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Je veux vous parler d'ANATHEM, le grand roman de science fiction par Neal Stephenson,
publié en anglais en 2008. Comportant plus de 900 pages, ce roman massif a été traduit en
allemand, en italien, mais pas en français. Ou plutôt, il a été traduit en français par Jean-
Louis Trudel, mais sa publication, dans un premier temps envisagée par les éditions
Bragelonne, a été finalement abandonnée.
L'histoire se déroule sur une planète appelée "Arbre", qui a une forte resemblance avec la
Terre. Elle nous est racontée par Fra Erasmas, un Décennaire, agé de 18 ans, qui a été
recruté (ou plutôt "Collecté") par le concentre de Savaint Edhar à l'âge de 8 ans. En tant que
Décennaire il n'a pas eu accès au monde extra muros, le monde séculaire qui existe en-
dehors des concentres, depuis 10 ans. Au début du roman on est dans les préparations pour
la cérémonie de "l'Aperture", où les portes des Unaires et des Décennaires vont s'ouvrir
pendant 10 jours, et les "avots" vont pouvoir sortir du concentre et voir le monde extra
muros.
Ceux qui s'intéresse au monde de l'intellect entrent de leur plein gré dans des sortes de
monastères mathématiques, appelés des "mathères". Ou alors ils sont recrutés enfants, soit
amenés par leur famille soit simplement abandonnés devant la porte d'une mathère. Ces
mathères enseignent les mathématiques, les sciences, l'histoire et la philosophie. Elles sont
souvents regroupées en concentres où les mathères sont organisées de façon concentrique: la
porte des Unaires s'ouvre une fois par an, des Décennaires tous les 10 ans, ensuite il y a les
Centennaires, et au centre les Millénaires.
Nous sommes dans une époque où les mathématiques sont de plus en plus importantes, mais
dans une forme adaptée au régime socio-économique dans lequel nous vivons. Le calcul et
les algorithmes sont partout, nous vivons sous l'empire du nombre. Nous sommes tous les
témoins de la numérisation de la société. Cette numérisation permet des gains de vitesse et
de productivité, l'allègement du travail, et une plus grande disponibilité pour tout le monde
des informations et des ressources cognitives. Notre société connaît une liberté individuelle
où chacun peut trouver son plaisir et une tolérance sociale où toutes les formes de vie et
toutes les croyances sont acceptées, pourvu qu'elles ne soient nuisibles ni à autrui ni au
marché.
L'envers de cet hédonisme, de cette liberté, de cette tolérance, et de cet accès universel aux
informations et aux divertissments, c'est l'accroissement et le renforcement des systèmes de
calcul et de contrôle. Personne ne veut prendre des risques au travail ou dans la vie de tous
les jours, sans garanties ou sans assurances. On veut bien se laisser porter par les flux, à
condition d'en garder la maîtrise. Les mathématiques sont omniprésentes, non seulement
dans l'ingéniérie des sciences dures appliquées, mais aussi dans l'ingéniérie sociale et la
gouvernance algorithmique. Derrière l'hédonisme, la liberté, et la tolérance se cache la
société de contrôle. Dans les deux cas on est immergé dans l'absence de sens, l'excès de
fluidité. Les mathématiques que veut ce nouveau diagramme du pouvoir sont les moyens de
la résolution des problèmes sous condition des systèmes de contrôle.
Contexte 2: le post-structuralisme et la fin de la critique
Les grandes philosophies critiques des années 60 ont contribué à la légitimation du nouveau
diagramme du pouvoir néolibéral, bien malgré elles. À force de critiquer toutes les unités et
toutes les transcendances (les identités, les totalités, les centres, les fondations, les points
fixes), et à force de prôner les multiplicités, les intensités, les flux, et les devenirs, ces
philosophies se sont trouvées dépassées par le pouvoir critique du capitalisme lui-même et
par sa dissolution des liens, des stabilités, et des fixités au nom de l'efficacité, de la
réactivité, de la flexibilité et de la polyvalence.
Dans cette nouvelle configuration, les sciences sont considérées comme de simples jeux de
langage, à évaluer en termes de leur utilité et de leur efficacité sur un plan d'immanence
finalisé par la recherche du plus grand profit à la moindre dépense. Les mathématiques qui
sont voulues par les gestionnaires et les contôleurs de ce plan d'immanence sont des jeux
purement formels sans sens propre, mais dont l'application dans tous les domaines se justifie
par une meilleure fluidité et une plus grande rentabilité du système d'exploitation. Les
mathématiques nous permettent de réguler un domaine, d'optimiser les flux et de maximiser
les gains.
Il ressort de cette analyse que les mathématiques, leur image et leur utilisation, constituent
un domaine privilégié pour déceler et pour faire voir les transformations en cours dans une
société au niveau le plus général.
Dans notre monde les mathématiques ont été contraintes de quitter le monde platonicien de
la pensée pure pour s'épuiser dans les applications concrètes. Dans le monde d'ANATHEM,
l'évolution a suivi la direction inverse. Les savaints avaient acquis trop de pouvoir sur le
monde matériel par l'application de leurs connaissances scientifiques. Ils ont été rassemblés
et enfermés dans les mathères. Ensuite, à trois moments, les trois Sacs, des hordes venant du
monde séculaire ont saccagé les mathères et massacré les avots. Après chaque Sac un nouvel
ordre encore plus contraignant a été instauré pour restreindre les possibilités d'action des
avots et pour limiter leur capacité de manipulation du monde matériel.
Emman Beldo, un avot Unaire raconte: "Il y a trois mille sept cents ans, les avots ont été
regroupés dans les mathères par crainte de leur capacité de changer le monde par la praxis ...
Donc la praxis s'est arrétée, ou a décéléré jusqu'à une vitesse de changement qui était
compréhensible, gérable, contrôlable...mais ils ne nous ont pas enlevé la capacité de
fabriquer la néomatière".
Il s'est avéré que certains des avots, appelés "Rhetors" et "Enchanteurs", avaient dévéloppé
une praxis leur permettant de devenir conscient de plusieurs "lignes du monde" possibles, et
de maîtriser la réalité en sélectionnant la meilleure ligne du monde, ou le meilleur scénario
narratif possible, dans le multivers quantique. Ils peuvent passer d'un Grand Récit à un
autre, et faire que le meilleur de ces récits virtuels seréalisent. Le Troisième Sac a mis fin à
cette praxis. Il a été le plus meutrier de tous: les avots ont été massacrés, les mathères
décimées. Un nouveau système de contrôles et de contrepoids a été mis en place pour
empêcher de tels excès des deux côtés. Le doute est maintenu pendant la plus grande partie
du roman, mais enfin il transparaît que certains millénaires sont capables de déployer ces
praxis pour changer la réalité.
Depuis la troisième Reconstitution les avots poursuivent une vie de contemplation, d'étude,
de dialogue et de travail manuel. Ce sont les conditions idéales pour l'apprentissage des
mathématiques. Il n'y a pas de divertissements séculaires, tout est fait pour rendre les
mathématiques accessibles et intéressantes. Dès le début des études l'enseignement des
mathématiques est accompagné de celui de l'histoire et de la philosophie. Aux yeux du
Pouvoir Séculaire les avots sont en prison, hors de l'état de nuire mais corvéable dès qu'il y
a besoin d'affronter un problème qui dépasse les conaissances communes du monde
séculaire. Aux yeux des avots, au contraire, c'est le monde extra muros qui est une vaste
prison, remplie d'idéologies et d'illusions, et c'est leur mathère qui leur donne accès à la
vraie vie et à la science vraie.
Or tout le reste du roman va s'adonner à la déconstruction de cette situation initiale bâtie sur
des oppositions binaires et de son ontologie sous-jacente.
Nous vivons dans une époque où nous sommes à la recherche d'une nouvelle image de la
vérité, d'un nouveau méta-paradigme, d'une nouvelle épistémè au sens de Foucault, qui nous
permettra de réconcilier la fluidité et la liberté du plan de l'immanence avec la stabilité du
sens et la rigueur de la vérité, sans pour autant retomber dans les travers du dogmatisme et
de l'intolérance du parti pris de la transcendance. Cette recherche se trouve tous azimuts,
dans les sciences, dans les mathématiques, dans la philosophie, dans le cinéma, et aussi dans
la science fiction.
Dans un interview à propos de son nouveau livre YEUX Michel Serres déclare:
"La nuit est le modèle de notre savoir, pas le jour...On entre dans une salle de classe,
on entre dans un musée, comme on entre dans la caverne. La caverne, c’est le lieu du
savoir...Platon avait tort...Voir la vérité comme un soleil est une idée un peu fasciste. Il n’y a
pas une seule mais des milliards de vérités, comme autant d’étoiles".
Ceci est une très belle image d'un pluralisme immanent de la vérité, mais comment
pouvons nous l'interpréter dans ses propres termes, en termes pluraliste?
La nouvelle image de la vérité évoquée par Michel Serres à travers son conseil de
trouver la vérité à l'intérieur de la caverne revient à revisioner la caverne: ce n'est plus le
lieu de la non-vérité, mais le site de vérités multiples: elle devient une non-caverne et une
multi-caverne. Nous savons que le préfixe “non-” en contexte mathématique n'exprime pas
la négation, mais plutôt la généralisation, et la pluralisation du nom racine auquel il est
attaché, sur le modèle de la géométrie non-euclidéenne. Cependant, même si nous le savons,
ce savoir n'exprime qu'une appréhension préliminaire et superficielle L'extension opérée par
le préfixe “non-” ne sert pas à rajouter encore plus du même, mais implique l'inversion
radicale, la défamiliarisation, l'estrangement du domaine sur lequel il opère. C'est déjà un
opérateur de science fiction, ou de philo-fiction.
De façon différent dans chaque cas, avec des terminologies parfois divergentes, nous
pouvons voir ce mouvement chez des philosophes aussi différents que Michel Serres, avec
son pluralisme de la caverne; Alain Badiou avec son Platonisme du multiple, Gilles Deleuze
avec son renversement du Platonism, Bruno Latour avec son hypothèse de l'être-en-tant-
qu'être et son empirisme des multiples “mini-transcendances”, chez François Laruelle et sa
transformation du Platonisme en philosophie “non-standard”. En science fiction nous le
voyons dans des versions différentes chez Peter Hamilton (la Trilogie du Vide), chez Kim
Stanley Robinson (AURORA), et chez Neal Stephenson (ANATHEM). Ces oeuvres de
science fiction contienent une répudiation explicite de la transcendance et de ses
conséquences contraignantes, réductrices, et parfois dévastatrices.
Pour ceux qui s'accrochent à l'épisémè ancienne basée sur la vérité transcendante ce
mouvement peut sembler signifier la fin de la science, la fin de la philosophie, et la fin de la
science fiction. Mais si nous pouvons nous habituer à voir par le moyen de la lumière plus
diffuse de la multi-caverne, nous pourrions découvrir qu'il ne s'agit pas de la fin, mais de la
transformation et de la diversification.
Initialement j'étais tenté de dire qu'ANATHEM c'est l'anti-MARTIEN, mais c'eût été
trop dualiste, instaurant une opposition binaire étriquée (et biaisée, si on prend en compte
qu'ANATHEM lui-même contient de longues séquences de dynamique orbitale, comme
ceux du MARTIEN). Donc au lieu d'une opposition on pourrait parler en termes de
continuum, si on accepte la définition de la science fiction comme la littérature de
"l'estrangement cognitif" (Darko Suvin) ou des "degrés de subjonctivité" (Samuel Delany).
Vu dans cette perspective, LE MARTIEN met l'accent sur la cognition plus que sur
l'estrangement, ce qui le valide comme de la science fiction "dure". En revanche,
ANATHEM met l'accent sur l' estrangement, et peut-être il mérite plus l'appellation de
"science fantasy". Cependant, la science elle-même comporte son facteur d'estrangement,
surtout dans les mathématiques et la physique des cents derniers ans.
Il y a une deuxième idée associée avec cette première: chacun de ces multiples
mondes est platonicien par rapport à d'autres mondes en aval, qui sont des mondes sensibles
ou phénoménaux par rapport à lui, et chacun est phénoménale par rapport à un ou plusieurs
mondes platoniciens en amont. Il n'y a pas un seul monde platonicien des Vérités et des
Idées mais plusieurs, chaque monde platonicien étant associé avec ses sous-mondes et ses
sous-sous-mondes, etc. Par exemple, nous apprenons que le roman ne se situe pas dans
notre cosmos ni dans un monde parallèle du même niveau. Arbre se trouve deux crans plus
haut que la Terre sur l'échelle des mondes platonistes. Donc la Terre est un sous-sous-monde
d'Arbre. Ceci représente une immanentisation par pluralisation.
Cette deuxième idée est appelée le "Protisme Complexe" dans le roman, d'après le
savaint Protas, qui dans l'histoire de l'Arbre correspond à la figure de Platon dans notre
histoire. Le Protisme Complexe est élaboré progressivement pendant le roman, au fil des
spéculations et des découvertes. Elle est présentée encore dans une appendice à la fin du
livre, où elle est exposé dans un dialogue entre plusieurs avots qui jouent un rôle important
dans l'histoire. Dans le dialogue plusieurs diagrammes du polycosme sont présentés. La
simple ligne, appelé la Flèche, qui passe du monde des Formes au monde de l'Arbre, se
trouve progressivement complexifiée, jusqu'à devenir un réseau aux noeud multiples. Ainsi
le mode d'existence des idées platoniciennes est affublé d'une base quasi-materialiste.
Il faut voir ANATHEM en termes d'une tendance plus générale qui inclut aussi la
philosophie, la physique, et d'autres oeuvres de science fiction. Étant donné que notre image
de la pensée globale, notre méta-paradigme, n'est plus le monisme (Platonisme de l'Un)
comment pouvons-nous éviter de tomber dans la multiplication des jeux de langage sans
sens (relativisme)? La multiplication de mondes au niveau objectuel se reflète dans la
multiplication de formalismes et de jeux de langage au méta-niveau. Comment pouvons-
nous accomoder à la fois la plasticité du réel, qui autorise de multiples interpretations et
modes de vies, avec la résistance du réel, qui sélectionne seulement certaines possibilités
comme valables et viables? Dans le roman les disputes entre les ordres syntactiques et
sémantiques, entre les Protaniens (les Platoniciens) et les Procéens (les Protagoréens)
incarnent ce dilemme.
Si nous sommes en train de monter une échelle noétique vers de plus en plus de
généricité et de sublimation, je mettrai la science des mondes multiples en premier, ensuite
leur exploration philosophique, et enfin leur déploiement littéraire et science fictionnel.
L'allégorie d'une image de la pensée qui serait pluraliste sans être relativiste résonne comme
un chant entre ces trois niveaux.
Le mot "anathem" du titre représente à la fois l'apogée de la liturgie quotidienne
dans les mathères, où on chante le mythe d'origine du monde mathique et aussi un rituelrare
et solemnel pour bannir quelqu'un des mathères et le "confiner" au monde séculaire.Dans le
premier sens, "Le Relégato commençait de manière toute simple, avant de devenir presque
trop complexe pour que l’oreille humaine puisse suivre. Quand nous avions eu un orgue, il
fallait quatre organistes, chacun se servant de ses deux mains et de ses deux pieds. Dans
l’aucte originel, cette partie du Relégato représentait le chaos de la pensée désordonnée
d’avant Cnoüs... l’ouïe peinait à extraire un sens des voix enchevêtrées». Ensuite: « toutes
les voix se rejoignaient les unes les autres au fil des ultimes mesures et elles s’unissaient
pour faire retentir dans le puits de lumière de l’horloge un ton pur et unique, qui induisait
l’entrée en résonance de tout le reste». Et enfin: «Les chants se divisaient alors en deux
mélodies concurrentes, l’une représentant Deät et l’autre Hylaïa, les deux filles de Cnoüs».
Cnoüs, le fondateur de la pensée systématique à une une vision d'un pyramide de lumière.
Ses deux filles ont interprété cette vision de deux façons différentes, ainsi fondant le
dualisme qui traverse l'histoire d'Arbre et aussi de notre roman. Selon Déat leur père a vu
une vision d'un monde divin, rempli de dieux, où tout est bon et parfait. Selon Hyléa il a vu
un monde d'idéalités, rempli d'objets théoriques, comme des formes géométriques et des
nombres, dont notre monde contient des représentations imparfaites.