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Ce que faire de l’histoire voulait dire dans l’Égypte du XIXe siècle : Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī (1801-

1873)1

Was ist es, das


An die alten seeligen Küsten
Mich fesselt, dass ich mehr noch
Sie liebe, als mein Vaterland ?

Hölderlin, « Die Einzige » (Erste Fassung)

La plupart des écrivains égyptiens du XIXe siècle, formés dans le système religieux ou
instruits dans les écoles du prince, mis à la question par plusieurs générations d’orientalistes et
d’historiens, furent sommés de s’expliquer : étaient-ils déjà nationalistes ou pas encore ? Et leur
mentalité, était-elle encore traditionnelle ou déjà moderne ? Dans le premier cas, on présupposait de
manière téléologique l’avènement d’un État national au XXe siècle, dont les racines étaient projetées
au siècle précédent et inventées comme des reliques dans les textes où on les cherchait ; dans le
second, l’existence d’une dichotomie entre une tradition islamique, forcément sclérosée, et une
modernité conquérante, inspirée par l’Europe, affirmée ; dans les deux, économie faite de définir
rigoureusement et d’historiciser surtout les termes qui articulaient les taxinomies des hommes et leurs
idées : nationalisme, tradition, modernité.
Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī fut l’un de ces questionnés, le témoignage délivré partant suspect2. Il
naquit à Ǧirǧā, en Haute-Égypte, en 1801, dans une branche appauvrie d’une grande famille de
descendants du Prophète qui avait jadis donné à la ville son saint patron, Sayyidī Abū l-Qāsim al-
Ḥusaynī, honoré d’un pèlerinage annuel, et maints savants et lettrés. Auprès de son père, qui mourut
peu après sa naissance, de ses oncles maternels, il mémorisa le Coran et les textes de base utilisés,
dans la pédagogie d’al-Azhar, comme supports des commentaires qui constituaient le cœur de
l’enseignement religieux en langue arabe, droit, science des Traditions prophétiques (hadith) ou
soufisme. Il put aller outre le cursus normal de l’époque, et découvrir, grâce à quelques cheikhs
ouverts à la pensée européenne, le cheikh al-Fuḍālī (m. c. 1820-1821), le cheikh Ḥasan al-ʿAṭṭār
(1766-1835), ses premiers ouvrages occidentaux traduits en arabe. Ce cheikh al-ʿAṭṭār le proposa à
Muḥammad ʿAlī, qui s’était saisi du pouvoir en 1805 et attelé à bâtir un État dynastique, pour officier
comme imam de la mission des étudiants « égyptiens », en réalité membres de l’élite de cour de

1
Je remercie Catherine Mayeur-Jaouen et Didier Inowlocki pour leur minutieuse relecture.
2
Les deux sources principales sur al-Ṭahṭāwī sont une biographie composée par son disciple Maǧdī Ṣāliḥ, Ḥilyat
al-zaman bi-manāqib ḫādim al-waṭan. Sīrat Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, éd. Ǧamāl al-dīn al-Šayyāl, Le Caire,
Muṣṭafā al-Bābī al-Ḥalabī, 1957, et les Ḫiṭaṭ al-tawfīqiyya al-ǧadīda de ʿAlī Mubārak, ministre de l’éducation et
des travaux publics à l’époque du khédive Ismāʿīl, qui travailla avec al-Ṭahṭāwī (vol. XIII, p. 53-56 de l’édition
de Būlāq). Elles sont reprises par toutes les biographies ultérieures : Ǧūrǧī Zaydān, Mašāhīr al-šarq fī al-qarn
al-tāsiʿ ʿašar, Le Caire, Dār al-Hilāl, 1922, vol. 2, p. 22-26 ; Ǧamāl al-Dīn al-Šayyāl, Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī,
Le Caire, Dār al-Maʿārif, 1958 ; Ḥusayn Fawzī al-Naǧǧār, Rifāʿa al-Ṭahṭāwī rāʾid fikr wa-imām nahḍa, Le
Caire, Al-Dār al-Miṣr iyya li-l-taʾlīf wa-l-tarǧama, 1975 ; Muḥammad ʿImāra, Rifāʿat al-Ṭahṭāwī, rāʾid al-
tanwīr fī al-ʿaṣr al-ḥadīṯ, Le Caire, Dār al-šurūq, 2007 [1984]. En anglais : John Heyworth-Dunne, « Rifā’ah
Rāfi’ aṭ-Ṭahṭāwī : The Egyptian Revivalist », Bulletin of the School of Oriental Studies, vol. IX, n°4, 1939, p.
961-967 / vol. X, n°2, 1940, p. 399-415.

1
culture turco-persane, à Paris. Il y vécut et étudia sous la Restauration des Bourbons et au début du
règne de Louis-Philippe entre 1826 et 1831.
À son retour il publia le célèbre L’Or de Paris (Taḫlīṣ al-ibrīz fī tārīḫ bārīz) qui narre son
expérience européenne dans la forme classique du récit de voyage, la riḥla, pratiqué autrefois par Ibn
Baṭṭūṭa et remployé à la même époque par le grand prosateur syrien de la Renaissance arabe, Fāris
Šidiyāq (1805-1887). Al-Ṭahṭāwī commença une longue carrière au service de la dynastie régnante,
dans les écoles ouvertes pour former les fonctionnaires de l’appareil d’État en construction (écoles de
médecine et vétérinaire, militaires, de traduction et d’administration) puis, à la fin de sa carrière, au
ministère de l’éducation et dans la presse officielle.
Il fut le maître d’œuvre du mouvement de traduction d’œuvres européennes en arabe en
Égypte , au sein des différents départements et écoles créés ou fermés par Muḥammad ʿAlī et ses
3

successeurs au gré des circonstances politiques. Al-Ṭahṭāwī évoque, en son récit parisien, une dizaine
de traductions soumises à la critique des orientalistes français, les rescapés de l’Expédition d’Égypte,
comme Jomart (1777-1862), et les notables de la Restauration, comme Sylvestre de Sacy (1758-
1838) : de l’ « histoire » (un résumé de l’histoire d’Alexandre le Grand, de la mythologie grecque, un
livre sur les mœurs et coutumes des nations4), la Géographie de Malte-Brun (1775-1826) et de la
littérature technique (extraction minière, ingénierie, hygiène, presse). Exilé à Khartoum dans les
années 1850, al-Ṭahṭāwī y traduisit le Télémaque de Fénelon, dans un état d’esprit non dépourvu
d’arrière-pensées libérales, quoiqu’il ne faille pas se méprendre sur la signification de son libéralisme.
Al-Ṭahṭāwī avait rendu en arabe, dans L’Or de Paris, la Charte constitutionnelle de 1814, sous le
règne de Charles X (1824-1830), certes pas le texte le plus libéral de la France post-révolutionnaire.
« Liberté » est traduit par al-ʿadl wa-l-inṣāf. ʿAdl signifie la justice ; inṣāf désigne l’action de
redressement des injustices (ẓulm) par le pouvoir : dans les deux cas, ce sont des qualités que doit
posséder le bon prince, non une propriété inaliénable de l’individu face au pouvoir. Le doublon al-ʿadl
wa-l-inṣāf continua jusqu’à la fin de sa vie à tramer la vision de la politique et de la société d’al-
Ṭahṭāwī et son récit de l’histoire de l’Égypte. Ce n’est pas que L’Or de Paris soit un miroir des
princes5 : c’est plutôt que la vision du pouvoir et de l’histoire d’al-Ṭahṭāwī est informée par les valeurs
que la pensée politique musulmane attribuait au bon ou au mauvais prince, aux conséquences de son
gouvernement, et qui circulaient dans différents genres littéraires. Al-Ṭahṭāwī affirme par ailleurs
avoir écrit cet ouvrage pour satisfaire la curiosité du cheikh al-ʿAṭṭār : il n’a aucunement pour fonction
de proposer un modèle de comportement et de prudence au prince. Ce n’est pas L’Or de Paris, mais
un ouvrage de géographie, traduit à Ṭahṭā lors d’une épidémie de peste qui l’avait chassé du Caire,
qu’al-Ṭahṭāwī précéda d’une dédicace à Muḥammad ʿAlī6.
Dès son retour de France, le cheikh fut protégé par Ibrāhīm Pacha, fils de Muḥammad ʿAlī, et
malgré de brèves périodes de disgrâce, resta toute sa vie au service de la dynastie régnante qui le
combla de bienfaits : de là se comprend la scansion de la biographie de Maǧdī Ṣāliḥ par la progression
d’al-Ṭahṭāwī dans la hiérarchie nobiliaire jusqu’au beylicat, de là aussi l’importance donnée, et aussi
par ʿAlī Mubārak, autre serviteur de la dynastie, aux panégyriques composés au long de sa vie par al-

3
Ǧamāl al-Dīn al-Šayyāl, Ḥarakat al-tarǧama fī ʿaṣr Muḥammad ʿAlī, Le Caire, Maṭbaʿat al-iʿtimād, 1951. Sur
le système éducatif : James Heyworth-Dunne, An Introduction to the History of Education in Modern Egypt,
Londres, Frank Cass, 1968 (1ère éd. 1939) ; Ahmad ʿIzzat ʿAbd al-Karīm, Tārīḫ al-ta‘līm fī Miṣr min nihāyat
ḥukm Muḥammad ‘Alī ilā awā’il ḥukm Tawfīq (1848-1882), Le Caire, Dār al-Maʿārif, 1945.
4
Georges-Bernard Depping, Aperçu historique sur les mœurs et coutumes des nations, Paris, Mairet et Fournier,
1842.
5
Peter Gran l’a récemment soutenu et proposé en conséquence de lire ce texte comme un miroir des princes in
« Al-Tahtawi’s Trip to Paris in Light of Recent Historical Analysis. Travel Literature or a Mirror for Princes ? »,
in Mehrzad Boroujerdi (dir.), Mirror for the Muslim Prince. Islam and the Theory of Statecraft, New York,
Syracuse University Press, 2013, p. 190-217.
6
Maǧdī Ṣāliḥ, Ḥiliyat al-zaman bi-manāqib ḫādim al-waṭan, op. cit., p. 34.

2
Ṭahṭāwī, œuvres indépendantes ou textes de dédicace et d’agrément d’œuvres personnelles et
traductions. Al-Ṭahṭawī vécut autant du service de la famille régnante et ses largesses que de ses
traitements de fonctionnaire, et il n’est guère possible de départir bien nettement service de la dynastie
et service de l’État. Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī mourut riche et honoré, propriétaire de 2 500 feddans et
d’une bibliothèque de plusieurs milliers d’ouvrages7.
La plupart de ses œuvres furent composées aux époques où le service de l’État dynastique le
requérait davantage, de manière insigne sous le règne de Muḥammad ʿAlī (1804-1849) et dans la
seconde moitié des années 1860 et au début des années 1870 sous le règne des khédives Ismāʿīl (1863-
1879) et Tawfīq (1879-1892): elles sont donc intimement liées aux besoins de l’État et à la relation de
patronage avec la famille royale. Il faut signaler un traité d’économie politique et domestique, le
Manāhiǧ al-albāb al-miṣriyya fī mabāhiǧ al-ādāb al-ʿaṣriyya (1869) [La Conduite des âmes
égyptiennes dans les merveilles des mœurs contemporaines] ; un traité d’éducation morale, le Muršid
al-amīn li-l-banāt wa-l-banīn (1872) [Le Guide sûr pour les filles et les garçons] ; la direction d’un
journal gouvernemental à visée pédagogique, le Rawḍat al-madāris [Le Jardin des écoles] ; et enfin
une histoire inachevée de l’Égypte en deux volumes8.
L’histoire de l’Égypte rédigée par al-Ṭahṭāwī est intitulée Anwār tawfīq al-ǧalīl fī aḫbār miṣr
wa-tawṯīq banī Ismāʿīl. Le titre est à double sens et assez audacieux : il pourrait aussi bien signifier
Les Lumières majestueuses du secours divin (tawfīq) sur l’histoire de l’Égypte et la légitimité des
Banū Ismāʿīl [la dynastie fondée par Muḥammad ʿAlī], que Les Lumières majestueuses de Tawfīq [le
khédive prédécesseur d’Ismāʿīl qui avait rappelé al-Ṭahṭāwī de son exil à Khartoum] sur l’histoire de
l’Égypte et la légitimité des Banū Ismāʿīl. Cet ouvrage est dédié à ces deux princes : Tawfīq, loué pour
sa science de l’histoire, et Ismāʿīl, qui avait ordonné (et financé) l’impression de l’ouvrage9. Histoire
pour des princes, donc, mais aussi histoire de princes, dit-il, tous ceux qui ont gouverné l’Égypte, fils
du pays comme conquérants, ceux qui ont fait progresser la civilisation et les autres10. Cette histoire de
l’Égypte n’est pas une histoire nationale : le titre et les dédicaces la positionnent bien plutôt comme
une histoire dynastique écrite dans le cadre d’une relation de patronage, choisie ensuite pour être
enseignée dans les écoles modernes. Un deuxième volume de cette Histoire fut publié dans le Rawḍat
al-madāris, d’abord par al-Ṭahṭāwī puis par son fils ʿAlī Fahmī (1849-1903), qui lui succéda à la tête
du journal, à la demande du ministre de l’instruction de l’époque, ʿAlī Mubārak, qui tenait à le rendre
accessible au plus grand nombre : c’était une biographie du Prophète intitulée Nihāyat al-īǧāz fī sīrat
sākin al-ḥiǧāz [L’Épitomé de la biographie de l’homme du Hedjaz = Muḥammad] qui, malgré son titre
propre, fut pensée par al-Ṭahṭāwī comme le deuxième volume de son Histoire de l’Égypte, préparé par
deux sous-parties consacrées aux Arabes avant l’islam et aux Qurayš, la tribu du Prophète, à la fin du
premier volume, et de subtiles transitions11. Nulle doute, par ailleurs, que l’Histoire de l’Égypte fut
rédigée puis lue à la lumière de la conquête égyptienne du Soudan, entamée par Muḥammad ʿAlī et
parachevé par le condominium anglo-égyptien de 1899, qui dut, en retour, être conçue comme une

7
ʿAlī Mubārak, Al-Ḫiṭaṭ al-tawfīqiyya al-ǧadīda, op. cit., p. 56. La bilbiothèque a été cataloguée par Yūsuf
Zaydān, Fihris maḫṭūṭāt maktabat Rifāʿa Rafīʿ al-Tahṭāwī, Le Caire, Maʿhad al-maḫṭūṭāt al-ʿarabiyya, 1996, 3
vol. et a fait l’objet d’une thèse de doctorat en 2012 par Aḥmad Ǧumʿa ʿAbd al-Ḥamīd, Al-Maǧmūʿāt al-ḫaṭṭiyya
bi-maktabat Rifāʿa al-Ṭahṭāwī bi-Suhāǧ. Tārīḫu-hā, Ḫawāṣṣu-hā, Mukawwanātu-hā, Ǧāmiʿat al-duwal al-
ʿarabiyya, sous la direction d’Ayman Fuʾād Sayyid.
8
Je me réfère aux œuvres complètes d’al-Ṭahṭawī, Al-Aʿmāl al-kāmila li-Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, ed.
Muḥammad ʿImāra, Le Caire, al-Hayʾa al-ʿāmmā al-Miṣr iyya li-l-kitāb, 2010, 5 vol. D’autres œuvres plus
brèves et moins connues seront citées dans le cours de cet article.
9
Anwār tawfīq al-ǧalīl fī aḫbār Miṣr wa-tawṯīq banī Ismāʿīl, in Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, Al-Aʿmāl al-kāmila li-
Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, ed. Muḥammad ʿImāra, Le Caire, al-Hayʾa al-ʿāmmā al-Miṣr iyya li-l-kitāb, 2010, vol.
3, p. 19 et 24. Infra : Anwār tawfīq al-ǧalīl.
10
Ibid., p. 17.
11
La seule étude sur cette sīra est Sāmī Sulaymān Aḥmad, Kitāb al-sīra al-nabawiyya ʿinda Rifaʿā al-Ṭahṭāwī.
Dirāsa fī al-taškīl al-sardī wa-l-dalāla, Le Caire, Maktabat al-ṯaqāfa al-dīniyya, n. d.

3
authentique mission civilisatrice. Al-Ṭahṭāwī traita explicitement du problème dans un opuscule
publié en 1870-1871 dans le Rawḍat al-madāris sur les innovations, consacré en grande partie au
problème de la filiation matrilinéaire chez les « barbares » du Soudan12.

Maints travaux sur le nationalisme égyptien font débuter leurs recherches à la fin du XIX e
siècle, s’ingénient à déterminer où va l’attachement de l’auteur, s’il le porte bien vers sa patrie
l’Égypte, auquel cas il recevra l’estampille « nationaliste égyptien », ou s’il reste prisonnier des liens
anachroniques qui le liaient, religieux, à la communauté des musulmans, la umma, ou politiques, à
l’Empire ottoman, qui avait conquis l’Égypte au début du XVIe siècle et demeura jusqu’à la Première
Guerre mondiale, en dépit de l’autonomie de facto de la dynastie de Muḥammad ʿAlī depuis le début
du XIXe siècle, la puissance tutélaire à qui l’on devait tribut, le concurrent et le modèle avoué de la
cour, très progressivement égyptianisée à partir du début du XXe siècle 13 . Ces trois dimensions
d’attachement – la religion, l’empire et la nation – sont considérées par principe antagoniques et la
narration historique aura précisément pour fin d’en dire la dissociation : c’est ce grand récit qui sous-
tend les deux études d’Israel Gershoni et James Jankowski qui font encore autorité sur le nationalisme
égyptien14.
Leur premier ouvrage commence sa narration en 1900 par le début de la publication d’al-
Liwāʾ [L’Étendard] de Muṣṭafā Kāmil (1874-1908), devenu héros d’un nationalisme égyptien en
gestation, mais mal libéré encore des servitudes du panislamisme et de l’ottomanisme. La Révolution
des Jeunes-Turcs, le protectorat anglais puis la Première Guerre mondiale et la Révolution de 1919,
rapidement érigée en mythe national par le parti bourgeois du Wafd, rompent les attaches avec
l’Empire ottoman ; l’abolition du califat et l’échec des tentatives conséquentes du roi Fuʾād (1917-
1936) pour s’arroger le califat distendent les liens avec la umma, d’autant que les Égyptiens
redécouvrent leur passé national et deviennent nationalistes contre les Arabes. La umma commence
alors à désigner la nation égyptienne; c’est généralement Aḥmad Luṭfī al-Sayyid (1872-1963) qui a
l’honneur d’avoir définitivement vulgarisé cette redéfinition 15 . Le complément naturel de ce
nationalisme territorial est le pharaonisme, la valorisation du passé pharaonique de l’Égypte en tant
que passé national (au nouveau sens territorial), comme le soulignent les vives tensions avec les
Anglais à la suite de la découverte de la tombe de Toutankhamon, en 1922, et l’engagement
pharaoniste de grandes plumes égyptiennes de l’époque, de Muḥammad Ḥusayn Haykal (1888-1956),
directeur de la rédaction du journal al-Siyāsa [La Politique], organe du parti des Libéraux-
Constitutionnels (ḥizb al-aḥrār al-dusturiyyīn), à l’homme de théâtre Tawfīq al-Ḥakīm (1898-1987)

12
Al-Bidaʿ al-mutaqarrira fī al-šiyaʿ al-mutabarbira, in Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, Al-Aʿmāl al-kāmila li-Rifāʿa
Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, op. cit., vol. V, p. 69-159.
13
Cf. Felix Conrad, Der Hof der Khediven von Ägypten. Herrscherhaushalt, Hofgesellschaft und Hofhaltung
1840–1880, Würzburg, Ergon, 2008.
14
Israel Gershoni et James Jankowski, Egypt, Islam and the Arabs: The Search for Egyptian Nationhood, 1900-
1930, New York/Oxford, Oxford University Press, 1986 ; Id., Redefining the Egyptian Nation 1930-1945,
Cambridge, Cambridge University Press, 1995. Cf. aussi James Jankowski, « Egypt and Early Arab Nationalism,
1908-1922 », in Rashid Khalidi, Lisa Anderson, Muhammad Muslih, et Reeva Simon (dir.), The Origins of Arab
Nationalism, New York, Columbia University Press, 1991, p. 243-270. Sur l’historiographie du nationalisme
arabe (arabisme) et des nationalismes arabes, cf. l’introduction de Israel Gershoni et James Jankowski (dir.),
Rethinking Nationalism in the Arab Middle East, New York, Columbia University Press, 1997.
15
Charles Wendell, The Evolution of the Egyptian National Image. From its Origins to Aḥmad Luṭfī al-Sayyid,
Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 1972. Les origins de l’Egyptian National Image
sont celles de la communauté des musulmans à Médine autour du Prophète. Wendell parcourt ensuite l’histoire à
grands enjambées, comme le chat botté, pour parvenir à Aḥmad Luṭfī al-Sayyid qu’il analyse en profondeur. Il
cherche à la notion d’umma-nation une origine exogène (la « pensée européenne ») et travaille dans l’espace de
l’histoire des idées où ni l’économie, ni l’évolution sociale, juridique ou politique n’ont voix au chapitre. Pour
Wendell, la bivalence umma islamique et umma nationale est une contradiction à réduire absolument.

4
qui publie Le Retour de l’esprit (ʿAwdat al-Rūḥ) en 1927, en passant par le romancier et prix Nobel
Naǧīb Maḥfūz (1911-2006) qui débute dans la fiction historique.
Au sein cette configuration narrative, al-Ṭahṭāwī fut considéré soit comme un précurseur des
idées des nationalistes égyptiens sur la patrie, la liberté, le constitutionnalisme, l’éducation ou encore
le statut des femmes (Anouar Louca, Muḥammad ʿImāra, Ǧamāl al-Dīn al-Šayyāl) ; soit comme un
symptôme précoce de l’échec de la construction nationale égyptienne, marquée par la faillite du
libéralisme et de l’émancipation des citoyens égyptiens en raison d’une modernisation autoritaire sans
base populaire (lecture marxiste d’Anouar Abdel-Malek) ou d’un irréductible ancrage dans des formes
de pensée traditionnelles et inadaptées à une conception moderne de la nation (Gilbert Delanoue)16.
Une autre possibilité fut de le découvrir homme de la synthèse entre les sciences modernes et
islamiques, vecteur de la pénétration de nouvelles idées (Ehud Toledano, al-Šayyāl, Abdel-Malek,
Louis ʿAwaḍ), ou au contraire homme sans conscience historique, méconnaissant la notion de progrès,
la logique cumulative des découvertes scientifiques (Youssef Choueiri) 17 . Toutes ces lectures
soumettent al-Ṭahṭāwī à un jugement rétrospectif : ni la polysémie des relations entre l’Égypte,
l’Empire et la umma, ni l’ambiguïté de l’Égypte elle-même, pays natal et des ancêtres, État moderne et
dynastie, ne peuvent être correctement appréciées, et encore moins approchée la pensée pratique de
l’histoire d’al-Ṭahṭāwī.
Il en va de même pour les transformations du nationalisme égyptien dans les années 1930 et
1940, qui ne peuvent qu’apparaître, dans le deuxième ouvrage de Gershoni et Jankowski, en rupture
radicale avec la période précédente, de nationalisme territorial et de pharaonisme, quand apparaissent
un nationalisme islamique chez les Frères Musulmans (association fondée en 1928 par Ḥasan al-
Bannā, 1906-1949), qui conjoint attachement territorial et appartenance à la umma (communauté des
musulmans), un nationalisme arabo-égyptien qui assume l’arabité ou encore un nationalisme
impérialiste qui revendique un leadership au Moyen-Orient. Si les raisons alléguées à la prise
d’importance de nationalismes non territoriaux sont convaincantes (échec de la lutte pour
l’indépendance et crise du système parlementaire issu de la constitution de 1923 ; formation de
mouvements de masse dans la classe moyenne urbaine scolarisé et éduqué ; émergence de la question
palestinienne), celles de l’hégémonie du nationalisme territorial le sont infiniment moins : hostilité
traditionnelle du fallāḥ pour le Bédouin, cette figure mythique et ventriloque du nationalisme
égyptien ; rejet de du nationalisme arabe en raison de son instrumentalisation par l’Angleterre au cours
de la Première Guerre mondiale, comme si les Égyptiens étaient incapables de distinguer entre les
lettres arabes, revivifiées depuis le XIXe siècle, et arabisme politique. Cela conduit les deux auteurs à
postuler un « supra-nationalisme » dans les années 1930 et 1940 en dépassement du nationalisme
territorial des deux décennies précédentes. Malgré la fluidité de ce récit du nationalisme égyptien, il ne

16
Synthèse historiographique d’Alain Roussillon, « ‘Ce qu'ils nomment ‘Liberté’...’ Rifāʿa al-Ṭahtạ̄ wī , ou
l'invention (avortée) d'une modernité », Arabica, t. 48, n°2, 2001, p. 143-185.
Références : cf. note 1. Ajouter : Anouar Luca, « Présentation », in Tahtâwî, L’Or de Paris, Paris/Arles, Actes
Sud, 2012 ; Gilbert Delanoue, Moralistes et politiques musulmans dans l’Égypte du XIXe siècle (1798-1882), Le
Caire, IFAO, vol. 2, p. 384-487 ; Anouar Abdel-Malek, L’Égypte moderne. Idéologie et Renaissance nationale,
Paris, L’Harmattan, 2005 [Paris, Anthropos, 1969] ; Ehud Toledano, State and Society in Mid-Nineteenth-
Century Egypt, Cambridge, Cambridge University Press, 2002. Il nous semble que le travail de Delanoue est
celui qui donne la vision la plus nuancée, la mieux mise en perspective, de la carrière d’al-Ṭahṭāwī.
17
Lecture de John Livingston, « Western Science and Educational Reform in the Thought of Shaykh Rifaa al-
Tahtawi », International Journal of Middle East Studies, vol. 28, n°4, 1996, p. 543-564. Cf. Youssef Choueiri,
Arab History and the Nation-State: A Study in Modern Arab Historiography, Londres, Routledge / New York,
Taylor Francis Group, 2003. Chez Albert Hourani, La Pensée arabe et l’occident, Paris, Naufal, 1991 (Arabic
Thought in the Liberal Age, 1798-1939, Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; 1ère éd. 1962), al-
Ṭahṭāwī est intégré dans la narration de l’émergence de la pensée « moderne » arabe.

5
correspond pas aux évolutions réelles des conceptions nationales en Égypte18. Le supra-nationalisme
n’est rien d’autre qu’une accentuation différente portée sur tel ou tel aspect d’un nationalisme
complexe et polymorphe, en différents moments historiques et groupes sociaux. Plutôt qu’installé dans
le confort d’une narration dialectique, le nationalisme égyptien se comprend mieux dans l’irréductible
de ses dimensions, contradictoires seulement au miroir d’un concept de nationalisme singulièrement
appauvri.
Le nationalisme européen ne suscite pas moins de problèmes que ses acculturations moyen-
orientales. La nation de Herder n’est pas celle de Hölderlin et de Hegel ; celle des révolutionnaires
bourgeois de l’été 1789 n’est pas celle de 1792 ni celle de 1830 ; celle des barons de la IIIe
République n’est pas celle du général Boulanger ni celle de la droite révolutionnaire étudiée par Zeev
Sternhell. La nation peut incarner l’esprit du peuple, le Volksgeist, chez Herder puis dans la tradition
idéaliste allemande au temps de l’unification ; elle peut être les vieux rivages d’Hölderlin dans les vers
de l’exergue, la Souabe des ancêtres où l’on est chez soi, où l’on parle son dialecte, préférée au
Vaterland ; elle peut aussi prémunir, au nom de l’intérêt national, contre les revendications populaires
en France, comme l’a longuement analysé Pierre Rosanvallon19 ; elle est synonyme de patrie ou plus
solennelle que la patrie à qui, depuis Cicéron, l’on porte son affection. Il est déjà discutable de jauger à
un concept générique de nationalisme les cultures politiques en transformation au Moyen-Orient au
XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, encore plus discutable d’en faire le lit de
Procuste de tous ceux qui ont écrit sur l’histoire de leur pays, de leur région ou leur famille, d’une
dynastie régnante ou détrônée, comme s’ils n’avaient que ça à nous dire.
Faire donc retour aux sources égyptiennes (et arabes), y chercher les traces de formes
multiples d’allégeance aux villes et aux régions, à la umma et à l’empire, aux dynasties et aux princes,
sans préjuger du devenir national des États moyens-orientaux, sans préjuger non plus que la pluralité
des identités serait un trait distinctif de nos sociétés globales, serait un début. Ulrich Haarman avait
montré que dès l’époque médiévale existaient en Égypte un attachement régional, une certaine
intégration du passé pharaonique et copte à l’historiographie musulmane et une efflorescence de la
littérature des faḍāʾil et ʿaǧāʾib Miṣr, qui décrit traits distinctifs et mirabilia de l’Égypte20. À l’époque
ottomane, des histoires de l’Égypte, depuis la création du monde ou depuis l’époque du Prophète
Muḥammad, sont encore composées, intégrées désormais dans le cadre impérial ottoman dont les
gouverneurs fournissent souvent le principe organisateur au détriment de la chronologie des annales 21.

18
Les comptes rendus de Malcolm Reid (The American Historical Review, vol. 102, n° 1, 1997, p. 146-147) sur
le premier ouvrage de Gershoni et Jankowsky et de Timothy Mitchell (The American Political Science Review,
vol. 90, n°2, 1996, p. 450) sur le second ne disent pas autre chose : Reid pense que l’hostilité aux Arabes dans
les années 1920 est surévaluée. Mitchell met en avant un nationalisme égyptien aux niveaux d’appartenance
multiples qui dépasse la conception univoque du nationalisme européen du XIX e siècle.
19
Dans sa trilogie : Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Le Peuple introuvable.
Histoire de la représentation démocratique en France et La Démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté
du peuple en France, entre 1992 et 2000.
20
Ulrich Haarman, « Regional Sentiment in Medieval Islamic Egypt », Bulletin of the School of African and
Oriental Studies, vol. 43, n°1, 1980, p. 55-66. Pour l’historiographie : Al-Maqrīzī, Kitāb al-mawāʿiẓ wa-l-iʿtibār
fī ḏikr al-ḫiṭaṭ wa l-āṯār ; Al-Suyūṭī, Ḥusn al-muḥāḍara fī aḫbār Miṣr wa-l-Qāhira. Les principaux écrits de
faḍāʾil : Ibn al-Kindī, Faḍāʾil Miṣr al-Maḥrūsa ; Ibn Waṣīf Šāh, Ǧawāhir al-buḥūr wa-waqāʾiʿ al-duhūr ; Ibn
Zūlāq, Faḍāʾil Miṣr wa-aḫbār-ha wa-ḫawāṣṣ-ha ; Ibn Ẓahīra, al-Faḍāʾil al-bāhira fi maḥāsin Miṣr wa-l-Qāhira.
La republication par Gaston Wiet de L’Égypte de Murtada fils du Gaphiphe de Pierre Vattier (m. 1663),
augmentée d’une forte introduction, est un jalon majeur. La thèse de Dalila Rebhi, Les Villes et les monuments
arabes anciens chez les auteurs arabes du Moyen Âge, Université d’Aix-Marseille I, sous la direction de Jean-
Claude Garcin, 2008, met bien en évidence l’intérêt médiéval pour les monuments antiques, et il faut enfin
signaler le travail actuel de Christopher Braun sur les Antiquités et la chasse au trésor dans l’Égypte médiévale.
21
Otfried Weintritt, Arabische Geschichtsschreibung in den arabischen Provinzen des Osmanischen Reiches
(16.-18. Jahrhundert), Hambourg, EB-Verlag, 2008. Pour le premier cas : deux œuvres d’Ibn Abī al-Surūr (m.
1650), al-Rawḍa al-zuhriyya fī aḫbār Miṣr wa-l-Qāhira al-muʿizziyya et Al-Kawākib al-sāʾira fī aḫbār Miṣr wa-

6
Ainsi existait en Égypte, depuis de longs siècles, le terreau culturel pour cultiver une nation qui ne
devint en revanche pensable et actualisable qu’au cours du XIXe siècle : une nation pensée par des
intellectuels et une nation actualisée dans un État dynastique puis un peuple. La nation s’élabore et
comme une construction discursive, et comme une construction pragmatique, qui ne cessent de réagir
l’une sur l’autre22. D’un côté des mots, de l’autre un espace contourné et jalonné par les déplacements
des hommes du pouvoir, des marchands et des étudiants, par les pratiques administratives, l’impôt ou
le recensement, et par la force militaire aussi qui mâte les révoltes et assure, repousse les frontières23.
Dès le XVIIIe siècle, des contacts accrus avec l’Occident, commerciaux et intellectuels,
d’abord en Syrie puis en Égypte ; divers mouvements de réforme à l’intérieur de l’islam, la naissance
du wahhabisme dans la péninsule Arabique, divers mouvements fondamentalistes, certaines confréries
soufies, dont la nature et le rôle continuent à faire débat ; l’affaiblissement du contrôle ottoman et
l’émergence de pouvoirs locaux, les ʿAẓm à Damas, les émirs dans la Montagne libanaise, le mamlouk
ʿAlī Bey al-Kabīr (1728-1773) en Égypte ; au début du XIXe siècle, à la suite de l’Expédition
d’Égypte, Muḥammad ʿAlī qui donna l’impulsion à une pratique politique qui fut d’abord impériale
puis, à partir des années 1840 et sous ses successeurs, de plus en plus nationale : développement de la
conscription, rentrées fiscales plus régulières permises par un meilleur contrôle des populations grâce
à des recensements d’un nouveau type, par individu et non plus par foyer, et une administration
formée dans les écoles techniques du prince24 ; occupation anglaise, enfin, à partir de 1882, perpétuée
sous diverses formes légales jusqu’au coup d’État des Officiers Libres à l’été 1952 : la nation
égyptienne, comme toutes les nations modernes, fut une construction pragmatique, non une idée.
Ce procès de construction d’un État national d’abord dynastique se réfléchit dans l’œuvre d’al-
Ṭahṭāwī. L’attachement à la dynastie régnante, inscrit dans le paratexte (titre, dédicaces), exprimé par
le patronage, est difficilement discernable de l’attachement à l’État (le terme arabe dawla peut
désigner aussi bien l’État que la dynastie) et de l’attachement à la « nation ». Son Histoire de l’Égypte
est divisée en trente-cinq dynasties (dawla) : les dynasties pharaoniques, une dynastie grecque
(Alexandre), la dynastie des Ptolémées, la dynastie des Romains et la dynastie des Byzantins. Chaque
dynastie est ensuite subdivisée selon les règnes des différents souverains : al-Ṭahṭāwī commence par
rappeler la date d’arrivée au pouvoir, la durée du règne, les principaux événements, rapportés dans
l’ordre chronologique (guerres, luttes de pouvoir, catastrophes et événements extraordinaires), les
progrès architecturaux, des sciences, arts et techniques. À partir de la conquête macédonienne, les
événements qui concernent l’Égypte provincialisée sont relégués en fin de chapitre ou omis, car le
regard d’al-Ṭahṭāwī, est canalisé par les sources européennes qu’il lisait vers les centres impériaux de
Rome et Byzance. Les souverains font l’histoire, et non l’Égypte, encore moins le peuple sans nom.

l-Qāhira ; Yūsuf al-Mallawānī (m. 1719), Tuḥfat al-aḥbāb bi-man malaka Miṣr min al-mulūk wa-l-nuwwāb.
Pour le second : Muḥammad al-Minhāǧī (m. 1553), Nuǧūm al-zāhira fī wulāt al-Qāhira ; Marʿī b. Yūsuf al-
Karmīs (m. 1624), Nuzhat al-nāẓirīn fī tārīḫ man waliya Miṣr min al-ḫulafāʾ wa-l-salāṭīn ; ʿAbd Allāh al-
Šubrāwī (m. ?), Aḫbār al-uwal fī man taṣarrafa fī Miṣr min arbāb al-duwal ; ʿAbd Allāh Šarqāwī (m. 1812),
Tuḥfat al-nāẓirīn fī-man waliya Miṣr min al-wulāt wa-l-salāṭīn. Sur l’historiographie ottomane : Nelly Hanna,
« The Chronicles of Ottoman Egypt: History or Entertainment », in Hugh Kennedy (dir.), The Historiography of
Islamic Egypt, Leyde, Brill, 2001, p. 237-250 ; Muḥammad Anīs, Madrasat al-tārīḫ al-Miṣr ī fī al-ʿaṣr al-
ʿuṯmānī, Le Caire, Dār al-ǧīl li-l-ṭibāʿa, 1962.
22
Ce sont les deux principales dimensions de l’étude importante de Benedict Anderson, L’Imaginaire national.
Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 2002 (1ère éd. Londres, Verso, 1983).
23
Cf., dans L’Imaginaire national, le chapitre intitulé « Les pionniers créoles » (p. 59-75), qui éclaire comment
un espace émerge d’être parcouru et administré, relié et reliant, et évoque à l’horizon la thèse de Fernand
Braudel, La Méditerranée à l’époque de Philippe II, qui elle aussi émergeait entre les terres des circulations et
des conflits.
24
Timothy Mitchell, Colonising Egypt, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, chapitre 2,
« Enframing », p. 34-62.

7
S’il n’y a donc pas de « nation » clairement distinguée de l’État et de la dynastie, on trouve en
revanche dans tous les textes d’al-Ṭahṭāwī le waṭan, traduit le plus souvent « patrie ». Dans son
Histoire, les pharaons qui résistèrent aux Hyksos sont qualifiés de rois égyptiens waṭaniyyūn,
autochtones25 ; Ramsès II, quant à lui, protège le waṭan des envahisseurs26. La patrie prend d’abord
sens par la soumission à un pouvoir politique protecteur. C’est dans un chapitre du Muršid al-amīn
consacré aux devoirs du citoyen que la définition politique de la patrie est le plus clairement articulée :
le waṭan est caractérisé par une langue, une souveraineté, une loi uniques27. Au service du waṭan
coopèrent les citoyens comme des membres d’une seule famille : l’expression arabe dit que tous
doivent être « sur le cœur d’un seul homme »28. L’appartenance au waṭan ne repose pas sur le droit du
sol, même si la délimitation du territoire national ne présente aucune ambiguïté29, mais sur la volonté
de participer à sa réforme et sa civilisation. Ce fut le cas, par exemple, des Grecs dans l’Antiquité,
c’est maintenant le cas des Européens stipendiés par Muḥammad ʿAlī dans ses écoles et ses
administrations30. Al-Ṭahṭāwī définit de manière quasiment identique milla, qui servait à l’époque des
Tanzimat à désigner certaines communautés religieuses reconnues de l’Empire ottoman31, avant de
prendre un sens national au XIXe siècle sous l’effet de leur structuration dans le cadre des Tanzimat et
de la mise en contact avec les différentes formulations européennes du nationalisme 32. Aussi est-ce
peut-être par la médiation ottomane qu’al-Ṭahṭāwī a infléchi sa conception de la milla, et par
extension du waṭan. En résumé, le waṭan oscille entre la nation et la patrie. Quand al-Ṭahṭāwī parle
« du point de vue politique »33, waṭan se rapproche du sens de nation, milla, mais quand il s’agit du
cœur et non plus de la politique ou du droit, quand il s’agit d’amour du waṭan, il s’agit bien sûr de la
patrie et non plus de la nation34.
Un poème d’al-Ṭahṭāwī exprime cette polysémie du waṭan : il s’intitule Une exorde
patriotique égyptienne et date de 186635. Le waṭan est défini le lieu de naissance, où l’on a été élevé,
où ramène toujours les liens familiaux, et les attachements du cœur, le Heimat de Hölderlin dans
l’exergue. Il distingue ensuite, sur le modèle cicéronien rencontré sans doute dans une quelconque
chrestomathie latine parcourue en France ou ramenée en Égypte, entre sa petite patrie (waṭan ḫuṣūṣī),
Ṭahṭā, et sa grande patrie (waṭan ʿāmm), l’Égypte. Le poème évoque le passé glorieux de la Haute-

25
« Mulūk Miṣr al-waṭaniyyūn ». Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, Anwār tawfīq al-ǧalīl, op. cit., vol. IV, p. 102. Al-
Ṭahṭāwī considère, comme beaucoup d’égyptologues de l’époque, que les Hyksos sont des Arabes. Pour lui, le
personnage de Pharaon dans le Coran était un Hyksos, ce qui lui permet de laver l’opprobre des pharaons
authentiquement égyptiens de l’infamie. Ce problème ancien, qui avait par exemple occupé Ibn ʿArabī, était
toujours important au XIXe siècle dans l’entreprise de réhabilitation de l’Égypte antique.
26
« Ḥimāyat al-waṭan ». Ibid., p. 122.
27
Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, Al-Muršid al-amīn, op. cit., vol. III, p. 457-459.
28
« ʿAlā qalb raǧul wāḥid ». Ibid., p. 459. Cela pose le problème de l’utilisation des métaphores dans la
description du pouvoir. Il serait utile de connaître l’utilisation par les auteurs modernes de la métaphore du corps
et plus généralement des expressions qui renvoient à une lecture organiciste du social, qui impliquerait la
conception d’une « société » et non d’un troupeau guidé par son berger, comme chez les auteurs médiévaux.
29
L’empire des Ptolémées comprend, par exemple, l’Égypte, Chypre, la Tunisie, al-Ṭahṭāwī fait bien la
différence entre les différentes possessions des Ptolémées et l’Égypte elle-même, « al-ḥudūd al-ḥaqīqiyya al-
Miṣr iyya ». Cf. Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, Anwār tawfīq al-ǧalīl, op. cit., vol. IV, p. 245.
30
Al-Ṭahṭāwī les qualifie d’ibn al-waṭan al-mutaʾaṣṣil bi-hi, al-muntaǧiʿ bi-i, al-laḏī tawaṭṭana bi-hi wa-
ittaḫaḏa-hu waṭanan. On peut leur affecter des adjectifs relationnels comme Miṣr ī, ahlī ou waṭanī. Cf. Rifāʿa
Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, Al-Muršid al-amīn, op. cit., vol. III, p. 459.
31
Nous ne pouvons que renvoyer au livre de Benjamin Braude et Bernard Lewis, Christians and Jews in the
Ottoman Empire, New York, Holmes & Meier, 1982.
32
Cf. le chapitre consacré à la dawla et la milla dans al-Muršid al-amīn, in Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, al-Aʿmāl al-
kāmila, op. cit., vol. III, p. 460-472.
33
« ʿAlā ʿurf al-siyāsa ». Ibid., p. 461.
34
« Ḥubb al-waṭan », « maḥabbat al-waṭan ». « L’amour de la patrie fait partie de la foi (ḥubb al-waṭan min al-
īmān) » est un ḥadīṯ apocrpyhe qui apparaît sans cesse dans la littérature de l’époque.
35
Muqaddimat waṭaniyya Miṣr iyya, in Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, al-Aʿmāl al-kāmila, op. cit., vol. V, p. 367-383.

8
Égypte et ses habitants, cite al-Udfuwī (m. 1347), grand historien du XIVe siècle et auteur d’un célèbre
recueil de biographies des personnalités importantes de la Haute-Égypte depuis la conquête
musulmane 36. Tout un passé glorieux est suggéré au lecteur cultivé, incarné par ses hommes notables.
Les tribus arabes et Hawwāra de Haute-Égypte sont louées pour leur générosité et la hauteur de leurs
caractères : al-Ṭahṭāwī était lui-même d’origine arabe, descendant du Prophète ; plusieurs de ses
poèmes témoignent de l’importance qu’il accordait à sa prestigieuse généalogie37. Le nasab, la lignée,
ancrait al-Ṭahṭāwī dans le sol de l’Égypte, autant qu’il le liait au Prophète du Hedjaz. Le poème se
termine par la relation des progrès de la civilisation en Haute-Égypte grâce aux efforts du khédive
Tawfīq : les vapeurs, le chemin de fer, le commerce, l’architecture, l’installation d’un consulat
français, l’amélioration de l’irrigation et de la production agricole et l’adoucissement de la corvée.
L’éloge de la petite patrie devient du même coup panégyrique du souverain, la petite patrie n’est plus
seulement le terrain de l’évergétisme du citoyen notable mais le lieu où le maître de la grande patrie
étend son contrôle (par la conscription, la corvée, l’école) et pour cela exige même d’être loué38. La
distinction qui fonde le panégyrique d’al-Ṭahṭāwī est donc instable, minée de l’intérieur : elle exprime
l’attachement d’un pieux notable musulman à un monde, à une forme d’autonomie régionale et
d’exercice décentralisé du pouvoir en voie de disparaître, menacés par la création de nouvelles
institutions étatiques centralisées, dans lesquelles Al-Ṭahṭāwī lui-même joua un rôle essentiel. D’où
l’ambivalence du waṭan : entre dimension affective de la patrie, petite ou grande, espace de l’histoire
et de la généalogie, et dimension politique de la nation, territoire assujetti au pouvoir souverain et au
pouvoir du souverain.

Une fois restituée une vision plus juste, plus pondérée du patriotisme d’al-Ṭahṭāwī, il s’agira
moins d’en cataloguer les sources que d’étudier des relations, retrouver des pratiques de lecture, des
façons de faire transiter le sens entre les textes et de le réinscrire dans une langue arabe outillée pour
d’autres tâches, enrichie au long des siècles selon d’autres voies, la voir ployée selon de nouvelles
courbes, de nouveaux tours pour dire des sens nouveaux. Ce ne sont pas les sources mythiques, la
« pensée européenne », « les Lumières, « le nationalisme », pas les textes flottant dans l’empyrée de la
pensée, Le Contrat social de Rousseau ou L’Esprit des lois de Montesquieu, mais les œuvres concrètes
qui nous retiendront, dont on discerne la présence immédiate ou latente, inscrites dans la matérialité
d’un manuscrit ou d’un livre d’imprimerie 39 , qui se développe d’abord à l’initiative du pouvoir
égyptien, dans les années 1820, privatisée ensuite vers le mitan du siècle. L’imprimerie ne servit pas,
comme en Europe, à stabiliser et diffuser les langues vernaculaires contre le latin véhiculaire des élites
européennes du Moyen Âge et du début de la Renaissance, même si, bien plus tard, certains tentèrent
de donner au dialecte égyptien statut écrit (Aḥmad Luṭfī al-Sayyid dans les années 1920, mais surtout
l’intellectuel socialiste et journaliste copte Salāma Mūsā, 1887-1958). Un nouvel arabe littéraire
émergea au cours du XIXe siècle, à la syntaxe plus fluide, déshabillé des atours de la prose rimée,
bardé de néologisme et adapté aux nécessités de la presse et du nouveau système éducatif mis en place

36
Abū al-Faḍl Ǧaʿfar b. Ṯaʿlab al-Udfuwī, al-Ṭāliʿ al-saʿīd al-ǧāmiʿ asmāʾ nuḫabāʾ al-ṣaʿīd.
37
Par exemple dans un panégyrique consacré au Prophète, appelé madīḥ, composé à partir d’un panégyrique
d’al-Burʿī, un poète yéménite du XVe siècle, in Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, Dīwān, Le Caire, Dār al-Maʿārif, 1984,
p. 125-135.
38
Cf. Paul Veyne, Le Pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, Paris, Seuil, 1976. Il
serait intéressant de comparer les différentes formes d’évergétisme antique avec la mise en scène des
transformations de l’Égypte des khédives d’une part, les formes d’organisations et de représentation du pouvoir
d’autre part.
39
Cf. Roger Chartier, « Culture écrite et littérature à l’âge moderne », Annales : Histoire, Sciences Sociales,
56ème année, n°4-5, 2001, p. 783-802. On se reportera plus généralement à Lectures et lecteurs dans la France
d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987 ; Culture écrite et société : l'ordre des livres. XIVe-XVIIIe siècle, Paris,
Albin Michel, 1996. Une synthèse dirigée par Roger Chartier, Histoire de la lecture dans le monde occidental,
Paris, Seuil, 1997.

9
progressivement pour former les Égyptiens en citoyens (en plus de les conscrire et de les envoyer
mourir ici ou là). Elle permit la diffusion d’un corpus de textes traduits des langues occidentales,
français, anglais et italien au premier chef, et la constitution d’un patrimoine, traduit par turāṯ en
arabe, un mot qui renvoie à l’idée d’héritage et de legs, patrimoine arabe, commun à la umma, plutôt
que national. Dans ce double mouvement de traduction et d’invention patrimoniale se loge le
problème de la tradition et de la modernité arabes au XIXe siècle, couple notionnel qui n’a rien d’une
évidence commode qui permettrait de distinguer à bon compte entre des œuvres jugées imitatives et
d’autres qu’il faudrait considérer comme innovantes40.
Toutes les cultures ne conçoivent pas la tradition de la même façon, c’est-à-dire leurs relations
avec ce qui, à un moment donné, a été transmis d’une génération à une autre. Cette transmission peut
concerner des œuvres très anciennes, recopiées au fil du temps, mémorisées, ou des œuvres plus
récentes, composées ou importées. Les sciences humaines ont pris pour habitude, depuis le milieu du
XIXe siècle, de se rapporter à la tradition par les citations aux styles direct ou indirect, référée
généralement par une note de bas de page 41 , avec pour conséquence, d’une part, une distinction
relativement nette entre les sources et la bibliographie secondaire, et d’autre part, une conception
neuve de l’originalité et du plagiat, et de la fonction de l’auteur, c’est-à-dire des modalités de sa
présence dans le texte42. Cette conception n’est pourtant pas universelle et ne s’applique certainement
pas à la culture européenne des siècles précédents, a fortiori à la culture moyen-orientale et
égyptienne, dans laquelle les relations avec la tradition étaient de commentaire, de glose et de
résumé43. On dit moins du nouveau dans une œuvre originale que sur une œuvre ancienne. Procéder
ainsi, ce n’est pas uniquement se couvrir du prestige des autorités du passé, mais authentifier son
propos en l’enfilant comme la dernière perle d’un collier œuvré au fil des siècles. Ce qui compte
n’était pas la référence à l’ultime autorité, mais la succession des autorités, et, paradoxalement, citer la
dernière autorité, qui implicitement contenait toutes les autres, pouvait suffire à rendre véridique son
propos. Repérer les inflexions dans le mode de référence à la tradition, les transformations
progressives, au cours de la longue transition du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, de
la culture manuscrite du commentaire à une culture de l’imprimé, qui relie autrement les textes, où la
présence de l’auteur prend d’autres formes, est donc nécessaire pour dire ce que fut le
fondamentalisme musulman, apparu presque en même temps que le fondamentalisme protestant, dans
les dernières décennies du XIXe siècle 44 . En d’autres termes, comment fut redéfini le sens de la
tradition signifie : le corpus auquel on se rapportait et les modalités de ce rapport. Avant même d’être
mise en tension avec la modernité, la tradition exige donc d’être localisée et historicisée.
L’œuvre d’al-Ṭahṭāwī laisse repérer une étape précoce de la redéfinition du sens de la tradition
de manière générale, et plus précisément de l’histoire à l’intérieur de la tradition. L’histoire, al-

40
Cette évidence commande par exemple tout le livre de Jack Crabbs, The Writing of History in XIXth Century
Egypt, Le Caire, American University in Cairo Press, 1984.
41
Anthony Grafton, Les Origines tragiques de l’érudition. Une histoire de la note de bas de page, Paris, Le
Seuil, 1998.
42
Cf. le texte « Qu’est-ce qu’un auteur ? », in Michel Foucault, Dits et écrits, Paris, Gallimard, coll. Quarto, vol.
I, p. 817-, qui reprend un texte publié en 1969 dans le Bulletin de la Société française de philosophie, trace d’un
débat à la Société française de philosophie en février 1969. On commente trop peu le début du texte, où Foucault
fait état de ses interrogations sur le statut des citations dans Les Mots et les chose, publié en 1966.
43
Cf. Asad Q. Ahmed et Margaret Larkin, « The Ḥāshiya and Islamic Intellectual History », Oriens, n°41, 2013,
p. 213-216 ; Yūsuf Zaydān (dir.), Al-Maḫṭūṭāt al-šāriḥa. Aʿmāl al-muʾtamar al-dawlī al-ṯāliṯ li-markaz al-
maḫṭūṭāt. Māris 2006 / Commentary Manuscripts. Proceedings of the 3rd International Conference of the
Manuscript Center, March 2006, Alexandrie, Maktabat al-Iskandriyya, 2009 ; « Qu’est-ce que commenter en
Islam », MIDEO, n°32, 2017.
44
Évelyne Patlagean et Alain Le Boulluec (dir.), Les Retours aux écritures. Fondamentalismes présents et
passés, Paris/Louvain, Peeters, 1993. Cf. Jean Baubérot, « Le fondamentalisme, quelques hypothèses
introductives », p. 13-30.

10
Ṭahṭāwī raconte dans L’Or de Paris l’avoir étudiée en France plusieurs heures par jour, pendant ces
années parisiennes. Mais qu’est-ce à dire, étudier l’histoire ? Pour al-Ṭahṭāwī comme pour des
générations de savants musulmans, l’histoire était une discipline qui occupait une place singulière
dans les classifications des sciences. Elle faisait partie des sciences transmises (naqliyya) par rapport
aux sciences rationnelles (ʿaqliyya) ; parmi les sciences transmises, elle n’appartenait pas aux sciences
religieuses stricto sensu (l’exégèse coranique, le hadith, la théologie, le droit) mais aux sciences de la
langue arabe, à côté de la grammaire, de la morphologie, de la syntaxe, de la rhétorique. L’histoire
était référée à la langue et son bel usage et remplissait de surcroît diverses fonctions ancillaires aux
sciences religieuses : elle fournissait à l’exégète la chronologie de la révélation divine, ce qui avait une
grande importance pour l’élaboration des théories de l’abrogeant et de l’abrogé en cas de contradiction
apparente entre deux versets ; et surtout le traditionniste, grâce à elle, s’informait de la crédibilité des
transmetteurs du hadith. Al-Ṭahṭāwī fait référence à l’histoire, dans L’Or de Paris, lorsqu’il compare
les sciences de la langue arabe avec celles de la langue française45. Dans une partie consacrée aux arts
et aux sciences des Français, al-Ṭahṭāwī évoque encore l’histoire dans un chapitre consacré à la
rhétorique : l’histoire est l’une des disciplines pour lesquelles la rhétorique est utile à l’expression du
sens46. Dans la tradition arabe comme dans la tradition européenne jusqu’au XIX e siècle, l’étude des
leçons de l’histoire devait fournir aux dirigeants des exemples de bon gouvernement, aux autres des
modèles de vertu47. Il faut avoir à l’esprit cette polysémie des usages de l’histoire pour comprendre
comment al-Ṭahṭāwī lut et comprit les différents ouvrages d’histoire, géographie et sciences politiques
mentionnés dans L’Or de Paris48.
Pour l’histoire, ce sont des Vies des philosophes grecs, une Histoire de l’Orient antique, un
recueil d’anecdotes historiques, un livre qu’il traduisit sur les Mœurs et coutumes des nations, les
Raisons de la grandeur et la décadence des Romains de Montesquieu, un résumé d’histoire
universelle, une Vie de Napoléon, un livre sur la chronologie et la généalogie, un panorama du monde,
des relations de voyage dans l’Empire ottoman et en Algérie. A-Ṭahṭāwī regroupe sous cette rubrique
d’« histoire » un ensemble d’écrits qui correspondent à la conception traditionnelle de l’histoire (tārīḫ)
chez les musulmans. Pour la géographie, il cite surtout la Géographie de Malte-Brun. Il mentionne
encore Condillac pour la logique (sans impact sur ses vues théologiques qui sont outillées avec les
concepts logiques traditionnels de la théologie musulmane de l’époque moderne), Voltaire, Rousseau,
Racine, Chesterfield pour la littérature : Les Lettres persanes, L’Esprit des lois et Le Contrat social. Il
est intéressant de noter qu’al-Ṭahṭāwī ne fut jamais examiné par les orientalistes français qui
supervisaient la mission dans les formes du commentaire de texte ou de la dissertation, mais toujours
dans celles de la traduction.
Si on considère les auteurs de la tradition occidentale cités dans l’Histoire de l’Égypte, aucun
des auteurs découverts par al-Ṭahṭawī à Paris n’apparaît, et ce n’est certainement pas les trente ans
écoulés qu’il faille alléguer, d’autant que plusieurs avaient entre-temps été traduits en arabe par al-
Ṭahṭāwī lui-même ou ses collaborateurs. Deux raisons peuvent rendre compte de cette absence : d’une
part les modalités de la lecture de l’histoire d’al-Ṭahṭāwī (rhétorique, politique et morale) ; d’autre part
la recherche et l’usage d’histoires analogues aux histoires de la tradition arabe : ce sont les historiens
grecs et romains, c’est Edward Gibbon (1737-1794), c’est aussi François Guizot (1787-1874), qui
avait traduit l’Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain et exerçait son magistère au
Collège de France à l’époque où Ṭahṭāwī était à Paris, que l’on retrouve, innommés souvent, au fil des
pages de l’Histoire de l’Égypte49. Leur présence et l’absence des grands noms des Lumières, censés

45
Rifāʿa Rāfiʿ al-Ṭahṭāwī, Taḫlīṣ al-ibrīz fī talḫīṣ bārīz, op. cit., p. 84.
46
Ibid., p. 273.
47
Ibid., p. 284-286.
48
Ibid, p. 219-220.
49
Cf. Pierre Rosanvallon, Le Moment Guizot, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des histoires, 1985.

11
patronner la « Renaissance arabe (nahḍa) » du XIXe siècle, est pourtant moins paradoxale qu’il n’y
paraît de prime abord.
Revenons à la définition que donne al-Ṭahṭāwī de la liberté dans al-Muršid al-amīn : elle est
définie première condition du progrès (social) et du bonheur (individuel), appartenant à la nature
humaine, la fiṭra. Elle est la possibilité de faire tout ce qui est licite50. Plusieurs formes de liberté sont
distinguées : les libertés naturelles (manger, boire, se déplacer) ; la liberté morale ; la liberté
religieuse dans les limites de l’orthodoxie 51 ; les libertés civiles (le règlement des relations des
hommes entre eux) ; et enfin les libertés politiques, dont la première et la principale qui est citée est la
jouissance de la propriété privée garantie par l’État 52 , accompagnée de droits fondamentaux aux
contours imprécis. Il est difficile de trouver définition de la liberté plus éloignée de celles de Rousseau
dans Le Contrat social (l’obéissance aux lois que l’on se fixe soi-même, en tant que citoyen membre
du Souverain) ou de Montesquieu dans L’Esprit des lois (le principe d’un gouvernement républicain).
Si l’on prend de surcroît en considération le traité d’économie d’al-Ṭahṭāwī53, il est tout à fait clair que
la liberté du cheikh égyptien est de l’ordre de celle qu’avait Guizot en tête lorsqu’il lança son célèbre :
« enrichissez-vous ! ». Al-Ṭahṭāwī est bien plus proche de l’esprit des bourgeois libéraux de la
Restauration que des Lumières françaises qu’il lut certes, mais pour d’autres raisons que l’érection
d’une nouvelle philosophie politique ou d’une nouvelle conception de l’histoire.
Aucun auteur des Lumières françaises n’est donc cité dans l’Histoire de l’Égypte. La tradition
historiographique occidentale reçue par al-Ṭahṭāwī est d’abord grecque et latine : les historiens sont
cités sans référence du tout ou avec une référence collective54. On trouve des paraphrases d’Hérodote,
Polybe, Strabon ; de l’Histoire auguste, d’Hérodien. La confrontation de traductions françaises de
l’époque avec la traduction d’al-Ṭahṭāwī ne laisse aucun doute sur sa connaissance et son utilisation
des sources antiques (nous ne l’entreprendrons pas ici). Chez les modernes, la grande source d’al-
Ṭahṭāwī sur l’Antiquité tardive est l’Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
d’Edward Gibbon. Là encore, la confrontation avec la traduction française de Gibbon par Guizot dans
les années 1810 est tout à fait claire. Les travaux des archéologues comme Champollion (1790-1832),
Auguste Mariette (1821-1881), sont aussi cités55.
La plupart de ces œuvres sont organisées par une chronologie linéraire ordonnée aux dates de
règne, qui était précisément celle de nombreuses œuvres historiques d’époque ottomane, puis fut
adoptée par al-Ṭahtāwī lui-même. La narration repose souvent sur la personnalisation de l’histoire qui,
dans une perspective morale, attribue une importance considérable aux caractères du prince dans le
succès ou l’échec d’un règne et sa contribution à la prospérité et au bien-être général.
Mutatis mutandis, l’historiographie musulmane se présentait d’une manière analogue. Comme
ses contemporains, al-Ṭahṭāwī cite beaucoup les historiens de l’époque mamelouke et du début de
l’époque ottomane, comme al-ʿUmarī (1301-1349), al-Maqrīzī (1364-1442), auteur d’une topographie

50
« Ruḫṣat al-ʿamal al-mubāḥ ». Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, al-Muršid al-amīn, op. cit., p 505.
51
« Aṣl al-dīn ». Ibid. Al-Ṭahṭāwī distingue entre liberté de ʿaqīda (choix entre les deux écoles de théologie
ašʿarite ou māturīdite), raʾy (le jugement « indépendant » ou iǧtihād) et maḏhab (les quatre écoles juridiques du
sunnisme).
52
« Taʾmīn al-dawla li-kull aḥad min ahālī-hā ʿalā amlāki-hi al-šarʿiyya al-marʿiyya ». Ibid.
53
Manāhiǧ al-albāb al-Miṣr iyya fī mabāhiǧ al-ādāb al-ʿaṣriyya, in Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, al-Aʿmāl al-
Kāmila, op. cit., vol. I, p. 303-746. Ce traité ne nous paraît pas non plus d’inspiration saint-simonienne. La
division de la société proposée en conclusion ne repose pas sur l’opposition entre classes productives et classes
oisives, mais sur la division classique entre élite et masse (ḫaṣṣā/ḫawāṣṣ et ʿāmma/ʿawāmm) où est injectée une
distinction entre direction politique, direction religieuse, armée et producteurs (paysans, commerçants, artisans et
gens des métiers).
54
Al-Ṭahṭāwī parle le plus souvent des « historiens grecs (muʾarrikūn al-yunān) » même s’il lui arrive de citer
des noms (Polybe, Hérodote, Strabon).
55
Al-Ṭahṭāwī les appelle des « chercheurs d’antiquités et de vestiges anciens (bāḥīṯūn ʿan al-anṭīqāt wa-l-āṯār
al-qadīma) ».

12
historique de l’Égypte, ou Suyūṭī (1445-1505), un grand polygraphe qui a laissé plusieurs ouvrages
intéressant l’histoire. Dans sa bibliothèque, dont seuls les manuscrits nous sont connus, on
trouve quelques histoires générales plus anciennes56, un grand nombre d’ouvrages généalogiques dont
une part importante est consacrée à la famille du Prophète57, beaucoup de biographies ou recueils de
biographies 58 , une riche historiographie d’époque ottomane en langue arabe 59 , des ouvrages
appartenant à la littérature histoire des « premières fois » 60 , quelques ouvrages sur l’Égypte et la
Syrie61, des histoires des Prophètes62 et enfin une pléthore de textes consacrés au Prophète Muḥammad
et aux débuts de l’islam63. On ne connaît malheureusement pas les ouvrages imprimés possédés par al-
Ṭahṭāwī, ni les lectures qu’il pouvait faire sur des exemplaires qui ne lui appartenaient pas.
Il appert, en contraste de l’affirmation maintes fois répétée sur l’importance des historiens
d’époque mamelouke, que l’historiographie ottomane et d’époque ottomane occupe une place peut-
être plus considérable. Cela confirme l’origine du modèle narratif employé par al-Ṭahṭāwī dans son
histoire et marqué par le primat de la découpe biographique sur l’annalistique ; par ailleurs, il faut
redire l’anachronisme de l’opposition entre l’attachement à l’Empire qui continuait à incarner le
califat, remis à l’honneur dans la représentation ottomane du pouvoir pour pallier les reculs
territoriaux depuis la fin du XVIIIe siècle, et l’attachement à l’Égypte qui n’était pas, de toute façon,
clairement pensée par al-Ṭahṭāwī comme « nation ». La présence massive d’ouvrages de généalogie et
d’histoire de l’islam (le Prophète, les quatre premiers califes, les pieux souverains comme Nūr al-Dīn)
souligne tout autant l’inanité de l’opposition entre umma et nation égyptienne, et nous oblige à mieux
penser l’articulation si dépaysante des deux volumes de l’Histoire de l’Égypte : des pharaons aux
Byzantins jusqu’au Prophète du Hedjaz. Toute cette tradition historiographique, analogue, par
l’importance accordée aux facteurs moraux et à la biographie des puissants, apparaît parfaitement
compatible avec la tradition européenne sélectionnée par al-Ṭahṭawī.
On distingue de surcroît la trace d’autres lectures historiques de la tradition arabe, au premier
chef celle des Prolégomènes (Muqaddima) d’Ibn Ḫaldūn dont al-Ṭahṭāwī devait connaître la fortune
chez les Ottomans et les orientalistes français qui le redécouvraient, l’éditaient et le traduisaient à
l’époque. Dans L’Or de Paris, al-Ṭahṭāwī compare Montesquieu à Ibn Ḫaldūn et renverse le mot
orientaliste bien connu qui faisait de lui un Montesquieu arabe : pour al-Ṭahṭāwī, c’est Montesquieu
qui est un Ibn Ḫaldūn européen64. Il rapproche la réflexion d’Ibn Ḫaldūn sur le ʿumrān, le monde de
l’urbanité (c’est-à-dire des villes, du pouvoir, de la religion, des arts, des sciences), et la tradition

56
Notamment les Aḫbār al-ṭiwāl d’al-Dīnawarī (m. 896) et les Murūǧ al-ḏahab d’al-Masʿūdī (m. 957).
57
Iḥyāʾ al-mayyit bi-faḍāʾil ahl al-bayt de Suyūṭī, un ouvrage du même sur les descendants d’al-ʿAbbās, des
arbres généalogiques du Prophète, des traités sur les Gens de la Maison du Prophète.
58
Iḫbār al-ʿulamāʾ fī aḫbār al-ḥukamāʾ d’al-Qifṭī (m. 642), Asmāʾ ahl Badr de Muḥammad al-Ḥifnī (m. 1181),
Ṭabaqāt d’al-Zabīdī, un ouvrage sur les douze imams de ʿAfīf al-Dīn al-Mīrġanī (m. 1207), Kawākib al-durriyya
d’Ibn Qāḍī Šubha sur Nūr al-Dīn al-Zanǧī, un dictionnaire des Compagnons du Prophète, un autre sur les
notables d’Alep, le Fawāt al-wafayāt de Kutubī (m. 764) qui complète Ibn Ḫallikān.
59
Infāḏ al-awāmir al-ilāhiyya bi-nuṣrat al-ʿasākir al-ʿuṯmāniyya wa-inqāḏ sukkān al-ǧazīra al-ʿarabiyya d’al-
Šurunbilālī (m. 1079), Badr al-ǧumān fī dawlat mawlānā al-sulṭān ʿUṯmān d’Ibn Abī Surūr, un ouvrage sur la
conquête ottomane du Yémen, les Šaqāʾiq al-nuʿmāniyya, un dictionnaire biographique consacré aux oulémas
ottomans par Tašköprüzāde, des panégyriques consacrés aux sultans ottomans.
60
Ou al-awāʾil : premier converti à l’islam, premier à faire l’appel à la prière, à introduire telle innovation, etc. :
l’ouvrage célèbre de Suyūṭī, son résumé par ʿAlī Dadeh (m. 1007).
61
Tuḥfat al-aḥbāb bi-man malaka Miṣr min al-mulūk wa-l-nuwwāb de Yūsuf al-Mallawānī (m. 1719), Al-
Mawāʿiẓ wa-l-iʿtibār d’al-Maqrīzī, Futūḥ al-šām d’al-Wāqidī,
62
ʿArāʾis al-maǧālis d’al-Ṯaʿālibī, al-Ūsī (m. 948).
63
Tārīḫ al-ḫulafāʾ al-rāšidīn de Suyūṭī, Futūḥ al-šām de Wāqidī, des récits de la naissance et la jeunesse du
Prophète (mawlid) de son Voyage Nocturne (Ibtihāǧ ʿalā qiṣṣat al-isrāʾ wa-l-miʿrāǧ), Al-Šifāʾ du Cadi ʿIyād, les
Šamāʾil de Tirmiḏī, les Mawāhib al-laduniyya d’al-Qasṭallānī accompagnés de divers commentaires et gloses,
les Sīra d’Ibn Hišām et d’al-Ḥalabī, la Sīra versifiée d’al-ʿIrāqī.
64
Rifāʿa Rāfiʿ al-Ṭahṭāwī, Taḫlīṣ al-ibrīz fī talḫīṣ bārīz, op. cit., p. 84

13
européenne de la civilisation, mais à nouveau, c’est moins de Montesquieu qu’il s’agit, que de la
notion de civilisation élaborée dans la tradition post-révolutionnaire et notamment par Guizot65.

Une fois précisés les problèmes posés par la notion de tradition, quel sens donner à
l’opposition canonique entre tradition et modernité ? En première analyse, la modernité n’est rien
d’autre qu’une nouvelle manière de concevoir la tradition, dans son contenu ou la modalité des
relations que l’on peut nouer avec elle, en rapport avec des transformations politiques et sociales :
sclérosée ou dépassée, inadaptée aux nécessités du temps présent, elle doit être amendée ou émondée,
reformulée et critiquée avec la langue qui, pour un temps, a le privilège de dire le vrai, que ce soit la
théologie, les mathématiques ou les sciences de l’homme ou du social ; elle peut être aussi retrouvée
sous ses faux prolongements et ressuscitée par le retour aux origines. Aussi se trouve posée, dans un
second temps, la question de la supériorité de la modernité sur la tradition, savoir si la redécouverte de
la tradition ne finit pas par conduire à son dépassement. Par conséquent, il est nécessaire, pour
qu’entrent en tension tradition et modernité, que se produisent soit une transformation de la conception
de la temporalité (ou du régime d’historicité), soit une transformation des conceptions du vrai. Ce que
l’Europe a vécu depuis la Renaissance, l’Égypte a dû l’affronter depuis le XIXe siècle.
Transformations de la temporalité d’abord, que l’on peut repérer dans la formulation
progressive d’un nouveau concept d’histoire, comme l’a montré Reinhart Koselleck pour le XVIIIe
siècle66 : l’histoire (die Geschichte) ne désigne plus seulement des histoires (traduction possible de die
Geschichte) mais le tout cohérent des événements reliés entre eux par des causes ou des forces :
l’histoire. L’historien n’est plus l’inférieur du poète qui jouissait du privilège de dire l’universel, il
n’est plus le simple témoin des événements narrés, il n’est plus le rhétoricien qui coulait des
événements dans des formes aimables pour forger les caractères : il peut désormais élever sa
prétention à la vérité et à déchiffrer le sens rationnel de l’histoire. Il en résulte une temporalisation de
l’histoire, procès au cours duquel se dévoile l’Absolu chez Schelling, se révèle l’Esprit, chez Hegel ;
le passé, le présent et l’avenir sont mieux distingués, et le passé n’est plus tant un réservoir d’exempla
qu’un champ d’expérience où rechercher les signes de la liberté, du progrès ou de la civilisation 67. La
représentation dominante de l’histoire devient une ligne orientée du passé vers l’avenir, et les
productions humaines de s’accumuler pour le mieux. La modernité qui prend le pas sur la tradition
constitue l’un des grands problèmes de l’âge moderne : elle se trouve déjà chez Descartes et dans les
sciences physiques et la philosophie du XVIIe siècle, puis au cœur de la Querelle des Anciens et des
Modernes, enfin au XVIIIe siècle et après la Révolution française.
Guizot entend brosser, dans son Histoire de la civilisation en Europe, son cours prononcé au
Collège de France à la fin des années 1820, « un tableau général de l’histoire moderne de l’Europe,
considérée sous le rapport du développement de la civilisation, de ses origines, de sa marche, de son
but, de son caractère. » 68 Il définit la civilisation par l’idée du progrès et du développement, c’est-à-
dire d’une part le perfectionnement matériel de la société, « la plus grande activité et la meilleure
organisation des relations sociales : d'un côté, une production croissante de moyens de force et de
bien-être dans la société; de l'autre, une distribution plus équitable, entre les individus, de la force et

65
Cf. Ahmed Abdesselem, Ibn Khaldun et ses lecteurs, Paris, PUF, 1983, chapitre 3, « Les lectures des auteurs
arabes du XIXe et du début du XXe siècle », p. 57-81. « Les deux auteurs arabes, Ibn Ḫaldūn et Ṭahṭāwī, se
rejoignent quant à la place qu’ils accordent, dans leurs analyses, à la civilisation (al-ʿumrān, pour Ibn Ḫaldūn,
at-tamaddun pour Ṭahṭāwī), mais que l’idée de progrès constant et sans fin de la civilisation a plutôt été
empruntée par Ṭahṭāwī à la pensée européenne des XVIIIe et XIXe siècles » (p. 60).
66
Cf. l’article « Geschichte » dans la Geschichtliche Grundbegriffe Enzyklopädie (1975) traduit in Reinhart
Koselleck, L’Expérience de l’histoire, Paris, Seuil, coll. Points, « Le concept d’histoire ».
67
Cf. aussi Reinhart Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris,
EHESS, 1990, chapitre 1, « Le futur passé des temps modernes ».
68
François Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, Paris, Didier, 1855 (6ème éd.), p. 5.

14
du bien-être produits » 69 ; de l’autre, le perfectionnement de l’activité individuelle, ou progrès de
l’humanité, dans les lettres, les sciences et les arts. Les deux procès de civilisation sont l’avers et le
revers d’une même médaille, marchant nécessairement de pair, quels que soient les retards et les
décalages provoqués par la marche erratique de l’histoire (« la Providence a ses aises dans le temps ;
elle y marche comme les dieux d’Homère dans l’espace ; elle fait un pas et des siècles se trouvent
écoulés »70).
L’œuvre d’al-Ṭahṭāwī est elle aussi articulée par une certaine conception de la civilisation. On
trouve d’abord une division courante de l’histoire de l’humanité en trois stades (sauvage, barbare et
civilisé) au début de L’Or de Paris71. Dans l’Histoire de l’Égypte, al-Ṭahṭāwī est conduit à redéfinir la
division traditionnelle de l’historiographie musulmane : l’histoire est bien divisée en islamique et pré-
islamique, mais la ǧāhiliyya, l’époque du paganisme et de l’ignorance, est restreinte à l’époque qui
précède l’institutionnalisation du christianisme et non de l’islam. C’est l’époque de l’écriture en
hiéroglyphes, des palais et des temples, des pharaons : 5 385 ans d’histoire avant l’Hégire. Le passage
au christianisme se produit avec Théodose, 241 ans avant l’Hégire, et jusqu’en 18 : 259 ans d’histoire.
Ensuite vint l’islam72. La datation de l’ère du christianisme à partir de l’édit de Thessalonique (380),
qui fit du christianisme la seule religion licite de l’Empire, est l’indice d’une ébauche de lecture
politique de la religion, sur le modèle de Guizot dans l’Histoire de la civilisation. Ailleurs, al-Ṭahṭāwī
n’hésite pas à affirmer que le christianisme fut corrompu dès l’époque de Constantin, et les Évangiles
corrompues, selon l’accusation musulmane classique du taḥrīf de la Bible73. C’est surtout dans les
Manāhiǧ al-albāb al-miṣriyya qu’al-Ṭahṭāwī élabore la notion de civilisation, qui est colorée, de ce
fait, d’une forte connotation économique. L’Égypte est siège d’une très ancienne civilisation, désignée
par le doublet ʿumrān-tamaddun. La plupart du temps, les différents aspects de la civilisation sont
distribués par Dieu entre les royaumes et les lieux habités des hommes (mamālik, amṣār). L’Égypte a
le privilège de les réunir tous. En d’autres termes, elle occupe la même place stratégique que la France
dans l’histoire de la civilisation de Guizot : « la France a donc cet honneur, Messieurs, que sa
civilisation reproduit, plus fidèlement qu’aucune autre, le type général, l’idée fondamentale de la
civilisation »74. Cela tient à sa position géographique privilégiée au confluent des mers et des routes
terrestres, où l’on retrouve l’importance accordée par al-Ṭahṭāwī aux voyages et aux échanges.
Pour en saisir toute la portée, il faut avoir à l’esprit que le monde d’al-Ṭahṭāwī n’a guère que
six mille ans, comme pour la plupart des Européens qui vécurent avant le XVIIIe siècle et les prémices
de l’historisation de la nature et du vivant, comme pour nombre d’entre eux, encore, au milieu du
XIXe siècle. Cette croyance était partagée dans le milieu intellectuel d’al-Ṭahṭāwī : le journal qu’il
dirigeait publia au début des années 1870 la traduction d’une chronologie universelle qui avançait du
monde le même âge75. S’il était encore besoin d’une confirmation de l’importance du cadre impérial
ottoman, on noterait que le traducteur a pris soin de mentionner les dates de règnes des sultans
ottomans. Or à la même époque, le développement de l’égyptologie avait conduit les archéologues à

69
Ibid., p. 16. Cette définition ne vaut que dans la tradition intellectuelle française (et anglaise). En Allemagne,
des évolutions historiques différentes conduisent à l’opposition entre Civilisation (française, aristocratique,
matérielle) à Kultur (allemande, bourgeoise, spirituelle), comme l’avait montré Norbert Elias dans la première
partie de Sur le procès de civilisation, La Civilisation des mœurs (1939) puis Wolf Lepenies dans Les trois
cultures : entre science et littérature, l'avènement de la sociologie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de
l'homme, 1990.
70
Ibid., p. 23.
71
Rifāʿa Rāfiʿ al-Ṭahṭāwī, Taḫlīṣ al-ibrīz fī talḫīṣ bārīz, op. cit., p. 14-15. Cette conception se retrouve ensuite
dans l’Épître sur l’unicité divine (Risālat al-tawḥīd) de Muḥammad ʿAbduh.
72
Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, Anwār tawfīq al-ǧalīl, op. cit., vol. IV, p. 31-32.
73
Ibid., p. 509.
74
François Guizot, Histoire de la civilisation en France : depuis la chute de l’Empire romain, Paris, Didier 1840
(2ème éd.), t. I, p. 21.
75
Traduction par ʿAbd Allāh Fikrī, Rawḍat al-madāris, 1288 (h.), n°17, p. 7-14 ; n°19, p. 10-13.

15
proposer deux grandes chronologies de la civilisation égyptienne, une longue et une courte 76 . La
chronologie longue était défendue par Auguste Mariette, alors responsable du Service des Antiquités
égyptien et du Musée égyptien, dans son Aperçu de l’histoire de l’Égypte depuis les temps les plus
reculés jusqu’à la conquête musulmane, traduit en arabe sous le titre de Kitāb Qudamāʾ al-miṣriyyīn
par ʿAbd Allāh Abū l-Suʿūd Efendi, un collaborateur d’al-Ṭahṭāwī qui rédigea la préface de
l’ouvrage 77 . La même chronologie était adoptée par Heinrich Brugsch (1827-1894), archéologue
allemand lui aussi au service des khédives ; elle fut traduite dans le Rawḍat al-madāris d’al-Ṭahṭāwī78.
La civilisation égyptienne aurait alors plus de 5 000 ans : il ne restait plus qu’à faire le lien entre
l’histoire de l’Égypte et l’histoire sainte scandée par l’envoi des messagers et des prophètes de Dieu.
Al-Ṭahṭāwī identifie à cet effet le premier pharaon de la première dynastie de l’époque ancienne,
Ménès, avec Miṣrayim, fils de Seth, fils de Noé, trois générations après le Déluge79. Voilà comment la
civilisation égyptienne, aussi vieille que le monde post-diluvien, fut à l’origine de toutes les
civilisations du monde : les Grecs y puisèrent leurs sciences (l’origine égyptienne d’Hermès
Trismégiste est évoquée à la suite d’une longue tradition et occidentale et arabe80), et les Perses figurés
en conquérants barbares s’y civilisèrent, et les Romains après eux. Mais les Arabes ? La fin du premier
volume de l’Histoire de l’Égypte est dédiée à leurs vertus de générosité et d’indépendance, leur langue
et leur poésie pré-islamiques, mais il faudra attendre le second, consacré à la biographie du Prophète
Muḥammad, pour se faire une idée de leur contribution à la civilisation.
La très vieille civilisation de l’Égypte, explique al-Ṭahṭāwī, a deux fondements (aṣl) : un
fondement moral et un fondement matériel. Le fondement moral désigne « la civilisation des mœurs,
des coutumes et des manières, c’est-à-dire la religion et sa normativité » ; quant au fondement
matériel, il renvoie à l’amélioration des conditions d’existence81. La civilisation progresse selon deux
voies (wāsiṭa) : du point de vue moral par « le raffinement des mœurs (tahḏīb al-aḫlāq) », expression
qui renvoie à toute une tradition de réflexion éthique en philosophie et dans la mystique islamiques ;
du point de vue matériel par les activités économiques (manāfiʿ ʿumūmiyya) qui reposent, en dernière
analyse, sur le travail82. La définition de la civilisation par Al-Ṭahṭāwī consonne indubitablement celle
de Guizot. Même l’association du raffinement des mœurs et de la religion, qui pourrait sembler très
musulmane par la place qu’elle attribue à la religion dans la formation des caractères et de la norme
sociale, peu digne de la pensée éclairée de l’Europe, trouve en fait son pendant à la fin de la deuxième
leçon sur l’Histoire de la civilisation européenne du protestant Guizot, lorsque l’orateur explique que
l’Église fit le lien entre le monde romain civilisé et le Moyen Âge surgi des invasions barbares : elle
apporta dans le monde une force morale et rationnelle qui venait balancer le goût forcené des barbares
pour l’indépendance et leurs valeurs aristocratiques et militaires 83 . De manière analogue, c’est
précisément ce que la disposition narrative de l’Histoire de l’Égypte suggère à propos du rôle
civilisateur de l’islam sur les Arabes. On pourrait presque dire que, de l’Histoire de la civilisation
européenne de Guizot, les Manāhiǧ al-albāb al-miṣriyya réfléchissent les réflexions sur le progrès

76
Cf. Donald Malcolm Reid, Whose Pharaohs ? Archaelogy, Museums, and Egytian National Identity from
Napoleon to World War I, Berkeley/Los Angeles/Berkeley, University of California Press, 2002, p. 108-112 sur
al-Ṭahṭāwī.
77
Le Caire, Maṭbaʿat Būlāq, 1281 (h.).
78
Traduction par Ḥusayn Zakī Efendi, Rawḍat al-madāris, n°4, 5, 7, 8, 10, 11, 12, 13 et 15.
79
Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, Anwār tawfīq al-ǧalīl, op. cit., vol. IV, p. 94. Mais la civilisation aurait pour berceau
ultime l’Asie et la péninsule arabique, dit al-Ṭahṭāwī sans plus de détails (Ibid., p. 95).
80
Ibid., p. 123-124.
81
« Huwa al-tamaddun fī l-aḫlāq wa-l-ʿawāʾid wa-l-ādāb, yaʿnī al-tamaddun fī l-dīn wa-l-šarīʿa ». Manāhiǧ al-
albāb al-Miṣr iyya fī mabāhiǧ al-ādāb al-ʿaṣriyya, op. cit., vol. I, p. 310.
82
Ibid.
83
François Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, op. cit., « Deuxième leçon », p. 32-64.

16
matériel et le Muršid al-amīn sur le progrès moral, alors que Histoire de l’Égypte fournit une
généalogie alternative à la civilisation.
Al-Ṭahṭāwī dut affronter une difficulté épargnée à Guizot : ce n’était pas tant que la tournure
de l’esprit du cheikh fût moins sécularisée que celle du notable protestant, qui n’hésite pas non plus à
recourir à la Providence, au grand homme qui en réalise les desseins, et qui, à l’instar des philosophes
éclectiques comme Royer-Collard (1763-1845), estimait que la meilleure part de l’homme était divine
et échappait à la prise de l’histoire et de la société84, la difficulté réside plutôt dans la temporalité de la
révélation de Dieu dans l’histoire : pour Guizot, le christianisme et son institutionnalisation sont
consubstantiels à la civilisation européenne, mais pour al-Ṭahṭāwī, qui pense la civilisation avec
Guizot, la dernière révélation, l’islam, vient couper en deux l’histoire du monde et de la civilisation.
Comme l’Europe date à partir de la naissance du Christ, al-Ṭahṭāwī date à partir de l’Hégire du
Prophète, et si Guizot peut chercher les principes qui joueront ensuite tout au long de l’histoire de la
civilisation européenne à la conjonction de l’histoire de Rome, des invasions barbares et de
l’institutionnalisation du christianisme, al-Ṭahṭāwī doit accorder la temporalité linéaire du progrès de
la civilisation et celle de l’histoire sainte, dont un caractère prépondérant est la cyclicité de l’envoi des
messagers et des prophètes, et de la corruption du message divin. L’islam, en tant que dernière
révélation, est le dernier cycle de l’histoire du monde, inauguré par l’âge d’or du Prophète et des
califes bien-guidés, et que parachèvera le Jugement Dernier. L’histoire de l’islam est donc celle d’un
déclin que mesure l’éloignement du Prophète. Un deuxième niveau de cyclicité vient pourtant
tempérer l’inéluctabilité du déclin : c’est ce que les musulmans ont appelé le taǧdīd ou la rénovation
périodique de l’islam. Une Tradition prophétique dit que « Dieu enverra à cette Communauté, à
chaque début de siècle, qui lui rénovera sa religion »85. Pour conjurer le passage du temps qui aliène,
les musulmans ont pensé que des rénovations périodiques pouvaient temporairement rapprocher les
croyants de la pureté de leurs origines. Al-Ṭahṭāwī fit usage du taǧdīd pour parvenir à regarder vers
l’avenir sans détourner les yeux de l’âge d’or du Prophète.
Le taǧdīd est lié à la réflexion sur les innovations (bidʿa), dont la qualification fait l’objet de
riches discussions juridiques, et sur l’exercice du jugement personnel, l’iǧtihād, discuté tout autant.
Par chance, al-Ṭahṭāwī nous a laissé une épître qui traite précisément de l’iǧtihād et du taǧdīd,
largement inspirée du commentaire d’un célèbre traité de droit par un cheikh d’al-Azhar au mitan du
XIXe siècle, Ibrāhīm al-Bāǧūrī (m. 1861)86. Après avoir discriminé les différents niveaux de jugement
personnel qu’il est possible pour un savant d’exercer, al-Ṭahṭāwī pose la question de savoir si le
rénovateur, muǧaddid, doit être habilité à exercer une forme de jugement personnel, donc être un
muǧtahid, ou s’il peut simplement suivre des jugements déjà existants : être un muqallid. Al-Ṭahṭāwī
commence par admettre, à la suite d’Ibn al-Aṯīr (1160-1233) dont il cite le Ǧamīʿ al-uṣūl d’après al-
Muḥibbī (m. 1699), la possibilité qu’il y ait plusieurs rénovateurs par siècle. Mais il va plus loin et
admet la possibilité qu’un prince puisse être rénovateur, non plus de la religion, mais des « savoirs

84
Ibid., « Première leçon », p. 26.
85
Rapporté par Abū Dāwūd, Sunan ; al-Tirmiḏī, Mustadrak ; al-Bayhaqī, Maʿrifat al-sunan wa-l-āṭār ; al-
Ṭabarānī, Muʿǧam al-awsaṭ.
86
Édité sous le titre fautif Al-Qawl al-sadīd fī l-iǧtihād wa-l-taqlīd, in Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, al-Aʿmāl al-
Kāmila, op. cit., vol. V, p. 17-54. Le titre original du texte, publié d’abord au Caire par la Maṭbaʿat Wādī al-Nīl
en 1286, puis dans le journal Rawḍat al-madāris, 1287/1870, n°5, est Al-Qawl al-sadīd fī l-iǧtihād wa-l-taǧdīd.
Le remplacement de taǧdīd par taqlīd vient sans doute de l’opposition caricaturale, ressassée par les réformistes
musulmans de la fin du XIXe siècle et du premier XXe siècle entre le jugement indépendant et l’imitation
(iǧtihād et taqlīd), alors qu’al-Ṭahṭāwī pense encore le problème dans le cadre du droit, plus précisément de ses
fondements (uṣūl al-fiqh) dont dépendait les discussions sur l’iǧtihād. On dispose d’une biographie d’al-Bāǧūrī
par Aaron Spevack, The Archetypal Sunnī Scholar: Law, Theology, and Mysticism in the Synthesis of al-Bājūrī,
Albany, State University of New York Press, 2014.

17
utiles » à la communauté87. Il cite en exemple le calife al-Maʾmūn (813-833) pour son engagement en
faveur des sciences rationnelles, et avoir lancé le mouvement de traduction des sciences antiques du
grec et du syriaque vers l’arabe. Alors que le calife était abhorré par les sunnites pour son soutien à
l’école théologique du muʿtazilisme, qui professait le Coran créé, et à la Miḥna, persécution des
partisans de la thèse du Coran incréé ; alors même qu’al-Suyūṭī, qui est cité, considèrait al-Maʾmūn
comme un fauteur de divisions (fitna) dans la communauté, al-Ṭahṭāwī en fait un rénovateur des
« savoirs utiles » à la communauté contre tous ses prédécesseurs88. Il va encore plus loin et concède
même que toute personne « excellente en son domaine » peut être un rénovateur, et de citer non plus
un savant religieux, un prince, mais un homme de lettres : Fāris Šidyāq89. Le sens de la question posée
par al-Ṭahṭāwī (le muǧaddid doit-il être muǧtahid ou peut-il être muqallid ?) n’était plus interne, lié à
une certaine hiérarchie des autorités juridiques, mais externe : il réside essentiellement dans la
justification juridique d’un renouveau de la umma qui ne prendrait pas les formes d’un renouveau du
droit et des pratiques religieuses, mais de transformations politiques, sociales et culturelles.
Dès son séjour parisien, al-Ṭahṭāwī formulait le souhait que les sciences occidentales soient
traduites, sous l’égide de Muḥammad ʿAlī, pour favoriser le renouveau de l’Égypte90. Dans la préface
des Manāhiǧ al-albāb al-miṣriyya, la dynastie fondée par Muḥammad ʿAlī est louée pour avoir
soutenu le renouveau égyptien91. La notion islamique de renouveau est aussi projetée dans le passé
pré-islamique : Ramsès II, le plus grand des pharaons, fut lui aussi un rénovateur, bien entendu dans
l’acception sécularisée et originale développée par al-Ṭahṭāwī92. La linéarité et le caractère cumulatif
du progrès sont donc tempérés d’une manière originale (chez Guizot, ils le sont aussi mais par les
décalages, les retours en arrière, ce qu’il appelle la marche erratique de la Providence) : d’abord par le
modèle narratif adoptée dans l’Histoire de l’Égypte (modèle biographique et caractères moraux),
ensuite par la temporalité cyclique du renouveau, mais la possibilité d’une multitude de rénovateurs,
dans une multitude de domaines, couplée à un certain désintérêt pour les questions scolastiques
classiques (comment calculer le début du siècle : par rapport au début de la mission prophétique ? À
l’Hégire ? À la mort du Prophète ? ; faut-il que le rénovateur soit un Arabe de la tribu du Prophète ?),
ouvre d’ores et déjà la possibilité d’une véritable conception progressiste de l’islam.
Chez al-Ṭahṯāwī, néanmoins, l’histoire demeure pensée comme succession de renouveaux et
de déclins. La civilisation avance avec les progrès matériels, le développement des échanges et le
raffinement des âmes sous la conduite des bons princes, des savants et des hommes de bonne volonté ;
elle recule quand les princes sont mauvais et les hommes corrompus et amollis par le luxe. Al-Ṭahṭāwī
retrouve ici la scansion ḫaldūnienne du ʿumrān. Par ailleurs, le progrès ne peut pas être simplement
vers l’avant, cumulatif, mais demeure toujours encore rivé à l’âge d’or prophétique, périodiquement
rapproché par des rénovateurs. L’Égypte du XIXe siècle était devenue pour lui « la réunion de l’ancien
et du nouveau »93. Le cheikh ne pouvait pas jouer le premier acte d’une querelle des Anciens et des
Modernes arabes puisqu’il l’avait neutralisée en pensant l’histoire sous le double aspect du progrès des

87
« Al-ʿulūm al-nāfiʿa ». Ibid., p. 45.
88
« Fa-qad qāla [al-Suyūṭī] fī ḥaqq al-Maʾmūn mā qāla, illā anna-hu lam yali al-ḫilāfa min banī l-ʿAbbās aʿlam
min-hu ». Ibid., p. 46.
89
« Farīd fī fanni-hi ». Ibid.
90
Rifāʿa Rāfiʿ al-Ṭahṭāwī, Taḫlīṣ al-ibrīz fī talḫīṣ bārīz, op. cit., p. 288.
91
Id., Manāhiǧ al-albāb al-Miṣr iyya fī mabāhiǧ al-ādāb al-ʿaṣriyya, op. cit., vol. I, p. 303.
92
« Expansion conquérant, multiplication des expéditions militaires, renouveau des réformes, grand nombre de
réorganisations administratives et militaires (tawsīʿ al-futūḥāt, ǧawlān al-ġazawāt, taǧdīd al-iṣlāḥāt, kuṯrat al-
tartībāt wa-l-tanẓīmāt al-malikiyya wa-l-ʿaskariyya) » (nous soulignons). Id., Anwār tawfīq al-ǧalīl, op. cit.,
vol. IV, p. 121.
93
« Hiya al-ʿāna maǧmaʿ al-tālid wa-l-ṭārif ». Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, Anwār tawfīq al-ǧalīl, op. cit., vol. IV, p.
454. Ce sont encore deux termes juridiques, qui désignent respectivement les biens d’acquisition ancienne et
ceux d’acquisition récente.

18
Modernes et de la cyclicité des Anciens. Fragile équilibre qu’ont tenté de préserver sans succès toutes
les pensées religieuses confrontées à la redéfinition radicale de la temporalité depuis le XVIIIe siècle.

Transformations du régime de vérité propre à l’histoire ensuite : au Moyen Âge en chrétienté


occidentale, l’histoire, en tant que simple science auxiliaire, n’avait pas de méthode originale, et
empruntait librement à la théologie et au droit ses instruments et ses façons de dire la vérité sur le
passé94. À la Renaissance, sans solution de continuité, les humanistes se firent davantage attentifs à la
dimension rhétorique de l’historiographie, celle de Cicéron, de Quintilien ou des Pères grecs de
l’Église, en même temps qu’à l’approche contextuelle des textes d’abord juridiques, lorsqu’il se fut agi
de comprendre les évolutions du droit romain, puis historiques : commenter un texte classique pouvait
consister soit dans l’analyse de sa langue, et, pour les livres d’histoire, des discours que les Grecs, les
Romains et les humanistes se plaisaient à inventer pour dire la vérité des événements qu’ils
racontaient ; soit dans l’étude de ce qu’ils manifestaient de mœurs, traditions ou coutumes, de
personnages ou de lieux, considérée de plus en plus comme l’essence de l’activité de l’historien au
XVIIe siècle, avec la vogue des récits de voyage comme nouvelle source de connaissance, et au XVIIIe
siècle, dans la nouvelle école historique de Göttingen autour de Johann Christian Gatterer (1727-1799)
attaché à l’étude de l’ingenium populi, ou Volksgeist, et chez les philosophes des Lumières qui
voulurent incarner la modernité et la raison contre les Anciens et leurs mondes étroits. Dire la vérité de
l’histoire, en histoire : dire la marche du progrès, la civilisation des sociétés et des hommes, à l’instar
de Voltaire et de son Siècle de Louis XIV.
La vérité de l’histoire pour al-Ṭahṭāwī est avant tout morale, modèle de bon gouvernement
pour le prince et modèle de vertus pour l’homme civilisé. L’histoire est la matière des miroirs des
princes et s’adresse à eux de manière priviligiée, offre aussi à l’homme civilisé des sujets de réflexion
et d’imitation. Le modèle par excellence est le Prophète, Muḥammad. Modèle de vertus, il l’était
depuis des siècles : doté des meilleures, les makārim al-aḫlāq, dont le croyant devait s’efforcer de se
parer, le taḫalluq bi-aḫlāq al-nabī95. Ce qui change à l’époque d’al-Ṭahṭāwī, semble-t-il, c’est que le
Prophète n’est plus uniquement un modèle de vertus religieuses que l’on s’efforçait d’atteindre dans le
cadre d’une spiritualité qui trouvait son expression dans le soufisme et l’étude des Traditions
prophétiques, mais devient un modèle de vertus pour l’ensemble de l’existence mondaine, dans la
politique ou les transactions commerciales, par exemple96. En contraste des miroirs des princes, où le
Prophète n’est qu’un modèle parmi d’autres d’exercice du pouvoir, al-Ṭahṭāwī accorde dans son
Histoire de l’Égypte, une place prépondérante à la pratique politique de Muḥammad : les décennies de
sa vie sont couvertes avec la longueur allouée aux millénaires précédents. La thèse d’al-Ṭahṭāwī, qui
sera âprement discutée dans le contexte de l’abolition du califat par Mustafa Kemal en 1924, est que
l’État prophétique contient déjà l’essence de l’État islamique (le califat), qu’il existe donc une forme
islamique de gouvernement. Pour le prouver, il fait suivre sa biographie, qui occupe la première partie
de la Nihāyat al-īǧāz, du résumé d’un livre à l’époque mal connue, écrit au XIV e siècle par al-Ḫuzāʿī
(m. 1387), contemporain d’Ibn Ḫaldūn au service de la dynastie des Mérinides, qui revendiquait pour
elle-même le califat, pour fournir des renseignements à propos de toutes les fonctions politiques et
administratives à l’époque du Prophète97. Cet ouvrage servait déjà à l’époque à justifier le pouvoir et
ses prétentions califales, à ses propres yeux sans doute et aux yeux des oulémas maghrébins. Dans ce
rapprochement de la biographie du Prophète et de l’information sur l’État prophétique, Al-Ṭahṭāwī fait

94
Cf. Bernard Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier, 1980.
95
Nihāyat al-īǧāz fī sīrat sākin al-ḥiǧāz, in Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, Al-Aʿmāl al-kāmila, op. cit., vol. III.
96
Ibid., p. 411.
97
Al-Ḫuzāʿī, Taḫrīǧ al-dalālāt al-samʿiyya fī mā kāna fī ʿahd al-rasūl min. Un taḫrīǧ désigne généralement un
ouvrage dans lequel l’auteur fournit les chaînes de transmission et le degré d’authenticité des Traditions
prophétiques citées dans un autre ouvrage.

19
œuvre originale, et le dit 98 . On est renvoyé d’une part à l’attachement légitimiste d’al-Ṭahṭāwī à
l’Empire ottoman, qui continuait d’incarner le califat, d’autre part la tentative de rendre acceptable à
ses propres yeux sa participation à l’érection de l’État égytien, au service des khédives, voire de
convaincre les cheikhs d’al-Azhar, dont il avait critiqué dès L’Or de Paris les limites pédagogiques et
l’étroitesse des matières enseignées99, et les musulmans pieux, inquiets des empiètements du pouvoir
politique sur le pouvoir religieux, depuis la monopolisation des biens de mainmorte par Muḥammad
ʿAlī, jusqu’à la mise sur pied d’un système éducatif moderne. Al-Ṭahṭāwī explique, dans le deuxième
volume de l’Histoire de l’Égypte, qu’il suffirait de penser le progrès comme renouveau pour que tout
rentrât en ordre.
Si la vérité finale de l’histoire est morale, les procédures de véridiction de l’histoire sont celles
des sciences religieuses, et en particulier du droit. C’est d’abord le Coran (et la Bible) qui fournit le sol
rassurant et le critère ultime de la connaissance historique, Livre révélé directement par Dieu et, selon
la théologie sunnite professée par al-Ṭahṭāwī, transmis aux hommes par son Prophète en toute
sincérité (ṣidq), sans ajout ni retranchement. Le Coran prime la parole des hommes dans le cas où
l’interprétation ne parvient pas à faire concorder le texte du verset et l’interprétation des historiens100 :
al-Ṭahṭāwī finit ainsi par refuser le modèle copernicien pour revenir au géocentrisme de Ptolémée101,
ou certaines interprétations occidentales de l’Exode et de l’ouverture de la mer Rouge devant Moïse et
les Hébreux. Il en est cela très proche des lectures concordistes qui se développent en Europe à la
même époque, notamment dans l’archéologie biblique protestante naissante, qui n’était pas tant
confrontée à des découvertes qui bouleversaient la connaissance biblique de l’histoire, qu’à une
dangereuse incertitude sur ses méthodes dans un monde dont l’âge et les formes changaient
rapidement, où l’histoire sainte et les miracles ne demandaient certes pas d’être annulés, mais au
moins d’être expliqués par des causes effectives convaincantes102.
Quand aucun verset coranique ne vient infirmer ou confirmer une information historique, les
procédures du droit prennent le relais. L’authentification d’une information repose en premier lieu sur
la qualité de sa transmission depuis le témoin primitif jusqu’à l’historien : les transmetteurs doivent
être crédibles et en nombre suffisant pour ne pas avoir pu se mettre d’accord sur un mensonge, ce que
l’on appelle le tawātur. Ainsi de l’identification du pharon Ménès et de Miṣrayim, petit-fils de Noé,
qui est « authentique par le tawātur et l’istifāḍa » 103 et ne souffre nulle contestation. Le tawātur
devient un équivalent de « consensus », fût-il des historiens ou des traditionnistes, mais défini selon
les procédures du hadith. Dans sa biographie du Prophète, al-Ṭahṭāwī essaie d’expliquer pourquoi les
historiens appellent l’empereur byzantin qui régnait au temps du Prophète Harqal (Héraclius, 610-
641), alors que les traditionnistes et les auteurs de sīra (la littérature consacrée au Prophète)

98
« J’ai tiré de ce livre la quintessence et la substance, arrangée en chapitres, utile à ceux qui la considère,
puisque la plupart, en fait aucun, des auteurs de sīra [ouvrages historiques consacrés au Prophète] ne l’avait fait
(wa min hāḏā al-kitāb istaḫraǧtu al-zubad al-lāʾiqa, wa-l-ḫulāṣāt al-fāʾiqa, al-ātiya fī abwābi-hā, al-nāfiʿa li-
ṭullābi-hā, ḥayṯu lam yafi bi-ḏālika ġālib muʾallifī kutub al-siyar, bal ǧamīʿu-hum) ». Nihāyat al-īǧāz fī sīrat
sākin al-ḥiǧāz, op. cit., vol. III, p. 480.
99
Cf. John Livingston, « Western Science and Educational Reform in the Thought of Shaykh Rifaa al-Tahtawi »,
op. cit., passim.
100
« Naṣṣ al-āya wa-kalām al-muʾarrikīn ». Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, Anwār tawfīq al-ǧalīl, op. cit., vol. IV, p.
591.
101
Pour un point sur les positions successives d’al-Ṭahṭāwī, cf. John Livingston, « Western Science and
Educational Reform in the Thought of Shaykh Rifaa al-Tahtawi », op. cit., p. 555-556.
102
Cf. Renaud Soler, Edward Robinson (1794-1863) et l’émergence de l’archéologie biblique, Paris, Geuthner,
2014.
103
« Ṣaḥḥa bi-l-tawātur wa-l-istifāḍa ». Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, Anwār tawfīq al-ǧalīl, op. cit., vol. IV, p. 94. On
pourrait traduire istifāḍa par « publicité », « grande diffusion ».

20
l’appellent Qayṣar b. Nūn : il entend alors mettre en concordance (ǧamʿ) le consensus des historiens et
le consensus des savants religieux, et montrer partant qu’il s’agit bien de la même personne104.
C’est dire que la critique externe de la transmission doit être relayée une critique interne du
contenu, qui porte surtout sur la chronologie et les données chiffrées d’une part, tente un
rapprochement concordiste des sources d’autre part. La chronologie occupe une place importante dans
la réflexion théorique des historiens musulmans : comme le rappelle après tant d’autres al-Ṭahṭāwī,
« la connaissance des moments et leur échéance, les dates de composition des œuvres, les dates de
naissance et de décès des cheikhs et de ceux qui ont transmis d’après eux, permet de distinguer le
mensonge du menteur et la parole sincère de celui qui dit la vérité »105. Al-Ṭahṭāwī possédait dans sa
bibliothèque les Šamārīḫ fī ʿilm al-tārīḫ d’al-Suyūṭī, qui portait précisément sur l’importance de la
chronologie en histoire. Les historiens musulmans ont très souvent exercé leur sens critique sur la
chronologie, mais al-Ṭahṭāwī fait autre chose que d’établir des dates : il s’agit surtout pour lui de
synchroniser, comme Joseph Scaliger (1540-1609) à la Renaissance, les chronologies de ses sources,
qui n’utilisent pas le même système de mesure du temps : les éditions de sources occidentales qu’il
consultait dataient en anno Domini grâce aux efforts cumulés de siècles d’érudition ; les sources
orientales, d’après l’Hégire ou les règnes des souverains. La synchronisation est la condition de la
construction d’un seul grand récit à partir de l’assemblage des blocs d’histoire pharaonique, grecque et
romaine, avec la biographie du Prophète, qui n’est autre que le grand récit de la civilisation et de
l’Égypte. Al-Ṭahṭāwī choisit un système de datation par rapport à l’Hégire et date les événéments
avant et après elle. Centralité de la mission prophétique dans l’histoire du monde, mais aussi
reconstruction spéculaire de l’histoire autour de son époque axiale, où vient converger et d’où provient
le passé et l’avenir.
À un premier niveau microscopique, la synchronisation est interne : par exemple, expliquer
pourquoi, quand le Coran et l’exégèse (sourate al-Kahf) mentionne un sommeil de trois cent neuf
années des Gens de la Caverne, le nom du souverain romain excipé par les exégètes musulmans ne
correspond pas avec celui des sources occidentales. Al-Ṭahṭāwī attribue l’erreur à une confusion entre
Théodose Ier et Théodose II chez les historiens arabes106. À un niveau macroscopique, il fait montre
d’un souci constant de faire apparaître le déroulement parallèle des histoires. Dans le premier volume,
à partir de la naissance du Prophète, de brèves mentions chronologiques font état des principaux
événements de la première moitié de sa vie jusqu’à l’envoi de missives aux rois de la terre pour les
inciter à se convertir à l’islam, événements qui seront ensuite narrés en détail dans le second volume.
Voici ʿAbd al-Muṭṭalib, l’oncle du Prophète : il naquit sous le règne de Justinien, qui correspond à la
vingt-quatrième du règne du roi perse Anūširvān, puis le Prophète naquit pendant la quarante-
deuxième année du règne du même Justinien107. Le rapport des deux volumes de l’Histoire de l’Égypte
n’est pas de juxtaposition, n’est pas « sans transition », la preuve d’une incapacité à distinguer la patrie
de la umma ou à séculariser l’histoire. Al-Ṭahṭāwī tisse dans le premier volume la chaîne où le second
volume est tramé : de la naissance de l’Arabe obscur jusqu’à la publicité la plus grande au moment de
l’envoi des mandements de conversion aux rois du monde ; l’apparition en clair-obscur des Arabes
dans l’histoire, au gré de l’histoire de leurs relations avec les Perses et les Byzantins, figés ensuite
dans leurs « mœurs et caractères » et prêts à surgir musulmans et conquérants du monde, après que

104
C’est-à-dire le tawātur des arbāb al-zīǧāt (?) wa-muʾarriḫī al-rūm et le tawātur d’al-Buḫārī et des arbāb al-
sīra. Nihāyat al-īǧāz fī sīrat sākin al-ḥiǧāz, op. cit., vol. III, p. 560.
105
Ibid., p. 180.
106
Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, Anwār tawfīq al-ǧalīl, op. cit., vol. IV, p. 583-592. Gibbon la mentionne aussi dans
son récit, un chapitre avant, et la balaie avec un parfait mépris pour les superstitions. Si al-Ṭahṭāwī démarque, de
manière générale, Gibbon avec beaucoup de soin, il n’hésite pas à s’en écarter sur certains points (par exemple,
le jugement beaucoup plus élogieux sur Attila, qui est décrit comme un bédouin, sur certains souverains perses
importants dans la culture lettrée musulmane et les miroirs des princes).
107
Nihāyat al-īǧāz fī sīrat sākin al-ḥiǧāz, op. cit., vol. III, p. 618.

21
Muḥammad fut venu refonder la civilisation en lui donnant une Loi divine et un régime politique
adéquat.
Un autre domaine où al-Ṭahṭāwī exerce ses préventions est le chiffre, non qu’il eût mieux
compté que ses prédecesseurs, mais parce que, pour lui, le chiffre avait perdu sa puissance d’évoquer,
des centaines de milliers de morts et de blessés une grande victoire, quelques grains de blé
l’impeccable ascète. Lorsqu’il relate la bataille d’Irbil entre Alexandre et les Perses, il est méfiant
devant les pertes données selon l’Anabase d’Arrien108. Il multiplie les estimations quand il s’agit de
nombrer l’armée de Ptolémée Ier dans sa campagne contre Demitrios, fils d’Antiphonos, au cours des
guerres qui suivent la mort d’Alexandre : 800 000 piétons et 4 000 cavaliers ? 200 000 piétons, 40 000
cavaliers, 300 éléphants mobilisables et 2 000 chars109 ? Al-Ṭahṭāwī ne cherche pas à réduire à tout
prix les interprétations à l’unique qui est juste, comme sa biographie du Prophète le montre
parfaitement : les dates, les personnages ou les nombres de présents dans une assemblée, lors d’un
serment ou à une bataille, font partie des incertitudes admissibles de l’histoire, dans la mesure où ces
informations ont été authentifiées par les traditionnistes et les historiens selon le principe du tawātur,
mais ces divergences ne peuvent pas excéder le plausible ou alors s’expliquent par référence à la
« mentalité » des hommes de l’époque pour qui le nombre ne quantifiait pas mais évoquait des
qualités. Refus de la symbolique des nombres, mais inévitable ambiguïté de l’histoire.
Plus rarement s’exerce une critique sur la substance des récits rapportés. Al-Ṭahṭāwī
mentionne bien que les historiens grecs ont rapporté des légendes populaires sans fondement, mais
cela lui permet surtout de dénoncer des récits incompatibles avec sa vision de l’histoire, par exemple
quand une communauté primitive est censée s’être emparée d’un pays civilisé comme l’Égypte110. Le
choix parmi la matière disponible a en réalité bien souvent précédé la rédaction : l’histoire, pour al-
Ṭahṭāwī, n’est pas la critique des documents constitués en sources et confrontés.
De même ce n’est pas la causalité qui est le principe fondamental du lien entre les événements.
On l’a souvent souligné pour l’historiographie musulmane depuis l’œuvre pionnière de Franz
Rosenthal111. La causalité n’était pas non plus l’alpha et l’oméga de l’historiographie européenne de la
première moitié du XIXe siècle (avant le marxisme et la sociologie qui viennent déplacer les termes du
débat) où plusieurs grandes conceptions du rapport entre les événements s’affrontent : la causalité, la
statistique (Cournot), l’irréductibilité du fait (l’historisme de Ranke) et les forces (idéalisme allemand,
tradition française des Lumières de Condorcet à Guizot). Chez al-Ṭahṭāwī comme chez Guizot, les
événements sont mis en rapport par la force de la civilisation et du progrès. Contrairement au français
qui n’a qu’un mot pour l’état et le procès de civilisation, « civilisation », l’arabe peut former sur la
même racine (M-D-N) un substantif pour l’état, taMaDduN, et un factitif pour le procès, taMDīN. La
civilisation est donc à la fois l’opérateur qui permet de sélectionner ce qui doit être racontée de
l’histoire, et la force agissante dans l’histoire. C’est avec l’islam qu’elle atteint à sa plus grande
efficace : « les conquêtes [des musulmans] dépassèrent celles des Romains, et ils civilisèrent
(maddanū) bien davantage qu’eux les pays qu’ils conquirent »112. La supériorité de l’islam comme
force civilisante tient, pour al-Ṭahṭāwī, à ce qu’il procure aux hommes une Loi et un modèle politique,
le califat, qui garantit le mieux la liberté du croyant : il prend moins la forme du despote éclairé du
XVIIIe siècle, que celle d’un souverain absolu qui recourrait aux capacités de son royaume, selon la
vieille procédure de la consultation, la šūrā, terme promis à un bel avenir, au XXe siècle, pour tâcher
de concilier islam et démocratie. Le récit de la mise en place de la tétrarchie, comme une image

108
Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, Anwār tawfīq al-ǧalīl, op. cit., vol. IV, p. 233.
109
Ibid., p. 251-252.
110
Ibid., p. 189.
111
Franz Rosenthal, A History of Muslim Historiography, Leyde, Brill, 1968 (1ère éd. 1952).
112
« Fa-qad wassaʿū futuḥāta-hum akṯar min al-rūmāniyyīn, wa-maddanū al-bilād akṯar min-hum aʿẓam
tamdīn ». Nihāyat al-īǧāz fī sīrat sākin al-ḥiǧāz, op. cit., vol. III, op. cit., p. 487.

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inversée, le montre très bien : Dioclétien est d’abord comparé à Auguste et loué pour avoir restauré
l’Empire ; les persécutions des chrétiens sont attribuées à Valère. Pour al-Ṭahṭāwī, ce n’est pas le
christianisme qui aurait affaibli l’Empire, mais la décentralisation et le partage du pouvoir dans la
tétrarchie : si les deux Augustes Dioclétien et Maximien renoncèrent au pouvoir, ce n’était pas
volontairement, mais contraints par la détérioration de la situation. Il ne pouvait admettre que le
christianisme eût pu jouer un rôle dans le déclin de l’Empire (Gibbon) ni que la tétrarchie eût pu
stabiliser l’Empire. Seul un gouvernement fort, centralisé (markaziyya) le pouvait et le peut : « deux
lions ne peuvent cohabiter dans une forêt, ni deux épées dans un fourreau ; à cent misérables une natte
peut bien suffire, mais un vaste territoire ne sera jamais assez grand pour deux rois »113.
À partir de l’axe prophétique, al-Ṭahṭāwī projette l’histoire du califat sur l’Antiquité
égyptienne, et inaugure par conséquent son Histoire de l’Égypte en établissant le rapport entre la
civilisation pharaonique et l’institution d’une monarchie consultative où le pharon est modelé sur le
gabarit d’un calife idéal. Guizot n’est jamais bien loin qui voyait en la liberté la condition du progrès
de la civilisation, au sens du libre affrontement de principes sociaux différents, version bourgeoise de
la lutte des classes, dira-t-on bientôt, ou plutôt voyait en la civilisation, européenne en l’occurrence, la
réalisation progressive de l’idée de liberté : « [la civilisation européenne] entrevoit devant elle une
immense carrière et, de jour en jour, elle s’y élance plus rapidement, parce que la liberté accompagne
de plus en plus tous ses mouvements »114.
Au plan rhétorique115, al-Ṭahṭāwī introduit souvent ses récits par des verbes qui renvoient à
l’opération de leur transmission et au degré de confiance qu’il convient de leur accorder, et non à un
événement antérieur : dire (yuqāl, qīla), prétendre (yuḥkā, zaʿama), rapporter (ḏakara, naqala),
remarquer (lāḥaza), décrire (waṣafa), prouver (dalla). Les découvertes archéologiques sont affectées
d’une valeur de preuve très forte : elles prouvent, permettent d’affirmer (wuǧida ma yadull ʿalā,
ḥaqqaqa baʿḍ al-istikšafāt al-ǧadīda, qad dalla). Il est frappant de constater que la plupart des
opérateurs logiques qu’emploie al-Ṭahṭāwī renvoient à l’aval de l’événement et non à son amont. La
recherche de la cause est recherche du sabab, appuyée éventuellement sur des arguments, ou
éclaircissements (bayān). Mais, à partir d’un récit, on peut déduire (istanbaṭa), interpréter (iǧtahada),
tirer des leçons (yufham mimmā yataqaddam, iḏā naẓarta ilā ḥaqīqat hāḏihi l-wāqiʿa taǧidu anna,
plus rarement aṯbata l-tārīḫ), conclure (bi-l-ǧumla). Souvent des proverbes et poèmes viennent
ressaisir le sens et l’inscrire dans l’universalité atemporelle de la nature humaine qui fonde la lisibilité
morale de l’histoire, ainsi de l’histoire d’Antoine et Cléopâtre, très longuement mise en parallèle avec
les amoureux fous de la tradition poétique arabe 116 . La discontinuité des événements narrés dans
l’Histoire de l’Égypte se reprend dans la succession des biographies des souverains et se positionnent
les uns par rapport aux autres par les forces de la civilisation et du progrès catalysées par l’apparition
de l’islam. Al-Ṭahṭāwī travaille surtout le versant conséquent aux événements et délaisse les causes ; il
suivit en cela la pente de la tradition arabe et se laissa emporter par les forces d’une histoire à la
Guizot, plus tourbillonnantes et incertaines toutefois, moins marmoréennes que les longs souffles de la
Providence qui convoient toujours, après quelque odyssée, à Ithaque, quand de l’Égypte, alors,
commençaient à peine les nouvelles errances.

113
« Lā yaṣluḥ asadāni fī ġāb, wa-lā sayfāni fī qirāb, wa-yasaʿ al-ḥaṣīr al-ṣaġīr miʾat faqīr wa-lā yasaʿ malakayni
iqlīm wāsiʿ al-riḥāb ». Anwār tawfīq al-ǧalīl, op. cit., vol. IV, p. 499.
114
François Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, op. cit., « Deuxième leçon », p. 39.
115
À l’image de Mohammed Sawaie, « Rifaa Rafi al-Tahtawi and His Contribution to the Lexical Development
of Modern Literary Arabic », IJMES, vol. 32, n°3, 2000, p. 395-410, la plupart des études sur les auteurs arabes
du XIXe siècle se concentrent sur les procédés de traduction de concepts et idées européennes, et non sur la
narratologie, alors que la construction narrative joue aussi un rôle fondamental dans l’acculturation et la
transaction entre cultures.
116
Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī, Anwār tawfīq al-ǧalīl, op. cit., vol. IV, p. 205-209.

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Renaud Soler
Centre d’histoire du XIXe siècle
Université de la Sorbonne

112 avenue de la République


93 300 Aubervilliers

renaud.soler@gmail.com

L’historiographie en arabe du XIXe siècle a souvent été lue au prisme du rapport à la modernité et du
rapport au nationalisme, c’est-à-dire dans la perspective téléologique induite par les procès de
constructions étatiques au XXe siècle. Je propose de relire l’œuvre du grand historien Rifāʿa Rafīʿ al-
Ṭahṭāwī (1801-1873) en la situant de nouveau dans son moment historique, un moment où l’Égypte
est encore un État dynastique lié à l’Empire ottoman, où les historiens travaillent à l’intérieur de
l’édifice des sciences religieuses et de l’historiographie islamiques et où la modernité occidentale
prend les atours du régime de la monarchie de Juillet et de l’histoire de Guizot et de Gibbon. C’est
dans ce complexe de discours et de pratiques qu’il faut comprendre l’oeuvre historique de Ṭahṭāwī.
On peut alors retrouver la polyphonie des attachements nationaux du cheikh et historien, qui
s’inscrivent plus largement dans une conception renouvelée de la tradition, donc de la modernité son
revers, et enfin d’une mise en tension sensible de la conception de la temporalité de l’histoire propre à
l’historiographie arabe moderne avec celle de l’histoire produite par l’historiographie de la fin du
XVIIIe siècle et par l’histoire romantique bourgeoise en Europe.

The 19th century historiography in arabic has often been read through the prism of the relation to
modernity and the relation to nationalism, that is to say in a finalist perspective induced by the state-
building processes of the 20th century. I suggest a new reading of the work of Rifāʿa Rafīʿ al-Ṭahṭāwī
(1801-1873), the great Egyptian historian in its historical perspective: Egypt was still a dynastic state
linked with the Ottoman Empire, the historians was working in the edifice of Islamic sciences and
historiography and European modernity was conceived politically as the Monarchie de Juillet regime
and historiographically as Guizot and Gibbon’s guise. As a consequence, it is in this complex of
discourses and practices that we should understand Ṭahṭāwī’s historical contribution. We may then
rediscover the cheikh and historian’s polyphonic conception of national attachment, more generally
linked with a renewed conception of tradition, hence modernity, and finally a new sensible tension
between premodern Arab historiography’s temporality with the temporality of the history produced in
Europe at the end of the 18th century and by the romantic bourgeois historiography.

Mots clefs : Ṭahṭāwī, Guizot, historiographie, temporalité, Égypte, nationalisme, XIXe siècle
Keywords : Ṭahṭāwī, Guizot, historiography, temporality, Egypt, nationalism, 19th century

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