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FRANÇOIS-XAVIER CHENET

KANT

Philosophie pratique
Métaphysique des mœurs
Critique de la raison pratique
KANT – PHILOSOPHIE PRATIQUE – FRANÇOIS-XAVIER CHENET

Cours professé par


FRANÇOIS-XAVIER CHENET

Philopsis éditions numériques


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KANT – PHILOSOPHIE PRATIQUE – FRANÇOIS-XAVIER CHENET

LES FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS


[GRUNDLEGUNG DER METAPHYSIK DER SITTEN, 1785]

La Critique de la raison pratique – y déclare Kant – « suppose


[setzt… voraus] à la vérité les Fondements de la métaphysique des mœurs 1,
mais seulement dans la mesure où ceux-ci nous font faire préalablement
connaissance [vorläufige Bekanntschaft] avec le principe du devoir, en indi-
quant une formule déterminée et la justifient ; pour le reste, [ce travail] se
suffit à lui-même [besteht durch sich selbst] » (Picavet, p. 6). Cette
affirmation autoriserait, en toute rigueur, que nous ne nous arrêtions pas à
cet écrit. Les Fondements [1785] et la Critique de la raison pratique [1788]
forment néanmoins un tout et l'Analytique de la Critique de la raison
pratique pourrait sembler rapide et arbitraire si l'on n'avait présentes à
l'esprit les analyses des Fondements auxquels elle emprunte sa substance 2.
La préface est essentiellement consacrée à justifier le titre de l'ou-
vrage, en marquant la place de la morale dans la philosophie. La philosophie
antique divise la philosophie en logique, physique et éthique. La logique est
une science formelle, donc une science entièrement rationnelle. La physique
et l'éthique sont des sciences matérielles puisqu'elles se rapportent à des
objets, elles comportent donc une partie empirique et une partie rationnelle
(reposant sur des principes a priori). Une connaissance a priori, c'est ce
qu'on appelle une métaphysique. Il existe donc deux métaphysiques : une
métaphysique des mœurs et une métaphysique de la nature 3. La partie pure
et la partie empirique d'une science doivent être traitées à part, la méta-
physique de la nature doit être traitée à part de la physique, la métaphysique
des mœurs [ou Morale] doit être traitée à part de l'anthropologie pratique.
Une métaphysique des mœurs séparée de l'anthropologie pratique est
doublement nécessaire : il est nécessaire d'explorer la source des principes
pratiques qui sont a priori dans notre raison et de présenter dans leur pureté
les principes moraux afin de les préserver de toute corruption, particulière-
ment de celle consistant dans leur confusion avec les mobiles sensibles (il
n'est de meilleur moyen de lutter contre la confusion de la morale avec une

1. Nous utilisons l'édition Delbos, Delagrave, 1950, réédité. Le titre allemand – Grundlegung der
Metaphysik der Sitten – diffère de cette traduction consacrée : Grundlegung, au singulier ; le terme
marque l'activité même par laquelle on fonde, la fondation vs son résultat : Grundlage, cf. trad. Re-
naut, coll. « GF ».
2. Une analyse sommaire nous en paraît donc nécessaire. Nous limiterons toutefois ici drastiquement
nos notes.
3. Cf. Chapitre De l'architectonique de la raison pure, p. 563.

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éthique « prudentielle » 4, avec l'eudémonisme, etc., que de séparer dans la


présentation la morale dans sa partie pure d'avec toute anthropologie pra-
tique). Il faut même que cette partie vienne en premier lieu.
Une critique de la raison pratique est aussi nécessaire à une méta-
physique des mœurs, de la même façon qu'une critique de la raison pure est
nécessaire à une métaphysique de la nature, mais elle est cependant moins
urgente : en matière morale, même chez l'intelligence la plus commune [der
gemeinste Verstand], la raison humaine est foncièrement saine et à même de
juger droitement de ce que le devoir commande [la morale n'est pas affaire
de science ; le méchant n'est pas un ignorant], alors que dans son usage
théorique, elle est tout à fait dialectique.
En attendant, Kant livre une simple préface à cette métaphysique,
une simple préparation [Vorbereitung] ayant pour objet la recherche et
l'établissement du principe suprême de la moralité.

PREMIÈRE SECTION

Passage de la connaissance rationnelle commune de la moralité à la


connaissance philosophique. Kant fait ressortir l'élément moral dans sa
pureté.
C'est dans la conscience morale commune que Kant cherche délibéré-
ment le principe de la moralité. Elle enseigne que la seule chose qui puisse
être inconditionnellement tenue pour bonne, ce ne peut être que la bonne vo-
lonté [der gute Wille] 5 puisqu'il n'est pas de dons, d'aptitudes, de qualités
(même le courage, la persévérance) dont il ne puisse être fait mauvais usa-
ge ; c'est elle qui constitue seule la valeur morale de l'action.
Ce qui fait la bonne volonté, ce n'est pas son aptitude à atteindre tel
ou tel but ni son pouvoir de faire aboutir ses desseins (que l'action
n'aboutisse pas, n'ait pas l'effet voulu, cela n'intervient pas dans la qualifica-
tion morale de l'action), mais la nature même de son vouloir [la maxime qui
est la sienne]. Aucune utilité n'entre en ligne de compte dans l'appréciation
de la bonne volonté, elle n'a pas une valeur conditionnelle mais absolue.
C'est l'intention [Absicht] qui fait la moralité. Mais qu'est-ce qu'une bonne
volonté ? Il nous faut développer le concept d'une volonté souverainement
estimable en elle-même, bonne indépendamment de toute intention ulté-
rieure. Ce concept ne pourra être adéquatement déterminé que si l'on prend
en compte les obstacles et limitations qu'elle rencontre : loin de dissimuler
et de défigurer ce concept, les entraves subjectives qu'il rencontre le font au

4. Cette expression n'est pas de Kant Elle sert à désigner une morale dont les impératifs ne seraient
que ce que Kant appelle des « règles de prudence », c'est-à-dire des conseils relatifs aux moyens
devant réaliser le bonheur.
5. « der gute Wille » : la volonté bonne, la volonté de faire le bien, l'allemand exclut les connotations
du français qui tirent l'expression du côté de la velléité ou de la disposition vague, du consentement
de principe

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contraire ressortir dans sa pureté 6. C'est celui de la volonté d'agir par


devoir. L'action accomplie par devoir [aus Pflicht] est évidemment tout l'op-
posé de l'action contraire au devoir [pflichtwidrig], mais elle ne l'est pas
moins de l'action conforme au devoir [pflichtmäßig] qui peut être accomplie
soit par devoir, soit par quelque maxime intéressée.
Procédant très pédagogiquement, Kant envisage des actions diverses,
toutes (objectivement) conformes au devoir mais qui ne sont pas nécessaire-
ment accomplies strictement par devoir pour distinguer le mobile propre au
devoir. Kant distingue le cas (celui de la probité du marchand) d'une action
conforme au devoir qui ne résulte pas d'une inclination immédiate ni d'un
mobile moral, mais d'un dessein intéressé. Puis ceux, plus ambigus, d'ac-
tions conformes au devoir mais auxquelles l'inclination nous pousse, ainsi la
conservation de notre propre vie lorsque tout va bien pour nous ; par contre,
si nous perdons le goût de la vie, que nous conservons la vie sans l'aimer,
sans inclination ni crainte, alors la maxime de notre action a valeur morale.
La bienfaisance chez les âmes portées à la sympathie, et qui en éprouvent
contentement, a peut-être une valeur morale, mais il manque à la maxime du
philanthrope d'agir non par simple inclination mais par devoir. C'est lorsqu'il
est assombri par un chagrin personnel et qu'aucune inclination ne l'y pousse
plus, que la bienfaisance, accomplie désormais par devoir, a une véritable
valeur morale. C'est lorsque les circonstances anéantissent l'inclination im-
médiate que l'on voit toute la différence entre la légalité et la moralité.
Il faut considérer que des actes [objectivement] conformes au devoir
peuvent être accomplis en vertu de maximes qui sont tout sauf morales : l'in-
térêt bien compris, la crainte de rétorsion, la passion. Pour bien saisir en
quoi consiste l'action accomplie par devoir, l'essence du devoir, il faut pren-
dre pour exemples des cas où l'inclination naturelle est en lutte avec le
devoir, des cas extrêmes qui constituent une sorte de miroir grossissant,
mais aussi certainement, déformant 7. Du choix de ce procédé dont Kant
voit les avantages, mais ne soupçonne pas les inconvénients, provient, no-
tamment, le jugement si communément porté sur la morale kantienne, d'être
sévère, anti-naturelle, etc. L'action morale n'est pas l'action accomplie par
inclination (de là des pages sévères sur l'amour qualifié de pathologique,
c'est-à-dire ni plus ni moins que « non moral »). Sitôt qu'une action a pour
mobile autre chose que le simple respect pour la loi morale, elle n'est plus
qualifiable de morale. Ces vues destinées seulement à faire ressortir le
mobile moral dans sa pureté accréditent à tort l'idée que l'action ne doit
jamais être accomplie avec inclination [mit Neigung] pour être morale
[voire qu'elle doit être accomplie avec répugnance [mit Abneigung, Ab-

6. Ce point est essentiel : les Fondements forcent délibérément le trait pour faire ressortir ce qu'est la
moralité ; il s'agit d'un procédé pédagogique qui n'est pas le dernier mot de la « morale » kantienne.
Malheureusement, les lecteurs de Kant s'en sont généralement tenus à cette dramatisation péda-
gogique comme si elle exprimait l'essence du message kantien, comme si Kant enseignait une sorte
d'« athlétisme » moral.
7. De là les critiques habituellement formulées à l'encontre de la morale kantienne.

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scheu, cf. le xénie de Schiller] 8, alors que Kant dit seulement qu'elle ne
doivent pas l'être par inclination [aus Neigung] : il s'agit de déterminer ce
qu'est la bienfaisance proprement morale.
Voici donc établi que, pour avoir une valeur morale, l'action doit être
accomplie par devoir et pas seulement conformément au devoir. Kant établit
ensuite que l'action morale ne tire pas sa valeur du but qui peut être atteint
par elle, mais de la maxime qui l'inspire, du principe du vouloir [Prinzip des
Wollens] d'après lequel l'action est produite, abstraction faite des fins
[Zwecke] qui peuvent être réalisées par cette action. L'action par devoir ne
pouvant être caractérisée par ses objets ne peut l'être que par la maxime de la
volonté. Enfin, Kant conclut de ces deux déterminations [l'action morale
doit être accomplie par devoir et l'action morale repose dans le principe de
la volonté] que le devoir peut être défini : la nécessité d'accomplir une
action par respect [aus Achtung] pour la loi. La valeur morale de l'action ne
réside ni dans l'effet qu'on en attend, ni dans l'inclination, mais dans le pur
respect [reine Achtung] pour la loi. Pareille chose ne peut avoir lieu que
chez un être raisonnable.
Mais quelle doit être cette loi dont la représentation, sans égard pour
la fin qu'on en attend, doit déterminer la volonté, pour qu'elle puisse être
appelée bonne sans restriction [schlechterdings und ohne Einschränkung] ?
On a vu qu'elle ne peut tirer sa valeur de l'objet poursuivi, d'une fin maté-
rielle ; si ce ne peut être la conformité à quelque objet qui la définit, ce sera
la conformité à l'idée même de loi. Est morale l'action dont la maxime (loi
subjective de la volonté) est telle qu'elle puisse être érigée en loi universelle.
Ce que l'on peut aisément vérifier. Je suis dans l'embarras, puis-je
faire une promesse pour obtenir de l'argent sans intention de le rendre ? Etre
sincère par devoir, ce n'est pas m’abstenir de tromper en anticipant les con-
séquences désavantageuses à craindre. Pour m'instruire de mon devoir, je
dois me demander si j'accepterais que ma maxime [ne pas rendre l'argent
que l'on m'aura prêté] dût valoir comme une loi universelle, aussi bien pour
moi que pour les autres, si tout homme peut faire une fausse promesse quand
il se trouve dans l'embarras. Aussitôt, je m'aperçois que « je ne puis en
aucune manière vouloir une loi universelle qui commanderait de mentir : en
effet suivant une telle loi, il n'y aurait plus à proprement parler de promesse
[possible] ». Le jugement moral ne requiert, on le voit, aucune analyse
subtile poussée très loin [keine weit ausholende Scharfsinnigkeit], aucune
expérience quant au cours du monde [Unerfahren in Ansehung des
Weltlaufs], il est à la portée de tout un chacun, il suffit de se demander :
peux-tu vouloir aussi que ta maxime devienne une loi universelle ? [kannst
du auch wollen, daß deine Maxime ein allgemeines Gesetz werde ?]. Si tu
ne le peux pas, ta maxime est à rejeter, ceci, non pas en raison du dommage

8. Cf. « Gewissensskrupel ». « Scrupule de conscience : je sers volontiers mes amis ; mais hélas ! je le
fais avec inclination [mit Neigung], et ainsi je me sens souvent tourmenté de la pensée que je ne suis
pas vertueux. — Décision : il n'y a pas d'autre parti à prendre ; tu dois chercher à en faire fi et à ac-
complir alors avec répugnance [mit Abscheu] ce que le devoir t'ordonne » SCHILLER, Xenien
[1796].

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encouru, « mais parce qu'elle ne peut pas trouver place comme principe dans
une législation universelle possible [in eine mögliche allgemeine Gesetz-
gebung].
Pour une telle législation, la raison m'arrache un respect [Achtung]
immédiat 9. Faire appel à ce sentiment, ce n'est pas invoquer un obscur
sentiment, précise une note, un sentiment se rapportant à l'inclination ou à la
crainte mais un sentiment très particulier, a priori, unique en son genre,
conscience de la subordination de ma volonté à une loi, sentiment qui n'est
pas la cause de la loi, mais l'effet de la loi sur le sujet (sensible).
Nous voici donc parvenus au principe [Prinzip, Richtmaß, Kompaß]
même suivant lequel juge réellement la conscience commune – encore
qu'elle ne le conçoive pas ainsi séparé dans une forme universelle, concède
Kant. Rien ne semble plus aisé et plus sûr à Kant que le jugement moral !
Comparant la faculté de juger en matière pratique à cette faculté en matière
théorique, Kant souligne qu'autant la seconde tombe dans l'absurdité sitôt
qu'elle s'éloigne des lois de l'expérience, autant, à l'inverse, la première juge
bien sitôt qu'elle exclut des lois pratiques tous les mobiles sensibles. Il est à
propos de s'en tenir dans les choses morales au jugement de la raison com-
mune [der gemeine Menschenverstand]. Il n'en reste pas moins que
l'innocence se laisse séduire, qu'une puissante force de résistance [ein
mächtiges Gegengewicht] vient de nos penchants et inclinations à l'encontre
des commandements du devoir ; de là naît un « penchant à sophis-
tiquer » [ein Hang zu vernünfteln] contre ces règles strictes du devoir, à
mettre en doute leur validité, à les accomoder [angemessener zu machen] à
nos désirs et inclinations, c'est-à-dire à les corrompre [verderben] dans leur
fond. Ainsi se développe insensiblement dans l'usage de la raison pratique
une dialectique qui l'oblige à chercher secours dans la philosophie : il en va
ici comme dans le cas de la raison théorique et il n'est possible de trouver le
repos que dans une critique complète de notre raison. Kant semble vouloir
introduire ici à la section suivante : le devoir doit être déterminé encore plus
précisément pour écarter décisivement les sophistications qui veulent
masquer ou anéantir la différence entre l'action par devoir et l'action par
inclination. Parce qu'il existe une force de résistance et, par suite, un pen-
chant à sophistiquer contre les règles du devoir, il est nécessaire de faire
ressortir dans toute sa pureté la maxime de l'action morale 10.

9. La Critique de la raison pratique érigera ce respect en mobile, le seul possible, de l'action morale,
tout autre ne pouvant être que « pathologique ».
10. La « dialectique naturelle » dont il est ici question n'a rien à voir en fait ni avec celle de la
Critique de la raison pure, ni avec celle de la Critique de la raison pratique !

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DEUXIÈME SECTION

Passage de la philosophie morale populaire à la métaphysique des


mœurs. Kant montre que le principe moral est applicable à la conduite et
comment.
Pour avoir été emprunté à la conscience commune, le concept de de-
voir n'en est pas pour autant un concept empirique. Ce n'est pas le concept
d'un objet d'expérience ; la preuve en est qu'il est bien difficile de citer un
seul exemple d'action dictée par la pure intention d'agir par devoir ;
l'amour-propre est habile à dissimuler sous des dehors moraux les actions
dictées par l'inclination ou l'intérêt. L'expérience ne manifeste pas sûrement
la moralité ; pour le dire, il n'est pas nécessaire d'être un ennemi de le vertu,
il suffit d'être un observateur de sang-froid.
Aussi n'a-t-elle pas son origine dans l'expérience, mais dans la raison,
et rien n'est plus fâcheux pour la morale que de vouloir la tirer [entlehnen]
d'exemples : c'est à l'aune de la loi morale, en effet, que doivent être mesu-
rés les exemples, même le saint de l'Evangile [le Christ !] doit être évalué
suivant l'idéal de la perfection morale pour être reconnu pour tel (cf. Re-
ligion dans les limites de la simple raison, 1ère section). Aucun exemple ne
peut fournir le concept de la moralité. Sans doute est-il permis de vulgariser
la morale à l'aide d'exemples ; Kant ne soutient pas qu'il ne faut pas se servir
d'exemples, mais qu'il ne faut pas élaborer la morale à partir d'exemples. Il
faut s'assurer des exemples eux-mêmes : une métaphysique des mœurs,
science rationnelle de la moralité, est nécessaire avant toute anthropologie.
Les exemples ne peuvent venir qu'après. Il faut fonder la doctrine des
mœurs sur une métaphysique et, après seulement, la rendre accessible par la
vulgarisation 11.
Une métaphysique des mœurs, complètement isolée [völlig isolierte],
qui ne soit mélangée ni d'anthropologie, ni de théologie, ni de métaphysique
(dogmatique à la façon de Wolff) est doublement indispensable pour
connaître avec certitude nos devoirs et pour pouvoir les accomplir. La repré-
sentation pure du devoir a sur le cœur humain une influence beaucoup plus
forte que tous les autres mobiles au point que dans la conscience de sa
dignité, l'homme méprise ces mobiles, au lieu qu'une doctrine morale
bâtarde – mixture de mobiles fournis par le sentiment et par la raison –, rend
nécessairement l'âme hésitante [schwankend] entre motifs d'action qui ne se
laissent ramener à aucun principe et qui peuvent conduire tantôt au bien,
tantôt au mal. Le présent ouvrage n'a pas ainsi seulement une fin spécula-
tive, mais, en présentant le mobile moral dans sa pureté, il vise à contribuer
au triomphe de la morale.
Kant poursuit. Tout être agit d'après des lois ; l'être raisonnable a le
privilège d'agir d'après la représentation de lois, selon des principes, c'est-à-
dire qu'il se représente des règles d'action. La représentation d'un principe

11. La Méthodologie de la Critique de la raison pratique qui recourt à des exemples n'y contredira
pas.

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comme contraignant la volonté s'appelle impératif (tous les impératifs


s'expriment avec le verbe devoir [sollen] et ils énoncent quelque chose qu'on
appelle bon [gut]), ils marquent le rapport d'une loi à une volonté ; ils sont
hypothétiques ou catégorique suivant qu'ils énoncent la nécessité pratique
d'une action comme un moyen pour obtenir une chose qu'on désire (que l'on
peut désirer ou que l'on désire effectivement), lequel est dit « bon pour » ou
la nécessité pratique d'une fin en soi, fin qui est bonne par elle-même. Les
impératifs hypothétiques sont des règles de l'habileté ou des règles de la
prudence, seul l'impératif catégorique – cette expression est toujours au
singulier : il n'est qu'une seule sorte d'impératif catégorique à la différence
des impératifs hypothétiques – est l'impératif moral.
Kant distingue ainsi entre deux sortes de principes pratiques :
1. Ceux, problématiques,, énonçant qu'une action est bonne en vue d'une fin
possible (une action doit être à titre de moyen pour cette fin possible) ou
bien ceux, assertoriques, énonçant qu'une action est bonne en vue d'une fin
effectivement poursuivie (une action doit être à titre de moyen pour cette fin
effective), 2. Ceux, apodictiques, énonçant qu'une action est bonne
absolument (qu'une action doit être, non pas à titre de moyen pour une fin
quelconque, mais absolument).
Les premiers sont des impératifs de l'habileté [Geschicklichkeit]
(prescriptions [Rezepte] du médecin, du cuisinier), ils ne décident d'aucune
fin, mais pourvoient aux moyens en vue de toutes sortes de fins à volonté,
les deuxièmes sont des impératifs semblables et différents en ce qu'ils indi-
quent des moyens pour parvenir au bonheur lequel est une fin d'un genre
spécial, qui n'est pas une fin incertaine, une fin simplement possible, mais
« une fin que l'on peut supposer avec certitude et a priori chez tous les hom-
mes, parce qu'elle fait partie de leur essence [souligné dans le texte, négligé
par Delbos] », le bonheur 12. Ce sont des impératifs ou conseils [Ratschläge]
de la prudence [Klugheit], ils désignent « l'habileté dans le choix des
moyens qui nous conduisent à notre plus grand bien-être ». Pour ne pas
pouvoir être choisie arbitrairement, cette fin ne peut prescrire autre chose
que des moyens. L'impératif catégorique [der kategorische Imperativ] ne
pose aucun but à atteindre comme condition et commande immédiatement
l'action. Il concerne non la matière de l'action, ni ce qui doit en résulter,
mais la forme et le principe dont l'action doit résulter. C'est l'impératif de la
moralité [der Imperativ der Sittlichkeit]. Les commandements [Gebote] de
la moralité, ses injonctions ou préceptes [praecepta] n'ont rien à voir avec
les règles [Regeln] de l'habileté ou les conseils [Ratschläge] de la prudence,
qui ne sont que des consilia. Les impératifs techniques (se rapportant à l'art)
et les impératifs pragmatiques (se rapportant au bien-être) n'ont rien à voir

12. On ne s'étonnera pas de retrouver cette fin que nous ne pouvons absolument pas abandonner dans
la doctrine du souverain bien. La morale ne nous commande pas de renoncer à la poursuite du
bonheur. « la raison pure pratique ne veut pas que l'on renonce à toute prétention au bonheur, mais
seulement, qu'aussitôt qu'il s'agit de devoir, on ne le prenne pas du tout en considération » (Picavet,
p. 99).

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avec les impératifs moraux (se rapportant à la conduite libre en général)


[technische / pragmatische / moralische Imperative] 13.
Mais comment les impératifs sont-ils possibles ? La relation de
moyen à fin qui est au fondement des impératifs hypothétiques est purement
analytique : cela est évident des impératifs de l'habileté : qui veut la fin, veut
les moyens, les moyens peuvent être déduits de la fin, ils sont déterminés
par elle ; quand même c'est synthétiquement que je connais que x est le
moyen de y, sachant qu'une action permet seule à l'effet projeté de se pro-
duire, si je veux pleinement l'effet, je veux aussi l'action qu'il requiert. Il en
va de même des impératifs de la prudence, la seule différence étant qu'ici ce
concept est si mal déterminé que nul ne peut dire indiscutablement quels
moyens y conduisent.
Ces impératifs ne posent aucun problème, par contre l'impératif caté-
gorique qui est un véritable jugement synthétique a priori en pose un, et de
taille : comment un impératif qui ne dépend ni d'une condition antécédente
ni d'une condition conséquente, comment un impératif qui lie a priori la vo-
lonté à une loi est-il possible ? L'impératif catégorique qui ne prescrit pas
une action logiquement impliquée dans un vouloir antérieur, qui lie vérita-
blement la volonté à la loi elle-même et non pas à un moyen pour une fin
qui est déjà celle de la volonté, pose une véritable énigme, semblable à celle
que pose l'existence des jugements synthétiques a priori de la mathématique
et de la physique pure, énigme dont la Critique a voulu être la solution.
Mais la situation est ici tout autre que dans le cas des jugements
synthétiques a priori de la mathématique ou de la physique pure (la réalité
de ces jugements synthétiques ne peut être mise en cause ; inexpliqués, les
jugements synthétiques a priori de la mathématique ne rendent pas douteuse
la science mathématique). Par contre, tant que la possibilité de l'impératif
catégorique n'est pas établie, il est permis de soupçonner que derrière
l'impératif catégorique se cache un vulgaire impératif hypothétique : « ce
qui est à craindre, c'est que tous les impératifs qui paraissent [scheinen]
catégoriques n'en soient pas moins de façon détournée [doch versteckter
Weise] hypothétiques », on peut se demander si « le prétendu impératif
moral [der so genannte kategorische Imperativ], qui comme tel paraît caté-
gorique et inconditionné, ne serait en réalité qu'un précepte pragmatique
[eine pragmatische Vorschrift] ». Nous avons donc à examiner a priori la
possibilité d'un impératif catégorique : l'expérience ne nous en fournit pas la
réalité si bien que nous n'aurions d'autre tâche que de l'expliquer. Une
Critique, la Critique de la raison pratique, sera pour cela indispensable ; les
Fondements, dans leur dernière section, amorceront la réponse.
Avant d'examiner dans la 3ème section des Fondements ce qui fonde
la possibilité de pareil impératif et si ce concept n'est pas un concept vide
[ein leerer Begriff], travaillons à en préciser le concept, à en fournir la for-
mule [Formel] et à déterminer comment il est applicable.

13. Cette analyse magistrale est justement célèbre et constitue l'un des moments majeurs des Fonde-
ments.

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L'impératif catégorique a ceci de remarquable que le simple concept


d'un impératif catégorique en fournit la formule, « formule contenant la
proposition qui seule peut être un impératif catégorique » ! Quand je forme
le concept d'un impératif hypothétique en général, je ne puis savoir ce qu'il
contiendra qu'une fois que la condition (la fin) m'aura été indiquée, mais « si
c'est un impératif catégorique en général que je conçois, je sais aussitôt ce
qu'il contient » : l'universalité d'une loi en général. Puisqu'il ne comporte ni
fin, ni moyens, puisqu'il n'emprunte rien à l'expérience, il n'est qu'une
simple forme, la forme d'une loi en général.
Alors donc que les impératifs hypothétiques dépendent des condi-
tions auxquelles ils sont relatifs, l'impératif catégorique détermine immédia-
tement ce qu'il ordonne, il consiste dans l'idée d'une loi universelle en
général et la nécessité de conformer sa volonté à cette idée. On peut le for-
muler : « Agis uniquement d'après la maxime qui fait 14 que tu peux vouloir
en même temps qu'elle devienne une loi universelle ».
Kant en présente immédiatement une nouvelle formule : « agis
comme si [als ob] la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté
en loi universelle de la nature » 15 et montre 16, dans des pages célèbres qui
ont suscité bien des gloses, comment, se suicider quand on est las de la vie
ou en difficulté, faire une fausse promesse quand on est dans le besoin,
laisser ses talents sans culture, se montrer indifférent aux maux d'autrui sont
des actions relevant de maximes qui ne sauraient être universalisées.
Suicide et fausse promesse détruiraient logiquement une nature gouvernée
par des lois ; laisser ses talents sans culture, se montrer indifférent aux maux
d'autrui, ce ne peut être voulu universellement sans contradiction 17.

14. Littéralement : « de laquelle » [von der]. Il s'agit de choisir une maxime d'une nature telle que je
puisse la vouloir universellement.
15. Afin, peut-être, de le rendre plus proche de l'intuition et d'en rendre possible l'application. Kant est
ici insuffisamment explicite sur la raison pour laquelle il donne une nouvelle formulation de
l'impératif catégorique (la « typique » du jugement pur pratique » dans la Critique de la raison
pratique répond à cette intention, v. infra). Le « comme si » indique le recours à un « type ».
16. Tout cet exposé qui emprunte (sans aucune critique) aux divisions données de la morale entre des
commandements envers soi et envers autrui, en devoirs parfaits et imparfaits s'expose au soupçon,
conçu par HEGEL, que le formalisme kantien rationalise la moralité au lieu de la penser vraiment.
17. Regardons de près les célèbres exemples kantiens.
1/ Le suicide. La défense du suicide repose sur l'idée que la loi universelle l'autorisant ne peut pas
même être conçue sans contradiction. Kant n'établit pas que je ne puis vouloir universellement le
suicide, mais qu'une nature qui aurait pour loi de détruire la vie par un sentiment (l'amour de soi)
dont la fonction est précisément de pousser au développement de la vie se contredirait elle-même et
ne pourrait pas subsister [bestehen] comme nature.
2/ La promesse sans intention de la tenir. Si j'ai besoin d'argent, puis-je promettre de le rendre, sa-
chant que je ne le pourrai et, qu'à défaut de cet engagement, on ne me prêtera pas ? Qu'arriverait-il
[wie es dann stehen würde] si ma maxime devenait loi universelle ? Je vois qu'elle ne peut valoir
comme loi universelle de la nature et s'accorder avec elle-même. Ce serait rendre impossible le fait de
promettre avec le but que l'on se propose par là [das Versprechen und den Zweck, den man damit
haben mag]. La fausse promesse est ici condamnée seulement en raison de l'ordre naturel qu'elle fait
advenir, et que Kant juge contradictoire. Dans son cours de morale [Eine Vorlesung über die Ethik,
1775], Kant explique que, comme loi de la nature, cette loi doit pouvoir être connue par chacun,
condition qui fait que l'intention de la maxime se supprime « par exemple mentir pour acquérir une

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grande fortune ; si on le fait universellement il n'est plus possible d'acquérir pareille fortune, parce
que chacun connaît le but ».
3/ La fructification des talents. Celui qui trouve en lui un talent qui moyennant quelque culture
pourrait faire de lui un homme utile – mais dont la situation aisée fait qu'il peut le négliger –, peut-il
le laisser en friche ? Peut-on préférer la paresse au travail ? Une nature universelle pourrait subsister
alors même qu'on laisserait en friche ses talents mais, ici, on ne peut absolument pas vouloir que cela
devienne une loi universelle de la nature. Je ne puis universaliser la maxime de négliger la culture de
mes facultés pour me livrer au seul plaisir. Il y a ici une contradiction dans le vouloir lui-même, entre
ce que je veux comme être raisonnable et ce que je voudrais en voulant l'oisiveté. Comme être
raisonnable, je veux nécessairement le développement de toutes mes facultés. L'être raisonnable ne
peut pas vouloir vivre comme l'indigène des mers du Sud…
4/ Le devoir de charité. Je ne puis universaliser la maxime de ne jamais aider les autres, de ne jamais
leur porter secours. On pourrait faire valoir que la nature ne pourrait subsister dans ces conditions,
mais Kant admet que l'espèce humaine pourrait sans doute subsister si cette maxime était univer-
salisée. Cette maxime est immorale parce qu'une volonté qui prendrait ce parti se contredirait elle-
même, ce dont Kant donne une surprenante explication propre à justifier tous ceux qui, tel Schopen-
hauer, veulent que le contenu réel de la morale kantienne ne soit que l'antique « quod tibi fieri nos vis,
alteri ne faceris ») : l'homme qui a cette volonté pourrait bien un jour avoir besoin de l'amour et de la
sympathie des autres et être privé de l'espoir d'obtenir assistance par la loi de la nature issue de sa
propre volonté ! Il faut plutôt substituer à cette explication stupéfiante que, comme être raisonnable,
je ne puis vouloir que les hommes restent par égoïsme isolés les uns des autres et qu'ils se traitent en
étrangers et que ma volonté est ainsi contradictoire (contradiction entre ma volonté empirique et ce
que je veux comme être raisonnable).
Kant donne d'autres explications dans les Fondements.
L'interdiction de la fausse promesse (supra, p. 103-5). Ne puis-je pas, si je suis dans l'embarras, faire
une promesse avec l'intention de ne pas la tenir ? On ne demande pas par là si c'est prudent, mais si je
puis prendre pour maxime d'action de ne faire de promesse qu'avec l'intention de ne pas la tenir. Le
moyen infaillible de savoir si une promesse trompeuse est conforme au devoir, « c'est de me
demander à moi-même : accepterais-je bien avec satisfaction que ma maxime (de me tirer d'embarras
par une fausse promesse) dût valoir comme une loi universelle (aussi bien pour moi que pour les
autres ? Et pourrais-je bien me dire : tout homme peut faire une fausse promesse quand il se trouve
dans l'embarras et qu'il n'a pas d'autre moyen d'en sortir ? Je m'aperçois bientôt ainsi que si je peux
bien vouloir le mensonge, je ne peux en aucune manière vouloir une loi universelle qui commanderait
de mentir ; en effet, selon une telle loi, il n'y aurait plus à proprement parler de promesse, car il serait
vain de déclarer ma volonté concernant mes actions futures à d'autres hommes qui ne croiraient point
à cette déclaration ou qui […] me paieraient de la même monnaie : de telle sorte que ma maxime, du
moment qu'elle serait érigée en loi universelle, se détruirait aussitôt elle-même nécessairement. ».
Cette explication qui met en relief une contradiction interne dans le vouloir contredit à l'analyse
précédente (qui argue de la seule impossibilité de concevoir sans contradiction une nature ayant
pareille loi) et ébranle par conséquent le fondement de la distinction entre devoirs stricts et devoirs
larges. Cette distinction disparaît dans la suite des Fondements et dans la Critique de la raison
pratique.
Après avoir formulé l'impératif « Agis de telle sorte que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta
personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps, comme une fin, et jamais
simplement comme un moyen », Kant essaie ce principe sur les quatre exemples précédents
(cf. p. 151 sq). Voir note correspondante dans notre commentaire.
Dans la Critique de la raison pratique
1/ L'obligation de restituer un dépôt (cf. Analytique, chap. I, p. 26-7). Exemple donné pour attester
que l'entendement le plus ordinaire peut sans instruction préalable apprécier moralement une action.
J'ai un dépôt, le propriétaire est mort et nul ne sait que je suis dépositaire. Puis-je prendre pour
maxime que « chacun est autorisé à nier un dépôt, quand personne ne peut prouver qu'il lui a été
confié » ? « Aussitôt je m'aperçois qu'un tel principe se détruirait lui-même comme loi, parce qu'il
aurait pour résultat* de supprimer tout dépôt » [*la trad. Picavet donne à entendre que Kant évoque
un effet à venir ; l'allemand dit : « weil es machen würde, daß es kein Depositum gäbe », ce qui veut
plutôt dire que dans ces conditions, il n'y aurait pas de dépôt].
2/ L'interdiction de la fausse promesse et du suicide (cf. p. 43-4, trad. corrigée d'un grave contresens).
• L'immoralité de la fausse promesse : « Si la maxime que j'ai l'intention de suivre en portant un
témoignage est examinée par la raison pratique, je considère toujours ce qu'elle serait, si elle avait la

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valeur d'une loi universelle de la nature. Manifestement chacun serait, de cette manière, contraint de
dire la vérité. Car on ne peut accorder, avec l'universalité d'une loi de la nature, des dépositions qui
seraient données pour des preuves et cependant comme intentionnellement fausses ».
• L'immoralité du suicide : « De même, si la maxime que j'adopte en vue de la libre disposition de ma
vie, est déterminée, aussitôt que je me demande comment elle devrait être pour qu'une nature, dont
elle serait la loi, pût subsister. Il est clair que personne ne pourrait, dans une telle nature, mettre
arbitrairement [willkürlich] fin à sa vie, car un tel arrangement ne serait pas un ordre de choses
[Naturordnung : ordre naturel] durable. »
3/ Les devoirs (véracité, conservation de la vie, bienfaisance, etc) (p. 71-2).
« La règle du jugement soumis aux lois de la raison pure est la suivante : demande-toi si l'action que
tu projettes, en supposant qu'elle dût arriver d'après une loi de la nature dont tu ferais toi-même partie,
tu pourrais encore la regarder comme possible pour ta volonté. C'est d'après cette règle, en fait, que
chacun juge, si les actions sont moralement bonnes ou mauvaises. Ainsi, l'on dit : Comment ! si
chacun se permettait de tromper, quand il croit travailler à son avantage ou se considérait comme
autorisé à mettre fin à sa vie, dès qu'il en est complètement fatigué, ou s'il regardait avec une indiffé-
rence complète la misère d'autrui et que tu appartinsses à un tel ordre de choses […], t'y trouverais-tu
bien avec l'assentiment de ta volonté ? Or chacun sait bien que s'il se permet en secret quelque
tromperie, ce n'est pas une raison pour que tout le monde fasse de même, que s'il est, sans qu'on s'en
aperçoive, indifférent pour les autres, il n'en résulte pas que tout le monde soit pour lui dans la même
disposition : par conséquent cette comparaison de la maxime de ses actions avec une loi universelle
de la nature n'est pas non plus le principe déterminant de sa volonté. Mais cette loi plus universelle est
cependant type pour juger la maxime d'après des principes moraux. Si la maxime n'est pas d'une
nature telle qu'elle soutienne l'épreuve de la forme d'une loi naturelle en général, elle est moralement
impossible » [NB. Le type ici utilisé pour reconnaître si une conduite peut ou non être universalisée
ne doit pas être pris pour le principe déterminant de la volonté morale, v. Typique du jugement pur
pratique, commentaire infra.]
Dans la Doctrine de la vertu [Tugendlehre, [1797], Kant donne d'autres analyses.
§ 6 Du suicide. « L'homme est obligé de conserver sa vie par cela seul qu'il est une personne »,
« l'homme ne peut aliéner sa personnalité aussi longtemps qu'il existe pour lui des devoirs, donc aussi
longtemps qu'il vit ; et c'est une contradiction que de lui reconnaître le droit de se délier de toute
obligation […] Anéantir en sa propre personne le sujet de la moralité, c'est chasser du monde, autant
qu'il dépend de soi, la moralité dans son existence même, alors qu'elle est fin en soi ; aussi bien
disposer de soi en vue d'une certaine fin comme d'un simple moyen, signifie dégrader l'humanité en
sa personne » (trad. Philonenko, p. 96-7). Se suicider, c'est vouloir se soustraire à la morale, renoncer
à la faire exister ; c'est, en outre, disposer de soi comme d'un simple moyen.
§ 7 De la souillure de soi-même. « Le fondement de la preuve se trouve sans aucun doute en ce que
l'homme, ce faisant, abandonne (avec dédain) sa personnalité, puisqu'il fait usage de soi seulement
comme d'un moyen pour satisfaire les tendances animales » (trad. Philonenko, p. 99).
§ 9 Du mensonge. « Le mensonge est abandon et pour ainsi dire négation de la dignité humaine. Un
homme qui ne croit pas ce qu'il dit à un autre (même s'il s'agit d'une personne idéale) a encore moins
de valeur que s'il était une simple chose […] la communication de ses pensées à autrui, au moyens de
mots, qui contiennent (intentionnellement) le contraire de ce que pense le sujet qui parle, est une fin
directement opposée à la finalité naturelle de la faculté de communiquer ses pensées, c'est-à-dire un
renoncement à la personnalité et au lieu de l'homme même, l'apparence illusoire de l'homme » (trad.
Philonenko, p. 103-4). Le mensonge est condamnable à titre de perte de la dignité et de l'humanité
comme telle, renoncement à la personnalité, et d'usage contre-nature d'une faculté.
§ 30 De la bienfaisance. Kant semble bien, hélas, persister dans le thème des Fondements (4ème
exemple) : « en effet tout homme qui se trouve dans la misère souhaite d'être aidé par d'autres
hommes. Mais s'il déclarait comme sa maxime de ne point vouloir à son tour prêter assistance aux
autres lorsqu'ils seront dans la misère, c'est-à-dire s'il faisait de sa maxime une loi universelle permis-
sive, alors à supposer qu'il soit dans la misère, chacun lui refuserait également son assistance ou serait
du moins en droit de la lui refuser. Ainsi la maxime de l'intérêt personnel se contredit elle-même, si
on la transforme en loi universelle » (trad. Philonenko, p. 130).
Dans Sur un prétendu droit de mentir par humanité [1797] (trad. Guillermit, Vrin), Kant fait une
célèbre apologie de la véracité à tout prix qui a grandement contribué à la réputation de fanatique
moral de Kant A Benjamin Constant qui s'était ému de lire dans la Doctrine de la vertu que nous de-
vons la vérité aux assassins vous demandant si votre ami qu'ils poursuivent n'est pas réfugié dans
votre maison et que leur mentir serait un crime, Kant répond ici, persiste et signe.

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En prenant deux exemples de devoirs parfaits ou stricts et deux


exemples de devoirs imparfaits ou larges et, dans chaque cas, l'exemple d'un
devoir envers soi-même et d'un devoir envers autrui, Kant veut attester que
son principe est adéquat à tout le contenu de la morale et permet de
retrouver toute la morale. Il faut noter que les exemples de Kant n'ont rien
de contingent : toute la morale s'y réduit, ils la résument ; ils correspondent
aux quatre fins que la Doctrine de la vertu érige en devoirs : le respect de
soi, le respect d'autrui, le perfectionnement de soi, la bienveillance envers
autrui. Ou, ce qui revient au même : se conserver, être vérace, cultiver ses
dons, aider autrui.
Pour que l'action soit ce que le devoir commande, « il faut que nous
puissions vouloir [man muß wollen können] [= pouvoir sans contradiction]
que ce qui est une maxime de notre action devienne une loi universelle ;
c'est là le canon qui permet l'appréciation morale de notre action en
général ».

« La véracité dans les déclarations qu'on ne peut éluder est le devoir formel de l'homme envers
chacun, si grave soit le préjudice qui puisse en résulter pour lui [et pour les autres] ; et encore que je
ne commette aucune injustice à l'égard de celui qui, de façon injuste me force à faire des déclarations,
en les falsifiant, je n'en commets pas moins à l'endroit de la partie la plus essentielle du devoir par une
telle falsification qui, de ce fait, peut également être appelée mensonge […] : c'est-à-dire que je fais,
autant qu'il dépend de moi, que des déclarations de façon générale ne trouvent aucune créance et que
par suite aussi tous les droits qui sont fondés sur des contrats deviennent caducs et perdent vigueur :
ce qui est une injustice commise à l'égard de l'humanité en général. […] C'est donc un commande-
ment de la raison qui est sacré, absolument impératif, qui ne peut être limité par aucune convenance :
en toute déclaration, il faut être véridique » (p. 68).
« Encore que par un certain mensonge je ne commette en fait d'injustice envers personne, j'enfreins
cependant de façon générale le principe du droit relatif à toutes les déclarations inévitablement né-
cessaires (je commets une injustice formaliter, bien que je n'en commette aucune materialiter) : ce
qui est bien plus fâcheux que de commettre une injustice envers un individu déterminé » (p. 72).
[NB. L'exposé des exemples kantiens est souvent peu fiable, les commentateurs interprétant et subs-
tituant à ce que Kant dit en fait ce que Kant veut dire ou devrait dire, son discours n'étant pas toujours
satisfaisant. Kant paraît souvent démentir son propos par la manière dont il l'illustre, passant de la
conception du devoir a priori au pragmatisme le plus trivial, de là les rectifications (*) que doivent lui
imposer ses exégètes (V. DELBOS, F. ALQUIÉ, J. MUGLIONI, par exemple, cf. Jacques d'HONDT : « Les
exemples kantiens de la moralité et la critique hégélienne » in Interprétations de Kant, PU. Lille,
1992, p. 25 sq). (*) ALQUIÉ écrit : « il faut reconnaître que cet exemple [la fausse promesse] est peu
clair, et que le lecteur inattentif peut croire que Kant introduit, dans l'appréciation morale d'une
action, la considération des conséquences de cette action. Mais tout le reste de l'ouvrage [les Fonde-
ments] permet de démentir cette interprétation » (cf. Œuvres philos., Pléiade, t. 2, p. 1454). DELBOS
écrit à propos du même passage (p. 140), note 116 : « On s'est beaucoup servi de cet exemple pour
prétendre que la formalisme de Kant n'avait pu tenter de spécifier des devoirs concrets qu'en se
détruisant lui-même. Il semble, en effet, ici que Kant explique finalement l'immoralité de l'acte, non
plus par la contradiction intrinsèque de la maxime érigée en loi avec elle-même, mais par la
contradiction toute extrinsèque des conséquences de l'acte avec le dessein de la volonté […]. Mais
cette interprétation littérale de la pensée de Kant doit apparaître suspecte, si l'on songe que Kant a
dit maintes fois que l'on ne devait pas confondre avec l'action morale […] l'action inspirée par la pré-
vision des conséquences » (nous soulignons). A propos du quatrième exemple, le même DELBOS
(cf. p. 141-2, note 119) déclare : « Ici encore il ne faut pas interpréter la pensée de Kant comme si le
dévouement à autrui devait se justifier par la crainte de rencontrer chez les autres dans le malheur
l'égoïsme dont on est soi-même animé. Kant veut plutôt dire que… ». On peut se demander, à
considérer les exemples, si pour juger de la possibilité d'universaliser une maxime, on peut vraiment
faire abstraction des conséquences. Doute essentiel, car cela revient à remettre en cause la distinction
entre impératif hypothétique et impératif catégorique, à douter de l'existence d'un impératif
catégorique…

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Deux cas se présentent 18 : [a] « Il y a [es gibt] des actions dont la


nature est telle que leur maxime ne peut même pas être conçue [nicht einmal
gedacht werden kann] sans contradiction comme une loi universelle de la
nature, bien qu'on puisse poser par la volonté qu'elle devrait le devenir ». La
maxime est ici contraire au devoir strict. [b] « Il y en a d'autres [es gibt an-
dere] dans lesquelles on ne trouve pas sans doute cette impossibilité interne
[innere Unmöglichkeit], mais telles cependant qu'il est impossible de vou-
loir [wollen] que leurs maxime soit élevée à l'universalité d'une loi de la na-
ture, parce qu'une telle volonté se contredirait elle-même ». La maxime est
ici contraire au devoir large.
Il y a donc des actions dont Kant admet que nous pourrions sans
contradiction dans la volonté elle-même vouloir leur universalisation, mais
qui ont contre elles de contredire à l'idée d'une nature en général. Autrement
dit : ce qui les rend « pratiquement impossibles », ce n'est pas la volonté
contradictoire qui les prendrait pour maxime, ce n'est pas comme loi univer-
selle de la volonté qu'elles sont impossibles, mais d'abord à titre de loi
universelle de la nature. D'autres actions procèdent d'une maxime dont
l'impossibilité ne tient pas à l'impossibilité qu'elle soit une loi de nature,
dont l'impossibilité ne vient pas de ce qu'elle détruirait une nature comme
telle, mais tient à la nature même de la volonté dont elle procèderait : une
volonté intrinsèquement contradictoire. Elles pourraient certes être des lois
de nature, mais elles ne peuvent être voulues comme lois universelles de la
nature, elles procèdent d'un vouloir en soi contradictoire.
Kant souligne que « dans tous les cas où nous violons un devoir,
nous trouvons que nous ne voulons pas réellement [wirklich nicht wolle]
que notre action devienne une loi universelle », que « c'est bien plutôt la ma-
xime opposée qui doit rester universellement la loi ; seulement nous prenons
la liberté d'y faire une exception [Ausnahme] pour nous ou (seulement pour
cette fois) en faveur de notre inclination » (p. 142-3) 19. « Nous voulons
qu'un certain principe soit nécessaire objectivement comme loi universelle,
et que néanmoins il n'ait pas une valeur universelle subjectivement, et qu'il
souffre des exceptions ». Lorsque nous violons le devoir, nous ne voulons
pas réellement que notre maxime devienne une loi universelle ; nous vou-
lons la maxime opposée et une exception en notre faveur. Si nous nous
considérions d'un seul et même point de vue, celui de la raison, « nous
trouverions une contradiction dans notre volonté propre » : nous voulons en
effet qu'un principe soit objectivement valable comme loi universelle mais
qu'il souffre exception (pour nous), qu'il n'ait pas une valeur universelle
subjectivement ; au lieu de cela nous nous plaçons à deux points de vue,

18. La division semble empirique : « einige Handlungen sind so beschaffen, daß […]. Bei andern
[…] ». De là la critique hégélienne.
19. Cette explication rend perplexe, puisque Kant érige ici en canon de l'appréciation morale, tout au-
tre chose que ce que nous avons vu. Agir suivant une maxime dont on puisse vouloir en même temps
qu'elle devienne une loi universelle, ce serait vouloir pour soi ce que l'on veut pour les autres, ne pas
vouloir d'exception en sa propre faveur. Ici, c'est manifestement un mélange d'illogisme et d'injustice
qui fait l'immoralité de la maxime.

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nous considérons notre action tantôt du point de vue d'une volonté pleine-
ment conforme à la raison, tantôt du point de vue d'une raison affectée par
l'inclination.
Nous avons donc réussi à montrer non pas l'existence d'un impératif
catégorique, mais la formule qu'il doit avoir, s'il existe. S'il existe, il a pour
formule sa forme même : celle de l'universalité. Suit un nouvel avertis-
sement (cf. supra, préface) de ne pas faire intervenir les données de l'anthro-
pologie et de la psychologie dans l'établissement ou la justification du prin-
cipe de la morale. Il ne faut tenter de faire dériver ni la formule ni
l'existence de cet impératif de la constitution particulière de la nature
humaine : il doit valoir en effet de tout être raisonnable comme tel et ce n'est
qu'à ce titre qu'il s'impose à la volonté humaine.
Toute volonté est faculté d'agir conformément à la représentation de
lois, toute volonté est aussi faculté d'agir en vue de certaines fins ; pareille
faculté ne peut se trouver que dans des êtres raisonnables. Si l'impératif
catégorique doit être possible, il faut qu'il puisse y avoir pour la volonté une
fin qui soit d'une autre nature que les fins subjectives ou relatives qui sont
celles dont les impératifs hypothétiques indiquent le moyen nécessaire. Si
l'impératif catégorique doit être possible, il faut que l'impératif catégorique
puisse avoir une fin, posée par la seule raison et valable pour tout être rai-
sonnable. Une telle fin existe-t-elle ? Quelle peut être cette fin ? Une telle
fin ne peut être trouvée que dans l'être raisonnable lui-même. Il faut qu'elle
existe si l'impératif catégorique doit être possible ! De deux choses l'une : ou
il n'existe que des fins relatives – et l'impératif catégorique est une illusion,
un concept vide ou cette fin absolue est l'être raisonnable lui-même. La
seule chose qui puisse avoir une valeur absolue, s'il doit exister quelque
chose ayant une valeur absolue, c'est l'être raisonnable lui-même ; seule la
personne existe comme fin en soi et non pas comme simple moyen, tout le
reste, ce sont de simples choses, c'est-à-dire de simples moyens qui ont une
valeur conditionnée, conditionnelle, pour et par nous. « L'homme, et en
général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas
simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré ».
« Si donc il doit y avoir un principe pratique suprême, et au regard de
la volonté humaine un impératif catégorique, il faut qu'il soit tel que, par la
représentation de ce qui, étant une fin en soi, est nécessairement une fin
pour tout homme, il constitue un principe objectif de la volonté […]. Voici
le fondement de ce principe : la nature raisonnable existe comme fin en soi.
L'homme se représente nécessairement ainsi sa propre existence ».
L'impératif moral peut donc être formulé (deuxième formule) :
« Agis de telle sorte que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne
que dans la personne de tout autre, toujours en même temps, comme une fin,
et jamais simplement comme un moyen » 20.

20. Kant ne condamne pas toute forme d'utilisation instrumentale d'autrui, mais qu'on ne le traite que
comme une chose !

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Kant montre comment ce principe s'applique dans le cas des deux


devoirs stricts et des deux devoirs larges envisagés plus haut. Ces quatre ac-
tions sont condamnables soit parce qu'elles violent [widerstreiten]
directement l'humanité comme fin dans le cas des devoirs stricts, soit parce
que, si elles ne violent pas l'humanité comme fin en soi, elles ne sont pas en
accord positif [nicht zusammenstimmen] avec ce principe 21.
Ainsi le principe selon lequel « toute volonté humaine apparaît
comme une volonté instituant par toutes ses maximes une législation
universelle […] conviendrait parfaitement bien à l'impératif catégorique »
(s'il existe) puisqu'il est, de tous les impératifs possibles, le seul qui soit
inconditionné — ou, ce qui revient au même, en retournant la proposition :
s'il y a un impératif catégorique, il ne peut que commander d'agir suivant la
maxime d'une volonté qui pourrait se prendre comme objet en tant que
législatrice universelle.
Toutes les tentatives faites à ce jour pour découvrir le principe de la
moralité ont échoué : on ne voyait pas en effet que l'homme soumis au de-
voir n'est soumis qu'à sa propre législation, en tant que cette législation doit
être universelle, on ne voyait pas qu'il n'est obligé que par sa volonté établis-
sant une législation universelle. Faute d'apercevoir l'autonomie du sujet
moral, on ne découvrait jamais le devoir, mais seulement la nécessité d'agir
d'après un certain intérêt et le concept de l'impératif moral comme impératif
catégorique était perdu : que cet intérêt fût personnel ou étranger,
l'impératif avait nécessairement un caractère hypothétique.
Le principe de l'autonomie de la volonté. Si l'être raisonnable doit
être une fin en soi, il ne peut être soumis à une loi universelle dont il serait
alors le moyen et l'instrument, il faut qu'il soit l'auteur de cette loi, il doit se
prescrire la loi à laquelle il obéit. Le concept suivant lequel tout être
raisonnable doit se considérer comme établissant par toutes les maximes de

21. 1/ Celui qui médite de se suicider n'est pas un objet, il n'a par conséquent pas le droit de se traiter
comme un simple moyen : « ainsi je ne puis disposer en rien de l'homme en ma personne, soit pour le
mutiler, soit pour l'endommager, soit pour le tuer ».
2/ Celui qui a l'intention de faire une fausse promesse à autrui « apercevra aussitôt qu'il veut se servir
d'un autre homme simplement comme d'un moyen, sans que ce dernier contienne en même temps la
fin en lui-même. Car celui que je veux par cette promesse faire servir à mes desseins ne peut abso-
lument pas adhérer à ma façon d'en user envers lui et contenir ainsi en lui-même la fin de mon
action ». Il s'agit là d'une « violation du principe de l'humanité dans d'autres hommes ». Celui qui
viole les droits des hommes a l'intention de se servir de la personne des autres simplement comme
d'un moyen, sans considérer que les autres, en qualité d'êtres raisonnables, doivent être toujours esti-
més en même temps comme des fins ».
3/ Pour ce qui est de la culture de nos talents : il ne suffit pas qu'une action ne contredise pas l'hu-
manité dans notre personne, il faut encore qu'elle soit en accord avec elle. Or il y a dans l'humanité
des dispositions à une perfection plus grande, qui font partie de la fin de la nature à l'égard de l'huma-
nité dans le sujet que nous sommes ; négliger ces dispositions, cela pourrait bien être à la rigueur
compatible avec la conservation de l'homme, mais non avec l'accomplissement de cette fin.
4/ Le devoir de bienfaisance. A coup sûr, l'humanité pourrait subsister si personne ne contribuait au
bonheur d'autrui, tout en s'abstenant d'y porter atteinte de propos délibéré, « mais ce ne serait là
cependant qu'un accord négatif, non positif, avec l'humanité comme fin en soi, si chacun ne tâchait de
favoriser, autant qu'il est en lui, les fins des autres. Car le sujet étant une fin en soi, il faut que ses fins,
pour que cette représentation produise chez moi tout son effet, soient aussi, autant que possible, mes
fins ».

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sa volonté une législation universelle conduit au concept de règne des fins


[das Reich der Zwecke], c'est-à-dire de la liaison systématique de divers
êtres raisonnables par des lois communes. Ce concept capital a été manqué
par toute la philosophie morale antérieure puisqu'elle méconnaissait
l'autonomie du sujet moral.
A ce « règne des fins » ou « république des volontés », conçu par
analogie au règne de la nature, qui ne peut exister que par liberté,
appartiennent de droit tous les êtres raisonnables sitôt qu'ils mettent leurs
maximes en accord avec une législation universelle. La morale peut être
conçue comme le devoir de faire advenir le règne des fins (« La moralité
consiste donc dans le rapport de toute action à la législation qui seule rend
possible un règne des fins »). D'où la maxime : agis de telle façon que ta
« volonté puisse se considérer elle-même comme constituant en même
temps par sa maxime une législation universelle ». Le devoir ne repose en
rien sur les sentiments, impulsions et inclinations, mais sur le rapport des
êtres raisonnables entre eux, rapport dans lequel la volonté de chacun doit
toujours pouvoir être considérée comme législatrice. A l'idée d'autonomie
est liée celle de la dignité de la personne humaine. L'homme n'a pas seu-
lement une valeur relative (un prix [Preis]), mais une valeur absolue (une di-
gnité [Würdigkeit]) en tant qu'il se donne à lui-même sa loi. L'autonomie de
la volonté fait toute la dignité de l'être raisonnable : « l'autonomie est donc
le principe de la dignité de la nature humaine et de toute nature rai-
sonnable ».
Toutes les représentations [Formeln] successivement proposées du
principe de la morale sont identiques en substance : si la première [les
maximes de l'action doivent pouvoir être converties en lois universelles]
concerne plutôt la forme des maximes (la forme d'une loi universelle de la
nature), la deuxième [l'être raisonnable est fin en soi] concerne plutôt sa
matière (l'humanité comme être raisonnable), et la troisième [les maximes
de l'action doivent concourir à faire advenir un règne des fins] concerne
l'unité des deux.

Récapitulation.

Nous pouvons maintenant finir par où nous avons commencé : le


concept d'une volonté inconditionnellement bonne.

• Est inconditionnellement bonne la volonté dont la maxime,


lorsqu'elle est convertie en loi universelle, ne peut jamais se contredire elle-
même. Agis toujours d'après une maxime telle que tu puisses la vouloir en
même temps portée à l'universel, tel est l'impératif catégorique.

• Comme le caractère qu'a la volonté de valoir comme loi universelle


a de l'analogie avec la connexion universelle des choses suivant des lois uni-
verselles — ce qui est l'élément formel d'une nature en général —,

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KANT – PHILOSOPHIE PRATIQUE – FRANÇOIS-XAVIER CHENET

l'impératif catégorique peut s'énoncer : agis suivant des maximes qui puis-
sent se prendre pour objet comme lois universelles de la nature.

• La nature raisonnable ayant ceci de propre qu'elle se pose à elle-


même des fins, la fin à réaliser par un impératif catégorique, fin existant
par soi, ne peut être que le sujet même de toutes les fins possibles : en effet,
celui-ci est le sujet d'une volonté absolument bonne possible et une volonté
absolument bonne ne peut être mise sans contradiction au-dessus d'aucune
chose [cette explication de la dignité de l'homme vient compléter heureuse-
ment celle déjà donnée]. Le sujet est fin, l'être raisonnable ne doit jamais
être traité seulement comme moyen mais doit toujours être traité comme une
fin.

• De la dignité de fin en soi de l'homme résulte qu'au regard de toutes


les lois auxquelles il peut être soumis, il doit pouvoir se considérer comme
auteur d'une législation universelle. C'est sa dignité qui lui impose de pou-
voir se considérer comme législateur. La moralité est le rapport des actions
à l'autonomie de la volonté. L'autonomie est la propriété de la volonté d'être
à soi-même sa propre loi, elle se réalise dans la mesure où je choisis des ma-
ximes d'action qui peuvent être des lois universelles. L'autonomie de la
volonté est l'unique principe de la morale. Ce principe est un impératif caté-
gorique et l'impératif catégorique ne commande ni plus ni moins que cette
autonomie même ; ces concepts sont des concepts réciproques [Wechsel-
begriffe].Quand la volonté cherche la loi qui doit la déterminer ailleurs que
dans l'aptitude de ses maximes à instituer une législation universelle,
lorsqu'elle cherche par conséquent cette loi dans la propriété d'un de ses
objets, il en résulte toujours l'hétéronomie : ce n'est pas la volonté qui se
donne à elle-même la loi, c'est l'objet qui la lui donne par son rapport à elle,
rapport qui ne peut rendre possible que des impératifs hypothétiques. Au
contraire, l'impératif moral, en tant qu'il est catégorique, ne se borne pas à
administrer un intérêt étranger, il manifeste seulement sa propre autorité
impérative.
A l'instar de ce qu'il fera dans la Critique de la raison pratique
(cf. livre I, chap. 1, scolie 2 du théorème 4, p. 35-41), Kant classe de façon
systématique les principes matériels et hétéronomiques de détermination du
vouloir : ils sont empiriques ou rationnels. Il s'agit des principes (empiri-
ques) du bonheur (fondés sur le sentiment, physique ou moral) ou des
principes (rationnels) tirés du principe de la perfection, laquelle peut être
fondée soit sur le concept rationnel de perfection (cf. Wolff) 22, soit sur le
concept d'une perfection existant par soi (la volonté divine).

22. Pour mesurer l'apport kantien, il nous paraît obvie de citer ici les pages de l'Essai sur l’évidence
dans les sciences métaphysiques [1763, essai couronné par l'Académie de Berlin] dans lequel
MENDELSSOHN expose la philosophie morale wolffienne.
QUATRIEME SECTION : de l’évidence dans les premiers principes de la théorie morale.

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« Dans toute action morale que l’homme entreprend, il fait tacitement le syllogisme suivant : là où
l’on rencontre la propriété A, le devoir exige que l’on fasse B. Le cas qui se présente a la propriété A ;
donc, etc.
La majeure de ce syllogisme est une maxime, une règle générale de vie que nous avons admise à un
autre moment et qui doit naturellement revenir en mémoire à l’occasion du cas présent. La mineure se
fonde sur l’observation exacte des circonstances présentes et sur la conviction qu’elles correspondent
pleinement à la majeure ou aux qualités A requises.
On sépare ici aussi, comme en mathématique, l’élément théorique de l’élément pratique et l’on divise
la théorie morale en deux parties : la partie dogmatique et la partie pratique. La première expose les
règles générales de vie qui doivent servir de prémisses dans les cas susceptibles de se présenter ; la
seconde expose ensuite l’application et la mise en œuvre des principes généraux dans les cas qui se
présentent. Je dois donc rechercher jusqu’où s’étend l’évidence dans ces sciences et le rapport de cette
évidence à celle des premiers principes de la géométrie.
Il n’est pas difficile d’établir que les principes généraux de la morale peuvent être prouvés avec une
rigueur et une nécessité géométriques. Les hommes ayant la faculté de connaissance en commun,
nous avons aussi, dit Marc Aurèle, en tant que créatures raisonnables, la raison en commun. Nous
avons donc aussi en commun les principes rationnels qui nous commandent ce que nous avons à faire
ou à nous abstenir de faire, nous avons donc aussi une loi commune. Rien n’est plus clair et con-
cluant, à mon sens, que cette inférence. Des choses différentes ayant une détermination semblable
doivent avoir aussi en commun les conséquences qui en découlent. Les hommes possèdent en
commun une faculté de juger qui n’est distincte chez les uns et les autres que par le degré ; aussi,
toutes leurs notions et jugements sur le bien et le mal ont-ils le même fondement et ne diffèrent-ils les
uns des autres qu’en fonction du degré de leur compréhension. Mais si c’est le cas, il y a aussi des
règles fondamentales et générales suivant lesquelles ils devraient décider ce qu’il faut faire ou ne pas
faire et ces règles fondamentales communes sont des lois de la nature.
Cette vue nous montre aussi une voie commode pour accéder à la connaissance de cette loi naturelle
commune. Il suffit de considérer les actions des hommes, leurs penchants et passions diverses, leurs
joies et leurs inquiétudes, de séparer ce sur quoi ils finissent tous par s’accorder et ce sur quoi existe
la plus grande diversité. Ce souverain bien auquel nous tendons tous [summum bonum, quo tendimus
omnes], que visent en dernier ressort tous les désirs et souhaits des hommes, voilà le cordeau que
nous ne devons jamais perdre de vue, le fil conducteur qui nous conduira de façon assurée à travers le
labyrinthe des actions humaines.
Qu’ont donc de commun les milliers de désirs et de souhaits, de passions et de penchants des
hommes ? Ceci qu’ils visent tous, au bout du compte, la conservation ou l’amélioration de notre
créature ou d’une autre, de notre condition intérieure ou extérieure. Même les penchants les plus
criminels, les désirs les plus infâmes n’ont d’autre fin, sauf qu’ils prennent des biens imaginaires pour
des avantages véritables ou qu’ils manquent la juste proportion en préférant à tout leur moi égoïste ou
en cherchant à améliorer leur condition extérieure aux dépens de leur condition intérieure. L’avare, ou
celui qui a la passion du gain, ne sont vicieux que parce qu’ils préfèrent par dessus tout l’amélioration
de leur condition extérieure […] et qu’ils sacrifient le plus souvent à ces honteux désirs, corps et âme,
amis et patrie. Il en va de même pour le voluptueux. Il accorde au plaisir des sens un privilège injusti-
fié sur les perfections de son âme ou les avantages de sa condition extérieure. Tous les désirs vicieux
ou vertueux des hommes visent, finalement, uniquement la perfection, vraie ou imaginaire (son main-
tien et son amélioration), de la condition intérieure ou extérieure de soi ou de son prochain. De là
découle la maxime pratique universelle, la première loi de la nature : rends, dans la juste proportion,
ta condition intérieure et celle de ton prochain, aussi parfaite que tu le peux. Quand on a trouvé ce
principe universel, on peut en déduire les devoirs envers soi-même, envers son prochain et aussi
envers Dieu. Car il est très aisé de prouver que l’observation des devoirs envers Dieu est la voie la
plus directe, la plus sûre, que dis-je, la seule voie pour rendre notre âme plus parfaite. On aperçoit ici
les divisions particulières de la philosophie pratique qui peuvent toutes être démontrées avec une
rigueur géométrique à partir de cette loi universelle de la nature.
On peut prouver cette loi de la nature en partant de la simple définition a priori d’un être ayant une
volonté libre. Un être doué de liberté peut choisir, parmi divers objets ou représentations des objets,
ce qui lui plaît. La raison de ce plaisir est la perfection, la beauté et l’ordre qu’il perçoit ou croit
percevoir dans l’objet préférable. Par perfection, j’entends aussi l’utilité et le plaisir sensible que
l’objet promet, car les deux choses appartiennent à la perfection de notre condition intérieure ou
extérieure. — La vue de la perfection, de la beauté et de l’ordre nous procure du plaisir, celle de
l’imperfection, de la laideur, du désordre, nous procure un déplaisir. Ordre, beauté et perfection
peuvent procurer des motifs déterminant un être libre dans son choix. Ces motifs n’imposent aucune

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contrainte physique à l’être libre car il les choisit suivant son plaisir et par une activité interne ; ils
comportent toutefois une nécessité morale qui fait qu’il est impossible à l’esprit libre de trouver du
plaisir aux imperfections, à ce qui est laid et désordonné.
L’obligation n’est que la nécessité morale d’agir, c’est-à-dire de faire ou de ne pas faire. Aucune
contrainte physique n’existant dans un être libre, je ne puis, en aucune façon, être obligé de vouloir
une chose ou de ne pas la vouloir, tant que des motifs ne m’y disposent pas. Mais les motifs provo-
quent une nécessité morale ; toute obligation est donc la nécessité morale de faire ou de ne pas faire
quelque chose. Or, comme tout être libre est moralement forcé de se déterminer dans son choix
suivant des motifs pertinents, il est aussi obligé de fonder son choix sur la règle de la perfection, de la
beauté et de l’ordre ou, ce qui revient au même, l’être libre est obligé d’apporter dans le monde autant
de perfection, de beauté et d’ordre qu’il lui est possible. Il s’en suit immédiatement l’obligation natu-
relle, ou la loi de la nature qu’on a déjà introduite en partant d’un autre principe : rends ton état
intérieur et celui de ton prochain, dans la proportion convenable, aussi parfait que tu le peux.
D’un autre côté, on peut montrer par des raisons indiscutables que cette loi universelle de la nature
s’accorde avec les desseins divins et que je vis conformément à la grande fin de la création, que je
deviens à l’image de Dieu, chaque fois que je rends plus parfaite une créature, moi ou une autre. Dès
que l’on admet qu’un Dieu qui ne saurait agir sans avoir les desseins les plus sages a créé le monde,
aucune proposition d’Euclide ne peut être plus strictement démontrée que celle-là, à savoir que la loi
de la nature qu’on a indiquée doit être la volonté de Dieu. L’être le plus sage et le plus bienveillant
des êtres peut-il avoir d’autre dessein que la perfection des créatures ? Peut-il vouloir autre chose,
sinon que nous réglions nos actions libres sur ce dessein ? — Aussi peu que la tangente ne peut
toucher le cercle en plus d’un point.
Mais suis-je obligé de consentir à la volonté à mon créateur ? — Oui, répondent nos philosophes.
Dieu est le propriétaire absolu de tout ce qu’il a tiré du néant. Nous sommes sa propriété, ses esclaves.
Il a donc le droit indiscutable de nous imposer des lois, de nous prescrire ce qui lui plaît et de punir
comme des rebelles ceux qui les transgressent. Nous devons obéir, nous rendre entièrement, anéantir
notre volonté devant la sienne. — Cette réponse abaisse notre orgueil, mais n’est pas appropriée à la
question. On ne peut conclure immédiatement de la puissance au droit. Dieu a le puissance physique
de faire ce qu’il veut de sa créature. Mais s’en suit-il qu’il en ait aussi le pouvoir moral ? Comment
s’en suit-il qu’il en ait aussi le pouvoir moral, que cela lui soit permis, qu’il en ait le droit ? Je ne
comprends pas encore en quoi ces notions se tiennent. — La création est sa propriété ? Certes. Mais
on ne peut rien en être conclure sinon qu’un autre, en eût-il le pouvoir, n’aurait cependant pas le droit
de lui prescrire l’usage à faire de sa création. Mais où est la preuve mathématique qu’il a lui-même un
droit, un pouvoir moral de faire ce qu’il veut de sa propriété ? Ce que nul ne peut nous interdire n’est
pas permis pour autant. Nul ne peut à bon droit m’empêcher d’égorger l’oiseau qui chante dans sa
cage, mais serait-ce, pour autant, chose permise ?
Le petit pas qui reste encore à faire ici consiste dans le raisonnement suivant. On prouve en effet que
Dieu ne peut rien vouloir d’autre que le meilleur et qu’un droit n’est rien d’autre que le pouvoir moral
de faire ce qui est conforme à la règle de perfection. Désormais, le raisonnement est aussi concluant
qu’une preuve géométrique. Nous sommes des créatures de Dieu, nous sommes donc sa propriété. Si
nous sommes sa propriété, il a le droit de faire de nos forces l’usage qu’il trouve bon, car ce qu’il juge
bon est incontestablement le meilleur. Il a donc le droit, le pouvoir moral de nous prescrire des lois ;
car les lois qu’il nous prescrit à nous qui sommes sa propriété, sont conformes aux règles de la
perfection. Il a en outre le droit de punir celui qui transgresse ces lois si cette punition même concourt
à la perfection, etc.
Nous avons, nous qui sommes la propriété de Dieu, une double nécessité morale (obligation) de nous
soumettre à la volonté de notre propriétaire et de vivre suivant ses lois. Premièrement, parce qu’elles
sont, en et pour soi, les meilleures, Dieu ne pouvant prescrire autre chose. On vient de montrer plus
haut la façon dont une obligation naît de cette idée. Deuxièmement, les punitions et récompenses que
Dieu lie à la transgression ou à l’observation de ses lois fournissent des motifs pour préférer
l’obéissance et nous soumettre à son gouvernement. Les motifs sont les seuls ressorts qui puissent
mouvoir un être doué de volonté libre et le plus sage législateur lui-même n’a d’autres moyens
d’introduire ses lois et de les rendre obligatoires qu’en y liant des motifs disposant l’être doué de
volonté libre à les accepter. Rien ne peut donc nous obliger à accepter les lois naturelles ou divines,
sinon leur excellence intrinsèque et les peines et récompenses arbitraires que l’Etre suprême a trouvé
bon d’y attacher pour notre plus grand bien.
Sur ce fondement, on peut édifier sans difficulté particulière tout le système de la philosophie pra-
tique. Nos actions sont bonnes ou mauvaises, dans la mesure où elles s’accordent ou non avec la règle
de la perfection, ou, ce qui revient au même, avec les desseins de Dieu. Nous sommes donc obligés de

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1. Des principes empiriques sont par nature impropres à servir de


fondement à des lois morales, l'universalité et la nécessité disparaissent si le
principe moral est tiré de la constitution particulière de la nature humaine :
ils doivent en effet valoir de tous les êtres raisonnables sans distinction. Le
principe du bonheur personnel, condamnable à ce premier chef, l'est encore
parce qu'il suppose sous la moralité des mobiles qui la ruinent, parce qu'il
comprend dans une même classe les motifs qui poussent à la vertu, autant
que ceux qui poussent au vice. 2. Le sentiment moral (cf. Shaftesbury, Hut-
cheson, Adam Smith) – prétendu sentiment ou sens auquel se réfèrent les es-
prits superficiels –, se rapproche certes davantage de la moralité (ce sens
étant en vérité l'effet de la loi sur notre sensibilité, cf. le respect), mais il est
essentiellement impropre à donner lieu à une législation universelle. 3. Le
concept ontologique de perfection est totalement vide et indéterminé mais il
vaut tout de même mieux que 4. le concept théologique qui déduit la mora-
lité d'une volonté divine absolument parfaite. S'il y avait à opter entre le
concept de sens moral et celui de perfection en général, Kant déclare
préférer le dernier qui enlève au moins la parole à la sensibilité et qui la
remet au tribunal de la raison pour décider de la question, bien que ce con-
cept ne puisse rien en déterminer : au moins cela réserve-t-il sans la fausser
l'idée indéterminée d'une bonne volonté en soi.
Une réfutation plus avant de ces systèmes n'est pas nécessaire ; elle
est d'ailleurs si aisée qu'elle est aperçue de ceux dont la profession exige

faire les premières et de nous abstenir des secondes. — La vertu est une disposition pour les bonnes
actions et le vice une disposition pour les mauvaises. — Efforce-toi d’être vertueux et fuis le vice !
L’obligation aux bonnes actions nous donne un droit aux moyens sans lesquels nous ne pourrions les
accomplir. Si d’autres hommes avaient un droit égal sur ces mêmes moyens, la loi de la nature se
contredirait, comme Cumberland l’a clairement expliqué. Il existe donc nécessairement un privilège,
lequel peut être rationnellement établi. Dans la mesure où ils peuvent être appliqués à une foule de cas
singuliers, ces principes rationnels constituent les lois du droit naturel et l’ensemble de ces lois s’ap-
pelle le droit de la nature. On peut prouver à partir de la loi générale de la nature que nous sommes
obligés de reconnaître ces privilèges et de les laisser revenir à ceux auxquels ils appartiennent. Nous
sommes par conséquent obligés par la justice naturelle, c’est-à-dire que nous devons rendre à chacun
ce qui lui revient. Si l’on veut définir, comme nous l’avons indiqué plus haut, la justice par une bonté
dirigée par la sagesse, on peut aussi exposer l’obligation que nous y avons par d’autres raisons. Car
nous sommes obligés de rendre plus parfaite notre condition intérieure et donc d’être sages et bons.
Mais l’on voit ici, une fois de plus, un exemple de l’étonnante fécondité de nos idées. De la seule
définition d’un être doué de volonté libre, on peut développer tout le système de nos devoirs, de nos
droits et de nos obligations ; tous nos penchants, tous nos désirs et toutes nos passions découlent de
cette source générale ; tous nos comportements sont droits lorsqu’ils s’accordent avec cette idée
première comme une démonstration géométrique avec ses hypothèses. Mais que l’on admire aussi la
parfaite concordance des vérités ! Nous avons posé comme fondement trois maximes différentes :
premièrement, examine en quoi s’accordent les penchants de tous les hommes. Deuxièmement :
connais-toi comme un être volontaire. Troisièmement : connais-toi comme la propriété de Dieu ; et
ces trois maximes fondamentales ont une commune conséquence : rends toi et rends les autres
parfaits. Et ainsi une infinité de définitions premières peuvent encore être avancées, ou aussi, des
expériences certaines qui nous conduisent toutes, par des chemins plus ou moins longs, au même ré-
sultat. C’est à cette harmonie merveilleuse que l’on reconnaît la vérité ! Elle offre, comme la nature,
une infinité de vues, une infinité de points de perspectives, mais toutes s’accordent dans le grand
tableau sous la forme duquel le tout se présente. Pour l’œil qui voit tout, l’ensemble de la nature est
un unique tableau, l’ensemble de toutes les connaissances possibles, une unique vérité. […] »
Ce texte d’une grande figure de l’Aufklärung allemande permet de prendre toute la mesure de
l’ampleur de l'originalité philosophique de Kant.

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qu'ils se déclarent pour l'une de ces théories… Aucun de ces principes ne


peut donner à la moralité d'autre fondement que l'hétéronomie de la volonté
– ce qui suffit à les condamner. Sitôt que l'on prend pour base un objet de la
volonté pour lui prescrire la règle qui la détermine, la règle n'est qu'hétéro-
nomie et l'impératif est conditionné et ne peut jamais commander mora-
lement : si [wenn] ou parce que [weil] l'on veut cet objet, alors [so] on doit
agir de telle façon. Que l'objet détermine la volonté au moyen de l'inclina-
tion (principe du bonheur personnel) ou au moyen de la raison appliquée à
des objets possibles (comme dans le principe de la perfection), la volonté ne
se détermine pas immédiatement, il y a hétéronomie de la volonté. La
volonté absolument bonne ne peut être qu'indéterminée à l'égard de tous
les objets , elle ne peut contenir que la forme du vouloir en général et cela
comme autonomie. L'aptitude de la maxime de toute bonne volonté à s'ériger
en loi universelle est même l'unique loi que s'impose à elle-même la volonté
de tout être raisonnable sans faire intervenir par-dessous comme principe un
mobile ou un intérêt quelconque.
Reste à savoir si – et comment – un tel impératif synthétique a priori
est possible. Problème qui dépasse le strict cadre d'une Métaphysique des
mœurs et que seule une critique de la raison pratique pourra résoudre, mais
dont une dernière section tracera les traits principaux (les Fondements déter-
minent le principe suprême de la moralité, le dégagent dans toute sa pureté,
établissent ce qu'est la moralité si elle est, la Critique de la raison pratique a
une tout autre tâche : établir l'objectivité de ce principe).

TROISIÈME SECTION

Passage de la métaphysique des mœurs à la Critique de la raison pure


pratique. Kant écarte l'objection que l'on peut faire à la doctrine de l'auto-
nomie : celle de ne rien valoir. Cette objection présuppose que l'on ne peut
considérer l'homme que sur un plan unique, que comme phénomène. C'est
méconnaître le résultat de la Critique de la raison pure.
C'est le concept de liberté qui doit fournir l'explication suprême de
l'impératif catégorique. La liberté est la propriété qu'a la causalité des êtres
raisonnables de pouvoir agir indépendamment de toute cause déterminante
qui lui soit étrangère. Cette définition négative conduit à une définition posi-
tive : la liberté est la faculté d'agir d'après une maxime qui puisse aussi se
prendre elle-même pour objet à titre de loi universelle, la faculté de se
donner ainsi à soi-même sa loi. La liberté, c'est précisément ce qu'est l'auto-
nomie morale. Volonté libre et volonté soumise à la loi ne font donc qu'un.
Si l'on suppose la liberté, la moralité s'en déduit, or la moralité s'exprime par
un jugement synthétique a priori qui énonce qu'une volonté bonne est celle
qui agit suivant une maxime qui peut être érigée en loi universelle.
La liberté peut-elle être prouvée ? Elle ne peut être prouvée par
l'expérience : toute l'expérience possible étant soumise à la nécessité natu-
relle ; il suit de son concept même qu'il n'en est de preuve possible qu'a
priori. Puisque la liberté ne nous sert de loi qu'autant que nous sommes des

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êtres raisonnables, c'est pour tous les êtres raisonnables qu'elle doit
également valoir (p. 182). Il faut que la liberté soit prouvée comme proprié-
té des êtres raisonnables en général comme tels, ce qui ne se peut qu'a priori.
La prouve-t-on en montrant que la moralité implique la liberté ? Non.
La réalité de la liberté n'a pas été démontrée : on a seulement montré que la
liberté devait être présupposée, que la moralité et la liberté étaient insépa-
rables. Je ne puis me soumettre à la loi qu'en me supposant libre, mais en
me supposant libre, je ne fais que supposer ce qui est en question, à savoir la
loi morale. Nous tournons ici manifestement dans un cercle. Kant reconnaît
le cercle vicieux : nous nous supposons libres pour nous concevoir soumis à
la loi morale et nous nous considérons comme soumis à cette loi parce que
nous nous supposons libres. On va ainsi de la réalité de la loi à celle de la
liberté et inversement.
Comment faire pour sortir de ce diallèle ? 23 Il faut trouver le moyen
de les affirmer conjointement. C'est chose possible si l'on recherche si, lors-
que nous nous concevons par la liberté, nous nous concevons du même point
de vue sous lequel nous nous représentons « d'après nos actions comme des
effets que nous avons visibles devant nos yeux ». Or nous avons des raisons
de distinguer entre le monde sensible et un monde intelligible : comme
raison (cf. p. 190 sq), nous ne pouvons pas nous regarder comme apparte-
nant au monde sensible ; comme raison, l'homme ne peut concevoir la cau-
salité de sa volonté que sous l'idée de liberté. L'homme doit se considérer
sous deux rapports. On tournerait en rond – la morale renvoyant à la liberté
et la liberté à la morale –, si nous n'étions autorisés à affirmer un monde
intelligible, fondement de l'une et de l'autre. C'est comme membres du
monde intelligible que nous nous concevons comme libres et obligés par la
loi morale. Et nous nous concevons comme membres du monde intelligible
parce que nous trouvons en nous une faculté qui nous distingue de toutes
choses et de nous-mêmes en tant qu'êtres affectés, c'est la spontanéité pure
de la raison.
« En s'introduisant ainsi par la pensée dans un monde intelligible, la
raison pratique ne dépasse en rien ses limites [überschreitet gar nicht seine
Grenzen]. Elle ne les dépasserait que si elle voulait se percevoir [sich
hineinschauen] ou se sentir [sich hineinempfinden] dans ce monde » (p. 201,
corrigé), a fortiori si elle « entreprenait de s'expliquer comment une raison
pure peut être pratique, ce qui reviendrait absolument au même que de se
proposer d'expliquer comment la liberté est possible » (p. 202).

23. La Critique de la raison pratique ne fait plus état de ce cercle et Kant y conclut de la loi à la
liberté. C'est la liberté impliquée par la loi qui permet l'affirmation de la réalité du supra-sensible

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II

LA CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE 24 [KRITIK DER


PRAKTISCHEN VERNUNFT, 1788]25

« La philosophie transcendantale, c'est-à-dire la doctrine de la possibilité de toute connaissance a


priori en général, qui est la critique de la raison pure […] a pour but [Zweck] le fondement [Grün-
dung] d'une métaphysique ; le but de cette dernière à son tour, en tant que fin ultime [Endzweck] de la
raison pure, c'est l'extension [Erweiterung] […] de cette dernière au-delà des limites du sensible au
domaine du supra-sensible ; ce qui représente un dépassement [Überschritt] qui, pour n'être pas un
saut prilleux [gefährlicher Sprung] 26, n'est assurément pas non plus [auch nicht] un passage continu
[kontinuierlichen Fortgang] dans le même ordre des principes » (Progrès de la métaphysique en
Allemagne, 1793, trad. Guillermit, Vrin, p. 27).

PRÉFACE

La Critique de la raison pratique est nécessaire pour apporter une ré-


ponse aux objections les plus graves [die erheblichsten Einwürfe] que la
Critique de la raison pure a rencontrées :

24. Les Fondements de la métaphysique des mœurs sont une œuvre populaire qui peut heureusement
s’étudier et se comprendre sans référence à l'œuvre critique kantienne. Tel n'est pas le cas avec l'étude
de la Critique de la raison pratique qui constitue la seconde des trois œuvres critiques et qui ne peut
pleinement être entendue que sur le fondement de la Critique de la raison pure [1ère éd. 1781, 2ème
éd. 1787]. On trouvera ici la reconstruction de la métaphysique sur le terrain de la morale dont la
Critique de la raison pure enseigne l'impossibilité sur le terrain spéculatif où elle a toujours voulu à
tort se situer. Certains des soucis de Kant dans la Critique de la raison pratique comme celui
d'échapper à l'objection de tenter de rétablir une extension métaphysique de la connaissance après en
avoir nié la possibilité – puisque nous sommes dépourvus de l'intuition intellectuelle qui serait
nécessaire – ne peuvent être compris que par rapport à la Critique de la raison pure.
Les traductions : traduite pour la première fois en français par Jules Barni [1848], elle l'a été ensuite
par François Picavet en 1888 (c'est cette traduction que l'on trouve aux PUF, rééd., coll. Quadrige),
puis par Jean Gibelin (Vrin). Sa dernière traduction en date est l'œuvre de Luc Ferry et de Heinz
Wissmann (Pléiade, t. 2, 1985 ; trad. et notes reprises dans la coll. Folio Essais). Nous recourons à la
trad. Picavet (PUF) en dépit de ses défauts.
25. Prête pour l'impression dès fin juin 1787, elle n'a pu paraître qu'en 1788.
La Critique de la raison pratique est un ouvrage bref (le tiers environ de la Critique de la raison pure
et une petite moitié de la Cr. de la faculté de juger). Suivant un plan inspiré de celui de la première
Critique, elle est divisée en une Théorie des éléments [Elementarlehre] et une Théorie de la méthode
[Methodenlehre]. La Théorie des éléments comporte deux parties d'étendue très inégale : une Analy-
tique et une Dialectique. Sur son plan, voir l' « Examen critique de l'Analytique » (p. 95). L'Analyti-
que de la r. pure pratique procède non des sens aux concepts et de là aux principes, mais à l'inverse :
étant donné son objet, il faut ici partir des principes (montrer comment la raison donne la loi sur
laquelle repose la moralité), aller de là aux concepts (le concept de bien : le bien est ce que le devoir
commande) et de là passer à ce qui fait que la loi peut être un mobile pour la sensibilité. Tout en
recourant aux termes d'analytique et d'esthétique, Kant les reconnaît inappropriés (cf. p. 96).
Dans la Critique de la raison pure, Kant n'emploie pas volontiers l'expression de « raison pratique »,
mais préfère parler de « la raison dans son usage pratique [im praktischen Gebrauche] ».
26. Überschritt et non Fortgang : transgression et non simple prolongation. Allusion au « salto
mortale » prôné par l'antirationaliste JACOBI.

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KANT – PHILOSOPHIE PRATIQUE – FRANÇOIS-XAVIER CHENET

1/ Celle de se contredire en attribuant en fin de compte aux


catégories une objectivité qu'elle leur déniait. La Critique de la raison
pratique va enfin lever l'énigme [Rätsel] de la Critique « à savoir, comment
on peut, dans la spéculation, dénier [absprechen] la réalité objective à
l'usage supra-sensible des catégories et cependant la leur reconnaître [zu-
gestehen] relativement aux objets de la raison pure pratique, car cela doit
nécessairement paraître inconséquent [notwendig inkonsequent aussehen],
aussi longtemps que l'on ne connaît cet usage pratique que de nom [nur dem
Namen nach]. Mais si maintenant, par une analyse complète de la raison
pratique, on apprend que la réalité dont il est ici question n'implique aucune
détermination théorique des catégories, aucune extension de la
connaissance au supra-sensible, mais qu'on veut dire seulement qu'à cet
égard un objet leur appartient en tout lieu, parce qu'elles sont contenues a
priori dans la détermination nécessaire de la volonté ou liées insépara-
blement à son objet, l'inconséquence disparaît, puisque l'usage [Gebrauch]
qu'on fait de ces concepts est différent de celui que réclame la raison
spéculative » (p. 3).

2/ Celle de considérer l'homme comme nouménalement libre quoiqu'il


se connaisse uniquement comme phénomène empiriquement déterminé.
Aussi longtemps, en effet, qu'on n'a pas de concepts déterminés de la
moralité et de la liberté, on ne peut savoir quel fondement nouménal donner
au phénomène et s'il est même possible de s'en faire un concept.

INTRODUCTION

Il ne suffit pas d'établir la formule de la moralité – encore que la


tâche ne soit pas insignifiante –, il s'agit de déduire le devoir d'une faculté a
priori, de le déduire de la raison, ou ce qui revient au même, d'établir que
la raison pure est une faculté pratique.
Les tâches de la Critique de la raison pure et de la Critique de la
raison pratique sont, en un sens, inverses. Les titres : Critique de la raison
pure / Critique de la raison pratique ne doivent pas donner à croire que pur
s'oppose à pratique 27.
S'agissant de la raison spéculative, c'est son usage pur – les pré-
tentions qu'elle émet à avoir un usage pur – qui devait être critiqué, la tâche
d'une Critique de la raison pure était de dénoncer les illusions auxquelles
elle s 'expose dans son usage pur. La raison pratique n'a besoin d'aucune cri-

27. Ainsi s'expliquerait, si l'on en croit les explications (peut-être spécieuses) ici données par Kant,
l'anomalie de titre de la Critique de la raison pratique, puisque l'on attendrait comme intitulé
« Critique de la raison pure pratique ». La Critique de la raison pure était une critique de l'usage pur
de la raison, de son emploi spéculatif au-delà des limites de l'expérience possible ; s'agissant de la
raison pratique, son usage pur n'a pas à être critiqué, la raison pratique n'est pas exposée à une illusion
de cette nature, il ne s'agit ici que de s'assurer que la raison peut bien être pratique. C'est l'existence
d'une raison pratique qu'il faut établir ; elle n'est pas, quant à elle, exposée à une illusion (Kant
l'assure à tout le moins)…

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KANT – PHILOSOPHIE PRATIQUE – FRANÇOIS-XAVIER CHENET

tique de ce genre ; c'est au contraire son usage empirique qui, en s'arrogeant


la souveraineté et l'exclusivité, en manifestant des prétentions au-delà de ses
droits, menace indûment l'usage pratique, si bien que les droits de la raison
pure pratique sont à affirmer contre lui et cela seul rend nécessaire une
Critique de la raison pratique. Elle a pour objet d'établir l'existence d'une
raison pure pratique, c'est-à-dire que la raison fournit à la volonté 28 des
principes de détermination tout à fait indépendants de toute condition
empirique, de tout attrait sensible 29. Mais le pouvoir pratique lui-même n'a
pas du tout à être critiqué. La tâche d'une Critique de la raison pratique
consiste à critiquer la prétention de l'usage empirique de la raison à
constituer son seul champ, sa prétention indue à enfermer la raison dans des
principes hétéronomes d'action (cf. principes problématiques ou assertori-
ques), à censurer cet usage transcendant – semblable à celui qui, dans
l'ordre de la connaissance, consiste à ériger les principes de l'expérience en
conditions des choses mêmes 30. La tâche d'une Critique de la raison prati-
que consiste à prouver l'existence d'une raison pratique, à combattre l'illu-
sion que la faculté de désirer ne puisse avoir d'autres objets que ceux que
lui assigne l'attrait sensible ! 31 Cet ouvrage « doit uniquement établir qu'il
y a une raison pure pratique et il en critique dans cette vue tout le pouvoir
pratique. Si cette entreprise réussit, il n'est pas besoin de critiquer le pouvoir
par lui-même, pour savoir si la raison, en s'attribuant présomptueusement un
tel pouvoir, ne se dépasse [übersteige] pas elle-même (comme cela arrive à
la raison spéculative) » (Préface, p.1) 32.

28. La volonté ou faculté de désirer [Begehrungsvermögen].


29. La raison est d'une manière générale un pouvoir de législation a priori : législation de la nature
(raison pure théorique) ; législation de la liberté (raison pure pratique). Dans le cas de la raison
spéculative, il y a lieu de montrer que la raison n'est pas un simple pouvoir de comparaison pour tirer
inductivement des règles à partir de l'expérience ; dans le cas de la raison pratique, il y a lieu de
montrer que la raison n'est pas un simple pouvoir de procurer aux désirs leurs moyens, mais qu'elle
est un pouvoir des fins elles-mêmes.
30. On peut dire que la Critique de la r. pratique a à combattre la présomption, c'est-à-dire la
prétention de l'amour de soi à être l'unique principe d'une législation possible.
Cf. p. 78 : « Nous trouvons notre nature, comme êtres sensibles, constituée de telle sorte que la
matière de la faculté de désirer (les objets du penchant […]), s'impose d'abord et que notre moi
pathologiquement déterminable, bien qu'il soit tout à fait impropre par ses maximes à une législation
universelle, s'est efforcé cependant, comme s'il formait notre moi tout entier [gleich als ob es unser
ganzes Selbst ausmachte], de faire valoir d'abord ses prétentions comme premières et originelles. On
peut nommer cette tendance à se faire soi-même, d'après les principes subjectifs de son libre-arbitre,
principe objectif de détermination de la volonté en général, l'amour de soi [Selbstliebe] qui, s'il se
donne comme législateur et comme principe pratique inconditionné, peut s'appeler présomption
[Eigendünkel] ».
31. On a pu dire, que dans la Critique de la raison pure, c'est la raison pure qui se trouve au banc des
accusés, l'expérience prononçant le réquisitoire et que, dans la Critique de la raison pratique, c'est
l'inverse : l'empirisme est l'accusé, la raison pure prononçant le réquisitoire (cf. Alfred Fouillé).
32. On pourrait imaginer une Critique de la raison pratique consistant à examiner la prétention de la
raison à déterminer elle-même des fins et la censurant ! La Critique de la raison pratique, telle que la
conçoit Kant, consiste tout au contraire à examiner la prétention de la sensibilité à être l'unique
principe déterminant possible de la faculté de désirer. En ce sens, Kant poursuit la même fin dans la
Critique de la raison pure et dans la Critique de la raison pratique : abaisser les prétentions de la
sensibilité – celle d’étendre à toutes choses ses principes, pour ce qui est de la sensibilité comme

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Inverses, en un sens, les tâches de la Critique de la raison pure et de


la Critique de la raison pratique sont néanmoins apparentées si l'on
considère que la Critique de la raison pure recherche comment la raison
peut connaître a priori des objets et que la Critique de la raison pratique
recherche comment la raison peut déterminer a priori la maxime de la
volonté 33. La Critique de la raison pratique est une critique au sens même
où la Critique de la raison pure en est une : elle établit et justifie l'existence
de principes a priori ; elle circonscrit l'emploi de ces principes afin d'en
interdire tout usage transcendant.

I. ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE

1. Analytique des principes

Kant ne fait aucune observation méthodologique au début de l'Ana-


lytique de la raison pure pratique, mais il donnera au second chapitre (Du
concept d'un objet de la raison pure pratique) une justification forte de sa
façon de procéder.

A. « Exposition » 34 des principes de la raison pure pratique

Il s'agit pour Kant de démontrer que seuls les principes formels peu-
vent être des principes objectifs.
• Principes pratiques subjectifs et objectifs
L'exposition s'ouvre sur la définition de la notion de « principe pra-
tique ». Un sujet raisonnable agit forcément suivant des principes [Grund-
sätze] (c'est-à-dire suivant la représentation de règles) : qu'il s'agisse de ma-
ximes [Maximen], c'est-à-dire de principes subjectifs que le sujet raison-
nable considère comme valables pour sa seule volonté, ou de lois [Gesetze],

faculté de représentation, celle d’être l'unique principe de législation possible pour ce qui est de la
sensibilité comme fondement de tous les penchants.
33. La Critique de la raison pratique fait pour la faculté de désirer ce que la Cr. de la raison pure fait
pour la faculté de connaître : elle établit que la faculté de désirer possède des principes a priori, elle en
énonce la nature, l'étendue et les limites. En matière pratique, tout comme en matière spéculative,
l'empirisme menace d'étendre ses principes à toute chose.
Si l'on retient de la Critique de la raison pure qu'elle fait le procès du dogmatisme rationaliste, la
tâche de la Critique de la raison pratique paraît opposée à celle de la Critique de la raison pure, mais
si, au contraire, on retient de la Critique de la raison pure qu'elle travaille à défendre la connaissance
a priori face à l'assaut des empiristes, il est clair que la Critique de la raison pratique travaille, sur son
terrain, à la même tâche.
34. Tout l'exposé est scolastiquement – et péniblement – conduit à coup de définitions [Erklärungen],
théorèmes [Lehrsätze], scolies [Anmerkungen], corollaires [Folgerungen] et problèmes [Aufgaben]
précédant le titre I (De la déduction… p. 41). Il répond, comme on le verra (cf. p. 46), au concept
d'une « exposition » vs. la tâche d'une « déduction ». On se demande pourquoi Kant adopte ici la
façon wolffienne de procéder.

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c'est-à-dire de principes objectifs, principes qu'il reconnaît comme valables


pour la volonté de tout être raisonnable.
• Principes pratiques objectifs matériels et formels
Des principes pratiques objectifs ne peuvent être que des principes
que la raison tire d'elle-même (cf. scolie de la définition (p. 17-9). Existe-t-il
des principes objectifs ou lois ? Que doit être l'objet des principes objectifs ?
Il faut distinguer entre des principes formels et des principes matériels
(p. 18 sq). Sont matériels les principes qui supposent un objet, une matière à
désirer. Un principe matériel repose sur une capacité subjective à éprouver
du plaisir ou de la peine, variable selon les individus et qui n'est connaissa-
ble qu'empiriquement. Il s'ensuit que nul principe matériel ne peut donc être
un principe objectif (théorème I : tous les principes pratiques matériels sont
empiriques et ne peuvent donc fournir de lois pratiques).
Or tous les principes pratiques matériels rentrent sous le principe de
l'amour de soi ou du bonheur (théorème II : tous les principes pratiques
matériels sont d'une même espèce et se rangent sous le principe du bonheur
personnel). Corollaire : les principes pratiques matériels placent le principe
déterminant de la volonté dans la faculté inférieure de désirer et s'il n'y avait
pas de principes pratiques formels, il n'y aurait pas de faculté supérieure de
désirer.
Le premier scolie du théorème (p. 21-4) justifie cette assertion. Il est
des plus étonnant [man muß sich wundern / v. encore, cette perplexité de
Kant, p. 27] que des hommes par ailleurs pénétrants [scharfsinnige Männer]
ait cru pouvoir distinguer entre la faculté inférieure et la faculté supérieure
de désirer en soutenant que les représentations liées au sentiment de plaisir
de la seconde tirent leur origine de l'entendement, celles de la première des
sens. Si l'on place en effet le principe déterminant de la faculté de désirer
dans l'agréable [Annehmlichkeit], qu'importe de savoir si cette
représentation a son siège dans l'entendement ou la sensibilité ! Cela
n'introduit aucune vraie différence ; les sources de la représentation peuvent
être la faculté que l'on voudra, si c'est le sentiment de plaisir qui sert de
principe déterminant pour la faculté de désirer, cela n'introduit pas une
différence suffisante pour distinguer une faculté supérieure d'une faculté
inférieure de désirer ; il n'y a ici qu'une différence de degré, certainement
pas de différence de nature.
Il ne saurait exister de différence de nature et, partant, de valeur
entre les principes pratiques matériels 35. On peut bien établir une hiérarchie
entre les plaisirs en considérant leur durée, leur intensité, leur coût, etc. 36,
mais il n'est pas possible d'établir par là de différence de nature entre les
plaisirs, entre des plaisirs nobles, élevés et d'autres. Donner les plaisirs supé-
rieurs « comme déterminant la volonté d'une manière autre que par le sens
[…], c'est faire comme les ignorants qui, voulant se mêler de faire de la

35. Affirmation passablement critiquable, lourde de conséquences (puisqu'elle impose le formalisme


en morale) et assénée avec un certain terrorisme.
36. C'est ce que BENTHAM nommera l'arithmétique des plaisirs.

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métaphysique, se représentent la matière si subtile, si raffinée qu'ils en ont


eux-mêmes le vertige, et croient alors de cette manière avoir imaginé un être
spirituel et cependant étendu » (cf. p. 22-3).
Epicure 37 a eu au moins le mérite d'être conséquent et parce qu'il
considérait que la vertu détermine la volonté par le plaisir qu'il promet, il
affirmait que tout plaisir est de même nature que les plaisirs des sens les
plus grossiers [cf. « tout plaisir est plaisir du ventre »]. Les écoles antiques
pourraient donner d'utiles leçons à notre siècle qui a le goût de tous les
compromis syncrétiques, les Coalitionssysteme ! « Le principe du bonheur
personnel, quel que soit l'emploi que l'on y fasse de l'entendement et de la
raison, ne comprendrait cependant en soi pour la volonté d'autres principes
déterminants [keine andere Bestimmungsgründe] que ceux qui sont
conformes à la faculté inférieure de désirer » (p. 23). Ici, point de demi-
mesure, de deux choses l'une : il faut ou nier qu'il existe une véritable
faculté supérieure de désirer ou la mettre dans la raison pratique elle-même,
comme législatrice [gesetzgebend]. « Ou bien [es gibt also entweder] il n'y a
pas de faculté supérieure de désirer, ou [oder] la raison pure doit être
pratique par elle seule, c'est-à-dire que, sans supposer aucun sentiment,
partant sans représentations de l'agréable ou du désagréable qui, en tant que
matière de la faculté de désirer, est toujours une condition empirique des
principes, elle doit pouvoir déterminer la volonté par la simple forme de la
règle pratique. Alors seulement la raison, en tant qu'elle détermine par elle-
même la volonté (qu'elle n'est pas au service des penchants), est une
véritable faculté supérieure de désirer [ein wahres oberes Begehrungs-
vermögen], à laquelle est subordonnée celle qui peut être pathologiquement
déterminée, elle est différente de cette dernière réellement et même spécifi-
quement [wirklich, ja spezifisch]. » (p. 23-4). La distinction entre une
faculté de désirer inférieure et une faculté de désirer supérieure ne peut être
réellement (vs. verbalement) établie que par la distinction entre principes
matériels et principes formels. Wolff assigne un faux principe à cette
distinction, falsifie le concept d'une faculté de désirer supérieure et le rend
inutile et vide…
Le second scolie (p. 24-6) montre que le principe du bonheur ou de
l'amour de soi ne saurait fonder aucune loi pratique.
Sans doute le bonheur est-il universellement désiré : « être heureux
est nécessairement le désir [ist notwendig das Verlangen] de tout être
raisonnable mais fini [jedes vernünftigen aber endlichen Wesen], partant,
c'est inévitablement un principe déterminant [also ein unvermeidlicher
Bestimmungsgrund] de sa faculté de désirer. Etre content de son existence
[die Zufriedenheit mit seinem ganzen Dasein] n'est pas une sorte de

37. A défaut d'approuver les thèses d'EPICURE (qu'il accueille toujours en en donnant l'interprétation la
plus favorable au lieu de l'accabler, ceci dans la Critique de la raison pure comme dans la Critique de
la raison pratique), Kant loue régulièrement son esprit de conséquence. Cf. infra, à propos du
souverain bien. Dans le Nachlaß (cf. Reflexionen zur Moralphilosophie, Ak.XIX, Kant veut
qu'EPICURE ait seulement pris pour le principe déterminant de la moralité ce qui en constitue
seulement mobile.

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possession originelle [ein ursprünglicher Besitz] ; c'est-à-dire quelque chose


de donné […], c'est un problème qui nous est imposé par notre nature finie
elle-même [ein durch seine endliche Natur selbst ihm aufgedrungenes
Problem / c'est-à-dire une tâche : quelque chose à réaliser, à obtenir] 38.
Mais ce principe universel ne détermine pourtant rien : chacun se fait
du bonheur une représentation différente (il s'agit d'un idéal de
l'imagination, non de la raison, faisaient observer les Fondements de la
métaphysique des mœurs). Le bonheur ne peut être au fondement d'aucune
législation universelle ; il ne peut donc fournir de principes pratiques (cf.
définitions initiales). De toute façon, quand les hommes s'accorderaient sur
sa définition et les moyens à mettre en œuvre, ce principe n'aurait qu'une
valeur subjective (il renverrait à notre nature) et manquerait de nécessité : le
bonheur ne commande pas apodictiquement, il conseille [Anratungen]
seulement.
Seuls les principes formels peuvent être des principes objectifs
(lthéorème III) : « pour [wenn… soll] qu'un être raisonnable puisse penser
[denken] ses maximes comme des lois pratiques universelles, il faut qu'il les
pense comme des principes qui déterminent la volonté, non par la matière,
mais simplement par la forme [nicht der Materie nach, sondern bloß der
Form nach] », p. 26). Des principes matériels, des principes s'appuyant sur
le rapport d'un objet à notre faculté de désirer, sont forcément empiriques,
subjectifs et variables. Des lois pratiques ne peuvent être universelles si
elles sont soumises à une condition empirique.
Si, d'une loi, on retranche son élément matériel, il ne reste que la
forme d'une législation universelle. Par conséquent, de deux choses l'une 39 :
ou [entweder] l'on posera qu'un être raisonnable ne peut se représenter de
lois, ou l'on admettra [oder man muß annehmen] que la simple forme d'une
législation universelle suffit à constituer la loi elle-même. Le scolie (p. 26)
souligne que l'entendement le plus ordinaire est à même de distinguer quelle
maxime est ou non susceptible de s'adapter à une législation universelle et
de voir que le penchant [Neigung] (ici la cupidité) comme principe détermi-
nant de la volonté ne saurait instaurer une loi pratique universelle (ce
qu'atteste l'exemple du dépôt : je vois là sans difficulté que je dois le
restituer).
Un principe formel ne peut avoir pour objet que la forme d'une
législation universelle. Pour qu'un être raisonnable se représente ses princi-
pes comme des lois, il faut qu'il se les représente comme des principes
déterminant la volonté par la seule forme et non par la matière. Seuls les
principes formels peuvent être des principes objectifs. Il est donc tout à fait

38. Ce point est essentiel. La réclamation [Verlangen] du bonheur est le propre de tout créature
raisonnable en tant qu'elle est finie. Le bonheur est un « unvermeidlicher Bestimmungsgrund » de la
faculté de désirer. Le problème est de savoir comment le mobile moral peut s'accommoder de cette
motivation reconnue indépassable ; il n'y va de rien de moins ici que de la réalité d'une législation
pratique de la raison, de l'autonomie des fins de la raison par rapport à celle de la sensibilité.
39. On ne saurait trop souligner le rôle de ces disjonctions chez Kant, grâce auxquelles il impose une
solution par une sorte de chantage spéculatif.

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surprenant [es ist daher wunderlich, cf. supra, man muß sich wundern] qu'il
ait pu venir à l'esprit d'hommes censément intelligents [verständige Männer]
de faire du désir de bonheur [die Begierde zur Glückseligkeit] une loi
pratique (universelle) : s'il est vrai que ce désir est universel, il ne peut
donner lieu à aucune législation (universelle), chacun ayant sa conception de
son bien-être propre ; cet universel n'en est pas un : alors qu'une véritable loi
universelle de la nature met l'harmonie en tout, cette pseudo-loi universelle
produit « la pire des contradictions [der ärgste Widerstreit] et la destruction
complète [die gänzliche Vernichtung] de la maxime elle-même et de son
but ». L' « harmonie » qu'elle crée est semblable à celle des époux qui dans
le poème satirique veulent la même chose et qui donc travaillent à se ruiner
mutuellement ou à celle des princes (cf. François Ier et Charles-Quint,
p. 27). Il est clair que des principes matériels ne peuvent donc fournir
aucune législation universelle (c'est-à-dire des principes qui puissent être
voulus par tous sans entraîner tous les hommes dans le chaos et le conflit) 40
A ce stade de sa démonstration, Kant formule deux « problèmes », au
sens mathématique de ce terme, réciproques. I. [Problème I] Supposé une
volonté dont les maximes soient déterminées par la seule forme de la loi,
trouver la nature de cette volonté II. [Problème II] : réciproquement, sup-
posé une volonté libre, trouver la loi qui la détermine. Une volonté dont les
maximes ont pour principe la simple législation universelle doit être une
volonté libre et une volonté libre ne peut avoir d'autre loi que la forme d'une
législation universelle. Si l'on admet que la simple forme législatrice des
maximes puisse être un principe suffisant de détermination de la volonté, on
peut déterminer la nature de cette volonté. Il est clair qu'il ne peut s'agir que
d'une volonté échappant aux principes déterminant les événements naturels,
que d'une volonté libre. Une volonté à laquelle la simple forme législatrice
[gesetzgebende Form] de ses maximes suffit à servir de loi doit être une vo-
lonté libre 41. Réciproquement : seule la forme législatrice de la volonté
peut servir de loi à une volonté libre. La liberté et la loi pratique incondi-
tionnée s'impliquent donc réciproquement (p. 29 sq). La loi morale dont
nous avons immédiatement conscience mène directement au concept de la
liberté, elle en est la ratio cognoscendi, mais la liberté est la ratio essendi de
la moralité. La loi morale fait seule « connaître » la liberté 42, la liberté est
ce qui fonde la moralité.

40. Ce point essentiel n'a pas été assez remarqué par les commentateurs. Tout ce qui est universel
n'est pas comme tel le fondement possible d'un ordre. L'universalité de la recherche du bonheur ne
peut fonder que des pratiques antagonistes, qu'une guerre de tous contre tous. On se rappellera que,
dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant donne comme critère à l'action morale la
possibilité d'être érigée en loi universelle de la nature, c'est-à-dire de produire quelque chose qui ne
soit pas promis à l'auto-destruction.
41. Cf. Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 180 : « une volonté libre et une volonté
soumise à des lois morales sont par conséquent une seule et même chose ».
42. La moralité n'est pas connue par la liberté, elle n'est pas la conscience même de notre liberté.
C'est, à l'opposé, par la moralité (la conscience de l'obligation) que nous apprenons notre liberté. Sans
la loi morale, notre liberté nous resterait inconnue (p. 29). C'est la morale, non la science qui impose
ce concept.

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On peut, sur la base de tout ce qui précède, formuler la loi fonda-


mentale [Grundgesetz] de la raison pratique (cf. § 7, p. 30-1). La raison
pure est pratique par elle-même ; elle fournit à l'homme une loi universelle
que nous nommons loi morale [Sittengesetz]. La loi fondamentale de la
raison pure pratique s'énonce : agis de telle sorte que la maxime de ta volon-
té puisse toujours valoir en même temps comme principe d'une législation
universelle. Elle fournit à la volonté un principe de détermination qui
n'indique pas seulement comme les postulats en géométrie une condition
pour une fin hypothétique (si tu veux te donner un plan, prends deux
droites), mais une fin inconditionnelle ; son application n'est pas subordon-
née à une détermination facultative de la volonté, elle n'emprunte rien à l'ex-
périence. Elle est immédiatement législatrice. « On peut appeler la
conscience [Bewußtsein] de cette loi fondamentale un fait de la raison
[Faktum der Vernunft] » (p. 31). Elle ne peut être dérivée (analytiquement)
par aucun raisonnement d'aucune donnée antérieure de la raison. « Elle
s'impose à nous [für sich selbst uns aufdringt] comme une proposition
synthétique a priori ».
Cette loi est la loi morale 43. Cette loi – explique le scolie (p. 31-3) –
est une loi de tous les êtres raisonnables comme tels, elle n'est pas limitée
aux hommes, elle s'applique à tous les êtres finis qui ont raison et volonté (et
même à Dieu en tant que suprême intelligence) 44. Parce que la volonté de
l'homme n'est pas infailliblement conforme à la loi morale, la raison doit
prendre chez l'homme la forme du commandement 45. Pour les hommes, « la

43. On observera qu'il n'a pas encore été question une seule fois jusqu'à présent de la morale. Dans les
Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant procède tout différemment : il part de la morale
comme d'une donnée dont il cherche à déterminer la nature et l'on peut évidemment lui reprocher
d'adopter la morale comme préjugé. Dans la Critique de la raison pratique, Kant établit le concept de
principes pratiques objectifs, montre qu'ils ne peuvent être que des principes formels et érige
ultimement cette législation universelle de la raison en loi morale. La raison est en elle-même pratique
(elle fournit le principe d'une législation) [die Vernunft ist für sich allein praktisch], c'est « c'est ce
que nous appelons la loi morale » [Das nennen wir das Sittengesetz]. La loi morale est un fait [das
vorher gennante Faktum], autrement dit : la raison est pratique.
De même que l'on peut reprocher à la présentation des choses dans les Fondements de partir du
préjugé de la morale, on peut reprocher à celle effectuée par la Critique de la raison pratique de
pratiquer la pétition de principe (cette loi universelle, c'est ce que l'on appelle la loi morale). Qu'est-ce
qui garantit ici au fond que cette législation formelle de la raison soit justement ce qui est donné à
l'expérience humaine commune comme loi morale ? [Une question semblable se pose lorsque saint
Thomas, dans sa présentation des preuves de l'existence de Dieu, annonce, par exemple, que ce
premier moteur, cette première cause, etc., c'est justement ce que nous appelons Dieu [hoc dicitur
Deum].] Il nous paraît possible d'admettre que la raison est pratique par elle-même, sans accorder
que l'ordre moral en procède. La thèse selon laquelle ce que l'on appelle la loi morale et la législation
de la raison ne font qu'un, la thèse de la réduction ou de l'identification de la première à la seconde ne
devrait pas être admise sur la seule foi de la parole de Kant.
44. Kant le rappellera dans la Critique de la faculté de juger, seul le jugement de goût concernera
spécifiquement l'homme.
45. La forme du Sollen n'est donc pas la forme même de la moralité. Elle tient à la nature de certains
êtres. Les principes pratiques objectifs ne doivent avoir la forme d'un sollen, d'une obligation que
chez un être qui n'est pas immédiatement sa raison, qui n'est pas que raison, chez un être dont la
faculté de désirer est séparée de la raison pratique par les désirs empiriques.
On n'a guère remarqué que le caractère catégorique de la loi morale ne signifie rien d'autre que le fait
qu'elle énonce des principes objectifs ne faisant pas acception de conditions, de situations, de

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loi a la forme d'un impératif, qui commande catégoriquement 46, puisque la


loi est inconditionnée », la dépendance [Abhängigkeit] de notre volonté à
l'égard de cette loi prend la forme de l'obligation [Verbindlichkeit].
Cette loi qui a pour principe l'indépendance de la volonté à l'égard de
toute matière de la loi (= de tout objet désiré) et, corrélativement, celui de la
détermination de l'action par la simple forme législatrice universelle, est
celle de l'autonomie 47. Lorsque la matière du vouloir intervient (matière qui
ne peut être que l'objet d'un désir), il en résulte une hétéronomie de la
volonté (elle dépend d'une impulsion [Antrieb], d'un penchant [Anhang]), la
volonté est alors « pathologiquement [pathologisch] » 48 déterminée. Non
seulement cette volonté ne peut jamais contenir en soi la forme d'une légis-
lation universelle et ne peut donc fonder aucune obligation [Verbindlich-
keit], mais elle est même essentiellement opposée à la disposition ou inten-
tion morale [sittliche Gesinnung], quand bien même l'action qui en résulte
serait conforme à la loi [gesetzmäßig]49. Nulle loi impliquant une condition

réserves. L'impératif est « catégorique » tout comme pourrait l'être dit le jugement affirmant que 7 et
5 font 12 (catégoricité = apodicticité pratique).
Il faut s'élever contre une conception – que l'on pourrait attribuer à Fichte – de l'impératif catégorique
comme quelque chose qui doit toujours primer, passer avant toute chose, à quoi il faut tout sacrifier,
en vue de la réalisation de quoi l'on devrait vouloir vivre. Peut-être y a-t-il chez Kant une dérive à ce
sujet, mais originairement, la catégoricité ne signifie que le fait de n'être pas le moyen d'autre chose,
que le fait de n'être soumis à aucune condition (empirique). Kant ne soutient pas, par exemple, que
nous devons vivre pour que la véracité soit, mais que le principe de la véracité est un principe
pratique qui n'est pas soumis à des conditions d'application et qu'il ne peut pas être apprécié par la
raison comme un simple moyen (plus ou moins adéquat suivant les circonstances), qu'il n'est pas
possible d'en juger d'après des fins mais qu'il est en lui-même une fin pour la raison.
L'impératif catégorique n'a rien à voir avec un impératif despotique. Un impératif peut être
subordonné à une fin à atteindre, fin qu'il ne détermine pas, au service de laquelle il se trouve (et ce
qui compte ici, ce sont les conséquences) ou bien il est lui-même la détermination de la fin à
atteindre ; dire qu'il est « absolu », c'est seulement dire qu'il n'est pas un moyen, qu'il ne doit pas être
voulu pour ses conséquences, qu'il ne tire pas sa valeur de ses conséquences. Kant ne fait que penser
la différence parfaitement reçue entre une valeur relative, médiate, instrumentale (gut zu) et une
valeur intrinsèque (gut an sich).
46. La notion d'impératif catégorique fait ici son apparition. On se rappellera que, dans les
Fondements, Kant partait d'une classification des impératifs en techniques, pragmatiques et pratiques,
pour montrer que l'impératif pratique a une modalité apodictique, qu'il doit commander
catégoriquement. Dans la Critique de la raison pratique, Kant part d'une autre classification, celle des
principes en subjectifs et objectifs pour montrer que seul les principes formels peuvent être des
principes objectifs, pour reconnaître dans les principes formels l'impératif moral lui-même.
47. Ce point est essentiel. Plus qu'un formalisme en morale auquel on le réduit trop souvent, le
kantisme est une morale de l'autonomie (l'essentiel est pour lui l'autonomie de la raison pratique : il
semble à Kant, à tort ou à raison, que seul le formalisme permet de l'assurer).
L'insistance de Kant sur la Verbindlichkeit, l'obligation, tend à créer chez le lecteur le sentiment d'une
hétéronomie, d'une soumission passive à on ne sait quel ordre despotique venu d'en haut. Mais en
l'occurrence, c'est l'homme n'obéissant pas à la loi d'autonomie qui est esclave ! Agir moralement,
obéir à la raison pratique, c'est échapper à la volonté pathologiquement déterminée, c'est être libre.
48. Le terme a porté à contresens et à sarcasmes. Kant veut seulement dire que la volonté est ici
déterminée par la sensibilité (cf. le paqein), le terme n'a aucune connotation d'anormalité, de
morbidité.
49. L'action peut être gesetzmäßig, pflichtmäßig, sans être morale dans son intention, sans être
accomplie par devoir [aus Pflicht], cf. Fondements de la métaphysique des mœurs, l'exemple du
commerçant honnête. La Gesetzmäßigkeit d'une action est aisée à constater ; que l'action ait été

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matérielle ne peut être tenue pour loi morale (cf. théorème IV. Aucun prin-
cipe matériel ne peut fournir une maxime morale).
Le scolie I (cf. p. 34-5) s'attache à établir qu'un précepte [Vorschrift]
impliquant une condition matérielle ne peut être une loi pratique. Sans doute
toute maxime a-t-elle une matière, comme toute volonté a un objet, mais
cela n'entraîne pas que sa matière 50 doive être son principe déterminant. Si
la matière devait être le principe déterminant de la maxime, il n'existerait
pas de maxime pouvant être érigée en loi pratique : la maxime dépendrait
toujours de la faculté de désirer qui fait que quelque chose est pour moi un
objet de désir, laquelle faculté ne peut fournir de règle universelle et néces-
saire. Preuve ou illustration : soit par exemple la maxime (matérielle) de
travailler au bien-être d'autrui, elle ne peut être universalisée 51. Il s'ensuit
que seul un précepte fondé sur la simple forme d'une loi peut fonder une loi
pratique.
Le scolie II (p. 35-40) montre la fausseté de toute doctrine voulant
fonder la moralité sur le principe du bonheur. Quoique le sens commun
moral fasse très aisément la différence entre le principe de l'amour de soi et
celui de la morale, Kant entreprend de marquer systématiquement l'abîme
qui sépare la maxime du bonheur de celle de la moralité. Le principe du
bonheur personnel [eigene Glückseligkeit] – principe auquel il faut imputer
tout ce qui, en général [wozu alles überhaupt gezählt werden muß, was],
place le principe déterminant qui doit servir de loi ailleurs que dans [irgend
worin anders, als] la forme législatrice de la maxime !!! – est juste le
contraire [das gerade Widerspiel] du principe de la moralité. Pareille
confusion contre nature entre le précepte pratique et le principe du bonheur
ne peut jamais avoir lieu que dans les « spéculations embrouillées [in den
kopfverwirrenden Spekulationen] des écoles ». « Les limites [Grenzen] de la

accomplie dans une intention morale, par pur respect pour la loi, voilà ce qui est impossible à établir
(le cœur de l'homme est ainsi fait qu'il n'est pas sûr qu'une seule action morale ait jamais été
accomplie).
50. Kant parle de l'objet de la volonté et de la matière de la maxime. Toute volonté doit avoir un
objet : je puis prendre ainsi pour objet de ma volonté mon bonheur, le bonheur d'autres êtres
raisonnables, ma puissance, l'admiration d'autrui. La moralité n'intervient pas au niveau de l'objet de
la volonté.
La maxime de mon action peut avoir pour principe déterminant sa matière ou sa forme. Dire que la
raison est pratique par elle-même, c'est dire que la matière de la maxime n'est pas nécessairement le
principe déterminant d'une action, que mon action doit et peut avoir pour maxime sa forme même. Ce
qui fait la moralité, c'est la maxime de mon action, en tant qu'elle est voulue en raison de sa forme
(d'universalité).
Cette distinction est importante : Kant n'affirme pas que le vouloir doit avoir tel ou tel objet, mais que
l'action doit avoir pour maxime un principe pouvant être une loi universelle. Quel que soit l'objet de
ma volonté, je dois vouloir suivant une maxime d'universalité.
51. Le bonheur d'autrui, qui peut certes faire l'objet de la volonté d'un être raisonnable, ne peut
cependant pas constituer le principe déterminant de la maxime d'un vouloir moral. Si la poursuite du
bonheur d'autrui doit dépendre d'autre chose que d'une condition formelle, elle devra reposer sur une
condition matérielle, sur un plaisir naturel, une disposition à la sympathie entraînant un besoin qu'on
ne peut supposer en tout homme, a fortiori dans tout être raisonnable, et pas du tout en Dieu. Par
conséquent, cette maxime ne pourra être érigée, en tant qu'elle dépend d'une disposition subjective, en
principe de législation universelle.

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moralité et de l'amour de soi sont marquées avec tant de clarté et


d'exactitude que la vue même la plus ordinaire [selbst das gemeinste Auge]
ne peut manquer de distinguer [gar nicht verfehlen kann] si quelque chose
appartient à l'un ou à l'autre » (p. 36).
Le principe du bonheur peut bien fournir des maximes, mais jamais
des maximes propres à servir de lois à la volonté, même le principe du
bonheur général. La moralité ne se confond pas avec la maxime du bonheur
– fût-ce avec celle du bonheur général (comme on le dit tellement à l'épo-
que). Entreprenons de le montrer, rien que pour donner un peu plus de clarté
[Deutlichkeit] au jugement de la raison commune humaine. 1. Cela ferait
intervenir des données d'expérience (la connaissance de ce qui constitue le
bonheur général et des moyens de le réaliser ne pourrait que s'appuyer sur
l'expérience) et ne pourrait jamais fonder de règles universelles, comme le
sont les maximes morales. 2. Les maximes de prudence conseillent seule-
ment, alors que la loi morale ordonne. 3. Ce que la morale commande est
perçu sans peine par l'entendement ordinaire (cf. la « voix de la cons-
cience ») ; or suivre le précepte empiriquement conditionné du bonheur ne
l'est pas ! Il y faut une expérience du monde [Weltklugheit] alors que la mo-
rale n'en exige aucune. La connaissance des moyens pouvant procurer adé-
quatement le bonheur ne s'obtient que petit à petit et à la longue ; or chacun
reconnaît immédiatement ce qu'il doit faire pour obéir à la loi morale.
4. Quels que soient les efforts qu'elle réclame, la moralité ne dépend que de
notre volonté dont nous disposons absolument alors que le bonheur dépend
de conditions et circonstances dont nous ne sommes pas les maîtres. 5. Le
bonheur ne peut faire l'objet d'un devoir. Commander la recherche du bon-
heur n'a aucun sens. 6. Nous jugeons très différemment nos actions selon
que nous les apprécions suivant notre intérêt ou la moralité. Le principe
moral doit être tout autre chose que le principe du bonheur : si l'on manque à
ce principe en échouant (celui qui a perdu au jeu), on peut se fâcher contre
soi-même, pas se mépriser. Le perdant se lamente, le tricheur se méprise.
7. Il faut avoir une autre règle de jugement pour pouvoir, en ayant triché au
jeu, dire « je suis un infâme [ein Nichtwürdiger / jugement moral négatif]
quoique j'aie rempli ma bourse [jugement pragmatique positif] ». 8. Suivant
les principes d'une législation morale, la punition est un mal physique qui
doit être attaché au mal moral comme sa conséquence, l'homme moral qui a
mal agi juge que sa conduite mérite une punition (ce qui est bien difficile à
expliquer si l'on veut faire reposer la morale sur le principe du bonheur),
mais la punition n'est pas la raison pour laquelle on juge qu'une action est
criminelle (si la peine pouvait en être écartée, l'action n'en deviendrait pas
moins mauvaise).
Plus subtile [feiner] certes, mais aussi fausse, est la théorie de ceux –
nombreux au XVIIIème, et au nombre desquels Kant a d'abord été –, qui
admettent un certain sens moral [moral sense], particulier par lequel serait
déterminée la loi morale. Cette doctrine repose sur une illusion ; elle
pratique, si l'on peut dire, l'ignoratio elenchi (elle suppose ce qui est en
question), ou encore, elle pratique l'hysteron prôteron (elle confond le

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principe et la conséquence). Le concept de la moralité doit précéder en effet


le contentement [Zufriedenheit] et ne peut pas du tout en être dérivé ; c'est
pourtant du sentiment de contentement dans l'accomplissement de certaines
actions que certains veulent déduire l'obligation ! « Pour se représenter
l'homme vicieux comme torturé et moralement inquiété par la conscience
morale de ses fautes, il faut d'abord le supposer, d'après le fond essentiel de
son caractère, au moins en quelque degré, moralement bon, comme celui
que réjouit la conscience de l'accord de ses actes avec le devoir, doit d'abord
être représenté comme vertueux. Le concept de la moralité et du devoir
devait donc précéder toute considération sur ce contentement et ne peut pas
du tout en être dérivé » (cf. p. 39).
Outre le sophisme que l'on commet ainsi, c'est encore une manière
de faire reposer la moralité sur la recherche du bonheur personnel que la
fonder sur le sens moral (le sentiment de satisfaction de soi qui accompagne
la conduite morale, le remords accompagnant le vice). Aucun principe maté-
riel ne peut fournir une maxime morale. Sur les autres principes matériels
déterminants de la volonté (ceux de la perfection), Kant passe rapidement.
Ils ne peuvent fournir le principe d'un devoir. Des fins doivent d'abord être
données, par rapport auxquelles seulement il y a perfection possible, or une
fin est un objet qui doit précéder la détermination de la volonté. Kant
déclare donc rigoureusement incompatibles avec la moralité toutes les philo-
sophies qui donnent à la morale un fondement qui rendrait la volonté hété-
ronome. Les fondements théologiques, empiriques et rationalistes sont tous
écartés : l'appel à l'autorité d'un Etre suprême, toutes les variétés de morale
du bonheur (les morales du plaisir, de l'intérêt bien compris, du bonheur
général, mais aussi les morales du sentiment), les morales rationalistes aussi,
non qu'elles soient comme telles (comme le sont les morales empiristes) des
morales de l'hétéronomie, mais parce que leur concept cardinal, celui de
perfection, est vide et indéterminé.

B. « Déduction » 52 des principes de la raison pure pratique

• L'Analytique de la raison pratique a donc établi que la raison pure


peut être pratique, c'est-à-dire qu'elle peut déterminer la volonté par elle-
même, indépendamment de tout élément empirique, et ce, par un fait [Fak-
tum] : celui de l'autonomie. Elle a établi que ce fait est inséparablement lié
et même identique à la conscience de la liberté. L'autonomie de la volonté
nous fait nous reconnaître comme libres. Elle a ainsi un résultat qui est à
l'opposé [merkwürdiger Kontrast] de celui de la raison pure spéculative. En

52. Nous attribuons à cette « déduction » (qui est plutôt une reprise et une reconsidération de ce que
l'Analytique a établi) une fonction tout à fait comparable à la « Kritische Beleuchtung » sur laquelle
s'achève l'Analytique.
Du principe suprême de la moralité, il n'y aura en fait pas de « déduction » possible. On doit se con-
tenter (cf. p. 46) de son « exposition », c'est-à-dire de l'exposé de son contenu (cf. § 1, p. 17 sq), de
son apriorité et indépendance à l'égard de tous principes empiriques (cf. p. 19-33) et de la différence
de ce qui le sépare de tous les autres (cf. p. 33-41).

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effet, l'Analytique de la raison pure a pour résultat de limiter la valeur des


principes synthétiques à l'expérience possible. Au-delà, il n'est plus de
connaissance positive possible. Si elle œuvrait en vérité à placer en sûreté
[in Sicherheit] le concept des noumènes, c'est-à-dire leur possibilité, elle
nous ôtait toutefois toute vue [Aussicht] sur eux. L'Analytique de la raison
pratique, elle, a l'effet inverse : quoiqu'elle ne nous donne pas davantage de
vue [Aussicht] sur les noumènes, « elle nous fournit cependant un fait
absolument inexplicable [unerklärliches Datum] par toutes les données du
monde sensible et par tout le domaine de notre usage théorique de la raison,
qui annonce [Anzeige gibt] un monde de l'entendement pur [monde intelli-
gible], qui le détermine même positivement [positiv bestimmt] et nous en
fait connaître quelque chose, à savoir, une loi [la loi morale] » (p. 42). Alors
que la raison spéculative ne nous donne de la liberté qu'un concept négatif et
qu'elle ne nous permet pas d'en affirmer la réalité, la raison pratique nous
permet d'en affirmer la réalité objective et nous le fait connaître d'une ma-
nière déterminée en nous en indiquant la loi (la loi morale).
La loi pratique annonce un monde de l'entendement pur dont elle
nous fait connaître la loi : cette loi doit donner au monde sensible, en ce qui
concerne les êtres raisonnables, la forme d'un monde de l'entendement, c'est-
à-dire d'une nature supra-sensible – sans faire tort cependant à son méca-
nisme. La nature sensible d'êtres raisonnables en général est l'existence de
ces êtres sous des lois empiriquement conditionnées, ce qui est pour la
raison, une hétéronomie. La nature supra-sensible de ces mêmes êtres est
leur existence d'après des lois indépendantes de toute condition empirique,
qui appartiennent par conséquent à l'autonomie de la raison. La nature
supra-sensible est l'existence d'une nature sous l'autonomie de la raison pure
pratique. La loi de cette autonomie, la loi morale est donc l'existence d'une
nature supra-sensible, d'un monde de l'entendement pur dont la copie
[Gegenbild] doit exister dans le monde sensible – sans préjudice cependant
des lois de ce monde. On pourrait appeler archétype [natura archetypa] ce
monde que nous ne connaissons que dans la raison et ectype [natura ectypa],
ce monde – parce qu'il contient l'idée possible du premier, comme principe
déterminant de la volonté. Dans son rapport avec le monde sensible dont
nous faisons partie puisque nous ne sommes pas des êtres purement rai-
sonnables mais aussi des êtres sensibles, ce monde intelligible joue le rôle
d'un archétype. Si la raison pratique avait une efficacité suffisante, elle don-
nerait sa forme au monde sensible [natura ectypa] et réaliserait ainsi le sou-
verain bien. La loi morale, loi d'un monde intelligible, nous impose d'y con-
former le monde sensible dans lequel nous vivons.
La loi morale nous transporte ainsi idéalement dans une nature où la
raison pure, si elle était accompagnée d'un pouvoir proportionné [wenn sie
mit dem ihr angemessenen Vermögen begleitet wäre] 53, produirait le sou-

53. Nous assistons ici à la seconde occurrence de l'expression de souverain bien (qui figure déjà dans
la préface, p. 2, et entre parenthèses). Le monde dans lequel nous fait entrer la loi morale est celui
d'une nature où la raison pure produirait le souverain bien si elle en avait le pouvoir. La loi morale
nous introduit à l'idée d'un monde intelligible qu'elle produirait, qui imposerait sa forme au monde

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verain bien [das höchste Gut hervorbringen würde], et elle détermine notre
volonté à façonner le monde sensible pris comme un tout d'êtres raison-
nables [die Form der Sinnenwelt, als einem Ganzen vernünftiger Wesen zu
erteilen] » 54.
« La plus légère réflexion [die gemeinste Aufmerksamkeit] » montre
que c'est suivant cette idée (en quelque sorte à titre de préfiguration, comme
de modèle [gleichsam als Vorzeichnung zum Muster]) d'un monde pur de
l'entendement que nous considérons moralement nos actions, que j'examine
si je puis mentir (p. 43) (j'examine si je puis supposer sans contradiction une
nature où ma maxime aurait valeur de loi générale de la nature), si je puis
disposer de ma vie. Dans tous les cas, je me place dans la perspective d'un
ordre naturel de choses que ma raison détermine suivant des lois
universelles. C'est cet ordre supra-sensible que je cherche à faire advenir
dans le monde sensible. Le monde supra-sensible est l'idée d'un ordre
naturel devant être enfanté [entspringen] par notre raison (p. 44). Cette loi
est l'idée d'une nature qui n'est pas donnée empiriquement mais qui est
pourtant possible par liberté que nous prenons en tant qu'êtres raisonnables
comme objet de notre volonté.

• On voit ainsi toute la différence existant entre les lois d'une nature à
laquelle la volonté est soumise et celles d'une nature soumise à une volonté,
entre l'hétéronomie et l'autonomie : dans le cas d'une nature à laquelle la
volonté est soumise, les objets causent les représentations déterminant la
volonté (je recherche alors l'objet en vue du plaisir qu'il doit me procurer),
dans le cas d'une nature soumise à une volonté, c'est la volonté qui est la
cause des objets, la volonté a exclusivement son principe déterminant dans
la raison pure qui peut être appelée, pour ce motif, raison pratique.
On comprend combien diffèrent ces deux problèmes : 1. Celui de
savoir c o m m e n t la raison peut servir a priori de principe à la connais-
sance des objets (problème relatif à la connaissance et qui ressortit à la
Critique de la raison pure) ; il s'agit ici de montrer comment sont possibles
les intuitions a priori sans lesquelles nul objet ne peut nous être donné ; ces
intuitions étant sensibles, cela entraîne qu'il n'y a de connaissance que sen-
sible et que les principes de la raison spéculative n'ont de valeur que par
rapport à elles. 2. Celui de savoir comment la raison peut être immédia-
tement un principe déterminant pour la volonté (problème ressortissant à la
Critique de la raison pratique). Ici, il s'agit de savoir s'il peut y avoir pour la

sensible si elle avait l'efficacité suffisante (s'il n'y n'avait pas les penchants sensibles pour y faire
obstacle) ; elle détermine notre volonté à l'insérer, à y conformer le monde sensible. Cette idée sert
réellement de modèle à notre volonté.
Cette allusion n'introduit pas exactement à ce souverain bien qui consistera, dans la Dialectique de la
raison pure pratique en une récompense extrinsèque de la vertu par la médiation de Dieu. La
connexion vertu/ bonheur ne laisse pas d'être immanente quoique Dieu soit pourtant nécessaire pour
la garantir ! Trop de facteurs externes risquent d'empêcher d'advenir ce que la vertu ne saurait
produire que si elle règne universellement.
54. Trad. Wissman / Ferry, Pléiade, t. II, p. 660 ; Picavet, p. 41, contresens.

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volonté un autre principe de détermination que des principes empiriques ; il


s'agit de savoir s i la raison pure peut être pratique 55.
Le problème de la raison pure (comment peut-elle connaître des
objets a priori ?) et celui de la raison pratique (comment la raison pure
peut-elle être immédiatement un principe déterminant de la volonté) sont
très différents. Dans le premier cas, il s'agit d'objets à connaître, dans le se-
cond, d'objets à réaliser (ici, la volonté doit être la cause des objets). Pour
rendre compte de la possibilité de la connaissance synthétique a priori, il
faut d'abord montrer comment sont possibles a priori des intuitions pures
sans lesquelles aucun objet ne peut nous être donné et ne peut donc être con-
nu synthétiquement. Pour rendre compte de la possibilité que la raison
puisse déterminer immédiatement la maxime de la volonté, au lieu de l'intui-
tion, la critique donne pour fondement aux lois pratiques pures le concept
de leur existence dans le monde intelligible, c'est-à-dire le concept de la li-
berté (p. 46). Ici, il s'agit de rechercher s'il peut exister pour la volonté un
autre principe de détermination que les représentations empiriques de la
faculté de désirer, en d'autres termes : si la raison pure peut être pratique (si
elle peut fournir la loi d'un ordre qui ne soit possible que par liberté). Quant
à la question de savoir comment cette liberté est possible, c'est ce que l'on
ne peut expliquer davantage, mais aussi n'est-ce pas nécessaire, la Critique
de la raison pure ayant établi qu'on peut l'admettre). Le principe suprême
des lois pratiques pures, d'une législation de la raison, est la liberté ; ces
concepts renvoient l'un à l'autre : si la liberté est supposée, ces concepts
sont nécessaires et la liberté est nécessaire parce que ces concepts sont né-
cessaires.
Une déduction des catégories de la raison pure, c'est-à-dire la preuve
de leur valeur (réalité) objective, était possible en montrant que les
phénomènes ne peuvent être connus comme objets de l'expérience que s'ils
sont rangés sous elles. On ne peut suivre une telle marche pour la déduction
de la loi morale puisqu'il ne s'agit pas d'objets à connaître qui peuvent être
donnés à la raison par quelque autre source, mais d'une connaissance qui
peut devenir le fondement de l'existence des objets eux-mêmes et par
laquelle la raison a de la causalité (p. 46). Aucune déduction de la réalité
objective de la loi morale n'est possible ; mais aussi n'en a-t-elle pas besoin,
« elle est donnée pour ainsi dire [gleichsam, non traduit par Picavet] comme
un fait de la raison pure [als ein Faktum der reinen Vernunft] 56, dont nous

55. On a ici une vue très claire de la différence des tâches que doivent mener les deux critiques : la
déduction comme tâche n'y a pas le même sens.
56. Kant dit toujours précisément qu'elle est « comme un fait », « pour ainsi dire un fait » (cf. p. 47,
56, 97).
On notera l'oxymore et le paradoxe. La loi morale en nous est un « fait a priori » dont il n'est pas
d'autre exemple. Voir aussi p. 31 : « On peut appeler la conscience de cette loi fondamentale un fait
de la raison [Faktum der Vernunft] parce qu'on ne saurait le tirer par le raisonnement [herausvernünf-
teln, péjoratif] des données antérieures de la raison, par exemple de la conscience de la liberté (car
cette conscience ne nous est pas donnée d'abord), mais parce qu'elle s'impose à nous par elle-même
[für sich selbst uns aufdringt] comme une proposition synthétique a priori, qui n'est fondée sur aucune
intuition, ou pure ou empirique […] pour ne pas se méprendre en admettant cette loi comme donnée,

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sommes conscients a priori et qui est apodictiquement certain » (p. 47). Elle
se soutient par elle-même [sie steht für sich selbst fest]. Bien qu'elle ne
puisse être déduite ni d'un principe supérieur à la raison (parce que nous
atteignons ici à un pouvoir fondamental [Grundkraft] de l'esprit, au-delà
duquel la pénétration humaine [menschliche Einsicht] ne peut aller), ni évi-
demment de l'expérience (ce dont la preuve est à chercher dans l'expérience
doit dépendre, quant aux fondements de sa possibilité, de l'expérience — ce
qui contredit évidemment à l'essence même de la loi morale !) ; quoiqu'elle
ne soit ni démontrable ni constatable, on doit l'admettre comme quelque
chose d'immédiatement certain. La loi d'autonomie est un fait premier, indé-
montrable mais irrécusable.

• Au lieu d'être déduite, la loi morale sert à déduire. Le principe


moral sert ainsi paradoxalement [etwas Widersinniges, p. 47] de principe à
la déduction d'un pouvoir impénétrable, que la raison spéculative devait
admettre comme possible, le pouvoir de la liberté 57 : « la loi morale déter-
mine ce que la philosophie spéculative devait laisser indéterminé, à savoir la
loi d'une causalité dont le concept n'était que négatif dans cette dernière, et
elle procure pour la première fois [zuerst, v. infra : zum ersten Male] à ce
concept de la réalité objective » (p. 48). Elle est « une espèce de lettre de
créance [Kreditiv] » pour la liberté. Elle peut « donner de la réalité objec-
tive, quoique seulement pratique à la raison, toujours transcendante [über-
schwenglich] dans ses idées si elle voulait procéder spéculativement ; elle
change [verwandelt] l'usage transcendant de la raison en un usage imma-
nent » (p. 48).
De la raison pratique, la raison spéculative ne gagne certes aucune
vue plus étendue [Einsicht] de son concept problématique de liberté, mais
elle y gagne une garantie [Sicherung] : ce concept gagne ici une indubitable
réalité objective, bien que pratique. Le concept de causalité ne reçoit pas de
son usage pratique une extension telle qu'il dépasse les limites que lui
assigne la Critique de la raison pure. La raison pratique ne les dépasserait
que si elle montrait comment le rapport logique de principe à conséquence
peut être synthétiquement employé dans une espèce d'intuition autre que
sensible. Ce qu'elle ne peut faire et qu'elle n'a pas à faire (p. 49) 58.
Cette liberté – dont la Critique de la raison pure interdit de connaître
la réalité mais qu'elle autorise, à titre d'idée cosmologique, comme pensée
non contradictoire mais vide –, l'Analytique de la raison pratique permet de

il faut bien remarquer qu'elle n'est pas un fait empirique, mais le fait unique [kein empirisches, son-
dern das einzige Faktum] de la raison pure, qui s'annonce par là comme originairement législatrice
(sic volo, sic jubeo) ».
Cette thèse kantienne revient à admettre, si l'on formule les choses dans un autre langage, la réalité et
la spécificité de l'expérience morale.
57. De « demonstrandum », la loi morale se transforme en « demonstrans ».
58. La Critique de la raison pratique est scandée depuis l'Introduction par l'énoncé d'un indiscutable
dépassement de ce que la Critique de la raison pure semble autoriser, accompagné d'explications
pour limiter l'ampleur de ce dépassement, pour le justifier ou pour en expliquer la nature.

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la concevoir positivement. On peut maintenant donner un contenu à ce con-


cept : celui d'une volonté agissant indépendamment de toute condition empi-
rique et prenant pour seul principe la forme d'une législation universelle.

• Du droit [Befugnis] qu'a la raison pure dans l'usage pratique à une


extension [Erweiterung] impossible pour elle dans l'usage spéculatif
Avec le principe moral, nous posons une loi de causalité qui rend
nécessaire non seulement de penser [denken] le sujet de la volonté comme
appartenant à un monde intelligible, mais encore de déterminer [bestimmen]
sa causalité comme causalité intelligible 59. Voilà qui semble contredire à la
Critique ; comment donc concilier [vereinigen] l'usage pratique avec l'usage
théorique de la raison pure, relativement à son pouvoir ?
Il est ici nécessaire de rappeler ce qu'a fait la Critique. Contre Hume,
elle a sauvé le concept de cause sur lequel il avait concentré ses attaques
comme concept de la raison pure : elle ne l'a pas seulement sauvé pour
l'expérience en prouvant sa valeur par rapport à l'expérience possible, elle
lui a sauvegardé une signification en dehors de tout usage objectif possible.
S'il est vrai que cette catégorie n'a de réalité objective que si elle est
appliquée aux objets de l'expérience et s'il est interdit de prétendre à quelque
connaissance que ce soit en l'appliquant aux noumènes, ce qui lui manque,
ce ne sont que les conditions [Anwendung] de son application en vue d'une
connaissance, mais pas tout sens [Bedeutung] : s'il reste vide, ce concept ne
contient aucune contradiction. S'il est prouvé qu'« il n'est capable d'aucune
détermination pour la représentation d'un objet déterminé en vue d'une con-
naissance théorique, il [peut] toujours cependant encore pour quelque autre
usage (peut-être pour l'usage pratique) être capable d'une détermination en
vue de l'application à cet usage même. C'est ce qui ne pourrait être si,
comme le soutient Hume, ce concept de la causalité était quelque chose qu'il
est partout impossible de penser » (p. 55). On doit donc mesurer l'ampleur
du service rendu par la Critique de la raison pure.
Mais pourquoi voulons-nous donc faire de ce concept un usage pour
les choses en soi ? Ce n'est pas dans une intention théorique : même si son
usage pur était possible, nous ne gagnerions rien en effet à cet usage pour la
connaissance de la nature, nous ferions un saut dans l'inconditionné qui lais-
serait un abîme infini entre cet inconditionné et ce que nous connaissons (cf.
p. 56). C'est dans une intention pratique : afin de pouvoir nous penser
comme être qui a une volonté libre, comme « causa noumenon ». La réalité

59. Nous dépassons de ce fait d'une certaine façon les limites que la Critique fixe à la connaissance,
mais aussi avec son autorisation même. Par sa conscience du devoir, l'homme sait qu'il n'est pas
seulement tel qu'il s'apparaît (c'est-à-dire comme phénomène soumis au déterminisme universel),
mais qu'il est, à titre de chose en soi, cause libre, source de ses propres déterminations. Cette « con-
naissance » pratique de notre liberté n'est toutefois en rien un retour au dogmatisme dont la Critique a
anéanti les prétentions ; il n'est aucune démonstration possible de la liberté, nous sommes spéculative-
ment enfermés dans la connaissance phénoménale ; il reste que, si je n'ai d'autre intuition de moi que
sensible, la loi morale par laquelle la raison s'annonce comme législatrice comporte analytiquement
la liberté. Cette connaissance « pratique » n'est en rien l'équivalent de la connaissance « spéculative »
à la recherche de laquelle se trouvait le dogmatisme, la métaphysique spéciale pré-kantienne.

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objective d'une volonté pure est en effet donnée dans la loi morale comme
un fait. Mais on ne désire point connaître théoriquement par là la nature de
son être en tant qu'il a une volonté pure. On ne désire donc pas produire une
connaissance spéculative à l'instar de ce que prétend faire la psychologie
rationnelle. Je n'en fais qu'un simple usage pratique autorisé par la loi
morale. Si la Critique ôte au concept de cause tout usage spéculatif par
rapport aux choses en soi, elle n'en interdit pas tout usage au point de vue
pratique.
La Critique n'a heureusement pas fait à la causalité ce que lui a fait
Hume ! Si elle avait enlevé au concept de cause tout usage non seulement
par rapport au supra-sensible mais même aux objets des sens, « il aurait
perdu toute signification et serait, comme un concept théoriquement
impossible, déclaré complètement inutile ; et, comme de rien, on ne peut
faire aucun usage, l'emploi pratique d'un concept théoriquement nul eût été
absurde [ganz ungereimt] » (p. 57). Sans doute la Critique fait-elle du
concept d'une causalité inconditionnée un concept « vide théorique-
ment [theoretisch-nichtig] », il n'en demeure pas moins « toujours possi-
ble » et peut recevoir une signification au point de vue pratique. « Si je n'ai
à vrai dire aucune intuition qui en détermine la réalité théorique et objective,
il n'en a pas moins une application réelle [wirkliche Anwendung] qui se
montre in concreto dans des intentions ou des maximes, c'est-à-dire une
réalité pratique qui peut être indiquée ; ce qui est suffisant [hinreichend]
pour le justifier, même par rapport aux noumènes » (p. 57-8).
La catégorie de cause, et avec elle « toutes les autres catégories »
(p. 58), reçoivent – dans la mesure où elles ont une liaison nécessaire avec
le principe déterminant de la volonté pure, la loi morale –, une réalité
objective, « mais simplement applicable dans la pratique [bloß praktisch
anwendbare Realität] », ne permettant pas d'étendre la connaissance de ces
objets, d'en pénétrer la nature par raison pure [Einsicht der Natur derselben
durch reine Vernunft] (p. 58). Cette application au point de vue pratique ne
fournit pas le moindre prétexte à s'égarer dans des rêves transcendants [zum
Schwärmen ins Überschwengliche] »60.

60. Pour pouvoir nous penser comme « causa noumenon » [cause intelligible], il n'est donc
absolument pas nécessaire que nous soyons en droit de faire un usage spéculatif supra-sensible du
concept de cause et que nous puissions nous connaître comme chose en soi. Dans cette appréciation
erronée se trouve la racine de l'erreur qui motive le dogmatisme spéculatif. Il part d'une bonne inten-
tion et travaille certes pour la « bonne cause », mais il analyse mal ce qu'elle exige pour sa défense (la
révolution kantienne porte sur les moyens, jamais sur les fins de la philosophie spiritualiste…)

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2. ANALYTIQUE DES CONCEPTS :


DU CONCEPT D'UN OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE

• Le bien et le mal ne peuvent être définis que par rapport à la loi61


Ce chapitre constitue une sorte de Discours de la méthode à suivre
dans les recherches morales. Kant se justifie ici après coup de la démarche
qu'il a suivie dans le premier chapitre de l'Analytique de la raison pure
pratique et par anticipation du report de l'examen de la question de l'objet de
la morale dans la Dialectique de la raison pure pratique.

a. Le concept du bien et du mal ne doit pas être déterminé avant la loi


morale. L'Analytique des principes doit précéder l'Analytique des con-
cepts 62

Les objets de la raison pratique sont le bien [das Gute] et le mal [das
Böse]. Ils ne pouvaient être définis avant que la loi ne le fût ; l'Analytique
des principes devait précéder l'Analytique des concepts, en raison de la
nature même de la moralité. Si l'on définit le bien antérieurement à la loi, on
subordonne la loi au bien, on l'altère en introduisant en elle un principe
d'hétéronomie. « Si le concept du bien n'est pas dérivé d'une loi pratique
antérieure, mais s'il doit au contraire lui servir de fondement, il ne peut être
alors que le concept d'une chose dont l'existence promet du plaisir et
détermine ainsi à le produire la causalité du sujet, c'est-à-dire la faculté de
désirer. Or, comme il est impossible de voir a priori quelle représentation
sera accompagnée de plaisir, quelle représentation sera au contraire accom-
pagnée de peine, ce serait exclusivement à l'expérience qu'il appartiendrait
de décider ce qui est immédiatement bon ou mauvais » (p. 59-60). Ou bien
l'on dérive le concept de bien d'une loi antérieure qui lui sert ainsi de fon-
dement a priori, ou bien on le prend pour fondement. Si on donne le bien
pour fondement à la loi morale, ce bien ne peut plus être que le Wohl de la
sensibilité ! Si le concept du bien n'est pas dérivé d'une loi pratique
antérieure, les maximes pratiques ne contiennent jamais quelque chose de
bon en soi [gut an sich], mais seulement toujours quelque chose de bon pour
autre chose [irgendwozu gut], le bien serait toujours l'utile [das Nützliche],

61. Une action est-elle commandée parce que bonne ou bonne parce qu'elle est l'objet d'un devoir ?
Kant soutient ici que si l'action était commandée parce que bonne, la raison serait ici hétéronome et
que toute moralité serait ainsi détruite. Si le bien n'est pas fondé sur ce que le devoir commande, il ne
saurait l'être que sur la sensibilité ; un bien et un mal antérieur à la loi morale et indépendant d'elle ne
peuvent être qu'un bien et un mal physique [Wohl und Weh].
(Max Scheler a bataillé contre ce postulat dans son Formalisme en éthique et l'éthique matériale des
valeurs, 1913, trad. fr. 1955).
62. Dans la Préface, Kant écrit (p. 6) : « J'ai, dans le second chapitre de l'Analytique, donné, je
l'espère, satisfaction à un critique ami de la vérité, mordant et cependant toujours digne de
considération, qui objectait que, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, le concept du
bien et du mal n'avait pas été établi (comme cela eût été nécessaire dans son opinion) avant le
principe moral ».

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il n'y aurait rien qui soit immédiatement bon, « le bien ne devrait être
recherché que dans les moyens d'arriver à quelque autre chose, c'est-à-dire à
quelque agrément [Annehmlichkeit].
Sans doute ne désirons-nous que ce que nous jugeons bon (« nihil
appetimus, nisi sub ratione boni », dit l'adage scolastique) et ne fuyons-nous
que ce que nous jugeons mauvais. Mais cela ne prouve pas que la volonté
soit asservie à la représentation d'un bien ou d'un mal qu'elle ne puisse dé-
terminer elle-même, cela ne règle pas la question de savoir sur quoi nous
nous fondons pour juger que quelque chose est un bien ou un mal : sur
l'agréable ou sur la conformité à la loi. Le bien et le mal se disent en effet
en deux sens 63. Il y a une différence essentielle entre le bien physique et le
bien moral, le mal physique et le mal moral (différence bien marquée par la
langue allemande qui dispose de deux mots pour dire le bonum, distinguant
entre wohl et gut, deux mots pour dire le malum, distinguant entre weh /übel
et böse). On n'a pas le droit de soutenir que nous ne désirons rien que par
rapport au wohl ou au weh ! Ce sont deux jugements tout à fait différents
que celui relatif au bien et celui relatif à l'agréable.
Wohl et Übel, Gut et Böse désignent des rapports à des facultés
différentes : Wohl et Übel disent un rapport à la sensibilité, au sentiment de
plaisir ou de peine [Lust oder Unlust], à l'état de la sensibilité
[Empfindungzustand] de la personne ; Gut et Böse signifient un rapport à
volonté en tant qu'elle est déterminée par une loi de la raison, ils se
rapportent proprement à des actions [Handlungen]. Wohl et Übel indiquent
un rapport à ce qui est agréable ou désagréable dans notre état, Gut et Böse
désignent la manière d'agir [Handlungsart], la maxime de la volonté et par
conséquent la personne même qui agit.
Le stoïcien a raison, qui s'écrie : « douleur, tu as beau me tourmenter,
je n'avouerai jamais que tu sois quelque chose de mauvais [un mal moral :
etwas Böses] » (p. 62). La douleur – qui diminue la valeur de son état [Wert
seines Zustandes] – ne diminue pas, elle grandit même la valeur de sa
personne [Wert seiner Person]. Nous devons quelquefois nommer Übel ce
que nous devons tenir pour gut.
Sans doute – concède Kant (on notera la réalité et l'ampleur de la
concession) – le jugement de notre raison pratique dépend-il pour une très
grande part [es kommt allerdings… gar sehr viel ; Kant souligne lui-même]
de notre Wohl et de notre Weh. Tout ce qui concerne notre nature sensible
se rapporte à notre bonheur ; mais pas tout en général [überhaupt].
« L'homme est un être qui a des besoins [ein bedürftiges Wesen], en tant
qu'il appartient au monde sensible, et sous ce rapport sa raison a
certainement une charge qu'elle ne peut décliner [einen nicht abzulehnenden
Auftrag] à l'égard de la sensibilité, celle de s'occuper des intérêts de cette

63. On ne s'étonnera pas que Kant enseigne – subitement, en apparence, au début de la Dialectique –
que le bien moral ne constitue pas le tout du bien, que le bien suprême (moral) n'est pas le bien
complet et que le bien complet – ou souverain bien – est l'union du bien moral et du bien physique ou
bonheur. La Dialectique donnera les moyens de réunir ce qu'il aura fallu d'abord séparer, le principe
de la moralité et le bonheur.

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dernière ». Mais l'homme n'est pas assez animal [doch nicht so ganz Tier]
pour n'employer sa raison que comme instrument [zum Werkzeuge] pour
satisfaire ses besoins ; la raison a une autre fin. Si elle n'était qu'une manière
dont la nature l'avait armé pour la fin à laquelle elle a destiné les animaux
(le bonheur), la raison ne conférerait à l'homme aucune valeur supérieure à
la simple animalité.
Il est vrai que l'homme est ainsi fait par la nature qu'il a besoin de la
raison pour prendre en considération son Wohl et Weh, mais il ne possède
pas la raison à cette seule fin, mais aussi pour un but supérieur [überdem
noch zu einem höheren Behuf] : d'une part, pour examiner ce qui est an sich
gut oder böse – ce dont seule peut juger [beurteilen] la raison pure,
indépendante de tout intérêt sensible [reine, sinnlich gar nicht interessierte
Vernunft], d'autre part pour distinguer [unterscheiden] absolument ce
dernier jugement du premier, pour distinguer clairement le Gut et le Böse,
d'une part, du Wohl et du Weh/ Übel, d'autre part.
Pour juger du bien ou mal en soi et le distinguer du Wohl et
Übel/Weh (bien-être ou mal-être sensible), il faut considérer que dans le
rapport de la faculté de désirer à la maxime de la volonté deux cas – et deux
seulement [entweder… oder] – peuvent se présenter. Ou c'est la maxime de
la volonté qui sert de principe déterminant à la faculté de désirer ou alors
c'est la maxime de la volonté qui trouve son principe déterminant dans la
faculté de désirer. Si la maxime de la volonté sert de principe déterminant à
la faculté de désirer, si elle est un principe déterminant en vertu de sa seule
forme, sans égard [ohne Rücksicht] aux objets possibles de la faculté de
désirer, la loi détermine alors immédiatement la volonté et l'action est bonne
en soi, bonne absolument et à tous égards [schlechterdings, in aller Absicht,
gut]. Si la faculté de désirer fournit à la volonté son principe déterminant
(s'il y a un principe déterminant de la faculté de désirer antérieur à la
maxime de la volonté), les maximes de la volonté ne peuvent alors jamais
s'appeler des lois [Gesetze], mais des préceptes [Vorschriften] rationnels et
pratiques (des impératifs hypothétiques).

b. L'Analytique de la raison pure pratique doit précéder la Dalectique

Ce n'est donc que par un apparent paradoxe (p. 65) que l'on en vient
maintenant seulement à déterminer les concepts de bien et de mal au lieu
d'en partir, ces concepts devant selon toute apparence [dem Anschein nach]
servir de fondement à la loi morale.
On conviendra qu'il est de saine méthode philosophique de ne pas
supposer déjà décidé ce qu'on doit tout d'abord résoudre. Or si l'on veut
partir du concept de bien pour déterminer la loi morale, on commet juste-
ment (sans s'en rendre compte) pareille petitio principii et ce, au détriment
de la morale. En l'absence d'un fondement dans une loi pratique a priori, il
ne reste plus comme pierre de touche [Probierstein] possible du bien et du
mal que l'accord avec notre sentiment de plaisir ou de peine [Gefühle der
Lust oder Unlust], et la raison n'a alors plus d'autre usage que de déterminer

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la connexion de ce plaisir ou de cette peine avec l'ensemble des sensations


de mon existence et les moyens de me procurer ou d'écarter l'objet
provoquant ce plaisir ou cette peine. Or seule l'expérience peut indiquer ce
qui est conforme au sentiment de plaisir ou de peine. Si donc l'on veut partir
du bien et du mal pour en dériver la loi, le bien et le mal dont on partira ne
pourrony être qu'un Wohl et un Weh/Übel.

Au lieu de se priver par avance de la possibilité de concevoir une loi


pure pratique, de se condamner à penser le bien et le mal d'après des
principes empiriques, il convient de chercher analytiquement cette loi (ainsi
qu'on l'a fait au chapitre précédent). Il est de bonne méthode de rechercher
d'abord s'il n'y a pas aussi un principe a priori déterminant la volonté.
Il n'y a pas d'autre méthode possible à suivre si l'on ne veut pas
manquer la loi morale dans sa pureté. Le bien posé avant la loi ne peut être
que le bien sensible, le plaisir. Les moralistes dans leur ensemble ont le tort
de ne pas s'en être avisés : « ils cherchaient un objet de la volonté [Gegen-
stand des Willens] pour en faire la matière et le fondement [zur Materie und
dem Grunde] d'une loi […], tandis qu'ils auraient dû d'abord chercher une
loi qui déterminât a priori et immédiatement la volonté et ensuite l'objet
conformément à cette volonté » 64 (p. 66). Ils ont ainsi fait basculer la
morale dans la législation matérielle et l'hétéronomie.
Cette erreur a été commise par les Anciens comme par les Modernes,
ouvertement [unverhohlen] ou de façon dissimulée [sie versteckten].
Ouvertement, par les Anciens qui ont donné d'abord pour but à leurs
recherches morales la détermination du concept du Souverain bien, dans
l'intention d'en faire ensuite le principe déterminant immédiat de la volonté
morale, alors que ce ne peut qu'être qu'une fois que la loi morale a été
établie « que cet objet [qu'est le Souverain bien] peut être représenté à la
volonté maintenant déterminée a priori d'après sa forme » (p. 66-7) –
comme Kant opérera lui-même dans la Dialectique de la raison pure
pratique. Les Modernes, chez lesquels la question du Souverain bien est
devenue secondaire [Nebensache], dissimulent cette même erreur sous des
mots indéterminés, mais elle perce [daß man… hervorblicken sieht] par
l'hétéronomie qui est le lot dans leurs systèmes de la raison pratique
(l'hétéronomie de la raison pratique provient de ce qu'ils cherchent d'abord
un objet de la volonté pour en faire la matière et le fondement d'une loi au
lieu de chercher d'abord une loi déterminant a priori et immédiatement la
volonté et ensuite l'objet conformément à cette volonté).

64. Ce point est essentiel. Il faut d'abord déterminer la loi de la volonté morale avant de tenter de
déterminer son objet (dans la Critique de la raison pratique, la détermination de la loi de la moralité
dans l'Analytique de la raison pure pratique doit précéder la détermination de l'objet du vouloir moral
[le Souverain bien] dans la Dialectique de la raison pure pratique). Si l'on fait l'inverse, on ruine la
morale.

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• Table des catégories de la causalité libre


A la différence des catégories de la raison pure qui se rapportent à
des objets supposés donnés (à des intuitions auxquelles ils procurent une
unité synthétique), les catégories de la raison pratique ne se rapportent à
aucun objet donné, ont pour but de « soumettre la diversité des désirs à
l'unité de la conscience d'une raison pratique », ils produisent eux-mêmes la
réalité de ce à quoi ils se rapportent, ce sont des catégories de la causalité
libre. Kant en dresse une table suivant les titres de l'entendement (cf. p. 68-
69). Du point de vue de la quantité, les principes sont de simples maximes
de l'individu (cf. les impératifs techniques), des maximes pour l'homme en
général (cf. les impératifs pragmatiques du bonheur) ou des maximes pour
tout être raisonnable (cf. l'impératif catégorique). Du point de vue de la
qualité, les principes sont des règles positives d'action (préceptes), des
règles de prohibition ou des règles d'exception [Ausnahme, correspondant
au jugement « infini »]. Du point de vue de la relation, les actions peuvent
être jugées soit par rapport à la personnalité (sous le rapport de la Gesinnung
morale), soit par rapport à l'état [Zustand] de bonheur ou de malheur de la
personne qu'elles provoquent, soit du point de vue de l'interaction : du point
de vue de leur effet sur autrui et de la réaction qui s'ensuit [?] 65. Du point de
vue de la modalité, les actions sont licites [erlaubt] ou illicites [défendues =
unerlaubt] par rapport à une fin possible, commandées par le devoir ou lui
sont contraires [pflichtwidrig] 66, elles font l'objet d'un devoir parfait (devoir
strict) ou d'un devoir imparfait (devoir large).

• Typique du jugement pur pratique


Savoir ce qui est bien ou ce qui est mal revient au problème de savoir
quels cas rentrent sous une règle, c'est un problème de jugement. La
Critique de la raison pure avait rencontré un problème analogue lorsqu'il
s'était agi de savoir comment appliquer une catégorie au divers de l'intuition,
à quoi répondait la doctrine du schématisme. On a ici une solution analo-
gue, il faut qu'existe un intermédiaire entre la loi et les événements du
monde sensible ; l'analogue du schématisme de l'entendement est la typique
de la raison pratique, l'idée d'une loi universelle de la nature sert de type 67.
La maxime de l'action que j'ai en vue peut-elle subir victorieusement
l'épreuve qui consiste à lui imposer la forme d'une loi de la nature ? Cela ne

65. Face au silence total des commentateurs, nous risquons une lecture de ces catégories… Kant ne
s'arrête à donner aucune explication (v. toutefois la note de la préface, p. 8).
66. Kant écarte que cette seconde distinction soit une réitération de la première. Le permis et le défen-
du signifient l'accord ou le désaccord avec un précepte pratique simplement possible (le permis et le
défendu ne concernent pas le devoir : il n'est pas permis à un orateur, en tant qu'orateur, de forger des
mots nouveaux, cela est par contre permis, dans une certaine mesure, au poète, cf. note dans la pré-
face, p. 8).
67. Dans Les Fondements, le passage de la formule (unique) de l'impératif catégorique (« agis
uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi
universelle ») à l'énoncé « agis comme si la maxime de ton action devait être érigée en loi universelle
de la nature » n'était pas suffisamment explicite. KANT y déclare seulement (cf. éd. Delbos p. 137) que
« l'impératif universel du devoir pourrait encore être énoncé en ces termes [könnte noch so lauten] ».

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veut pas dire que les concepts moraux soient à considérer comme l'expres-
sion de principes gouvernant la nature ; l'idée d'une telle loi sert d'image, de
représentation d'une législation universelle. Le problème est ici de savoir
comment appliquer la loi à des cas particuliers, comment énoncer l'impé-
ratif catégorique dans un cas particulier. Il faut trouver quelque intermé-
diaire, quelque modèle ou « type » qui exprime sous une forme sensible cet
intelligible. Nous saurons si notre action est bonne en nous demandant si
nous pourrions considérer comme possible l'action que nous projetons si elle
devait arriver d'après une loi de la nature dont nous ferions nous-mêmes
partie 68. Si oui, elle est bonne ; si elle la détruisait, elle serait mauvaise 69.

68. On ne confondra surtout pas la « loi fondamentale de la raison pure pratique » (« agis de telle
sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d'une
législation universelle ») avec la « règle de la faculté de juger sous des lois de la raison pure prati-
que », son type : pour reconnaître si une maxime peut devenir le principe d'une législation universelle,
nous devons nous demander si nous voudrions être membre d'un monde où cette conduite règnerait
comme loi (universelle) de la nature. « Demande-toi si l'action que tu projettes, en supposant qu'elle
dût arriver d'après une loi de la nature dont tu ferais partie toi-même [von der du selbst ein Teil wäre],
tu pourrais encore la regarder comme possible pour ta volonté. C'est d'après cette règle, en fait, que
chacun juge si les actions sont moralement bonnes ou mauvaises. » (p. 71-2). Te trouverais-tu avec
l'assentiment de ta volonté dans un monde [würdest du wohl darin mit Einstimmung deines Willens
sein] où chacun s'autoriserait à mentir dès qu'il y va de son intérêt, où chacun serait indifférent aux
maux d'autrui ? Peux-tu vouloir un monde où tout le monde en ferait autant ? Cela ne veut
évidemment pas dire que le principe de la moralité consiste à ne pas vouloir pour autrui d'un monde
dont je ne voudrais pas pour moi.
Cette comparaison de la maxime de mon action avec une loi universelle de la nature n'est pas le
principe déterminant [Bestimmungsgrund] de l'action de ma volonté, mais un type pour le jugement
de nos maximes suivant des principes moraux. [Picavet ici (p. 72) inintelligible, traduit das letztere
[Gesetz] : cette dernière loi par « cette loi plus universelle » !]. « Si la maxime de l'action n'est pas
d'une nature telle qu'elle soutienne l'épreuve [Probe, c'est le rôle du type] de la forme d'une loi na-
turelle en général, elle est moralement impossible. C'est ainsi qu'en juge l'entendement le plus
ordinaire ». C'est ainsi que que Kant peut écrire que la maxime de l'amour de soi constituée en loi
universelle de la nature peut servir de type à la loi morale : « le bonheur et les conséquences utiles en
nombre infini d'une volonté déterminée par l'amour de soi, si cette volonté se posait elle-même en
même temps comme loi universelle de la nature, pourraient certainement servir de type tout à fait
approprié au bien moral, mais sans toutefois s'identifier avec lui [aber mit diesem doch nicht einerlei
ist. » (p. 73)
L'objection souvent faite à la morale kantienne de ne pas être aussi indifférente qu'elle le prétend aux
conséquences qu'aurait sur nous l'universalisation d'une conduite tient à la confusion de l'exposé de la
loi avec son type. On peut certes s'étonner que la loi morale puisse admettre pareil type, mais on se
souviendra que le type n'est pas la loi morale elle-même, mais, à l'instar du schème un simple métaxu,
une traduction sensible.
69. Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant écrivait « puisque l'universalité de la
loi d'après laquelle des effets se produisent constitue ce que l'on appelle proprement nature dans le
sens le plus général (quant à la forme) [=la nature formaliter spectata]… l'impératif universel du
devoir pourrait encore être énoncé en ces termes : « agis comme si [als ob] la maxime de ton action
devait être érigé par ta volonté en loi universelle de la nature. » (IIème section, Delbos, p. 137 ; nous
soul.). Il s'agit maintenant de fournir son fondement réflexif à cette règle d'abord sommairement
énoncée.
Le chapitre de la typique du jugement pur pratique montre que cette règle ne va pas de soi ou plutôt
qu'elle est la solution d'un problème qui n'est pas formulé (qui n'avait pas à être soulevé dans un
ouvrage populaire, mais qui ne pouvait pas non plus constituer un problème, Kant n'ayant pas encore
fait du bien moral une idée supra-sensible dont l'incarnation dans le sensible peut alors poser
problème) : comment savoir si une action « possible pour nous dans la sensibilité » est aussi possible
moralement (= bonne) ? Les termes en présence (la sensibilité, le monde sensible d'une part, la loi
morale d'autre part) sont essentiellement hétérogènes. Le bien moral est une idée supra-sensible qu'il

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Cette typique a l'avantage de protéger la moralité de deux écueils :


celui de l'empirisme et celui du mysticisme (p. 73-4). L'empirisme consiste à
faire dépendre les concepts moraux de l'expérience, c'est-à-dire à confondre
la moralité avec l'eudémonisme, le mysticisme [Mystizism] consiste à s'ima-
giner avoir une intuition du royaume de Dieu. L'empirisme fait des concepts
moraux des expressions de l'expérience et détruit la morale en substituant au
devoir un intérêt empirique. Le mysticisme, moins grave, l'égare dans le
transcendant 70, en faisant des concepts moraux l'expression d'un ordre
intelligible.

3. COMMENT LA LOI MORALE PEUT DÉTERMINER LES MOBILES DE LA VOLONTÉ


(P. 75 SQ) 71

Kant aborde maintenant une question majeure et cruciale : il ne suffit


pas en effet de trouver le principe déterminant [Bestimmungsgrund] de
l'action morale, de montrer que ce principe n'a rien à voir avec celui du
bonheur, il faut encore montrer que cette loi peut devenir un mobile d'exé-
cution, qu'elle a une vis agens. Il ne suffit pas de déterminer ce qui fait la
valeur morale d'une action, il faut encore montrer comment elle peut devenir
un principe effectif d'exécution [Ausübung], comment elle peut inciter à
l'action 72.

s'agit d'incarner dans le sensible. Il faut alors trouver un troisième terme analogue au schème (mais
analogue seulement car les situations sont dissemblables), par quoi il est possible de procurer à un
concept l'intuition correspondante : il ne s'agit pas ici de procurer à un concept une intuition
correspondante, mais de décider si une action peut ou non être voulue, peut entrer dans un « jugement
pratique pur ». L'universalité de la loi se retrouvant dans le monde sensible, la législation de la nature
peut servir de « type » pour l'universalité de la loi, forme qui constitue la matière de l'impératif
catégorique (« agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle
devienne une loi universelle »).
Un terme intermédiaire est nécessaire ; il est trouvé dans l'idée de législation, de conformité à une loi
universelle [Gesetzmäßigkeit]. La loi morale est l'idée d'une législation par liberté, la volonté bonne
est celle qui est déterminée par la seule forme d'une législation universelle ; la nature sensible relève
d'une législation : celle de l'entendement prescrivant à la nature des lois universelles. La législation
naturelle peut servir d'intermédiaire, de type pour discerner à quelle condition l'action empirique coïn-
cide avec une action bonne : il s'agit de transposer l'action à effectuer en loi naturelle pour en tester la
valeur morale. Ce qui se détruirait comme loi naturelle n'est pas moralement possible ; non certes que
l'impossibilité d'une action comme loi naturelle fasse comme telle l'immoralité de la maxime d'un
vouloir (comme on le lit pourtant quelquefois ! pourquoi donc, en effet, ce qui serait impossible
comme loi naturelle serait-il en tant que tel immoral ?), mais parce que, à l'impossibilité de la
réalisation d'une maxime sous forme d'une loi de la nature, je peux reconnaître qu'il y a une
contradiction (cachée) dans la maxime de mon action (l'impossibilité de cette réalisation sous forme
d'une loi naturelle n'est pas, si l'on peut dire, la ratio essendi de l'immoralité de l'action, mais sa ratio
cognoscendi). Si je ne puis universaliser ma maxime comme loi de nature, cela vient de ce que mon
vouloir comporte une contradiction intrinsèque ; cette impossibilité ne fait que la révéler.
70. Il y a un schwärmen pratique possible. Voir aussi infra, p. 88-99, le procès du fanatisme moral
[moralische Schwärmerei].
71. Ce chapitre correspond, en un sens, à l'Esthétique de la Critique de la raison pure : il s'agit en
effet ici du rapport nécessaire de la raison pure pratique à la sensibilité. L'Esthétique de la Critique de
la raison pratique, si l'on peut dire, ne peut fournir le point de départ comme le fait celle de la r. pure.
72. En vérité, il faudra distinguer entre le mobile et la fin de la raison pure pratique. Kant aura encore
à montrer comment la loi pratique peut avoir une fin. Car encore que je n'aie besoin d'aucune fin

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Comment la loi pratique peut-elle être subjectivement mobile


[Triebfeder, Bewegursache] pour l'action ? Un être dont la volonté ne se
conforme pas nécessairement d'elle-même à la loi pratique a en effet
nécessairement besoin d'un mobile pour s'y déterminer. Mais la loi pratique
doit être voulue pour elle-même. Comment, dans ces conditions, la volonté
peut-elle se déterminer à obéir à la loi ? Il y a là une redoutable aporie. Kant
aborde cette question dans les pires conditions ; il n'a pas en tout cas la tâche
facile qu'ont tous ceux qui assignent à la moralité un principe déterminant
reposant sur la faculté empirique de désirer ! La médiation d'un sentiment
semble devoir faire verser inexorablement la morale dans l'hétéronomie,
semble lui assigner un mobile pathologique et donc devoir la ruiner.
Pour qu'il y ait moralité de l'action, il faut que la volonté soit immé-
diatement déterminée par la loi, il faut que l'action soit immédiatement
accomplie aus Pflicht, tout autre mobile rendrait l'action immorale, simple-
ment conforme à la loi dans le meilleur des cas, légale [gesetzmäßig] mais
non pas morale comme telle. Mais comment la loi peut-elle donc valoir
comme mobile [Triebfeder] ?
Seule la loi morale doit déterminer immédiatement la volonté : le
mobile apte à la déterminer à vouloir la loi ne peut qu'en être l'effet. La loi
morale agit sur notre sensibilité sur laquelle elle exerce un effet négatif et
un effet positif. 1/ Elle ruine tout d'abord en nous l'amour de soi [Selbstliebe]
(la bienveillance excessive envers soi-même ou bien la satisfaction de soi-
même), la présomption [Eigendünkel, arrogantia] avant la moralité et en
dehors d'elle, elle nous humilie (la loi nous apprend que la personne n'a de
valeur que par l'accord de son intention avec la loi). 2/ Mais elle ne consiste
pas seulement en un préjudice apporté aux penchants, elle n'excite pas
seulement un sentiment pénible, un douleur [Schmerz] ; elle est en même
temps, positivement – en tant qu'elle est la loi de toute volonté libre, en tant
qu'elle est la forme d'une causalité intellectuelle –, la cause d'un sentiment
positif, un objet de respect pour elle-même [Achtung]. Ce double sentiment
(négatif et positif) constitue le sentiment moral [moralisches Gefühl]. Il n'est
pas antérieur à la loi et ne lui sert pas de fondement. « Il n'y a point
antérieurement dans le sujet de sentiment qui le déterminerait à la moralité »
(p. 79). « Ainsi, le respect pour la loi n'est pas un mobile pour la moralité
[nicht Triebfeder zur Moralität], mais c'est la moralité elle-même,
considérée subjectivement comme mobile [sondern sie ist die Moralität
selbst, subjektiv als Triebfeder betrachtet] » (p. 80).
Le sentiment moral est un sentiment a priori engendré par la loi et
qui sert de mobile à l'action (l'action morale est celle effectuée par respect
pour la loi morale). C'est parce que la loi produit dans l'âme un sentiment de

donnée tant pour connaître ce qu'est le devoir que pour être motivé à l'accomplir, l'agir requiert d'une
manière générale une fin et le bonheur est la fin ultime subjective de tous les êtres raisonnables de
l'univers. Il faudra montrer, dans la Dialectique de la raison pure pratique, quel rapport l'action
morale entretient avec notre désir de bonheur. Pour que la moralité acquière une réalité objective, il
faut que l'observance du devoir puisse trouver quelque chose qui lui serve de fin – ceci sans que la
pureté de l'intention morale en soit affectée. L'action morale n'est possible que si elle est conçue
comme me rendant digne du bonheur,

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respect qu'il peut y avoir un mobile qui ne soit pas pathologique. Ce senti-
ment est exclusivement produit par la raison ; « il ne sert ni à juger [nicht zu
Beurteilung] les actions, ni à fonder [gar wohl zur Gründung] la loi morale
objective, mais simplement comme mobile [sondern bloß zur Triebfeder] à
faire une maxime de cette loi en elle-même » (p. 80). Le respect pour la loi
est le seul sentiment qui soit a priori et qui soit moral. Il est l'effet de la loi
sur la sensibilité, il signifie la présence de loi dans le sujet sensible. Ce n'est
pas le fondement de la loi morale, mais l'effet, le signe de sa présence en
nous 73.
Ce sentiment est unique en son genre. Il ne peut être comparé à
aucun sentiment pathologique. Il ne peut s'appliquer qu'aux personnes, ja-
mais aux choses (qui ne peuvent provoquer que de l'inclination ou de
l'amour). C'est de l'admiration [Bewunderung] – sentiment d'étonnement
[Erstaunen] que les choses peuvent produire en nous (montagnes se perdant
dans les nues ; grandeur, multitude, éloignement des astres 74) qu'il se rap-
procherait le plus. Ce n'est pas un sentiment de plaisir [Lust] (p. 81). Nous
ne l'éprouvons pas volontiers. Nous n'aimons pas ce qui nous humilie
[Demütigung], ce qui nous fait connaître notre indignité. Ce sentiment nous
coûte : la preuve en est, d'une part, que nous sommes ravis de sauter sur une
raison quelconque pour ne plus avoir à respecter certaines personnes dont
l'exemple même nous humilie et, d'autre part, que, pour nous débarrasser du
respect pour la loi morale elle-même, nous aimons la réduire à une simple
maxime d'intérêt bien entendu. Mais ce n'est pas non plus un pur sentiment
de peine [Unlust] (p. 82) dans la mesure où – si toutefois l'on a renoncé à la
présomption et donné à ce sentiment une influence pratique –, « on ne peut
se rassasier de contempler la majesté [Herrlichkeit] de cette loi et l'âme croit
s'élever d'autant plus qu'elle voit cette loi sainte [das heilige Gesetz] plus
élevée au-dessus d'elle et de sa nature fragile [gebrechliche Natur] ». « L'hu-
miliation du côté sensible est une élévation de l'estimation morale, c'est-à-
dire pratique de la loi elle-même, du côté intellectuel » (p. 83).
Il y a quelque chose de particulier dans l'estime illimitée [grenzlose
Hochschätzung] pour la loi morale pure, dépouillée de tout avantage. Ce
sentiment ne peut être rapporté ni au plaisir ni à la douleur et il produit ce-
pendant un intérêt, une capacité à prendre un intérêt à la loi, qui est
proprement le sentiment moral. Il comporte la libre soumission à la loi
accompagnée d'une coercition [Zwang] exercée sur les penchants. L'action
qui est objectivement pratique s'appelle devoir [Pflicht] et contient une con-
trainte [Nötigung]. Le sentiment qui résulte de la coercition contient plutôt

73. C'est à tort que certains moralistes ont voulu fonder l'appréciation morale sur le sentiment moral,
ils commettent ainsi l'erreur de prendre la conséquence pour le principe lui-même : le sentiment moral
suppose la présence de la loi en nous. Cf. p. 39 : « Pour se représenter l'homme vicieux comme
torturé et moralement inquiété par la conscience de ses fautes, il faut d'abord le supposer, d'après le
fond essentiel de son caractère, au moins en quelque degré, moralement bon, comme celui que réjouit
la conscience de l'accord de ses actes avec le devoir doit d'abord être représenté comme vertueux. Le
concept de la moralité et du devoir devait donc précéder toute considération sur ce contentement et
ne peut pas du tout en être dérivé ».
74. Cf. le sublime in Cr. de la faculté de juger.

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du déplaisir, cependant, comme cette coercition est exercée par la législation


de notre propre raison, ce sentiment contient quelque chose qui élève et il
provoque l'approbation de soi [Selbstbilligung].
Le concept de devoir réclame de l'action, objectivement, l'accord
avec la loi, et, subjectivement, de la maxime de l'action qu'elle n'ait d'autre
mobile que le respect pour la loi. C'est là-dessus que repose la différence
entre l'action conforme au devoir [pflichtmässig] ou la légalité [Gesetz-
mäßigkeit, Legalität] et l'action par devoir [aus Pflicht], par respect pour la
loi [aus Achtung fürs Gesetz]. La moralité des actions repose dans la
nécessité d'agir par devoir et non par inclination [aus Neigung] pour ce que
les actions doivent produire (p. 86). Pour tous les êtres raisonnables finis, la
loi morale doit être représentée comme devoir « et non comme une manière
d'agir qui, par elle-même, nous plaît déjà ou qui peut devenir agréable pour
nous [als eine uns schon von selbst beliebte oder beliebt werden könnende
Verfahrungsart] » 75. Elle doit toujours être représentée comme si nous ne
pouvions devenir saints, jamais comme si un accord devenu naturel de notre
volonté avec la loi morale pouvait cesser d’avoir pour nous la nature d'un
commandement. Pour un être raisonnable fini, la loi morale est condamnée à
demeurer une loi de devoir, ce n'est que pour l'Etre parfait qu'elle peut être
une loi de sainteté. « Devoir et obligation [Pflicht und Schuldigkeit] sont les
seules dénominations que nous devons donner à notre rapport à la loi
morale » (p. 87).
Le commandement chrétien d'aimer Dieu par-dessus tout et son
prochain comme soi-même s'accorde avec cette manière de voir pour autant
qu'on le comprenne adéquatement comme commandement d'un amour
pratique. Ce n'est pas un sentiment qui est commandé (ce qui serait
absurde : nul ne peut aimer sur ordre), mais de suivre les commandements
divins et de remplir ses devoirs envers son prochain. Jamais créature finie ne
fera volontiers, de plein gré [gerne] – mais seulement par devoir – ce que la
loi morale commande, jamais elle ne parviendra à la sainteté que nous
devons cependant avoir comme modèle [Urbild], « dont nous devons nous
efforcer de nous rapprocher par un progrès ininterrompu, mais infini »
(p. 88). Comme telle 76, une créature ne peut être entièrement libre de désirs
et de penchants – lesquels ne s'accordent pas d'eux-mêmes avec la loi
morale qui a d'autres sources –, ce qui rend nécessaire de fonder l'intention
de ses maximes sur la contrainte morale.
Cette vue ne vise pas tant [nicht so wohl dahin abgezweckt : Picavet
fait ici contresens] à prévenir le fanatisme religieux relativement à l'amour
de Dieu, que le fanatisme moral 77 : c'est la vertu [Tugend] – c'est-à-dire

75. Pour fausse qu'elle soit, la lecture schillerienne n'est pas sans fondement.
76. On voit mal, dans ces conditions, comment et pourquoi les choses devraient changer dans l'au-
delà…
77. Nous avons déjà vu (cf. supra, à propos de la typique du jugement pur pratique) qu'il y a lieu de
dénoncer une moralische Schwärmerei. « Si le fanatisme [Schwärmerei], dans sa signification la plus
générale, entreprend, d'après des principes, de dépasser les limites de la raison humaine, le fanatisme
moral entreprend de dépasser les limites que la raison pure pratique pose à l'humanité, en nous défe-

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l'intention morale dans la lutte [im Kampfe] – qui nous est commandée, pas
la sainteté [Heiligkeit] (dans la possession présumée [im vermeinten
Besitze] de la parfaite pureté des intentions de la volonté) (p. 89). C'est pur
fanatisme moral que d'enseigner qu'il y a des actions plus nobles, plus
sublimes que celles accomplies par devoir et de vanter l'action accomplie
par bonté spontanée d'un esprit qui n'aurait besoin ni d'aiguillon, ni de frein,
auquel aucun commandement ne serait nécessaire 78.
Suit une célèbre apostrophe au Devoir, cette « noble tige, etc. », écho
ou imitation de l'apostrophe à la Conscience de Rousseau (p. 91) 79 : le
devoir élève l'homme au-dessus de lui-même et le lie à un ordre de choses
que l'entendement seul peut concevoir, il fait reconnaître à l'homme sa
personnalité, c'est-à-dire sa liberté et son indépendance à l'égard du méca-
nisme de la nature, il lui fait connaître qu'il appartient au monde supra-
sensible. Il met sous ses yeux la sublimité [Erhabenheit] de sa nature, il
montre à l'homme son éminente dignité [Würdigkeit].
Tel est donc le véritable et unique mobile [die echte Triebfeder] de la
raison pure pratique : la pure loi morale elle-même [das reine moralische
Gesetz selber]80 en tant qu'elle nous fait sentir la sublimité de notre propre
existence supra-sensible et le respect qu'elle produit en nous pour notre plus
haute destination. A ce mobile peuvent bien s'associer [lassen sich
verbinden] des charmes et des agréments [Reize und Angenehmlichkeiten],
il peut même être utile de le faire pour contrebalancer les séductions
[Anlockungen] que le vice fait miroiter, mais ils ne peuvent devenir un
mobile quand il s'agit du devoir : ils corrompraient [verunreinigen] à leur
source la disposition [Gesinnung] morale. La majesté [Ehrwürdigkeit] du
devoir n'a rien à voir avec la jouissance de la vie [Lebensgenuß], elle a sa loi

ndant de placer le principe subjectif de détermination des actions conformes au devoir, c'est-à-dire
leur mobile moral, ailleurs que dans la loi elle-même et l'intention […] » (p. 90).
78. Nous doutons que sous le nom de Romanschreiber oder empfindelnde Erzieher, Kant puisse
mettre l'auteur de la Nouvelle Héloïse (roman qu'il plaçait très haut). L'apostrophe enflammée au
Devoir inspirée de Rousseau qui suit immédiatement serait vraiment mal venue si Kant émettait ici
des réserves à son endroit. Nous pensons plutôt que c'est l'éthique du cœur et du génie des pré-
romantiques [Stürmer und Dränger] allemands dont le chef de file est JACOBI, qui est visée : ses ro-
mans moraux Allwill [1775] et Woldemar [1777] connaissaient un grand engouement.
Le fanatisme moral n'est pas la plaie des temps modernes, les stoïciens eux-mêmes ont substitué à la
discipline morale un fanatisme moral. La doctrine de l'Evangile est aux antipodes du fanatisme
moral : « elle a la première, par la pureté [Reinigkeit] du principe moral, mais en même temps par sa
convenance [Angemessenheit] avec les bornes [Schranken] des êtres finis, soumis toute bonne
conduite de l'homme à la discipline d'un devoir qui, placé sous ses yeux, ne le laisse pas s'égarer dans
des perfections morales imaginaires [unter moralischen geträumten Vollkommenheiten schwärmen
läßt], et [qu'] elle a posé des bornes de l'humilité [Demut] (c'est-à-dire à la connaissance de soi-
même), à la présomption et à l'amour de soi, qui tous deux méconnaissent volontiers leurs limites »
(p. 90-1).
79. Cf. L'Emile, livre IV, « Profession de foi du vicaire savoyard » : « Conscience ! Conscience !
instinct divin, immortelle et céleste voix… » (éd. Garnier, p. 254 sq).
80. La loi morale fournit elle-même un mobile, elle est à elle-même son propre mobile. La loi morale
n'est pas seulement un principe objectif de jugement [principium dijudicationis, Beurteilungsgrund],
elle est encore un principe subjectif d'action [principium executionis]. L'autonomie morale ne
condamne donc pas à la morale à être dépourvue de toute realitas objectiva.

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propre [eigentümliches Gesetz] et son tribunal propre [eigentümliches


Gericht].

4. ECLAIRCISSEMENTS CRITIQUES SUR L'ANALYTIQUE

L'Analytique s'achève sur diverses réflexions ou éclaircissements


[Beleuchtung ; examen ne convient vraiment pas].

• La Critique de la raison pratique devait suivre un plan singulier par


rapport à celui de la Critique de la raison pure, puisqu'elle doit commencer
par une Analytique et non par une Esthétique et que son Analytique doit
commencer par une Analytique des principes au lieu d'une Analytique des
concepts. Ici, la raison doit suivre, non une marche analytique, mais la
marche synthétique d'un raisonnement dont la majeure est constituée par le
principe moral, où la mineure est la subsomption des actions sous ce
principe et où la conclusion est la détermination subjective de la volonté
(son inclination à obéir à la loi).

• Il y a une différence remarquable entre la raison pure pratique et la


raison pure théorique. Le pouvoir d'une connaissance rationnelle pure a
priori – sans crainte de mélange secret des principes empiriques de la con-
naissance – pouvait facilement être démontré par des exemples tirés des
sciences. En revanche, que la raison pure puisse être pratique par elle seule,
c'est-à-dire sans intervention d'un quelconque principe empirique de déter-
mination, voilà ce qui devait être démontré, et ceci dans le jugement même
de la raison commune, dans l'usage le plus ordinaire de la raison. Le simple
appel au jugement de l'entendement humain ordinaire y a facilement
pourvu : l'hétérogénéité entre le principe de détermination pratique et les
principes empiriques est révélée par la résistance [Widerstrebung] de la
raison législatrice contre tout penchant qui tend à se mêler à sa législation.

• La distinction de la doctrine du bonheur et de la doctrine morale


est, dans l'Analytique, la première et la plus importante affaire [erste und
wichtigste… Beschäftigung] de la raison pratique, mais cette distinction
[Unterscheidung] n'est pas pour cela une opposition [Entgegensetzung]
comme si toutes les prétentions au bonheur devaient être abandonnées : « la
raison pure pratique ne veut pas que l'on renonce [nicht aufgeben] à toute
prétention au bonheur, mais seulement, qu'aussitôt qu'il s'agit de devoir, on
ne le prenne pas du tout en considération [gar nicht Rücksicht nehmen] » 81.

81. Cette observation – qui dément le prétendu « dolorisme » de la morale kantienne – prépare
évidemment à la dialectique de la raison pratique où le bonheur sera réintégré dans la morale grâce au
concept de souverain bien. Le bien moral constitue le bien suprême mais n'est pas le bien complet. Il
faudra à Kant montrer qu'il est possible de satisfaire à l'exigence du bonheur sans ruiner le principe de
la moralité.

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• Au lieu d'une « déduction » du principe suprême de la raison pure


pratique strico sensu, on ne pouvait que se borner à montrer l'union insé-
parable de sa possibilité avec celle de la liberté. La liberté est un attribut
transcendantal [attribut d'une chose en soi] dont nous ne pouvons aper-
cevoir la possibilité et dont la loi morale garantit seule l'existence. C'est tout
à fait à tort que certains croient pouvoir prouver la liberté par des principes
empiriques et la considèrent comme une propriété psychologique : sur tout
autre terrain que celui de la loi morale, la liberté ne peut qu'être impos-
sible ! « La possibilité de la liberté d'une cause efficiente, surtout dans le
monde sensible, ne peut, quant à sa possibilité, être en aucune façon perçue
[eingesehen : comprise] » (p. 100). L' « empirisme » est superficiel et
inepte. La liberté ne peut être un prédicat d'un être appartenant au monde
des sens. On ne peut attribuer de liberté à un être dont l'existence est
déterminée dans le temps.
« Si l'on prend les déterminations de l'existence des choses dans le
temps pour des déterminations des choses en soi (ce qui est le mode de
représentation le plus ordinaire), la nécessité, dans le rapport de causalité, ne
peut en aucune façon s'unir avec la liberté ; mais elles sont, l'une par rapport
à l'autre, contradictoires. Car de la première, il résulte que tout événement,
par conséquent aussi toute action qui se passe dans un point du temps, est
nécessairement sous la condition de ce qui était dans le temps qui l'a
précédé. Or, comme le temps passé n'est plus en mon pouvoir, toute action
que j'accomplis d'après des principes déterminants qui ne sont plus en mon
pouvoir, doit être nécessaire, c'est-à-dire que je ne suis jamais libre dans le
moment où j'agis. […] Si donc on veut attribuer de la liberté à un être dont
l'existence est déterminée dans le temps, on ne peut, à ce point de vue du
moins, le soustraire dans son existence, partant aussi dans ses actions, à la
loi de la nécessité naturelle qui régit tous les événements » (p. 101) 82.
La causalité est une loi inévitable de toute chose dont l'existence est
déterminée dans le temps. Si les choses sont en soi déterminées dans le
temps, si le temps est un prédicat des choses en soi, la liberté n'est pas
sauvable. Mais l'idéalisme transcendantal nous apprend précisément que le
temps n'est qu'une simple forme de notre sensibilité.
Si l'on veut encore sauver la liberté, « il ne reste d'autre voie que
d'attribuer l'existence d'une chose, en tant qu'elle peut être déterminée dans
le temps, par suite aussi la causalité d'après la loi de la nécessité naturelle,
simplement au phénomène, et la liberté à ce même être, comme chose en
soi » (p. 101). Seule la théorie de l'idéalité transcendantale de l'espace et du
temps et la théorie du phénomène qui en découle permettent de soutenir à la

82. « Des actes volontaires en tant qu'événements, ont leurs raisons déterminantes dans le temps
antérieur (qui, ainsi que ce qu'il contient n'est plus en notre pouvoir) ». Si notre causalité est purement
phénoménale, elle est incompatible avec « la liberté d'après laquelle l'action aussi bien que son
contraire doit être nécessairement au pouvoir du sujet au moment de son accomplissement »
(cf. Religion dans les limites de la simple raison [1793], trad. Gibelin, Vrin, p. 73-4, note). Si le temps
est réel, transcendantalement parlant, aucune liberté n'est possible : le passé dont découle le présent
n'est plus en notre pouvoir.

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fois déterminisme et liberté, enchaînement causal et responsabilité : la dis-


tinction du caractère intelligible et du caractère sensible qu'elle fonde
permet seule d'accorder ces deux perspectives.

• C'est précisément ce qui explique l'imputabilité [Zurechnung] d'une


action à son auteur, quoique cette action soit d'après la loi naturelle de
causalité un résultat nécessaire et qu'il soit impossible qu'elle n'eût pas lieu ;
l'imputabilité ne tient pas au fait que, comme on le fait valoir quelquefois,
les principes déterminants de l'action résident dans le sujet et non en dehors
de lui, un automaton spirituale n'aurait que la liberté d'un tournebroche
(p. 103) !

• C'est précisément ce qui explique la possibilité même du remords,


des reproches que notre conscience (morale) [Gewissen] nous adresse
d'avoir fait ce que nous avons fait, quelque nécessaire que fût l'action.
« La vie sensible a, par rapport à la conscience intelligible de son
existence (de la liberté) 83, l'unité absolue d'un phénomène qui […] ne doit
pas être jugé [beurteilt] d'après la nécessité naturelle qui lui appartient
comme phénomène, mais d'après la spontanéité absolue de la liberté ».
« On peut donc accorder que, s'il était possible pour nous d'avoir de
la manière de penser d'un homme, telle qu'elle se montre dans ses actions
internes, aussi bien qu'externes, une connaissance assez profonde pour que
chacun de ses mobiles, même le moindre, fût connu en même temps que
toutes les occasions extérieures qui agissent sur ces derniers, on pourrait
calculer [ausrechnen] la conduite future d'un homme avec autant de certitu-
de qu'une éclipse de lune ou de soleil, et cependant soutenir en même temps
que l'homme est libre. Si nous étions encore capables d'un autre coup d'œil
[hypothèse transcendantale !] (qui sans doute ne nous est pas du tout
accordé, mais à la place duquel nous n'avons que le concept rationnel), c'est-
à-dire d'une intuition intellectuelle du même sujet, nous nous apercevrions
cependant que toute cette chaîne de phénomènes, par rapport à tout ce qui
ne concerne toujours que la loi morale, dépend de la spontanéité du sujet
comme chose en soi, spontanéité dont la détermination ne peut être en
aucune façon expliquée physiquement » (p. 105).
« Il est possible (lorsque nous admettons seulement l'existence dans
le temps comme quelque chose qui vaut seulement pour les phénomènes,
non pour les choses en soi), d'affirmer la liberté sans compromettre le méca-
nisme naturel des actions comme phénomènes […] Il en serait tout diffé-
remment si les êtres du monde existaient dans le temps comme choses en
soi, car alors le créateur de la substance serait en même temps l'auteur de
tout le mécanisme de cette substance. Telle est l'importance de la séparation
opérée dans la Critique de la raison pure spéculative entre le temps (comme
entre l'espace) et l'existence des choses en soi. » (p. 109)

83. Mais n'est-ce pas nous reconnaître ainsi une certaine intuition intellectuelle ? L'expérience morale
est ici une quasi-expérience métaphysique.

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La distinction entre l'homme déterminé comme phénomène et


l’homme libre comme chose en soi a aussi l'avantage d'écarter le spectre du
déterminisme théologique 84, le spectre du nécessitarisme spinoziste, et son
corrélatif : la ruine de la morale, solidaire du concept cardinal de liberté.
Cette doctrine est seule apte à lever l'objection que fait porter toute
doctrine théologique sur la liberté humaine : si l'on admet Dieu, cause
première de toutes les substances, il faut en effet que les actions de l'homme
aient leur principe déterminant dans ce qui est entièrement en dehors de son
pouvoir, la causalité d'un être suprême distinct de lui dont tout dépend
(p. 107) 85. Si l'on adhère au réalisme spatio-temporel, il n'est pas d'indépen-
dance possible des actions des créatures, toutes les actions deviennent
indirectement des actions de Dieu même : « L'homme serait une marionnette
ou un automate de Vaucanson, façonné et mis en mouvement par le maître
suprême de toutes les œuvres d'art ». « Si l'on n'admet pas cette idéalité du
temps et de l'espace, il ne reste plus que le Spinozisme 86, dans lequel l'espa-
ce et le temps sont des déterminations essentielles de l'être primitif lui-
même, mais dans lequel aussi les choses qui dépendent de cet être (et nous-
mêmes aussi par conséquent), ne sont pas des substances, mais simplement
des accidents qui lui sont inhérents ; puisque si ces choses existent simple-
ment, comme effets de cet être, dans le temps, qui serait la condition de leur
existence en soi, les actions de ces êtres devraient aussi être les actions que
produit cet être primitif, en quelque point de l'espace et du temps » (p. 108).
« Si les êtres du monde existaient dans le temps comme choses en
soi, le créateur de la substance serait en même temps l'auteur de tout le
mécanisme de cette substance ». Si, par contre, l'existence dans le temps est
un « simple mode de représentation sensible des êtres pensants dans le mon-
de, par conséquent ne les concerne pas comme choses en soi, la création de
ces êtres est une création de choses en soi » : Dieu, créateur des substances,
n'est pas un créateur de phénomènes et donc du mécanisme naturel des ac-
tions comme phénomènes ! - « la création ne concerne que leur existence in-
telligible et non leur existence sensible et [qu'] ainsi, elle ne peut être
considérée comme le principe déterminant des phénomènes » (p. 109).

84. Le problème de la conciliation de la liberté humaine avec la toute-puissance, l'omniscience


divines hante Kant depuis la Nova Dilucidatio de 1755.
85. Kant a souligné dans d'autres contextes les périls que font courir à la théologie naturelle les
tenants du réalisme transcendantal de l'espace et du temps, si bien intentionnés qu'ils soient : ils com-
promettent l'infinité et l'indépendance de Dieu : il faut dénoncer « la contradiction dans laquelle ils
tombent, quand ils considèrent l'existence dans le temps comme la détermination nécessairement
inhérente aux choses finies en elles-mêmes ; car Dieu est la cause de cette existence, mais il ne peut
cependant être la cause du temps (ou de l'espace) même (parce que le temps doit être supposé comme
condition nécessaire a priori de l'existence des choses), et par conséquent sa causalité, par rapport à
l'existence de ces choses, doit être conditionnée, même suivant le temps, et ainsi doivent inévitable-
ment se produire toutes les contradictions avec les concepts de son infinité et de son indépendance ».
86. Kant ne pratique pas plus ici l'argumentation ad hominem qu'il ne cherche à recommander sa
doctrine par une sorte de chantage au spinozisme. Ayant été lui-même accusé de spinozisme et ayant
dû se laver de ce soupçon (cf. Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ?), Kant pratique l'antistrophe :
ce n'est pas l'idéalisme transcendantal qui est solidaire du spinozisme mais le réalisme transcendantal
lui-même !

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Quelles que soient les difficultés de cette solution, elle est la plus simple et
la plus claire de toutes celles qu'on a tenté de donner jusqu'à présent.

• De toutes les idées, celle de la liberté est la seule à procurer à la


connaissance une extension dans le champ du supra-sensible. Pourquoi ? Le
caractère singulier de la liberté, qui lui donne sa fécondité, vient de ce
qu'avec cette idée je ne cherche pas une explication hors de moi dans un
monde intelligible dont rien ne m'est donné et dont je ne puis déterminer le
rapport avec le monde sensible, je n'ai pas à chercher hors de moi
l'inconditionné et l'intelligible pour le conditionné et le sensible. Comme
être sensible soumis à la loi morale, j'ai conscience d'appartenir à un monde
intelligible dont la liberté est la loi. La liberté n'est pas connue d'une façon
transcendante mais purement immanente. La liberté nous ouvre au monde
intelligible. La Critique de la raison pure a montré qu'il était possible de
concevoir sans contradiction liberté et mécanisme. La Critique de la raison
pratique transforme cette possibilité de la liberté en réalité [dieses Können
in ein Sein verwandelt] (p. 112). La causalité inconditionnelle dont la liberté
est le pouvoir cesse avec le principe de la moralité d'être conçu d'une
manière simplement indéterminée et problématique [unbestimmt und
problematisch gedacht] (ce qui était seul possible sur le terrain de la raison
spéculative). Par le principe de moralité, la liberté est déterminée et connue
assertoriquement [bestimmt und assertorisch bekannt] (p. 112). Le pouvoir
pratique de la raison est le seul fait « qui puisse nous transporter au-delà du
monde des sens [uns über die Sinnenwelt hinaushilft], nous fournir des con-
naissances d'un ordre supra-sensible » (p. 111) 87. « C'est proprement le
concept de la liberté qui, parmi toutes les idées de la raison pure spéculative,
procure seul [allein] un si grand développement [Erweiterung] dans le
champ du supra-sensible, quoique seulement au point de vue de la connais-
sance pratique » (p. 110). « Le concept de liberté est le seul [der einzige] qui
nous permette de ne pas sortir de nous-mêmes afin de trouver pour le
conditionné et le sensible, l'inconditionné et l'intelligible » 88.

87. La liberté ne peut être connue indépendamment de la loi morale. C'est elle seule qui nous en fait
prendre conscience. Parce que le devoir me commande, j'en conclus que je dois pouvoir lui obéir et
par suite que ma volonté est libre (cf. aussi Religion dans les limites de la simple raison, éd. Vrin,
p. 73, note).
88. Cf. p. 1-2 : « Le concept de liberté, en tant que la réalité en est prouvée [bewiesen] par une loi
apodictique de la raison pratique, forme la clé de voûte [Schlußstein] de tout l'édifice d'un système de
la raison pure et même de la raison spéculative. Tous les autres concepts (ceux de Dieu et de l'immor-
talité qui, comme simples idées, demeurant sans support [ohne Haltung] dans la raison spéculative) se
rattachent à ce concept et acquièrent avec lui et par lui, de la consistance [Bestand] et de la réalité
objective, c'est-à-dire que leur possibilité est prouvée par le fait que la liberté est réelle ; car cette idée
se manifeste [offenbaret sich] par la loi morale. La liberté est la seule [die einzige] de toutes les idées
de la raison spéculative dont nous connaissons [wissen] a priori la possibilité, sans toutefois la
percevoir [einzusehen], parce qu'elle est la condition de la loi morale, que nous connaissons. Les idées
de Dieu et d'immortalité ne sont pas des conditions de la loi morale », mais du souverain bien. C'est le
concept de liberté qui donne aux idées d'immortalité et de Dieu « réalité objective et autorité
[Befugnis] » (p. 2).
L'idée de liberté est à part ; sa réalité objective est immédiatement prouvée par la loi morale et sa
connaissance nous ouvre à la réalité du supra-sensible. Si la réalité du supra-sensible ne nous était ga-

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III

DIALECTIQUE89 DE LA RAISON PURE PRATIQUE DANS LA DÉTER-


MINATION DU SOUVERAIN BIEN

La Dialectique réunit ce que l'Analytique a séparé avec soin : le prin-


cipe moral et l'objet de toutes nos aspirations sensibles : le bonheur. S'il ne
peut constituer une fin absolue, le bonheur est toutefois une fin relative né-
cessaire 90. La vertu constitue le bien suprême [bonum supremum, das
oberste Gut], mais pas le bien complet, parfait [bonum consummatum, das
vollendete Gut], le souverain bien [das höchste Gut], objet de la faculté de
désirer d'êtres raisonnables finis : le souverain bien réclame aussi le
bonheur 91. Le « que dois-je faire ? » se prolonge par le « Que puis-je es-
pérer ? » 92. L'idée d'un souverain bien comme union du bonheur et de la
vertu ne contredit pas 93 à l'idée d'une détermination de la volonté par la loi

rantie par la liberté, nous ne serions pas pareillement autorisés à donner une réalité objective au
concept de souverain bien. Ce primat de la liberté dans la constitution de la métaphysique pratique est
fréquemment affirmé. Cf. Cr. de la faculté de juger, § 91, où Kant attribue à la liberté un rôle majeur
pour la constitution d'une théologie et d'une pneumatologie pratiques (cf. p. 275-6). Cf. Traité de paix
perpétuelle en philosophie [1796] où Kant assure que l'idée de liberté « apporte les deux autres avec
elle comme ses conséquences [in ihrem Gefolge bei sich] » (Pléiade, t. 3, p. 427). Cf. Logique
[1800] : « la réalité de l'idée de Dieu ne peut être démontrée que grâce à cette dernière [l'idée de
liberté], donc uniquement dans une intention pratique, c'est-à-dire pour agir comme s'il existait un
Dieu – donc uniquement pour cette intention » (p. 102).
Il n'empêche que le pivot ou la pierre angulaire de tout l'édifice d'un système de la raison pure, ce sur
quoi Kant se fonde pour poser la réalité du supra-sensible et le déterminer si peu que ce soit, c'est
moins la liberté que l'exigence pratiquement nécessaire du souverain bien.
89. Les Fondements de la métaphysique des mœurs évoquaient une dialectique naturelle d'une tout
autre nature : le penchant à sophistiquer contre les lois strictes du devoir et à les plier à nos inclina-
tions.
90. Kant réserve la catégorie de nécessité pour l'impératif catégorique, le bonheur est une fin
effectivement recherchée, les impératifs de la prudence n'ont qu'une modalité assertorique. Il
n'empêche que le bonheur est une fin à laquelle je ne puis renoncer, une fin essentielle.
91. L'action morale ne vise pas le bonheur comme fin, mais elle ne saurait néanmoins y renoncer.
Soutenir que la morale n'est pas le moyen du bonheur, ce n'est pas soutenir que la morale s'en désin-
téresse. Le bonheur est une fin à laquelle nous ne saurions (comme êtres raisonnables finis) renoncer
(les impératifs pragmatiques ont une modalité assertorique, le bonheur n'est pas une fin possible, mais
une fin effective de tout être raisonnable fini). La morale n'exige pas que nous renoncions à cette fin
mais que nous n'y prétendions que pour autant que nous en sommes dignes. Le bonheur n'est pas le
but de la moralité, il est néanmoins ce qu'elle espère (tel est l'enseignement novateur du christianisme
selon Kant, enseignement qui rompt avec celui de la morale antique païenne qui fait du bonheur la fin
même visée par la moralité, simple moyen de cette fin).
92. La religion est la réponse à cette question. Elle est une doctrine de l'espérance [Hoffnung].
93. Cette réconciliation après coup, pense-t-on, a souvent été considérée comme une sorte de
palinodie ou de chute de la morale de l'éthique formelle dans l'éthique matérielle, de la morale de
l'autonomie dans celle de l'hétéronomie. On s'est interrogé non seulement sur la compatibilité de cette
doctrine avec celle des Fondements de la métaphysique des mœurs et sur la nature et les raisons de la
nécessité proclamée (mais est-elle prouvée ?) de l'union de la moralité et du bonheur (est-il sûr que ce
postulat soit de la raison, qu'il ne soit pas que la voix de nos passions ?)

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et elle est même réclamée par elle. La philosophie moderne a eu le tort de


négliger ou d'avoir tenu pour accessoire un problème que la philosophie
ancienne, elle, n'éludait pas – encore qu'elle eût le tort majeur d'y consacrer
toutes ses recherches, à tout le moins de commencer par vouloir déterminer
l'objet de la raison pratique au lieu de d'abord travailler comme il le faudrait
à déterminer dans sa pureté le principe de la moralité – et d'en donner une
solution erronée, en ce qu'elle a considéré comme analytique leur unité qui
ne peut être que synthétique. « Le bonheur et la vertu sont deux éléments
[Elemente] du souverain bien, tout à fait distincts spécifiquement 94 et […]
par conséquent leur union ne peut pas être connue analytiquement […],
mais [qu'] elle est une synthèse des concepts ». L'affirmation insistante de
leur disparité prépare à l'exposé de l'antinomie et à la nécessité de faire
appel à Dieu pour penser leur connexion 95.

[NB. En fait, on n'a affaire ici à aucun rattrapage. La Critique de la raison pure (cf. chapitre du
Canon, 2ème section : « De l'idéal du souverain bien… », p. 543 sqq) est déjà à l'heure de la Critique
de la raison pratique. Cette dernière n'ajoute sur le fond rien sur ce qu'esquissait le chap. du Canon.
La Cr. pose déjà la question : « si je fais ce que je dois faire, que m'est-il permis d'espérer [was darf
ich hoffen ?] » : le bonheur est à l'ordre pratique ce que le savoir est à l'ordre théorique. « Le
système de la moralité est inséparablement lié à celui du bonheur » (p. 545), bonheur dont nous nous
rendons dignes, bonheur proportionné à notre moralité. Et Dieu est d'emblée la condition sine qua non
de la réalisation de cette union : « cette proportion n'est possible que dans un monde intelligible
gouverné par un sage créateur. La raison se voit forcée d'admettre un tel être, ainsi que la vie dans un
monde que nous devons considérer comme un monde futur [als eine künftige], ou de regarder les lois
morales comme de vaines chimères [leere Hirngespinste] puisque la conséquence nécessaire qu'elle-
même rattache à ces lois devrait s'évanouir [wegfallen] sans cette supposition » (p. 546-7). La Cr.
souligne déjà les avantages de cette théologie morale sur la théologie spéculative qui « nous conduit
infaillliblement au concept d'un être unique, souverainement parfait et raisonnable, concept que la
théologie spéculative ne nous indique même pas [nicht einmal hinweiset] par ses principes objectifs,
et de l'existence duquel, à plus forte raison, elle est incapable de nous convaincre » (p. 548).]
94. Autant que le sont moralité et intérêt. Ces deux éléments sont hétérogènes : n'est pas morale la
conduite visant le bonheur ; n'est pas heureux pour cette seule raison [Kant ne confond pas le bonheur
avec le simple contentement [Zufriedenheit] moral de soi, nécessaire mais non suffisant au bonheur]
celui qui a agi moralement. Les stoïciens ont méconnu ce que le christianisme reconnaît pleinement.
Cf. p. 136-7 : les stoïciens « laissaient ainsi réellement de côté [wegließen] le deuxième élément du
souverain bien, le bonheur personnel, en le plaçant simplement dans l'action et le contentement de son
mérite personnel et, par conséquent,en l'enfermant dans la conscience du mode moral de penser, en
quoi ils eussent pu être suffisamment réfutés par la voix de leur propre nature ». Le christianisme
prend seul en compte ces deux éléments hétérogènes du souverain bien ; cf. p. 137 : « la doctrine du
christianisme […] donne en ce point un concept du souverain bien (du royaume de Dieu) qui seul
satisfait aux exigences les plus rigoureuses de la raison pratique ». Le tort des écoles de l'antiquité est
d'avoir cru ne pas avoir besoin de Dieu pour réaliser cette connexion Aussi, parce qu'ils étaient des
penseurs conséquents, les épicuriens ont-ils dû abaisser leur souverain bien au niveau du faux
principe qu'ils assignaient à la morale et les stoïciens (qui tenaient avec raison la vertu pour premier
principe du souverain bien) ont-ils dû croire le dernier degré de la vertu accessible dans cette vie et
ont-ils dû prêter au Sage le bonheur ici bas (« semblable à un Dieu dans la conscience de l'excellence
de sa personne, tout à fait indépendant de la nature (quant à son contentement), l'exposant il est vrai
aux maux de la vie, mais en ne l'y assujettissant point [ihn aussetzten, aber nicht unterwarfen] » trad.
Ferry / Wissman, Pléiade, t. 2, p. 763, trad. ici très préférable). [Le Sage stoïcien n'est pas un homme ;
HEGEL reprochera précisément à Kant, ce que Kant reproche au stoïcisme !]
95. Voir l'Appendice II sur la question de la connexion vertu/ bonheur. Nous réexposons de façon
précise la façon dont le concept de bonheur et sa nécessité sont présentés ici même ainsi que dans la
Cr. de la raison pure.

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ANTINOMIE 96 DE LA RAISON PRATIQUE

La raison pratique se représente, elle aussi, un Inconditionné 97 : c'est


le Souverain bien défini comme la connexion [Verknüpfung] de la vertu et
du bonheur [Glückseligkeit] 98.

96. L'antinomie consiste dans l'exigence d'une liaison vertu / bonheur et l'impossibilité de l'admettre,
ce qui ne paraît pas constituer, à première vue, une antinomie de la raison pratique. Mais si l'on
examine pourquoi il est impossible d'admettre cette liaison, on s'aperçoit que c'est en conséquence
directe des principes de l'Analytique de la raison pure pratique.
L'antinomie vient de ce que la connexion réclamée de la vertu et du bonheur est rendue impossible en
ceci que les principes mêmes de l'Analytique de la raison pure pratique interdisent de la penser ; c'est
l'Analytique qui interdit autant d'admettre une connexion analytique qu'une connexion synthétique :
1/ c'est l'Analytique qui exclut l'identité de la vertu et du bonheur ; 2/ c'est l'Analytique qui exclut que
le bonheur puisse être la cause finale de la vertu, son mobile ; 3/ c'est encore l'Analytique (quoique
non exclusivement) qui interdit que la vertu soit envisagée comme produisant le bonheur comme son
effet : dans cette hypothèse, on s'expose en effet à confondre l'ordre naturel et l'ordre moral, à réduire
la loi morale à un processus naturel (à cette raison s'ajoute l'expérience : quoi qu'en disent les stoï-
ciens, la vertu ne suffit pas à rendre heureux : le gut ne produit pas automatiquement le wohl).
L'antinomie a lieu entre le principe de la moralité lui-même (qui exclut le bonheur comme mobile) et
l'exigence du bonheur. Derrière le conflit qui occupe le devant de la scène entre l'exigence de bonheur
et l'impossibilité de l'assurer, il ne faut pas perdre de vue la raison de cette impossibilité même, qui est
pour l'essentiel (en dehors du fait que, si la vertu peut bien produire un contentement moral, ce
contentement n'est pas le bonheur et que le bonheur ne peut être engendré, à l'évidence de l'expérience
empirique, par la simple vertu) la nature même du principe de moralité.
Kant résout ce conflit en faisant du bonheur le corrélat de l'action morale, la récompense que la vertu
est en droit d'espérer parce qu'elle s'est rendue digne de l'obtenir, une récompense qui lui soit
proportionnée et qui lui soit donnée par un être transcendant (c'est-à-dire sans connexion directe), un
bonheur qui ne soit pas produit naturellement par son action qui serait alors condamnée à en devenir
ipso facto le simple moyen, ce qui ruinerait le principe de la moralité.
Le problème de l'antinomie pourrait se formuler : comment penser une liaison entre moralité et
bonheur qui introduise le bonheur dans la morale sans la ruiner ? Kant affirme que l'on peut penser
un type de liaison entre la vertu et le bonheur qui ne ruine pas la morale. Parce que la vertu ne
produit pas directement le bonheur, parce qu'elle n'en est pas la cause efficiente – et qu'elle ne peut
ainsi le transformer en fin dont elle serait le moyen –, mais que le bonheur est indirectement (par
l'intermédiaire d'un être transcendant le répartissant au prorata de la vertu), la conséquence de la
vertu, il peut être présent au cœur de la morale comme horizon d'espérance sans devoir être
transformé pour autant en mobile immédiat de l'action morale.
La solution de l'antinomie qui paraîtra toujours à certains procéder d'une volonté de marier l'eau au
feu, avec l'effet que l'on devine, repose chez Kant sur l'idée qu'un moyen terme permet une synthèse
de ces éléments hétérogènes.
La distinction de la doctrine du bonheur et de la doctrine morale est, dans l'Analytique, la première et
la plus importante affaire [erste und wichtigste… Beschäftigung] de la raison pratique, mais cette dis-
tinction [Unterscheidung] n'est pas pour cela une opposition [Entgegensetzung] comme si toutes les
prétentions au bonheur devaient être abandonnées : « la raison pure pratique ne veut pas que l'on
renonce [nicht aufgeben] à toute prétention au bonheur, mais seulement, qu'aussitôt qu'il s'agit de
devoir, on ne le prenne pas du tout en considération [gar nicht Rücksicht nehmen] » (cf. Eclaircis-
sements critiques sur l'Analytique, p. 99).
L'Analytique est la partie abstraite de la Cr. de la raison pratique, la Dialectique est sa partie
concrète : est maintenant pris en considération l'autre source de valorisation, la faculté de désirer
sensible qui réclame satisfaction, qui définit elle aussi un bien. Il s'agit de négocier une transaction
entre les exigences de la moralité et les besoins de la nature sensible (en s'inspirant de la transaction
proposée dans l'antithétique de la raison pure : s'ils sont exclusifs sur le terrain phénoménal, ils
peuvent être réconciliés sur un plan nouménal.)
97. La raison exige l'unité systématique des fins, celles de la nature et de la liberté.

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Quelle est précisément la nature de cette liaison ? Est-elle analytique


(identité de la vertu et du bonheur) ou synthétique (la vertu produisant le
bonheur ou le bonheur la vertu) ? La vertu est-elle le bonheur lui-même,
l'engendre-t-elle ou est-ce la vertu qui produit le bonheur ? Epicuriens et
stoïciens, qui, malgré tout ce qui les sépare - les premiers sont partis du
bonheur et ont entrepris d'y réduire la vertu ; les seconds sont partis de la
vertu et ont tenté d'y ramener le bonheur –, ont tenu cette liaison pour ana-
lytique 99 et ont eu le même tort : celui d'avoir considéré que le souverain
bien ne comporte en fin de compte qu'un seul terme, alors qu'il comporte
« deux éléments tout à fait distincts spécifiquement » 100. L'Analytique de la

98. Au niveau de l'antinomie de la raison pratique, Kant ne parle que d'une connexion [Verknüpfung,
Zuzammenhang] de la vertu et du bonheur. On verra dans la doctrine des postulats qu'il s'agit, sinon
d'une rétribution proprement dite (récompense de la vertu et punition du vice), du moins d'une pro-
portionnalité [Angemessenheit, Übereinstimmung] entre vertu et bonheur, cf. p. 134 : « la possibilité
[…] du souverain bien, ou du bonheur proportionné à cette moralité [der jener Sittlichkeit angemes-
senen Glückseligkeit] » ; il ne s'agit plus d'une simple connexion en général mais d'une « connexion
nécessaire entre la moralité et le bonheur qui lui est proportionné [Zusammenhang zwischen
Sittlichkeit und der ihr proportionierten Glückseligkeit] ». Dieu est nécessaire comme postulat pour
contenir « le principe de cette connexion, c'est-à-dire de l'harmonie exacte du bonheur et de la
moralité [genaue Übereinstimmung] », « l'exacte proportion du bonheur [durchgängig angemessene
Glückseligkeit] et de la valeur acquise par une conduite conforme à la loi morale » ; « dans le simple
cours de la nature dans le monde, il ne faut ni attendre, ni tenir pour impossible le bonheur exactement
proportionné [genau… angemessene Glückseligkeit] à la valeur morale et [que] par conséquent, on ne
peut, de ce côté là, admettre la possibilité du souverain bien qu'en supposant un auteur moral du
monde » (p. 154-5, cf. encore p. 155 : « l'harmonie exacte [genaue Zusammenstimmung] du royaume
de la nature et du royaume des mœurs », etc.).
C'est pourquoi il faut admettre une cause suprême de la nature qui ait une causalité conforme à
l'intention morale. Toute l'éthico-théologie kantienne dérive de cette fonction dévolue à la divinité, de
la raison d'être de son affirmation : Dieu « doit être omniscient pour connaître ma conduite et jusqu'à
l'intention la plus secrète […] ; tout-puissant, pour attribuer à ma conduite des conséquences appro-
priées [angemessenen Folgen], et de même présent partout, éternel, etc. » (cf. p. 149-150).
Même l'immortalité qui, dans la Critique de la raison pratique, a pour fonction essentielle d'autoriser
la pensée du progrès indéfini dans la moralité, semble bien être assujettie à la réalisation du souverain
bien. V. infra.
99. Kant veut qu'épicuriens et stoïciens aient pensé le souverain bien comme comportant deux termes
et qu'ils aient cherché à les réduire l'un à l'autre. Il semble plutôt que ces écoles se soient fait des
conceptions opposées du souverain bien lui-même, les premiers l'ayant placé exclusivement dans le
bonheur, les seconds l'ayant placé exclusivement dans la vertu. C'est bien plutôt la disjonction
radicale de ces deux éléments qui les caractérise que leur connexion analytique. C'est Kant qui
assigne à la philosophie morale la tâche de penser la connexion vertu-bonheur dans sa nécessité, qui
affirme qu'il doit y avoir une connexion entre eux.
100. La méconnaissance du caractère synthétique de la connexion de la vertu et du bonheur dénoncée
dans la Critique de la raison pratique a des conséquences aussi désastreuses que celle du caractère
synthétique de la connexion du sujet et du prédicat dans les propositions pures des sciences, dénoncée
par la Critique de la raison pure.
On a souvent noté que toute la théologie pratique kantienne reposait sur la nécessité pratique de la
connexion vertu-bonheur (en contestant la nécessité de cette liaison). Elle ne tient pas seulement à
l'affirmation de cette connexion, mais au refus d'une connexion analytique entre ces éléments, ce qui
conduit à rechercher un principe transcendant à leur union : Dieu. Dieu n'est nécessaire que pour
autant que cette connexion doit être synthétique (dans cette perspective, il importe grandement à Kant
d'écarter que le souverain bien puisse être la vertu elle-même en tant qu'elle comporte le contentement
moral de soi (doctrine des stoïciens : avoir conscience de sa vertu, voilà le bonheur, cf. p. 120 ; la
philosophie antique – païenne – conçoit la connexion vertu-bonheur comme une relation immanente.
Chrétien, Kant ne peut la penser que comme transcendante).

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raison pratique les réfute : il en ressort évidemment que ces deux concepts
sont absolument hétérogènes. Mais, s'il en est ainsi, la raison se trouve ici
acculée à une contradiction avec elle-même : de deux choses l'une, ou le
désir de bonheur est cause de la vertu ou la vertu est cause du bonheur. Or,
l'un et l'autre sont inacceptables : il est impossible, en raison de l'Analytique,
que le désir de bonheur puisse être cause de la vertu ; comment la vertu (qui
dépend de la loi morale) pourrait-elle produire le bonheur (qui dépend, lui,
de lois naturelles) ? 101
L'antinomie de la raison pratique – qui tient à l'exigence d'une liaison
entre la vertu et le bonheur (possibilité du souverain bien) et à l'impossibilité
de l'admettre (suivant des lois de la nature, tout au moins) 102 – doit être

[NB. 1. La philosophie pratique kantienne est certes tournée contre l'épicurisme comme doctrine du
souverain bien (en tant qu'il s'en représente la connexion comme analytique), mais elle est d'abord
tournée contre lui en tant que son erreur porte sur le principe même de la moralité ; au stoïcisme, Kant
n'a à reprocher que d'être une doctrine erronée du souverain bien.
2. La connexion synthétique de la vertu et du bonheur ne peut être connue dans l'intuition, elle est
inaccessible à la connaissance spéculative ; l'exigence pratique sert, substitutivement, de principe pour
garantir a priori cette connexion. Mais aussi n'atteint-on pas par là à proprement parler une
connaissance. La synthèse pratique ne repose pas sur une intuition [sensible (pure), ni non plus sur
une intuition intellectuelle], aussi ne produit-elle aucune extension de notre connaissance dont la
condition sine qua non restera toujours l'intuition, raison pour laquelle Kant peut soutenir – quelle que
soit l'ouverture [Eröffnung, cf. p. 144] que nous donne la raison pratique –, ne pas contrevenir aux
principes critiques].
101. Kant donne maintenant comme deux façons opposées de concevoir synthétiquement le rapport
vertu-bonheur, ce qu'il donnait à l'instant pour les deux façons opposées dont épicuriens et stoïciens
ont pensé analytiquement ce même rapport. Cette incohérence apparente vient de ce que ce rapport
que les anciens se sont efforcés artificiellement et laborieusement de penser (en allant contre
l'évidence) [cf. ergrübeln : ni « chercher à simuler » (Picavet, p. 121), ni « chercher à établir »
(Ferry/Wissman dans la Pléiade, t. 2, p. 744), mais « se creuser l'esprit »] comme analytique est
foncièrement et évidemment synthétique.
102. Kant ne formule ni thèse ni antithèse. La chose est ici assez complexe et donne lieu à des exégè-
ses divergentes. Il y a à distinguer, à notre avis, entre une forme originaire et une forme dérivée, si
l'on peut dire, de l'antinomie.
L'antinomie consiste primordialement dans la « thèse » : la vertu et le bonheur doivent être unis et
dans l' « antithèse » : vertu et bonheur ne peuvent pourtant être liés (la liaison analytique comme la
liaison synthétique étant impossibles).
L'antinomie semble toutefois reformulée (cf. bas de la p. 123), de façon dérivée, au niveau de la
représentation du lien synthétique, causal, posé comme requis, et transformée en une alternative ; il
ne s'agit pas d'un conflit mais de l'énoncé de deux impasses. Nous sommes face à une alternative (il
faut ou que… ou que…), or les deux voies sont impossibles. Conclusion (tacite) : donc le souverain
bien est une représentation vide et vaine.
Toute identité de la vertu et du bonheur étant principiellement récusée, l' « antinomie » dérivée réside
entre la « thèse » de la liaison synthétique, causale, du bonheur produisant la vertu (i.e. : le bonheur
mobile de la vertu) et l' « antithèse » de la liaison causale de la vertu produisant le bonheur (la vertu
comme cause efficiente du bonheur) (ainsi V. DELBOS peut-il écrire que « la recherche d'un rapport de
causalité entre la vertu et le bonheur donne naissance à une antinomie », Philo. pratique de Kant,
p. 384).
Le conflit antinomique, qui consiste ici dans l'exigence de quelque chose qui paraît impossible, n'est
pas originairement entre deux modes alternatifs de représentation de cette causalité aussi impossibles
l'un que l'autre, mais dans l'impossibilité d'admettre cette causalité (antithèse) qui se trouve pourtant
exigée (thèse). Cette liaison synthétique exigée ne peut consister que dans la causalité du bonheur ou
dans celle de la vertu. La solution consiste à montrer que la « thèse » [de l'alternative] de la causalité
du bonheur est fausse absolument (il résulte à l'évidence des Fondements comme de l'Analytique de la
raison pratique que la morale n'est pas le moyen du bonheur) tandis que l'antithèse [de l'alternative]

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résolue 103 : « comme la réalisation du souverain bien, qui contient cette


connexion dans son concept, est un objet nécessaire a priori de notre volonté
et qu'il est inséparablement lié à la loi morale, l'impossibilité de cette
connexion doit aussi prouver la fausseté de la loi. Donc si le souverain bien
est impossible d'après des règles pratiques, la loi morale, qui nous ordonne
de travailler au souverain bien, doit être fantastique et dirigée vers un but
vain et imaginaire [phantastisch und auf leere eingebildete Zwecke gestellt],
par conséquent être fausse en soi [mithin an sich falsch] » (p. 123). Si
l'harmonie de la vertu et du bonheur était impossible, cela entraînerait en
effet la fausseté de la loi morale elle-même car nous jugerions
inévitablement chimérique une fin à laquelle nous lions indissolublement
quelque chose d'impossible 104. C'est le sort même de la loi pratique qui est
ici en jeu, il y va de l'intérêt même de la moralité 105.
L'antinomie se résout heureusement et sans difficulté de la même
manière que celle de la raison pure 106 : il n'y a d'antinomie que sous la con-

de la causalité de la vertu ne l'est que relativement (elle n'est fausse que si cette connexion est à
chercher dans le monde sensible). Comme dans la Critique de la raison pure, la distinction de deux
mondes permet de sortir d'une impasse tenant à une fausse alternative.
[Si l'antinomie n'est pas présentée comme tenant directement au conflit entre le caractère formel et
objectif du principe moral qui exclut la considération du bonheur et l'exigence de l'union de la vertu et
du bonheur, il en provient toutefois comme nous l'avons montré supra (voir note).]
103. L'antinomie doit être résolue non seulement dans l'intérêt de la moralité mais aussi parce qu'un
conflit entre la moralité et le cours du monde constituerait une sorte de contradiction intolérable dans
l'être. Cf. Leçons sur la théorie philosophique de la religion, Le Livre de poche, 1993, p. 146 : « s'il
n'y avait pas lieu d'espérer qu'une créature qui se serait conduite selon les lois éternelles et immédiates
de la nature, et par là devenue digne du bonheur et devant donc participer en fait à ce bonheur, si donc
pour une telle créature aucun bien-être ne devait résulter de sa bonne conduite, il y aurait alors une
contradiction entre la moralité et le cours de la nature ».
104. L'impossibilité de cette connexion ôterait au devoir de sa réalité objective, disent les Leçons sur
la théorie philosophique de la religion : « A quoi donc se rendre digne du bonheur s'il n'existe aucun
être qui puisse nous procurer ce bonheur ? » (p. 147)
L'impossibilité de l'élément que nous lions nécessairement à la vertu (le bonheur) ne pourrait-il ou ne
devrait-il pas nous conduire à mettre en cause cette liaison comme apparente ? Si cet élément est
impossible, on peut logiquement conclure soit à l'apparence de cette impossibilité (solution
kantienne), soit à l'apparence de ce lien…
(Notons que, plus Kant dissocie ces deux termes et écarte que leur liaison puisse être immanente, plus
il rend artificielle ou proprement miraculeuse leur réunion… On peut se demander 1. si la vertu peut
se satisfaire que la liaison vertu-bonheur soit seulement synthétique, c'est-à-dire malgré tout acciden-
telle (puisqu'elle ne réside pas dans la nature même des choses, mais n'est possible que si un tiers peut
et veut l'établir ; la vertu pourrait bien vouloir un lien plus organique. On peut se demander 2. si la
vertu peut se satisfaire d'un bonheur en différé seulement, si elle ne réclame pas la connexion vertu-
bonheur dès ici bas…)
105. La dialectique empiète par avance sur la doctrine des postulats.
Kant ne transforme-t-il pas ici indûment la liaison entre la moralité et la possibilité du souverain bien
en une dépendance de la première à l'égard de la seconde ? Outre que cette connexion est davantage
proclamée nécessaire a priori qu'elle n'est réellement établie telle (L. W. BECK se montre ici sévère
dans son commentaire de la seconde Critique), Kant fait ici dangereusement dépendre la consistance
de l'impératif moral de la possibilité même du souverain bien au point que si celui-ci était impossible,
la loi morale elle-même en deviendrait ipso facto chimérique !
106. Kant réduit ici l'antithétique aux seules antinomies dynamiques et singulièrement à la troisième
antinomie. Comme dans la Critique de la raison pure, la distinction de deux mondes permet de sortir
d'une impasse tenant à une fausse alternative, à ceci près que la différence entre le phénomène et la

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dition qu'il n'y ait qu'un seul monde ; la distinction de deux plans, celui du
sensible et celui de l'intelligible, permet de la lever et d'admettre que la vertu
puisse être cause du bonheur. S'il est impossible que la vertu produise le
bonheur si l'existence dans le monde sensible est la seule possible, elle peut
le produire s'il y a une existence nouménale. Il n'est pas impossible que la
moralité de l'intention ait une connexion nécessaire, du moins médiate (par
l'intermédiaire d'un auteur intelligible de la nature comme cause), avec le
bonheur comme effet dans le monde sensible. L'antinomie est résolue par
une cause nouménale (= Dieu) en rapport avec la vertu, qui proportionne le
bonheur à la vertu 107.
« Par conséquent, en dépit de cette contradiction apparente d'une
raison pratique avec elle-même, le souverain bien […] est possible pratique-
ment, et les maximes de la volonté qui s'y rapportent, quant à leur matière,
ont de la réalité objective. Cette réalité atteinte au début par cette antinomie
de la moralité et du bonheur, suivant une loi universelle, ne le fut que par
une simple méprise, parce qu'on prenait le rapport entre des phénomènes
pour un rapport des choses en soi à ces phénomènes » (p. 124).

LA DOCTRINE DES POSTULATS DE LA RAISON PRATIQUE

Introduction : de la prévalence [Primat] de la raison pratique sur la


raison pure spéculative

Avant d'exposer les postulats de la raison pratique, Kant s'interroge


préjudiciellement sur le droit que nous avons de faire usage de concepts
rationnels qui dépassent les limites de la connaissance spéculative : question
à laquelle il répond par l'affirmation du primat de la raison pratique.
Dans son usage spéculatif comme dans son usage pratique, la raison
a un intérêt : l'intérêt de l'usage spéculatif de la raison est la connaissance
poussée jusqu'aux principes a priori les plus élevés, celui de la raison prati-
que est la détermination de la volonté relativement à un but final et complet.
Lequel de ces intérêts prime donc ?
Si la raison pratique devait tirer ses principes de la raison spécu-
lative, si la raison pratique ne devait concevoir rien de plus que ce que les
lumières [Einsicht] de la raison spéculative lui offrent, la suprématie devrait
évidemment revenir à cette dernière. Mais s'il devait s'avérer que la raison

chose en soi peut difficilement être tenue pour équivalente à celle entre l'ici bas et l'au-delà (cette vie
et la vie après la mort) où doit se réaliser l'union de la vertu et du bonheur [Kant reproche aux anciens
d'avoir cru trouver « déjà dans cette vie [schon in diesem Leben] (dans le monde sensible) une
proportion tout à fait exacte entre le bonheur et la vertu » (p. 124)] ; — au passage, on peut se
demander si la solution kantienne qui consiste à différer la réalisation de cette liaison, à l'assurer dans
l'au-delà seulement résout suffisamment l'antinomie. Pour temporaire qu'il soit, le divorce doit être
admis.
107. Le principe de cette solution n'est rien d'autre que l'existence de Dieu comme postulat. On
comprend pourquoi la doctrine des postulats de la raison pratique doit résider dans la dialectique de la
raison pratique.

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pratique a des principes originaux [ursprüngliche Prinzipien] a priori avec


lesquels soient inséparablement liées certaines positions théoriques [mit
denen theoretische Positionen unzertrennlich verbunden wären] [= les
postulats] – impénétrables à la raison spéculative quoiqu'ils ne soient pas
en contradiction avec elle –, alors se pose le problème de savoir quel intérêt
doit primer : la raison spéculative doit-elle accepter tout ce que la raison
pratique lui ordonne d'admettre ou est-elle autorisée à rejeter comme vaine
logomachie [als leere Vernünftelei] tout ce qui supprime les limites qu'elle
s'est posée à elle-même « en l'abandonnant à tous les non-sens et à toutes les
illusions [Unsinn oder Wahnsinn] de l'imagination » ? 108
Pour en trancher, il faut considérer la nature de la raison pratique, la
nature de l'intérêt qui l'anime. Selon cet intérêt, le primat revient en effet à
la raison spéculative ou à la raison pratique.
L'intérêt de la raison spéculative devrait évidemment prévaloir si la
raison « pratique » n'avait d'autre fonction que de gouverner l'intérêt des
penchants sous le principe sensible du bonheur : l'intérêt pathologiquement
déterminé de cette raison « pratique » (pseudo-raison pratique) ne pourrait
élever aucune prétention légitime 109 : « il vaudrait mieux n'avoir aucune
raison que de la livrer de cette façon à toutes espèces de rêves [Träume-
rei] » 110.
Il en va autrement si la raison pratique exprime un autre intérêt que
celui des penchants. Si la raison pure peut être pratique par elle-même –
comme c'est le cas : la conscience de la loi morale l'atteste –, s'il n'y a qu'une
seule raison jugeant d'après des principes a priori, tantôt au point de vue
théorique, tantôt au point de vue pratique, il est clair que la raison théorique
doit admettre les propositions qui ne sont pas en contradiction avec elle,
quoiqu'elle ne puisse pas les établir dogmatiquement, dès lors que ces
propositions sont inséparablement liées à l'intérêt pratique de la raison
pure [sobald sie unabtrennlich zum praktischen Interesse der reinen
Vernunft gehören]. Quoique la raison pure théorique doive considérer ces

108. C'est là formuler la question du droit à poser la réalité de ce dont l'impératif moral exige la
réalité (question qui sera aussi envisagée infra, VIIIème section, p. 152 note).
109. Kant reviendra sur cette question capitale dans la section VIII du chapitre 2, pp. 151 sqq : quelle
objectivité peuvent avoir les postulats de la raison pratique, quelle objectivité la synthèse pratique
peut-elle réclamer ? que peut prouver un besoin ? Kant distingue du tout au tout entre une assertion
théorique reposant sur un intérêt pathologique, sensible et une assertion théorique reposant sur le
besoin pratique. A l'objection quant au droit de conclure du besoin subjectif à la réalité objective
même de l'objet correspondant à ce besoin, Kant répondra toujours que l'objection n'est qu'appa-
remment pertinente ; c'est certes parfaitement vrai dans tous les cas où le besoin [Bedürfnis] est un
principe simplement subjectif de désir, où le besoin est fondé sur la seule inclination [Neigung] ; mais
il s'agit ici, chose tout à fait différente, d'« un besoin rationnel [Vernunftbedürfnis] dérivant d'un
principe objectif de détermination de la volonté, c'est-à-dire de la loi morale, qui oblige nécessaire-
ment tout être raisonnable, par conséquent l'autorise [berechtigt] à supposer a priori dans la nature des
conditions qui y sont appropriées ».
110. C'est la raison pathologiquement déterminée qui s'exprime lorsque l'on pose la réalité du paradis
tel que les mahométans se le représentent ou celle de l'union-fusion intime de l'âme avec Dieu, telle
que les mystiques se la représentent (p. 130). Tout cela n'est que Träumerei… Ici le désir incite à tenir
pour réelles de pures monstruosités [Ungeheuer].

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propositions comme quelque chose d'étranger, qui n'a pas poussé sur son
propre terrain [ein fremdes Angebot, das nicht auf ihrem Boden
gewachsen], elle doit les admettre dans la mesure où elles sont insé-
parablement liées à l'intérêt pratique de la raison pure. Elle ne doit pas plus
les rejeter ou les ignorer que les prendre pour ses propres lumières [nicht
ihre Einsichten], mais elle doit y voir des « extensions [Erweiterungen] de
son usage à un autre point de vue », extensions qui ne sont pas contraires à
son intérêt qui est de limiter la démesure spéculative [in der Einschränkung
des spekulativen Frevels].
Sans cette subordination [Unterordnung] de la raison spéculative à la
raison pratique, en effet, la raison serait en conflit [Widerstreit] avec elle-
même : d'une part la raison spéculative n'accueillerait [aufnehmen] pas les
positions théoriques inséparables des principes a priori de la raison
pratique ; d'autre part, la raison pratique n'accepterait pas les limites de la
raison spéculative et l'entraînerait dans l'extravagance [Schwärmerei]. La
subordination inverse de la raison pratique à la raison spéculative n'est pas
envisageable : on ne peut demander à la raison pratique de se subordonner à
la raison spéculative, tout intérêt étant pratique (« l'intérêt même de la raison
spéculative n'est que conditionné et [qu'] il est seulement complet dans
l'usage pratique. » p. 131 111). Le primat de la raison pratique sur la raison
spéculative est donc nécessaire parce que fondé dans la raison elle-même
(en tant qu'il n'y a qu'une seule raison).

Les postulats112

Le souverain bien constitue un postulat de la raison pratique. Rien ne


garantit la réalité du souverain bien, cette réalité n'est pas donnée, elle est
postulée. Son existence constitue un réquisit de la raison pratique, ce qu'elle
réclame. Ce postulat en contient trois 113 :

111. Cf. Critique de la raison pure, p. 549-550. « Quel usage pouvons-nous faire de notre enten-
dement, même par rapport à l'expérience, si nous ne nous proposons pas des fins ? Or les fins
suprêmes sont celles de la moralité ».
112. L'expression « Postulat der reinen Vernunft » ne figure pas dans la Critique de la raison pure.
Alors que Kant déclare dans la 7ème section de la critique de la théologie rationnelle (TP, p. 448) que
les lois morales postulent [postulieren] l'existence de l'être suprême, on lit seulement dans le chapitre
du Canon de la raison pure que « la raison se voit forcée d'admettre [genötigt anzunehmen] l'existence
d'un tel être [Dieu], ainsi que la vie dans un monde que nous devons considérer comme futur »
(p. 547). Elle figure par contre dans l'essai de 1786 Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée. On peut
appeler « "postulat de la raison" la croyance rationnelle qui, au point de vue pratique, s'appuie sur le
besoin, dans la vie morale, de l'usage de la raison. Non certes, comme s'il s'agissait d'un acte d'intel-
lection [Einsicht] qui donnerait satisfaction à toutes les exigences logiques de la certitude, mais parce
que cet assentiment [Fürwahrhalten] ne le cède en dignité à aucun savoir – même s'il s'en distingue
pleinement selon sa nature » (trad. Philonenko, Vrin, p. 84).
113. Le souverain bien nous paraît être moins un postulat en contenant trois qu'un postulat imposant
que l'on pose d'autres postulats, qui constituent ainsi des sortes de postulats au carré.

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• Celui de l'immortalité de l'âme ; en effet, la vertu – condition du


bonheur ou plutôt qui nous rend dignes d'être heureux –, la conformité
absolue de la volonté à la loi morale ne peut être atteinte au cours de la vie
sensible ; la sanctification de la volonté requiert une durée infinie : l'exi-
gence du souverain bien conduit donc à poser la possibilité d'un
perfectionnement sans fin, la perduration sous une forme personnelle de
l'être raisonnable, l'idéal de la sainteté exigée par la loi morale et la
difficulté à réaliser la parfaite adéquation du vouloir et de la loi exigent une
durée infinie devant nous pour la réaliser 114.
La réalisation du souverain bien dans le monde est l'objet nécessaire
d'une volonté qui peut être déterminée par la loi morale. Mais dans cette
volonté la conformité complète des intentions à la loi morale est la condition
suprême du souverain bien. Elle doit donc être possible aussi bien que son
objet, puisqu'elle est contenue dans l'ordre même de réaliser ce dernier. La
conformité parfaite de la volonté à la loi morale est la sainteté [Heiligkeit],
ce dont n'est capable aucun être raisonnable du monde sensible (cf. supra,
p. 87). Comme elle n'en est pas moins exigée comme pratiquement nécessai-
re, elle peut seulement être rencontrée dans un progrès allant à l'infini vers
cette conformité parfaite, et, suivant les principes de la raison pure prati-
que, il est nécessaire d'admettre un progrès pratique tel comme l'objet réel
de notre volonté 115. Cette représentation est précieuse pour la moralité : elle
permet de protéger la moralité contre les corruptions qui la menacent
(p. 132) : faute de la perspective d'un possible progrès à l'infini, on est
condamné afin de rendre accessible dès cette vie le terme de notre
destination, soit à réduire l'exigence de la loi – à l'approprier à notre
convenance en la rendant indulgente –, soit à nous attribuer (à l'instar des
stoïciens116, parce qu'ils n'admettaient pas l'immortalité de l'âme) une per-

114. Quelles peuvent être les conditions et les formes de ce progrès indéfini ?
La conception de l'immortalité comme condition de la prolongation de l'effort moral diffère de celle
du christianisme pour lequel le combat moral n'a lieu qu'ici bas. — L'immortalité n'est pas un postulat
totalement indépendant de la possibilité du souverain bien compris comme union de la vertu et du
bonheur. Elle ne se réduit pas à une condition d'une approche asymptotique de la sainteté, d'une con-
formité parfaite des intentions à la loi ; elle est au service de la réalisation du souverain bien. « La
conformité complète des intentions à la loi morale est la condition suprême du souverain bien »
(p. 131) ; « le souverain bien n'est pratiquement possible que dans la supposition de l'immortalité de
l'âme » (p. 132). Cf. Cr. de la faculté de juger, § 91, p. 274, note : « attendre de la nature seule (en
nous et en dehors de nous) un tel résultat de notre bonne conduite, sans admettre un Dieu et
l'immortalité, est un espoir vain, sans fondement ». Cf. l'Annonce de la prochaine conclusion d'un
traité de paix perpétuelle en philosophie [1796] : « [l'] immortalité comme un état où son bien-être ou
sa souffrance doivent être attribués à l'homme en proportion [in Verhältnis auf] de sa valeur morale »
(v. Pléiade, t. 3, p. 426). C'est de l'exigence-postulat du souverain bien que dérivent les postulats de
la divinité et de l'immortalité, cf. ibid. : « l'être qui seul peut accomplir cette répartition proportion-
nelle [proportionierte Austeilung] est Dieu ; et l'état dans lequel cet accomplissement peut être
effectué, pour des êtres terrestres raisonnables, d'une façon qui soit seulement parfaitement appropriée
à ce but final, c'est l'hypothèse [Annahme] d'une permanence de la vie qui est déjà fondée dans leur
nature, c'est-à-dire l'immortalité » (p. 427).
115. Mais est-il nécessaire, pour que l'exigence morale ne soit pas chimérique et vaine, que nous
puissions disposer d'une durée infinie pour nous moraliser ?

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fection imaginaire et à nous croire orgueilleusement capables de la réaliser


entièrement ici bas – en versant ainsi dans l'enthousiasme [Schwärmerei] !

Le progrès indéfini n'est possible que dans la supposition d'une


existence et d'une personnalité de l'être raisonnable persistant indéfiniment.
L'immortalité de l'âme, comme inséparablement liée à la loi morale, est un
postulat de la raison pure pratique. La proposition qui établit que nous ne
pouvons atteindre la conformité parfaite avec la loi morale que par un
progrès allant à l'infini supplée à l'impuissance de la raison spéculative
relativement à la religion.

• Celui de l'existence de Dieu pour assurer rigoureusement cette pro-


portionnalité. Seul un Dieu (auteur du monde, intelligence et volonté, apte à
« sonder les reins et les coeurs » et à gouverner la nature pour donner à nos
actions les suites appropriées) peut réaliser cette harmonie entre loi morale
et loi naturelle. Si Dieu n'est pas, il n'y a pas d'espoir que le souverain bien
soit. Le souverain bien n'est réalisable que si l'on admet une cause de la na-
ture dont la causalité soit conforme à l'intention morale 117. Le souverain
bien n'est possible que si l'on admet un auteur moral du monde 118.

116. Il faudrait distinguer dans la doctrine kantienne entre les exigences proprement dites de la
moralité (sa réalisation complète, d'une part, et le bonheur comme sanction de la vertu, d'autre part) et
ce qu'il faut postuler, d'après Kant, pour que ces exigences soient satisfaites (immortalité / Dieu). Les
stoïciens seraient dans le vrai en liant à la moralité l'exigence de sa réalisation complète et le bonheur
comme sanction de la vertu. Mais dans le faux parce qu'ils croient cette réalisation complète possible
en cette vie et le bonheur possible, sans médiation, par la seule vertu. La raison pratique stoïcienne
postule la réalisation complète de la moralité sans la situer dans l'au-delà et la connexion vertu-
bonheur sans faire appel à Dieu pour la réaliser.
117. Les mauvais esprits se demanderont si la philosophie pratique de Kant est bien au niveau de
l'exigence manifestée par le criticisme, avec le point de vue « copernicien » : pour expliquer l'accord
des catégories a priori avec la nature, Kant rejette en effet l'appel à Dieu comme la solution la plus
insensée et la plus paresseuse qui soit et élabore toute la doctrine de l'entendement législateur de la
nature. Tout se passe comme si la philosophie kantienne se bornait à déplacer le lieu et le moment de
faire appel à Dieu. La différence est-elle si grande avec les philosophies qui font appel à Dieu pour
réunir ce qui doit bien être uni, sans que l'on puisse voir comment cela se pourrait naturellement
(l'âme et le corps, la cause et l'effet, nos idées et les choses, etc.) ?
Par ailleurs, si la raison théorique nous avait déjà conduit à chercher du côté d'un être divin la raison
de l'harmonie et de l'ordre dans la nature physique, on pourrait moins arbitrairement chercher en Dieu
la condition de la connexion harmonique de la vertu et du bonheur dans le monde moral. Mais à
défaut de toute physico-théologie spéculative, la démarche conduisant à ériger Dieu en condition du
souverain bien ou, ce qui revient au même, de l'ordre moral, peut paraître insuffisamment fondée. De
quel droit exiger que l'on rattache à une cause divine un ordre moral si l'ordre physique ne l'exige
pas du tout ? Une théologie pratique peut-elle se passer de l'appui préalable d'une théologie
physique ?
118. Avec cette thèse de Dieu comme postulat de la raison pratique, Kant inaugure une théologie ori-
ginale (que vont développer Fichte, Schleiermacher, etc.) selon laquelle le règne de Dieu est exigé par
la raison pratique. La religion procède de la morale ; elle n'est pas ce dont dérive la morale, ce qui la
fonde [l'impératif moral n'est pas un commandement divin : rupture avec la conception mosaïque de la
Loi – ou intériorisation du Décalogue (dira Nietzsche) ?], mais ce qu'elle requiert comme complé-
ment. Fonder comme on l'a fait jusqu'à ce jour la morale sur la religion, c'est substituer à l'autonomie
qu'est la moralité, l'hétéronomie. Cela étant, la loi morale conduit à reconnaître indirectement tous les
devoirs comme des commandements divins.

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La loi morale conduit aussi à la possibilité du deuxième élément du


souverain bien : celui du bonheur proportionné à cette moralité, à savoir à
la supposition de l'existence d'une cause adéquate à cet effet, c'est-à-dire la
postulation de 1'existence de Dieu, comme ayant nécessairement rapport à
la possibilité du souverain bien (objet de notre volonté qui est
nécessairement lié à la législation morale de la raison pure). Le bonheur est
l'état dans le monde d'un être raisonnable, à qui, dans tout le cours de son
existence, tout arrive suivant son souhait et sa volonté ; il repose donc sur
l'accord de la nature avec le but tout entier qu'il poursuit, et aussi avec le
principe essentiel de détermination de sa volonté.
La loi morale, loi de la liberté, ordonne par des principes détermi-
nants tout à fait indépendants de la nature et de l'accord de la nature avec
notre faculté de désirer. Mais l'être raisonnable n'est pas cause du monde et
de la nature elle-même. Chez un être appartenant comme partie au monde et
qui en dépend donc, qui ne peut, par sa volonté, être cause de cette nature, il
n'y a pas le moindre principe dans la loi morale pour une connexion néces-
saire entre la moralité et le bonheur qui lui est proportionné. Cependant,
dans la poursuite nécessaire du souverain bien, on postule une telle conne-
xion comme nécessaire. On postule aussi l'existence d'une cause de toute la
nature, distincte de la nature et contenant le principe de cette connexion,
c'est-à-dire de l'harmonie exacte du bonheur et de la moralité. Cette cause
suprême doit renfermer le principe de l'accord de la nature avec une loi de la
volonté des êtres raisonnables autant qu'avec la représentation de cette loi
(en tant que ceux-ci en font le principe suprême de détermination de leur
volonté) 119.
« Le souverain bien n'est donc possible dans le monde qu'en tant
qu'on admet une cause suprême de la nature qui a une causalité conforme à
l'intention morale. Or un être qui est capable d'agir d'après la représentation
de lois est une intelligence (un être raisonnable), et la causalité d'un tel être,
d'après cette représentation des lois, est sa volonté. Donc la cause suprême
de la nature, en tant qu'elle doit être supposée pour le souverain bien, est un
être qui, par l'entendement et la volonté, est la cause, partant l'auteur de la
nature, c'est-à-dire Dieu. Par conséquent le postulat de la possibilité du sou-
verain bien dérivé (du meilleur monde) est en même temps le postulat de la
réalité d'un souverain bien primitif, à savoir de l'existence de Dieu. Or,
c'était un devoir pour nous de réaliser le souverain bien 120, partant non
seulement un droit, mais aussi une nécessité liée comme besoin avec le

119. On ne voit guère pourquoi cette connexion devrait attendre et être repoussée dans un monde
futur. « La raison – écrit Kant dans la Critique de la raison pure (p. 546) – se voit forcée d'admettre
un tel être, ainsi que la vie dans un monde que nous devons considérer comme un monde futur [als
eine künftige] ». Il s'agit d'une autre vie destinée à compenser celle-ci où la moralité est impuissante à
obtenir le bonheur dont elle est digne. Pourquoi diable devons-nous considérer un monde intelligible
sous les traits d'un monde futur et comment le faire sans contradiction puisque cela revient à conce-
voir l'intelligible sous une condition phénoménale ?
120. Dans son commentaire, L. W. BECK stigmatise ici une transitivité discutable : Kant passe du
devoir de réaliser ce que le devoir commande au devoir de réaliser le souverain bien sous prétexte que
le premier est un élément constitutif du second…

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devoir, de supposer la possibilité de ce souverain bien, qui, puisqu'il n'est


possible que sous la condition de l'existence de Dieu, lie inséparablement la
supposition de cette existence avec le devoir, c'est-à-dire qu'il est morale-
ment nécessaire d'admettre l'existence de Dieu. » (p. 134-5)
Le souverain bien suppose l'existence de Dieu. Si les sagesses
antiques ont bien fait de chercher le principe de la moralité indépendamment
de l'existence de Dieu, elles ont eu tort de croire pouvoir s'en passer pour
établir leur doctrine du souverain bien. Les Anciens ne pouvaient qu'échouer
à résoudre le problème du souverain bien puisqu'il leur semblait à tort que
l'usage même que l'homme fait de sa liberté devait seul suffire à
l'engendrer. Encore qu'ils aient eu incontestablement raison d'établir la règle
morale sans référence au souverain bien et d'en faire, d'autre part, la condi-
tion du souverain bien, ils ont eu le tort d'en faire l'unique condition. Parce
qu'ils avaient admis un principe suprême tout à fait faux de la moralité, les
Epicuriens avaient très logiquement réduit [abwürdigten] le souverain bien
au seul bonheur que peut procurer la simple prudence [Klugheit], bonheur
bien en deçà de ce qu'exige le souverain bien. – Les Stoïciens, qui avaient
bien choisi la vertu pour principe suprême du souverain bien, avaient dû
élever le pouvoir de l'homme au-delà de toutes les limites de sa nature et fait
de leur sage comme une divinité. Ils ont eu le tort de croire accessible en
cette vie le degré de vertu donnant tout le bonheur possible et méconnu en
cela l'humaine condition. En plaçant le bonheur dans le contentement de son
mérite personnel, ils laissaient ainsi de côté le deuxième élément du
souverain bien, le bonheur personnel.
Le christianisme donne le premier dans l'histoire et donne seul un
concept du souverain bien satisfaisant aux exigences les plus rigoureuses de
la raison pratique. Il échappe autant à l'erreur épicurienne – il place en effet
le principe de la moralité dans l'action par respect pour la loi –, qu'à l'erreur
stoïcienne – il n'élève pas le pouvoir de l'homme au-delà des limites de sa
nature et promet à l'homme un bonheur qui ne réside pas dans le seul
contentement de son mérite personnel, il ne conçoit pas la loi morale comme
promettant par elle-même [für sich] le bonheur, mais il annonce un
Royaume de Dieu pour réaliser une harmonie qui est étrangère à chacun des
termes [jeder beiden für sich selbst fremde Harmonie] constituant le
souverain bien. Le christianisme a une idée du souverain bien qui satisfait
pleinement aux exigences de la raison pratique. Il ne fait pas, comme les
Stoïciens, de la sainteté un idéal accessible en cette vie, exaltant outre
mesure l'homme, mais, tout en présentant la sainteté comme l'idéal à
atteindre, il rappelle l'homme à la modestie et lui enseigne qu'il ne peut se
flatter d'y parvenir ici bas, qu'il ne peut que prétendre y tendre par un effort
progressif. Alors que le Stoïcisme veut que la vertu procure elle-même, par
elle seule, le bonheur (et qu'il ne peut avoir ainsi qu'une conception
inexacte, forcée du bonheur), le christianisme fait appel à un être saint pour
procurer à la sainteté la béatitude qu'elle mérite.
Il satisfait la raison pratique puisque « le principe chrétien de la
morale n'est pas théologique [selbst doch nicht theologisch] (partant hétéro-

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nome) » (p. 138). La morale chrétienne « fait de la connaissance de Dieu et


de sa volonté, non pas le fondement [nicht zum Grunde] de ces lois, mais
seulement de l'accession [sondern nur der Gelangung] au souverain bien,
sous la condition d'oberver ces lois et elle place même le mobile incitant à
les observer [Triebfeder zu Befolgung], non dans les conséquences désirées,
mais seulement dans la représentation du devoir comme dans la seule chose
dont l'observation fidèle nous rende dignes d'acquérir le bonheur » (p. 138).
« De cette manière, la loi morale conduit par le concept de souverain
bien, comme l'objet et le but final [als das Objekt und das Endzweck] de la
raison pure pratique à la religion, c'est-à-dire à reconnaître tous les devoirs
comme des commandements divins [zur Erkenntnis aller Pflichten als
göttlicher Gebote], non comme des sanctions [Sanktionen], c'est-à-dire
comme des ordres arbitraires et contingents par eux-mêmes d'une volonté
étrangère [willkürliche für sich selbst zufällige Verordnungen eines
fremden Willens], mais comme des lois essentielles de toute volonté libre en
elle-même [als wesentlicher Gesetze eines jeden freien Willens für sich
selbst] qui doivent cependant être regardées comme des commandements
[Gebote] de l'Etre originaire, parce que nous ne pouvons espérer [hoffnen]
que d'une volonté moralement parfaite (sainte et bonne), le souverain bien
que la loi morale nous fait un devoir de nous proposer comme objet de nos
efforts et que, par conséquent, nous ne pouvons espérer d'y arriver que par
l'accord [nur durch die Einstimmung] avec cette volonté. »
« Tout reste ici désintéressé [uneigennützig] et simplement fondé sur
le devoir, sans que la crainte ou l'espérance puissent, comme mobiles [als
Triebfedern], être prises pour principes, car dès qu'elles deviennent des
principes, elles détruisent [vernichten] toute la valeur morale des actions »
(p. 139). Sans doute ne puis-je espérer le réaliser que si ma volonté
s'accorde avec celle d'un auteur du monde saint et bon et sans doute mon
propre bonheur [meine eigene Glückseligkeit] est-il compris dans le
concept du souverain bien, mais « ce n'est cependant pas lui, mais la loi
morale (qui limite [einschränkt] au contraire par des conditions rigoureuses
mon désir illimité de bonheur [mein unbegrenztes Verlangen danarch) qui
est le principe déterminant [Bestimmungsgrund] de la volonté recevant
l'ordre de travailler [zur Beförderung angewiesen] à la réalisation du
souverain bien. » (p. 139)
Quoique la vertu ne puisse consister à chercher le bonheur, elle rend
digne 121 d'être heureux celui qui la pratique. La raison requiert l'union fina-
le de la vertu et du bonheur. Comme l'union du bonheur et de la moralité
n'est pas analytique, mais synthétique, la réalisation du souverain bien pos-
tule une cause suprême transcendant la nature par l'entendement et la vo-
lonté. S'il doit y avoir du bonheur lié à la moralité, il ne peut être assuré que

121. « la morale n'est pas à proprement parler [nicht eigentlich] la doctrine qui nous enseigne
comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes [würdig]
du bonheur. C'est seulement lorsque la religion s'y ajoute [dazu kommt], qu'entre [tritt… ein] en nous
l'espérance [die Hoffnung] de participer un jour [dereinst] au bonheur dans la mesure où nous avons
essayé de n'en être pas indignes. » (p. 139)

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par l'existence d'une cause de la nature distincte de la nature, contenant en


elle le principe de cette liaison et de cette proportion. Cette cause doit être
intelligence et volonté. Par l'idée de souverain bien, la morale conduit à la
religion.
La double thèse de Kant sur le rapport de la morale et de la religion
est que la morale n'a pas besoin de la religion comme fondement, mais
qu'elle conduit immanquablement – à travers l'exigence du souverain bien –
à la religion : la religion ne fonde pas la morale, mais elle est au contraire
fondée par elle.

• Celui de la liberté (condition de la réalisation de l'action morale


nous rendant dignes du bonheur) 122.
La liberté que la métaphysique spéculative s'efforce vainement
d'établir à coup de sophismes est ainsi retrouvée sur le plan pratique comme
condition de l'agir moral. Si la Critique l'a déclarée impossible à connaître
[erkennen], elle a néanmoins montré à quelles conditions seulement elle
était pensable [denkbar] : si le phénomène et la chose en soi ne font qu'un, si

122. La liberté n'est pas ici mentionnée. Elle l'est par contre dans la section VI du chapitre de la
Dialectique « Sur les postulats de la raison pure pratique en général », cf. p. 142 : « ces postulats sont
ceux de l'immortalité, de la liberté considérée positivement (comme causalité d'un être, en tant qu'il
appartient au monde intelligible) et de l'existence de Dieu ». L'absence de la liberté au nombre des
postulats vient de ce qu'elle n'est pas requise par la loi morale au même titre que l'immortalité et
l'existence de Dieu. Ce statut particulier explique qu'elle puisse tantôt figurer au nombre des postulats,
tantôt non. Elle est une condition nécessaire de l'action morale. Son existence est contenue dans
l'impératif catégorique qui ne laisse pas place au doute (cf. Traité de paix perpétuelle en philosophie,
Pléiade, t. 3, p. 427). Si nous n'étions pas libres, l'action morale ne serait pas vaine et dénuée de sens,
mais impossible ; par contre si nous ne sommes pas immortels et si Dieu n'existe pas (si le souverain
bien est inexistant), l'action morale n'en devient pas impossible pour autant, elle perdrait seulement (si
l'on peut dire) son sens.
En fait, la question du statut de la liberté (fait ou postulat ?), dans la Critique de la raison pratique,
est des plus complexes (cf. Delbos, p. 397 sqq) : il n'est pas assuré qu'il s'agisse dans l'Analytique et
dans la Dialectique de la liberté dans le même sens, ce qui expliquerait que KANT puisse tantôt la
présenter comme une réalité, tantôt comme un postulat. Kant semble bien distinguer entre la liberté
dont il dit dans l'Analytique qu'elle est « prouvée » [bewiesen] par la loi (cf. p. 47) et la liberté dont il
dit dans la Dialectique qu'elle est « postulée » [postuliert] par la loi (cf. p. 143). Dans l'Analytique, la
liberté se confond avec la loi elle-même, elle n'est rien d'autre que le pouvoir de la législation
pratique, le pouvoir de formuler l'impératif catégorique (le pouvoir de se représenter une loi indépen-
dante de tous les mobiles sensibles, le pouvoir pratique de la raison qui consiste à se donner des
principes objectifs). Cf. p. 45-6 : « il s'agit, non du résultat, mais seulement de la détermination de la
volonté et du principe déterminant de sa maxime, comme volonté libre. Car, si pour la raison pure, la
volonté est seulement conforme à une loi, il en sera ce qu'il pourra de son pouvoir dans l'exécution, il
en résultera réellement ou non une nature telle que celle qui est possible d'après ces maximes de la
législation, la Critique ne s'en inquiète pas, puisqu'elle cherche seulement si une raison pure peut être
pratique, c'est-à-dire déterminer immédiatement la volonté, et comment elle peut l'être » (p. 45-6).
La liberté devient dans la Dialectique le pouvoir d'agir suivant la loi morale (pouvoir d'obéir à la loi),
la faculté d'atteindre but (le Traité de paix perpétuelle en philosophie la définit « comme pouvoir en
l'homme de prétendre à l'accomplissement de ses devoirs […] contre toute puissance de la nature »,
cf. Pléiade, t. 3, p. 426). Ce qui est objet de postulation, c'est le « pouvoir d'accomplir dès maintenant
dans la vie terrestre […] la moralité, malgré tous les obstacles que peuvent nous susciter, en tant que
nous sommes des êtres sensibles, les influences de la nature […], ce pouvoir, c'est la foi en la vertu
qui est en nous le principe nous permettant d'atteindre au souverain bien », c'est l' « autocratie » de la
raison, écrit Kant dans les Progrès [1793] (cf. éd. Guillermit, p. 55). Kant distingue ici très nettement
entre l'autonomie de la volonté et l'autocratie de la raison pratique.

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l'objet se confond avec l'objet des sens, la liberté n'est plus pensable. Seule
la doctrine suivant laquelle l'objet sur lequel porte la connaissance n'est pas
l'objet tel qu'il existe en soi, indépendamment du sujet connaissant, mais
seulement l'objet dans son rapport au sujet, l'objet assujetti aux conditions
subjectives de la sensibilité et de l'entendement sous lesquelles seules il peut
être un objet pour nous, seul l'idéalisme transcendantal permet d'écarter
décisoirement toutes les affirmations du matérialisme 123.

La visée du souverain bien conduit à tout ce que la raison spéculative


pouvait certes, à tout le moins, présenter comme des problèmes, mais qu'elle
ne pouvait en aucun cas résoudre. « La visée [Absicht auf, Picavet : trad. à
tort par aspiration] du souverain bien, rendue nécessaire par le respect pour
la loi morale et la supposition [Voraussetzung] qui en découle de la réalité
objective de ce bien, nous conduit [führt] ainsi par des postulats de la raison
pratique à des concepts que la raison spéculative pouvait, il est vrai, présen-
ter comme des problèmes [als Aufgaben vortragen], mais qu'elle ne pouvait
pas résoudre [auflösen]. Donc :

123. En limitant la connaissance à l'objet d'expérience possible, en rapportant l'espace, le temps et la


causalité notamment au seul objet de la connaissance, la Critique de la raison pure semble certes de
prime abord porter un coup décisif et intolérable à la métaphysique dans la mesure où elle a pour effet
d'invalider toutes les prétentions d'une métaphysique semblable à celle d'un Descartes ou d'un
Leibniz. Elle n'en a pas moins – aux yeux de son promoteur – une utilité positive considérable : la
liberté et Dieu ne sont pas sauvables en effet si l'on adopte les hypothèses des dogmatiques, c'est-à-
dire de ceux qui tiennent que, dans la connaissance, le sujet tourne autour de l'objet. La distinction
critique du phénomène d'avec la chose en soi, qui en résulte, est le rempart de la métaphysique. La
Critique peut, seule, couper à leur racine matérialisme, fatalisme, athéisme, incrédulité des libre-pen-
seurs. « En suivant cette méthode, la raison spéculative nous a du moins procuré un champ libre
[doch wenigstens Platz verschafft] pour une pareille extension [Erweiterung], bien qu'elle ait dû le
laisser vide [leer] » (TP, p. 21). La limitation de notre connaissance aux phénomènes ruine certes
toute métaphysique dogmatique possible, mais elle laisse place à la pensée de ce que, sinon, nous ne
serions même plus autorisés à penser : « Je dus abolir le savoir [das Wissen aufheben], afin d'obtenir
une place pour la foi [um zum Glauben Platz zu bekommen]. La limitation spéculative rend seule
possible l'extension pratique. La Critique de la raison pure doit se lire comme fournissant ses prémis-
ses à la Critique de la raison pratique (chap. « Du Canon… »).
Tant la Critique de la raison pure (et ce, dès sa première édition) que la Critique de la raison pratique
soulignent l'enjeu métaphysique considérable du philosophème de l'idéalisme transcendantal : si
espace et temps existent en soi comme conditions des choses, l'infinité et l'indépendance de Dieu sont
menacées, on perd surtout tout moyen d'échapper au spinozisme et à la négation, ruineuse pour la
morale, de la liberté. « L'hypothèse commune, mais trompeuse de la réalité absolue des phénomènes
montre aussitôt son influence pernicieuse qui trouble la raison. En effet, si les phénomènes sont des
choses en soi, on n'a pas à sauver la liberté […] l'enchaînement universel de tous les phénomènes
dans un contexte de la nature étant une loi indispensable, cette loi devrait nécessairement renverser
toute liberté, si l'on voulait s'attacher obstinément à la réalité des phénomènes. Aussi ceux qui suivent
ici l'opinion commune ne peuvent-ils jamais réussir à concilier la nature et la liberté » (TP, p. 396-
397).
« La réalité du concept de liberté entraîne inéluctablement la doctrine de l'idéalité des objets comme
objets de l'intuition dans l'espace et le temps. Si ces intuitions n'étaient pas, en effet, de simples
formes subjectives de la sensibilité, si elles étaient des formes des objets en soi, leur usage pratique,
c'est-à-dire les actions, dépendraient absolument du mécanisme de la nature et la liberté, avec toutes
ses conséquences, la moralité, seraient anéanties. » (Lose Blätter). « La source de la philosophie
critique, c'est la morale, touchant l'imputabilité des actions » (Progrès, p. 101).

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1/ Elle conduit au concept pour la solution duquel la raison


spéculative ne pouvait faire que des paralogismes (à savoir celui de
l'immortalité), parce qu'elle manquait du caractère de persistance [Be-
harrlichkeit] pour compléter le concept psychologique d'un dernier sujet qui
est attribué nécessairement à l'âme dans la conscience qu'elle a d'elle-même,
de manière à s'en faire une représentation réelle d'une substance, ce que
fait la raison pratique par le postulat d'une durée nécessaire pour la
conformité avec la loi morale dans le souverain bien comme fin [Zweck]
totale de la raison pratique.
2/ Elle conduit au concept à propos duquel la raison spéculative ne
contenait qu'une antinomie, dont elle ne pouvait fonder la solution que sur
un concept, il est vrai problématiquement concevable, mais ne pouvant,
quant à sa réalité objective, être démontré ou déterminé par elle, à savoir
l'idée cosmologique d'un monde intelligible et la conscience de notre
existence dans ce monde, au moyen du postulat de la liberté (dont elle
montre la réalité par la loi morale, et avec elle en même temps la loi d'un
monde intelligible), que la raison spéculative ne pouvait qu'indiquer
[hinweisen] sans en pouvoir déterminer le concept ;
3/ Elle donne au concept que la raison spéculative devait, il est vrai,
concevoir, mais laisser indéterminé comme idéal simplement transcen-
dantal, au concept théologique de l'Etre originaire [Urwesen], de la
signification (au point de vue pratique, c'est-à-dire comme à une condition
de la possibilité de l'objet d'une volonté déterminée par cette loi), elle le
présente comme le principe suprême du souverain bien dans un monde
intelligilbe, au moyen d'une législation morale toute puissante en ce
monde » (p. 142-3) 124.

L'élargissement au point de vue pratique [Erweiterung in praktischer


Absicht] 125 de la raison pure ne se confond pas avec une extension
spéculative

Une extension véritable de la connaissance pure serait celle qui se


fonderait sur une intuition de l'objet, rendant ainsi possible une proposition
synthétique. Pareille extension nous est à jamais interdite, la Critique de la
raison pratique en prend acte. L'extension de la connaissance se fait au seul
point de vue pratique. Si la Critique de la raison pure a montré que certains

124. Pour une réflexion critique – sévère et peut-être injuste – sur les postulats de la raison pratique,
voir HEGEL (cf. Phénoménologie de l'esprit, chap. VI, L'esprit, C. L'esprit certain de soi-même, la
moralité, trad. J. Hyppolite, Aubier, t. II, pp. 142 sqq ; trad. Lefebvre, Aubier, pp. 398 sq ; trad.
Jarczyk & Labarrière, Gallimard, pp. 525 sqq. Voir le commentaire de Martial GUEROULT : « Les
"déplacements" (Verstellungen) de la conscience morale kantienne selon Hegel », in Hommage à
Jean Hyppolite, PUF, coll. « Epiméthée », 1971, p. 47-80 ; voir aussi Leçons sur l'histoire de la
philosophie, éd. Garniron, Vrin, t. VII, 1991, p. 1879-84). V. les textes de Hegel cités en appendice.
125. Ces vues suscitent l'ironie de L. W. BECK : Kant serait ici comme cette jeune fille voulant se
défendre d'avoir un enfant hors mariage en arguant que son bébé est tout petit, petit !

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concepts étaient condamnés à rester vides de l'intuition correspondante, elle


a tout de même montré leur possibilité. La Critique de la raison pratique
montre que la raison pratique exige (postule) la réalité objective de ces
concepts dont la Critique de la raison pure a montré la possibilité. C'est
qu'elle ne commande pas seulement catégoriquement, indépendamment de
toute fin, elle représente a priori à la volonté une fin à atteindre : la
réalisation du souverain bien, fin dont la possibilité même exige la réalité
objective de la liberté, de l'immortalité et de l'existence de Dieu.

« Pour étendre pratiquement [praktisch zu erweitern] une con-


naissance pure, il faut qu'il y ait une visée [Absicht], c'est-à-dire une fin
[Zweck] donnée a priori comme un objet (de la volonté) qui, indépendant de
tous les principes théoriques, est représenté comme pratiquement nécessaire,
par un impératif catégorique qui détermine immédiatement la volonté et qui,
dans ce cas, est le souverain bien. Or cela n'est pas possible sans supposer
trois concepts théoriques (auxquels, parce qu'ils sont simplement des con-
cepts purs de la raison, on ne peut trouver aucune intuition correspondante
ni par conséquent, par la voie théorique, aucune réalité objective) : à savoir
la liberté, l'immortalité et Dieu. Donc la possibilité de ces objets de la raison
pure spéculative, la réalité objective que cette dernière ne pouvait leur
assurer, est postulée par la loi pratique qui exige l'existence du souverain
bien possible dans un monde. Par là sans doute la connaissance théorique de
la raison pure reçoit un accroissement [einen Zuwachs bekommt], mais il
consiste simplement en ce que ces concepts ailleurs problématiques pour
elle (simplement concevables [bloß denkbare]) sont maintenant assertori-
quement reconnus pour des concepts auxquels appartiennent réellement des
objets, parce que la raison pratique a indispensablement [bedarf unvermeid-
lich] besoin de leur existence pour la possibilité de son objet, le souverain
bien, qui pratiquement est absolument ncessaire, et que la raison théorique
est autorisée [berechtigt] par là à les supposer. Cette extension [Diese Er-
weiterung de la raison théorique n'est pas une extension [keine Erweiterung]
de la spéculation ».

Ainsi la Critique de la raison pratique (re)donne-t-elle sous forme de


postulats [Postulaten, Voraussetzungen] 126 tout ce que la métaphysique

126. On peut sérieusement s'interroger sur le concept même des « postulats » de la raison pratique –
« propositions théoriques inséparablement liées à une loi pratique valant inconditionnellement a
priori » : quelle est la nature de ce lien ? s'agit-il d'une condition de possibilité ou de ce que l'on doit
admettre pour que l'action morale ait tout l'espace dont elle a besoin, ait toute sa force, pour que nous
puissions la prendre au sérieux, pour qu'elle ne devienne pas un objet de mépris, une condition de
sens (qu'en tant que raison pratique, je réclame l'harmonie de la nature et de la moralité, que le sou-
verain bien existe, qu'il y ait un Dieu et que je sois immortel) ? Il n'est pas sûr que Kant ait toujours
choisi, ni même, en vérité, qu'il pût choisir : il lui est en effet interdit de faire dépendre l'obligation de
l'admission de quelque chose qui ne soit pas elle, de quelque hypothèse ou savoir spéculatifs que ce
soit, il ne faut pas que l'objectivité de la loi morale puisse dépendre en quoi que ce soit de la

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dogmatique a vainement tenté d'établir spéculativement à grands renforts de


sophismes (cf. Dialectique transc.). Mais elle ne constitue pas une palinodie
de la Critique de la raison pure : ce qui était déclaré transcendant ne devient
pas immanent ; notre connaissance n'en vient pas ainsi à dépasser les limites
de l'expérience, nous ne connaissons ainsi rien sur la nature de notre âme ni
l'Etre suprême suivant ce qu'ils sont en eux-mêmes, ni le monde intelli-
gible 127, nous ne gagnons aucune connaissance spéculative [Einsicht] de
notre âme, du monde intelligible, de l'Etre suprême (p. 143), « rien ne nous
est donné par là en ce qui concerne l'intuition de ces êtres », cette ouverture
[Eröffnung] ne constitue aucune extension, aucun accroissement [Erwei-
terung, Zuwachs] synthétique de notre connaissance dans le champ du
supra-sensible (p. 144) 128. Il s'agit de pensées que nous formons nécessaire-

possibilité du souverain bien, les postulats ne peuvent que découler de la loi, la loi ne peut jamais en
résulter ; mais, d'un autre côté, il ne peut davantage tenir à l'opposé les postulats pour des hypothèses
risquées ou pour de simples compléments facultatifs. L'athéisme ne peut dispenser d'obéir à la loi,
mais d'un autre côté la loi a le théisme pour horizon nécessaire… (V. infra, commentaire du § 87 de la
Cr. de la faculté de juger).
Dire que « si donc il y a un devoir d'agir en vue d'un certain but, le souverain bien, il me faut aussi
être fondé à admettre [berechtigt sein, anzunehmen] qu'existent les conditions sous lesquelles
seulement cette effectuation du devoir est possible » (cf. Traité de paix perpétuelle en philosophie
[1796], p. 426, n.) et soutenir en même temps que le devoir d'agir en vue d'une certaine fin ne tire
aucunement son objectivité de ces conditions, tel est le paradoxe kantien…
127. Le monde intelligible est un monde d'être libres, immortels, dans un Royaume de Dieu
(cf. MARTY, Naissance de la métaphysique, Beauchesne, 1980, p. 294).
128. « S'il n'y a là aucune extension [keine Erweiterung] de la connaissance d'objets supra-sensibles
donnés, il y a cependant une extension de la raison théorique et de la connaissance relativement au
supra-sensible en général [in Ansehung des Übersinnlichen überhaupt], en tant que la raison est
forcée d'admettre [genötigt… einzuräumen] qu'il y a [daß es gebe] de tels objets, quoiqu'elle ne puisse
les déterminer plus exactement [näher bestimmen], ni par conséquent étendre cette connaissance des
objets elle-même (qui sont maintenant donnés par un principe pratique et seulement aussi pour un
usage pratique) » (p. 145, corrigé). Ce que la raison spéculative pensait comme problématique (im-
mortalité, liberté, Dieu) est désormais considéré comme donné, comme comportant une réalité objec-
tive (pratique). Le philosophème du kantisme n'est pas le philosophème « positiviste » que notre
raison ne peut s'étendre au supra-sensible, mais qu'elle ne peut s'y étendre par la voie spéculative : la
voie pratique réalise à sa manière ce que la voie spéculative semble fallacieusement promettre.
Kant est tout de même ici sur la corde raide : on pénètre ou non (quelle que soit la manière ou la
profondeur de l'incursion) dans le supra-sensible, on affirme ou non la réalité de ce dont on ne pouvait
jusqu'alors penser au plus que la possibilité. Si elle ne peut toujours pas déterminer [bestimmen : en
quoi consiste précisément la connaissance] des objets supra-sensibles – le voile n'est pas levé sur leur
nature, leur possibilité interne même (la psychologie rationnelle, par exemple, n'est pas restaurée :
aucune thèse dualiste n'est formulée sur l'âme et son existence séparée, sur sa nature –, la raison n'en
est pas moins maintenant forcée d'admettre [annehmen, einräumen] la réalité d'objets supra-sensibles
(liberté, immortalité, divinité). Comment ne pas tenir pour une connaissance, pour un accroissement
de la connaissance, l'affirmation même de la réalité du supra-sensible quand ce serait pour des raisons
exclusivement pratiques et quand nous n'en pénétrerions ni la possibilité ni la nature ? D'autant plus
que Kant constitue une théologie pratico-dogmatique* : le concept de l'être suprême ne reste pas
indéterminé : il doit être représenté sous des prédicats moraux (cf. not. p. 140, note et Méthodologie
de la Cr. de la faculté de juger téléologique).
[* Les Progrès distinguent une doctrine dogmatique théorique [theoretisch-dogmatische Doktrin] et
une discipline dogmatique pratique [praktisch-dogmatische Diziplin], un usage dogmatique-théorique
[theoretisch-dogmatischer Gebrauch] et un usage dogmatique-pratique de la raison, la praktisch-
dogmatische et la theoretisch-dogmatische Erkenntnis (cf. p. 27 not.)].

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ment et auxquelles seul l'usage dogmatique de la raison pure spéculative


peut faire obstacle et cet obstacle a précisément été levé par la Critique ; en
abolissant le savoir [Wissen], la Critique a fait place nette pour la foi [Glau-
ben] ; rien ne menace donc plus l'usage pratique de la raison 129.
Le concept de Dieu n'appartient pas à la [méta]physique, mais à la
morale (p. 148). « Expliquer les dispositions naturelles ou leurs chan-
gements en ayant recours à Dieu comme à l'auteur de toutes choses, ce n'est
pas du moins en donner une explication physique et c'est avouer
complètement qu'on est au bout de sa philosophie [überall ein Geständnis,
man sei mit seiner Philosophie zu Ende], puisqu'on est forcé d'admettre ce
dont on n'a eu par soi-même aucun concept pour pouvoir se faire un concept
de la possibilité de ce qu'on a devant les yeux » (p. 148).
Par la métaphysique, il est impossible de s'élever (par des raisonne-
ments sûrs, cf. Dial. transc. Critique de la théologie rationnelle) de la
connaissance de ce monde au concept de Dieu et à son existence : il faudrait
soit que nous connussions ce monde comme le plus parfait possible, que
nous ayons l'omniscience pour pouvoir dire que ce monde n'est possible que
par un Dieu ; soit que l'existence de Dieu pût être connue par simples con-
cepts, or toute proposition relative à une existence est synthétique. « Donc il
ne reste plus pour la raison qu'une seule manière de procéder pour parvenir à
cette connaissance, c'est de déterminer son objet en partant, comme raison
pure, du principe suprême de son usage pratique […]. Et alors se montre,
non seulement […] la nécessité d'admettre un tel être suprême, relativement
à la possibilité de ce [souverain] bien dans le monde, mais encore, ce qui est
le plus merveilleux, quelque chose qui faisait tout à fait défaut au progrès de
la raison dans la voie naturelle, c'est-à-dire un concept exactement déterminé

Admettons qu' « aucune proposition synthétique n'est possible par cette réalité qui leur [les objets
supra-sensibles] est reconnue [durch diese eingeräumte Realität] » (cf. p. 144), il reste que, leur
reconnaître une réalité, cela ne se peut que par une proposition qui pour être « pratique » n'en est pas
moins synthétique !
129. Kant y est revenu dans la préface (cf. p. 3). La Critique dénie [absprechen] la réalité objective à
l'usage supra-sensible des catégories et la leur reconnaît [zugestehen] cependant, relativement aux
objets de la raison pure pratique. « Cela doit paraître nécessairement inconséquent, aussi longtemps
qu'on ne connaît cet usage pratique que de nom ». « Mais si maintenant, par une analyse complète de
la raison pratique, on apprend que la réalité dont il est ici question n'implique aucune détermination
théorique des catégories, aucune extension de la connaissance au supra-sensible, mais qu'on veut dire
seulement qu'à cet égard un objet leur appartient en tout lieu, parce qu'elles sont contenues a priori
dans la détermination nécessaire de la volonté ou liés inséparablement à son objet, l'inconséquence
disparaît [so verschwindet jene Unkonsequenz], puisque l'usage qu'on fait de ces concepts est
différent de celui que réclame la raison spéculative ».
Loin que la Critique de la raison pratique vienne contrevenir à l'enseignement de la Critique de la
raison pure, elle lui offre une confirmation très satisfaisante [befriedigende Bestätigung] et à peine
espérée [kaum zu erwartende !] : « car celle-ci nous enjoignait de ne voir dans les objets de
l'expérience, pris comme tels et comprenant notre propre sujet, que des phénomènes, mais en même
temps de leur laisser comme fondement [Grund] des choses en soi, partant de ne prendre ni tout objet
supra-sensible pour une fiction, ni son concept pour un concept vide ; voici maintenant la raison
pratique, qui, par elle-même et sans s'être concerté [ohne Verabredung] avec la raison spéculative,
accorde de la réalité à un objet supra-sensible de la catégorie de causalité, à la liberté (quoiqu'elle ne
la lui accorde, comme un concept pratique, que pour l'usage pratique), et confirme ainsi par un fait,
ce qui dans le cas précédent pouvait simplement être pensé ».

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de cet être suprême » (p. 148-9). Parce que nous ne pouvons jamais con-
naître qu'une partie limitée du monde, nous ne pourrons jamais être en droit
d'affirmer que cet être possède l'omniscience, la toute-puissance, la toute-
bonté, etc. « Le concept de Dieu demeure dans la voie de l'expérience (de la
physique) toujours un concept qui n'est pas, quant à la perfection de l'être
premier, assez exactement déterminé pour que nous ne le considérions
comme adéquat au concept de la divinité » (p. 149). Ce qui est impossible
par la voie empirique de la physique est, en revanche, possible par la voie de
la morale 130 : sur ce terrain, et sur lui seul, Dieu doit être représenté
comme perfection suprême : « il doit être omniscient pour connaître ma con-
duite et jusqu'à mon intention la plus secrète, dans tous les cas possibles et
dans tout le temps à venir ; tout-puissant, pour attribuer à ma conduite des
conséquences appropriées [die angemessenen Folgen zu erteilen] 131, et de
même présent partout, éternel, etc. Par conséquent, la loi morale, par le
concept de souverain bien comme objet d'une raison pure pratique 132, déter-
mine le concept de l'être premier comme être suprême, ce que la méthode
physique (et en remontant plus haut, la méthode métaphysique) 133, par
conséquent toute la méthode spéculative de la raison pure ne pouvait
produire. Donc le concept de Dieu est un concept qui n'appartient pas origi-
nairement [ursprünglich] à la physique, c'est-à-dire à la raison spéculative,
mais à la morale [c'est-à-dire à la raison pratique], et on peut dire la même
chose des autres concepts de la raison dont nous avons traité précédemment
comme de postulats de la raison dans son usage pratique » (p. 149-150) 134.

130. La théologie morale a-t-elle sur la théologie physique tous les avantages dont Kant la pare ?
Faut-il bien pour assurer la connexion vertu-bonheur chez l'homme une cause omnisciente, toute-
puissante, omniprésente, etc. ? Le concept de Dieu pourrait bien rester aussi insuffisamment
indéterminé sur le plan moral que sur le plan physique et la théologie pratique pourrait bien avoir
besoin, à son tour, d'une censure aussi sévère que celle qu'a fait subir HUME à la théologie physique et
dont Kant entérine les attendus.
131. On peut se demander si l'exigence pratique d'une connexion vertu-bonheur qui conduit à postuler
une cause transcendante pour qu'elle soit satisfaite implique bien la représentation proprement
religieuse d'un Dieu rémunérateur et juge. Kant passe en effet de la représentation qui pourrait (et
devrait peut-être) rester indéterminée d'un être suprême chargé d'assurer une connexion appropriée
entre la vertu et le bonheur qu'elle mérite à la représentation, proprement religieuse et judéo-
chrétienne, d'un être récompensant la bonne conduite, scrutant les cœurs pour déterminer la pureté de
l'intention (cf. Cours de métaphysique, trad. Castillo, livre de poche, p. 435). Au saut que constitue
l'affirmation que le souverain bien auquel nous aspirons est réel vient s'ajouter celui par lequel est
affirmé le Dieu judéo-chrétien.
132. Et seulement sous ce rapport, on s'en souviendra. La morale n'a pas d'autre titre à exiger Dieu
que comme garant de la réalisation du souverain bien.
133. Ce point est essentiel : la métaphysique (spéculative) prolonge la physique. Cf. p. 148 : la
métaphysique ne fait rien de plus que contenir les principes purs a priori de la physique.
134. On comprend ici pleinement le sens de la critique kantienne de la théologie rationnelle dans la
Critique de la raison pure, et d'une manière générale, de toute la métaphysique spéciale (à mille
lieues de celle d'un HUME !) : il s'agit de replacer les concepts d'immortalité, de liberté et de Dieu sur
leur véritable terrain, qui n'est pas celui de la physique mais celui de la morale. L'échec de toutes ces
démonstrations vient de ce qu'on n'a pas tenté de les établir sur leur terrain d'origine, sur le site où ils
ont leur origine, leur nécessité et leur garantie. L'échec de la métaphysique ne tient qu'à cette erreur :
on a voulu établir sur le terrain de la physique (dont le métaphysique n'est que le prolongement) ce
qui appartient originairement à la morale : sur le terrain de la [méta]physique, 1. il est impossible de

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Nature de l'assentiment [Fürwahrhalten] venant d'un besoin [aus einem


Befürdnisse] de la raison pure [pratique]

La preuve reposant sur un besoin de la raison pure dans son usage


spéculatif ne conduit qu'à des hypothèses [Hypothesen], la preuve reposant
sur un besoin de la raison pure pratique conduit à des postulats [Postulaten].
Les premières sont incertaines, les seconds sont certains. Si j'ai besoin d'un
premier principe pour satisfaire ma raison spéculative dans la recherche des
causes, si j'ai besoin pour expliquer l'ordre et la finalité dans le monde d'une
divinité comme leur cause – fait valoir Kant en laissant de côté les
objections spécifiquement critiques –, la conclusion qui va d'un effet à une
cause déterminée est toujours incertaine et douteuse, elle est toujours
hypothétique 135, elle ne peut jamais être plus qu'une opinion raisonnable
[vernünftige Meinung].
Au contraire [Dagegen], en tant que fondé sur le devoir certain en
lui-même, en tant qu'il repose sur une loi apodictique, le besoin [Bedürfnis]
de la raison pure pratique force à supposer la possibilité de son objet (le
souverain bien) et celle des conditions nécessaires de cette possibilité (la
liberté, Dieu et l'immortalité). Cela ne veut pas dire que cette loi se fonde
sur l'admission de ces suppositions : elle en est entièrement indépendante, la
loi morale n'a besoin d'aucun appui.
Fondés sur un besoin de la raison, les postulats de la raison pratique
ne sont pas de simples hypothèses 136. Dans la mesure où la réalisation du
souverain bien – et donc la supposition de sa possibilité – est objectivement
nécessaire (comme conséquence de la raison pratique), le principe qui nous
détermine à admettre un auteur sage du monde est sans doute subjectif
comme besoin [zwar subjektiv als Bedürfnis], mais en même temps aussi
comme moyen de réaliser ce qui est objectivement (pratiquement)
nécessaire, il est le fondement d'une maxime de l'assentiment [Fürwahr-
halten] au point de vue moral, c'est-à-dire d'une foi rationnelle pratique [ein
reiner praktischer Vernunftglaube] » (p. 155-6, trad. modifiée).

parvenir à ces objets, il n'y a pas d'accès possible au supra-sensible, 2. il est impossible de les relier
avec la loi morale (cf. Cr. de la faculté de juger, § 91, p. 275-6). Il y a un Dieu, etc. ne sont pas des
propositions de la métaphysique (des propositions qui importeraient à la physique), mais des
propositions qui importent à la seule morale.
La méthodologie de la Critique de la faculté de juger téléologique reprendra ce thème : la théologie
ne peut être qu'une éthico-théologie. Sur le terrain de la physico-théologie, on est condamné à se
heurter aux objections de HUME .
135. Cf. les vues de Kant sur le caractère inévitable de l'idéalisme si la réalité du monde extérieur se
trouve ainsi conclue (réfutation du 4ème paralogisme de la psychologie transcendantale, 1ère éd. de la
Cr.).
136. On a vu dans la section précédente qu'il est impossible de s'élever par des raisonnements
absolument sûrs de la connaissance de ce monde à l'existence de Dieu. Il ne reste plus pour la raison
qu'une seule manière de procéder pour parvenir à cette connaissance, c'est de déterminer son objet en
partant, comme raison pure, du principe suprême de son usage pratique. Alors se montre la nécessité
d'admettre un tel être suprême, relativement à la possibilité de ce souverain bien dans le monde
(p. 148-9).

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A l'objection tôt faite 137 quant au droit de conclure du besoin sub-


jectif à la réalité objective même de l'objet correspondant à ce besoin,
(objection à laquelle Kant déjà répondu dans la section III, De la suprématie
de la raison pure pratique…, p. 129 sqq), Kant répond (cf. note, p. 153-4)
que c'est certes parfaitement vrai dans tous les cas où le besoin [Bedürfnis]
est un principe simplement subjectif de désir, où le besoin est fondé sur le
seul penchant [Neigung], mais qu'il s'agit ici, chose tout à fait différente, d'
« un besoin rationnel [Vernunftbedürfnis] dérivant d'un principe objectif de
détermination de la volonté, c'est-à-dire de la loi morale, qui oblige
nécessairement tout être raisonnable, par conséquent l'autorise [berechtigt] à
supposer a priori dans la nature des conditions qui y sont appropriées […]
C'est un devoir de réaliser le plus que nous pouvons le souverain bien, par
conséquent le souverain bien doit être possible [es ist Pflicht…, daher muß
es auch möglich sein] » 138.
Cette croyance fait-elle l'objet d'un commandement [Gebot] (cf.
p. 153-6) ? Kant s'arrête longuement sur ce point qui lui sert à élucider le
concept d'une foi pratique.
La foi de la raison pure pratique [reiner praktischer Vernunftglaube]
ne doit pas être prise pour un commandement [Gebot] (celui de tenir la
réalisation du souverain bien comme possible) ; non seulement parce qu'une
croyance ordonnée serait un non-sens, mais surtout il ne pourrait y avoir
commandement que si la raison pure spéculative pouvait avoir quelque
chose à y redire : or, la raison spéculative n'a, en fait, rien à y objecter
(p. 154). Cette croyance se confond avec la loi morale elle-même : mettre en
doute la possibilité du souverain bien reviendrait à mettre en doute le
devoir lui-même. Reste la question de savoir comment nous devons nous
représenter la réalisation du souverain bien. Autrement dit : avons-nous le
droit de décider que le souverain bien n'est possible que si Dieu et l'immor-
talité sont possibles ?
Il y a lieu de distinguer entre la possibilité même du souverain bien
et la supposition d'un auteur moral du monde, Dieu comme condition même
du souverain bien. Quelle valeur a cette dernière affirmation ? L'impossibi-
lité où nous sommes de nous représenter l'harmonie, la stricte proportion

137. Cf. Th. WIZENMANN (« Les résultats de la philosophie de Jacobi et de Mendelssohn », article de
1787, répliquant à Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée [1786]), SCHWAB (Sur la proportion entre
la moralité et le bonheur, 1798). La question sous-tendait toute la IIIème section (sur le primat de la
raison pratique sur la raison spéculative) du chapitre. Dans son article, WIZENMANN, critiquait Kant
qui, dans Qu'est-ce que s'orienter, invoquait comme principe pour s'orienter dans la pensée, là où
cesse nécessairement la connaissance spéculative le besoin ressenti d’affirmer la réalité de certaines
idées : « Mais c'est ici qu'intervient le droit du besoin de la raison [das Recht des Bedürfnisses der
Vernunft] (à titre de principe subjectif) lui permettant d'admettre et de supposer [vorauszusetzen und
anzunehmen] ce qu'elle ne doit point prétendre savoir en fonction de principes objectifs, ici intervient
par conséquent le droit de la raison de s'orienter dans la pensée, ou en cet espace supra-sensible
incommensurable et plein de ténèbres pour nous, uniquement d'après son propre besoin [nur durch
eigenes Bedürfnis] » (trad. Philonenko, p. 79).
138. Il n'empêche que « cette nécessité morale est subjective, c'est-à-dire un besoin [Bedürfnis], et
non pas objective, c'est-à-dire qu'elle n'est pas elle-même un devoir [Pflicht] » (p. 135) (pour requis
que soit l'assentiment théorique, il n'est pas commandé).

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entre le la vertu et le bonheur autrement qu'en supposant un auteur moral du


monde s'impose-t-elle ? Nous ne pouvons prouver que l'impossibilité où
nous sommes ici ne soit pas purement subjective, mais, comme la raison
pratique, en même temps qu'elle commande, nous force à admettre la
possibilité du souverain bien et comme elle se prononce en faveur d'un sage
auteur moral du monde, cette supposition est à la fois fondée dans la raison
pratique et elle n'est contrariée par rien du côté de la raison théorique qui
laisse sans réponse la question de savoir comment nous devons nous
représenter cette possibilité, si c'est d'après les lois universelles de la nature
ou en supposant un sage auteur de la nature.
Dans ces conditions, un choix [Wahl), une décision [Entscheidung]
nous incombe. Face à l'indécision de la raison spéculative, il y a un principe
de décision [Entscheidungsgrund] qui fait pencher décisivement la balance
du côté d'une possibilité fondée dans un auteur moral de la nature : « ici se
présente une condition subjective de la raison, la seule manière
théoriquement possible pour elle de se représenter l'harmonie exacte du
royaume de la nature et du royaume des mœurs comme condition de la
possibilité du souverain bien, et c'est en même temps la seule manière
avantageuse uniquement pour la moralité [der Moralität… allein
zuträgliche Art] (qui dépend d'une loi objective de la raison) ». La
réalisation du souverain bien – partant sa possibilité – est objectivement
nécessaire. Dépend par contre de notre propre choix [in unserer Wahl steht]
« la manière dont nous voulons concevoir le souverain bien comme pos-
sible [als möglich denken wollen] ». Or ici, « un libre intérêt [ein freies
Interesse] de la raison pure pratique nous décide [entscheidet] à admettre un
sage auteur du monde » (p. 155). « Cette croyance ne nous est donc pas
commandée [nicht geboten], mais elle dérive [sondern entsprungen] de l'in-
tention morale [aus moralischer Gesinnung] même comme une libre
détermination [als freiwillige Bestimmung] de notre jugement, utile au point
de vue moral [zur moralischen Absicht… zuträglich], qui nous est ordonné),
s'accordant en outre avec le besoin théorique de notre raison pour admettre
l'existence de ce sage auteur du monde et à le prendre pour fondement de
l'usage de notre raison »139. L'affirmation de Dieu relève d'une foi morale.

139. Cette page n'est d'ordinaire pas suffisamment remarquée : on y voit que Kant fait tout de même
le départ entre ce que requiert la raison pratique (la possibilité comme telle du souverain bien) et la
façon dont nous pouvons ou devons nous représenter ce qui rend possible la réalisation du souverain
bien (un ordre naturel aveugle ou un sage auteur moral du monde). Rien dans l'exposé des postulats
de la raison pratique n'avait laissé entendre qu'il y eût un choix à opérer entre plusieurs hypothèses
concurrentes, mais c'est qu'alors Kant parlait du point de vue même de l'intérêt de la moralité. Poser
Dieu comme sage auteur du monde, cela ne nous est pas seulement dicté par le besoin de rendre
possible la réalisation du souverain bien, mais cette représentation est éminemment favorable au
vouloir moral lui-même (elle le stimule et si l'on peut dire le renforce). Kant a toujours souligné que
sans cette représentation le vouloir moral risque toujours si l'on peut dire la démoralisation tant le
cours du monde est contraire à l'ordre moral (cf. Critique de la faculté de juger, § 87, tr. Philonenko,
1ère éd. 1968, p. 258-9)
On observera toutes les expressions par lesquelles Kant souligne ici l'intervention d'un choix, d'un
engagement libre [Wahl, freiwillige Bestimmung] – encore qu'il ne soit pas arbitraire. La
représentation de Dieu comme condition du souverain bien procède librement du vouloir moral lui-
même.

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Du rapport sagement proportionné des facultés de connaître de l'hom-


me à sa destination pratique

La section finale (p. 156 sq) insiste sur le fait que tout se passe comme
si la connaissance métaphysique spéculative était interdite à l'homme a f i n
d e rendre possible sa destination pratique !140 Si en effet nous avions sous
les yeux cette connaissance, la transgression [Übertretung] de la loi morale
serait sans doute évitée, mais l'intention [Gesinnung] morale ne pourrait que
faire défaut : nos actions seraient condamnées à être, au mieux, légales
[gesetzmäßig] et ne pourraient plus être morales [pflichtmäßig] ! 141 Les
actions conformes à la loi seraient produites par la crainte, quelques unes
par l'espérance, aucune par devoir [aus Pflicht] (p. 157). Cette privation est
donc proprement providentielle ! L'ignorance où nous sommes de
l'existence des objets supra-sensibles rend seule possible une action
désintéressée 142. Donc « la sagesse impénétrable par laquelle nous existons
n'est pas moins digne de vénération pour ce qu'elle nous a refusé que pour
ce qu'elle nous a donné en partage » 143.
La Théorie de la méthode ne détermine pas (comme dans la Critique
de la raison pure) comment constituer un système complet de la connais-

[N.B. Kant ne se contredit pas, malgré quelque apparence en soutenant d'abord que la raison
spéculative n'a pas de réponse à apporter à cette question, puis que le besoin théorique de la raison
spéculative va en faveur de l'existence d'un sage auteur du monde. Kant dit en effet 1/ que la raison
spéculative n'a rien à dire sur la question de savoir ce qui peut rendre possible une harmonie complète
entre la vertu et le bonheur, puis 2/ que notre besoin théorique dans l'usage cosmologique de notre
raison (au moins d'une façon régulatrice - cf. Cr. de la raison pure, TP, p. 481 sqq - ou si l'on préfère
réflexive) nous incite à admettre un tel auteur sage de la nature].
140. « Il est bon, écrit KANT dans une réflexion (R 4996), que nous ne sachions pas mais que nous
croyons seulement que Dieu existe » [Es ist gut, daß wir nicht wissen, sondern glauben, daß Gott
sei] ».
141. Voir Cr. de la faculté de juger, p. 283.
142. Il n'en faut pas moins que cette ignorance ne soit pas complète. Si nous ne pouvions croire en
l'existence de ces objets supra-sensibles, en l'existence de Dieu notamment, l'action morale devien-
drait fantastique et vaine (cf. p. 123). Il faut que nous nous trouvions dans cet entre-deux, sans savoir
qui ruinerait la moralité en rendant impossible le désintéressement, sans ignorance totale qui ruinerait
le crédit de la moralité : comme postulats de la raison pratique, ces objets supra-sensibles se trouvent
précisément placés dans cet entre-deux. Cela étant, nous nous demandons si la simple éventualité
d'une sanction de la conduite, eu égard à sa moralité ou immoralité, ne suffit pas à empoisonner
définitivement la situation…
143. Kant fait semblablement de la disproportion entre vertu et bonheur ici bas une chance
inestimable pour la moralité ! « Toute moralité […] serait alors vaine si notre vraie valeur devait être
déterminée par le cours des choses et le sort qui nous échoit. Toute conduite morale se transformerait
alors en un règne de prudence, l'intérêt particulier deviendrait la motivation de nos vertus. Mais
renoncer à sa tranquillité, à sa force et à son avantage quand les lois éternelles de la moralité nous le
demandent, voilà la vraie vertu, la seule digne d'une récompense future ! Et s'il n'y avait pas dispro-
portion entre la moralité et le bien-être dans ce monde, il n'y aurait pas non plus l'occasion pour
nous d'être vraiment vertueux » (Leçons sur la théorie philosophique de la religion, Le livre de
poche, 1993, p. 157). [On peut se demander toutefois si la nécessité pratique de cette connexion dans
un monde futur n'aurait pas pour effet indésirable de rendre impossible la moralité…]

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sance, mais ici l'ensemble des moyens à employer pour rendre subjective-
ment pratique la raison objectivement pratique (c'est-à-dire : pour préparer
aux lois morales un accès dans l'âme humaine et leur assurer une influence
efficace sur les maximes de la volonté) ; la méthodologie de la raison
pratique sera une pédagogie. Kant examine donc la question de la culture
morale, mais dans des conditions difficiles, puisqu'il ne faut pas que la loi
fasse appel à des mobiles sensibles, à d'autres mobiles que le respect pour la
loi elle-même. Kant juge que la moralité aura d'autant plus d'empire sur le
cœur humain qu'on la montrera plus pure : il convient donc de représenter
des actions où le devoir est accompli au prix des plus grandes difficultés,
tortures physiques et morales (cf. p. 165 sq : le cas d'un honnête homme que
l'on presse de se joindre aux calomniateurs d'une personne innocente) —
mais encore fera-t-on attention à ne pas provoquer une séduction. On édu-
quera l'enfant en suscitant l'exercice de son jugement moral (en lui faisant
déterminer ce que le devoir commande, si l'action qu'il exécute ou qu'il voit
exécuter est seulement conforme au devoir ou faite par devoir).
De la conclusion, on retiendra la célèbre formule qui figurera sur la
tombe de Kant : « deux choses remplissent le coeur d'une admiration et
d'une vénération [Bewunderung und Ehrfrucht] toujours nouvelles et tou-
jours croissantes […] le ciel étoilé au-dessus de moi [der gestirnte Himmel
über mir] et la loi morale en moi [das moralische Gesetz in mir] ». Si le pre-
mier spectacle m'anéantit comme créature animale, le second, en revanche,
élève infiniment ma valeur.

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APPENDICES

LA MORALE KANTIENNE EN PROCÈS

LES GRANDS CHEFS D’INCULPATION CLASSIQUES DE LA


« MORALE » KANTIENNE

On n’imagine plus aujourd’hui l’impact des Fondements et surtout


celui de la Critique de la raison pratique, impact comparable à l’Emile de
Rousseau (livre qui avait produit un effet bouleversant sur Kant même !) ;
elle a littéralement transportés, bouleversés, ravis nombre de ses premiers
lecteurs, décidé de vocations, telle celle de Fichte (ouvrage dans lequel il a
découvert Kant en 1790). La morale de l’autonomie, la doctrine des postu-
lats permettant de récupérer tout ce dont la Critique de la raison pure nous
dépouillait — ou surtout tout ce que l’empirisme et le matérialisme de
l’époque avaient mis à mal comme autant de superstitions d’un autre âge —,
la façon dont la religion se trouvait sauvée et profondément rénovée, sus-
citèrent l’enthousiasme (triade Jésus, Luther, Kant !) L'Evangile de la Rai-
son pratique prit la place de la Bible dans les séminaires (du moins dans le
célèbre Stift de Tübingen, où étudièrent et furent condisciples, Hegel, Schel-
ling et Hölderlin). L’ouvrage a servi de machine de guerre aussi bien contre
tout « papisme » que contre tout matérialisme.
Mais les vues de Kant n’ont pas suscité seulement une adhésion en-
thousiaste, elles ont aussi rapidement – et incessamment depuis deux siècles
– suscité d’extrêmes réserves, voire un refus ferme. Même si nous devons
dresser par moment un sottisier et risquons de contribuer à donner une
consistance et une dignité à des objections qui ne méritent pas toujours
qu’on leur fasse l’honneur de les discuter, les questions, fondées ou non
auxquelles les vues de Kant ont donné lieu, ne peuvent être passées sous
silence 144.

La conception kantienne de la morale se trouve récusée de bien des


points de vue : par les relativistes de toutes sortes en matière morale — héri-
tiers des « sophistes », empiristes, sociologues sociologisants (durk-

144. Le fait que nous les reproduisions sans les examiner ne signifie ni qu'elles ne méritent pas
l'examen, ni que nous nous les fassions nôtres. C'est qu'un examen de ces objections prendrait trop de
place et que nous ne voulons pas non plus donner l'impression de vouloir prendre fait et cause pour
notre auteur.
L'exposé des Fondements et de la CRpratique et la confrontation infra de la morale de Fichte avec
celle de Kant permettent d'éliminer nombre d'entre elles. S'il y a des objections pertinentes, la plupart
procèdent d'une lecture malveillante, trop partielle ou d'une mauvaise compréhension.

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heimiens) — qui récusent l’idée de normes morales universelles et éternel-


les ; par les utilitaristes pour lesquels le bien se confond avec l’utile (ce qui
est utile au plus grand bonheur du plus grand nombre) ; par tous ceux qui,
en « marxistes » ou « nietzschéens », suspectent les jugements moraux d’ex-
primer et/ou de masquer, partiellement ou en totalité, les conditions sociales
ou les conditions « physiologiques » de ceux qui les émettent ; par tous les
adversaires du rationalisme (qui ne peuvent ou ne veulent admettre de
normes procédant de la raison même), qui s’élèvent contre un impérialisme
de la raison, par tous ceux qui n’admettent pas l’humanisme kantien qui fait
de l’homme seul l’origine et la destination de la morale, par les hédonistes
ou eudémonistes de toutes sortes, par tous les tenants de la morale « théolo-
gique » pour lesquels des commandements divins peuvent seuls fonder une
morale…
Nous distinguerons entre des critiques intrinsèques (on s'interroge
sur les concepts cardinaux de cette morale, son aptitude à fonder des
devoirs, sur sa cohérence, etc.) et des critiques extrinsèques (on juge la
morale kantienne à l'aune de principes qui lui sont étrangers).

I. CRITIQUES INTRINSÈQUES

A. Mise en cause du concept cardinal de la morale kantienne : le


concept d'impératif catégorique. Un impératif catégorique comme tel
est-il possible ?

• Impossibilité d’un impératif catégorique comme tel, tout impératif


est nécessairement hypothétique, cf. Schopenhauer, Fondement de la mora-
le, § 4, cité infra. Cette notion serait une « contradictio in adjecto » :
• Un impératif catégorique est nécessairement un impératif oublieux
de ses origines ou qui veut les masquer. Cf. Nietzsche : les morales ne sont
que le langage chiffré des passions (Par delà le bien et le mal). Un impératif
catégorique doit être soupçonné…

B. Mise en cause de la règle cardinale de la morale kantienne : la


maxime d'universalisation

• La description kantienne correspond-elle à l’expérience ? L’acte


d’appréciation morale consiste-t-il à nous demander si nous pourrions
universaliser la maxime de notre action ? Appelons-nous bonne une action
en tant que nous jugeons sa maxime compatible avec la forme de la loi ?
• Une action doit-elle être tenue pour bonne parce qu’universalisable
(comme le veut Kant) ou bien n’est-elle pas plutôt essentiellement
universalisable parce que bonne ?

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• Une maxime mauvaise ne peut-elle être universalisable ? (Cf. infra


le reproche fait à la morale kantienne d'ériger le seul principe de contra-
diction en critérium de la moralité).
• Toute règle est susceptible d’universalisation, moyennant certaines
précisions : il suffit notamment de s’arranger pour être le seul à remplir la
condition que l’on pose.
• Peut-il vraiment exister quelque chose qui puisse remplir cette
maxime, être vraiment et sans restriction universalisable ?
• Cette règle dépend de l’esprit, de la disposition morale dans laq-
uelle elle est appliquée, l’universalisation n’est pas plus un absolu fondateur
de la valeur que ne l’est le courage qui peut être mis au service du crime ; la
règle d’universalité peut être, comme toute chose, détournée. Lorsque Kant
dit au début des Fondements que même le courage n'est pas absolument bon
puisqu'il peut être aussi le lot des assassins, on peut se demander si même la
véracité, même la maxime d'universalité n'est pas susceptible d'être utilisée
pour une fin mauvaise…
• L’universalisation est-elle suffisamment définie sans équivoque,
n’y aurait-il pas amphibologie ? : a) ce qui fait l’objet d’un accord général,
l’objet d’une volonté générale ; b) ce que je peux vouloir pour les autres
parce que je suis prêt à le vouloir pour moi (cf. « quod tibi fieri non vis, alte-
ri ne feceris ») ; c) ce que je puis vouloir sans me contredire, etc.
Il faut faire une expérience mentale, se demander si la maxime peut
être seulement voulue ou conçue sans contradiction ; il se peut qu’une
action puisse être conçue en tant que loi universelle sans contradiction bien
qu’elle ne puisse être voulue en tant que loi universelle sans contradiction ;
on a affaire à un devoir strict si elle ne peut pas même être conçue en tant
que loi universelle sans contradiction, à un devoir large, si elle ne peut être
voulue en tant que loi universelle sans contradiction, bien qu’elle puisse être
conçue en tant que loi universelle.

La « typisation » n’altère-t-elle pas profondement la loi ? N’y-a-t-il


pas substitution ?
• L’impossibilité d’universaliser la maxime ne saurait reposer que sur
la considération des conséquences (lorsqu’il cherche à démontrer sur des
exemples la règle d’universalisation, Kant ne parvient pas, quoi qu'il en ait,
à faire entièrement abstraction des conséquences, cf. nos remarques sur les
exemples des Fondements), lesquelles ne doivent pourtant pas intervenir
pour juger éthiquement de l'action.
• La maxime de l'action ne peut se contredire qu'en tant qu'elle entre
en contradiction avec quelque chose de déjà institué. Ainsi, le vol est
condamnable non parce qu'il serait une action contradictoire en elle-même,
mais parce que je ne puis ériger le vol en loi universelle sans contredire la
propriété. Mais ce n'est jamais de la considération formelle de l'idée de loi
universelle que je puis connaître le devoir de respecter la propriété. Pour
qu'il puisse y avoir contradiction, il faut qu'il y ait déjà un contenu (donné)
avec lequel ma maxime d'action peut entrer en contradiction. Ce contenu

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KANT – PHILOSOPHIE PRATIQUE – FRANÇOIS-XAVIER CHENET

n'est pas posé par la loi morale, il est son présupposé ! Ce donné est contin-
gent. Sa présence ou son absence n'implique aucune contradiction. Du
principe formel kantien de la non-contradiction, on ne peut tirer aucun
contenu. Il ne peut trouver à s'appliquer que dans le cadre d'institutions déjà
données (un monde dans lequel il existe de la propriété, des dépôts, des
promesses, etc.). (Cf. Hegel, Bergson) : Kant serait condamné pour cette
raison à la tautologie dans ses démonstrations : un monde où les promesses
ne sont pas tenues est un monde dans lequel les promesses n'existent pas…
[L'intenable position formaliste en éthique condamnerait ainsi Kant, tantôt à
la tautologie, tantôt à argumenter par les conséquences). La conscience ne
peut connaître ses devoirs qu'en perdant son autonomie.

C. Mise en cause de la possibilité même d'un formalisme moral : la


morale kantienne permet-elle de déterminer nos devoirs ?

• La morale kantienne serait une morale vide ; l’impératif catégo-


rique est creux, on ne peut passer du principe général aux applications. Elle
est une morale qui nous laisse absolument démunis : que faire dans les situa-
tions de violence ? Je ne dois pas garder un dépôt, mais si le dépositaire a
disparu sans adresse ni consignes, qu’en faire, concrètement, à qui le
remettre ?
• La morale kantienne, formalisme vide, discours sur le devoir pour
le devoir qui ne peut déterminer plus avant quel est le devoir. Impossible de
passer du « je dois faire mon devoir » à la détermination de ce que sont
concrètement mes devoirs.
« Autant il est essentiel de souligner que la pure auto-détermination
de la volonté est la racine du devoir […] autant le maintien du point de vue
simplement moral qui ne passe pas au concept de l’éthicité, rabaisse ce gain
à un formalisme vide et la science morale à un discours sur le devoir pour le
devoir. De ce point de vue, aucune doctrine immanente des devoirs n’est
possible ; on peut bien introduire de l’extérieur un matériau et en venir par
là à des devoirs particuliers, mais on ne peut, de cette détermination du de-
voir comme l’absence de contradiction, ou comme l’accord formel avec soi-
même, qui n’est pas autre chose que le renforcement de l’indéterminité abs-
traite, passer à la détermination de devoirs particuliers […] La forme
kantienne ultérieure, à savoir la capacité d’une action à être représentée
comme maxime universelle, apporte certes la représentation plus concrète
d’une situation, mais pour elle-même elle ne contient aucun autre principe
que cette absence de contradiction et l’identité formelle […] », HEGEL,
Philosophie du droit, § 135, rem.

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KANT – PHILOSOPHIE PRATIQUE – FRANÇOIS-XAVIER CHENET

D. La morale kantienne serait une morale inapplicable, elle condam-


nerait en tout cas à l'impusssance en ôtant tous les moyens d’action.

« Kant a les mains pures, mais il n’a pas de mains » (Charles Péguy
in Victor-Marie, comte Hugo). L'action impliquerait (cf. Sartre : Les mains
sales et L'existentialisme est un humanisme) que l'on recoure à des moyens
que la morale n'approuve pas, que l'on use de violence, que l'on se serve
d'autrui comme moyen, etc.

E. Mise en cause de la consistance de la morale kantienne

• A l'encontre ses principes affichés, elle ferait secrètement intervenir


les conséquences de l'action pour la juger.
Elle tiendrait compte des conséquences, quoi qu’elle en dise, et
jugerait même d’après elles ! (cf. les démonstrations de l’impossibilité de
l’universalisation de certaines maximes : c’est par leurs conséquences
qu’elles entrent en contradiction avec l’idée d’une loi universelle de la
nature).
• Elle feindrait de déterminer a priori son contenu tout en l'em-
pruntant en sous-main à des contingences empirico-anthropologiques.
L’existence de fait d’une propriété, etc. Pseudo-formalisme kantien (qui
mettrait en forme un contenu qui n’est pas donné par la forme).
• Elle serait condamnée à pratiquer des « déplacements » de concepts
(v.. les reproches hégéliens dans la Phénoménologie de l'esprit).
• Elle ne serait pas cet anti-eudémonisme qu'elle affiche ou elle serait
rattrapée à son insu par un eudémonisme rémanent (voir appendice, infra).
C'est évidemment à la doctrine des postulats que l'on pense ici. La
doctrine du souverain bien vient tout gâcher, elle restaure l’eudémonisme
avec lequel le kantisme veut rompre. Le refoulé fait retour en force, le
bonheur chassée de la morale par la porte (il n'est pas la fin de l'action
morale, l'action n'est pas bonne comme moyen du bonheur) fait retour par
la fenêtre (la vertu réclame le bonheur comme récompense) : le lien de la
morale et du bonheur ne peut être vraiment coupé.

F. La morale kantienne ne serait qu'une pseudo-morale de l’autono-


mie :

Cette prétendue morale de « l’autonomie » serait en réalité une


morale hétéronomique oublieuse de ses origines, fantasmant son autonomie,
le résultat d'une intériorisation poussée du Décalogue. Le fait même que la
catégorie morale par excellence soit chez Kant celle de Devoir [Pflicht]
laisse fort à penser. La morale kantienne est une morale du commandement

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KANT – PHILOSOPHIE PRATIQUE – FRANÇOIS-XAVIER CHENET

(morale qui porte la signature du christianisme). Schopenhauer a lourdement


insisté sur ce thème (d’autant qu’à ses yeux, il n’y a rien à prescrire et qu’il
s’agit seulement de déterminer le fondement de la morale, c’est-à-dire
d’énoncer le principe du jugement moral).

G. Kant veut sauver la morale en lui ôtant toute fondation


métaphysique :

Ne la ruine-t-on précisément pas en l'autonomisant de de toute


métaphysique, ce qui fait d’elle une morale sans assise ? On ruinerait la
morale à lui ôter son fondement transcendant.

H. Kant ôterait son assise nécessaire à la morale en la rendant indépen-


dante de toute religion.

II. CRITIQUES EXTRINSÈQUES

A. Morale kantienne et religion (judéo-chrétienne)

1. On lui reproche de ne pas être cette morale indépendante de toute


religion qu'elle prétend être et promet d'être
La morale kantienne serait une morale religieuse : elle procéderait
d'un déguisement habile de la morale théologique.
« En général, depuis le christianisme, la morale philosophique a em-
prunté, sans le savoir, sa forme à la morale des théologiens celle-ci a pour
caractère essentiel de commander ; et de même la morale des philosophes a
pris la forme du précepte, d’une théorie des devoirs, cela en toute innocence,
et sans imaginer que sa vraie tâche fût bien différente ; mais bien plutôt ils
étaient persuadés que c’était bien là sa forme propre et naturelle » (p. 48).
« Ainsi Kant avait commencé par emprunter sans en rien dire, en
cachette, cette forme impérative de l’éthique à la morale des théologiens :
les principes de cette morale, c’est-à-dire la théologie, étaient la raison
d’être de cette forme, et lui prêtaient tout ce qu’elle avait de sens et de
valeur : ils en étaient donc inséparables ; bien plus, ils y étaient contenus
implicitement : dès lors, Kant eut beau jeu, quand il s’agit, à la fin de son
exposé, de faire sortir de sa morale une théologie, la fameuse théologie mo-
rale. […] Ainsi parut, pour la grande édification du monde, une théologie,
qui reposait purement sur la morale, qui même en était sortie. La raison en
était simple : cette morale elle-même reposait sur des hypothèses théolo-
giques dissimulées. […] le cas est assez semblable à celui du physicien
adroit qui nous étonne en nous faisant trouver un objet dans un endroit où
prudemment à l’avance il l’avait glissé. Voici, en termes abstraits, le procé-

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dé de Kant : il prit pour résultat ce dont il devait faire son principe ou son
hypothèse (la théologie), et pour hypothèse, ce qu’il aurait dû trouver au
bout de sa déduction et pour résultat (le commandement) » SCHOPENHAUER,
Fondement de la morale, § 4.
Critique des prolongements métaphysico-religieux de la morale kan-
tienne, tantôt appréciés — mais jugés trop tardifs, trop timorés, trop insuffi-
sants —, tantôt tenus pour superflus (Renouvier : quelle peut donc être leur
utilité pour la pratique ?), tantôt déplorés comme anti-moraux, tenus pour
l’expression du retour en force, sous forme déniée, de la morale théo-
logique. Certains ont critiqué la notion même de postulat, sorte d’énoncé
malhonnête affirmant trop ou pas assez. Kant prend sinon ses désirs pour la
réalité, du moins les besoins du cœur pour des principes objectifs. A l’oppo-
sé, Kant n’ose pas les restaurer comme savoirs : semi-agnosticisme irritant ;
la position est-elle tenable ? Entre le meinen [penser] et le wissen [savoir], y
a-t-il réellement une place pour le glauben [croire] ? Le glauben peut-il être
autre chose qu’une élévation indue de valeur du meinen, un déni du meinen
ou alors une sous-estimation du wissen ou sa dénégation ?

2. On lui reproche de se vouloir indépendante de tout fondement reli-


gieux
La morale kantienne se voit critiquée parce qu'elle serait secrètement
religieuse mais aussi, à l'opposé, parce qu'elle prétend présenter une morale
indépendante de toute religion.
On lui reproche aussi d'abaisser et de défigurer la conscience reli-
gieuse au profit de la conscience morale (Lavelle, par exemple). On proteste
contre la réduction kantienne de la religion à la seule morale dans la
Religion dans les limites de la simple raison [1793] ; Kant serait fermé au
sentiment proprement religieux et déformerait gravement la religion à
vouloir mesurer dogme et pratique à l'aune de la morale.

B. On lui reproche son formalisme et son subjectivisme

Le formalisme et le subjectivisme kantiens conduiraient au nomina-


lisme ou en procéderaient. Le formalisme serait aberrant : le bien ne peut
être dérivé de la loi, la loi ne peut procéder que du bien ; la révolution
copernicienne kantienne en matière éthique serait une aberration. Kant nous
ferait retomber dans le nominalisme, cf. Scheler.
On reproche à Kant son subjectivisme moral [le fait de rapporter les
valeurs au seul sujet, son rejet du réalisme des valeurs : ceci au nom du péril
inhérent à cette position et de la surenchère à laquelle elle ouvre (volonté
universelle, ma volonté, celle de mon peuple, ma classe). Le bien, c’est le
garde-fou, le verrou… péril d’une dérive inévitable, qui s’ajoute à sa
fausseté intrinsèque. Si le bien est universellement valable, c’est parce qu’il
est le bien ; il n’est pas le bien parce qu’il est universellement valable.

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C. On lui reproche son anti-eudémonisme

• La morale kantienne pratiquerait un chantage abusif à l’eudémo-


nisme. Refus d’accorder à Kant la façon dont il rejette la morale de la
perfection dans le simple eudémonisme et dans l’hétéronomie, refus de
l’alternative eudémonisme / formalisme : Kant se croit obligé au formalisme
pour rompre décisivement avec l'eudémonisme ; la morale n'aurait pas plus
affaire avec l'un qu'avec l'autre. Il ne serait pas permis d'assimiler toute
éthique « matériale » (cf. Scheler) avec une éthique du succès, une éthique
prudentielle ou une éthique du bonheur.
• La morale kantienne serait une morale doloriste : anti-eudémoniste,
dualiste, ascétique, puritaine, procédant de la haine des sentiments, des pas-
sions, du corps. Voir appendice infra.

D. On lui reproche d'être une morale d'homme privé de « sens moral »

La morale kantienne serait une morale d'aveugle, cherchant à l'aide


de la règle d'universalité (utilisée en guise de bâton d'aveugle) à déterminer
ce que par ailleurs elle ne connaît pas directement [einsehen], ce qu'elle est
impuissante à « voir ».
La forme prescriptive de la morale kantienne serait le symptôme
majeur de sa méconnaissance de l’objectivité des valeurs morales : la révo-
lution copernicienne en morale, la substitution kantienne de la Loi aux va-
leurs morales, au Bien, la volonté de faire du bien ce que la loi commande
(au lieu de fonder l’obligation sur un ordre objectif de valeurs et d’admettre
qu’elle ne commande quelque chose que parce que cette chose est bonne),
ruine la morale et/ou procède d’une absence de « sens moral ». « A la con-
duite du devoir appartient un élément de cécité [Blindheit] qui lui est essen-
tiel » (Scheler, Formalisme, p. 209). Ne parle de devoir que celui qui
manque du discernement, de l’intuition [Einsicht] des valeurs. Dire « je
dois », c’est dire « je ne vois pas ». Morale pour celui qui n’a pas de sens
moral et qui en est réduit à recourir à des critères. Qui se raccroche donc à
l’idée de faire quasi militairement son devoir, sinon celui qui n’a précisé-
ment pas un clair discernement effectif et personnel du bien ? « L’éthique-
du-discernement [Einsichtethik] et l’éthique du-devoir [Pflichtethik] ne
doivent pas être confondues comme on le fait si souvent. Elles sont en
conflit » (Formalisme, p. 210).
[Faire tourner la morale autour de la prescription a pour effet d’ôter
toute valeur morale à ce qui ne peut être prescrit, ainsi par exemple à
l’amour, cf. Scheler, Formalisme, p. 236 sq. Ce qui suffit à rendre sensible
l’erreur de Kant. — Scheler fait aussi observer 1/ que rien n’est plus dan-
gereux que de faire tourner la morale autour de la prescription : on donne
ainsi des armes à tous les relativistes, les prescriptions peuvent varier au
cours des temps, alors que les valeurs, elles — l’orientation axiologique

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elle-même — demeurent permanentes (cf. p. 230). 2/ Que toute éthique


impérativiste présente d’entrée de jeu un caractère négatif, critique et
répressif (cf. p. 227).]

E. On lui reproche d'être une morale froide, triste, sans joie.

Kant aurait chassé la joie de la moralité. Triste éthique protestante


(cf. Scheler, Vom Verrat der Freude, non traduit).

F. On lui reproche de ne rien savoir faire d'autre que d'interdire.

Elle serait une morale proscriptive et répressive, une morale de l’In-


terdit [Verbot]. Kant ne donnerait jamais que des exemples d’actions qui ne
peuvent être universalisées. Elle ne saurait qu’interdire. Elle procéderait
pour cette raison d’une absence de discernement positif des valeurs (morale
d’aveugle, v. Scheler).

G. La morale kantienne serait typiquement une morale d’esclaves.

Voir Nietzsche, Généalogie de la morale et Schopenhauer, Fonde-


ment de la morale, pp. 62-63 : l’état d’esprit dans lequel nous devons nous
placer ne doit pas être l’inclination libre, un élan qui ne serait pas comman-
dé : « il faut que l’acte soit commandé ! Morale d’esclaves [Sklaven-
moral] ! » Hegel dit semblablement dans ses Ecrits théologiques de jeunes-
se : kantisme = judaïsme = règne de la catégorie du maître et de l’esclave,
que le maître soit extérieur ou intérieur/intériorisé, le kantien est son propre
esclave.
La morale kantienne serait typiquement une morale du ressentiment
(cf. Nietzsche, Scheler, L’homme du ressentiment et Formalisme…, trad.
citée, pp. 242 sq). Kant ferait significativement dépendre la valeur d’une
conduite de ce qu’elle nous coûte, de ce que nous devons y sacrifier.
La morale kantienne serait, de toute façon, une sorte d’athlétisme
moral : l’éthique-du-devoir fait dépendre la valeur de l’action de sa dif-
ficulté, des efforts qu’elle coûte, de la nature qu’elle contrarie. En vérité, le
sacrifice que l’on doit faire ne fait rien à la valeur de l’action. [Ce reproche
vient, nous semble-t-il, de ce que, pour saisir, l’action par devoir, à l’état
pur, la différence entre une conduite dont la maxime est le bonheur et celle
qui a un principe moral, Kant prend délibérément mais dangereusement des
exemples où nous devons nous faire violence et agissons à l’encontre de la
nature].

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H. La morale kantienne serait une morale tendue, crispée et


disgracieuse :

L’âme véritablement morale est à l’aise ; ses tendances s’harmoni-


sent avec les valeurs, le sacrifice des forces d’opposition n’est pas au
premier plan. Définir, comme tend à le faire Kant, la conduite morale
comme conduite allant contre les inclinations, s’est reconnaître ipso facto sa
non-moralité !

I. La morale kantienne serait une morale archaïque du tabou dans la


mesure où elle commande absolument :

Il faut parce qu’il faut — si le devoir était au service d'une certaine


fin, s'il pouvait et devait être mesuré à une autre aune que lui-même, la
morale verserait dans l’hétéronomie ; il faut donc obéir au devoir… par
devoir.

J. La morale kantienne serait une morale janséniste, sans casuistique,


refusant de prendre en compte les cas, la complexité des situations.

Toute acception des circonstances, des conséquences est considérée


comme corruptrice de la morale elle-même. On reproche à Kant son
rigorisme : la véracité est un devoir absolu ne devant connaître non
seulement nul accomodement, mais même aucune acception de circons-
tances et considération des conséquences.

K. La morale kantienne serait une morale inhumaine :

ex. le fanatisme de la véracité. Elle ne veut rien connaître d’autre que


la morale. L'écrit contre Benjamin Constant D'un prétendu droit de mentir
par humanité [1797] a puissamment contribué à généraliser ce reproche.

L. La morale kantienne serait une morale passe-partout,

dispensant de penser, coupant court à tout effort spirituel, donnant


avec la règle d’universalisation une solution pour toutes les situations (en
interdisant notamment que l’on prenne en compte les situations). Rien n'est
plus simple, à en croire Kant, que de connaître son devoir. Les incertitudes
ne peuvent procéder que du désir de se dérober au devoir !

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M. La morale kantienne serait une morale nivelante,

qui imposerait à l’action de tous les hommes un même moule


standard ; défense de l’originalité, cf. les romans (Allwill, etc.) du philo-
sophe anti-kantien Jacobi [1743-1819].

N. La morale kantienne serait une morale élitiste,

l’homme du commun n’aurait pas du tout les moyens de se poser et


de résoudre les questions dont la conduite morale demande que nous
tranchions.

O. La morale kantienne serait une morale bourgeoise

(elle a en tout cas été fêtée par la bourgeoisie triomphante au XIXe,


qui en a fait le prestige universitaire et scolaire).

P. La morale kantienne serait une morale hypocrite :

apparemment rigoriste, mais très souple dans l’application,


s’accommodant facilement, avec un peu d’hypocrisie, des situations d’iné-
galité, d’exploitation. Décalage entre l’énoncé du principe et ce dont elle
s’accommode, ce qu’elle autorise ; elle ne dit pas que je ne dois jamais
traiter l’humanité en moyen, mais jamais seulement. On oppose ici les
principes apparemment stricts de la morale kantienne à ce que la Doctrine
du Droit [Rechtslehre, 1797] autorise et sanctionne (distinction entre
citoyens actifs et passifs ; statut des femmes, enfants, domestiques et
salariés (cf. le « droit personnel réel »).

Q. La morale kantienne serait une morale de la simple intention qui ne


se soucierait pas du résultat, une morale de la bonne conscience se
dispensant de l’obligation de résultat.

Morale de l’intention [Gesinnungsethik], et non de la responsabilité


[Verantwortungsethik] (cf. l'opposition weberienne, cf. Max Weber : Le
savant et la politique). Morale qui méprise, par ailleurs, au nom d’un mora-
lisme abstrait, toutes les conséquences, fussent-elles les pires : la morale
doit être, le monde dût-il en périr ! (« Fiat justitia, pereat mundus ! »)
Robespierre / Saint-Just.
[Notons que « l'intention » [Absicht/Gesinnung] signifie chez Kant la
disposition d'esprit, elle s'oppose à la matérialité de l'acte, à sa simple
conformité [Gesetzmäßigkeit] extérieure avec ce que le devoir commande
(cf. le commerçant ne volant pas ses clients, agissant conformément au

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devoir [pflichtmäßig], mais pas du tout par respect pour le Devoir [aus
Pflicht].]

R. La morale kantienne serait une morale abstraite :

la vie éthique ne s'exerce pas dans le vide, elle a un cadre (cf. Hegel)
dont elle tire son contenu effectif : les devoirs. Critique de la Moralität au
nom de la Sittlichkeit [éthicité] : la vie éthique a pour cadre le sexe, la
famille, la profession, le travail, l'état social [Stand], la société civile en
général, l'Etat. Le sujet moral est homme, époux, père, propriétaire,
fonctionnaire, citoyen, etc. Ses devoirs se trouvent déterminés en
conséquence.
Kant a certes bien vu que la conduite éthique réalise la volonté libre
et raisonnable, mais il l'a interprétée comme s'il revenait à chacun de
déterminer le contenu de cette volonté ! Or c'est dans l'Etat que la
conscience particulière se trouve réellement et concrètement élevée à
l'universalité (vs imaginairement et abstraitement chez Kant avec son prin-
cipe d'universalisation de la maxime de la volonté). Hegel lui reproche de
n'avoir pas compris que la liberté concrète en acte se réalise dans l'Etat.
« L'Etat est la réalité de l'idée morale [Der Staat ist die Wirklichkeit der
sittlichen Idee], l'esprit moral en tant que volonté révélée, claire à elle-
même, substantielle, qui se pense et se sait et qui exécute ce qu'elle sait et en
tant qu'elle le sait. Il a son existence immédiate dans les mœurs et dans la
tradition ». En lui se supprime le divorce du Sollen et du Sein (Philosophie
du Droit, § 257).
Voir Eric WEIL, Hegel et l'Etat, Vrin, 1950, chap. III : « L'Etat
comme réalité de l'idée morale » ; Bernard QUELQUEJEU : La volonté
dans la philosophie de Hegel, voir « l'effectuation éthique du vouloir libre :
la communauté historique », pp. 284 sqq.)
S. La morale kantienne assimilerait morale et logique. La morale
nous commanderait d'être conséquents avec nous-mêmes. Or, le Diable peut
être lui aussi logique et respecter le principe de non-contradiction : le raciste
peut être conséquent avec lui-même. On peut être conséquent dans le bien
comme dans le mal. Le critère de la « conséquence » ne peut être érigé en
critère du devoir. Cf. par exemple, BERGSON, Les deux sources de la
morale et de la religion [1932] chap. III, pp. 86 sqq.

La morale kantienne est bien évidemment la cible favorite et obligée


de ceux qui doutent de l'universalité et de la pérennité des normes éthiques,
de ceux qui nient l'objectivité des valeurs éthiques, de ceux qui jugent que la
morale exprime les besoins d'une société donnée (théorie sociologique de la
morale) ou les besoins de la vie sociale en général (utilitarisme), de ceux qui
attribuent à la morale une finalité extrinsèque (satisfaire à la volonté divine

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transcendante, procurer le bonheur, qu'il s'agisse du bonheur de l'individu ou


du bonheur général).
On se gardera de confondre la cause de la morale et celle de sa
conception kantienne : les adversaires de la morale kantienne ne se recrutent
pas tous – loin de là ! – du côté des négateurs de la morale en général, mais
aussi du côté de ceux qui ont à cœur la cause de la morale et qui estiment
que Kant n'en exprime pas le véritable principe, qu'il la ruine, etc (Scheler,
par exemple).

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II

MISE AU POINT : KANT ET LE BONHEUR

Kant a la solide réputation d'être un anti-eudémoniste forcené. Si


certains y ont applaudi, tel un Max Scheler qui, dans son Formalisme en
éthique de 1913, insiste sur le signalé service rendu par Kant à la cause de la
morale, en la débarrassant de tout eudémonisme (d'en avoir eu à tout le
moins l'intention car, aux yeux de Scheler, seule une éthique matériale peut
combattre de manière décisive tout eudémonisme), d'autres l'ont stigmatisé :
tel un Nietzsche qui décèle un relent de cruauté de l'impératif catégorique
(Généalogie de la morale, § 6) ; Kant haïrait le bonheur, l'immolerait sur
l'autel de la raison pratique et pousserait à bout la logique de l'idéal
ascétique.
Mais, paradoxalement, Kant a pu tout de même passer aux yeux de
certains pour un eudémoniste, sinon ouvertement, du moins sournoisement.
Pour être moins répandue et être moins commune, cette thèse n'en existe pas
moins ; nous n'en voyons pas moins de deux représentants, et non des
moindres : Hegel et Schopenhauer !
Loin de voir en Kant un apôtre de la morale ascétique, Hegel
dénonce dès 1802 (Glauben und Wissen, Introd.) l'eudémonisme kantien :
loin de se dégager de l'eudémonisme, Kant l'a porté au maximum ; loin de
tourner le dos au méprisable eudémonisme ambiant, il en aurait professé une
forme perfectionnée !
Après avoir critiqué l'eudémonisme de l'Aufklärerei, Hegel souligne
que « bien loin de s'en dégager, ces philosophies [de la réflexion : Kant,
Fichte, Jacobi] n'ont fait plutôt que le porter à son plus haut degré de
perfection. Leur orientation consciente va immédiatement contre le principe
de l'eudémonisme ; mais, du fait qu'elles ne sont que cette orientation, ce
principe même est leur caractère positif ; aussi la modification que ces phi-
losophies apportent à l'eudémonisme ne vaut-elle à sa formation qu'un
perfectionnement qui en soi est indifférent par rapport à la raison et à la
philosophie et au principe ».
Quant à Schopenhauer, chacun connaît le réquisitoire qu'il mène
contre la morale kantienne tant dans sa Critique de la philosophie kantienne
(appendice au Monde comme volonté et comme représentation de 1819) que
dans son mémoire de 1839, non couronné (à son grand dam) Über die
Grundlage der Moral (Fondement de la morale). Kant ne serait au fond
qu'un eudémoniste sournois et retors : après avoir chassé bruyamment
[ostensiblement ?] le bonheur par la porte, Kant lui ferait faire retour
discrètement [hypocritement ?] par la fenêtre : la vertu vient réclamer son
pourboire [Trinkgeld]. Tout cela pour l'excellente raison qu'un impératif
catégorique est une contradictio in adjecto : tout impératif doit être
hypothétique. Kant est obligé de se dissimuler la fin au service de laquelle

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se trouve son impératif, de la déguiser ; le complément qu'est la doctrine


kantienne du souverain bien est la rançon de ce concept impossible qu'est le
concept d'un impératif hypothétique.
« Au fond, toute cette morale […] est l’eudémonisme même, que
d’abord Kant, le trouvant hétéronome, a éconduit solennellement, par la
grande porte, hors de son système ; maintenant, caché sous le nom de souve-
rain bien, par la petite porte, il s’y glisse de nouveau. C’est la vengeance de
la logique contre cette notion qui se contredit elle-même, et que l’auteur
avait admise, d’une nécessité morale inconditionnelle, absolue » (FDM, §
4).
Kant avoue ingénument que la morale n'est pas désintéressée ; après
avoir joué la comédie temporaire du désintéressement, une fois le travail
terminé, la vertu tend la main et réclame son pourboire : « le devoir
originairement inconditionné postule pourtant à la fin une condition »
(p. 657). Après nous avoir claironné que le respect pour le devoir est le seul
motif admissible et suffisant, Kant reconnaîtrait la nécessité de l'appui d'un
mobile pathologique…
« Le bonheur dans le Souverain Bien n'est pas précisément donné
comme motif de la vertu ; pourtant ce bonheur est là, comme un article
secret, dont la présence ravale tout le reste à l'état de contrat illusoire : il
n'est pas à proprement parler la récompense de la vertu, mais un pourboire,
vers lequel la vertu, une fois le travail fini, tend en cachette la main ».
Il en ressort la nécessité de tenter d'y voir clair : le jugement d''anti-
eudémonisme porté sur la morale de Kant est-il pertinent ? sur quoi s'appuie
l'imputation d'eudémonisme ? pourquoi peut-il y avoir des appréciations
opposées ? qui a en fin de compte raison ? quelle place Kant fait-il
précisément au bonheur ?
Où est le vrai Kant ? Est-ce celui qui assure dans les FMM que « le
principe du bonheur suppose sous la moralité des mobiles qui la minent et
en ruinent toute la sublimité, en rangeant dans la même classe les motifs qui
poussent à la vertu et ceux qui poussent au vice », celui qui proclame dans
la Critique de la raison pratique qu' « on obtient tout le contraire [das
gerade Gegenteil] du principe de la moralité, si l'on prend pour principe
déterminant de la volonté le principe du bonheur personnel » (p. 35), celui
qui enseigne que l'eudémonie mise à la place de l'éleuthéronomie provoque
l'euthanasie de toute morale (cf. Doctrine de la Vertu [1797], Préface, tr.
Philonenko, Vrin, p. 46) ?
Ou bien est-ce celui qui nous assure que le bonheur est à l'ordre
pratique ce que le savoir est à l'ordre théorique (Critique de la raison pure,
PUF, p. 543) : « le système de la moralité est inséparablement lié à celui du
bonheur [das System der Sittlichkeit mit dem der Glückseligkeit
unzertrennlich… sei] » (p. 545) ou encore que « le bien moral n'est pas
encore pour cela [aber noch nicht] le bien complet et parfait [ganze und
vollendete Gut] » et que la vertu doit être accompagnée [begleitet] du
bonheur (Critique de la raison pratique, p. 119), celui qui affirme que si je
ne puis attendre de l'action morale le bonheur, elle est vaine et chimérique,

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en ses propres termes : que « si le souverain bien est impossible d'après des
règles pratiques, la loi morale, qui nous ordonne de travailler au souverain
bien, doit être fantastique et dirigée vers un but vain et imaginaire
[phantastisch und auf leere eingebildete Zwecke gestellt], par conséquent
être fausse en soi [mithin an sich falsch] » (Critique de la raison pratique
p. 123). Celui qui dit dans les Leçons sur la théorie philosophique de la reli-
gion : « A quoi bon [wozu] donc se rendre digne du bonheur s'il n'existe
aucun être qui puisse nous procurer ce bonheur ? » (Le livre de poche
philosophique, p. 147).

A. Le bonheur peut tout de même faire, dans certains cas, l'objet d'un
devoir. La morale kantienne n'écarte absolument ni l'action visant à
assurer notre bonheur individuel (terrestre), ni le bonheur d'autrui.

On voudrait tout d'abord montrer ici que la lecture courante de la


morale kantienne – sans même considérer sa doctrine du souverain bien,
même en l'absence de ce complément doctrinal majeur – n'a rien à voir avec
un ascétisme doloriste.
a. Sans pouvoir certes jamais faire directement l'objet d'un devoir, la
recherche de mon propre bonheur fait pourtant dans une certaine mesure
indirectement l'objet d'un devoir, ceci en tant qu'il est la condition d'une
mise en état du sujet à se conduire moralement.
C’est ce que disent les Fondements (1ère section) : « Assurer son
propre bonheur est un devoir (au moins indirect) ; car le fait de ne pas être
content de son état, de vivre pressé de nombreux soucis et au milieu de
besoins non satisfaits pourrait engendrer aisément une grande tentation
d’enfreindre ses devoirs ».
« Ce peut, à certains égards, être un devoir de prendre soin de son
bonheur : d’une part, parce que le bonheur (auquel se rapportent l’habileté,
la santé, la richesse) fournit des moyens de remplir son devoir ; d’autre part,
parce que la privation de bonheur (par exemple la pauvreté) amène avec elle
des tentations de violer son devoir. Seulement travailler à son bonheur ne
peut jamais être immédiatement un devoir, encore moins un principe de tout
devoir » (Critique de la raison pratique, p. 99).
C'est ce que confirme la Doctrine de la Vertu : je dois travailler à
mon propre bonheur : un certain bonheur du sujet est, en effet, un moyen
pour écarter les obstacles qui s’opposent à la moralité. Cf. Intr. V, B, Philo-
nenko, p. 59. « L’adversité, la douleur, la pauvreté sont de grandes tenta-
tions menant l’homme à violer son devoir [grosse Versuchungen zur
Übertretung seiner Pflicht]… Ce n’est pas directement un devoir [direkt
nicht Pflicht] que de chercher pour elle-même l’aisance, mais indirectement
ce peut bien en être un [aber indirekt kann es eine solche wohl sein], à sa-
voir écarter la misère comme étant une forte tentation à mal agir [eine
grosse Versuchung zu Lastern] », etc.

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KANT – PHILOSOPHIE PRATIQUE – FRANÇOIS-XAVIER CHENET

J’ai même le devoir de trouver plaisir à vivre. Cf. § 29 : « Se faire du


bien à soi-même [sich selber gütlich tun], autant qu’il est nécessaire pour
simplement trouver du plaisir à vivre [um nur am Leben ein Vergnügen zu
finden] (ainsi soigner son corps, sans toutefois aller jusqu’à la mollesse),
appartient aux devoirs envers soi-même ; — dont le contraire est, soit de se
priver par avarice (servilement) de ce qui est nécessaire pour éprouver du
contentement à vivre [zum frohen Genuß des Lebens], soit de se priver du
plaisir des joies de la vie [sich des Genusses der Lebensfreuden zuberauben]
par une discipline exagérée de ses penchants naturels (par fanatisme) [aus
übertriebener Diziplin (schwärmerisch)], l’une et l’autre de ces choses étant
contraire au devoir de l’homme envers soi » (pp. 129-130). Il y a là de quoi
réfuter les assertions nietzschéennes.
Les fins de la morale, enseigne la Doctrine de la vertu, sont ma
perfection et le bonheur d’autrui. Je dois m’appliquer au bonheur d’autrui.
Cf. Intr. IV, Quelles sont les fins qui sont en même temps des devoirs,
p. 56 ; il est intéressant de voir ici les raisons données par Kant à la
réponse ; « ces fins sont : ma perfection propre et le bonheur d'autrui ». Ce
ne peut être l'inverse, parce que ce serait contradictoire ; mon bonheur
personnel : voilà une fin qui ne peut m'être commandée ; la perfection
d'autrui : voilà ce qui ne peut être commandée car la perfection d'un homme
en tant que personne consiste en ce qu'il est capable de se proposer lui-
même sa fin, je ne saurais être tenu de faire pour autrui ce que lui seul peut
faire !
La recherche du bonheur est parfaitement légitime. La Critique de la
raison pratique ne va pas contre.
« L'homme est un être qui a des besoins [ein bedürftiges Wesen], en
tant qu'il appartient au monde sensible, et sous ce rapport sa raison a certai-
nement une charge qu'elle ne peut décliner [einen nicht abzulehnenden
Auftrag] à l'égard de la sensibilité, celle de s'occuper des intérêts [sich um
das Interesse derselben zu bekümmern] de cette dernière et de se faire des
maximes pratiques en vue du bonheur de cette vie, et aussi, quand cela est
possible, du bonheur d’une vie future » (Picavet, 63).
b. Eric Weil a combattu, notamment dans ses Problèmes kantiens
(Vrin, 1963, 2ème éd. 1970) une certaine idée de la morale kantienne
voulant ne reposer que sur des œuvres qui, en raison de leur finalité
méthodologique, accusent démesurément certains traits et accréditent ainsi
une caricature de la morale kantienne, formaliste et anti-eudémoniste. Mais
la morale de Kant est à chercher dans la Tugendlehre de 1797. La morale
kantienne, souligne fortement Eric Weil, « n’est pas contenue dans la Cri-
tique de la raison pratique ou dans le Fondement de la métaphysique des
mœurs, qui tous deux s’occupent du statut du jugement moral, mais dans la
Métaphysique des Mœurs […] » ce dont résulte que « par conséquent, les
vieilles objections contre le formalisme kantien sont ou non fondées ou in-
soutenables sous la forme sous laquelle on les présente d’ordinaire »
(Préface, p. 9).

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Il ne faut pas prendre pour une condamnation de la recherche du


bonheur, l'exclusion du bonheur du principe de la moralité, de la
détermination rigoureuse du principe de la moralité, le refus de faire du
bonheur un principe de détermination de l'agir moral.
S’il ne faut pas confondre le principe du bonheur et le principe de la
moralité, la morale ne rend pas immorale [pflichtwidrig] la recherche du
bonheur !
Distinguer entre principe du bonheur et principe de moralité, ce n'est
pas demander que l'on renonce au bonheur. Critique de la raison pratique,
cf. Examen critique de l’Analytique : « Mais cette distinction
[Unterscheidung] du principe du bonheur et du principe de la moralité n’est
pas pour cela une opposition [Entgegensetzung], et la raison pure pratique
n’exige pas que l’on renonce à toute prétention au bonheur [die Ansprüche
auf Glückseligkeit aufgeben], mais seulement qu’aussitôt qu’il s’agit de de-
voir, on ne le prenne pas du tout en considération [gar keine Rücksicht auf-
nehmen].
Cf. Réponse à Garve, Première dissert. de Théorie et pratique (cf. tr.
Guillermit, Vrin, pp. 15-16, etc.) ; Kant proteste contre la lecture de Garve
dans ses Essais sur divers objets de morale et de littérature : « j'aurais
soutenu que l'observation de la loi morale, sans aucun égard au bonheur, est
l'unique fin ultime de l'homme, qu'il faut y voir la fin unique du Créateur »
(p. 16).

La morale ne commande pas de renoncer au bonheur, de renoncer à


notre fin naturelle – ce que nul ne peut –, mais, chose différente, de ne pas
en faire la condition de l’accomplissement de la loi.

« J'avais, de façon préalable en guise d'introduction, défini la morale


comme une science qui enseigne non pas la façon dont nous devons devenir
heureux, mais celle dont nous devons nous rendre dignes du bonheur. Avec
cela, je n'avais pas omis de remarquer que par-là on n'exigeait pas de
l'homme qu'il doive, lorsqu'il s'agit d'accomplir son devoir, renoncer à sa fin
naturelle : le bonheur ; car cela il ne le peut, non plus qu'aucun être fini
raisonnable en général ; mais il fallait qu'il fasse complètement abstraction
de cette considération quand survient le commandement du devoir ; qu'il ne
lui fallait absolument pas en faire la condition de l'observation de la loi qui
lui est prescrite par la raison ; et même qu'il lui fallait prendre garde à ce
qu'aucun mobile dérivé de cette source ne se mêle à son insu à la
détermination du devoir ; on y parviendra en représentant le devoir plutôt lié
aux sacrifices que coûte son observation (la vertu) qu'aux avantages qu'il
nous procure ; cela afin de se représenter le commandement du devoir dans
toute son autorité, telle qu'elle exige obéissance inconditionnée, se suffit à
elle-même et n'a besoin d'aucune autre influence ».
Il ne faut pas confondre procédé méthodologique et thèse
dogmatique.

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Si Kant fait le départ entre la détermination « prudentielle » de la


conduite et sa détermination morale, s'il fait ressortir la nature de l’agir
moral, il ne met pas la première hors la loi, il n’interdit pas comme
procédant de l’immoralité la détermination simplement « prudentielle » de
la conduite.

Fichte (et combien d’autres !) paraissent ne pas avoir suffisamment


tenu compte du contexte et de la finalité méthodologico-pédagogiques des
énoncés dans les Fondements et la Critique de la raison pratique.
Dans les Fondements, Kant procède méthodologiquement afin de
faire ressortir dans toute sa pureté le mobile moral. De là, le fameux
rigorisme kantien qui, chez Fichte, devient caricatural : comme la bonne
volonté ou volonté d’agir par devoir ne se révèle sûrement que lorsqu’elle
est en lutte avec les dispositions naturelles, Kant est porté à souligner cet
aspect comme s’il était constitutif de l’action morale elle-même ; comme le
fait observer Victor Delbos, il semble avoir fini par faire du caractère qui
permet de reconnaître la moralité de l’action le principe même qui la consti-
tue. Comme c’est pour moi un devoir de conserver ma vie mais que, par
ailleurs, j’y ai une inclination immédiate, il n’est possible de montrer ce qui
distingue l’auto-conservation par devoir de l’auto-conservation par simple
inclination que dans des cas et sur des exemples où le devoir va directement
contre le sentiment ; il n’est possible de distinguer la bienfaisance purement
morale comme telle de celle qui procède de la simple sympathie, qu’en pre-
nant le cas d’un homme surmontant une insensibilité. La « bonne volonté »
ne se révèle sûrement que lorsqu’elle est en lutte avec les dispositions natu-
relles. De là, la défaveur que Kant paraît jeter (cf. V. Delbos, La philosophie
pratique de Kant, PUF, 3ème éd., 1964, p. 264) sur les bons sentiments
spontanés et sur la joie de vivre par l’âpre austérité qu’il paraît imposer à
l’accomplissement du devoir, ce rigorisme qui provoqua tant de répugnance
- de là les interrogations et réserves de Körner (l’ami de Schiller), de Lich-
tenberg, de Schiller (cf. lettre à Goethe du 21 décembre 1798 (sur l’aspect
morose de la morale kantienne et l’épigramme de Schiller).
Comme on ne peut évidemment prendre pour des actions accomplies
par devoir des actions contraires au devoir, mais qu’il se peut que passent
pour accomplies par devoir des actions qui sont simplement (extérieure-
ment) conformes au devoir, Kant est amené à souligner l’écart qu’il y a
entre l’action accomplie par devoir et celle qui procède d’une autre maxime
(la probité intéressée du marchand qui sert loyalement ses clients, vs la
probité par devoir). Il s’agit d’abord pour Kant d’établir le fondement de la
morale. Les Fondements et la Critique de la raison pratique marquent un
moment essentiel, mais un moment seulement dans la « morale » de Kant.
Nous voudrions maintenant montrer que Kant reconnaît au bonheur
le statut d'une fin privilégiée.

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B. La reconnaissance du bonheur comme fin naturelle inévitable

Le bonheur n'est pas une fin comme les autres, une fin possible,
beliebig, facultative, mais notre fin de fait, inéluctablement. Non une fin qui
est voulue par quelques uns, mais une fin qui est voulue par tous. Une fin
que l'on peut supposer a p r i o r i chez tout homme ! Cf. la théorie des
divers buts et la classification corrélative des formes d'impératif dans les
Fondements de la métaphysique des mœur : 1/ fin contingente, arbitraire ;
2/ fin découlant de notre nature même, fin donnée ; 3/ fin faisant l'objet d'un
devoir absolu. Différence entre des fins facultatives [beliebig] et une fin que
Kant ne peut dire nécessaire parce qu'il réserve cette modalité pour le
Sollen ! Le bonheur est une fin à part – même si elle ne peut être érigée en
fin nécessaire. Le bonheur occupe une place à part : voulu de fait par tous,
tenant à notre essence ; il n'est pas l'une de ces fins arbitraires, simplement
possibles, mais une fin inscrite au plus profond de notre nature.
Cf. FMM, IIème section « Il y a pourtant une fin [Zweck] que l'on
peut supposer comme effectivement présente [als wirklich] chez tous les
êtres raisonnables […] et donc un but [Absicht] tel qu'il ne peut pas simple-
ment être le leur [die sie nicht etwa haben können], mais dont on peut
accorder avec certitude [sicher voraussetzen] que tous sans exception
[solche insgesamt] le poursuivent en raison d'une nécessité de leur nature
[nach einer Naturnotwendigkeit haben], – et ce but est celui consistant à
viser le bonheur [die Absicht auf Glückseligkeit]. L'impératif hypothétique
qui représente la nécessité pratique de l'action comme moyen de favoriser
l'accès au bonheur est assertorique. On ne peut pas le présenter seulement
comme nécessaire en vue de réaliser un but problématique, seulement
possible [zu einer ungewissen, bloß möglichen Absicht, vortragen], mais sa
nécessité se rapporte à une fin que l'on peut supposer avec certitude et a
priori chez tous les hommes [zu einer Absicht, die man sicher und a priori
bei jedem Menschen voraussetzen kann], parce qu'elle appartient à leur
essence [weil sie zu seinem Wesen gehört] ».

Le bonheur est une fin naturelle chez un être (raisonnable et) fini.
FMM, section I : « tous les hommes ont déjà d'eux-mêmes [schon
von selbst] la plus puissante et la plus intime inclination au bonheur [die
mächtigste und innigste Neigung zur Glückseligkeit] ».
« Etre heureux est nécessairement le désir de tout être raisonnable
mais fini [Glücklich zu sein, ist notwendig das Verlangen jedes
vernünftigen, aber endlichen, Wesens], partant c'est inévitablement un prin-
cipe déterminant [ein unvermeidlicher Bestimmungsgrund] de sa faculté de
désirer » (p. 24) - « C'est un problème qui nous est imposé par notre nature
finie elle-même [ein durch seine endliche Natur selbst ihm aufgedrungenes
Problem] ; car nous avons des besoins [wir sich bedürftig] et ces besoins
concernent la matière de notre faculté de désirer » (Critique de la raison
pratique).

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« L'homme, dès qu'il existe, se donne le bonheur à lui-même comme


fin dernière [diese ihm selbst zur Endabsicht macht] » (Critique de la
faculté de juger [1790], § 86, trad. Philonenko, p. 251).
« Une fin qui nous est proposée par la nature elle-même (et que l'on
nomme en général, le bonheur) » (Théorie et pratique)/
« La nature humaine ne saurait faire autrement que souhaiter et
rechercher le bonheur, c'est-à-dire le contentement de l'état où l'on se trouve
accompagné de la certitude qu'il est durable ; pour cette raison précisément
il ne s'agit pas d'une fin qui soit en même temps un devoir. » (Doctrine de la
vertu, trad. Philonenko, Introd. V, B, p. 58).
C'est pourquoi sa poursuite ne peut ni faire l'objet d'un comman-
dement, ni non plus faire l'objet d'une interdiction. Il ne peut pas davantage
nous être commandé d'y renoncer (mais seulement d'en faire abstraction…)
N'aurait-on pas alors affaire à un fondement possible pour la
morale ? Non, car si cette fin peut être supposée a priori, l'universalité du
but n'implique aucune universalité des maximes : ce concept est
indéterminé, voilà ce que n'ont pas vu les Anciens : aussi ont-ils fait verser
la morale dans une technique du bonheur !

C. Le bonheur ne saurait constituer le principe de la moralité.

Le bonheur n'en est pas moins écarté comme principe de la moralité


de l'action. La thèse nodale de la philosophie pratique kantienne
est l'exclusion du bonheur comme principe de la moralité (Bestimmungs-
grund, principium dijudicationis de la moralité). Ce qui est intéressant et
non toujours remarqué, ce sont certaines des raisons invoquées pour écarter
le bonheur.
Les attendus de l'exclusion du bonheur :
Fin naturelle, la poursuite du bonheur ne peut faire l'objet d'une
obligation. Le bonheur ne peut faire l'objet d'aucune connaissance a priori :
seule l'expérience peut nous enseigner ce qui procure effectivement ce que
le bonheur vise et que les sujets humains mettent leur bonheur en ceci ou en
cela, où ils le placent. Par ailleurs, il ne s'agit que d'une fin de fait et d'une
fin totalement indéterminée…

1/ En tant que fin naturelle, le bonheur ne peut faire l'objet d'un com-
mandement.

Cf. Critique de la raison pratique, p. 37 : « ordonner à chacun de


chercher à se rendre heureux, serait une chose insensée [wäre töricht], car on
ne commande jamais à quelqu'un ce que de lui-même il veut déjà
inévitablement [unausbleiblich] ».
Cf. doctrine de la vertu, Introd., IV, p. 56. « Le bonheur personnel
est une fin propre à tous les hommes (en raison de l'inclination de leur
nature), mais cette fin ne peut jamais être regardée comme un devoir, sans
que l'on se contredise. Ce que chacun veut déjà de soi-même ne peut

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appartenir au concept de devoir ; en effet, le devoir est une contrainte en vue


d'une fin qui n'est pas voulue de bon gré.. C'est donc se contredire que de
dire qu'on est obligé de réaliser de toutes ses forces son propre bonheur ».

2/ Le bonheur est impropre à fournir le principe d'une législation


[Gesetzgebung] a priori. Le bonheur est un idéal de l'imagination : idéal
indéterminé, variable…

Les conseils de la prudence ont une nécessité doublement


conditionnée : « ils contiennent certes une dimension de nécessité, mais une
nécessité qui ne peut valoir que sous une condition subjective et contin-
gente, si tel ou tel homme met ceci ou cela au nombre des éléments qui font
son bonheur » (FMM).
« Le malheur [Unglück] est que le concept du bonheur soit un
concept tellement indéterminé que, même si tout homme désire d'être heu-
reux, nul ne peut jamais dire pourtant avec précision et en restant cohérent
avec soi-même [mit sich selbst einstimmig] ce que vraiment il souhaite et
veut » [donc ni accord entre les hommes, ni accord d'un homme avec lui-
même]. […] « Il est impossible que l'être fini [aber doch endliche], quand
bien même il serait l'esprit le plus pénétrant et en même temps le plus
puissant de tous, se fasse un concept déterminé de ce qu'ici il veut vérita-
blement. […] On ne peut donc pas agir d'après des principes déterminés
pour être heureux, mais seulement en fonction de conseils empiriques […]
comme par exemple ceux qui incitent à faire la diète, à être économe,
courtois, réservé, etc., tout comportement dont l'expérience apprend qu'en
moyenne il favorise dans la plupart des cas le bien-être. Il en résulte que les
impératifs de la prudence, à parler avec précision, ne peuvent nullement
commander, c'est-à-dire présenter des actions de façon objective comme
pratiquement nécessaires, qu'ils doivent bien plutôt être considérés
davantage comme des conseils [Anratungen] (consilia) que comme des
commandements [Gebote] (praecepte) de la raison, et que le problème
[Aufgabe] de déterminer de manière sûre et universelle quelle action
favoriserait le bonheur d'un être raisonnable est totalement insoluble [völlig
unauflöslich]. De ce point de vue, nul impératif n'est donc possible qui soit
susceptible de commander, au sens strict du terme, ce qui rend heureux,
parce que le bonheur est un idéal, non pas de la raison, mais de l'imagi-
nation, qui repose uniquement sur des principes empiriques, dont il est vain
d'attendre qu'ils parviennent à déterminer une action à la faveur de laquelle
serait atteinte la totalité d'une série, en réalité infinie, de conséquences »
(FMM)
Voir dans le même sens, la Critique de la raison pratique,. p. 36 : le
principe du bonheur peut bien fournir des maximes, mais il ne peut jamais
en donner qui soient propres à servir de lois à la volonté, même si l'on pre-
nait pour objet le bonheur général [on remarquera au passage que ce n'est
pas ici l'égoïsme comme tel qui est en cause]. En effet, puisque la connais-
sance de ce dernier repose sur les pures données de l'expérience, que tout

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jugement de chacun sur ce sujet dépend de son opinion, qui est en outre elle-
même très changeante, on peut, il est vrai, en tirer des règles générales,
jamais des règles universelles […] par conséquent, on ne peut fonder sur ce
principe des lois pratiques ».
Voir encore Critique de la faculté de juger, § 83 : « il [l'homme]
modifie si souvent ce concept que, si la nature était entièrement soumise à
son libre arbitre, elle ne pourrait être soumise absolument à aucune loi
déterminée, universelle et durable [kein bestimmtes allgemeines festes
Gesetz] pour s'accorder avec ce concept mouvant [schwankenden Begriff],
donc avec la fin que chacun se propose de façon arbitraire ».
Et quand l'unanimité régnerait, ce ne serait jamais qu'une chose con-
tingente ; le principe déterminant du bonheur ne serait que subjectivement
valable ; il n'aurait pas la nécessité d'une loi, une nécessité objective
provenant de principes a priori !

3/ Le désir de bonheur est certes universel, mais il ne peut contribuer


à constituer une nature, à produire quelque chose qui ne soit pas promis à
l'auto-destruction. Le désir de bonheur, comme loi universelle de la nature,
mène au chaos !

Pour qu'un être raisonnable se représente ses principes comme des


lois, il faut qu'il se les représente comme des principes déterminant la
volonté par la seule forme et non par la matière. L'universalité ne peut
jamais se trouver que dans des principes formels. Seuls les principes for-
mels peuvent être des principes objectifs. Il est donc tout à fait surprenant
[wunderlich] qu'il ait pu venir à l'esprit d'hommes censément intelligents
[verständige Männer] de faire du désir de bonheur [die Begierde zur Glück-
seligkeit] une loi pratique (universelle) : s'il est vrai que ce désir est
universel, il ne peut donner lieu à aucune législation (universelle), chacun
ayant sa conception de son bien-être propre ; cet universel n'en est pas un :
alors qu'une véritable loi universelle de la nature met l'harmonie en tout,
cette pseudo-loi universelle produit « la pire des contradictions [der ärgste
Widerstreit] et la destruction complète [die gänzliche Vernichtung] de la
maxime elle-même et de son but ». L' « harmonie » qu'elle crée est
semblable à celle des époux qui dans le poème satirique veulent la même
chose et qui donc travaillent à se ruiner mutuellement ou à celle des princes
(cf. François Ier et Charles-Quint, p. 27). Il est clair que des principes
matériels ne peuvent donc fournir aucune législation universelle (c'est-à-dire
des principes qui puissent être voulus par tous sans entraîner tous les
hommes dans le chaos et le conflit)..Tout ce qui est universel n'est pas
comme tel le fondement possible d'un ordre. L'universalité de la recherche
du bonheur ne peut fonder que des pratiques antagonistes, qu'une guerre de
tous contre tous. On se rappellera que, dans les Fondements de la méta-
physique des mœurs, Kant donne comme critère à l'action morale la
possibilité d'être érigée en loi universelle de la nature, c'est-à-dire de
produire quelque chose qui ne soit pas promis à l'auto-destruction.

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4/ L'homme n'est pas assez animal pour n'employer sa raison que


comme instrument pour satisfaire ses besoins.

Sans doute, dit Kant dans la Critique de la raison pratique, le


jugement de notre raison pratique dépend-il pour une très grande part [es
kommt allerdings… gar sehr viel ; Kant souligne lui-même] de notre Wohl
et de notre Weh. Tout ce qui concerne notre nature sensible se rapporte à
notre bonheur ; mais pas tout en général [überhaupt]. « L'homme est un être
qui a des besoins [ein bedürftiges Wesen], en tant qu'il appartient au monde
sensible, et sous ce rapport sa raison a certainement une charge qu'elle ne
peut décliner [einen nicht abzulehnenden Auftrag] à l'égard de la sensibilité,
celle de s'occuper des intérêts de cette dernière ». Mais l'homme n'est pas
assez animal [doch nicht so ganz Tier] pour n'employer sa raison que
comme instrument [zum Werkzeuge] pour satisfaire ses besoins ; la raison a
une autre fin. Si elle n'était qu'une manière dont la nature l'avait armé pour
la fin à laquelle elle a destiné les animaux (le bonheur), la raison ne confére-
rait à l'homme aucune valeur supérieure à la simple animalité.
Il est vrai que l'homme est ainsi fait par la nature qu'il a besoin de la
raison pour prendre en considération son Wohl et Weh [son bien être ou son
mal être sensible], mais il ne possède pas la raison à cette seule fin, mais
aussi pour un but supérieur [überdem noch zu einem höheren Behuf] : d'une
part, pour examiner ce qui est an sich gut oder böse – ce dont seule peut
juger [beurteilen] la raison pure, indépendante de tout intérêt sensible [reine,
sinnlich gar nicht interessierte Vernunft], d'autre part pour distinguer [unter-
scheiden] absolument ce dernier jugement du premier, pour distinguer
clairement le Gut et le Böse, d'une part, du Wohl et du Weh/Übel, d'autre
part.

5/ La valeur [Wert] morale d'une action ne saurait venir du bonheur


qu'elle procure, d'une manière générale du but qu'elle poursuit, mais unique-
ment de la maxime d'après laquelle elle est décidée.

Le bonheur comme fin, et toute autre fin – toutes les fins rentrant
sous celle du bonheur –, placent la moralité de l'action dans ce qui en est
tout le contraire : l'hétéronomie du vouloir au lieu de son autonomie. Le
bonheur n'est pas écarté en tant que bonheur propre, personnel [eigene
Glückseligkeit], condamné comme égoïsme ; Kant place le principe du
bonheur général dans le même sac. Ne peut constituer la moralité de l'action
son résultat, mais uniquement sa forme, la nature de sa maxime. Placer le
principe de la moralité de l'action dans le principe du bonheur
[Glückseligkeitsprinzip], c'est considérer que la faculté de désirer est
incapable d'autonomie, qu'elle ne peut recevoir sa loi que des inclinations,
que l'homme n'est qu'animal, que la raison ne peut être pratique…
Le bonheur est écarté moins comme une fin méprisable, indigne que
pour une raison "phénoménologique" si l'on peut dire : le bonheur procuré

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par l'action n'est tout simplement pas le critérium sur lequel nous nous
fondons de fait pour juger de sa moralité ; l'action est jugée sur sa valeur
intrinsèque, non comme moyen d'une fin quelconque ni même comme
moyen de cette fin spéciale (assertorique) qu'est la recherche du bonheur. Je
puis, tout en prenant les moyens adéquats de mon bonheur, en trichant, par
exemple, me juger certes "klug", mais "nichtwürdig" (habile mais
méprisable) ! L'impératif moral a ceci de spécifique qu'il est catégorique,
c'est-à-dire qu'il n'indique pas le moyen d'une fin – quelle qu'elle soit –,
qu'elle ne recommande aucun moyen, mais qu'elle pose absolument une fin.
Voir tout l'exposé du scolie II du théorème IV.

D. Le bonheur ne saurait être le mobile de la moralité

Toute la réflexion de Kant travaille à distinguer la question du


principium dijudicandi et du principium executionis (Beurteilungsprinzip &
Ausübungsprinzip). Il distingue le principe objectif d'appréciation de la
moralité d'une action et le principe subjectif de l'action, son Triebfeder, son
mobile.
Encore que l'on puisse avoir quelques doutes à lire le chapitre du
Canon de la raison pure de la Critique de la raison pure, la position de la
Critique de la raison pratique est ferme et claire : la moralité ne peut
admettre d'autre mobile qu'elle-même ; tout autre mobile, le bonheur par
conséquent, corromprait en son principe l'action morale.
Le chapitre capital est ici celui Des mobiles de la raison pure
pratique (75 sqq) où Kant se demande comment la loi morale peut détermi-
ner les mobiles de la volonté. Chapitre dont nous avons rendu compte en
son lieu et dont nous ne reprendrons donc ici que quelques éléments
Comment la loi pratique peut-elle être subjectivement mobile
[Triebfeder] pour l'action ? Un être dont la volonté ne se conforme pas
nécessairement d'elle-même à la loi pratique a besoin d'un mobile pour s'y
déterminer. Or la loi pratique doit être voulue pour elle-même. Comment
dans ces conditions la volonté peut-elle se déterminer à obéir à la loi ? Il y a
là une redoutable aporie. Pour qu'il y ait moralité de l'action, il faut que la
volonté soit immédiatement déterminée par la loi, tout autre mobile rendrait
l'action immorale, simplement conforme à la loi dans le meilleur des cas,
légale [gesetzmäßig] mais non pas morale comme telle. Mais comment la loi
peut-elle donc valoir comme mobile [Triebfeder] ?
Seule la loi morale doit déterminer immédiatement la volonté : le
mobile apte à la déterminer à vouloir la loi ne peut qu'en être l'effet. La loi
morale agit sur notre sensibilité sur laquelle elle a un effet négatif et un effet
positif. Elle ruine tout d'abord en nous l'amour de soi [Selbstliebe] (la bien-
veillance excessive envers soi-même ou bien la satisfaction de soi-même), la
présomption [Eigendünkel, arrogantia] avant la moralité et en dehors d'elle,
elle nous humilie (la loi nous apprend que la personne n'a de valeur que par
l'accord de son intention avec la loi). Mais elle ne consiste pas seulement en

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un préjudice apporté aux penchants, elle n'excite pas seulement un sentiment


pénible, une douleur [Schmerz] ; elle est en même temps, positivement – en
tant qu'elle est la loi de toute volonté libre, en tant qu'elle est la forme d'une
causalité intellectuelle –, la cause d'un sentiment positif, un objet de respect
pour elle-même [Achtung]. Ce double sentiment (négatif et positif) constitue
le sentiment moral [moralisches Gefühl]. Il n'est pas antérieur à la loi et ne
lui sert pas de fondement. « Il n'y a point antérieurement dans le sujet de
sentiment qui le déterminerait à la moralité » (p. 79). « Ainsi, le respect pour
la loi n'est pas un mobile pour la moralité, mais c'est la moralité elle-même,
considérée subjectivement comme mobile » (p. 80).
Le sentiment moral est un sentiment a priori engendré par la loi et
qui sert de mobile à l'action (l'action morale est celle effectuée par respect
pour la loi morale). C'est parce que la loi produit dans l'âme un sentiment de
respect qu'il peut y avoir un mobile qui ne soit pas pathologique. Ce senti-
ment est exclusivement produit par la raison ; « il ne sert ni à juger les
actions ni à fonder la loi morale objective, mais simplement comme mobile
à faire une maxime de cette loi en elle-même » (p. 80). Le respect pour la loi
est le seul sentiment qui soit a priori et qui soit moral. Il est l'effet de la loi
sur la sensibilité, il signifie la présence de la loi dans le sujet sensible. Ce
n'est pas le fondement de la loi morale, mais l'effet, le signe de sa présence
en nous 145. Ce sentiment est unique en son genre. Il ne peut être comparé à
aucun sentiment pathologique.
Le concept de devoir réclame de l'action, objectivement, l'accord
avec la loi, et, subjectivement, de la maxime de l'action qu'elle n'ait d'autre
mobile que le respect pour la loi. C'est là-dessus que repose la différence
entre l'action conformément au devoir [pflichtmässig] ou la légalité [Gesetz-
mäßigkeit, Legalität] et l'action par devoir [aus Pflicht], par respect pour la
loi [aus Achtung fürs Gesetz]. La moralité des actions repose dans la
nécessité d'agir par devoir et non par inclination [aus Neigung] pour ce que
les actions doivent produire (p. 86). Pour tous les êtres raisonnables finis, la
loi morale doit être représentée comme devoir « et non comme une manière
d'agir qui, par elle-même, nous plaît déjà ou qui peut devenir agréable pour
nous [als eine uns schon von selbst schon beliebte oder beliebt werden kön-
nende Verfahrungsart] ». Elle doit toujours être représentée comme si nous
ne pouvions devenir saints, jamais comme si un accord devenu naturel de
notre volonté avec la loi morale pouvait faire cesser qu'elle ait pour nous la
nature d'un commandement. Pour un être raisonnable fini, la loi morale est
condamnée à demeurer une loi de devoir, ce n'est que pour l'Etre parfait
qu'elle peut être une loi de sainteté. « Devoir et obligation [Pflicht und

145. C'est à tort que certains moralistes ont voulu fonder l'appréciation morale sur le sentiment moral,
ils commettent ainsi l'erreur de prendre la conséquence pour le principe lui-même : le sentiment moral
suppose la présence de la loi en nous. Cf. p. 39 : « Pour se représenter l'homme vicieux comme
torturé et moralement inquiété par la conscience de ses fautes, il faut d'abord le supposer, d'après le
fond essentiel de son caractère, au moins en quelque degré, moralement bon, comme celui que réjouit
la conscience de l'accord de ses actes avec le devoir doit d'abord être représenté comme vertueux. Le
concept de la moralité et du devoir devait donc précéder toute considération sur ce contentement et ne
peut pas du tout en être dérivé ».

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Schuldigkeit] sont les seules dénominations que nous devons donner à notre
rapport à la loi morale » (p. 87).
Tel est donc le véritable et unique mobile de la raison pure pratique :
la pure loi morale en tant qu'elle nous fait sentir la sublimité de notre propre
existence supra-sensible et le respect qu'elle produit en nous pour notre plus
haute destination.
C'est évidemment sur des pages de ce genre que s'appuie la lecture
qui nie tout lien entre Kant et l'eudémonisme.
E. La réintégration-promotion du bonheur comme objet de la raison
pure pratique : le Souverain bien
C'est ici que Kant a surpris et c'est ce qui motive essentiellement le
verdict récurrent d'eudémonisme …
Il faut comprendre que, pour Kant, si le bonheur ne peut être le point
de départ de la morale, il figure nécessairement à son point d'aboutissement
– et ceci sans contradiction.
Le bonheur n'est pas masqué malhonnêtement (comme le veut
Schopenhauer), mais il doit d'abord être écarté pour que la morale ne soit
pas corrompue à son fondement. Il ne faut pas partir du bonheur pour que la
morale ne bascule pas dans l'hétéronomie, mais une fois que le principe
moral a pu être dégagé dans sa pureté et que son mobile a été fixé dans sa
pureté, le bonheur comme fin de l'agir, comme objet de la volonté peut faire
sa réapparition.
La morale a tout de même affaire au bonheur : si le bonheur ne peut
en être le principe (principium dijudicandi), s'il ne peut être à proprement
parler le mobile (principium executionis), il est le corrélat obligé (corre-
latum) de la moralité, il est ce qu'elle espère (doctrine du Souverain bien).
Ce qui est mal compris – et ce qui est obscurci d'une certaine façon
avec l'Analytique de la raison pure pratique –, c'est le rapport nécessaire
qu'entretient pourtant la morale avec le bonheur ; ce que Kant nie en effet, ce
n'est pas que la morale ait rapport avec le bonheur, c'est qu'elle ait un
rapport immédiat avec lui, c'est que la morale soit une simple « Klugheits-
lehre » (une technique du bonheur). Il travaille à ce que la nature spécifique
de l'impératif moral, sa valeur catégorique ne soit pas manquée, à ce qu'il ne
soit pas dégradé au rang d'un simple impératif pragmatique ; mais, cela
étant, la morale n'en a pas moins bel et bien un rapport nécessaire au
bonheur, un rapport qui ne peut être toutefois établi, reconnu – je ne dis pas
avoué – qu'en un second temps parce que, mis au premier plan, si l'on en
partait, on se condamnerait à corrompre le principe de la moralité. Non pas
aucun rapport, mais un rapport indirect. Un rapport, indirect, mais un
rapport tout de même.
Pour la même raison que l'Analytique des concepts doit succéder à
l'Analytique des principes dans la Critique de la raison pratique – les objets
de la raison pratique ne doivent pas être déterminés avant que la loi ne le
soit, sinon on condamne la morale à n'être qu'une doctrine de l'hétéronomie
–, l'Analytique de la raison pure pratique doit précéder la Dialectique. La
question de méthode est capitale dans la Critique de la raison pratique, Pas

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plus qu'il ne faut aller du bien au devoir, il ne faut aller du souverain bien au
devoir : on le manquerait pour la même raison.
Partant du concept du souverain bien, les anciens ont manqué pour
cette raison le principe de la moralité. L'Analytique de la raison pure
pratique doit précéder la Dialectique. Il n'y a pas d'autre méthode possible à
suivre si l'on ne veut pas manquer la loi morale dans sa pureté. Le bien
posé avant la loi ne peut être que le bien sensible, le plaisir. Les moralistes
dans leur ensemble ont le tort de ne pas s'en être avisés : « ils cherchaient un
objet de la volonté [Gegenstand des Willens] pour en faire la matière et le
fondement [zur Materie und dem Grunde] d'une loi […], tandis qu'ils au-
raient dû d'abord chercher une loi qui déterminât a priori et immédiatement
la volonté et ensuite l'objet conformément à cette volonté » (p. 66). Ils ont
ainsi fait basculer la morale dans la législation matérielle et l'hétéronomie.
Cette erreur a été commise par les Anciens comme par les Modernes.
Ouvertement, par les Anciens qui ont donné d'abord pour but à leurs
recherches morales la détermination du concept du Souverain bien, dans
l'intention d'en faire ensuite le principe déterminant immédiat de la volonté
morale, alors que ce ne peut qu'être qu'une fois que la loi morale a été
établie « que cet objet [qu'est le Souverain bien] peut être représenté à la
volonté maintenant déterminée a priori d'après sa forme » (p. 66-7) –
comme le fera la Dialectique de la raison pure pratique. Les Modernes, chez
lesquels la question du Souverain bien est devenue accessoire, dissimulent
cette même erreur sous des mots indéterminés, mais elle perce par l'hétéro-
nomie qui est le lot de leurs systèmes de la raison pratique : l'hétéronomie
de la raison pratique chez les Modernes provient de ce qu'ils cherchent
d'abord un objet de la volonté pour en faire la matière et le fondement d'une
loi (au lieu de chercher d'abord une loi déterminant a priori et immédia-
tement la volonté et ensuite l'objet conformément à cette volonté).

En quel sens la morale a-t-elle ou n'a-t-elle pas rapport au bonheur ?


– la loi morale ne peut avoir rapport avec le bonheur :
• parce que le bonheur procuré n'est pas le principe de la moralité de
l'action, que donc la moralité n'est pas le moyen du bonheur, que
Sittlichkeitslehre  Glückseeligkeitslehre : le bonheur n'est pas non plus la
fin subjective de l'action morale. Il ne saurait être ni un principe objectif
d'évaluation, ni un mobile d'action (il ôte à l'action toute moralité). – Erreur
épicurienne
• parce que la moralité ne produit pas naturellement, dans le fait, n'a
pas pour effet mécanique, le bonheur : le bonheur n'en est pas le résultat
(erreur du stoïcisme qui se trompe de bonheur : la satisfaction morale, ce
n'est pas le bonheur !) ; la loi morale ne peut, ne doit avoir suivant l'ordre
naturel aucun rapport avec le bonheur – Erreur stoïcienne
– Mais ce n'est pas que la morale n'ait aucun rapport avec bonheur. –
Vérité chrétienne

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Le Souverain bien : connexion [Verknüpfung] de la vertu et du bonheur

a) Conjonction réclamée, résultant de la nature humaine - la notion


de bien complet [rapport de simple coordination].
Le bonheur n'est certes pas un bien en soi :
cf. Critique de la faculté de juger, § 4, (p. 53 Philonenko) : « pour ce
qui est du bonheur, on croit pouvoir le nommerun vrai bien, et même le bien
suprême, la plus grande source d'agréments dans la vie (sous le rapport de la
quantité et de la durée). Mais la raison se refuse à cela [auch dawider sträubt
sich die Vernunft]. L'agrément est jouissance. S'il ne s'agissait que de celle-
ci, ce serait une absurdité [so wäre es töricht] que d'être scrupuleux dans le
choix des moyens qui nous la procurent […] Toutefois la raison ne se
laissera jamais persuader que l'existence d'un homme qui ne vit que pour
jouir […] ait une valeur en soi […] Le bonheur, avec toute la plénitude de
son agrément, est loin d'être un bien inconditionnel [bei weitem nicht ein
unbedingtes Gut] ».
Ce n'en est pas moins un bien…
S'il ne peut certes constituer une fin absolue, le bonheur est toutefois
une fin relative nécessaire. La vertu constitue certes le bien suprême [bonum
supremum, das oberste Gut], mais pas le bien complet, parfait [bonum con-
summatum, das vollendete Gut], le souverain bien [das höchste Gut], objet
de la faculté de désirer d'êtres raisonnables finis : le souverain bien réclame
aussi le bonheur. Le « que dois-je faire ? » se prolonge par le « Que puis-je
espérer ? »
Une méprise possible sur le propos de l'Analytique doit être corrigée.
L'Analytique de la raison pure pratique n'a pas prouvé – et surtout n'a pas
cherché à prouver – que la vertu constituait le bien complet, le souverain
bien comme tel, mais – chose toute différente –, qu'elle constituait le bien
suprême. Sans doute la vertu a-t-elle seule une valeur absolue, qui vaille par
elle-même et est-elle ainsi la condition suprême de tout ce qui peut nous
paraître désirable, mais elle n'est pas encore pour cela [aber noch nicht] le
bien complet [cela ne suffit pas à en faire le bien complet], du moins pour
un être fini, « comme objet de la faculté de désirer [als Gegenstand des Be-
gehrungsvermögens] d'êtres raisonnables et finis « car pour être telle, elle
devrait être accompagnée du bonheur [um das zu sein, wird auch Glückse-
ligkeit dazu erfodert] ».
Le bonheur est une exigence de notre nature sensible. Il est pour
l'homme une tâche [Aufgabe]. L'homme être raisonnable fini ne peut renon-
cer à cette fin : le bonun supremum ne peut pas plus être pour l'homme le
seul bonheur brut (l'homme n'est pas assez animal pour que le bonheur lui
apparaisse comme valable inconditionnellement : il faut quelque chose pour
lui conférer une dignité, une condition morale ; autrement dit, le bonheur ne
saurait pas davantage être pour nous l'höchstes Gut [erreur épicurienne]),
qu'il ne peut se trouver, à l'inverse, dans la seule moralité [erreur
stoïcienne], l'oberstes Gut ne suffit pas plus à constituer par lui-même, à lui

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seul, l'höchstes Gut, que le bonum supremum, completum, consummatum


ne peut se limiter à l'oberstes Gut moral. L'homme est à la recherche de
quelque chose qui unisse ces deux termes, foncièrement hétérogènes
pourtant.

b) Conjonction sous forme de subordination réclamée par la raison


pratique, inséparable de la loi pratique au point que celle-ci va se transfor-
mer en devoir de faire advenir le Souverain bien… [subordination / hiérar-
chisation]. Le bonheur est une exigence de la raison pratique elle-même.
Non certes le bonheur en général (fin de tout animal), mais le bonheur sous
des lois morales ; le bonheur moralement conditionné, proportionnée à la
vertu, est une exigence de la raison pratique elle-même.
La raison pratique ne réclame pas le bonheur comme tel, mais elle
réclame que le bonheur ait des conditions morales, que nous n'ayons que le
bonheur dont nous nous serons rendus dignes, mais aussi tout le bonheur
dont nous nous serons rendus dignes. La raison pratique voit dans la morale
les conditions sous lesquelles seules nous sommes dignes d'être heureux,
nous méritons le bonheur. Et bien loin que cette liaison de la morale et du
bonheur vienne compromettre la moralité, vienne sinon l'anéantir, du moins
la dégrader en en faisant une simple technique du bonheur, pareille idée ne
peut naître que chez un être moral, elle surgit de sa moralité même et la
manifeste. L'être moral est ainsi non pas un être qui renonce à ce que sa
nature lui fait inévitablement rechercher, mais qui veut se rendre digne
d'obtenir le bonheur qu'il recherche. Son autonomie ne se manifeste pas par
le renoncement au bonheur, mais par la condition qu'il pose – condition qui
n'est pas posée par sa faculté de désirer sensible –, par la restriction qu'il
s'impose : il ne veut que du bonheur qu'il se sera rendu digne de recevoir en
partage, auquel il se sera rendu digne de participer. En quoi la conduite
morale n'est pas intéressée comme la conduite qui vise à se procurer le
bonheur – par n'importe quels moyens et directement ; elle consent à ne
recevoir qu'un bonheur mérité, en quoi elle manifeste son désintéressement.
Kant n'a jamais enseigné que nous devions renoncer au bonheur,
nous devons seulement le chercher sous des lois morales, voilà au fond ce
que veut dire Kant : ne veux que le bonheur dont tu te seras rendu digne,
que pour autant que tu t'en seras rendu digne !
La vertu ne vient pas ici réclamer son pourboire, pour parler comme
Schopenhauer, elle ne vient pas réclamer une récompense pour s'être bien
conduite, mais la vertu se subordonne le bonheur, s'érigeant en condition de
droit du bonheur, mais aussi réclamant de fait ce bonheur proportionné
pour lequel elle se pose comme condition de droit. Il serait inacceptable,
moralement absurde [absurdum praticum] que la condition de droit du bon-
heur ne soit pas suivie d'effet ! Que la vertu se pose comme condition de ce
dont elle ne pourrait être effectivement accompagnée, que ce qui en est la
condition n'en soit pas la cause, qu'il y ait un divorce entre ce qui peut seul
donner une valeur, une dignité au bonheur, et ce qui le procure
effectivement. La raison pratique réclame l'existence effective du bonheur

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sous des lois morales (faute de quoi elle envelopperait quelque chose de
chimérique !).

Chez Kant, l'exigence morale n'exclut donc pas, ne contredit donc


pas à l'évidence, la quête du bonheur.
L'action morale ne vise pas le bonheur comme fin, mais elle ne
saurait néanmoins y renoncer. Soutenir que la morale n'est pas le moyen du
bonheur, ce n'est pas soutenir que la morale s'en désintéresse. Le bonheur
est une fin à laquelle nous ne saurions (comme êtres raisonnables finis)
renoncer (les impératifs pragmatiques ont une modalité assertorique, le
bonheur n'est pas une fin possible, mais une fin effective de tout être
raisonnable fini). La morale n'exige pas que nous renoncions à cette fin mais
que nous n'y prétendions que pour autant que nous en sommes dignes. Le
bonheur n'est pas le but de la moralité, il est néanmoins ce qu'elle exige (tel
est l'enseignement novateur du christianisme selon Kant, enseignement qui
rompt avec celui de la morale antique païenne qui fait du bonheur la fin
même visée par la moralité, simple moyen de cette fin).
La philosophie pratique de Kant ne joue pas la comédie du
désintéressement (lequel peut s'avérer finalement intéressé…). Ce qui est le
contraire de la moralité, ce n'est pas de désirer le bonheur, c'est de le désirer
inconditionnellement si l'on peut dire, c'est d'en faire un bien absolu à quoi
tout le reste soit subordonné (cf. eudémonisme). Si le bonheur comme
complément de la vertu lui paraît essentiellement moral, c'est que l'homme
moral refuse précisément d'attribuer un prix absolu au bonheur, c'est qu'il
proclame que le bonheur n'a aucune valeur, aucune dignité propre, s'il est le
produit de la nature ou d'un sort favorable, qu'il n'en a que s'il est le produit
de la liberté ou ce qui revient au même de la moralité (Glückseeligkeit aus
Freiheit). L'homme moral ne veut pas le bonheur en général, mais le
bonheur sous des conditions morales seulement : le bonheur mérité. La loi
morale est la loi qui nous rend digne d'être heureux. L'homme moral opte
pour la moralité en choisissant au lieu d'une conduite avisée
pragmatiquement pour lui donner le bonheur (sans autre considération que
le résultat à atteindre) une conduite tournée certes vers une obtention du
bonheur [l'obtention du bonheur reste la fin inéluctable de la faculté de
désirer], mais qui ne veut pas de n'importe quel bonheur. Et c'est
précisément dans cet acte de subordination de la recherche du bonheur à
des lois morales que se manifeste la raison pratique : ce que veut la raison
pratique comme telle ce n'est certainement pas le bonheur (ce vouloir ne
vient pas d'elle, il vient de notre nature finie) ; elle pose la non valeur par soi
du bonheur, elle pose que ce qui peut seul donner valeur à quelque chose,
c'est la moralité et donc que le bonheur n'a de prix que sous des conditions
morales ; la raison pratique le détrône du statut de fin en soi pour le
subordonner, pour en faire une fin relative, subordonnée à la réalisation de
quelque chose qui seul a du prix et peut lui conférer médiatement du prix.
La moralité consiste à affecter le bonheur d'une valeur médiate, médiée par
la moralité. Kant peut donc dire sans se contredire que loin que la morale

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sombre ainsi dans l'eudémonisme, dans l'hétéronomie et devienne


intéressée, elle est essentiellement désintéressée. Le maintien ou l'introduc-
tion apparente du bonheur comme fin de la moralité n'altère pas la moralité
qui n'a jamais consisté pour Kant à renoncer à poursuivre cette fin (chose à
ses yeux impossible), mais dans sa subordination à la loi.

Le vouloir ne peut se passer de matière…


Sans doute le bonheur ne doit-il pas servir de principe objectif d'éva-
luation, ni de mobile subjectif d'action, mais le vouloir ne peut tout de
même pas ne pas avoir de fin ou d'objet. Mais l'objet du vouloir peut : soit
précéder la loi et motiver l'action, auquel cas la morale disparaît, soit
procéder de la loi elle-même, et alors la recherche du bonheur n'introduit
aucune hétéronomie. La fin peut précéder le mobile ou au contraire procéder
du mobile lui-même.
• Cf. Religion dans les limites de la simple raison, Préface de la
première édition [1793] (trad. Gibelin, Vrin). Comme agent moral, je ne
veux pas seulement une action effectuée par simple respect pour la loi, une
action effectuée suivant une loi universelle, mais « de la morale émerge une
fin [aus der Moral geht doch ein Zweck hervor] », c'est-à-dire que, de
l'usage de notre liberté, du bien agir naisse la réalisation du Souverain bien.
« Ce qui est le plus remarquable, c'est que, loin d'en être le fondement, cette
Idée émerge de la morale [geht aus der Moral hervor] ; aussi s'agit-il d'une
fin qu'on ne peut se proposer sans déjà présupposer des concepts moraux
[einen Zweck, welchen sich zu machen, schon sittliche Grundsätze voraus-
setzt]. Ce but n'est pas la négation de la moralité, mais il la suppose tout au
contraire.
• Théorie et pratique [1793] (trad. Guillermit p. 16-8). Contre les
déformations garviennes, Kant rappelle avoir « remarqué que le concept de
devoir n'avait besoin pour se fonder d'aucune fin particulière, mais qu'au
contraire il suscite une autre fin à la volonté humaine : celle de contribuer de
tout son pouvoir au souverain bien possible dans le monde (le bonheur
universel dans l'univers lié à la moralité la plus pure et conforme à cette
dernière ». Dans cet idéal de la raison pure, « c'est un objet qu'il trouve ».
Car en soi le devoir n'est rien d'autre que la limitation [Einschränkung] du
vouloir à la condition d'une législation universelle rendue possible par une
maxime admise quel que soit l'objet ou la fin de ce vouloir (serait-ce même
par conséquent le bonheur) ; mais de cet objet et même de toute fin qu'on
peut avoir, on fait en ce cas complètement abstraction. Ainsi dans la
question du principe de la morale, on peut omettre complètement et mettre
de côté (comme épisodique) la doctrine du souverain bien comme fin der-
nière d'une volonté déterminée par la morale et conforme à ses lois ».
Cf. encore, ibid., p. 17-8, n. : « Le besoin d'admettre comme fin
ultime de toutes choses un souverain bien dans le monde, que notre colla-
boration même rend possible, n'est pas un besoin provenant du manque de
mobiles moraux […] Car sans aucune fin, il ne peut y avoir aucune volonté ;
encore qu'il faille en faire abstraction quand il s'agit simplement de

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l'obligation légale des actions et que la loi seule constitue le principe


déterminant de la volonté. Mais toute fin n'est pas morale (par exemple celle
du bonheur personnel ne l'est pas), mais celle qui l'est doit être
désintéressée ; et le besoin d'une fin ultime, assignée par la raison pure et
comprenant l'ensemble de toutes les fins sous un principe (un monde comme
bien suprême que notre collaboration même rend possible) est un besoin de
la volonté désintéressée s'étendant plus loin que l'observation des lois
formelles jusqu'à la production d'un objet (le souverain bien). […] Par suite,
chez l'homme, le mobile qui réside dans l'Idée du souverain bien possible
dans le monde par sa collaboration n'est pas le bonheur personnel qu'on y
vise, mais uniquement cette Idée comme fin en soi, par conséquent sa
poursuite par devoir. Car ce qu'elle renferme, ce n'est pas la perspective du
bonheur purement et simplement, mais seulement celle d'une proportion
entre ce bonheur et le mérite du sujet quel qu'il soit. Mais une détermination
de la volonté qui se limite elle-même, ainsi que son intention de participer à
un tout de ce genre, à cette condition n'est pas intéressée ».

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III

RÉFLEXIONS SUR LES DIFFICULTES DE LA DOCTRINE KANTIENNE DU


SOUVERAIN BIEN

I. LE CONCEPT CARDINAL DE TOUTE LA POSTULATION DE LA RAISON


PRATIQUE : LE SOUVERAIN BIEN

Il faudrait idéalement pouvoir reprendre ici la façon dont ce concept


est introduit tant dans la Critique de la raison pure (chapitre du Canon de la
raison pure) que dans la Dialectique de la Critique de la raison pratique.

• L'indétermination et l'inconsistance première du concept de


bonheur, soudainement oubliées
« Le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination,
fondé entièrement sur des principes empiriques, dont on attendrait vaine-
ment qu'ils puissent déterminer une action par laquelle serait atteinte la
totalité d'une série de conséquences en réalité infinie » (Fondements de la
métaphysique des mœurs, section III, Delbos, p. 132).
Le bonheur a été rejeté de la morale en raison de son caractère a
posteriori et indéterminable (nul commandement universel et nécessaire ne
peut être construit sur quelque chose d'aussi subjectif (cf. Picavet, p. 25) ; il
est soudainement réintégré dans ses droits dans la Dialectique.
L'homme « modifie si souvent ce concept que, si la nature était
entièrement soumise à son libre arbitre, elle ne pourrait être soumise absolu-
ment à aucune loi déterminée, universelle et durable pour s'accorder avec ce
concept mouvant, donc avec la fin que chacun se propose de façon
arbitraire » (Critique de la faculté de juger, § 83).
Sur la nature du bonheur que le Souverain bien comporte comme
élément, nous ne trouvons pas de précisions chez Kant. Le concept de
Souverain bien inclut donc un élément parfaitement déterminé (celui du
bien moral) et un élément dont il n'y a pas de concept possible…

• Caractère empirique de ce concept et du principe du bonheur


Le bonheur est manifestement un bonheur empirique dans la Critique
de la raison pure, comme dans celle de la raison pratique. C'est un concept
qui a son lieu dans le monde sensible. Que l'on se rappelle la définition
donnée ci-dessus :
« Le bonheur est la satisfaction [Befriedigung] de tous nos penchants
[Neigungen] (aussi bien extensive, quant à leur variété, qu'intensive, quant
au degré, et que protensive, quant à la durée) » (TP 544).
Les mobiles de la volonté sont, en dehors de la pure loi morale, tous
empiriques, ils appartiennent tous au Glückseligkeitsprinzip, enseigne la
Critique de la raison pratique.

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Y a-t-il place chez Kant place pour un concept de bonheur


moral /intellectuel ? Sans doute, mais il n'a rien à voir avec le bonheur
stricto sensu. Cf. Doctrine de la vertu, préface : « on s'est malgré tout figuré
un certain bonheur moral qui ne reposerait pas sur des causes empiriques,
monstruosité qui se contredit elle-même » (Pl. III, 654 ).
Kant utilise trois fois le concept de Seligkeit dans la Critique de la
raison pratique. Il y a certes chez Kant un concept de Seligkeit distinct de la
Glückseligkeit, mais que désigne-t-il ? Elle n'a rien à voir avec notre fin
d'homme ; c'est la conscience de son indépendance et de son aptitude à se
suffire à soi-même. Loin d'être plus que la Glückseligkeit, elle est moins,
elle ne suffit pas à l'assurer ! La conscience de l'indépendance où nous
sommes à l'égard de nos penchants produit une Selbstgenugsamkeit, mais
elle n'est justement pas à confondre avec le bonheur ! La vertu produit bien
naturellement une Seligkeit, mais les stoïciens s'appuient à tort là dessus
pour soutenir que la vertu est en relation synthétique de causalité avec le
bonheur.
Il ne peut s'agir chez Kant d'autre chose que du bonheur le plus
sensible qui soit, ou alors il y aurait une amphibologie : impossibilité de la
liaison analytique, impossibilité de la liaison synthétique (cf. Critique de la
raison pratique, p. 120) ; la solution aurait pu consister à changer de con-
cept de bonheur ; or celle que Kant propose substitue à une connexion sen-
sible une connexion supra-sensible. On ne découvre pas que le concept de
bonheur était entendu en deux sens différents, mais que l'on supposait à tort
qu'il y avait un seul plan possible et que ce qui n'était pas possible suivant
des lois naturelles ne l'était pas du tout. L'intention vertueuse ne produit pas
le bonheur (p. 124) : ce n'est vrai que si on l'entend « comme la forme de la
causalité dans le monde sensible », mais comme je suis autorisé à concevoir
mon existence comme noumène, « il n'est pas impossible que la moralité de
l'intention ait une connexion nécessaire, sinon immédiate, du moins médiate
(par l'intermédiaire d'un auteur intelligible de la nature) comme cause avec
le bonheur comme effet dans le monde sensible, tandis que dans une nature
qui est simplement objet des sens, cette liaison ne peut jamais avoir lieu
qu'accidentellement et ne peut suffire à constituer le souverain bien »
(p. 124).
De façon générale, les postulats donnent une représentation
« excessivement » sensible du supra-sensible. Kant ne parvient jamais à se
représenter le purement supra-sensible autrement qu'en termes sensibles :
survie indéfinie, monde futur, bonheur (il importe le sensible dans le
suprasensible). Concepts tout à fait insatisfaisants du supra-sensible kan-
tien : survie, monde futur, bonheur (Wohl + Gut)… Le concept de bonheur
est essentiellement sensible [sinnliche Wohlsein], pour Kant lui-même et il
se refuse à un « bonheur » intellectuel comme sanction de la morale, au
simple « contentement » moral [moralische Zufriedenheit]. Criticisme
incomplet du point de vue schopenhauerien que celui qui injecte des
concepts sensibles dans le supra-sensible, des concepts supra-sensibles dans
le sensible. Reproche formulé aussi par Hegel.

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KANT – PHILOSOPHIE PRATIQUE – FRANÇOIS-XAVIER CHENET

• Pourquoi est-il donc exclu que le souverain bien se réalise


naturellement ? Que signifie le recours à Dieu pour réaliser cette (impos-
sible) connexion ?
Qu'est-ce qui rend nécessaire le recours à Dieu et à la rétribution
différée comme postulat, sinon le fait qu'il n'y ait pas de lien naturel
admissible entre vertu et bonheur ? L'expérience montre leur discordance
permanente. Dès lors, est-il raisonnable de postuler une invalidation trans-
cendante de l'expérience, de les réconcilier magiquement dans l'au-delà ? Si
l'on veut admettre à tout prix une liaison entre la vertu et le bonheur, faut-il
nécessairement la penser comme synthétique, peut-on même la penser
comme seulement synthétique ? Kant doit écarter que le lien vertu et
bonheur puisse être analytique : il ne faut surtout pas que la vertu soit à elle-
même sa récompense, que la satisfaction morale puisse suffire, afin que ce
lien soit synthétique, donc impossible naturellement, d'où le recours
nécessaire à Dieu.
On a surtout retenu que la métaphysique pratique kantienne repose
sur la nécessité pratique de la connexion vertu-bonheur, et on a contesté
cette nécessité. En fait, la métaphysique pratique kantienne ne tient pas tant
à l'affirmation de cette connexion, qu'au refus d'une connexion analytique
entre ces éléments, ce qui conduit nécessairement à rechercher un principe
transcendant à leur union : ce qui rend Dieu, nécessaire ce n'est pas tant
l'affirmation de cette connexion que l'exclusion de l'hypothèse que cette
liaison puisse être analytique.
Il ne suffit pas que cette connexion doive exister, encore faut-il
qu'elle ne soit pas analytique ; Dieu n'est nécessaire que pour autant que
cette connexion 1. doit exister, 2. doit être synthétique (dans cette perspec-
tive, il importe grandement à Kant d'écarter que le souverain bien puisse être
la vertu elle-même en tant qu'elle comporte le contentement moral de soi
(doctrine des stoïciens : avoir conscience de sa vertu, voilà le bonheur
(cf. p. 120) ; la philosophie antique – païenne – conçoit la connexion vertu-
bonheur comme une relation immanente ; chrétien, Kant ne peut la penser
que comme transcendante). De là toute la polémique de Kant contre toute
confusion entre le bonheur et la satisfaction morale [Zufriedenheit,
Selbstbegnugung]. Il faut que le bonheur en soi immensément distinct.
Cette liaison peut-elle être pensée comme seulement synthétique ? Si
elle est synthétique, elle a quelque chose de contingent, d'accidentel. Plus
Kant dissocie ces deux termes et écarte que leur liaison puisse être imma-
nente, plus il rend artificielle, improbable ou proprement miraculeuse leur
réunion. Le caractère synhétique de cette liaison n'est rien moins que
rassurant ; si cette exigence est aussi forte que le dit Kant, elle devrait être
que la vertu trouve une récompense proportionnée, d'une manière ou d'une
autre, mais par un lien immanent, produisant inmanquablement son effet.
On peut se demander si la vertu peut se satisfaire que la liaison vertu-
bonheur soit seulement synthétique, c'est-à-dire malgré tout accidentelle
(puisqu'elle ne réside pas dans la nature même des choses, mais n'est

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KANT – PHILOSOPHIE PRATIQUE – FRANÇOIS-XAVIER CHENET

possible que si un tiers peut et veut bien l'établir) ; la vertu pourrait bien
vouloir un lien plus organique.
Penser cette relation comme synthétique, c'est au fond reconnaître
sous forme d'une dénégation qu'il n'y a pas de rapport organique entre
vertu et bonheur, que cette relation ne peut être assurée qu'extrinsèquement,
par une intervention divine que je suis forcé de penser comme ayant lieu
mais au fond que je ne comprends pas. J'affirme qu'elle doit avoir lieu, Dieu
est alors un « deus ex machina » 146.
L'antinomie consiste dans l'exigence d'une liaison vertu / bonheur et
l'impossibilité de l'admettre, ce qui ne paraît pas constituer, à première vue,
une antinomie de la raison pratique. Mais si l'on examine pourquoi il est
impossible d'admettre cette liaison, on s'aperçoit que c'est en conséquence
directe des principes de l'Analytique de la raison pure pratique.L'antinomie
vient de ce que la connexion réclamée de la vertu et du bonheur est rendue
impossible en ceci que les principes mêmes de l'Analytique de la raison
pure pratique interdisent de la penser : c'est l'Analytique qui interdit autant
d'admettre une connexion analytique qu'une connexion synthétique : 1. c'est
l'Analytique qui exclut l'identité de la vertu et du bonheur ; 2. c'est
l'Analytique qui exclut que le bonheur puisse être la cause finale de la vertu,
son mobile ; 3. c'est encore l'Analytique (quoique non exclusivement) qui
interdit que la vertu soit envisagée comme produisant le bonheur comme
son effet : dans cette hypothèse, on s'expose en effet à confondre l'ordre
naturel et l'ordre moral, à réduire la loi morale à un processus naturel (à
cette raison s'ajoute l'expérience : quoi qu'en disent les stoïciens, la vertu ne
suffit pas à rendre heureux : le gut ne produit pas automatiquement le wohl).

• L'existence de Dieu s'impose-t-elle comme postulat pour assurer la


réalisation du souverain bien ? 147
Dieu n'est nécessaire que pour assurer une connexion possédant
certaines propriétés :
1/ il faut qu'il y ait une connexion vertu et bonheur, 2/ qu'elle soit
proportionnée et sûre, 3/ qu'elle ne soit pas naturelle, 4/ que l'on doive se la
représenter par le moyen d'un être jouant le rôle d'une cause.
Kant identifie (confond ?) ce que la morale postule(rait) immédiate-
ment et la condition qui doit être représentée pour que ces exigences soient
satisfaites. Pour postuler l'existence de Dieu, Kant doit d'abord postuler la
connexion vertu-bonheur. Il faudrait distinguer entre les postulats de la
moralité et leur interprétation métaphysique (postulats au carré) : I a : la

146. Il faut reconnaître que Kant a les plus sérieuses raisons pour écarter que cette connexion soit
naturelle car si jamais elle l'était, cela ruinerait le principe de la moralité. Il ne faut pas que la morale
retombe dans l'hétéronomie.
147. Kant fait certes le départ (dans la VIII ème section du deuxième chapitre) entre l'indécision où
reste ici la raison spéculative et la façon dont la raison pratique tranche – librement – en faveur d'un
souverain bien fondé dans un sage auteur moral de la nature ; toujours est-il qu'à ses yeux la raison
pratique ne peut se représenter la possibilité même du souverain bien qu'en admettant un sage auteur
moral de la nature, ceci dans son intérêt (moral) même.

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sanctification du vouloir doit être possible & I b : elle ne peut l'être que si
l'âme survit ; II a : le souverain bien doit être possible & II b : il ne peut
l'être que si Dieu existe.
Il faudrait distinguer dans la doctrine kantienne entre les exigences
proprement dites de la moralité (sa réalisation complète, d'une part, et le
bonheur comme sanction de la vertu, d'autre part) et ce qu'il faut postuler,
d'après Kant, pour que ces exigences soient satisfaites (immortalité/Dieu).
Les Stoïciens seraient dans le vrai en liant à la moralité l'exigence de sa
réalisation complète et le bonheur comme sanction de la vertu. Mais ils
seraient aussi dans le faux parce qu'ils croient cette réalisation complète
possible en cette vie et le bonheur possible sans médiation par la seule vertu.
La raison pratique stoïcienne postule la réalisation complète de la moralité
sans la situer dans l'au-delà et la connexion vertu-bonheur sans faire appel à
Dieu pour la réaliser.
Ce qu'exige la raison pratique, c'est que la vertu soit accompagnée du
bonheur. La représentation du moyen assurant cette récompense est
totalement en dehors de l'exigence elle-même. Ce qui nous trompe dans
l'affaire, c'est que Kant présente dans la Critique de la raison pratique la
question du souverain bien dans le cadre d'une dialectique : une impos-
sibilité qu'il faut rendre possible, si bien que Dieu comme moyen pour lever
l'impossibilité s'impose alors dans la foulée, mais si l'on considère simple-
ment l'exigence de la raison pratique – et que l'on laisse de côté tout ce qui
rend, non pas tant impossible, mais manquant de certitude, très aléatoire,
cette liaison –, on peut s'en tenir au besoin qu’a la raison de cette connexion
sans que soit imposée par là en même temps une représentation déterminée
de la manière dont elle peut bien avoir lieu. Il est tout à fait loisible
d'admettre cette connexion comme nécessaire sans compter sur un juge
suprême [Weltrichter] pour la mettre en œuvre.

• Le souverain bien est-il vraiment une exigence de la raison


pratique comme telle ? Le bonheur peut-il être une exigence de la morale
même ?
A quel titre précisément le bonheur s'insère-t-il dans la morale ? le
bonheur est-il exigé par la morale elle-même ou, en quelque sorte, malgré
elle ? faut-il comprendre que, le désir de bonheur étant en quelque sorte
premier, nous devons restreindre notre prétention au bonheur au seul
bonheur mérité (nous n'avons droit, raisonnablement, au bonheur que pour
autant que nous sommes vertueux), ou bien qu'indépendamment de ce désir
de bonheur qui anime notre nature sensible, la conduite morale exige le
bonheur comme sa récompense ?
Rien n'est moins clair que la façon dont la revendication du bonheur
est insérée dans la raison pratique. Le bonheur est avant toute chose une
exigence de notre nature sensible et il consiste essentiellement dans une
satisfaction complète. Le bonheur n'a à voir avec la vertu qu'en tant que
celle-ci se trouve nous en rendre dignes. Le rapport entre la vertu et le
souverain bien est celui d'une partie (d'un élément, d'un ingrédient) à un

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KANT – PHILOSOPHIE PRATIQUE – FRANÇOIS-XAVIER CHENET

tout : quoiqu'elle constitue le bien suprême, elle n'est pas le bien complet, il
faut ajouter à la vertu quelque chose pour que nous participions au bien
complet.
Ce qui est moral dans l'exigence du souverain bien, ce ne peut être
normalement que le bien suprême ! Si le bien suprême (la vertu) n'est pas le
souverain bien comme tel, à quoi cela tient-il ? Non au fait que nous
sommes des êtres moraux, mais au fait que nous sommes des êtres rai-
sonnables finis, donc au fait que nous ne sommes pas (que) des êtres mo-
raux. Il est curieux que Kant érige en exigence de la raison pratique elle-
même, ce qui signifie l'inadéquation de la volonté humaine au devoir : un
besoin de bonheur qui vient de ce que nous ne sommes pas une pure raison
pratique. Nous sommes des êtres qui ne pouvons tenir le bien moral pour le
bien complet mais ce n'est tout de même pas en tant qu'êtres moraux que
nous sommes dans cette incapacité.
La façon dont Kant insère le bonheur dans le souverain bien ne mani-
feste pas suffisamment qu'il ait pour sol la raison pratique, qu'il exprime
une exigence de la raison pratique comme telle. On peut craindre qu'il
exprime le souverain bien pour un être sensible fini et non d'abord pour un
être moral comme tel. Ce bien suprême n'est pas pour cela le bien complet
ou souverain bien, dit la Critique de la raison pratique (p. 119) : « comme
objet de la faculté de désirer d'êtres raisonnables et finis, pour être tel, il de-
vrait être accompagnée de bonheur [wird auch Glückseligkeit dazu erfor-
dert] ». Ce n'est pas comme objet de notre nature rationnelle qu'il s'impose
mais comme objet de la faculté de désirer d'êtres raisonnables et finis. C'est
à notre nature sensible qu'il tient. Dès lors, comment faire de sa réalisation
une exigence pratique, un devoir moral ?
La moralité réclame-t-elle bien absolument d'être accompagnée du
bonheur, c'est-à-dire d'être récompensée ? Ne serait-ce pas plutôt une sorte
de vertu insuffisante, le manque de vertu ou, pis, une vertu pervertie ? Kant
nous assure certes que cette fin naît de la moralité même et que seule une
conscience ayant une disposition d'esprit morale peut ne réclamer que le
bonheur dont elle se sera rendue digne, mais un doute naît.

• L'exigence du bonheur est-elle ainsi suffisamment satisfaite ?


1. L'exigence de bonheur peut-elle se borner délibérément à ne
prétendre qu'à la part de bonheur dont on se sera rendu digne ? l'exigence de
bonheur peut-elle se contenter d'être légitime à condition qu'elle soit une
sanction de la moralité, le bonheur dans les limites de la moralité ?
2. L'exigence de bonheur peut-elle se contenter d'une satisfaction en
différé ?
L'exigence de bonheur ne réclame-t-elle pas davantage encore ?
N'est-ce pas pour tout de suite que nous réclamons le bonheur en général, en
tout cas l'adéquation vertu-bonheur ? si la vertu postule quelque chose, ce
n'est certainement pas une récompense qui devrait absolument être future,
être différée.

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On ne voit guère pourquoi cette connexion pourrait et devrait


attendre et être repoussée dans un monde futur. « La raison – écrit Kant
dans la Critique de la raison pure (p. 546) – se voit forcée d'admettre un tel
être, ainsi que la vie dans un monde que nous devons considérer comme un
monde futur [als eine künftige] ». Doit-il s'agir d'une autre vie destinée à
suivre et compenser celle-ci où la moralité est impuissante à obtenir le
bonheur dont elle est digne ? Kant n'est pas clair du tout sur ce point : le
souverain bien exige la connexion proportionnée de la vertu et du bonheur
qui n'est possible que si elle a une cause surnaturelle, mais rien dans le con-
cept de cette connexion n'impose qu'elle doive avoir lieu dans un monde
futur, qu'elle ne puisse entrer en œuvre dans le monde de l'expérience
même. On ne voit pas pourquoi elle devrait commencer après la mort,
d'autant qu'elle ne marque pas la fin de la vie morale puisque, pour Kant,
l'immortalité n'a d'autre fonction que de permettre la sanctification du
vouloir. On peut donc se demander quand aura lieu cette connexion (si l'on
peut donner un tel sens transcendantal au temps) ?
3. L'exigence de bonheur peut-elle se résoudre à une satisfaction
aussi contingente ? Cela peut-il suffire à l'homme comme être sensible ?
Il n’y a ucune connexion nécessaire. Nous aurons le bonheur en
partage s'il plait à Dieu de nous le distribuer au vu et au su de notre
conduite. L'obtention du bonheur n'est pas quelque chose que nous sommes
en droit d'attendre (quoi que nous fassions), mais seulement ce à quoi un
droit nous est ouvert pour autant que nous satisfassions à certaines condi-
tions (dignité). De même que l'on peut objecter que cette exigence ne
supporte pas sa satisfaction différée, on pourrait objecter qu'elle ne supporte
pas l'idée que sa satisfaction dépende du bon vouloir d'un être — dont le
vouloir pourrait être autre et qui, pour des raisons impénétrables, pourrait
vouloir pour nous autre chose que cette connexion…

• Qu'en est-il enfin de la sanction ? Est-elle compatible avec notre


désir de bonheur ? Comment Kant peut-il la penser ?
Enfin, le redoutable problème, jamais abordé par Kant, mais qui ne
peut pas ne pas se poser lorsque l'on parle de rétribution [Austeilung] : la
sanction du vice ou de l'insuffisance de vertu.
Comme êtres sensibles, pouvons-nous désirer la punition ou priva-
tion de bonheur si nous nous en sommes rendus indignes ? D'une manière
générale, le problème de la sanction n'est pas abordé par Kant et réserve
bien des difficultés. Admettons que l'homme moral réclame le bonheur
comme récompense, qu'en est-il de l'homme qui n'obéit pas à la loi ou qui,
comme être faible, est incapable d'y obéir ? Peut-il vouloir être privé du
bonheur ? N'émet-il pas, lui aussi, une prétention ?
Le thème d'une revendication d'un bonheur proportionné à la vertu
arrive à masquer/supprimer le problème de la sanction. Ici Kant pense en
leibnizien : ou il ne pense pas la sanction ou il invite à la penser comme une
simple privation, comme un « nihil privativum » (comme les ténèbres n'ont
aucune réalité positive, mais sont la simple absence de la lumière, simple

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déficit, Mangel). Mais Kant peut-il adopter cette solution, lui qui est l'auteur
de l'Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives
et qui a critiqué la déréalisation leibnizienne du négatif ?

II. QUELLE OBJECTIVITÉ PEUVENT AVOIR LES POSTULATS DE LA RAISON


PRATIQUE : QUELLE OBJECTIVITÉ LA SYNTHÈSE PRATIQUE PEUT-ELLE RÉ-
CLAMER ? QUE PEUT PROUVER UN BESOIN ?

On renvoie ici surtout à Th. Wizenmann (« Les résultats de la philo-


sophie de Jacobi et de Mendelssohn », article de 1787 148 répliquant à
Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée [1786, trad. Philonenko, Vrin]) et
Schwab (Sur la proportion entre la moralité et le bonheur, 1798). La ques-
tion sous-tendait toute la IIIème section (sur le primat de la raison pratique
sur la raison spéculative) du chapitre II de la Dialectique de la raison pure
pratique. Dans son article, Wizenmann critiquait Kant invoquant, comme
principe pour s'orienter dans la pensée, là où cesse nécessairement la
connaissance spéculative, le besoin ressenti à affirmer la réalité de
certaines idées :
« Mais c'est ici qu'intervient le droit du besoin de la raison [das
Recht des Bedürfnisses der Vernunft] (à titre de principe subjectif) lui per-
mettant d'admettre et de supposer [vorauszusetzen und anzunehmen] ce
qu'elle ne doit point prétendre savoir en fonction de principes objectifs, ici
intervient par conséquent le droit de la raison de s'orienter dans la pensée,
ou en cet espace supra-sensible incommensurable et plein de ténèbres pour
nous, uniquement d'après son propre besoin [nur durch eigenes Bedürfnis] »
(trad. Philonenko, Vrin, p. 79).
A l'objection tôt faite quant au droit de conclure du besoin subjectif à
la réalité objective même de l'objet correspondant à ce besoin, Kant répond
dans la Critique de la raison pratique (cf. note, p. 153-4) que l'objection
n'est qu'apparemment pertinente ; c'est certes parfaitement vrai dans tous les
cas où le besoin [Bedürfnis] est un principe simplement subjectif de désir,
où le besoin est fondé sur la seule inclination [Neigung], mais qu'il s'agit ici,
chose tout à fait différente, d'« un besoin rationnel [Vernunftbedürfnis]
dérivant d'un principe objectif de détermination de la volonté, c'est-à-dire de
la loi morale, qui oblige nécessairement tout être raisonnable, par con-
séquent l'autorise [berechtigt] à supposer a priori dans la nature des
conditions qui y sont appropriées […] C'est un devoir de réaliser le plus que
nous pouvons le souverain bien, par conséquent le souverain bien doit être
possible [es ist Pflicht…, daher muß es auch möglich sein] ».
La connexion synthétique de la vertu et du bonheur ne peut être
connue dans l'intuition, elle est inaccessible à la connaissance spéculative ;
l'exigence pratique sert, substitutivement, de principe pour garantir a priori
cette connexion. Mais aussi n'atteint-on pas par là à proprement parler une

148. Article maintenant lisible en français grâce au précieux travail de P.H. Tavoillot : Le crépuscule
des Lumières, Les documents de la querelle du panthéisme, éd. du Cerf, 1996, p. 239-261

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connaissance. La synthèse pratique ne repose pas sur une intuition [ni


sensible (pure), ni non plus intellectuelle], aussi ne produit-elle aucune
extension de notre connaissance dont la condition sine qua non restera
toujours l'intuition, raison pour laquelle Kant peut soutenir – quelle que soit
l'ouverture [Eröffnung, cf. p. 144] que nous donne la raison pratique –, ne
pas contrevenir aux principes critiques 149.

III. LA DOCTRINE DES POSTULATS ET LE SORT DE LA MORALE : LE


« CYNISME » KANTIEN : LA MORALE NE SORT-ELLE PAS FRAGILISÉE À
L'EXTRÊME DE LA DOCTRINE DES POSTULATS DE LA RAISON PRATIQUE ?

Peut-on vraiment admettre que l'impossibilité du souverain bien


obligerait à conclure à la fausseté de la loi morale, que l'impossibilité de
réussir dans l'ordre du bonheur signifierait l'échec de l'ordre moral lui-
même ?
Kant a le souci de rendre la morale indépendante d'assomptions
théoriques. Or il reconnaît au fond qu'elle dépend de la réalité objective des
postulats. Est-ce vraiment un service à rendre à la morale que de reconnaître
qu'à défaut de survie et de possibilité du souverain bien, elle est chimérique
et fausse ?
L'impossibilité de cette connexion ôterait au devoir de sa réalité
objective, disent les Leçons sur la théorie philosophique de la religion : « A
quoi bon [wozu] se rendre digne du bonheur s'il n'existe aucun être qui
puisse nous procurer ce bonheur ? » (p. 147) ! Il y a comme des envolées
cyniques chez Kant ! Si la vertu n'est pas récompensée, pourquoi aurait-elle
donc alors du prix pour nous ? Sans doute ne subordonne-t-il pas l'obéis-
sance au devoir à l'assurance que nous pouvons avoir qu'elle sera récom-
pensée, sans doute ne fait-il pas de cette certitude le principe de l'obliga-
tion : il fait de la certitude qu'elle sera récompensée le complément de
l'obligation morale, ce qu'elle postule, nous pour que nous soyons
réellement obligés, mais comme horizon nécessaire d'espérance de l'agent
moral. Cependant il reconnaît et proclame que je ne peux pas en même
temps vouloir le devoir et croire (a fortiori savoir) qu'il ne sera pas
récompensé. Si Dieu n'est pas, la morale est une chimère [ein Hirn-
gespinnst].
Déjà dans la Critique de la raison pure : « Cette proportion n'est
possible que dans le monde intelligible gouverné par un sage créateur. La
raison se voit forcée d'admettre un tel être, ainsi que la vie dans un monde
que nous devons regarder comme futur ou de regarder les lois morales

149. Il s'agit toujours pour Kant, dans la Critique de la raison pratique, de faire valoir que
l'extension pratique de la raison ne contrevient en rien à l'interdit jeté sur la possibilité de
son extension spéculative, que la première est d'une tout autre essence que la seconde sur
laquelle il n'est pas question de revenir et qu'il n'est pas question de tempérer. Nous
sommes à jamais privés d'Einsicht dans le supra-sensibile, l'Eröffnung pratique n'est pas
une variété d'Einsicht.

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comme de vaines chimères [als leere Hirngespinnste anzusehen], puisque la


conséquence nécessaire qu'elle rattache elle-même à ces lois devrait
s'évanouir sans cette supposition [ohne jene Voraussetzungen wegfallen
muß] » (TP, éd. Quadrige, p. 547).
Peut-on sérieusement soutenir que si la vertu ne peut obtenir tout le
bonheur dont elle est digne, etc., si les apparences sont réelles (la prospérité
du vice et la vertu ignorée, non récompensée a fortiori châtiée), alors l'exi-
gence morale perd tout sens ? N'est-ce pas accorder beaucoup trop aux
sceptiques métaphysiques ? Demande-t-elle tant ? La morale a-t-elle besoin
d'un tel Triebfeder ?
« Les lois morales sont apodictiquement certaines ; mais elles suppo-
sent nécessairement un Dieu parce qu'autrement elles seraient toutes perdues
et nous ne saurions pas pourquoi nous devrions les suivre. Il serait fou
[töricht] de suivre de lois, alors qu'en leur désobéissant nous serions
cependant encore plus heureux » (Dantziger Rationaltheologie [cours de
1784]).
« Pour que les lois morales aient de la réalité objective, pour leur
donner en outre un mobile et une force suffisante pour diriger notre vouloir,
le concept de Dieu est nécessaire » (Dantziger Rationaltheologie).
Est-il prudent d'affirmer que « comme la réalisation du souverain
bien, qui contient cette connexion dans son concept, est un objet nécessaire
a priori de notre volonté et qu'il est inséparablement lié à la loi morale,
l'impossibilité de cette connexion doit aussi prouver la fausseté de la loi.
Donc si le souverain bien est impossible d'après des règles pratiques, la loi
morale, qui nous ordonne de travailler au souverain bien, doit être fantasti-
que et dirigée vers un but vain et imaginaire [phantastisch und auf leere
eingebildete Zwecke gestellt], par conséquent être fausse en soi [mithin an
sich falsch] » (Cr. r. pratique, p. 123) ? Si l'harmonie de la vertu et du
bonheur était impossible, cela entraînerait en effet la fausseté de la loi
morale elle-même car nous jugerions inévitablement chimérique une fin à
laquelle nous lions indissolublement quelque chose d'impossible. C'est le
sort même de la loi pratique qui est ici en jeu, il y va de l'intérêt même de la
moralité.
Il le déclare à maintes reprises, sans jamais vouloir admettre que si
jamais nous devions penser qu'il est chimérique, nous serions en droit de
nous tenir pour déliés de tout devoir : le devoir étant objectif, les postulats
doivent avoir de la réalité objective, sinon la morale en serait ruinée, la
fausseté de ces postulats entraînerait le caractère chimérique de la morale,
mais il n'est pas question d'admettre que si l'on devait tenir ces postulats
pour chimériques, la morale puisse en être affectée en quoi que ce soit et
que nous puissions être déliés de toute obligation. Ils doivent être vrais
parce que nous sommes réellement obligés et pour que nous le soyons
réellement. (Reste à savoir si des relations peuvent exister sans converse, ce
que je nie avec Jules Vuillemin : si « x » a « y » pour condition, la vérité de
« x » dépend forcément de celle de « y ». Il est impossible de dire « x » a
« y » pour condition, mais la vérité de « x » ne dépend pas de « y », c'est

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seulement la vérité de « y » qui dépend de celle de « x », « x » n'est pas


affecté par la fausseté de « y » !).
La notion de postulat est équivoque. Kant appelle « postulats » de la
raison pratique des « propositions théoriques inséparablement liées à une loi
pratique valant inconditionnellement a priori » (Cr. r. pratique, p. 132) :
mais quelle est la nature précise de ce lien ? s'agit-il d'une condition stricte
de possibilité ou de ce que l'on doit admettre pour que l'action morale ait
tout l'espace dont elle a besoin, ait toute sa force, pour que nous puissions la
prendre au sérieux, pour qu'elle soit un mobile effectif, pour que le devoir ne
devienne pas un objet de mépris : une condition de sens (en tant que raison
pratique, je réclame l'harmonie de la nature et de la moralité, que le sou-
verain bien existe, qu'il y ait un Dieu et que je sois immortel) ?
Dire que « si donc il y a un devoir d'agir en vue d'un certain but, le
souverain bien, il me faut aussi être fondé à admettre [berechtigt sein, anzu-
nehmen] qu'existent les conditions sous lesquelles seulement cette
effectuation du devoir est possible » (cf. Traité de paix perpétuelle en
philosophie [1796], Pléiade, t. III, p. 426, n.) et soutenir en même temps que
le devoir d'agir en vue d'une certaine fin ne tire aucunement son objectivité
de ces conditions, tel est le paradoxe kantien.

IV. LA DOCTRINE DES POSTULATS DE LA RAISON PRATIQUE N'EST-ELLE PAS


L'EFFET ET LE SYMPTÔME DE L'ÉCHEC DE LA MORALE KANTIENNE ?

L'antinomie pratique vient de ce que la Critique de la raison pratique


commence par considérer l'homme abstraitement, par séparer par un coup de
force l'impératif catégorique et les impératifs pragmatiques, l'exigence
d'autonomie et la recherche nécessaire du bonheur. C'est la dissociation
dramatisée entre la conduite morale et la conduite prudentielle dont jaillit
l'antinomie et qui peut en être donc tenue pour responsable et être mise en
cause comme telle plutôt que d'examiner sa solution. Avant d'avoir à être
appréciée comme solution, c'est le problème dont elle est la solution
proposée qui doit être apprécié, est-il réel ? Faut-il dissocier, comme le fait
Kant, la morale et le bonheur ?
Les postulats sont, dans une certaine mesure, la reconnaissance de la
fausseté, la reconnaissance du caractère abstrait à tout le moins, du point de
vue de la moralité.
L'Analytique est la partie abstraite de la Cr. de la raison pratique, la
Dialectique est sa partie concrète : est maintenant pris en considération
l'autre source de valorisation, la faculté de désirer sensible qui réclame
satisfaction. Il s'agit de négocier une transaction entre les exigences de la
moralité et les besoins de la nature sensible (en s'inspirant de la transaction
proposée dans l'antithétique de la raison pure : s'ils sont exclusifs sur le
terrain phénoménal, ils peuvent être réconciliés sur un plan nouménal.
Les postulats servent à réparer in extremis, et dans les conséquences
seulement, ce qu'a d'inacceptable le dualisme kantien. Ce sont les consé-

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KANT – PHILOSOPHIE PRATIQUE – FRANÇOIS-XAVIER CHENET

quences du dualisme radical kantien : sein / sollen ; wohl / gut ;


Glückseligkeit / Pflicht ; pathologique / moral…
S'ils tentent de le faire, ils n'y parviennent pas pour autant ! Les pos-
tulats ne remédient pas réellement à ce dualisme, ils le soulignent plus qu'ils
ne le suppriment ! Un dualisme qui est d'ailleurs indépassable ; fausses
(ré)conciliations ; les postulats sont un faux dépassement de ce dualisme,
Dieu = Deus ex machina ; ce qui est rejeté comme hypothèse scandaleuse au
niveau spéculatif pour assurer l'accord concepts/choses est ici accepté ! ils
contribuent à accuser le gouffre plutôt qu'à construire un pont. La
réconciliation de la nature humaine et du devoir, de la vertu et du bonheur
est remise à l'au-delà, cette nuit où toutes les vaches sont grises et où tous
les termes inconciliables peuvent être pensés comme magiquement et
verbalement conciliés. Conciliation abstraite. Kant reconnaît le caractère
inintelligible de cette relation affirmée en comptant sur le monde intelligible
[!] pour la réaliser…Sur les impasses ou difficultés (?) de la morale
kantienne, voir la sévère mais salutaire critique hegelienne menée dans la
Phénoménologie de l'Esprit (chap. de « la vision morale du monde », trad.
J.-P. Lefebvre, Aubier, p. 400 sqq.)

V. LA DOCTRINE DES POSTULATS DE LA RAISON PRATIQUE FACE AUX


EXIGENCES DE LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE : LA CRITIQUE DE LA RAISON
PRATIQUE S'ACCORDE-T-ELLE AVEC LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE ?

1. La Critique de la raison pure fournit-elle vraiment à la Critique de


la raison pratique les prémisses dont elle a besoin ?

Peut-on reconnaître dans la doctrine de la distinction de deux mon-


des, sensible et intelligible, le philosophème de l'idéalisme transcendantal,
c'est-à-dire la doctrine de la distinction du phénomène et du noumène ?
Est-ce bien aux objets de la raison pratique qu'ouvre la Critique de la
raison pure ? Ce à quoi la Critique de la raison pure ouvre la porte et le
remplissement proposé par la Critique de la raison pratique sont choses hé-
térogènes : la distinction phénomène/noumène et son remplissement, ce
monde-ci, l'autre monde, un monde à venir, l'ici bas et l'au-delà ; la sponta-
néité des causes et l'autonomie morale, Dieu comme « Grund aller Möglich-
keiten » et Dieu comme « Weltrichter », « scrutator cordum », « Weltregie-
rer »…

2. Une extension pratique peut-elle ne pas contredire aux vues de la


Critique de la raison pure ? peut-elle se faire sans palinodie, l'extension
pratique n'est-elle pas une extension spéculative déguisée, rusée ? Le
dogmatisme, chassé par la porte « spéculative », ne fait-il pas son retour par
la fenêtre « pratique » ?

Le philosophème du kantisme n'est certes pas le philosophème


« positiviste » que notre raison ne peut s'étendre au supra-sensible, mais

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qu'elle ne peut s'y étendre par la voie spéculative : la voie pratique réalise à
sa manière ce que la voie spéculative semble fallacieusement promettre.
« S'il n'y a là aucune extension [keine Erweiterung] de la connais-
sance d'objets supra-sensibles donnés, il y a cependant une extension de la
raison théorique et de la connaissance relativement au supra-sensible en
général [in Ansehung des Übersinnlichen überhaupt], en tant que la raison
est forcée d'admettre [genötigt… einzuräumen] qu'il y a [daß es gebe] de
tels objets, quoiqu'elle ne puisse les déterminer plus exactement [näher
bestimmen], ni par conséquent étendre cette connaissance des objets elle-
même (qui sont maintenant donnés par un principe pratique et seulement
aussi pour un usage pratique) » (p. 145, corrigé). Ce que la raison
spéculative pensait comme problématique (immortalité, liberté, Dieu) est
désormais considéré comme donné, comme comportant une réalité objective
(pratique).
Admettons qu' « aucune proposition synthétique n'est possible par
cette réalité qui leur [les objets supra-sensibles] est reconnue [durch diese
eingeräumte Realität] » (cf. p. 144), mais leur reconnaître une réalité, cela
ne se peut que par une proposition qui, pour être « pratique », n'en est pas
moins synthétique !
Kant est tout de même ici sur la corde raide : on pénètre ou non
(quelle que soit la manière ou la profondeur de l'incursion) dans le supra-
sensible, on affirme ou non la réalité de ce dont on ne pouvait jusqu'alors
penser au plus que la possibilité. Si elle ne peut toujours pas déterminer (en
quoi consiste précisément la connaissance) des objets supra-sensibles – le
voile n'est pas levé sur leur nature, leur possibilité interne même (la psycho-
logie rationnelle, par exemple, n'est pas restaurée : aucune thèse dualiste
n'est formulée sur l'âme et son existence séparée, sur sa nature –, la raison
n'en est pas moins maintenant forcée d'admettre [annehmen, einräumen] la
réalité d'objets supra-sensibles (liberté, immortalité, divinité). Comment ne
pas tenir pour une connaissance, pour un accroissement de la connaissance,
l'affirmation même de la réalité du supra-sensible quand ce serait pour des
raisons exclusivement pratiques et quand nous n'en pénétrerions ni la
possibilité ni la nature ? D'autant plus que Kant constitue une théologie
pratico-dogmatique : le concept de l'être suprême ne reste pas indéterminé :
il doit être représenté sous des prédicats moraux (cf. not. p. 140, note et
Méthodologie de la Cr. de la faculté de juger téléologique).

3. Kant échappe-t-il même vraiment au dogmatisme spéculatif ?

La nécessaire connexion vertu /bonheur censée ouvrir au supra-sen-


sible (pratique), ne repose-t-elle pas bien plutôt sur une « Einsicht » dans le
supra-sensible ? :
Comment Kant peut-il écrire par exemple : « Car, avoir besoin du
bonheur, en être digne aussi et pourtant ne pas y participer, c'est ce qui ne
peut nullement se concilier avec le vouloir parfait d'un être raisonnable qui
aurait en même temps la toute-puissance » (Cr. r. pratique, p. 119)

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La vertu doit être récompensée, il doit y avoir une stricte proportion-


nalité du bonheur à la vertu : « la raison affranchie de toute considération
personnelle, si elle se mettait, sans faire entrer en ligne de compte un intérêt
particulier, à la place d'un être qui aurait à distribuer tout le bonheur aux
autres, ne pourrait pas juger autrement » (Cr. raison pure).
C'est une thèse proprement dogmatique, n'en déplaise à Kant, que
l'affirmation que la sainteté n'est accessible que si nous survivons à la mort
(bien que ce ne soit pas exactement la thèse dogmatique-spéculative de
l'indestructibilité de notre être) ; c'est une thèse dogmatique que le souverain
bien n'est possible que si Dieu existe.
Car une chose est d'affirmer que nous devons avoir les moyens de
réaliser la sanctification de notre vouloir et d'affirmer que nous sommes
pour ce faire immortels. Encore qu'il soit vrai que cette immortalité pratique
n'ait rien à voir avec l'affirmation de quelque chose concernant notre être
comme sujet substantiel, que ce ne soit pas affirmer l'indestructibilité d'une
substance que nous serions, c'est néanmoins aller bien au-delà que postuler
que les conditions sont d'une manière ou d'une autre données, nous
pénétrons [einsehen] d'une certaine manière dans la connaissance de la
manière dont cela est possible ; même chose, encore plus flagrante en ce qui
concerne le postulat de l'existence de Dieu.
Kant confond (cf. supra) entre ce que la morale postule
immédiatement et ce qui doit être représenté pour que ces exigences soient
satisfaites.
Il faudrait distinguer dans la doctrine kantienne entre les exigences
proprement dites de la moralité (sa réalisation complète, d'une part, et le
bonheur comme sanction de la vertu, d'autre part) et ce qu'il faut postuler,
d'après Kant, pour que ces exigences soient satisfaites (immortalité/Dieu).
Les Stoïciens seraient dans le vrai en liant à la moralité l'exigence de sa
réalisation complète et le bonheur comme sanction de la vertu. Mais dans le
faux parce qu'ils croient cette réalisation complète possible en cette vie et le
bonheur possible sans médiation par la seule vertu. La raison pratique
stoïcienne postule la réalisation complète de la moralité sans la situer dans
l'au-delà et la connexion vertu-bonheur sans faire appel à Dieu pour la
réaliser.
Ne revient-on pas tout simplement au dogmatisme ? Kant n'est pas
sans en convenir indirectement. Les Progrès de la métaphysique [1793]
distinguent un usage dogmatique-théorique [theoretisch-dogmatischer
Gebrauch] et un usage dogmatique-pratique de la raison [praktisch-dogma-
tischer Gebrauch], la praktisch-dogmatische et la theoretisch-dogmatische
Erkenntnis (cf. p. 27 not.)]. (Voir aussi Metaphysik Pölitz, K2, p. 790 « das
dogmatisch-praktische Argument »).

4. Quel statut peut avoir le glauben, la Vernunftglaube ?

On sait que Kant distingue trois modalités de la créance, de


l'assentiment [Fürwahrhalten]. Qu'est-ce donc qu'une foi rationnelle ? un

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cercle carré ? statut instable et incertain, jouant sur les deux tableaux ; ce
n'est pas purement subjectif, ce n'est pas non plus purement objectif, ce n'est
pas un savoir, mais ce n'est quand même pas une opinion : ni doxa, ni
épistémé… Qu'est-ce que le glauben ? un meinen malhonnête, dissimulant
sa nature purement subjective, se donnant des grands airs, un simple penser
que, croire que, subjectif, procédant à une élévation arbitraire de sa valeur,
réclamant d'être plus qu'un simple besoin subjectif, une prétention indue à
l'objectivité de quelque chose de simplement subjectif — ou alors un wissen
honteux ? un savoir qui ne veut pas se reconnaître, se savoir, qui n'ose pas
s'affirmer comme tel ? Un wissen trop modeste ? Un wissen s'ignorant
comme tel, une pensée finie s'enfermant dans sa finitude et renonçant à
croire à la puissance du concept ? Schopenhauer, pour la première
interprétation ; Hegel, pour la seconde.
5. Que devient donc le point de vue copernicien ? La philosophie
pratique de Kant est-elle bien au niveau de l'exigence manifestée par le
criticisme ? Pour expliquer l'accord des catégories a priori avec la nature,
Kant rejette en effet l'appel à Dieu comme la solution la plus insensée et la
plus paresseuse qui soit et élabore toute la doctrine de l'entendement légis-
lateur de la nature. Tout se passe comme si la philosophie kantienne se bor-
nait à déplacer le lieu et le moment de faire appel à Dieu. La différence est-
elle si grande avec les philosophies qui font appel à Dieu pour réunir ce qui
doit bien être uni, sans que l'on puisse voir comment cela se pourrait
naturellement (l'âme et le corps, la cause et l'effet, nos idées et les choses,
etc.) ? Retour en force du deus ex machina. C'est là la tactique habituelle du
dogmatisme métaphysique que de se tirer d'embarras dans les impasses que
crée la spéculation transcendante en faisant appel à Dieu…

VI. LA DOCTRINE DES POSTULATS FACE À L'ANALYTIQUE DE LA RAISON


PRATIQUE: LA DIALECTIQUE DE LA CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
S'ACCORDE-T-ELLE AVEC SON ANALYTIQUE ?

1. L'Analytique de la raison pure pratique enseigne que l'action par


devoir ne saurait avoir de mobile sensible, d'autre mobile que le respect
(sentiment a priori) pour le devoir et qu'elle n'a besoin d'aucun mobile autre
que le respect pour le devoir ; celui-ci y suffit parfaitement. La Dialectique
de la raison pure pratique semble enseigner que ce mobile ne suffit pas
absolument et que, si la vertu ne devait pas être récompensée, la vertu serait
chimérique ; la récompense de la vertu désintéressée, pour n'être pas le
principe de la morale, ne laisse pas d'en être le corrélat…
La morale a-t-elle, ou non, besoin d'un Triebfeder extra-moral ? il
s'avère au fond que le respect du devoir n'est pas un mobile suffisant, mais
qu'un mobile « pathologique » est nécessaire, que n'était la perspective du
bonheur, du bonheur dont on se rend digne certes, nous resterions sourds au
devoir…
Déjà dans la Cr. r. pure, Kant reconnaît que « sans un Dieu et sans
un monde actuellement invisible pour nous, mais que nous espérons, les

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magnifiques idées de la morale pourraient bien être des objets d'assentiment


et d'admiration [Gegenstände des Beifalls und der Bewunderung], mais ce
ne sont pas des mobiles d'intention et d'exécution [Triebfedern des
Vorsatzes und der Ausübung], parce qu'elles ne remplissent pas toute la fin
qui est assignée a priori précisément par cette même raison à tout être
raisonnable et qui est nécessaire » (TP, 547).

2. L'Analytique de la raison pure pratique enseigne que la morale n'a


pas rapport au bonheur, la Dialectique de la raison pure pratique rétablit ce
lien. L'eudémonisme fait un retour en force.
La morale kantienne retombe dans une certaine mesure dans
l'eudémonisme : le bonheur devient l'objectif final, avec un bémol : le
bonheur dans les limites de la moralité, le seul bonheur mérité par la vertu,
non plus la Glückseligkeit, mais la Glückwürdigkeit. Mais le bonheur n'est
pas tant un élément du souverain bien que l'objectif majeur, ce qui entraîne
une réévaluation de toute la morale. La morale ne juge pas les actions
d'après le bonheur qu'elles procurent, mais il n'empêche que la vertu doit
f i n a l e m e n t procurer le bonheur… La morale a bien rapport avec le
bonheur, mais pas un rapport immédiat, pas un rapport avec le bonheur
terrestre.
La doctrine kantienne ne revient-elle pas à avouer ingénuement que
la morale n'est pas désintéressée ? Comédie temporaire du désintéres-
sement : une fois le travail terminé, la vertu tend la main et réclame son
pourboire [Trinkgeld], dit Schopenhauer : « le devoir originairement
inconditionné postule pourtant à la fin une condition » (Monde, p. 657). La
vertu ne vise pas le bonheur, mais elle l'exige tout de même comme récom-
pense. La vertu doit être désintéressée, mais elle doit être récompensée… Le
bonheur n'est pas le principe de la morale, mais il en est le corrélat [nicht ein
Principium, sondern ein Correlatum]…
Le bonheur ne peut pas être le Bestimmungsgrund [mobile] de la
conduite morale, mais celle-ci peut légitimement l'avoir comme objet !
« La loi morale ne peut rien commander si elle ne se rapporte en
même temps au bonheur. Toute loi morale comporte une promesse et le
bonheur est, suivant la raison, le corrélat nécessaire du comportement moral
[…] Les lois morales comportent toujours, comme on l'a déjà dit, quelque
promesse. Les lois morales n'obligent que parce qu'elles sont liées au désir
de bonheur, autrement elles n'auraient pas de force pour contraindre […]. Le
bonheur n'est donc pas un principe mais le corrélat nécessaire de la morale,
parce qu'il est impossible que nous puissions être indifférents en ce qui tou-
che le bonheur […] Les lois morales n'ont aucune connexion naturelle avec
le bonheur parce que le cœur de la morale se trouve dans l'intention. La
pureté des intentions constitue seule la valeur morale. C'est pourquoi le
bonheur ne peut avoir, suivant l'ordre naturel, aucun lien avec la morale. Les
lois morales ne peuvent par nature rien nous promettre. […] Les lois
morales ont pour nature de contenir la condition suprême de toute dignité à
être heureux. Toutes les lois morales ont en même temps une perspective sur

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le bonheur [Prospekt auf die Glückseligkeit], elles sont donc liées à un


espoir. […] Nul homme ne peut renoncer à son bonheur, il doit donc sup-
poser un être qui le fait participer au bonheur en tant que son comportement
ne l'en rend pas indigne. L'espoir d'un autre monde est très précisément lié à
la morale, car nous espérons le prix [Wert] de notre comportement et nous
ne pouvons l'espérer que dans le monde à venir, parce que nous ne le trou-
vons pas dans ce monde présent. Seul l'espoir d'un autre monde peut donner
aux lois morales leur énergie » (Praktische Philos. Powalski).
Cela étant : « si les vertus des hommes étaient toujours récompensées
sur le champ d'un bonheur proportionné, la moralité serait transformée en
règle de prudence. Dans un monde où la moralité doit avoir lieu, il faut donc
que le vice ait des attraits et procure même un certain bonheur, afin que la
vertu ne naisse pas du simple intérêt » (Danziger Rationaltheologie)
Sans tomber forcément dans la lecture désobligeante de Kant que fait
Schopenhauer, on peut se demander au fond si Kant ne sous-estime pas la
difficulté, s'il parvient à tenir les deux bouts de la chaîne : d'un côté,
l'exclusion du bonheur comme principe et comme mobile et, de l'autre, sa
réintroduction du bonheur à titre d'objet de la raison pratique.

3. La morale kantienne semble ainsi retomber dans l'hétéronomie :


elle fait des lois morales des moyens indirects du bonheur ; menace d'une
dégradation de l'impératif catégorique en impératif pragmatique (bonheur
mérité, mais bonheur quand même).
Ce n'est plus tant l'autonomie que nous commande l'impératif moral,
il nous commande de nous rendre dignes du bonheur, de ne pas rechercher
le bonheur, mais seulement ce qui nous en rend dignes, une action rendant
possible le souverain bien.
Il faut reconnaître que Kant fait tout pour que la morale ne retombe
pas dans l'hétéronomie.
L'antinomie a lieu entre le principe de la moralité lui même (qui
exclut le bonheur comme mobile) et l'exigence du bonheur. Derrière le
conflit qui occupe le devant de la scène entre l'exigence de bonheur et l'im-
possibilité de l'assurer, il ne faut pas perdre de vue la raison de cette im-
possibilité même, qui est pour l'essentiel (en dehors du fait que, si la vertu
peut bien produire un contentement moral, ce contentement n'est pas le
bonheur et que le bonheur ne peut être engendré, à l'évidence de l'expérience
empirique, par la simple vertu) la nature même du principe de moralité.
Kant résout ce conflit en faisant du bonheur le corrélat de l'action
morale, la récompense que la vertu est en droit d'espérer parce qu'elle s'est
rendue digne de l'obtenir, une récompense qui lui soit proportionnée et qui
lui soit donnée par un être transcendant (c'est-à-dire sans connexion directe).
Kant résout l'antinomie en élaborant le concept d'un bonheur qui ne soit pas
produit naturellement par l'action qui serait alors condamnée à en devenir
ipso facto le simple moyen, ce qui ruinerait le principe de la moralité. Le
problème de l'antinomie pourrait se formuler : comment penser une liaison
entre moralité et bonheur qui introduise le bonheur dans la morale sans la

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ruiner ? Kant affirme que l'on peut penser un type de liaison entre la vertu
et le bonheur qui ne ruine pas la morale. Parce que la vertu ne produit pas
directement le bonheur, parce qu'elle n'en est pas la cause efficiente – et
qu'elle ne peut ainsi le transformer en fin dont elle serait le moyen –, mais
que le bonheur est indirectement (par l'intermédiaire d'un être transcendant
le répartissant au prorata de la vertu) la conséquence de la vertu : il peut être
présent au cœur de la morale comme horizon d'espérance sans devoir être
transformé pour autant en mobile immédiat de l'action morale.
Mais si Kant prend toutes ses précautions pour que le bonheur ne soit
pas transformé en mobile de l'action morale, s'il est vrai qu'en me
conduisant moralement je ne prends pas mon bonheur sensible en
considération mais me donne une loi de liberté à l'égard des inclinations
sensibles, et qu'en ce sens la conduite morale a un autre principe que la
recherche du bonheur, dans quelle mesure pourtant la perspective de sa
récompense espérée ne tend-elle pas à la transformer en moyen indirect ?
Pour ne pas viser directement le bonheur, elle le vise indirectement ; cela ne
revient-il pas à reconnaître que la raison n'est pas vraiment totalement
législatrice ? Cela ne revient-il à relativiser la disjonction
pratique/pragmatique : fais ce qui te rend heureux - fais ce qui te rends
digne de devenir heureux, fais ce qui te rend immédiatement heureux - fais
ce qui finira par te procurer le bonheur.
Si l'enjeu d'une Critique de la raison pratique est d'établir que la
raison peut fournir à la volonté un principe de détermination totalement
indépendant du principe de bonheur, reconnaître, comme le fait Kant, que ce
principe ne fournit qu'un bien suprême mais pas un bien complet et que
nous ne pouvons prendre à l'égard de la recherche du bonheur qu'une
distance partielle (ne pas le prendre comme objet direct de notre faculté de
désirer, mais qu'il le demeure indirectement), c'est avouer que l'empire de la
raison pratique ne va pas loin…

VII. LA DOCTRINE DES POSTULATS, LA MÉTAPHYSIQUE PRATIQUE TIENT-ELLE


TOUS LES ESPOIRS AUXQUELS ELLE S'ALIMENTAIT ? LA MÉTAPHYSIQUE
PRATIQUE KANTIENNE TIENT-ELLE SES PROMESSES ? PLUS LARGEMENT QU'EN
PENSER ?

Le triomphalisme est-il de mise ?


– Une théologie pratique est-elle possible sans une assise spécu-
lative ? Une théologie pratique peut-elle se passer de l'appui préalable d'une
théologie physique ?
Si la raison théorique avait déjà conduit à chercher du côté d'un être
divin la raison de l'harmonie et de l'ordre dans la nature physique, on
pourrait moins arbitrairement chercher en Dieu la condition de la connexion
harmonique de la vertu et du bonheur dans le monde moral. Mais, à défaut
de toute physico-théologie spéculative, la démarche conduisant à ériger
Dieu en condition du souverain bien ou, ce qui revient au même, de l'ordre
moral, peut paraître insuffisamment fondée. De quel droit exiger que l'on

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KANT – PHILOSOPHIE PRATIQUE – FRANÇOIS-XAVIER CHENET

rattache à une cause divine un ordre moral s'il est vrai que l'ordre physique
ne l'exige pas du tout ?
– La théologie morale a-t-elle sur la théologie physique tous les
avantages dont Kant la pare ? Fournit-elle bien un concept déterminé de
Dieu, concept que la théologie physique serait incapable de fournir ? Faut-il
bien – simplement pour assurer la connexion vertu-bonheur chez l'homme –
une cause omnisciente, toute-puissante, omniprésente, etc. ? Le concept de
Dieu pourrait bien rester aussi insuffisamment indéterminé sur le plan moral
que sur le plan physique et la théologie pratique pourrait bien avoir besoin,
à son tour, d'une censure aussi sévère que celle qu'a fait subir Hume à la
théologie physique et dont Kant entérine les attendus.
– La métaphysique pratique n'est-elle pas condamnée à rester très
limitée ? Une métaphysique tout à fait floue (l'immortalité et Dieu-rémuné-
rateur sont, si je puis dire, « le seul texte » de la métaphysique pratique (tout
comme le Je pense est le mince texte sur lequel tente de broder vainement la
psychologie rationnelle. « Die natürliche Religion enthält nichts mehr als
einen Glauben an einen heiligen Gesetzgeber, gütigen Regierer und
gerechten Richter » (Metaphysik L 1).
La morale peut-elle rendre le service qu'en attend Kant (suffire à
nous faire connaître l'immortalité de notre être ; suffire à nous faire connaî-
tre Dieu comme infiniment sage, juste, tout-puissant, omniscient, etc.
(déterminer entièrement le concept de Dieu) ?
– Cette métaphysique pratique n'est-elle pas appelée à venir buter,
sans être en meilleure posture, sur la plupart des problèmes que rencontrait
la métaphysique spéculative, problèmes qui engendrent disputes et
scepticisme pour finir ? (la survie, le statut de cet état devient-il plus aisé à
admettre ? Comment, sous quelle forme se réalise le souverain bien, en quoi
consiste-t-il ?) On retrouve sans tellement plus de lumière tous les
problèmes que la métaphysique spéculative était impropre à résoudre, cf. le
problème du mal dans le monde : pourquoi le juste est-il tout de même dans
la misère et le malheur ? Que vaut le remède s'il vient buter sur les mêmes
problèmes enfin de compte et sans être tellement mieux armé ? Cf. Sur l'in-
succès de tous les essais philosophiques de théodicée [1791], quelle
différence avec Leibniz ? La fin de toutes choses [1794] sur la vie après la
mort ou plutôt le passage du temps à l'éternité…
– Une métaphysique excessivement dépendante du christianisme,
diront les uns, une interprétation-sollicitation abusive des prémisses morales
dans le lexique chrétien, diront les autres. Les uns reprochent ici à Kant de
trop penser en chrétien (et en cela, non philosophiquement) et d'importer le
christianisme dans la morale. Les autres, à l'inverse, lui reprochent
d'importer sa philosophie dans le christianisme et d'ériger ainsi le
christianisme en religion de la raison ! Ni le christianisme, ni la philosophie
ne semblent y avoir toujours trouvé leur compte.
La métaphysique pratique apparaît comme une simple transposition
métaphysique, une simple rationalisation philosophique du christianisme.
On peut se demander si l'interprétation immédiatement judéo-chrétienne que

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KANT – PHILOSOPHIE PRATIQUE – FRANÇOIS-XAVIER CHENET

Kant donne des exigences morales s'impose par soi ou si elle ne résulte pas
d'une discutable sollicitation judéo-chrétienne.
On peut se demander si l'exigence pratique d'une connexion vertu-
bonheur qui conduit à postuler une cause transcendante pour qu'elle soit
satisfaite implique bien la représentation proprement religieuse d'un Dieu
rémunérateur et juge. Kant passe en effet de la représentation qui pourrait
(et devrait peut-être) rester indéterminée d'un être suprême chargé d'assurer
une connexion appropriée entre la vertu et le bonheur qu'elle mérite à la
représentation, proprement religieuse et judéo-chrétienne, d'un être récom-
pensant la bonne conduite, scrutant les cœurs pour déterminer la pureté de
l'intention (cf. Cours de métaphysique, trad. M. Castillo, Le Livre de poche,
p. 435). Au saut que constitue l'affirmation que le souverain bien auquel
nous aspirons est réel vient s'ajouter celui par lequel est affirmé le Dieu
judéo-chrétien.

VIII. LES SOUPÇONS PLANANT SUR LES CRITIQUES DU FAIT DE LA DOCTRINE


DES POSTULATS

Sur la Critique de la raison pure. La CRP est trop clairement faite


pour rendre possible la métaphysique pratique, pour qu'elle n'en paraisse pas
un résultat suspect. La critique de la raison spéculative est rongée de l'inté-
rieur par son projet d'ouvrir la voie à une métaphysique pratique.
Sur la Critique de la raison pratique. Davantage : l'analyse de la
morale elle-même peut être suspectée de travailler délibérément à fournir les
prémisses de la métaphysique pratique. Il faut que le devoir ne repose pas
sur la perspective du bonheur, que nous ne devenions pas heureux par la
seule observance du devoir, car si c'était le cas (si nous étions déjà heureux
par l'action morale), « nous n'aurions plus à compter sur un état heureux à
venir ni sur un être qui pourrait nous aider à y parvenir » (Cf. Leçons sur la
théorie philosophique de la religion, 1783-84, p. 147, Le Livre de poche). Il
faut que le bonheur soit éliminé de la morale pour qu'il puisse être au
fondement de la religion. Il faut proscrire le bonheur comme fin morale pour
le retrouver comme espérance religieuse. La détermination exacte du
principe de moralité est donc un enjeu majeur. Si elle était une Glück-
seligkeitslehre, la morale rendrait la religion inutile, il ne faut donc pas
qu'elle le soit !

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KANT – PHILOSOPHIE PRATIQUE – FRANÇOIS-XAVIER CHENET

ORIENTATIONS

BIBLIOGRAPHIQUES

a / Introductions, exégèses

L’étudiant dispose heureusement d’un bon choix d’introductions valables et accessi-


bles à la morale de Kant, dont certaines sont même excellentes : (*) signale les ouvrages les
plus précieux.

– (*) Victor DELBOS : La philosophie pratique de Kant [1905],


reédition PUF, 1963.
– (*) Victor DELBOS : introduction à son édition des Fondements de
la métaphysique des moeurs, éd. Delagrave.
– (*) Ferdinand ALQUIÉ : La morale de Kant, CDU/ SEDES.
– (*) Ferdinand ALQUIÉ : Introduction à Kant, Critique de la raison
pratique, trad. Picavet, PUF, rééd. coll. « Quadrige ».
– Joseph VIALATOUX : La morale de Kant, dans la coll. « Ini-
tiation philosophique ». PUF
— Jacques MUGLIONI : Commentaire des Fondements de la méta-
physique des moeurs ; à la suite de son édition des Fondements, Bordas,
1988.
– Emile BOUTROUX : La philosophie de Kant. Rééd. Vrin ;
v. 3ème partie, pp. 273 sqq.
– Bernard CARNOIS : La cohérence de la doctrine kantienne de la
liberté, éd. du Seuil, 1973.
– Otfried HÖFFE : Introduction à la philosophie pratique de Kant,
Albeuve, 1985 ; nouvelle éd. enrichie d’un chapitre, Vrin, 1994.
– Gerhard KRÜGER : Critique et morale chez Kant [1931], trad.
M. Régnier, Beauchesne, 1961 (voir surtout le chap. II : « L’analyse de la
moralité dans l’impératif catégorique », pp. 83-157).
— Jean LACROIX : Kant et le kantisme, « Que sais-je ? », n° 1213,
pp. 82-108.
– Georges PASCAL : Pour connaître la pensée de Kant, Bordas,
rééd. régulières. Très (trop) scolaire, mais utile pour un premier contact.
– Alexis PHILONENKO : L’Œuvre de Kant, t. II, Vrin, 1972,
pp. 89-177.
— Eric WEIL : Philosophie morale, Vrin, 1961, rééd. 1970

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Articles ou contributions utiles :


– « Actualité de la morale de Kant », Cahiers philosophiques
(CNDP) [Reprise d’entretiens entre Eric Weil, Louis Guillermit, Etienne
Borne et Jean-Pierre Vernant].
– Claude ROUBINET : « La vie morale concrète selon Kant », Les
Etudes philosophiques, 1967, pp. 47-67
– François MARTY : « La typique du jugement pratique pur »
Archives de philosophie, oct. 1955, pp. 56-87.
– Joseph MOREAU : « Kant et la morale », Archives de philosophie,
avril-juin, 1962, pp. 163-184.
– Olivier REBOUL : « Prescription ou proscription ? Essai sur le
sens du devoir chez Kant. » Revue de métaphysique et de morale, 1967,
pp. 295-320.
– Pierre LABERGE : « Comprenons-nous enfin le sens de la formule
de l’impératif catégorique ? », Les Etudes philosophiques, 1978, pp. 273-
289.
— Eugène DUPRÉEL : Traité de morale, 2 vol., Bruxelles, 1932,
rééd. Voir surtout, t. I, pp. 152-175.
– Alfred FOUILLÉ : Critique des systèmes de morale contempo-
raine, 4ème éd., Germer-Baillière/ Alcan, 1889, livre IV : « La morale kan-
tienne », pp. 127-239.
— René LE SENNE : Traité de morale générale, PUF, coll. « Logos
», 1942. Voir surtout « L’homme du devoir d’après Kant », pp. 232-256. v.
aussi réflexion sur les morales du devoir, pp. 450 sq.
— Louis LAVELLE : Traité des valeurs, 2 vol., coll. « Logos »,
1951-1955, PUF ; rééd. coll. « Dito », PUF.
— Jacques MARITAIN : La philosophie morale. Examen historique
des grands systèmes, Gallimard, 1960, cf. chap. VI, pp. 124-154.
– Michel GOURINAT : De la philosophie, Hachette, 1969, t. I,
pp. 415-479.
– Marc-André BLOCH : Les tendances et la vie morale, PUF, 1948,
section I, chap. III et IV, pp. 43-65.

b / Réception, discussions, prolongements

FICHTE : Fondements du droit naturel [1796], trad A. Renaut, PUF,


coll. « Epiméthée », 1984. - Le système de l’éthique [1798], trad. P. Naulin,
PUF, coll. « Epiméthée », 1986.
Voir notamment : Xavier LÉON : La philosophie de Fichte, Alcan,
1905 Xavier LÉON : Fichte, 3 vol. A. Colin, 1923 sq, réédités.
HEGEL : Le droit naturel [1802], trad. A. Kaan, Gallimard, coll.
« Idées », 1972. Voir notamment les pp. 90-97. [Ou : Des manières de
traiter scientifiquement du droit naturel, trad. B. Bourgeois, Vrin, 1972] et
commentaire, B. BOURGEOIS : Le droit naturel de Hegel. Commentaire,

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Vrin, 1986, voir chap. IV : L'échec général de la législation pratique du


formalisme, pp. 177-234.
Phénoménologie de l’esprit [1807], chap. V, La raison, C. L’indi-
vidualité qui se sait elle-même réelle en soi et pour soi-même, b) la raison
législatrice et c) la raison examinant les lois, trad. J. Hyppolite, Aubier, t. I,
pp. 343 sqq. ; trad. J.-P. Lefebvre, Aubier, 1991, pp. 358 sqq].
Et chap. VI, L’esprit, C. L’esprit certain de soi-même, la moralité,
trad. J. Hyppolite, Aubier, t. II, pp. 142 sqq ; trad. Lefebvre, pp. 398 sq.
Encyclopédie des sciences philosophiques [1817], La moralité,
§§ 503 sqq. Voir trad. B. Bourgeois, t. III, Philosophie de l’esprit, Vrin,
1988 ou trad. de Gandillac, Gallimard.
Principes de la philosophie du droit [1821]. Trad. R. Derathé, Vrin,
1975 (cf. surtout « le bien et la conscience », §§ 129-140).
Leçons sur l’histoire de la philosophie [1823-1826], trad. P. Garni-
ron, t. 7, Vrin, 1991, pp. 1879-1984.
Voir :
– Jean HYPPOLITE : Genèse et structure de la phénoménologie de
l’esprit, Aubier, t. I, pp. 343 sqq ; t. II, pp. 543 sqq.
— Eugène FLEISCHMANN : La philosophie politique de Hegel,
Plon, 1964, rééd. Gallimard, coll. « Tel », 1992, pp. 131-176.
– Bernard QUELQUEJEU : La volonté dans la philosophie de Hegel,
Seuil, 1973, pp. 215 sqq.
- André STANGUENNEC : Hegel critique de Kant, PUF, 1985,
pp. 187-224.
- Jean-François KERVÉGAN : « Le problème de la fondation de
l’éthique : Kant, Hegel » Revue de métaphysique et de morale, 1990, pp. 33-
55.
- Jacques D’HONDT : « Les exemples kantiens de moralité et la
critique hégelienne » in Interprétations de Kant, Cahiers Eric Weil, III,
P. U. de Lille, 1992, pp. 25-37.
– Martial GUEROULT : « Les "déplacements" (Verstellungen) de la
conscience morale kantienne selon Hegel », in Hommage à Jean Hyppolite,
PUF, coll. « Epiméthée », 1971, pp. 47-80.
SCHOPENHAUER : Le fondement de la morale [1839], éd. Alain
Roger, Aubier, 1978 (ou éd. Le Livre de poche). — Le monde comme
volonté et comme représentation, Suppléments, « Critique de la philosophie
kantienne » [1844], v. trad. Burdeau-Roos, PUF, pp. 645-660.
MILL, John Stuart : L’utilitarisme [1861], édition Georges Tanesse,
Flammarion-Champs, 1988.
RENOUVIER : Essais de critique générale, 2ème essai, chap. XXI,
[1859]. — Science de la morale [1869], t. I, pp. 117 sqq, pp. 168 sqq et
chap. XXVIII. — Doctrine de Kant [1906], Alcan.
Voir Roger VERNEAUX : Renouvier disciple et critique de Kant,
Vrin, 1945, pp. 98-109.

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NIETZSCHE : Par delà le bien et le mal [1886]. - La généalogie de


la morale [1887].
Kant croit à la morale, il ne doute pas un instant du bien-fondé de la morale
ordinaire, il la considère comme donnée, il ne s’agit pour lui que de fonder ce donné, alors
qu’il devrait la mettre en cause, la constituer en problème.
La morale kantienne est typiquement une morale ascétique : « La morale pour la
morale : stade important de la dénaturation ». Kant est un faux-monnayeur proclamant des
prétendues valeurs transcendantes à la vie. Le respect kantien pour la personne humaine
procède de la haine des forts. Le désintéressement kantien n’est que l’utilitarisme foncier
du troupeau qui impose aux forts de renoncer à eux-mêmes (le désintéressement, c’est
l’intérêt des autres !).
Il n’y a pas de morale rationnelle possible. La raison ne saurait être elle-même
pratique. La raison pratique est une faculté inventée pour rendre compte d’habitudes et
instincts sociaux qui ne se présentent comme des impératifs que parce qu’ils sont affaiblis
et ont cessé d’être automatiques.
Un code moral ne saurait être autonome : il n’est que le symptôme des instincts
biologiques et sociaux, « les morales ne sont elles-mêmes que le langage chiffré des
passions […] et les passions elles-mêmes, le langage chiffré des fonctions organiques. »
(Par delà le bien et le mal).
Voir Olivier REBOUL : Nietzsche critique de Kant, PUF, 1974,
chap. II : La morale, pp. 61-108.
LAGNEAU : Cours sur Dieu in Célèbres leçons et fragments, PUF,
1950. Voir les sections II et III : Les preuves fondées sur la conscience du
devoir, et Examen critique de la preuve de Kant. (pp. 228-247).
SCHELER : L’homme du ressentiment [partie de : Vom Umsturz der
Werte] [1915], trad. anonyme, Gallimard, 1958 ; rééd. « Idées ». Ouvrage
méconnu.
Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs [1916], trad. M. de
Gandillac, Gallimard, 1955 ; réédité. [L'un des ouvrages les plus puissants de philosophie
morale et de réflexion critique sur la morale kantienne. Hélas massif et difficile].
Kant aurait eu le mérite de rompre avec toute éthique des biens et des buts, il a
rejeté l’éthique inductive, il a vu l’apriorité de la morale, mais
a) il a eu le tort de réduire l’a priori au formel. Une éthique peut être apriorique et
s’appuyer sur des données. Les valeurs sont données a priori dans une intuiton [ein Fühlen]
spécifique. L’éthique doit être a priori, cela ne l’empêche pas d’être « matériale ».
b) Pour qu’il y ait obligation, il faut, en outre, qu’une valeur ait été saisie. L’in-
tuition des valeurs prime nécessairement l’obligation. Le devoir est fondé et non fondateur,
toujours second, jamais premier. C’est l’axiologie qui fonde la morale. Kant croit à tort
qu’il n’y a le choix qu’entre le formalisme et l’eudémonisme.
Voir Maurice DUPUY : La philosophie de Max Scheler, PUF, coll.
« Epiméthée », t. II, pp. 447 sqq.
BERGSON : Les deux sources de la morale et de la religion [1932],
Alcan, v. Œuvres, éd. du centenaire, PUF, 1959.
WEIL, Eric : Philosophie morale, Vrin, 1961.

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RAWLS, John : Théorie de la justice [1971], trad. Catherine Audard,


éd. du Seuil, 1987. — « Le constructivisme kantien dans la théorie morale »
in Justice et démocratie [1980], trad. Catherine Audard, Seuil, 1993, pp. 71-
152. Sur Rawls, voir Otfried Höffe : « Dans quelle mesure la théorie de
Rawls est-elle kantienne ? » in Individu et justice sociale. Autour de John
Rawls, ouvrage collectif, coll. « Points », Seuil, 1988, pp. 54-72. Voir aussi
Monique Canto-Sperber : La philosophie morale britannique, PUF, 1994.
HABERMAS, Jürgen : Morale et communication [1993], trad.
Christian Bouchindhomme, éd. du Cerf, 1991. — De l'éthique de la discus-
sion, trad. Mark Hunyadi, éd. du Cerf, 1992 : voir notamment le chap. I :
Les objections de Hegel à Kant valent-elles contre l'éthique de la
discussion ?, pp. 15-47. V. Jean-Marie FERRY : Habermas, l'éthique de la
communication, PUF, 1987. Voir aussi Karl-Otto APEL : Discussion et
esponsabilité, t. 1 [seul paru] L'éthique après Kant, Cerf, 1996. Toute la
riche bibliographie de la « Diskursethik » serait ici à signaler.
JONAS, Hans : Le principe responsabilité [1979] trad. Jean Greisch,
éd. du Cerf, 1990. Voir notamment, pp. 128 ssq, 171 sqq.

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TABLE DES MATIÈRES

I. LES FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS


[GRUNDLEGUNG DER METAPHYSIK DER SITTEN, 1785] 3

Première section 4

Deuxième section 8
Récapitulation. 18

Troisième section 23

II. LA CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE [KRITIK DER


PRAKTISCHEN VERNUNFT, 1788] 25

Préface 25

Introduction 26

I. Analytique de la raison pure pratique 28


1. Analytique des principes 28
B. « Déduction » des principes de la raison pure pratique 37

2. Analytique des concepts : 44

du concept d'un objet de la raison pure pratique 44


a. Le concept du bien et du mal ne doit pas être déterminé avant la loi morale.
L'Analytique des principes doit précéder l'Analytique des concepts 44
b. L'Analytique de la raison pure pratique doit précéder la Dalectique 46

3. Comment la loi morale peut déterminer les mobiles de la volonté (p. 75 sq) 50

4. Eclaircissements critiques sur l'Analytique 55

III. DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE DANS LA


DÉTERMINATION DU SOUVERAIN BIEN 60

Antinomie de la raison pratique 62

La doctrine des postulats de la raison pratique 66


Introduction : de la prévalence [Primat] de la raison pratique sur la raison pure
spéculative 66
Les postulats 68
L'élargissement au point de vue pratique [Erweiterung in praktischer Absicht]
de la raison pure ne se confond pas avec une extension spéculative 76
Nature de l'assentiment [Fürwahrhalten] venant d'un besoin [aus einem
Befürdnisse] de la raison pure [pratique] 81
Du rapport sagement proportionné des facultés de connaître de l'homme à sa
destination pratique 84

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APPENDICES 86

I. LA MORALE KANTIENNE EN PROCÈS - LES GRANDS CHEFS


D’INCULPATION CLASSIQUES DE LA « MORALE » KANTIENNE 86

I. Critiques intrinsèques 87
A. Mise en cause du concept cardinal de la morale kantienne : le concept
d'impératif catégorique. Un impératif catégorique comme tel est-il possible ? 87
B. Mise en cause de la règle cardinale de la morale kantienne : la maxime
d'universalisation 87
C. Mise en cause de la possibilité même d'un formalisme moral : la morale
kantienne permet-elle de déterminer nos devoirs ? 89
D. La morale kantienne serait une morale inapplicable, elle condamnerait en
tout cas à l'impusssance en ôtant tous les moyens d’action. 90
E. Mise en cause de la consistance de la morale kantienne 90
F. La morale kantienne ne serait qu'une pseudo-morale de l’autonomie : 90
G. Kant veut sauver la morale en lui ôtant toute fondation métaphysique : 91
H. Kant ôterait son assise nécessaire à la morale en la rendant indépendante de
toute religion. 91

II. Critiques extrinsèques 91


A. Morale kantienne et religion (judéo-chrétienne) 91
B. On lui reproche son formalisme et son subjectivisme 92
C. On lui reproche son anti-eudémonisme 93
D. On lui reproche d'être une morale d'homme privé de « sens moral » 93
E. On lui reproche d'être une morale froide, triste, sans joie. 94
F. On lui reproche de ne rien savoir faire d'autre que d'interdire. 94
G. La morale kantienne serait typiquement une morale d’esclaves. 94
H. La morale kantienne serait une morale tendue, crispée et disgracieuse : 95
I. La morale kantienne serait une morale archaïque du tabou dans la mesure où
elle commande absolument : 95
J. La morale kantienne serait une morale janséniste, sans casuistique, refusant
de prendre en compte les cas, la complexité des situations. 95
K. La morale kantienne serait une morale inhumaine : 95
L. La morale kantienne serait une morale passe-partout, 95
M. La morale kantienne serait une morale nivelante, 96
N. La morale kantienne serait une morale élitiste, 96
O. La morale kantienne serait une morale bourgeoise 96
P. La morale kantienne serait une morale hypocrite : 96
Q. La morale kantienne serait une morale de la simple intention qui ne se
soucierait pas du résultat, une morale de la bonne conscience se dispensant de
l’obligation de résultat. 96
R. La morale kantienne serait une morale abstraite : 97

II. MISE AU POINT : KANT ET LE BONHEUR 99


A. Le bonheur peut tout de même faire, dans certains cas, l'objet d'un devoir. La
morale kantienne n'écarte absolument ni l'action visant à assurer notre bonheur
individuel (terrestre), ni le bonheur d'autrui. 101
B. La reconnaissance du bonheur comme fin naturelle inévitable 105
C. Le bonheur ne saurait constituer le principe de la moralité. 106
D. Le bonheur ne saurait être le mobile de la moralité 110
Le Souverain bien : connexion [Verknüpfung] de la vertu et du bonheur 114

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III. RÉFLEXIONS SUR LES DIFFICULTES DE LA DOCTRINE


KANTIENNE DU SOUVERAIN BIEN 119

I. Le concept cardinal de toute la postulation de la raison pratique : le souverain bien


119

II. Quelle objectivité peuvent avoir les postulats de la raison pratique : quelle
objectivité la synthèse pratique peut-elle réclamer ? Que peut prouver un besoin ? 126

III. La doctrine des postulats et le sort de la morale : le « cynisme » kantien : la


morale ne sort-elle pas fragilisée à l'extrême de la doctrine des postulats de la raison
pratique ? 127

IV. La doctrine des postulats de la raison pratique n'est-elle pas l'effet et le symptôme
de l'échec de la morale kantienne ? 129

V. La doctrine des postulats de la raison pratique face aux exigences de la Critique de


la raison pure : la Critique de la raison pratique s'accorde-t-elle avec la Critique de la
raison pure ? 130

VI. La doctrine des postulats face à l'Analytique de la raison pratique: la Dialectique


de la Critique de la raison pratique s'accorde-t-elle avec son Analytique ? 133

VII. La doctrine des postulats, la métaphysique pratique tient-elle tous les espoirs
auxquels elle s'alimentait ? La métaphysique pratique kantienne tient-elle ses
promesses ? Plus largement qu'en penser ? 136

VIII. Les soupçons planant sur les Critiques du fait de la doctrine des postulats 138

ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES 139


a / Introductions, exégèses 139
b / Réception, discussions, prolongements 140

Table des matières 144

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