
raison pratique, en effet, la raison serait en conflit [Widerstreit] avec elle-
même : d'une part la raison spéculative n'accueillerait [aufnehmen] pas les
positions théoriques inséparables des principes a priori de la raison
pratique ; d'autre part, la raison pratique n'accepterait pas les limites de la
raison spéculative et l'entraînerait dans l'extravagance [Schwärmerei]. La
subordination inverse de la raison pratique à la raison spéculative n'est pas
envisageable : on ne peut demander à la raison pratique de se subordonner à
la raison spéculative, tout intérêt étant pratique (« l'intérêt même de la raison
spéculative n'est que conditionné et [qu'] il est seulement complet dans
l'usage pratique. » p. 131 111). Le primat de la raison pratique sur la raison
spéculative est donc nécessaire parce que fondé dans la raison elle-même
(en tant qu'il n'y a qu'une seule raison).
Les postulats112
111. Cf. Critique de la raison pure, p. 549-550. « Quel usage pouvons-nous faire de notre enten-
dement, même par rapport à l'expérience, si nous ne nous proposons pas des fins ? Or les fins
suprêmes sont celles de la moralité ».
112. L'expression « Postulat der reinen Vernunft » ne figure pas dans la Critique de la raison pure.
Alors que Kant déclare dans la 7ème section de la critique de la théologie rationnelle (TP, p. 448) que
les lois morales postulent [postulieren] l'existence de l'être suprême, on lit seulement dans le chapitre
du Canon de la raison pure que « la raison se voit forcée d'admettre [genötigt anzunehmen] l'existence
d'un tel être [Dieu], ainsi que la vie dans un monde que nous devons considérer comme futur »
(p. 547). Elle figure par contre dans l'essai de 1786 Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée. On peut
appeler « "postulat de la raison" la croyance rationnelle qui, au point de vue pratique, s'appuie sur le
besoin, dans la vie morale, de l'usage de la raison. Non certes, comme s'il s'agissait d'un acte d'intel-
lection [Einsicht] qui donnerait satisfaction à toutes les exigences logiques de la certitude, mais parce
que cet assentiment [Fürwahrhalten] ne le cède en dignité à aucun savoir – même s'il s'en distingue
pleinement selon sa nature » (trad. Philonenko, Vrin, p. 84).
113. Le souverain bien nous paraît être moins un postulat en contenant trois qu'un postulat imposant
que l'on pose d'autres postulats, qui constituent ainsi des sortes de postulats au carré.
114. Quelles peuvent être les conditions et les formes de ce progrès indéfini ?
La conception de l'immortalité comme condition de la prolongation de l'effort moral diffère de celle
du christianisme pour lequel le combat moral n'a lieu qu'ici bas. — L'immortalité n'est pas un postulat
totalement indépendant de la possibilité du souverain bien compris comme union de la vertu et du
bonheur. Elle ne se réduit pas à une condition d'une approche asymptotique de la sainteté, d'une con-
formité parfaite des intentions à la loi ; elle est au service de la réalisation du souverain bien. « La
conformité complète des intentions à la loi morale est la condition suprême du souverain bien »
(p. 131) ; « le souverain bien n'est pratiquement possible que dans la supposition de l'immortalité de
l'âme » (p. 132). Cf. Cr. de la faculté de juger, § 91, p. 274, note : « attendre de la nature seule (en
nous et en dehors de nous) un tel résultat de notre bonne conduite, sans admettre un Dieu et
l'immortalité, est un espoir vain, sans fondement ». Cf. l'Annonce de la prochaine conclusion d'un
traité de paix perpétuelle en philosophie [1796] : « [l'] immortalité comme un état où son bien-être ou
sa souffrance doivent être attribués à l'homme en proportion [in Verhältnis auf] de sa valeur morale »
(v. Pléiade, t. 3, p. 426). C'est de l'exigence-postulat du souverain bien que dérivent les postulats de
la divinité et de l'immortalité, cf. ibid. : « l'être qui seul peut accomplir cette répartition proportion-
nelle [proportionierte Austeilung] est Dieu ; et l'état dans lequel cet accomplissement peut être
effectué, pour des êtres terrestres raisonnables, d'une façon qui soit seulement parfaitement appropriée
à ce but final, c'est l'hypothèse [Annahme] d'une permanence de la vie qui est déjà fondée dans leur
nature, c'est-à-dire l'immortalité » (p. 427).
115. Mais est-il nécessaire, pour que l'exigence morale ne soit pas chimérique et vaine, que nous
puissions disposer d'une durée infinie pour nous moraliser ?
116. Il faudrait distinguer dans la doctrine kantienne entre les exigences proprement dites de la
moralité (sa réalisation complète, d'une part, et le bonheur comme sanction de la vertu, d'autre part) et
ce qu'il faut postuler, d'après Kant, pour que ces exigences soient satisfaites (immortalité / Dieu). Les
stoïciens seraient dans le vrai en liant à la moralité l'exigence de sa réalisation complète et le bonheur
comme sanction de la vertu. Mais dans le faux parce qu'ils croient cette réalisation complète possible
en cette vie et le bonheur possible, sans médiation, par la seule vertu. La raison pratique stoïcienne
postule la réalisation complète de la moralité sans la situer dans l'au-delà et la connexion vertu-
bonheur sans faire appel à Dieu pour la réaliser.
117. Les mauvais esprits se demanderont si la philosophie pratique de Kant est bien au niveau de
l'exigence manifestée par le criticisme, avec le point de vue « copernicien » : pour expliquer l'accord
des catégories a priori avec la nature, Kant rejette en effet l'appel à Dieu comme la solution la plus
insensée et la plus paresseuse qui soit et élabore toute la doctrine de l'entendement législateur de la
nature. Tout se passe comme si la philosophie kantienne se bornait à déplacer le lieu et le moment de
faire appel à Dieu. La différence est-elle si grande avec les philosophies qui font appel à Dieu pour
réunir ce qui doit bien être uni, sans que l'on puisse voir comment cela se pourrait naturellement
(l'âme et le corps, la cause et l'effet, nos idées et les choses, etc.) ?
Par ailleurs, si la raison théorique nous avait déjà conduit à chercher du côté d'un être divin la raison
de l'harmonie et de l'ordre dans la nature physique, on pourrait moins arbitrairement chercher en Dieu
la condition de la connexion harmonique de la vertu et du bonheur dans le monde moral. Mais à
défaut de toute physico-théologie spéculative, la démarche conduisant à ériger Dieu en condition du
souverain bien ou, ce qui revient au même, de l'ordre moral, peut paraître insuffisamment fondée. De
quel droit exiger que l'on rattache à une cause divine un ordre moral si l'ordre physique ne l'exige
pas du tout ? Une théologie pratique peut-elle se passer de l'appui préalable d'une théologie
physique ?
118. Avec cette thèse de Dieu comme postulat de la raison pratique, Kant inaugure une théologie ori-
ginale (que vont développer Fichte, Schleiermacher, etc.) selon laquelle le règne de Dieu est exigé par
la raison pratique. La religion procède de la morale ; elle n'est pas ce dont dérive la morale, ce qui la
fonde [l'impératif moral n'est pas un commandement divin : rupture avec la conception mosaïque de la
Loi – ou intériorisation du Décalogue (dira Nietzsche) ?], mais ce qu'elle requiert comme complé-
ment. Fonder comme on l'a fait jusqu'à ce jour la morale sur la religion, c'est substituer à l'autonomie
qu'est la moralité, l'hétéronomie. Cela étant, la loi morale conduit à reconnaître indirectement tous les
devoirs comme des commandements divins.
119. On ne voit guère pourquoi cette connexion devrait attendre et être repoussée dans un monde
futur. « La raison – écrit Kant dans la Critique de la raison pure (p. 546) – se voit forcée d'admettre
un tel être, ainsi que la vie dans un monde que nous devons considérer comme un monde futur [als
eine künftige] ». Il s'agit d'une autre vie destinée à compenser celle-ci où la moralité est impuissante à
obtenir le bonheur dont elle est digne. Pourquoi diable devons-nous considérer un monde intelligible
sous les traits d'un monde futur et comment le faire sans contradiction puisque cela revient à conce-
voir l'intelligible sous une condition phénoménale ?
120. Dans son commentaire, L. W. BECK stigmatise ici une transitivité discutable : Kant passe du
devoir de réaliser ce que le devoir commande au devoir de réaliser le souverain bien sous prétexte que
le premier est un élément constitutif du second…
121. « la morale n'est pas à proprement parler [nicht eigentlich] la doctrine qui nous enseigne
comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes [würdig]
du bonheur. C'est seulement lorsque la religion s'y ajoute [dazu kommt], qu'entre [tritt… ein] en nous
l'espérance [die Hoffnung] de participer un jour [dereinst] au bonheur dans la mesure où nous avons
essayé de n'en être pas indignes. » (p. 139)
122. La liberté n'est pas ici mentionnée. Elle l'est par contre dans la section VI du chapitre de la
Dialectique « Sur les postulats de la raison pure pratique en général », cf. p. 142 : « ces postulats sont
ceux de l'immortalité, de la liberté considérée positivement (comme causalité d'un être, en tant qu'il
appartient au monde intelligible) et de l'existence de Dieu ». L'absence de la liberté au nombre des
postulats vient de ce qu'elle n'est pas requise par la loi morale au même titre que l'immortalité et
l'existence de Dieu. Ce statut particulier explique qu'elle puisse tantôt figurer au nombre des postulats,
tantôt non. Elle est une condition nécessaire de l'action morale. Son existence est contenue dans
l'impératif catégorique qui ne laisse pas place au doute (cf. Traité de paix perpétuelle en philosophie,
Pléiade, t. 3, p. 427). Si nous n'étions pas libres, l'action morale ne serait pas vaine et dénuée de sens,
mais impossible ; par contre si nous ne sommes pas immortels et si Dieu n'existe pas (si le souverain
bien est inexistant), l'action morale n'en devient pas impossible pour autant, elle perdrait seulement (si
l'on peut dire) son sens.
En fait, la question du statut de la liberté (fait ou postulat ?), dans la Critique de la raison pratique,
est des plus complexes (cf. Delbos, p. 397 sqq) : il n'est pas assuré qu'il s'agisse dans l'Analytique et
dans la Dialectique de la liberté dans le même sens, ce qui expliquerait que KANT puisse tantôt la
présenter comme une réalité, tantôt comme un postulat. Kant semble bien distinguer entre la liberté
dont il dit dans l'Analytique qu'elle est « prouvée » [bewiesen] par la loi (cf. p. 47) et la liberté dont il
dit dans la Dialectique qu'elle est « postulée » [postuliert] par la loi (cf. p. 143). Dans l'Analytique, la
liberté se confond avec la loi elle-même, elle n'est rien d'autre que le pouvoir de la législation
pratique, le pouvoir de formuler l'impératif catégorique (le pouvoir de se représenter une loi indépen-
dante de tous les mobiles sensibles, le pouvoir pratique de la raison qui consiste à se donner des
principes objectifs). Cf. p. 45-6 : « il s'agit, non du résultat, mais seulement de la détermination de la
volonté et du principe déterminant de sa maxime, comme volonté libre. Car, si pour la raison pure, la
volonté est seulement conforme à une loi, il en sera ce qu'il pourra de son pouvoir dans l'exécution, il
en résultera réellement ou non une nature telle que celle qui est possible d'après ces maximes de la
législation, la Critique ne s'en inquiète pas, puisqu'elle cherche seulement si une raison pure peut être
pratique, c'est-à-dire déterminer immédiatement la volonté, et comment elle peut l'être » (p. 45-6).
La liberté devient dans la Dialectique le pouvoir d'agir suivant la loi morale (pouvoir d'obéir à la loi),
la faculté d'atteindre but (le Traité de paix perpétuelle en philosophie la définit « comme pouvoir en
l'homme de prétendre à l'accomplissement de ses devoirs […] contre toute puissance de la nature »,
cf. Pléiade, t. 3, p. 426). Ce qui est objet de postulation, c'est le « pouvoir d'accomplir dès maintenant
dans la vie terrestre […] la moralité, malgré tous les obstacles que peuvent nous susciter, en tant que
nous sommes des êtres sensibles, les influences de la nature […], ce pouvoir, c'est la foi en la vertu
qui est en nous le principe nous permettant d'atteindre au souverain bien », c'est l' « autocratie » de la
raison, écrit Kant dans les Progrès [1793] (cf. éd. Guillermit, p. 55). Kant distingue ici très nettement
entre l'autonomie de la volonté et l'autocratie de la raison pratique.
l'objet se confond avec l'objet des sens, la liberté n'est plus pensable. Seule
la doctrine suivant laquelle l'objet sur lequel porte la connaissance n'est pas
l'objet tel qu'il existe en soi, indépendamment du sujet connaissant, mais
seulement l'objet dans son rapport au sujet, l'objet assujetti aux conditions
subjectives de la sensibilité et de l'entendement sous lesquelles seules il peut
être un objet pour nous, seul l'idéalisme transcendantal permet d'écarter
décisoirement toutes les affirmations du matérialisme 123.
124. Pour une réflexion critique – sévère et peut-être injuste – sur les postulats de la raison pratique,
voir HEGEL (cf. Phénoménologie de l'esprit, chap. VI, L'esprit, C. L'esprit certain de soi-même, la
moralité, trad. J. Hyppolite, Aubier, t. II, pp. 142 sqq ; trad. Lefebvre, Aubier, pp. 398 sq ; trad.
Jarczyk & Labarrière, Gallimard, pp. 525 sqq. Voir le commentaire de Martial GUEROULT : « Les
"déplacements" (Verstellungen) de la conscience morale kantienne selon Hegel », in Hommage à
Jean Hyppolite, PUF, coll. « Epiméthée », 1971, p. 47-80 ; voir aussi Leçons sur l'histoire de la
philosophie, éd. Garniron, Vrin, t. VII, 1991, p. 1879-84). V. les textes de Hegel cités en appendice.
125. Ces vues suscitent l'ironie de L. W. BECK : Kant serait ici comme cette jeune fille voulant se
défendre d'avoir un enfant hors mariage en arguant que son bébé est tout petit, petit !
126. On peut sérieusement s'interroger sur le concept même des « postulats » de la raison pratique –
« propositions théoriques inséparablement liées à une loi pratique valant inconditionnellement a
priori » : quelle est la nature de ce lien ? s'agit-il d'une condition de possibilité ou de ce que l'on doit
admettre pour que l'action morale ait tout l'espace dont elle a besoin, ait toute sa force, pour que nous
puissions la prendre au sérieux, pour qu'elle ne devienne pas un objet de mépris, une condition de
sens (qu'en tant que raison pratique, je réclame l'harmonie de la nature et de la moralité, que le sou-
verain bien existe, qu'il y ait un Dieu et que je sois immortel) ? Il n'est pas sûr que Kant ait toujours
choisi, ni même, en vérité, qu'il pût choisir : il lui est en effet interdit de faire dépendre l'obligation de
l'admission de quelque chose qui ne soit pas elle, de quelque hypothèse ou savoir spéculatifs que ce
soit, il ne faut pas que l'objectivité de la loi morale puisse dépendre en quoi que ce soit de la
possibilité du souverain bien, les postulats ne peuvent que découler de la loi, la loi ne peut jamais en
résulter ; mais, d'un autre côté, il ne peut davantage tenir à l'opposé les postulats pour des hypothèses
risquées ou pour de simples compléments facultatifs. L'athéisme ne peut dispenser d'obéir à la loi,
mais d'un autre côté la loi a le théisme pour horizon nécessaire… (V. infra, commentaire du § 87 de la
Cr. de la faculté de juger).
Dire que « si donc il y a un devoir d'agir en vue d'un certain but, le souverain bien, il me faut aussi
être fondé à admettre [berechtigt sein, anzunehmen] qu'existent les conditions sous lesquelles
seulement cette effectuation du devoir est possible » (cf. Traité de paix perpétuelle en philosophie
[1796], p. 426, n.) et soutenir en même temps que le devoir d'agir en vue d'une certaine fin ne tire
aucunement son objectivité de ces conditions, tel est le paradoxe kantien…
127. Le monde intelligible est un monde d'être libres, immortels, dans un Royaume de Dieu
(cf. MARTY, Naissance de la métaphysique, Beauchesne, 1980, p. 294).
128. « S'il n'y a là aucune extension [keine Erweiterung] de la connaissance d'objets supra-sensibles
donnés, il y a cependant une extension de la raison théorique et de la connaissance relativement au
supra-sensible en général [in Ansehung des Übersinnlichen überhaupt], en tant que la raison est
forcée d'admettre [genötigt… einzuräumen] qu'il y a [daß es gebe] de tels objets, quoiqu'elle ne puisse
les déterminer plus exactement [näher bestimmen], ni par conséquent étendre cette connaissance des
objets elle-même (qui sont maintenant donnés par un principe pratique et seulement aussi pour un
usage pratique) » (p. 145, corrigé). Ce que la raison spéculative pensait comme problématique (im-
mortalité, liberté, Dieu) est désormais considéré comme donné, comme comportant une réalité objec-
tive (pratique). Le philosophème du kantisme n'est pas le philosophème « positiviste » que notre
raison ne peut s'étendre au supra-sensible, mais qu'elle ne peut s'y étendre par la voie spéculative : la
voie pratique réalise à sa manière ce que la voie spéculative semble fallacieusement promettre.
Kant est tout de même ici sur la corde raide : on pénètre ou non (quelle que soit la manière ou la
profondeur de l'incursion) dans le supra-sensible, on affirme ou non la réalité de ce dont on ne pouvait
jusqu'alors penser au plus que la possibilité. Si elle ne peut toujours pas déterminer [bestimmen : en
quoi consiste précisément la connaissance] des objets supra-sensibles – le voile n'est pas levé sur leur
nature, leur possibilité interne même (la psychologie rationnelle, par exemple, n'est pas restaurée :
aucune thèse dualiste n'est formulée sur l'âme et son existence séparée, sur sa nature –, la raison n'en
est pas moins maintenant forcée d'admettre [annehmen, einräumen] la réalité d'objets supra-sensibles
(liberté, immortalité, divinité). Comment ne pas tenir pour une connaissance, pour un accroissement
de la connaissance, l'affirmation même de la réalité du supra-sensible quand ce serait pour des raisons
exclusivement pratiques et quand nous n'en pénétrerions ni la possibilité ni la nature ? D'autant plus
que Kant constitue une théologie pratico-dogmatique* : le concept de l'être suprême ne reste pas
indéterminé : il doit être représenté sous des prédicats moraux (cf. not. p. 140, note et Méthodologie
de la Cr. de la faculté de juger téléologique).
[* Les Progrès distinguent une doctrine dogmatique théorique [theoretisch-dogmatische Doktrin] et
une discipline dogmatique pratique [praktisch-dogmatische Diziplin], un usage dogmatique-théorique
[theoretisch-dogmatischer Gebrauch] et un usage dogmatique-pratique de la raison, la praktisch-
dogmatische et la theoretisch-dogmatische Erkenntnis (cf. p. 27 not.)].
Admettons qu' « aucune proposition synthétique n'est possible par cette réalité qui leur [les objets
supra-sensibles] est reconnue [durch diese eingeräumte Realität] » (cf. p. 144), il reste que, leur
reconnaître une réalité, cela ne se peut que par une proposition qui pour être « pratique » n'en est pas
moins synthétique !
129. Kant y est revenu dans la préface (cf. p. 3). La Critique dénie [absprechen] la réalité objective à
l'usage supra-sensible des catégories et la leur reconnaît [zugestehen] cependant, relativement aux
objets de la raison pure pratique. « Cela doit paraître nécessairement inconséquent, aussi longtemps
qu'on ne connaît cet usage pratique que de nom ». « Mais si maintenant, par une analyse complète de
la raison pratique, on apprend que la réalité dont il est ici question n'implique aucune détermination
théorique des catégories, aucune extension de la connaissance au supra-sensible, mais qu'on veut dire
seulement qu'à cet égard un objet leur appartient en tout lieu, parce qu'elles sont contenues a priori
dans la détermination nécessaire de la volonté ou liés inséparablement à son objet, l'inconséquence
disparaît [so verschwindet jene Unkonsequenz], puisque l'usage qu'on fait de ces concepts est
différent de celui que réclame la raison spéculative ».
Loin que la Critique de la raison pratique vienne contrevenir à l'enseignement de la Critique de la
raison pure, elle lui offre une confirmation très satisfaisante [befriedigende Bestätigung] et à peine
espérée [kaum zu erwartende !] : « car celle-ci nous enjoignait de ne voir dans les objets de
l'expérience, pris comme tels et comprenant notre propre sujet, que des phénomènes, mais en même
temps de leur laisser comme fondement [Grund] des choses en soi, partant de ne prendre ni tout objet
supra-sensible pour une fiction, ni son concept pour un concept vide ; voici maintenant la raison
pratique, qui, par elle-même et sans s'être concerté [ohne Verabredung] avec la raison spéculative,
accorde de la réalité à un objet supra-sensible de la catégorie de causalité, à la liberté (quoiqu'elle ne
la lui accorde, comme un concept pratique, que pour l'usage pratique), et confirme ainsi par un fait,
ce qui dans le cas précédent pouvait simplement être pensé ».
de cet être suprême » (p. 148-9). Parce que nous ne pouvons jamais con-
naître qu'une partie limitée du monde, nous ne pourrons jamais être en droit
d'affirmer que cet être possède l'omniscience, la toute-puissance, la toute-
bonté, etc. « Le concept de Dieu demeure dans la voie de l'expérience (de la
physique) toujours un concept qui n'est pas, quant à la perfection de l'être
premier, assez exactement déterminé pour que nous ne le considérions
comme adéquat au concept de la divinité » (p. 149). Ce qui est impossible
par la voie empirique de la physique est, en revanche, possible par la voie de
la morale 130 : sur ce terrain, et sur lui seul, Dieu doit être représenté
comme perfection suprême : « il doit être omniscient pour connaître ma con-
duite et jusqu'à mon intention la plus secrète, dans tous les cas possibles et
dans tout le temps à venir ; tout-puissant, pour attribuer à ma conduite des
conséquences appropriées [die angemessenen Folgen zu erteilen] 131, et de
même présent partout, éternel, etc. Par conséquent, la loi morale, par le
concept de souverain bien comme objet d'une raison pure pratique 132, déter-
mine le concept de l'être premier comme être suprême, ce que la méthode
physique (et en remontant plus haut, la méthode métaphysique) 133, par
conséquent toute la méthode spéculative de la raison pure ne pouvait
produire. Donc le concept de Dieu est un concept qui n'appartient pas origi-
nairement [ursprünglich] à la physique, c'est-à-dire à la raison spéculative,
mais à la morale [c'est-à-dire à la raison pratique], et on peut dire la même
chose des autres concepts de la raison dont nous avons traité précédemment
comme de postulats de la raison dans son usage pratique » (p. 149-150) 134.
130. La théologie morale a-t-elle sur la théologie physique tous les avantages dont Kant la pare ?
Faut-il bien pour assurer la connexion vertu-bonheur chez l'homme une cause omnisciente, toute-
puissante, omniprésente, etc. ? Le concept de Dieu pourrait bien rester aussi insuffisamment
indéterminé sur le plan moral que sur le plan physique et la théologie pratique pourrait bien avoir
besoin, à son tour, d'une censure aussi sévère que celle qu'a fait subir HUME à la théologie physique et
dont Kant entérine les attendus.
131. On peut se demander si l'exigence pratique d'une connexion vertu-bonheur qui conduit à postuler
une cause transcendante pour qu'elle soit satisfaite implique bien la représentation proprement
religieuse d'un Dieu rémunérateur et juge. Kant passe en effet de la représentation qui pourrait (et
devrait peut-être) rester indéterminée d'un être suprême chargé d'assurer une connexion appropriée
entre la vertu et le bonheur qu'elle mérite à la représentation, proprement religieuse et judéo-
chrétienne, d'un être récompensant la bonne conduite, scrutant les cœurs pour déterminer la pureté de
l'intention (cf. Cours de métaphysique, trad. Castillo, livre de poche, p. 435). Au saut que constitue
l'affirmation que le souverain bien auquel nous aspirons est réel vient s'ajouter celui par lequel est
affirmé le Dieu judéo-chrétien.
132. Et seulement sous ce rapport, on s'en souviendra. La morale n'a pas d'autre titre à exiger Dieu
que comme garant de la réalisation du souverain bien.
133. Ce point est essentiel : la métaphysique (spéculative) prolonge la physique. Cf. p. 148 : la
métaphysique ne fait rien de plus que contenir les principes purs a priori de la physique.
134. On comprend ici pleinement le sens de la critique kantienne de la théologie rationnelle dans la
Critique de la raison pure, et d'une manière générale, de toute la métaphysique spéciale (à mille
lieues de celle d'un HUME !) : il s'agit de replacer les concepts d'immortalité, de liberté et de Dieu sur
leur véritable terrain, qui n'est pas celui de la physique mais celui de la morale. L'échec de toutes ces
démonstrations vient de ce qu'on n'a pas tenté de les établir sur leur terrain d'origine, sur le site où ils
ont leur origine, leur nécessité et leur garantie. L'échec de la métaphysique ne tient qu'à cette erreur :
on a voulu établir sur le terrain de la physique (dont le métaphysique n'est que le prolongement) ce
qui appartient originairement à la morale : sur le terrain de la [méta]physique, 1. il est impossible de
parvenir à ces objets, il n'y a pas d'accès possible au supra-sensible, 2. il est impossible de les relier
avec la loi morale (cf. Cr. de la faculté de juger, § 91, p. 275-6). Il y a un Dieu, etc. ne sont pas des
propositions de la métaphysique (des propositions qui importeraient à la physique), mais des
propositions qui importent à la seule morale.
La méthodologie de la Critique de la faculté de juger téléologique reprendra ce thème : la théologie
ne peut être qu'une éthico-théologie. Sur le terrain de la physico-théologie, on est condamné à se
heurter aux objections de HUME .
135. Cf. les vues de Kant sur le caractère inévitable de l'idéalisme si la réalité du monde extérieur se
trouve ainsi conclue (réfutation du 4ème paralogisme de la psychologie transcendantale, 1ère éd. de la
Cr.).
136. On a vu dans la section précédente qu'il est impossible de s'élever par des raisonnements
absolument sûrs de la connaissance de ce monde à l'existence de Dieu. Il ne reste plus pour la raison
qu'une seule manière de procéder pour parvenir à cette connaissance, c'est de déterminer son objet en
partant, comme raison pure, du principe suprême de son usage pratique. Alors se montre la nécessité
d'admettre un tel être suprême, relativement à la possibilité de ce souverain bien dans le monde
(p. 148-9).
137. Cf. Th. WIZENMANN (« Les résultats de la philosophie de Jacobi et de Mendelssohn », article de
1787, répliquant à Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée [1786]), SCHWAB (Sur la proportion entre
la moralité et le bonheur, 1798). La question sous-tendait toute la IIIème section (sur le primat de la
raison pratique sur la raison spéculative) du chapitre. Dans son article, WIZENMANN, critiquait Kant
qui, dans Qu'est-ce que s'orienter, invoquait comme principe pour s'orienter dans la pensée, là où
cesse nécessairement la connaissance spéculative le besoin ressenti d’affirmer la réalité de certaines
idées : « Mais c'est ici qu'intervient le droit du besoin de la raison [das Recht des Bedürfnisses der
Vernunft] (à titre de principe subjectif) lui permettant d'admettre et de supposer [vorauszusetzen und
anzunehmen] ce qu'elle ne doit point prétendre savoir en fonction de principes objectifs, ici intervient
par conséquent le droit de la raison de s'orienter dans la pensée, ou en cet espace supra-sensible
incommensurable et plein de ténèbres pour nous, uniquement d'après son propre besoin [nur durch
eigenes Bedürfnis] » (trad. Philonenko, p. 79).
138. Il n'empêche que « cette nécessité morale est subjective, c'est-à-dire un besoin [Bedürfnis], et
non pas objective, c'est-à-dire qu'elle n'est pas elle-même un devoir [Pflicht] » (p. 135) (pour requis
que soit l'assentiment théorique, il n'est pas commandé).
139. Cette page n'est d'ordinaire pas suffisamment remarquée : on y voit que Kant fait tout de même
le départ entre ce que requiert la raison pratique (la possibilité comme telle du souverain bien) et la
façon dont nous pouvons ou devons nous représenter ce qui rend possible la réalisation du souverain
bien (un ordre naturel aveugle ou un sage auteur moral du monde). Rien dans l'exposé des postulats
de la raison pratique n'avait laissé entendre qu'il y eût un choix à opérer entre plusieurs hypothèses
concurrentes, mais c'est qu'alors Kant parlait du point de vue même de l'intérêt de la moralité. Poser
Dieu comme sage auteur du monde, cela ne nous est pas seulement dicté par le besoin de rendre
possible la réalisation du souverain bien, mais cette représentation est éminemment favorable au
vouloir moral lui-même (elle le stimule et si l'on peut dire le renforce). Kant a toujours souligné que
sans cette représentation le vouloir moral risque toujours si l'on peut dire la démoralisation tant le
cours du monde est contraire à l'ordre moral (cf. Critique de la faculté de juger, § 87, tr. Philonenko,
1ère éd. 1968, p. 258-9)
On observera toutes les expressions par lesquelles Kant souligne ici l'intervention d'un choix, d'un
engagement libre [Wahl, freiwillige Bestimmung] – encore qu'il ne soit pas arbitraire. La
représentation de Dieu comme condition du souverain bien procède librement du vouloir moral lui-
même.
La section finale (p. 156 sq) insiste sur le fait que tout se passe comme
si la connaissance métaphysique spéculative était interdite à l'homme a f i n
d e rendre possible sa destination pratique !140 Si en effet nous avions sous
les yeux cette connaissance, la transgression [Übertretung] de la loi morale
serait sans doute évitée, mais l'intention [Gesinnung] morale ne pourrait que
faire défaut : nos actions seraient condamnées à être, au mieux, légales
[gesetzmäßig] et ne pourraient plus être morales [pflichtmäßig] ! 141 Les
actions conformes à la loi seraient produites par la crainte, quelques unes
par l'espérance, aucune par devoir [aus Pflicht] (p. 157). Cette privation est
donc proprement providentielle ! L'ignorance où nous sommes de
l'existence des objets supra-sensibles rend seule possible une action
désintéressée 142. Donc « la sagesse impénétrable par laquelle nous existons
n'est pas moins digne de vénération pour ce qu'elle nous a refusé que pour
ce qu'elle nous a donné en partage » 143.
La Théorie de la méthode ne détermine pas (comme dans la Critique
de la raison pure) comment constituer un système complet de la connais-
[N.B. Kant ne se contredit pas, malgré quelque apparence en soutenant d'abord que la raison
spéculative n'a pas de réponse à apporter à cette question, puis que le besoin théorique de la raison
spéculative va en faveur de l'existence d'un sage auteur du monde. Kant dit en effet 1/ que la raison
spéculative n'a rien à dire sur la question de savoir ce qui peut rendre possible une harmonie complète
entre la vertu et le bonheur, puis 2/ que notre besoin théorique dans l'usage cosmologique de notre
raison (au moins d'une façon régulatrice - cf. Cr. de la raison pure, TP, p. 481 sqq - ou si l'on préfère
réflexive) nous incite à admettre un tel auteur sage de la nature].
140. « Il est bon, écrit KANT dans une réflexion (R 4996), que nous ne sachions pas mais que nous
croyons seulement que Dieu existe » [Es ist gut, daß wir nicht wissen, sondern glauben, daß Gott
sei] ».
141. Voir Cr. de la faculté de juger, p. 283.
142. Il n'en faut pas moins que cette ignorance ne soit pas complète. Si nous ne pouvions croire en
l'existence de ces objets supra-sensibles, en l'existence de Dieu notamment, l'action morale devien-
drait fantastique et vaine (cf. p. 123). Il faut que nous nous trouvions dans cet entre-deux, sans savoir
qui ruinerait la moralité en rendant impossible le désintéressement, sans ignorance totale qui ruinerait
le crédit de la moralité : comme postulats de la raison pratique, ces objets supra-sensibles se trouvent
précisément placés dans cet entre-deux. Cela étant, nous nous demandons si la simple éventualité
d'une sanction de la conduite, eu égard à sa moralité ou immoralité, ne suffit pas à empoisonner
définitivement la situation…
143. Kant fait semblablement de la disproportion entre vertu et bonheur ici bas une chance
inestimable pour la moralité ! « Toute moralité […] serait alors vaine si notre vraie valeur devait être
déterminée par le cours des choses et le sort qui nous échoit. Toute conduite morale se transformerait
alors en un règne de prudence, l'intérêt particulier deviendrait la motivation de nos vertus. Mais
renoncer à sa tranquillité, à sa force et à son avantage quand les lois éternelles de la moralité nous le
demandent, voilà la vraie vertu, la seule digne d'une récompense future ! Et s'il n'y avait pas dispro-
portion entre la moralité et le bien-être dans ce monde, il n'y aurait pas non plus l'occasion pour
nous d'être vraiment vertueux » (Leçons sur la théorie philosophique de la religion, Le livre de
poche, 1993, p. 157). [On peut se demander toutefois si la nécessité pratique de cette connexion dans
un monde futur n'aurait pas pour effet indésirable de rendre impossible la moralité…]
sance, mais ici l'ensemble des moyens à employer pour rendre subjective-
ment pratique la raison objectivement pratique (c'est-à-dire : pour préparer
aux lois morales un accès dans l'âme humaine et leur assurer une influence
efficace sur les maximes de la volonté) ; la méthodologie de la raison
pratique sera une pédagogie. Kant examine donc la question de la culture
morale, mais dans des conditions difficiles, puisqu'il ne faut pas que la loi
fasse appel à des mobiles sensibles, à d'autres mobiles que le respect pour la
loi elle-même. Kant juge que la moralité aura d'autant plus d'empire sur le
cœur humain qu'on la montrera plus pure : il convient donc de représenter
des actions où le devoir est accompli au prix des plus grandes difficultés,
tortures physiques et morales (cf. p. 165 sq : le cas d'un honnête homme que
l'on presse de se joindre aux calomniateurs d'une personne innocente) —
mais encore fera-t-on attention à ne pas provoquer une séduction. On édu-
quera l'enfant en suscitant l'exercice de son jugement moral (en lui faisant
déterminer ce que le devoir commande, si l'action qu'il exécute ou qu'il voit
exécuter est seulement conforme au devoir ou faite par devoir).
De la conclusion, on retiendra la célèbre formule qui figurera sur la
tombe de Kant : « deux choses remplissent le coeur d'une admiration et
d'une vénération [Bewunderung und Ehrfrucht] toujours nouvelles et tou-
jours croissantes […] le ciel étoilé au-dessus de moi [der gestirnte Himmel
über mir] et la loi morale en moi [das moralische Gesetz in mir] ». Si le pre-
mier spectacle m'anéantit comme créature animale, le second, en revanche,
élève infiniment ma valeur.
APPENDICES
144. Le fait que nous les reproduisions sans les examiner ne signifie ni qu'elles ne méritent pas
l'examen, ni que nous nous les fassions nôtres. C'est qu'un examen de ces objections prendrait trop de
place et que nous ne voulons pas non plus donner l'impression de vouloir prendre fait et cause pour
notre auteur.
L'exposé des Fondements et de la CRpratique et la confrontation infra de la morale de Fichte avec
celle de Kant permettent d'éliminer nombre d'entre elles. S'il y a des objections pertinentes, la plupart
procèdent d'une lecture malveillante, trop partielle ou d'une mauvaise compréhension.
I. CRITIQUES INTRINSÈQUES
n'est pas posé par la loi morale, il est son présupposé ! Ce donné est contin-
gent. Sa présence ou son absence n'implique aucune contradiction. Du
principe formel kantien de la non-contradiction, on ne peut tirer aucun
contenu. Il ne peut trouver à s'appliquer que dans le cadre d'institutions déjà
données (un monde dans lequel il existe de la propriété, des dépôts, des
promesses, etc.). (Cf. Hegel, Bergson) : Kant serait condamné pour cette
raison à la tautologie dans ses démonstrations : un monde où les promesses
ne sont pas tenues est un monde dans lequel les promesses n'existent pas…
[L'intenable position formaliste en éthique condamnerait ainsi Kant, tantôt à
la tautologie, tantôt à argumenter par les conséquences). La conscience ne
peut connaître ses devoirs qu'en perdant son autonomie.
« Kant a les mains pures, mais il n’a pas de mains » (Charles Péguy
in Victor-Marie, comte Hugo). L'action impliquerait (cf. Sartre : Les mains
sales et L'existentialisme est un humanisme) que l'on recoure à des moyens
que la morale n'approuve pas, que l'on use de violence, que l'on se serve
d'autrui comme moyen, etc.
dé de Kant : il prit pour résultat ce dont il devait faire son principe ou son
hypothèse (la théologie), et pour hypothèse, ce qu’il aurait dû trouver au
bout de sa déduction et pour résultat (le commandement) » SCHOPENHAUER,
Fondement de la morale, § 4.
Critique des prolongements métaphysico-religieux de la morale kan-
tienne, tantôt appréciés — mais jugés trop tardifs, trop timorés, trop insuffi-
sants —, tantôt tenus pour superflus (Renouvier : quelle peut donc être leur
utilité pour la pratique ?), tantôt déplorés comme anti-moraux, tenus pour
l’expression du retour en force, sous forme déniée, de la morale théo-
logique. Certains ont critiqué la notion même de postulat, sorte d’énoncé
malhonnête affirmant trop ou pas assez. Kant prend sinon ses désirs pour la
réalité, du moins les besoins du cœur pour des principes objectifs. A l’oppo-
sé, Kant n’ose pas les restaurer comme savoirs : semi-agnosticisme irritant ;
la position est-elle tenable ? Entre le meinen [penser] et le wissen [savoir], y
a-t-il réellement une place pour le glauben [croire] ? Le glauben peut-il être
autre chose qu’une élévation indue de valeur du meinen, un déni du meinen
ou alors une sous-estimation du wissen ou sa dénégation ?
devoir [pflichtmäßig], mais pas du tout par respect pour le Devoir [aus
Pflicht].]
la vie éthique ne s'exerce pas dans le vide, elle a un cadre (cf. Hegel)
dont elle tire son contenu effectif : les devoirs. Critique de la Moralität au
nom de la Sittlichkeit [éthicité] : la vie éthique a pour cadre le sexe, la
famille, la profession, le travail, l'état social [Stand], la société civile en
général, l'Etat. Le sujet moral est homme, époux, père, propriétaire,
fonctionnaire, citoyen, etc. Ses devoirs se trouvent déterminés en
conséquence.
Kant a certes bien vu que la conduite éthique réalise la volonté libre
et raisonnable, mais il l'a interprétée comme s'il revenait à chacun de
déterminer le contenu de cette volonté ! Or c'est dans l'Etat que la
conscience particulière se trouve réellement et concrètement élevée à
l'universalité (vs imaginairement et abstraitement chez Kant avec son prin-
cipe d'universalisation de la maxime de la volonté). Hegel lui reproche de
n'avoir pas compris que la liberté concrète en acte se réalise dans l'Etat.
« L'Etat est la réalité de l'idée morale [Der Staat ist die Wirklichkeit der
sittlichen Idee], l'esprit moral en tant que volonté révélée, claire à elle-
même, substantielle, qui se pense et se sait et qui exécute ce qu'elle sait et en
tant qu'elle le sait. Il a son existence immédiate dans les mœurs et dans la
tradition ». En lui se supprime le divorce du Sollen et du Sein (Philosophie
du Droit, § 257).
Voir Eric WEIL, Hegel et l'Etat, Vrin, 1950, chap. III : « L'Etat
comme réalité de l'idée morale » ; Bernard QUELQUEJEU : La volonté
dans la philosophie de Hegel, voir « l'effectuation éthique du vouloir libre :
la communauté historique », pp. 284 sqq.)
S. La morale kantienne assimilerait morale et logique. La morale
nous commanderait d'être conséquents avec nous-mêmes. Or, le Diable peut
être lui aussi logique et respecter le principe de non-contradiction : le raciste
peut être conséquent avec lui-même. On peut être conséquent dans le bien
comme dans le mal. Le critère de la « conséquence » ne peut être érigé en
critère du devoir. Cf. par exemple, BERGSON, Les deux sources de la
morale et de la religion [1932] chap. III, pp. 86 sqq.
II
en ses propres termes : que « si le souverain bien est impossible d'après des
règles pratiques, la loi morale, qui nous ordonne de travailler au souverain
bien, doit être fantastique et dirigée vers un but vain et imaginaire
[phantastisch und auf leere eingebildete Zwecke gestellt], par conséquent
être fausse en soi [mithin an sich falsch] » (Critique de la raison pratique
p. 123). Celui qui dit dans les Leçons sur la théorie philosophique de la reli-
gion : « A quoi bon [wozu] donc se rendre digne du bonheur s'il n'existe
aucun être qui puisse nous procurer ce bonheur ? » (Le livre de poche
philosophique, p. 147).
A. Le bonheur peut tout de même faire, dans certains cas, l'objet d'un
devoir. La morale kantienne n'écarte absolument ni l'action visant à
assurer notre bonheur individuel (terrestre), ni le bonheur d'autrui.
Le bonheur n'est pas une fin comme les autres, une fin possible,
beliebig, facultative, mais notre fin de fait, inéluctablement. Non une fin qui
est voulue par quelques uns, mais une fin qui est voulue par tous. Une fin
que l'on peut supposer a p r i o r i chez tout homme ! Cf. la théorie des
divers buts et la classification corrélative des formes d'impératif dans les
Fondements de la métaphysique des mœur : 1/ fin contingente, arbitraire ;
2/ fin découlant de notre nature même, fin donnée ; 3/ fin faisant l'objet d'un
devoir absolu. Différence entre des fins facultatives [beliebig] et une fin que
Kant ne peut dire nécessaire parce qu'il réserve cette modalité pour le
Sollen ! Le bonheur est une fin à part – même si elle ne peut être érigée en
fin nécessaire. Le bonheur occupe une place à part : voulu de fait par tous,
tenant à notre essence ; il n'est pas l'une de ces fins arbitraires, simplement
possibles, mais une fin inscrite au plus profond de notre nature.
Cf. FMM, IIème section « Il y a pourtant une fin [Zweck] que l'on
peut supposer comme effectivement présente [als wirklich] chez tous les
êtres raisonnables […] et donc un but [Absicht] tel qu'il ne peut pas simple-
ment être le leur [die sie nicht etwa haben können], mais dont on peut
accorder avec certitude [sicher voraussetzen] que tous sans exception
[solche insgesamt] le poursuivent en raison d'une nécessité de leur nature
[nach einer Naturnotwendigkeit haben], – et ce but est celui consistant à
viser le bonheur [die Absicht auf Glückseligkeit]. L'impératif hypothétique
qui représente la nécessité pratique de l'action comme moyen de favoriser
l'accès au bonheur est assertorique. On ne peut pas le présenter seulement
comme nécessaire en vue de réaliser un but problématique, seulement
possible [zu einer ungewissen, bloß möglichen Absicht, vortragen], mais sa
nécessité se rapporte à une fin que l'on peut supposer avec certitude et a
priori chez tous les hommes [zu einer Absicht, die man sicher und a priori
bei jedem Menschen voraussetzen kann], parce qu'elle appartient à leur
essence [weil sie zu seinem Wesen gehört] ».
Le bonheur est une fin naturelle chez un être (raisonnable et) fini.
FMM, section I : « tous les hommes ont déjà d'eux-mêmes [schon
von selbst] la plus puissante et la plus intime inclination au bonheur [die
mächtigste und innigste Neigung zur Glückseligkeit] ».
« Etre heureux est nécessairement le désir de tout être raisonnable
mais fini [Glücklich zu sein, ist notwendig das Verlangen jedes
vernünftigen, aber endlichen, Wesens], partant c'est inévitablement un prin-
cipe déterminant [ein unvermeidlicher Bestimmungsgrund] de sa faculté de
désirer » (p. 24) - « C'est un problème qui nous est imposé par notre nature
finie elle-même [ein durch seine endliche Natur selbst ihm aufgedrungenes
Problem] ; car nous avons des besoins [wir sich bedürftig] et ces besoins
concernent la matière de notre faculté de désirer » (Critique de la raison
pratique).
1/ En tant que fin naturelle, le bonheur ne peut faire l'objet d'un com-
mandement.
jugement de chacun sur ce sujet dépend de son opinion, qui est en outre elle-
même très changeante, on peut, il est vrai, en tirer des règles générales,
jamais des règles universelles […] par conséquent, on ne peut fonder sur ce
principe des lois pratiques ».
Voir encore Critique de la faculté de juger, § 83 : « il [l'homme]
modifie si souvent ce concept que, si la nature était entièrement soumise à
son libre arbitre, elle ne pourrait être soumise absolument à aucune loi
déterminée, universelle et durable [kein bestimmtes allgemeines festes
Gesetz] pour s'accorder avec ce concept mouvant [schwankenden Begriff],
donc avec la fin que chacun se propose de façon arbitraire ».
Et quand l'unanimité régnerait, ce ne serait jamais qu'une chose con-
tingente ; le principe déterminant du bonheur ne serait que subjectivement
valable ; il n'aurait pas la nécessité d'une loi, une nécessité objective
provenant de principes a priori !
Le bonheur comme fin, et toute autre fin – toutes les fins rentrant
sous celle du bonheur –, placent la moralité de l'action dans ce qui en est
tout le contraire : l'hétéronomie du vouloir au lieu de son autonomie. Le
bonheur n'est pas écarté en tant que bonheur propre, personnel [eigene
Glückseligkeit], condamné comme égoïsme ; Kant place le principe du
bonheur général dans le même sac. Ne peut constituer la moralité de l'action
son résultat, mais uniquement sa forme, la nature de sa maxime. Placer le
principe de la moralité de l'action dans le principe du bonheur
[Glückseligkeitsprinzip], c'est considérer que la faculté de désirer est
incapable d'autonomie, qu'elle ne peut recevoir sa loi que des inclinations,
que l'homme n'est qu'animal, que la raison ne peut être pratique…
Le bonheur est écarté moins comme une fin méprisable, indigne que
pour une raison "phénoménologique" si l'on peut dire : le bonheur procuré
par l'action n'est tout simplement pas le critérium sur lequel nous nous
fondons de fait pour juger de sa moralité ; l'action est jugée sur sa valeur
intrinsèque, non comme moyen d'une fin quelconque ni même comme
moyen de cette fin spéciale (assertorique) qu'est la recherche du bonheur. Je
puis, tout en prenant les moyens adéquats de mon bonheur, en trichant, par
exemple, me juger certes "klug", mais "nichtwürdig" (habile mais
méprisable) ! L'impératif moral a ceci de spécifique qu'il est catégorique,
c'est-à-dire qu'il n'indique pas le moyen d'une fin – quelle qu'elle soit –,
qu'elle ne recommande aucun moyen, mais qu'elle pose absolument une fin.
Voir tout l'exposé du scolie II du théorème IV.
145. C'est à tort que certains moralistes ont voulu fonder l'appréciation morale sur le sentiment moral,
ils commettent ainsi l'erreur de prendre la conséquence pour le principe lui-même : le sentiment moral
suppose la présence de la loi en nous. Cf. p. 39 : « Pour se représenter l'homme vicieux comme
torturé et moralement inquiété par la conscience de ses fautes, il faut d'abord le supposer, d'après le
fond essentiel de son caractère, au moins en quelque degré, moralement bon, comme celui que réjouit
la conscience de l'accord de ses actes avec le devoir doit d'abord être représenté comme vertueux. Le
concept de la moralité et du devoir devait donc précéder toute considération sur ce contentement et ne
peut pas du tout en être dérivé ».
Schuldigkeit] sont les seules dénominations que nous devons donner à notre
rapport à la loi morale » (p. 87).
Tel est donc le véritable et unique mobile de la raison pure pratique :
la pure loi morale en tant qu'elle nous fait sentir la sublimité de notre propre
existence supra-sensible et le respect qu'elle produit en nous pour notre plus
haute destination.
C'est évidemment sur des pages de ce genre que s'appuie la lecture
qui nie tout lien entre Kant et l'eudémonisme.
E. La réintégration-promotion du bonheur comme objet de la raison
pure pratique : le Souverain bien
C'est ici que Kant a surpris et c'est ce qui motive essentiellement le
verdict récurrent d'eudémonisme …
Il faut comprendre que, pour Kant, si le bonheur ne peut être le point
de départ de la morale, il figure nécessairement à son point d'aboutissement
– et ceci sans contradiction.
Le bonheur n'est pas masqué malhonnêtement (comme le veut
Schopenhauer), mais il doit d'abord être écarté pour que la morale ne soit
pas corrompue à son fondement. Il ne faut pas partir du bonheur pour que la
morale ne bascule pas dans l'hétéronomie, mais une fois que le principe
moral a pu être dégagé dans sa pureté et que son mobile a été fixé dans sa
pureté, le bonheur comme fin de l'agir, comme objet de la volonté peut faire
sa réapparition.
La morale a tout de même affaire au bonheur : si le bonheur ne peut
en être le principe (principium dijudicandi), s'il ne peut être à proprement
parler le mobile (principium executionis), il est le corrélat obligé (corre-
latum) de la moralité, il est ce qu'elle espère (doctrine du Souverain bien).
Ce qui est mal compris – et ce qui est obscurci d'une certaine façon
avec l'Analytique de la raison pure pratique –, c'est le rapport nécessaire
qu'entretient pourtant la morale avec le bonheur ; ce que Kant nie en effet, ce
n'est pas que la morale ait rapport avec le bonheur, c'est qu'elle ait un
rapport immédiat avec lui, c'est que la morale soit une simple « Klugheits-
lehre » (une technique du bonheur). Il travaille à ce que la nature spécifique
de l'impératif moral, sa valeur catégorique ne soit pas manquée, à ce qu'il ne
soit pas dégradé au rang d'un simple impératif pragmatique ; mais, cela
étant, la morale n'en a pas moins bel et bien un rapport nécessaire au
bonheur, un rapport qui ne peut être toutefois établi, reconnu – je ne dis pas
avoué – qu'en un second temps parce que, mis au premier plan, si l'on en
partait, on se condamnerait à corrompre le principe de la moralité. Non pas
aucun rapport, mais un rapport indirect. Un rapport, indirect, mais un
rapport tout de même.
Pour la même raison que l'Analytique des concepts doit succéder à
l'Analytique des principes dans la Critique de la raison pratique – les objets
de la raison pratique ne doivent pas être déterminés avant que la loi ne le
soit, sinon on condamne la morale à n'être qu'une doctrine de l'hétéronomie
–, l'Analytique de la raison pure pratique doit précéder la Dialectique. La
question de méthode est capitale dans la Critique de la raison pratique, Pas
plus qu'il ne faut aller du bien au devoir, il ne faut aller du souverain bien au
devoir : on le manquerait pour la même raison.
Partant du concept du souverain bien, les anciens ont manqué pour
cette raison le principe de la moralité. L'Analytique de la raison pure
pratique doit précéder la Dialectique. Il n'y a pas d'autre méthode possible à
suivre si l'on ne veut pas manquer la loi morale dans sa pureté. Le bien
posé avant la loi ne peut être que le bien sensible, le plaisir. Les moralistes
dans leur ensemble ont le tort de ne pas s'en être avisés : « ils cherchaient un
objet de la volonté [Gegenstand des Willens] pour en faire la matière et le
fondement [zur Materie und dem Grunde] d'une loi […], tandis qu'ils au-
raient dû d'abord chercher une loi qui déterminât a priori et immédiatement
la volonté et ensuite l'objet conformément à cette volonté » (p. 66). Ils ont
ainsi fait basculer la morale dans la législation matérielle et l'hétéronomie.
Cette erreur a été commise par les Anciens comme par les Modernes.
Ouvertement, par les Anciens qui ont donné d'abord pour but à leurs
recherches morales la détermination du concept du Souverain bien, dans
l'intention d'en faire ensuite le principe déterminant immédiat de la volonté
morale, alors que ce ne peut qu'être qu'une fois que la loi morale a été
établie « que cet objet [qu'est le Souverain bien] peut être représenté à la
volonté maintenant déterminée a priori d'après sa forme » (p. 66-7) –
comme le fera la Dialectique de la raison pure pratique. Les Modernes, chez
lesquels la question du Souverain bien est devenue accessoire, dissimulent
cette même erreur sous des mots indéterminés, mais elle perce par l'hétéro-
nomie qui est le lot de leurs systèmes de la raison pratique : l'hétéronomie
de la raison pratique chez les Modernes provient de ce qu'ils cherchent
d'abord un objet de la volonté pour en faire la matière et le fondement d'une
loi (au lieu de chercher d'abord une loi déterminant a priori et immédia-
tement la volonté et ensuite l'objet conformément à cette volonté).
sous des lois morales (faute de quoi elle envelopperait quelque chose de
chimérique !).
III
possible que si un tiers peut et veut bien l'établir) ; la vertu pourrait bien
vouloir un lien plus organique.
Penser cette relation comme synthétique, c'est au fond reconnaître
sous forme d'une dénégation qu'il n'y a pas de rapport organique entre
vertu et bonheur, que cette relation ne peut être assurée qu'extrinsèquement,
par une intervention divine que je suis forcé de penser comme ayant lieu
mais au fond que je ne comprends pas. J'affirme qu'elle doit avoir lieu, Dieu
est alors un « deus ex machina » 146.
L'antinomie consiste dans l'exigence d'une liaison vertu / bonheur et
l'impossibilité de l'admettre, ce qui ne paraît pas constituer, à première vue,
une antinomie de la raison pratique. Mais si l'on examine pourquoi il est
impossible d'admettre cette liaison, on s'aperçoit que c'est en conséquence
directe des principes de l'Analytique de la raison pure pratique.L'antinomie
vient de ce que la connexion réclamée de la vertu et du bonheur est rendue
impossible en ceci que les principes mêmes de l'Analytique de la raison
pure pratique interdisent de la penser : c'est l'Analytique qui interdit autant
d'admettre une connexion analytique qu'une connexion synthétique : 1. c'est
l'Analytique qui exclut l'identité de la vertu et du bonheur ; 2. c'est
l'Analytique qui exclut que le bonheur puisse être la cause finale de la vertu,
son mobile ; 3. c'est encore l'Analytique (quoique non exclusivement) qui
interdit que la vertu soit envisagée comme produisant le bonheur comme
son effet : dans cette hypothèse, on s'expose en effet à confondre l'ordre
naturel et l'ordre moral, à réduire la loi morale à un processus naturel (à
cette raison s'ajoute l'expérience : quoi qu'en disent les stoïciens, la vertu ne
suffit pas à rendre heureux : le gut ne produit pas automatiquement le wohl).
146. Il faut reconnaître que Kant a les plus sérieuses raisons pour écarter que cette connexion soit
naturelle car si jamais elle l'était, cela ruinerait le principe de la moralité. Il ne faut pas que la morale
retombe dans l'hétéronomie.
147. Kant fait certes le départ (dans la VIII ème section du deuxième chapitre) entre l'indécision où
reste ici la raison spéculative et la façon dont la raison pratique tranche – librement – en faveur d'un
souverain bien fondé dans un sage auteur moral de la nature ; toujours est-il qu'à ses yeux la raison
pratique ne peut se représenter la possibilité même du souverain bien qu'en admettant un sage auteur
moral de la nature, ceci dans son intérêt (moral) même.
sanctification du vouloir doit être possible & I b : elle ne peut l'être que si
l'âme survit ; II a : le souverain bien doit être possible & II b : il ne peut
l'être que si Dieu existe.
Il faudrait distinguer dans la doctrine kantienne entre les exigences
proprement dites de la moralité (sa réalisation complète, d'une part, et le
bonheur comme sanction de la vertu, d'autre part) et ce qu'il faut postuler,
d'après Kant, pour que ces exigences soient satisfaites (immortalité/Dieu).
Les Stoïciens seraient dans le vrai en liant à la moralité l'exigence de sa
réalisation complète et le bonheur comme sanction de la vertu. Mais ils
seraient aussi dans le faux parce qu'ils croient cette réalisation complète
possible en cette vie et le bonheur possible sans médiation par la seule vertu.
La raison pratique stoïcienne postule la réalisation complète de la moralité
sans la situer dans l'au-delà et la connexion vertu-bonheur sans faire appel à
Dieu pour la réaliser.
Ce qu'exige la raison pratique, c'est que la vertu soit accompagnée du
bonheur. La représentation du moyen assurant cette récompense est
totalement en dehors de l'exigence elle-même. Ce qui nous trompe dans
l'affaire, c'est que Kant présente dans la Critique de la raison pratique la
question du souverain bien dans le cadre d'une dialectique : une impos-
sibilité qu'il faut rendre possible, si bien que Dieu comme moyen pour lever
l'impossibilité s'impose alors dans la foulée, mais si l'on considère simple-
ment l'exigence de la raison pratique – et que l'on laisse de côté tout ce qui
rend, non pas tant impossible, mais manquant de certitude, très aléatoire,
cette liaison –, on peut s'en tenir au besoin qu’a la raison de cette connexion
sans que soit imposée par là en même temps une représentation déterminée
de la manière dont elle peut bien avoir lieu. Il est tout à fait loisible
d'admettre cette connexion comme nécessaire sans compter sur un juge
suprême [Weltrichter] pour la mettre en œuvre.
tout : quoiqu'elle constitue le bien suprême, elle n'est pas le bien complet, il
faut ajouter à la vertu quelque chose pour que nous participions au bien
complet.
Ce qui est moral dans l'exigence du souverain bien, ce ne peut être
normalement que le bien suprême ! Si le bien suprême (la vertu) n'est pas le
souverain bien comme tel, à quoi cela tient-il ? Non au fait que nous
sommes des êtres moraux, mais au fait que nous sommes des êtres rai-
sonnables finis, donc au fait que nous ne sommes pas (que) des êtres mo-
raux. Il est curieux que Kant érige en exigence de la raison pratique elle-
même, ce qui signifie l'inadéquation de la volonté humaine au devoir : un
besoin de bonheur qui vient de ce que nous ne sommes pas une pure raison
pratique. Nous sommes des êtres qui ne pouvons tenir le bien moral pour le
bien complet mais ce n'est tout de même pas en tant qu'êtres moraux que
nous sommes dans cette incapacité.
La façon dont Kant insère le bonheur dans le souverain bien ne mani-
feste pas suffisamment qu'il ait pour sol la raison pratique, qu'il exprime
une exigence de la raison pratique comme telle. On peut craindre qu'il
exprime le souverain bien pour un être sensible fini et non d'abord pour un
être moral comme tel. Ce bien suprême n'est pas pour cela le bien complet
ou souverain bien, dit la Critique de la raison pratique (p. 119) : « comme
objet de la faculté de désirer d'êtres raisonnables et finis, pour être tel, il de-
vrait être accompagnée de bonheur [wird auch Glückseligkeit dazu erfor-
dert] ». Ce n'est pas comme objet de notre nature rationnelle qu'il s'impose
mais comme objet de la faculté de désirer d'êtres raisonnables et finis. C'est
à notre nature sensible qu'il tient. Dès lors, comment faire de sa réalisation
une exigence pratique, un devoir moral ?
La moralité réclame-t-elle bien absolument d'être accompagnée du
bonheur, c'est-à-dire d'être récompensée ? Ne serait-ce pas plutôt une sorte
de vertu insuffisante, le manque de vertu ou, pis, une vertu pervertie ? Kant
nous assure certes que cette fin naît de la moralité même et que seule une
conscience ayant une disposition d'esprit morale peut ne réclamer que le
bonheur dont elle se sera rendue digne, mais un doute naît.
déficit, Mangel). Mais Kant peut-il adopter cette solution, lui qui est l'auteur
de l'Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives
et qui a critiqué la déréalisation leibnizienne du négatif ?
148. Article maintenant lisible en français grâce au précieux travail de P.H. Tavoillot : Le crépuscule
des Lumières, Les documents de la querelle du panthéisme, éd. du Cerf, 1996, p. 239-261
149. Il s'agit toujours pour Kant, dans la Critique de la raison pratique, de faire valoir que
l'extension pratique de la raison ne contrevient en rien à l'interdit jeté sur la possibilité de
son extension spéculative, que la première est d'une tout autre essence que la seconde sur
laquelle il n'est pas question de revenir et qu'il n'est pas question de tempérer. Nous
sommes à jamais privés d'Einsicht dans le supra-sensibile, l'Eröffnung pratique n'est pas
une variété d'Einsicht.
qu'elle ne peut s'y étendre par la voie spéculative : la voie pratique réalise à
sa manière ce que la voie spéculative semble fallacieusement promettre.
« S'il n'y a là aucune extension [keine Erweiterung] de la connais-
sance d'objets supra-sensibles donnés, il y a cependant une extension de la
raison théorique et de la connaissance relativement au supra-sensible en
général [in Ansehung des Übersinnlichen überhaupt], en tant que la raison
est forcée d'admettre [genötigt… einzuräumen] qu'il y a [daß es gebe] de
tels objets, quoiqu'elle ne puisse les déterminer plus exactement [näher
bestimmen], ni par conséquent étendre cette connaissance des objets elle-
même (qui sont maintenant donnés par un principe pratique et seulement
aussi pour un usage pratique) » (p. 145, corrigé). Ce que la raison
spéculative pensait comme problématique (immortalité, liberté, Dieu) est
désormais considéré comme donné, comme comportant une réalité objective
(pratique).
Admettons qu' « aucune proposition synthétique n'est possible par
cette réalité qui leur [les objets supra-sensibles] est reconnue [durch diese
eingeräumte Realität] » (cf. p. 144), mais leur reconnaître une réalité, cela
ne se peut que par une proposition qui, pour être « pratique », n'en est pas
moins synthétique !
Kant est tout de même ici sur la corde raide : on pénètre ou non
(quelle que soit la manière ou la profondeur de l'incursion) dans le supra-
sensible, on affirme ou non la réalité de ce dont on ne pouvait jusqu'alors
penser au plus que la possibilité. Si elle ne peut toujours pas déterminer (en
quoi consiste précisément la connaissance) des objets supra-sensibles – le
voile n'est pas levé sur leur nature, leur possibilité interne même (la psycho-
logie rationnelle, par exemple, n'est pas restaurée : aucune thèse dualiste
n'est formulée sur l'âme et son existence séparée, sur sa nature –, la raison
n'en est pas moins maintenant forcée d'admettre [annehmen, einräumen] la
réalité d'objets supra-sensibles (liberté, immortalité, divinité). Comment ne
pas tenir pour une connaissance, pour un accroissement de la connaissance,
l'affirmation même de la réalité du supra-sensible quand ce serait pour des
raisons exclusivement pratiques et quand nous n'en pénétrerions ni la
possibilité ni la nature ? D'autant plus que Kant constitue une théologie
pratico-dogmatique : le concept de l'être suprême ne reste pas indéterminé :
il doit être représenté sous des prédicats moraux (cf. not. p. 140, note et
Méthodologie de la Cr. de la faculté de juger téléologique).
cercle carré ? statut instable et incertain, jouant sur les deux tableaux ; ce
n'est pas purement subjectif, ce n'est pas non plus purement objectif, ce n'est
pas un savoir, mais ce n'est quand même pas une opinion : ni doxa, ni
épistémé… Qu'est-ce que le glauben ? un meinen malhonnête, dissimulant
sa nature purement subjective, se donnant des grands airs, un simple penser
que, croire que, subjectif, procédant à une élévation arbitraire de sa valeur,
réclamant d'être plus qu'un simple besoin subjectif, une prétention indue à
l'objectivité de quelque chose de simplement subjectif — ou alors un wissen
honteux ? un savoir qui ne veut pas se reconnaître, se savoir, qui n'ose pas
s'affirmer comme tel ? Un wissen trop modeste ? Un wissen s'ignorant
comme tel, une pensée finie s'enfermant dans sa finitude et renonçant à
croire à la puissance du concept ? Schopenhauer, pour la première
interprétation ; Hegel, pour la seconde.
5. Que devient donc le point de vue copernicien ? La philosophie
pratique de Kant est-elle bien au niveau de l'exigence manifestée par le
criticisme ? Pour expliquer l'accord des catégories a priori avec la nature,
Kant rejette en effet l'appel à Dieu comme la solution la plus insensée et la
plus paresseuse qui soit et élabore toute la doctrine de l'entendement légis-
lateur de la nature. Tout se passe comme si la philosophie kantienne se bor-
nait à déplacer le lieu et le moment de faire appel à Dieu. La différence est-
elle si grande avec les philosophies qui font appel à Dieu pour réunir ce qui
doit bien être uni, sans que l'on puisse voir comment cela se pourrait
naturellement (l'âme et le corps, la cause et l'effet, nos idées et les choses,
etc.) ? Retour en force du deus ex machina. C'est là la tactique habituelle du
dogmatisme métaphysique que de se tirer d'embarras dans les impasses que
crée la spéculation transcendante en faisant appel à Dieu…
ruiner ? Kant affirme que l'on peut penser un type de liaison entre la vertu
et le bonheur qui ne ruine pas la morale. Parce que la vertu ne produit pas
directement le bonheur, parce qu'elle n'en est pas la cause efficiente – et
qu'elle ne peut ainsi le transformer en fin dont elle serait le moyen –, mais
que le bonheur est indirectement (par l'intermédiaire d'un être transcendant
le répartissant au prorata de la vertu) la conséquence de la vertu : il peut être
présent au cœur de la morale comme horizon d'espérance sans devoir être
transformé pour autant en mobile immédiat de l'action morale.
Mais si Kant prend toutes ses précautions pour que le bonheur ne soit
pas transformé en mobile de l'action morale, s'il est vrai qu'en me
conduisant moralement je ne prends pas mon bonheur sensible en
considération mais me donne une loi de liberté à l'égard des inclinations
sensibles, et qu'en ce sens la conduite morale a un autre principe que la
recherche du bonheur, dans quelle mesure pourtant la perspective de sa
récompense espérée ne tend-elle pas à la transformer en moyen indirect ?
Pour ne pas viser directement le bonheur, elle le vise indirectement ; cela ne
revient-il pas à reconnaître que la raison n'est pas vraiment totalement
législatrice ? Cela ne revient-il à relativiser la disjonction
pratique/pragmatique : fais ce qui te rend heureux - fais ce qui te rends
digne de devenir heureux, fais ce qui te rend immédiatement heureux - fais
ce qui finira par te procurer le bonheur.
Si l'enjeu d'une Critique de la raison pratique est d'établir que la
raison peut fournir à la volonté un principe de détermination totalement
indépendant du principe de bonheur, reconnaître, comme le fait Kant, que ce
principe ne fournit qu'un bien suprême mais pas un bien complet et que
nous ne pouvons prendre à l'égard de la recherche du bonheur qu'une
distance partielle (ne pas le prendre comme objet direct de notre faculté de
désirer, mais qu'il le demeure indirectement), c'est avouer que l'empire de la
raison pratique ne va pas loin…
rattache à une cause divine un ordre moral s'il est vrai que l'ordre physique
ne l'exige pas du tout ?
– La théologie morale a-t-elle sur la théologie physique tous les
avantages dont Kant la pare ? Fournit-elle bien un concept déterminé de
Dieu, concept que la théologie physique serait incapable de fournir ? Faut-il
bien – simplement pour assurer la connexion vertu-bonheur chez l'homme –
une cause omnisciente, toute-puissante, omniprésente, etc. ? Le concept de
Dieu pourrait bien rester aussi insuffisamment indéterminé sur le plan moral
que sur le plan physique et la théologie pratique pourrait bien avoir besoin,
à son tour, d'une censure aussi sévère que celle qu'a fait subir Hume à la
théologie physique et dont Kant entérine les attendus.
– La métaphysique pratique n'est-elle pas condamnée à rester très
limitée ? Une métaphysique tout à fait floue (l'immortalité et Dieu-rémuné-
rateur sont, si je puis dire, « le seul texte » de la métaphysique pratique (tout
comme le Je pense est le mince texte sur lequel tente de broder vainement la
psychologie rationnelle. « Die natürliche Religion enthält nichts mehr als
einen Glauben an einen heiligen Gesetzgeber, gütigen Regierer und
gerechten Richter » (Metaphysik L 1).
La morale peut-elle rendre le service qu'en attend Kant (suffire à
nous faire connaître l'immortalité de notre être ; suffire à nous faire connaî-
tre Dieu comme infiniment sage, juste, tout-puissant, omniscient, etc.
(déterminer entièrement le concept de Dieu) ?
– Cette métaphysique pratique n'est-elle pas appelée à venir buter,
sans être en meilleure posture, sur la plupart des problèmes que rencontrait
la métaphysique spéculative, problèmes qui engendrent disputes et
scepticisme pour finir ? (la survie, le statut de cet état devient-il plus aisé à
admettre ? Comment, sous quelle forme se réalise le souverain bien, en quoi
consiste-t-il ?) On retrouve sans tellement plus de lumière tous les
problèmes que la métaphysique spéculative était impropre à résoudre, cf. le
problème du mal dans le monde : pourquoi le juste est-il tout de même dans
la misère et le malheur ? Que vaut le remède s'il vient buter sur les mêmes
problèmes enfin de compte et sans être tellement mieux armé ? Cf. Sur l'in-
succès de tous les essais philosophiques de théodicée [1791], quelle
différence avec Leibniz ? La fin de toutes choses [1794] sur la vie après la
mort ou plutôt le passage du temps à l'éternité…
– Une métaphysique excessivement dépendante du christianisme,
diront les uns, une interprétation-sollicitation abusive des prémisses morales
dans le lexique chrétien, diront les autres. Les uns reprochent ici à Kant de
trop penser en chrétien (et en cela, non philosophiquement) et d'importer le
christianisme dans la morale. Les autres, à l'inverse, lui reprochent
d'importer sa philosophie dans le christianisme et d'ériger ainsi le
christianisme en religion de la raison ! Ni le christianisme, ni la philosophie
ne semblent y avoir toujours trouvé leur compte.
La métaphysique pratique apparaît comme une simple transposition
métaphysique, une simple rationalisation philosophique du christianisme.
On peut se demander si l'interprétation immédiatement judéo-chrétienne que
Kant donne des exigences morales s'impose par soi ou si elle ne résulte pas
d'une discutable sollicitation judéo-chrétienne.
On peut se demander si l'exigence pratique d'une connexion vertu-
bonheur qui conduit à postuler une cause transcendante pour qu'elle soit
satisfaite implique bien la représentation proprement religieuse d'un Dieu
rémunérateur et juge. Kant passe en effet de la représentation qui pourrait
(et devrait peut-être) rester indéterminée d'un être suprême chargé d'assurer
une connexion appropriée entre la vertu et le bonheur qu'elle mérite à la
représentation, proprement religieuse et judéo-chrétienne, d'un être récom-
pensant la bonne conduite, scrutant les cœurs pour déterminer la pureté de
l'intention (cf. Cours de métaphysique, trad. M. Castillo, Le Livre de poche,
p. 435). Au saut que constitue l'affirmation que le souverain bien auquel
nous aspirons est réel vient s'ajouter celui par lequel est affirmé le Dieu
judéo-chrétien.
ORIENTATIONS
BIBLIOGRAPHIQUES
a / Introductions, exégèses
Première section 4
Deuxième section 8
Récapitulation. 18
Troisième section 23
Préface 25
Introduction 26
3. Comment la loi morale peut déterminer les mobiles de la volonté (p. 75 sq) 50
APPENDICES 86
I. Critiques intrinsèques 87
A. Mise en cause du concept cardinal de la morale kantienne : le concept
d'impératif catégorique. Un impératif catégorique comme tel est-il possible ? 87
B. Mise en cause de la règle cardinale de la morale kantienne : la maxime
d'universalisation 87
C. Mise en cause de la possibilité même d'un formalisme moral : la morale
kantienne permet-elle de déterminer nos devoirs ? 89
D. La morale kantienne serait une morale inapplicable, elle condamnerait en
tout cas à l'impusssance en ôtant tous les moyens d’action. 90
E. Mise en cause de la consistance de la morale kantienne 90
F. La morale kantienne ne serait qu'une pseudo-morale de l’autonomie : 90
G. Kant veut sauver la morale en lui ôtant toute fondation métaphysique : 91
H. Kant ôterait son assise nécessaire à la morale en la rendant indépendante de
toute religion. 91
II. Quelle objectivité peuvent avoir les postulats de la raison pratique : quelle
objectivité la synthèse pratique peut-elle réclamer ? Que peut prouver un besoin ? 126
IV. La doctrine des postulats de la raison pratique n'est-elle pas l'effet et le symptôme
de l'échec de la morale kantienne ? 129
VII. La doctrine des postulats, la métaphysique pratique tient-elle tous les espoirs
auxquels elle s'alimentait ? La métaphysique pratique kantienne tient-elle ses
promesses ? Plus largement qu'en penser ? 136
VIII. Les soupçons planant sur les Critiques du fait de la doctrine des postulats 138
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