Você está na página 1de 24

VERS QUELLE RECONNAISSANCE ?

Jean Greisch

Presses Universitaires de France | Revue de métaphysique et de morale

2006/2 - n° 50
pages 149 à 171

ISSN 0035-1571

Article disponible en ligne à l'adresse:


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2006-2-page-149.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Greisch Jean, « Vers quelle reconnaissance ? »,
Revue de métaphysique et de morale, 2006/2 n° 50, p. 149-171. DOI : 10.3917/rmm.062.0149
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.


© Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 149

Vers quelle reconnaissance ?

RÉSUMÉ. — La problématique de la reconnaissance que Ricœur développe dans son


ultime ouvrage n’est pas seulement un nouveau chantier philosophique qu’il ouvre à ses
lecteurs. Une lecture rétrospective de son œuvre découvre que cette thématique est le
dernier fruit de l’herméneutique des symboles développée dans les années 60 et de
l’herméneutique du soi exposée dans Soi-même comme un autre. Une interprétation
systématique des trois études du Parcours de la reconnaissance montre quel sens la
formule : « Je me suis reconnu philosophe » revêtirait dans la bouche de Ricœur.

ABSTRACT. — The topic of recognition that Ricœur develops in his final work does
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
not only open a whole new field of inquiry for his readers. A retrospective reading of
his work discovers that this theme is the last fruit of the hermeneutics of symbols
developped during the 1960s and of the hermeneutics of the self examined in Oneself as
Another. A systemic interpretation of the three studies included in Parcours de la recon-
naissance shows the meaning that the phrase « I recognized myself as a philosopher »
would take on according to Ricœur.

Le dernier livre que Paul Ricœur a publié de son vivant porte le beau titre de
Parcours de la reconnaissance 1. J’ignore s’il est déjà traduit en allemand, et sous
quel titre. À mes yeux, une traduction qui rendrait bien justice au travail de pen-
sée auquel Ricœur convie ses lecteurs, serait : Unterwegs zum Anerkennen.
Depuis la mort du philosophe, ce titre se charge de connotations nouvelles qui
transforment le travail de lecture et d’appropriation de son œuvre en un « par-
cours de la reconnaissance » que chaque lecteur effectuera à ses propres risques
et périls, en se demandant qui fut ce philosophe qui occupe une place singulière
dans la philosophie du XXe siècle, quel genre de reconnaissance de soi-même
« comme un autre » il a rendu possible et en quoi les grands thèmes de sa pensée
peuvent contribuer à promouvoir une culture de la reconnaissance mutuelle qui
ne se réduise pas à une lutte mortelle n’admettant qu’un seul vainqueur.
Lu de cette manière, le titre se transforme, par le fait même, en invitation à
relire l’itinéraire philosophique de Ricœur comme la lente et patiente genèse
d’un travail inachevé, et par définition inachevable, de reconnaissance. Si l’on
donne suite à cette invitation, les trois foyers conceptuels autour duquel gravite

1. Paul RICŒUR, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Stock, 2004. La pagination
de cet ouvrage sera indiquée entre parenthèses dans le corps du texte.

Revue de Métaphysique et de Morale, No 2/2006


Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 150

150 Jean Greisch

ce dernier ouvrage – la reconnaissance-identification, la reconnaissance de soi,


la reconnaissance mutuelle, débouchant sur une problématique de la gratitude
et du don – s’enrichissent d’une quatrième dimension qui mériterait une étude
distincte : la reconnaissance-exploration.
Lors d’une de nos dernières conversations, Ricœur lui-même évoquait cette
dimension, en me racontant une anecdote. Pendant la « drôle de guerre », son
commandant lui ordonna : « Ricœur, allez donc reconnaître la forêt qui est
là-bas, pour vérifier qu’il n’y a pas des Allemands qui s’y cachent ! » « Je me
suis exécuté », me dit Ricœur, « et je revins cinq ans plus tard ! » Cette anecdote
me semble bien convenir à un style de pensée que je caractériserai comme une
« philosophie du détour ». Malgré tout ce qui sépare Ricœur de Hegel, les deux
penseurs ont en commun la conviction que « le chemin de l’esprit est essen-
tiellement médiation, il est détour ». Si leurs chemins se séparent, c’est parce
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
que Ricœur exclut la possibilité d’une médiation totale, dont l’Esprit absolu
serait le maître d’œuvre et l’ultime garant.
Il y a évidemment bien des manières de « reconnaître », c’est-à-dire d’explo-
rer et de parcourir l’immense territoire philosophique que Ricœur a laissé der-
rière lui. Les trois études que regroupe son dernier ouvrage s’ouvrent sur un
constat négatif : l’absence d’une théorie philosophique de la reconnaissance,
analogue aux différentes théories de la connaissance. La formule « itinérance
d’un parcours » (p. 357) indique que Ricœur n’a pas pour ambition de combler
une lacune aussi considérable. Il s’agit, plus modestement, de montrer sous
quelles conditions on peut « conférer à la suite des occurrences philosophiques
connues du mot “reconnaissance” la cohérence d’une polysémie réglée, digne
de donner la réplique à celle du plan lexical » (p. 10). L’avant-propos et l’intro-
duction de l’ouvrage, dans lesquels Ricœur lit en quelque sorte « à haute voix »
les notices que le Littré et le Grand Robert consacrent à cette notion, mériteraient
d’être incorporés dans le remarquable Vocabulaire européen de philosophie
récemment édité par Barbara Cassin, qui ne comporte justement pas d’entrée
correspondante. En effet, comme la langue française regroupe sous l’unique
verbe « reconnaître » pas moins de vingt significations différentes, on imagine
facilement les problèmes de traduction qui en résultent et que les traducteurs
du Parcours de la reconnaissance doivent résoudre.

D E L ’ H O M M E FA I L L I B L E AU S O I
C A PA B L E D E R E C O N NA I S S A N C E

Les trois études qui jalonnent ce parcours sont sous-tendues par la conviction
que « la philosophie ne procède pas d’une amélioration du lexique vouée à la
Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 151

Vers quelle reconnaissance ? 151

description du langage ordinaire selon la pratique commune », mais que sa tâche


lui est dictée par « l’émergence de problèmes proprement philosophiques qui
tranchent sur la simple régulation du langage ordinaire par son propre usage »
(p. 32), au point qu’ils constituent de véritables « événements de pensée »
inaugurant « une nouvelle façon de s’interroger » (p. 124). Avant d’examiner
plus en détail la manière dont Ricœur construit son « parcours de la reconnais-
sance », il ne me semble pas inutile, dans l’esprit de la reconnaissance-explo-
ration évoqué ci-dessus, de nous demander quel rapport cet ouvrage entretient
avec le reste de l’œuvre philosophique de l’auteur.
En l’absence de toute indication expresse fournie par Ricœur lui-même, je
formulerai trois hypothèses.
1. La première a trait à la percée herméneutique initiale de 1960, qui se
produit dans le diptyque de L’homme faillible et de la Symbolique du mal. Si le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
« symbole donne à penser », c’est aussi parce qu’il est, par définition, symbole
de reconnaissance, comme le souligne Platon dans Le banquet : « Chacun de
nous est donc un symbole d’homme, coupé comme il l’a été à la manière d’une
sole, le dédoublement d’une unité ; et chacun cherche toujours son autre moitié,
le symbole de lui-même. » 2 Une herméneutique du symbole ne peut pas se
contenter d’analyser les différents plans de manifestation du symbole – onirique,
cosmique, poétique – ou d’en faire un signe de second degré. Elle doit aussi
s’intéresser à la fonction fondamentale du symbole qui, comme le soulignait
Edmond Ortigues dans Le discours et le symbole, est essentiellement une fonc-
tion de reconnaissance, indépendamment de la diversité des contenus symboli-
sés. En ce sens, on peut se demander si l’herméneutique du symbole que Ricœur
cherchait à développer au cours des années 60 ne renferme pas déjà en germe
une problématique de la reconnaissance.
2. Ce lien se fait plus explicite à partir des années 90, dans les ouvrages qui
s’inscrivent dans le sillage de Soi-même comme un autre. Ce que Ricœur appelle
modestement la « petite éthique » développée dans les études 6 à 9 de ce livre
– qui est, inutile de le préciser, en réalité une éthique de grand style – s’achève
sur l’idée d’une phronèsis « critique » qui cherche à comprendre comment le
jugement moral en situation, dont la fonction singularisante est comparable à
l’intuition sensible 3, prend forme à travers le débat public, le colloque amical et
les convictions partagées. Cette tentative audacieuse de « concilier la phronèsis
selon Aristote, à travers la Moralität selon Kant et la Sittlichkeit selon Hegel » 4,
me semble mériter qu’on la qualifie de premier « travail de la reconnaissance ».

2. Banquet, 191 d 5-7, trad. P. Boutang.


3. Éth. Nic., VI, 12, 1143 a 25- b 13.
4. Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, Éd. du Seuil, 1990, p. 337.
Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 152

152 Jean Greisch

Soi-même comme un autre se donne pour tâche de déployer le quadruple


éventail des questions : « qui parle ?, qui agit ?, qui se raconte ?, qui est le sujet
moral d’imputation ? », en examinant les différentes figures du soi qui émergent
au fil d’une enquête d’abord commandée par la dialectique de l’ipséité et de la
mêmeté, puis par celle de l’ipséité et de l’altérité. L’investigation débouche sur
la thèse d’après laquelle l’altérité ne vient pas s’ajouter du dehors à une ipséité
déjà armée de pied en cap, « comme pour en prévenir la dérive solipsiste »,
mais qu’elle appartient « à la teneur de sens et à la constitution ontologique de
l’ipséité » 5.
L’ouvrage ne comporte apparemment pas de conclusion, si ce n’est la décla-
ration, faite « sur le ton de l’ironie socratique », d’après laquelle les trois moda-
lités d’altérité que constituent les trois grandes expériences de passivité-altérité,
à savoir celle du corps propre, d’autrui et de la conscience morale, doivent être
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
reconnues chacune dans leur spécificité, au lieu d’être ramenées à un dénomi-
nateur commun. Mais on ne saurait oublier que la neuvième étude sur laquelle
s’achève ce que Ricœur appelle son « cycle phénoménologico-herméneutique »
comporte, de son côté, une sorte de conclusion sous forme d’une relecture du
parcours effectué jusque-là, bien dans le style des conclusions des grands ouvra-
ges de l’auteur. Ricœur y montre que les trois problématiques énoncées dans la
préface du livre : « détour de la réflexion sur le qui ? par l’analyse du quoi-
pourquoi-comment ? ; concordance et discordance entre l’identité-idem et
l’identité-ipse ; dialectique du soi et de l’autre que soi » 6 se laissent chacune
rapporter à un terme emblématique emprunté à la philosophie morale ancienne
et moderne, terme que l’herméneutique du soi permet d’enrichir et de préciser.
Au carrefour de l’estimation des buts de l’action que qualifient les prédicats
« bon » et obligatoire » et de l’estime de soi, on rencontre la notion d’imputa-
bilité, définie comme « l’ascription de l’action à son agent, sous la condition
des prédicats éthiques et moraux qui qualifient l’action comme bonne, juste,
conforme au devoir, faite par devoir, et finalement comme étant la plus sage
dans le cas de situations conflictuelles » 7.
Le second carrefour, à l’intersection des notions d’ipséité et de mêmeté, est
formé par la notion de responsabilité. Comme Ricœur l’avait montré dans la
quatrième et la cinquième étude de Soi-même comme un autre, la nature véritable
de l’identité narrative ne se révèle qu’à la lumière de la dialectique de l’ipséité
et de la mêmeté. L’identité narrative entrecroise la persévération du caractère
avec la permanence de la fidélité créatrice, en nous interdisant de confondre

5. Ibid., p. 367.
6. Ibid., p. 338.
7. Ibid., p. 338.
Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 153

Vers quelle reconnaissance ? 153

constance et continuation. Rapportée aux problèmes de l’agir éthique, la même


dialectique trouve son expression dans le concept de responsabilité, que Ricœur
décline dans le triple registre du rapport au futur, au passé et au présent. Peut
être dit « responsable » un soi qui assume les conséquences futures de ses actes,
y compris les conséquences les plus lointaines sur lesquelles Hans Jonas met
l’accent dans le Principe responsabilité. Mais Ricœur n’hésite pas à parler
également d’une responsabilité pour le passé « qui nous affecte sans qu’il soit
entièrement notre œuvre » 8. La responsabilité prend dans ce cas le visage d’une
dette reconnue. Le troisième enrichissement que l’herméneutique du soi apporte
à la notion de responsabilité concerne le rapport au présent qui cesse d’apparaître
comme un instant purement ponctuel.
L’ultime suggestion de cette brève relecture du cycle phénoménologico-her-
méneutique que dessinent les neuf premières études de Soi-même comme un
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
autre tient en un seul paragraphe. Ricœur y affirme que la dialectique du
soi-même et de l’autre que soi trouve son expression adéquate dans la catégorie
de reconnaissance, chère au Hegel de la période de Iéna. On peut dès lors
considérer que la thèse sur laquelle s’achève cette relecture est aussi la cellule
germinale du Parcours de la reconnaissance :

La reconnaissance est une structure du soi réfléchissant sur le mouvement qui emporte
l’estime de soi vers la sollicitude et celle-ci vers la justice. La reconnaissance introduit
la dyade et la pluralité dans la constitution même du soi. La mutualité dans l’amitié,
l’égalité proportionnelle dans la justice, en se réfléchissant dans la conscience de
soi-même, font de l’estime de soi elle-même une figure de la reconnaissance 9.

Le fait que cette allusion à l’importance philosophique de la catégorie de recon-


naissance se double d’une référence à Hegel nous invite à donner au Parcours
de la reconnaissance le sens d’un parcours de combattant. Il s’agit, de la part
de Ricœur, d’un ultime « combat pour la reconnaissance », en prenant cette
expression dans le sens que lui donnent Pierre-Jean Labarrière et Gwendoline
Jarczyk dans leur traduction et leur commentaire du chapitre de la Phénomé-
nologie de l’esprit traditionnellement présenté sous le titre « Dialectique du
maître et de l’esclave », chapitre qu’un regard attentif sur l’économie d’ensem-
ble de la Phénoménologie de l’esprit suggère en effet de lire comme un premier
combat pour la reconnaissance.
3. Soi-même comme un autre ouvre l’ultime grand chantier philosophique
de Ricœur que désigne le titre de « phénoménologie de l’homme capable ».
Le fait que la deuxième étude du Parcours de la reconnaissance comporte tout

8. Ibid., p. 343.
9. Ibid., p. 344.
Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 154

154 Jean Greisch

un chapitre qui reprend la même formule prouve à lui seul que la capacité de
reconnaissance, au triple sens de la reconnaissance-identification, de la recon-
naissance de soi et de la reconnaissance mutuelle dont l’expression la plus haute
est la gratitude, forme un maillon décisif d’une telle phénoménologie.
Une formule de l’avant-propos récapitule toute la trajectoire du livre : il s’agit
d’épouser « la dynamique qui préside d’abord à la promotion de la reconnais-
sance-identification, ensuite à la transition qui conduit de l’identification de
quelque chose en général à la reconnaissance par elles-mêmes d’entités spéci-
fiées par l’ipséité, puis de la reconnaissance de soi à la reconnaissance mutuelle,
jusqu’à l’ultime équation entre reconnaissance et gratitude, que la langue fran-
çaise est une des rares langues à honorer » (p. 10). Ni le choix du terminus a
quo : l’identité-identification, ni celui du terminus ad quem : la demande de
reconnaissance, ne va de soi. Ce sont des choix philosophiques au sens fort du
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
terme, dont il importe de déterminer les enjeux, en les rapportant à « une histoire
philosophique du questionnement philosophique » (p. 32).
Constatant « l’absence d’une grande philosophie unifiée de la reconnais-
sance », Ricœur choisit de s’intéresser à trois grands foyers philosophiques
qui constituent des événements de pensée majeurs sur la voie de la problé-
matisation du concept : le foyer kantien de la Rekognition, dans la première
édition de la Critique de la Raison pure, le foyer bergsonien de la « recon-
naissance des souvenirs » dans Matière et Mémoire, foyer déjà visité dans
la première partie de La mémoire, l’histoire, l’oubli et, last but not least,
le foyer hégélien de l’Anerkennung, dans la Realphilosophie de Hegel à Iéna.
La disparité des vocables importe moins que la disparité des styles philoso-
phiques respectifs qui nous font passer successivement d’une philosophie
transcendantale à une psychologie réflexive, puis à une philosophie spéculative
de l’esprit.
On mesure alors l’audace du pari de Ricœur, consistant à vouloir compenser
cette disparité manifeste des problématiques, en ménageant des transitions
conceptuelles entre des philosophèmes aussi distincts que le sont des pics de
montagne. Cette audace se reconnaît encore à un autre symptôme : la décision
de gravir chacun des trois pics non en suivant un ordre chronologique, mais en
suivant un ordre de problématisation qui donne la priorité à la recognition
kantienne face à la reconnaissance bergsonienne et l’Anerkennung hégélienne.
Ce qui justifie qu’on prenne le départ avec la problématique de la reconnais-
sance-identification, c’est la conviction que « c’est bien notre identité la plus
authentique, celle qui nous fait être ce que nous sommes, qui demande à être
reconnue » (p. 38). Tant que cette identité n’est pas « identifiée », c’est-à-dire
reconnue pour ce qu’elle est, on ne sait pas non plus ce qui est en jeu dans la
reconnaissance mutuelle que désigne la célèbre formule de la Phénoménologie
Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 155

Vers quelle reconnaissance ? 155

de l’esprit de Hegel : « la conscience de soi n’atteint sa satisfaction que dans


une autre conscience de soi » 10.
Au lieu d’être simplement un je pur, la conscience de soi vivante est « une
conscience de soi pour une conscience de soi » 11 ce qui, dit Hegel, correspond
à « l’expérience de ce qu’est l’esprit », celle du « je qui [est] nous, et nous qui
est Je ». C’est ainsi que s’ouvre l’ordre spécifique du désir de reconnaissance
qui, pour Hegel, nous fait entrer dans le « jour spirituel de la présence » 12. Ce
« jour spirituel » est réservé à ceux qui ont pris toute la mesure de ce qu’implique
le terme d’Anerkennung, à savoir une relation dans laquelle la conscience de soi
est si intimement « entrelacée » (Verschränkung) à la conscience d’autrui qu’il
faut dire qu’elle « n’est que comme quelque chose de reconnu » 13. Hegel prend
soin de préciser qu’il s’agit d’un « entrelacement aux aspects multiples et aux
multiples sens » (eine vielseitige und vieldeutige Verschränkung), dont il faut
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
tenir compte si on veut expliciter la teneur de sens du « pour » dans la formule
directrice « conscience de soi pour une conscience de soi ». Emmanuel Levinas
interprétera cette Verschränkung comme « l’intrigue » éthique de l’altérité
qu’explicite la structure de « l’un-pour-l’autre ». De même qu’on peut se deman-
der ce que « l’intrigue » lévinasienne ajoute à la Verschränkung hégélienne, on
peut se demander en quoi le Parcours de la reconnaissance de Ricœur modifie
ce que Hegel appelle « le mouvement du reconnaître » qui est aussi un « agir »
(Tun). En entrant dans l’ordre de la reconnaissance, la conscience est arrachée
à elle-même, dans la mesure où il y a désormais pour elle une autre conscience
extérieure à elle. Peut-être n’a-t-on pas assez remarqué le fait que, dans la
Phénoménologie de l’esprit, le mouvement de la reconnaissance fait émerger
un soi-même qui se définit comme « soi-même dans l’autre » (sich selbst im
Anderen).
Est-ce le « soi-même comme un autre » que Ricœur cherche à cerner dans
son herméneutique du soi ? Ici n’est pas le lieu d’aborder une question aussi
épineuse. Qu’il nous suffise de constater que la formule « renoncer à Hegel »,
dont Ricœur s’était servi dans Temps et Récit III, pour exprimer la manière dont
il prenait congé de la philosophie hégélienne de l’histoire, sans pour autant
renoncer au projet de penser l’histoire, conserve toute son actualité dans la
troisième étude du Parcours de la reconnaissance. En l’occurrence, le pro-
blème est de savoir quel sens une herméneutique qui a renoncé aux présupposés
d’une philosophie de l’esprit, c’est-à-dire une philosophie de la médiation totale,

10. « L’autoconscience n’atteint sa satisfaction que dans une autre autoconscience. » (Phéno-
ménologie de l’esprit, trad. G. Jarcyk, P. J. Labarrière, Paris, Gallimard, p. 215.)
11. Ibid., 108[216].
12. Ibid., 109[216].
13. Ibid., 109[217].
Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 156

156 Jean Greisch

peut donner à la formule hégélienne qui récapitule un mouvement de redou-


blement (Verdoppelung) aux multiples facettes : double sens de l’être-autre ;
double sens du sursumer (Aufheben), double sens du retour dans soi-même :
« Ils se reconnaissent comme se reconnaissant mutuellement » (Sie anerkennen
sich als gegenseitig sich anerkennend) 14, formule qui résume, d’après Hegel,
« le concept pur du reconnaître ».

L ’ É P R E U V E D U M É C O N NA I S S A B L E E T L E P E T I T M I R AC L E
D E L A R E C O N NA I S S A N C E - I D E N T I F I C AT I O N

Les trois études de l’ouvrage de Ricœur sont chacune précédées par un


exergue qui en dit long sur l’esprit de son enquête.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
La première, qui traite de la reconnaissance comme identification, se déploie
sous l’égide d’une déclaration de Pascal, extraite de l’Entretien avec M. de
Saci : « L’essence de la méprise consiste à ne pas la connaître. » D’entrée de
jeu, cette formule attire notre attention sur l’écart entre la méprise et la simple
ignorance. Une méprise est plus qu’une simple erreur de jugement. Nous pour-
rions dire que c’est une erreur de jugement qui a sa source dans une identification
erronée. Expérience universelle s’il en est, qu’on peut rapprocher de ce que
Schleiermacher dit de l’universalité de la mécompréhension.
C’est ce qui explique pourquoi Ricœur choisit de prendre son départ non
avec Kant, mais avec Descartes. Ce détour cartésien nous confronte à une pro-
blématique de l’identification, dans laquelle identifier revient à distinguer, alors
que pour Kant, identifier veut dire relier. On peut certes y voir un coup de
chapeau obligé à l’ancêtre des philosophies réflexives, lignée à laquelle Ricœur
rattache sa propre conception de l’herméneutique. Mais il y a une raison plus
profonde : Descartes n’est pas seulement un grand philosophe du jugement, qui
mérite une place de choix dans une « phénoménologie du jugement » (p. 60) ;
l’ombre portée de « la hantise de l’erreur qui transit le discours cartésien »
(p. 53) accompagne également la tentative d’élaborer une théorie philosophique
de la reconnaissance qui devra, d’une manière ou d’une autre, accorder toute
sa place à l’expérience de la méprise.
Comme le souligne Ricœur, une telle théorie ne peut pas véritablement se
déployer sur le sol cartésien, parce que le sujet en proie au doute (ou, ce qui
est plus cartésien, le sujet qui décide de douter pour de bon, radicalement et
hyperboliquement), ne découvre la nécessité de distinguer les opérations de la
connaissance et de la reconnaissance que si la méprise n’a pas sa source dans

14. Ibid., 110[219].


Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 157

Vers quelle reconnaissance ? 157

une simple hésitation subjective, mais qu’elle revêt une face objective. C’est ce
qui se produit quand, en présence d’un homme ravagé par la maladie d’Alz-
heimer (ou défiguré par l’angoisse), nous nous exclamons : « Il est devenu
méconnaissable. »
Ce type d’énoncé nous aide à comprendre la face kantienne du jugement,
c’est-à-dire le pouvoir de liaison de l’entendement qui nous habilite à « saisir
par la pensée une unité de sens » (p. 63), autrement dit à reconnaître en iden-
tifiant. Ce qui, dans certains cas, rend ce travail de reconnaissance très difficile
voire impossible, ce n’est rien d’autre que la puissance d’altération du temps :
« Il n’est plus ce qu’il était ! » C’est bien du temps et de « l’idée d’identification
comprise comme liaison dans le temps » (p. 86) qu’il s’agit dans l’analyse
kantienne de la « synthèse de la recognition dans le concept » qui vient prolonger
la « synthèse de l’appréhension dans l’intuition » et la « synthèse de la repro-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
duction dans l’imagination ».
Sans entrer dans le détail de l’interprétation de thèmes kantiens aussi impor-
tants que l’imagination transcendantale et la doctrine du schématisme que
Ricœur esquisse au fil des pages qu’il consacre à Kant, je retiendrai surtout
l’aveu sur lequel s’ouvre le troisième chapitre : « La question de la sortie du
kantisme est une question difficile » (p. 87). On est tenté de mettre cette décla-
ration en rapport avec la déclaration semblable du chapitre « Renoncer à Hegel »
dans Temps et Récit III. De part et d’autre, la difficulté tient au fait que vouloir
« corriger » ces géants de la pensée est aussi vain et futile que de rendre sa
copie à un élève avec la mention : « Pourrait mieux faire ! » Qu’il s’agisse de
Kant ou de Hegel, l’essentiel est de dire « avec quoi on rompt, à quel niveau
de radicalité » (p. 87).
En l’occurrence, il s’agit, pour Ricœur, « d’un même geste » de « refuser
le renversement copernicien » et de « sortir du cercle magique de la repré-
sentation » (p. 90). Les alliés pour mener ce combat pour « la ruine de la
représentation » (la formule est de Levinas) sont nombreux et, en un sens,
peut-être même un peu trop nombreux : outre Levinas, Ricœur évoque Husserl
et Heidegger, auxquels on pourrait ajouter Michel Henry. Sur ce point, le lecteur
du Parcours de la reconnaissance reste un peu sur sa faim, car il aimerait savoir
avec plus de précision quelle stratégie Ricœur lui-même met en œuvre pour se
soustraire à l’impérialisme de la représentation.
C’est au nom d’une philosophie de l’être-au-monde, capable de distinguer
plusieurs modes d’être (des Seinsweisen, comme le dirait Heidegger) auxquels
correspondent autant de modes distincts de temporalisation, que le primat de la
représentation est brisé. Il m’est arrivé un jour de reconnaître quelqu’un que
j’avais perdu de vue, non aux traits de son visage, mais à la manière dont je
réagissais à son caractère. Alors que la simple méprise a sa source dans la
Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 158

158 Jean Greisch

confusion de deux représentations (mon scanner a confondu la lettre l et le


chiffre 1 ou la lettre i), la méconnaissance relève d’un autre ordre, qui transforme
la réapparition du même, sinon en « petit miracle » (p. 100), du moins en une
petite victoire sur l’inconsistance universelle qui donne un don pathétique à la
sagesse désabusée de Qohélet dans la Bible.
On comprend alors mieux pourquoi Ricœur achève sa première étude sur une
page du Temps retrouvé de Proust. C’est l’épisode du « dîner de têtes » où le
narrateur retrouve, pour le temps d’un dîner, les personnages familiers de son
passé, rendus méconnaissables par les outrages que l’âge leur a infligés. Le
romancier moderne payerait-il ici son tribut à la longue tradition des Memento
mori et des danses macabres ? Qu’y a-t-il de plus méconnaissable qu’un sque-
lette ? « La reconnaissance serait-elle à son comble, du moins comme identifi-
cation, lorsqu’elle doit être conquise sur le “méconnaissable” ? » (p. 103), se
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
demande Ricœur. La question semble être rhétorique, car il suffit à chacun de
passer en revue les moments où il fut confronté à « l’épreuve du méconnais-
sable », pour comprendre que, dans certains cas, la reconnaissance peut se
transformer en véritable travail de Sisyphe.
La solution du dilemme que prône Proust rejoint la formule dont Ricœur
lui-même se sert pour définir ce qu’on peut appeler sa « seconde herméneu-
tique », qui déplace l’accent du symbole vers le texte. Sa formule directrice :
« Se comprendre, c’est se comprendre devant le texte et recevoir de lui les
conditions d’un soi autre qui vient à la lecture » 15, entre directement en réso-
nance avec les paroles de Proust : « l’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce
d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce
que sans ce livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même ». On remarquera
toutefois que la thèse de Proust : « La reconnaissance, en soi-même, par le
lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci et vice versa »
est nuancée par un « au moins dans une certaine mesure », nuance dont il
importe de mesurer le poids.
Avant d’aborder la manière dont Ricœur lui-même envisage cette « autre sorte
de reconnaissance » (p. 104), je conclurai cette analyse de la première étude
par une remarque qui me place aux antipodes de l’image funèbre du dîner de
têtes.
Même si l’expression : « il (elle) est méconnaissable » se rapporte ordinaire-
ment à une défiguration qui met à mal le travail d’identification, ne peut-on pas
envisager l’hypothèse inverse, dans laquelle la méconnaissance a sa source dans
une « transfiguration » ? « On ne le reconnaît plus » peut aussi être l’expression
d’un étonnement devant le « petit miracle » d’une métamorphose réussie. Le

15. Du Texte à l’action, Paris, Éd. du Seuil, 1985, p. 31.


Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 159

Vers quelle reconnaissance ? 159

lecteur du Nouveau Testament ne manquera pas de rapprocher cette possibilité


de la manière dont les évangélistes parlent des apparitions du Christ ressuscité
devant ses disciples. Si leurs yeux sont « empêchés de le reconnaître », ce n’est
pas parce qu’ils ont affaire à un fantôme, mais à un « sur-vivant ». Le fait que le
récit lucanien des disciples d’Emmaüs utilise à plusieurs fois le verbe « recon-
naître » nous invite peut-être à nous intéresser à ce très singulier « parcours de
la reconnaissance » qu’il leur fallut effectuer 16.

S E R E C O N NA Î T R E S O I - M Ê M E C O M M E U N AU T R E

La seconde étude a pour exergue une phrase d’Arthur Rimbaud, extraite d’une
lettre à Georges Izambard : « Je me suis reconnu poète. » Il suffit de remplacer
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
le mot « poète » par celui de « philosophe », pour deviner le sens qu’elle peut
avoir pour Ricœur lui-même. La brève esquisse d’une autobiographie intellec-
tuelle qu’il a publiée sous le titre de Réflexion faite pourrait avoir pour sous-titre :
« comment je me suis reconnu philosophe ».
La manière dont Ricœur développe le concept de reconnaissance de soi est
encore plus déconcertante que la stratégie adoptée dans la première étude. Le
premier étonnement du lecteur concerne la décision de mobiliser « le fonds
grec », nonobstant le fait, fortement souligné par Rémi Brague dans Aristote et
la question du monde, que les Grecs semblent avoir ignoré le « soi-même »
comme problème philosophique 17. Cette réhabilitation du patrimoine grec, que
Ricœur partage avec Bernard Williams, prend son départ avec Homère et
s’achève avec la conception aristotélicienne de la délibération. Tout se passe
comme si la phénoménologie de l’homme capable, que Ricœur résume à grands
traits dans le deuxième chapitre de cette étude, devait d’abord déclarer ses
sources grecques, avant de pouvoir se tourner vers les théoriciens modernes de
la conscience de soi, transcendantale ou empirique.
Les lecteurs de Ricœur qui l’ont accompagné dans ses réflexions sur les
rapports du philosophique et de l’extra-philosophique, rapports qui n’aboutissent
jamais à la confusion des genres, ou qui ont médité l’interlude intitulé « le
tragique de l’action » dans Soi-même comme un autre, ne s’étonneront pas outre
mesure de la place que le récit homérique du retour d’Ulysse à Ithaque et Œdipe
à Colone de Sophocle occupent dans cette reconstruction de la contribution
grecque à la problématique de la reconnaissance de soi. Ce qui retient l’attention

16. Sur cette question, voir : Emmanuel FALQUE, Métamorphose de la finitude. Essai philoso-
phique sur la naissance et la résurrection, Paris, Éd. du Cerf, 2004.
17. Rémi BRAGUE, Aristote et la question du monde, Paris, PUF, 1988, p. 13.
Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 160

160 Jean Greisch

de Ricœur dans le célèbre passage de L’Odyssée, ce sont les « formules verbales


de la reconnaissance, le rôle des marques de reconnaissance, et celui des dégui-
sements » (p. 116). Larvatus prodeo : c’est ainsi qu’Ulysse se présente chez lui,
suscitant de la part de ses proches un travail de reconnaissance qui repose sur
des signes différents, dont certains sont d’ailleurs de simples traces, comme la
cicatrice à laquelle la vieille servante reconnaît son maître. Au fil de cette « fable
de la reconnaissance », on voit se déployer toute une sémiotique de la recon-
naissance qui mériterait qu’on lui consacre une étude à part qui serait à verser
au dossier d’une « herméneutique de la trace » qui, contrairement à l’hermé-
neutique des signes et des symboles et l’herméneutique des textes, n’existe pour
l’heure qu’à l’état d’ébauche.
Pourquoi Ricœur s’arrête-t-il précisément à Œdipe à Colone, plutôt qu’à
Œdipe Roi, dans sa méditation sur la conception grecque de la reconnaissance
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
de responsabilité, comme forme élémentaire de la reconnaissance de soi ? Il
s’agit de montrer que le personnage tragique, tout broyé qu’il soit par le funeste
destin qui s’est abattu sur lui, demeure un sujet capable au sens précis qu’il
« reste l’auteur de cette action intime qui consiste à évaluer ses actes, singuliè-
rement dans la condition de rétrospection » (p. 121). Œdipe à Colone dessine
un singulier parcours de la reconnaissance qui transforme le malheur subi en
malheur assumé, montrant que le malheur peut devenir « une dimension de
l’agir lui-même, en tant qu’enduré d’une façon responsable » (p. 121). La
« leçon » est profonde, et nous invite à relire autrement le célèbre « apprendre
en souffrant » d’Agamemnon : peut-être la souffrance endurée est-elle moins
une « école de sagesse » qu’une « école de la reconnaissance de soi ».
C’est dans le prolongement de cette « école de la reconnaissance de soi »
tragique que Ricœur place la conception aristotélicienne de la sagesse pratique
dominée par les termes clés de phronèsis et de phronimos, termes qu’il importe
de ne pas disjoindre. Leur implication réciproque donne une colora tion spéci-
fique à l’idée d’une sagesse pratique qui « est ce discernement, ce coup d’œil
en situation d’incertitude, braqué sur l’action qui convient » 18 (p. 135), sagesse
phronétique dans laquelle Ricœur pense pouvoir « discerner rétrospectivement
une ébauche de philosophie réflexive » (p. 137).
L’éthique d’Aristote sert ainsi de prélude et de porche d’entrée au portrait
de l’homme capable dont le deuxième chapitre présente les traits généraux, en
rappelant que la phénoménologie de l’homme capable ne fait que prolonger le
rôle que Soi-même comme un autre avait reconnu à l’attestation. Si, comme le

18. On peut alors se demander si le titre « sagesse de l’incertitude », dont Kundera se sert pour
qualifier l’art du romancier, ne convient pas également à l’idée que Ricœur se fait de la sagesse
pratique. Sur cette hypothèse, je renvoie à mon étude : « Paul Ricœur : la sagesse de l’incertitude »,
in Transversalités, Revue de l’Institut catholique de Paris, nº 94 (avril-juin 2005), p. 11-32.
Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 161

Vers quelle reconnaissance ? 161

souligne une note capitale de ce livre, l’attestation est le mot de passe secret
de toute l’herméneutique du soi 19, on peut dire que seul celui qui comprend ce
mot de passe pourra épouser la perspective de la phénoménologie de l’homme
capable qu’est le soi qui se reconnaît dans ses capacités. Il s’agit, comme le
souligne Ricœur, de jeter les bases d’une « philosophie anthropologique »
(p. 144) qui a pour toile de fond la notion de l’agir humain, autrement dit,
une philosophie pratique élevée au rang d’une philosophie seconde. On aurait
tort d’opposer la première « philosophie anthropologique » de Ricœur, consi-
gnée dans L’homme faillible, à cette seconde « philosophie anthropologique »,
comme si, entre l’homme faillible et l’homme capable, il fallait choisir. La vraie
différence se situe ailleurs et elle tient à deux traits : la transformation de la
question « Qu’est-ce que l’homme ? » en la question : « Qui est le soi capa-
ble ? » et l’orientation plus « pratique » de la seconde anthropologie.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
Alors que le deuxième chapitre peut être lu comme une reprise des questions
fondamentales qui sous-tendaient Soi-même comme un autre, le troisième mon-
tre que le « trois-mâts » que forme La mémoire, l’histoire, l’oubli est bien équipé
pour entreprendre de nouvelles navigations, comme celle du Parcours de la
reconnaissance. Dans le troisième chapitre, Ricœur met « en couple la mémoire
et la promesse à la pointe de la problématique de la reconnaissance de soi »
(p. 187). Si ces capacités méritent un traitement à part, c’est parce qu’il n’est
pas donné à n’importe qui de pouvoir gravir ces deux sommets escarpés de la
reconnaissance de soi. En effet, si les différentes capacités énumérées dans le
chapitre précédent – pouvoir parler, pouvoir agir, pouvoir se raconter, pouvoir
s’imputer la responsabilité de ses actions – pouvaient encore donner l’impres-
sion que la reconnaissance de soi qu’elles impliquent va de soi, il n’en est rien
avec ces nouvelles capacités.
On pourrait évidemment se demander si la « menace d’un négatif » (p. 167)
qui, dans le cas de la mémoire et de la promesse, revêt le visage de l’oubli et
de la trahison ne pèse pas déjà sur les quatre premières capacités, où elle prend
la forme du mutisme, de la passivité de celui ou de celle qui traîne son existence
comme un poids mort, de l’incapacité de traduire l’incohérence vécue dans un
récit sensé et, enfin de l’irresponsabilité, incapable de reconnaître la paternité
de ses actes (y compris, dans certains cas, la paternité tout court !). Est-il si
évident que tous ces « non-pouvoirs » ne sont pas, eux aussi, constitutifs du
sens de ces capacités, tout comme dans le cas de la mémoire et de la promesse,
« leur contraire fait partie de leur sens » (p. 167) ?
À cette perplexité, j’en ajouterai une deuxième : comment expliquer le fait
que, dans cette reconstruction des figures les plus remarquables du « je peux »

19. Soi-même comme un autre, p. 335.


Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 162

162 Jean Greisch

qui lui permettent d’honorer le « moment bergsonien », Ricœur passe sous


silence la capacité de pardonner sur laquelle s’achevait l’épilogue de La
mémoire, l’histoire, l’oubli ? Si, comme le suggère Hannah Arendt, on met
en couple le pouvoir de promettre et le pouvoir de pardonner, n’a-t-on pas de
bonnes raisons de se demander si cette faculté n’éclaire pas à sa façon la
reconnaissance de soi et la reconnaissance mutuelle ? Peut-être objectera-t-on
que c’est là une question prématurée, parce qu’on peut seulement pardonner à
autrui, mais pas à soi-même. Pourtant, celui qui dit « je ne me pardonne pas
d’avoir fait cela » se trouve lui aussi engagé dans un travail de reconnaissance
de soi, dont l’expression la plus haute, et pour cela aussi, la plus difficile,
l’ultime « combat pour la reconnaissance », pour l’exprimer en termes hégéliens,
est la demande de pardon.
Ricœur se montre surtout soucieux de protéger sa phénoménologie des « capa-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
cités que chacun a la certitude et la confiance de pouvoir exercer » (p. 224)
contre le reproche qu’il puisse s’agir d’une égologie déguisée, s’intéressant
exclusivement aux expressions individuelles du « je peux ». C’est pourquoi il
prend soin de souligner que le « je » du « je peux » peut également être un
« nous », doté d’un certain nombre de « capabilités » au sens que l’économiste
Amartya Sen donne à ce terme. Cet élargissement qui fait passer des formes
individuelles aux formes sociales de la puissance d’agir se paye du prix d’une
certaine hétérogénéité épistémologique et notionnelle, liée à « l’écart entre les
identités qui impliquent des capacités personnelles et les identités afférentes à
l’instauration du lien social » (p. 206). Ricœur met le doigt sur la différence
essentielle, quand il souligne que la « reconnaissance-attestation » n’a pas
d’équivalent strict au plan de l’action collective.

L A R E C O N NA I S S A N C E M U T U E L L E PA R - D E L À
L A D I A L E C T I Q U E D U M A Î T R E E T D E L ’ E S C L AV E

La troisième étude se développe sous l’égide d’une phrase de Rousseau,


extraite de l’Essai sur l’origine des langues : « Sitôt qu’un homme fut reconnu
par un autre pour un être sentant, pensant et semblable à lui, le désir ou le
besoin de lui communiquer ses sentiments et ses pensées lui en fit chercher les
moyens. » Ici aussi, on peut s’étonner de ce qu’une tentative de s’expliquer avec
le moment hégélien de l’Anerkennung ait pour exergue un philosophe de
l’immédiateté. De fait, le « moment rousseauiste » ne fait pas partie de la chaîne
des « événements de pensée » que Ricœur parcourt pour rejoindre le sommet
hégélien. D’entrée de jeu, il met ses lecteurs en garde contre un éloge trop
intempestif de la réciprocité et de la mutualité qui ferait l’impasse sur la « dis-
Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 163

Vers quelle reconnaissance ? 163

symétrie originaire et indépassable » (p. 225) entre l’idée de l’un et l’idée de


l’autre que connote l’expression, qui est en même temps une « structure caté-
goriale » : « l’un l’autre ».
Loin de constituer un phénomène originaire, comme semble le supposer
Rousseau, la réciprocité est une catégorie dérivée qui a pour toile de fond la
dissymétrie originaire de l’ego et de l’alter ego. Ricœur illustre la difficulté sur
l’exemple de la cinquième Méditation cartésienne de Husserl et de Totalité et
Infini et Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence de Levinas. Du premier, il
retient l’idée que la réciprocité relève d’une constitution de second degré : « il
faut que l’autre soit mon analogue pour qu’en outre l’expérience du moi entre
en composition avec l’expérience d’autrui sur une base de réciprocité, bien que
ces constitutions en chaîne tirent leur sens de l’expérience originaire de moi-
même comme ego » (p. 231). La même dissymétrie présente un tout autre visage
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
(c’est le cas de le dire !) si on choisit, comme le fait Levinas, de partir direc-
tement du pôle d’autrui qui se révèle dans le visage d’autrui. Non seulement
l’altérité d’autrui reste à jamais « réfractaire au concept », parce que tout ce que
je peux comprendre de lui ne réussit pas à neutraliser son extériorité irréductible.
En plus, autrui « sous les espèces de l’étranger », comme aime à le dire Levinas,
est un « trouble-fête » venant déranger, pour ne pas dire tourmenter, le « som-
meil éthique » du moi soucieux de persévérer dans l’être. Même si la différence
entre le traitement husserlien et le traitement lévinasien du problème de la
relation de moi à autrui semble être abyssale, Ricœur refuse de se laisser piéger
par l’alternative : Husserl ou Levinas, lequel des deux choisir ? Ce qui lui permet
de récuser cette alternative, c’est le fait que, de part et d’autre, « il s’agit chaque
fois de comparer des incomparables et ainsi de les égaliser » (p. 238). De ce
point de vue au moins, Husserl et Levinas sont également anti-rousseauistes.
Sur ce troisième parcours de la reconnaissance plane l’ombre persistante du
« déni de reconnaissance », prenant la relève de la méconnaissance du premier
parcours et de la tromperie sur soi-même qui engendre fatalement la tromperie
sur l’autre (p. 370), dont le second parcours détaille les différents visages :
secret, inhibition, résistance, travestissement, mensonge, hypocrisie, etc., à quoi
il faut ajouter la haine de soi, entendue au sens de la phrase de Bernanos, qui
a fourni à Ricœur le titre de Soi-même comme un autre 20 et qu’il déclare vouloir
assumer pour lui-même : « Il est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce
est de s’oublier. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces
serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres
souffrants de Jésus-Christ. » Même si le mot « reconnaissance » ne figure pas
dans cette citation, elle nous invite à nous demander si la « reconnaissance de

20. Soi-même comme un autre, p. 36.


Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 164

164 Jean Greisch

soi », telle que la définit Ricœur, ne donne pas une nouvelle actualité à l’antique
vertu de l’humilité.
Aux yeux de Ricœur, l’Anerkennung hégélienne a pour finalité première
d’apporter une réplique morale au défi de l’interprétation naturaliste du politique
que Hobbes propose dans son Léviathan. Qu’est-ce qui fonde en dernière ins-
tance le vivre-ensemble ? Pour Hobbes, c’est une certaine idée de l’état de
nature qui dissocie les humains « en les rendant capables de s’attaquer et de
s’entretuer les uns les autres ». On mesure sans peine le défi qu’une telle
conception oppose à une phénoménologie de l’homme capable, qui a peut-être
un certain mal à accepter que l’homme est capable du pire comme du meilleur.
Que deviendrait la liste des « capacités que chacun a la certitude et la confiance
de pouvoir exercer » si l’on y ajoutait la « capacité de s’attaquer et de s’entre-
tuer » ? Si l’homme est capable de tout cela, on comprend bien, face à la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
possibilité de « la guerre de chacun contre chacun », la nécessité de limiter les
dégâts en déléguant une part de ses capacités à l’État, « ce dieu mortel auquel
nous devons, sous le dieu immortel, notre paix et notre défense ». Au terme
d’une analyse serrée, sous forme d’explication de texte, Ricœur suggère que la
seule manière de relever le défi de Hobbes est de remettre, comme le fait Leibniz,
autrui au cœur du rapport au droit, en montrant comment l’idée même de droit
exige la jonction et la coopération entre l’ipséité et l’altérité.
Par le fait même, on est obligé de s’intéresser au rôle que le désir d’être
reconnu joue dans le vivre-ensemble, ce qui fut justement la grande préoccu-
pation de Hegel pendant la période de Iéna. Ce qui retient l’attention de Ricœur
dans la manière dont celui-ci développe le concept de l’Anerkennung, c’est
d’abord la manière très étroite dont il associe conscience de soi et orientation
vers autrui, puis son optique processuelle, dans laquelle le mépris se transforme
en considération et l’injustice en respect, enfin le souci de distinguer une
pluralité d’institutions qui ont pour charge de garantir ou de promouvoir
cette reconnaissance. Cette pluralisation institutionnelle a pour contrepartie la
conscience de l’historicité du processus tout entier. Les combats pour la recon-
naissance ne sont jamais gagnés d’avance, mais ils nous entraînent sur des
champs de bataille toujours nouveaux. Malgré la fascination que Ricœur éprouve
face aux grands textes de la Realphilosophie, qui ont le mérite d’inscrire défi-
nitivement le thème de la reconnaissance au creux de la philosophie politique,
il marque sa réserve face à la conception hégélienne de l’Esprit, « qui fait que
la manière dont l’Esprit se trouve dans son autre reste fondamentalement une
relation de soi à soi-même » (p. 265). L’objection est de taille, car elle a pour
toile de fond le « renoncement à Hegel » déjà évoqué ci-dessus. Le désir de
reconnaissance se laisse-t-il réactualiser, si on n’adhère plus aux présupposés
d’une métaphysique de l’esprit absolu ?
Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 165

Vers quelle reconnaissance ? 165

La question s’adresse aussi bien à Ricœur qu’à Axel Honneth, qui est son
principal interlocuteur dans le quatrième chapitre où l’explication immanente
des textes cède le pas à un dialogue avec cet interprète de Hegel, avec lequel
Ricœur partage le souci d’une réactualisation systématique du thème hégélien.
Ce qui retient son attention dans La lutte pour la reconnaissance de Honneth,
ce sont les trois modèles de reconnaissance intersubjective que forment l’amour,
le droit et l’estime sociale, auxquels correspondent trois figures distinctes du
déni de reconnaissance.
Avant d’examiner celles-ci, je relèverai une remarque de Ricœur concernant
la manière dont Honneth associe Hegel et George Herbert Mead dans son projet
de fonder une théorie sociale à teneur normative. Cette association est le
« modèle d’un entrecroisement entre une conceptualité spéculative et une mise
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
à l’épreuve par l’expérience » (p. 274). En l’absence d’une structure spéculative
forte, le thème de la reconnaissance risque « de glisser vers la banalisation,
comme c’est de plus en plus le cas de nos jours ». Mais la réciproque est vraie
aussi : en l’absence d’un lestage empirique, le concept de reconnaissance risque
de tourner à vide.
Ce qui est dit ici de la nécessité d’un entrecroisement du spéculatif et de
l’empirique ne se laisse-t-il pas également appliquer au projet même d’une
herméneutique du soi ? On remarque en effet l’insistance avec laquelle, dans
Soi-même comme un autre, Ricœur souligne l’orientation conceptuelle de son
enquête, en évitant, ou en contournant les problématiques « psychologiques »
de l’identification. La référence aux effets positifs du couplage entre Hegel et
Mead (qui, rappelons-le, fut un disciple de Dilthey) nous incite à nous demander,
si, tôt ou tard, cette parenthèse ne devra pas être levée.
C’est d’abord au plan des rapports érotiques, amicaux et familiaux que Ricœur
et Honneth cherchent à déceler les premiers ressorts du désir de reconnaissance,
auquel correspondent des figures non moins profondes du déni de reconnais-
sance qui revêt la forme de l’humiliation, venant trahir des « attentes plus
complexes que celles relatives à la simple intégrité physique » (p. 280). Ricœur
prolonge les réflexions de Honneth en mettant l’accent sur la cellule familiale
et le phénomène de la filiation (phénomènes qui avaient également retenu
l’attention de Gaston Fessard dans sa lecture de la Phénoménologie de l’esprit).
Alléguant les travaux de Pierre Legendre, Ricœur leur rapporte une forme
particulière du désir de reconnaissance : la capacité de « se reconnaître dans
le lignage » (p. 281). Elle a pour toile de fond une reconnaissance préalable,
souvent médiatisée par un rite familial, civil ou religieux : « parce que j’ai été
reconnu fils ou fille de, je me reconnais tel, et à ce titre, cet inestimable objet
de transmission, je le suis » (p. 283).
Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 166

166 Jean Greisch

Sur cette formule de Pierre Legendre, Ricœur greffe deux considérations plus
personnelles.
La première concerne la difficulté de penser la naissance, qui nous confronte
à l’énigme d’une origine qui ne se confond pas avec un simple commencement.
C’est le miracle de la « natalité » (Gebürtigkeit) au sens de Hannah Arendt qui
constitue, comme l’a montré Claude Romano dans L’événement et le monde,
un « événemential » originel, transformant le Dasein en « advenant ». On pour-
rait lui appliquer le distique d’Angelus Silesius que Ricœur cite en note : de
par sa naissance, le Dasein est sans pourquoi, il existe parce qu’il existe !
La seconde considération concerne la prohibition de l’inceste. La fonction,
qu’on pourrait qualifier de transcendantale, de cet interdit est de rendre possible
le principe généalogique de la « reconnaissance de soi-même dans la filiation »
(p. 286), en apprenant, pour citer la belle image de Cocteau, à chaque oiseau
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
de « chanter sur une branche particulière de son arbre généalogique ». Quoi
qu’il en soit de la fondation absolue de ce principe généalogique, Ricœur estime
que « l’expérience de se reconnaître soi-même dans la filiation... suffit à faire
front à la fantaisie de toute-puissance, à réveiller le mystère de la naissance et à
se porter témoin de l’objection que le principe généalogique fait à la pul-
sion incestueuse pourvoyeuse d’indistinction » (ibid.). Ulrich, le « héros » de
L’homme sans qualités de Robert Musil, n’est certainement pas un homme
« sans caractère », tout au contraire ! Ce qui lui fait défaut, comme le montre
la première confrontation avec son père, c’est précisément la capacité de se
reconnaître dans un lignage. Le fait que, plus loin dans le livre, le même Ulrich
s’engage dans une relation incestueuse avec sa sœur Agathe montre que son
« manque de qualités » signifie surtout l’incapacité de se reconnaître dans un
lignage.
Ce « lignage », ce n’est pas seulement celui de la filiation qui le rattache à
son géniteur, c’est plus largement celui de la culture viennoise de l’Autriche du
début du siècle. En ce sens, on peut prolonger ces réflexions sur « l’inestimable
objet de la transmission » en réfléchissant au travail de reconnaissance qu’impli-
que toute tentative de se reconnaître dans un lignage intellectuel ou spirituel.
Est-ce un hasard si, en Allemagne plus qu’en France, on décline son identité
académique en disant de quel maître on est le disciple ? Plus d’une fois, lors
de mes séjours en Allemagne, j’ai dû résister à la tentation de me présenter à
mes collègues en disant : « Ich bin ein Ricœurschüler » !
Quiconque a médité les thèses que Ricœur défend dans les deux volumes
qu’il consacre à la notion du Juste ne s’étonnera pas de l’intérêt qu’il porte aux
aspects juridiques de la lutte pour la reconnaissance. Ils tirent leur spécificité
du fait que le prédicat « libre » vient se substituer à la capacité d’être seul au
plan affectif, de même que le respect prend la place de la confiance. Même si
Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 167

Vers quelle reconnaissance ? 167

Ricœur résiste à la manière « habermasienne » d’opposer la morale « conven-


tionnelle » et « postconventionnelle » qui va de pair avec la dichotomie de la
conviction et de l’argumentation, il s’accorde avec Honneth pour distinguer
droits civils, politiques et sociaux, auxquels correspondent autant de figures
distinctes du déni de reconnaissance : « l’humiliation relative au déni des droits
civils », la « frustration relative à l’absence de participation à la formation de
la volonté publique », le « sentiment d’exclusion résultant du refus d’accès aux
biens élémentaires » (p. 292). Le dénominateur commun qui rattache toutes ces
expériences négatives les unes aux autres n’est autre que le sentiment d’indi-
gnation, dont Ricœur avait déjà souligné l’importance dans Soi-même comme
un autre et dans Le juste. Ce que la troisième étude du Parcours de la recon-
naissance lui ajoute, c’est l’argument que l’indignation cesse d’être démobili-
satrice si elle se conjoint avec la responsabilité, comprise comme « assertion de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
soi » et « reconnaissance du droit égal d’autrui à contribuer aux avances du
droit et des droits » (p. 293).
Ce qui caractérise l’ordre juridique de la reconnaissance est le fait que l’élé-
vation à l’universel est un procès historique qui présente deux visages complé-
mentaires, selon qu’on prend en considération la spécificité de chacune des
sphères du droit ou qu’on s’intéresse à la manière dont ces droits sont appliqués
à des catégories nouvelles de personnes ou de groupes. Au-delà cette sphère
juridique s’étend le vaste domaine de l’estime sociale, qui définit un troisième
modèle de reconnaissance mutuelle.
C’est sur ce point que Ricœur s’avance le plus au-delà des analyses de
Honneth, en soulevant trois questions également importantes : celle de l’exi-
gence normative capable de satisfaire l’estime sociale, celle des formes de
conflictualité propres à cette sphère et celle des capacités personnelles requises
par cette estime sociale et des notions attenantes comme le prestige et la consi-
dération. Pour résoudre ces problèmes, Ricœur s’appuie sur quelques ouvrages
théoriques qui abordent la même notion selon un angle d’approche particulier.
Il s’agit d’abord de la manière dont Jean-Marc Ferry caractérise les différents
« ordres de la reconnaissance » organisationnels ou institutionnels qui rendent
possible la reconnaissance sociale d’autrui et auxquels correspondent des modes
de communication spécifiques : complexe socio-énonomique, sociopolitique et
socioculturel. L’Anthropologie d’Arnold Gehlen, qui est, avec Max Scheler et
Helmuth Plessner, l’un des trois classiques de l’anthropologie philosophique de
la première moitié du XXe siècle, retrouve ainsi une nouvelle actualité.
Mais c’est surtout auprès de la manière dont Luc Boltanski et Laurent
Thévenot distinguent les six « économies de la grandeur » propres à la « cité
de l’inspiration », la « cité de l’opinion », la « cité domestique », la « cité civi-
que », la « cité marchande » et la « cité industrielle » que s’attarde Ricœur. On
Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 168

168 Jean Greisch

comprend pourquoi : non seulement, chacune de ces « cités » (ou, ce que, dans
un langage plus phénoménologique, on pourrait appeler chaque Lebenswelt
sociale) comporte ses propres épreuves de justification et ses propres formes
de déni de reconnaissance. En outre, comme chacun de nous appartient, d’une
manière ou d’une autre, à chacune de ces « cités » et qu’il n’y a aucune harmonie
préétablie qui les accorde, leur relation est foncièrement « critique », au double
sens du mot : je peux toujours critiquer une cité au nom des valeurs et des
critères de justification d’une autre ; mais peut-être est-il plus fécond de négocier
un compromis acceptable et vivable dans une situation donnée. C’est bien cette
solution que prône Ricœur quand il définit le compromis non comme une lâche
compromission, mais comme l’expression de « la reconnaissance mutuelle dans
les situations de conflit et de dispute résultant de la pluralité des économies de
la grandeur » (p. 307). Par le fait même, on voit se dessiner une nouvelle figure
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
de l’homme capable de reconnaissance : au plan de l’estime sociale, il doit
se montrer capable de comprendre un autre monde que celui dans lequel il a
lui-même élu domicile, et, en même temps, il doit prouver sa « capacité de se
reconnaître comme une figure du passage d’un régime de grandeur à un autre »,
en évitant la double tentation du relativisme désillusionné et de l’accusation
pamphlétaire.
La manière dont Ricœur, emboîtant le pas de Charles Taylor, aborde le
problème du multiculturalisme et le problème politique de la reconnaissance de
l’identité distincte de minorités culturelles défavorisées, n’est pas sans rappeler
la manière dont il définit l’idée de tolérance dans d’autres écrits 21. Le lien entre
les deux problèmes saute aux yeux : la lutte pour la reconnaissance se confond
à ce niveau avec la lutte pour plus de tolérance. Mais la réciproque est vraie
aussi : de part et d’autre, il faut résister à la tentation de la banalisation qui rend
les différences tellement différentes qu’elles en deviennent indifférentes. Face
à ces dérives, qui éludent l’ombre de l’intolérable qui accompagne les discours
sur la tolérance, dans quelque ordre que ce soit, il importe de trouver le juste
équilibre qui, dans certains cas, est aussi un compromis négocié, entre les effets
homogénéisants de l’universel identique et un particularisme qui se déguise en
principe universel. En dernière instance, aucune société qui se dit démocratique
ne peut éluder la question suivante : « Dis-moi de quelle manière tu traites tes
minorités, même celles qui ne partagent pas tes valeurs, et dis-moi quels droits
tu accordes à tous tes membres, pour que je puisse te reconnaître comme société
véritablement démocratique ! »

21. Voir en particulier : Paul RICŒUR, « L’usure de la tolérance et la résistance de l’intolérable »,


in Diogène, nº 176, (octobre-décembre 1996), p. 166-176 ; « Tolérance, intolérance, intolérable »,
in Lectures 1, Paris, Éd. du Seuil, 1991, p. 294-311.
Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 169

Vers quelle reconnaissance ? 169

Ce qui pourrait être la conclusion de cette troisième étude prend un tour


nouveau et imprévu avec la question : quand « un sujet s’estimera-t-il vérita-
blement reconnu ? » (p. 316). Quoi qu’il en soit de la légitimité des différents
« combats pour la reconnaissance », passés et futurs, le philosophe ne peut guère
éluder la question de savoir si les différentes requêtes qui jalonnent ces combats :
confiance en soi, respect, estime de soi, se laissent toutes obtenir de haute lutte.
Ricœur subodore ici la tentation de la fuite en avant indéfinie que Hegel désigne
du terme de « mauvais infini » et qui trouve son expression dans la figure
de la « conscience malheureuse » dont l’économie se résume dans la for-
mule : Ziehen der Linien der Sehnsucht ins Leere hinaus. Que cette tentation
n’est nullement hypothétique, c’est ce que nous montre l’expérience courante,
où nous rencontrons de temps en temps sur notre chemin des tempéraments
revendicatifs qui estiment qu’ils n’ont jamais eu la reconnaissance à laquelle
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
ils avaient droit.
Face à ce genre de situation, individuelle ou collective, il est bon et salutaire
d’alléguer des « expériences pacifiées de reconnaissance mutuelle » (p. 319)
qui prouvent que le « petit miracle » de la reconnaissance a effectivement eu
lieu. Mais le philosophe ne saurait se contenter d’invoquer ces états de paix
toujours provisoires, semblables à des trêves ou des armistices. S’ils nous
donnent le courage de poursuivre la lutte, ils ne répondent pas à la difficulté
proprement conceptuelle qui concerne l’idée même de mutualité : est-elle tou-
jours et dans tous les cas synonyme de réciprocité (« Je te reconnais parce que
tu me reconnais, et je ne te reconnais que sous cette condition-là ») ?
Pour avancer dans cette question, Ricœur propose de comparer trois notions
distinctes qui impliquent chacune un modèle différent de la reconnaissance
mutuelle réussie : la philia aristotélicienne qui trouve son expression dans l’ami-
tié, l’eros platonicien animé par un désir d’ascension spirituelle et l’agapè
biblique qui se montre capable de donner sans être payée de retour. C’est en
comparant l’amour à la justice que Ricœur tente de répondre aux questions
provocatrices que soulève Luc Boltanski dans la seconde partie de son ouvrage
L’amour et la justice comme compétences : la sociologie de l’action a-t-elle le
moyen de prouver que les gens sont capables d’amour ? Autrement dit, le
concept d’agapè est-il un concept opératoire permettant de qualifier certaines
actions, ou s’agit-il simplement d’un idéal auquel on aspire, sans pouvoir le
réaliser pleinement, voire d’une utopie ou d’une tromperie, comme le soutien-
draient Marx et Engels ?
Pour Ricœur, la seule manière de répondre à ces questions est de considérer
la manière dont l’agapè parle, ou plutôt – car la vraie agapè est la plupart du
temps muette – la manière dont on en parle, comme le fait l’apôtre Paul dans
l’hymne à la charité de la Première Épître aux Corinthiens : c’est un discours
Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 170

170 Jean Greisch

hymnique de louange. Ce n’est que dans un second temps qu’on peut se poser
la question de la possibilité d’un pont « jeté entre la poétique de l’agapè et la
prose de la justice, entre l’hymne et la règle formelle » (p. 326).
En défendant vigoureusement la possibilité de construire un tel pont, Ricœur
se retrouve une fois encore dans le rôle du « pontifex maximus » de la philoso-
phie contemporaine. Ce pont ne peut être franchi que si « l’homme du premier
geste » qu’est l’homme de l’agapè, et « l’homme du second geste », celui de
la justice, sont prêts à faire des concessions et à négocier un compromis accep-
table entre la générosité pure qui s’exclut du monde et la sécurité fondée sur
la seule règle d’équivalence. Mais si sur la route de la reconnaissance mutuelle
de ces deux ordres incommensurables, les malentendus sont légion, on peut
craindre que ce pont ne se réduise à un mince fil sur lequel seuls des funambules
chevronnés pourront s’aventurer.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
Ce qui redonne au pont une certaine solidité, c’est la manière dont Ricœur,
emboîtant le pas de Marcel Hénaff, réhabilite les catégories maussiennes du
don et du contre-don. Même si, dans nos sociétés de plus en plus soumises à
une logique marchande qui exige que tout ait un prix, l’échange de dons céré-
moniels semble relever des comportements marginaux, « la lutte pour la recon-
naissance se perdrait dans la conscience malheureuse s’il n’était pas donné aux
humains d’accéder à une expérience effective, quoique symbolique, de recon-
naissance mutuelle sur le modèle du don cérémoniel réciproque » (p. 226).
Le qualificatif « cérémoniel » n’est nullement superflu dans ce contexte. Il
suggère au contraire que certaines modalités de reconnaissance ont besoin de
rituels et de cérémoniels pour pouvoir s’accomplir. Même si, dans certaines cir-
constances, par exemple lors de l’échange de cadeaux pendant la visite d’un chef
d’État étranger, la comédie du pouvoir n’est pas loin, on ne saurait oublier que
ces rituels ont pour sens premier de signifier la qualité de la relation de recon-
naissance que l’échange de dons instaure. C’est ce qu’illustre bien le repas de
famille qui ne mérite pas seulement de retenir l’attention des sociologues, comme
c’est le cas aujourd’hui, mais aussi du phénoménologue qui y découvre une moda-
lité riche et complexe de la reconnaissance mutuelle au sein d’une tribu familiale.
Les conflits légendaires qui entachent ces fêtes montrent qu’en ce domaine aussi,
la reconnaissance mutuelle, inséparable de la manière dont on se reconnaît, ou
dont on ne se reconnaît pas dans un lignage, n’est jamais garantie d’avance.
Ce qui importe plus que tout, c’est la portée symbolique des dons, incom-
mensurable à sa valeur marchande. La valeur symbolique du don dépend en
dernière instance de ce qu’il exprime de la personnalité du donateur. Inverse-
ment, la trilogie donner-recevoir-rendre nous fait découvrir un des aspects les
plus originaux d’une phénoménologie de l’homme capable : la capacité, qui est
parfois un véritable art, de recevoir.
Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 171

Vers quelle reconnaissance ? 171

C’est sur cette suggestion que je conclurai cette analyse, à laquelle j’ai voulu
donner l’allure d’un simple « vol de reconnaissance », au-dessus du dernier livre
de Paul Ricœur. Cette lecture correspond également à une tentative d’apporter
une réponse à la question du sens que la formule : « Je me suis reconnu philo-
sophe » avait dans la vie et dans l’œuvre du philosophe qui vient de nous quitter.
En jetant un regard rétrospectif sur ce Parcours de la reconnaissance, je me
demande si la manière dont Ricœur demande à chaque citoyen des six cités
évoquées plus haut de se montrer capable de « se reconnaître comme une figure
du passage d’un régime de grandeur à un autre » ne correspond pas en même
temps à une certaine idée « socratique » de la vocation philosophique.
La manière dont, dans Temps et Récit III, Ricœur avait défini la tâche éthico-
politique consistant à rendre nos espaces d’expérience plus malléables et nos
horizons d’attente plus déterminés, rejoint sa mise en garde contre la double
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.25.178 - 06/02/2015 19h36. © Presses Universitaires de France
tentation du relativisme désillusionné et de l’accusation pamphlétaire. La vraie
question est de savoir comment le philosophe, qui se reconnaît dans le lignage
socratique, peut jouer le rôle de passeur entre ces différents mondes. La plupart
du temps, il se reconnaît plus volontiers citoyen de la « cité de l’inspiration »
ou de la « cité de l’opinion » que capitaine de l’industrie ou banquier. Précisé-
ment pour cela, il importe qu’il résiste à la tentation d’une critique superficielle
des autres ordres de grandeur. Amuser la galerie en traitant le politique, l’éco-
nomiste ou l’industriel de « salaud » est plus facile qu’on ne croit. De tels
jugements à l’emporte-pièce ne nous aident pas à affiner notre compréhension
de la complexité du réel. La formule de Ricœur parlant de « la capacité d’éveiller
par la critique chaque acteur d’un monde aux valeurs d’un autre monde, quitte
à changer de monde » (p. 306), me semble non seulement pouvoir être appliquée
à la fonction critique de la philosophie, mais elle illustre également la manière
dont lui-même s’est reconnu philosophe. C’est ce qui donne à sa pensée une
autorité particulière, à condition qu’on prenne ce terme au sens arendtien et
gadamérien de la reconnaissance d’une supériorité qui, loin d’exiger un acte de
soumission et d’abdication de la raison, trouve une illustration exemplaire dans
la relation maître-disciple.

Jean GREISCH
Institut catholique de Paris

Você também pode gostar