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Fragments
traduit et p r é s e n t é par Charles Le Blanc
en lisant en écrivant
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Fragments
traduit et p r é s e n t é p a r Charles Le Blanc
en lisant en écrivant
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jose corti
ACHEVÉ D ' I M P R I M ER
EN O C T O B R E 1996
PAR L'IMPRIMERIE
DE LA MANUTENTION
À MAYENNE
I - Considérations Générales
s'il s'agissait d'un seul auteur, situant toute chase dans son ensennble et
concentrant son énergie entière à l'étude des Grecs - fonda, par l'obser-
vation de la différence absolue entre les Anciens et les modernes, les pre-
miers fondements d'une doctrine réaliste de l'Antiquité. • A-149.
" La philosophie de "Wolff s'intéressait à la connaissance supérieu-
re, c'est-à-dire à l'entendement, dont la logique explique les rouages.
Baumgarten, lui, s'appliqua plutôt à la connaissance inférieure, celle
qui provient des sens, et dont l'esthétique, dont il crée le mot à partir
du grec, forme le système. L'objectif de Baumgarten, puis de toute l'es-
thétique illuministe, sera de faire une science de la connaissance sen-
sible afin de parvenir à des jugements certains en art. L'esthétique de
"Winckelmann répond à ce mouvement. En outre, une analyse cir-
conspecte du rôle de la réflexion esthétique de Mendelssohn, en par-
ticulier les Hauptgrundsatze derschônen Kûnste und Wissenschaften,
éclairerait beaucoup cette période.
^ L'assimilation de l'antiquité grecque au concept de nature faite par
Fr. Schlegel dérive de ce renversement téléologique. On verra, au pas-
sage, que l'art grec relevait lui-même de l'imitation de la nature ; le pro-
jet d'imiter l'art grec revient essentiellement à affirmer la domination
de l'esprit dans le champ de l'esthétique ; ce qui compte, c'est moins
la ressemblance de l'œuvre avec l'objet dont elle est le témoignage,
que la révélation du milieu spirituel qui l'environne (clans le cas de
Winckelmann, il s'agit du milieu spirituel grec).
INl'RODUCTION 11
22 République, X, 595a-608b.
23 En France, le classicisme exaltait plutôt • l'honnête homme
2'^ Le romantisme d'Iéna fut tout aussi hellénisant que le classicisme
de Weimar, mais son culte de l'émotion artistique détourna le mandat
éducatif que s'était donné Weimar : Goethe et Schiller voulaient
20 FRIEDRICH SCHLEGEL
Pour être précis, il vaudrait mieux dire qu'à l'origine, le mot roman
signifiait la langue même du vulgaire, celle qui se distinguait du latin
des clercs. Ce n'est qu'après une lente évolution à travers, entre autres,
le très riche cycle des légendes arthuriennes, que le mot roman s'éten-
dra à un genre narratif rédigé en langue romane. Linguistique et genre
littéraire n'ont peut-être jamais été si étroitement liés. La France méri-
dionale de langue d'oc utilisera le mot « novas » d'où nous vient le mot
• nouvelle •. On pourra consulter à ce propos, dans le livre de Pierre-
Yves Lambert, Les Littératures celtiques, P.U.F., Paris, 1981, l'introduc-
tion et le premier chapitre.
35 Dumas Jean-Louis, Histoire de la pensée, 2. Renaissance et Siècle
des Lumières, Tallandier, Paris, 1990, p. 190.
INl'RODUCTION 27
Voir L-107.
Pour le romantisme d'Iéna, à l'inverse de ceux d'Heidelberg et de
Berlin, ce tout ne tend pas à s'identifier exclusivement à la nation alle-
mande. Chez Novalis, par exemple, on voit l'exigence d'un dépasse-
ment du nationalisme : - Tous les événements qui, de nos jours, ont eu
lieu en Allemagne, ne sont que des signes frustes et sans suite, mais ils
révèlent à l'œil de l'historien une individualité universelle, une histoi-
re et une humanité nouvelles. » Novalis, Fragments, traduction de Mau-
rice Maeterlinck, José Corti, Paris, 1992, p. 256.
32 FRIEDRICH SCHLEGEL
55 Ibid.
56 A-146.
57 A-238.
5® A-304. Sur ce thème voir Walzel, Deutsche Romantik, p. 31 et ss.
En particulier sur l'objectivité de l'art grec, par rapport à la subjectivi-
té de l'art moderne.
59 II s'agit d'une différence essentielle entre le romantisme d'Iéna et
ceux d'Heidelberg et de Beriin qui, eux, se tournèrent vers le folklore
et ^a mythologie germaniques.
61 A-146.
INl'RODUCTION 37
que cette création soit dite belle pour notre époque, il fau-
drait que l'on soit aède et que l'on parle à des Achéens
S'il n'en était ainsi, le poème pourrait être un excellent pas-
tiche, tout en étant une tromperie ossianique ; il n'aurait pas
plus de signification, au point de vue de l'art, que les co-
lonnes corinthiennes de la Madeleine, qui sont pourtant bien
mieux conservées que celles du Capitole, ou bien que le
célèbre, et très borgésien, Quichotte de Pierre Mesnard.
Pour Fr. Schlegel, c'est parce que la poésie grecque
s'adresse au patrimoine moral de l'humanité qu'elle est
universelle : elle ne parle pas seulement aux Athéniens ou
aux Spartiates ; elle s'adresse en grec à tous les hommes.
en général. Or il est très peu probable que la Poésie soit une exclusivité
occidentale comme les montres suisses ou le cabemet-sauvignon.
Hegel a le même penchant que Fr. Schlegel parce que sa philosophie
de l'Esprit a tendance à exclure de l'histoire universelle les peuples qui
n'ont pas possédé, ne fut-ce qu'une fois, l'Esprit du monde, comme
par exemple les Danois, les Hongrois, les Roumains, etc. La même
remarque est faite par Mircea Eliade dans mythe de l'étemel retour,
Gallimard, Paris, 1969, p. 170 et ss.
Voir Uber das Studium der griechischen Poesie, Minor, op. cit.,
p. 126.
Même idée. Ibid., pp. 88 et 172.
54 FRIEDRICH SCHLEGEL
107 id.-i23.
A.-123 Le drame est une tension entre deux possibilités, tandis
que la tragédie est la poursuite d'une fin, un but prédéterminé et inexo-
rable qui donne une intelligence à rebours à l'action (voir à ce sujet le
sixième livre de la Poétique d'Axistolé). De tous les arts, la poésie .seule
peut représenter la tension hésitante de la possibilité dramatique si l'on
suit Fr. Schleael.
109A-302.
Ce fut l'erreur de l'esthétique sophistique de considérer le beau
seulement comme un objet donné ; il est non seulement la pensée vide
de quelque chose, mais également la chose elle-même : l'activité ori-
ginaire de l'esprit humain qu'exerce la poésie. "Voir à ce propos A-256.
111 Gesprâch uber die Pœsie, op.cit., pages 284 et 310.
INl'RODUCTION 59
Ibid.
113I..37.
Gespràch ûher die Pœsie, op.cit., p. 323.
Anstett, Introduction à Lucinde, Flammarion, Paris, 1968, p. 30,
voit bien que le Witz, la saillie, sera « le principe et l'organe de la phi-
losophie universelle et progressive. • Le Witz est associé au progressif
à cause de ses aperçus paradoxaux, de ses combinaisons surprenantes ;
il procède du sens de la vie, • de la connaissance de son infini renou-
vellement. » Ibid.
60 FRIEDRICH SCHLEGEL
129A-116.
Il y a ici deux choses d'importance ; d'abord la poésie roman-
tique est liée à l'émancipation de la volonté en art, et débouche sur la
complète liberté de l'artiste ; ensuite, fidèle à la pensée de son époque,
c'est en terme de réconciliation que Fr. Schlegel aborde le phénomè-
ne de la poésie romantique.
La liberté absolue recherchée par le romantisme se réalise à travers
trois points focaux, à savoir le Moi, la Nature et l'Histoire ; par la création,
l'artiste déploie toutes les possibilités de son Moi ; ce déploiement tire
son origine de la nature et s'exprime idéalement sous sa forme ; l'HLstoi-
re est le parage, le théâtre de toutes les réalisations où les possibilités ne
s'épuisent pas et se coordonnent dans le temps. Pour le romantisme, la
création ouvre les portes à toutes les possibilités et entraîne ceux qui
s'y abandonnent vers une liberté absolue qui se manifeste par le Moi
quand elle se rapporte à l'individu, par la Nature quand elle se rap-
porte au monde et par l'Histoire quand elle se rapporte au temps.
INl'RODUCTION 65
133 A-451.
134 Ibid.
135L-n5.
136L-I6.
137 L_IO4.
138 L-90.
139A-220.
140A-252.
INl'RODUCTION 67
^^^ • Ertràglicher noch ist Intoleranz des Gefûhls als Intoleranz des
Verstands. • Wackenrcxier, HerzensergieJSungen, op. cit., p. 49.
^^^ Il est sans doute possible d'interpréter le passage qu'effectua la
législation grecque de la notion de tesmostai (lois sacrées et divines) à
celle de nomoi (lois humaines) comme étant le même passage ache-
minant la pensée mythique à la pensée rationnelle. On peut supposer
qu'il s'agit de la même évolution.
68 FRIEDRICH SCHLEGEL
156 ici-123.
157 A-384.
158 Ibid. Kierkegaard dirait présupposé, VII-6.
159 id-42.
160A-168.
l 6 l La philosophie partirait de la multitude des voies pour atteindre
la vérité et s'accomplirait vraiment en parvenant à la foi, tandis que la
religion, partant de la foi, parvient, elle^ à la véritable liberté de l'âme.
id-68.
INl'RODUCTION 73
163 id-117.
Fr. Schlegel commence par limiter la philosophie à l'esthétique
pour finalement lui faire trouver sa fin dans la religion. C'est l'un des
problèmes de ses échafaudages théoriques.
v i n - La religion 165
Id-30.
On reconnaît ici un motif que l'on retrouve dans la philosophie
de Kierkegaard. La question que Kierkegaard pose à travers son œuvre
n'est pas - Qu'est-ce que le christianisme ? • mais plutôt • Comment de-
venir un vrai chrétien ? • La relation à l'idéal est alors fondamentale et
implique une prise de position subjective de l'individu à propos du
comment entrer en relation avec cet idéal.
Il y a une relation avec l'identification de la connaissance et de
la sensation qu'on retrouve dans Platon, Théétète, 151e-152a.
177A-327
INl'RODUCTION 77
184 ID.94.
185 Ibid.
186 ici-50.
187 id-7.
188 ij.i
IX — L'homme
189 id.24,
190 id-64
191 id-33.
INl'RODUCTION 81
205 11.13.
Jankélévitch relève aussi cette confusion dans son livre sur l'iro-
nie. Cf. L'ironie, Flammarion, Paris, 1964, p. 16.
Si la liberté était la norme àe l'action morale, il ne servirait à rien
d'emprisonner les criminels pour les punir, car ils retrouveraient tou-
jours la liberté aux flancs d'une action juste, serait-elle juste par hasard.
Toutefois, si la liberté est le résultat de l'action morale, on comprend
tout le sens terrible d'une peine qui vise à extirper toute fin (atélës) aux
actes posés. Quel que soit l'acte posé par le prisonnier, il ne parvient
jamais à la liberté puisque l'expression première de celle-ci lui est tou-
jours niée, encore et sans cesse. L'affreux n'est pas d'être entre quatre
murs, ou bien, comme le pensait Sartre, avec les autres, mais de se voir
empêché d'atteindre le monde des fins par une situation qui rend l'ac-
tion caduque et vaine. C'est en cela que réside le véritable châtiment
et c'est la raison pour laquelle les Anciens considéraient qu'une sanc-
tion à mort était moins grave que la prison perpétuelle (on verra à ce
sujet le fameux discours de César in Salluste, Conjuration de Catilina,
LI. Socrate lui-même, dans le Phédon, préfère la mort à l'emprisonne-
ment).
86 FRIEDRICH SCHLEGEL
208 1M8.
209 IM5.
210„.I7.
211 n-19.
INl'RODUCTION 87
212 11-60.
Leur raison est, en effet, fondée sur l'observation de l'harmonie
de la nature qui est, en dernière analyse, l'alpha et l'oméga de l'esthé-
tique.
88 FRIEDRICH SCHLEGEL
4, 16, 26, 34, 43, 44, 48, 53, 71, 75, 79, 84, 93, 96, 102,
104, 121, 146, 149, 152, 154, 164, 216, 221, 222, 226, 227,
231, 233, 238, 242, 247, 252, 262, 295, 302, 304, 305, 339,
342, 359, 372, 379, 383, 390, 404, 411, 415, 418, 419, 421,
438, et 449.
15, 36, 37, 71, 87,115, 150, 157, 158, 159, 160, 235, 253,
276, 277, 279, 296, 299, 315, 332, 361, 366, 376, 394, 398,
414, 417, et 429
3, 12, 17, 19, 21, 23, 25, 39, 41, 45, 54, 66, 72, 82, 88, 99,
103, 109, 112, 117, 120, 123, 137, 143, 147, 220, 245, 264,
270, 275, 278, 300, 301, 318, 321, 322, 323, 326, 333, 345,
346, 347, 357, 358, 360, 367, 382, 387, 389, 399, 401, 402
et 431.
43, 47, 78, 93,149, 229, 231, 255, 281, 289, 339, 391, 393,
et 404.
(1)
Bon nombre de ceux que l'on nomme artistes sont en fait
des œuvres d'art de la nature.
(2)
Chaque peuple ne veut voir sur la scène que les aspects
médiocres de la superficialité qui lui est propre ; on
devrait donc offrir des héros, de la musique ou des fous.
(3)
Lorsque Diderot, dans son roman Jacques 2, fait quelque
chose de vraiment génial, le voilà qui revient aussitôt en
arrière pour raconter sa joie que cela ait été si génia-
lement fait.
(4)
Il y a tant de poésie, et pourtant, rien n'est plus rare qu'un
poème ! Cela explique l'abondance d'esquisses, d'études,
de fragments, de tendances, de ruines et de matières poé-
tiques.
(5)
Plusieurs journaux de critiques ont le même défaut qui
fut si souvent reproché à la musique de Mozart : un usage
parfois démesuré des instruments à vent.
98 FRIEDRICH SCHLEGEL
(6)
On critique l'insouciance de la métrique des poèmes goe-
théens. Mais les lois de l'hexamètre allemand ne
devraient-elles pas être aussi conséquentes et univer-
selles que le caractère de la poésie goethéenne ?
(7)
Mon essai 3 sur l'étude de la poésie grecque est un hymne
maniéré en prose sur l'élément objectif en poésie. Ce qui
s'y trouve de plus mauvais me semble être le manque
absolu de l'indispensable ironie ; et le meilleur, la
confiante présupposition que la poésie a une valeur infi-
nie ; comme s'il s'agissait là d'une chose certaine.
(8)
Une bonne préface doit être à la fois la racine et le livre
au carré.
(9)
La saillie^ est esprit de sociabilité absolue ou génialité
fragmentaire 5.
(10)
On doit percer la planche là où elle est la plus épaisse.
(11)
De ce qui fut écrit contre les Anciens, il n'y a rien encore
de véritablement bon qui ait de la profondeur, de la force,
du talent et ce, en particulier contre leur poésie.
(12)
Dans ce que l'on nomme philosophie de l'art, il manque
habituellement l'une des deux choses suivantes : ou la
philosophie, ou l'art
FRAGMENTS CRITIQUES 99
(13)
Bodmer^ dit volontiers que toute similitude, pourvu
qu'elle soit longue, est homérique. C'est ainsi que l'on
appelle également « aristophanesque » une saillie dans la-
quelle il n'y a rien de classique hormis la désinvolture et
la clarté.
(14)
Même dans la poésie, tout entier peut bien être une moi-
tié et toute moitié le véritable entier.
(15)
Le maître idiot du Jacques de Diderot fait probablement à
l'artiste plus d'honneur que le stupide serviteur. Il est
certainement bien près d'être génialement idiot, ce qui
était bien plus difficile à faire qu'un stupide parfaitement
génial.
(16)
Le génie n'est point un objet de l'arbitraire mais plutôt
de la liberté, comme le sont la saillie, l'amour et la foi, les-
quels devront devenir un jour arts et sciences. On doit
exiger le génie de chacun sans cependant l'attendre 9. Un
kantien appellerait cela l'impératif catégorique de la
génialité.
(17)
Rien n'est plus méprisable qu'une fâcheuse saillie d'esprit
iWitz).
(18)
Les romans finissent volontiers là où le Pater Noster déhu-
te : avec le Royaume de Dieu sur terre.
100 FRIEDRICH SCHLEGEL
(19)
Certains poèmes sont aussi aimés que le Seigneur l'est
par les nonnes.
(20)
Un écrit classique ne devrait jamais être entièrement com-
pris. Mais ceux qui sont cultivés, et qui s'instruisent, doi-
vent toujours vouloir y apprendre davantage.
(21)
Comme l'enfant est, en fait, ce qui veut devenir un homme,
ainsi le poème est une chose naturelle, voulant devenir une
œuvre d'art.
(22)
Un seul mot d'analyse, même pour louanger, peut
immédiatement éteindre la meilleure trouvaille de l'es-
prit, dont la flamme ne devrait réchauffer qu'après qu'el-
le a brillé.
(23)
Dans chaque bon poème, tout doit être intention et ins-
tinct ; c'est ainsi qu'il devient idéal.
(24)
Les plus médiocres auteurs ont au moins ceci en commun
avec le Grand Auteur du ciel et de la terre, qu'ils ont
l'habitude de se dire après une pleine journée de travail :
« Et il vit que ce qu'il avait fait était bon. «lo
(25)
Les deux principes fondamentaux de la soi-disant critique
historique sont le postulat de la vulgarité et l'axiome de
FRAGMENTS CRITIQUES 101
(26)
Les romans sont les dialogues socratiques de notre
époque. Sous cette forme libérale, la sagesse de la vie
s'est évadée de la sagesse de l'école.
(27)
Un critique est un lecteur qui rumine. Il devrait donc
avoir plus d'un estomac.
(28)
Une inclination (pour un art, une science, un homme en
particulier, etc.) est un esprit divisé, une autolimitation,
c'est-à-dire un résultat d'autocréation et d'autodes-
truction".
(29)
La grâce est une vie redressée ; une sensibilité qui se
contemple et se construit elle-même.
(30)
A la place du destin apparaît, dans la tragédie moderne,
parfois Dieu le Père, mais plus souvent encore le diable en
personne. D'où vient-il que cela n'ait encore engagé aucun
esthète à faire une théorie de la poésie diabolique ? 12
(31)
La division des œuvres d'art en genre naïf et genre senti-
102 FRIEDRICH SCHLEGEL
(32)
La classification chimique de la dissolution selon qu'elle
se passe par cristallisation ou liquéfaction est également
applicable à la dissolution des auteurs qui, après avoir at-
teint leur hauteur maximum, doivent tomber. Certains
s'évaporent, d'autres se liquéfient i5.
(33)
L'une de ces deux tendances est presque toujours l'incli-
nation dominante de tout écrivain : ou certains ne disent
pas ce qu'ils auraient dû dire, ou plusieurs disent ce qui
n'était pas nécessaire d'être dit. Le premier cas est le
péché originel des natures synthétiques et le second, ce-
lui des analytiques^^.
(34)
Une trouvaille spirituelle est une désagrégation de matières
spirituelles, qui doivent, bien sûr, être intimement combi-
nées avant la soudaine séparation. L'imagination doit
d'abord avoir été remplie de vie de toutes sortes et ce, jus-
qu'à saturation afin que puisse venir le temps où elle est si
électrisée par la friction de la libre sociabilité, que le plus
léger contact, amical ou ennemi, peut en extraire les étin-
celles fulgurantes, les rayons lumineux ou alors les coups
de tonnerre
FRAGMENTS CRITIQUES 103
(35)
Plusieurs parlent du public comme s'il était quelqu'un
avec qui ils auraient déjeuné à VHôtel de Saxe is, lors de
la foire de Leipzig. Qui est ce public ? - Le public n'est
rien sinon qu'une pensée, un postulat, comme l'Église.
(36)
Celui qui n'est pas encore parvenu à comprendre claire-
ment qu'il peut y avoir une grandeur fort à l'extérieur de
sa propre sphère et pour laquelle il ne possède aucun
sens ; celui qui ne peut conjecturer, au moins obscuré-
ment, dans quelle région de l'esprit cette grandeur pour-
rait à peu près se trouver, celui-là est, dans sa propre
sphère, ou sans génie ou bien ne s'est pas encore élevé
jusqu'au classicisme.
(37)
Pour pouvoir bien écrire sur un sujet on ne doit plus s'y
intéresser ; la pensée, qu'il faut exprimer avec circons-
pection, doit déjà être au loin et ne plus nous préoccuper.
Aussi longtemps que l'artiste invente et est inspiré, il se
trouve, au moins en ce qui concerne la communication,
dans un état servile. Il voudra alors tout dire, ce qui est
une fausse tendance des jeunes génies, ou un véritable
préjugé des vieux bousilleurs. Il méconnaît ainsi la valeur
et la dignité de l'autolimitationi? qui est pourtant, pour l'ar-
tiste comme pour l'homme, l'alpha et l'oméga, la plus
nécessaire et la plus haute de toutes les qualités. La plus
nécessaire, parce que partout où l'homme ne se limite pas
lui-même, le monde le limite et le réduit à la servitude. La
plus haute, parce qu'on ne peut se limiter soi-même que sur
les points et les aspects dans lesquels on a une force infinie,
[une capacité] d'autocréation et d'autodestruction. Même
104 FRIEDRICH SCHLEGEL
(38)
Dans l'archétype de la germanité, construit par quelques
grands inventeurs de patries, il n'y a que la fausse po-
sition à blâmer. Cette germanité n'est pas derrière, mais
devant nous.
(39)
L'histoire de l'imitation de la poésie antique, en particu-
lier à l'étranger, offre, entre autres, l'avantage que les
concepts majeurs, que sont la parodie involontaire et la
saillie inconsciente, s'y développent complètement et ce,
avec l'aisance la plus grande^o.
(40)
Dans la signification qui lui est assignée et en usage en
Allemagne, le mot esthétique ir^ihit., comme on le sait, une
FRAGMENTS CRITIQUES 105
(41)
Il y a peu de livres comparables au roman Faublas 21 par
l'esprit 22 et la gaieté mondaine. C'est le champagne de son
genre.
(42)
La philosophie est la véritable patrie de l'ironie que l'on ai-
merait définir beauté logique : ainsi, partout où l'on philo-
sophe de manière non systématique, que ce soit dans les
conversations ou dans les dialogues écrits 23^ on doit faire et
exiger l'ironie au point que les stoïciens eux-mêmes tinrent
l'urbanité pour une vertu. Bien sûr, il y a aussi une ironie rhé-
torique, laquelle, utilisée avec parcimonie, produit un ex-
cellent effet, en particulier dans la polémique ; elle est à l'ur-
banité sublime de la muse socratique ce que la splendeur de
la plus brillante oraison est à une tragédie antique de haut
style. La poésie seule peut ici aussi s'élever à la hauteur de la
philosophie et n'est pas, comme la rhétorique, fondée sur
des passages ironiques. Il y a des poèmes anciens et
modernes qui répandent de tous côtés et partout le souffle
divin de l'ironie. Une authentique bouffonnerie transcendan-
tale vit en eux. Intérieurement, c'est une joie qui embrasse
tout, qui se soulève infiniment au-dessus de chaque chose
déterminée, même de l'art, de la vertu ou de la génialité
propres ; extérieurement, dans l'exécution, c'est la manière
mimétique d'un bouffon italien traditionnel et doué.
(43)
HippeP'', dit Kant, avait cette recommandable maxime que
l'on doit encore assaisonner le plat d'un exposé divertis-
106 FRIEDRICH SCHLEGEL
(44)
On ne devrait jamais faire appel à l'esprit de l'Antiquité
comme à une autorité. Les esprits ont ceci de particulier
qu'ils ne se laissent pas attraper ni exposer devant autrui.
Les esprits ne se montrent qu'aux esprits. La chose la plus
courte et valable serait, ici encore, de prouver par de
bonnes oeuvres la possession de la foi hors laquelle il
n'est point de salut.
(45)
La curieuse passion des poètes modernes pour la termi-
nologie grecque dans la dénomination de leurs produc-
tions rappelle le mot naïf d'un français à l'occasion des
nouvelles fêtes républicaines à l'antique : « que pourtant
nous sommes menacés de rester toujours François. » 25
Bon nombre de telles dénominations de la poésie féoda-
le provoqueront chez les érudits des époques à venir des
recherches semblables à celles voulant savoir ce qui
poussa Dante à nommer sa grande œuvre une divine
comédié^('. Il y a des tragédies qui, si elles doivent avoir
quelque chose de grec dans le nom, pourraient de façon
plus appropriée être appelées des mimes tristes. Elles
semblent avoir été baptisées d'après le concept de tragé-
die qui, chez Shakespeare, apparaît une fois, mais dont la
généralité principale dans l'histoire de la littérature
moderne est celle-ci : une tragédie est un drame où
Pyrame se suicide^^.
FRAGMENTS CRITIQUES 107
(46)
Les Romains nous sont plus proches et compréhensibles
que les Grecs ; pourtant, le vrai sens pour les Romains est
encore plus rare que pour les Grecs et ce, parce qu'il y a
moins de natures synthétiques qu'analytiques. Car il y a
un sens propre même pour les nations, pour les individus
historiques et moraux, et non seulement pour les genres
pratiques, les arts ou les sciences.
(47)
Qui veut quelque chose d'infini ne sait pas ce qu'il veut.
Cette proposition ne se laisse toutefois pas inverser.
(48)
L'ironie est la forme du paradoxe. Le paradoxe est tout ce
qui est, à la fois, bon et grand.28
(49)
Un des moyens les plus importants de l'art dramatique et
romantique chez les Anglais, ce sont les guinées. Elles
sont fortement utilisées, en particulier dans la cadence
finale, quand les basses commencent à travailler à plein.
(50)
Comme la tendance humaine à généraliser les parti-
cularités individuelles ou nationales est profondément
enracinée ! Chamfort^? lui-même le dit : « Les vers ajoutent
de l'esprit à la pensée de l'homme qui en a quelquefois
assez peu. •> Est-ce là un usage général de la langue fran-
çaise ?
(51)
La saillie comme outil de vengeance est une chose aussi
honteuse que l'art comme moyen d'excitation des sens.
108 FRIEDRICH SCHLEGEL
(52)
Dans plusieurs poèmes, on ne trouve pour tout sujet
qu'un titre montrant ce qu'ils devraient en fait représen-
ter, si l'artiste n'avait eu un empêchement, nous priant
très humblement d'être excusé avec bienveillance.
(53)
En rapport avec l'unité, la majorité des poèmes modernes
sont des allégories (mystères, moralités) ou des nouvelles
(aventures, intrigues) ; un mélange ou un délayage de
celles-ci.
(54)
Il y a des écrivains^o qui boivent l'absolu comme de l'eau,
et des livres où même les chiens se rapportent à l'infini.
(55)
Un homme vraiment libre et cultivé, devrait pouvoir
s'accorder comme on accorde un instrument et se mettre
à son gré, au diapason de la philosophie, ou de la phi-
lologie, du critique ou du poétique, de l'historique ou du
rhétorique, de l'antique ou du moderne et cela en tout
temps et en toute tonalité.
(56)
La saillie est une mondanité logique.
(57)
Si plusieurs des amateurs mystiques d'art, qui tiennent
toute critique pour une dissection et toute dissection pour
une destruction de la jouissance, pensaient de façon
conséquente, le meilleur jugement esthétique sur l'œuvre
la plus admirable serait alors : « Morbleu !» Il y a du reste
FRAGMENTS CRITIQUES 109
(58)
Comme les hommes préfèrent accomplir les grandes
actions plutôt que celles qui sont justes, de même les
artistes veulent ennoblir et enseigner.
(59)
La pensée chérie de Chamfort voulant que la saillie soit.
un substitut de l'impossible bonheur, une sorte de petit
pourcentage avec lequel la nature qui a fait banqueroute
s'indemnise des dettes non honorées au bien suprême,
n'est pas plus heureuse que celle de Shaftesbury 32 pour
qui elle est la pierre de touche de la vérité ou, suivant le
préjugé commun, le perfectionnement moral qui serait la
fin suprême des beaux-arts. La saillie est une fin en soi,
comme la vertu, l'amour et l'art. Cet homme génial res-
sentait, semble-t-il, l'infinie valeur de la saillie, et comme
la philosophie française ne suffit pas afin de comprendre
cela, il chercha instinctivement à joindre ce qu'il avait de
plus grand avec ce qui, pour elle, est le plus grand et le
plus précieux ; en tant que maxime, la pensée voulant
que le sage doive toujours être, par rapport au destin, en
état d'épigramme33, est belle et véritablement cynique.
(60)
Tous les genres poétiques classiques^^, dans leur pureté
rigoureuse, sont à présent ridicules.
(61)
Au sens strict, la notion de poème scientifique est bien
aussi absurde que celle de science poétique.
110 FRIEDRICH SCHLEGEL
(62)
On possède déjà tant de théories des genres poétiques
pourquoi n'a-t-on pas de concept concernant le genre
poétique? Peut-être aurait-on alors besoin de se contenter
d'une théorie unique ? ^
(63)
Ni l'art ni les oeuvres ne font l'artiste mais plutôt le senti-
ment, la passion et l'instinct.
(64)
Il faudrait un nouveau Laocoori>'^ afin de déterminer les
limites de la musique et de la philosophie. Pour se faire
une idée exacte de plusieurs écrits, il manque encore une
théorie de la musique grammaticale.
(65)
La poésie est un discours républicain ; un discours qui est
sa propre loi et sa propre fin, à l'intérieur duquel toutes
les parties sont de libres citoyens et ont le droit de vote
afin de s'entendre.
(66)
La fureur révolutionnaire d'objectivité de mes premières
musiques philosophiques a un peu de la fureur fonda-
mentale qui se diffusa avec tant de violence en philoso-
phie sous le consulat de Reinhold
(67)
En Angleterre, la saillie est au moins une profession,
sinon un art. Là-bas, tout prend le caractère de métier et
même les roués39 de cette île sont des pédants. C'est ainsi
que leurs wits,^^ dont l'apparence donne à la saillie son
FRAGMENTS CRITIQUES 111
(68)
Combien y a-t-il au juste d'auteurs parmi les écrivains ?
Auteur signifie créateur.
(69)
Il existe aussi un sens négatif qui vaut bien mieux que
rien, quoiqu'il soit beaucoup plus rare. On peut aimer
quelque chose vivement justement parce qu'on ne le pos-
sède pas : cela en donne du moins un avant-goût sans
conséquence. Une incapacité catégorique dont on a clai-
rement conscience, même liée à une forte antipathie, est
absolument impossible dans le cas d'une pure carence ;
elle présuppose au moins u ne aptitude partielle et de la
sympathie. Comme l'Éros platonicien, ce sens négatif est
fils de la ressource et de la pauvreté.'>3 H apparaît
lorsque quelqu'un n'a que l'esprit sans la lettre ou, au
contraire, lorsqu'il n'a que les matières et les formes exté-
rieures : l'écorce dure et sèche du génie productif sans le
noyau. Dans le premier cas, on a de pures tendances, des
projets qui sont aussi vastes que l'azur ou, au plus, des
rêveries esquissées Dans le second cas, s'exhibe cette
platitude artistique développée harmonieusement et
dans laquelle les plus grands critiques anglais sont des
classiques. Le signe distinctif du premier genre, de ce
sens négatif de l'esprit, réside en ceci qu'on doit toujours
vouloir sans jamais pouvoir ; en ce qu'on veuille toujours
écouter sans jamais percevoir
112 FRIEDRICH SCHLEGEL
(70)
Les gens qui écrivent des livres et s'imaginent ensuite que
leurs lecteurs forment un public qu'ils doivent éduquer,
en arrivent non seulement à mépriser ce soi-disant
public, mais même à le haïr, ce qui ne peut conduire à
rien.
(71)
Avoir un sens de la saillie sans en faire, voilà l'ABC de la
libéralité.
(72)
À proprement parler, ils apprécient volontiers qu'une
œuvre poétique soit un peu infâme et ce, particulièrement
au milieu de celle-ci ; ainsi, la décence n'y est pas immé-
diatement offensée et, à la fin, tout se termine bien
(73)
Ce qui se perd habituellement dans les traductions
bonnes ou même excellentes est, justement, ce qu'il y a
de meilleur.
(74)
Il est impossible de donner du déplaisir à qui ne le veut
prendre.
(75)
Les notes sont des épigrammes philologiques ; les tra-
ductions, des mimes philologiques ; plusieurs commen-
taires, dans lesquels le texte n'est qu'un prétexte ou bien
un non-moi^7_ des idylles philologiques.
FRAGMENTS CRITIQUES 113
(76)
Il existe une ambition qui préfère être la première au sein
des dernières [places], plutôt que la seconde parmi les
premières. Il s'agit de [l'ambition] antique. Il y en a une
autre qui, tel le Gabriel du Tasse :
(77)
Il arrive parfois que de nos jours les maximes, les idéaux,
les impératifs et les postulats soient la petite monnaie de
la moralité''^.
(78)
Plusieurs des plus excellents romans sont un résumé, une
encyclopédie de toute la vie spirituelle d'un individu
génial. Les œuvres ayant ce caractère, seraient-elles d'un
tout autre genre, comme l'est par exemple le NatharP'^,
prennent de ce fait les teintes du roman. Ainsi, tout
homme cultivé et qui s'instruit possède en son sein un
roman. Qu'il l'exprime et l'écrive par la suite n'est que
contingent.
(79)
La popularité d'un livre allemand se juge par le renom ou
en faisant des personnalités ; par de bonnes relations ou
par l'effort ; par une immoralité modérée ou une complè-
te obscurité ; par une harmonieuse platitude ou bien un
114 FRIEDRICH SCHLEGEL
(80)
C'est à regret que je ne puis trouver dans la table kan-
tienne des catégories 5i celle du à peu près », laquelle a
presque eu autant d'effet, et corrompu 52^ comme toute
autre 53 catégorie, le monde et la littérature. Dans l'esprit
de ceux qui, par nature, sont sceptiques, elle colore tous
les autres concepts et intuitions.
(81)
Il y a quelque chose de mesquin à polémiquer contre les
individus, comme le commerce au détail 54. S'il ne veut
pas faire de la polémique en gros 55, l'artiste doit au moins
choisir des individus classiques ayant une valeur éter-
nelle. Si cela n'est pas possible non plus, comme dans le
triste cas de la légitime défense, alors les individus doi-
vent, en vertu de la fiction polémique, être idéalisés
autant que faire se peut jusqu'à devenir représentants de
l'idiotie objective et de l'objective folie ; car celles-ci sont
infiniment intéressantes et peuvent être dignes, comme
tout ce qui est objectif, de la polémique la plus grande 56.
(82)
L'esprit est la philosophie de la nature.
(83)
Les manières sont des angles caractéristiques 57.
(84)
De ce que les modernes veulent, on doit apprendre ce
que la poésie doit devenir ; de ce que font les Anciens, ce
qu'elle doit être 58.
FRAGMENTS CRITIQUES 115
(85)
Tout auteur véritable écrit ou bien pour personne ou bien
pour tous. Celui qui écrit pour que tel et tel le lisent, mé-
rite de n'être pas lu 59.
(86)
Le but de la critique est, dit-on, d'éduquer le lecteur ! Qui
veut être instruit doit être autodidacte. Cela est impoli,
mais il ne peut en être autrement.
(87)
S'il est vrai que la poésie a une valeur infinie, je ne puis
voir pourquoi elle ne pourrait avoir une valeur supérieu-
re à ceci ou à cela ayant aussi une valeur infinie. Il y a des
artistes qui ne peuvent s'élever à ce qui leur semble le
plus haut et ce, non point à cause d'une trop haute idée
sur l'art, ce qui est impossible, mais parce qu'ils ne sont
pas assez libres pour s'élever eux-mêmes au-dessus de
son faîte.
(88)
Rien n'est plus piquant qu'un homme génial qui a des
manières, j'entends lorsqu'il les possède et non quand il
est possédé par elles, sinon cela conduit à la pétrification
spirituelle.
(89)
Ne serait-ce pas superflu d'écrire plus d'un roman si l'ar-
tiste, lui, n'est devenu plus ou moins un nouvel homme ?
De fait, il n'est pas rare que tous les romans d'un auteur
soient homogènes et n'en forment, pour ainsi dire, qu'un
seul.
116 FRIEDRICH SCHLEGEL
(90)
La saillie est une explosion d'esprit comprimé
(91)
Les Anciens ne sont ni les Juifs, ni les Chrétiens ni non
plus les Anglais de la poésie. Ils ne forment pas un
peuple d'artistes arbitrairement choisis par Dieu, ni les
seuls à posséder la foi en la beauté, hors de laquelle il
n'est point de salut, ni non plus de monopole poétique.
(92)
L'esprit lui-même, comme l'animal, ne peut respirer que
dans un mélange d'oxygène et d'azote^i. Ne pas pouvoir
supporter et comprendre cela est l'essence de la sottise,
et s'y refuser absolument, le début de la folie.
(93)
La lettre parfaite de toute poésie se voit chez les Anciens ;
chez les modernes, on pressent l'esprit en devenir.
(94)
Les auteurs médiocres annonçant un petit livre comme
s'ils voulaient laisser voir qu'il s'agit en fait d'un géant, de-
vraient être arrêtés par la police littéraire et laisser impri-
mer cet avis sur leur produit This is the greatest ele-
phant in the world, except himself. »
(95)
La platitude harmonieuse peut être très utile au philo-
sophe et servir de phare lumineux pour les contrées
encore impratiquées de la vie, de l'art ou de la science.
- Il évitera cependant l'homme et le livre qu'admire et
aime l'adepte de la platitude harmonieuse, et ne se méfie-
FRAGMENTS CRITIQUES 117
(96)
Une bonne énigme devrait être spirituelle, sinon il ne
reste rien d'elle sitôt que le mot est trouvé. Cela n'est pas
non plus sans attrait lorsqu'un mot d'esprit, dans la mesu-
re où il est mystérieux, doit être deviné : son sens doit
toutefois devenir parfaitement évident dès qu'il l'est.
(97)
Le sel de l'expression est le piquant pulvérisé ; il y a de
gros et de petits grains.
(98)
Voici les principes universaux de la communication litté-
raire : 1) On doit avoir quelque chose qui doit être
communiqué ; 2) On doit avoir quelqu'un à qui vouloir le
communiquer ; 3) On doit vraiment le communiquer, le
partager avec lui et non seulement se parler à soi-même ;
sinon il serait préférable de se taire.
(99)
Celui qui n'est pas entièrement moderne, juge le moder-
ne comme de l'ancien ; et l'ancien se renouvelle sans
cesse, jusqu'à ce qu'on devienne ancien soi-même.
(100)
La poésie de l'un est dite philosophique, celle de l'autre
philologique, celle du troisième rhétorique, etc. Qu'est-ce
donc alors que la poésie poétique ?
118 FRIEDRICH SCHLEGEL
(101)
L'affectation naît moins du désir d'être nouveau que de la
crainte d'être ancien.
(102)
Vouloir juger de tout est une grande erreur ou un péché
mignon.
(103) •
Plusieurs œuvres dont on loue la beauté, ont moins
d'unité qu'un amas multicolore d'idées qui, animées seu-
lement par l'esprit d'un esprit, tendent vers un seul but ;
elles sont pourtant unies par cette coexistence libre et
égale dans laquelle, selon l'assurance des sages, devront
aussi se trouver un jour les citoyens de l'État parfait ; cet
esprit qui est, selon la présomption des gens distingués,
inconditionnellement social, ne se trouve maintenant que
dans celui qui, chose étrange et presque enfantine, s'ap-
pelle le grand monde. Plusieurs productions, au contrai-
re, dont nul ne doute de l'unité, ne sont pas des oeuvres,
comme l'artiste, lui, le sait très bien, mais plutôt un frag-
ment, un seul ou plusieurs, masse, annexe. L'impulsion
envers l'unité est toutefois si forte chez l'homme que,
néanmoins, le créateur complète souvent, même en
cours de création, ce qu'il n'avait pu terminer ou unir et
ce, de façon parfois très ingénieuse, mais cependant
contre nature. Le plus malheureux dans tout cela est que
ce que l'on ajoute aux pièces originales s'y trouvant véri-
tablement, ne l'est que pour simuler une unité apparente
qui, la plupart du temps, n'est que haillons multicolores.
Si pourtant elles sont encore bonnes, drapées ingénieu-
sement, fardées avec art et tromperie, c'est pis encore car
ainsi, l'élu lui-même sera trompé au principe, lui qui pos-
FRAGMENTS CRITIQUES 119
(104)
Ce que l'on nomme habituellement raison n'est qu'une
espèce de raison : la mince et l'aqueuse. Il y en a une éga-
lement qui est épaisse, ardente, et qui rend la saillie vrai-
ment spirituelle, donnant de l'élasticité et de l'électricité
au style pur.
(105)
Regarde-t-on l'esprit et non la lettre, alors le peuple
romain tout entier, avec le Sénat, tous les triomphateurs
et les César, était un cynique.
(106)
Rien n'est plus lamentable par son origine, et horrible par
ses conséquences, que la crainte d'être ridicule. De là,
par exemple, l'esclavage de la femme et plusieurs autres
cancers de l'humanité.
(107)
Les Anciens sont les maîtres de l'abstraction poétique ; les
modernes ont plus de spéculation poétique.
(108)
L'ironie socratique^^ est l'unique dissimulation absolu-
ment involontaire et, pourtant, tout à fait réfléchie. Il est
tout aussi impossible de la simuler que de la trahir. Pour
celui qui ne la possède pas elle demeure, même après la
120 FRIEDRICH SCHLEGEL
(109)
Une légère saillie, ou bien une saillie sans pointe, est un pri-
vilège de la poésie que doit bien lui laisser la prose : car ce
n'est que par la partie la plus incisive d'un point qu'une bou-
tade peut obtenir une sorte d'unité.
(110)
L'éducation harmonieuse des nobles et des artistes ne serait-
elle pas qu'une harmonieuse imagination ? ^o
FRAGMENTS CRITIQUES 121
(111)
Chamfort était ce que Rousseau eût bien voulu paraître :
un vrai cynique, dans le sens où les Anciens l'enten-
daient, plus philosophe que toute une légion d'arides
pontifes de faculté. Même si à l'origine il fréquenta la no-
blesse, il vécut cependant libre, et c'est aussi libre et
digne qu'il mourut, méprisant la gloriole qui échoit à un
grand écrivain. Il fut l'ami de Mirabeau. Son oeuvre post-
hume la plus précieuse, ce sont ses apophtegmes et ses
remarques sur la sagesse pratique. Un livre plein de pure
saillie, de sentiment profond, de délicate sensibilité, de
raison mûre, de virilité ferme, de traces intéressantes de
la passion la plus vive et tout cela, pourtant, choisi et
exprimé parfaitement : il est sans comparaison le meilleur
et le premier de son genre.
(112)
L'écrivain analytique observe le lecteur comme il est ; de
cela il fait ses calculs, apprête ses machines afin de pro-
duire sur lui l'effet voulu. L'écrivain synthétique se
construit et se crée un lecteur, comme il doit être ^i. Il ne
se le représente pas passif et mort, mais en vie et s'oppo-
sant. Il fait en sorte que ce qu'il a découvert se déroule
graduellement devant les yeux du lecteur, ou bien le
pousse à le découvrir lui-même. Il ne veut produire sur
lui aucun effet déterminé, mais entre plutôt avec lui dans
la relation sacrée de la plus intime symphilosophie ou
sympoésie
(113)
Voss est, dans Louise, un homéride, comme dans sa tra-
duction, Homère est un v o s s i d e ^ s .
122 FRIEDRICH SCHLEGEL
(114)
Il y a tant de journaux critiques de diverses natures et
d'intentions différentes ! Si seulement une société pouvait
se former qui n'ait d'autre but que de mettre en pratique
l'esprit critique qui est si nécessaire ! ^^
(115)
Toute l'histoire de la poésie moderne est un commentai-
re continuel de ce court texte de la philosophie : tout art
doit devenir science et toute science doit devenir art ;
poésie et philosophie doivent être unies
(116)
On dit que les Allemands sont, pour la grandeur de leur
sens artistique et de leur esprit scientifique, le premier
peuple du monde. C'est sûrement vrai, mais il n'y a à ce
titre que très peu d'Allemands.
(117)
La poésie ne peut être critiquée que par la poésie^^. Un
jugement artistique qui n'est pas en lui-même une œuvre
d'art, soit par la matière, en tant que représentation de
l'impression nécessaire dans son devenir, soit par une
belle forme et 'n, dans l'esprit de l'antique satire romaine,
par un ton libéral, n'a aucun droit civique dans l'empire
de l'art 78.
(118)
Tout ce qui peut être usé, n'était-il pas au départ pointu
ou plat ?
(119)
Les poèmes saphiques doivent croître et être découverts.
FRAGMENTS CRITIQUES 123
(120)
Celui qui aurait caractérisé comme il se doit le Meister
de Goethe, aurait dit ce qu'est la poésie de notre temps.
En ce qui a trait à la critique poétique, il devrait se tenir
tranquille.
(121)
Des questions simples et communes comme : Doit-on
juger les œuvres de Shakespeare comme des œuvres
d'art ou naturelles ? » et : •• Est-ce que l'épopée et la tra-
124 FRIEDRICH SCHLEGEL
(122)
Si quelque chose peut encore justifier la haute idée de
germanité que l'on trouve ici et là, c'est la négligence
volontaire et le mépris envers tel ou tel écrivain, bon d'or-
dinaire, et qui se verrait accueillir avec pompe dans les
Jobnsoii^ de toute autre nation, puis le penchant presque
général à la libre censure et à l'examen rigoureux, même
de ce qui est reconnu comme étant le plus accompli et le
meilleur de ce que les étrangers peuvent trouver déjà
bon.
(123)
C'est une présomption irréfléchie et orgueilleuse de vou-
loir apprendre de la philosophie quelque chose sur l'art ;
plusieurs débutent ainsi, comme s'ils espéraient trouver
quelque chose de nouveau. En fait, la philosophie ne
peut ni ne doit pouvoir rien d'autre que de convertir les
expériences artistiques déjà acquises et les concepts déjà
existants concernant l'art en science, d'élever les opinions
artistiques, les élargir, à l'aide d'une histoire de l'art
fondamentalement érudite, générant aussi sur ces objets
cette même disposition logique ^ qui unit une absolue
libéralité à l'absolu rigorisme 9o.
(124)
A l'intérieur même et dans l'ensemble des grands poèmes
modernes, il y a la rime, retour symétrique du même. Ce
qui donne non seulement une excellente tournure, mais
FRAGMENTS CRITIQUES 125
(125)
Sophocle lui-même croyait candidement que les hommes
qu'il représentait étaient meilleurs que les hommes réels 92.
Mais où a-t-il représenté un Socrate, un Solon, un Aristide
et d'innombrables autres encore ? Cette question ne se.ré-
pète-t-elle pas également pour bien d'autres poètes ? Les
plus grands poètes n'ont-ils pas eux-mêmes, dans leurs
œuvres, diminué les vrais héros ? Cette erreur est même
devenue générale, des empereurs de la poésie aux plus
négligeables licteurs. Cela peut bien être bénéfique aux
poètes, comme l'est toute limitation cohérente afin de
condenser et concentrer l'énergie. Un philosophe qui,
toutefois, ne se laisserait pas contaminer par cela, mérite-
rait pour le moins d'être déporté du royaume de la cri-
tique. N'y a-t-il pas peut-être, sur la terre comme au ciel,
des choses infiniment bonnes et belles que la poésie elle-
même ne peut rêver ? 93
(126)
Les Romains savaient que la saillie était une faculté
prophétique ; ils l'appelaient nez 9''.
(127)
Il est rustre de s'émerveiller si une chose est belle ou
grande ; comme s'il pouvait en être autrement.
FRAGMENTS
(1)
Il n'y a aucun objet sur lequel on philosophe aussi rare-
ment que la philosophie 95.
(2)
Par sa genèse, comme dans ses effets, l'ennui égale l'air
vicié. Lés deux se développent facilement là où un grou-
pe de personnes est rassemblé dans une pièce fermée 96.
(3)
Kant a introduit le concept de négativité en philosophie
Ne serait-ce pas une utile tentative d'y introduire égale-
ment le concept de positivité ?
(4)
On néglige souvent les sous-divisions des genres, au
détriment de la théorie des genres littéraires. C'est ainsi
que, par exemple, la poésie de la nature se divise en poé-
sie naturelle et artistique, et la poésie populaire, en poé-
sie populaire pour le peuple et celle pour les personnes
de qualité et les savants 98.
(5)
Ce que l'on nomme bonne société n'est, le plus souvent,
qu'une mosaïque de caricatures soignées 99.
128 FRIEDRICH SCHLEGEL
(10)
Le devoir est pour Kant la chose principale et suprême.
On doit même, prétend-il, défendre et estimer les
Anciens par devoir de reconnaissance ; et c'est unique-
ment par devoir qu'il est devenu lui-même un grand
homme loo.
(12)
On a dit de plusieurs monarques : il a été très aimable dans
la vie privée, mais n'était pas fait pour être roi. N'en est-il
pas ainsi avec la Bible qui est un simple mais fort aimable
livre de chevet qui ne devrait pas être une bible ?
(13)
Si des jeunes gens des deux sexes savent danser sur une
joyeuse musique, il ne leur vient pas pour autant l'envie
de deviser sur l'art musical. Pourquoi les gens ont-ils
moins de respect pour la poésie ? loi
(15)
Le suicide n'est habituellement qu'un événement, rare-
ment une action. Dans le premier cas, celui qui le com-
met a toujours tort, comme un enfant voulant s'émanci-
per. Est-ce toutefois une action, qu'il ne peut alors être
nullement question de droit, mais seulement de conve-
nance, à laquelle est soumis seulement le libre arbitre.
Celui-ci doit déterminer tout ce qui ne peut l'être par les
lois a priorii02^ telles l'ici/maintenant, et tout ce qui ne
peut détruire le libre arbitre d'autrui et, par là, le sien
propre. Ce n'est pas une faute de s'enlever la vie, mais
c'est souvent indécent de vivre plus longtempsio3.
FRAGMENTS 129
(16)
Si l'essence du cynisme consiste à donner préséance à la
nature sur l'art, à la vertu sur la beauté et la science ; à ne
considérer que l'esprit sans tenir compte de la lettre, à la-
quelle le stoïcien tient si fortement ; à mépriser abso-
lument toute valeur économique et tout lustre politique,
comme à affirmer courageusement la loi du libre arbitre,
alors le christianisme ne doit être rien d'autre qu'un cy-
nisme universel.
(17)
La forme dramatique peut être choisie par penchant vers
l'intégralité systématique, ou simplement afin non seule-
ment de représenter les hommes, mais de les imiter, les
contrefaire, ou bien encore par commodité ou complai-
sance envers la musique, ou pour le pur plaisir de dire et
laisser dire.
(19)
Le moyen le plus sûr pour être incompris ou, bien plus,
mécompris, est d'utiliser les mots dans leur sens original,
spécialement les mots dérivant des langues antiques.
(21)
La philosophie kantienne ressemble à la lettre falsifiée
que Marie laisse tomber sous les pas de Malvolio dans la
comédie de Shakespeare Ce que vous voulez^^^. La diffé-
rence réside toutefois en ceci qu'il y a, en Allemagne, un
nombre infini de Malvolio philosophiques qui portent
des jarretières croisées, des chaussettes jaunes, et qui
sourient toujours merveilleusement.
130 FRIEDRICH SCHLEGEL
(22)
Un projet est le germe subjectif d'un objet en devenir. Un
projet parfait devrait être à la fois entièrement subjectif et
objectif, un individu indivisible et vivant. Par son origine,
il doit être complètement subjectif, original et unique-
ment possible dans cet esprit ; son caractère, quant à lui,
totalement objectif, nécessaire physiquement et mora-
lement. Le sens pour les projets, que l'on peut nommer
fragments de l'avenir, n'est différent du sens pour les frag-
ments du passé que par la direction, laquelle est pour le
premier progressive et pour le second, régressive.
L'essentiel est d'idéaliser immédiatement des objets et, à
la fois, de les réaliser, de les intégrer et, partiellement, de
les compléter en soi. Or, comme le transcendantal est ce
qui entretient une relation avec l'union ou la séparation
de l'idéal et du réel, ainsi peut-on bien dire que le sens
pour les fragments et pour les projets est la partie trans-
cendantale de l'esprit historique i"?.
(23)
Il fut imprimé maintes choses qui eussent mieux fait
d'être dites, et rarement furent dites celles qu'il eût été
plus à propos d'imprimer. Si les pensées les meilleures
sont celles qui peuvent être dites et écrites à la fois, il vaut
alors la peine de considérer de temps à autre celles qui,
ayant été dites, peuvent être imprimées, et celles qui,
ayant été écrites, peuvent être imprimées. Il est vrai qu'il
y a quelque prétention à avoir des pensées lorsque l'on
est vivant, et plus encore à les rendre publiques. Il est
sans comparaison plus modeste d'écrire des œuvres en-
tières, parce qu'elles peuvent être des compilations
d'autres oeuvres, et que, dans le pire des cas, la pensée
peut avoir comme recours de leur céder le pas et se tapir
FRAGMENTS 131
(24)
Plusieurs œuvres des Anciens sont devenues des frag-
ments. Maintes œuvres des modernes sont telles à la nais-
sance 107.
(25)
Il n'est pas rare que l'interprétation soit l'insertion de ce que
l'on désire ou de ce que l'on souhaite, et bon nombre de
déductions sont, à vrai dire, des déviations io8 ; une preuve
que l'érudition et la spéculation ne sont pas aussi domma-
geables à l'innocence de l'esprit qu'on veut bien le croire.
Dans ces conditions, n'est-ce pas vraiment enfantin de
s'émerveiller gaiement du miracle que l'on a soi-même pré-
paré ?
(26)
La germanité est l'objet préféré des caractériseurs puisque,
moins une nation est définie, plus elle est l'objet, non de
l'histoire, mais de la critique.
(27)
La majeure partie des hommes sont comme les essences
possibles de Leibniz ; à peine des prétendants à l'existence,
égaux en droit. Il y a peu d'existants lo'-*.
132 FRIEDRICH SCHLEGEL
(28)
Après l'exposition complète de l'idéalisme critique,
laquelle est la plus importante des choses, les desiderata
majeurs de la philosophie sont : une logique matérielle,
une poésie poétique, une politique positive, une éthique
systématique et une histoire pratique.
(29)
Les idées spirituelles sont les maximes de l'homme ins-
truit 110.
(30)
Une jeune fille en fleur est le symbole le plus attrayant de
la volonté bonne et pure m.
(31)
La pruderie est une prétention à l'innocence sans inno-
cence. Les femmes doivent rester prudes aussi longtemps
que les hommes seront assez sentimentaux, idiots et mé-
diocres pour exiger d'elles une innocence éternelle et un
défaut de culture. Seule l'innocence peut anoblir l'igno-
rance.
(32)
On doit avoir de l'esprit et non vouloir en avoir, sinon naît
la raillerie qui est l'alexandrin de la saillie
(33)
Il est plus difficile d'amener autrui à bien parler, que de
bien parler soi-même
FRAGMENTS 133
(34)
Presque tous les mariages ne sont que des concubinages,
des mariages par la main gauche ou plutôt des tentatives
provisoires et de lointaines approximations d'un mariage
véritable, dont l'essence propre, non selon les paradoxes
de tel ou tel système, mais d'après les lois ecclésiastiques
et civiles, consiste en ce que plusieurs personnes ne doi-
vent en faire qu'une ; belle pensée, dont la réalisation
semble cependant présenter des difficultés nombreuses
et graves. C'est précisément pour cela que la liberté de
choisir devrait être limitée aussi peu que possible,
puisque c'est elle qui a voix au chapitre lorsqu'il s'agit de
devoir décider si un individu veut être pour soi, ou seule-
ment une partie intégrante d'une personnalité com-
mune Il n'est d'ailleurs pas possible de déterminer
quelle raison valide on pourrait opposer à un mariage à
quatre us. IVIais si l'État veut maintenir les essais malheu-
reux de mariage, il en empêche peut-être, par cela même,
la possibilité, qu'un essai plus heureux pourrait favoriser
(35)
Le cynique ne devrait vraiment rien posséder, puisque
toutes les choses qu'un homme a, elles le possèdent en
un certain sens aussi. Il s'agit seulement de les posséder
en feignant de ne les point avoir. Mais il est encore bien
plus artistique, et cynique, de ne pas les avoir tout en fai-
sant comme si on les possédait.
(36)
Personne ne juge selon les mêmes critères une peinture
décorative et un maître-autel, une opérette et de la
musique sacrée, un prêche et une dissertation philo-
sophique. Pourquoi exige-t-on alors de la poésie rhéto-
134 FRIEDRICH SCHLEGEL
(37)
Plusieurs idées spirituelles sont comme les retrouvailles
inattendues, après une longue séparation, de deux pen-
sées amies.
(39)
La plupart des pensées ne sont que des profils de pen-
sées. On doit inverser ce rapport et les synthétiser avec
leurs antipodes. Plusieurs écrits philosophiques acquiè-
rent ainsi un grand intérêt, qu'ils n'auraient pas autre-
ment.
(41)
Ceux qui firent profession de commenter Kant étaient, ou
bien ceux qui avaient la petite malchance de ne com-
prendre personne hormis eux-mêmes, ou encore ceux
qui s'exprimaient encore plus confusément que lui.
(42)
Les bons drames doivent être drastiques.
(43)
La philosophie est encore trop linéaire, et pas assez
cyclique.
(44)
Toute recension philosophique devrait être à la fois une
philosophie de la recension.
FRAGMENTS 135
(45)
Nouveau ou ancien ? Voilà ce qui est demandé à une
œuvre selon le plus haut et le plus bas point de vue :
celui de l'histoire et celui de la curiosité.
(46)
Un régiment de soldats en parade n» est, selon la façon
de penser de bien des philosophes, un système.
(47)
La philosophie des kantiens se dit critique certainement
per antiphrasin ; ou alors c'est un epitheton ornans 120.
(48)
Il m'arrive avec les grands philosophes ce qui arrivait à
Platon avec les Spartiates : il les aimait et les estimait infi-
niment, mais se lamentait toujours qu'ils fussent restés à
mi-parcours.
(49)
Les femmes sont traitées par la poésie aussi injustement
que dans la vie. Les poésies féminines ne sont pas idéales
et les idéales, pas féminines.
(50)
Le véritable amour devrait, par son origine, être en même
temps entièrement instinctif et tout à fait fortuit, tout en
apparaissant nécessaire et libre ; par son caractère, il de-
vrait être à la fois détermination et vertu, sembler un se-
cret et un miracle.
(51)
Est naïf ce qui, jusqu'à l'ironie ou à l'alternance continue
d'autocréation ou d'autodestruction, est ou paraît naturel.
136 FRIEDRICH SCHLEGEL
(52)
Il y a un genre d'homme particulier pour qui la verve de
l'ennui est la première impulsion de la philosophie.
(53)
Il est aussi mortel pour un esprit d'avoir un système que
de n'en point avoir. Il devra bien alors se décider à unir
les deux tendances 122.
(54)
On ne peut que devenir philosophe, jamais l'être.
Aussitôt qu'on croit l'être, on cesse de le devenir 123.
(55)
Il y a des classifications qui, comme telles, sont assez mé-
diocres, bien qu'elles dominent des nations et des
époques entières, et sont souvent extrêmement carac-
téristiques, semblables aux monades de tel individu his-
FRAGMENTS 137
(56)
Comme la philosophie critique tout ce qui se présente à
elle, une critique de la philosophie ne serait rien d'autre
que de justes représailles.
(57)
Il en est de la gloire littéraire comme des faveurs fémi-
nines ou des bénéfices financiers : est-ce fondé sur de
bonnes bases, que tout le reste va de soi. Plusieurs furent
dits « grands » par hasard. « Tout ceci n'est que chance,
uniquement de la chance » : tel est le résultat de la plupart
des phénomènes littéraires et de la majorité des poli-
tiques 124
(61)
Les quelques écrits existant contre la philosophie kan-
tienne forment le document le plus important pour l'his-
toire médicale du sain intellect humain. Cette épidémie,
née en Angleterre, menace de vouloir contaminer même
la philosophie allemande.
(62)
La mise sous presse est aussi éloignée de la pensée que
la salle d'accouchement l'est du premier baiser.
138 FRIEDRICH SCHLEGEL
(63)
Tout homme inculte est une caricature de lui-même.
(64)
Le modérantisme est l'esprit du despotisme castré.
(65)
C'est par voie d'antithèse, en montrant leur propre peti-
tesse, que bien des apologistes prouvent la grandeur de
leurs idoles.
(66)
Quand un auteur ne sait plus quoi répondre au critique,
il lui dit volontiers : •• Tu ne peux faire mieux. >• C'est
comme si un philosophe dogmatique reprochait à un
sceptique de ne pas savoir imaginer un système.
(67)
Il serait despotique de ne pas présupposer, ou même de
feindre (saurait-on le contraire), que tout philosophe est
libéral et qu'il est par conséquent possible d'en faire la
recension. Il serait toutefois présomptueux de traiter ainsi
les poètes ; ce devrait être une poésie de part en part,
aussi bien qu'une œuvre d'art vivante et agissante.
(68)
Le seul amateur qui aime vraiment l'art est celui qui peut
renoncer complètement à certains de ses désirs, là où il
en trouve d'autres entièrement satisfaits ; qui est capable
de juger sévèrement ce qu'il aime le plus, qui n'accueille
pas de mauvais gré les explications, et possède un sens
de l'histoire de l'art.
FRAGMENTS 139
(69)
Nous n'avons plus les pantomimes des Anciens. Mais, en
comparaison, toute la poésie est maintenant une panto-
mime.
(70)
Là où doit apparaître un accusateur public, doit déjà exis-
ter un juge public.
(71)
On parle toujours du dérangement que causerait au plai-
sir de l'amateur l'analyse du beau artistique. Allons, le
vrai amateur ne se laisse pas distraire ! 125
(72)
Les synthèses générales, comme elles sont maintenant à
la mode, naissent ainsi : on calcule toutes les unités, puis
on en fait la somme.
(73)
Ne devrait-il pas en être avec le peuple comme avec la
vérité où l'effort a, comme on dit, plus de valeur que le
résultat ?
(74)
D'après le mauvais usage linguistique, vraisemblable signi-
fie à peu près vrai, presque vrai ou ce qui pourrait une
fois le devenir. Mais le mot, par sa formation, ne peut pas
du tout signifier cela. Ce qui semble vrai n'a pas besoin
pour cela de l'être un peu ; il doit cependant avoir une
apparence positive. Le vraisemblable est l'objet de la
perspicacité, de la capacité de deviner entre les consé-
quences possibles des actes libres celles qui sont vraies ;
140 FRIEDRICH SCHLEGEL
(75)
La logique formelle et la psychologie empirique sont des
grotesques philosophiques. En fait, l'intéressant d'une
logique des quatre espèces ou d'une physique expérimen-
tale de l'esprit peut se fonder seulement sur le contraste de
la forme et de la matière 126.
(76)
L'intuition intellectuelle est l'impératif catégorique de la
théorie.
(77)
Un dialogue est une chaîne ou, si l'on veut, une guirlan-
de de fragments. Une correspondance est un dialogue à
grande échelle et des mémoires, un système de frag-
ments. Il n'y a rien encore qui, fragmentaire dans la
matière comme dans la forme, soit à la fois complètement
subjectif, individuel, objectif, et presque une partie
nécessaire dans lé système de toutes les sciences.
(78)
La plupart du temps, la mécompréhension ne vient pas
d'un défaut d'intelligence, mais d'un manque de sensibi-
lité.
(79)
La bizarrerie se distingue de l'extravagance par le fait
qu'elle est aussi arbitraire que la stupidité. Si cette dis-
tinction ne tient pas, alors il est très injuste d'enfermer
FRAGMENTS 141
(80)
L'historien est un prophète à rebours.
(81)
La majeure partie des hommes ne connaissent d'autre
dignité que celle qui est représentative et, pourtant, seu-
lement un très petit nombre possède un sens de la valeur
représentative. Même ce qui en soi n'est rien, sera de
toute façon une contribution à la recension d'un genre
quelconque. A cet égard, on peut dire que nul n'est inin-
téressant.
(82)
Les démonstrations de la philosophie sont, à proprement
parler, des démonstrations au sens technique du langage
militaire ; avec ses déductions, elle ne vaut pas plus que
la politique ; même en sciences, on occupe d'abord un
terrain pour démontrer ensuite son droit. On peut appli-
quer à toute définition ce que Chamfort disait des amis
qu'on a dans le monde^^?. H y a trois sortes d'explications
dans les sciences : celles qui nous éclairent ou nous don-
nent un indice ; celles qui n'expliquent rien ; celles qui
embrouillent tout. Les vraies définitions ne se laissent pas
improviser, elles doivent aller de soi. Une définition qui
n'est pas spirituelle ne vaut rien, bien qu'il y ait cepen-
dant pour chaque individu une infinité de définitions
réelles. Les formalités inévitables de la philosophie de
l'art dégénèrent en conventions et fastes de toutes sortes.
En tant que légitimation et preuve de virtuosité, elles ont
142 FRIEDRICH SCHLEGEL
leur but et leur valeur, comme les chanteurs ont leurs airs
de bravoure et les philologues, le latin à écrire. Leur effet
rhétorique n'est pas négligeable. Ce qui importe toujours,
c'est que l'on sache quelque chose et qu'on l'exprime :
vouloir le démontrer ou l'expliquer est, dans la majeure
partie des cas, sincèrement superflu i^s. Le style catégo-
rique des lois des Douze Tables 129 et la méthode thétique
où reposent, comme dans un texte d'étude ou de sym-
philosophie, les pures vérités de faits de la réflexion, sans
voile, sans atténuation, ni dissimulation artificieuse, sont
ce qui convient le plus à une philosophie de la nature
développée. Tous deux doivent être bien faits, ce qui
montre qu'il est indiscutablement plus difficile d'affirmer
que de démontrer. Il y a quantité de démonstrations for-
mellement excellentes grâce à des propositions qui sont
ambiguës et plates. Leibniz affirme et Wolff démontre
C'est en dire assez.
(83)
Le principe de contradiction n'est pas celui de l'analyse,
j'entends celui de l'analyse absolue qui seule est digne du
nom de la décomposition chimique d'un individu en ses
éléments les plus simples.
(84)
Considérée subjectivement, la philosophie débute tou-
jours au milieu de l'action, comme le poème épiquei^i.
(85)
Les principes sont à la vie ce que les instructions rédigées
au cabinet sont pour le général.
FRAGMENTS 143
(86)
La bienveillance authentique vise l'émancipation d'autoii
et non la satisfaction d'un plaisir animal.
(87)
En amour, la première des choses est l'inclination réci-
proque et la plus grande, la confiance mutuelle. L'abandon
est l'expression de la confiance et le plaisir peut raviver et
accentuer l'inclination amoureuse, mais non pas la créer
comme c'est l'opinion commune. Voilà pourquoi parmi les
gens du peuple, la sensualité peut maintenir l'illusion qu'ils
peuvent s'aimer.
(88)
Il y a des hommes dont toute l'activité consiste à dire tou-
jours non. Ce ne serait pas une mince affaire de pouvoir
toujours nier à raison, mais qui n'est qualifié à rien d'autre
n'en est certainement pas toujours capable de manière
légitime. Le goût de ces négateurs est un beau ciseau
pour nettoyer les extrémités du génie ; leurs lumières
sont de grandes mouchettes pour la flamme de l'enthou-
siasme et leur raison, un doux laxatif pour le plaisir et
l'amour excessifs.
(89
La critique est le seul succédané de la mathématique et de
la science morale du convenable que tant de philosophes
ont cherché en vain et aussitôt déclaré impossible.
(90)
L'objet de l'histoire est la réalisation de tout ce qui est
pratiquement nécessaire.
144 FRIEDRICH SCHLEGEL
(91)
La logique n'est ni l'avant-propos, ni l'instniment, ni le
formulaire, ni un épisode de la philosophie, mais plutôt
une science pragmatique opposée, et coordonnée, à la
poétique et à l'éthique, tirant son origine de la vérité posi-
tive et du présupposé de la possibilité d'un systèmei32.
(92)
La grammaire ne pourra devenir ce qu'elle était chez les
Anciens - une science pragmatique, une partie de la
logique et, en général, une science - avant que les philo-
sophes ne deviennent grammairiens ou bien les gram-
mairiens, eux, philosophes.
(93)
La doctrine de l'esprit et de la lettre est aussi intéressante,
entre autres choses, parce qu'il lui est possible de mettre
en contact la philosophie et la p h i l o l o g i e i 3 3 .
(94)
Chaque grand philosophe a toujours interprété ses pré-
décesseurs et ce, souvent sans intention, de façon à faire
apparaître qu'avant lui, ils n'avaient pas du tout été com-
pris.
(95)
La philosophie doit toujours présupposer provisoirement
quelque chose, et elle a la permission de le faire parce
qu'elle y est contrainte.
(96)
Qui ne philosophe pas pour la philosophie mais se sert
d'elle comme moyen, est un sophiste.
FRAGMENTS 145
(97)
En tant qu'état provisoire, le scepticisme est une insur-
rection logique ; comme système : l'anarchie. Une métho-
de sceptique serait donc à peu près comme un gou-
vernement insurrectionnel.
(98)
Tout ce qui contribue à la réalisation de l'idéal logique et
à une formation scientifique est dit philosophique.
(99)
Des expressions telles : sa philosophie, ou ma philoso-
phie, nous rappellent les paroles du Nathan : « A qui Dieu
appartient-il ? Quel est ce Dieu qui appartient à un
homme? » ^^^
(100)
L'apparence poétique est le jeu des représentations et le
jeu, une apparence des actions.
(101)
Ce qui arrive dans la poésie n'advient jamais ou bien
advient toujours, sinon il ne s'agit pas de poésie pure. On
ne doit pas croire que cela arrive réellement, à cette
heure.
(102)
Les femmes n'ont aucun sens pour l'art, mais elles en ont
un pour la poésie. Elles n'ont aucune disposition pour les
sciences, mais une cependant pour la philosophie. Quant
à la spéculation, intime intuition de l'infini, il ne leur
manque rien sauf pour l'abstraction, qu'il faut plutôt
apprendre.
10
146 FRIEDRICH SCHLEGEL
(103)
Qu'on annihile une philosophie (et pour cela, l'impru-
dente peut à l'occasion s'annihiler facilement elle-même)
ou bien que l'on démontre qu'elle s'annihile toute seule,
voilà qui ne peut lui faire grand tort ; si elle est une
philosophie véritable, alors elle renaîtra toujours de ses
propres cendres, comme le Phénix.
(104)
Selon l'idée universelle qu'on en a, un kantien est quel-
qu'un qui s'intéresse aussi à la nouvelle littérature philoso-
phique allemande ; d'après le concept de l'École, un kan-
tien est seulement celui qui croit que Kant est la vérité et qui
peut vivre facilement quelques semaines sans elle, lorsque
la poste de Kônigsberg a un accident. Suivant le concept
socratique suranné, pour lequel ceux-là seuls qui s'étaient
approprié et assimilé de façon indépendante l'esprit du
grand maître étaient appelés par lui ses fils spirituels, il ne
devrait y avoir que peu de kantiens.
(105)
La philosophie de Schelling, que l'on pourrait appeler un
mysticisme criticisé, se termine comme le Prométhée
d'Eschyle : dans un tremblement de terre et l'ensevelisse-
ment.
(107)
Le postulat tacitement présupposé, et vraiment premier,
de toutes les harmonies kantiennes des évangélistes est
conçu en ces termes : la philosophie de Kant doit être
d'accord avec elle-même.
FRAGMENTS 147
(108)
Est beau ce qui, à la fois, charme et est sublime.
(109)
Il y a une micrologie et une foi en l'autorité qui sont le
trait caractéristique de la grandeur : il s'agit de la parfaite
micrologie des artistes, et de la foi historique en l'autori-
té de la nature.
(111)
Les enseignements qu'un roman entend donner doivent
être tels qu'ils ne puissent être communiqués que dans
l'ensemble et non démontrés singulièrement ou encore
épuisés par voie d'analyse, sinon la forme rhétorique
serait hautement préférable.
(112)
Les philosophes qui ne s'exècrent pas ne sont habituelle-
ment unis que par la sympathie et non par la symphilo-
sophie.
(113)
Une classification est une définition qui inclut un système
de définitions.
(114)
Une définition de la poésie ne peut déterminer que ce
qu'elle doit être, et non ce qu'elle est ou fut en réalité ;
sinon elle dirait plus brièvement : la poésie est ce qui fut
appelé ainsi à une certaine époque et à un certain en-
droit.
148 FRIEDRICH SCHLEGEL
(115)
Les Grecs et Pindare prouvent que la noblesse des chants
patriotiques n'est point profanée quand on les rémunère
bien. Mais que les rémunérations seules ne suffisent pas,
les Anglais le démontrent eux qui, au moins en cela, ont
voulu imiter les Anciens. Ainsi, en Angleterre, hormis la
vertu, la beauté ne se vend ni ne s'achètei35.
(116)
La poésie romantique est une poésie universelle progres-
sivei36. Sa fin n'est pas seulement de réunir nouvellement
tous les genres poétiques séparés et de mettre en contact
la poésie avec la philosophie et la rhétorique. Elle veut et
doit aussi, tantôt mélanger, tantôt combiner poésie et
prose, génialité et critique, poésie artistique et poésie
naturelle ; elle veut et doit rendre la poésie vivante et en
faire un lien social, poétiser l'esprit (Witz), remplir et
saturer les formes d'art avec des éléments éducatifs variés
et purs en les animant par les vibrations de l'humour. Elle
embrasse tout ce qui est poétique, du plus grand système
de l'art, qui contient en soi plusieurs systèmes, au soupir,
au baiser que l'enfant poète exalte dans un chant naturel.
Elle peut se perdre dans l'objet représenté, de sorte qu'on
pourrait croire que caractériser des individus poétiques
de toutes sortes, est, pour elle, l'alpha et l'oméga ; et pour-
tant, il n'y a pas encore de forme qui se prête afin d'ex-
primer parfaitement la pensée de l'auteur : c'est ainsi que
plusieurs artistes, qui ne voulaient seulement écrire qu'un
roman, se sont, sans le vouloir, représentés eux-mêmes.
Elle seule peut, à l'image du drame, devenir un miroir de
tout le monde environnant, une image de l'époque. Mais
elle peut néanmoins, surtout entre le représenté et le
représentant, libre de tout intérêt réel ou idéel, planer sur
FRAGMENTS 149
(117)
Les oeuvres à l'intérieur desquelles l'idéal n'a pas pour
l'artiste une réalité et, dirais-je, une personnalité aussi
vivante que l'aimée ou l'amie, feraient mieux de ne pas
être écrites. Ou en tout cas elles ne deviendront pas des
oeuvres d'art.
150 FRIEDRICH SCHLEGEL
(118)
C'est une grossière flatterie de l'égoïsme qui n'a rien de
bien subtil, lorsque tous les personnages d'un roman se
meuvent autour d'un seul, telles les planètes autour du
soleil ; ce personnage est habituellement l'enfant gâté,
mal élevé de l'auteur, et devient le miroir flatteur du lec-
teur charmé. Comme l'homme cultivé n'est pas seule-
ment une fin, mais aussi un moyen pour lui-même et
pour les autres, ainsi un poème bien fait devrait être à la
fois fin et moyen. La constitution qui permet toujours que
chaque partie soit ou bien active ou bien passivei'^i est
appelée républicaine.
(119)
Certaines images linguistiques qui ne semblent être que
capricieuses, ont souvent une signification profonde. On
pourrait se demander quelle sorte d'analogie il y a entre
des masses d'or et d'argent et les habiletés de l'esprit qui
sont si sûres et parfaites qu'elles en deviennent arbitraires
et qui paraissent si fortuites qu'elles semblent innées. Il
saute aux yeux qu'on possède les talents comme on pos-
sède les choses, lesquelles conservent leur solide valeur,
même si elles ne peuvent anoblir leur possesseur. En
vérité, on ne peut posséder le génie, seulement l'être. Il
n'y a d'ailleurs pas de pluriel pour ce mot puisqu'il est
déjà dans le singulier. Le génie est un système de talents.
(120)
On sous-estime la saillie parce que ses manifestations ne
sont ni assez longues ni assez étendues : sa sensibilité
n'est, en fait, qu'une mathématique obscurément repré-
sentée ; on s'en moque donc, ce qui serait contre le res-
pect, si la saillie possédait une dignité véritable. La saillie
FRAGMENTS 151
(121)
Une idée est un concept achevé jusqu'à l'ironie, une syn-
thèse absolue d'antithèses absolues, l'alternance inces-
sante et autocréatrice de deux pensées qui se combat-
tenti''2. Un idéal est à la fois une idée et un fait. Si les
idéaux n'ont pas pour les penseurs autant d'individualité
que les dieux de l'Antiquité en ont pour les artistes, alors
toute occupation intellectuelle n'est rien d'autre qu'un
ennuyeux et fatigant jeu de dés avec des formules vides,
ou bien une sorte de contemplation de son propre nez à
la manière des bonzes chinois. Il n'y a rien de plus lamen-
table et digne de mépris que cette spéculation senti-
mentale sans aucun objet. Elle ne devrait pas même être
nommée mystique car cette jolie parole antique, si utile et
indispensable pour la philosophie absolue, est le point
de vue à partir duquel l'esprit tient pour mystère et
miracle ce qui est naturellement considéré comme théo-
rique et pratique sous un autre. La spéculation en détaili-^s
est chose aussi rare que l'abstraction en gros^^'' ; ce sont
elles qui, pourtant, produisent toute la matière de l'esprit
scientifique, qui sont les principes de la critique su-
périeure, et les degrés les plus hauts de la culture de l'es-
prit. La grande abstraction pratique qui, chez les Anciens
était instinct, fit d'eux ce qu'ils sont devenus : des Anciens,
Il était inutile que des individus exprimassent parfaite-
ment l'idéal de leur genre [littéraire], lorsque les genres
n'étaient pas eux-mêmes définis avec netteté et rigueur,
abandonnés librement à leur originalité. Toutefois, se
transférer à son gré non seulement avec la raison et l'ima-
gination mais avec l'âme entière, tantôt dans cette sphère
152 FRIEDRICH SCHLEGEL
(122)
Quand paraissait un nouveau livre du genre de ceux qui
laissent indifférent, Burger avait soin de dire : il mérite
d'être glorifié à la Bibliothèque des Belles Sciences.
(123)
La poésie ne devrait-elle pas, de tous les arts, être le plus
grand et le plus digne puisque les drames ne sont pos-
sibles qu'en elle seule ?
(124)
Lorsqu'on écrit ou lit des romans s'inspirant de la
psychologie, il est d'une grande inconséquence, et mes-
quin, de craindre d'y voir l'analyse tranquille et hau-
tement détaillée de plaisirs contre nature, de tourments
atroces, d'infamies révoltantes ou celle d'impotence re-
butante des sens ou de l'esprit.
(125)
Une nouvelle ère des sciences et des arts commencerait
sans doute si la symphilosophie et la sympoésie deve-
naient universelles et intimes, s'il n'y avait plus rien de
FRAGMENTS 153
(126)
Tous les drames nationaux ou à effet sont des mimes
romantisés.
(137)
Il y a une rhétorique matérielle et enthousiaste qui est
infiniment supérieure à l'abus sophistique de la philoso-
phie, à l'exercice de style déclamatoire, à la poésie appli-
quée et à la politique improvisée, tant de choses pouvant
être désignées par le même nom i5o. Sa fin est de réali-
seri5i en pratique la philosophie et de vaincre, non point
seulement par la dialectique, mais d'anéantir réellement,
la non-philosophie et l'anti-philosophie pratiques.
Rousseau et Fichte appartiennent à ceux qui ne croient
qu'à ce qu'ils voient, et qui tiennent cet idéal pour chi-
mériquei52.
154 FRIEDRICH SCHLEGEL
(138)
Les tragiques situent presque toujours les scènes de leurs
poèmes dans le passé. Pourquoi cela devrait-il être absolu-
ment nécessaire, pourquoi ne pourrait-il être possible de
placer aussi la scène dans le futur, de manière à ce que
l'imagination soit libérée, d'un coup, de toutes les considéra-
tions et de toutes les limitations historiques ? Il est cepen-
dant certain qu'un peuple qui aurait à supporter les figures
humiliantes d'une représentation digne d'un meilleur ave-
nir, devrait avoir, plus qu'une constitution républicaine, une
manière de penser libérale.
(139)
D'un point de vue romantique, les variantes excentriques
et monstrueuses de la poésie ont leur valeur en tant que
matériels et exercices préparatoires à l'universalité, pour-
vu qu'il y ait quelque chose en elles d'intérieur et qu'elles
soient du moins originales.
(143)
On ne peut contraindre quiconque à tenir les Anciens
pour des classiques ou pour de vieux auteurs ; cela
dépend, en dernière analyse, des maximes [que l'on a].
(144)
L'Âge d'Or de la littérature romaine fut plus génial et plus
propice à la poésie ; le soi-disant Âge d'Argent, lui, infi-
niment mieux dans la prose i53.
(145)
Considéré comme poète, Homère est très moral parce
qu'il est tellement naturel et, par conséquent, si poétique.
Comme moraliste cependant, ainsi que le considéraient
FRAGMENTS 155
(146)
Comme le roman colore toute la poésie moderne, de
même la satire enlumine toute la poésie latine et l'entière
littérature romaine^ss ; à travers toutes les transforma-
tions, elle demeure toujours, chez les Romains, une poé-
sie classique universelle, une poésie sociale née et desti-
née au centre du monde civilisé, et qui lui donne le ton.
Pour sentir ce qu'il y a de plus policé, d'original et de
beau dans la prose d'un Cicéron, d'un César, d'un
Suétone on doit depuis belle lurette avoir aimé et
compris les Satires d'Horace i57. Elles sont les sources
éternelles de la politesse.
(147)
Vivre classiquement et réaliser en soi l'Antiquité d'une
manière pratique, tel est le sommet et le but de la philo-
logie. Est-ce possible sans cynisme ?
(148)
César et Caton : la plus grande des antithèses qu'il y eut
jamais. Salluste iss l'a représentée avec dignité.
(149)
Winckelmann le systématique - qui lisait tous les Anciens
comme s'il s'agissait d'un seul auteur, situant toute chose
dans son ensemble et concentrant son énergie entière à
l'étude des Grecs - fonda, par l'observation de la différence
absolue entre les Anciens et les modernes, les premiers fon-
dements d'une doctrine matérielle de rAntiquitéi59. Ce n'est
156 FRIEDRICH SCHLEGEL
(150)
VAgricola de Tacitei^o est une canonisation historique
classiquement splendide écrite par un préteur consulaire.
Selon la pensée qui y domine, le but suprême de l'hom-
me est de triompher avec la permission de l'empereuri^i.
(151)
Chacun a trouvé chez les Anciens ce qu'il cherchait ou
désirait ; avant tout soi-même.
(152)
Cicéron était un virtuose majeur de la politesse qui vou-
lut être orateur aussi bien que philosophe, qui aurait pu
devenir tout autant conservateur de génie qu'homme de
lettres, ou bien l'érudit de l'ancienne vertu et des anciennes
traditions de la Rome antique.
(153)
Un auteur ancien est d'autant plus romantique qu'il est
populaire. Tel est le principe du choix nouveau qu'ont
effectivement fait les modernes de l'ancien choix des
classiques, ou plutôt qu'ils continuent encore et toujours
à faire.
(154)
Le persiflage romantique donne l'impression, à celui qui
reçoit la fraîcheur d'Aristophanei^'^, l'Olympe de la comé-
FRAGMENTS 157
(155)
Les tentatives grossières des Carthaginois et des autres
peuples de l'Antiquité contre la politique d'universalité
des Romains, ressemblent à celles de la poésie naturelle
des nations barbares face à l'art classique des Grecs. Seuls
les Romains se satisfaisaient de l'esprit du despotisme en
en méprisant la lettre ; eux seuls eurent des tyrans naïfs.
(156)
La saillie comique est un mélange du genre épique et ïam-
bique. Aristophane est à la fois Homère et Archiloquei^s.
(157)
Il y a plusieurs similitudes entre Ovide et Euripide : la
même force touchante, le même éclat rhétorique et, sou-
vent, une sagacité intempestive, les mêmes prolixités gra-
cieuses, vanité et ténuité.
(158)
Le meilleur chez Martiapfi'* est ce qui semble catullien.
(159)
Dans plusieurs poèmes de l'antiquité tardive, comme
dans le Moselle d'Ausonei^?^ il n'y a plus d'antique que
l'archaïque.
(160)
Ni la culture attique de Xénophoni^^^ ni ses efforts afin
d'atteindre l'harmonie dorique, ni sa grâce socratique,
158 FRIEDRICH SCHLEGEL
(161)
La nature cyclique de la substancei67 suprême chez
Platon et Aristote ne devrait-elle pas être la person-
nification d'une manière de philosopher ?
(162)
L'étude de la mythologie grecque antique n'a-t-elle pas
porté trop peu attention à la tendance instinctive de l'es-
prit humain à faire des parallèles et à dresser des anti-
thèses ? Le Panthéon d'Homère n'est qu'une simple varia-
tion du monde homérique ; celui d'Hésiode, auquel manque
le contraste héroïque, se sépare en plusieurs générations di-
vines antagonistes. La vieille remarque aristotélicienne
selon laquelle on connaît les hommes par leurs dieux
contient, non seulement la subjectivité évidente par elle-
même de toute théologie, mais aussi l'incompréhensible
et naturelle dualité de l'esprit de l'homme.
(163)
L'histoire des premiers césars romains est comme la sym-
phonie et le thème de l'histoire de tous les suivants.
FRAGMENTS 159
(164)
Les erreurs des sophistes grecs étaient davantage des
erreurs dues à l'excès qu'au manque [d'arguments]. Il y a
quelque chose de très philosophique, non selon l'inten-
tion mais d'après l'instinct, dans la confiance et l'arrogan-
ce avec lesquelles ils croyaient et laissaient entendre tout
savoir ; car le philosophe a pour seule alternative de vou-
loir savoir ou bien toute chose ou bien aucune. Ce n'est
certainement pas une philosophie, ce dont on ne doit
seulement apprendre que des choses partielles et di-
verses.
(165)
Chez Platon, tous les genres purs de la prose grecque se
retrouvent intègres et souvent placés les uns à côté des
autres : logique, physique, mimétique, panégyrique, my-
thique. Le mimétique est le fondement et l'élément géné-
ral, les autres n'apparaissant souvent que de manière épi-
sodique. Il y en a encore un autre qui, en outre, est parti-
culier à Platon et dans lequel il est le maître : le dithy-
rambe. On pourrait le nommer un mélange de mythique
et de panégyrique, s'il n'y avait pas en lui quelque chose
de la concision et de la simple dignité de la physique.
(166)
Caractériser les nations et les époques, peindre avec
grandeur ce qui est grand, tel est le talent véritable du
poète Tacitei69. Dans les portraits historiques, le critique
Suétone est le maître absolu.
(167)
Presque tous les jugements sur l'art sont, ou bien trop
généraux, ou bien trop spécifiques. C'est dans leur
160 FRIEDRICH SCHLEGEL
(168)
Cicéron apprécie les philosophes d'après leur utilité pour
l'orateur : on peut également demander laquelle est la plus
adaptée au poète. Certainement aucun système qui est en
contradiction avec les maximes du sentiment et du sens
commun ; qui métamorphose le réel en apparence ; qui
s'abstient de toute décision ; qui freine l'élan vers la trans-
cendance ou qui quémande l'humanité aux objets ex-
térieurs. Il ne s'agit donc ni de l'eudémonisme, ni du fata-
lisme, ni de l'idéalisme, ni du scepticisme, ni du matéria-
lisme, ni non plus de l'empirisme. Quelle philosophie reste-
t-O donc au poète ? La philosophie créatrice, celle qui
émane de la liberté et de la foi, celle qui montre comment
l'esprit humain imprime ses lois sur toutes choses, et com-
ment le monde est son oeuvre d'art.
(196)
Les pures autobiographies sont écrites : soit par des névro-
sés assujettis à leur Moi, catégorie à laquelle Rousseau
appartient ; soit par un solide égocentrisme artistique ou
aventurier comme dans le cas de Benvenuto Cellinii^o ; soit
par des historiens nés qui ne sont pour eux-mêmes qu'une
simple matière historique ; soit par des femmes qui font du
charme avec la postérité elle-même ; soit par des âmes pré-
voyantes qui voudraient avant leur mort mettre en ordre
jusqu'au plus petit atome de poussière, et qui ne se permet-
traient pas de prendre congé de ce monde sans donner
d'explications ; soit qu'elles doivent être tenues par le pu-
blic comme de simples plaidoyers, sans plus. Une grande
partie des autobiographes se mentent à eux-mêmes'^i.
FRAGMENTS 163
(206)
Un fragment, comme une petite œuvre d'art, doit être
complètement séparé du monde environnant et complet
en soi, tel un hérissoni72.
(211)
Mépriser la foule demande une force morale ; la respec-
ter est un acte de loyauté 173.
(212)
Qu'aucun peuple ne soit peut-être digne de la liberté
relève du Forum Dei
(213)
Le seul État méritant d'être appelé aristocratie est celui où
le petit nombre en gouverne un grand avec despotisme,
mais le fait avec une Constitution républicaine "5.
(214)
La république parfaite ne devrait pas être simplement
démocratique mais également aristocratique et monar-
chique ; à l'intérieur des limites de la législation de la
liberté et de l'égalité, l'homme éclairé devrait l'emporter
sur l'illettré et le guider afin que tout s'organise de façon
à former une totalité absolue.
(215)
Peut-elle être dite morale, la législation qui punit moins
sévèrement les attaques à l'honneur des citoyens que
ceux à leur vie ?
(216)
La Révolution française, la Doctrine de la science de
162 FRIEDRICH SCHLEGEL
(217)
Le caractère antique des mots et la nouveauté dans
l'ordre qu'on leur donne, le laconisme et l'abondance des
développements supplémentaires reproduisant même les
traits les plus troubles des individus caractérisés : telles
sont les qualités intrinsèques du style historique. Les plus
essentielles de toutes étant toutefois la noblesse, la ma-
gnificence et la dignité. Le style historique devient distin-
gué grâce à la similitude et à la pureté des termes natio-
naux de racine authentique, et par le choix de ceux qui
sont parmi les plus significatifs, importants et précieux ;
grâce à une période aux traits amples et clairement articu-
lés, plutôt que par celle ardue et obscure de Thucydide ;
par l'assurance dépouillée, la sublime concision et l'alacrité
imposante du ton et de l'effet, à la manière de César ; mais
surtout par la grande et intime culture d'un Tacite, qui
doit épurer et généraliser les faits bruts de l'Empire abso-
lu, les poétiser, les raffiner et les élever à la philosophie
comme s'ils avaient été conçus et façonnés à maintes re-
prises par quelqu'un qui serait, à la fois, un penseur, un
artiste et un héros, sans que nulle poésie rustre, philoso-
FRAGMENTS 165
(218)
C'est toujours avec méfiance que l'on s'étonne de ce
qu'un tel semble savoir que ceci ou cela sera ainsi. Et
pourtant, n'est-il pas aussi étonnant que l'on puisse savoir
que telle ou telle chose est ainsi ? Cela ne frappe person-
ne puisque cela arrive toujours .
(219)
Chez Gibbon^s^ la bigoterie commune des pédants
anglais envers les Anciens s'est anoblie en terre classique
jusqu'aux épigrammes sentimentales sur les ruines de la
splendeur déchue, bien qu'elle n'ait pu renier entiè-
rement sa nature. Il montre de différentes manières qu'il
n'a eu aucun sens des Grecs. Des Romains, il n'aimait que
la magnificence matérielle et, par-dessus tout, selon les
mœurs de sa nation divisée entre le mercantilisme et les
mathématiques, la sublimité quantitative. Les Turcs,
pourrait-on penser, lui en auraient donné autant.
(220)
Si toute saillie est principe et organe de la philosophie
universelle et toute philosophie rien d'autre que l'esprit
de l'universalité, la science de toutes les sciences qui
éternellement se mélangent et se séparent en une chimie
logique, alors la valeur et la dignité de cette saillie abso-
lue, enthousiaste, matérielle d'un bout à l'autre, et pour
164 FRIEDRICH SCHLEGEL
(221)
A. : Vous prétendez toujours être chrétien. Qu'entendez-
vous par christianisme ?
B. : Ce que les chrétiens, comme chrétiens, font ou veu-
lent faire depuis dix-huit siècles. Le christianisme me
semble être un fait. Mais un fait tout récent, de sorte
qu'il ne peut être présenté en un système historique,
mais seulement caractérisé à travers une critique divi-
natoirei84.
(222)
Le désir révolutionnaire de réaliser le Royaume de Dieu
est le point élastique de la culture progressive et le début
de l'histoire moderne. Ce qui n'a aucune relation avec le
Royaume de Dieu n'est que bagatelle.
(223)
La prétendue histoire des États qui n'est rien qu'une
définition générique des phénomènes de la condition
politique actuelle d'une nation, ne peut passer pour un
art ou une science pure. Elle est une activité scientifique
qui peut être anoblie par la franchise et l'opposition au
droit du plus fort et à la mode. L'histoire universelle
devient également sophistique sitôt qu'elle préfère quoi
que ce soit à l'esprit de la culture générale de toute l'hu-
manité (fût-ce même une idée morale, le principe hétéro-
nomique), sitôt qu'elle prend partie pour un côté de l'uni-
vers historique ; et rien n'offense plus une présentation
historique que des oeillades rhétoriques et des applica-
tions pratiques
166 FRIEDRICH SCHLEGEL
(225)
Une biographie vise-t-elle à généraliser, qu'elle est alors un
fragment historique. Se concentre-t-elle à caractériser l'indi-
vidualité, qu'elle est alors un document ou un monument
de l'art de vivre i»^.
(226)
On parle toujours d'abondance contre les hypothèses,
cependant on devrait essayer une bonne fois de faire de
l'histoire sans elles. On ne peut dire qu'une chose est, sans
dire ce qu'elle est. Tandis qu'on réfléchit sur des faits, on les
met en rapport avec des concepts qui ne leur sont toutefois
pas indifférents. Le sait-on, qu'alors on détermine et choisit
soi-même, parmi les concepts possibles, ceux qui sont
nécessaires et auxquels on doit rapporter des faits de tout
acabit. Si l'on ne veut pas le reconnaître, le choix est alors
livré à l'instinct, au hasard ou bien à l'arbitraire, on se flatte
d'avoir un empire pur et solide, tout a posteriori, et l'on a
un point de vue a priori extrêmement partial, dogmatique
et transcendant
(227)
L'apparence de dérèglement dans l'histoire de l'humanité
naît uniquement des cas de collisions entre des sphères
hétérogènes de la nature qui, ici, se ressemblent toutes et se
touchent les unes les autres. Autrement, l'arbitraire incondi-
tionné 189 n'a dans ce champ de la libre nécessité et de la
nécessaire liberté, ni pouvoir constitutif ni législatif, mais
uniquement le titre trompeur d'exécutif et de judiciaire. La
pensée esquissée par Condorcet d'une dynamique histo-
rique, fait autant honneur à son esprit qu'en fait à son cœur
l'enthousiasme plus que français pour l'idée, devenue
presque triviale, d'un progrès infini
FRAGMENTS 169
(228)
La tendance historique de ses actions détermine la mora-
lité positive de l'homme d'État et du citoyen du mondei92.
(229)
Les Arabes ont une nature hautement polémique, ils sont
les annihilisants parmi les nations. Leur fureur à détruire
ou à jeter les originaux lorsque la traduction était termi-
née, caractérise l'esprit de leur philosophie C'est peut-
être précisément pour cela qu'ils étaient infiniment plus
cultivés mais, à tout prendre, nettement plus barbares
que les Européens du Moyen-Âge. Ce qui est, à la fois,
anticlassique et antiprogressif est barbare.
(230)
Les mystères du christianisme, par l'incessante bataille
dans laquelle ils emmêlaient la raison et la foi, devaient
conduire ou bien à la résignation sceptique envers tout
savoir non empirique, ou bien à l'idéalisme critique.
(231)
Le catholicisme est le christianisme naïf ; le protestantis-
me est plus sentimental et a, outre son mérite polémique
et révolutionnaire, celui positif d'avoir provoqué, par la
divinisation de l'Écriture, une philologie essentielle à une
religion universelle et progressive. Peut-être ne manque-
t-il encore au christianisme protestant que l'urbanité.
Travestir quelques histoires bibliques en une épopée
homérique, en représenter d'autres avec la franchise d'Hé-
rodote ou la rigueur de Tacite dans le style de l'histoire clas-
sique, ou bien analyser la Bible comme étant l'œuvre d'un
auteur, voilà qui semblerait à tous paradoxal, à plusieurs
vexant, à quelques-uns, cependant, indécent et superflu.
168 FRIEDRICH SCHLEGEL
(233)
La religion n'est le plus souvent qu'un supplément ou bien
un succédané de la culture, et rien n'est religieux au sens
strict qui ne soit un produit de la liberté. On peut donc dire :
d'autant plus libre, d'autant plus religieux et d'autant plus
de culture, d'autant moins de religion.
(234)
Qu'il ne doive y avoir qu'wn médiateur, voilà qui est fort
simpliste et arrogant. Pour le parfait chrétien, duquel à cet
égard seul Spinoza pourrait le mieux se rapprocher, tout, en
fait, devrait être médiateur.
(235)
Le Christ, jusqu'à maintenant, fut déduit a priori de diffé-
rentes manières ; mais la Madone ne devrait-elle pas avoir
un droit égal d'être, elle aussi, un idéal original, éternel,
nécessaire, sinon de la raison pure, au moins de la raison
féminine et masculine ?
(238)
Il y a une poésie dont le seul et unique objet est la relation
de l'idéal au réel et qui devrait se nommer pour cela, par
FRAGMENTS 171
(239)
L'amour des poètes alexandrins et romains pour une matiè-
re difficile et non-poétique réside, à l'origine, dans cette
grande pensée que tout doit être poétisé. Non point comme
intention de l'artiste, mais comme tendance historique des
oeuvres. Le mélange de tous les genres artistiques des
poètes éclectiques de l'Antiquité tardive, repose sur l'exi-
gence qu'il ne doit y avoir qyi'une poésie et une seule phi-
losophiei99.
(240)
Chez Aristophane l'immoralité est, pour ainsi dire, légale,
et chez les tragiques, l'illégalité est morale.
170 FRIEDRICH SCHLEGEL
(242)
Si quelqu'un veut caractériser en masse les Anciens, nul ne
trouve que ce soit un paradoxe ; et cependant, si peu de
gens se rendent compte de leurs opinions, qu'ils s'étonne-
raient si l'on prétendait que la poésie antique est un indivi-
du dans le sens le plus fort et littéral du terme, plus mar-
quée dans la physionomie, plus originale par les manières
et plus conséquente dans ses maximes, que des ensembles
entiers de ces phénomènes que nous avons le devoir, et
l'obligation, de considérer dans nos rapports légaux et
sociaux comme des personnes, ou, plutôt, comme des
individus. Peut-on caractériser autre chose que des in-
dividus ? Ce qui, d'un certain point de vue, ne peut être
multiplié ultérieurement, n'est-il pas autant une unité histo-
rique que ce qui ne se laisse diviser par la suite ? Tous les
systèmes ne sont-ils pas des individus, comme les individus
sont, au moins en genre et en tendance, des systèmes ?
Toute unité réelle n'est-elle pas historique ? N'y a-t-il pas
des individus qui contiennent en eux-mêmes des systèmes
entiers d'individus ?
(244)
Les comédies d'Aristophane sont des œuvres d'art qui
peuvent être considérées de tous les angles. Les drames
de Gozzpoo n'ont qu'une perspective.
(245)
Un poème ou un drame, pour plaire au public, doit avoir
un peu de tout, être une sorte de microcosme. Un peu de
malheur, un peu de bonheur, un semblant d'art et de na-
ture, une juste quantité de vertu et une certaine dose de
vice. Même l'esprit doit y être, au côté de la saillie, et
aussi de la philosophie, surtout de la morale et, avec eux.
FRAGMENTS 171
(246)
La magie, la caricature et la matérialité sont les moyens par
lesquels la comédie moderne pourra ressembler intérieure-
ment à la comédie ancienne d'Aristophane, comme elle y
ressemble extérieurement par la popularité démagogique,
une ressemblance qui, chez Gozzi^oi, est poussée jusqu'à
l'évocation. Cependant, l'essence de l'art comique réside
toujours dans l'esprit enthousiaste et dans la forme clas-
sique.
(247)
Le poème prophétique de Dante est l'unique système de la
poésie transcendantale qui soit, encore et toujours, le plus
grand en son genre. L'universalité de Shakespeare est
comme le point central de l'art romantique. La pure poésie
poétique de Goethe est la plus parfaite poésie de la poésie.
Voilà le grand triple accord de la poésie moderne, le cercle
le plus intime et le plus sacré parmi les sphères les plus
proches et lointaines de l'anthologie critique des classiques
de la poésie moderne202.
(248)
Les grands individus étaient moins isolés chez les Grecs et
les Romains. Ils avaient moins de génie, mais plus de génia-
lité. Tout ce qui est antique est génial. L'Antiquité entière
forme un génie, le seul que l'on peut nommer, sans
exagération, absolument grand, unique et indépassable 203.
172 FRIEDRICH SCHLEGEL
(249)
Le philosophe poétisant, le poète philosophant sont des
prophètes. La poésie didactique devrait être prophétique,
elle a d'ailleurs l'aptitude à le devenir.
(250)
Qui a de la fantaisie, du pathos ou du talent mimique,
devrait pouvoir apprendre la poésie comme tout autre
chose mécanique. La fantaisie est à la fois enthousiasme
et imagination ; le pathos est âme et passion ; la mimique
est regard et expression.
(251)
Combien y en a-t-il maintenant qui sont trop tendres et
débonnaires pour pouvoir regarder une tragédie, et trop
nobles et dignes pour vouloir entendre une comédie!
Une grande preuve de la délicatesse morale de notre
siècle, que la Révolution française a seulement voulu
calomnier 204.
(252)
Une véritable esthétique^o? de la poésie commencerait
par la distinction absolue de l'éternelle et indissoluble
séparation de l'art et de la beauté fruste. Elle repré-
senterait le combat des deux et se terminerait par l'har-
monie parfaite de la poésie d'art et de la poésie naturelle.
Celle-ci ne se trouve que chez les Anciens, et elle ne
serait elle-même rien d'autre qu'une histoire supérieure
de l'esprit de la poésie classique. Mais une philosophie
de la poésie commencerait, somme toute, par l'autono-
mie du beau, avec la proposition qu'il est et doit être dis-
tinct du vrai et du moral et qu'il a les mêmes droits qu'eux ;
ce qui découle déjà, pour qui le peut comprendre en
FRAGMENTS 173
(253)
Dans le sens le plus noble et originel du mot correct- qui
signifie la formation volontaire, parfaite et secondaire de
ce qu'une oeuvre a de plus intime et de petit selon l'esprit
de l'ensemble, réflexion pratique de rartiste206 - il est cer-
tain qu'aucun poète moderne n'est plus correct que
Shakespeare. Il est d'ailleurs systématique comme nul
autre : tantôt en contrastant, par antithèses, des individus,
des masses, même des mondes en groupes pittoresques ;
174 FRIEDRICH SCHLEGEL
(255)
Plus la poésie devient science, plus aussi elle devient art.
Si la poésie doit devenir un art, si l'artiste doit avoir une
compréhension profonde et une science de ses moyens
et de ses fins, de leurs obstacles et de leurs objets, alors le
poète doit philosopher sur son art. Il ne doit pas être uni-
quement un découvreur et un travailleur, mais également
un expert dans son domaine et pouvoir comprendre ses
compatriotes du royaume de l'art ; c'est pourquoi il doit
devenir aussi philologue 207.
(256)
L'erreur fondamentale de l'esthétique sophistique est
qu'elle ne tient la beauté que pour un objet donné, pour
un phénomène psychologique 208. Bien sûr, elle n'est pas
simplement la pensée vide de quelque chose qui doit être
produit, mais est, à la fois, la chose elle-même, une des
formes originales de l'activité de l'esprit humain ; non
seulement une fiction nécessaire, mais également un fait,
à savoir un fait éternel et transcendantal.
(258)
Toute poésie qui ne tient qu'à un effet, et toute musique
qui désire suivre la poésie excentrique dans ses extrava-
FRAGMENTS 175
(259)
- A. : Les fragments, dites-vous, seraient la forme véritable de
la philosophie universelle. Peu importe la forme. Mais que
peuvent faire et être de pareils fragments pour la cause de
l'humanité la plus grande et la plus grave, pour le
perfectionnement de la science ?
- B. : Rien d'autre qu'un sel lessignien contre la paresse spiri-
tuelle, peut-être une lanx satuma w cynique dans le style
de Lucilius l'Ancien 210 ou d'Horace, ou bien une fermenta
cognitionis ^^^ pour une philosophie critique, gloses margi-
nales aux textes du siècle.
(262)
Tout homme bon devient toujours de plus en plus Dieu.
Devenir un Dieu, être un homme, se cultiver sont des expres-
sions équivalentes 212.
(263)
La vraie mystique est la morale dans sa plus haute dignité.
(264)
On ne doit pas vouloir symphilosopher avec tout le monde,
mais uniquement avec ceux qui sont à la hauteur 213,
(265)
Quelques-uns ont du génie pour la vérité ; beaucoup ont du
talent pour l'erreur. Un talent auquel s'adjoint une industrie
tout aussi grande, un peu comme lorsque pour un plat exquis
se réunissent de toutes les régions de l'esprit humain, avec un
art infatigable, les parties qui forment une seule erreur 2i'4.
176 FRIEDRICH SCHLEGEL
(266)
Ne pourrait-il exister une philosophie provisoire avant
même la rédaction définitive de la constitution logique ? Et
toute philosophie n'est-elle pas provisoire jusqu'à ce que la
constitution soit sanctionnée par son acceptation ? 215
(267)
Plus on sait, plus on a encore à apprendre. L'ignorance, ou
mieux, la connaissance d'être ignorant, augmente en pro-
portion directe avec le savoir 216.
(268)
Ce que l'on appelle un mariage heureux se rapporte à
l'amour comme un poème correctement composé à un
chant improvisé
(270)
Il est bien connu que Leibniz se fit faire des lunettes par
Spinoza2i8 et c'est le seul rapport qu'il eut avec lui ou sa
philosophie. Si seulement il s'était aussi laissé faire des yeux
par lui afin de pouvoir jeter, au moins de loin, un coup
d'œil dans cette région, inconnue de lui, où Spinoza avait
sa patrie !
(272)
Pourquoi ne devrait-il pas y avoir des hommes immoraux
comme il y en a de non-philosophiques et de non-poé-
tiques ? Il n'y a que les antipolitiques et les injustes qui
soient intolérables.
(273)
Est mystique ce que seul l'aimé voit dans l'œil de l'amant.
Chacun peut avoir sa mystique à lui, à ceci près qu'il doit
FRAGMENTS 177
(274)
Toute philosophie de la philosophie, selon laquelle
Spinoza n'est pas un philosophe, doit paraître suspecte 220.
(275)
On se lamente toujours de ce que les auteurs allemands
n'écrivent que pour un cercle très restreint et souvent
même pour se lire mutuellement. C'est très bien. De cette
manière la littérature allemande acquerra toujours plus
d'esprit et de caractère. Et, en attendant, peut-être se for-
mera-t-il un public.
(276)
Leibniz était si modérantiste qu'il voulait fusionner le moi
et le non-moi, comme le catholicisme et le protestantis-
me, et ne considérait l'action et la passion différentes que
par le degré. Cela s'appelle exagérer l'harmonie et pous-
ser l'équité jusqu'à la caricature 221.
(277)
Croire aux Grecs est souvent même une mode de
l'époque. On entend assez volontiers déclamer sur eux.
Mais que vienne quelqu'un qui dise : •• Ici il y en a
quelques-uns », alors tout le monde est dérouté.
(278)
Souvent, ce qui semble stupidité est folie, et elle est plus
178 FRIEDRICH SCHLEGEL
(281)
La Doctrine de la science de Fichte est une philosophie
sur les matériaux de la philosophie kantienne. Il ne parle
pas beaucoup de la forme parce qu'il en est le maître.
Toutefois, si l'essence de la méthode critique réside en
ceci que la théorie de la faculté déterminante et le systè-
me des effets déterminés de l'esprit sont intimement liés
en elle, comme choses et pensées dans l'harmonie pré-
établie, alors il devrait bien être formellement un Kant à
la deuxième puissance, et la Doctrine de la science bien
plus critique qu'elle ne paraît. La nouvelle présentation
de la Doctrine de la science, en particulier, est toujours
philosophie et philosophie de la philosophie à la fois. Il
se peut que des acceptions valides du mot critique exis-
tent, ne s'adaptant pas à chaque écrit de Fichte. Mais chez
Fichte on doit, comme lui, ne voir que le tout et l'unique
chose qui importe vraiment, sans s'occuper de considé-
rations secondaires ; ce n'est qu'ainsi qu'on peut voir et
comprendre l'identité de sa philosophie avec celle de
Kant222. Du reste, on ne peut jamais être assez critique.
(295)
À la célèbre question de l'Académie des Sciences de
Berlin sur les progrès de la métaphysique, il y eut des
réponses en tout genre : une hostile, une favorable, une
superflue, une autre encore, une dramatique aussi et
même une socratique, celle d'Hulsen223. Un peu d'en-
thousiasme, même s'il devait être un peu rustre, une cer-
taine apparence d'universalité, n'est pas sans faire peu
d'effet et procure, en outre, un public au paradoxe. Mais
FRAGMENTS 179
(296)
Malgré sa nature idyllique, Fontenelle224 a cependant une
forte antipathie à l'égard de l'instinct et compare le pur
talent, qu'il tient pour impossible, à l'industrie tout in-
consciente des castors. Comme il est difficile de faire abs-
traction de soi ! Ainsi, lorsque Fontenelle dit : La gêne fait
l'essence et le mérite brillant de lapoésié^^'^, il semble peu
possible en si peu de mots de mieux caractériser la poé-
sie française. Mais un castor qui serait académicien ne
pourrait certes pas viser si juste avec une si parfaite in-
conscience.
(297)
Une œuvre est cultivée lorsqu'elle est partout et nette-
ment délimitée, tout en étant, à l'intérieur de ses limites,
illimitée et inépuisable ; lorsqu'elle est totalement fidèle à
180 FRIEDRICH SCHLEGEL
(298)
Les kantiens orthodoxes cherchent en vain le principe de
leur philosophie chez Kant. Il se trouve plutôt dans la
poésie folklorique qui dit : On ne doit ni débattre ni dis-
puter une parole impériale 227.
(299)
En ce qui a trait à l'inconscience géniale, les philosophes
peuvent rivaliser, je pense, avec les poètes.
(300)
Quand entendement et déraison se touchent, naît alors
un choc électrique. On le nomme polémique.
(301)
Les philosophes n'admirent encore chez Spinoza que les
déductions, comme les Anglais ne louent chez
Shakespeare que la vérité.
(302)
Des pensées variées devraient être les cartons de la phi-
losophie. On sait ce qu'ils valent pour les connaisseurs en
peinture. Qui n'esquisse pas des mondes philosophiques
au crayon228 et ne peut caractériser en quelques coups de
FRAGMENTS 181
(303)
Aller toujours plus profond, grimper toujours plus haut
est l'inclination préférée des philosophes. Et ils le font, si
on les croit sur parole, avec une admirable rapidité. La
progression est, au contraire, plutôt lente. C'est surtout en
considération de la hauteur qu'ils surenchérissent, avec
ordre, comme deux personnes qui, à une vente publique,
ont un mandat absolu. Mais peut-être que toute philoso-
phie philosophique est infiniment haute et profonde. À
moins que Platon ne soit inférieur aux philosophes
actuels ?
(304)
La philosophie elle-même est le résultat de deux forces
opposées, la poésie et la praxis. Là où celles-ci se pénè-
trent et se fondent en un, là naît la philosophie ; si elles
se séparent de nouveau, elle devient mythologie ou se
rejette dans la vie. La sagesse grecque se forma de la poé-
sie et de la législation. Certains supposent que la plus
haute philosophie devrait redevenir poésie ; et c'est
même une chose connue d'expérience que les natures
vulgaires, conformément à leur nature, ne commencent à
philosopher que lorsqu'elles cessent de vivre. - Le devoir
propre de Schelling est, selon moi, de représenter de son
mieux ce processus chimique de philosopher, d'en sépa-
rer, si possible, les lois dynamiques, d'en dégager la phi-
182 FRIEDRICH SCHLEGEL
(305)
L'intention poussée jusqu'à l'ironie, et avec une apparen-
ce arbitraire d'autodestruction, est aussi naïve que l'ins-
tinct allant jusqu'à l'ironie. Comme le naïf avec les
contradictions de la théorie et de la pratique, ainsi le gro-
tesque joue avec d'étranges permutations de forme et de
matière ; il aime l'apparence du fortuit et de l'étrange,
courtisant, pour ainsi dire, l'arbitraire inconditionné 229.
L'humour a affaire à l'être et au non-être, son essence
véritable est la réflexion. De là son affinité avec l'élégie et
tout ce qui est transcendantal, mais aussi de sa prétention
et de sa propension pour la mystique de la saillie 230.
Comme la génialité est nécessaire au naïf, ainsi la beauté
pure et sérieuse l'est à l'humour. Il aime plus que tout pla-
ner sur les flots légers et clairs des rhapsodies de la phi-
losophie ou de la poésie, fuyant les masses lourdes et les
fragments disjoints 231.
(306)
L'histoire des porcs gadavéniens 232 est une prophétie
symbolique de la période des génies puissants qui, par
bonheur, se sont à présent engloutis dans la mer de l'ou-
bli.
FRAGMENTS 183
(307)
IxDrsque je déclare mon antipathie envers les félins, je fais
une exception pour le chat botté de Peter Leberecht233. H a
des griffes et celui qu'elles blessent, crie, comme il est naturel,
après lui ; d'autres, cependant, se divertissent à voir comment
il se promène, pour ainsi dire, sur les toits de l'art dramatique.
(308)
Le penseur a besoin de la même lumière que le peintre : clai-
re, sans que le soleil ne pénètre directement, ni reflets aveu-
glants et, si possible, du haut vers le bas 234.
(312)
Contre le reproche que les peintures volées en Italie ont été
mal soignées, un de leurs restaurateurs s'est offert à montrer
un tableau de Caracci 235 mi-nettoyé, et moitié dans son état
original. Quelle idée avisée ! C'est ainsi que l'on voit parfois
dans la melle, à cause d'un bmit soudain, un visage à moitié
rasé regarder dehors ; et sous l'impulsion de la vivacité et de
l'impatience françaises, la restauration doit en général tenir
beaucoup de l'art du barbier 236.
(315)
L'origine de l'élégie grecque, dit-on, réside dans la double
flûte lydienne. Ne devrait-on pas également la chercher dans
la nature humaine ? 237
(316)
Pour des empiristes qui peuvent faire l'effort de la profon-
deur et s'élever jusqu'à la foi en un grand homme, la
Doctrine de la science de Fichte ne sera pourtant jamais rien
de plus que la troisième livraison du Philosophisches
Journal : la Constitution 238.
184 FRIEDRICH SCHLEGEL
(317)
Si rien de trop signifie la même chose qu'un peu de tout,
alors Garve239 est le plus grand philosophe allemand^'W.
(318)
Héraclite dit que la raison ne s'apprend pas à travers un
grand nombre de connaissances. Il semble plus que
jamais nécessaire^^i à présent de se souvenir que l'on ne
devient pas savant par la seule raison pure.
(319)
Pour pouvoir être unilatéral, on doit avoir au moins un
côté. Ceci n'est toutefois pas le cas des hommes qui
pareils à de vrais rhapsodes, selon la caractéristique que
Platon donne à ce genre^^z, n'ont de sens que pour une
chose, non pas parce qu'elle est tout pour eux, mais plu-
tôt parce qu'elle leur est unique et qu'ils fredonnent tou-
jours le même refrain. Leur esprit n'est pourtant pas
enfermé dans des limites étroites ; il s'arrête au contraire
aussitôt et, là où il s'arrête, commence immédiatement le
vide. Leur essence au complet est comme un point qui a
cependant la ressemblance avec l'or de se laisser réduire
en plaquettes d'une incroyable m i n c e u r 2 ' î 3 .
(320)
Pourquoi le ridicule manque-t-il toujours dans le cata-
logue de mode de tous les principes des morales pos-
sibles ? Probablement parce que ce principe a seulement
une validité universelle dans la praxis 244.
(321)
Nul n'aura l'audace de juger le moindre travail manuel
des Anciens, à moins qu'il n'y entende quelque chose.
FRAGMENTS 185
(322)
La répétition continuelle du thème en philosophie pro-
vient de deux causes : ou bien l'auteur a découvert
quelque chose mais ne sait pas encore tout à fait quoi ; et
dans ce sens les écrits de Kant sont suffisamment musi-
caux ; ou bien il a entendu quelque chose de nouveau
sans l'avoir distingué et, en ce sens, les kantiens sont les
plus grands musiciens de la littérature.
(323)
Que nul ne soit prophète en son pays2'*5 est bien la raison
pour laquelle les écrivains intelligents évitent aussi sou-
vent d'avoir une patrie dans les domaines des arts et des
sciences. Ils s'appliquent plutôt aux voyages, aux récits
de voyages ou à la lecture et à la traduction de récits de
voyages recevant, ainsi, l'éloge universel.
(324)
Tous les genres sont bons, dit Voltaire, hormis le genre
ennuyeux. Mais qu'est-il donc, ce genre ennuyeux ? Il
doit être plus grand que tous les autres et plusieurs che-
mins doivent y conduire. Le plus court est sûrement lors-
qu'on ne sait pas à quel genre l'œuvre veut ou doit appar-
tenir. Voltaire n'aurait-il pas emprunté ce chemin ? 246
186 FRIEDRICH SCHLEGEL
(325)
Comme Simonide^''^ qui nomme la poésie une peinture
parlante et la peinture une poésie muette, de même pour-
rait-on dire que l'histoire est une philosophie en devenir
et la philosophie, une histoire achevée. Cependant Apollon
qui se tait, ne dit rien et prophétise, n'est plus guère hono-
ré, et là où une Muse se laisse apercevoir, ils veulent im-
médiatement lui dresser un procès-verbal. De même
Lessing qui galvaude cette belle sentence du Grec spiri-
tuel, qui n'eut peut-être aucune occasion de penser à une
descriptive poetry 248 et à qui il devait paraître vraiment
superflu de rappeler que la poésie est une musique spiri-
melle, car il n'avait aucune idée que les deux arts pussent
être séparés.
(326)
Quand des hommes vulgaires sans intérêt pour l'avenir
sont saisis par la furie d'aller de l'avant, ils le font littéra-
lement. Tête baissée et yeux fermés, ils avancent à travers
le monde, comme si l'esprit avait des bras et des jambes.
Si par bonheur ils ne se rompent pas le cou, l'une de ces
deux choses arrive habituellement : ou bien ils de-
viennent statiques, ou bien ils tournent à gauche. On doit
faire avec les derniers comme César qui, durant la mêlée
guerrière, avait l'habitude de saisir à la gorge les fuyards
et de tourner leurs visages vers l'ennemi 249.
(327)
Les virtuoses en genres analogues sont souvent ceux qui
se comprennent le moins ; le voisinage intellectuel lui-
même donne lieu à des inimitiés. Ainsi, il n'est pas rare de
trouver que des hommes nobles et cultivés qui poéti-
sent25o toutes choses, qui pensent ou vivent divinement.
FRAGMENTS 187
(332)
Parmi les hommes qui vont leur chemin avec le temps, il
y en a plusieurs qui, comme les commentaires perpé-
tuels, ne veulent pas se taire dans les endroits difficiles^^^
188 FRIEDRICH SCHLEGEL
(333)
D'après Leibniz Dieu est réel car rien ne peut empê-
cher sa possibilité. De ce point de vue, la philosophie
leibnizienne est vraiment à l'image de Dieu 254.
(339)
Le sentiment qui se voit lui-même devient esprit 255 ; l'es-
prit est la sociabilité intérieure, l'âme, l'amabilité cachée.
Mais la véritable force vitale de la beauté intérieure et de
la perfection est la sensibilité. On peut avoir un peu d'es-
prit sans avoir d'âme et beaucoup d'âme avec peu de
sensibilité256. Si l'instinct de la grandeur morale apprend
à parler, ce que l'on appelle sensibilité, il a alors de l'es-
prit. Il se doit seulement de naître et d'aimer, et il est ainsi
tout âme ; lorsqu'il est mûr enfin, il a de la sensibilité pour
toute chose. L'esprit est semblable à une musique de pen-
sées ; là où est l'âme, les émotions ont silhouette et figu-
re, de nobles proportions et des coloris attirants. La sen-
sibilité est la poésie de la raison sublime et, de l'union de
la philosophie avec l'expérience morale, naît l'art indi-
cible, lequel saisit la vie confuse et fugace, lui donnant la
forme d'une unité éternelle.
(342)
Il est beau qu'un bel esprit se sourie, et l'instant durant
lequel une grande nature se contemple avec calme et
sérieux est un instant sublime. Mais rien n'est plus haut
que deux amis qui aperçoivent dans l'âme de l'autre, avec
clarté et de façon complète, ce que chacun a de plus
sacré et qui, jouissant de leur valeur commune, ne sen-
tent leurs limites qu'en se complétant réciproquement.
C'est l'intuition intellectuelle de ramitié257.
FRAGMENTS 189
(343)
Si l'on est un phénomène philosophique intéressant et, à
la fois, un excellent écrivain, on peut alors compter cer-
tainement sur la gloire qui échoit à un grand philosophe.
On l'obtient aussi sans la dernière condition.
(344)
Philosopher, c'est rechercher en commun la connaissan-
ce universelle258.
(345)
Il serait à souhaiter qu'un Linné259 transcendantal classifie
les différents moi et édite une description très exacte de
ceux-ci avec, au besoin, des gravures sur cuivre enlumi-
nées, de sorte que le moi'philosophant ne soit plus aussi
souvent confondu avec le moi philosophé.
(346)
Le fameux salto mortale des philosophes n'est souvent
qu'une fausse alarme. Ils prennent en pensée un élan
épouvantable et se souhaitent bonne chance pour le dan-
ger à surmonter ; cependant, si l'on observe bien, ils res-
tent toujours à la même place. C'est le voyage aérien de
Don Quichotte sur le cheval de bois 260. Même Jacobi 261
me donne l'impression de ne jamais pouvoir demeurer
tranquille, tout en restant toujours là où il est : dans l'em-
barras entre deux sortes de philosophies, la systématique
et l'absolue, entre Spinoza et Leibniz, où son esprit déli-
cat eut quelques écorchures 262.
(347)
On risque plus à présumer que quelqu'un est philosophe
que de prétendre qu'il est sophiste : si la dernière affirma-
190 FRIEDRICH SCHLEGEL
(348)
Il y a des élégies du genre héroïco-plaintif que l'on pour-
rait expliquer ainsi : ce sont les sensations de misère à la
pensée de la sottise des relations existant entre la plati-
tude et l'extravagance.
(357)
D'une bonne Bible, Lessing263 exige des sous-entendus, des
avertissements, des prolégomènes ; il approuve aussi les
tautologies qui exercent -la sagacité, les allégories et les
exemples qui donnent un vêtement in.structif à l'abstrait ; et
il a confiance à ce que les mystères révélés soient destinés
à être développés en vérités rationnelles. Selon cet idéal,
quel livre les philosophes auraient-ils pu mieux choisir
comme bible que la Critique de la raison pure ?
(358)
Leibniz se servit une fois de cette remarquable expression
par laquelle il décrivait l'essence et l'activité d'une monade :
Cela peut aller jusqu'au sentiment?(>^ On voudrait la lui
appliquer. Lorsque quelqu'un rend la physique plus uni-
verselle, la traite comme une fraction des mathématiques, et
celles-ci comme une charade, voyant ensuite qu'il doit par
surcroît accueillir la théologie dont les secrets charment son
sens diplomatique et les polémiques embrouillées celui de
la chirurgie : cela peut aller jusqu'à la phOosophie^ô?, s'il a
cependant autant d'instinct que Leibniz. Mais dans une
pareille philosophie, il restera toujours, selon Leibniz, un
quelque chose de confus et d'incomplet comme le doit
être la matière première ; à la manière des génies, il prend
FRAGMENTS 191
(359)
L'amitié est un mariage partiel, et l'amour une amitié sous
toutes les facettes et en tous sens, une amitié universelle.
La conscience de limites nécessaires constitue ce qu'il y a
de plus indispensable et de plus rare dans l'amitié.
(360)
Si un art devait s'appeler magie noire, alors ce serait celui
qui rend fluide, clair et mobile le non-sens, le formant
comme une masse. Les Français offrent des chefs-
d'œuvre de ce genre. Tout grand malheur est, dans son
fond le plus intérieur, une grimace sérieuse, une mauvai-
se plaisanterie 266. Gloire et honneur aux héros qui ne se
lassent pas de lutter contre la sottise, dont la plus imper-
ceptible [semence] contient souvent le germe d'une série
infinie de monstrueux ravages! Lessing et Fichte sont les
princes de la paix des siècles à venir.
(361)
Leibniz considère l'existence comme une charge officiel-
le qu'on doit tenir comme un fief. Son Dieu n'est pas seu-
lement le suzerain de l'existence, mais possède seul aussi
la liberté, l'harmonie et le pouvoir de synthèse comme
droits régaliens 267. Un accouplement fertile est l'expédi-
tion à une monade ensommeillée d'un titre de noblesse
par la secrète chancellerie divine 268.
(363)
La nature de l'amant est de diviniser l'aimée. C'est une
autre chose toutefois de lui substituer, par une ima-
192 FRIEDRICH SCHLEGEL
(365)
La mathématique est, pour ainsi dire, une logique sensuel-
le ; elle se rapporte à la philosophie comme les arts plas-
tiques, la musique et la sculpture se rapportent eux-mêmes
à la poésie.
(366)
L'entendement est mécanique, la saillie est chimique et le
génie, un esprit organique.
(367)
On croit souvent offenser les auteurs en tirant les comparai-
sons de l'industrie. Mais l'auteur véritable ne doit-0 pas être
aussi un fabricant ? Ne doit-il pas consacrer toute sa vie à
l'entreprise de créer des matières littéraires dans des moules
qui sont, de manière excellente, fonctionnels et utiles ?
Comme on souhaiterait à plusieurs gribouilleurs ne serait-ce
qu'une infime partie de l'effort et de l'attention que nous ne
remarquons encore qu'à peine dans les outils les plus com-
muns !
(368)
Il y eut et existe encore des médecins qui souhaitent philo-
sopher sur leur art. Seuls les marchands n'ont pas cette pré-
tention, étant d'une modestie très vieille-France.
FRAGMENTS 193
(369)
Le député est quelque chose d'autre que le représentant. Le
représentant est seulement celui qui représente, par sa per-
sonne, l'ensemble politique lequel est, pour ainsi dire, iden-
tique à lui. Il peut être élu ou non ; il est comme l'âme du
monde27i visible de l'État. Cette idée qui, manifestement, ne
fut pas rare dans l'esprit de la monarchie, n'a peut-être été
accomplie nulle part ailleurs avec autant de pureté et de
conséquence qu'à Sparte. Les rois spartiates étaient à la fois
les premiers prêtres, commandants en chef et présidents de
l'éducation publique. Ils avaient peu affaire avec l'adminis-
tration véritable ; ils n'étaient que rois selon la signification
de cette idée. Le pouvoir du prêtre, du commandant en
chef et du président est, par nature, indéterminé, universel,
plus ou moins un despotisme légal. Il ne peut être atténué
ou légitimé que par l'esprit de la représentation.
(370)
Ne serait-ce pas une monarchie absolue là où tout l'essen-
tiel est fait en secret, dans un cabinet, où un parlement a, en
public, la permission de discourir pompeusement et de dis-
puter sur les formes ? Une monarchie absolue pourrait très
bien avoir une sorte de constitution qui, pour les sots, paraî-
trait républicaine.
(372)
Il n'est pas rare que respire, dans les œuvres des grands
poètes, l'esprit d'un autre art. Cela ne devrait-il pas aussi
être le cas de la peinture ? Michel-Ange ne peint-il pas, en un
certain sens, comme un sculpteur, Raphaël comme un archi-
tecte, le Corrège comme un musicien ? Et pourtant, ils
n'étaient certainement pas moins peintres que le Titien, qui
ne fut, lui, que peintre.
194 FRIEDRICH SCHLEGEL
(373)
La philosqphie était, chez les Anciens, in ecclesia pressa 272,
chez les modernes c'est l'art qui l'est ; la morale était cef)en-
dant oppressée de toutes parts, l'utilité et la légalité lui en-
viant même l'existence.
(374)
Si l'on ne considère pas la thèse de Voltaire, mais que l'on ne
s'arrête qu'à la manière dont elle est traitée, à savoir que per-
sifler l'univers est de la philosophie, et que cela soit l'essen-
tiel, alors on peut dire que les philosophes français font avec
Candide ce que les femmes font avec la féminité ; elles l'ex-
posent en tous lieux 273.
(375)
L'énergie est précisément ce qui a le moins besoin de montrer
son pouvoir. Les circonstances l'exigent-elles, qu'eUe se fait
passer volontiers pour la passivité et se laisse méconnaître.
EUe est satisfaite d'agir en silence, sans accompagnement ni
gesticulation. Le virtuose, l'homme génial, veut parvenir à un
but déterminé, créer une œuvre etc. L'homme énergique ne
se sert toujours que du moment, il est disponible partout et
infiniment flexible. Il a un nombre incommensurable de pro-
jets ou bien n'en a aucun ; en vérité, l'énergie est plus qu'une
simple agilité, elle est agissante, une force agissante, mais uni-
verselle, qui détermine l'extérieur, en vertu de laquelle l'hom-
me tout entier se forme et agit.
(376)
Les chrétiens passifs considèrent le plus souvent la reli-
gion d'un point de vue médical et les chrétiens actifs, eux,
d'un point de vue mercantile.
FRAGMENTS 195
(377)
L'État a-t-il donc le droit, par pur caprice, de consacrer
l'échange comme ayant plus de valeur que d'autres
contrats et de les démettre ainsi de leur majesté ?
(379)
Le Satan des poètes italiens et anglais est peut-être plus
poétique274, mais le Satan allemand est plus satanique ; et
dans cette mesure on pourrait dire que Satan est une in-
vention allemande. Il est certainement un favori des
poètes et des philosophes allemands. Il doit donc sûre-
ment avoir son bon côté et, si son caractère réside dans
l'arbitraire et l'intentionnalité absolus, dans la passion de
détruire, de troubler et de séduire, alors il n'est pas rare
qu'on le retrouve sans conteste dans la meilleure société.
Ne se serait-on pas toutefois mépris jusqu'à maintenant
dans les dimensions ? Un grand Satan a toujours quelque
chose de lourdaud et trapu ; il est bon tout au plus pour
les prétentions à la brutalité de telles caricatures qui ne
peuvent, ni ne savent rien que d'affecter l'entendement.
Pourquoi les sataniques manquent-ils dans la mythologie
chrétienne ? Il n'y a peut-être aucun mot ni aucune image
adaptés à cette méchanceté en miniature 275 qui aime
l'apparence d'innocence, ni pour ce ravissant et gro-
tesque coloris musical de la plus sublime et délicate
espièglerie, qui se plaît si volontiers à feindre 276 la super-
ficialité de la grandeur. Les anciens Amorites 277 ne sont
qu'une autre race de ces sataniques.
(381)
Plusieurs des premiers fondateurs de la physique moder-
ne doivent être considérés, non comme des philosophes,
mais plutôt comme des artistes.
196 FRIEDRICH SCHLEGEL
(382)
L'instinct parle obscurément et par image. Est-il mal com-
pris, que naît alors une fausse tendance. Ce qui n'arrive
pas plus souvent aux époques et aux nations qu'aux
individus.
(383)
Il y a une sorte de saillie qu'on pourrait nommer saillie
architectonique pour sa pureté, sa prolixité et sa symétrie.
Se manifeste-t-elle satiriquement, elle donne ainsi les
véritables sarcasmes. Elle doit être bien systématique et,
cependant, ne pas l'être ; tout en étant parfaite, elle doit
donner l'impression que quelque chose manque, comme
s'il avait été arraché. Ce baroque devrait créer le grand
style véritable dans la saillie. Il joue un rôle important
dans la nouvelle : parce qu'une histoire ne peut rester
éternellement neuve que par l'étrangeté d'une telle beau-
té unique. L'intention peu comprise des Entretiens d'émi-
grés 278 semble aller en ce sens. Personne ne s'émerveille
certainement que le goût pour les pures nouvelles n'exis-
te presque plus. Toutefois il ne serait pas mal de le
réveiller, puisque sans lui on ne pourra, entre autres,
comprendre la forme des drames shakespeariens.
(384)
Chaque philosophe a ses p o s t u l a t s 2 7 9 qui souvent le limi-
tent réellement, auxquels il doit s'accommoder, etc. Aussi
reste-t-il dans le système des endroits obscurs pour qui
les isole, sans étudier la philosophie historiquement et
dans son ensemble. Plusieurs controverses complexes de
la philosophie moderne sont comme les légendes et les
dieux de la poésie antique 28o. Elles reviennent dans
chaque système, mais toujours transformées.
FRAGMENTS 197
(385)
Dans les actions et dispositions qui sont indispensables
aux pouvoirs législatif, exécutif ou judiciaire pour l'at-
teinte de leurs fins, quelque chose d'absolument arbi-
traire et d'inévitable se rencontre souvent qui ne se laisse
pas déduire du concept de ces pouvoirs, et par lequel ils
ne semblent donc pas légitimés. En outre, n'empruntent-
ils pas quelque chose de la compétence du pouvoir
constitutif qui devrait, de là, avoir aussi un veto néces-
saire et non seulement un droit de l'interdit ? Toutes les
décisions absolument arbitraires dans l'État ne viennent-
elles pas par la force du pouvoir constitutif ?
(386)
L'homme commun juge tous les autres hommes comme
des hommes, mais les traite comme des choses sans com-
prendre qu'ils sont absolument différents de lui.
(387)
On considère toujours la philosophie critique comme si
elle était tombée des cieux. Même sans Kant, elle aurait
dû naître en Allemagne et l'aurait pu de plusieurs façons.
Mais c'est aussi bien ainsi.
(388)
Est transcendantal ce qui est, peut et doit être en haut :
transcendant est ce qui veut aller en haut et ne le peut pas
ou ne le doit pas. Ce serait une calomnie et une absurdité
de croire que l'humanité peut passer outre à ses fins, excé-
der ses forces ou que la philosophie n'ait droit à ce qu'elle
veut et, ainsi, à ce qu'elle doit.
198 FRIEDRICH SCHLEGEL
(389)
Si toute liaison purement arbitraire et fortuite de forme et de
matière est grotesque : alors la philosophie a aussi, comme
la poésie, ses grotesques 281 ; mais elle en sait moins sur eux
et n'a pas pu encore trouver les clés de sa propre histoire
ésotérique. Elle a des œuvres qui sont un tissu des disso-
nances morales, à partir desquelles on peut apprendre la
désorganisation 282^ da^s lesquelles la confusion est
construite avec ordre et symétrie. Plus d'un artificieux
chaos2«3 philosophique de ce genre a eu assez de consis-
tance pour survivre à une église gothique. Durant notre
siècle on a construit à la légère, même dans les sciences,
autant que d'une manière assez grotesque. La littérature ne
manque pas de pavillon chinois comme, par exemple, la
critique anglaise. Celle-ci n'est rien d'autre qu'une applica-
tion à la poésie, mais sans poésie, de la philosophie du sain
intellect, laquelle n'est qu'une transposition de la phi-
losophie de la nature et de la philosophie de l'art. On ne
trouve donc ni de sens ni d'allusion la plus pudique à la
poésie 284 chez Harris 285^ Home 286 et Johnson , les cory-
phées du genre 288.
(390)
Il y a des gens honnêtes et sympathiques qui considèrent et
critiquent les hommes et la vie comme s'il s'agissait du
meilleur élevage de moutons qui soit, ou de l'achat et la
vente de biens. Ce sont les r é g i s s e u r s 2 8 9 de la morale et, à
vrai dire, toute morale privée de philosophie conserve tou-
jours, même dans le grand monde et dans la haute poésie,
une certaine apparence non libérale et économique.
Certains régisseurs construisent volontiers, d'autres préfè-
rent ravauder, d'autres doivent toujours apporter quelque
chose, d'autres mener 290 [le bétail], d'autres essaient tout et
FRAGMENTS 199
(391)
Lire signifie libérer l'impulsion philologique, s'affecter soi-
même littérairement. On ne peut lire de la pure philosophie
ou poésie sans philologie 291.
(392)
Plusieurs compositions musicales ne sont que des traduc-
tions de poèmes dans le langage de la musique.
(393)
Pour pouvoir traduire parfaitement les Anciens en [langues]
modernes292, le traducteur lui-même devrait être avisé au
point qu'il pourrait, selon le besoin, tout faire en moderne,
en comprenant tout à la fois l'antique de telle façon qu'il
pourrait, non seulement l'imiter, mais aussi le recréer 293.
(394)
C'est une grande erreur de vouloir limiter la saillie à la
société. Les meilleures idées, avec leur force écrasante, leur
valeur infinie et leur fornie classique, produisent souvent
un silence gênant dans la conversation. Toutefois, la saillie
200 FRIEDRICH SCHLEGEL
(395)
Dans la prose véritable tout doit être souligné.
(396)
La caricature est une combinaison passive du naïf et du
grotesque. Le poète peut aussi bien l'utiliser tragique-
ment que comiquement 295.
(397)
Comme la nature et l'humanité se contredisent si souvent
et si vivement, sans doute la philosophie ne peut-elle évi-
ter de faire la même chose 296.
(398)
De toutes les frénésies philosophiques, le mysticisme est le
plus sobre et le meilleur marché. On doit seulement le cré-
diter d'une seule contradiction absolue : il sait pourvoir à
tous les besoins et peut encore étaler un grand luxe 297.
(399)
La totalité polémique est bien une conséquence néces-
saire de la présupposition et de l'exigence de communi-
cabilité et de communication absolues, et peut fort bien
FRAGMENTS 201
(400)
Il n'y a encore aucun sceptique qui mérite ce nom. Un tel
scepticisme devrait débuter, et finir, par l'affirmation et
l'exigence d'innombrables contradictions. Que cela puis-
se entraîner chez lui, par voie de conséquence, son auto-
anéantissement complet, n'est rien de caractéristique.
Cette maladie logique, il l'a en commun avec toute non-
philosophie. Le respect pour les mathématiques et l'appel
au sain entendement humain sont les signes diagnos-
tiques du scepticisme à demi et d'imitation 299.
(401)
Pour comprendre quelqu'un qui ne se comprend lui-
même qu'à moitié, on doit d'abord le comprendre entiè-
rement et mieux que lui, puis seulement à moitié et exac-
tement comme il se comprend 3oo.
(402)
À propos de la question de la possibilité de traduire les
Anciens, ce qui importe vraiment est que la traduction
fidèle, et dans l'allemand le plus pur, ait toujours encore
quelque chose de grec. Selon l'impression des profanes,
qui ont le plus de sens et d'esprit pour en juger, on
devrait le présumer-.
202 FRIEDRICH SCHLEGEL
(403)
La vraie recension devrait être la résolution d'une équa-
tion, le résultat et la démonstration d'une expérience phi-
lologique et d'une recherch^'^ littéraire.
(404)
On doit être né pour la philologie, comme on le doit être
aussi pour la poésie et la p h i l o s o p h i e 3 0 2 . H n'y a pas de
philologues sans philologie, dans le sens le plus originel
du mot, sans intérêt grammatical. La philologie est une
passion logique, le pendant de la philosophie, un en-
thousiasme pour la connaissance chimique : la gram-
maire, en effet, n'est rien d'autre que la partie philoso-
phique de l'art universel de la séparation et de la combi-
naison, À travers l'éducation technique mesurée de ce
sens naît la critique, dont la matière ne peut seulement
être que le classique et, tout bonnement, l'éternel, ce qui
ne peut être compris en totalité : sinon les philologues,
dont on perçoit, chez la majorité, les signes les plus com-
muns et avérés de la virtuosité profane, montreraient leur
habileté aussi volontiers en d'autres matières que pour les
œuvres de l'Antiquité pour lesquelles ils n'ont, règle
générale, ni intérêt ni sens. Cette nécessaire limitation est
toutefois aussi peu à blâmer qu'à plaindre, puisque
même ici, seule la perfection artistique conduit à la scien-
ce, et la simple philologie formelle doit s'approcher d'une
théorie matérielle de l'Antiquité et d'une histoire hu-
maine303 de l'humanité. Cela est meilleur qu'une soi-di-
sant application de la philosophie à la philologie dans le
style habituel de ceux qui, dans les sciences, compilent
plus qu'ils ne combinent. L'unique façon d'appliquer la
philosophie à la philologie ou, chose bien plus nécessai-
re, la philologie à la philosophie, est d'être, à la fois, phi-
FRAGMENTS 203
(406)
Si tout individu infini est Dieu, alors il y autant de dieux
que d'idéaux. La relation même du véritable artiste et de
l'homme vrai à leurs idéaux est entièrement une religion.
Celui à qui ce service divin intérieur est le but et la tâche
de sa vie entière, celui-là est un prêtre. C'est ce que cha-
cun peut et doit devenir.
(408)
La coquette vulgarité et le défaut cultivé sont nommés
délicatesse dans le langage de la fine société.
(409)
Pour être appelés moraux, les sentiments ne doivent pas
seulement être beaux, mais sages aussi, être, en relation
avec leur ensemble, convenables et, dans le sens le plus
élevé du mot, décents.
(410)
La banalité305 et l'économie sont le supplément nécessai-
re de toutes les natures qui ne sont pas absolument uni-
verselles. Souventes fois, le talent et la culture se perdent
complètement dans cet élément environnants''^.
(411)
L'idéal scientifique du christianisme est une caractérisa-
tion de la divinité avec d'innombrables variations.
204 FRIEDRICH SCHLEGEL
(412)
Les idéaux qui se considèrent comme inaccessibles ne
sont pas, pour cette raison même, des idéaux, mais plu-
tôt les fantômes mathématiques de la pensée purement
mécanique. Quiconque a un sens de l'infini et sait ce qu'il
veut faire avec lui, y voit le produit de forces qui se
mélangent et se séparent éternellement ; il pense en lui
ses idéaux au moins chimiquement et dit, s'il s'exprime
catégoriquement, de pures contradictions. La philoso-
phie de l'époque semble être allée aussi loin, mais pas ce-
pendant la philosophie de la philosophie : car même les
idéalistes chimiques n'ont bien souvent qu'un idéal
mathématique unilatéral du philosopher. Leurs thèses à
cet égard sont toutes vraies, c'est-à-dire philosophiques :
mais les antithèses leur manquent. Une physique de la
philosophie ne semble pas être actuelle, et seul l'esprit
parfait pourrait penser organiquement des idéaux.
(413)
Un philosophe doit parler de lui-même aussi bien qu'un
poète lyrique307.
(414)
S'il existe une Église invisible, c'est celle de ce grand et
indivisible paradoxe de la moralité et qui doit encore être
bien différencié du paradoxe purement philosophique.
Des hommes qui sont si excentriques pour être et devenir
vertueux avec un sérieux parfait s'entendent partout, se
trouvent facilement et constituent une opposition tacite
contre l'immoralité dominante qui passe, justement, pour
la moralité. Un mysticisme certain de l'expression qui, uni
à une fantaisie romantique et à une sensibilité gram-
maticale, peut être quelque chose de très attrayant et de
FRAGMENTS 205
(415)
Celui qui a un sens de la poésie et de la philosophie, pour
celui-là elles sont un individu 309.
(416)
À la philosophie appartient, selon ce que l'on entend, ou
bien aucune ou bien toutes les connaissances concrètes
(417)
On ne doit vouloir conduire ni décider quiconque à la
philosophie
(418)
Même selon l'opinion la plus commune il suffit, pour
rendre célèbre un roman, qu'un personnage nouveau soit
représenté et développé d'une manière intéressante. Le
William Lovell 312 a ce mérite indéniable, et que tous les
accessoires et les échafaudages soient communs ou mal-
heureux, comme le grand machiniste en arrière-plan de
l'ensemble, et que l'inhabituel n'y soit souvent que de
l'habituel inversé, ne sauraient certainement lui faire de
tort : le personnage était toutefois malheureusement poé-
tique. Lovell est comme Balder 3i3^ sa variation par trop
peu différente, un fantasque complet dans tous les bons
et les mauvais, les beaux et les vilains sens du mot. Le
livre entier est un combat entre la prose et la poésie, où
la prose est piétinée et où la poésie se casse le cou sur
elle-même. À propos, il a le défaut de plusieurs premières
œuvres : il hésite entre l'instinct et l'intention parce qu'il
n'a pas assez des deux. De là les répétitions par lesquelles
206 FRIEDRICH SCHLEGEL
(419)
Le monde est beaucoup trop sérieux, bien que le sérieux
soit assez rare. Le sérieux est le contraire du jeu. Le
sérieux a un but déterminé, le plus important parmi tous
ceux possibles ; il ne peut ni badiner ni se tromper ; il
tend à son but, infatigablement, jusqu'à ce qu'il l'ait
atteint. Pour cela il faut de l'énergie, de la force spirituelle
d'extension et d'intensité absolument illimitée. S'il n'y a
aucune grandeur et étendue pour l'homme, alors le mot
grandeur, au sens moral, est superflu. Le sérieux est la
grandeur dans l'action. La grandeur est ce qui possède, à
la fois, de l'enthousiasme et de la génialité, ce qui est en
même temps divin et parfait. Est parfait ce qui, simulta-
nément, est naturel et artistique. Est divin ce qui jaillit de
l'amour de l'être et du devenir purs et éternels, amour qui
est supérieur à toute poésie et toute philosophie. Il y a
FRAGMENTS 207
(420)
Qu'une femme cultivée, à propos de laquelle on peut dis-
cuter de moralité, soit dévoyée ou pure, il peut être pos-
sible de le décider de façon très précise. Si elle suit la ten-
dance générale, l'énergie de l'esprit et du caractère, sa
manifestation extérieure, et si ce qui dépend d'elle est
tout pour elle, alors elle est dévoyée. Si elle connaît
quelque chose de plus grand que la grandeur, si elle peut
sourire de son penchant, si elle est, en un mot, capable
d'enthousiasme, alors elle est innocente au sens moral.
Sous cet angle, on peut dire que toute vertu féminine est
religion. Mais que les femmes doivent croire plus en Dieu
ou le Christ que les hommes, qu'une belle et bonne
forme de libre pensée leur convienne moins qu'à eux, ce
n'est qu'un des innombrables lieux communs que
Rousseau a réunis en un système ordonné d'une théorie
de la féminité, et dans lequel l'absurdité était si évidente
et développée, qu'il devait forcément trouver un consen-
sus général
(421)
La grande foule aime peut-être les romans de Friedrich
Richter3i7 seulement pour leur apparence aventurière. En
général, il intéresse de la manière la plus variée et pour
des motifs absolument opposés. Tandis que le régisseur
instruit verse en abondance de nobles larmes en le lisant,
et que l'artiste sévère l'exècre en tant qu'astre rouge-sang
de la parfaite non-poésie de la nation et de l'époque,
l'homme de tendance universelle peut se divertir des gro-
208 FRIEDRICH SCHLEGEL
(422)
Mirabeau a joué un grand rôle dans la Révolution parce que
son caractère et son esprit étaient révolutionnaires ;
Robespierre parce qu'il obéissait inconditionnellement à la
Révolution, se consacrant tout entier à elle, l'adorant et s'en
considérant le Dieu ; Bonaparte, parce qu'il engendra et
organisa des révolutions pouvant l'annihiler 326.
(423)
L'actuel caractère national français ne coïnciderait-il pas
avec celui du cardinal de Richelieu ? Son universalité étran-
ge, et presque insipide, préfigure plusieurs des plus remar-
quables phénomènes français après lui.
210 FRIEDRICH SCHLEGEL
(424)
On peut considérer la Révolution française comme le
plus grand et le plus remarquable phénomène de l'histoi-
re des États, comme un tremblement de terre quasi uni-
versel, une incommensurable inondation dans le monde
politique ou comme un archétype des révolutions,
comme la Révolution absolue'^?. Ce sont là les points de
vue habituels. On peut toutefois la considérer comme le
point central et le sommet du caractère national français,
où se trouvent concentrés tous ses paradoxes, où comme
le plus terrible grotesque de l'époque, au sein duquel les
préjugés les plus profonds, et les pressentiments les plus
violents, eux-mêmes mélangés à un horrible chaos, se
sont entrelacés aussi bizarrement que possible afin de
former une monstrueuse tragi-comédie de l'humanité.
Pour exposer ces opinions historiques, on ne trouve plus
que des traits isolés.
(425)
Le premier mouvement de la moralité est l'opposition au
droit positif et à l'honnêteté conventionnelle, ainsi qu'une
excitabilité sans frontière du cœur Si, en plus, s'ajoutent la
négligence commune aux esprits indépendants et forts,
l'impétuosité et l'étourderie de la jeunesse, des excès sont
alors inévitables et leurs conséquences incalculables em-
poisonnent souvent une vie entière. C'est ainsi que la popu-
lace considère comme criminels, ou comme exemples
d'immoralité, ceux qui, pour l'homme vraiment moral,
appartiennent aux exceptions les plus rares, et qu'il peut
considérer autant comme créatures de son espèce que
comme citoyens de son monde. Qui ne songe ici à
Mirabeau et Chamfort ?
FRAGMENTS 211
(426)
Il est naturel que les Français dominent quelque peu à
notre époque. Ils sont une nation chimique, le sens chi-
mique est chez eux universellement éveillé et, même
dans la chimie morale, ils font toujours leurs expériences
en grand. L'époque est également une époque chimique.
Les révolutions sont universelles, mouvements non pas
organiques, mais plutôt chimiques. Le commerce en gros
est la chimie de l'économie en gros ; il y a aussi une alchi-
mie de cette sorte. La nature chimique du roman, de la
critique, de la saillie, de la mondanité, de la nouvelle rhé-
torique et de l'histoire traditionnelle est, en soi, évidente.
Avant d'arriver à "une caractéristique de l'univers et à une
classification de l'humanité, on doit se contenter de notes
sur la tonique et les manières particulières de l'époque,
sans seulement pouvoir délinéer la silhouette du géant.
Comment pourrait-on, sans ces connaissances préli-
minaires, établir si l'époque est vraiment un individu ou
bien seulement un point de collision d'autres époques ;
et où commence et finit-elle précisément ? Comment
comprendre exactement et ponctuer la période actuelle du
monde, si on ne peut au moins anticiper le caractère géné-
ral des époques successives ? Par analogie à cette pensée,
une époque organique devrait succéder à l'époque chi-
mique ; les citoyens de la terre de la prochaine révolution
solaire ne pourraient ainsi avoir de nous, peu s'en faut, la
haute opinion que nous avons de nous-mêmes, et tenir bon
nombre de choses qui sont maintenant admirées pour de
simples exercices de jeunesse utiles à l'humanité 329.
(427)
Une soi-disant recherche 33o est une expérience histo-
rique. Son objet et son résultat sont un fait. Ce qui doit être
212 FRIEDRICH SCHLEGEL
(429)
Comme la nouvelle, en chaque point de son être et de son
devenir, doit être neuve et frappante^îi, ainsi le conte poé-
tique, et spécialement la romance, devrait être infiniment
bizarre, parce qu'il ne veut pas intéresser simplement la
fantaisie, mais également enchanter l'esprit et exciter le sen-
timent ; et l'essence du bizarre semble résider dans cer-
taines liaisons .et confusions arbitraires et étranges de )a
pensée, de la création 332 et de l'action. Il y a une bizarrerie
de l'enthousiasme qui s'accorde avec la culture et la liberté
la plus haute, qui ne renforce pas seulement le tragique,
mais l'embellit et le divinise à la fois, comme dans la
Fiancée de Corinthe 333 de Goethe, qui fait époque dans
l'histoire de la poésie. Le touchant y est déchirant, et char-
me cependant de façon séduisante. Certains passages pour-
raient presque être dits burlesques, et, justement en ceux-
ci, l'horrible apparaît d'une grandeur foudroyante.
(430)
Il y a des situations et des circonstances inévitables qu'on
ne peut traiter libéralement qu'en les transformant par un
acte hardi de l'arbitraire 334^ les considérant entièrement
comme poésie. Ainsi, en cas de nécessité, tous les hommes
cultivés devraient pouvoir être poètes. On peut déduire de
cela autant que l'homme est un poète par nature, et qu'il y
a une poésie naturelle, que le contraire.
FRAGMENTS 213
(431)
« Sacrifier aux Grâces », dit à un philosophe, signifie :
Fais de l'ironie et forme-toi à l'urbanité. »
(432)
Dans plusieurs œuvres d'envergure, en particulier les
oeuvres historiques qui, par leurs détails, sont très at-
trayantes et bien écrites, on ressent, somme toute, une
monotonie déplaisante. Pour l'éviter, le coloris et le ton,
voire même le style, devraient se transformer et, dans les
différentes grandes masses de l'ensemble, être remar-
quablement différents. L'œuvre deviendrait ainsi non
seulement plus variée, mais plus systématique. Il est évi-
dent qu'une telle variation régulière ne pourrait être
l'œuvre du hasard, que l'artiste devrait savoir très préci-
sément ce qu'il veut afin de pouvoir le faire ; mais il est
évident, par ailleurs, qu'il est prématuré d'appeler art la
poésie ou la prose avant qu'elles soient parvenues à
construire parfaitement leurs œuvres. Il n'y a pas à craindre
que le génie devienne superflu, puisque le saut 335 de la
connaissance la plus intuitive et de la claire vision de ce
qui doit être produit jusqu'à sa perfection, reste toujours
infini 336.
(433)
L'essence du sentiment poétique réside peut-être en ceci
que l'on peut s'émouvoir de soi-même, s'impressionner
de rien et pouvoir rêvasser sans motif. La sensibilité mo-
rale peut très bien s'unir à un manque absolu de senti-
ment poétique 337.
(434)
La poésie doit-elle absolument être divisée ? 338 Ou bien
214 FRIEDRICH SCHLEGEL
(435)
Certains,grammairiens semblent vouloir introduire dans la
langue le principe du droit antique des peuples décré-
tant que tout étranger est un ennemi. Toutefois, un auteur
qui peut également s'en tirer sans mot étranger, devrait tou-
jours se tenir prêt à les utiliser là où le caractère du genre
exige ou souhaite un coloris d'universalité ; un esprit histo-
rique s'intéressera toujours avec respect et amour aux vieux
mots, il les rajeunira volontiers à l'occasion, eux qui ont
souvent, non seulement plus d'expérience et de raison,
mais aussi plus de vitalité et d'unité que plusieurs hommes
grammairiens ou supposés tels
(436)
Sans aucun égard au contenu, le Fûrstenspiegel^^ est très
estimable comme modèle de bon ton dans la conversa-
tion écrite, modèle que la prose allemande a assez peu
offert, et à partir duquel l'auteur qui veut mettre en rap-
FRAGMENTS 215
(437)
Comment une science peut-elle prétendre à la rigueur et
à l'achèvement, elle qui est le plus souvent ad usum del-
phini ou bien ordonnée et unie d'après le système des
causes occasionnelles, comme les mathématiques ?
(438)
L'urbanité est la saillie de l'universalité harmonieuse et
celle-ci est l'un et le tout de la philosophie historique
comme aussi de la plus haute musique de Platon 345. Les
humanoria 346 sont la gymnastique de cet art et de cette
science.
(439)
Un essai est une œuvre d'art de la critique, un nisum
repertum 347 cle la philosophie chimique. Une recension
est un essai appliqué et appliquant en considération de
l'état actuel de la littérature et du public. Les sommaires,
les annales littéraires sont des sommes ou des séries d'es-
sais. Les parallèles sont des groupes critiques. De leur
union réciproque naît le choix des classiques, le système
critique du monde pour une sphère donnée de la phi-
losophie ou de la poésie.
(440)
Toute culture pure ou désintéressée est gymnastique ou
musicale ; elle tend au développement des forces indivi-
216 FRIEDRICH SCHLEGEL
(441)
Libéral est celui qui, de tous côtés et en toutes directions,
est libre de lui-même et exerce en tout son humanité :
celui qui tient pour sacré tout ce qui agit, est ou devient,
selon la mesure de sa force, et participe à toute forme de
vie sans se laisser entraîner à la haine et au mépris par des
opinions bornées 3-^9.
(442)
Les juristes philosophes qui s'appellent ainsi ont égale-
ment, à côté de leurs autres droits, qui sont souvent
injustes, un droit naturel qui, fréquemment, l'est plus en-
core 350.
(443)
La déduction d'un concept est le titre de noblesse de sa
descendance authentique de l'intuition intellectuelle de
sa science. Car chaque science a la sienne.
(444)
Cela semble ridicule et étrange à plusieurs lorsque les
musiciens padent des idées de leurs compositions ; et il
pourrait même arriver souvent qu'on s'aperçoive qu'il y a
plus de pensées dans leur musique que sur elle-même.
Mais celui qui a un sens pour les merveilleuses affinités
dans tous les arts et toutes les sciences, ne considérera
pas la chose sous le plat point de vue de la soi-disant in-
génuité, d'après lequel la musique ne doit être que le lan-
gage du sentiment, et ne trouvera pas impossible en soi
FRAGMENTS 217
(445)
La dynamique est, en astronomie, la théorie de la quanti-
té d'énergie employée dans l'organisation de l'univers. En
ce sens, on peut les appeler toutes deux une mathéma-
tique historique. L'algèbre exige, au plus haut point, de
l'esprit 352 et de l'enthousiasme, à savoir, du genre mathé-
matique.
(446)
L'empirisme conséquent se termine par des contributions
à l'arrangement des malentendus ou par une souscription
à la vérité 353.
(447)
La fausse universalité est ou bien théorique ou bien pra-
tique. La théorique est l'universalité d'un mauvais
lexique, d'une greffe. La pratique naît de la totalité du
mélange35'i.
(448)
Les intuitions intellectuelles de la critique sont le senti-
ment de l'analyse infiniment fine de la poésie grecque et
celui du mélange infiniment plein de la satire et de la
prose romaine 355.
218 FRIEDRICH SCHLEGEL
(449)
Nous n'avons encore aucun auteur moral qui peut être
comparé aux principaux auteurs de la poésie et de la phi-
losophie. Un tel auteur devrait réunir la sublime politique
antique de Muller 356 avec la grande économie de l'uni-
vers de Forster 357^ la gymnastique et la musique morales
de Jacobi 35® ; dans le style, conjuguer celui, lourd, respec-
table, inspiré du premier avec le frais coloris et l'aimable
délicatesse du second, comme aussi la sensibilité cultivée
du troisième qui résonne partout comme un lointain
harmonica du monde des esprits.
(450)
La polémique de Rousseau contre la poésie n'est qu'une
mauvaise imitation de Platon 359. Platon en a davantage
contre les poètes que contre la poésie ; il considère la
poésie comme le dithyrambe le plus audacieux et la plus
harmonieuse musique. Épicure est un véritable ennemi
des beaux-arts : il veut détruire la fantaisie et s'en tenir
seulement au sens. D'une tout autre manière, Spinoza
pourrait sembler un ennemi de la poésie, puisqu'il
montre jusqu'à quel point avec la philosophie et la mora-
lité on peut aller loin sans poésie, et parce que c'est bien
dans l'esprit de son système de ne pas isoler la poésie.
(451)
L'universalité est la saturation réciproque de toutes les
formes et de toutes les matières. Elle ne parvient à l'har-
monie que par l'union de la poésie et de la philosophie :
il semble même manquer aux oeuvres les plus univer-
selles et parfaites de la poésie et de la philosophie iso-
lées, la dernière synthèse ; elles restent incomplètes, tout
près du but de l'harmonie. La vie de l'esprit universel est
FRAGMENTS 219
(1)
Les exigences et les traces d'une morale qui serait plus
que la partie pratique de la philosophie deviennent sans
cesse plus évidentes et distinctes. On parle même déjà de
religion. Il est temps de déchirer le voile d'Isis 36i et de
révéler le mystère. Que celui qui ne peut supporter le
regard de la déesse fuie ou périsse.
(2)
Un religieux 3^2 est celui qui ne vit que dans l'invisible,
pour qui la vérité de toute chose visible n'est qu'allégorie.
(3)
C'est seulement par la relation avec l'infini que naissent la
valeur et l'utile ; ce qui ne s'y rapporte pas absolument est
vide et inutile.
(4)
La religion est l'âme toute vivifiante de la culture, le qua-
trième élément invisible pour la philosophie, la morale et
la poésie, qui, comme le feu là où il est contenu, répand
dans le calme ses bienfaits sur toute chose, et ne se décla-
re en une destruction effrayante que par une violence et
une provocation de l'extérieur.
222 FRIEDRICH SCHLEGEL
(5)
Le sens ne comprend quelque chose qu'en l'accueillant
en lui, comme une graine, en le nourrissant, le laissant
croître jusqu'à ce qu'il donne des fleurs et des fruits.
Répandez donc la semence sacrée sur le sol de l'esprit
saris apprêt ni remplissage inutile 363.
(6)
La vie éternelle et le monde invisible ne sont à rechercher
qu'en Dieu. En Lui vivent tous les esprits, Il est un abysse
d'individualités, la seule plénitude infinie.
(7)
Libérez la religion, et une nouvelle humanité commencera.
(8)
L'auteur des Discours sur la religion?^ dit que l'entende-
ment connaît uniquement l'univers ; que l'imagination
domine, et vous aurez un dieu. Tout juste ! L'imagination
est l'organe de l'homme pour la divinité 365.
(9)
Le véritable religieux éprouve toujours quelque chose de
plus élevé que la compassion.
(10)
Les idées sont des pensées infinies, autonomes, toujours
en mouvement en elles-mêmes, divines.
(11)
C'est par la religion seulement que la philosophie naît de
la logique, de cela uniquement vient qu'elle est plus que
la science. Et au lieu d'une poésie éternelle, pleine et
IDEES 223
(12)
Y a-t-il une Aufklànxng ? ^ On ne devrait utiliser ce terme
que si l'on peut établir un principe dans l'esprit humain,
non produit artificiellement, mais plutôt par l'arbitraire,
dans la libre activité, comme la lumière dans notre système
du monde.
(13)
L'artiste est celui qui a sa religion propre, une opinion ori-
ginale de l'infini.
(14)
La religion n'est pas simplement une partie de la culture 367^
un membre de l'humanité, mais plutôt le centre de tous les
autres, partout le premier et le summum, l'absolument ori-
ginel368.
(15)
Tout concept de Dieu est un bavardage vide. Mais l'idée de
la divinité est l'idée de toutes les idées.
(16)
Le religieux n'est uniquement tel que dans le monde invi-
sible. Comment doit-il apparaître parmi les hommes ? Il ne
voudra rien d'autre sur terre que donner à l'infini la forme
de l'éternel et c'est pourquoi il doit être et rester un artiste,
quelque nom qu'ait son métier.
(17)
Lorsque les idées deviennent des dieux, la conscience de
224 FRIEDRICH SCHLEGEL
(18)
La religion doit baigner partout l'esprit de l'homme
moral, comme s'il était son élément, et ce chaos lumineux
de pensées et de sentiments divins, nous l'appelons
enthousiasme.
(19)
Avoir du génie est l'état naturel de l'homme ; il doit aussi
sortir sain des mains de la nature, et puisque l'amour est
pour les femmes ce que le génie est pour l'homme, nous
devons nous imaginer l'Âge d'Or comme celui où l'amour
et le génie étaient universels 369.
(20)
Est artiste quiconque a pour but, pour centre de son exis-
tence, de former son esprit.
(21)
Il appartient à l'humanité de devoir s'élever au-dessus de
l'humanité.
(22)
Que font les quelques mystiques qui restent encore ? - Ils
donnent plus ou moins forme au chaos grossier de la reli-
gion déjà existante. Mais ils le font en solitaires, en petit,
par de faibles tentatives. Faisons-le en grand, de toutes
parts, avec la masse entière, réveillons de leurs tombes
toutes les religions, ravivons et donnons forme aux
immortels par l'omnipotence de l'art et de la science.
IDÉES 225
(23)
La vertu est la raison devenue énergie.
(24)
La symétrie et l'organisation de l'histoire nous appren-
nent que l'humanité, depuis qu'elle a été et est devenue,
est déjà et est devenue réellement un individu, une per-
sonne. Dans cette grande personne qu'est l'humanité.
Dieu s'est fait homme.
(25)
La vie et la force de la poésie résident en ceci qu'elle sort
d'elle-même, arrache un morceau de religion, puis
retourne en soi pendant qu'elle se l'approprie. Il en est de
même avec la philosophie.
(26)
La saillie est la manifestation, l'éclair extérieur de l'imagi-
nation. De là sa divinité et la ressemblance de la mystique
avec la saillie.
(27)
La philosophie de Platon est une digne préface à la reli-
gion de l'avenir.
(28)
L'homme est un regard rétrospectif et créateur de la natu-
re sur elle-même.
(29)
L'homme est libre lorsqu'il produit ou rend visible Dieu,
il devient ainsi immortel.
226 FRIEDRICH SCHLEGEL
(30)
La religion est absolument insondable. En elle, on peut
toujours creuser plus profondément, partout, à l'infini 37o.
(31)
La religion est la force centripète et centrifuge de l'esprit
humain et elle les unit.
(32)
Que le salut du monde soit à attendre des savants, je
l'ignore. Mais il est temps que tous les artistes se réunis-
sent en tant que confédérés d'un serment éternel.
(33)
La moralité d'un écrit ne dépend pas du sujet ou de la
relation entre l'auteur et ceux à qui il s'adresse, mais plu-
tôt de l'esprit du traitement. Si celui-ci respire toute la plé-
nitude de l'humanité, alors l'écrit est moral. Mais s'il n'est
que l'œuvre d'une force et d'un art isolés, il ne l'est pas.
(34)
Celui qui a de la religion parlera le langage de la poésie.
Mais la philosophie est l'outil pour la trouver et la décou-
vrir.
(35)
Comme les généraux des Anciens qui parlaient aux guer-
riers avant la bataille37i, ainsi le moraliste, dans le combat
de notre époque, devrait parler aux hommes.
(36)
Tout homme complet a du génie. La vertu véritable est
génialité.
IDEES 227
(37)
La culture est le bien suprême et la seule chose utile372.
(38)
Dans le monde du langage ou, ce qui est la même chose,
dans le monde de l'art et de la culture, la religion apparaît
nécessairement comme mythologie ou comme bible.
(39)
Le devoir des kantiens est au commandement de l'honneur,
à l'appel de la vocation et à la divinité en nous, ce que la
plante séchée est à la fleur fraîche, vivante sur la tige.
(40)
Une relation déterminée à la divinité doit être aussi insup-
portable au mystique qu'une opinion déterminée, un
concept de celle-ci.
(41)
Rien n'est plus nécessaire à notre temps qu'un contrepoids
spirituel à la Révolution et au despotisme qu'elle exerce sur
les esprits avec la concentration des plus grands intérêts
mondiaux. Où devons-nous chercher et trouver ce contre-
poids ? La réponse n'est pas difficile ; en nous, incontesta-
blement, et celui qui a saisi le centre de l'humanité, celui-là
aura trouvé, à l'instant même, ici, le point central de la cul-
ture 373 moderne, ainsi que l'harmonie de tous les arts et
sciences jusqu'alors divisés et opposés.
(42)
Si on en croit les philosophes, ce que l'on appelle religion
est une philosophie volontairement populaire ou instinc-
tivement ingénue. Les poètes semblent plutôt la tenir
228 FRIEDRICH SCHLEGEL
(43)
Les artistes sont aux hommes ce que les hommes sont
aux autres créatures terrestres.
(44)
Nous ne voyons pas Dieu, mais nous apercevons partout
le divin et, avant tout, de la manière la plus réelle, dans le
cœur de l'homme raisonnable, dans la profondeur d'une
œuvre humaine vivante. Tu peux immédiatement sentir,
immédiatement penser la nature, l'univers ; mais pas la
divinité. Seul l'homme parmi les hommes peut créer divi-
nement, penser et vivre avec religion 376. Nul ne peut être
le médiateur377 direct de lui-même ou de son esprit, parce
que le médiateur doit être un pur objet dont le centre est
à l'extérieur de celui qui l'intuitionne. On choisit et pose
le médiateur, mais on ne peut le choisir et le poser que s'il
s'est déjà posé comme tel. Un médiateur est celui qui per-
çoit le divin en son sein, s'abandonne et s'anéantit lui-
même pour annoncer cet élément divin, le communiquer,
le représenter à tous les hommes par les coutumes et
dans les actions, par les paroles et par les œuvres^^s. Si
cette impulsion ne suit pas, c'est que ce qui fut alors
perçu n'était ni divin ni particulier. Communiquer et être
IDEES 229
(45)
Un artiste est celui qui a son centre en lui-même. Qui ne
l'a pas en soi doit se choisir un guide ou un médiateur
déterminés, non point pour toujours, bien sûr, mais seu-
lement au début379. Car sans un centre vivant, l'homme ne
peut pas être, et s'il ne l'a pas encore en lui, alors il doit
seulement le chercher chez un homme, et uniquement
chez un homme dont le centre peut stimuler et réveiller
le sien.
(46)
La poésie et la philosophie sont, comme on l'entend
généralernent, des sphères et des formes différentes ou
aussi les facteurs^so de la religion. Essayez seulement de
les unir vraiment, et vous n'obtiendrez rien d'autre que la
religion.
(47)
Dieu est tout ce qui est absolument originel et grand,
c'est-à-dire l'individu même à la plus haute puissance.
Mais la nature et le monde ne sont-ils pas aussi des in-
dividus ?
(48)
Là où s'arrête la philosophie, la poésie doit débuter. Un
point de vue commun, une mentalité naturelle, en
contre-pied de l'art et de la culture une vie simple, ne
doivent pas exister ; c'est-à-dire qu'aucun royaume de la
grossièreté ne doit être pensé par-delà les frontières de la
culture. Tout membre pensant de l'organisation ne ressent
230 FRIEDRICH SCHLEGEL
(49)
Donner un but déterminé à l'union des artistes, c'est instal-
ler un misérable institut à la place de l'union étemelle, c'est
abaisser la communauté des Saints à l'État.
(50)
Vous vous étonnez de l'époque, de l'énergie gigantesque
qui fermente, des renversements, et vous ignorez à quelles
nouvelles naissances vous devez vous attendre. Comprenez
pourtant et répondez à la question s'il se peut produire
quelque chose dans l'humanité qui n'ait pas son fondement
en elle-même. Tout mouvement ne doit-il pas venir du
centre, et où est le centre ? La réponse est claire, et montre
aussi, par conséquent, les phénomènes comme une grande
résurrection de la religion, une métamorphose générale. En
vérité, la religion est, en soi, étemelle, égale à elle-même,
immuable comme la divinité, et justement pour cela, appa-
raît sous des formes toujours neuves et diverses.
(51)
Nous ne saurons pas ce qu'est un homme jusqu'à ce que
nous n'apprenions de l'essence de l'humanité pourquoi il y
a des hommes qui ont du sens et de l'esprit, et d'autres à qui
il en manque.
(52)
Se présenter comme représentant de la religion est encore
plus sacrilège que de vouloir en fonder une.
IDÉES 231
(53)
Aucune activité n'est aussi humaine que celle qui, sim-
plement, complète, réunit et s t i m u l e ^ s z .
(54)
L'artiste doit vouloir aussi peu dominer que servir. Il ne
peut qu'éduquer, rien d'autre qu'éduquer ; pour l'État, il
ne peut donc éduquer que les maîtres et les valets, élever
jusqu'à l'artiste les politiciens et les régisseurs.
(55)
Un système d'une large étendue ainsi que le sens pour le
chaos en dehors de lui n'est pas uniquement le fait d'une
vaste culture, de même que pour atteindre l'humanité, il
faut un sens par-delà l'humanité.
(56)
Comme les Romains furent la seule nation qui fut une
nation complète, ainsi notre époque est la première
époque véritable.
(57)
La richesse de la culture383^ tu la trouveras dans notre plus
haute poésie, mais l'humanité profonde, chérche-la
auprès du philosophe.
(58)
Même les soi-disant éducateurs du peuple, que l'État a
institués, doivent devenir à leur tour des poètes et avoir
des sentiments religieux : mais ils ne le peuvent que s'ils
se joignent à la plus haute culture.
232 FRIEDRICH SCHLEGEL
(59)
Rien n'est plus spirituel ^ et grotesque que la mytholo-
gie antique et le christianisme ; et ce parce qu'ils sont très
mystiques.
(60)
L'individualité est précisément l'élément originel et éter-
nel de l'homme ; la personnalité importe moins. S'exercer
à l'éducation 385 et au développement de cette individua-
lité comme profession suprême serait un égoïsme divin.
(61)
Depuis longtemps déjà on parle d'une toute-puissance de
la lettre sans vraiment savoir ce que l'on dit. Il est temps
que l'on devienne sérieux, que l'esprit se réveille et re-
couvre la baguette magique perdue 386.
(62)
On a autant de morale qu'on a de philosophie et de poé-
sie.
(63)
La vraie intuition centrale du christianisme est le péché387.
(64)
L'humanité devient un individu par les artistes 388^ pen-
dant qu'ils unissent, dans le présent, le monde passé et la
postérité. Ils sont le plus haut instrument de l'âme 389^ où
se rencontrent les esprits vivants de toute l'humanité
extérieure et au sein duquel agit, avant tout, l'humanité
intérieure 390.
IDÉES 233
(65)
C'est uniquement par la culture que l'homme devient
complètement homme et se pénètre d'humanité 392.
(66)
Les premiers protestants voulaient de bonne foi vivre
selon l'Écriture, la prendre au sérieux et détruire tout le
reste.
(67)
La religion et la morale sont des contraires symétriques,
comme la poésie et la philosophie 393.
(68)
Humanisez votre vie et vous en aurez assez fait ; mais
vous n'atteindrez jamais le sommet de l'art et la profon-
deur de la science, sans quelque chose de divin.
(69)
L'ironie est la conscience claire de l'agilité éternelle, du
Chaos infini et complet 394.
(70)
La musique est proche parente de la morale, l'histoire
l'est de la religion : le rythme est l'idée de la musique, tan-
dis que l'histoire va au primitif.
(71)
Un chaos est seulement ce désordre d'où un monde peut
surgir 395.
(72)
C'est en vain que vous cherchez dans ce que l'on nomme
234 FRIEDRICH SCHLEGEL
(73)
Il n'y a aucun dualisme sans primauté ; ainsi, la morale
elle-même n'est pas l'égale de la religion, mais lui est sub-
ordonnée398.
(74)
Unissez les extrêmes et vous aurez ainsi le vrai milieu.
(75)
Comme la plus belle fleur d'organisation particulière, la
poésie est très locale ; la philosophie de différentes pla-
nètes ne serait pas si différente.
(76)
Une morale sans goût pour le paradoxe est banale.
(77)
L'honneur est la mystique de la loyauté.
(78)
Toutes les pensées de l'homme religieux sont étymolo-
giques, un retour de tous les concepts à l'intuition primi-
tive, au particulier.
(79)
Il n'y a qu'wn sens, et dans ce sens unique tout est com-
pris ; le plus spirituel399 est le plus originel, les autres sont
dérivés.
IDÉES 235
(80)
Nous sommes unis ici parce que nous avons le même
sentiment, et là nous ne le sommes pas, parce que toi et
moi différons d'avis. Qui a raison et comment pouvons-
nous ne devenir qu'un ? Ce n'est que par la culture
laquelle élargit chaque sentiment particulier jusqu'au sen-
timent universel et infini ; et par la foi en ce sentiment, ou
dans la religion, nous sommes déjà unis avant même de
le devenir.
(81)
Toute relation de l'homme à l'infini est religion, c'est-à-
dire de l'homme dans toute la plénitude de son humanité.
Si le mathématicien calcule l'infiniment grand, cela n'est
certainement pas de la religion. L'infini, pensé dans cette
plénitude, est la divinité.
(82)
On ne vit que dans la mesure où l'on vit d'après ses
propres idées. Les principes ne sont que des moyens ; la
vocation est une fin en soi.
(83)
L'homme ne devient homme que par l'amour et la
conscience de l'amour
(84)
Tendre à la moralité est bien le pire passe-temps, les exer-
cices de dévotion exceptés. Pouvez-vous apprivoiser une
âme, un esprit ? Il en va ainsi de la religion et même de la
morale, qui ne doivent pas glisser sans médiation sur
l'économie et la politique de la vie.
236 FRIEDRICH SCHLEGEL
(85)
Le noyau, le centre de la poésie est à trouver dans la
mythologie et les mystères des Anciens. Rassasiez
de l'idée d'infini le sentiment de la vie, vous comprendrez
alors les Anciens et la poésie.
(86)
Est beau ce qui rappelle la nature et excite ainsi le senti-
ment de l'infinie plénitude de la vie. La nature est orga-
nique, c'est pourquoi la suprême beauté est éternelle et
toujours végétale ; la même chose vaut également pour la
morale et l'amour.
(87)
L'homme véritable est celui qui a pénétré jusqu'au cœur
de rhumanité^fo^.
(88)
Il y a une belle franchise qui, comme une fleur, ne s'ouvre
que pour exhaler un parfum.
(89)
Comment la morale ne devrait appartenir qu'à la philoso-
phie, alors que la plus grande part de la poésie se rap-
porte à l'art de vivre et à la connaissance des hommes !
Est-elle donc indépendante des deux, ou bien n'existe-
t-elle que pour elle-même ? Ou bien est-elle comme la
religion, et ne doit jamais apparaître isolée ?
(90)
Tu voulais détruire la phOosophie et la poésie afin de
gagner de l'espace pour la religion et la morale que tu
méconnaissais : mais tu n'as pu rien détruire que toi-même.
IDEES 237
(91)
Toute forme de vie est, par son origine première, non pas
naturelle, mais plutôt divine et humaine ; elle doit donc
naître de l'amour, de la même façon qu'il ne peut y avoir
entendement sans esprit.
(92)
L'unique opposition significative à la religion des
hommes et des artistes qui partout est en germe, doit être
attendue des quelques vrais chrétiens qui restent encore.
Mais eux aussi, lorsque l'aube se lèvera vraiment, se pros-
terneront et adoreront.
(93)
La polémique ne peut qu'affiner l'entendement et doit
exterminer la déraison. Elle est complètement philoso-
phique ; la colère et la rage religieuses contre la limitation
perdent leur dignité sitôt qu'elles apparaissent en tant
que polémique orientée dans une direction déterminée,
sur un objet et un but uniques.
(94)
Les quelques révolutionnaires qu'il y avait dans la
Révolution étaient des mystiques comme seuls les
Français de notre époque peuvent l'être. Ils constituèrent
leur essence et leur agir en religion ; mais, dans l'histoire
de l'avenir, la mission et le mérite suprêmes de la
Révolution apparaîtront ceux d'avoir été le plus intense
encouragement à la religion cachée'"'?.
(95)
Le nouvel Évangile éternel prophétisé par Lessing aura
l'aspect d'une bible, mais non d'un livre unique dans le
238 FRIEDRICH SCHLEGEL
(96)
Toute philosophie est idéalisme et il n'y a de vrai réalis-
me que celui de la poésie. Mais la poésie et la phi-
losophie sont des extrêmes. On dit cependant que cer-
tains sont de purs idéalistes, d'autres des réalistes déci-
dés, et c'est une observation très juste. Autrement dit, cela
signifie qu'il n'y a pas encore d'hommes complètement
cultivés''07^ qu'il n'y a pas encore de religion.
(97)
C'est un signe favorable que le profond physicien qu'est
B a a d e r ^ o s se soit élevé, du milieu même de la physique,
IDÉES 239
(98)
Pense à un fini formé comme l'infini, et tu penses alors à
un homme.
(99)
Veux-tu pénétrer l'intimité de la physique, alors initie-toi
aux mystères de la poésie.
(100)
Nous connaîtrons les hommes en connaissant le centre
de la terre.
(101)
Là où il y a de la politique et de l'économie, il n'y a pas
de morale.
(102)
Le premier parmi nous qui eut l'intuition intellectuelle de la
morale, qui a reconnu et annoncé, avec un enthousiasme
divin, l'archétype d'une humanité parfaite dans les formes
de l'art et de l'antiquité, fut le saint Winckelmann^o9.
(103)
Celui qui ne connaît pas la nature à travers l'amour ne la
connaîtra jamais.
(104)
L'amour originel n'apparaît jamais pur, mais sous des
couverts et des formes multiples telles que la confiance,
240 FRIEDRICH SCHLEGEL
(105
Fichte aurait donc attaqué la religion ? ''lo- Si l'essence de
la religion est l'intérêt porté au suprasensible, alors toute
sa doctrine est une religion en forme de philosophie.
(106)
Ne jette pas ta foi et ton amour ^^ dans le monde poli-
tique, mais sacrifie au divin monde de la science et de
l'art ce qui, en toi, est de plus intime, en l'immergeant
dans le fleuve de feu sacré de la culture éternelle.
(107)
Dans une sereine harmonie, la Muse de Hùlsen chan-
te de belles et sublimes pensées sur la culture l'huma-
nité et l'amour. C'est de la morale dans le plus haut sens
du terme, mais une morale pénétrée de religion, dans le
passage du changement spécieux du syllogisme au libre
courant de l'épopée.
(108)
Ce qu'il était possible de faire aussi longtemps que la phi-
losophie et la poésie étaient séparées, est fait et accompli.
Le temps est maintenant arrivé d'unir les deux.
(109)
L'imagination et la saillie sont ton unique trésor ! -
Interprète l'aimable apparence et prends le jeu au sérieux :
tu comprendras ainsi le centre et retrouveras l'art que tu
vénères dans une lumière supérieure.
IDÉES 241
(110)
La différence entre la religion et la morale repose tout
simplement dans l'antique division de toutes choses, en
choses divines et humaines, pourvu qu'on la comprenne
bien «5.
(111)
Ton but est l'art et la science, ta vie amour et culture
Tu es, sans le savoir, sur la voie menant à la religion.
Reconnais-le, et tu es certain d'atteindre ce but.
(112)
À notre époque et de nos jours, il n'est pas possible de
dire plus pour la gloire du christianisme que ceci : l'au-
teur des Discours sur la religionfi'^'^ est un chrétien.
(113)
L'artiste qui ne se sacrifie pas totalement n'est qu'un ser-
viteur inutile.
(114)
Aucun artiste ne doit être le seul et unique artiste des
artistes, l'artiste central ou le directeur de tous les
autres'ii'^, mais tous doivent l'être également, chacun se-
lon son point de vue. Aucun ne doit être simplement le
représentant de son genre, mais doit plutôt mettre lui-
même et son genre en relation au tout, et par ce moyen
le déterminer et donc le dominer. De même que les séna-
teurs romains sont les vrais artistes, un peuple de rois.
(115)
Si tu veux agir en grand, alors enflamme et éduque les
jeunes et les femmes. C'est ici en premier lieu qu'il est
242 FRIEDRICH SCHLEGEL
(116)
Chez l'homme, la noblesse extérieure se rapporte au
génie comme la beauté des femmes à la capacité d'aimer,
au sentiment ''20.
(117)
La philosophie est une ellipse. L'un des centres dont nous
sommes actuellement le plus proches est l'autonomie de
la raison. L'autre est l'idée de l'univers, et dans celui-ci la
philosophie touche à la religion.
(118)
Les aveugles qui parlent d'athéisme ! Y eut-il donc jamais
un théiste ? Comme si quelque esprit humain avait été
déjà maître de l'idée de divinité !
(119)
Salut aux vrais philologues ! Ils font des choses divines, ils
élargissent le sens de l'art au-delà du champ de l'érudi-
tion. Aucun savant ne devrait être qu'un ouvrier
(120)
L'esprit de nos anciens héros allemands de l'art et de la
science doit rester nôtre tant que nous restons Allemands.
L'artiste allemand est dépourvu de caractère ou bien alors
possède celui d'Albrecht Durer de Kepler de Hans
Sachs celui d'un Luther ou d'un Jacob Bôhme''25. Ce
caractère -<26 est loyal, sincère, solide, exact et profond,
ainsi qu'innocent et un peu maladroit. Seuls les Aile-
IDÉES 243
(121)
Écoutez-moi seulement et voyez pourquoi vous n'êtes
pas capables de vous entendre entre vous, et j'aurai ainsi
atteint mon but. Le sens pour l'harmonie est-il éveillé,
qu'il est temps alors de dire avec plus d'harmonie
l'unique chose qui doit être éternellement redite.
(122)
Là où les artistes fondent une famille, là sont les assem-
blées originelles de l'humanité 'i^s.
(123)
La fausse universalité est celle qui émousse toute forme
de culture particulière et repose sur la moyenne. Par une
universalité véritable, au contraire, l'art deviendrait en-
core plus artistique que celui qui, par exemple, peut être
isolé, la poésie plus poétique, la critique plus critique,
l'histoire plus historique et ainsi de suite. Cette universa-
lité peut naître si le simple rayon de religion et de mora-
le touche et féconde un chaos de saillie combinatoire.
Alors fleurissent d'elles-mêmes la poésie et la philosophie
suprêmes.
(124)
Pourquoi maintenant le summum s'extériorise-t-il si sou-
vent comme fausse tendance ? - Parce que celui qui ne se
comprend pas lui-même ne comprend pas ses compa-
gnons. Vous devez donc croire que vous n'êtes pas seul,
pressentir partout une infinité de choses sans vous lasser
244 FRIEDRICH SCHLEGEL
(125)
Que celui qui, en lui, pressent profondément quelque
chose de suprême et ne sait pas comment il doit se l'ex-
pliquer, lise les Discours sur la religion ; ce qu'il sentait
en lui s'éclaircira jusqu'à devenir parole et discours.
(126)
Une famille ne peut se former qu'autour d'une femme
aimante.
(127)
Les femmes ont moins besoin de la poésie des poètes
parce que leur essence intime est poésie.
(128)
Les mystères sont féminins ; ils se voilent volontiers,
mais veulent cependant être vus et devinés.
(129)
Tout dans la religion est aube et lueur d'aurore ''30.
(130)
Celui-là seul qui est uni avec le monde peut être uni avec
lui-même.
(131)
Le sens secret du sacrifice est l'anéantissement du fini
parce qu'il est fini. Pour montrer que cela n'est fait que
IDÉES 245
(132)
Séparez toute la religion de la morale et vous aurez la
véritable énergie du mal en l'homme, le principe terrible,
cruel, furieux et inhumain de ce qui, originellement, re-
pose dans son esprit. La séparation de l'inséparable se
punit ici de la plus horrible façon ''32.
(133)
Je pade d'abord avec ceux qui regardent déjà vers
l'Orient.
(134)
Tu supposes en moi quelque chose de supérieur et te de-
mandes pourquoi je me tais précisément à la frontière ? -
C'est parce qu'il est encore trop tôt.
(135)
Les dieux nationaux allemands ne sont pas Hermann433 ni
Wodan'iJ^ mais l'art et la science. Pense une fois encore à
246 FRIEDRICH SCHLEGEL
(136)
De quoi suis-je et dois-je être fier en tant qu'artiste ? - De la
décision qui me sépare et m'isole pour toujours de toute
chose vulgaire ; de l'œuvre qui franchit divinement toute
intention et de laquelle nul n'apprendra jusqu'au bout ; de la
faculté d'adorer la perfection qui est devant moi ; de la
conscience que je puis animer mes compagnons dans leur
activité la plus intime, que tout ce qu'ils créent est un gain
pour moi.
(137)
La dévotion des philosophes est théorie, pure intuition du
divin, réfléchie, calrne et sereine dans le silence de la solitude.
Spinoza en est l'idéal. La condition religieuse du poète est
passionnée et communicante. À l'origine est l'enthousiasme,
à la fin reste la mythologie. Ce qu'il y a au centre a le caractère
de la vie jusqu'à la diversité des sexes. Comme je l'ai déjà dit,
les mystères sont féminins ; les orgies veulent soumettre
et féconder tout ce qui est dans la joie exubérante de la force
virile.
(138)
Précisément parce que le christianisme est une religion de la
mort, il pourrait être traité avec un réalisme extrême et avoir
ses orgies aussi bien que la religion antique de la nature et
de la vie.
IDÉES 247
(139)
Il n'y a d'autre autoconnaissance que celle qui est histo-
rique. Nul ne sait qui il est, s'il ignore qui sont ses
contemporains, et avant tout le plus grand contemporain
de la ligue'^'ii, le maître des maîtres, le génie de l'époque.
(140)
Un des devoirs les plus importants de la ligue'^^2 est l'ex-
pulsion des non-membres qui se sont insinués parmi les
contemporains. Le bousillage ne doit plus être admis.
(141)
O combien misérables - j'entends chez les meilleurs
d'entre vous - sont vos concepts du génie ! Là où vous
trouvez du génie, je trouve souvent l'abondance de
fausses tendances, le centre du bousillage. Un peu de
talent et beaucoup de fanfaronnades, voilà ce qu'ils ap-
précient tous, et ils se vantent de savoir très bien que le
génie incorrect doit être ainsi. Cette idée se perd-elle
donc aussi ? L'homme sensé n'est-il pas le mieux adapté
pour entendre le mot d'esprit ? Seul le religieux a un
esprit, un génie, et tout génie est universel. Celui qui n'est
qu'un simple représentant n'a que du talent.
(142)
Comme les marchands au Moyen-Âge, les artistes
devraient maintenant se réunir en une Hanse pour se
protéger, en quelque sorte, réciproquement.
(143)
Il n'y a pas de plus grand monde que le monde des
artistes. Ils vivent une vie supérieure. Le bon ton se fait
encore attendre. Il serait là où chacun s'exprimerait libre-
248 FRIEDRICH SCHLEGEL
(144)
Une fois pour toutes vous exigez du penseur un sens ori-
ginal et accordez même au poète une certaine mesure
d'enthousiasme. Mais savez-vous aussi ce que cela signi-
fie ? Vous avez sans le savoir mis le pied sur une terre
sacrée ; vous êtes des nôtres.
(145)
Tous les hommes sont quelque peu ridicules et gro-
tesques, simplement parce qu'ils sont des hommes ; et
sous cet angle les artistes sont bien doublement humains.
Il en est ainsi, il en fut ainsi et il en sera ainsi.
(146)
Même dans les usages extérieurs, le style de vie des
artistes devrait se distinguer complètement de celui du
reste de l'humanité. Ils sont des brahmanes, une caste
supérieure, nobles, non par la naissance, mais par la libre
autoconsécration.
(147)
Ce que l'homme libre constitue absolument, ce à quoi
l'homme servile réfère tout, est sa religion. Il y a un sens
profond dans l'expression : ceci ou cela est son Dieu ou
son idole, et dans d'autres semblables.
(148)
Qui décachettera le livre magique de l'art et libérera l'es-
prit saint qui y était enfermé ? Seulement l'esprit sem-
blable.
IDEES 249
(149)
Sans poésie, la religion devient obscure, fausse et
méchante ; sans philosophie, débauchée par toutes sortes
de luxures, lascive jusqu'à l'autocastration.
(150)
On ne peut ni expliquer ni comprendre l'univers, mais
seulement l'intuitionner et le révéler. Cessez donc d'ap-
peler univers le système de l'empire, et apprenez, si vous
ne l'avez pas encore fait chez Spinoza, la vraie idée reli-
gieuse de l'univers dans les Discours sur la religion.
(151)
La religion peut se manifester sous toutes les formes du
sentiment. La colère sauvage et la douleur la plus suave,
la haine vorace et l'heureuse humilité du sourire de l'en-
fant confinent ici immédiatement, l'un près de l'autre.
(152)
Si tu veux contempler parfaitement l'humanité, cherche
alors une famille. Dans la famille, les âmes deviennent
une unité organique ; c'est pourquoi elle est toute poésie.
(153)
Toute autonomie est originelle, elle est originalité et toute
originalité est morale, elle est originalité de l'homme
entier. Sans elle, il n'y a pas d'énergie de la raison, nulle
beauté de l'âme
(154)
On parle d'abord de ce qu'il y a de plus haut avec une
franchise absolue, nonchalamment, mais en regardant
droit au but.
250 FRIEDRICH SCHLEGEL
(155)
J'ai exprimé quelques idées qui se réfèrent au centre, j'ai
salué l'aurore selon mon opinion, d'après mon point de
vue. Que celui qui connaît le chemin fasse la même
chose, selon son opinion et d'après son point de vue.
IDÉES 251
A Novalis
Genèse, I, 31.
11 ' '^
^^ En art, l'artiste ne parvient jamais à réaliser parfaite-
ment le programme projeté. L'autolimitation est sa prise
de conscience des possibilités infinies qu'offre le
monde, en tant que matière artistique, et de ses propres
limites d'expression. Cette prise de conscience s'expri-
me à travers l'ironie schlégélienne. Pour en savoir
davantage sur les notions d'autolimitation, le lecteur
peut consulter Rouge I. in Revue de Métaphysique et de
morale, 1934, p. 216. On verra aussi Marburger Hand-
scbriften, Heft I, p. 16 : « Une inclination est une autoli-
mitation, c'est-à-dire un résultat d'autocréation et d'auto-
destruction. »
^^ Fr. Schlegel veut attirer l'attention sur ce que la philo-
sophie hégélienne appellera le négatif l'élabora-
tion des théories esthétiques. Ce négatif, il convient de
l'appeler « laideur », et il reviendra à Karl Rosenkranz
d'en faire une analyse magistrale, non traduite en fran-
çais, dans son Àsthetik des HàJSlichen, Kônigsberg,
Borntrâger, 1853-
Fr. Schlegel fait ici allusion à la distinction schillerien-
ne des genres poétiques établie dans l'essai « Ûber naïve
und sentimentalische Dichtung » (De la poésie naïve et
sentimentale, 1795/96). Schiller y confrontait la poésie
antique à celle de son époque, en tâchant de caractériser
l'essence propre de chacune. Cet essai eut beaucoup
d'influence sur le développement des idées esthétiques
du jeune Fr. Schlegel. Schiller y définissait l'art des
Anciens comme un art naïf, puisque plus proche de la
nature, et l'art moderne comme sentimental, parce que
sentant l'impulsion vers cette nature antique qu'il ne
peut atteindre. Fr. Schlegel, pour sa part, reprit la divi-
sion, en parlant plutôt d'art objectif ou subjectif (ou inté-
NOTES 259
kespeare, Hamlet, I, 5.
En latin le mot signifie tout à la fois nez et satire.
Selon l'apparat critique de Eichner, ce fragment est sans
attribution.
Fragment qui est peut-être d'August-Wilhelm.
Philosophie ; Weltiveisheit, littéralement : sagesse univer-
selle.
On verra aussi A-252.
^ Fragment sans attribution certaine.
100 On verra aussi Id-39.
101 Fragment sans attribution certaine.
In den reinen Gesetzen.
Fragment sans attribution certaine. Un rapport à Caroli-
ne Bôhmer est envisageable.
^ ^ Il s'agit ici, à l'acte II, de la scène 5 de la pièce Le soir des
Rois.
On verra aussi A-238.
10" Fr. Schlegel parle ici des fragments.
^^^ Fragment sans attribution certaine.
On croirait lire ici le principe fondamental de l'hermé-
neutique.
Fragment sans attribution certaine.
110 Fragment sans attribution certaine.
^^^ Fragment sans attribution certaine.
^^^ Fragment sans attribution certaine.
Fragment sans attribution certaine.
^^^ « Tous les hommes sont les variations d'un individu
complet, c'est-à-dire d'un mariage. » Novalis, Fragments,
c^. cit., p. 184.
À quatre ; en français dans le texte.
I l 6 Fragment sans attribution certaine.
On verra aussi A-126 et 258.
En parade ; en français dans le texte.
NOTES 273
Culture ; Bildung.
' Voir les notes aux fragments A-425 et Id-8. Aussi Id-
125 et 150.
^^^ Il s'agit peut-être là d'un trait lancé à Schiller, dont la
polémique avec Fr. Schlegel est bien connue.
Agir; wirken. Aussi avoir de l'influence.
420 Cœur; Gemût.
Voir aussi A-404.
Albrecht Diirer (1471-1528), peintre et graveur alle-
mand. Son œuvre importante fait de lui un des re-
présentants majeurs de la pensée de la Renaissance dans
les pays nordiques. Il fut l'une des figures privilégiées
de la.« mythologie » artistique du romantisme allemand.
Wackenroder fait de lui, dans ses Épancbements, le pré-
curseur des valeurs allemandes. Tieck, dans son Stefn-
bald, n'est pas non plus sans manifester l'admiration la
plus grande pour Durer.
^^^ Kepler (1571-1630), astronome et mathématicien alle-
mand contemporain de Galilée. Défenseur de l'hé-
liocentrisme copernicien, il révéla la vraie nature des
orbites planétaires ainsi que les lois par lesquelles elles
se meuvent sur elles-mêmes. Il fut un véritable réfor-
mateur de l'astronomie.
424 Hans Sachs (1494-1576), poète allemand. Il voyagea
durant sa jeunesse et vint ainsi en contact avec les Meis-
tersànger, pour s'installer ensuite à Nuremberg où il
exerça la profession de cordonnier. En 1517, il y devint
maître-chanteur. Son œuvre immense comprend plus de
4000 chansons. Avec Die Wittembergisch Nacbtigall, où
il célèbre Luther, il prit parti pour la Réforme. Ami de
nombreux humanistes, il contribua à propager les
idéaux de l'humanisme dans la bourgeoisie allemande
de son époque. Boudé par la littérature de VAufklàrung,
310 FRIEDRICH SCHLEGEL
Wieland, A-436
William Lovell, A-418
Winckehnann, A-149, Id-102,
135
Wodan, Id-135
Wolff, A 82
Xénophon, A-160
CHRONOLOGIE
INTRODUCTION 7
I Considérations Générales 7
II Romantisme d'Iéna 26
III Généalogie de la pensée schlégélienne 34
IV Théorie de la Bildung 39
V Art et cultures 49
VI La poésie romantique 57
VII Poésie et philosophie romantique 66
VIII La religion 74
IX L'homme 80
X Critique 83
ÉTABLISSEMENT DU TEXTE 91
FRAGMENTS CRITIQUES 97
FRAGMENTS 127
IDÉES 221
NOTES 253
INDEX THÉMATIQUE 315
CHRONOLOGIE 335
Avec ce volume, nous disposerons enfin d'une véritable
édition des fragments de Friedrich Schlegel, bien mise en pers-
pective dans la vaste introduction de son traducteur, commo-
dément utilisable grâce à son index thématique et à sa chro-
nologie.
C'est aux sources du monde grec que Friedrich Schlegel ira
puiser pour construire son système esthétique, persuadé que
l'étude des anciens permet l'éclosion d'un goût et d'un sens
historiques mieux assurés.
Ce programme de réconciliation sera celui de la poésie
romantique, qui devra être universelle et progressive et entre-
tiendra des liens assez étroits avec la pensée spéculative.
Ces fragments furent publiés dans VAthenaûm. Comme
ceux de Novalis, ce sont des réflexions, des méditations philo-
sophiques, religieuses, scientifiques, poétiques et critiques
abordant tous les thèmes (d'où la nécessité de l'index théma-
tique) - allant de l'aphorisme :
— Un critique est un lecteur qui rumine. Il devrait donc
avoir plus d'estomac.
— Qui veut quelque chose d'infini, ne sait pas ce qu'il
veut. Cette proposition ne se laisse toutefois pas inverser
— Combien y a-t-il au juste d'auteurs parmi les écri-
vains ? Auteur signifie créateur
— La saillie est une explosion d'esprit comprimé.
— Vouloir juger de tout est une grande erreur ou un
péché mignon —
à des réflexions plus argumentées sur les thèmes les plus
divers ; l'écriture, par exemple :
L'écrivain analytique observe le lecteur comme il est :de
cela il fait ses calculs, apprête ses machines afin de produire
sur lui l'effet voulu. L'écrivain synthétique se construit et se
crée un lecteur, comme il doit être. H ne le représente pas pas-
sif et mort, mais en vie et s'opposant. Il fait en sorte que ce
qu'il a découvert se déroule graduellement devant les yeux
du lecteur, ou bien le pousse à le découvrir lui-même. Il ne
veut produire sur lui aucun effet déterminé, mais entre plu-
tôt avec lui dans la relation sacrée de la plus intime sym-
philosophie ou sympoésie.
ISBN 2 - 7 1 4 3 - 0 5 9 0 - 3
140 F