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friedrich schlegel

Fragments
traduit et p r é s e n t é par Charles Le Blanc

en lisant en écrivant

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friedrich schlegel

Fragments
traduit et p r é s e n t é p a r Charles Le Blanc

en lisant en écrivant

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jose corti
ACHEVÉ D ' I M P R I M ER
EN O C T O B R E 1996
PAR L'IMPRIMERIE
DE LA MANUTENTION
À MAYENNE

Le programme des parutions et le catalogue général


sont envoyés sur simple demande adressée à :
LIBRAIRIE JOSÉ CORTI, 11 RUE DE MÉDICIS, 75006 PARIS

Titre original : Fragmente

© Librairie José Corti, 1996


ISBN 2-7143-0590-3
N° d'édition : 1371
à Brunella
INTRODUCTION

I - Considérations Générales

Pays agricole, l'Allemagne préparait vers 1710-1760 une


véritable révolution économique. Cette révolution était le
résultat de transformations industrielles et, en partie, celui
de l'essor du commerce jumelé à une administration plus
consciencieuse. Elle eut principalement deux conséquen-
ces.
La première fut le développement d'une bourgeoisie
économique dans des grandes villes comme Hambourg,
Brème, Francfort, classe sociale qui manifesta un enthou-
siasme constant envers les idées humanistes de XAufklà-
rung. Cet enthousiasme fut parfois canalisé par la Franc-
Maçonnerie, dont les loges tirèrent beaucoup de leur ins-
piration de la tolérance et de l'ouverture des philosophies
illuministes. Plusieurs intellectuels allemands furent d'ail-
leurs membres de la Franc-Maçonnerie i.
La seconde conséquence fut le développement d'un
fonctionnariat et d'un pastorat hors des grands centres, qui
permit aux idées de VAujklàrung de trouver un écho en

^ Sur l'influence de la Franc-Maçonnerie, Sneider F.J., Die Freimau-


rerei unci ihrEinfluss auf die geistige Kultur in Deutscbland am Ende
des IS.Jahîhunderts, Berlin, 1909. La tolérance et l'ouverture des loges
maçonniques s'expriment magnifiquement dans La Flûte Enchantée
de Mozart, en particulier à l'acte II dans l'air de Sarastro : In diesen
heil'gen Hallen. On verra aussi les Dialogues maçonniques (1778-80)
de Lessing.
8 FRIEDRICH SCHLEGEL

province. C'était tout un bagage de connaissances clas-


siques et d'énidition philologique qui prit, au contact des
traditions provinciales, une coloration particulière : là se
trouve l'âme de l'illuminisme allemand. L'arrivée de cette
classe cultivée dans ces petites villes qui leur étaient sou-
vent étrangères, fut l'occasion pour les Allemands de redé-
couvrir un patrimoine riche et singulier. L'environnement
culturel de ces familles de fonctionnaires et de pasteurs
fut aussi propice à la formation d'écrivains. On pensera
ici, entre autres, à Lessing, Wieland, Lichtenberg, aux
frères Schlegel, et, plus tard, à Nietzsche.

Depuis le début du dbc-huitième siècle, l'Allemagne était


à la recherche de son identité culturelle. Son retard face à
la France ou à l'Angleterre s'expliquait par sa division poli-
tique et religieuse, autant que par les conséquences dou-
loureuses de la guerre de Trente Ans. D'un point de vue
intellectuel, l'Allemagne de VAufklànmg naquit de l'op-
position entre le mysticisme piétiste et l'appropriation ori-
ginale du rationalisme amorcée par Leibniz et Thomasius,
puis complétée par Wolff 2.
Jusqu'aux premières œuvres de Klopstock (La Messia-
de, 1748), d'une part la littéramre allemande fut influencée
par l'esthétique française, dont Gottsched, s'inspirant de
Boileau, voulait imposer les canons, et, d'autre part, elle
fut tentée par l'exemple anglais qui trouva chez Bodmer
et Breitingen les défenseurs les plus ardents 3.

2 II faudrait ajouter à cette liste les popularphilosophen (philosophes


populaires) que furent Nicolai et Mendelssohn.
3 Dans ses Bettrûgezur Historié undAufnahme des TheatersiVTyOd,
Lessing soutient que le penchant naturel de l'art allemand est plus près
de la dramaturgie anglaise que des drames français. L'attachement d'un
Lichtenberg à la littérature britannique est symptomatique de la
INl'RODUCTION 9

Vers la fin de 1760, les jeunes artistes allemands, poussés


par un impérieux désir de définir leur originalité, critiquè-
rent de plus en plus l'influence française et le classicisme
gréco-latin. UAufklàrung, en effet, avait déjà consacré des
auteurs comme Diderot, Rousseau ou Voltaire qui, cha-
cun à sa mesure, avaient un certain ascendant sur la desti-
née de la littérature allemande. Celle-ci voulait néanmoins
se libérer de leur autorité, et trouver une voix qui lui fût
propre. C'est pourquoi on assista, à partir de 1750, au
développement de compilations et de systèmes esthétiques
qui visaient à créer, en s'appuyant sur une philosophie de
l'art, une esthétique nationale allemande. Déjà les efforts de
Lessing, efforts théoriques, dans la Theatralische Bibliothek
(1754), et pratiques, dans ses premiers drames, comme Miss
Sara Sampson (1755), aiguillonnaient la réflexion sur l'art
et suggéraient l'exploration de nouvelles contrées esthé-
tiques.
L'un de ces systèmes esthétiques fut proposé par Winc-
kelmann et reposait sur l'imitation des œuvres de l'Anti-
quité grecque.
Johann Joachim Winckelmann (1717-1768), conserva-
teur des antiquités à Rome, était parvenu à un idéal de cul-
ture grâce aux connaissances de l'Antiquité qu'il avait
acquises 5. S'appuyant sur une interprétation des beaux-

• séduction anglai.se », en particulier après l'union de la couronne du


Hanovre avec celle d'Angleterre.
4 En philosophie, c'est l'influence de Rousseau qui est la plus mar-
quée ; elle s'exerce avec force chez Kant (voir son Idée d'une histoire
universelle d'un point de vue cosmopolitique^ et sur la pensée poli-
tique de Fichte (Bettrâge zur Besichtigung der Urteile des Publikums
ûber diefranzôsische Revolutionin Fichtes Werke, Berlin, 1845-
46). En esthétique, Lessing doit beaucoup à Diderot.
5 • Winckelmann le systématique - qui lisait tous les Anciens comme
10 FRIEDRICH SCHLEGEL

arts influencée par Baumgarten 6 et Wolff, Winckelmann


avait défini en trois points l'essence de l'art grec : il était
noble dans sa simplicité ; grand par son calme ; et l'am-
pleur de son âme exprimait la sérénité. Ces considérations
dérivaient de l'observation de certaines œuvres d'art (dont
le Laocoori) qui représentaient, pour lui, une sorte de syn-
thèse de l'art classique. Winckelmann présida à une trans-
formation de l'idée de beauté en art. Avant lui, le beau
était surtout imitation de la nature, elle-même comprise
comme la source première de l'esthétique. Winckelmann,
en réclamant un rétour à l'inspiration antique 7, détachait
l'idée de beauté du concept de nature, pour le relier à
celui de culture. Pour Winckelmann, le beau se conden-

s'il s'agissait d'un seul auteur, situant toute chase dans son ensennble et
concentrant son énergie entière à l'étude des Grecs - fonda, par l'obser-
vation de la différence absolue entre les Anciens et les modernes, les pre-
miers fondements d'une doctrine réaliste de l'Antiquité. • A-149.
" La philosophie de "Wolff s'intéressait à la connaissance supérieu-
re, c'est-à-dire à l'entendement, dont la logique explique les rouages.
Baumgarten, lui, s'appliqua plutôt à la connaissance inférieure, celle
qui provient des sens, et dont l'esthétique, dont il crée le mot à partir
du grec, forme le système. L'objectif de Baumgarten, puis de toute l'es-
thétique illuministe, sera de faire une science de la connaissance sen-
sible afin de parvenir à des jugements certains en art. L'esthétique de
"Winckelmann répond à ce mouvement. En outre, une analyse cir-
conspecte du rôle de la réflexion esthétique de Mendelssohn, en par-
ticulier les Hauptgrundsatze derschônen Kûnste und Wissenschaften,
éclairerait beaucoup cette période.
^ L'assimilation de l'antiquité grecque au concept de nature faite par
Fr. Schlegel dérive de ce renversement téléologique. On verra, au pas-
sage, que l'art grec relevait lui-même de l'imitation de la nature ; le pro-
jet d'imiter l'art grec revient essentiellement à affirmer la domination
de l'esprit dans le champ de l'esthétique ; ce qui compte, c'est moins
la ressemblance de l'œuvre avec l'objet dont elle est le témoignage,
que la révélation du milieu spirituel qui l'environne (clans le cas de
Winckelmann, il s'agit du milieu spirituel grec).
INl'RODUCTION 11

sait tout entier dans l'imitation des Grecs Le but de l'art,


prétendait-il, ne saurait être dans la nature, car elle n'offre
que des beautés éparses. Or, dans cet éparpillement, l'es-
prit humain ne pourra jamais parvenir au concept du beau,
à l'unité et l'harmonie de matière et de forme qui carac-
térise, selon lui, l'art classique 9. Winckelmann en vint
même à soutenir que suivre les règles de l'esthétique
grecque, c'était parvenir à la véritable imitation de la natu-
re. Ce retour à l'Antiquité était surtout un préjugé moral
et non une détermination interne de l'esthétique. C'est ce
que Kant avait bien compris, et c'est pourquoi, un peu
plus tard, il jugera opportun d'étudier ce préjugé moral
dont les mécanismes forment le jugement esthétique.

Les romantiques ont rejeté les canons esthétiques de


Winckelmann, en particulier les fameuses Remarques sur
l'histoire de l'artUlST), bien qu'ils aient hérité de lui cette
culture classique hellénisante qui les caractérise. Les

^ Il ne s'agit pas ici d'une imitation aveugle. Comme le souligne G.


Raulet : • L'un des moments forts (...) est ce qu'on pounait appeler l'es-
quisse d'une conception de l'imitation ne consistant plus seulement à
prendre les œuvres pour modèles, mais à se réapproprier les principes
de leur conception, de leur réalisation et de leur réussite - une
herméneutique de la façon de créer propre aux Grecs Raulet in
Aufkldrung. Les Lumières allemandes, G.F., Flammarion, Paris, 1995,
pages 434-435.
" Deux mouvements distincts sont identifiables à propos de la
conception de l'idée du beau dans VAufklârung. D'abord, il y a le mou-
vement qui tâche d'encercler le concept et de l'enfermer ensuite tout
entier dans un « système • de l'esthétique - le formalisme de Winckel-
mann est de cette tendance ; puis celui qui prétend, au contraire,
rechercher l'essence du concept de beauté dans le pouvoir du juge-
ment esthétique de la raison humaine. Voir Uhlig L. in Nachwort an
Winckelmann's Gedanken ûber die Nachahmung der griechischen
Werke, Reclam, Stuttgart, p. 21.
12 FRIEDRICH SCHLEGEL

conceptions de Winckelmann ne sont jamais restées lettre


morte, et furent déterminantes pour l'éclosion d'une pen-
sée esthétique allemande débouchant sur la création
d'oeuvres originales. Plus encore que dans l'influence
positive, c'est dans le combat des thèses qu'il avait avan-
cées, que Winckelmann révéla une influence certaine. Le
premier romantisme lui « reprochera de méconnaître, dans
le processus de création poétique, ce qui revient au
hasard et à V instant. •• w II n'y a pas de prise en compte
de la génération du beau dans l'étude des lois de l'esthé-
tique, c'est-à-dire une indifférence du phénomène artis-
tique compris comme étant en devenir ii. Se bornant à
l'imitation des chefs-d'œuvre antiques, et ne recherchant
que les lois de ces créations dites « classiques », on em-
pêche à une forme autochtone d'art « classique » de se
manifester. Cette manifestation ne peut se faire qu'en
opposition à cette doctrine, comme cela fut le cas du ro-
mantisme qui, bien qu'influencé par l'Antiquité, n'en dési-
rait pas moins découvrir une originalité allemande 12.

Ayrault R. La genèse du romantisme allemand, Aubier-Montaigne,


Paris, 1961, p. 620.
^^ L'aspect progressif et en devenir de l'œuvre d'art apparaît comme
l'un des traits majeurs de l'esthétique contemporaine.
Cette originalité allemande est plus visible dans le romantisme
d'Heidelberg et de Berlin que dans celui d'Iéna qui fut, en quelque
sorte, l'expression cosmopolite du romantisme. Les positions de Winc-
kelmann stimulèrent la pensée des différents intellectuels allemands et
suscitèrent l'obligation de se situer face à elles. Cette contrainte n'est
pas sans conséquence dans l'émergence de conceptions esthétiques
correspondant mieux que le classicisme gréco-romain à la sensibilité
de l'âme allemande. Que la pensée de Winckelmann soit contrai-
gnante, cela se montre de bien des manières ; le beau est plus qu'une
recette. Les lois de l'esthétique doivent nous dire quoi éviter et non
quoi faire. Cependant le beau ne saurait non plus être pure liberté
(sinon tout serait beau) ; il doit plutôt l'engendrer dans notre âme. Il
INl'RODUCTION 13

Cette réaction au classicisme gréco-romain trouva égale-


ment des échos chez Lessing. Gotthold Ephraïm Lessing
(1729-81) fut l'un des auteurs pré-goethéens qui ont le
plus contribué à la naissance d'une nouvelle conscience
esthétique et d'un art national allemand. L'effort de Les-
sing, et cela est clairement visible dans ses drames, consis-
tait à se dégager de l'influence française de Gottsched, afin
de créer un style dramatique véritablement national. Il ras-
semblait bien la duplicité d'esprit à propos de l'art antique
qui détermine cette période, et qui apparaît ébloui devant
les réalisations des Anciens, tout en recherchant une iden-
tité propre.
Lessing s'opposa à Winckelmann dans Laokoon (1766).
Il y proposait une émancipation de la poésie du reste des
beaux-arts, pour laisser libre cours à une expression poé-
tique affranchie des contraignants canons gréco-romains.
Lessing démontrait l'irréductibilité d'un art à un autre en
traitant des rapports de la poésie avec la peinture. L'hel-
lénisme en art risquait de perpétuer la confusion héritée
d'Horace dont la célèbre formule utpicturapoesis laissait
entendre qu'il n'y avait pas de différence essentielle entre
la poésie et la peinture, la première étant une peinture
sans couleur, et la seconde une poésie muette. En mon-
trant que l'élément propre de la poésie est le temps et celui

faut aussi éviter de prendre l'accident pour l'essence, comme Winc-


kelmann le fait avec la notion de proportion. Le beau n'est pas en soi
proportion, mais il y a toutefois des choses proportionnées qui sont
belles. Enfin, l'idée d'harmonie qu'il découvre dans les œuvres clas-
siques po,se en elle-même certains problèmes. L'harmonie implique la
simultanéité, elle n'est donc pas un caractère du beau, mais plutôt une
condition essentielle du jugement esthétique : la simultanéité des diffé-
rentes parties d'une œuvre comprise comme réunion par un sujet qui
rencontre une œuvre et la dit belle.
14 FRIEDRICH SCHLEGEL

de la peinture l'espace, Lessing permettait l'épanouisse-


ment d'une esthétique qui, s'affranchissant de l'imitation
servile des Anciens, recherchait le médium le plus apte à
traduire le sujet artistique '3.
Dans les Réflexions sur l'imitation des œuvres grecques
en peinture et en architecture, Winckelmann recomman-
dait aux artistes d'aller puiser le bon goût directement à
sa source, comme l'avaient fait jadis les Michel-Ange,
Raphaël et Poussin, c'est-à-dire dans l'idéal esthétique
grec. Il y développait le problème de l'expression de la
passion en art et citait en exemple la sculpture de Lao-
coon, dont on retrouve aujourd'hui une excellente copie
de Bandinelli au musée des Offices à Florence. La souf-
france de Laocoon, comme le Philoctète de Sophocle,
pénètre l'âme et pourtant, à travers sa douleur, il conser-
ve une sérénité qui lui confère une grandeur émouvante.
Répudiant le parallèle avec Sophocle, Lessing affirmait,
pour sa part, que le genre tragique est plus à même que
la sculpture ou bien que la peinture de traduire la souf-
france de Philoctète, puisqu'il revient à la poésie seule
d'exprimer le momentané qui anime la souffrance.
Il laissait aux arts plastiques la représentation des corps,
mais attribuait à la poésie toute la dignité nécessaire pour
rendre, dans les couleurs les plus vives de l'expression,
les sentiments et les passions. Les sentiments et les pas-
sions témoignent de l'émotivité originale d'une nation. Ils
doivent donc s'exprimer à travers urte poésie qui leur
convient. Voilà comment s'émancipa de ses origines clas-
siques, une poésie particulière qui, aidée de génies
comme Goethe et Schiller, devint une poésie nationale.

On verra à ce propos le développement de Raulet, op. cit., pages


442 à 445.
INl'RODUCTION 15

Dans cette libération des influences étrangères le rôle


de Lessing, mais aussi de Herder, ne s'inscrivit pas dans
une visée nationaliste, comme par exemple celle de Fich-
te ou de Gôrres, mais plutôt dans la recherche d'une iden-
tité nationale qui aurait été à même d'alimenter la création
artistique. Dans son Essai sur l'origine du langage illlQ),
Herder présentait celui-ci comme l'expression extérieure
de l'âme. Si le langage a une origine animale {einen tieri-
schen Ursprun^ plutôt que divine, il doit exprimer l'émo-
tion et le sentiment dans une couleur qui est propre à cha-
cun. Cette spécificité forme le génie irréductible de
chaque langue, et détermine l'âme de chaque peuple
(Volksgeist). Cette âme fut présentée ensuite par Herder
comme l'objet d'expression privilégié de la littérature alle-
mande. Ces idées furent reprises par les cercles roman-
tiques après léna, et contribuèrent d'autant à une radica-
lisation de l'idée nationale, et à mettre un terme au cos-
mopolitisme de VAufklàrung i^.

Le mouvement littéraire du Sturm undDrang, qui s'ins-


crivit en marge des grandes idées du siècle, s'étendit sur
une période de près de quinze ans à partir de 1770. Il tira
son nom d'une pièce de Friedrich Maximilian Klinger
(1752-1831), jouée pour la première fois à Leipzig en 1777,
et qui racontait une histoire orageuse, pêle-mêle et mâti-
née de passions diverses, ayant pour cadre la guerre
d'indépendance américaine. Le Sturm und Drang fut une

^^ Pour une analyse intéressante du concept de Volksgeist et ses


conséquences dans le relativisme culturel de notre époque, le lecteur
consultera le livre essentiel d'Alain Finkielkraut, La défaite de la pen-
sée, Gallimard, Paris, 1987, la première partie, pages 13 à 69-
16 FRIEDRICH SCHLEGEL

révolte contre le « bon goût et la Raison triomphante de


VAufklàrung. Il affirmait la puissance du génie et du sen-
timent sur la règle, ce qui en fit un mouvement préroman-
tiqueié. Pour le Sturm und Drang, l'œuvre d'art résulte de
l'action ordonnatrice de l'artiste qui, en se servant des
matériaux que lui fournit la prodigalité de la nature, peut
les transmuer pour s'élever au génie. L'artiste est celui qui
sait reconnaître l'idée derrière le phénomène^^. Sans doute
une observation rigoureuse pourra permettre de voir la
part d'influence qui revient à David Hume qui, dans son
Treatise of Human Natur (1748), donnait une place si-
gnificative aux impressions du monde extérieur dans la
genèse des idées dans l'âme i».
La génération de 1750 compte dans ses rangs les prin-
cipaux représentants du Sturm und Drang ; on songe ici
plus particulièrement à Hamann et Herder, mais il a aussi
récolté les suffrages du jeune Goethe et de Schiller. C'est
d'ailleurs à partir des rencontres strasbourgeoises de
Gœthe et de Herder, en 1770, que l'on marque histori-
quement le début de ce mouvement. Goethe vivait à cette

Cette notion provenait aussi bien de l'esthétique française que de


l'esthétique hellénisante de Winckelmann.
• ...dagegen wirdaberauch aile Regel, man rede, was man wolle,
das wahre Gefuhl von Natur und den wahren Ausdruck derselben
zerstôren! » ; • Was ich Dir neulich von der Malerei sagte, gilt geunjS
auch von der Dichtkunst ; es ist nur, daJS man das Vortreffliche erken-
ne und es auszusprechen wage, und das ist freilich mit wenigem viel
gesagt. • Goethe, Die Leiden des jungen Werthers, Reclam, # 67, Stutt-
gart 1985, pages 15 et 17.
^ ' Angelloz, La littérature allemande, P.U.F. Paris, p. 48.
^^ " ...that every idea whith which the imagination isfurnished, first
makes its appearance in a correspondent impression ». Hume, Treati-
se of Human nature, an Abstract, Aubier-Montaigne, Paris, 1971, p. 46.
INl'RODUCTION 17

époque ses propres années d'apprentissage, tandis que


Herder, pour sa part, développait sa pensée aux côtés de
celle de Hamann, qu'il contribua à diffuser.
Hamann (1730-1788) joua aussi un rôle dans ce déve-
loppement littéraire allemand en contestant le respect des
Anciens, qui était le fait de Lessing et de Winckelmann i9.
Sa réflexion esthétique débuta par sa conversion, surve-
nue à Londres, en 1757. La foi fit découvrir à Hamann l'in-
suffisance de la raison à jamais comprendre vraiment le
monde. Job, pgr la raison, n'en vient qu'à saisir le malheur
d'être né, la vanité des entreprises humaines et la brièveté
de la vie. C'est en lui qu'il trouve le message qui explique
sa détresse. Aussi, celui qui veut comprendre le monde,
doit d'abord être attentif au génie qu'il porte en lui, comme
Socrate l'était au sien Cette attention au génie que cha-
cun porte en lui a influencé considérablement les écrivains
du Sturm und Drang.
Dans les faits, le Sturm und Drang était né de l'impétuo-
sité de la jeunesse ; aussi devait-il languir lorsque cette jeu-
nesse subit les effets de la maturité. La maturité est
essentiellement l'expression réfléchie des ardeurs de la
jeunesse ; sa traduction en mots ridés et aux tempes blan-
chies ; la maturité dit toujours en prose ce que la jeunes-
se chantait en vers. Cette maturité devait amorcer la syn-

Ayrault, op. cit., p. 29 ; on consultera de Hamann, Aesthetica in


nuce. Eine Rapsodie in kabhalistischer Prosa, de 1762.
Sokratische Denkwûrdigkeiten (1760). C'est en se basant sur cette
idée que Hamann dénonçait le paradoxe de Kant qui, tout en deman-
dant aux hommes de sortir de leur état de minorité intellectuelle (dans
Was ist Auflilarung ?), se proposait cependant comme tuteur. On
consultera la lettre à Christian Jacob Kraus, i n j . G. Hamann, Briefwe-
chel, éd. Henkel, tome V (1783-1785), Insel Verlag, Francfort-sur-le-
Main, 1965, p. 289 et ss.
18 FRIEDRICH SCHLEGEL

thèse du rationalisme de VAufklàrungei du subjectivisme


du Sturm und Drang. Une synthèse semblable marquait
ce deuxième temps de l'idéalisme allemand que fut le clas-
sicisme.
»
* »

Le lecteur français qui s'intéresse à la littérature classique


allemande doit, pour bien la comprendre, être attentif au
fait que le classicisme allemand est fils de la philosophie
des Lumières, tandis que le classicisme français descend
en droite ligne de la pensée humaniste de la Renaissance.
Or la Renaissance, lorsqu'elle parlait des Anciens, parlait
surtout de l'Antiquité latine ; son esthétique devait plus à
Horace et Virgile qu'à Aristote et Homère. Les Lumières
sont, pour leur part, surtout orientées vers la Grèce et la
civilisation hellénique. La différence de perspective est
importante, et permet de comprendre les critiques adres-
sées par les Allemands aux œuvres des classiques fran-
çais. Le classicisme allemand reprochait en effet à la Fran-
ce de n'avoir rien compris aux Grecs ou à leurs décou-
vertes artistiques. Chez les Grecs, les tragédies d'Eschyle
ou de Sophocle étaient des pièces de concours destinées
à des représentations lors des fêtes religieuses. Les citoyens
trop pauvres pour se permettre le spectacle recevaient une
subvention de l'État qui servait à défrayer le prix d'entrée.
Les sculptures de Phidias ornaient les lieux publics. Tout
individu cultivé connaissait la musique 20 et les poètes
exerçaient une influence assez grande pour que Platon

21 Platon, République, VII, 521d-e, ainsi que 530c-531c et II, 376e ;


Lois, II, 654a-b ; Protagoras, 325a-b.
INl'RODUCTION 19

pensât à les interdire de son projet d'État 22. La religion et


les coutumes s'apprenaient chez Homère, les passions
s'instruisaient des fables d'Ésope ; le style mêrrie de Pla-
ton, proche de la parole, soulignait l'intention de rendre
accessible au plus grand nombre un certain niveau de
pensée spéculative.
Chez les Grecs, l'art était populaire ; l'art classique fran-
çais fut plutôt aristocratique. Voilà en quoi la France a tra-
vesti l'art des Anciens, querelle des Anciens et des
Modernes, les joutes de Perrault et de Boileau, la dispute
autour de la traduction d'Homère due à Madame Dacier,
sont autant de témoignages que l'art doit suivre l'évolu-
tion de la sensibilité et de la délicatesse du peuple, et non
se borner à l'observance de la règle. Déjà l'ascendant de
Rousseau et le retour à la nature replaçaient l'homme au
centre de la question esthétique du Sturm und Drang. Si
l'influence des règles antiques était présente, c'était son
administration par une personnalité exceptionnelle, le
génie, qui déterminait l'émancipation de l'art allemand. Le
classicisme allemand a repris cet aspect populaire du
Sturm und Drang, mais en visant toutefois la formation
de la schône Seele : la belle âme 23.
Le projet artistique allemand visait à créer plus que des
œuvres belles ; il tendait à favoriser l'émergence d'un
homme d'un type nouveau. L'art classique allemand, celui
de Goethe et de Schiller, était avant tout un humanisme
esthétique ^^. Il croyait que la force créatrice qui habitait

22 République, X, 595a-608b.
23 En France, le classicisme exaltait plutôt • l'honnête homme
2'^ Le romantisme d'Iéna fut tout aussi hellénisant que le classicisme
de Weimar, mais son culte de l'émotion artistique détourna le mandat
éducatif que s'était donné Weimar : Goethe et Schiller voulaient
20 FRIEDRICH SCHLEGEL

l'artiste devait être domptée et soumise à une règle incon-


tournable et consentie. Si son objectif était de suivre les
canons antiques, c'était parce que dans l'art grec, tout arbi-
traire et tout imaginaire étaient absents, et qu'il n'y avait
en lui que la nécessité
Dans ses lettres Sur l'éducation esthétique de l'homme
(1793-94), Schiller présentait l'art comme une fin en soi,
c'est pourquoi son esthétique tournait principalement
autour du concept de liberté. L'œuvre d'art devait donner
à l'homme le sentiment de sa propre liberté. L'art repré-
sentait ce qu'il y avait de plus propice pour réconcilier la
conscience des modernes qui, percevant l'idéal, se
savaient cependant incapables de l'atteindre 26. L'art, l'at-
trait invincible du beau, doit contraindre l'homme à cette
réconciliation, à cette réforme faisant de lui un homme
achevé.
On voit dans ce développement la visée humaniste de
l'esthétique classique. Les règles des Anciens n'avaient
plus pour objet de nous instruire sur les moyens de créer
des œuvres, mais plutôt de faciliter, par celles-ci, l'éduca-
tion sentimentale du genre humain 27. Winckelmann fut
ici un précurseur, dans la mesure où sa présentation du
phénomène artistique, liée à une philosophie et à une his-

former un individu complet, alors que Fr. Schlegel et Novalis enten-


daient faire de l'homme un artiste, seul homme véritable.
Voir à ce propos la lettre de Goethe du 6 septembre 1787.
On verra l'essai de Schiller Sur la poésie naïve et sentimentale
(1795-96) où la poésie des Anciens est dite naïve puisque le beau y est
recherché sans arrière-pensée, alors que celle des modernes, dominée
par la réflexion, est dite sentimentale.
Herder, développant ses positions de jeunesse, proposera comme
but ultime au genre humain de réaliser l'idée d'humanité (Voir Idées
pour une philosophie de l'histoire de l'humanité, 1784-91).
INl'RODUCTION 21

toire, faisait d'abord de l'expression artistique, plus qu'une


valeur ornementale, une affirmation d'humanisme 28.

Le romantisme fut considéré, dans son ensemble,


comme une forme artistique ayant exalté individualis-
me, le moi et le je. C'est peut-être avec trop d'empres-
sement qu'on a voulu faire des démocrates avec les
romantiques, eux qui laissèrent tant de place à l'expres-
sion individuelle. C'était oublier que le « je •• est le temple
de l'égoïsme et, en ce sens, Fr. Schlegel servit bien Met-
ternich lorsqu'il y trouva son intérêt.
Le romantisme, surtout celui d'Heidelberg et de Berlin,
a largement chanté le peuple, que ce soit par le retour aux
contes et aux légendes (les frères Grimm), aux chansons
folkloriques (Le Knabenwunderhorn d'Arnim et Brenta-
no), à l'imaginaire médiéval ou encore à la mise sur scène
de héros issus de milieux populaires.
Pour sa part, le classicisme allemand était beaucoup
moins attaché à des types humains qu'à leur formation, ce
qui lui a laissé le champ libre pour des analyses structu-
relles ; le classicisme présentait des modèles. Le contexte
dans lequel s'est développée cette réflexion sur l'homme,
pensée qui proposait des modèles et qui eut une visée
pédagogique, forma une source à laquelle se sont abreu-
vés plusieurs penseurs •< existentialistes », de Kierkegaard
à Heidegger 29. Toutefois, là où le classicisme s'attachait à

La dernière expression est de Pierre Grapin in Histoire de la Lit-


térature Allemande, Aubier, Paris, 1959, p. 373.
L'influence principale est pour le premier Goethe et pour le
second Hôlderlin.
22 FRIEDRICH SCHLEGEL

une perfection de la forme en procédant par des règles,


le romantisme, lui, tendait à atteindre des effets subjectifs
indépendamment de la forme. C'est ce glissement de la
forme à l'effet qui caractérise le passage du classicisme
allemand au premier romantisme^o. Le romantisme, animé
par l'effet, porte en lui les promesses d'une philosophie
subjective^i.

Le triomphe de la philosophie des Lumières entraîna la


jeunesse allemande à considérer les idéaux révolution-
naires qui secouaient la France, comme l'expression poli-
tique incontournable que devait prendre la liberté des
peuples.
Ceux qui formèrent le premier noyau du mouvement
romantique trouvèrent un État organisé par une double
hiérarchisation : la première était économique et aisément
identifiable par le reste de la population ; la seconde repré-
sentait un étagement de l'État politique en corps, en
ordres, séparés par l'Histoire et les charges nobiliaires 32.
Le système politique prussien a contribué, par ses inten-
tions expansionnistes, à l'unité des petits Etats allemands
et à la création d'une certaine fierté nationale. Toutefois,
la longue chaîne de subordinations de son organisation
administrative et sociale a largement contribué à éroder
les sympathies intellectuelles, dès lors que les philosophes

30 Goethe soutient cette thèse in SàmtHche Werke, tome XXTV, Beut-


1er Hambourg, pages 405-06.
Cette distinction de forme et d'effet ne marque qu'une rupture
apparente entre le classicisme et le mouvement romantique. Dans les
faits, ils sont en continuité dialectique et ce, grâce à l'intention péda-
gogique qui les anime.
32 C.F. Ayrault, op. cit., p. 91.
INl'RODUCTION 23

y virent un obstacle au cosmopolitisme de la Raison, et


une entrave à la liberté d'expression. Si toute forme de
société civile naît d'un contrat faisant du prince le délé-
gué exclusif du pouvoir exécutif par délégation de la
souveraineté du peuple, il ne s'ensuit pas que les pouvoirs
du prince soient sans nombre. Ils ne comprennent que
quelques-uns des droits aliénables de tout homme. Or la
liberté de penser étant un droit inaliénable, elle ne saurait
par conséquent être ni limitée ni empêchée par un contrô-
le de l'État. Les intellectuels ne purent donc longtemps
supporter les inflexions à cette liberté, lesquelles furent
plus marquées après la mort de Frédéric II. C'est pourquoi
ils manifestèrent de l'enthousiasme pour la Révolution
Française, du moins à ses débuts.

L'idéal de clarté de VAufklàrung coïncidait avec la


notion de progrès de l'humanité. Aussi ne faut-il pas
s'étonner que la sagesse rationaliste de l'Europe, par la
voix de Kant, ait donné son assentiment aux idées qui fu-
rent à la base de la Révolution. Par un curieux concours
de circonstances, l'Allemagne, qui tâchait de s'affranchir
du génie de la France, s'est retrouvée, par le biais de son
propre idéalisme, porte-parole de l'autorité culturelle
qu'elle voulait fuir.
C'est l'état d'esprit dans lequel se trouvait la jeune Alle-
magne tandis que les premières condamnations et autres
autodafés politiques s'acharnaient sur la nouvelle Répu-
blique Française. Cette jeunesse, prompte à condamner
les excès de la Révolution, était demeurée néanmoins fidè-
le à son esprit. Tandis que le romantisme se préparait
comme une Révolution multiforme, les échos d'une liber-
té nouvelle arrivaient par-delà le Rhin.
24 FRIEDRICH SCHLEGEL

Parallèlement à cette évolution politique, on constate


une compréhension nouvelle de l'esthétique dont l'ami-
tié de Tieck (1773-1853) et Wackenroder (1773-98)
marque la naissance.
Le roman épistolaire L'histoire de William Lovell {1195-
96) de Tieck, malgré ses souvenirs de Werther, présentait,
pour la première fois, les traits du héros romantique qui
développait sa personnalité à partir de ses faiblesses, tout
en parvenant à une réhabilitation de ses sentiments au
contact de la nature.
Wackenroder, lui, ne participa que de façon posthume
au romantisme d'Iéna et ce, à travers le prisme interpré-
tatif de Tieck. Son influence n'en fut pas moins saisissan-
te. Les Épancbements sentimentaux d'un moine ami des
arts (1799), grâce à l'intérêt particulier dévolu à l'inspira-
tion de l'artiste, ont déterminé le caractère de spontanéi-
té créative ainsi que l'attachement au passé médiéval du
premier r o m a n t i s m e 3 3 . La sacralisation de la musique,
effectuée par Wackenroder, fut un exemple pour ce pre-
mier romantisme qui voulut créer un art nouveau basé sur
une aspiration religieuse renouvelée et une poétique mo-
derne. Bien que le modèle grec fût présent chez les
romantiques, le changement de mentalité, remarquable
dans la dernière décennie du dix-huitième siècle, opposa
les traductions shakespeariennes d'A.W. Schlegel aux tra-
ductions homériques de Voss.

Wackenroder fait de l'œuvre d'art un objet indépendant de l'imi-


tation et des divers canons esthétiques. Son livre insiste sur le caractè-
re mystique de la musique, ainsi que sur la redécouverte du patrimoi-
ne culturel allemand - on songera ici à Diirer. Tieck suit la même cour-
be de pensée.
INl'RODUCTION 25

La Révolution témoignait d'une cassure entre le présent


aux bouleversements impétueux et le passé dont les
gloires étaient figées dans le marbre. L'Antiquité demeu-
rait certes une somme quasi inépuisable d'exemples de
beautés artistiques, mais le mystère de tant de splendeur
restait muet à jamais, s'il ne pouvait se révéler à travers
des œuvres modernes.
Cette rupture entre les exigences du présent et les
modèles du passé fut à l'origine de l'aspiration, de la
recherche et de cette nostalgie qui caractérisent le roman-
tisme d'Iéna.
n - Le romantisme d'Iéna

Le mot romantique désignait à l'origine les différentes épo-


pées poétiques en langue romane et, plus largement, tout
l'héritage littéraire se rapportant à la chevalerie médiévale,
dits ou chansons, en langue vulgaire Shaftesbury, dont
l'influence dans le développement de la littérature alleman-
de est trop souvent négligée par les critiques, fut peut-être
l'un des premiers modernes à employer le mot romantique
pour signifier •• une forme de sensibilité enthousiaste à la
grandeur de la nature. » 35
Dans les premières années de la décennie 1790, le terme
romantique se rapportait à la réaction d'une certaine jeu-
nesse allemande légataire de la philosophie de VAujklà-
rung, de l'esthétique grecque et des réussites artistiques de
l'expression classique. Cette jeunesse considérait que la plei-

Pour être précis, il vaudrait mieux dire qu'à l'origine, le mot roman
signifiait la langue même du vulgaire, celle qui se distinguait du latin
des clercs. Ce n'est qu'après une lente évolution à travers, entre autres,
le très riche cycle des légendes arthuriennes, que le mot roman s'éten-
dra à un genre narratif rédigé en langue romane. Linguistique et genre
littéraire n'ont peut-être jamais été si étroitement liés. La France méri-
dionale de langue d'oc utilisera le mot « novas » d'où nous vient le mot
• nouvelle •. On pourra consulter à ce propos, dans le livre de Pierre-
Yves Lambert, Les Littératures celtiques, P.U.F., Paris, 1981, l'introduc-
tion et le premier chapitre.
35 Dumas Jean-Louis, Histoire de la pensée, 2. Renaissance et Siècle
des Lumières, Tallandier, Paris, 1990, p. 190.
INl'RODUCTION 27

ne réconciliation de l'être humain avec lui-même et le


monde n'était pas entièrement réalisée. Elle prétendait, en
outre, que la cause et la réponse au problème posé par la
division de l'être humain, division entre le noumène et le
phénomène déjà établie par Kant auparavant, ne se lais-
saient pas énoncer de façon systématique. C'est pourquoi
elle choisit comme mode d'expression le paradoxe, l'iro-
nie, l'aphorisme, le fragment, lesquels rendent avec plus
d'exactitude et d'équité la discontinuité de la pensée, des
sentiments, des caprices, et des tâtonnements de l'esprit
humain 36.
La démarche de l'esprit romantique est de saisir son
époque « dans le chaos de ses tendances en l'amenant à une
série indéfinie d'états de conscience momentanés. » 37 La
connaissance apparaît donc comme indissociable d'une
réflexion sur soi, d'un approfondissement de la sensibilité
et de l'âme humaine. « Transformer l'instinct en art, l'in-
conscient en savoir, ce fut toute la recherche des roman-
tiques. » 38

Il n'y a pas lieu de s'étonner que pareille pensée ait


accueilli avec enthousiasme la philosophie du Fichte de la
WiJSenschaftlehre. Jeune professeur à léna, Fichte avait
développé la théorie du moi comme sujet absolu Qch als

^^ Cette mouvance de la pensée et des concepts est clairement expri-


mée dans cette réflexion de Schleiermacher sur la religion : « Religion
ist weder Métaphysique noch Moral, sondem Anschauung des Uni-
versums aus dem Innersten des Gemûtes. - Citation rapportée dans
Wege der deutschen Literatur, Ullstein * 84, Frankfurt a. Main, 1987, p.
173.
Ayrault, op.cit., p. 56.
Huch R., Les romantiques allemands, Grasset, Paris, 1933, p. 87.
28 FRIEDRICH SCHLEGEL

absolutem Subjekt ), celui qui est au centre de tout ce qui


arrive, par lequel le monde devient réalité et dont dépend
le non-moi 39. La dictature du moi devait trouver bien des
sujets chez les premiers romantiques, eux qui voulaient
être les seuls maîtres, et l'unique référence, des œuvres à
créer.
De concert avec Fichte, la philosophie de Schelling, en
particulier ses idées sur la nature, servirent la cause roman-
tique. En déclarant que la nature est l'Esprit (Geist) visible
et l'Esprit, la nature invisible (die unsicbtbare Natur},
Schelling conduisait les premiers romantiques à un « ani-
misme » naturel, c'est-à-dire à l'opinion que dans chaque
fraction de la Nature s'agite une portion de vie. Pour eux,
la Nature apparut vivante et juste, car le nœu d de ses trans-
formations semblait l'effet d'une finalité intentionnelle. Il
fallait conclure à un déisme implicite qui, d'ailleurs, ali-
menta le mysticisme et la religiosité romantiques. De ce
point de vue, le premier romantisme représentait un
irrationalisme qui gouvernait le phénomène esthétique en
partant des impressions qu'il puisait dans le moi, et dont
il retrouvait les traces dans la nature. Les germes de ce
développement sont peut-être à rechercher dans l'œuvre
de Hamann, trop peu connu du public en France, et dont
l'enseignement insistait sur l'universalité de la Révélation.

Pour les premiers romantiques, la vérité fut inconstan-


te, comme tout ce qui, du reste, prend ses assises dans la
subjectivité arbitraire du moi. Comment, à partir de cette
conception, élaborer un discours esthétique ayant assez

On trouvera un bon portrait de la vie intellectuelle et univer-


sitaire de cette époque chez Rouge I., Fr. Schlegel et la genèse du
romantisme allemand, Fointemoing, Paris, 1904, pages 186-88.
INl'RODUCTION 29

de cohérence pour se muter en révolution artistique ? Où


trouver une unité faisant en sorte qu'il n'y ait pas autant
de romantismes que de romantiques ? Cette cohésion est
probablement à chercher dans l'Histoire.
La mouvance de la vérité prend son sens lorsqu'on la
situe historiquement. L'essentiel, bien sûr, n'a pas d'his-
toire, aussi l'Histoire ne doit pas nous instruire par la mul-
titude des batailles ou par le nom que l'on donne aux
tyrans, mais plutôt par l'illustration des constantes de
l'âme humaine. Les études historiques et le développe-
ment des thèmes reliés à l'Histoire attestent, à travers
l'éclatement des Empires, de cette recherche d'unité et de
sens chez les premiers romantiques.
Dans cette veine, Fr. Schlegel écrivit en 1794 un essai
sur la valeur esthétique de la comédie grecque, en liant
l'originalité de sa pensée à la force de l'Histoire. En 1796,
dans une lettre du mois de février, il confiait à son frère
qu'il désirait écrire une politique des Anciens afin de par-
ler de ce grand instant où d'une fois, et pour ainsi dire
d'eux-mêmes, par le simple déploiement d'une force vita-
le interne, ont surgi des constitutions grecques, la Répu-
blique ; des mœurs, l'enthousiasme et la sagesse ; des
sciences, la logique et la cohérence systématique ; finale-
ment des arts, l'Idéal L'Histoire sert moins l'érudition
qu'elle ne démontre, par-delà le temps, l'existence de
valeurs que, justement, le romantisme célèbre.
Le même réflexe historique est visible chez Wackenro-
der pour qui l'histoire de l'art, et avec plus d'acuité enco-
re l'actualisation d'Albrecht Durer, devient le lieu où se

On verra pour complément Wege der deutschen Literatur, op.cit.,


pages 180-82.
30 FRIEDRICH SCHLEGEL

célèbrent la Nature et l'Art, ces deux langues divines


Plus tard, l'intérêt pour le folklore allemand, dans les
œuvres d'Arnim et de Brentano, ou encore dans le dic-
tionnaire des Grimm, plus qu'une somme de connais-
sances philologiques, a pour objet de restituer à l'Alle-
magne le patrimoine de sa propre sensibilité ; on ne veut
pas la sauver de l'oubli : on souhaite avant tout attester de
sa vitalité.
Moi, Nature, Histoire sont les trois pôles du mouvement
romantique dans son ensemble

Dans les lentes années de sa vieillesse, Gœthe conviait


ses contemporains à trouver dans l'apparition d'une poé-
sie classique, la cause première du développement simul-
tané d'une poésie se définissant comme « romantique »
Cette position revenait à réduire le mouvement roman-
tique à une simple réaction contre l'équilibre classique de
l'imagination et de la Raison, le privant de toute action
esthétique positive. Mais les grands esprits, on le voit, sont
prompts à la synthèse, et les errances, plus rapides qu'on
ne le croit d'ordinaire. Goethe semblait confondre le

Wackenroder W.H. HerzenergieJSungen eines kunstliebenden


Klosterbruders, Reclam # 7860, Stuttgart, 1991, pp. 60-64.
^^ Cette opinion tend à être tempérée lorsqu'on étudie les différents
courants qui forment le mouvement romantique européen. A ces trois
poètes on pourrait ajouter • une tendance aux grandes synthèses, mais
accompagnées du goût des personnalités originales et des aventures
spirituelles uniques. - Albert Béguin, L'âme romantique et le rêve, José
Corti, Paris, 1991, p. XIII.
^^ Goethe, Samtliche Werke, pages 404-05.
INl'RODUCTION 31

Sturm und Drang et le romantisme. Si le premier vouait


une véritable dévotion au sentiment, le second, bien qu'at-
taché à ce sentiment, n'en rejetait pas pour autant la rai-
son, en particulier le romantisme d'Iéna. Pour les roman-
tiques d'Iéna, la raison devait servir à éclairer les profon-
deurs de l'âme humaine. La Raison n'était plus pour eux ce
qui limitait le sentiment, mais plutôt son instrument privilé-
gié«.
L'effondrement progressif du Saint Empire Romain Ger-
manique minait l'idée objective à partir de laquelle la
nation allemande identifiait sa vigueur, en laissant place à
l'idée subjective d'une nation fondée sur le peuple, enche-
vêtrement de coutumes et de traditions aux multiples ac-
cents. Ces conditions historiques facilitèrent l'apparition
du concept de Volksgeist.
Le Volksgeist, c'est l'esprit du peuple. L'allemand Volk
introduit la subjectivité des impressions, des préjugés d'un
environnement culturel précis ; Geist pointe vers l'objec-
tivité d'une raison qui se manifeste à travers l'éparpillement
d'un peuple, faisant en sorte qu'il représente un tout Les
deux termes se répondent comme la nécessaire harmonie
du sentiment et de la Raison, genre de réconciliation qui
séduisait le romantisme allemand. La fonction instrumen-
tale de la raison pour le sentiment, que l'on retrouve dans

Voir L-107.
Pour le romantisme d'Iéna, à l'inverse de ceux d'Heidelberg et de
Berlin, ce tout ne tend pas à s'identifier exclusivement à la nation alle-
mande. Chez Novalis, par exemple, on voit l'exigence d'un dépasse-
ment du nationalisme : - Tous les événements qui, de nos jours, ont eu
lieu en Allemagne, ne sont que des signes frustes et sans suite, mais ils
révèlent à l'œil de l'historien une individualité universelle, une histoi-
re et une humanité nouvelles. » Novalis, Fragments, traduction de Mau-
rice Maeterlinck, José Corti, Paris, 1992, p. 256.
32 FRIEDRICH SCHLEGEL

le premier romantisme, fut une tentative de créer un art


authentiquement allemand qui, sans renier ses dettes
envers l'antiquité, puisa dans l'imaginaire médiéval, au
moins chez Tieck et Wackenroder. Le monde médiéval,
fut perçu comme une époque d'unité dans laquelle la
sensibilité était partout présente. Si VAufklàrungei le clas-
sicisme tendaient à produire des rationalistes {Vernûnft-
ler), le premier romantisme, pour sa part, voulut déve-
lopper des hommes de raison {Vernûnftmenscb).
L'année 1795 vit l'apogée du classicisme allemand avec
la participation de Goethe à Die Horen, la revue de Schil-
ler, publication qui d'ailleurs fut leur tribune.
En 1794, Fichte publia sa WiJSenschaftlehreet, tout jeune
encore, Fr. Schlegel commençait sa production. Deux ans
auparavant il avait fait la connaissance de Novalis. Wac-
kenroder préparait ses réflexions sur l'art dans le silence
de la contemplation. Le public s'intéressait à un nouvel
auteur, Jean-Paul, dont les romans conduisaient le lecteur
de la Raison éclairée au culte de l'irrationnel. Quand, à
partir de 1798, des esprits de l'envergure de Schleierma-
cher, de Schelling, de Fichte, des poètes comme Novalis
et des écrivains comme Tieck se retrouvèrent chez les
Schlegel, le premier romantisme était né. La publication
de la revue Atbenàum conféra une expression publique
à une pensée encore en formation.

Le romantisme d'Iéna rassemblait les points principaux


du caractère romantique : un désir d'universel et d'abso-
lu ; un sens du paradoxe, qui n'était pas étranger à un élan
passionné vers le religieux ; un goût pour l'ironie et pour

^^ Cette unité du monde médiéval s'exprime dans le texte Europa


de Novalis.
INl'RODUCTION 33

les expressions paradoxales.


Le désir romantique d'universalité est évident chez A. W.
Schlegel qui, par ses travaux de traduction, fit connaître
les pièces de Calderôn et les poèmes de Camoens, res-
taura la grandeur de Shakespeare (avec la collaboration
de Tieck) et publia les œuvres de Dante, mais aussi de
Pétrarque.
Les différentes dissertations de Schleiermacher qu'on
retrouve dans VAthenàum, les réflexions musicales de
Tieck, les Pollens de Novalis, qui viennent presque de l'au-
delà comme soufflés du jardin d'Eden, et les Fragments
de Fr. Schlegel {Idées 30, 31 et 34), sont autant de témoi-
gnages qui attestent une préoccupation religieuse des pre-
miers romantiques. Nous examinerons plus loin le rôle joué
par l'ironie et le paradoxe chez Fr. Schlegel. Pour l'instant,
il importe de voir que le premier romantisme fut moins une
réaction, qu'une prospection artistique ; plus une percée ori-
ginale dans le sentiment et la subjectivité, qu'une véritable
philosophie ; davantage un respect de la nature qui mena
au mysticisme, qu'une religion.
L'engouement pour l'histoire des Lettres et la littérature des
Anciens, le compromis entre la poésie et la vérité, la créa-
tion enfin d'un vaste espace intérieur occupé par un moi
omniprésent se servant de l'ironie comme d'une arme pour
conquérir le monde, voilà le cadre précis au sein duquel s'in-
sère l'œuvre de Fr. Schlegel.

• Nous nous imaginons Dieu personnel, comme nous nous ima-


ginons nous-mêmes personnels. Dieu est aussi personnel et individuel
que nous : car notre soi-disant moi n'est pas notre moi véritable, mais
seulement son reflet. » Novalis, Fragments, op.cit., pages 135-36.
i n - Généalogie de la pensée schlégélienne

Notre modernité se fonde sur une Renaissance, et cette


Renaissance ne se limite pas à un retour à la culture antique
ou, plus exactement, à la culture romaine. Sa redécouverte
des Anciens était fondamentalement une recherche de ce
qu'ils avaient été en réalité. La Renaissance marque donc le
passage de l'historiographie à l'histoire proprement dite. La
redécouverte de la pensée et de la manière de sentir d'une
civilisation indépendante du christianisme, fut certes un sti-
mulant pour les premiers humanistes, eux qui désiraient
connaître cette Antiquité qui, partout en Italie, semblait se
poursuivre à travers les monuments, la langue et les institu-
tions coutumières. Les auteurs païens, qui étaient jusqu'alors
les serviteurs de la pensée spéculative, devinrent les modèles
de la raison critique sitôt qu'ils eurent acquis une valeur en
eux-mêmes. Une classe de lettrés se forma donc, critique des
principes de la scolastique et de la discipline cléricale Pour

Erasme est témoin de ce mouvement : • Il vaudrait mieux, sans,


doute, passer sous silence les Théologiens, éviter de remuer ce marais
infesté, de toucher cette herbe infecte. [...] Le tracé d'un labyrinthe est
moins compliqué que les tortueux détours des réalistes, nominalistes,
thomistes, albertistes, occamistes, scotistes, et tant d'écoles dont je ne
nomme que les principales. Leur érudition à toutes est si compliquée
que les Apôtres eux-mêmes auraient besoin de recevoir un autre Saint-
Esprit f ) O u r disputer de tels sujets avec ces théologiens d'un nouveau
genre. » Éloge de la Folie, LIIL Les humanistes avaient compris la
réflexion de Cicéron : - Le plus souvent, qui veut s'instruire est gêné
par l'autorité de ceux qui enseignent. • De la Nature des Dieux, I, V.
INl'RODUCTION 35

des raisons géographiques et par nécessité historique


cet humanisme de la Renaissance était tourné vers Rome,
où il prit sa source 5i. En poésie, c'est Virgile que Dante choi-
sit comme guide à son voyage, et non Homère 52. Dans le
domaine politique, Machiavel fit référence plus d'une fois à
Rome 53, et Cola di Rienzo tenta d'opposer au pouvoir papal
l'éclat mi-séculaire et mi-vétuste de l'Empire.

Héritier de l'humanisme de la Renaissance, celui de


l'Aufklàrung prit toutefois la Grèce comme modèle. Winc-
kelmann, qui déclara que le seul moyen pour les modemes
de devenir grands était d'imiter les Anciens, pensait en fait
aux Grecs. Goethe, le poète, saluait Homère. Le romantisme,
à propos de l'admiration inconditionnelle des Grecs, fit écho
à VAufklàrung ; il était lui aussi tourné vers la Grèce. Pour-
quoi cet engouement pour cette terre de l'Hellade si « les
Romains nous sont plus proches et compréhensibles que les
Grecs ? >• 54 Parce que la Grèce est le pays de la Raison, le

Les différents États de l'Italie occupaient le territoire de l'ancien


Empire Romain.
Le Kaisertum germanique, la puissance politique du pape, la lutte
de clans rivaux et la création de républiques féodales.
Il ne faut pas négliger le latin comme langue de culture, sa domi-
nation dans l'écrit, et le grand nombre de textes grecs connus exclusi-
vement par la traduction latine. Ce sont là autant de facteurs laissant la
latinité romaine au premier plan.
On pourra certes dire que la raison de ce choix réside dans le fait
que Dante n'a jamais eu qu'une connaissance indirecte d'Homère ainsi
que de plusieurs écrivains grecs. Il est vrai qu'il en ignorait certains,
dont Plutarque n'est pas le moindre. Cependant, c'est à travers le filtre
de la culture latine qu'il hérita ce qu'il savait des Hellènes ; on pense-
ra ici, bien sûr, à Cicéron et à Boèce.
53 Voir son traité Sopra la prima deca di Tito Livio.
L-46 et A-277 : - Croire aux Grecs est souvent même une mode
de l'époque ».
36 FRIEDRICH SCHLEGEL

lieu où s'est primitivement manifesté l'Esprit ; en ce sens


elle est synthétique^?, un a priori de la culture et, ainsi,
plus actuelle. Le dix-huitième siècle, le Siècle des Lumières,
ne pouvait faire autrement que s'éprendre d'Athéna. La
poésie des Romains, même si elle peut être une poésie
universelle et classique, était •< une poésie sociale née et
destinée au centre du monde civilisé » 56, tandis que celle
des Grecs était sentiment, lieu de la réflexion artistique 57,
voire même de leur sagesse 5». Ainsi, de préférence aux
Romains, les Grecs sont repris par le premier romantisme,
qui considérait qu'ils avaient exprimé la liberté dans leurs
institutions et dans leurs œuvres 59. Cette liberté transparaît
dans la poésie ^o, qui s'oppose à la prose et la satire ro-
maine 61. À l'antagonisme esthétique de la poésie grecque
et romaine, correspondent les deux universalités du
monde antique: Vuniversalité politique de Rome et
l'universalité dans les Beaux-Arts de l'art classique des
Grecs.

Ce contraste entre la civilisation de la paideia et celle de


la civilitas résume bien les tendances fondamentales du
premier romantisme, lui qui fut autant un enthousiasme

55 Ibid.
56 A-146.
57 A-238.
5® A-304. Sur ce thème voir Walzel, Deutsche Romantik, p. 31 et ss.
En particulier sur l'objectivité de l'art grec, par rapport à la subjectivi-
té de l'art moderne.
59 II s'agit d'une différence essentielle entre le romantisme d'Iéna et
ceux d'Heidelberg et de Beriin qui, eux, se tournèrent vers le folklore
et ^a mythologie germaniques.

61 A-146.
INl'RODUCTION 37

artistique et religieux qu'une exaltation politique 62. C'est


d'ailleurs une originalité propre au premier romantisme
que d'avoir été plus qu'une expérience esthétique et
d'avoir exigé de l'artiste qu'il vive poétiquement, d'avoir
souhaité, enfin, la synthèse entre art de création et art de
vivre. On peut retrouver encore ici le motif entre paideia
et civilitas, entre culture (Bildun^ et civilisation, entre la
vertu morale et la civile, entre l'intériorité et son expres-
sion extérieure.
Si la fin du dix-huitième siècle se réclamait intellectuel-
lement de la Grèce, son mode d'appréhender les phéno-
mènes était fort différent du modèle. Pour Fr. Schlegel,
Platon était plus libre que Kant lorsqu'il philosophait ; il
était plus libre, en cela que le philosophe grec n'avait pas
à supporter l'hérédité du christianisme.
Dans le cas précis de l'Allemagne, il y avait cependant
l'idée d'une continuité politique, bien mythologique pour
plusieurs, entre la politique des Romains et celle qui leur
était contemporaine : le Saint Empire Romain Germa-
nique. Là relation avec l'Antiquité sub specie aeternitatis
était donc double : une postérité esthético-intellectuelle
selon que l'on se référait à la Grèce et une succession
historico-politique qui se voulait un sentiment de conti-
nuité selon que l'on s'adressait à Rome.
Prenant acte de toutes ces considérations, Fr. Schlegel
dégagea trois conceptions récurrentes pour l'interpréta-
tion de l'Histoire. La première comprenait l'Antiquité (et
les autres périodes historiques) comme un monde à part

^^ • Ni l'art ni les œuvres ne font l'artiste mais plutôt le sentiment, la


passion et l'instinct ». L-63. On verra également A-216.
Celle-ci est libre de l'influence chrétienne, ce qui trace une démar-
cation bien nette entre les deux mondes.
38 FRIEDRICH SCHLEGEL

et séparé, qui possédait ses propres lois et déterminations.


Il s'agit de V histoire circulaire. La deuxième notion tâchait
de montrer en quoi il y a progrès d'une époque à l'autre,
une réalisation de l'homme, de son perfectionnement et
de sa culture Il s'agit là de l'histoire progressive. La troi-
sième s'appliquera finalement à comprendre le phéno-
mène historique en tant que relation, c'est-à-dire à dédui-
re l'esprit d'une certaine époque en rapport avec celle du
chercheur. Cette dernière marque la progression de l'her-
méneutique.
C'est la première que choisira Fr. Schlegel afin de
construire son système d'interprétation esthétique.

^ Par exemple la Philosophie der Geschichte der Menscheit de


Herder.
IV - Théorie de la Bildung 65

Il est caricatural de prétendre que la Renaissance effec-


tua un retour aux Anciens, puisque ceux-ci furent présents
durant tout le Moyen-Âge En fait, la Renaissance mar-
qua le retour à la rigueur historique et à une recherche de
correction formelle dans les mœurs et dans le style : la
Renaissance a redonné à l'Europe le sens de la bonne lati-
nité. Tandis que le Moyen-Âge s'était surtout arrêté à des
problèmes formels (les Universaux, les développements
logiques etc.), la Renaissance témoigna toujours, quant à
elle, d'un souci pratique, visible dans l'intérêt qu'elle porta
aux développements des techniques (artistiques ou
autres), ou à la réflexion morale. Au centre de cet intérêt
pratique se trouvait l'homme, dont on avait une opinion

Bildung : version allemande du mot Kultur qui est d'origine lati-


ne. Afin de cerner l'originalité du mot il faut le placer avec la famille
lexicale d'où il provient. Btld = image ; Einbildungskrafi, imagination ;
Ausbilciung, développement ; Bildsamkeit, flexibilité. Le concept insi,s-
te sur un processus de formation. « Il n'est pas exagéré d'affirmer que
ce concept résume la conception que se fait d'elle-même la culture alle-
mande de l'époque, la manière dont elle interprète son mode de déve-
loppement. • Berman Antoine, L'épreuve de l'étranger, culture et
traduction dans l'Allemagne romantique, Gallimard, Paris, 1984, p. 72.
La Bildung est, à la fois, un processus et son résultat. On consultera
également, toujours de Berman, l'article paru dans la revue Temps et
R é g i o n , 1983, * 4, pages 141-59-
" " Voir aussi Gilson E., Humanisme médiéval et Renaissance: les
idées et les lettres, Paris, 1932, pages 171 et ss.
40 FRIEDRICH SCHLEGEL

favorable Le Moyen-Âge voulait former des clercs ; la


Renaissance voudra, pour sa part, former des hommes.
Elle entendait étudier la nature physique comme un fait
autonome par rapport à Dieu, et tâchait d'en expliquer les
lois sans avoir recours à des présupposés surnaturels
Ses recherches étant couronnées de succès, le monde
n'apparaissait plus comme la réponse aveugle aux décrets
arbitraires de Dieu, mais semblait plutôt se soumettre aux
lois de la raison humaine. C'est pourquoi, durant la Renais-
sance, la question de l'homme prit la place qu'avait occu-
pée pendant le Moyen-Âge la question de Dieu. Ce fai-
sant, la Renaissance administrait pour son compte une
question, celle de l'homme, qui avait été centrale chez les
philosophes grecs.

VAufklàrung reprendra cette préoccupation antique


qu'est la question de l'homme Goethe tentera, par
exemple, d'actualiser au sein même de son œuvre la notion
de streben nach Humanitàt : rendre l'homme humain Ce

^^ On pensera ici particulièrement au traité de Pomponazzi, De


immortalitate animae (1516), qui recherche ce qu'est l'homme sans
tenir compte de la Révélation. Le lecteur qui s'intéresse à cette pério-
de pourra aussi consulter le livre d'Eugenio Garin, La cultura filosofi-
ca del rinascimento italiano, Bompiani, Milan, 1994.
L'originalité de la que.stion de l'homme, pour VAujklàrung, est
que celle-ci le considère non comme un fait, mais comme un devoir
être. L'homme ainsi conçu, on comprend que ce devoir êtreesi attaché
à l'idée d'éducation. Pour Lessing, • ce que nous possédons de divin
est que nous nous formons à l'humanité • (Lettrepour l'avancement de
l'humanité) ; chez Kant, l'éducation sert de médiateur entre la culture
et la morale qui doit conduire l'homme vers le bien {Réflexions sur
l'éducatioii).
Le plus haut témoignage d'estime que reçut Goethe fut celui de
Napoléon qui, à Erfurt, en 1808, lui dit ; -'Voilà un homme ! » Homme
INl'RODUCTION 43

streben nach Humanitàt s'articulait autour de trois idées


directrices : l'idée de beauté, celle d'harmonie, celle enfin
de société ^o.
Le modèle pour cette revendication d'un homme humain
était cet homme antique et, plus précisément, l'homme grec.
L'autorité à qui l'on fit appel fut Winckelmann. Dans les
Réflexions sur l'imitation des œuvres grecques, parlant de
l'homme grec, il déclarait : « ...Comme la profondeur de la
mer qui demeure toujours calme tandis que la surface se dé-
chaîne, ainsi l'expression des visages grecs révèle, malgré
toutes les passions, une âme grande et mesurée. » Grandeur
et ordre, tel était le caractère de l'homme antique et le de-
voir de la modernité était de s'y mesurer. L'étude de Winc-
kelmann s'appliquait, en outre, à décrire le monde grec
comme harmonie et liberté, condition essentielle à la per-
fection humaine. L'homme ne se bornait pas uniquement à
créer des œuvres, mais tâchait également de se parfaire à
travers elles. Ainsi, plus qu'un excitant pour la sensibilité,
l'œui^e d'art devint un instrument de formation. Pour
Winckelmann, sensibilité et formation se répondaient par-
faitement dans l'art grec.
Voilà pourquoi l'étude de l'Antiquité est un a priori à
l'étude des modernes ; centré sur l'homme, l'art grec nous
laissait plus que des canons esthétiques, il nous donnait
surtout une image de l'homme qualitativement transfor-
mée au contact du beau : comprendre son idée de l'hom-
me, et en évaluer la distance par rapport à l'homme
moderne, c'est là définir plus qu'un programme esthé-

signifiant ici tout l'idéal de culture, de sensibilité et de civisme.


Idée de beauté qui s'exprime dans l'admiration pour les Grecs ;
celle d'harmonie dans la rencontre de l'Occident et de l'Orient ; celle
de société qui est symbolisée par le Nouveau Monde. On consultera
Weg zur deutsche>i Literatur, op. cit. p. 147.
42 FRIEDRICH SCHLEGEL

tique, c'est surtout déterminer l'entière succession des


actes artistiques contribuant à rapprocher l'homme de son
idéal antique de formation ^i. « Chacun a trouvé chez les
Anciens ce qu'il cherchait ou désirait ; avant tout, soi-
même » 72, annonce Fr. Schlegel dans VAthenàum, renfor-
çant encore l'idée que l'Antiquité est un instrument indis-
pensable à la connaissance de soi. C'est d'ailleurs aux
sources du monde grec qu'il ira puiser afin de construire
son système esthétique 73.

Fr. Schlegel, comme bon nombre d'écrivains avant lui,


considérait que l'étude des Anciens permettait l'éclosion
d'un goût et d'un sens historique mieux assurés, donnant
accès à une culture nouvelle renforcée par l'art. Il impor-
te toutefois de connaître le mécanisme de l'art antique

^^ Le beau n'est ni harmonie, ni ordre, ni liberté mais plutôt ce qui


engendre l'harmonie, l'ordre et la liberté en notre âme. C'est en cela
que l'art est une école d'humanité. Que l'art soit un instrument de for-
mation et d'éducation spirituelle, les différentes religions l'ont parfai-
tement compris. Il est remarquable, en effet, de considérer que le culte
des images ou, plus largement, la possibilité de représenter Dieu et ses
saints par l'iconographie, fut théologiquement justifiée par Jean de
Damas à partir de la théorie platonicienne des idées. En effet, la réa-
lité apparente des images témoigne de celle, plus substantielle, d'une
réalité spirituelle supérieure, contribuant ainsi à l'élévation de l'âme.
L'art devient en quelque sorte le buisson ardent à travers lequel l'hom-
me peut enfin contempler Dieu.
^^ A-151. • Lo Schlegel si mise a studiare l'antichità classica per
conoscere i mociemi, per costruire la sua filosofia che doveva culmi-
nare in una teoria délia cultura (Btldung) per trovare se medesimo. -
Santoli V., F. Schlegel : estetico e critico-, 1794-1800, Sansoni, Firenze,
1937, p. XIIL
II est certain que, selon un mot célèbre, Fr. Schlegel cherche plus
à construire qu'à comprendre, mais c'est précisément en cela que rési-
de son originalité.
INl'RODUCTION 43

pour comprendre en quoi ses découvertes influencèrent


l'art moderne. Il faut aussi tâcher de découvrir quelque
continuité entre les deux mondes. Voilà le point de départ
de la réflexion schlégélienne.

L'amorce d'un tel programme se retrouve dans son essai


de 1794 Les Écoles de la poésie grecque. Fr. Schlegel y divi-
sait la poésie grecque en quatre écoles : l'école ionique,
caractérisée par un sentiment de beauté et de jeunesse ;
Vécole dorique, qui était un compromis entre la nature et
l'idéal ; V école athénienne, dont le libre développement
culminait dans le drame ; enfin Vécole alexandrine qui,
par son aridité savante, fut l'expression de l'objectivité et
de la finesse.
Les quatre écoles de la poésie grecque ne représentaient
pas la division de la poésie en tant que phénomène esthé-
tique. Au contraire, elles indiquaient l'action qu'exerçait
chacune des écoles dans la construction de la personna-
lité, les lieux où leur influence fut la plus remarquable. En
ce sens, elles furent dépendantes du développement de
la poésie antique prise dans son ensemble et en subirent
les règles d'évolution. Ce développement fut parabolique
Il partit de la nature, atteignit la beauté et la perfection
puis, par une suite continue de dégénérescences, s'avilit
à travers l'artifice et la sensualité vers la barbarie. Pour Fr.
Schlegel, ce développement de la nature vers la sensua-
lité fut le destin de la poésie antique.

^^ Cette construction schlégélienne doit beaucoup à Winckelmann,


Geschichte der Kunst des Altertums, in Winckelmanns Werke, III-P/,
Meyer-Schutze, Dresde, 1809-15, L. I, Chapitre 1, par. 4. Celui-ci avait dis-
tingué quatre moments dans le développement de la poésie grecque :
simplicité, grandeur, beauté, excès. On consultera également, Ibid., I,
VIII, Chapitre I, par. 4 et chapitre 3, par. 17.
44 FRIEDRICH SCHLEGEL

La course de la poésie vers son déclin n'est pas cependant


une perte irréversible de toutes les valeurs initiées par l'es-
thétique classique. Dans la marche continue vers sa fin, la
poésie eut néanmoins le temps de donner être et forme à
un homme nouveau, qualitativement transformé par son
contact avec le beau poétique Fr. Schlegel l'attestait lui-
même dans une lettre à son frère : « L'âme de ma doctrine
est que l'humanité est la valeur suprême. » 76 H y revint
d'ailleurs dans un autre essai de la même période, dans
lequel il affirmait que la féminité et la masculinité devaient
être subordonnées à une humanité supérieure^^.
S'il faut retourner à l'école des Anciens, c'est que chez
eux l'art était une perfection harmonique, la joie fugace
de la beauté naturelle captée dans l'œuvre en un éclair.
Ce qui reste en partage à la modernité, c'est la nostalgie
qui se réalise dans l'imitation quasi mystique des Anciens.

Le développement parabolique de la poésie antique,


d'une phase de naissance à celle de déclin, jumelé à l'ob-
jectif de formation de l'humanité, pose le problème de sa
relation à l'Histoire.
Quelle est la signification de ce déclin dans une pers-
pective historique ?

II y aurait matière à une étude fort suggestive dans l'opposition


de riiomme de la mythologie, dont l'imaginaire se rattache encore à
des concepts éthico-religieux, et celui de la poésie, résolument tourné
vers le beau. Au zénith de la poésie grecque on peut proprement par-
ler de civilisation de la poésie s'opposant à celle barbare des my-
thologies. À partir d'Homère, poésie et mythologie sont indissociables ;
on doit même parier de mythologie poétisée.
Briefe an seinen Bruder August-Wilhelm, Walzel, Beriin, 1890,
lettre 123.
^^ Minor J., Seine Prosaischen Jugendschriften, Konegen, Wien,
1882, Zur gnechischen Literaturgeschichte, 1-56.
INl'RODUCTION 45

Pour que les enseignements de la poésie antique aient


encore aujourd'hui quelque signification, il faut que deux
conditions précises soient rassemblées. D'abord il est néces-
saire qu'ils aient, comme connaissances historiques, une cer-
taine universalité, à défaut de quoi ces enseignements ne
sont qu'anecdotiques et se diluent dans les particularismes
culturels ; il faut ensuite qu'il y ait quelque loi au sein de
l'Histoire, afin qu'elle ne soit pas uniquement une succes-
sion de hasards. Pour cela, une rationalité doit s'y manifes-
ter, rationalité dont le sens s'exprime à travers l'interpréta-
tion {Auslegun^. Qu'il y ait des connaissances historiques
qui soient universelles est une chose d'évidence pour celui
qui se consacre à l'étude de l'Histoire ; celui-là a compris
qu'elle est plus qu'une succession d'événements, mais, en
même temps, cette succession et sa signification^». Ce qui
distingue l'histoire de l'Empire Romain de celle de la Chine,
c'est moins la différence existant entre les conjurations et les
batailles, que les passions et l'esprit différent qui les animent.
Outre ces distinctions dans l'intention, l'histoire de Rome et
celle de Chine peuvent néanmoins être médiatisées pour
former une Histoire du genre humain. Or cette Histoire de
l'humanité se construirait sur les passions et l'esprit com-
muns, de même que sur un fond moral identique : la chute
des Hans et les crimes de Catilina appartiennent à l'histoire
particulière ; la tyrannie est, pour sa part, le tribut de l'His-
toire Universelle.
Il en va de même de la poésie grecque dont les ensei-
gnements sont universels non pas en vertu de la forme, mais
par le fond. En ne retenant que la forme de la poésie
grecque, donc l'art d'imitation, les créations seraient, pour
ainsi dire, anachroniques, puisque pour refaire Viliade, et

En ce sens, philosophie et histoire sont intimement liées.


46 FRIEDRICH SCHLEGEL

que cette création soit dite belle pour notre époque, il fau-
drait que l'on soit aède et que l'on parle à des Achéens
S'il n'en était ainsi, le poème pourrait être un excellent pas-
tiche, tout en étant une tromperie ossianique ; il n'aurait pas
plus de signification, au point de vue de l'art, que les co-
lonnes corinthiennes de la Madeleine, qui sont pourtant bien
mieux conservées que celles du Capitole, ou bien que le
célèbre, et très borgésien, Quichotte de Pierre Mesnard.
Pour Fr. Schlegel, c'est parce que la poésie grecque
s'adresse au patrimoine moral de l'humanité qu'elle est
universelle : elle ne parle pas seulement aux Athéniens ou
aux Spartiates ; elle s'adresse en grec à tous les hommes.

C'est en s'inspirant de Kant que Fr. Schlegel approcha la


difficulté des lois dans l'Histoire. Il a tout particulièrement
développé cette question dans la recension sur VEsquisse
d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, de
Condorcet (1795). Il y affirmait, entre autres, que <• le véri-

^^ Il y a dans cette volonté presque morbide de retourner esthéti-


quement aux Anciens, comme on le peut voir par l'exemple de Winc-
kelmann, un manque d'actualité. On retrouve dans la création subli-
me un quelque chose de révolutionnaire qui conserve la valeur artis-
tique à une œuvre, même si les canons esthétiques qui la comman-
daient sont passés de mode. L'œuvre d'art est le témoin du moment
présent, ou bien n'est qu'un faux point de vue esthétique. On ne trou-
ve nulle part de poète qui ait été tel par l'imitation aveugle de ses
prédécesseurs. Au contraire, s'il le fut jamais, c'est qu'il témoignait
d'une originalité, d'une nouveauté, d'une présence. Le véritable artiste
caractérise son époque au plan esthétique. Il n'y a pas de forme univer-
selle de l'art parce que le temps ne s'est pas encore arrêté ; chaque
moment présent appelle une expression esthétique contemporaine.
On verra à ce propos le livre de Wassily Kandinsky, Ûber das Geistige
in der Kunst, Insbesondere in der Malerei, Benteli, Bern, 1952.
INl'RODUCTION 47

table problème de l'histoire est l'inégalité des progrès dans


les différentes parties de la culture humaine dans son
ensemble et, en particulier, la grande différence entre le ni-
veau de la culture intellectuelle et morale. » Le plus étonnant
reste sans aucun doute « la grande et totale décadence de la
culture des Grecs et des Romains. » Cette divergence et cette
décadence se comprennent par les relations entretenues
entre l'homme et l'histoire.
S'il n'y a de science que s'il y a des lois, cela suppose l'exis-
tence de lois historiques, pour autant que la discipline his-
torique veuille bien nous apprendre quelque chose d'objec-
tif. Mais pour déterminer ces lois, comme dans les sciences
particulières, il faut définir l'objet sur lequel ces sciences
s'exercent. Ainsi, dans le cas précis de l'histoire, l'objet est
la représentation de l'homme dans un développement tem-
porel 80. Or cet homme, quel est-il ? Principalement une syn-
thèse de nécessité et de liberté. La partie de nécessité chez
l'homme forme ce que Fr. Schlegel appelle, en disciple de
Kant, son hétéronomie, c'est-à-dire sa dépendance aux lois
naturelles, comme celles de la physique. Cette hétéronomie
est perçue par la Raison théorique.
Mais l'homme est également liberté. Il possède une auto-
nomie parce qu'il a une volonté lui permettant de suivre la
loi morale et de la déterminer tout à la fois. Or puisque
l'homme partage l'hétéronomie avec les créatures les plus
viles 81, il faut en conclure que le monde proprement humain
est la liberté. La liberté est l'empire de la volonté, c'est pour-
quoi toute détermination libre de la volonté s'exprime par
l'impératif catégorique, instaurant le règne des fins. Ainsi,
comme la culture et l'éducation sont elles-mêmes l'héritage

L'homme étant ce qui pense, agit et crée.


Voir L-92.
48 FRIEDRICH SCHLEGEL

du genre humain et peuvent être déterminées par la volon-


té, elles seront la manière authentique par laquelle la liber-
té trouvera sa majeure expression. Ce n'est donc plus la
simple représentation de l'homme dans le temps qui est l'ob-
jet de l'Histoire, mais la représentation de cette poursuite de
la volonté vers une fin proprement humaine, une fin qui est
la culture humaine : la Bildung
Fr. Schlegel tâcha de montrer en quoi cette préoccupation
envers la question de l'homme devait déboucher sur la for-
mation de l'individu. Une pareille conception, on le voit,
demeurait proche de l'idéal des classiques. Cette parenté ne
dépendait pas des implications esthétiques, car toujours en
s'appuyant sur l'autonomie de l'homme, Fr. Schlegel sou-
haitait voir la liberté du poète illimitée Elle relevait plutôt
d'une source commune représentée par l'antiquité grecque
et ses modèles artistiques. Il appliqua ainsi ce modèle histo-
rique à l'esthétique, afin de parvenir à un système ^ d'in-
terprétation philologique, lui permettant d'étudier les littéra-
tures des Grecs et des modernes en en faisant ressortir les
caractéristiques principales, et en expliquant rationnellement
leurs différences.

^^ - Bildung ist antithetische Synthesis und Voile?idung his zur Ironie.


Bei einem Menschen, der eine gewisse Hôhe und Universalitât der Bil-
dung erreicht hat, ist sein Inneres eine fortgehende Kette der unge-
heuersten Revolutionen. • Rapporté par Windischmann II, 2-a, p. 420.
Dans Gespràch ûher die Pœsie, Fr. Schlegel soutient que ,san.s délimita-
tion, aucune Bildung n'est possible. Il aura recours à la littérature pour
appliquer son concept, convaincu qu'une œuvre est cultivée lorsqu'elle
est délimitée de partout, bien qu'elle reste, en elle-même, illimitée et
inépuisable. Voir Lacoue-Labarthe et Nancy in L'ahsolu littéraire, Seuil,
Paris, 1978, p. 141.
A-116.
L'ébauche d'un système dépassant la représentation fragmentaire
est décelable dans l'essai Vom Wert des Studiutns der Griechen und
Rômer, in Minor, op.cit. p. 312.
V — Art et cultures

L'art et l'histoire sont des représentations de ce qui est


humain dans le temps ; ce qui les distingue ce n'est pas la
matière, car celle qui pourrait être la possession absolue
de l'histoire peut être poétisée, peinte, sculptée ou enco-
re chantée, alors que celle qu'il serait possible d'attribuer
exclusivement à l'art est susceptible de devenir une
connaissance historique à travers une histoire du beau, de
la peinture et ainsi de suite. Ce qui différencie l'art et l'his-
toire est le temps. Les relations entretenues avec le temps
par l'art et l'histoire permettent de délimiter le champ d'ac-
tivité de chacun. Le temps est, pour l'histoire, un temps
chronologique ; pour signifier quelque chose, une connais-
sance historique a toujours besoin d'un avant ou d'un après
sinon elle peut bien être, par exemple, une connaissance
scientifique mais non historique ; une proposition des Élé-
meiits d'Euclide est une connaissance scientifique qui
devient historique sitôt qu'on tente de la situer dans le temps,
s'inscrivant de facto dans le cadre d'une histoire générale
des sciences. Pour l'art, le temps est diachronique ; pour la
sculpture il est figé ; pour la musique il n'existe que lorsqu'il
est joué ; pour la peinture c'est un instant suspendu ; il en
va de la poésie comme de la musique. Art et histoire ont la
tâche de présenter le •• streben nach Humanitàt », l'élan de
l'homme vers un objectif de liberté, que Fr Schlegel nomme
Bildung. L'histoire fait chronologiquement ce que l'art ac-
complit de manière diachronique.
50 FRIEDRICH SCHLEGEL

Appliquant au monde antique et au monde moderne le


modèle kantien d'autonomie et d'hétéronomie, Fr. Schlegel
amorce sa théorie d'interprétation philologique. Selon que
domine la nature (hétéronomie, nécessité, raison théorique)
ou bien l'intention (autonomie, liberté, raison pratique), il
sera possible de définir deux sortes de culture. Il y aura
d'abord la culture dite naturelle ou circulaire, dans laquel-
le la nature précède l'esprit et où la nécessité devance la
liberté. La civilisation antique en sera la représentation.
Vient ensuite la culture intentionnelle {kûnstlischê) ou
linéaire dont la culture moderne est le porte-étendard.

Le développement de la civilisation antique s'exprime


de la façon suivante : elle est issue de la nature ; avant elle,
il n'y avait aucun modèle de civilisation auquel elle pou-
vait se référer. Elle conserve donc une personnalité pre-
mière régénérée au contact même de la source de vie. Or,
comme la nature est une force infinie et un pouvoir conti-
nuel d'étonnement qui inspire l'artiste, cette civilisation
naturelle aura une infinie valeur. Il s'agit là du premier
moment. Passant à travers divers états de décadence, tant

Sur cette idée on consultera Geschichte der Poesie des Griechen


und Rômer, op. cit. pages 312 et 313- Le concept de circularité du
monde antique dérive de la préface de la Geschichte der Kunst des
Altertums de Winckelmann. La caractéristique principale de cette
notion est de considérer le monde gréco-romain comme unité ...la
poésie antique est un individu dans le sens le plus fort et littéral du
terme.' A-242. -Lesgrands individus étaient moins isolés chez les Grecs
et les Romains. Ils avaient moins de génie mais plus de génialité. Tout
ce qui est antique est génial. L'Antiquité entière forme un génie, le seul
que l'on peut nommer, sans exagération, absolument grand, unique
et indépassable.- A-248.
INl'RODUCTION 51

au plan moral ^ qu'au niveau artistique la civilisation


naturelle retourne à la vulgarité, à la rudesse, bref à cette
barbarie qui ne désire que « submerger les épaves ou les
monuments de la culture. » ^
La civilisation antique suit cette évolution circulaire que
Fr. Schlegel retrouve en art, en science et en politique
Se trouvant tout contre la nature, la civilisation antique
était dominée par la raison théorique, ce qui lui conférait
une valeur absolue ; c'est elle qui, réduite à l'originalité,
dut légiférer en matière d'art, instaurant les modèles théo-
riques Les Anciens, qui réalisèrent le plus haut moment
de la civilisation naturelle, firent de leur art un absolu et
forment, en quelque sorte, le lycée de l'humanité, ce lieu
nécessaire par où passe la Bildung.
Après les Grecs, l'art ne doit pas être imitation des
canons antiques, mais plutôt surgir d'une humanité nou-
velle, éduquée à leur école C'est par ce biais que la
civilisation antique demeure actuelle.

S'éloignant de Winckelmann, qui étendait la circularité


du monde antique au monde moderne 92, Fr. Schlegel décla-

^^ Par l'indifférence à 1 égard des valeurs naturelles, qui est le propre


d'une culture toujours plus sophistiquée dans le sens étymologique du
mot ; il y a un rapport certain entre sophistique et décadence.
^^ C'est-à-dire là où le jaillissement des diverses formes d'art est figé
par l'imitation passive, crédule et docte, des grands maîtres.
L'expression est de Charles Péguy.
^^ Sans doute qu'au point de vue de la religion antique, le christia-
nisme complétait cette décadence.
Voir Vom Wert... op.cit. p. 252 et surtout p. 263.
91 Ihid., pp. 266 et 269.
Voir Geschichte der Kunst und Altertums, op.cit. I, VIII, Chap. 3,
par. 18. Winckelmann suit lui-même Vasari dans ce passage. Voir les
Vite deipiù eccellenti pUtori, scultori e architetti, le Prœmlo en parti-
culier.
52 FRIEDRICH SCHLEGEL

re que ce monde moderne est dominé par la raison ; il a


perdu l'enivrante spontanéité de la civilisation naturelle.
La civilisation moderne, s'étant éparpillée en diverses cul-
tures qui poursuivent chacune un chemin particulier, est
linéaire. Sa caractéristique principale sera d'être progres-
sive 93 ; ce que la civilisation moderne perd en unité, elle
le gagne en progression. Sans unité, l'État moderne est en
désaccord. Si l'activité individuelle est développée, elle
n'est cependant pas canalisée vers une vision nouvelle et
idéale. Il lui manque l'harmonieux équilibre que l'on
retrouve dans le monde antique 94.

93 En posant, dans le très célèbre fragment l l 6 de l'Athenàum, que


• la poésie romantique est une poésie uniuerselle progressive Fr. Schle-
gel affirme du même coup la totale modernité de la poésie romantique.
La vision schlégélienne des Grecs est, à proprement parier, supra-
historique puisque la culture et la civilisation de l'Hellade sont, avant
tout, des modèles. Homère n'est plus un pauvre aède aveugle et men-
diant, tel que le fut Ulysse de retour en son manoir, mais représente la
figure absolue du Poète. Platon n'est plus un Athénien, il est le Philo-
sophe etc... La réalité du monde antique est distordue et nous révèle
moins l'image de ce qu'il était que la volonté de devenir Fr. Schle-
gel impose au monde moderne. Autre exemple de suprahistoricité des
idées de Fr. Schlegel en matière de théorie esthétique, c'est lorsqu'il
doit, par souci de cohérence entre le passage de la liberté à la néces-
sité, de l'hétéronomie à l'autonomie, placer en continuité historique la
circularité unitaire du monde antique et la progression linéaire du
monde moderne. On voit mal comment une conception circulaire de
l'histoire pourrait en enfanter une qui soit linéaire, sinon par césa-
rienne intellectuelle, après maintes larmes et lamentations. Un pareil
procédé affaiblit généralement le patient (quand il ne le tue pas) et lais-
se en tous cas des cicatrices. C'est là une manière de comprendre l'His-
toire qui a fort probablement poussé Clio au suicide. Fr. Schlegel négli-
ge en outre la valeur de l'esthétique des peuples barbares. Cela ne se-
rait après tout qu'un moindre mal si l'esthétique schlégélienne voulait
seulement se limiter dans des considérations ne touchant que la seule
civilisation occidentale. Mais il ne fait que parler de la poésie
INl'RODUCTION 53

Les deux civilisations à partir de leurs caractéristiques


essentielles ont développé une esthétique poétique répon-
dant à celles-ci.
Provenant de la nature et gouverné par l'hétéronomie,
l'art grec dans son ensemble n'aura pas à représenter les ten-
dances particulières et ce qui est fortuit. Au contraire, l'art
grec sera l'expression de ce qui tend à l'universel 95. Quant
à elle, la poésie moderne ne nous satisfait pas. Pour Fr.
Schlegel, la littérature de la fin du dix-huitième siècle était
entrée dans un état de crise, après avoir passé l'étape des
tendances nationales et celle de l'imitation 96. Les tendances
nationales prouvent le manque d'unité, et par conséquent
d'harmonie, de la littérature moderne ; son besoin d'imita-
tion trahit sa soif de perfection. Le reproche le plus impor-
tant que Fr. Schlegel adressa à la littérature moderne fut que
le beau en soi n'apparaissait que très rarement, étouffé qu'il
était par une abondance d'idées et de considérations mo-
rales. Alors que pour les arts les Grecs avaient résolu le pro-
blème de l'équilibre du fond et de la forme, solution qui
déterminait la victoire du beau dans l'expression artistique,
les modernes, pour leur part, ont laissé prédominer le fond
sur la forme de telle manière que, si le beau se manifeste

en général. Or il est très peu probable que la Poésie soit une exclusivité
occidentale comme les montres suisses ou le cabemet-sauvignon.
Hegel a le même penchant que Fr. Schlegel parce que sa philosophie
de l'Esprit a tendance à exclure de l'histoire universelle les peuples qui
n'ont pas possédé, ne fut-ce qu'une fois, l'Esprit du monde, comme
par exemple les Danois, les Hongrois, les Roumains, etc. La même
remarque est faite par Mircea Eliade dans mythe de l'étemel retour,
Gallimard, Paris, 1969, p. 170 et ss.
Voir Uber das Studium der griechischen Poesie, Minor, op. cit.,
p. 126.
Même idée. Ibid., pp. 88 et 172.
54 FRIEDRICH SCHLEGEL

dans leurs créations, c'est moins en tant que beau esthétique


que conune beauté morale.

L'histoire de la poésie occidentale se divisera donc en


deux. On retrouvera la poésie grecque dont les caractéris-
tiques sont l'unité, l'harmonie, l'objectivité et, d'autre part,
la poésie moderne qui est anarchique, confuse, subjecti-
ve, n'obéissant pas aux lois divines du beau. Malgré leurs
dissemblances, les poésies grecque et moderne peuvent
être réconciliées par l'histoire plus vaste d'une poésie dite
occidentale ou européenne 97.

L'étude schlégélienne de la poésie grecque identifiait


quatre phases d'évolution.
La première période était dominée par la nature, alors
que la culture humaine était encore en contact avec les
choses originales et premières ; c'était le temple de la poé-
sie épique dont le plus éminent représentant fut Homère.
La deuxième période vit la domination de la liberté sur
la nature : la civilisation s'éveillait lentement et déve-
loppait des formes originales qui la distinguaient de la na-
ture. Il s'agit du moment de la poésie lyrique, dont la figu-
re prépondérante était Pindare.
La troisième période fut celle de l'équilibre entre la natu-
re et la liberté, le moment précis où la civilisation humai-
ne parvint à la juste harmonie de ces deux tendances ; ce
fut l'instant le plus élevé, celui de la terrible tragédie
attique, celui de Sophocle.

L'histoire joue ici un rôle de synthèse.


INl'RODUCTION 55

Finalement, au point le plus élevé de la tragédie grec-


que, vint une phase de déclin durant laquelle les œuvres
ne furent plus que des règles d'obédience aux décrets
canoniques. Les Alexandrins oni été ceux qui ont le mieux
décrit cette tendance ; ils mirent un terme à la poésie grecque
et inaugurèrent l'ère moderne de la poésie 98.

Pour Fr. Schlegel, la poésie moderne, où prédominent


sur l'idée du beau en soi, l'étude, la rationalité et la phi-
losophie, n'est qu'une tentative esthétique incapable d'at-
teindre, par elle-même et sans l'aide d'un modèle, la fin
la plus haute de l'art, c'est-à-dire l'expression même de la
beauté. La poésie moderne s'est développée au contact
de l'hellénisme, certes, mais d'un hellénisme filtré par le
prisme d'une civilisation romaine privée de principe de
philosophie esthétique. Cette influence a donné, dans la
première époque de la poésie, des œuvres dans lesquelles
dominait essentiellement l'architectonique, et qui ne vi-
saient que le triomphe sans gloire de la forme. Il y eut une
sorte d'instinct théorisant dominé par le principe d'auto-
rité qui influença cette période. La Divine Comédie en est
l'exemple le plus commun, elle qui fit de Virgile une auto-
rité et dont le modèle, VEnéide, est lui-même inspiré d'une
œuvre grecque.
La seconde ordonne et classe les œuvres de la littératu-
re poétique selon des hypothèses arbitraires et indivi-
duelles. L'humanisme représenterait cette crise du passa-
ge du scepticisme esthétique à la critique du jugement.
La troisième et dernière époque ordonne l'esthétique
selon des principes objectifs. L'œuvre d'art n'est pas liée

^^ Le schéma de la poésie antique va comme suit : raison théorique,


hétéronomie, nécessité, nature, circularité du monde antique.
56 FRIEDRICH SCHLEGEL

aux lois de la réalité extérieure, mais plutôt à celles des


possibilités internes. Comme nul autre, Goethe préfigure
une ère nouvelle grâce à sa spontanéité et à sa culture 99.

Les deux mondes de la poésie occidentale qui marquent


l'évolution d'une poésie naturelle vers une poésie inten-
tionnelle, sont la preuve esthétique de cette dichotomie
humaine entre nature et esprit. Ce que l'homme reçoit, il
doit se l'approprier, le déterminer et le faire sien. L'histoire
de cette appropriation est identique à celle de la culture au
sein de laquelle la liberté humaine se manifeste véritable-
ment. La poésie occidentale rend justement compte de cette
marche vers un monde de liberté.
Toutefois les motifs intellectuels ou pratiques qui, selon
Fr. Schlegel, prévalaient dans la création artistique de la fin
du dix-huitième siècle, ne doivent jamais commander à l'art.
Sans retourner esthétiquement aux Grecs, puisque le monde
de la culture et de la liberté doit pouvoir advenir il impor-
te de réconcilier la spontanéité naturelle des Grecs et la ré-
flexion des modernes.
Un tel programme de réconciliation sera celui de la poé-
sie romantique loi.

99 Emrich Wilhelm, Begriff unci Symbolik der Urgeschichte in der


romantischen Dichtung in Protest und VerheiJSung, Frankfurt am
Main I960, p. 242.
On consultera le livre de JaufS H. R. Literaturgeschichte als Pro-
vokatwn, Frankfurt am Main, Suhrkamp, # 418, 1970.
La poésie grecque réalisant la réconciliation de la liberté et de
la nature.
VI — La poésie romantique

Nul esprit ne pourra comprendre toutes les œuvres d'art


ou les produits de la nature ayant la forme ou le nom de
poésie 103. Le domaine de la poésie étant la nature ou la
volonté, selon qu'on la situe ou non dans un cadre histo-
rique, on doit apprendre ce que la poésie doit devenir de
ce que veulent les modernes, mais ce qu'elle doit être on
le sait des Anciens, précisément parce que leur art est
consacré à l'expression du beau i"'*. Si la beauté se doit
d'être exprimée par un médium qui peut la traduire es-
thétiquement avec justesse, la poésie, dont la tâche est de
représenter la beauté dans la matière, est une chose natu-
relle et ne fut jamais si excellente que dans la civilisation
naturelle, exprimée dans les œuvres du classicisme grec
Puisque le langage est lié à sa fonction communicative, et
que la poésie est le dialecte originaire du beau, la poésie
cherche à devenir œuvre d'art afin d'atteindre sa pleine
maturitéio^.
Ne reposant sur aucune mesure issue de la moyenne, la
poésie réalise, dans son ensemble, l'universalité véri-

Gesprâch ûber die Pœsie in Kritische Pr. Schlegel Ausgabe, hrsg.


von Emst Behler, Mûnchen, Paderborn, Wien, Verlag Ferdinan Schô-
ningh, Thomas Verlag, Zurich, 1967, III, p. 323.
L - 8 4 et 9 3 .
105L-21.
106 Ibid.
58 FRIEDRICH SCHLEGEL

tableio'7. Cependant, si la poésie doit dominer les autres


arts, ce n'est jamais en vertu de cette universalité, qui pour-
rait bien être le partage de plusieurs autres formes artis-
tiques, mais parce que le drame n'est possible qu'en poé-
sieios. Cette prééminence de la poésie n'est pas le fruit du
hasard car « le poète [...] ne devient artiste qu'à travers la
science. » En effet, une connaissance et un savoir-faire
sont indispensables à ceux qui veulent produire la tension
dramatique de telle sorte qu'elle soit belle et poétique.

Grâce à sa capacité d'imaginer, la poésie seule peut par-


ler du beau, puisque la beauté étant allégorique, elle ne
saurait s'exprimer que par le symbole qui est, du reste, le
ton qu'emprunte toute poésie véritable. Il est la forme
authentique de la révélation du beau et du vrai. C'est pour-
quoi le style poétique fut plus d'une fois choisi afin de tra-
duire en paroles les révélations divines. La poésie unit les
sciences en étant pour elles une école de vérité ; le poète
sera l'homme universel et, de loin, l'artiste idéal no. Pour-
tant, elle ne perd jamais son aspect irrationnel et presque
miraculeux : elle est le rameau le plus noble de la magie "i.

107 id.-i23.
A.-123 Le drame est une tension entre deux possibilités, tandis
que la tragédie est la poursuite d'une fin, un but prédéterminé et inexo-
rable qui donne une intelligence à rebours à l'action (voir à ce sujet le
sixième livre de la Poétique d'Axistolé). De tous les arts, la poésie .seule
peut représenter la tension hésitante de la possibilité dramatique si l'on
suit Fr. Schleael.
109A-302.
Ce fut l'erreur de l'esthétique sophistique de considérer le beau
seulement comme un objet donné ; il est non seulement la pensée vide
de quelque chose, mais également la chose elle-même : l'activité ori-
ginaire de l'esprit humain qu'exerce la poésie. "Voir à ce propos A-256.
111 Gesprâch uber die Pœsie, op.cit., pages 284 et 310.
INl'RODUCTION 59

La poésie apparaît toujours lorsqu'un art, ou une science,


est exercé librement. Il touche alors au vrai et à la liberté.
Plus qu'un exercice de perfection formelle, la poésie trans-
cende la forme ; elle est l'esprit invisible, le sentiment n
doit toutefois y avoir une distance entre ce sentiment et son
expression, de façon à assurer la parfaite autonomie et la li-
berté complète de l'artiste face à son œuvre. « Aussi long-
temps que l'artiste invente et est inspiré, il se trouve, au moins
en ce qui concerne la communication, dans un état servi-
le. » 113 Pourquoi cela ? Principalement parce que la poésie
et l'œuvre de création forment une vision idéale des
choses Elles hésitent entre la beauté idéale qui s'inspire
de celle se cachant au cœur de la nature, et cette beauté abso-
lue qui élève le beau naturel au niveau de la raison. Cette
hésitation ne saurait être une faiblesse. Elle confirme, au
contraire, la volonté de la poésie d'atteindre un monde de li-
berté et d'infini. La beauté n'étant pas sourde à d'autres
domaines, il peut se trouver de la beauté en philosophie, en
rhétorique, dans les sciences ; la poésie, comme mode d'ex-
pression de la beauté, effectue la synthèse des différents
genres : elle est universelle. Unie à la modemité et à la linéa-
rité de son évolution, la poésie est également progressive.
Universelle et progressive, la poésie doit être roman-
tiqueii5.

Ibid.
113I..37.
Gespràch ûher die Pœsie, op.cit., p. 323.
Anstett, Introduction à Lucinde, Flammarion, Paris, 1968, p. 30,
voit bien que le Witz, la saillie, sera « le principe et l'organe de la phi-
losophie universelle et progressive. • Le Witz est associé au progressif
à cause de ses aperçus paradoxaux, de ses combinaisons surprenantes ;
il procède du sens de la vie, • de la connaissance de son infini renou-
vellement. » Ibid.
60 FRIEDRICH SCHLEGEL

Mais que doit-on entendre par ce mot : Romantique ?


Au dix-huitième siècle les artistes, et plus généralement
ceux qui réfléchissaient sur l'art, n'avaient pas perdu de vue
que ce mot tirait son origine non pas du latin mais des langues
vulgaires, et qu'il désignait toute œuvre écrite racontant une
histoire
Le terme roman ne se limitait pas par conséquent à la prose,
mais incluait aussi les œuvres en vers comme le sont, à titre
d'exemples, les écrits de Dante, du Tasse, de l'Arioste ou bien
encore les œuvres mythico-folkloriques tels le Niebelungen-
lied, Parzifal, ou Dos Heldenbuch Tous ces romans
n'étaient pas écrits pour être joués, comme une pièce de
théâtre, mais pour être lus. Seule l'acception moderne du
roman incluait également la représentation théâtrale,
comme le Don Carlos de Schiller. Fr. Schlegel, qui dans les
années 1797-98 s'enthousiasmait du Don Quichotte, du Wil-
helm Meister et du William Lovell, eut l'intuition que ces
romans perpétuaient la tradition romanesque de Dante et
représentaient ainsi, en tant que tel, le genre romantique.
Dans le but de décrire la relation entre le sens ancien et celui
moderne du mot roman, qui s'était adjoint chez les
modernes la représentation iAuffûhrun^, et pour décrire
tout à la fois la spécificité contemporaine, Fr. Schlegel forgea
le terme « romantisch » afin de traduire l'essence de la poé-
sie moderne. La tradition et les traducteurs ont exprimé en

^ ^^ Kritische Friedrich Schlegel Ausgabe, op. cit., Introduction du volu-


me II, p. LVII : - ...geschriebeiie erzahlende Werke bezeichnet. • Voir aussi
Hayms, Die Romantische Schule, 1870 pour qui Romantische Poesie =
Romanpœsie = ronian aujourd'hui ; Berman, op. cit., p. 85, retient pour
sa part la filiation suivante ; • romanité, cultures romanes, genre roma-
nesque, romantisme. • À consulter, JaufS H. R., Pour une esthétique de la
réception, Paris, Gallimard, 1975, pages 158 à 261.
Kritische Friedrich Schlegel Ausgabe, op. cit., p. LVIII.
INl'RODUCTION 63

français romantisch » par le mot romantique, tandis que le


mot romanesque evX été peut-être moins équivoque ii».
La poésie « romantique », die romuntische Poesie, se divise
elle-même en classes : le roman poétique d'abord, qui se sub-
divise lui-même en deux genres ; le genre fantastique, re-
présenté par V Orlando furioso ; et le genre sentimental, par
la Gerusalemme Liberata ; le roman en prose ensuite, qui
peut être de genre philosophique comme Jacques lefataliste,
ou bien religieux, comme l'est La religieuse
La poésie romantique ou « romanesque » est donc une poé-
sie divisée.

Toutes ces formes de romans ne sont que des Neberiarten,


des genres secondaires. Le roman idéal, et c'est là le centre
de la théorie esthétique de Fr. Schlegel, a comme devoir de
les unir 120. n doit être à la fois fantastique, sentimental,
philosophique et psychologique, poétique et prosaïque au

Madame de Staël n'est sans doute pas étrangère à cette confusion.


Jean-LouLs Dumas in Histoire de la pensée, Reimissance et Siècle des
Lumières, op. cit., p. 190, dit à raison que Shaftesbury • a sans doute été
le premier à utiliser l'adjectif romantique pour désigner, avec une poin-
te d'ironie, une forme de .sensibilité enthousiaste à la grandeur de la natu-
re. • Il n'est donc pas interdit de penser que le terme • romantique • vient
de la traduction anglaise du terme, lequel comporte toute une notion de
pittoresque et d'étrangeté du monde et des individus.
s'en faut de beaucoup pour que La religieuseàs Diderot soit une
oeuvre • religieuse ». Il faut probablement entendre ici un genre ou l'ana-
lyse psychologique domine.
Il doit devenir en lui-même un microcosme. Voir A-245. Le roman-
tisme d'Iéna est essentiellement ce désir d'unité qui, ne parvenant pas à
s'exprimer convenablement à travers des œuvres littéraires (le Lucinde
est un exemple), et voyant avec le temps que cette unité est plus idéale
que réelle, s'abandonnera à la religion et au mysticisme (Novalis, Fr. Schle-
gel) ou encore à la nostalgie ( Tieck, A. W. Schlegel, Schelling).
62 FRIEDRICH SCHLEGEL

même moment. C'est l'objectif que poursuit la poésie roman-


tique : c'est en cela qu'elle peut assurer l'universalité 121.
Le roman qui devrait effectuer la synthèse des genres n'est
pas une donnée historique, mais coïncide plutôt avec l'idéal de
formation de l'homme, de la Bildung 122. U est par le fait même
un devoir, un idéal, un Streben. Voilà pourquoi, en plus d'être
universelle, la poésie romantique sera progressive.
La revendication d'une synthèse à travers l'art est partout pré-
sente dans l'œuvre fragmentaire de Fr. Schlegel. Pour lui, la
mise en contact des différents genres est génératrice d'une har-
monie artistique, une harmonie du fondcréTAeur qui complè-
te harmonieusement celle de la forme. Cela explique sa
recherche d'une sympoésie ou bien d'une symphilosophie ^23.
Lorsque Fr. Schlegel dit que la poésie romantique veut et doit
combiner poésie et prose, génialité et critique, poésie d'art et
celle de la nature, ce qu'il demande, c'est que le roman devien-
ne vraiment universel 124. Mais pour unir force de création et
autocritique, l'artiste doit lancer un second regard, posséder un
détachement qui soit à la fois implication profonde et déta-
chement objectif. Le secret de cette synthèse est l'ironie 125.

^^^ UninersalpœsieiA-Wd) ; elle n'est accessible que par l'union de la


poésie et de la philosophie (A-451), le point où tout art devient science
et toute science, art (L-115). Fr. Schlegel questionne la légitimité des
genres qui ne servent qu'à séparer et diviser, ne livrant qu'une innage
approximative de l'art. Voir Gesprâch ûber die Poesie, op. cit., p. 310 et
L-lOO, A-239, surtout A-434. Une esthétique véritable de la poésie fini-
rait avec l'identification complète de la poésie générale.
122 Voir L-78
123 Voir L-112 ; A-82, 122 et 125.
124 L'union de la poésie d'art et de la nature correspond à la poésie
élitiste et à celle destinée au peuple. Il y a dans la création poétique
un mélange d'intention et d'instinct conduisant à l'art pour le premier
et à la nature pour le second.
125 II s'agit là non pas d'une ironie rhétorique, mais plutôt d'une
INl'RODUCTION 63

Par le roman, la poésie sera vivante et populaire puis-


qu'il s'agit du genre le plus accessible. En unissant poésie
et roman, Fr. Schlegel peut accomplir l'un des objectifs de
la poésie romantique qui est de « rendre la poésie vivan-
te et créer un lien social. » 126 Dans la poésie romantique,
l'auteur réfléchit à son oeuvre, la perfectionnant par son
effort de réflexion, tandis que l'œuvre elle-même perfec-
tionne son auteur, de telle sorte qu'œuvre et auteur se ré-
pondent en un écho indéfiniment perfectible.
« La poésie romantique est parmi les arts ce que la saillie
est à la philosophie, ce que sont dans la vie la société, les
relations, l'amitié et l'amour, La poésie romantique joue
face aux Beaux-Arts le rôle de l'esprit de finesse. Elle est,
en quelque sorte, un bon mot qui dit plus que ce qu'il
n'entend. Liant la poésie à la fantaisie, Fr. Schlegel en fait
une force qui émerge, exaltée et fugace, presque subrep-
tice, toujours profonde. Pour lui, le principe de toute poé-
sie n'est-il pas d'annuler le cours et les lois de la raison
raisonnante et se transformer dans le Chaos originaire de
l'âme humaine ? Selon Fr. Schlegel, ce qui manque à la
modernité c'est l'équivalent de la mythologie pour les
Anciens, laquelle était une source presque inépuisable de
beauté. La modernité doit se créer une mythologie qui
inclurait toutes les autres en leur totalité, devenant ainsi
bien plus artistique que celle du monde antique 128 La
poésie romantique ne peut être épuisée par aucune théo-

ironie dialectique\ou\2SiX. parvenir à l'union de ce qui est hétérogène.


On consultera dans le livre de Alford S. E., Irony mid the Logic of the
Romantic Imagination, Peter Lang, New York, 1984, le chapitre trois,
la section trois et le chapitre quatre dans son ensemble.
126A-116.
127A-116.
^^^ Gespràch ûher die Poesie, op. cit., pp. 192 et 198.
64 FRIEDRICH SCHLEGEL

rie et ne reconnaît de loi que celle déclarant que la vo-


lonté du poète n'en souffre aucune. Les autres genres litté-
raires limitaient la liberté du poète. La poésie romantique,
au contraire, laisse le champ libre à la volonté et a, par ce
fait même, la fonction d'élargir l'espace de la liberté de
création. Aussi « le genre poétique romantique est le seul
à être plus qu'un genre et, pour ainsi dire, la poésie elle-
même : ainsi, en un certain sens, toute poésie est ou doit
être romantique. » 129
La poésie romantique est, par conséquent, l'idéal de
toute poésie

Le caractère de la poésie romantique et ses prétentions


à une liberté qui soit complète et inépuisable rendent très
précieux les divers essais de définition du romantismei^i.
Esquissé comme il le fut jusqu'à présent, en contact avec
la pensée de Fr. Schlegel, son côté historique se révèle.
En effet, le romantisme stricto sensu trouve une significa-

129A-116.
Il y a ici deux choses d'importance ; d'abord la poésie roman-
tique est liée à l'émancipation de la volonté en art, et débouche sur la
complète liberté de l'artiste ; ensuite, fidèle à la pensée de son époque,
c'est en terme de réconciliation que Fr. Schlegel aborde le phénomè-
ne de la poésie romantique.
La liberté absolue recherchée par le romantisme se réalise à travers
trois points focaux, à savoir le Moi, la Nature et l'Histoire ; par la création,
l'artiste déploie toutes les possibilités de son Moi ; ce déploiement tire
son origine de la nature et s'exprime idéalement sous sa forme ; l'HLstoi-
re est le parage, le théâtre de toutes les réalisations où les possibilités ne
s'épuisent pas et se coordonnent dans le temps. Pour le romantisme, la
création ouvre les portes à toutes les possibilités et entraîne ceux qui
s'y abandonnent vers une liberté absolue qui se manifeste par le Moi
quand elle se rapporte à l'individu, par la Nature quand elle se rap-
porte au monde et par l'Histoire quand elle se rapporte au temps.
INl'RODUCTION 65

tion à travers l'image de ceux qui l'ont formé, par l'époque


où il est apparu et le pays où il est né. Il s'agit de la catégo-
rie historique de la définition du romantisme, la plus évi-
dente de ses trois moments.
Le romantisme peut aussi être le déséquilibre du senti-
ment correspondant au vague des passions, la sensibilité
surexcitée par l'imagination, que ce soit celle de l'artiste
ou bien de l'amoureux, qui prend forme au sein de la
mélancolie, du rêve, du désir de fuir la réalité. C'est la
définition du romantisme en tant que catégorie psycholo-
gique^i^.
Le romantisme possède enfin une définition comme
catégorie philosophique. Dans un premier temps, il faut
distinguer la catégorie philosophique en relation au Moi,
que Fichte a développée, par rapport à la Nature, qui est
le fait de Schelling, puis à l'Histoire dont Hegel s'est fait
le grand champion et le principal administrateur.
Dans un deuxième temps, il y a une définition du roman-
tisme comme catégorie philosophique se rapportant à la
poésie, dont les échanges principaux furent étudiés par
Fr. Schlegel.

Il s'agit de la forme la plus commune, la plus immédiatement


répandue et donc la plus immédiatement superficielle.
VII — Poésie et philosophie romantique

Plus qu'un genre littéraire, moins cependant qu'une phi-


losophie, la poésie romantique entretient des liens assez
étroits avec la pensée spéculative.
Ce genre de pensée que l'on nomme philosophie est, pour
Fr. Schlegel, esprit d'universalité. Celle-ci représente •< la satu-
ration réciproque de toutes les formes et de toutes les ma-
tières » 133, une « chaîne ininterrompue de révolutions inter-
nes » 134 qui ne panaient à l'harmonie que par l'union de la
poésie et de la philosophie i35. La saillie ( Witz) est le prin-
cipe et l'organe de la philosophie puisqu'elle a pour objet la
liberté i36 et donne « de l'élasticité et de l'électricité au style
pur. » 137 . Explosion d'esprit comprimé i38, la saillie est le
moyen grâce auquel s'exprimera une philosophie de l'ex-
plosion et de la liberté. La philosophie ne doit jamais reposer
sur des trouvailles ou des intuitions géniales, mais plutôt sur
une force enthousiaste unie à une méthode sûre i39, car sa
fin n'est pas de nous donner des connaissances diverses, mais
de faire de la connaissance un savoir et ce, grâce à son propre
pouvoir interne d'organisationi'*®.

133 A-451.
134 Ibid.
135L-n5.
136L-I6.
137 L_IO4.
138 L-90.
139A-220.
140A-252.
INl'RODUCTION 67

Fr. Schlegel comprenait la philosophie comme le résul-


tat de deux forces opposées : la poésie (création) et la
praxis (l'expérience) ; la philosophie est le produit de la
création, sinon elle ne pourrait rien nous apprendre de
nouveau ; elle vient- également de l'expérience, puisque
les idées nouvelles doivent prendre place sur un terrain
objectif afin d'être tenues pour autre chose qu'un mirage
ou bien un songe sans conséquence. On peut dire que la
philosophie apparaît aussitôt que ces forces s'entremêlent.
Le romantisme schlégélien suppose que la philosophie
doit redevenir poésie, c'est-à-dire création, parce que le
premier romantisme ressentait le triomphalisme de la rai-
son et l'objectivité froide de VAufklàrung comme une
agression envers la sensibilité humaine. Il réclame une
source inépuisable d'idées philosophiques. Toute re-
vendication d'une union de la philosophie et de la poésie
est un appel à retourner vers une philosophie subjective,
source capable d'étancher la soif romanesque et sentimen-
tale de l'âme romantique.

La philosophie grecque et sa sagesse sont dignes d'ad-


miration parce qu'elles sont le résultat de la poésie (créa-
tion et subjectivité) et de la législation (objectivité réglant
l'agir : éthique sociale). Elles étaient parvenues à trouver
une expression objective à travers les lois de la Cité et à
construire l'éthique d'une philosophie subjective p^j-

^^^ • Ertràglicher noch ist Intoleranz des Gefûhls als Intoleranz des
Verstands. • Wackenrcxier, HerzensergieJSungen, op. cit., p. 49.
^^^ Il est sans doute possible d'interpréter le passage qu'effectua la
législation grecque de la notion de tesmostai (lois sacrées et divines) à
celle de nomoi (lois humaines) comme étant le même passage ache-
minant la pensée mythique à la pensée rationnelle. On peut supposer
qu'il s'agit de la même évolution.
68 FRIEDRICH SCHLEGEL

conséquent, toute philosophie détachée de la poésie et


de la praxis ne sera qu'une nature vulgaire ayant cessé ir-
rémédiablement de vivre '''3.

Système de toutes les idées permettant à chacune d'être


ce qu'elle est, la philosophie est un idéalisme Ce sys-
tème, dans l'optique de Fr. Schlegel, doit se développer
en commun afin de pouvoir tendre à l'omniscience En
ce sens, il n'appartient à personne, bien qu'il soit origi-
naire du sentiment personnel de chacun Une fois écha-
faudé, il génère sur les objets de ses études une disposi-
tion logique qui unit la libéralité et la rigueur, élevant au
niveau de la science les différentes expériences artistiques
déjà acquises et les concepts habituels concernant l'art
Cette disposition logique du système de la philosophie ne
vise pas la domination de la raison ou encore la subordi-
nation docile de cette dernière, mais de préférence un
équilibre entre sentiment et raison, propice à livrer des
connaissances concrètes Formant un tout en elle-
même, la philosophie peut remplacer l'abondance de
morales qui ne fait rien contre l'éclatement des connais-
sances philosophiques. Cet éclatement réside peut-être

^^^ Les deux forces séparées, la philosophie retourne à la mytholo-


gie. C'est pourquoi Fr. Schlegel affirme : • Ce n'est que par la religion
que la philosophie naît de la logique, de cela uniquement vient qu'el-
le est plus que la science. Et au lieu d'une poésie étemelle, pleine et
infinie, nous n'aurions sans elle que des romans ou les enfantillages,
qu'actuellement on nomme bel art < Id.-ll. Les assises de la philoso-
phie se réclament de quelque chose qui dépasse l'esprit objectif.
id-55.
145 A-344.
146 A-99 et A-413.
147L-123.
148a-318 etA-4l6.
INl'RODUCTION 69

dans le fait que nous ayons des empiristes, des cartésiens,


des kantiens mais pas assez de philosophes
« Là où s'arrête la philosophie, la poésie doit débuter »i5o :
la création doit prendre son envol, libre et fraîche, lorsque
la spéculation se tait. Il y aura toujours une frontière
dialectique entre les actes de l'intuition et ceux de la rai-
son ; sous cet angle, la poésie se distingue de la philo-
sophie jusqu'à devenir le contraire, l'une et l'autre aussi
distinctes que peuvent l'être morale et r e l i g i o n ' s i .

La division de la philosophie et de la poésie peut être


surmontée par une propre et véritable esthétique de la

Ceci est explicable dans l'optique schlégélienne par le fait qu'il


juge la philosophie de son époque comme trop linéaire et pas assez
cyclique par rapport à la philosophie antique (A-43). Ce qu'il critique
defacto, c'est le manque d'unité de la philosophie moderne, éparpillée
qu'elle est en divers clans plus empressés à se combattre les uns les
autres qu'à combattre pour la sagesse. C'est en substance le même
reproche que fait Kierkegaard tout au long de son oeuvre à propos
cependant de la philosophie hégélienne qui, selon son opinion, pro-
duit des professeurs mais pas des philosophes (en particulier parce que
le système hégélien n'a pas laissé d'éthique et, par conséquent, ne sert
à rien. On peut sans doute adresser à la philosophie de Heidegger les
mêmes reproches et ce, pour les mêmes raisons.) On consultera à ce
propos Kierkegaard, Papirer, X, 1 A, 609. (Les citations de Kierkegaard
sont tirées de l'édition danoise, dont la notification est reprise dans la
traduction des œuvres complètes aux Éditions de l'Orante.)
150 id-48.
id-67. La religion est donc perçue comme un système de morales
qu'il est parfois difficile de réunir en une seule et même synthèse. Pour
surmonter ses contradictions, la philosophie use de la dialectiques, la
religion, de la foi.
70 FRIEDRICH SCHLEGEL

poésie. Pour Fr. Schlegel, une philosophie de la poésie


commencerait par l'autonomie du beau, c'est-à-dire par
une réflexion qui aurait pour fin de découvrir ce que le
beau est en soi, et en quoi il se distingue d'autres concepts.
La philosophie semble être toutefois exclusivement une
esthétique dans la mesure où elle atteint, à travers son
union avec la poésie, l'harmonie et l'universalité. On ne
saurait donc voir comment une politique, une logique ou
une métaphysique pourraient se développer chez elle
après une telle union. La philosophie n'aurait plus rien à
rechercher, étant d'ores et déjà harmonieuse et uni-
verselle. En outre, puisque l'union tant souhaitée entre la
philosophie et la poésie doit aboutir à la religion, la philo-
sophie n'a plus à développer le champ éthique. On
constate donc que l'idée de la philosophie schlégélienne
vide de son contenu la philosophie elle-même, afin de la
réduire à l'esthétique. Cette tendance est compréhensible
si l'on tient compte qu'une pensée de la liberté comme le
romantisme ne pense la libei-té que par la création. Or,
justement, en elle-même la création n'est rien, elle n'in-
dique rien de fini mais plutôt un processus en dévelop-
pement continu, un devenir -, la création n'est pas ceci ou
cela : elle est tous ces objets pour autant qu'ils sont en
devenir. Penser la liberté en terme de création, revient
fondamentalement à la penser en terme de possibilités. À
chaque seconde, l'œuvre d'art peut devenir ceci ou cela
selon la volonté de l'artiste ; cette toute-puissance de la
volonté face aux objets, c'est la création qui, manifestant
toutes les possibilités, atteint la liberté. Telle est la liberté
du premier romantisme. Cependant, la liberté, comme
concept, est plus large que le champ des possibles. La pos-
sibilité est l'alternative et l'alternative est le choix ; sans
possibilité de choisir il n'y a aucune possibilité. On re-
INl'RODUCTION 71

marque donc qu'une liberté fondée sur les possibilités est


contrainte à faire des choix car elle serait sinon limitée et,
jusqu'à un certain point, déterminée par son objet. On
aboutit au paradoxe d'une liberté-possibilité qui, pour res-
ter libre, doit suspendre sa capacité de choisir, comme
l'électeur qui n'est jamais aussi libre que dans l'isoloir
lorsque sa main hésite encore, agitée d'un mouvement
perplexe. Sitôt qu'elle se pose resurgit la servitude car la
fin de son action lui échappe. La véritable liberté n'est pas
celle qui offre une abondance de choix, mais plutôt celle
qui contrôle le résultat de l'action posée. Le romantique
est contraint, pour rester libre, de suspendre son choix ;
et •• il n'y a qu'un instant où il est indifférent de faire ceci
ou cela »i52. Qu'on laisse passer cet instant, et c'est la vie
qui décide pour nous, comme le scrutateur finit toujours
par nous expulser de l'isoloir. Le choix est une expression
de l'éthique, et le premier romantisme, ou en tout cas celui
de Fr. Schlegel, réduisant la philosophie à l'esthétique,
s'interdit le choix qui donnerait un sens à la liberté en tant
que création.
Si Fr. Schlegel réclame l'union de la poésie et de la phi-
losophie, c'est que, selon lui, tout ce qui peut se faire par
cette union sera accompli et complet 153. La philosophie
la mieux adaptée à l'artiste romantique sera la philosophie
créatrice, c'est-à-dire celle qui montre comment l'esprit
humain imprime ses lois faisant du monde son œuvre
d'art 155.

Kierkegaard, Ou bien... ou bien..., 11-178. On voit bien en quoi


Kierkegaard est un sévère critique du romantisme après avoir vécu lui-
même en romantique dans sa jeunesse.
153 A-108.
On reconnaît là une influence kantienne.
155 A-168.
72 FRIEDRICH SCHLEGEL

Selon Fr. Schlegel, le problème fondamental de la phi-


losophie réside dans ses multiples contradictions qui l'em-
pêchent de fleurir spontanément dans sa forme la plus
haute '56. Les difficultés particulières de la philosophie, qui
apparaissent d'époque en époque sous des formes diffé-
rentes, ne sont pleinement compréhensibles que situées
dans l'ensemble historique >57. Pour dépasser le moment
des contradictions et libérer la philosophie de son point
de départ qui la limite objectivement i58^ il faut une phi-
losophie de la philosophie ; il s'agit ici de la plus noble et
de la meilleure des tâches dont se puisse charger la pen-
sée romantique. Cette philosophie de la philosophie n'est
pas accessible à tous. Ceci ne signifie toutefois pas que la
vérité soit inaccessible à la majorité. La religion est une
philosophie intrinsèquement naturelle ou populaire, tarî-
dis que la philosophie est, pour sa part, une espèce de
religion élitiste '59. Toutes deux s'occupent du même objet,
la vérité, mais leur mouvement diffère puisque la philo-
sophie émane de la liberté et de la foi i^o alors qu'on peut
supposer que la religion part de la foi pour aboutir à la
liberté
Quelque effort que fasse la philosophie, elle ne pourra
jamais parvenir à ce qu'il y a de plus élevé par elle-même.
Il lui faut pour cela quelque chose de divin qu'elle trou-

156 ici-123.
157 A-384.
158 Ibid. Kierkegaard dirait présupposé, VII-6.
159 id-42.
160A-168.
l 6 l La philosophie partirait de la multitude des voies pour atteindre
la vérité et s'accomplirait vraiment en parvenant à la foi, tandis que la
religion, partant de la foi, parvient, elle^ à la véritable liberté de l'âme.
id-68.
INl'RODUCTION 73

vera peut-être dans son idée de l'univers, sa cosmologie,


qui touche du plus près à la religion i63. L'esprit humain
conscient de ses limites, et de sa finitude, veut dépasser
ces limites et cette finitude en établissant une relation avec
l'infinité de l'univers. Tel est fondamentalement le sens du
religieux chez Fr. Schlegel.

Il semble, en dernière analyse, que le système schlégé-


lien de la philosophie trouve son achèvement dans le
concept de religion

163 id-117.
Fr. Schlegel commence par limiter la philosophie à l'esthétique
pour finalement lui faire trouver sa fin dans la religion. C'est l'un des
problèmes de ses échafaudages théoriques.
v i n - La religion 165

Vers 1798, soit à l'origine même de la formation de l'âme


romantique, Fr. Schlegel vécut une expérience religieuse
significative qui le conduisit à une réhabilitation du phéno-
mène religieux. Celle-ci est due, en grande partie, à la phi-
losophie de Fichte (que Fr. Schlegel tenait pour une religion
ayant une forme philosophique) et aux échanges épistolaires
avec Novalis Mais cette religion vers laquelle Fr. Schlegel
se dirigeait était encore loin d'en être une de la foi ; au contrai-
re, elle était intellectuelle, ne semblant avoir besoin de se
manifester que par la raison émue et de ne se rendre sen-
sible que par l'écrit
Son projet était de fonder une religion i^s et d'en écrire la
bible ! i® Nous sommes donc bien éloignés de la conversion
au catholicisme, où le génie de Fr. Schlegel s'éteint en même
temps que ses ambitions abdiquent devant l'humilité chré-
tienne 170.

Pour une vision détaillée de l'idée de la religion chez Fr. Schle-


gel, on consultera le livre de J. J. Anstett, La pensée religieuse de Frie-
drich Schlegel, Paris, 1941.
166 Voir Lettre 368, mars 1798 et Lettre 4l6, avril 1799. Pour Fichte,
on verra Id. 105.
Qu'est donc le style d'un auteur, sinon la forme sensible de sa
raison ?
168 Voir la lettre à Novalis du 20 octobre 1798.
Lettrelm-M 1799 et Id-95.
Il écrit même (A-231) : • Le catholicisme est le christianisme naïf ;
le protestantisme est plus sentimental et a, outre son mérite polémique
INl'RODUCTION 75

Au début de la période d'Iéna, sa religion était faite des in-


fluences mystiques de Novalis et des concepts de Schleier-
macher, tout cela rassemblé et mis en forme grâce à son
immense culture littéraire aidée des esquisses de sa philolo-
gie fort singulière i^i.
Telle qu'elle s'exprime dans les Idées, la religion de Fr.
Schlegel est une religion intérieure, expérience d'infini et de
divin chez l'homme, un culte rendu à la richesse humaniste
et littéraire. Elle est donc moins religion que religiosité, moins
foi que sentiment. Ce qu'elle recherche essentiellement, c'est
de donner à l'homme la conscience de son unité avec le tout,
cette unité créatrice d'harmonie entre la philosophie, la cul-
ture et l'art. Si « la religion est l'âme toute vivifiante de la cul-
ture » elle laisse entendre qu'elle n'est qu'un sentiment et,
ainsi, un mode de sentir universel. Celui pour qui l'art et la
science forment un but est sur le chemin de la religion et il
pourra atteindre l'art le plus élevé, ainsi que la science la plus
profonde, grâce au contact entretenu avec le divin 1^3.
On le voit, la religiositéde Fr. Schlegel, recherchant l'uni-
té, a le sens de la totalité.

L'idée de la religion rencontre également celle de la poé-


sie puisqu'elles sont, pour Fr. Schlegel, deux formes d'im-
manence ; la poésie émane de l'individu génial, de sa pen-
sée, de ses œuvres, de son art de vivre ; la religion est,
pour sa part, une force exaltante, immanente au monde.

et révolutionnaire, celui positif d'avoir provoqué, par la divinisation de


l'Écriture, une philologie essentielle à une religion universelle et pro-
gressive. •
^^^ Imle F. Fr. Schlegels Entwicklung von Kant zum Katholizismus,
Paderborn, Mùnchen, 1927, p. 60 et ss.
172id.4.
173 id-68.
76 FRIEDRICH SCHLEGEL

« En elle, on peut toujours creuser plus profondément, par-


tout, à l'infini. »

La religion se manifeste clairement dans le commerce


qu'établit l'homme avec ses aspirations profondes, car
chez Fr. Schlegel la religion est la relation de l'homme à
son idéal ; ainsi, tout homme établissant une telle relation
accède au sacerdoce, puisque l'essentiel n'est pas la
profondeur de la foi, mais la qualité de la relation "5 à
l'idéal. La religion représente par conséquent le lieu pri-
vilégié de la subjectivité, dans la mesure où elle n'implique
pas de lien objectif avec des objets de culte, mais plutôt
une relation personnelle à un idéal. En quelques mots, il
suffit moins de croire que de sentir "6. Puisque chacun
sent selon le mode qui lui est propre, le poète, le philo-
sophe, l'artiste, auront une individualité religieuse parti-
culière et n'entendront de religion que ce que leur point
de vue respectif leur voudra bien révéler i^.
Le sentiment et la relation à l'idéal sont les deux élé-
ments principaux de la religion du Fr. Schlegel des Frag-
ments. L'un et l'autre sont des concepts exclusivement
subjectifs. La religion de Fr. Schlegel est une spiritualité
subjective au sein de laquelle une importance particulière

Id-30.
On reconnaît ici un motif que l'on retrouve dans la philosophie
de Kierkegaard. La question que Kierkegaard pose à travers son œuvre
n'est pas - Qu'est-ce que le christianisme ? • mais plutôt • Comment de-
venir un vrai chrétien ? • La relation à l'idéal est alors fondamentale et
implique une prise de position subjective de l'individu à propos du
comment entrer en relation avec cet idéal.
Il y a une relation avec l'identification de la connaissance et de
la sensation qu'on retrouve dans Platon, Théétète, 151e-152a.
177A-327
INl'RODUCTION 77

est accordée au débordement du sentiment religieux. Ce


sentiment pointe vers l'absolu, et prend la forme d'une
relation, sans emprunter celle du credo et de la loi i^s. La
religion schlégélienne est un lien de l'intériorité avec son
idéal.

Cette dichotomie du sentiment et de la relation condi-


tionne la distinction entre la religion et la morale. Si la reli-
gion est le temple du sentiment qui, lorsqu'il est exalté,
parvient à la création du beau, image du divin, alors elle
s'occupe des choses divines. Mais puisque ces choses di-
vines seraient muettes si elles ne trouvaient quelque ex-
pression dans le monde des phénomènes, expression qui
est rendue possible lorsque la relation de l'artiste, du
philosophe ou bien du poète se révèle à travers une œuvre
ou une action, la morale, qui administre les choses
humaines, s'occupe de l'expression des choses divines
dans les choses humaines
La correspondance entre la religion et le sentiment trou-
ve aussi des échos particuliers en philosophie et en poé-
sie lesquelles, si elles ne sont pas pour Fr. Schlegel assi-
milables à la religion, lui sont néanmoins proches parents.
En effet, « ce n'est que par la religion que la philosophie
naît de la logique, de cela uniquement vient qu'elle est
plus que la science. » Cet extrait est révélateur de la
place importante occupée par le sentiment dans les
oeuvres de la pensée. La religion domine la philosophie.

^^^ C'est-à-dire à une finalité objective de la foi.


id-67 et Id-110. Il y a une valeur absolue dépassant l'action et
sans laquelle il n'y aurait que le mal. On verra Id-132.
i80id-n.
78 FRIEDRICH SCHLEGEL

puisque la première est exclusivement sentiment et, en ce


sens, exprime V individualité même. C'est le monde ex-
térieur qui exige une forme de langage objectif et logique i^i.
Dans tous les cas, l'essentiel de la communication est
l'intériorité, le sentiment. L'impératif de la communication
du sentiment permet de mettre en évidence un élément
central de l'esthétique romantique, celui' de considérer
l'art principalement comme un langage i82.
Ceux pour qui le but est l'art et la science, pour qui la
vie est amour et culture, ceux-là sont sur la voie menant à
la religion '83. La Révolution française et ses idéaux démo-

^^^ D'où l'importance de la philosophie qui, avec la poésie, traps-


met en mots objectifs l'intériorité du sentiment humain ; la philosophie
le fait par la logique et la rigueur du raisonnement, tandis que la poé-
sie l'accomplit par les délices de l'esthétique.
C'est l'une des conclusions de l'idée schlégélienne de la religion,
bien qu'elle ne lui soit pas nécessaire (voir Id-44). Ce détail de l'es-
thétique romantique se retrouve, chez Kierkegaard, dans son étude du
Don Giovanni de Mozart. Toutefois, compte tenu du style particulier
(communication indirecte) qui est celui de Kierkegaard, il serait im-
prudent de conclure que cette association art/langage soit une concep-
tion qui traduit exactement sa pensée ; elle représente plutôt une vision
esthétique du monde et, ainsi, un moment dépassé par l'éthique. La
compréhension de l'art comme langage est clairement visible aussi
chez Wackenroder pour qui la langue commune, celle de la parole, est
incapable de rendre ce qui, au monde, est l'essentiel, à savoir le mys-
térieux et l'invisible. Or puisque l'art a une réalité phénoménologique,
il doit exister un langage l'exprimant ; l'art est précisément l'expression
du mystérieux et de l'invisible. L'art s'inspirant de la nature, il y aura
un langage de la nature, lequel n'est parlé en sa totalité que par Dieu.
On trouve aussi un langage de l'art qui n'est parlé que par quelques
privilégiés. Ce que sont les œuvres d'art pour l'homme, le monde l'est
pour Dieu, c'est-à-dire une vaste expression de l'idéal, métaphore de
l'ordre et de la beauté (cosmos) du monde. Voir Wackenroder, op. cit.,
pages 60 à 64.
id-iii.
INl'RODUCTION 79

cratiques, avec sa liberté indispensable à l'art, la science,


l'amour et la culture, apparaîtront comme les encourage-
ments les plus violents à la religion sommeillante Prin-
cipalement menée par des mystiques la Révolution fran-
çaise préside à l'immense résurrection d'une religion nou-
velle : •< Vous vous étonnez de l'époque, de l'énergie gi-
gantesque qui fermente, des renversements et vous ignorez
à quelles nouvelles naissances vous devez vous attendre.
Comprenez pourtant et répondez à la question s'il se peut
produire quelque chose dans l'humanité qui n'ait pas son
fondement en elle-même. Tout mouvement ne doit-il pas
venir du centre, et où est le centre ? La réponse est claire, et
montre aussi, par conséquent, les phénomènes comme une
grande résurrection de la religion, une métamorphose
générale. En vérité, la religion est, en soi, éternelle, égale
à elle-même, immuable comme la divinité, et justement
pour cela, apparaît sous des formes toujours neuves et
diverses.» Le fruit principal de cette religion libérée sera
l'avènement d'une humanité nouvelle, régénérée par le
sentiment
Il est temps, déclare Fr. Schlegel, de déchirer le voile
d'Isis et de révéler le mystère. Que celui qui ne peut
supporter le regard de la déesse fuie ou périsse.» iss

184 ID.94.
185 Ibid.
186 ici-50.
187 id-7.
188 ij.i
IX — L'homme

Qu'est-ce que l'humanité ? Rien d'autre que ces valeurs


muettes qui s'expriment péniblement dans les actes des
individus. On ne peut s'imaginer un individu qui réunirait
en son sein toutes les valeurs humaines, bien qu'on puis-
se aisément se représenter qu'elles forment un ensemble,
un tout compact et bien ordonné. Ainsi peut-on affirmer
que, en un certain sens, l'ensemble de ces valeurs forme
la personnalité du genre humain, étant soumis, comme
lui, à l'Histoire. Cette personnalité du genre humain,
considérée comme représentant un seul individu, sera
assimilable à la figure imposante et éternelle de Dieu
Il réalise la synthèse des valeurs humaines et assure leur
devenir historique. Unissant le passé, le présent et le futur
dans l'art par le biais de leurs œuvres, ce sont les artistes,
ces êtres sensibles, qui perçoivent le plus clairement l'in-
dividualité des valeurs formant le concept d'humanité i9o.
L'humanité, considérée comme un englobant historique
des valeurs humaines est, en dernière analyse, semblable
à Dieu et, par conséquent, fondamentalement morale i^i.
L'homme ne sera proprement humain que par l'intériori-
té de son sentiment religieux grâce auquel l'accès à une
humanité qualitativement transformée et aux valeurs pro-

189 id.24,
190 id-64
191 id-33.
INl'RODUCTION 81

prement humaines, correspondra à sa foi en Dieu 192. Cette


espèce d'intériorité, dira Fr. Schlegel, n'est pleinement res-
sentie et exprimée, que par les artistes 193. Le principal gain
de l'art sera donc d'engendrer une compréhension nou-
velle de l'homme exprimant l'unité L'esthétique ne sera
toutefois pas la compréhension de la question de l'hom-
me dans sa plénitude, elle n'est pas une fin en soi, comme
la morale n'est pas la fin de la religion, mais seulement
son aspect pratique C'est plutôt le sentiment religieux
en tant que conscience de l'humanité, comme personna-
lité englobante chevauchant l'Histoire, qui rendra comp-
te de l'homme dans toutes les dimensions de son huma-
nité 196. L'homme ne devient complètement humain que
s'il est pénétré d'humanité. L'homme n'est humain qu'en
pénétrant au cœur de l'humanité, là où se trouve l'axe du
sentiment religieux n ne peut y parvenir que par l'édu-
cation du sentiment. C'est pourquoi, selon Fr. Schlegel,

^^^ Id-81. Kierkergaard reprend un motif semblable dans les Œuvres


de /'«wowr lorsqu'il pose le principe que l'humanité, et l'égalité parmi
les hommes, ne peuvent être fondés que devant Dieu. Voir IX-44 et ss.
ainsi que Vergote H. B., Sens et Répétition, essai sur l'ironie kierke-
gaardienne, Cerf/Orante, Paris, le tome I, p. 96.
i(j-64. Cette exclusivité d'expression accordée aux artistes confir-
me l'idée de l'art comme langage. L'art étant le député de la culture, et
l'artiste exprimant l'intériorité humaine, le centre de l'humanité sera le
point central de la culture moderne, de l'harmonie des arts et des
sciences. "Voir aussi Id-4l.
Id-51. De fait, l'art est une activité proprement humaine. Le
modèle artistique d'expression de l'humanité est à rechercher chez les
Anciens qui réalisèrent l'harmonie entre la morale et l'esthétique. 'Voir
Id-102.
195 id-72.
196 id-81.
197 id-65 et Id-87.
82 FRIEDRICH SCHLEGEL

l'homme véritablement humain sera l'artiste l's.


Les philosophes représentent, pour leur part, l'humani-
té profonde, pensante et réfléchissante w . C'est l'artiste
qui toutefois, en tant qu'homme véritable, est le média-
teur entre Dieu et les hommes 200. Les artistes sont les seuls
qui, unissant le temps, réussissent à comprendre que l'hu-
manité ne forme qu'un seul individu. C'est pourquoi les
artistes sont les âmes religieuses par excellence 201.

Pour Fr. Schlegel, celui qui a une opinion originale de l'infini et


qui se rapporte à lui, est appelé artiste. • Les artistes sont aux hommes,
ce que les hommes sont aux autres créatures terrestres. • Id-43.
id-57.
200 id.44,
201 Voir Id-64 et Id-l6.
X - Critique

Marmontel disait que l'enthousiasme était la chaleur de


l'imagination élevée à son plus haut degré. Quoi de plus
juste si l'enthousiasme surexcite l'esprit, suggère l'intui-
tion, persuade l'effort et dicte à la fantaisie ? L'Encyclopé-
die fut à ce titre une école d'enthousiasme, et l'en-
gouement fanatique pour la connaissance était fils de son
époque, au point que la raison donna son nom au siècle
tout entier. Il faut en conclure que les transports ne sont
pas tout à fait étrangers à une certaine rigueur intellec-
tuelle, et aident peut-être la pensée à voyager un peu plus
vite.
Le premier romantisme marque, par son enthousiasme
éthique, politique et religieux, une succession, et non une
rupture, avec les périodes précédentes. L'enthousiasme
de Fr. Schlegel est esthétiquement tourné vers la Grèce et
les modèles classiques de la Renaissance. Il se manifeste
d'abord par la revendication de vivre poétiquement, de
faire de son existence une œuvre d'art ; puis, par une
volonté de réconciliation de la spontanéité naturelle des
Grecs avec la réflexion des modernes.

Kierkegaard fut l'un de ceux qui critiquèrent cette pré-


tention à vivre poétiquement, cette ambition romantique
de créer sa personnalité comme une mélodie que l'on
improvise. Cette tendance représentait, pour lui, la plus
84 FRIEDRICH SCHLEGEL

grande illusion de la pensée romantique 202 n en fit un


portrait éloquent dans la seconde partie de Ou bien... ou
bien... La vie de celui qui désire vivre poétiquement, dit-
il, « ne consiste qu'en des élans pris pour arriver à vivre. »
203 Elle se résume à n'être qu'une observation 204^ car étant
en création perpétuelle, elle ne peut jamais s'arrêter à quoi
que ce soit ; elle est prisonnière du moment qui passe,
toute pause lui est inconnue, enfermée dans un devenir
que le poète désire constant, et qu'il peuple de sa nostal-
gie.
Le poète romantique tient toutes les possibilités ouvertes
en usant de l'ironie et ce, afin de détruire tout contenu qui
serait trop contraignant, d'où son mépris des conventions,
des règles éthiques, qu'il perçoit sans cesse comme autant
de barrières ; il ne comprend pas qu'une conception
éthique de l'existence donne une dimension à l'es-
thétique. « Tu planes toujours au-dessus de toi-même, et

202 p g j j dans sa thèse sur l'ironie, Kierkegaard critiquait cette pré-


tention des romantiques : • Le poète commence à vivre une vie poé-
tique dès l'instant seulement où il possède une orientation personnel-
le et se trouve, de la sorte, intégré dans l'époque où il vit, où il possè-
de une liberté positive dans la réalité à laquelle il appartient. • XIII-424.
Chacun peut atteindre une telle vie poétique, mais donner une forme
poétique à un événement vécu poétiquement est le lot de rares élus.
C'est également à propos du vivre poétiquement que Schleiermacher
critique, dans ses Vertraute Briefe, la pensée de Fr. Schlegel. Pour lui,
ce n'est pas en mélangeant idée et réalité, esthétique et éthique qu'on
y parvient, mais uniquement par l'expérience du fini dans l'infinitude,
c'est-à-dire en se donnant un but existentiel déterminé d'après une image
idéale, et en s'efforçant de l'instaurer comme but de tout l'individu.
20311.9 On verra aussi l'article de Greve, Das erste Stadium derExis-
tenz und seine Kritik, in Materialien zur Philosophie Kierkegaards,
Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1979, pages 210-12.
204 Ii.ri.
INl'RODUCTION 85

même si chaque pas est assez décisif, néanmoins tu tiens


en réserve une possibilité d'interprétation qui peut tout
changer en un seul mot. » 205 Vivre poétiqueraent signifie
vouloir détruire tout contenu positif principalement parce
que le poète romantique, l'esthéticien, confond liberté et
licence 206. n croit que la volonté et la liberté s'expriment
par le fait de pouvoir choisir ceci ou cela, de suspendre
le jugement par l'ironie, suspension qui témoigne en
faveur du vide de tout contenu. Il pense que la liberté est
la norme de l'éthique alors qu'il ne saisit pas qu'elle est
en fait son but'^'^'^. Ainsi, lorsque celui qui vit poétiquement
croit avoir saisi l'idée d'une situation intéressante, ce qu'il
a en fait saisi n'est rien d'autre que l'excès de son état
d'âme ; le romantique ne sera rien de plus qu'un narcis-
sique nostalgique.
Si vivre poétiquement signifie se créer soi-même, ex

205 11.13.
Jankélévitch relève aussi cette confusion dans son livre sur l'iro-
nie. Cf. L'ironie, Flammarion, Paris, 1964, p. 16.
Si la liberté était la norme àe l'action morale, il ne servirait à rien
d'emprisonner les criminels pour les punir, car ils retrouveraient tou-
jours la liberté aux flancs d'une action juste, serait-elle juste par hasard.
Toutefois, si la liberté est le résultat de l'action morale, on comprend
tout le sens terrible d'une peine qui vise à extirper toute fin (atélës) aux
actes posés. Quel que soit l'acte posé par le prisonnier, il ne parvient
jamais à la liberté puisque l'expression première de celle-ci lui est tou-
jours niée, encore et sans cesse. L'affreux n'est pas d'être entre quatre
murs, ou bien, comme le pensait Sartre, avec les autres, mais de se voir
empêché d'atteindre le monde des fins par une situation qui rend l'ac-
tion caduque et vaine. C'est en cela que réside le véritable châtiment
et c'est la raison pour laquelle les Anciens considéraient qu'une sanc-
tion à mort était moins grave que la prison perpétuelle (on verra à ce
sujet le fameux discours de César in Salluste, Conjuration de Catilina,
LI. Socrate lui-même, dans le Phédon, préfère la mort à l'emprisonne-
ment).
86 FRIEDRICH SCHLEGEL

nîhilo, alors ce que désire au bout du compte le roman-


tique, c'est d'être le destin ^os. n se cache donc chez le ro-
mantique une certaine suffisance et un amour du hasard,
un hasard ironique, « puisque la réalité de la vie dans ses
raisons les plus profondes était niée. » 209 Loin de représen-
ter une manifestation de liberté, vivre poétiquement tra-
duit plutôt une servilité originaire qui trouvera sa forme la
plus éloquente dans la nostalgie, la Sehnsucht, qui sera la
personnalité réelle des œuvres romantiques.
Ce qui manque à celui qui veut vivre poétiquement c'est,
toujours pour Kierkegaard, la foi ; remettant sa vie entre
les mains de la fortune et de la possibilité, le romantique
n'arrivera jamais à rien d'autre qu'au hasard et au possible.
S'il la remettait aux mains de Dieu, l'atteinte d'un but qui
donnerait une signification à la vie lui serait assurée 210.
Pareille atteinte est création et poésie véritable. La créa-
tion signifie quelque chose par le biais de l'œuvre com-
plétée. La création en tant que pouvoir signifie tout autant
qu'un pouvoir qui ne s'exerce jamais : elle n'est qu'une
possibilité creuse. L'œuvre du premier Fr. Schlegel, celui
d'avant le catholicisme, bien que géniale, n'est que frag-
ments. Vivre poétiquement signifie exercer ses efforts
dans un mélange délétère et acre de fictions et de réalités ;
ce qui fait défaut au poète, c'est le coup d'œil rétrospectif
de la conscience 211, qui embrasserait sa vie entière comme
le peintre jette un regard d'ensemble sur sa fresque, ou
bien pour la retoucher, ou bien pour s'en émerveiller. Un
semblable coup d'œil est étranger à celui qui vit poétique-

208 1M8.
209 IM5.
210„.I7.
211 n-19.
INl'RODUCTION 87

ment car il ne finit jamais rien et il est, par ailleurs, étran-


ger à l'éthique. Vivre poétiquement laisse le poète muet car
les nuages sont ses pensées et ses pensées, des nuages 212.

L'opposition de la spontanéité naturelle des Grecs à la


réflexion des modernes est, chez Fr. Schlegel, moins
superficielle qu'on pourrait se l'imaginer. Si c'est un tra-
vail de la poésie romantique d'en accomplir la réconcilia-
tion, la profondeur de l'opposition n'en est pas moins réel-
le. Elle s'explique, d'une part, grâce à la personnalité para-
digmatique qui habille les créations artistiques de l'art grec,
c'est-à-dire qu'elles sont les modèles étemels de l'art 213 et,
d'autre part, à partir d'une différence psychologique des
deux mondes, différence qui s'appuie sur les dissem-
blances entre le paganisme et le christianisme. Ce qui dis-
tingue la modernité du monde grec, c'est la foi. La transcen-
dance du message chrétien commande, par cette trans-
cendance même, la foi. Le paganisme qui puise ses dieux
au sein de la nature et découvre au tréfonds des bois des
faunes amoureux de nymphes, est essentiellement imma-
nentiste : les dieux ne se manifestent-ils pas par le ton-
nerre ou les murmures des rivières ? Ne sont-ils pas tan-
tôt pluie d'or et tout après source jaillissante ? De toutes
parts fuse le divin, et la nature est le témoignage de la
toute-puissance divine. On ne doit donc pas s'étonner si
la beauté, elle-même une déesse, diffuse partout à travers
la nature, est exprimée artistiquement par le récit où le
merveilleux, l'inexplicable et le miracle, ont un rôle im-

212 11-60.
Leur raison est, en effet, fondée sur l'observation de l'harmonie
de la nature qui est, en dernière analyse, l'alpha et l'oméga de l'esthé-
tique.
88 FRIEDRICH SCHLEGEL

portant. La beauté provenant de la nature, il va de soi que


l'art soit proche de celle-ci, et que les peuples chez qui
une telle reconnaissance est manifeste, tâchent d'en repro-
duire, dans les oeuvres, l'harmonieuse régularité. Ce qu'ils
veulent évoquer, c'est le divin, l'idéal. Le beau étant cet
idéal, les Anciens sont l'école de la beauté naturelle où le
beau a trouvé sa forme la plus excellente, puisqu'il mani-
feste l'idéal.
Toutefois, pour reproduire la nature, encore faut-il la
comprendre. On voit donc que l'immanentisme du monde
antique, réclame la réflexion 214. H semblerait que soit
détruite la spécificité de la réflexion que Fr. Schlegel accor-
de aux modernes. Il n'en est pourtant rien. C'est le chris-
tianisme, inaugurant le monde moderne, qui a dévelop-
pé une théologie spéculative, chose qui fut toujours igno-
rée de la religion immanentiste antique. L'objet propre du
christianisme étant la foi, il devient évident qu'une théolo-
gie spéculative ait pu y voir le jour. Le but vers lequel cette
foi se dirige étant un Dieu personnel, il convient d'éclair-
cir le rapport du fidèle à son Dieu. Or, rendre limpide et
intelligible ce lien subjectif apparaît comme la tâche pre-
mière de la théologie. La réflexion, comme approfondis-
sement subjectif de cette relation personnelle à Dieu, est
partout présente dans le christianisme et fut l'éducatrice
de la sensibilité moderne. Tandis que pour le monde an-
tique la beauté idéale était immanente au monde, pour le
monde moderne elle sera relation, relation d'un individu
à cet idéal. Le problème romantique est donc celui de vou-
loir exprimer la relation de l'artiste à l'idéal en s'inspirant
ou non, selon les écoles, des règles artistiques des

On ne saurait s'étonner que la philosophie soit née chez eux.


INl'RODUCTION 89

modèles de l'Antiquité ; mais tandis que l'importance pour


l'Antiquité était V idéal, pour le romantisme ce sera la re-
lation.

On sait que chez Fr. Schlegel l'effort de réconciliation


du monde ancien et du moderne visait l'instauration d'une
culture de la liberté (Bildun^ qui aurait permis la nais-
sance d'un homme nouveau, dont l'archétype était l'hom-
me antique. Les éléments périlleux d'une contradiction
donnent l'impression d'être rassemblés autour de ce
thème, puisque deux forces s'affrontent : la force pro-
gressive d'une construction de l'homme découlant des re-
cherches de Goethe et une autre, rétroactive celle-là, is-
sue du Wilhelm Meister, quitte à ce que ce développement
épouse, d'une manière fortuitement poétique, le forma-
lisme de l'esthétique classique 215. Pour Winckelmann au
contraire, le retour aux Anciens peut être interprété
comme une prise de conscience de l'unité entre la forme
d'expression artistique et le fond de cette expression, à
savoir la sensibilité même du créateur. Fr. Schlegel, alliant
force progressiste et rétroactive, voudrait en fait réaliser,
par la poésie romantique, la synthèse parfaite, presque
mystique, d'un homme transformé par la culture {Bil-
d u n ^ et ayant réussi à s'investir complètement dans une
oeuvre finie. Ce ne serait que par ce moyen, la perfection
et l'éducation de l'homme moderne, que le retour de
l'homme antique pourrait être envisageable.

Chez Fr. Schlegel, la relation à Gœthe est ambiguë. On sait qu'il


lui conserva sa vie durant une grande admiration. Cependant, si Goethe
représente un modèle de classicisme, le Wilhelm Meister esi l'archéty-
pe, pour Fr. Schlegel, du roman romantique. Voir aussi A-247.
90 FRIEDRICH SCHLEGEL

Dans ses implications pratiques, la théorie de la Bildung


a pour objet la construction d'un système d'interprétation
philologique, c'est-à-dire l'élaboration d'un système cri-
tique. La position soutenue par Fr. Schlegel est particuliè-
rement incommode, puisque le résultat de cette théorie
semble moins servir les objectifs de formation de l'indivi-
du, que répondre aux exigences des idées concernant le
développement de la littérature européenne. Cette diffi-
culté de présenter un fait autrement que par la critique,
détermine en quelque manière le génie intrinsèquement
ironique de Fr. Schlegel, et démontre tout à la fois que cet
angle critique est, comme toute critique, fragmentaire. Il
est donc permis de s'interroger sur la portée philoso-
phique réelle des idées de Fr. Schlegel. L'obsession schlé-
gélienne de la critique condamne, ou bien à des vues de
portée générale, et par le fait même inutilisables scientifi-
quement, ou bien aux fragments, lesquels gagnent en pré-
cision ce qu'ils perdent en unité.
Il y a dans la pensée de Fr. Schlegel, on le voit dans les
Fragments, une volonté d'ordre qui s'exprime difficile-
ment à travers la rigueur et la cohésion d'un système. Cette
pensée n'a peut-être de philosophique que la démesure.
Pourtant, lorsqu'on l'interroge, il nous parvient de loin en
loin les échos d'une vérité qui, sans être systématique,
nous parle et cependant nous construit. Toute grande
œuvre n'est-elle pas ainsi, comme hésitante et perplexe,
indécise entre la poésie et la vérité ? Un bon livre ne cul-
tive-t-il pas le paradoxe, en nous enseignant qui nous
sommes à travers ces idées qui font vivre et mourir ?
Un bon livre est comme un poignard : il protège ou il
tue.
ETABUSSEMENT DU TEXTE

Pour cette traduction, nous avons eu sous les yeux le


texte établi par l'édition critique des œuvres de Friedrich
Schlegel, Kritische Friedrich Schlegel Ausgabe, hrsg. von
Ernst Behler, Mûnchen, Paderborn, Wien, Verlag Ferdi-
nand Schôningh, Thomas Verlag, Zurich, 1958 et ss.
L'édition critique rend l'intégralité des fragments publiés
dans VAthenàum i et suit l'apparat critique traditionnel qui
tâche de déterminer les fragments qui appartiennent à
Friedrich Schlegel et ceux qui viennent de ses colla-
borateurs. La symphilosophie, qui voulait faire œuvre
commune du travail de création, rend particulièrement
difficile l'identification des Fragments publiés dans la
revue des frères Schlegel. C'est précisément en vertu de
cette règle de symphilosophie que Lacoue-Labarthe et
Nancy, dans leur traduction, ne jugent pas à propos d'at-
tribuer ces fragments 2. Les 451 fragments de VAthenàum

^ Comme le fait du reste la traduction de Lacoue-Labarthe et Nancy


in L'absolu Littéraire, Seuil, Paris, 1978, pages 81-177. Seul l'apparat
critique de Eichner, repris par cette traduction, p. 178, dresse le détail
de l'attribution des fragments.
^ • Il n'existe en réalité qu'un ensemble, celui qui fut publié sous le
seul titre de Fragments, qui réponde en tout point (autant que faire se
peut...) à l'idéal fragmentaire du romantisme, notamment en ce qu'au-
cun objet particulier ne lui est assigné, et en ce qu'il est anonyme, étant
composé de pièces de plusieurs auteurs. À vrai dire, ces deux traits
sont aussi ce qui, dané la forme, les distingue de leurs modèles anté-
rieurs. Sans objectif et sans auteur, les Fragments de VAthendum se
veulent en quelque sorte posés eux-mêmes, absolument. > op. cit.
p. 59. Pareille vision ne tient malheureusement pas compte du sujet qui
92 FRIEDRICH SCHLEGEL

sont le fruit, pour la grande majorité d'entre eux, de Frie-


drich Schlegel, bien que certains soient de la plume de
August-Wilhelm Schlegel, Schleiermacher et de Novalis.
D'autres sont le résultat d'une composition collective Un
travail d'identification apparaissait nécessaire afin de pré-
senter au lecteur une image efficace et juste de la pensée

s'exprime à travers chacun des fragments ; si ces derniers, pris dans


leur ensemble, peuvent représenter un idéal de composition artistique,
en tant qu'œuvre collective, ils ne sont pas pour autant indépendants
du sujet qui s'exprime à travers eux, ni de l'intention ou de la volonté
qui leur donne impulsion et vitalité. Si l'idéal fragmentaire forme une
vaste mosaïque, on ne doit pas oublier que la beauté représentative de
celle-ci est tributaire des smalts individuels qui la forment. Lefragment,
c'est d'abord l'unité avant d'être l'ensemble, et c'est la raison pour la-
quelle il importe de savoir qui s'exprime à travers lui. La question du
7e qui parle par le fragment n'est pas moins pressante que celle du nous
qui s'y manifeste. Si les fragments de VAthenàum sont collectivement
anonymes, ils ne le sont pas pris individuellement ; aussi le problème
de savoir qui s'exprime demeure entier. D'ailleurs, la position de
Lacoue-Labarthe et Nancy nous semble peu conciliable avec ce qu'ils
disent de l'exigence fragmentaire, op. cit. p. 184 : • ...l'approfondisse-
ment de la question fondamentale que contient l'exigence fragmentaire
et qui n'est rien d'autre que celle, on le sait maintenant, de l'autopro-
duction. » Ainsi, si la question de l'autoproduction est fondamentale,
la question de l'identité de ce qui s'autoproduit doit l'être également.
Du reste, il nous a semblé rester fidèle à l'intérêt particulier parlé au
Moi par le romantisme, en tâchant d'attribuer à Fr. Schlegel les frag-
ments qui lui appartiennent, respectueux en cela de l'intention des
Charakteristiken und Kritiken (1801). Dans cette publication, en effet,
Fr. Schlegel reprend à son compte plusieurs des fragments publiés dans
VAthenàum, rompant en cela avec l'anonymat fragmentaire.
3 Minor, dans .son édition des ProsaischeJugendschriften, Konegen,
"Vienne, 1882, vol. II, prétend que 85 fragments seraient du frère de Fr.
Schlegel, 29 de Schleiermacher, 13 de Novalis et 4 de composition
commune. 320 fragments seraient donc de Friedrich Schlegel. Ainsi, il
n'est pas vain de tâcher d'identifier ceux-ci, d'autant plus que le nombre
de fragments de composition commune semble être relativement bas.
ETABLISSEMENT DU TEXTE 93

du jeune Friedrich Schlegel

Minor 5, dans son édition de Fr. Schlegel, a fait en ce sens


une enquête sérieuse dont il nous a semblé utile de nous
inspirer. Sur les bases de sa critique, des concordances
avec d'autres passages ou encore sur celles de pensées
qui, par leur contenu, sont certainement de lui. Minor attri-
bue à Friedrich Schlegel les fragments suivants :

4, 16, 26, 34, 43, 44, 48, 53, 71, 75, 79, 84, 93, 96, 102,
104, 121, 146, 149, 152, 154, 164, 216, 221, 222, 226, 227,
231, 233, 238, 242, 247, 252, 262, 295, 302, 304, 305, 339,
342, 359, 372, 379, 383, 390, 404, 411, 415, 418, 419, 421,
438, et 449.

Toujours selon Minor, l'attribution des fragments :

15, 36, 37, 71, 87,115, 150, 157, 158, 159, 160, 235, 253,
276, 277, 279, 296, 299, 315, 332, 361, 366, 376, 394, 398,
414, 417, et 429

est incertaine. Dans de tels cas, nous avons traduit ceux


qu'il semblait vraisemblable d'attribuer à Fr. Schlegel.
Cependant, il nous apparaît que les doutes concernant les
fragments 150, 157, 158, 159 et 160 ne sont pas justifiés
dans la mesure où leur contenu semble s'inscrire dans le
sillage des réflexions philologiques de Fr. Schlegel sur la
poésie des Grecs et des Romains

4. On verra également l'article de Peter Szondi, Yriedrich Schle^lji )


Theorie der Dichtarten. Vers^^iner Rekonstruction auf Grund der
Fragmente, Euphorion 64, ( 1 ^ ) , pages 181 à 199.
5 Minor, op. cit., pages 203 à 88.
" On sait qu'il avait l'intention d'écrire une étude sur ce sujet, laquel-
le est demeurée à l'état d'ébauche.
94 FRIEDRICH SCHLEGEL

En 1801, Fr. Schlegel fit une réédition de certains de ses


Fragments, en y ajoutant quelques variantes dans Cba-
rakteristiken und Kritiken (Friedrich Nikolovius, Kônig-
sberg, 1801, Volume I, pages 224-55), laquelle aide un peu
plus à circonscrire le problème relatif à la paternité des
aphorismes. Conformément à cette autoattribution, nous
pouvons tenir comme fort probablement de Fr. Schlegel
les fragments suivants :

3, 12, 17, 19, 21, 23, 25, 39, 41, 45, 54, 66, 72, 82, 88, 99,
103, 109, 112, 117, 120, 123, 137, 143, 147, 220, 245, 264,
270, 275, 278, 300, 301, 318, 321, 322, 323, 326, 333, 345,
346, 347, 357, 358, 360, 367, 382, 387, 389, 399, 401, 402
et 431.

Nous pouvons cependant mettre en doute l'apparte-


nance réelle du fragment 333, que l'on retrouve presque
textuellement dans un carnet de Schleiermacher ».

La découverte et la publication par Kôrner en 1928 in


Logos, vol. XVII (1928), pages l6 à 66 (Cahier I pages 16-
40 et Cahier II pages 41 à 66) du texte de Fr. Schlegel Zur
Philologie permettent en outre d'attribuer avec certitude
les fragments :

43, 47, 78, 93,149, 229, 231, 255, 281, 289, 339, 391, 393,
et 404.

^ Le lecteur trouvera la traduction de ces variantes dans les notes.


® Il s'agit du Leibmzhe/tde Schleiermacher in Denkmale der innem
Entuncklung Schleiermachers, erlautert durch kritische Untersuchun-
gen, Anhang zu Aus Schleiermacher Leben. In Brtefen von Jonas et
Dilthey, Beriin, 1860-63,1, p. 72 : • Dieu est réel puisque rien ne peut
en empêcher la possibilité. À cet égard, la philosophie de Leibniz est
vraiment divine. •
ÉTABLISSEMENT DU TEXTE 95

À cette liste, nous nous sommes permis d'ajouter le frag-


ment de VAthenàum 122, en concordance avec le 298, qui
traite lui aussi du poète lyrique G. A. Burger. Fr. Schlegel
parle également de Burger dans son essai Uber die grie-
chische Poesie.

En outre, nous avons cru bon d'adjoindre à certains frag-


ments des notes explicatives, tantôt pour éclairer le sens
de passages difficiles, tantôt pour donner des précisions
sur les auteurs ou les personnages qui sont évoqués par
Fr. Schlegel. Le lecteur trouvera aussi, en fin d'ouvrage, un
index thématique qui facilitera sa recherche.

Enfin, nous remercions le professeur Hans Jûrgen Greif,


de l'Université Laval, qui a bien voulu réviser cette tra-
duction. Les notes ont bénéficié de l'aimable érudition de
Monsieur Gilles Paradis, et le traducteur, lui, de l'amitié
constante et des sages conseils du professeur Robert
Garant.

Ubi amici, ibi opes.


Fragments critiques

(Lyceum der schônen Kûnste, vol. 1, part. 2,


Berlin, Unger, 1797, pages 133 à 169)'

(1)
Bon nombre de ceux que l'on nomme artistes sont en fait
des œuvres d'art de la nature.

(2)
Chaque peuple ne veut voir sur la scène que les aspects
médiocres de la superficialité qui lui est propre ; on
devrait donc offrir des héros, de la musique ou des fous.

(3)
Lorsque Diderot, dans son roman Jacques 2, fait quelque
chose de vraiment génial, le voilà qui revient aussitôt en
arrière pour raconter sa joie que cela ait été si génia-
lement fait.

(4)
Il y a tant de poésie, et pourtant, rien n'est plus rare qu'un
poème ! Cela explique l'abondance d'esquisses, d'études,
de fragments, de tendances, de ruines et de matières poé-
tiques.

(5)
Plusieurs journaux de critiques ont le même défaut qui
fut si souvent reproché à la musique de Mozart : un usage
parfois démesuré des instruments à vent.
98 FRIEDRICH SCHLEGEL

(6)
On critique l'insouciance de la métrique des poèmes goe-
théens. Mais les lois de l'hexamètre allemand ne
devraient-elles pas être aussi conséquentes et univer-
selles que le caractère de la poésie goethéenne ?

(7)
Mon essai 3 sur l'étude de la poésie grecque est un hymne
maniéré en prose sur l'élément objectif en poésie. Ce qui
s'y trouve de plus mauvais me semble être le manque
absolu de l'indispensable ironie ; et le meilleur, la
confiante présupposition que la poésie a une valeur infi-
nie ; comme s'il s'agissait là d'une chose certaine.

(8)
Une bonne préface doit être à la fois la racine et le livre
au carré.

(9)
La saillie^ est esprit de sociabilité absolue ou génialité
fragmentaire 5.

(10)
On doit percer la planche là où elle est la plus épaisse.

(11)
De ce qui fut écrit contre les Anciens, il n'y a rien encore
de véritablement bon qui ait de la profondeur, de la force,
du talent et ce, en particulier contre leur poésie.

(12)
Dans ce que l'on nomme philosophie de l'art, il manque
habituellement l'une des deux choses suivantes : ou la
philosophie, ou l'art
FRAGMENTS CRITIQUES 99

(13)
Bodmer^ dit volontiers que toute similitude, pourvu
qu'elle soit longue, est homérique. C'est ainsi que l'on
appelle également « aristophanesque » une saillie dans la-
quelle il n'y a rien de classique hormis la désinvolture et
la clarté.

(14)
Même dans la poésie, tout entier peut bien être une moi-
tié et toute moitié le véritable entier.

(15)
Le maître idiot du Jacques de Diderot fait probablement à
l'artiste plus d'honneur que le stupide serviteur. Il est
certainement bien près d'être génialement idiot, ce qui
était bien plus difficile à faire qu'un stupide parfaitement
génial.

(16)
Le génie n'est point un objet de l'arbitraire mais plutôt
de la liberté, comme le sont la saillie, l'amour et la foi, les-
quels devront devenir un jour arts et sciences. On doit
exiger le génie de chacun sans cependant l'attendre 9. Un
kantien appellerait cela l'impératif catégorique de la
génialité.

(17)
Rien n'est plus méprisable qu'une fâcheuse saillie d'esprit
iWitz).

(18)
Les romans finissent volontiers là où le Pater Noster déhu-
te : avec le Royaume de Dieu sur terre.
100 FRIEDRICH SCHLEGEL

(19)
Certains poèmes sont aussi aimés que le Seigneur l'est
par les nonnes.

(20)
Un écrit classique ne devrait jamais être entièrement com-
pris. Mais ceux qui sont cultivés, et qui s'instruisent, doi-
vent toujours vouloir y apprendre davantage.

(21)
Comme l'enfant est, en fait, ce qui veut devenir un homme,
ainsi le poème est une chose naturelle, voulant devenir une
œuvre d'art.

(22)
Un seul mot d'analyse, même pour louanger, peut
immédiatement éteindre la meilleure trouvaille de l'es-
prit, dont la flamme ne devrait réchauffer qu'après qu'el-
le a brillé.

(23)
Dans chaque bon poème, tout doit être intention et ins-
tinct ; c'est ainsi qu'il devient idéal.

(24)
Les plus médiocres auteurs ont au moins ceci en commun
avec le Grand Auteur du ciel et de la terre, qu'ils ont
l'habitude de se dire après une pleine journée de travail :
« Et il vit que ce qu'il avait fait était bon. «lo

(25)
Les deux principes fondamentaux de la soi-disant critique
historique sont le postulat de la vulgarité et l'axiome de
FRAGMENTS CRITIQUES 101

l'habitude. Postulat de la vulgarité : tout ce qui est vrai-


ment grand, bon et beau est improbable, donc hors de
l'ordinaire et, pour le moins, suspect. Axiome de l'habi-
tude : ce qui chez nous et autour de nous existe, doit être
pareillement partout, car cela est si naturel.

(26)
Les romans sont les dialogues socratiques de notre
époque. Sous cette forme libérale, la sagesse de la vie
s'est évadée de la sagesse de l'école.

(27)
Un critique est un lecteur qui rumine. Il devrait donc
avoir plus d'un estomac.

(28)
Une inclination (pour un art, une science, un homme en
particulier, etc.) est un esprit divisé, une autolimitation,
c'est-à-dire un résultat d'autocréation et d'autodes-
truction".

(29)
La grâce est une vie redressée ; une sensibilité qui se
contemple et se construit elle-même.

(30)
A la place du destin apparaît, dans la tragédie moderne,
parfois Dieu le Père, mais plus souvent encore le diable en
personne. D'où vient-il que cela n'ait encore engagé aucun
esthète à faire une théorie de la poésie diabolique ? 12

(31)
La division des œuvres d'art en genre naïf et genre senti-
102 FRIEDRICH SCHLEGEL

mental i3, pourrait être sans doute appliquée avec grand


profit aux jugements sur l'art. Il y a des jugements esthé-
tiques sentimentaux auxquels il ne manque qu'une vignette
et une devise afin d'être parfaitement naïfs. Comme vignet-
te, un postier sonnant le cor ; comme devise, une phrase
que le vieux Thomasius prononça en conclusion d'un dis-
cours lors d'une fête académique : Nunc vero musicantes
musicabunt cum paucis et trompetis ^^

(32)
La classification chimique de la dissolution selon qu'elle
se passe par cristallisation ou liquéfaction est également
applicable à la dissolution des auteurs qui, après avoir at-
teint leur hauteur maximum, doivent tomber. Certains
s'évaporent, d'autres se liquéfient i5.

(33)
L'une de ces deux tendances est presque toujours l'incli-
nation dominante de tout écrivain : ou certains ne disent
pas ce qu'ils auraient dû dire, ou plusieurs disent ce qui
n'était pas nécessaire d'être dit. Le premier cas est le
péché originel des natures synthétiques et le second, ce-
lui des analytiques^^.

(34)
Une trouvaille spirituelle est une désagrégation de matières
spirituelles, qui doivent, bien sûr, être intimement combi-
nées avant la soudaine séparation. L'imagination doit
d'abord avoir été remplie de vie de toutes sortes et ce, jus-
qu'à saturation afin que puisse venir le temps où elle est si
électrisée par la friction de la libre sociabilité, que le plus
léger contact, amical ou ennemi, peut en extraire les étin-
celles fulgurantes, les rayons lumineux ou alors les coups
de tonnerre
FRAGMENTS CRITIQUES 103

(35)
Plusieurs parlent du public comme s'il était quelqu'un
avec qui ils auraient déjeuné à VHôtel de Saxe is, lors de
la foire de Leipzig. Qui est ce public ? - Le public n'est
rien sinon qu'une pensée, un postulat, comme l'Église.

(36)
Celui qui n'est pas encore parvenu à comprendre claire-
ment qu'il peut y avoir une grandeur fort à l'extérieur de
sa propre sphère et pour laquelle il ne possède aucun
sens ; celui qui ne peut conjecturer, au moins obscuré-
ment, dans quelle région de l'esprit cette grandeur pour-
rait à peu près se trouver, celui-là est, dans sa propre
sphère, ou sans génie ou bien ne s'est pas encore élevé
jusqu'au classicisme.

(37)
Pour pouvoir bien écrire sur un sujet on ne doit plus s'y
intéresser ; la pensée, qu'il faut exprimer avec circons-
pection, doit déjà être au loin et ne plus nous préoccuper.
Aussi longtemps que l'artiste invente et est inspiré, il se
trouve, au moins en ce qui concerne la communication,
dans un état servile. Il voudra alors tout dire, ce qui est
une fausse tendance des jeunes génies, ou un véritable
préjugé des vieux bousilleurs. Il méconnaît ainsi la valeur
et la dignité de l'autolimitationi? qui est pourtant, pour l'ar-
tiste comme pour l'homme, l'alpha et l'oméga, la plus
nécessaire et la plus haute de toutes les qualités. La plus
nécessaire, parce que partout où l'homme ne se limite pas
lui-même, le monde le limite et le réduit à la servitude. La
plus haute, parce qu'on ne peut se limiter soi-même que sur
les points et les aspects dans lesquels on a une force infinie,
[une capacité] d'autocréation et d'autodestruction. Même
104 FRIEDRICH SCHLEGEL

une discussion amicale qui ne peut être interrompue à tout


instant par un acte absolument arbitraire a quelque chose
de servile. Toutefois, un écrivain qui veut et peut s'exprimer
entièrement, qui ne garde rien pour lui, et a besoin de tout
dire de ce qu'il sait, est très à plaindre.
On ne doit jamais se garder que de trois erreurs. En premier
lieu, de ce qui semble ou doit sembler un acte absolument
arbitraire et qui, étant par le fait même irrationnel ou encore
suprarationnel, doit être en principe nécessaire ou raison-
nable, sinon l'inspiration devient capricieuse, la servilité
apparaît et l'autolimitation devient de l'autodestruction.
Deuxièmement : on ne doit pas avoir trop de hâte avec
l'autolimitation et laisser d'abord la place à l'autocréation, à
l'invention et à l'enthousiasme, jusqu'à ce qu'ils soient
prêts. Troisièmement : on ne doit pas exagérer l'autolimita-
tion.

(38)
Dans l'archétype de la germanité, construit par quelques
grands inventeurs de patries, il n'y a que la fausse po-
sition à blâmer. Cette germanité n'est pas derrière, mais
devant nous.

(39)
L'histoire de l'imitation de la poésie antique, en particu-
lier à l'étranger, offre, entre autres, l'avantage que les
concepts majeurs, que sont la parodie involontaire et la
saillie inconsciente, s'y développent complètement et ce,
avec l'aisance la plus grande^o.

(40)
Dans la signification qui lui est assignée et en usage en
Allemagne, le mot esthétique ir^ihit., comme on le sait, une
FRAGMENTS CRITIQUES 105

ignorance aussi complète de la chose signifiée que de la


langue signifiante. Pourquoi le conserverait-on encore ?

(41)
Il y a peu de livres comparables au roman Faublas 21 par
l'esprit 22 et la gaieté mondaine. C'est le champagne de son
genre.

(42)
La philosophie est la véritable patrie de l'ironie que l'on ai-
merait définir beauté logique : ainsi, partout où l'on philo-
sophe de manière non systématique, que ce soit dans les
conversations ou dans les dialogues écrits 23^ on doit faire et
exiger l'ironie au point que les stoïciens eux-mêmes tinrent
l'urbanité pour une vertu. Bien sûr, il y a aussi une ironie rhé-
torique, laquelle, utilisée avec parcimonie, produit un ex-
cellent effet, en particulier dans la polémique ; elle est à l'ur-
banité sublime de la muse socratique ce que la splendeur de
la plus brillante oraison est à une tragédie antique de haut
style. La poésie seule peut ici aussi s'élever à la hauteur de la
philosophie et n'est pas, comme la rhétorique, fondée sur
des passages ironiques. Il y a des poèmes anciens et
modernes qui répandent de tous côtés et partout le souffle
divin de l'ironie. Une authentique bouffonnerie transcendan-
tale vit en eux. Intérieurement, c'est une joie qui embrasse
tout, qui se soulève infiniment au-dessus de chaque chose
déterminée, même de l'art, de la vertu ou de la génialité
propres ; extérieurement, dans l'exécution, c'est la manière
mimétique d'un bouffon italien traditionnel et doué.

(43)
HippeP'', dit Kant, avait cette recommandable maxime que
l'on doit encore assaisonner le plat d'un exposé divertis-
106 FRIEDRICH SCHLEGEL

sant d'un zeste de pensée ingénieuse. Pourquoi Hippel


ne trouve-t-il plus de disciples selon cette maxime, après
qu'elle a reçu l'approbation de Kant ?

(44)
On ne devrait jamais faire appel à l'esprit de l'Antiquité
comme à une autorité. Les esprits ont ceci de particulier
qu'ils ne se laissent pas attraper ni exposer devant autrui.
Les esprits ne se montrent qu'aux esprits. La chose la plus
courte et valable serait, ici encore, de prouver par de
bonnes oeuvres la possession de la foi hors laquelle il
n'est point de salut.

(45)
La curieuse passion des poètes modernes pour la termi-
nologie grecque dans la dénomination de leurs produc-
tions rappelle le mot naïf d'un français à l'occasion des
nouvelles fêtes républicaines à l'antique : « que pourtant
nous sommes menacés de rester toujours François. » 25
Bon nombre de telles dénominations de la poésie féoda-
le provoqueront chez les érudits des époques à venir des
recherches semblables à celles voulant savoir ce qui
poussa Dante à nommer sa grande œuvre une divine
comédié^('. Il y a des tragédies qui, si elles doivent avoir
quelque chose de grec dans le nom, pourraient de façon
plus appropriée être appelées des mimes tristes. Elles
semblent avoir été baptisées d'après le concept de tragé-
die qui, chez Shakespeare, apparaît une fois, mais dont la
généralité principale dans l'histoire de la littérature
moderne est celle-ci : une tragédie est un drame où
Pyrame se suicide^^.
FRAGMENTS CRITIQUES 107

(46)
Les Romains nous sont plus proches et compréhensibles
que les Grecs ; pourtant, le vrai sens pour les Romains est
encore plus rare que pour les Grecs et ce, parce qu'il y a
moins de natures synthétiques qu'analytiques. Car il y a
un sens propre même pour les nations, pour les individus
historiques et moraux, et non seulement pour les genres
pratiques, les arts ou les sciences.

(47)
Qui veut quelque chose d'infini ne sait pas ce qu'il veut.
Cette proposition ne se laisse toutefois pas inverser.

(48)
L'ironie est la forme du paradoxe. Le paradoxe est tout ce
qui est, à la fois, bon et grand.28

(49)
Un des moyens les plus importants de l'art dramatique et
romantique chez les Anglais, ce sont les guinées. Elles
sont fortement utilisées, en particulier dans la cadence
finale, quand les basses commencent à travailler à plein.

(50)
Comme la tendance humaine à généraliser les parti-
cularités individuelles ou nationales est profondément
enracinée ! Chamfort^? lui-même le dit : « Les vers ajoutent
de l'esprit à la pensée de l'homme qui en a quelquefois
assez peu. •> Est-ce là un usage général de la langue fran-
çaise ?

(51)
La saillie comme outil de vengeance est une chose aussi
honteuse que l'art comme moyen d'excitation des sens.
108 FRIEDRICH SCHLEGEL

(52)
Dans plusieurs poèmes, on ne trouve pour tout sujet
qu'un titre montrant ce qu'ils devraient en fait représen-
ter, si l'artiste n'avait eu un empêchement, nous priant
très humblement d'être excusé avec bienveillance.

(53)
En rapport avec l'unité, la majorité des poèmes modernes
sont des allégories (mystères, moralités) ou des nouvelles
(aventures, intrigues) ; un mélange ou un délayage de
celles-ci.

(54)
Il y a des écrivains^o qui boivent l'absolu comme de l'eau,
et des livres où même les chiens se rapportent à l'infini.

(55)
Un homme vraiment libre et cultivé, devrait pouvoir
s'accorder comme on accorde un instrument et se mettre
à son gré, au diapason de la philosophie, ou de la phi-
lologie, du critique ou du poétique, de l'historique ou du
rhétorique, de l'antique ou du moderne et cela en tout
temps et en toute tonalité.

(56)
La saillie est une mondanité logique.

(57)
Si plusieurs des amateurs mystiques d'art, qui tiennent
toute critique pour une dissection et toute dissection pour
une destruction de la jouissance, pensaient de façon
conséquente, le meilleur jugement esthétique sur l'œuvre
la plus admirable serait alors : « Morbleu !» Il y a du reste
FRAGMENTS CRITIQUES 109

des critiques qui ne disent rien de plus, sinon qu'ils le


disent plus longuement.

(58)
Comme les hommes préfèrent accomplir les grandes
actions plutôt que celles qui sont justes, de même les
artistes veulent ennoblir et enseigner.

(59)
La pensée chérie de Chamfort voulant que la saillie soit.
un substitut de l'impossible bonheur, une sorte de petit
pourcentage avec lequel la nature qui a fait banqueroute
s'indemnise des dettes non honorées au bien suprême,
n'est pas plus heureuse que celle de Shaftesbury 32 pour
qui elle est la pierre de touche de la vérité ou, suivant le
préjugé commun, le perfectionnement moral qui serait la
fin suprême des beaux-arts. La saillie est une fin en soi,
comme la vertu, l'amour et l'art. Cet homme génial res-
sentait, semble-t-il, l'infinie valeur de la saillie, et comme
la philosophie française ne suffit pas afin de comprendre
cela, il chercha instinctivement à joindre ce qu'il avait de
plus grand avec ce qui, pour elle, est le plus grand et le
plus précieux ; en tant que maxime, la pensée voulant
que le sage doive toujours être, par rapport au destin, en
état d'épigramme33, est belle et véritablement cynique.

(60)
Tous les genres poétiques classiques^^, dans leur pureté
rigoureuse, sont à présent ridicules.

(61)
Au sens strict, la notion de poème scientifique est bien
aussi absurde que celle de science poétique.
110 FRIEDRICH SCHLEGEL

(62)
On possède déjà tant de théories des genres poétiques
pourquoi n'a-t-on pas de concept concernant le genre
poétique? Peut-être aurait-on alors besoin de se contenter
d'une théorie unique ? ^

(63)
Ni l'art ni les oeuvres ne font l'artiste mais plutôt le senti-
ment, la passion et l'instinct.

(64)
Il faudrait un nouveau Laocoori>'^ afin de déterminer les
limites de la musique et de la philosophie. Pour se faire
une idée exacte de plusieurs écrits, il manque encore une
théorie de la musique grammaticale.

(65)
La poésie est un discours républicain ; un discours qui est
sa propre loi et sa propre fin, à l'intérieur duquel toutes
les parties sont de libres citoyens et ont le droit de vote
afin de s'entendre.

(66)
La fureur révolutionnaire d'objectivité de mes premières
musiques philosophiques a un peu de la fureur fonda-
mentale qui se diffusa avec tant de violence en philoso-
phie sous le consulat de Reinhold

(67)
En Angleterre, la saillie est au moins une profession,
sinon un art. Là-bas, tout prend le caractère de métier et
même les roués39 de cette île sont des pédants. C'est ainsi
que leurs wits,^^ dont l'apparence donne à la saillie son
FRAGMENTS CRITIQUES 111

élément romantique et piquant, conduisent l'arbitraire


absolu à la réalité, c'est pourquoi ils vivent si spiri-
tuellemenf^i ; d'où leur talent pour le saugrenu. Ils meu-
rent pour leurs principes.

(68)
Combien y a-t-il au juste d'auteurs parmi les écrivains ?
Auteur signifie créateur.

(69)
Il existe aussi un sens négatif qui vaut bien mieux que
rien, quoiqu'il soit beaucoup plus rare. On peut aimer
quelque chose vivement justement parce qu'on ne le pos-
sède pas : cela en donne du moins un avant-goût sans
conséquence. Une incapacité catégorique dont on a clai-
rement conscience, même liée à une forte antipathie, est
absolument impossible dans le cas d'une pure carence ;
elle présuppose au moins u ne aptitude partielle et de la
sympathie. Comme l'Éros platonicien, ce sens négatif est
fils de la ressource et de la pauvreté.'>3 H apparaît
lorsque quelqu'un n'a que l'esprit sans la lettre ou, au
contraire, lorsqu'il n'a que les matières et les formes exté-
rieures : l'écorce dure et sèche du génie productif sans le
noyau. Dans le premier cas, on a de pures tendances, des
projets qui sont aussi vastes que l'azur ou, au plus, des
rêveries esquissées Dans le second cas, s'exhibe cette
platitude artistique développée harmonieusement et
dans laquelle les plus grands critiques anglais sont des
classiques. Le signe distinctif du premier genre, de ce
sens négatif de l'esprit, réside en ceci qu'on doit toujours
vouloir sans jamais pouvoir ; en ce qu'on veuille toujours
écouter sans jamais percevoir
112 FRIEDRICH SCHLEGEL

(70)
Les gens qui écrivent des livres et s'imaginent ensuite que
leurs lecteurs forment un public qu'ils doivent éduquer,
en arrivent non seulement à mépriser ce soi-disant
public, mais même à le haïr, ce qui ne peut conduire à
rien.

(71)
Avoir un sens de la saillie sans en faire, voilà l'ABC de la
libéralité.

(72)
À proprement parler, ils apprécient volontiers qu'une
œuvre poétique soit un peu infâme et ce, particulièrement
au milieu de celle-ci ; ainsi, la décence n'y est pas immé-
diatement offensée et, à la fin, tout se termine bien

(73)
Ce qui se perd habituellement dans les traductions
bonnes ou même excellentes est, justement, ce qu'il y a
de meilleur.

(74)
Il est impossible de donner du déplaisir à qui ne le veut
prendre.

(75)
Les notes sont des épigrammes philologiques ; les tra-
ductions, des mimes philologiques ; plusieurs commen-
taires, dans lesquels le texte n'est qu'un prétexte ou bien
un non-moi^7_ des idylles philologiques.
FRAGMENTS CRITIQUES 113

(76)
Il existe une ambition qui préfère être la première au sein
des dernières [places], plutôt que la seconde parmi les
premières. Il s'agit de [l'ambition] antique. Il y en a une
autre qui, tel le Gabriel du Tasse :

<• Gabriel, chefra i primi era il seconda » ''s

aime mieux être la seconde parmi les premières,


que la première parmi les secondes ; c'est l'ambition
moderne.

(77)
Il arrive parfois que de nos jours les maximes, les idéaux,
les impératifs et les postulats soient la petite monnaie de
la moralité''^.

(78)
Plusieurs des plus excellents romans sont un résumé, une
encyclopédie de toute la vie spirituelle d'un individu
génial. Les œuvres ayant ce caractère, seraient-elles d'un
tout autre genre, comme l'est par exemple le NatharP'^,
prennent de ce fait les teintes du roman. Ainsi, tout
homme cultivé et qui s'instruit possède en son sein un
roman. Qu'il l'exprime et l'écrive par la suite n'est que
contingent.

(79)
La popularité d'un livre allemand se juge par le renom ou
en faisant des personnalités ; par de bonnes relations ou
par l'effort ; par une immoralité modérée ou une complè-
te obscurité ; par une harmonieuse platitude ou bien un
114 FRIEDRICH SCHLEGEL

ennui multiforme, ou encore par une aspiration constan-


te à l'absolu.

(80)
C'est à regret que je ne puis trouver dans la table kan-
tienne des catégories 5i celle du à peu près », laquelle a
presque eu autant d'effet, et corrompu 52^ comme toute
autre 53 catégorie, le monde et la littérature. Dans l'esprit
de ceux qui, par nature, sont sceptiques, elle colore tous
les autres concepts et intuitions.

(81)
Il y a quelque chose de mesquin à polémiquer contre les
individus, comme le commerce au détail 54. S'il ne veut
pas faire de la polémique en gros 55, l'artiste doit au moins
choisir des individus classiques ayant une valeur éter-
nelle. Si cela n'est pas possible non plus, comme dans le
triste cas de la légitime défense, alors les individus doi-
vent, en vertu de la fiction polémique, être idéalisés
autant que faire se peut jusqu'à devenir représentants de
l'idiotie objective et de l'objective folie ; car celles-ci sont
infiniment intéressantes et peuvent être dignes, comme
tout ce qui est objectif, de la polémique la plus grande 56.

(82)
L'esprit est la philosophie de la nature.

(83)
Les manières sont des angles caractéristiques 57.

(84)
De ce que les modernes veulent, on doit apprendre ce
que la poésie doit devenir ; de ce que font les Anciens, ce
qu'elle doit être 58.
FRAGMENTS CRITIQUES 115

(85)
Tout auteur véritable écrit ou bien pour personne ou bien
pour tous. Celui qui écrit pour que tel et tel le lisent, mé-
rite de n'être pas lu 59.

(86)
Le but de la critique est, dit-on, d'éduquer le lecteur ! Qui
veut être instruit doit être autodidacte. Cela est impoli,
mais il ne peut en être autrement.

(87)
S'il est vrai que la poésie a une valeur infinie, je ne puis
voir pourquoi elle ne pourrait avoir une valeur supérieu-
re à ceci ou à cela ayant aussi une valeur infinie. Il y a des
artistes qui ne peuvent s'élever à ce qui leur semble le
plus haut et ce, non point à cause d'une trop haute idée
sur l'art, ce qui est impossible, mais parce qu'ils ne sont
pas assez libres pour s'élever eux-mêmes au-dessus de
son faîte.

(88)
Rien n'est plus piquant qu'un homme génial qui a des
manières, j'entends lorsqu'il les possède et non quand il
est possédé par elles, sinon cela conduit à la pétrification
spirituelle.

(89)
Ne serait-ce pas superflu d'écrire plus d'un roman si l'ar-
tiste, lui, n'est devenu plus ou moins un nouvel homme ?
De fait, il n'est pas rare que tous les romans d'un auteur
soient homogènes et n'en forment, pour ainsi dire, qu'un
seul.
116 FRIEDRICH SCHLEGEL

(90)
La saillie est une explosion d'esprit comprimé

(91)
Les Anciens ne sont ni les Juifs, ni les Chrétiens ni non
plus les Anglais de la poésie. Ils ne forment pas un
peuple d'artistes arbitrairement choisis par Dieu, ni les
seuls à posséder la foi en la beauté, hors de laquelle il
n'est point de salut, ni non plus de monopole poétique.

(92)
L'esprit lui-même, comme l'animal, ne peut respirer que
dans un mélange d'oxygène et d'azote^i. Ne pas pouvoir
supporter et comprendre cela est l'essence de la sottise,
et s'y refuser absolument, le début de la folie.

(93)
La lettre parfaite de toute poésie se voit chez les Anciens ;
chez les modernes, on pressent l'esprit en devenir.

(94)
Les auteurs médiocres annonçant un petit livre comme
s'ils voulaient laisser voir qu'il s'agit en fait d'un géant, de-
vraient être arrêtés par la police littéraire et laisser impri-
mer cet avis sur leur produit This is the greatest ele-
phant in the world, except himself. »

(95)
La platitude harmonieuse peut être très utile au philo-
sophe et servir de phare lumineux pour les contrées
encore impratiquées de la vie, de l'art ou de la science.
- Il évitera cependant l'homme et le livre qu'admire et
aime l'adepte de la platitude harmonieuse, et ne se méfie-
FRAGMENTS CRITIQUES 117

ra pas moins de l'opinion à laquelle croient fermement la


majorité des gens de cette sorte.

(96)
Une bonne énigme devrait être spirituelle, sinon il ne
reste rien d'elle sitôt que le mot est trouvé. Cela n'est pas
non plus sans attrait lorsqu'un mot d'esprit, dans la mesu-
re où il est mystérieux, doit être deviné : son sens doit
toutefois devenir parfaitement évident dès qu'il l'est.

(97)
Le sel de l'expression est le piquant pulvérisé ; il y a de
gros et de petits grains.

(98)
Voici les principes universaux de la communication litté-
raire : 1) On doit avoir quelque chose qui doit être
communiqué ; 2) On doit avoir quelqu'un à qui vouloir le
communiquer ; 3) On doit vraiment le communiquer, le
partager avec lui et non seulement se parler à soi-même ;
sinon il serait préférable de se taire.

(99)
Celui qui n'est pas entièrement moderne, juge le moder-
ne comme de l'ancien ; et l'ancien se renouvelle sans
cesse, jusqu'à ce qu'on devienne ancien soi-même.

(100)
La poésie de l'un est dite philosophique, celle de l'autre
philologique, celle du troisième rhétorique, etc. Qu'est-ce
donc alors que la poésie poétique ?
118 FRIEDRICH SCHLEGEL

(101)
L'affectation naît moins du désir d'être nouveau que de la
crainte d'être ancien.

(102)
Vouloir juger de tout est une grande erreur ou un péché
mignon.

(103) •
Plusieurs œuvres dont on loue la beauté, ont moins
d'unité qu'un amas multicolore d'idées qui, animées seu-
lement par l'esprit d'un esprit, tendent vers un seul but ;
elles sont pourtant unies par cette coexistence libre et
égale dans laquelle, selon l'assurance des sages, devront
aussi se trouver un jour les citoyens de l'État parfait ; cet
esprit qui est, selon la présomption des gens distingués,
inconditionnellement social, ne se trouve maintenant que
dans celui qui, chose étrange et presque enfantine, s'ap-
pelle le grand monde. Plusieurs productions, au contrai-
re, dont nul ne doute de l'unité, ne sont pas des oeuvres,
comme l'artiste, lui, le sait très bien, mais plutôt un frag-
ment, un seul ou plusieurs, masse, annexe. L'impulsion
envers l'unité est toutefois si forte chez l'homme que,
néanmoins, le créateur complète souvent, même en
cours de création, ce qu'il n'avait pu terminer ou unir et
ce, de façon parfois très ingénieuse, mais cependant
contre nature. Le plus malheureux dans tout cela est que
ce que l'on ajoute aux pièces originales s'y trouvant véri-
tablement, ne l'est que pour simuler une unité apparente
qui, la plupart du temps, n'est que haillons multicolores.
Si pourtant elles sont encore bonnes, drapées ingénieu-
sement, fardées avec art et tromperie, c'est pis encore car
ainsi, l'élu lui-même sera trompé au principe, lui qui pos-
FRAGMENTS CRITIQUES 119

sède un sens profond pour le peu de choses véritable-


ment bonnes et belles qui, partiellement, peuvent enco-
re, ici et là, se trouver dans les écrits comme dans les
actes. Il est alors contraint d'atteindre le sentiment juste
via le jugement ! Même si la décision est prise rapide-
ment, la fraîcheur de la première impression est passée

(104)
Ce que l'on nomme habituellement raison n'est qu'une
espèce de raison : la mince et l'aqueuse. Il y en a une éga-
lement qui est épaisse, ardente, et qui rend la saillie vrai-
ment spirituelle, donnant de l'élasticité et de l'électricité
au style pur.

(105)
Regarde-t-on l'esprit et non la lettre, alors le peuple
romain tout entier, avec le Sénat, tous les triomphateurs
et les César, était un cynique.

(106)
Rien n'est plus lamentable par son origine, et horrible par
ses conséquences, que la crainte d'être ridicule. De là,
par exemple, l'esclavage de la femme et plusieurs autres
cancers de l'humanité.

(107)
Les Anciens sont les maîtres de l'abstraction poétique ; les
modernes ont plus de spéculation poétique.

(108)
L'ironie socratique^^ est l'unique dissimulation absolu-
ment involontaire et, pourtant, tout à fait réfléchie. Il est
tout aussi impossible de la simuler que de la trahir. Pour
celui qui ne la possède pas elle demeure, même après la
120 FRIEDRICH SCHLEGEL

confession la plus ouverte, une énigme. Elle ne doit duper


personne, sauf ceux qui la tiennent pour une tromperie ou
encore tirent leur plaisir de la délicieuse espièglerie de se
jouer du monde entier, ou bien qui se fâchent à la pensée
d'être compris eux-mêmes dans le jeu. En elle, tout doit être
plaisant et sérieux, offert de bonne foi et profondément
m é c o n n a i s s a b l e 6 5 . Elle naît de l'union du sens artistique de
la vie avec l'esprit scientifique, de la rencontre de la parfaite
philosophie de la nature et de la parfaite philosophie de
l'art. Elle réfrène et provoque le sentiment de l'indissoluble
opposition entre le contingent et le nécessaire, entre l'im-
possibilité et la possibilité d'une communication achevée.
Elle est la plus libre de toutes les licences car, à travers elle,
on passe au-dessus de soi, et pourtant aussi la plus réglée ;
elle est donc absolument nécessaire. Il s'agit d'un très bon
signe lorsque les personnalités harmonieuses et plates igno-
rent la réception à faire à cette autoparodie continuelle,
croyant et doutant sans cesse, jusqu'au vertige tenant la
plaisanterie pour du sérieux et le sérieux pour une plaisante-
rie. L'ironie de Lessing est instinct ; chez Hemsterhuis , l'étu-
de classique ; l'ironie de Hùlsen ^ origine de la philosophie
de la philosophie et elle peut être bien supérieure à celle des
autres

(109)
Une légère saillie, ou bien une saillie sans pointe, est un pri-
vilège de la poésie que doit bien lui laisser la prose : car ce
n'est que par la partie la plus incisive d'un point qu'une bou-
tade peut obtenir une sorte d'unité.

(110)
L'éducation harmonieuse des nobles et des artistes ne serait-
elle pas qu'une harmonieuse imagination ? ^o
FRAGMENTS CRITIQUES 121

(111)
Chamfort était ce que Rousseau eût bien voulu paraître :
un vrai cynique, dans le sens où les Anciens l'enten-
daient, plus philosophe que toute une légion d'arides
pontifes de faculté. Même si à l'origine il fréquenta la no-
blesse, il vécut cependant libre, et c'est aussi libre et
digne qu'il mourut, méprisant la gloriole qui échoit à un
grand écrivain. Il fut l'ami de Mirabeau. Son oeuvre post-
hume la plus précieuse, ce sont ses apophtegmes et ses
remarques sur la sagesse pratique. Un livre plein de pure
saillie, de sentiment profond, de délicate sensibilité, de
raison mûre, de virilité ferme, de traces intéressantes de
la passion la plus vive et tout cela, pourtant, choisi et
exprimé parfaitement : il est sans comparaison le meilleur
et le premier de son genre.

(112)
L'écrivain analytique observe le lecteur comme il est ; de
cela il fait ses calculs, apprête ses machines afin de pro-
duire sur lui l'effet voulu. L'écrivain synthétique se
construit et se crée un lecteur, comme il doit être ^i. Il ne
se le représente pas passif et mort, mais en vie et s'oppo-
sant. Il fait en sorte que ce qu'il a découvert se déroule
graduellement devant les yeux du lecteur, ou bien le
pousse à le découvrir lui-même. Il ne veut produire sur
lui aucun effet déterminé, mais entre plutôt avec lui dans
la relation sacrée de la plus intime symphilosophie ou
sympoésie

(113)
Voss est, dans Louise, un homéride, comme dans sa tra-
duction, Homère est un v o s s i d e ^ s .
122 FRIEDRICH SCHLEGEL

(114)
Il y a tant de journaux critiques de diverses natures et
d'intentions différentes ! Si seulement une société pouvait
se former qui n'ait d'autre but que de mettre en pratique
l'esprit critique qui est si nécessaire ! ^^

(115)
Toute l'histoire de la poésie moderne est un commentai-
re continuel de ce court texte de la philosophie : tout art
doit devenir science et toute science doit devenir art ;
poésie et philosophie doivent être unies

(116)
On dit que les Allemands sont, pour la grandeur de leur
sens artistique et de leur esprit scientifique, le premier
peuple du monde. C'est sûrement vrai, mais il n'y a à ce
titre que très peu d'Allemands.

(117)
La poésie ne peut être critiquée que par la poésie^^. Un
jugement artistique qui n'est pas en lui-même une œuvre
d'art, soit par la matière, en tant que représentation de
l'impression nécessaire dans son devenir, soit par une
belle forme et 'n, dans l'esprit de l'antique satire romaine,
par un ton libéral, n'a aucun droit civique dans l'empire
de l'art 78.

(118)
Tout ce qui peut être usé, n'était-il pas au départ pointu
ou plat ?

(119)
Les poèmes saphiques doivent croître et être découverts.
FRAGMENTS CRITIQUES 123

Ils ne se laissent ni faire ni communiquer sans profana-


tion. Qui le fait, manque de fierté et de discrétion. De fier-
té : parce qu'il extrait ce qu'il a de plus intime du silence
sacré de son cœur et le jette parmi la multitude, qui le
regarde béate, grossièrement ou avec indifférence ; et
tout cela pour un vulgaire da capo 79 ou bien pour un
louis d'or. Il est toujours présomptueux de mettre son soi
en exposition, comme un modèle. Et si les poèmes
lyriques ne sont pas complètement originaux, libres et
vrais, ils ne valent rien en tant que tel. Pétrarque «o n'en fait
pas partie : l'amant réservé ne dit rien d'autre que de gra-
cieuses généralités ; ainsi est-il romantique et non pas ly-
rique. Mais s'il y avait encore une nature si conséquemment
belle et classique pouvant se montrer nue comme Phryné
devant tous les Grecs, il n'y aurait plus, de toute façon, de
public olympique pour un spectacle de cette sorte, fût-il
joué par Phryné elle-même. Seuls les cyniques font
l'amour sur la place publique 82. On peut être un cynique
ou un grand poète : le chien et le laurier avaient tous
deux raison d'honorer le monument d'Horace H existe
toutefois une grande différence entre l'horacien et le
saphique. Le saphique n'est jamais cynique.

(120)
Celui qui aurait caractérisé comme il se doit le Meister
de Goethe, aurait dit ce qu'est la poésie de notre temps.
En ce qui a trait à la critique poétique, il devrait se tenir
tranquille.

(121)
Des questions simples et communes comme : Doit-on
juger les œuvres de Shakespeare comme des œuvres
d'art ou naturelles ? » et : •• Est-ce que l'épopée et la tra-
124 FRIEDRICH SCHLEGEL

gédie sont essentiellement différentes ? » ou encore : « L'art


doit-il être une illusion ou une pure apparence ? », ne
peuvent obtenir de réponse sans la spéculation la plus
profonde et la plus docte histoire de l'art 85.

(122)
Si quelque chose peut encore justifier la haute idée de
germanité que l'on trouve ici et là, c'est la négligence
volontaire et le mépris envers tel ou tel écrivain, bon d'or-
dinaire, et qui se verrait accueillir avec pompe dans les
Jobnsoii^ de toute autre nation, puis le penchant presque
général à la libre censure et à l'examen rigoureux, même
de ce qui est reconnu comme étant le plus accompli et le
meilleur de ce que les étrangers peuvent trouver déjà
bon.

(123)
C'est une présomption irréfléchie et orgueilleuse de vou-
loir apprendre de la philosophie quelque chose sur l'art ;
plusieurs débutent ainsi, comme s'ils espéraient trouver
quelque chose de nouveau. En fait, la philosophie ne
peut ni ne doit pouvoir rien d'autre que de convertir les
expériences artistiques déjà acquises et les concepts déjà
existants concernant l'art en science, d'élever les opinions
artistiques, les élargir, à l'aide d'une histoire de l'art
fondamentalement érudite, générant aussi sur ces objets
cette même disposition logique ^ qui unit une absolue
libéralité à l'absolu rigorisme 9o.

(124)
A l'intérieur même et dans l'ensemble des grands poèmes
modernes, il y a la rime, retour symétrique du même. Ce
qui donne non seulement une excellente tournure, mais
FRAGMENTS CRITIQUES 125

peut également produire un effet hautement tragique ;


qu'on prenne par exemple la bouteille de champagne et
les trois verres que la vieille Barbara place sur la table de
Wilhelm durant la nuit - Je voudrais l'appeler la rime
gigantesque ou shakespearienne, puisque en cela
Shakespeare est le maître.

(125)
Sophocle lui-même croyait candidement que les hommes
qu'il représentait étaient meilleurs que les hommes réels 92.
Mais où a-t-il représenté un Socrate, un Solon, un Aristide
et d'innombrables autres encore ? Cette question ne se.ré-
pète-t-elle pas également pour bien d'autres poètes ? Les
plus grands poètes n'ont-ils pas eux-mêmes, dans leurs
œuvres, diminué les vrais héros ? Cette erreur est même
devenue générale, des empereurs de la poésie aux plus
négligeables licteurs. Cela peut bien être bénéfique aux
poètes, comme l'est toute limitation cohérente afin de
condenser et concentrer l'énergie. Un philosophe qui,
toutefois, ne se laisserait pas contaminer par cela, mérite-
rait pour le moins d'être déporté du royaume de la cri-
tique. N'y a-t-il pas peut-être, sur la terre comme au ciel,
des choses infiniment bonnes et belles que la poésie elle-
même ne peut rêver ? 93

(126)
Les Romains savaient que la saillie était une faculté
prophétique ; ils l'appelaient nez 9''.

(127)
Il est rustre de s'émerveiller si une chose est belle ou
grande ; comme s'il pouvait en être autrement.
FRAGMENTS

(Athenàum, Vol. 1, fascicule 2,


Berlin, 1798, pages 3 à 146.)

(1)
Il n'y a aucun objet sur lequel on philosophe aussi rare-
ment que la philosophie 95.

(2)
Par sa genèse, comme dans ses effets, l'ennui égale l'air
vicié. Lés deux se développent facilement là où un grou-
pe de personnes est rassemblé dans une pièce fermée 96.

(3)
Kant a introduit le concept de négativité en philosophie
Ne serait-ce pas une utile tentative d'y introduire égale-
ment le concept de positivité ?

(4)
On néglige souvent les sous-divisions des genres, au
détriment de la théorie des genres littéraires. C'est ainsi
que, par exemple, la poésie de la nature se divise en poé-
sie naturelle et artistique, et la poésie populaire, en poé-
sie populaire pour le peuple et celle pour les personnes
de qualité et les savants 98.

(5)
Ce que l'on nomme bonne société n'est, le plus souvent,
qu'une mosaïque de caricatures soignées 99.
128 FRIEDRICH SCHLEGEL

(10)
Le devoir est pour Kant la chose principale et suprême.
On doit même, prétend-il, défendre et estimer les
Anciens par devoir de reconnaissance ; et c'est unique-
ment par devoir qu'il est devenu lui-même un grand
homme loo.

(12)
On a dit de plusieurs monarques : il a été très aimable dans
la vie privée, mais n'était pas fait pour être roi. N'en est-il
pas ainsi avec la Bible qui est un simple mais fort aimable
livre de chevet qui ne devrait pas être une bible ?

(13)
Si des jeunes gens des deux sexes savent danser sur une
joyeuse musique, il ne leur vient pas pour autant l'envie
de deviser sur l'art musical. Pourquoi les gens ont-ils
moins de respect pour la poésie ? loi

(15)
Le suicide n'est habituellement qu'un événement, rare-
ment une action. Dans le premier cas, celui qui le com-
met a toujours tort, comme un enfant voulant s'émanci-
per. Est-ce toutefois une action, qu'il ne peut alors être
nullement question de droit, mais seulement de conve-
nance, à laquelle est soumis seulement le libre arbitre.
Celui-ci doit déterminer tout ce qui ne peut l'être par les
lois a priorii02^ telles l'ici/maintenant, et tout ce qui ne
peut détruire le libre arbitre d'autrui et, par là, le sien
propre. Ce n'est pas une faute de s'enlever la vie, mais
c'est souvent indécent de vivre plus longtempsio3.
FRAGMENTS 129

(16)
Si l'essence du cynisme consiste à donner préséance à la
nature sur l'art, à la vertu sur la beauté et la science ; à ne
considérer que l'esprit sans tenir compte de la lettre, à la-
quelle le stoïcien tient si fortement ; à mépriser abso-
lument toute valeur économique et tout lustre politique,
comme à affirmer courageusement la loi du libre arbitre,
alors le christianisme ne doit être rien d'autre qu'un cy-
nisme universel.

(17)
La forme dramatique peut être choisie par penchant vers
l'intégralité systématique, ou simplement afin non seule-
ment de représenter les hommes, mais de les imiter, les
contrefaire, ou bien encore par commodité ou complai-
sance envers la musique, ou pour le pur plaisir de dire et
laisser dire.

(19)
Le moyen le plus sûr pour être incompris ou, bien plus,
mécompris, est d'utiliser les mots dans leur sens original,
spécialement les mots dérivant des langues antiques.

(21)
La philosophie kantienne ressemble à la lettre falsifiée
que Marie laisse tomber sous les pas de Malvolio dans la
comédie de Shakespeare Ce que vous voulez^^^. La diffé-
rence réside toutefois en ceci qu'il y a, en Allemagne, un
nombre infini de Malvolio philosophiques qui portent
des jarretières croisées, des chaussettes jaunes, et qui
sourient toujours merveilleusement.
130 FRIEDRICH SCHLEGEL

(22)
Un projet est le germe subjectif d'un objet en devenir. Un
projet parfait devrait être à la fois entièrement subjectif et
objectif, un individu indivisible et vivant. Par son origine,
il doit être complètement subjectif, original et unique-
ment possible dans cet esprit ; son caractère, quant à lui,
totalement objectif, nécessaire physiquement et mora-
lement. Le sens pour les projets, que l'on peut nommer
fragments de l'avenir, n'est différent du sens pour les frag-
ments du passé que par la direction, laquelle est pour le
premier progressive et pour le second, régressive.
L'essentiel est d'idéaliser immédiatement des objets et, à
la fois, de les réaliser, de les intégrer et, partiellement, de
les compléter en soi. Or, comme le transcendantal est ce
qui entretient une relation avec l'union ou la séparation
de l'idéal et du réel, ainsi peut-on bien dire que le sens
pour les fragments et pour les projets est la partie trans-
cendantale de l'esprit historique i"?.

(23)
Il fut imprimé maintes choses qui eussent mieux fait
d'être dites, et rarement furent dites celles qu'il eût été
plus à propos d'imprimer. Si les pensées les meilleures
sont celles qui peuvent être dites et écrites à la fois, il vaut
alors la peine de considérer de temps à autre celles qui,
ayant été dites, peuvent être imprimées, et celles qui,
ayant été écrites, peuvent être imprimées. Il est vrai qu'il
y a quelque prétention à avoir des pensées lorsque l'on
est vivant, et plus encore à les rendre publiques. Il est
sans comparaison plus modeste d'écrire des œuvres en-
tières, parce qu'elles peuvent être des compilations
d'autres oeuvres, et que, dans le pire des cas, la pensée
peut avoir comme recours de leur céder le pas et se tapir
FRAGMENTS 131

humblement dans un coin. Mais des pensées, oui, des pen-


sées solitaires, ont l'obligation d'avoir une valeur en elles-
mêmes autant que la prétention d'être individuelles et réflé-
chies La seule chose qui, en échange, peut fournir une
consolation quelconque, est que rien ne peut être plus pré-
tentieux que d'exister d'une manière générale, ou bien sous
un mode déterminé et autonome. De cette prétention fon-
damentale viennent toutes les autres, quoi que l'on fasse.

(24)
Plusieurs œuvres des Anciens sont devenues des frag-
ments. Maintes œuvres des modernes sont telles à la nais-
sance 107.

(25)
Il n'est pas rare que l'interprétation soit l'insertion de ce que
l'on désire ou de ce que l'on souhaite, et bon nombre de
déductions sont, à vrai dire, des déviations io8 ; une preuve
que l'érudition et la spéculation ne sont pas aussi domma-
geables à l'innocence de l'esprit qu'on veut bien le croire.
Dans ces conditions, n'est-ce pas vraiment enfantin de
s'émerveiller gaiement du miracle que l'on a soi-même pré-
paré ?

(26)
La germanité est l'objet préféré des caractériseurs puisque,
moins une nation est définie, plus elle est l'objet, non de
l'histoire, mais de la critique.

(27)
La majeure partie des hommes sont comme les essences
possibles de Leibniz ; à peine des prétendants à l'existence,
égaux en droit. Il y a peu d'existants lo'-*.
132 FRIEDRICH SCHLEGEL

(28)
Après l'exposition complète de l'idéalisme critique,
laquelle est la plus importante des choses, les desiderata
majeurs de la philosophie sont : une logique matérielle,
une poésie poétique, une politique positive, une éthique
systématique et une histoire pratique.

(29)
Les idées spirituelles sont les maximes de l'homme ins-
truit 110.

(30)
Une jeune fille en fleur est le symbole le plus attrayant de
la volonté bonne et pure m.

(31)
La pruderie est une prétention à l'innocence sans inno-
cence. Les femmes doivent rester prudes aussi longtemps
que les hommes seront assez sentimentaux, idiots et mé-
diocres pour exiger d'elles une innocence éternelle et un
défaut de culture. Seule l'innocence peut anoblir l'igno-
rance.

(32)
On doit avoir de l'esprit et non vouloir en avoir, sinon naît
la raillerie qui est l'alexandrin de la saillie

(33)
Il est plus difficile d'amener autrui à bien parler, que de
bien parler soi-même
FRAGMENTS 133

(34)
Presque tous les mariages ne sont que des concubinages,
des mariages par la main gauche ou plutôt des tentatives
provisoires et de lointaines approximations d'un mariage
véritable, dont l'essence propre, non selon les paradoxes
de tel ou tel système, mais d'après les lois ecclésiastiques
et civiles, consiste en ce que plusieurs personnes ne doi-
vent en faire qu'une ; belle pensée, dont la réalisation
semble cependant présenter des difficultés nombreuses
et graves. C'est précisément pour cela que la liberté de
choisir devrait être limitée aussi peu que possible,
puisque c'est elle qui a voix au chapitre lorsqu'il s'agit de
devoir décider si un individu veut être pour soi, ou seule-
ment une partie intégrante d'une personnalité com-
mune Il n'est d'ailleurs pas possible de déterminer
quelle raison valide on pourrait opposer à un mariage à
quatre us. IVIais si l'État veut maintenir les essais malheu-
reux de mariage, il en empêche peut-être, par cela même,
la possibilité, qu'un essai plus heureux pourrait favoriser

(35)
Le cynique ne devrait vraiment rien posséder, puisque
toutes les choses qu'un homme a, elles le possèdent en
un certain sens aussi. Il s'agit seulement de les posséder
en feignant de ne les point avoir. Mais il est encore bien
plus artistique, et cynique, de ne pas les avoir tout en fai-
sant comme si on les possédait.

(36)
Personne ne juge selon les mêmes critères une peinture
décorative et un maître-autel, une opérette et de la
musique sacrée, un prêche et une dissertation philo-
sophique. Pourquoi exige-t-on alors de la poésie rhéto-
134 FRIEDRICH SCHLEGEL

rique, laquelle n'existe que sur la scène, ce qui ne peut


être réalisé que par un art dramatique supérieur ?

(37)
Plusieurs idées spirituelles sont comme les retrouvailles
inattendues, après une longue séparation, de deux pen-
sées amies.

(39)
La plupart des pensées ne sont que des profils de pen-
sées. On doit inverser ce rapport et les synthétiser avec
leurs antipodes. Plusieurs écrits philosophiques acquiè-
rent ainsi un grand intérêt, qu'ils n'auraient pas autre-
ment.

(41)
Ceux qui firent profession de commenter Kant étaient, ou
bien ceux qui avaient la petite malchance de ne com-
prendre personne hormis eux-mêmes, ou encore ceux
qui s'exprimaient encore plus confusément que lui.

(42)
Les bons drames doivent être drastiques.

(43)
La philosophie est encore trop linéaire, et pas assez
cyclique.

(44)
Toute recension philosophique devrait être à la fois une
philosophie de la recension.
FRAGMENTS 135

(45)
Nouveau ou ancien ? Voilà ce qui est demandé à une
œuvre selon le plus haut et le plus bas point de vue :
celui de l'histoire et celui de la curiosité.

(46)
Un régiment de soldats en parade n» est, selon la façon
de penser de bien des philosophes, un système.

(47)
La philosophie des kantiens se dit critique certainement
per antiphrasin ; ou alors c'est un epitheton ornans 120.

(48)
Il m'arrive avec les grands philosophes ce qui arrivait à
Platon avec les Spartiates : il les aimait et les estimait infi-
niment, mais se lamentait toujours qu'ils fussent restés à
mi-parcours.

(49)
Les femmes sont traitées par la poésie aussi injustement
que dans la vie. Les poésies féminines ne sont pas idéales
et les idéales, pas féminines.

(50)
Le véritable amour devrait, par son origine, être en même
temps entièrement instinctif et tout à fait fortuit, tout en
apparaissant nécessaire et libre ; par son caractère, il de-
vrait être à la fois détermination et vertu, sembler un se-
cret et un miracle.

(51)
Est naïf ce qui, jusqu'à l'ironie ou à l'alternance continue
d'autocréation ou d'autodestruction, est ou paraît naturel.
136 FRIEDRICH SCHLEGEL

individuel ou classique. S'agit-il de pur instinct, que c'est


alors enfantin, puéril et niais. Est-ce uniquement inten-
tionnel, que naît alors la préciosité. Le beau naïf, poé-
tique, idéal, doit être autant intention qu'instinct.
L'essence de l'intention est, dans ce sens, la liberté. La
conscience elle, est une tout autre chose que l'intention.
Il existe une certaine contemplation de sa propre sponta-
néité ou de sa bêtise qui est indiciblement sotte. L'inten-
tion n'exige ni de calcul profond, ni de plan. Même la naï-
veté homérique n'est pas qu'instinct ; on y trouve au
moins autant d'intention que dans la grâce d'enfants
aimables, ou que dans celle de jeunes filles innocentes.
N'eût-il lui-même aucune intention que sa poésie, elle, en
aurait, comme en aurait aussi son véritable auteur : la
nature 121.

(52)
Il y a un genre d'homme particulier pour qui la verve de
l'ennui est la première impulsion de la philosophie.

(53)
Il est aussi mortel pour un esprit d'avoir un système que
de n'en point avoir. Il devra bien alors se décider à unir
les deux tendances 122.

(54)
On ne peut que devenir philosophe, jamais l'être.
Aussitôt qu'on croit l'être, on cesse de le devenir 123.

(55)
Il y a des classifications qui, comme telles, sont assez mé-
diocres, bien qu'elles dominent des nations et des
époques entières, et sont souvent extrêmement carac-
téristiques, semblables aux monades de tel individu his-
FRAGMENTS 137

torique. Il en est ainsi de la division grecque des choses


divines et humaines, laquelle est d'ailleurs une antiquité
homérique, ou encore de la distinction romaine entre
l'état de paix et l'état de guerre. Chez les modernes, on
parle toujours de ce monde-ci et de ce monde-là, comme
s'il y en avait plus d'un. Mais bien sûr, la majeure partie
des choses est aussi isolée et divisée que le sont pour
eux, ce monde-ci et ce monde-là.

(56)
Comme la philosophie critique tout ce qui se présente à
elle, une critique de la philosophie ne serait rien d'autre
que de justes représailles.

(57)
Il en est de la gloire littéraire comme des faveurs fémi-
nines ou des bénéfices financiers : est-ce fondé sur de
bonnes bases, que tout le reste va de soi. Plusieurs furent
dits « grands » par hasard. « Tout ceci n'est que chance,
uniquement de la chance » : tel est le résultat de la plupart
des phénomènes littéraires et de la majorité des poli-
tiques 124

(61)
Les quelques écrits existant contre la philosophie kan-
tienne forment le document le plus important pour l'his-
toire médicale du sain intellect humain. Cette épidémie,
née en Angleterre, menace de vouloir contaminer même
la philosophie allemande.

(62)
La mise sous presse est aussi éloignée de la pensée que
la salle d'accouchement l'est du premier baiser.
138 FRIEDRICH SCHLEGEL

(63)
Tout homme inculte est une caricature de lui-même.

(64)
Le modérantisme est l'esprit du despotisme castré.

(65)
C'est par voie d'antithèse, en montrant leur propre peti-
tesse, que bien des apologistes prouvent la grandeur de
leurs idoles.

(66)
Quand un auteur ne sait plus quoi répondre au critique,
il lui dit volontiers : •• Tu ne peux faire mieux. >• C'est
comme si un philosophe dogmatique reprochait à un
sceptique de ne pas savoir imaginer un système.

(67)
Il serait despotique de ne pas présupposer, ou même de
feindre (saurait-on le contraire), que tout philosophe est
libéral et qu'il est par conséquent possible d'en faire la
recension. Il serait toutefois présomptueux de traiter ainsi
les poètes ; ce devrait être une poésie de part en part,
aussi bien qu'une œuvre d'art vivante et agissante.

(68)
Le seul amateur qui aime vraiment l'art est celui qui peut
renoncer complètement à certains de ses désirs, là où il
en trouve d'autres entièrement satisfaits ; qui est capable
de juger sévèrement ce qu'il aime le plus, qui n'accueille
pas de mauvais gré les explications, et possède un sens
de l'histoire de l'art.
FRAGMENTS 139

(69)
Nous n'avons plus les pantomimes des Anciens. Mais, en
comparaison, toute la poésie est maintenant une panto-
mime.

(70)
Là où doit apparaître un accusateur public, doit déjà exis-
ter un juge public.

(71)
On parle toujours du dérangement que causerait au plai-
sir de l'amateur l'analyse du beau artistique. Allons, le
vrai amateur ne se laisse pas distraire ! 125

(72)
Les synthèses générales, comme elles sont maintenant à
la mode, naissent ainsi : on calcule toutes les unités, puis
on en fait la somme.

(73)
Ne devrait-il pas en être avec le peuple comme avec la
vérité où l'effort a, comme on dit, plus de valeur que le
résultat ?

(74)
D'après le mauvais usage linguistique, vraisemblable signi-
fie à peu près vrai, presque vrai ou ce qui pourrait une
fois le devenir. Mais le mot, par sa formation, ne peut pas
du tout signifier cela. Ce qui semble vrai n'a pas besoin
pour cela de l'être un peu ; il doit cependant avoir une
apparence positive. Le vraisemblable est l'objet de la
perspicacité, de la capacité de deviner entre les consé-
quences possibles des actes libres celles qui sont vraies ;
140 FRIEDRICH SCHLEGEL

il est donc quelque chose de complètement subjectif. Ce


que certains logiciens ont appelé ainsi, et ont cherché de
calculer, est la probabilité.

(75)
La logique formelle et la psychologie empirique sont des
grotesques philosophiques. En fait, l'intéressant d'une
logique des quatre espèces ou d'une physique expérimen-
tale de l'esprit peut se fonder seulement sur le contraste de
la forme et de la matière 126.

(76)
L'intuition intellectuelle est l'impératif catégorique de la
théorie.

(77)
Un dialogue est une chaîne ou, si l'on veut, une guirlan-
de de fragments. Une correspondance est un dialogue à
grande échelle et des mémoires, un système de frag-
ments. Il n'y a rien encore qui, fragmentaire dans la
matière comme dans la forme, soit à la fois complètement
subjectif, individuel, objectif, et presque une partie
nécessaire dans lé système de toutes les sciences.

(78)
La plupart du temps, la mécompréhension ne vient pas
d'un défaut d'intelligence, mais d'un manque de sensibi-
lité.

(79)
La bizarrerie se distingue de l'extravagance par le fait
qu'elle est aussi arbitraire que la stupidité. Si cette dis-
tinction ne tient pas, alors il est très injuste d'enfermer
FRAGMENTS 141

certains fous tandis qu'on en laisse d'autres faire à leur


aise. Les deux se distinguent par le degré, non par la qua-
lité.

(80)
L'historien est un prophète à rebours.

(81)
La majeure partie des hommes ne connaissent d'autre
dignité que celle qui est représentative et, pourtant, seu-
lement un très petit nombre possède un sens de la valeur
représentative. Même ce qui en soi n'est rien, sera de
toute façon une contribution à la recension d'un genre
quelconque. A cet égard, on peut dire que nul n'est inin-
téressant.

(82)
Les démonstrations de la philosophie sont, à proprement
parler, des démonstrations au sens technique du langage
militaire ; avec ses déductions, elle ne vaut pas plus que
la politique ; même en sciences, on occupe d'abord un
terrain pour démontrer ensuite son droit. On peut appli-
quer à toute définition ce que Chamfort disait des amis
qu'on a dans le monde^^?. H y a trois sortes d'explications
dans les sciences : celles qui nous éclairent ou nous don-
nent un indice ; celles qui n'expliquent rien ; celles qui
embrouillent tout. Les vraies définitions ne se laissent pas
improviser, elles doivent aller de soi. Une définition qui
n'est pas spirituelle ne vaut rien, bien qu'il y ait cepen-
dant pour chaque individu une infinité de définitions
réelles. Les formalités inévitables de la philosophie de
l'art dégénèrent en conventions et fastes de toutes sortes.
En tant que légitimation et preuve de virtuosité, elles ont
142 FRIEDRICH SCHLEGEL

leur but et leur valeur, comme les chanteurs ont leurs airs
de bravoure et les philologues, le latin à écrire. Leur effet
rhétorique n'est pas négligeable. Ce qui importe toujours,
c'est que l'on sache quelque chose et qu'on l'exprime :
vouloir le démontrer ou l'expliquer est, dans la majeure
partie des cas, sincèrement superflu i^s. Le style catégo-
rique des lois des Douze Tables 129 et la méthode thétique
où reposent, comme dans un texte d'étude ou de sym-
philosophie, les pures vérités de faits de la réflexion, sans
voile, sans atténuation, ni dissimulation artificieuse, sont
ce qui convient le plus à une philosophie de la nature
développée. Tous deux doivent être bien faits, ce qui
montre qu'il est indiscutablement plus difficile d'affirmer
que de démontrer. Il y a quantité de démonstrations for-
mellement excellentes grâce à des propositions qui sont
ambiguës et plates. Leibniz affirme et Wolff démontre
C'est en dire assez.

(83)
Le principe de contradiction n'est pas celui de l'analyse,
j'entends celui de l'analyse absolue qui seule est digne du
nom de la décomposition chimique d'un individu en ses
éléments les plus simples.

(84)
Considérée subjectivement, la philosophie débute tou-
jours au milieu de l'action, comme le poème épiquei^i.

(85)
Les principes sont à la vie ce que les instructions rédigées
au cabinet sont pour le général.
FRAGMENTS 143

(86)
La bienveillance authentique vise l'émancipation d'autoii
et non la satisfaction d'un plaisir animal.

(87)
En amour, la première des choses est l'inclination réci-
proque et la plus grande, la confiance mutuelle. L'abandon
est l'expression de la confiance et le plaisir peut raviver et
accentuer l'inclination amoureuse, mais non pas la créer
comme c'est l'opinion commune. Voilà pourquoi parmi les
gens du peuple, la sensualité peut maintenir l'illusion qu'ils
peuvent s'aimer.

(88)
Il y a des hommes dont toute l'activité consiste à dire tou-
jours non. Ce ne serait pas une mince affaire de pouvoir
toujours nier à raison, mais qui n'est qualifié à rien d'autre
n'en est certainement pas toujours capable de manière
légitime. Le goût de ces négateurs est un beau ciseau
pour nettoyer les extrémités du génie ; leurs lumières
sont de grandes mouchettes pour la flamme de l'enthou-
siasme et leur raison, un doux laxatif pour le plaisir et
l'amour excessifs.

(89
La critique est le seul succédané de la mathématique et de
la science morale du convenable que tant de philosophes
ont cherché en vain et aussitôt déclaré impossible.

(90)
L'objet de l'histoire est la réalisation de tout ce qui est
pratiquement nécessaire.
144 FRIEDRICH SCHLEGEL

(91)
La logique n'est ni l'avant-propos, ni l'instniment, ni le
formulaire, ni un épisode de la philosophie, mais plutôt
une science pragmatique opposée, et coordonnée, à la
poétique et à l'éthique, tirant son origine de la vérité posi-
tive et du présupposé de la possibilité d'un systèmei32.

(92)
La grammaire ne pourra devenir ce qu'elle était chez les
Anciens - une science pragmatique, une partie de la
logique et, en général, une science - avant que les philo-
sophes ne deviennent grammairiens ou bien les gram-
mairiens, eux, philosophes.

(93)
La doctrine de l'esprit et de la lettre est aussi intéressante,
entre autres choses, parce qu'il lui est possible de mettre
en contact la philosophie et la p h i l o l o g i e i 3 3 .

(94)
Chaque grand philosophe a toujours interprété ses pré-
décesseurs et ce, souvent sans intention, de façon à faire
apparaître qu'avant lui, ils n'avaient pas du tout été com-
pris.

(95)
La philosophie doit toujours présupposer provisoirement
quelque chose, et elle a la permission de le faire parce
qu'elle y est contrainte.

(96)
Qui ne philosophe pas pour la philosophie mais se sert
d'elle comme moyen, est un sophiste.
FRAGMENTS 145

(97)
En tant qu'état provisoire, le scepticisme est une insur-
rection logique ; comme système : l'anarchie. Une métho-
de sceptique serait donc à peu près comme un gou-
vernement insurrectionnel.

(98)
Tout ce qui contribue à la réalisation de l'idéal logique et
à une formation scientifique est dit philosophique.

(99)
Des expressions telles : sa philosophie, ou ma philoso-
phie, nous rappellent les paroles du Nathan : « A qui Dieu
appartient-il ? Quel est ce Dieu qui appartient à un
homme? » ^^^

(100)
L'apparence poétique est le jeu des représentations et le
jeu, une apparence des actions.

(101)
Ce qui arrive dans la poésie n'advient jamais ou bien
advient toujours, sinon il ne s'agit pas de poésie pure. On
ne doit pas croire que cela arrive réellement, à cette
heure.

(102)
Les femmes n'ont aucun sens pour l'art, mais elles en ont
un pour la poésie. Elles n'ont aucune disposition pour les
sciences, mais une cependant pour la philosophie. Quant
à la spéculation, intime intuition de l'infini, il ne leur
manque rien sauf pour l'abstraction, qu'il faut plutôt
apprendre.
10
146 FRIEDRICH SCHLEGEL

(103)
Qu'on annihile une philosophie (et pour cela, l'impru-
dente peut à l'occasion s'annihiler facilement elle-même)
ou bien que l'on démontre qu'elle s'annihile toute seule,
voilà qui ne peut lui faire grand tort ; si elle est une
philosophie véritable, alors elle renaîtra toujours de ses
propres cendres, comme le Phénix.

(104)
Selon l'idée universelle qu'on en a, un kantien est quel-
qu'un qui s'intéresse aussi à la nouvelle littérature philoso-
phique allemande ; d'après le concept de l'École, un kan-
tien est seulement celui qui croit que Kant est la vérité et qui
peut vivre facilement quelques semaines sans elle, lorsque
la poste de Kônigsberg a un accident. Suivant le concept
socratique suranné, pour lequel ceux-là seuls qui s'étaient
approprié et assimilé de façon indépendante l'esprit du
grand maître étaient appelés par lui ses fils spirituels, il ne
devrait y avoir que peu de kantiens.

(105)
La philosophie de Schelling, que l'on pourrait appeler un
mysticisme criticisé, se termine comme le Prométhée
d'Eschyle : dans un tremblement de terre et l'ensevelisse-
ment.

(107)
Le postulat tacitement présupposé, et vraiment premier,
de toutes les harmonies kantiennes des évangélistes est
conçu en ces termes : la philosophie de Kant doit être
d'accord avec elle-même.
FRAGMENTS 147

(108)
Est beau ce qui, à la fois, charme et est sublime.

(109)
Il y a une micrologie et une foi en l'autorité qui sont le
trait caractéristique de la grandeur : il s'agit de la parfaite
micrologie des artistes, et de la foi historique en l'autori-
té de la nature.

(111)
Les enseignements qu'un roman entend donner doivent
être tels qu'ils ne puissent être communiqués que dans
l'ensemble et non démontrés singulièrement ou encore
épuisés par voie d'analyse, sinon la forme rhétorique
serait hautement préférable.

(112)
Les philosophes qui ne s'exècrent pas ne sont habituelle-
ment unis que par la sympathie et non par la symphilo-
sophie.

(113)
Une classification est une définition qui inclut un système
de définitions.

(114)
Une définition de la poésie ne peut déterminer que ce
qu'elle doit être, et non ce qu'elle est ou fut en réalité ;
sinon elle dirait plus brièvement : la poésie est ce qui fut
appelé ainsi à une certaine époque et à un certain en-
droit.
148 FRIEDRICH SCHLEGEL

(115)
Les Grecs et Pindare prouvent que la noblesse des chants
patriotiques n'est point profanée quand on les rémunère
bien. Mais que les rémunérations seules ne suffisent pas,
les Anglais le démontrent eux qui, au moins en cela, ont
voulu imiter les Anciens. Ainsi, en Angleterre, hormis la
vertu, la beauté ne se vend ni ne s'achètei35.

(116)
La poésie romantique est une poésie universelle progres-
sivei36. Sa fin n'est pas seulement de réunir nouvellement
tous les genres poétiques séparés et de mettre en contact
la poésie avec la philosophie et la rhétorique. Elle veut et
doit aussi, tantôt mélanger, tantôt combiner poésie et
prose, génialité et critique, poésie artistique et poésie
naturelle ; elle veut et doit rendre la poésie vivante et en
faire un lien social, poétiser l'esprit (Witz), remplir et
saturer les formes d'art avec des éléments éducatifs variés
et purs en les animant par les vibrations de l'humour. Elle
embrasse tout ce qui est poétique, du plus grand système
de l'art, qui contient en soi plusieurs systèmes, au soupir,
au baiser que l'enfant poète exalte dans un chant naturel.
Elle peut se perdre dans l'objet représenté, de sorte qu'on
pourrait croire que caractériser des individus poétiques
de toutes sortes, est, pour elle, l'alpha et l'oméga ; et pour-
tant, il n'y a pas encore de forme qui se prête afin d'ex-
primer parfaitement la pensée de l'auteur : c'est ainsi que
plusieurs artistes, qui ne voulaient seulement écrire qu'un
roman, se sont, sans le vouloir, représentés eux-mêmes.
Elle seule peut, à l'image du drame, devenir un miroir de
tout le monde environnant, une image de l'époque. Mais
elle peut néanmoins, surtout entre le représenté et le
représentant, libre de tout intérêt réel ou idéel, planer sur
FRAGMENTS 149

les ailes de la réflexion poétique, la renforçant encore,


toujours, et, telle une interminable série de miroirs, la
multiplier. Elle est capable de la culture la plus haute et la
plus universelle - non seulement de l'intérieur vers l'ex-
térieur, mais aussi de l'extérieur vers l'intérieur - organi-
sant de manière harmonieuse toutes les parties de ce qui,
dans ses prodùits, doit former un tout par lequel s'ouvre
la perspective d'un classicisme croissant sans limites. La
poésie romantique est parmi les arts ce que la saillie est à
la philosophie, ce que sont dans la vie la société, les rela-
tions, l'amitié et l'amour. Les autres genres^^? sont com-
plets et ne peuvent guère qu'être analysés en entieri38. La
poésie romantique est toujours en devenir : bien plus,
c'est son essence même que de rester éternellement en
devenir, de ne pouvoir jamais être achevée. Elle ne peut
être épuisée par aucune théorie, et seule une critique
divinatrice oserait essayer de caractériser son idéal. Elle
seule est infinie, comme elle seule est libre, et ne recon-
naît comme première loi que celle-ci : l'arbitraire
( Willkûr) du poète ne souffre aucune loi qui le dominei39.
Le genre poétique romantique est le seul à être plus
qu'un genre et, pour ainsi dire, la poésie elle-même :
ainsi, en un certain sens, toute poésie est ou doit être ro-
mantiquei'îo.

(117)
Les oeuvres à l'intérieur desquelles l'idéal n'a pas pour
l'artiste une réalité et, dirais-je, une personnalité aussi
vivante que l'aimée ou l'amie, feraient mieux de ne pas
être écrites. Ou en tout cas elles ne deviendront pas des
oeuvres d'art.
150 FRIEDRICH SCHLEGEL

(118)
C'est une grossière flatterie de l'égoïsme qui n'a rien de
bien subtil, lorsque tous les personnages d'un roman se
meuvent autour d'un seul, telles les planètes autour du
soleil ; ce personnage est habituellement l'enfant gâté,
mal élevé de l'auteur, et devient le miroir flatteur du lec-
teur charmé. Comme l'homme cultivé n'est pas seule-
ment une fin, mais aussi un moyen pour lui-même et
pour les autres, ainsi un poème bien fait devrait être à la
fois fin et moyen. La constitution qui permet toujours que
chaque partie soit ou bien active ou bien passivei'^i est
appelée républicaine.

(119)
Certaines images linguistiques qui ne semblent être que
capricieuses, ont souvent une signification profonde. On
pourrait se demander quelle sorte d'analogie il y a entre
des masses d'or et d'argent et les habiletés de l'esprit qui
sont si sûres et parfaites qu'elles en deviennent arbitraires
et qui paraissent si fortuites qu'elles semblent innées. Il
saute aux yeux qu'on possède les talents comme on pos-
sède les choses, lesquelles conservent leur solide valeur,
même si elles ne peuvent anoblir leur possesseur. En
vérité, on ne peut posséder le génie, seulement l'être. Il
n'y a d'ailleurs pas de pluriel pour ce mot puisqu'il est
déjà dans le singulier. Le génie est un système de talents.

(120)
On sous-estime la saillie parce que ses manifestations ne
sont ni assez longues ni assez étendues : sa sensibilité
n'est, en fait, qu'une mathématique obscurément repré-
sentée ; on s'en moque donc, ce qui serait contre le res-
pect, si la saillie possédait une dignité véritable. La saillie
FRAGMENTS 151

est semblable à celui qui, selon la règle, devrait repré-


senter, mais se contente au contraire d'agir.

(121)
Une idée est un concept achevé jusqu'à l'ironie, une syn-
thèse absolue d'antithèses absolues, l'alternance inces-
sante et autocréatrice de deux pensées qui se combat-
tenti''2. Un idéal est à la fois une idée et un fait. Si les
idéaux n'ont pas pour les penseurs autant d'individualité
que les dieux de l'Antiquité en ont pour les artistes, alors
toute occupation intellectuelle n'est rien d'autre qu'un
ennuyeux et fatigant jeu de dés avec des formules vides,
ou bien une sorte de contemplation de son propre nez à
la manière des bonzes chinois. Il n'y a rien de plus lamen-
table et digne de mépris que cette spéculation senti-
mentale sans aucun objet. Elle ne devrait pas même être
nommée mystique car cette jolie parole antique, si utile et
indispensable pour la philosophie absolue, est le point
de vue à partir duquel l'esprit tient pour mystère et
miracle ce qui est naturellement considéré comme théo-
rique et pratique sous un autre. La spéculation en détaili-^s
est chose aussi rare que l'abstraction en gros^^'' ; ce sont
elles qui, pourtant, produisent toute la matière de l'esprit
scientifique, qui sont les principes de la critique su-
périeure, et les degrés les plus hauts de la culture de l'es-
prit. La grande abstraction pratique qui, chez les Anciens
était instinct, fit d'eux ce qu'ils sont devenus : des Anciens,
Il était inutile que des individus exprimassent parfaite-
ment l'idéal de leur genre [littéraire], lorsque les genres
n'étaient pas eux-mêmes définis avec netteté et rigueur,
abandonnés librement à leur originalité. Toutefois, se
transférer à son gré non seulement avec la raison et l'ima-
gination mais avec l'âme entière, tantôt dans cette sphère
152 FRIEDRICH SCHLEGEL

tantôt dans une autre comme dans un autre monde ; re-


noncer librement soit à cette partie-ci de son être, soit à
celle-là, se limitant complètement à une autre ; chercher
et trouver l'absolu tantôt dans cet individu-ci, tantôt dans
celui-là, oubliant à dessein tous les autres : voilà des
choses qui ne sont possibles qu'à un esprit en contenant
lui-même une pluralité, ainsi que tout un système de per-
sonnalités à l'intérieur duquel l'univers intime, qui à ce
qu'on dit est en germe en chaque monade, parvient à son
entière croissance et à sa maturité.

(122)
Quand paraissait un nouveau livre du genre de ceux qui
laissent indifférent, Burger avait soin de dire : il mérite
d'être glorifié à la Bibliothèque des Belles Sciences.

(123)
La poésie ne devrait-elle pas, de tous les arts, être le plus
grand et le plus digne puisque les drames ne sont pos-
sibles qu'en elle seule ?

(124)
Lorsqu'on écrit ou lit des romans s'inspirant de la
psychologie, il est d'une grande inconséquence, et mes-
quin, de craindre d'y voir l'analyse tranquille et hau-
tement détaillée de plaisirs contre nature, de tourments
atroces, d'infamies révoltantes ou celle d'impotence re-
butante des sens ou de l'esprit.

(125)
Une nouvelle ère des sciences et des arts commencerait
sans doute si la symphilosophie et la sympoésie deve-
naient universelles et intimes, s'il n'y avait plus rien de
FRAGMENTS 153

rare à ce que deux natures qui se complètent récipro-


quement créent des oeuvres communes. On ne peut sou-
vent réprimer la pensée que deux esprits, comme des
moitiés séparées, aimeraient vraiment s'appartenir l'un
l'autre^^^ et, ainsi unis entre eux, être tout ce qu'ils pour-
raient devenir. S'il y avait un art de fondre les individus,
ou si la critique qui n'exprime que des souhaits pouvait
faire plus, chose pour laquelle elle trouve partout tant
d'occasions, alors je voudrais voir unis Jean-Paul et
Peter Leberecht Tout ce qui manque à l'un, l'autre le
possède. L'union du talent grotesque de Jean-Paul et de
la culture fantastique de Peter Leberecht produirait un ex-
cellent poète romantique.

(126)
Tous les drames nationaux ou à effet sont des mimes
romantisés.

(137)
Il y a une rhétorique matérielle et enthousiaste qui est
infiniment supérieure à l'abus sophistique de la philoso-
phie, à l'exercice de style déclamatoire, à la poésie appli-
quée et à la politique improvisée, tant de choses pouvant
être désignées par le même nom i5o. Sa fin est de réali-
seri5i en pratique la philosophie et de vaincre, non point
seulement par la dialectique, mais d'anéantir réellement,
la non-philosophie et l'anti-philosophie pratiques.
Rousseau et Fichte appartiennent à ceux qui ne croient
qu'à ce qu'ils voient, et qui tiennent cet idéal pour chi-
mériquei52.
154 FRIEDRICH SCHLEGEL

(138)
Les tragiques situent presque toujours les scènes de leurs
poèmes dans le passé. Pourquoi cela devrait-il être absolu-
ment nécessaire, pourquoi ne pourrait-il être possible de
placer aussi la scène dans le futur, de manière à ce que
l'imagination soit libérée, d'un coup, de toutes les considéra-
tions et de toutes les limitations historiques ? Il est cepen-
dant certain qu'un peuple qui aurait à supporter les figures
humiliantes d'une représentation digne d'un meilleur ave-
nir, devrait avoir, plus qu'une constitution républicaine, une
manière de penser libérale.

(139)
D'un point de vue romantique, les variantes excentriques
et monstrueuses de la poésie ont leur valeur en tant que
matériels et exercices préparatoires à l'universalité, pour-
vu qu'il y ait quelque chose en elles d'intérieur et qu'elles
soient du moins originales.

(143)
On ne peut contraindre quiconque à tenir les Anciens
pour des classiques ou pour de vieux auteurs ; cela
dépend, en dernière analyse, des maximes [que l'on a].

(144)
L'Âge d'Or de la littérature romaine fut plus génial et plus
propice à la poésie ; le soi-disant Âge d'Argent, lui, infi-
niment mieux dans la prose i53.

(145)
Considéré comme poète, Homère est très moral parce
qu'il est tellement naturel et, par conséquent, si poétique.
Comme moraliste cependant, ainsi que le considéraient
FRAGMENTS 155

souvent les Anciens, malgré les protestations des plus


vieux et des meilleurs philosophes, il est, précisément
pour cela, très immorali54.

(146)
Comme le roman colore toute la poésie moderne, de
même la satire enlumine toute la poésie latine et l'entière
littérature romaine^ss ; à travers toutes les transforma-
tions, elle demeure toujours, chez les Romains, une poé-
sie classique universelle, une poésie sociale née et desti-
née au centre du monde civilisé, et qui lui donne le ton.
Pour sentir ce qu'il y a de plus policé, d'original et de
beau dans la prose d'un Cicéron, d'un César, d'un
Suétone on doit depuis belle lurette avoir aimé et
compris les Satires d'Horace i57. Elles sont les sources
éternelles de la politesse.

(147)
Vivre classiquement et réaliser en soi l'Antiquité d'une
manière pratique, tel est le sommet et le but de la philo-
logie. Est-ce possible sans cynisme ?

(148)
César et Caton : la plus grande des antithèses qu'il y eut
jamais. Salluste iss l'a représentée avec dignité.

(149)
Winckelmann le systématique - qui lisait tous les Anciens
comme s'il s'agissait d'un seul auteur, situant toute chose
dans son ensemble et concentrant son énergie entière à
l'étude des Grecs - fonda, par l'observation de la différence
absolue entre les Anciens et les modernes, les premiers fon-
dements d'une doctrine matérielle de rAntiquitéi59. Ce n'est
156 FRIEDRICH SCHLEGEL

que lorsque seront découverts le point de vue et les condi-


tions de l'identité absolue entre l'antique et le moderne,
laquelle fut, est ou sera, que l'on pourra dire que le contour
de cette science est achevé, et qu'il sera possible de penser
à sa construction méthodique.

(150)
VAgricola de Tacitei^o est une canonisation historique
classiquement splendide écrite par un préteur consulaire.
Selon la pensée qui y domine, le but suprême de l'hom-
me est de triompher avec la permission de l'empereuri^i.

(151)
Chacun a trouvé chez les Anciens ce qu'il cherchait ou
désirait ; avant tout soi-même.

(152)
Cicéron était un virtuose majeur de la politesse qui vou-
lut être orateur aussi bien que philosophe, qui aurait pu
devenir tout autant conservateur de génie qu'homme de
lettres, ou bien l'érudit de l'ancienne vertu et des anciennes
traditions de la Rome antique.

(153)
Un auteur ancien est d'autant plus romantique qu'il est
populaire. Tel est le principe du choix nouveau qu'ont
effectivement fait les modernes de l'ancien choix des
classiques, ou plutôt qu'ils continuent encore et toujours
à faire.

(154)
Le persiflage romantique donne l'impression, à celui qui
reçoit la fraîcheur d'Aristophanei^'^, l'Olympe de la comé-
FRAGMENTS 157

die, d'être un long fil tiré du voile d'Athéna ; une étincelle


du feu céleste dont le meilleur s'est éteint lors de sa chute
sur la terre.

(155)
Les tentatives grossières des Carthaginois et des autres
peuples de l'Antiquité contre la politique d'universalité
des Romains, ressemblent à celles de la poésie naturelle
des nations barbares face à l'art classique des Grecs. Seuls
les Romains se satisfaisaient de l'esprit du despotisme en
en méprisant la lettre ; eux seuls eurent des tyrans naïfs.

(156)
La saillie comique est un mélange du genre épique et ïam-
bique. Aristophane est à la fois Homère et Archiloquei^s.

(157)
Il y a plusieurs similitudes entre Ovide et Euripide : la
même force touchante, le même éclat rhétorique et, sou-
vent, une sagacité intempestive, les mêmes prolixités gra-
cieuses, vanité et ténuité.

(158)
Le meilleur chez Martiapfi'* est ce qui semble catullien.

(159)
Dans plusieurs poèmes de l'antiquité tardive, comme
dans le Moselle d'Ausonei^?^ il n'y a plus d'antique que
l'archaïque.

(160)
Ni la culture attique de Xénophoni^^^ ni ses efforts afin
d'atteindre l'harmonie dorique, ni sa grâce socratique,
158 FRIEDRICH SCHLEGEL

cette fascinante ingénuité, cette précision et cette dou-


ceur originale du style, par laquelle il pourrait sembler
agréable, ne parviennent à cacher, même à une âme im-
partiale, la grossièreté qui est l'esprit le plus profond de
sa vie et de son oeuvre. Les Mémorables prouvent jusqu'à
quel point il était incapable de comprendre la grandeur
de son maître et VAnabase, pourtant la plus intéressante
et la plus belle de ses œuvres, comment lui-même était
médiocre.

(161)
La nature cyclique de la substancei67 suprême chez
Platon et Aristote ne devrait-elle pas être la person-
nification d'une manière de philosopher ?

(162)
L'étude de la mythologie grecque antique n'a-t-elle pas
porté trop peu attention à la tendance instinctive de l'es-
prit humain à faire des parallèles et à dresser des anti-
thèses ? Le Panthéon d'Homère n'est qu'une simple varia-
tion du monde homérique ; celui d'Hésiode, auquel manque
le contraste héroïque, se sépare en plusieurs générations di-
vines antagonistes. La vieille remarque aristotélicienne
selon laquelle on connaît les hommes par leurs dieux
contient, non seulement la subjectivité évidente par elle-
même de toute théologie, mais aussi l'incompréhensible
et naturelle dualité de l'esprit de l'homme.

(163)
L'histoire des premiers césars romains est comme la sym-
phonie et le thème de l'histoire de tous les suivants.
FRAGMENTS 159

(164)
Les erreurs des sophistes grecs étaient davantage des
erreurs dues à l'excès qu'au manque [d'arguments]. Il y a
quelque chose de très philosophique, non selon l'inten-
tion mais d'après l'instinct, dans la confiance et l'arrogan-
ce avec lesquelles ils croyaient et laissaient entendre tout
savoir ; car le philosophe a pour seule alternative de vou-
loir savoir ou bien toute chose ou bien aucune. Ce n'est
certainement pas une philosophie, ce dont on ne doit
seulement apprendre que des choses partielles et di-
verses.

(165)
Chez Platon, tous les genres purs de la prose grecque se
retrouvent intègres et souvent placés les uns à côté des
autres : logique, physique, mimétique, panégyrique, my-
thique. Le mimétique est le fondement et l'élément géné-
ral, les autres n'apparaissant souvent que de manière épi-
sodique. Il y en a encore un autre qui, en outre, est parti-
culier à Platon et dans lequel il est le maître : le dithy-
rambe. On pourrait le nommer un mélange de mythique
et de panégyrique, s'il n'y avait pas en lui quelque chose
de la concision et de la simple dignité de la physique.

(166)
Caractériser les nations et les époques, peindre avec
grandeur ce qui est grand, tel est le talent véritable du
poète Tacitei69. Dans les portraits historiques, le critique
Suétone est le maître absolu.

(167)
Presque tous les jugements sur l'art sont, ou bien trop
généraux, ou bien trop spécifiques. C'est dans leur
160 FRIEDRICH SCHLEGEL

propre production que les critiques devraient chercher le


juste milieu et non dans les œuvres des poètes.

(168)
Cicéron apprécie les philosophes d'après leur utilité pour
l'orateur : on peut également demander laquelle est la plus
adaptée au poète. Certainement aucun système qui est en
contradiction avec les maximes du sentiment et du sens
commun ; qui métamorphose le réel en apparence ; qui
s'abstient de toute décision ; qui freine l'élan vers la trans-
cendance ou qui quémande l'humanité aux objets ex-
térieurs. Il ne s'agit donc ni de l'eudémonisme, ni du fata-
lisme, ni de l'idéalisme, ni du scepticisme, ni du matéria-
lisme, ni non plus de l'empirisme. Quelle philosophie reste-
t-O donc au poète ? La philosophie créatrice, celle qui
émane de la liberté et de la foi, celle qui montre comment
l'esprit humain imprime ses lois sur toutes choses, et com-
ment le monde est son oeuvre d'art.

(196)
Les pures autobiographies sont écrites : soit par des névro-
sés assujettis à leur Moi, catégorie à laquelle Rousseau
appartient ; soit par un solide égocentrisme artistique ou
aventurier comme dans le cas de Benvenuto Cellinii^o ; soit
par des historiens nés qui ne sont pour eux-mêmes qu'une
simple matière historique ; soit par des femmes qui font du
charme avec la postérité elle-même ; soit par des âmes pré-
voyantes qui voudraient avant leur mort mettre en ordre
jusqu'au plus petit atome de poussière, et qui ne se permet-
traient pas de prendre congé de ce monde sans donner
d'explications ; soit qu'elles doivent être tenues par le pu-
blic comme de simples plaidoyers, sans plus. Une grande
partie des autobiographes se mentent à eux-mêmes'^i.
FRAGMENTS 163

(206)
Un fragment, comme une petite œuvre d'art, doit être
complètement séparé du monde environnant et complet
en soi, tel un hérissoni72.

(211)
Mépriser la foule demande une force morale ; la respec-
ter est un acte de loyauté 173.

(212)
Qu'aucun peuple ne soit peut-être digne de la liberté
relève du Forum Dei

(213)
Le seul État méritant d'être appelé aristocratie est celui où
le petit nombre en gouverne un grand avec despotisme,
mais le fait avec une Constitution républicaine "5.

(214)
La république parfaite ne devrait pas être simplement
démocratique mais également aristocratique et monar-
chique ; à l'intérieur des limites de la législation de la
liberté et de l'égalité, l'homme éclairé devrait l'emporter
sur l'illettré et le guider afin que tout s'organise de façon
à former une totalité absolue.

(215)
Peut-elle être dite morale, la législation qui punit moins
sévèrement les attaques à l'honneur des citoyens que
ceux à leur vie ?

(216)
La Révolution française, la Doctrine de la science de
162 FRIEDRICH SCHLEGEL

Fichte et le Meister de Goethe sont les trois grandes


tendances de notre époque. Celui qui se scandalise de
cette combinaison, et pour lequel nulle révolution ne
peut sembler importante si elle n'est bruyante et maté-
rielle, ne s'est pas encore élevé au point de vue éminent
et vaste de l'histoire de l'humanité. Même dans notre
pauvre histoire des cultures, qui n'est le plus souvent
qu'un commentaire perpétuel d'un texte classique perdu,
maint petit livre, auquel la foule bruyante ne porta, à
l'époque, que peu d'attention, joue un plus grand rôle
que tout ce qu'elle mit en branle.

(217)
Le caractère antique des mots et la nouveauté dans
l'ordre qu'on leur donne, le laconisme et l'abondance des
développements supplémentaires reproduisant même les
traits les plus troubles des individus caractérisés : telles
sont les qualités intrinsèques du style historique. Les plus
essentielles de toutes étant toutefois la noblesse, la ma-
gnificence et la dignité. Le style historique devient distin-
gué grâce à la similitude et à la pureté des termes natio-
naux de racine authentique, et par le choix de ceux qui
sont parmi les plus significatifs, importants et précieux ;
grâce à une période aux traits amples et clairement articu-
lés, plutôt que par celle ardue et obscure de Thucydide ;
par l'assurance dépouillée, la sublime concision et l'alacrité
imposante du ton et de l'effet, à la manière de César ; mais
surtout par la grande et intime culture d'un Tacite, qui
doit épurer et généraliser les faits bruts de l'Empire abso-
lu, les poétiser, les raffiner et les élever à la philosophie
comme s'ils avaient été conçus et façonnés à maintes re-
prises par quelqu'un qui serait, à la fois, un penseur, un
artiste et un héros, sans que nulle poésie rustre, philoso-
FRAGMENTS 165

phie pure ou saillie isolée, ne rompent l'harmonie. Tout


cela doit être fondu dans l'Histoire, de même que les
images et les antithèses ne doivent être qu'ébauchées et
de nouveau dissoutes afin que l'expression incertaine et
courante corresponde au vivant devenir des figures en
mouvement.

(218)
C'est toujours avec méfiance que l'on s'étonne de ce
qu'un tel semble savoir que ceci ou cela sera ainsi. Et
pourtant, n'est-il pas aussi étonnant que l'on puisse savoir
que telle ou telle chose est ainsi ? Cela ne frappe person-
ne puisque cela arrive toujours .

(219)
Chez Gibbon^s^ la bigoterie commune des pédants
anglais envers les Anciens s'est anoblie en terre classique
jusqu'aux épigrammes sentimentales sur les ruines de la
splendeur déchue, bien qu'elle n'ait pu renier entiè-
rement sa nature. Il montre de différentes manières qu'il
n'a eu aucun sens des Grecs. Des Romains, il n'aimait que
la magnificence matérielle et, par-dessus tout, selon les
mœurs de sa nation divisée entre le mercantilisme et les
mathématiques, la sublimité quantitative. Les Turcs,
pourrait-on penser, lui en auraient donné autant.

(220)
Si toute saillie est principe et organe de la philosophie
universelle et toute philosophie rien d'autre que l'esprit
de l'universalité, la science de toutes les sciences qui
éternellement se mélangent et se séparent en une chimie
logique, alors la valeur et la dignité de cette saillie abso-
lue, enthousiaste, matérielle d'un bout à l'autre, et pour
164 FRIEDRICH SCHLEGEL

laquelle Bacon et Leibniz, les maîtres de la prose scolas-


tique furent, qui l'un des premiers, qui l'un des plus grands
virtuoses, sont infinies. Les plus importantes découvertes
scientifiques sont des bons mots du genre. Elles le sont
par le hasard étonnant de leur origine, par la manière
combinatoire de la pensée, et par le baroque de l'expres-
sion jetée en passant. Cependant, par le contenu, elles
valent, bien sûr, beaucoup plus que cette attente de la saillie
purement poétique, qui se résout au néant. Les meilleures
sont des échappées de vue^'^ dans l'infini isi. La philosophie
de Leibniz dans son ensemble est faite, en ce sens, de peu
de fragments et de projets spirituels Kant, le copernicien
de la philosophie, a peut-être de nature un esprit encore
plus syncrétique et une saillie plus critique que Leibniz :
mais sa situation et sa culture ne sont pas aussi spiri-
tuelles 183 ; aussi en va-t-il de ses idées comme des mélo-
dies populaires ; les kantiens les ont chantées à mort ; c'est
pourquoi il est plus facile de lui faire du tort et de le tenir
pour moins spirituel qu'il ne l'est. Il est vrai que la philoso-
phie peut se dire bien constituée lorsqu'elle n'a plus besoin
d'attendre et de compter sur des trouvailles géniales, et
peut progresser constamment, certes par une force en-
thousiaste et un art génial, mais unis cependant à une
méthode sûre. Devons-nous toutefois mésestimer les seuls
produits disponibles du génie synthétique parce qu'il
n'existe pas encore d'art et de science combinatoires ? Et
comment ceux-ci pourraient-ils exister tant que nous épel-
lerons, tels des écoliers, la majeure partie des sciences, et
que nous nous imaginerons être parvenus à bon port
lorsque nous sommes à peine en état de décliner et de
conjuguer un des nombreux dialectes de la philosophie,
sans rien soupçonner encore de la syntaxe, et sans pouvoir
construire la période la plus simple ?
FRAGMENTS 167

(221)
A. : Vous prétendez toujours être chrétien. Qu'entendez-
vous par christianisme ?
B. : Ce que les chrétiens, comme chrétiens, font ou veu-
lent faire depuis dix-huit siècles. Le christianisme me
semble être un fait. Mais un fait tout récent, de sorte
qu'il ne peut être présenté en un système historique,
mais seulement caractérisé à travers une critique divi-
natoirei84.

(222)
Le désir révolutionnaire de réaliser le Royaume de Dieu
est le point élastique de la culture progressive et le début
de l'histoire moderne. Ce qui n'a aucune relation avec le
Royaume de Dieu n'est que bagatelle.

(223)
La prétendue histoire des États qui n'est rien qu'une
définition générique des phénomènes de la condition
politique actuelle d'une nation, ne peut passer pour un
art ou une science pure. Elle est une activité scientifique
qui peut être anoblie par la franchise et l'opposition au
droit du plus fort et à la mode. L'histoire universelle
devient également sophistique sitôt qu'elle préfère quoi
que ce soit à l'esprit de la culture générale de toute l'hu-
manité (fût-ce même une idée morale, le principe hétéro-
nomique), sitôt qu'elle prend partie pour un côté de l'uni-
vers historique ; et rien n'offense plus une présentation
historique que des oeillades rhétoriques et des applica-
tions pratiques
166 FRIEDRICH SCHLEGEL

(225)
Une biographie vise-t-elle à généraliser, qu'elle est alors un
fragment historique. Se concentre-t-elle à caractériser l'indi-
vidualité, qu'elle est alors un document ou un monument
de l'art de vivre i»^.

(226)
On parle toujours d'abondance contre les hypothèses,
cependant on devrait essayer une bonne fois de faire de
l'histoire sans elles. On ne peut dire qu'une chose est, sans
dire ce qu'elle est. Tandis qu'on réfléchit sur des faits, on les
met en rapport avec des concepts qui ne leur sont toutefois
pas indifférents. Le sait-on, qu'alors on détermine et choisit
soi-même, parmi les concepts possibles, ceux qui sont
nécessaires et auxquels on doit rapporter des faits de tout
acabit. Si l'on ne veut pas le reconnaître, le choix est alors
livré à l'instinct, au hasard ou bien à l'arbitraire, on se flatte
d'avoir un empire pur et solide, tout a posteriori, et l'on a
un point de vue a priori extrêmement partial, dogmatique
et transcendant

(227)
L'apparence de dérèglement dans l'histoire de l'humanité
naît uniquement des cas de collisions entre des sphères
hétérogènes de la nature qui, ici, se ressemblent toutes et se
touchent les unes les autres. Autrement, l'arbitraire incondi-
tionné 189 n'a dans ce champ de la libre nécessité et de la
nécessaire liberté, ni pouvoir constitutif ni législatif, mais
uniquement le titre trompeur d'exécutif et de judiciaire. La
pensée esquissée par Condorcet d'une dynamique histo-
rique, fait autant honneur à son esprit qu'en fait à son cœur
l'enthousiasme plus que français pour l'idée, devenue
presque triviale, d'un progrès infini
FRAGMENTS 169

(228)
La tendance historique de ses actions détermine la mora-
lité positive de l'homme d'État et du citoyen du mondei92.

(229)
Les Arabes ont une nature hautement polémique, ils sont
les annihilisants parmi les nations. Leur fureur à détruire
ou à jeter les originaux lorsque la traduction était termi-
née, caractérise l'esprit de leur philosophie C'est peut-
être précisément pour cela qu'ils étaient infiniment plus
cultivés mais, à tout prendre, nettement plus barbares
que les Européens du Moyen-Âge. Ce qui est, à la fois,
anticlassique et antiprogressif est barbare.

(230)
Les mystères du christianisme, par l'incessante bataille
dans laquelle ils emmêlaient la raison et la foi, devaient
conduire ou bien à la résignation sceptique envers tout
savoir non empirique, ou bien à l'idéalisme critique.

(231)
Le catholicisme est le christianisme naïf ; le protestantis-
me est plus sentimental et a, outre son mérite polémique
et révolutionnaire, celui positif d'avoir provoqué, par la
divinisation de l'Écriture, une philologie essentielle à une
religion universelle et progressive. Peut-être ne manque-
t-il encore au christianisme protestant que l'urbanité.
Travestir quelques histoires bibliques en une épopée
homérique, en représenter d'autres avec la franchise d'Hé-
rodote ou la rigueur de Tacite dans le style de l'histoire clas-
sique, ou bien analyser la Bible comme étant l'œuvre d'un
auteur, voilà qui semblerait à tous paradoxal, à plusieurs
vexant, à quelques-uns, cependant, indécent et superflu.
168 FRIEDRICH SCHLEGEL

Mais ce qui rend la religion plus libérale peut-il sembler


inutile ?
(232)
Comme toutes choses qui forment vraiment une unité ont
l'habitude à la fois d'être trois, on ne voit pas pourquoi il
devrait en être autrement avec Dieu. Dieu n'est toutefois
pas qu'une pensée, mais en même temps aussi une chose,
comme le sont toutes pensées qui ne sont pas seulement
des rêves.

(233)
La religion n'est le plus souvent qu'un supplément ou bien
un succédané de la culture, et rien n'est religieux au sens
strict qui ne soit un produit de la liberté. On peut donc dire :
d'autant plus libre, d'autant plus religieux et d'autant plus
de culture, d'autant moins de religion.

(234)
Qu'il ne doive y avoir qu'wn médiateur, voilà qui est fort
simpliste et arrogant. Pour le parfait chrétien, duquel à cet
égard seul Spinoza pourrait le mieux se rapprocher, tout, en
fait, devrait être médiateur.

(235)
Le Christ, jusqu'à maintenant, fut déduit a priori de diffé-
rentes manières ; mais la Madone ne devrait-elle pas avoir
un droit égal d'être, elle aussi, un idéal original, éternel,
nécessaire, sinon de la raison pure, au moins de la raison
féminine et masculine ?

(238)
Il y a une poésie dont le seul et unique objet est la relation
de l'idéal au réel et qui devrait se nommer pour cela, par
FRAGMENTS 171

analogie avec l'art du langage philosophique, poésie


transcenciantalei94. Elle débute comme satire par l'absolue
distinction entre l'idéal et le réel, est suspendue comme élé-
gie au centre, et se termine comme idylle avec l'absolue
identité des deux. Comme on attribuerait peu de valeur à
une philosophie transcendantale qui ne fût critique, qui ne
représenterait ensemble le produit et le producteur et qui
ne contiendrait pas, à la fois, dans le système des pensées
transcendantales, une caractéristique de la pensée trans-
cendantale : de même cette poésie devrait unir les maté-
riaux transcendantaux et les exercices préparatoires, assez
courants chez les poètes modernes, à une théorie poétique
de la faculté esthétique^s avec la réflexion artistique et cette
belle réflexion de soi^^s qu'on trouve chez Pindare, dans les
fragments lyriques des Grecs, dans l'élégie antique et,
parmi les modernes, chez Goethei97 ; elle devrait dans cha-
cune de ses représentations, se représenter elle-même, être
toujours et à la fois, la poésie et la poésie de la poésieiî'''.

(239)
L'amour des poètes alexandrins et romains pour une matiè-
re difficile et non-poétique réside, à l'origine, dans cette
grande pensée que tout doit être poétisé. Non point comme
intention de l'artiste, mais comme tendance historique des
oeuvres. Le mélange de tous les genres artistiques des
poètes éclectiques de l'Antiquité tardive, repose sur l'exi-
gence qu'il ne doit y avoir qyi'une poésie et une seule phi-
losophiei99.

(240)
Chez Aristophane l'immoralité est, pour ainsi dire, légale,
et chez les tragiques, l'illégalité est morale.
170 FRIEDRICH SCHLEGEL

(242)
Si quelqu'un veut caractériser en masse les Anciens, nul ne
trouve que ce soit un paradoxe ; et cependant, si peu de
gens se rendent compte de leurs opinions, qu'ils s'étonne-
raient si l'on prétendait que la poésie antique est un indivi-
du dans le sens le plus fort et littéral du terme, plus mar-
quée dans la physionomie, plus originale par les manières
et plus conséquente dans ses maximes, que des ensembles
entiers de ces phénomènes que nous avons le devoir, et
l'obligation, de considérer dans nos rapports légaux et
sociaux comme des personnes, ou, plutôt, comme des
individus. Peut-on caractériser autre chose que des in-
dividus ? Ce qui, d'un certain point de vue, ne peut être
multiplié ultérieurement, n'est-il pas autant une unité histo-
rique que ce qui ne se laisse diviser par la suite ? Tous les
systèmes ne sont-ils pas des individus, comme les individus
sont, au moins en genre et en tendance, des systèmes ?
Toute unité réelle n'est-elle pas historique ? N'y a-t-il pas
des individus qui contiennent en eux-mêmes des systèmes
entiers d'individus ?

(244)
Les comédies d'Aristophane sont des œuvres d'art qui
peuvent être considérées de tous les angles. Les drames
de Gozzpoo n'ont qu'une perspective.

(245)
Un poème ou un drame, pour plaire au public, doit avoir
un peu de tout, être une sorte de microcosme. Un peu de
malheur, un peu de bonheur, un semblant d'art et de na-
ture, une juste quantité de vertu et une certaine dose de
vice. Même l'esprit doit y être, au côté de la saillie, et
aussi de la philosophie, surtout de la morale et, avec eux.
FRAGMENTS 171

de la politique. Si un ingrédient ne sert pas, un autre sera


peut-être utile. Et advenant que rien ne serve, comme cer-
tains médicaments qui sont néanmoins toujours dignes
d'éloges, ce ne poun-ait faire de tort, quoi qu'il arrive.

(246)
La magie, la caricature et la matérialité sont les moyens par
lesquels la comédie moderne pourra ressembler intérieure-
ment à la comédie ancienne d'Aristophane, comme elle y
ressemble extérieurement par la popularité démagogique,
une ressemblance qui, chez Gozzi^oi, est poussée jusqu'à
l'évocation. Cependant, l'essence de l'art comique réside
toujours dans l'esprit enthousiaste et dans la forme clas-
sique.

(247)
Le poème prophétique de Dante est l'unique système de la
poésie transcendantale qui soit, encore et toujours, le plus
grand en son genre. L'universalité de Shakespeare est
comme le point central de l'art romantique. La pure poésie
poétique de Goethe est la plus parfaite poésie de la poésie.
Voilà le grand triple accord de la poésie moderne, le cercle
le plus intime et le plus sacré parmi les sphères les plus
proches et lointaines de l'anthologie critique des classiques
de la poésie moderne202.

(248)
Les grands individus étaient moins isolés chez les Grecs et
les Romains. Ils avaient moins de génie, mais plus de génia-
lité. Tout ce qui est antique est génial. L'Antiquité entière
forme un génie, le seul que l'on peut nommer, sans
exagération, absolument grand, unique et indépassable 203.
172 FRIEDRICH SCHLEGEL

(249)
Le philosophe poétisant, le poète philosophant sont des
prophètes. La poésie didactique devrait être prophétique,
elle a d'ailleurs l'aptitude à le devenir.

(250)
Qui a de la fantaisie, du pathos ou du talent mimique,
devrait pouvoir apprendre la poésie comme tout autre
chose mécanique. La fantaisie est à la fois enthousiasme
et imagination ; le pathos est âme et passion ; la mimique
est regard et expression.

(251)
Combien y en a-t-il maintenant qui sont trop tendres et
débonnaires pour pouvoir regarder une tragédie, et trop
nobles et dignes pour vouloir entendre une comédie!
Une grande preuve de la délicatesse morale de notre
siècle, que la Révolution française a seulement voulu
calomnier 204.

(252)
Une véritable esthétique^o? de la poésie commencerait
par la distinction absolue de l'éternelle et indissoluble
séparation de l'art et de la beauté fruste. Elle repré-
senterait le combat des deux et se terminerait par l'har-
monie parfaite de la poésie d'art et de la poésie naturelle.
Celle-ci ne se trouve que chez les Anciens, et elle ne
serait elle-même rien d'autre qu'une histoire supérieure
de l'esprit de la poésie classique. Mais une philosophie
de la poésie commencerait, somme toute, par l'autono-
mie du beau, avec la proposition qu'il est et doit être dis-
tinct du vrai et du moral et qu'il a les mêmes droits qu'eux ;
ce qui découle déjà, pour qui le peut comprendre en
FRAGMENTS 173

général, de l'axiome Moi = Moi. Elle-même oscillerait


entre la réunion et la séparation de la philosophie et de la
poésie, de la praxis et de la poésie, de la poésie en géné-
ral et de ses genres et espèces, et elle finirait par leur uni-
fication complète. Son commencement donnerait les
principes de la poétique pure, son centre, la théorie des
genres particuliers et véritablement modernes des genres
poétiques, le didactique, le musical, le rhétorique au plus
haut sens etc. Une philosophie du roman, dont les pre-
mières lignes sont incluses dans la théorie politique de
Platon, en serait la clé de voûte. À vrai dire, une telle poé-
tique ferait aux dilettantes fugaces, sans enthousiasme et
sans connaissance des meilleurs poètes de tous genres, la
même impression qu'un livre de trigonométrie à un en-
fant qui voudrait dessiner. La philosophie qui traite d'un
objet ne peut être utilisée que par celui qui connaît ou a
cet objet ; lui seul pourra comprendre ce qu'elle veut et
ce qu'elle pense. La philosophie ne peut ni inoculer ni
faire apparaître par magie des expériences et des sens.
Elle ne doit pas d'ailleurs le vouloir. Il est certain que
celui le sachant déjà n'apprend d'elle rien de nouveau ;
toutefois, à travers elle, ce qu'il sait devient un savoir, et
assume ainsi une forme nouvelle.

(253)
Dans le sens le plus noble et originel du mot correct- qui
signifie la formation volontaire, parfaite et secondaire de
ce qu'une oeuvre a de plus intime et de petit selon l'esprit
de l'ensemble, réflexion pratique de rartiste206 - il est cer-
tain qu'aucun poète moderne n'est plus correct que
Shakespeare. Il est d'ailleurs systématique comme nul
autre : tantôt en contrastant, par antithèses, des individus,
des masses, même des mondes en groupes pittoresques ;
174 FRIEDRICH SCHLEGEL

tantôt par la symétrie musicale aux proportions égale-


ment grandes ; par des répétitions et des refrains gigan-
tesques ; souvent par la parodie de la lettre et par l'ironie
sur l'esprit du drame romantique ; toujours par l'indi-
vidualité la plus haute et accomplie, et par la plus diver-
se façon de la représenter en se servant de tous les degrés
de la poésie, de l'imitation la plus sensuelle à la plus spi-
rituelle caractérisation.

(255)
Plus la poésie devient science, plus aussi elle devient art.
Si la poésie doit devenir un art, si l'artiste doit avoir une
compréhension profonde et une science de ses moyens
et de ses fins, de leurs obstacles et de leurs objets, alors le
poète doit philosopher sur son art. Il ne doit pas être uni-
quement un découvreur et un travailleur, mais également
un expert dans son domaine et pouvoir comprendre ses
compatriotes du royaume de l'art ; c'est pourquoi il doit
devenir aussi philologue 207.

(256)
L'erreur fondamentale de l'esthétique sophistique est
qu'elle ne tient la beauté que pour un objet donné, pour
un phénomène psychologique 208. Bien sûr, elle n'est pas
simplement la pensée vide de quelque chose qui doit être
produit, mais est, à la fois, la chose elle-même, une des
formes originales de l'activité de l'esprit humain ; non
seulement une fiction nécessaire, mais également un fait,
à savoir un fait éternel et transcendantal.

(258)
Toute poésie qui ne tient qu'à un effet, et toute musique
qui désire suivre la poésie excentrique dans ses extrava-
FRAGMENTS 175

gances et exagérations comiques ou tragiques, pour avoir de


l'effet ou pour se montrer, sont rhétoriques.

(259)
- A. : Les fragments, dites-vous, seraient la forme véritable de
la philosophie universelle. Peu importe la forme. Mais que
peuvent faire et être de pareils fragments pour la cause de
l'humanité la plus grande et la plus grave, pour le
perfectionnement de la science ?
- B. : Rien d'autre qu'un sel lessignien contre la paresse spiri-
tuelle, peut-être une lanx satuma w cynique dans le style
de Lucilius l'Ancien 210 ou d'Horace, ou bien une fermenta
cognitionis ^^^ pour une philosophie critique, gloses margi-
nales aux textes du siècle.

(262)
Tout homme bon devient toujours de plus en plus Dieu.
Devenir un Dieu, être un homme, se cultiver sont des expres-
sions équivalentes 212.

(263)
La vraie mystique est la morale dans sa plus haute dignité.

(264)
On ne doit pas vouloir symphilosopher avec tout le monde,
mais uniquement avec ceux qui sont à la hauteur 213,

(265)
Quelques-uns ont du génie pour la vérité ; beaucoup ont du
talent pour l'erreur. Un talent auquel s'adjoint une industrie
tout aussi grande, un peu comme lorsque pour un plat exquis
se réunissent de toutes les régions de l'esprit humain, avec un
art infatigable, les parties qui forment une seule erreur 2i'4.
176 FRIEDRICH SCHLEGEL

(266)
Ne pourrait-il exister une philosophie provisoire avant
même la rédaction définitive de la constitution logique ? Et
toute philosophie n'est-elle pas provisoire jusqu'à ce que la
constitution soit sanctionnée par son acceptation ? 215

(267)
Plus on sait, plus on a encore à apprendre. L'ignorance, ou
mieux, la connaissance d'être ignorant, augmente en pro-
portion directe avec le savoir 216.

(268)
Ce que l'on appelle un mariage heureux se rapporte à
l'amour comme un poème correctement composé à un
chant improvisé

(270)
Il est bien connu que Leibniz se fit faire des lunettes par
Spinoza2i8 et c'est le seul rapport qu'il eut avec lui ou sa
philosophie. Si seulement il s'était aussi laissé faire des yeux
par lui afin de pouvoir jeter, au moins de loin, un coup
d'œil dans cette région, inconnue de lui, où Spinoza avait
sa patrie !

(272)
Pourquoi ne devrait-il pas y avoir des hommes immoraux
comme il y en a de non-philosophiques et de non-poé-
tiques ? Il n'y a que les antipolitiques et les injustes qui
soient intolérables.

(273)
Est mystique ce que seul l'aimé voit dans l'œil de l'amant.
Chacun peut avoir sa mystique à lui, à ceci près qu'il doit
FRAGMENTS 177

la garder pour soi. Il y en a cependant qui travestissent la


belle Antiquité, et certains qui, sûrement, la mystifient ; ils
devraient donc la garder pour eux-mêmes. Les deux
s'éloignent du sens dans lequel ils jouissaient purement
d'elle et du chemin d'où elle peut être ramenée^i?.

(274)
Toute philosophie de la philosophie, selon laquelle
Spinoza n'est pas un philosophe, doit paraître suspecte 220.

(275)
On se lamente toujours de ce que les auteurs allemands
n'écrivent que pour un cercle très restreint et souvent
même pour se lire mutuellement. C'est très bien. De cette
manière la littérature allemande acquerra toujours plus
d'esprit et de caractère. Et, en attendant, peut-être se for-
mera-t-il un public.

(276)
Leibniz était si modérantiste qu'il voulait fusionner le moi
et le non-moi, comme le catholicisme et le protestantis-
me, et ne considérait l'action et la passion différentes que
par le degré. Cela s'appelle exagérer l'harmonie et pous-
ser l'équité jusqu'à la caricature 221.

(277)
Croire aux Grecs est souvent même une mode de
l'époque. On entend assez volontiers déclamer sur eux.
Mais que vienne quelqu'un qui dise : •• Ici il y en a
quelques-uns », alors tout le monde est dérouté.

(278)
Souvent, ce qui semble stupidité est folie, et elle est plus
178 FRIEDRICH SCHLEGEL

courante qu'on ne le pense. La folie est le contresens


absolu de la tendance, un défaut total d'esprit historique.

(281)
La Doctrine de la science de Fichte est une philosophie
sur les matériaux de la philosophie kantienne. Il ne parle
pas beaucoup de la forme parce qu'il en est le maître.
Toutefois, si l'essence de la méthode critique réside en
ceci que la théorie de la faculté déterminante et le systè-
me des effets déterminés de l'esprit sont intimement liés
en elle, comme choses et pensées dans l'harmonie pré-
établie, alors il devrait bien être formellement un Kant à
la deuxième puissance, et la Doctrine de la science bien
plus critique qu'elle ne paraît. La nouvelle présentation
de la Doctrine de la science, en particulier, est toujours
philosophie et philosophie de la philosophie à la fois. Il
se peut que des acceptions valides du mot critique exis-
tent, ne s'adaptant pas à chaque écrit de Fichte. Mais chez
Fichte on doit, comme lui, ne voir que le tout et l'unique
chose qui importe vraiment, sans s'occuper de considé-
rations secondaires ; ce n'est qu'ainsi qu'on peut voir et
comprendre l'identité de sa philosophie avec celle de
Kant222. Du reste, on ne peut jamais être assez critique.

(295)
À la célèbre question de l'Académie des Sciences de
Berlin sur les progrès de la métaphysique, il y eut des
réponses en tout genre : une hostile, une favorable, une
superflue, une autre encore, une dramatique aussi et
même une socratique, celle d'Hulsen223. Un peu d'en-
thousiasme, même s'il devait être un peu rustre, une cer-
taine apparence d'universalité, n'est pas sans faire peu
d'effet et procure, en outre, un public au paradoxe. Mais
FRAGMENTS 179

le sens pour la génialité pure est lui-même une rareté


parmi les hommes. On ne s'étonne donc pas que si peu
de gens sachent que l'œuvre de Hulsen est l'une de celles
qui furent toujours, et continuent d'être, très rares en phi-
losophie : une œuvre au sens rigoureux du terme, une
œuvre d'art, toute d'une pièce, par la virtuosité dialec-
tique la meilleure après Fichte et l'unique preniier écrit
qui, pour le motif l'ayant provoqué, ne devait être qu'un
écrit de circonstance. Hulsen est pleinement maître de sa
pensée et de son expression, il procède avec assurance et
légèreté ; et cette paix, haute circonspection, se conjugue
à l'ampleur du regard et à la pure humanité qui sont pré-
cisément ce qu'un historien philosophe appellerait le
socratique dans son dialecte archaïque et démodé ; une
terminologie qui doit cependant plaire à un artiste qui a
tant d'esprit philologique.

(296)
Malgré sa nature idyllique, Fontenelle224 a cependant une
forte antipathie à l'égard de l'instinct et compare le pur
talent, qu'il tient pour impossible, à l'industrie tout in-
consciente des castors. Comme il est difficile de faire abs-
traction de soi ! Ainsi, lorsque Fontenelle dit : La gêne fait
l'essence et le mérite brillant de lapoésié^^'^, il semble peu
possible en si peu de mots de mieux caractériser la poé-
sie française. Mais un castor qui serait académicien ne
pourrait certes pas viser si juste avec une si parfaite in-
conscience.

(297)
Une œuvre est cultivée lorsqu'elle est partout et nette-
ment délimitée, tout en étant, à l'intérieur de ses limites,
illimitée et inépuisable ; lorsqu'elle est totalement fidèle à
180 FRIEDRICH SCHLEGEL

elle-même, partout égale et cependant au-dessus d'elle-


même. Le suprême et l'ultime pour elle est, comme pour
l'éducation d'un jeune Anglais, le grand tour 226. Elle doit
avoir parcouru les trois ou quatre continents habités, non
pour émousser les angles de son individualité, mais pour
élargir son regard et donner à son esprit plus de liberté,
de culture, d'étendue, d'intimité, et ainsi, plus d'au-
tonomie et d'autosuffisance.

(298)
Les kantiens orthodoxes cherchent en vain le principe de
leur philosophie chez Kant. Il se trouve plutôt dans la
poésie folklorique qui dit : On ne doit ni débattre ni dis-
puter une parole impériale 227.

(299)
En ce qui a trait à l'inconscience géniale, les philosophes
peuvent rivaliser, je pense, avec les poètes.

(300)
Quand entendement et déraison se touchent, naît alors
un choc électrique. On le nomme polémique.

(301)
Les philosophes n'admirent encore chez Spinoza que les
déductions, comme les Anglais ne louent chez
Shakespeare que la vérité.

(302)
Des pensées variées devraient être les cartons de la phi-
losophie. On sait ce qu'ils valent pour les connaisseurs en
peinture. Qui n'esquisse pas des mondes philosophiques
au crayon228 et ne peut caractériser en quelques coups de
FRAGMENTS 181

plume toute pensée qui a de la physionomie, pour celui-


là la philosophie ne deviendra jamais un art et, par consé-
quent, jamais une science. De fait, en philosophie, le che-
min qui mène à la science passe nécessairement par l'art,
comme le poète, à l'opposé, ne devient artiste qu'à tra-
vers la science.

(303)
Aller toujours plus profond, grimper toujours plus haut
est l'inclination préférée des philosophes. Et ils le font, si
on les croit sur parole, avec une admirable rapidité. La
progression est, au contraire, plutôt lente. C'est surtout en
considération de la hauteur qu'ils surenchérissent, avec
ordre, comme deux personnes qui, à une vente publique,
ont un mandat absolu. Mais peut-être que toute philoso-
phie philosophique est infiniment haute et profonde. À
moins que Platon ne soit inférieur aux philosophes
actuels ?

(304)
La philosophie elle-même est le résultat de deux forces
opposées, la poésie et la praxis. Là où celles-ci se pénè-
trent et se fondent en un, là naît la philosophie ; si elles
se séparent de nouveau, elle devient mythologie ou se
rejette dans la vie. La sagesse grecque se forma de la poé-
sie et de la législation. Certains supposent que la plus
haute philosophie devrait redevenir poésie ; et c'est
même une chose connue d'expérience que les natures
vulgaires, conformément à leur nature, ne commencent à
philosopher que lorsqu'elles cessent de vivre. - Le devoir
propre de Schelling est, selon moi, de représenter de son
mieux ce processus chimique de philosopher, d'en sépa-
rer, si possible, les lois dynamiques, d'en dégager la phi-
182 FRIEDRICH SCHLEGEL

losophie, C[ui doit toujours s'organiser et se désorganiser


nouvellement de ses forces vivantes et fondamentales,
pour la reconduire à ses origines. Par contre, sa polé-
mique, particulièrement sa critique littéraire de la philo-
sophie, me semble être une fausse tendance ; et son pen-
chant pour l'universalité n'est pas encore assez dévelop-
pé pour qu'il puisse trouver dans la philosophie de la
physique ce qu'il cherche.

(305)
L'intention poussée jusqu'à l'ironie, et avec une apparen-
ce arbitraire d'autodestruction, est aussi naïve que l'ins-
tinct allant jusqu'à l'ironie. Comme le naïf avec les
contradictions de la théorie et de la pratique, ainsi le gro-
tesque joue avec d'étranges permutations de forme et de
matière ; il aime l'apparence du fortuit et de l'étrange,
courtisant, pour ainsi dire, l'arbitraire inconditionné 229.
L'humour a affaire à l'être et au non-être, son essence
véritable est la réflexion. De là son affinité avec l'élégie et
tout ce qui est transcendantal, mais aussi de sa prétention
et de sa propension pour la mystique de la saillie 230.
Comme la génialité est nécessaire au naïf, ainsi la beauté
pure et sérieuse l'est à l'humour. Il aime plus que tout pla-
ner sur les flots légers et clairs des rhapsodies de la phi-
losophie ou de la poésie, fuyant les masses lourdes et les
fragments disjoints 231.

(306)
L'histoire des porcs gadavéniens 232 est une prophétie
symbolique de la période des génies puissants qui, par
bonheur, se sont à présent engloutis dans la mer de l'ou-
bli.
FRAGMENTS 183

(307)
IxDrsque je déclare mon antipathie envers les félins, je fais
une exception pour le chat botté de Peter Leberecht233. H a
des griffes et celui qu'elles blessent, crie, comme il est naturel,
après lui ; d'autres, cependant, se divertissent à voir comment
il se promène, pour ainsi dire, sur les toits de l'art dramatique.

(308)
Le penseur a besoin de la même lumière que le peintre : clai-
re, sans que le soleil ne pénètre directement, ni reflets aveu-
glants et, si possible, du haut vers le bas 234.

(312)
Contre le reproche que les peintures volées en Italie ont été
mal soignées, un de leurs restaurateurs s'est offert à montrer
un tableau de Caracci 235 mi-nettoyé, et moitié dans son état
original. Quelle idée avisée ! C'est ainsi que l'on voit parfois
dans la melle, à cause d'un bmit soudain, un visage à moitié
rasé regarder dehors ; et sous l'impulsion de la vivacité et de
l'impatience françaises, la restauration doit en général tenir
beaucoup de l'art du barbier 236.

(315)
L'origine de l'élégie grecque, dit-on, réside dans la double
flûte lydienne. Ne devrait-on pas également la chercher dans
la nature humaine ? 237

(316)
Pour des empiristes qui peuvent faire l'effort de la profon-
deur et s'élever jusqu'à la foi en un grand homme, la
Doctrine de la science de Fichte ne sera pourtant jamais rien
de plus que la troisième livraison du Philosophisches
Journal : la Constitution 238.
184 FRIEDRICH SCHLEGEL

(317)
Si rien de trop signifie la même chose qu'un peu de tout,
alors Garve239 est le plus grand philosophe allemand^'W.

(318)
Héraclite dit que la raison ne s'apprend pas à travers un
grand nombre de connaissances. Il semble plus que
jamais nécessaire^^i à présent de se souvenir que l'on ne
devient pas savant par la seule raison pure.

(319)
Pour pouvoir être unilatéral, on doit avoir au moins un
côté. Ceci n'est toutefois pas le cas des hommes qui
pareils à de vrais rhapsodes, selon la caractéristique que
Platon donne à ce genre^^z, n'ont de sens que pour une
chose, non pas parce qu'elle est tout pour eux, mais plu-
tôt parce qu'elle leur est unique et qu'ils fredonnent tou-
jours le même refrain. Leur esprit n'est pourtant pas
enfermé dans des limites étroites ; il s'arrête au contraire
aussitôt et, là où il s'arrête, commence immédiatement le
vide. Leur essence au complet est comme un point qui a
cependant la ressemblance avec l'or de se laisser réduire
en plaquettes d'une incroyable m i n c e u r 2 ' î 3 .

(320)
Pourquoi le ridicule manque-t-il toujours dans le cata-
logue de mode de tous les principes des morales pos-
sibles ? Probablement parce que ce principe a seulement
une validité universelle dans la praxis 244.

(321)
Nul n'aura l'audace de juger le moindre travail manuel
des Anciens, à moins qu'il n'y entende quelque chose.
FRAGMENTS 185

Quiconque a par hasard séjourné en Italie croit pouvoir


converser de la poésie et de la philosophie des Anciens,
dresser une conjecture ou faire un commentaire. C'est ici
trop exiger de l'instinct : à moins que ce soit une exigen-
ce de la raison que tout homme doive être poète et phi-
losophe, mais les exigences de la raison traînent derrière
elles, dit-on, la foi. On pourrait nommer ce genre naïf, le
naïf philologique.

(322)
La répétition continuelle du thème en philosophie pro-
vient de deux causes : ou bien l'auteur a découvert
quelque chose mais ne sait pas encore tout à fait quoi ; et
dans ce sens les écrits de Kant sont suffisamment musi-
caux ; ou bien il a entendu quelque chose de nouveau
sans l'avoir distingué et, en ce sens, les kantiens sont les
plus grands musiciens de la littérature.

(323)
Que nul ne soit prophète en son pays2'*5 est bien la raison
pour laquelle les écrivains intelligents évitent aussi sou-
vent d'avoir une patrie dans les domaines des arts et des
sciences. Ils s'appliquent plutôt aux voyages, aux récits
de voyages ou à la lecture et à la traduction de récits de
voyages recevant, ainsi, l'éloge universel.

(324)
Tous les genres sont bons, dit Voltaire, hormis le genre
ennuyeux. Mais qu'est-il donc, ce genre ennuyeux ? Il
doit être plus grand que tous les autres et plusieurs che-
mins doivent y conduire. Le plus court est sûrement lors-
qu'on ne sait pas à quel genre l'œuvre veut ou doit appar-
tenir. Voltaire n'aurait-il pas emprunté ce chemin ? 246
186 FRIEDRICH SCHLEGEL

(325)
Comme Simonide^''^ qui nomme la poésie une peinture
parlante et la peinture une poésie muette, de même pour-
rait-on dire que l'histoire est une philosophie en devenir
et la philosophie, une histoire achevée. Cependant Apollon
qui se tait, ne dit rien et prophétise, n'est plus guère hono-
ré, et là où une Muse se laisse apercevoir, ils veulent im-
médiatement lui dresser un procès-verbal. De même
Lessing qui galvaude cette belle sentence du Grec spiri-
tuel, qui n'eut peut-être aucune occasion de penser à une
descriptive poetry 248 et à qui il devait paraître vraiment
superflu de rappeler que la poésie est une musique spiri-
melle, car il n'avait aucune idée que les deux arts pussent
être séparés.

(326)
Quand des hommes vulgaires sans intérêt pour l'avenir
sont saisis par la furie d'aller de l'avant, ils le font littéra-
lement. Tête baissée et yeux fermés, ils avancent à travers
le monde, comme si l'esprit avait des bras et des jambes.
Si par bonheur ils ne se rompent pas le cou, l'une de ces
deux choses arrive habituellement : ou bien ils de-
viennent statiques, ou bien ils tournent à gauche. On doit
faire avec les derniers comme César qui, durant la mêlée
guerrière, avait l'habitude de saisir à la gorge les fuyards
et de tourner leurs visages vers l'ennemi 249.

(327)
Les virtuoses en genres analogues sont souvent ceux qui
se comprennent le moins ; le voisinage intellectuel lui-
même donne lieu à des inimitiés. Ainsi, il n'est pas rare de
trouver que des hommes nobles et cultivés qui poéti-
sent25o toutes choses, qui pensent ou vivent divinement.
FRAGMENTS 187

bien qu'approchant chacun la divinité par des voies di-


verses, se dénient réciproquement la religion, non par
volonté partisane ou esprit de système, mais par manque
de compréhension envers l'individualité religieuse. La
religion est tout bonnement aussi grande que la nature, et
le prêtre le plus excellent n'en possède seulement qu'une
petite partie. Il y en a des sortes infinies, qui semblent
cependant s'ordonner d'elles-mêmes sous quelques
rubriques principales. Certains ont par-dessus tout du
talent pour l'adoration du médiateur, pour les miracles et
les visions. Ce sont ceux que l'homme vulgaire nomme,
selon le cas, des exaltés ou des poètes. Un autre en sait
peut-être plus sur Dieu le Père et s'entend aux mystères
et aux prophéties. Celui-ci est philosophe et, comme
l'homme sain de la santé, il ne parlera pas beaucoup de
religion, moins encore de la sienne propre. D'autres
croient en l'Esprit Saint et ce qui en dépend, révélations,
inspirations etc., mais en rien d'autre. Ce sont des natures
artistiques. C'est un désir très naturel, et presque inévitable,
de vouloir unir en soi tous les genres de religions 251. Mais
dans la pratique, il advient à peu près ce qu'il arrive dans
le mélange des genres littéraires. Celui qui croit à la fois,
par instinct véritable, au médiateur et à l'Esprit Saint, cul-
tive déjà la religion comme un art isolé ; une des plus dés-
agréables professions qu'un gentilhomme puisse se don-
ner. Qu'adviendrait-il donc à celui qui croirait aux trois !

(332)
Parmi les hommes qui vont leur chemin avec le temps, il
y en a plusieurs qui, comme les commentaires perpé-
tuels, ne veulent pas se taire dans les endroits difficiles^^^
188 FRIEDRICH SCHLEGEL

(333)
D'après Leibniz Dieu est réel car rien ne peut empê-
cher sa possibilité. De ce point de vue, la philosophie
leibnizienne est vraiment à l'image de Dieu 254.

(339)
Le sentiment qui se voit lui-même devient esprit 255 ; l'es-
prit est la sociabilité intérieure, l'âme, l'amabilité cachée.
Mais la véritable force vitale de la beauté intérieure et de
la perfection est la sensibilité. On peut avoir un peu d'es-
prit sans avoir d'âme et beaucoup d'âme avec peu de
sensibilité256. Si l'instinct de la grandeur morale apprend
à parler, ce que l'on appelle sensibilité, il a alors de l'es-
prit. Il se doit seulement de naître et d'aimer, et il est ainsi
tout âme ; lorsqu'il est mûr enfin, il a de la sensibilité pour
toute chose. L'esprit est semblable à une musique de pen-
sées ; là où est l'âme, les émotions ont silhouette et figu-
re, de nobles proportions et des coloris attirants. La sen-
sibilité est la poésie de la raison sublime et, de l'union de
la philosophie avec l'expérience morale, naît l'art indi-
cible, lequel saisit la vie confuse et fugace, lui donnant la
forme d'une unité éternelle.

(342)
Il est beau qu'un bel esprit se sourie, et l'instant durant
lequel une grande nature se contemple avec calme et
sérieux est un instant sublime. Mais rien n'est plus haut
que deux amis qui aperçoivent dans l'âme de l'autre, avec
clarté et de façon complète, ce que chacun a de plus
sacré et qui, jouissant de leur valeur commune, ne sen-
tent leurs limites qu'en se complétant réciproquement.
C'est l'intuition intellectuelle de ramitié257.
FRAGMENTS 189

(343)
Si l'on est un phénomène philosophique intéressant et, à
la fois, un excellent écrivain, on peut alors compter cer-
tainement sur la gloire qui échoit à un grand philosophe.
On l'obtient aussi sans la dernière condition.

(344)
Philosopher, c'est rechercher en commun la connaissan-
ce universelle258.

(345)
Il serait à souhaiter qu'un Linné259 transcendantal classifie
les différents moi et édite une description très exacte de
ceux-ci avec, au besoin, des gravures sur cuivre enlumi-
nées, de sorte que le moi'philosophant ne soit plus aussi
souvent confondu avec le moi philosophé.

(346)
Le fameux salto mortale des philosophes n'est souvent
qu'une fausse alarme. Ils prennent en pensée un élan
épouvantable et se souhaitent bonne chance pour le dan-
ger à surmonter ; cependant, si l'on observe bien, ils res-
tent toujours à la même place. C'est le voyage aérien de
Don Quichotte sur le cheval de bois 260. Même Jacobi 261
me donne l'impression de ne jamais pouvoir demeurer
tranquille, tout en restant toujours là où il est : dans l'em-
barras entre deux sortes de philosophies, la systématique
et l'absolue, entre Spinoza et Leibniz, où son esprit déli-
cat eut quelques écorchures 262.

(347)
On risque plus à présumer que quelqu'un est philosophe
que de prétendre qu'il est sophiste : si la dernière affirma-
190 FRIEDRICH SCHLEGEL

tion ne doit jamais être permise, la première doit l'être


encore moins.

(348)
Il y a des élégies du genre héroïco-plaintif que l'on pour-
rait expliquer ainsi : ce sont les sensations de misère à la
pensée de la sottise des relations existant entre la plati-
tude et l'extravagance.

(357)
D'une bonne Bible, Lessing263 exige des sous-entendus, des
avertissements, des prolégomènes ; il approuve aussi les
tautologies qui exercent -la sagacité, les allégories et les
exemples qui donnent un vêtement in.structif à l'abstrait ; et
il a confiance à ce que les mystères révélés soient destinés
à être développés en vérités rationnelles. Selon cet idéal,
quel livre les philosophes auraient-ils pu mieux choisir
comme bible que la Critique de la raison pure ?

(358)
Leibniz se servit une fois de cette remarquable expression
par laquelle il décrivait l'essence et l'activité d'une monade :
Cela peut aller jusqu'au sentiment?(>^ On voudrait la lui
appliquer. Lorsque quelqu'un rend la physique plus uni-
verselle, la traite comme une fraction des mathématiques, et
celles-ci comme une charade, voyant ensuite qu'il doit par
surcroît accueillir la théologie dont les secrets charment son
sens diplomatique et les polémiques embrouillées celui de
la chirurgie : cela peut aller jusqu'à la phOosophie^ô?, s'il a
cependant autant d'instinct que Leibniz. Mais dans une
pareille philosophie, il restera toujours, selon Leibniz, un
quelque chose de confus et d'incomplet comme le doit
être la matière première ; à la manière des génies, il prend
FRAGMENTS 191

soin d'imputer la forme de son intérieur aux objets singu-


liers du monde extérieur.

(359)
L'amitié est un mariage partiel, et l'amour une amitié sous
toutes les facettes et en tous sens, une amitié universelle.
La conscience de limites nécessaires constitue ce qu'il y a
de plus indispensable et de plus rare dans l'amitié.

(360)
Si un art devait s'appeler magie noire, alors ce serait celui
qui rend fluide, clair et mobile le non-sens, le formant
comme une masse. Les Français offrent des chefs-
d'œuvre de ce genre. Tout grand malheur est, dans son
fond le plus intérieur, une grimace sérieuse, une mauvai-
se plaisanterie 266. Gloire et honneur aux héros qui ne se
lassent pas de lutter contre la sottise, dont la plus imper-
ceptible [semence] contient souvent le germe d'une série
infinie de monstrueux ravages! Lessing et Fichte sont les
princes de la paix des siècles à venir.

(361)
Leibniz considère l'existence comme une charge officiel-
le qu'on doit tenir comme un fief. Son Dieu n'est pas seu-
lement le suzerain de l'existence, mais possède seul aussi
la liberté, l'harmonie et le pouvoir de synthèse comme
droits régaliens 267. Un accouplement fertile est l'expédi-
tion à une monade ensommeillée d'un titre de noblesse
par la secrète chancellerie divine 268.

(363)
La nature de l'amant est de diviniser l'aimée. C'est une
autre chose toutefois de lui substituer, par une ima-
192 FRIEDRICH SCHLEGEL

gination tendue, une image étrangère, et d'admirer une


pure perfection qui ne nous semble telle que parce que
nous ne sommes pas assez cultivés pour saisir l'infinie ri-
chesse de la nature humaine et l'harmonie de ses contra-
dictions. Laura fut l'œuvre du poète 269^ cependant que la
Laura véritable aurait pu être une femme dont un adulateur
moins tendancieux eût pu faire un peu moins et presque
plus qu'une sainte 270.

(365)
La mathématique est, pour ainsi dire, une logique sensuel-
le ; elle se rapporte à la philosophie comme les arts plas-
tiques, la musique et la sculpture se rapportent eux-mêmes
à la poésie.

(366)
L'entendement est mécanique, la saillie est chimique et le
génie, un esprit organique.

(367)
On croit souvent offenser les auteurs en tirant les comparai-
sons de l'industrie. Mais l'auteur véritable ne doit-0 pas être
aussi un fabricant ? Ne doit-il pas consacrer toute sa vie à
l'entreprise de créer des matières littéraires dans des moules
qui sont, de manière excellente, fonctionnels et utiles ?
Comme on souhaiterait à plusieurs gribouilleurs ne serait-ce
qu'une infime partie de l'effort et de l'attention que nous ne
remarquons encore qu'à peine dans les outils les plus com-
muns !

(368)
Il y eut et existe encore des médecins qui souhaitent philo-
sopher sur leur art. Seuls les marchands n'ont pas cette pré-
tention, étant d'une modestie très vieille-France.
FRAGMENTS 193

(369)
Le député est quelque chose d'autre que le représentant. Le
représentant est seulement celui qui représente, par sa per-
sonne, l'ensemble politique lequel est, pour ainsi dire, iden-
tique à lui. Il peut être élu ou non ; il est comme l'âme du
monde27i visible de l'État. Cette idée qui, manifestement, ne
fut pas rare dans l'esprit de la monarchie, n'a peut-être été
accomplie nulle part ailleurs avec autant de pureté et de
conséquence qu'à Sparte. Les rois spartiates étaient à la fois
les premiers prêtres, commandants en chef et présidents de
l'éducation publique. Ils avaient peu affaire avec l'adminis-
tration véritable ; ils n'étaient que rois selon la signification
de cette idée. Le pouvoir du prêtre, du commandant en
chef et du président est, par nature, indéterminé, universel,
plus ou moins un despotisme légal. Il ne peut être atténué
ou légitimé que par l'esprit de la représentation.

(370)
Ne serait-ce pas une monarchie absolue là où tout l'essen-
tiel est fait en secret, dans un cabinet, où un parlement a, en
public, la permission de discourir pompeusement et de dis-
puter sur les formes ? Une monarchie absolue pourrait très
bien avoir une sorte de constitution qui, pour les sots, paraî-
trait républicaine.

(372)
Il n'est pas rare que respire, dans les œuvres des grands
poètes, l'esprit d'un autre art. Cela ne devrait-il pas aussi
être le cas de la peinture ? Michel-Ange ne peint-il pas, en un
certain sens, comme un sculpteur, Raphaël comme un archi-
tecte, le Corrège comme un musicien ? Et pourtant, ils
n'étaient certainement pas moins peintres que le Titien, qui
ne fut, lui, que peintre.
194 FRIEDRICH SCHLEGEL

(373)
La philosqphie était, chez les Anciens, in ecclesia pressa 272,
chez les modernes c'est l'art qui l'est ; la morale était cef)en-
dant oppressée de toutes parts, l'utilité et la légalité lui en-
viant même l'existence.

(374)
Si l'on ne considère pas la thèse de Voltaire, mais que l'on ne
s'arrête qu'à la manière dont elle est traitée, à savoir que per-
sifler l'univers est de la philosophie, et que cela soit l'essen-
tiel, alors on peut dire que les philosophes français font avec
Candide ce que les femmes font avec la féminité ; elles l'ex-
posent en tous lieux 273.

(375)
L'énergie est précisément ce qui a le moins besoin de montrer
son pouvoir. Les circonstances l'exigent-elles, qu'eUe se fait
passer volontiers pour la passivité et se laisse méconnaître.
EUe est satisfaite d'agir en silence, sans accompagnement ni
gesticulation. Le virtuose, l'homme génial, veut parvenir à un
but déterminé, créer une œuvre etc. L'homme énergique ne
se sert toujours que du moment, il est disponible partout et
infiniment flexible. Il a un nombre incommensurable de pro-
jets ou bien n'en a aucun ; en vérité, l'énergie est plus qu'une
simple agilité, elle est agissante, une force agissante, mais uni-
verselle, qui détermine l'extérieur, en vertu de laquelle l'hom-
me tout entier se forme et agit.

(376)
Les chrétiens passifs considèrent le plus souvent la reli-
gion d'un point de vue médical et les chrétiens actifs, eux,
d'un point de vue mercantile.
FRAGMENTS 195

(377)
L'État a-t-il donc le droit, par pur caprice, de consacrer
l'échange comme ayant plus de valeur que d'autres
contrats et de les démettre ainsi de leur majesté ?

(379)
Le Satan des poètes italiens et anglais est peut-être plus
poétique274, mais le Satan allemand est plus satanique ; et
dans cette mesure on pourrait dire que Satan est une in-
vention allemande. Il est certainement un favori des
poètes et des philosophes allemands. Il doit donc sûre-
ment avoir son bon côté et, si son caractère réside dans
l'arbitraire et l'intentionnalité absolus, dans la passion de
détruire, de troubler et de séduire, alors il n'est pas rare
qu'on le retrouve sans conteste dans la meilleure société.
Ne se serait-on pas toutefois mépris jusqu'à maintenant
dans les dimensions ? Un grand Satan a toujours quelque
chose de lourdaud et trapu ; il est bon tout au plus pour
les prétentions à la brutalité de telles caricatures qui ne
peuvent, ni ne savent rien que d'affecter l'entendement.
Pourquoi les sataniques manquent-ils dans la mythologie
chrétienne ? Il n'y a peut-être aucun mot ni aucune image
adaptés à cette méchanceté en miniature 275 qui aime
l'apparence d'innocence, ni pour ce ravissant et gro-
tesque coloris musical de la plus sublime et délicate
espièglerie, qui se plaît si volontiers à feindre 276 la super-
ficialité de la grandeur. Les anciens Amorites 277 ne sont
qu'une autre race de ces sataniques.

(381)
Plusieurs des premiers fondateurs de la physique moder-
ne doivent être considérés, non comme des philosophes,
mais plutôt comme des artistes.
196 FRIEDRICH SCHLEGEL

(382)
L'instinct parle obscurément et par image. Est-il mal com-
pris, que naît alors une fausse tendance. Ce qui n'arrive
pas plus souvent aux époques et aux nations qu'aux
individus.

(383)
Il y a une sorte de saillie qu'on pourrait nommer saillie
architectonique pour sa pureté, sa prolixité et sa symétrie.
Se manifeste-t-elle satiriquement, elle donne ainsi les
véritables sarcasmes. Elle doit être bien systématique et,
cependant, ne pas l'être ; tout en étant parfaite, elle doit
donner l'impression que quelque chose manque, comme
s'il avait été arraché. Ce baroque devrait créer le grand
style véritable dans la saillie. Il joue un rôle important
dans la nouvelle : parce qu'une histoire ne peut rester
éternellement neuve que par l'étrangeté d'une telle beau-
té unique. L'intention peu comprise des Entretiens d'émi-
grés 278 semble aller en ce sens. Personne ne s'émerveille
certainement que le goût pour les pures nouvelles n'exis-
te presque plus. Toutefois il ne serait pas mal de le
réveiller, puisque sans lui on ne pourra, entre autres,
comprendre la forme des drames shakespeariens.

(384)
Chaque philosophe a ses p o s t u l a t s 2 7 9 qui souvent le limi-
tent réellement, auxquels il doit s'accommoder, etc. Aussi
reste-t-il dans le système des endroits obscurs pour qui
les isole, sans étudier la philosophie historiquement et
dans son ensemble. Plusieurs controverses complexes de
la philosophie moderne sont comme les légendes et les
dieux de la poésie antique 28o. Elles reviennent dans
chaque système, mais toujours transformées.
FRAGMENTS 197

(385)
Dans les actions et dispositions qui sont indispensables
aux pouvoirs législatif, exécutif ou judiciaire pour l'at-
teinte de leurs fins, quelque chose d'absolument arbi-
traire et d'inévitable se rencontre souvent qui ne se laisse
pas déduire du concept de ces pouvoirs, et par lequel ils
ne semblent donc pas légitimés. En outre, n'empruntent-
ils pas quelque chose de la compétence du pouvoir
constitutif qui devrait, de là, avoir aussi un veto néces-
saire et non seulement un droit de l'interdit ? Toutes les
décisions absolument arbitraires dans l'État ne viennent-
elles pas par la force du pouvoir constitutif ?

(386)
L'homme commun juge tous les autres hommes comme
des hommes, mais les traite comme des choses sans com-
prendre qu'ils sont absolument différents de lui.

(387)
On considère toujours la philosophie critique comme si
elle était tombée des cieux. Même sans Kant, elle aurait
dû naître en Allemagne et l'aurait pu de plusieurs façons.
Mais c'est aussi bien ainsi.

(388)
Est transcendantal ce qui est, peut et doit être en haut :
transcendant est ce qui veut aller en haut et ne le peut pas
ou ne le doit pas. Ce serait une calomnie et une absurdité
de croire que l'humanité peut passer outre à ses fins, excé-
der ses forces ou que la philosophie n'ait droit à ce qu'elle
veut et, ainsi, à ce qu'elle doit.
198 FRIEDRICH SCHLEGEL

(389)
Si toute liaison purement arbitraire et fortuite de forme et de
matière est grotesque : alors la philosophie a aussi, comme
la poésie, ses grotesques 281 ; mais elle en sait moins sur eux
et n'a pas pu encore trouver les clés de sa propre histoire
ésotérique. Elle a des œuvres qui sont un tissu des disso-
nances morales, à partir desquelles on peut apprendre la
désorganisation 282^ da^s lesquelles la confusion est
construite avec ordre et symétrie. Plus d'un artificieux
chaos2«3 philosophique de ce genre a eu assez de consis-
tance pour survivre à une église gothique. Durant notre
siècle on a construit à la légère, même dans les sciences,
autant que d'une manière assez grotesque. La littérature ne
manque pas de pavillon chinois comme, par exemple, la
critique anglaise. Celle-ci n'est rien d'autre qu'une applica-
tion à la poésie, mais sans poésie, de la philosophie du sain
intellect, laquelle n'est qu'une transposition de la phi-
losophie de la nature et de la philosophie de l'art. On ne
trouve donc ni de sens ni d'allusion la plus pudique à la
poésie 284 chez Harris 285^ Home 286 et Johnson , les cory-
phées du genre 288.

(390)
Il y a des gens honnêtes et sympathiques qui considèrent et
critiquent les hommes et la vie comme s'il s'agissait du
meilleur élevage de moutons qui soit, ou de l'achat et la
vente de biens. Ce sont les r é g i s s e u r s 2 8 9 de la morale et, à
vrai dire, toute morale privée de philosophie conserve tou-
jours, même dans le grand monde et dans la haute poésie,
une certaine apparence non libérale et économique.
Certains régisseurs construisent volontiers, d'autres préfè-
rent ravauder, d'autres doivent toujours apporter quelque
chose, d'autres mener 290 [le bétail], d'autres essaient tout et
FRAGMENTS 199

s'arrêtent partout, d'autres préparent et font toujours des


compartiments, d'autres observent et imitent. Tous les imi-
tateurs en poésie et en philosophie sont, à proprement par-
ler, des régisseurs égarés. Chaque homme a son instinct
économique, qui doit être cultivé, comme l'orthographe et
la métrique gagnent à être apprises. Mais il y a des exaltés
et des panthéistes économiques qui ne considèrent rien
que la nécessité, et qui ne se réjouissent à propos de rien,
sinon de leur utilité. Là où ils vont, tout devient plat et arti-
sanal, même la religion, les Anciens et la poésie qui, sur leur
tour, ne sont pas plus nobles qu'un séran.

(391)
Lire signifie libérer l'impulsion philologique, s'affecter soi-
même littérairement. On ne peut lire de la pure philosophie
ou poésie sans philologie 291.

(392)
Plusieurs compositions musicales ne sont que des traduc-
tions de poèmes dans le langage de la musique.

(393)
Pour pouvoir traduire parfaitement les Anciens en [langues]
modernes292, le traducteur lui-même devrait être avisé au
point qu'il pourrait, selon le besoin, tout faire en moderne,
en comprenant tout à la fois l'antique de telle façon qu'il
pourrait, non seulement l'imiter, mais aussi le recréer 293.

(394)
C'est une grande erreur de vouloir limiter la saillie à la
société. Les meilleures idées, avec leur force écrasante, leur
valeur infinie et leur fornie classique, produisent souvent
un silence gênant dans la conversation. Toutefois, la saillie
200 FRIEDRICH SCHLEGEL

véritable ne se représente qu'écrite, comme les lois ; on


doit évaluer ses produits au poids, comme César soupe-
sait avec précaution les perles et les pierres précieuses
dans sa main 294. Avec le volume, la valeur augmente sans
mesure ; et plusieurs de ceux qui unissent des accents
inspirés, de frais coloris et une certaine transparence cris-
talline que l'on pourrait comparer à l'eau du diamant, à
un esprit enthousiaste et à un aspect baroque, sont im-
possibles à évaluer.

(395)
Dans la prose véritable tout doit être souligné.

(396)
La caricature est une combinaison passive du naïf et du
grotesque. Le poète peut aussi bien l'utiliser tragique-
ment que comiquement 295.

(397)
Comme la nature et l'humanité se contredisent si souvent
et si vivement, sans doute la philosophie ne peut-elle évi-
ter de faire la même chose 296.

(398)
De toutes les frénésies philosophiques, le mysticisme est le
plus sobre et le meilleur marché. On doit seulement le cré-
diter d'une seule contradiction absolue : il sait pourvoir à
tous les besoins et peut encore étaler un grand luxe 297.

(399)
La totalité polémique est bien une conséquence néces-
saire de la présupposition et de l'exigence de communi-
cabilité et de communication absolues, et peut fort bien
FRAGMENTS 201

anéantir les opposants, sans toutefois légitimer suffisam-


ment la philosophie et son propriétaire tant qu'elle n'est
tournée que vers l'extérieur. Ce n'est que si elle était aussi
appliquée à l'intérieur, si une philosophie critiquait elle-
même son esprit et formait elle-même ses lettres sur la
meule et avec la lime de la polémique, qu'elle pourrait
conduire à la correction logique 29».

(400)
Il n'y a encore aucun sceptique qui mérite ce nom. Un tel
scepticisme devrait débuter, et finir, par l'affirmation et
l'exigence d'innombrables contradictions. Que cela puis-
se entraîner chez lui, par voie de conséquence, son auto-
anéantissement complet, n'est rien de caractéristique.
Cette maladie logique, il l'a en commun avec toute non-
philosophie. Le respect pour les mathématiques et l'appel
au sain entendement humain sont les signes diagnos-
tiques du scepticisme à demi et d'imitation 299.

(401)
Pour comprendre quelqu'un qui ne se comprend lui-
même qu'à moitié, on doit d'abord le comprendre entiè-
rement et mieux que lui, puis seulement à moitié et exac-
tement comme il se comprend 3oo.

(402)
À propos de la question de la possibilité de traduire les
Anciens, ce qui importe vraiment est que la traduction
fidèle, et dans l'allemand le plus pur, ait toujours encore
quelque chose de grec. Selon l'impression des profanes,
qui ont le plus de sens et d'esprit pour en juger, on
devrait le présumer-.
202 FRIEDRICH SCHLEGEL

(403)
La vraie recension devrait être la résolution d'une équa-
tion, le résultat et la démonstration d'une expérience phi-
lologique et d'une recherch^'^ littéraire.

(404)
On doit être né pour la philologie, comme on le doit être
aussi pour la poésie et la p h i l o s o p h i e 3 0 2 . H n'y a pas de
philologues sans philologie, dans le sens le plus originel
du mot, sans intérêt grammatical. La philologie est une
passion logique, le pendant de la philosophie, un en-
thousiasme pour la connaissance chimique : la gram-
maire, en effet, n'est rien d'autre que la partie philoso-
phique de l'art universel de la séparation et de la combi-
naison, À travers l'éducation technique mesurée de ce
sens naît la critique, dont la matière ne peut seulement
être que le classique et, tout bonnement, l'éternel, ce qui
ne peut être compris en totalité : sinon les philologues,
dont on perçoit, chez la majorité, les signes les plus com-
muns et avérés de la virtuosité profane, montreraient leur
habileté aussi volontiers en d'autres matières que pour les
œuvres de l'Antiquité pour lesquelles ils n'ont, règle
générale, ni intérêt ni sens. Cette nécessaire limitation est
toutefois aussi peu à blâmer qu'à plaindre, puisque
même ici, seule la perfection artistique conduit à la scien-
ce, et la simple philologie formelle doit s'approcher d'une
théorie matérielle de l'Antiquité et d'une histoire hu-
maine303 de l'humanité. Cela est meilleur qu'une soi-di-
sant application de la philosophie à la philologie dans le
style habituel de ceux qui, dans les sciences, compilent
plus qu'ils ne combinent. L'unique façon d'appliquer la
philosophie à la philologie ou, chose bien plus nécessai-
re, la philologie à la philosophie, est d'être, à la fois, phi-
FRAGMENTS 203

lologue et philosophe. Mais même sans cela, l'art philolo-


gique peut défendre ses titres. Se vouer exclusivement au
développement d'une impulsion originaire est aussi
digne et avisé que ce que l'homme peut jamais choisir de
meilleur et de plus haut comme tâche à sa vie304.

(406)
Si tout individu infini est Dieu, alors il y autant de dieux
que d'idéaux. La relation même du véritable artiste et de
l'homme vrai à leurs idéaux est entièrement une religion.
Celui à qui ce service divin intérieur est le but et la tâche
de sa vie entière, celui-là est un prêtre. C'est ce que cha-
cun peut et doit devenir.

(408)
La coquette vulgarité et le défaut cultivé sont nommés
délicatesse dans le langage de la fine société.

(409)
Pour être appelés moraux, les sentiments ne doivent pas
seulement être beaux, mais sages aussi, être, en relation
avec leur ensemble, convenables et, dans le sens le plus
élevé du mot, décents.

(410)
La banalité305 et l'économie sont le supplément nécessai-
re de toutes les natures qui ne sont pas absolument uni-
verselles. Souventes fois, le talent et la culture se perdent
complètement dans cet élément environnants''^.

(411)
L'idéal scientifique du christianisme est une caractérisa-
tion de la divinité avec d'innombrables variations.
204 FRIEDRICH SCHLEGEL

(412)
Les idéaux qui se considèrent comme inaccessibles ne
sont pas, pour cette raison même, des idéaux, mais plu-
tôt les fantômes mathématiques de la pensée purement
mécanique. Quiconque a un sens de l'infini et sait ce qu'il
veut faire avec lui, y voit le produit de forces qui se
mélangent et se séparent éternellement ; il pense en lui
ses idéaux au moins chimiquement et dit, s'il s'exprime
catégoriquement, de pures contradictions. La philoso-
phie de l'époque semble être allée aussi loin, mais pas ce-
pendant la philosophie de la philosophie : car même les
idéalistes chimiques n'ont bien souvent qu'un idéal
mathématique unilatéral du philosopher. Leurs thèses à
cet égard sont toutes vraies, c'est-à-dire philosophiques :
mais les antithèses leur manquent. Une physique de la
philosophie ne semble pas être actuelle, et seul l'esprit
parfait pourrait penser organiquement des idéaux.

(413)
Un philosophe doit parler de lui-même aussi bien qu'un
poète lyrique307.

(414)
S'il existe une Église invisible, c'est celle de ce grand et
indivisible paradoxe de la moralité et qui doit encore être
bien différencié du paradoxe purement philosophique.
Des hommes qui sont si excentriques pour être et devenir
vertueux avec un sérieux parfait s'entendent partout, se
trouvent facilement et constituent une opposition tacite
contre l'immoralité dominante qui passe, justement, pour
la moralité. Un mysticisme certain de l'expression qui, uni
à une fantaisie romantique et à une sensibilité gram-
maticale, peut être quelque chose de très attrayant et de
FRAGMENTS 205

très bon, sert souvent comme symbole de leurs beaux


mystères3o».

(415)
Celui qui a un sens de la poésie et de la philosophie, pour
celui-là elles sont un individu 309.

(416)
À la philosophie appartient, selon ce que l'on entend, ou
bien aucune ou bien toutes les connaissances concrètes

(417)
On ne doit vouloir conduire ni décider quiconque à la
philosophie

(418)
Même selon l'opinion la plus commune il suffit, pour
rendre célèbre un roman, qu'un personnage nouveau soit
représenté et développé d'une manière intéressante. Le
William Lovell 312 a ce mérite indéniable, et que tous les
accessoires et les échafaudages soient communs ou mal-
heureux, comme le grand machiniste en arrière-plan de
l'ensemble, et que l'inhabituel n'y soit souvent que de
l'habituel inversé, ne sauraient certainement lui faire de
tort : le personnage était toutefois malheureusement poé-
tique. Lovell est comme Balder 3i3^ sa variation par trop
peu différente, un fantasque complet dans tous les bons
et les mauvais, les beaux et les vilains sens du mot. Le
livre entier est un combat entre la prose et la poésie, où
la prose est piétinée et où la poésie se casse le cou sur
elle-même. À propos, il a le défaut de plusieurs premières
œuvres : il hésite entre l'instinct et l'intention parce qu'il
n'a pas assez des deux. De là les répétitions par lesquelles
206 FRIEDRICH SCHLEGEL

la description de l'ennui sublime peut, parfois, se changer


en communication. Ici se trouve la raison pour laquelle la
fantaisie absolue peut être méconnue, même des initiés
de la poésie, et n'être jugée que sentimentale, tandis que
la sentimentalité ne plaît d'aucune façon et semble furieu-
se au lecteur raisonnable qui réclame d'être modérément
ému pour son argent. Tieck n'a peut-être jamais repré-
senté de personnage si profond et détaillé. Cependant
Sternbald unit le sérieux et la fougue du Lovell avec la
religiosité artistique des Épancbements sentimentaux 3i5
et, à tout prendre, avec le plus beau de tout ce qu'il a
peint en arabesques poétiques tirées des fables anciennes :
la richesse et la légèreté fantastique, le sens de l'ironie et,
en particulier, la variété ainsi que l'unité voulue du colo-
ris. Ici aussi tout est clair et transparent ; l'esprit ro-
mantique semble plaisamment rêvasser à lui-même.

(419)
Le monde est beaucoup trop sérieux, bien que le sérieux
soit assez rare. Le sérieux est le contraire du jeu. Le
sérieux a un but déterminé, le plus important parmi tous
ceux possibles ; il ne peut ni badiner ni se tromper ; il
tend à son but, infatigablement, jusqu'à ce qu'il l'ait
atteint. Pour cela il faut de l'énergie, de la force spirituelle
d'extension et d'intensité absolument illimitée. S'il n'y a
aucune grandeur et étendue pour l'homme, alors le mot
grandeur, au sens moral, est superflu. Le sérieux est la
grandeur dans l'action. La grandeur est ce qui possède, à
la fois, de l'enthousiasme et de la génialité, ce qui est en
même temps divin et parfait. Est parfait ce qui, simulta-
nément, est naturel et artistique. Est divin ce qui jaillit de
l'amour de l'être et du devenir purs et éternels, amour qui
est supérieur à toute poésie et toute philosophie. Il y a
FRAGMENTS 207

une divinité tranquille sans la force foudroyante des hé-


ros et l'activité formatrice des artistes. Ce qui est, à la fois,
divin, complet et grand, est parfait.

(420)
Qu'une femme cultivée, à propos de laquelle on peut dis-
cuter de moralité, soit dévoyée ou pure, il peut être pos-
sible de le décider de façon très précise. Si elle suit la ten-
dance générale, l'énergie de l'esprit et du caractère, sa
manifestation extérieure, et si ce qui dépend d'elle est
tout pour elle, alors elle est dévoyée. Si elle connaît
quelque chose de plus grand que la grandeur, si elle peut
sourire de son penchant, si elle est, en un mot, capable
d'enthousiasme, alors elle est innocente au sens moral.
Sous cet angle, on peut dire que toute vertu féminine est
religion. Mais que les femmes doivent croire plus en Dieu
ou le Christ que les hommes, qu'une belle et bonne
forme de libre pensée leur convienne moins qu'à eux, ce
n'est qu'un des innombrables lieux communs que
Rousseau a réunis en un système ordonné d'une théorie
de la féminité, et dans lequel l'absurdité était si évidente
et développée, qu'il devait forcément trouver un consen-
sus général

(421)
La grande foule aime peut-être les romans de Friedrich
Richter3i7 seulement pour leur apparence aventurière. En
général, il intéresse de la manière la plus variée et pour
des motifs absolument opposés. Tandis que le régisseur
instruit verse en abondance de nobles larmes en le lisant,
et que l'artiste sévère l'exècre en tant qu'astre rouge-sang
de la parfaite non-poésie de la nation et de l'époque,
l'homme de tendance universelle peut se divertir des gro-
208 FRIEDRICH SCHLEGEL

tesques figures de porcelaine de ses saillies figurées, ras-


semblées comme des milices impériales, ou bien adorer en
lui l'arbitraire. C'est un phénomène unique ; un auteur qui
ne possède pas les rudiments de l'art, qui ne peut dire net-
tement un bon mot incapable de bien raconter une his-
toire, de la manière dont on dit habituellement bien racon-
ter, et auquel néanmoins on ne pourrait sans injustice
contester le nom de grand poète, même pour un dithyram-
be humoristique comme la lettre d'Adam du rétif, vi-
goureux, solide, ferme, splendide Leibgeber 320. Si ses
œuvres ne témoignent pas d'une culture excessive 321, elles
ont cependant une forme : l'ensemble est comme le parti-
culier et vice et versa ; bref, il est habile. C'est une grande
qualité de Siebenkâs 322 que le développement et la pré-
sentation y soient encore au mieux ; mais c'en est une plus
grande encore qu'il y ait si peu d'Anglais. À vrai dire, à la
fin, ses Anglais sont aussi des Allemands, mais dans des
relations idylliques et avec des noms sentimentaux : ils ont
cependant toujours une forte ressemblance avec les
Polonais de Louvet 323 et appartiennent en cela aux fausses
tendances qui sont si nombreuses chez lui. Les femmes, la
philosophie, la vierge Marie, la grâce, les visions idéales et
l'estime de soi en font aussi partie. Ses femmes ont les yeux
rouges et sont des exemples de poupées articulées à ré-
flexion psychologico-morale sur la féminité ou l'en-
thousiasme. De toute façon, il ne s'abaisse presque jamais à
présenter les personnages ; il lui suffit de les penser et de
faire parfois sur eux une observation appropriée. Ainsi, il se
met du côté des humoristes passifs, des hommes qui, à vrai
dire, sont seulement des choses humoristiques : les actifs
semblent plus indépendants, mais ils ont une ressemblance
trop forte entre eux et l'auteur pour que l'on puisse calcu-
ler cela comme un mérite. Son ornement consiste en ara-
FRAGMENTS 209

besques plombées du style nurembourgeois. C'est ici que la


monotonie de sa fantaisie et de son esprit, frôlant la pau-
vreté, est la plus évidente : mais ici aussi son attrayante lour-
deur se sent chez elle, de même que son piquant manque
de goût, qui n'a de reprochable que le fait qu'il est incons-
cient. Sa Madone est une tendre femme de sacristain et le
Christ ressemble à un candidat illuminé. Plus ses Rembrandt
poétiques sont moraux, plus ils sont médiocres et com-
muns ; plus ils sont comiques, plus ils sont près de l'excel-
lence ; plus ils sont dithyrambiques et provinciaux, plus ils
sont divins : car sa manière de voir les petites villes de pro-
vince tient particulièrement de la cité céleste 324. Sa poésie
humoristique se distingue toujours de sa prose sentimen-
tale ; souvent elle apparaît, semblable à des chansons par-
semées, comme un épisode ; ou bien, en tant qu'appendi-
ce, elle anéantit le livre. Mais il advient, de temps en temps,
que de bons morceaux lui échappent dans le chaos uni-
versel 325.

(422)
Mirabeau a joué un grand rôle dans la Révolution parce que
son caractère et son esprit étaient révolutionnaires ;
Robespierre parce qu'il obéissait inconditionnellement à la
Révolution, se consacrant tout entier à elle, l'adorant et s'en
considérant le Dieu ; Bonaparte, parce qu'il engendra et
organisa des révolutions pouvant l'annihiler 326.

(423)
L'actuel caractère national français ne coïnciderait-il pas
avec celui du cardinal de Richelieu ? Son universalité étran-
ge, et presque insipide, préfigure plusieurs des plus remar-
quables phénomènes français après lui.
210 FRIEDRICH SCHLEGEL

(424)
On peut considérer la Révolution française comme le
plus grand et le plus remarquable phénomène de l'histoi-
re des États, comme un tremblement de terre quasi uni-
versel, une incommensurable inondation dans le monde
politique ou comme un archétype des révolutions,
comme la Révolution absolue'^?. Ce sont là les points de
vue habituels. On peut toutefois la considérer comme le
point central et le sommet du caractère national français,
où se trouvent concentrés tous ses paradoxes, où comme
le plus terrible grotesque de l'époque, au sein duquel les
préjugés les plus profonds, et les pressentiments les plus
violents, eux-mêmes mélangés à un horrible chaos, se
sont entrelacés aussi bizarrement que possible afin de
former une monstrueuse tragi-comédie de l'humanité.
Pour exposer ces opinions historiques, on ne trouve plus
que des traits isolés.

(425)
Le premier mouvement de la moralité est l'opposition au
droit positif et à l'honnêteté conventionnelle, ainsi qu'une
excitabilité sans frontière du cœur Si, en plus, s'ajoutent la
négligence commune aux esprits indépendants et forts,
l'impétuosité et l'étourderie de la jeunesse, des excès sont
alors inévitables et leurs conséquences incalculables em-
poisonnent souvent une vie entière. C'est ainsi que la popu-
lace considère comme criminels, ou comme exemples
d'immoralité, ceux qui, pour l'homme vraiment moral,
appartiennent aux exceptions les plus rares, et qu'il peut
considérer autant comme créatures de son espèce que
comme citoyens de son monde. Qui ne songe ici à
Mirabeau et Chamfort ?
FRAGMENTS 211

(426)
Il est naturel que les Français dominent quelque peu à
notre époque. Ils sont une nation chimique, le sens chi-
mique est chez eux universellement éveillé et, même
dans la chimie morale, ils font toujours leurs expériences
en grand. L'époque est également une époque chimique.
Les révolutions sont universelles, mouvements non pas
organiques, mais plutôt chimiques. Le commerce en gros
est la chimie de l'économie en gros ; il y a aussi une alchi-
mie de cette sorte. La nature chimique du roman, de la
critique, de la saillie, de la mondanité, de la nouvelle rhé-
torique et de l'histoire traditionnelle est, en soi, évidente.
Avant d'arriver à "une caractéristique de l'univers et à une
classification de l'humanité, on doit se contenter de notes
sur la tonique et les manières particulières de l'époque,
sans seulement pouvoir délinéer la silhouette du géant.
Comment pourrait-on, sans ces connaissances préli-
minaires, établir si l'époque est vraiment un individu ou
bien seulement un point de collision d'autres époques ;
et où commence et finit-elle précisément ? Comment
comprendre exactement et ponctuer la période actuelle du
monde, si on ne peut au moins anticiper le caractère géné-
ral des époques successives ? Par analogie à cette pensée,
une époque organique devrait succéder à l'époque chi-
mique ; les citoyens de la terre de la prochaine révolution
solaire ne pourraient ainsi avoir de nous, peu s'en faut, la
haute opinion que nous avons de nous-mêmes, et tenir bon
nombre de choses qui sont maintenant admirées pour de
simples exercices de jeunesse utiles à l'humanité 329.

(427)
Une soi-disant recherche 33o est une expérience histo-
rique. Son objet et son résultat sont un fait. Ce qui doit être
212 FRIEDRICH SCHLEGEL

un fait doit avoir une forte individualité, être, à la fois, un


secret et une expérimentation, c'est-à-dire une expérimen-
tation de la nature créatrice. Tout ce qui peut être compris
par l'enthousiasme et par un sens philosophique, poétique
ou moral, est secret et mystère.

(429)
Comme la nouvelle, en chaque point de son être et de son
devenir, doit être neuve et frappante^îi, ainsi le conte poé-
tique, et spécialement la romance, devrait être infiniment
bizarre, parce qu'il ne veut pas intéresser simplement la
fantaisie, mais également enchanter l'esprit et exciter le sen-
timent ; et l'essence du bizarre semble résider dans cer-
taines liaisons .et confusions arbitraires et étranges de )a
pensée, de la création 332 et de l'action. Il y a une bizarrerie
de l'enthousiasme qui s'accorde avec la culture et la liberté
la plus haute, qui ne renforce pas seulement le tragique,
mais l'embellit et le divinise à la fois, comme dans la
Fiancée de Corinthe 333 de Goethe, qui fait époque dans
l'histoire de la poésie. Le touchant y est déchirant, et char-
me cependant de façon séduisante. Certains passages pour-
raient presque être dits burlesques, et, justement en ceux-
ci, l'horrible apparaît d'une grandeur foudroyante.

(430)
Il y a des situations et des circonstances inévitables qu'on
ne peut traiter libéralement qu'en les transformant par un
acte hardi de l'arbitraire 334^ les considérant entièrement
comme poésie. Ainsi, en cas de nécessité, tous les hommes
cultivés devraient pouvoir être poètes. On peut déduire de
cela autant que l'homme est un poète par nature, et qu'il y
a une poésie naturelle, que le contraire.
FRAGMENTS 213

(431)
« Sacrifier aux Grâces », dit à un philosophe, signifie :
Fais de l'ironie et forme-toi à l'urbanité. »

(432)
Dans plusieurs œuvres d'envergure, en particulier les
oeuvres historiques qui, par leurs détails, sont très at-
trayantes et bien écrites, on ressent, somme toute, une
monotonie déplaisante. Pour l'éviter, le coloris et le ton,
voire même le style, devraient se transformer et, dans les
différentes grandes masses de l'ensemble, être remar-
quablement différents. L'œuvre deviendrait ainsi non
seulement plus variée, mais plus systématique. Il est évi-
dent qu'une telle variation régulière ne pourrait être
l'œuvre du hasard, que l'artiste devrait savoir très préci-
sément ce qu'il veut afin de pouvoir le faire ; mais il est
évident, par ailleurs, qu'il est prématuré d'appeler art la
poésie ou la prose avant qu'elles soient parvenues à
construire parfaitement leurs œuvres. Il n'y a pas à craindre
que le génie devienne superflu, puisque le saut 335 de la
connaissance la plus intuitive et de la claire vision de ce
qui doit être produit jusqu'à sa perfection, reste toujours
infini 336.

(433)
L'essence du sentiment poétique réside peut-être en ceci
que l'on peut s'émouvoir de soi-même, s'impressionner
de rien et pouvoir rêvasser sans motif. La sensibilité mo-
rale peut très bien s'unir à un manque absolu de senti-
ment poétique 337.

(434)
La poésie doit-elle absolument être divisée ? 338 Ou bien
214 FRIEDRICH SCHLEGEL

doit-elle demeurer une et indivisible, ou balancer entre la


division et l'unité ? La plupart des représentations du sys-
tème poétique universel sont encore aussi grossières et
enfantines que les anciennes représentations de l'astro-
nomie avant Copernic. Les parties traditionnelles de la
poésie ne sont que cloisons mortes pour un horizon limi-
té. Ce qu'un seul peut faire ou ce qui est reconnu simple-
ment, c'est là terre immobile au centre. Mais dans l'uni-
vers de la poésie rien n'est en repos, tout devient, se
transforme et se meut harmonieusement ; et les comètes
elles-mêmes ont des lois immuables fixant leur mouve-
ment. Le véritable système universel de la poésie ne sera
cependant pas découvert tant qu'on ne pourra calculer la
course de ces astres et en prévoir le retour.

(435)
Certains,grammairiens semblent vouloir introduire dans la
langue le principe du droit antique des peuples décré-
tant que tout étranger est un ennemi. Toutefois, un auteur
qui peut également s'en tirer sans mot étranger, devrait tou-
jours se tenir prêt à les utiliser là où le caractère du genre
exige ou souhaite un coloris d'universalité ; un esprit histo-
rique s'intéressera toujours avec respect et amour aux vieux
mots, il les rajeunira volontiers à l'occasion, eux qui ont
souvent, non seulement plus d'expérience et de raison,
mais aussi plus de vitalité et d'unité que plusieurs hommes
grammairiens ou supposés tels

(436)
Sans aucun égard au contenu, le Fûrstenspiegel^^ est très
estimable comme modèle de bon ton dans la conversa-
tion écrite, modèle que la prose allemande a assez peu
offert, et à partir duquel l'auteur qui veut mettre en rap-
FRAGMENTS 215

port 342 la philosophie et la vie sociale, doit apprendre


comment ennoblir le décorum des conventions suivant la
bienséance de la nature. C'est ainsi que devrait pouvoir
écrire quiconque trouve l'occasion de faire imprimer
quelque chose sans pour cela être écrivain 343.

(437)
Comment une science peut-elle prétendre à la rigueur et
à l'achèvement, elle qui est le plus souvent ad usum del-
phini ou bien ordonnée et unie d'après le système des
causes occasionnelles, comme les mathématiques ?

(438)
L'urbanité est la saillie de l'universalité harmonieuse et
celle-ci est l'un et le tout de la philosophie historique
comme aussi de la plus haute musique de Platon 345. Les
humanoria 346 sont la gymnastique de cet art et de cette
science.

(439)
Un essai est une œuvre d'art de la critique, un nisum
repertum 347 cle la philosophie chimique. Une recension
est un essai appliqué et appliquant en considération de
l'état actuel de la littérature et du public. Les sommaires,
les annales littéraires sont des sommes ou des séries d'es-
sais. Les parallèles sont des groupes critiques. De leur
union réciproque naît le choix des classiques, le système
critique du monde pour une sphère donnée de la phi-
losophie ou de la poésie.

(440)
Toute culture pure ou désintéressée est gymnastique ou
musicale ; elle tend au développement des forces indivi-
216 FRIEDRICH SCHLEGEL

duelles et à l'harmonie de toutes. La dichotomie grecque


de l'éducation 348 est plus qu'un des paradoxes de l'Anti-
quité.

(441)
Libéral est celui qui, de tous côtés et en toutes directions,
est libre de lui-même et exerce en tout son humanité :
celui qui tient pour sacré tout ce qui agit, est ou devient,
selon la mesure de sa force, et participe à toute forme de
vie sans se laisser entraîner à la haine et au mépris par des
opinions bornées 3-^9.

(442)
Les juristes philosophes qui s'appellent ainsi ont égale-
ment, à côté de leurs autres droits, qui sont souvent
injustes, un droit naturel qui, fréquemment, l'est plus en-
core 350.

(443)
La déduction d'un concept est le titre de noblesse de sa
descendance authentique de l'intuition intellectuelle de
sa science. Car chaque science a la sienne.

(444)
Cela semble ridicule et étrange à plusieurs lorsque les
musiciens padent des idées de leurs compositions ; et il
pourrait même arriver souvent qu'on s'aperçoive qu'il y a
plus de pensées dans leur musique que sur elle-même.
Mais celui qui a un sens pour les merveilleuses affinités
dans tous les arts et toutes les sciences, ne considérera
pas la chose sous le plat point de vue de la soi-disant in-
génuité, d'après lequel la musique ne doit être que le lan-
gage du sentiment, et ne trouvera pas impossible en soi
FRAGMENTS 217

une certaine tendance de toute la musique purement ins-


trumentale vers la philosophie. La pure musique instru-
mentale ne doit-elle pas se créer elle-même un texte ? Et
le thème ne vient-il pas en elle aussi développé, confir-
mé, varié et contrasté que l'objet de la méditation d'une
série d'idées philosophiques ? 35i

(445)
La dynamique est, en astronomie, la théorie de la quanti-
té d'énergie employée dans l'organisation de l'univers. En
ce sens, on peut les appeler toutes deux une mathéma-
tique historique. L'algèbre exige, au plus haut point, de
l'esprit 352 et de l'enthousiasme, à savoir, du genre mathé-
matique.

(446)
L'empirisme conséquent se termine par des contributions
à l'arrangement des malentendus ou par une souscription
à la vérité 353.

(447)
La fausse universalité est ou bien théorique ou bien pra-
tique. La théorique est l'universalité d'un mauvais
lexique, d'une greffe. La pratique naît de la totalité du
mélange35'i.

(448)
Les intuitions intellectuelles de la critique sont le senti-
ment de l'analyse infiniment fine de la poésie grecque et
celui du mélange infiniment plein de la satire et de la
prose romaine 355.
218 FRIEDRICH SCHLEGEL

(449)
Nous n'avons encore aucun auteur moral qui peut être
comparé aux principaux auteurs de la poésie et de la phi-
losophie. Un tel auteur devrait réunir la sublime politique
antique de Muller 356 avec la grande économie de l'uni-
vers de Forster 357^ la gymnastique et la musique morales
de Jacobi 35® ; dans le style, conjuguer celui, lourd, respec-
table, inspiré du premier avec le frais coloris et l'aimable
délicatesse du second, comme aussi la sensibilité cultivée
du troisième qui résonne partout comme un lointain
harmonica du monde des esprits.

(450)
La polémique de Rousseau contre la poésie n'est qu'une
mauvaise imitation de Platon 359. Platon en a davantage
contre les poètes que contre la poésie ; il considère la
poésie comme le dithyrambe le plus audacieux et la plus
harmonieuse musique. Épicure est un véritable ennemi
des beaux-arts : il veut détruire la fantaisie et s'en tenir
seulement au sens. D'une tout autre manière, Spinoza
pourrait sembler un ennemi de la poésie, puisqu'il
montre jusqu'à quel point avec la philosophie et la mora-
lité on peut aller loin sans poésie, et parce que c'est bien
dans l'esprit de son système de ne pas isoler la poésie.

(451)
L'universalité est la saturation réciproque de toutes les
formes et de toutes les matières. Elle ne parvient à l'har-
monie que par l'union de la poésie et de la philosophie :
il semble même manquer aux oeuvres les plus univer-
selles et parfaites de la poésie et de la philosophie iso-
lées, la dernière synthèse ; elles restent incomplètes, tout
près du but de l'harmonie. La vie de l'esprit universel est
FRAGMENTS 219

une chaîne ininterrompue de révolutions internes ; tous


les individus, c'est-à-dire les originaux et les éternels, vi-
vent en lui. Il est le vrai polythéiste et porte en son sein
l'Olympe tout entier.
I D É E S 360

{Athenàum, volume III, fascicule 1,


Berlin, H. Frôlich, 1800, pages 4-33)

(1)
Les exigences et les traces d'une morale qui serait plus
que la partie pratique de la philosophie deviennent sans
cesse plus évidentes et distinctes. On parle même déjà de
religion. Il est temps de déchirer le voile d'Isis 36i et de
révéler le mystère. Que celui qui ne peut supporter le
regard de la déesse fuie ou périsse.

(2)
Un religieux 3^2 est celui qui ne vit que dans l'invisible,
pour qui la vérité de toute chose visible n'est qu'allégorie.

(3)
C'est seulement par la relation avec l'infini que naissent la
valeur et l'utile ; ce qui ne s'y rapporte pas absolument est
vide et inutile.

(4)
La religion est l'âme toute vivifiante de la culture, le qua-
trième élément invisible pour la philosophie, la morale et
la poésie, qui, comme le feu là où il est contenu, répand
dans le calme ses bienfaits sur toute chose, et ne se décla-
re en une destruction effrayante que par une violence et
une provocation de l'extérieur.
222 FRIEDRICH SCHLEGEL

(5)
Le sens ne comprend quelque chose qu'en l'accueillant
en lui, comme une graine, en le nourrissant, le laissant
croître jusqu'à ce qu'il donne des fleurs et des fruits.
Répandez donc la semence sacrée sur le sol de l'esprit
saris apprêt ni remplissage inutile 363.

(6)
La vie éternelle et le monde invisible ne sont à rechercher
qu'en Dieu. En Lui vivent tous les esprits, Il est un abysse
d'individualités, la seule plénitude infinie.

(7)
Libérez la religion, et une nouvelle humanité commencera.

(8)
L'auteur des Discours sur la religion?^ dit que l'entende-
ment connaît uniquement l'univers ; que l'imagination
domine, et vous aurez un dieu. Tout juste ! L'imagination
est l'organe de l'homme pour la divinité 365.

(9)
Le véritable religieux éprouve toujours quelque chose de
plus élevé que la compassion.

(10)
Les idées sont des pensées infinies, autonomes, toujours
en mouvement en elles-mêmes, divines.

(11)
C'est par la religion seulement que la philosophie naît de
la logique, de cela uniquement vient qu'elle est plus que
la science. Et au lieu d'une poésie éternelle, pleine et
IDEES 223

infinie, nous n'aurions sans elle que des romans ou les


enfantillages qu'actuellement on nomme bel art.

(12)
Y a-t-il une Aufklànxng ? ^ On ne devrait utiliser ce terme
que si l'on peut établir un principe dans l'esprit humain,
non produit artificiellement, mais plutôt par l'arbitraire,
dans la libre activité, comme la lumière dans notre système
du monde.

(13)
L'artiste est celui qui a sa religion propre, une opinion ori-
ginale de l'infini.

(14)
La religion n'est pas simplement une partie de la culture 367^
un membre de l'humanité, mais plutôt le centre de tous les
autres, partout le premier et le summum, l'absolument ori-
ginel368.

(15)
Tout concept de Dieu est un bavardage vide. Mais l'idée de
la divinité est l'idée de toutes les idées.

(16)
Le religieux n'est uniquement tel que dans le monde invi-
sible. Comment doit-il apparaître parmi les hommes ? Il ne
voudra rien d'autre sur terre que donner à l'infini la forme
de l'éternel et c'est pourquoi il doit être et rester un artiste,
quelque nom qu'ait son métier.

(17)
Lorsque les idées deviennent des dieux, la conscience de
224 FRIEDRICH SCHLEGEL

l'harmonie devient alors recueillement, humilité et espé-


rance.

(18)
La religion doit baigner partout l'esprit de l'homme
moral, comme s'il était son élément, et ce chaos lumineux
de pensées et de sentiments divins, nous l'appelons
enthousiasme.

(19)
Avoir du génie est l'état naturel de l'homme ; il doit aussi
sortir sain des mains de la nature, et puisque l'amour est
pour les femmes ce que le génie est pour l'homme, nous
devons nous imaginer l'Âge d'Or comme celui où l'amour
et le génie étaient universels 369.

(20)
Est artiste quiconque a pour but, pour centre de son exis-
tence, de former son esprit.

(21)
Il appartient à l'humanité de devoir s'élever au-dessus de
l'humanité.

(22)
Que font les quelques mystiques qui restent encore ? - Ils
donnent plus ou moins forme au chaos grossier de la reli-
gion déjà existante. Mais ils le font en solitaires, en petit,
par de faibles tentatives. Faisons-le en grand, de toutes
parts, avec la masse entière, réveillons de leurs tombes
toutes les religions, ravivons et donnons forme aux
immortels par l'omnipotence de l'art et de la science.
IDÉES 225

(23)
La vertu est la raison devenue énergie.

(24)
La symétrie et l'organisation de l'histoire nous appren-
nent que l'humanité, depuis qu'elle a été et est devenue,
est déjà et est devenue réellement un individu, une per-
sonne. Dans cette grande personne qu'est l'humanité.
Dieu s'est fait homme.

(25)
La vie et la force de la poésie résident en ceci qu'elle sort
d'elle-même, arrache un morceau de religion, puis
retourne en soi pendant qu'elle se l'approprie. Il en est de
même avec la philosophie.

(26)
La saillie est la manifestation, l'éclair extérieur de l'imagi-
nation. De là sa divinité et la ressemblance de la mystique
avec la saillie.

(27)
La philosophie de Platon est une digne préface à la reli-
gion de l'avenir.

(28)
L'homme est un regard rétrospectif et créateur de la natu-
re sur elle-même.

(29)
L'homme est libre lorsqu'il produit ou rend visible Dieu,
il devient ainsi immortel.
226 FRIEDRICH SCHLEGEL

(30)
La religion est absolument insondable. En elle, on peut
toujours creuser plus profondément, partout, à l'infini 37o.

(31)
La religion est la force centripète et centrifuge de l'esprit
humain et elle les unit.

(32)
Que le salut du monde soit à attendre des savants, je
l'ignore. Mais il est temps que tous les artistes se réunis-
sent en tant que confédérés d'un serment éternel.

(33)
La moralité d'un écrit ne dépend pas du sujet ou de la
relation entre l'auteur et ceux à qui il s'adresse, mais plu-
tôt de l'esprit du traitement. Si celui-ci respire toute la plé-
nitude de l'humanité, alors l'écrit est moral. Mais s'il n'est
que l'œuvre d'une force et d'un art isolés, il ne l'est pas.

(34)
Celui qui a de la religion parlera le langage de la poésie.
Mais la philosophie est l'outil pour la trouver et la décou-
vrir.

(35)
Comme les généraux des Anciens qui parlaient aux guer-
riers avant la bataille37i, ainsi le moraliste, dans le combat
de notre époque, devrait parler aux hommes.

(36)
Tout homme complet a du génie. La vertu véritable est
génialité.
IDEES 227

(37)
La culture est le bien suprême et la seule chose utile372.

(38)
Dans le monde du langage ou, ce qui est la même chose,
dans le monde de l'art et de la culture, la religion apparaît
nécessairement comme mythologie ou comme bible.

(39)
Le devoir des kantiens est au commandement de l'honneur,
à l'appel de la vocation et à la divinité en nous, ce que la
plante séchée est à la fleur fraîche, vivante sur la tige.

(40)
Une relation déterminée à la divinité doit être aussi insup-
portable au mystique qu'une opinion déterminée, un
concept de celle-ci.

(41)
Rien n'est plus nécessaire à notre temps qu'un contrepoids
spirituel à la Révolution et au despotisme qu'elle exerce sur
les esprits avec la concentration des plus grands intérêts
mondiaux. Où devons-nous chercher et trouver ce contre-
poids ? La réponse n'est pas difficile ; en nous, incontesta-
blement, et celui qui a saisi le centre de l'humanité, celui-là
aura trouvé, à l'instant même, ici, le point central de la cul-
ture 373 moderne, ainsi que l'harmonie de tous les arts et
sciences jusqu'alors divisés et opposés.

(42)
Si on en croit les philosophes, ce que l'on appelle religion
est une philosophie volontairement populaire ou instinc-
tivement ingénue. Les poètes semblent plutôt la tenir
228 FRIEDRICH SCHLEGEL

pour une variété de poésie laquelle, condamnant la beau-


té de son propre jeu, se prend trop au sérieux et d'un seul
point de vue. Cependant, la philosophie admet et recon-
naît déjà qu'elle ne peut débuter qu'avec la religion et,
par elle, se parfaire elle-même, alors que la poésie, vou-
lant tendre uniquement à l'infini, méprise l'utilité et la cul-
ture374 mondaine, lesquelles sont les véritables opposés
de la religion. La paix perpétuelle375 entre les artistes n'est
donc plus très loin.

(43)
Les artistes sont aux hommes ce que les hommes sont
aux autres créatures terrestres.

(44)
Nous ne voyons pas Dieu, mais nous apercevons partout
le divin et, avant tout, de la manière la plus réelle, dans le
cœur de l'homme raisonnable, dans la profondeur d'une
œuvre humaine vivante. Tu peux immédiatement sentir,
immédiatement penser la nature, l'univers ; mais pas la
divinité. Seul l'homme parmi les hommes peut créer divi-
nement, penser et vivre avec religion 376. Nul ne peut être
le médiateur377 direct de lui-même ou de son esprit, parce
que le médiateur doit être un pur objet dont le centre est
à l'extérieur de celui qui l'intuitionne. On choisit et pose
le médiateur, mais on ne peut le choisir et le poser que s'il
s'est déjà posé comme tel. Un médiateur est celui qui per-
çoit le divin en son sein, s'abandonne et s'anéantit lui-
même pour annoncer cet élément divin, le communiquer,
le représenter à tous les hommes par les coutumes et
dans les actions, par les paroles et par les œuvres^^s. Si
cette impulsion ne suit pas, c'est que ce qui fut alors
perçu n'était ni divin ni particulier. Communiquer et être
IDEES 229

communiqué, voilà toute la vie supérieure de l'homme et


chaque artiste est médiateur pour les autres.

(45)
Un artiste est celui qui a son centre en lui-même. Qui ne
l'a pas en soi doit se choisir un guide ou un médiateur
déterminés, non point pour toujours, bien sûr, mais seu-
lement au début379. Car sans un centre vivant, l'homme ne
peut pas être, et s'il ne l'a pas encore en lui, alors il doit
seulement le chercher chez un homme, et uniquement
chez un homme dont le centre peut stimuler et réveiller
le sien.

(46)
La poésie et la philosophie sont, comme on l'entend
généralernent, des sphères et des formes différentes ou
aussi les facteurs^so de la religion. Essayez seulement de
les unir vraiment, et vous n'obtiendrez rien d'autre que la
religion.

(47)
Dieu est tout ce qui est absolument originel et grand,
c'est-à-dire l'individu même à la plus haute puissance.
Mais la nature et le monde ne sont-ils pas aussi des in-
dividus ?

(48)
Là où s'arrête la philosophie, la poésie doit débuter. Un
point de vue commun, une mentalité naturelle, en
contre-pied de l'art et de la culture une vie simple, ne
doivent pas exister ; c'est-à-dire qu'aucun royaume de la
grossièreté ne doit être pensé par-delà les frontières de la
culture. Tout membre pensant de l'organisation ne ressent
230 FRIEDRICH SCHLEGEL

ses limites sans son unité en relation avec le tout. Par


exemple, on ne doit pas seulement opposer la non-
philosophie à la philosophie, mais plutôt à la poésie.

(49)
Donner un but déterminé à l'union des artistes, c'est instal-
ler un misérable institut à la place de l'union étemelle, c'est
abaisser la communauté des Saints à l'État.

(50)
Vous vous étonnez de l'époque, de l'énergie gigantesque
qui fermente, des renversements, et vous ignorez à quelles
nouvelles naissances vous devez vous attendre. Comprenez
pourtant et répondez à la question s'il se peut produire
quelque chose dans l'humanité qui n'ait pas son fondement
en elle-même. Tout mouvement ne doit-il pas venir du
centre, et où est le centre ? La réponse est claire, et montre
aussi, par conséquent, les phénomènes comme une grande
résurrection de la religion, une métamorphose générale. En
vérité, la religion est, en soi, étemelle, égale à elle-même,
immuable comme la divinité, et justement pour cela, appa-
raît sous des formes toujours neuves et diverses.

(51)
Nous ne saurons pas ce qu'est un homme jusqu'à ce que
nous n'apprenions de l'essence de l'humanité pourquoi il y
a des hommes qui ont du sens et de l'esprit, et d'autres à qui
il en manque.

(52)
Se présenter comme représentant de la religion est encore
plus sacrilège que de vouloir en fonder une.
IDÉES 231

(53)
Aucune activité n'est aussi humaine que celle qui, sim-
plement, complète, réunit et s t i m u l e ^ s z .

(54)
L'artiste doit vouloir aussi peu dominer que servir. Il ne
peut qu'éduquer, rien d'autre qu'éduquer ; pour l'État, il
ne peut donc éduquer que les maîtres et les valets, élever
jusqu'à l'artiste les politiciens et les régisseurs.

(55)
Un système d'une large étendue ainsi que le sens pour le
chaos en dehors de lui n'est pas uniquement le fait d'une
vaste culture, de même que pour atteindre l'humanité, il
faut un sens par-delà l'humanité.

(56)
Comme les Romains furent la seule nation qui fut une
nation complète, ainsi notre époque est la première
époque véritable.

(57)
La richesse de la culture383^ tu la trouveras dans notre plus
haute poésie, mais l'humanité profonde, chérche-la
auprès du philosophe.

(58)
Même les soi-disant éducateurs du peuple, que l'État a
institués, doivent devenir à leur tour des poètes et avoir
des sentiments religieux : mais ils ne le peuvent que s'ils
se joignent à la plus haute culture.
232 FRIEDRICH SCHLEGEL

(59)
Rien n'est plus spirituel ^ et grotesque que la mytholo-
gie antique et le christianisme ; et ce parce qu'ils sont très
mystiques.

(60)
L'individualité est précisément l'élément originel et éter-
nel de l'homme ; la personnalité importe moins. S'exercer
à l'éducation 385 et au développement de cette individua-
lité comme profession suprême serait un égoïsme divin.

(61)
Depuis longtemps déjà on parle d'une toute-puissance de
la lettre sans vraiment savoir ce que l'on dit. Il est temps
que l'on devienne sérieux, que l'esprit se réveille et re-
couvre la baguette magique perdue 386.

(62)
On a autant de morale qu'on a de philosophie et de poé-
sie.

(63)
La vraie intuition centrale du christianisme est le péché387.

(64)
L'humanité devient un individu par les artistes 388^ pen-
dant qu'ils unissent, dans le présent, le monde passé et la
postérité. Ils sont le plus haut instrument de l'âme 389^ où
se rencontrent les esprits vivants de toute l'humanité
extérieure et au sein duquel agit, avant tout, l'humanité
intérieure 390.
IDÉES 233

(65)
C'est uniquement par la culture que l'homme devient
complètement homme et se pénètre d'humanité 392.

(66)
Les premiers protestants voulaient de bonne foi vivre
selon l'Écriture, la prendre au sérieux et détruire tout le
reste.

(67)
La religion et la morale sont des contraires symétriques,
comme la poésie et la philosophie 393.

(68)
Humanisez votre vie et vous en aurez assez fait ; mais
vous n'atteindrez jamais le sommet de l'art et la profon-
deur de la science, sans quelque chose de divin.

(69)
L'ironie est la conscience claire de l'agilité éternelle, du
Chaos infini et complet 394.

(70)
La musique est proche parente de la morale, l'histoire
l'est de la religion : le rythme est l'idée de la musique, tan-
dis que l'histoire va au primitif.

(71)
Un chaos est seulement ce désordre d'où un monde peut
surgir 395.

(72)
C'est en vain que vous cherchez dans ce que l'on nomme
234 FRIEDRICH SCHLEGEL

esthétique, l'harmonieuse plénitude de l'humanité, début


et fin de la culture 396. Essayez de reconnaître les éléments
de la culture et de l'humanité, puis adorez-les, le feu
avant tous 397.

(73)
Il n'y a aucun dualisme sans primauté ; ainsi, la morale
elle-même n'est pas l'égale de la religion, mais lui est sub-
ordonnée398.

(74)
Unissez les extrêmes et vous aurez ainsi le vrai milieu.

(75)
Comme la plus belle fleur d'organisation particulière, la
poésie est très locale ; la philosophie de différentes pla-
nètes ne serait pas si différente.

(76)
Une morale sans goût pour le paradoxe est banale.

(77)
L'honneur est la mystique de la loyauté.

(78)
Toutes les pensées de l'homme religieux sont étymolo-
giques, un retour de tous les concepts à l'intuition primi-
tive, au particulier.

(79)
Il n'y a qu'wn sens, et dans ce sens unique tout est com-
pris ; le plus spirituel399 est le plus originel, les autres sont
dérivés.
IDÉES 235

(80)
Nous sommes unis ici parce que nous avons le même
sentiment, et là nous ne le sommes pas, parce que toi et
moi différons d'avis. Qui a raison et comment pouvons-
nous ne devenir qu'un ? Ce n'est que par la culture
laquelle élargit chaque sentiment particulier jusqu'au sen-
timent universel et infini ; et par la foi en ce sentiment, ou
dans la religion, nous sommes déjà unis avant même de
le devenir.

(81)
Toute relation de l'homme à l'infini est religion, c'est-à-
dire de l'homme dans toute la plénitude de son humanité.
Si le mathématicien calcule l'infiniment grand, cela n'est
certainement pas de la religion. L'infini, pensé dans cette
plénitude, est la divinité.

(82)
On ne vit que dans la mesure où l'on vit d'après ses
propres idées. Les principes ne sont que des moyens ; la
vocation est une fin en soi.

(83)
L'homme ne devient homme que par l'amour et la
conscience de l'amour

(84)
Tendre à la moralité est bien le pire passe-temps, les exer-
cices de dévotion exceptés. Pouvez-vous apprivoiser une
âme, un esprit ? Il en va ainsi de la religion et même de la
morale, qui ne doivent pas glisser sans médiation sur
l'économie et la politique de la vie.
236 FRIEDRICH SCHLEGEL

(85)
Le noyau, le centre de la poésie est à trouver dans la
mythologie et les mystères des Anciens. Rassasiez
de l'idée d'infini le sentiment de la vie, vous comprendrez
alors les Anciens et la poésie.

(86)
Est beau ce qui rappelle la nature et excite ainsi le senti-
ment de l'infinie plénitude de la vie. La nature est orga-
nique, c'est pourquoi la suprême beauté est éternelle et
toujours végétale ; la même chose vaut également pour la
morale et l'amour.

(87)
L'homme véritable est celui qui a pénétré jusqu'au cœur
de rhumanité^fo^.

(88)
Il y a une belle franchise qui, comme une fleur, ne s'ouvre
que pour exhaler un parfum.

(89)
Comment la morale ne devrait appartenir qu'à la philoso-
phie, alors que la plus grande part de la poésie se rap-
porte à l'art de vivre et à la connaissance des hommes !
Est-elle donc indépendante des deux, ou bien n'existe-
t-elle que pour elle-même ? Ou bien est-elle comme la
religion, et ne doit jamais apparaître isolée ?

(90)
Tu voulais détruire la phOosophie et la poésie afin de
gagner de l'espace pour la religion et la morale que tu
méconnaissais : mais tu n'as pu rien détruire que toi-même.
IDEES 237

(91)
Toute forme de vie est, par son origine première, non pas
naturelle, mais plutôt divine et humaine ; elle doit donc
naître de l'amour, de la même façon qu'il ne peut y avoir
entendement sans esprit.

(92)
L'unique opposition significative à la religion des
hommes et des artistes qui partout est en germe, doit être
attendue des quelques vrais chrétiens qui restent encore.
Mais eux aussi, lorsque l'aube se lèvera vraiment, se pros-
terneront et adoreront.

(93)
La polémique ne peut qu'affiner l'entendement et doit
exterminer la déraison. Elle est complètement philoso-
phique ; la colère et la rage religieuses contre la limitation
perdent leur dignité sitôt qu'elles apparaissent en tant
que polémique orientée dans une direction déterminée,
sur un objet et un but uniques.

(94)
Les quelques révolutionnaires qu'il y avait dans la
Révolution étaient des mystiques comme seuls les
Français de notre époque peuvent l'être. Ils constituèrent
leur essence et leur agir en religion ; mais, dans l'histoire
de l'avenir, la mission et le mérite suprêmes de la
Révolution apparaîtront ceux d'avoir été le plus intense
encouragement à la religion cachée'"'?.

(95)
Le nouvel Évangile éternel prophétisé par Lessing aura
l'aspect d'une bible, mais non d'un livre unique dans le
238 FRIEDRICH SCHLEGEL

sens habituel du terme. Même ce que nous nommons


Bible est bien un système de livres. Il ne s'agit pas là d'un
usage linguistique arbitraire ! Y a-t-il donc un autre mot
pour différencier l'idée d'un livre infini qui ne soit pas
celle commune : livre pur, livre absolu ? C'est bien une
différence éternellement essentielle, voire même pra-
tique, si un livre est un simple moyen pour une fin, ou
une œuvre autonome, un individu, une idée per-
sonnifiée. Ceci ne se peut sans un élément divin, et en
cela le concept ésotérique coïncide avec l'exotérique ; en
outre, une idée n'est jamais isolée, mais est seulement ce
qu'elle est parmi les autres idées. Un exemple en éclai-
rera le sens. Tous les poèmes classiques des Anciens sont
en rapport réciproque, inséparables, forment un tout
organique ; ils ne sont, en observant bien, q u ' u n seul
poème au sein duquel l'art poétique lui-même apparaît
parfait. D'une manière semblable, dans la littérature par-
faite, tous les livres ne doivent être q u ' u n seul livre et,
dans un tel livre, éternellement en devenir, l'Évangile de
l'humanité et de la culture sera révélé.

(96)
Toute philosophie est idéalisme et il n'y a de vrai réalis-
me que celui de la poésie. Mais la poésie et la phi-
losophie sont des extrêmes. On dit cependant que cer-
tains sont de purs idéalistes, d'autres des réalistes déci-
dés, et c'est une observation très juste. Autrement dit, cela
signifie qu'il n'y a pas encore d'hommes complètement
cultivés''07^ qu'il n'y a pas encore de religion.

(97)
C'est un signe favorable que le profond physicien qu'est
B a a d e r ^ o s se soit élevé, du milieu même de la physique,
IDÉES 239

pour venger la poésie, pour vénérer les éléments comme


des individus organiques et montrer le divin au centre de
la matière !

(98)
Pense à un fini formé comme l'infini, et tu penses alors à
un homme.

(99)
Veux-tu pénétrer l'intimité de la physique, alors initie-toi
aux mystères de la poésie.

(100)
Nous connaîtrons les hommes en connaissant le centre
de la terre.

(101)
Là où il y a de la politique et de l'économie, il n'y a pas
de morale.

(102)
Le premier parmi nous qui eut l'intuition intellectuelle de la
morale, qui a reconnu et annoncé, avec un enthousiasme
divin, l'archétype d'une humanité parfaite dans les formes
de l'art et de l'antiquité, fut le saint Winckelmann^o9.

(103)
Celui qui ne connaît pas la nature à travers l'amour ne la
connaîtra jamais.

(104)
L'amour originel n'apparaît jamais pur, mais sous des
couverts et des formes multiples telles que la confiance,
240 FRIEDRICH SCHLEGEL

l'humilité, la piété, la sérénité, la fidélité, la pudeur, la


gratitude, mais surtout comme nostalgie et sourde mélan-
colie.

(105
Fichte aurait donc attaqué la religion ? ''lo- Si l'essence de
la religion est l'intérêt porté au suprasensible, alors toute
sa doctrine est une religion en forme de philosophie.

(106)
Ne jette pas ta foi et ton amour ^^ dans le monde poli-
tique, mais sacrifie au divin monde de la science et de
l'art ce qui, en toi, est de plus intime, en l'immergeant
dans le fleuve de feu sacré de la culture éternelle.

(107)
Dans une sereine harmonie, la Muse de Hùlsen chan-
te de belles et sublimes pensées sur la culture l'huma-
nité et l'amour. C'est de la morale dans le plus haut sens
du terme, mais une morale pénétrée de religion, dans le
passage du changement spécieux du syllogisme au libre
courant de l'épopée.

(108)
Ce qu'il était possible de faire aussi longtemps que la phi-
losophie et la poésie étaient séparées, est fait et accompli.
Le temps est maintenant arrivé d'unir les deux.

(109)
L'imagination et la saillie sont ton unique trésor ! -
Interprète l'aimable apparence et prends le jeu au sérieux :
tu comprendras ainsi le centre et retrouveras l'art que tu
vénères dans une lumière supérieure.
IDÉES 241

(110)
La différence entre la religion et la morale repose tout
simplement dans l'antique division de toutes choses, en
choses divines et humaines, pourvu qu'on la comprenne
bien «5.

(111)
Ton but est l'art et la science, ta vie amour et culture
Tu es, sans le savoir, sur la voie menant à la religion.
Reconnais-le, et tu es certain d'atteindre ce but.

(112)
À notre époque et de nos jours, il n'est pas possible de
dire plus pour la gloire du christianisme que ceci : l'au-
teur des Discours sur la religionfi'^'^ est un chrétien.

(113)
L'artiste qui ne se sacrifie pas totalement n'est qu'un ser-
viteur inutile.

(114)
Aucun artiste ne doit être le seul et unique artiste des
artistes, l'artiste central ou le directeur de tous les
autres'ii'^, mais tous doivent l'être également, chacun se-
lon son point de vue. Aucun ne doit être simplement le
représentant de son genre, mais doit plutôt mettre lui-
même et son genre en relation au tout, et par ce moyen
le déterminer et donc le dominer. De même que les séna-
teurs romains sont les vrais artistes, un peuple de rois.

(115)
Si tu veux agir en grand, alors enflamme et éduque les
jeunes et les femmes. C'est ici en premier lieu qu'il est
242 FRIEDRICH SCHLEGEL

possible encore de trouver des forces fraîches et la santé ;


voilà comment furent accomplies les réformes les plus
importantes.

(116)
Chez l'homme, la noblesse extérieure se rapporte au
génie comme la beauté des femmes à la capacité d'aimer,
au sentiment ''20.

(117)
La philosophie est une ellipse. L'un des centres dont nous
sommes actuellement le plus proches est l'autonomie de
la raison. L'autre est l'idée de l'univers, et dans celui-ci la
philosophie touche à la religion.

(118)
Les aveugles qui parlent d'athéisme ! Y eut-il donc jamais
un théiste ? Comme si quelque esprit humain avait été
déjà maître de l'idée de divinité !

(119)
Salut aux vrais philologues ! Ils font des choses divines, ils
élargissent le sens de l'art au-delà du champ de l'érudi-
tion. Aucun savant ne devrait être qu'un ouvrier

(120)
L'esprit de nos anciens héros allemands de l'art et de la
science doit rester nôtre tant que nous restons Allemands.
L'artiste allemand est dépourvu de caractère ou bien alors
possède celui d'Albrecht Durer de Kepler de Hans
Sachs celui d'un Luther ou d'un Jacob Bôhme''25. Ce
caractère -<26 est loyal, sincère, solide, exact et profond,
ainsi qu'innocent et un peu maladroit. Seuls les Aile-
IDÉES 243

mands ont pour caractéristique nationale de vénérer


comme des choses divines l'art et la science par seul
amour de l'art et de la science ^27.

(121)
Écoutez-moi seulement et voyez pourquoi vous n'êtes
pas capables de vous entendre entre vous, et j'aurai ainsi
atteint mon but. Le sens pour l'harmonie est-il éveillé,
qu'il est temps alors de dire avec plus d'harmonie
l'unique chose qui doit être éternellement redite.

(122)
Là où les artistes fondent une famille, là sont les assem-
blées originelles de l'humanité 'i^s.

(123)
La fausse universalité est celle qui émousse toute forme
de culture particulière et repose sur la moyenne. Par une
universalité véritable, au contraire, l'art deviendrait en-
core plus artistique que celui qui, par exemple, peut être
isolé, la poésie plus poétique, la critique plus critique,
l'histoire plus historique et ainsi de suite. Cette universa-
lité peut naître si le simple rayon de religion et de mora-
le touche et féconde un chaos de saillie combinatoire.
Alors fleurissent d'elles-mêmes la poésie et la philosophie
suprêmes.

(124)
Pourquoi maintenant le summum s'extériorise-t-il si sou-
vent comme fausse tendance ? - Parce que celui qui ne se
comprend pas lui-même ne comprend pas ses compa-
gnons. Vous devez donc croire que vous n'êtes pas seul,
pressentir partout une infinité de choses sans vous lasser
244 FRIEDRICH SCHLEGEL

de former votre sens, jusqu'à ce que vous ayez trouvé


l'originel et l'essentiel. Le génie du temps vous apparaîtra
alors et vous laissera entendre doucement ce qui est
convenable et ce qui ne l'est pas.

(125)
Que celui qui, en lui, pressent profondément quelque
chose de suprême et ne sait pas comment il doit se l'ex-
pliquer, lise les Discours sur la religion ; ce qu'il sentait
en lui s'éclaircira jusqu'à devenir parole et discours.

(126)
Une famille ne peut se former qu'autour d'une femme
aimante.

(127)
Les femmes ont moins besoin de la poésie des poètes
parce que leur essence intime est poésie.

(128)
Les mystères sont féminins ; ils se voilent volontiers,
mais veulent cependant être vus et devinés.

(129)
Tout dans la religion est aube et lueur d'aurore ''30.

(130)
Celui-là seul qui est uni avec le monde peut être uni avec
lui-même.

(131)
Le sens secret du sacrifice est l'anéantissement du fini
parce qu'il est fini. Pour montrer que cela n'est fait que
IDÉES 245

pour cette raison, on doit avant tout choisir le plus noble


et le plus beau : l'homme, la fleur de la terre. Les sacri-
fices humains sont les sacrifices les plus naturels.
L'homme est toutefois plus que la fleur de la terre ; il est
raisonnable, et la raison est libre, n'étant en soi rien
d'autre qu'une perpétuelle autodétermination à l'infini.
Ainsi, l'homme ne peut que se sacrifier lui-même, et il le
fait aussi dans le sanctuaire omniprésent, caché à la
populace. Tous les artistes sont des Dèce, et devenir artis-
te ne signifie rien d'autre que se consacrer aux divinités
souterraines ''si. Dans l'enthousiasme de l'anéantissement
se révèle d'abord le sens de la création divine. L'éclair de
la vie éternelle s'enflamme seulement au sein de la mort.

(132)
Séparez toute la religion de la morale et vous aurez la
véritable énergie du mal en l'homme, le principe terrible,
cruel, furieux et inhumain de ce qui, originellement, re-
pose dans son esprit. La séparation de l'inséparable se
punit ici de la plus horrible façon ''32.

(133)
Je pade d'abord avec ceux qui regardent déjà vers
l'Orient.

(134)
Tu supposes en moi quelque chose de supérieur et te de-
mandes pourquoi je me tais précisément à la frontière ? -
C'est parce qu'il est encore trop tôt.

(135)
Les dieux nationaux allemands ne sont pas Hermann433 ni
Wodan'iJ^ mais l'art et la science. Pense une fois encore à
246 FRIEDRICH SCHLEGEL

Kepler, Durer, Luther, Bôhme et puis à Lessing, Winckel-


mann, Goethe, Fichte^35. La vertu ne s'applique pas seule-
ment aux coutumes ; elle vaut aussi pour l'art et la science qui
ont leurs droits et leurs devoirs. Et cet esprit, cette force de la
vertu, sont précisément ce qui distingue l'Allemand dans le
traitement de l'art et de la science.

(136)
De quoi suis-je et dois-je être fier en tant qu'artiste ? - De la
décision qui me sépare et m'isole pour toujours de toute
chose vulgaire ; de l'œuvre qui franchit divinement toute
intention et de laquelle nul n'apprendra jusqu'au bout ; de la
faculté d'adorer la perfection qui est devant moi ; de la
conscience que je puis animer mes compagnons dans leur
activité la plus intime, que tout ce qu'ils créent est un gain
pour moi.

(137)
La dévotion des philosophes est théorie, pure intuition du
divin, réfléchie, calrne et sereine dans le silence de la solitude.
Spinoza en est l'idéal. La condition religieuse du poète est
passionnée et communicante. À l'origine est l'enthousiasme,
à la fin reste la mythologie. Ce qu'il y a au centre a le caractère
de la vie jusqu'à la diversité des sexes. Comme je l'ai déjà dit,
les mystères sont féminins ; les orgies veulent soumettre
et féconder tout ce qui est dans la joie exubérante de la force
virile.

(138)
Précisément parce que le christianisme est une religion de la
mort, il pourrait être traité avec un réalisme extrême et avoir
ses orgies aussi bien que la religion antique de la nature et
de la vie.
IDÉES 247

(139)
Il n'y a d'autre autoconnaissance que celle qui est histo-
rique. Nul ne sait qui il est, s'il ignore qui sont ses
contemporains, et avant tout le plus grand contemporain
de la ligue'^'ii, le maître des maîtres, le génie de l'époque.

(140)
Un des devoirs les plus importants de la ligue'^^2 est l'ex-
pulsion des non-membres qui se sont insinués parmi les
contemporains. Le bousillage ne doit plus être admis.

(141)
O combien misérables - j'entends chez les meilleurs
d'entre vous - sont vos concepts du génie ! Là où vous
trouvez du génie, je trouve souvent l'abondance de
fausses tendances, le centre du bousillage. Un peu de
talent et beaucoup de fanfaronnades, voilà ce qu'ils ap-
précient tous, et ils se vantent de savoir très bien que le
génie incorrect doit être ainsi. Cette idée se perd-elle
donc aussi ? L'homme sensé n'est-il pas le mieux adapté
pour entendre le mot d'esprit ? Seul le religieux a un
esprit, un génie, et tout génie est universel. Celui qui n'est
qu'un simple représentant n'a que du talent.

(142)
Comme les marchands au Moyen-Âge, les artistes
devraient maintenant se réunir en une Hanse pour se
protéger, en quelque sorte, réciproquement.

(143)
Il n'y a pas de plus grand monde que le monde des
artistes. Ils vivent une vie supérieure. Le bon ton se fait
encore attendre. Il serait là où chacun s'exprimerait libre-
248 FRIEDRICH SCHLEGEL

ment et avec gaîté, en sentant et comprenant parfaite-


ment les valeurs des autres.

(144)
Une fois pour toutes vous exigez du penseur un sens ori-
ginal et accordez même au poète une certaine mesure
d'enthousiasme. Mais savez-vous aussi ce que cela signi-
fie ? Vous avez sans le savoir mis le pied sur une terre
sacrée ; vous êtes des nôtres.

(145)
Tous les hommes sont quelque peu ridicules et gro-
tesques, simplement parce qu'ils sont des hommes ; et
sous cet angle les artistes sont bien doublement humains.
Il en est ainsi, il en fut ainsi et il en sera ainsi.

(146)
Même dans les usages extérieurs, le style de vie des
artistes devrait se distinguer complètement de celui du
reste de l'humanité. Ils sont des brahmanes, une caste
supérieure, nobles, non par la naissance, mais par la libre
autoconsécration.

(147)
Ce que l'homme libre constitue absolument, ce à quoi
l'homme servile réfère tout, est sa religion. Il y a un sens
profond dans l'expression : ceci ou cela est son Dieu ou
son idole, et dans d'autres semblables.

(148)
Qui décachettera le livre magique de l'art et libérera l'es-
prit saint qui y était enfermé ? Seulement l'esprit sem-
blable.
IDEES 249

(149)
Sans poésie, la religion devient obscure, fausse et
méchante ; sans philosophie, débauchée par toutes sortes
de luxures, lascive jusqu'à l'autocastration.

(150)
On ne peut ni expliquer ni comprendre l'univers, mais
seulement l'intuitionner et le révéler. Cessez donc d'ap-
peler univers le système de l'empire, et apprenez, si vous
ne l'avez pas encore fait chez Spinoza, la vraie idée reli-
gieuse de l'univers dans les Discours sur la religion.

(151)
La religion peut se manifester sous toutes les formes du
sentiment. La colère sauvage et la douleur la plus suave,
la haine vorace et l'heureuse humilité du sourire de l'en-
fant confinent ici immédiatement, l'un près de l'autre.

(152)
Si tu veux contempler parfaitement l'humanité, cherche
alors une famille. Dans la famille, les âmes deviennent
une unité organique ; c'est pourquoi elle est toute poésie.

(153)
Toute autonomie est originelle, elle est originalité et toute
originalité est morale, elle est originalité de l'homme
entier. Sans elle, il n'y a pas d'énergie de la raison, nulle
beauté de l'âme

(154)
On parle d'abord de ce qu'il y a de plus haut avec une
franchise absolue, nonchalamment, mais en regardant
droit au but.
250 FRIEDRICH SCHLEGEL

(155)
J'ai exprimé quelques idées qui se réfèrent au centre, j'ai
salué l'aurore selon mon opinion, d'après mon point de
vue. Que celui qui connaît le chemin fasse la même
chose, selon son opinion et d'après son point de vue.
IDÉES 251

A Novalis

Tu n'hésites pas à la frontière, au contraire, dans ton


esprit la poésie et la philosophie se sont intimement
pénétrées. Ton esprit était au plus près de moi par ces
images de la vérité incomprise. Ce que tu as pensé, je le
pense, ce que j'ai pensé, tu le penseras ou l'as déjà pensé.
Il y a des mécompréhensions qui confirment seulement
l'accord le plus grand. Chaque doctrine de l'Orient éter-
nel appartient à tous les artistes. Je te nomme, toi, au lieu
de tous les autres.
NOTES

^ Il se dégage trois problèmes philosophiques principaux


dans l'ensemble des pensées qui forment les Fragments
critiques : celui de la fondation de la philosophie (L-115
et 123) ; les distinctions esthétiques (L-31) ; la façon d'en-
trer en relation avec l'œuvre d'art (L-28 et 37).
^ Dans l'esthétique schlégélienne de l'ironie, l'artiste doit res-
ter disponible et libre face à l'objet qu'il a créé, puisque la
réalité extérieure ne correspond jamais totalement à l'idéal
conçu par l'artiste. L'ironie sert essentiellement à marquer
cette distance entre le réel et l'idéal ; elle manifeste la liber-
té absolue de l'artiste de créer des mondes nouveaux ou
de les replonger, à sa guise, dans le néant. Pour Fr Schle-
gel, le roman de Diderot Jacques le fataliste représente,
par son rythme saccadé et les interventions nombreuses
de l'auteur dans le récit des « amours de Jacques »,
l'exemple de l'ironie appliquée à la littérature.
3 Friedrich Schlegel fait ici référence à son essai Ûber das
Studium der griechischen Poesie (.De l'étude de la poésie
grecque}, publié en 1797.
^ « Le champ que couvre la saillie est plus vaste que celui
de l'art ou de la science. » Marburger Handschriften, Heft
I, p. 64.
254 FRIEDRICH SCHLEGEL

5 Nous avons rendu dans cette traduction le terme Witz tan-


tôt par le mot saillie, tantôt par celui d'esprit, selon le
contexte. La saillie est, selon la définition du Grand
Larousse de la languefrançaiseiêd. 1989) « un trait brillant
et inattendu •>, synonyme de boutade et de mot d'esprit.
Nous nous sommes cru autorisé à employer ce mot au lieu
d'un autre d'abord par économie de la langue {mot d'es-
prit rend en trois mots ce que l'allemand explique en un
seul. C'est cependant la traduction qu'en donne Brunsch-
wig dans Société et romantisme en Prusse au XVIIP siècle,
Flammarion, Paris, p. 341). Par souci historique aussi,
saillie nous est apparu plus proche de l'esprit du mot :
« Im Sinne des IS. Jahrhunderts wtd in derRomantik ist
Witz dabei immer zu versteben als eine bobe Form der
BewuJStbeit, als denkender Geist und spezifiscbes Vermô-
gen •>, Stroschneider-Kohr, Die romantiscbe Ironie in der
Theorie und Gestaltung, Niemeyer Verlag, Tubingen,
i960, p. 35. Dans leur Deutscbes Wôrterbuch, les frères
Grimm soulignent que l'usage littéraire du mot Witz débu-
te au dix-huitième siècle et fait appel à une capacité
personnelle : « Der literariscbe gebraucb seit beginn des
18. jbs. in seinem umfassenden sinne meint Witz die
fàbigkeit, versteckte zusammenbànge vermôge einer be-
sonders lebhaften und vielseitigen combinationsgabe auf-
zudecken und durcb eine treffende und ûberrascbende
formulierung zum ausdruck zu bringen.. » iVierzebnter
Band II. Abteilung, Hirzel, Leipzig, 196O, Bd. 30, p. 874 ;
on consultera également J. H. Campe qui dit, dans son
Wôrterbuch der Deutscben Spracbe, Braunschweig, 1811,
p. 749, que le Witz est <• das Vermôgen der Seele,
Àbnlichkeiten in ganz verscbiedenen Dingen aufzu-
finden. •) Les Grimm font également une fine analyse
du mot chez Fr. Schlegel, ayant remarqué qu'il devient
NOTES 255

avec lui un problème philosophique iBriefe an August-


Wilhelm, 305) : il le considère comme indépendant de
son expression sociale (A-394) et comme le plus haut
principe de connaissance, rejoignant ici l'étymologie du
mot (par sa racine, Witz se rapporte en effet au verbe
wissen, d'où il a développé la signification de Verstand,
Klugheit, Schlauheit ; on verra aussi Der GroJSe Duden,
Manheim, Bd. 7, éd. 1963 ainsi que Kluge in Etymolo-
gisches Wôrterbuch der deutschen Sprache, éd.,
Berlin, 1989). Le Witz est donc un « mot d'esprit » impré-
visible et brillant, qui témoigne d'une connaissance ou
d'un lien cognitif qui dépend, non de l'objet, mais de la
liberté et de la capacité du sujet d'établir des liens sur-
prenants et saisissants entre des objets de connaissance.
Le mot français saillie semble recouvrir cette significa-
tion et fait en outre partie du vocabulaire du dix-huitiè-
me siècle. Le dictionnaire Littré rappelle, pour sa part,
la dimension psychologique du mot saillie, qui se dit
« des mouvements de l'âme, du caractère, de la passion
» avant de citer Bossuet et Rousseau. À première \aie, la
saillie semble correspondre à l'allemand Witz, au moins
par cette acception. Cela serait insuffisant si Fr. Schlegel
n'avait insisté sur le fait que le Witz est « une explosion
d'esprit comprimé •• {gebundnem Geist, L-90). Le mot
saillie se rapporte au verbe saillir, lequel fait appel à
cette idée de bondir, de sortir avec force, de s'élancer
brutalement, en effet de surprise. Or il nous semble bien
qu'en cela le mot saillie rapporte efficacement cette
force soudaine et violente du Witz. Tant sous l'angle
psychologique que sous celui de la signification schlé-
gélienne particulière du mot Witz, la saillie apparaît
donc comme un équivalenthançais acceptable, mais un
équivalent néanmoins. Notre opinion s'est trouvée
256 FRIEDRICH SCHLEGEL

confortée lorsque nous avons constaté dans la tra-


duction française que Heinrich Heine fit de son livre Die
romantische Schule, que le mot saillie était employé par
lui afin de rendre le terme Witzet ce, précisément à pro-
pos de Fr. Schlegel iSàmtliche Werke, Hoffmann und
Campe, Hamburg, 1979, tome 8, p. 384, ligne 26.) Nous
devons toutefois porter à l'attention du lecteur que Phi-
lippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy dans leur tra-
duction de ces mêmes fragments in L'absolu littéraire,
théorie de la littérature du romantisme allemand, Seuil,
Paris, 1978, considèrent que le mot Witzest intraduisible
en langue française. Cependant, l'explication qu'ils en
donnent, « mot d'esprit, voire jeu de mots, et aussi fa-
culté d'en produire, et plus largement d'inventer des
combinaisons hétérogènes » (p. 437) ne démontre pas
en quoi il ne pourrait correspondre à la signification du
mot saillie. Anstett, dans son introduction au roman
Lucinde, Aubier-Flammarion, Paris, 1971, p. 20, rend le
mot Witz par trait d'esprit. Il en donne une définition
(p. 30) : « L'esprit au sens de capacité de trait d'esprit
(Witz). >• Notons cependant qu'il conserve plus loin (p.
33) le mot Witz à propos du fragment A-53. Ayrault, dans
un livre capital pour les études concernant le romantis-
me allemand, La genèse du romantisme allemand,
1797-1804, Paris, Aubier, 1969, p. 138, le déclare lui
aussi intraduisible à cause de l'extension que Fr. Schle-
gel donne au mot. Il signale aussi l'usage évolutif qu'en
fait Fr. Schlegel : « [...] exercice de la raison tant dans le
jeu que dans l'application à la connaissance, - et de la
raison comprise comme la faculté générale de penser,
hors de toute distinction entre elle et l'entendement. >•
(p. 140) ; « Ainsi la réflexion fait qu'un mot familier, sans
jamais abandonner son sens le plus courant, celui « d'es-
NOTES 257

prit » dans la nuance accusée de •• trait d'esprit », passe


d'abord au sens d'improvisation, puis, en trois ex-
tensions simultanées mais indépendantes l'une de
l'autre, à ceux de faculté combinatoiré, de fabulation
poétique, de disposition au mystère et singulièrement,
pour ce qui est des Idées, au mystère religieux. » (p. 154) ;
•• Le Witz est la force inventive de l'esprit, telle que la
produit le jeu de trois facultés primordiales - sens intui-
tif, intelligence, raison - , et de celles qui les relient, dont
l'imagination que Friedrich Schlegel fait intervenir très
souvent mais sans jamais s'expliquer sur elle » (p. l6l).
Ce que Ayrault dit du Witz peut fort bien l'être aussi de
la saillie, d'où notre choix de traduction.
^ Variante K : •• .. .ou bien l'art, ou tous les deux. » Voir aussi
L-123.
^JohannJacob Bodmer (1698-1783) ; écrivain et critique
suisse d'expression allemande qui, dans ses divers essais
(Vbn dem Einfluss und Gebrauche der Einbildung-
skraft, 1727 ; Abhandlung von dem Wunderbaren in
der Poesie, 1740), exalta le pouvoir de l'imagination et
l'authenticité du sentiment en art. C'est par lui, et avec
l'aide de son compatriote Breitinger, que les écrivains
anglais, en particulier Milton et Addison, ont pénétré en
Allemagne. Son influence se fit sentir tant chez Herder
que chez le jeune Goethe et, plus généralement, dans
tout le Sturm und Drang.
^ Arbitraire ; Fr. Schlegel entend par arbitraire CWillkûr,
Willkûrlichkeit) l'acte de la volonté qui gouverne et diri-
ge toute chose sans autre détermination que son propre
caprice, sans égard aux lois, à la morale ou aux autres
hommes.
9 Variante K ; il n'y a que la phrase centrale : •• On doit exi-
ger le génie de chacun sans cependant l'attendre. »
258 FRIEDRICH SCHLEGEL

Genèse, I, 31.
11 ' '^
^^ En art, l'artiste ne parvient jamais à réaliser parfaite-
ment le programme projeté. L'autolimitation est sa prise
de conscience des possibilités infinies qu'offre le
monde, en tant que matière artistique, et de ses propres
limites d'expression. Cette prise de conscience s'expri-
me à travers l'ironie schlégélienne. Pour en savoir
davantage sur les notions d'autolimitation, le lecteur
peut consulter Rouge I. in Revue de Métaphysique et de
morale, 1934, p. 216. On verra aussi Marburger Hand-
scbriften, Heft I, p. 16 : « Une inclination est une autoli-
mitation, c'est-à-dire un résultat d'autocréation et d'auto-
destruction. »
^^ Fr. Schlegel veut attirer l'attention sur ce que la philo-
sophie hégélienne appellera le négatif l'élabora-
tion des théories esthétiques. Ce négatif, il convient de
l'appeler « laideur », et il reviendra à Karl Rosenkranz
d'en faire une analyse magistrale, non traduite en fran-
çais, dans son Àsthetik des HàJSlichen, Kônigsberg,
Borntrâger, 1853-
Fr. Schlegel fait ici allusion à la distinction schillerien-
ne des genres poétiques établie dans l'essai « Ûber naïve
und sentimentalische Dichtung » (De la poésie naïve et
sentimentale, 1795/96). Schiller y confrontait la poésie
antique à celle de son époque, en tâchant de caractériser
l'essence propre de chacune. Cet essai eut beaucoup
d'influence sur le développement des idées esthétiques
du jeune Fr. Schlegel. Schiller y définissait l'art des
Anciens comme un art naïf, puisque plus proche de la
nature, et l'art moderne comme sentimental, parce que
sentant l'impulsion vers cette nature antique qu'il ne
peut atteindre. Fr. Schlegel, pour sa part, reprit la divi-
sion, en parlant plutôt d'art objectif ou subjectif (ou inté-
NOTES 259

ressant). Pour lui, l'art classique est objectif parce qu'il


puise à des sources culturelles communes, par exemple
celles de la mythologie. Ce sont ces sources communes
qui donnèrent à l'art des Anciens cette unité que l'on
reconnaît généralement à leurs œuvres ; pareille unité
engendre l'harmonie et la proportion, canons esthé-
tiques majeurs du classicisme antique. L'art des
modernes est subjectif puisqu'il est marqué par la
recherche de l'individualisme et du style propre ; l'ori-
ginalité a donc préséance, comme fin des beaux-arts, sur
la beauté et la vérité. Fr. Schlegel chercha ensuite à
étendre la distinction de Schiller aux concepts religieux.
Voir à ce propos A-231.
Christian Thomassius (1655-1728) : juriste et écrivain
allemand, il fut un pionnier de VAufklàrung en Alle-
magne en rejetant le principe d'autorité au profit du libre
examen à propos des principes juridiques. Gravier, in
Littérature allemande, Seuil, Paris, 1959, pages 287-88,
souligne que son discours Welcher Gestalt man denen
Franzosen im gemeinen Leben und Wandel nachah-
men solle, fait entrer l'Allemagne intellectuelle dans une
période de transition, où le goût baroque cède la place
au sens critique de VAufklàrung. Nunc vero... » : les
vrais musiciens feront maintenant de la musique avec
timbales et trompettes.
Variante K ; on ne retrouve que la dernière phrase
remodelée : « Certains bons écrivains se pétrifient,
d'autres s'évaporent. »
Variante K ; la dernière phrase manque.
^^ La variante K unit ce fragment au L-90 pour n'en for-
mer qu'un seul.
^^ Hôtel de Saxe, en français dans le texte.
Strohschneider-Kohrs, op. cit. p. 34, donne une défini-
260 FRIEDRICH SCHLEGEL

tion claire de ce que Fr. Schlegel entend par au-


tolimitation : « On entend ici, comme pour le terme
Willkûr, un libre pouvoir d'autodétermination, l'exact
contraire de la liberté subjective et de la débauche sans
frein. »
Critique s'adressant sans doute aux œuvres classiques
françaises.
^^ Roman de Jean-Baptiste Louvet de Couvray (1760-
1797) paru sous le titre : « Les amours du Chevalier de
Faublas » (1787-1790). Il eut un grand succès vers la fin
du dix-huitième siècle.
Esprit ; Witz.
II s'agit ici des dialogues platoniciens et du roman. En
1788, Fr. Schlegel s'était mis en autodidacte à l'étude du
grec et du latin, qu'il finit par posséder assez bien pour
pouvoir être admis à l'université de Gôttingen à l'hiver
1791. L'influence de Platon est sensible dans les écrits
de jeunesse (Ûber die Diotima, 1795) et dans l'élabo-
ration de son concept d'ironie.
24 Theodor Gottlieb Hippel (1741-1796), écrivain influen-
cé par les idées de VAujklàrung, s'efforça de rendre
accessibles la philosophie de son époque et les concepts
fondamentaux de la politique moderne. Ses romans
témoignent, entre autres, de la culture et de l'atmo-
sphère allemandes dominées par la figure de Kant.
25 En français dans le texte.
2" Par le terme « Commedia », Dante se réclamait de toute
la tradition classique qui considérait que Varspoetica se
divisait en trois genres : la tragédie, ou genre sublime ;
la comédie, ou genre moyen ; l'élégie, ou genre mineur.
Ainsi, il s'agit d'une œuvre d'art qui n'est assimilable ni
à la tragédie par le développement de son action, ni non
plus à l'élégie par la légèreté de son style. Or puisque
NOTES 261

cette œuvre, qui est un poème engagé politiquement et


moralement, décrit l'itinéraire de l'âme vers Dieu, elle
est qualifiée de •• divina », d'où le titre « Divina Comme-
dia ». Ce titre n'est toutefois pas celui donné par Dante,
comme le laisse supposer Fr. Schlegel, puisque la pre-
mière mention de « Divina Commedia » remonte à l'édi-
tion de 1555, qui suivait elle-même une indication sur la
biographie de Dante par Boccace. Notons que le roman-
tisme allemand travaillera en faveur d'une redécouverte
du corpus dantis, ayant développé l'idée de deux civi-
lisations différentes dans le cours de l'histoire humaine :
le paganisme et le christianisme (on pensera ici au texte
de Novalis Die Christenheit oder Europd). Dante,
somme vivante de la culture humaniste de son époque,
fut bien vite intégré dans le mythe romantique du génie,
et considéré comme 1' « Homère » du christianisme. On
consultera la belle préface de Daniele Mattalia à la Divi-
na Commedia de l'édition Biblioteca Universale Rizzo-
li, tome I, Milan, 1988, pages V à XXXII.
Pyrame : personnage d'une fable, probablement d'origi-
ne babylonienne, rapportée par Ovide {Métamorphoses, I-
IV). Amoureux de Thisbée, Pyrame lui fixa un rendez-vous
sous un mûrier. Arrivée avant lui, Thisbée fut surprise par
une lionne et s'enfuit, perdant toutefois son voile dans sa
fuite. La lionne déchargea son humeur sur le voile, le ta-
chant des fruits qui se trouvaient sur le sol. Lorsque Pyra-
me arriva, il trouva le voile « ensanglanté » de Thisbée et,
de désespoir, retourna contre lui son glaive. Thisbée
revint, découvrit le cadavre de son amant et s'enleva la
vie à son tour. L'allusion de Fr. Schlegel semble toute-
fois faire ici référence à la comédie de Shakespeare
Songe d'une nuit d'été, V, I.
On pensera au mot de Kierkegaard : « Le paradoxe est
262 FRIEDRICH SCHLEGEL

la passion de la pensée, et un penseur sans paradoxe


est comme un amant sans passion. » Ce fragment est
repris intégralement dans K ; il y porte le numéro 255 et
ouvre l'essai Uber die Unverstàndlichkeit (De l'incom-
préhensibilité) in Athe•)^aum III, 2, p. 345.
Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort (1741-94). Fr. Schle-
gel possédait le livre Pensées, maximes, anecdotes, dia-
logues (1795) d'où proviennent les différentes réfé-
rences concernant Chamfort : la citation, en français
dans le texte, provient du chapitre VI-424. Chamfort a
joué un rôle déterminant dans la formation de l'idée
schlégélienne de la saillie (Wzte), montrant, entre autres,
que le fragment est l'expression nécessaire de celle-ci.
On verra Ayrault, op. cit. p. 144 et ss.
Variante K : •< en Allemagne ».
Nous n'avons pu identifier la maxime de Chamfort à
laquelle Fr. Schlegel faisait ici référence.
Shaftesbury, Anthony Ashley Cooper, troisième comte
de (1671-1713). Dans le débat qui marquait le climat
intellectuel de la fin du dix-huitième siècle sur les rap-
ports entre l'éthique et la religion, Shaftesbury soutint
l'autonomie morale de la religion et de la politique, la
fondant sur le sentiment ou sens moral. Ce sens moral
est la conscience immédiate et l'intuition intérieure du
bien et du mal, du juste et de l'injuste, etc. Puisqu'il est
possible de voir un écart entre la pensée morale et l'ac-
tion qui en dérive, par l'effet duquel les actes ne suivent
pas toujours la courbe des bons sentiments, Shaftesbu-
ry conclut à la nécessité de l'ironie qui, selon lui, révè-
le cet écart et s'avère, de ce fait, un excellent instrument
de réforme. Fr. Schlegel se réfère peut-être ici au traité
Sensus Communis (1709), part.I, sec.2.
En état d'épigramme. En français dans le texte. Sou-
NOTES 263

venir inexact de Chamfort, op. cit., 339.


« genres poétiques classiques » ; klassischen Dicbtarten.
^^ « genres poétiques » ; Dicbtarten.
Seule une théorie des genres qui, issue de la critique
du concept même de genre, s'imposerait aux dépens de
toutes les autres, serait une poétique des genres. » Szon-
di P., Poésie et poétique de l'idéalisme allemand, Galli-
mard, Paris, 1991, p. 119.
Laokoon, oder die Grenzen der Malerei und der Poe-
sie (Laocoon, ou les limites de la peinture et de la poé-
sie, 1766). Œuvre polémique de Gotthold Ephraim Les-
sing (1729-81) qui l'oppose à j . J. Winckelmann. Lessing
recherche dans cet essai une émancipation de la poésie
du reste des beaux-arts, grâce à une expression poétique
plus libre par rapport aux canons gréco-romains. Selon
Lessing, le genre poétique est plus apte que la sculptu-
re ou que la peinture à témoigner et traduire esthétique-
ment la souffrance de Laocoon ; la représentation des
corps appartient aux arts plastiques, tandis que celle des
sentiments et des passions est le privilège de la poésie.
C'est en cela que réside principalement la limite entre
les arts plastiques et la poésie. En romantique, Fr. Schle-
gel demande que l'on distingue également la musique
de la philosophie, les deux muses qui ont l'emprise
majeure sur l'âme humaine (voir, L-66 et A-444). Cette
problématique se retrouve aussi chez Wackenroder,
Phantasien ûber dieKunst(ll9S>) II, 2. Au printemps de
1796, Fr. Schlegel avait consacré une recension aux
œuvres de Lessing, qui fut publiée dans le Lyceum der
scbônen Kûnste où parurent en outre les Fragments cri-
tiques. Avec cette recension et celle sur Georg Forster,
Fr. Schlegel inaugurait la critique psychologique ; « La
critique dogmatique était disposée à voir dans la pro-
264 FRIEDRICH SCHLEGEL

duction artistique l'effort conscient et volontaire du


génie pour approcher d'un certain idéal en suivant cer-
taines règles ». (Rouge I., Friedrich Schlegel et la genèse
du romantisme allemand, 1791-97, Fontemoing, Paris,
1904, p. 245) Le Sturm und Drang avait déjà montré la
part d'inconscient et d'individuel dans la création artis-
tique. Fr. Schlegel reprend cette notion et renverse l'idée
de critique, laquelle n'est plus l'étude d'oeuvres en
confrontation à des lois esthétiques, mais plutôt des
œuvres par rapport à la personnalité de l'artiste.
Karl Leonard Reinhold (1758-1823). Professeur de phi-
losophie à léna puis à Kiel. Il contribua significativement
à diffuser le criticisme kantien {Briefe ûber die kantische
Philosophie in Deutscher Merkur, 1786-87.) L'élabora-
tion de son principe de conscience eut une importance
majeure dans le développement de l'idéalisme allemand
de la fin du dix-huitième siècle, particulièrement chez
G.E. Schulze et Fichte.
Roués. En français dans le texte. Dans le vocabulaire
du début du dix-huitième siècle, on appelait roués en
France les compagnons de débauches du Régent. Le
terme s'est étendu par la suite aux libertins en général.
Wits. En anglais dans le texte ; saillie, mot d'esprit.
^^ Variante K , ' ...et ainsi veulent-ils vivre si spirituelle-
ment, ça va comme ça vient. »
^^ ressource, en grec Poros, qui signifie aussi « expédient
^^ Platon, Banquet, 203 b-c.
On remarquera qu'il s'agit ici d'une tendance qui carac-
térise Fr. Schlegel lui-même.
Voir Szondi, op. cit. p.99 •
^^ La traduction de Lacoue-Labarthe et Nancy, op. cit.,
omet la fin de ce fragment.
Non-moi ; un des concepts de la philosophie de Fich-
NOTES 265

te. Le Non-moi est l'objet ou monde extérieur, qui s'op-


pose au moi, ou sujet.
Gabriel du Tasse • Torquato Tasso (1544-1595). L'un
des écrivains italiens parmi les plus significatifs de la
Renaissance. Son ouvrage principal est le poème Geru-
salemme Liberata (1581), œuvre épique en vingt chants
racontant la libération du Saint-Sépulcre des mains des
Sarrasins par Godefroi de Bouillon durant la première
croisade. Goethe a fait un drame intéressant sur les mal-
heurs du poète italien à la cour de Ferrare. La citation
que fait Fr. Schlegel de ce poème est inexacte {Gabriel
cbe ne 'primi era seconda), et provient du premier chant,
II-4. Elle signifie : « Gabriel, qui parmi les premiers était
le second ». Le Gabriel dont il est question ici est l'Ar-
change de Dieu.
Variante K ; •• La jurisprudence kantienne était tombée
dans la partie interne. Cela s'appelle maintenant mora-
le."
Nathan ; drame philosophique de Lessing (voir note
de L-64) prêchant en faveur de la tolérance religieuse et
écrit en 1779-
La table kantienne des catégories. Les catégories s'ap-
pliquent à l'examen de ce qui peut être affirmé d'un
sujet. Chez Aristote, elles sont des attributs de l'être, alors
que chez Kant elles sont des attributs de la pensée. La
table kantienne des catégories considère le jugement
sous quatre points de vue : quantité, qualité, relation,
modalité. Comme trois sortes de jugements sont pos-
sibles sous chaque point de vue, il y aura donc chez Kant
douze catégories, tandis qu'Aristote n'en comptait que
dix. Voir Critique de la raison pure, Anal. L I, Ch. 1, sec.3.
Variante K , " et a corrompu autant » manque dans K.
Variante K ; « Cela s'applique précisément aux catégo-
266 FRIEDRICH SCHLEGEL

ries du En-quelque-sorte et du Peut-être. Dans l'esprit


des garvianais elles colorent tous les concepts et intui-
tions qui restent. »
Au détail ; en français dans le texte.
55 En gros ; en français dans le texte.
Variante K : « ...et, comme tout ce qui... plus grande. »
Manque dans K.
Se réfère à la critique psychologique.
58 Voir aussi L-93.
59 Variante K ; la seconde phrase manque dans K.
Dans K ce fragment est uni au L-34. Lacoue-Labarthe
et Nancy, op. cit. p. 92, rendent Vcompression gebundnem
Geist par esprit stable. Ayrault, op. cit., III, 146, traduit
aussi par « esprit comprimé •>.
^^ Azote ; en français dans le texte.
.. Wer nichtganz neu ist, der beurteilt dos Neue wie ait-.
Fr. Schlegel insiste dans ce fragment sur l'immédiateté
qui est, pour lui, l'une des caractéristiques principales
de l'esthétique, ainsi que sur l'aspect exotique de la
réflexion en art. Il s'agit là d'une position qui résume
bien le romantisme esthétique : immédiateté et non-
intellectualisme. Fr. Schlegel entre en polémique avec
l'art classique pour lequel le Beau est une médiation de
l'esprit. Les Grecs avaient vu jadis comment l'analyse
pouvait servir la passion et comment l'émotion pouvait
transiger par l'abstrait (c'est là le cœur de la tragédie
grecque), définissant ainsi ce qu'il convient d'appeler
l'art classique, conception largement reprise par le clas-
sicisme des dix-septième et dix-huitième siècles. À ce
propos, on consultera le livre de Jacqueline de Romilly,
Pourquoi la Grèce, Édition de Fallois, Paris, 1992, p. 142
. e t ss.
Voir aussi l'essai de Fr. Schlegel Ûber die Unverstànd-
NOTES 267

lichkeit(,l8Q(S) où il défend l'aridité de la compréhension


de ses fragments en faisant appel à l'ironie. On consul-
tera Hegel, Esthétique, Introduction, III 3 ; et Kierke-
gaard, Le concept d'ironie constamment rapporté à
Socrate, Deuxième Partie, L'ironie après Fichte, Fr.
Schlegel., Ed. Orante, Paris, pages 259 à 273- Dans les
Marburger Handschriften, Heft I p. 26, on peut lire :
<• L'ironie socratique est une parodie changeante, une
parodie potentialisée. »
méconnaissable; versteckt. Variante K ; versteckt, c'est-
à-dire secret, caché, voilé.
" " Variante K ; •• ^ie leur reprise incessante... jusqu'au ver-
tige •> manque dans K.
Franciskus Hemsterhuis (1721-90). Philosophe hollan-
dais qui, comme plusieurs autres penseurs du dix-hui-
tième siècle, insiste sur l'idée de sens ou sentiment moral
{Lettre sur les Désirs ; Lettre sur l'homme). Ce sentiment
manifeste l'aspect moral de l'univers, il donne conscien-
ce de notre rapport à Dieu et nous permet d'atteindre,
du point de vue de l'essence, ce que les sens ne nous
livrent que de celui de la chose existante et de ses qua-
lités sensorielles diverses. Les idées d'Hemsterthuis, et
leurs implications au niveau esthétique, conduiront
Novalis et Fr. Schlegel à accorder un primat à l'inspira-
tion et à croire en l'existence d'un Beau essentiel, abso-
lu.
August Ludwig Hùlsen (1765-1810). Pédagogue et écri-
vain, élève de Fichte, collaborateur à VAthenâum. Voir
aussi le fragment A-295.
Variante K : « L'ironie de Lessing... » manque dans K.
Fr. Schlegel joue ici sur les mots Ausbildung, formation
et Einbildung, imagination. Fr. Schlegel critique ici le
Wilhelm Meisterde Goethe.
268 FRIEDRICH SCHLEGEL

^^ Fr. Schlegel reprend l'opposition kantienne que l'on


trouve entre le jugement analytique (c'est-à-dire dont
l'attribut appartient nécessairement au sujet) et celui
synthétique (celui dont l'attribut est ajouté au sujet et,
par conséquent, fait progresser la connaissance) et l'ap-
plique dans le champ de la critique littéraire.
Sympbilosophie et sympoésie. La symphilosophie et la
sympoésie sont des néologismes créés par Fr. Schlegel
afin de désigner le travail en commun qui doit accom-
pagner, soit le travail philosophique, soit le travail poé-
tique. Parfois, certains individus ne possèdent que l'es-
prit et d'autres, que la lettre. Pourquoi ne tâcheraient-ils
pas alors de se compléter réciproquement, mettant ainsi
à jour des idées et des oeuvres véritablement bonnes et
excellentes ? Cette participation collective au processus
de création rend particulièrement difficile le travail d'at-
tribution des Fragments de VAthenàum. (Voir la partie
Établissement du texte ei aussi, A-82, 125 et 264.) Nova-
lis écrivait dans ses Fragments (traduction Maeterlinck,
Éditions José Corti, Paris, 1992, p. 192) : « Les journaux
sont déjà des livres faits en commun. "L'écrire en com-
mun" est un symptôme intéressant qui fait pressentir un
grand perfectionnement de l'art d'écrire. Un jour peut-
être on écrira, pensera, agira en masse. Des communes
entières, des nations même entreprendront une œuvre. ••
Johann Heinrich Voss (1751-1826). Poète allemand, il
est l'un des fondateurs du cercle littéraire connu sous le
nom de GôttingerHainbund, société de poètes disciples
de Klopstock. Son roman Louise, paru sous sa forme
définitive en 1795, fut inspiré par la personnalité de sa
femme. Il présente un tableau intéressant de la vie bour-
geoise en Allemagne du Nord durant une partie du dix-
huitième siècle. Voss fit également une traduction de l'O-
NOTES 269

dyssée iyiSX) de VIliade (1793), puis considérées, pen-


dant plus d'un siècle, tant par la rigueur philologique
que par la beauté de la langue, comme de véritables
modèles en leur genre. On dit par la suite que Voss avait
fait d'Homère un Allemand. Voss n'était cependant pas
dépourvu d'une certaine pédanterie tout universitaire,
raillée d'ailleurs par un autre universitaire, Lichtenberg,
dans une polémique mémorable (on verra à ce sujet le
texte Accents de mouton dans la Grèce ancienne et sur
les bords de l'Elbe aujourd'hui in Consolations à l'adres-
se des malheureux qui sont nés un 29 février, José Corti,
Paris, 1990, pages 77 à 105). C'est à propos de ce frag-
ment sur Voss que Fr. Schlegel se brouilla avec Reichardt,
l'éditeur du Lyceum où ces fragments ont été publiés.
Notons que c'est à Voss que nous devons le sens contem-
porain du mot romantique, synonyme de dérèglement
intellectuel et émotif, qu'il donna par dérision au grou-
pe d'Heidelberg réunissant Brentano, Gôrres, Eichen-
dorf, Creuzer.
On verra dans ce fragment « un appel à la fondation
d'un groupe et d'une revue se consacrant exclusivement
à réaliser progressivement la critique », Lacoue-Labarthe
et Nancy, op. cit. p. 6l. Cette revue est VAthenàum. On
verra aussi les Idées 32, 49,139 (et note), 140 ainsi que
142.
Fr. Schlegel comprenait la philosophie comme le résul-
tat de deux forces opposées : la poésie (la création) et
la praxis (l'expérience) ; la philosophie provient de la
création, puisque sinon elle ne pourrait rien nous ap-
prendre de nouveau, et elle naît aussi de l'expérience,
car les idées nouvelles doivent prendre place sur un ter-
rain objectif afin de n'être pas simplement des mirages
ou des songes. La philosophie apparaît aussitôt que ces
270 FRIEDRICH SCHLEGEL

forces s'entremêlent. On verra aussi Novalis, Fragments,


op. cit., p. 329 : « Toute science devient poésie après
Qu'elle est devenue philosophie. »
VoirA-116.
^^ Variante K ; •< e/ dans l'esprit...un ton libéral. » manque
dans K.
^^ Variante K : « ...soit par une belle forme... » manque dans
K.
Da capo ; derechef, de nouveau. Entendre ici :
« ...pour un vulgaire rappel... »
^^ Francesco Pétrarque Q304-74). Poète italien qui, avec
Dante, représente l'un des premiers moments de l'huma-
nisme européen. Ses poésies témoignent d'une recherche
poussée de la perfection formelle.
Phryné (cinquième siècle av. J. C.). Courtisane grecque
qui, selon Quintilien Qstitutione Oratoria, II, 15, 9 et X, 5,
2), fut accusée d'impiété. Défendue par Hypéride, celui-
ci imagina de soulever le voile de sa cliente au moment
où les juges allaient la condamner. Sa beauté impudique
lui servit d'acquittement.
Diogène le Cynique pratiquait l'onanisme en public.
Le cfjien ; L'école cynique doit son nom à Anthistène qui
enseignait dans le » Cynosarge » (mausolée du chien) et
parce que ce dernier s'appelait lui-même « le chien » ; Dio-
gène de Sinope, par son genre de vie et son mépris des
règles établies, s'appela aussi « le chien ». Diogène avait
poussé à la limite l'opposition entre loi naturelle et loi
conventionnelle dans le but de retrouver, par un refus de
la culture, la véritable nature humaine. Le laurier : image
représentant la création poétique. À Athènes, une cou-
ronne de laurier était le prix qui récompensait celui dont
la trilogie était primée. Le monument d'Horace : par son
œuvre, Horace pouvait rassembler les suffrages tant des
NOTES 271

cyniques (par ses Satires) que des poètes iArs Poeticd).


Wilhelm Meisters Lehrjahre (Les années d'apprentissa-
ge de Wilhelm Meister, 1795-96) ; roman de Goethe
(1749-1832) racontant l'évolution spirituelle du jeune
Wilhelm, de ce monde d'illusions qu'est le théâtre à celui
d'un monde qui implique, par sa réalité, un engagement :
« II passe, disait Goethe de son personnage, d'un idéal
vide et imprécis à une vie active et précise, mais sans
perdre en même temps sa puissance d'idéal. » Le Wilhelm
Meister est le premier du genre Entwicklungsroman,
roman témoignage de l'évolution spirituelle du person-
nage central, et qui devait avoir par la suite une influen-
ce considérable dans la progression de la littérature alle-
mande. « Wilhelm Meister, est une puissante preuve de
cette magie du style, du charme pénétrant d'une langue
Huante, aimable, simple et cependant multiforme ».
Novalis, Fragments, op. cit., p. 187. (Voir aussi, A-216).
85 Voir aussi L-123.
Samuel Johnson (1709-84). Écrivain et critique britan-
nique qui publia une sorte de Who's who des écrivains
anglais : The lives of the most eminent English poets.
(1779-81). II est surtout reconnu en Angleterre pour son Dic-
tionnaire publié en 1755. Voir aussi A-389.
Variante K ; on y retrouve le mot bilden, construire.
Variante K ; on y retrouve « freie Stimmung des Vers-
tandes », la libre disposition de l'entendement.
Variante K ; « qui résulte de l'union de la conscience de
l'unique justice avec le sentiment de l'infinité du même. »
Voir aussi note L-121.
Goethe, Wilhelm Meisters Lehrjahre, Livre 7, Chap. 8. Voir
aussi la note de L-120.
Rapporté par Aristote, Poétique, Chap. 25.
93 - Mais peut-être n'y a-t-il pas... ». Réminiscence de Sha-
272 FRIEDRICH SCHLEGEL

kespeare, Hamlet, I, 5.
En latin le mot signifie tout à la fois nez et satire.
Selon l'apparat critique de Eichner, ce fragment est sans
attribution.
Fragment qui est peut-être d'August-Wilhelm.
Philosophie ; Weltiveisheit, littéralement : sagesse univer-
selle.
On verra aussi A-252.
^ Fragment sans attribution certaine.
100 On verra aussi Id-39.
101 Fragment sans attribution certaine.
In den reinen Gesetzen.
Fragment sans attribution certaine. Un rapport à Caroli-
ne Bôhmer est envisageable.
^ ^ Il s'agit ici, à l'acte II, de la scène 5 de la pièce Le soir des
Rois.
On verra aussi A-238.
10" Fr. Schlegel parle ici des fragments.
^^^ Fragment sans attribution certaine.
On croirait lire ici le principe fondamental de l'hermé-
neutique.
Fragment sans attribution certaine.
110 Fragment sans attribution certaine.
^^^ Fragment sans attribution certaine.
^^^ Fragment sans attribution certaine.
Fragment sans attribution certaine.
^^^ « Tous les hommes sont les variations d'un individu
complet, c'est-à-dire d'un mariage. » Novalis, Fragments,
c^. cit., p. 184.
À quatre ; en français dans le texte.
I l 6 Fragment sans attribution certaine.
On verra aussi A-126 et 258.
En parade ; en français dans le texte.
NOTES 273

^^^ Per antiphrasin ; en latin dans le texte, au contraire.


Epitbeon ornans ; en latin dans le texte, épithète.
^^^ On verra également Friedrich Schlegel, Literary Note-
books 1797-1801, edited by Hans Eichner, University of
London, 1957, 424 : « Le naïf qui n'est qu'instinct est niais ;
quelque chose qui n'est qu'intention est affecté. Le beau
naif doit être les deux à la fois. » Voir aussi Ibid. 976.
On le voit, Fr. Schlegel n'était pas, a priori, un adver-
saire de la pensée systématique, mais se préoccupait,
lors de la rédaction de ces fragments, d'idées esthé-
tiques. Ce n'est qu'avec sa conversion au catholicisme
qu'il développera une pensée philosophique dont
l'ordre sera imposé par son adhésion à ses nouvelles
valeurs. L'aspect de l'engagement personnel est fonda-
mental pour l'élaboration de celle-ci.
1 02
^^^ Souvenir de VEcclésiaste, VII, 24.
^^^ Fragment qui est peut-être d'August-Wilhelm.
125 Voir aussi L-57.
voir aussi A-389.
Ce que Chamfort disait des amis qu'on a dans le
monde : « On fait quelquefois dans le monde un raison-
nement bien étrange. On dit à un homme, en voulant
récuser son témoignage en faveur d'un autre homme :
"C'est votre ami. - Eh ! bien, morbleu, c'est mon ami,
parce que le bien que j'en dis est vrai, parce qu'il est tel
que je le peins. Vous prenez la cause pour l'effet, et l'ef-
fet pour la cause. Pourquoi supposez-vous que j'en dis
du bien, parce qu'il est mon ami ; et pourquoi ne sup-
posez-vous pas plutôt qu'il est mon ami, parce qu'il y a
du bien à en dire ?" » Chamfort, Maximes et Pensées,
aphorisme 13.
1 Variante K : le fragment se termine avec « sincèrement
superflu. »
18
274 FRIEDRICH SCHLEGEL

^^^ Premières inscriptions du droit romain vers 451-50 av.


J.C. sur douze tables de pierre et qui codifiaient les ques-
tions les plus importantes concernant les peines, les pro-
cédures judiciaires ainsi que le droit civil. On verra éga-
lement Literary Notebooks, op. cit., p. 872.
On rapprochera la fin de ce fragment d'une lettre de
Fr. Schlegel à son frère, 28 novembre 1797 (Walzel 320) :
« Rien n 'est plus habituel que de vraies bonnes défini-
tions qui n 'aident en rien puisqu 'elles sont gaspillées.
Kant et Leibniz affirment : Reinbold et Wolff démon-
trent. C'est tout dire.. .fe tiens les démonstrations comme
n'étant qu'un luxe ou alors l'étiquette de la science. ••
Fr. Schlegel pense ici à Vlliade.
„ La logique ordinaire est la grammaire de la langue
supérieure ou de la pensée. Elle contient simplement les
relations des concepts entre eux, la mécanique de la
pensée, la pure physiologie du concept. Les concepts
logiques sont entre eux comme les mots sans pensée. »
Novalis, Fragments, op. cit., p. 126.
On retrouve une réflexion similaire dans les pensées
Zur Philologie, in : Logos. Internationale Zeitschrift fur
Philosophie der Kultur, Bd. XVII (1928), de Josef Kôr-
ner, p. 17 : « On doit s'intéresser plus, et de loin, à l'his-
toricisme, lequel est indispensable à la philosophie. À
Vesprit en dépit de la lettre... Le philologue lui-même
doit être philosophe. »
Lessing, Nathan der Weise {Nathan le sage), III, 1.
Pour Lessing, voir la note du fragment L-64.
135 Ce fragment est-il de Fr. Schlegel ? Eichner en doute.
On peut cependant se référer aux fragments L-49 et A-
pour le supposer.
136 La théorie schlégélienne de l'art recherche la dissolu-
NOTES 275

tion des genres et la suppression des barrières qui les


séparent. Plus encore, la frontière entre la vie et la litté-
rature doit disparaître. Elle doit être abolie, non pas
comme le classicisme la recherche, en dominant la
forme artistique et en montrant qu'il n'y a pas de diffé-
rence essentielle entre la vie et un art parfaitement maî-
trisé, mais plutôt comme le romantisme la veut : comme
anéantissement magique venant d'une subjectivité
géniale et créatrice. Pour abattre cette frontière entre la
vie et la littérature, entre l'existence et l'art, la subjec-
tivité romantique doit parvenir à la domination absolue
du contenu. Cette domination par la subjectivité forme
l'essence de l'art romantique. Pareille domination
marque ce que l'on nomme l'ironie romantique. Cette
ironie romantique joue essentiellement un rôle dialec-
tique, puisque c'est elle qui préside à l'organisation des
oeuvres romantiques.
1
Genres, en allemand Dichtarten, œuvres poétiques.
Affirmation de la prédominance de la critique en lit-
térature.
pi" Schlegel, qui s'intéressait si fort à la littérature des
Anciens, a sans doute puisé ici son inspiration dans une
remarque de Lucien de Samosate tirée de Comment il
faut écrire l'Histoire, Œuvres Complètes, 25, 8 : •• La poé-
sie jouit d'une liberté absolue et ne connaît qu'une loi,
la fantaisie du poète. » Il n'est pas interdit non plus de
se demander si l'inflexion du mot Willkûrn'esi pas sem-
blable à celle qui est comprise dans ce mot : fantaisie.
La postérité de la pensée schlégélienne à propos de la
liberté de l'artiste se fit sentir jusqu'au vingtième siècle,
où cette liberté devint un principe de création des
oeuvres. On verra par exemple Royaume de l'Esprit et
Royaume de César de Berdiaeff (Delachaux et Niestlé,
276 FRIEDRICH SCHLEGEL

Neuchâtel, 1951, p. 88) : « Tout créateur est libre ; il ne


peut supporter de contrainte. Il sert dans la liberté »
^^^ L'édition critique des oeuvres de Fr. Schlegel donne
ici de précieuses concordances afin de suivre le dé-
roulement de la pensée schlégélienne au sujet de la poé-
sie, Kritische Ausgabe, op. cit., II, p. 182 : « Le poème
progressif est le roman », Literary Notebooks 55 : « Le
roman est le mélange de tous les genres, de la simple
poésie naturelle et des genres mixtes de la poésie d'art. •
Ibid. 613 : « Impératif : la poésie doit être sociale et la
sociabilité romantique. » Ibid. 792 : « Dans la poésie
romantique, la critique romantique doit être unie à la
poésie même. » Ibid. 1350 : « La vie entière et l'entière
poésie doivent être mises en contact ; la poésie dans son
ensemble doit être popularisée et la vie entière poéti-
sée. » Ibid. 814 : « Le R.[oman] peut être aussi souvent
potentialisé que l'on veut. » Ibid. 973 : " En fait, tout est
poésie = R.[omantique] ! »
^^^ On verra Kant, Vers la paix perpétuelle, Section 2,
Article 1, VIII-349.
^^^ « La pensée n'est qu'un rêve du toucher, un attouche-
ment mort, une vie grise et faible. » Novalis, Les disciples
à Sais in Fragments, op. cit., p. 99-
détail ; en français dans le texte.
En gros ; en français dans le texte.
Burger, Gottfried August. Poète allemand (1747-1794) ;
lié au groupe de poètes appelé Gôttinger Hain, il devint
le maître de la ballade populaire allemande, ce qui lui
valu d'être loué par Fr. Schlegel pour son ouverture à un
public plus large. Personnalité passionnée, son senti-
mentalisme s'exprima à travers des oeuvres comme Leo-
nore (1774), poème d'amour et de mort, ou Der wilde
JàgerilllS'). Il fit en outre des traductions inégales d'Ho-
NOTES 279

mère et de Shakespeare, dépassé en cela par Voss et A.


W. Schlegel, mais traduisit le chef d'œuvre de R. E. Raspe,
Les Aventures du Baron de Munchausen.
^^^ Variante K •. « et le plus digne » manque dans K.
Allusion au célèbre thème évoqué par Platon dans le
discours d'Aristophane in Le Banquet, 191 a-d.
^^^Jean Paul, de son vrai nom Johann-Paul Richter (1763-
1825). Écrivain allemand qui eut une influence consi-
dérable sur les premiers romantiques, mais aussi sur des
auteurs tels Heine, Môrike ou Stifter. La publication de
son roman fragmentaire. Die unsicbtbare Loge {La Loge
invisible, 1793), dans lequel se confondent intimisme
sentimental et révélation ironico-humoristique de la réa-
lité, eut un écho comparable à celui du Werther de
Goethe. Sa réflexion esthétique se rapprocha de celle
des frères Schlegel avec la publication de Vorschule der
ÀstbetikUjtitiation à l'esthétique, 1804). C'est le 26 avril
1800 que Fr. Schlegel rencontra pour la première fois
Jean Paul. Celui-ci devait écrire sur le jeune homme :
« Son esprit est génial ; mais ses personnages, ses lec-
tures et ses connaissances sont si grossiers que tu peux
en compter les pierres sur le plancher. » {Briefe III-353,
premier mai 1800.)
Peter Leberecbt ; Volksmàrcben, herausgegeben von
Peter Leberecht (1191). Recueil rassemblant les fables les
plus célèbres de Tieck. Ludwig Tieck (1773-1853) fut
une des figures dominantes du romantisme allemand.
Membre du groupe de léna, ami des frères Schlegel, de
Schelling, de Fichte, de Schleiermacher et de Novalis, il
fit publier Geschichte des Herrn William Lovell (1796),
ainsi que Franz Sternbalds Wandenmgen (1798),
roman vaguement inspiré du style de VErziehungsro-
man, et demeuré inachevé. Certaines de ses oeuvres
278 FRIEDRICH SCHLEGEL

exaltaient le passé médiéval comme Leben und Tod der


beiligen Genoveva (1799) ou le Kaiser Oktavanius
(1804). Grand ami de Wackenroder, il participa à la
rédaction et publia, après la mort de celui-ci, les Her-
zensergieJSungen eines kunstliebenden Klosterbruâers
(1797), et les Pbantasien ûber die Kunst (1799) qui
contribuèrent à former l'âme romantique. Il s'adonna
aussi à l'écriture de contes, dont les plus connus sont
Der blonde Eckbert (1796) et celui inspiré de Perrault,
Der gestiefelte Kater (1191^, genre dans lequel son style
fantaisiste se développa le plus librement.
Variante K-, « Il y a une rhétorique de l'enthousiasme
qui est infiniment... »
Variante K -, " de constituer le divin et d'anéantir le
réel mauvais. -
Variante K ; •< Rousseau... » manque dans K.
Ce fragment est-il de Fr. Schlegel ? Eichner en doute.
Ce fragment est-il de Fr. Schlegel ? Eichner en doute.
Il n'est pas impossible pourtant qu'il ait fait partie des
notes de Fr. Schlegel sur la poésie des Anciens.
pr. Schlegel considère le roman comme le genre
romantique par excellence.
Suétone : écrivain romain (70-140) bien connu pour sa
Vies des Douze Césars. Avec Plutarque, il est certainement
l'un des maîtres antiques du portrait littéraire.
^57 Horace : poète romain (65-8 av. J.C.). Génie essen-
tiellement moraliste, il trouve dans la satire, dont il est
l'un des créateurs du genre, l'exutoire nécessaire à son
observation des ridicules et des travers de la nature
humaine.
Salluste, Conjuration de Catilina, LI-LII. Dans cette
œuvre pleine d'éloquence, Salluste (86-35 av. J. C.) s'oc-
cupe de la conspiration ourdie par Catilina contre la
NOTES 279

République Romaine, et analyse le rôle joué par César


et Cicéron dans cette affaire.
^ 59 On verra aussi Literary Notebooks, op. cit., 236 : « Winc-
kelmann a d'abord senti l'antinomie des Anciens et des
Modernes. >• Également Zur Philologie, op. cit. p. 16.
160 Tacite : historien romain (55-120) à qui l'on doit une
chronique suivie des premières années de l'Empire
Romain, les Annales. VAgricola {De vita et moribus lulii
Agricola, composé en 98 de notre ère) , auquel Fr. Schle-
gel se réfère, est le premier ouvrage historique de Taci-
te. Il s'applique à retracer la vie de son beau-père qui,
bien qu'ayant terminé la conquête de la Grande-Bre-
tagne et rendu d'inestimables services à l'Empire, mou-
mt victime de la jalousie de Domitien.
^^^ Ce fragment est peut-être aussi d'August Wilhelm.
Aristophane (env. 446 à env. 385 av. J.C.) Célèbre
comique athénien à la calvitié précoce ayant, comme il
le dit lui-même dans La Paix 012), le front du plus
noble des poètes. » Sa biographie est incertaine, mais
l'existence des hommes importe bien peu lorsque les
œuvres vivent à leur place. On lui doit certaines infor-
mations ironiques sur Socrate {Nuées). Il use volontiers
de l'obscénité dans ses œuvres. Dans son Banquet, Pla-
ton l'affuble d'un hoquet persistant, détail trivial qui en
dit long sur le personnage. Fr. Schlegel rapproche la pro-
vocation romantique de celle d'Aristophane. Voir aussi
A-156, 240, 244 et 246.
^^^ Archiloque : poète grec ( environ 650 av. J.C.). De son
œuvre, il ne nous est parvenu que 140 fragments. Pour
les Anciens, c'est à son utilisation du vers ionique, polé-
mique et parfois agressif, qu'il doit sa renommé. Hora-
ce s'en fit l'imitateur dans ses Épodes.
^^^ Martial : poète romain (vers 38 ou 40 - vers 102 ou
280 FRIEDRICH SCHLEGEL

104. Un des maîtres de l'épigramme satirique. Fr. Schle-


gel lui reproche manifestement de ne pas avoir la vio-
lence passionnée que l'on trouve dans les vers de Catul-
le.
Ausone : poète romain tardif (310-395). Il cultiva la
plupart des défauts de l'érudition : rhétorique abon-
dante, virtuosité métrique infatuée d'elle-même et un
souci de recherche qui n'a d'égal que la pauvreté des
idées exprimées.
Xénophon ; écrivain grec, ami de Socrate, dont il subit
l'influence. On lui doit, outre une Histoire de la Grèce
en quatre livres {Les Helléniques), celle du règne de
Cyrus le Grand (.Cyropédié), une Apologie de Socrate et
des souvenirs se rattachant au philosophe {Les Mémo-
rable^. C'est toutefois VAnabase qui demeure la plus
connue et universellement appréciée de ses œuvres. Il
y raconte la retraite des mercenaires grecs à la solde de
Cyrus le Jeune devant Artaxerxès II, retraite conduite par
Xénophon lui-même, et fait le récit de leur marche
pathétique vers la Mer Noire. Dans Les Mémorables,
ouvrage en quatre livres dont on parle ici, Xénophon
entreprend la défense de Socrate. Bien que son conte-
nu soit philosophiquement pauvre, ne présentant qu'un
Socrate préoccupé de morale quotidienne, il est cepen-
dant d'une grande valeur documentaire sur la person-
nalité du philosophe.
' Substance ; Wesen. En grec, il s'agit du mot ousia, dont
la traduction traditionnelle est substance.
Im vieille remarque aristotélicienne : Il s'agit peut-être
de la remarque de Xénophon, Diels, frag. 15.
^^^ On pourrait certes s'étonner de voir que Fr. Schlegel
qualifie Tacite de poète. L'étonnement s'estompe pour-
tant lorsqu'on sait que dans son vocabulaire, la marge
NOTES 281

entre les mots « poète » et « créateur » est très mince, s'agis-


sant presque de synonymes. L'historien est certes un
poète, un créateur, dans le sens où il reconstruit l'his-
toire à partir de sa subjectivité. Cette reconstruction du
monde par la subjectivité est le point central de la théo-
rie schlégélienne de l'ironie.
Cellini : orfèvre et sculpteur (1500-71), auteur du célèbre
Perseoo^e l'on retrouve sur la Piazza délia Signoriaà Flo-
rence. Il a rédigé des Mémoires (dont Goethe a donné une
traduction en 1803) trahissant un défaut de modestie que
dément la sobriété de ses œuvres.
^^^ Eichner n'est pas certain que ce fragment soit de Fr.
Schlegel. Voir aussi A-225.
^^^ Fragment sans attribution certaine. L'édition critique
le donne comme de Fr. Schlegel, Kritische Ausgabe,
on.cit., II, p. 197.
Fragment sans attribution certaine. L'édition critique
l'attribue à A.W. Schlegel, op. cit., II, p. 197.
^^^ Forum Dei ; en latin dans le texte, le tribunal des dieux.
Fragment sans attribution certaine.
^ ' ^ Voir aussi L-120. Fr. Schlegel consacre ici le «moi» comme
le centre d'intérêt principal de la fin du dix-huitième siècle,
intérêt qui a préparé l'éclosion du romantisme. La Révolu-
tion française témoigne de l'affirmation du « moi >• dans la
sphère politique, La Doctriite de la science(.Wissemchaft-
lehrè) établit le « moi » comme état de conscience, et le Meis-
terde Goethe est le roman de formation du « moi ». Dans
son essai Uber die Unverstàndlichkeit (De l'incompréhen-
sibilité), Fr. Schlegel s'étonne que ce fragment ait été
mécompris : « Que je tienne l'art pour le noyau de l'huma-
nité et la Révolution française pour une excellente
allégorie du système de l'idéalisme transcendantal, ce
n'est bien sûr qu'une de mes idées subjectives à outran-
282 FRIEDRICH SCHLEGEL

ce. Je l'avais donné à entendre si souvent et de façons


si différentes, que j'aurais pu espérer que le lecteur s'y
fût habitué. »
^^^ Fragment sans attribution certaine.
^^^ Gibbon : historien anglais (1737-1794) auteur de l'His-
toire de la décadence et de la chute de l'Empire Romain,
ouvrage monumental édité de 1776 à 1788 et qui étudie
avec rigueur le problème du déclin de la civilisation
romaine.
Bons mots ; en français dans le texte.
Échappées de vue ; en français dans le texte.
Variante K. -,- Les plus importantes découvertes scien-
tifiques sont des bons mots philosophiques. Elles le sont
[...] dans l'infini. »
^^^ Spirituels ; on retrouve en allemand le terme witzi-
een.
Ibid.
^^^ Probablement de A.W. Schlegel. Voir aussi A-116 pour
la critique divinatoire.
Lacoue-Labarthe et Nancy, op. cit. p. 130, rappellent
avec justesse que l'allemand Staatenhistorie fait ré-
férence à la notion d'histoire politique.
186 Fragment sans attribution certaine.
Voir aussi A-196.
188 Fragment sans attribution certaine.
Unbedingten : peut signifier tout aussi bien absolu que
sans condition. Puisque Fr. Schlegel utilise le terme
absolut(A-85, 121, 149, 214 etc..) lorsqu'il entend signi-
fier le caractère de ce qui est absolu, il nous a semblé
que nous devions traduire unbedingten par incondi-
tionné afin de marquer la nuance.
Fr. Schlegel avait fait en 1796 une recension du livre
de Condorcet Esquisse d'un tableau historique des pro-
NOTES 283

grès de l'esprit humain. Ce fragment nous montre un Fr.


Schlegel influencé par Vidée de progrès issue de la phi-
losophie des Lumières. Condorcet présentait dans cet
ouvrage, le concept de progrès indéfini de la civilisation
grâce principalement à l'éducation et à la science.
^^^ Fragment sans attribution certaine.
Fragment sans attribution certaine.
Ce détail ne semble être attesté par aucune tradition.
^^^ Il s'agit ici de la poésie romantique.
Faculté esthétique ; Dichtungsvermôgen.
Réflexion de soi ; Selbstbespiegelung.
^^^ Contrairement au fragment A-116 qui tait le nom des
poètes romantiques, celui-ci parle au contraire de
Goethe comme de l'un des représentants de cette poé-
sie en devenir. Il fait probablement allusion au Wilhelm
Meister. Soulignons toutefois que les fragments 1089 et
1628 des Literary Notebooks rappellent que : Goethe
n'est pas romantique » ; et que : « Goethe n'est roman-
tique qu'indirectement. »
198 Voir aussi A-247. La poésie doit écrire le poème non
seulement de son sujet, mais aussi d'elle-même.
Voir aussi A-242. Berman in L'Épreuve de l'étranger,
culture et traduction de l'Allemagne romantique, Gal-
limard, Paris, 1984, p. 84, voit dans cet aphorisme tout
le programme de VAthenàum.
Gozzi Carlo : auteur dramatique italien (1720-1806),
La Tartane des Influences pour l'année bissextile 1756,
qui ironise sur Carlo Goldoni, L'amour des trois oranges
(1761), mis en musique au XX^^me siècle par Prokofiev,
et TurandotiXlQL), dont la fable inspira Puccini. Gozzi
s'attache à la restauration du style classique au théâtre
ainsi qu'à la rénovation des spectacles d'après la tradi-
tion de la Renaissance. Il est aussi l'auteur des Mémoires
284 FRIEDRICH SCHLEGEL

Inutiles, compendium de la vie libertine à Venise au dix-


huitième siècle. Son œuvre est une vaste polémique
contre les idéaux des Lumières (Marfisa bizzarra, 1761-
68).
201 Voir la note de A-244.
202 yqJj j^^ggj A-238. On pourra consulter, sur cette trini-
té Dante-Shakespeare-Goethe, l'édition critique, Kri-
tische Friedrich Schlegel Ausgabe, op. cit., tome I, pages
259 à 262.
203 Eichner doute qu'il s'agisse là d'un fragment de Fr.
Schlegel. Cependant, l'intérêt porté dans cet aphorisme
au monde antique laisse penser le contraire.
Fragment sans attribution certaine.
205 esthétique; Kumtlehre.
206 On voit bien ici la volonté romantique de donner à
toute chose un sens nouveau, à commencer par le lan-
gage, l'instrument privilégié pour appréhender et saisir
le monde.
207 Voir aussi, A-115, 302 et 432.
208 On notera ici l'influence de l'esthétique kantienne.
209 lanx saturna : plat garni avec des fruits divers et nom-
breux ; il a vraisemblablement donné son nom au genre
satirique. Nous pouvons penser que ce fragment fut écrit
par Fr. Schlegel et son frère August-Wilhelm.
2^0 Lucilius l'Ancien : poète satirique romain (180-102 a. J. C.),
créateur de la Satire comme genre littéraire. De sa vaste
production, 30 livres, il ne reste plus aujourd'hui que
quelque 1300 vers qui donnent des informations évoca-
trices sur la société du temps. Juvénal en parie dans ses
Satires. Il eut une influence considérable sur Horace.
211 Fermenta cognitionis : ferment de connaissance.
212 „ 7out homme est un dieu limité. » Kritische Ausgabe,
op.cit., XVIII, p. 287.
NOTES 285

^ la hauteur ; en français dans le texte. Variante K ;


« On ne doit symphilosopher qu'avec ceux qui sont à la
hauteur. »
Fragment sans attribution certaine.
Fragment sans attribution certaine.
^^^ Fragment sans attribution certaine.
^^^ Fragment sans attribution certaine. Dans ses Frag-
ments, op. cit., p. 214, Novalis écrit : « Le mariage signi-
fie une nouvelle, une plus haute époque de l'amour.
L'amour sociable et vivant. La philosophie naît avec le
mariage. »
^^^ Cette histoire, peut-être inventée de toutes pièces,
repose sur la rencontre historique de Leibniz et Spinoza
en 1676.
L'édition critique donne ce fragment comme étant de
A.W. Schlegel, bien que Fr. Schlegel ,y ait collaboré,
comme en témoigne une lettre de A.W. Schlegel à
Schleiermacher, datée du 15 janvier 1798.
Eichner croit que ce fragment est sans attribution cer-
taine. Toutefois, on peut voir une parenté d'opinion
avec ce qui est dit sur Spinoza dans Ûber die Philoso-
phie, an Dorothea {De la philosophie, à Dorothea). Pour
Novalis, •< la philosophie véritable est entièrement un
idéalisme réaliste ou spinozisme. Elle repose sur une foi
supérieure. La foi est inséparable de l'idéalisme ». Fing-
ments, op. cit., p. 134.
De Fr. Schlegel et/ou Schleiermacher ?
222 On sait que Kant niait cette identité. <• La véritable
conquête, chez Fichte et Kant, se trouve dans la métho-
de, dans la régularisation du génie. » Novalis, Fragments,
op. cit., p. 126.
^^^VoirlanotedeL-108.
224 Fontenelle, Bernard Le Bovier de. Écrivain français
286 FRIEDRICH SCHLEGEL

(1657-1757) qui, influencé par le cartésianisme, réduisit


l'art à la technique et préconisa l'apparition d'une poé-
sie philosophique ou scientifique qui aurait servi de
mode d'expression aux idées claires et distinctes. Pour
lui, l'essence de la poésie réside dans l'habileté du poète
à résoudre les difficultés techniques posées par le genre.
Il prit résolument parti pour les Modernes {Digressions
sur les Anciens et sur les Modernes ; 1688). On verra sur-
tout les Dialogues des morts (1683).
La gêne fait l'essence et le mérite brillant de la poésie ;
en français dans le texte. Voir Fontenelle, Sur la Poésie en
général, Œuvres Complètes, éditées par G.-B. Depping,
Genève, Slatkine Reprints, 1968, p. 37. Gêne est à
entendre ici comme signifiant contrainte, principale-
ment celles apportées par le respect des règles de la
composition littéraire.
^^^ Le grand tour, en français dans le texte. Fragment sans
attribution certaine.
^^^ Citation de G. A. Burger, tirée de la ballade Die Wei-
ber von Weinsburg.
Crayon ; en français dans le texte.
229 Voir note de A-227.
230 Anstett (op.cit. p. 32), justifie l'aspect mystique de la
saillie en la mettant en rapport avec l'imagination poé-
tique qui perd de sa force dès qu'on la brusque et qui
s'en trouve ainsi faussée. On ne peut ni exiger ni com-
mander la saillie, comme on ne peut ni exiger ni com-
mander une révélation.
231 Le même thème se trouve dans Marburger Hand-
set rif ten, Heft /, p. 62
232 Math. 8, 28-33- Allusion au Sturm und Drang. On
verra à ce propos Kluckhohn, Die Aufassung der Liebe
in der Literatur des 18. Jabrhunderts und in der deut-
NOTES 287

schen Romantik, Max Niemeyer Verlag, Halle, 1922,

^^^ Conte de L. Tieck publié en 1797 et tiré du recueil


Volksmàrchen von Peter Leberecht. Voir la note du frag-
ment A-125.
Fragment sans attribution certaine.
Caracci : famille de peintres italiens (1555-1609), en
français, Carrache. Tout porte à croire qu'il s'agit ici
d'Annibal Carraci, décorateur de la galerie du palais Far-
nèse à Rome.
Ce fragment est peut-être d'August Wilhelm.
Fragment sans attribution certaine.
Fr. Schlegel joue ici avec le terme Konstitution lequel,
comme en français, signifie autant « loi fondamentale
d'un État >• que « complexion ». Selon Eichner, ce frag-
ment est sans attribution certaine.
Garve, Christian (1742-98). Écrivain et philosophe
allemand. Professeur (1770-72) à l'université de Leipzig,
qu'il dut quitter pour des motifs de santé, Garve tradui-
sit en allemand, outre de nombreuses œuvres anglaises,
le De Officiisde Cicéron (pour le compte de Frédéric II)
et VÉthique à Nicomaque d'AsisioiQ. Il est surtout connu
pour son Ùbersicht ûber die verschiedenen Prinzipien
der Sittenlehre von Aristoteles bis auf unsere Zeit, lequel
témoigne bien du climat intellectuel que la philosophie
kantienne avait contribué à développer, et pour le
Betracbtung einiger Verschiedenheiten in den Werken
der àltesten und neueren Scbriftstellei-, qui suggéra plu-
sieurs réflexions à Schiller à propos des concepts de
« naïf » et de « sentimental ».
^^^ Fragment sans attribution certaine.
^^^ Variante K : •• semble presque plus nécessaire. »
Platon, Ion, 536 b. Dans ce dialogue, Platon dresse un
288 FRIEDRICH SCHLEGEL

portrait satirique des ridicules dont souffraient les rhap-


sodes qui ne comprenaient pas toujours les poètes qu'ils
interprétaient même si, au demeurant, ils pouvaient en
réciter les œuvres par cœur. On peut déceler dans ce
fragment un trait lancé aux différents commentateurs de
la pensée philosophique (on peut supposer qu'il s'agit
des élèves de Kant, singulièrement malmenés dans
VAtbenàum, voir A-21, 41, 47, 104, 298 et 322) qui, en
interprétant les œuvres, les déforment puisqu'ils sont
prisonniers de leurs conventions intellectuelles. Le style
parfois nébuleux des Fragments vise justement à les
mettre en garde contre cette déformation et à les inciter
à une véritable recréation du sens par l'engagement sub-
jectif.
^^^ Fragment sans attribution certaine.
Fragment sans attribution certaine.
245 Math. 13-57.
Fragment sans attribution certaine.
Simonide de Cos (vers 556-468). Poète grec. La tradi-
tion dit de lui qu'il fit l'introduction des voyelles longues
et brèves (e, r\, o, co). De son œuvre, nous ne possédons
plus que trois élégies, quelques épigrammes et environ
90 fragments poétiques. Simonide insistait particulière-
ment sur l'importance de la valeur personnelle plutôt
que sur celle de la naissance, une conduite morale étant
la clé de la noblesse véritable. Il célébra, en outre, le
sacrifice des Spartiates morts aux Thermopyles. L'un de
ses poèmes en l'honneur de Scopas, fils de Créon le
Thessalien, est commenté dans le Protagoras 339 b et
ss. L'opinion de Simonide que Fr. Schlegel rapporte se
trouve chez Horace, Art. poet., 361 ; Plutarque, De glor.
Ath., 3, 346 et ss. ; Plutarque, Quest, symp. IX, 15 ; Cicé-
ron, Tusc. V, 114 ; Aristote, Poet. I, 1447 a 19.
NOTES 289

^^^ descriptive poetry ; en anglais dans le texte.


^^^ Suétone, Vies des douze Césars, I-LXII.
Lacoue-Labarthe et Nancy traduisent par œuvre, ayant
sous les yeux le mot Dichten, soit la forme substantivée
de dichten = composer, faire des vers, écrire. Nous avons
dans notre texte le verbe, et non le substantif.
On pensera ici à Fr. Schlegel lui-même qui, de pro-
testant devint catholique, épousa une juive et s'intéressa
de très près à l'hindouisme.
^^^ Fragment sans attribution certaine.
Leibniz, Monadologie, par. 45 : « Ainsi Dieu seul (ou
l'Être nécessaire) a ce privilège qu'il faut qu'il existe s'il
est possible. Et comme rien ne peut empêcher la possi-
bilité de ce qui n 'enferme aucune borne, aucune néga-
tion, et par conséquent, aucune contradiction, cela seul
suffit pour connaître l'existence de Dieu a priori. »
L'édition critique, op. cit., p. 223, met en doute que
ce fragment soit bien de Fr. Schlegel car il se retrouve
presque mot à mot dans le Leibnizheft de Schleierma-
cher in Denkmale der innern Entwicklung Schleierma-
chers; erlàutert durch kritische Untersuchungen,
Anhang zu Aus Scbleiermacher Leben. In Briefen von
Jonas et Dilthey, Berlin, 1860-63,1, p. 72 : « Dieu est réel
puisque rien ne peut en empêcher la possibilité. À cet
égard, la philosophie de Leibniz est vraiment divine. »
D'ailleurs les fragments 334 à 338 sont identifiés comme
étant de Scbleiermacher.
Voir également Zur Philologie, op. cit., p. 51 : « Ce
qu'est l'esprit ou le sens ? Le sens est-il quelque chose
comme le sens à la deuxième puissance ? »
256 Fr. Schlegel joue ici sur les mots Seele = âme, dans le
sens proprement religieux du terme, et sur Gemût qui
signifie également âme, mais fait toutefois appel à la
19
290 FRIEDRICH SCHLEGEL

notion de sentiment. C'est pourquoi nous avons traduit,


en début de fragment, Sinn par le mot sentiment.
II s'agit d'une description iieureuse, autant qu'intel-
lectuelle, de l'amitié, et Fr. Schlegel songeait sûrement
ici à son amitié pour Novalis. Voir la dédicace des Idées
pour complément.
258 Définition de la symphilosophie.
259 Karl Rashult dit von Linné : botaniste suédois (1707-
78) qui entreprit une œuvre systématique de classement
des plantes {Systema Natura, 1735). C'est toutefois son
Fundamenta botanica (1736) qui eut le plus d'influen-
ce pour le développement des études en botanique. Son
activité prodigieuse - plus de 180 études et recherches -
ne parvint jamais cependant à l'élaboration d'une théo-
rie d'interprétation générale des phénomènes vivants. Il
contribua largement à standardiser la nomenclature des
plantes idiagnosi), ce qui rendit possibles la systémati-
sation et l'organisation des espèces végétales dé-
couvertes ou observées par la suite, continuant ainsi
l'œuvre du botaniste John Ray, (Methodus plantarum
nova, 1682). C'est à ce talent de classificateur que Fr.
Schlegel se réfère.
260 Don Quichotte, II, XLI.
261 Friedrich Heinrich Jacobi (1743-1819). Philosophe
allemand pour lequel la connaissance dérive d'une
expérience immédiate qu'il nommait iiituition ration-
nelle {Briefe an Moses Mendelssohn ûber die Lehre Spi-
nozas, 1785). C'est à travers cette intuition rationnelle,
fruit du sentiment, que l'homme parvient à la certitude
de l'existence de la transcendance. Il fut également l'au-
teur de deux romans {Allivills Briefsammlung, 1775, un
roman épistolaire, et Woldemar, 1777) qui étudient le
thème des relations entre la rationalité et les sentiments.
NOTES 291

Variante K ; « Même Jacobi [...] quelques écorchures. »


manque dans K.
Voir Die Erziehung des Menschengeschlechts {L'édu-
cation du genre humain, 1780) par. 43 et ss.
Cela peut aller jusqu'au sentiment, c'est-à-dire, jus-
qu'à une perception accompagnée de mémoire, voir
Principes de la nature et de la grâce, fondés en raison,
par. 4, tiré de L'Europe savante 1718, Nov. Art. VI.
p. 101. La citation est en français dans le texte.
^^^ Cela peut allerjusqu 'à la philosophie ; en français dans
le texte.
Mauvaise plaisanterie ; en français dans le texte.
267 jjroits régaliens : terme juridique qui, à l'origine, ser-
vait à regrouper et classifier les tentatives de restauration
des prérogatives royales et impériales face aux évêques,
aux féodaux et aux communes. À partir du onzième
siècle, on entendait par droits régaliens les droits qui,
ayant appartenu à l'État ou au Prince, avaient été ou bien
usurpés par des tiers ou bien concédés par proclama-
tion. Durant les temps modernes, les droits régaliens se
divisaient en deux branches : les droits régaliens essen-
tiels, qui appartenaient au Souverain (par ex. la conces-
sion de titres nobiliaires) et les droits régaliens mineurs,
traitant du droit administratif et financier.
Ce fragment est peut-être de Schleiermacher.
Laura fut l'amante de Pétrarque qui la célèbre dans
ses poèmes.
270 Fragment sans attribution certaine.
Weltseel
jn ecclesia pressa ; en latin dans le texte, dans l'Égli-
se opprimée.
Fragment sans attribution certaine.
Il s'agit peut-être ici d'une référence à la pièce Doc-
292 FRIEDRICH SCHLEGEL

tor Faustus de Christopher Marlowe.


En miniature ; en français dans le texte.
276 Umspielen.
' Population qui occupait la Palestine et la Transjorda-
nie avant les tribus Israélites. Fr. Schlegel fait ici référence
à ce qui est dit d'eux dans la Bible, 1 Rois 21. 26 : <• Il [Akhab]
commit force abominations en suivant les idoles, exac-
tement comme les Amorites que le Seigneur avait dépos-
sédés devant les fils d'Israël. » On verra aussi, Exode 23.
23, Deutéronome, 2. 24 et 2 Samuel 21. 2
Comédie de Goethe publiée en 1795 et née de la polé-
mique antirévolutionnaire, après que Goethe, qui avait
suivi le duc de Weimar dans la campagne contre les Fran-
çais, eut assisté à la bataille de Valmy (20 sept. 1792) et
à la défaite allemande qui s'ensuivit.
279 Veranlassende Punkte ; litt. points obligés.
280 Allusion aux Métamorphoses d'Ovide.
281 Variante K ; arabesques.
282 Variante K ; la désorganisation logique.
283 artificieux chaos ; Kunstcbaos. Aussi : chaos de l'art.
284 Voir aussi A-75.
285 Harris James (1709-80). Grammairien et mathémati-
cien anglais, neveu de Shaftesbury (voir note L-59). Poli-
ticien et indépendant de fortune, il consacra d'abord ses
loisirs à l'étude de sujets esthétiques. Three treatises on
art, music painting and poetry ; and on happiness
(1744), pour publier en 1751 Hermes, a philosophical
inquiry concerning universal grammar, ouvrage
d'études grammaticales, qui fit de lui un homme géné-
ralement estimé et connu, tant par son intelligence des
classiques grecs et latins, que par les vues profondes de
ses réflexions sur le langage (d'où le titre à'Hermes,
inventeur du langage). Fr. Schlegel se réfère cependant
NOTES 293

aux Philological Inquiries {post. 1781), ouvrage où Har-


ris abordait la question de l'origine et des principes de
la critique littéraire, puisant exemples et observations
chez les écrivains antiques et modernes. Il y a gros à
parier que l'influence d'A.W. Schlegel sur son frère
explique la bonne connaissance des écrivains anglais
dont il témoigne dans ce fragment.
286 Home Henry, Lord Kames (1696-1782). Juriste et phi-
losophe écossais, disciple de Shaftesbury (voir note
L-59), correspondant de Hume, qui chercha à ap-
profondir, dans le champ de l'esthétique, la doctrine du
sens moral développée par son maître. Ses recherches
en art, en particulier ses analyses concernant les senti-
ments esthétiques, eurent une influence notable sur les
critiques esthétiques et les théoriciens allemands de
VAufklàrung (entre autres, Lessing). On verra Essays on
the principles of Morality and Natural Religion, 1751 et
Elements of criticism, 1762.
Johnson. Voir la note du fragment L-122.
288 Variante K ; « Les étrangers paraissent ici aussi pour
leur style léger ; leur littérature ne manque pas de
pavillon chinois. La logique formelle et la psychologie
empirique appartiennent aussi à ce genre. »
289 Régisseurs ; Ôkonomen, qui a le sens de Landwirt,
exploitant agricole, celui qui est chargé d'administrer un
domaine, une exploitation, un cheptel. Lacoue-Labarthe
et Nancy traduisent tantôt par économe, tantôt par inten-
dant. Régisseur nous semble préférable, bien qu'il soit
moins près de l'allemand Okonome. Il évite l'emploi de
deux noms pour traduire un seul terme et le mot régis-
seur correspond davantage à la réalité agricole que le
mot intendant, chargé d'une connotation militaire ou
administrative.
294 FRIEDRICH SCHLEGEL

Mener ; treiben, peut signifier mener le bétail. Il nous


apparaît que cette signification du mot treiben s'inscrit
mieux dans l'intention de Fr. Schlegel que « faire fonc-
tionner quelque chose », comme on le lit dans la tra-
duction de Lacoue-Labarthe et Nancy, op. cit. p. 163-
On retrouve ce fragment dans Zur Philologie, op. cit.
p. 51, avec cependant un complément : On ne peut lire
de la pure philosophie ou poésie sans philologie et diffi-
cilement aussi sans des purs sentiments et impulsions
artistiques.
Um aus den Alten ins Moderne vollkommen ûber-
setzen zu kônnen.
293 On retrouve ce fragment presque intégralement dans
Zur Philologie, op. cit., p. 48.
^^^ Voir Suétone, Vies des douze Césars, I-XLVII. On lit
cette anecdote dans l'essai César et Alexandre, Sdmmt-
liche Werke, Wien, 1846, IV, 129- Voir également Kri-
tische Ausgabe, op. cit, VII, 42.
Fragment sans attribution certaine.
296 Voir aussi A-83, A-390, A-400 et A-412.
297 Voir L-57.
298 Variante K : « ...et peut très bien anéantir. [...] pourrait
conduire à la correction logique •• manque dans K.
299 pr Schlegel fait peut-être ici allusion à Descartes qui
part du scepticisme pour parvenir à fonder la raison. Le
scepticisme de Descartes, point de départ d'une
réflexion qui se veut fondatrice, est radicalement diffé-
rent de celui d'un Montaigne, qui part de l'optimisme
humaniste envers la raison pour ensuite aboutir au scep-
ticisme comme point d'arrivée. Dans un cas comme
dans l'autre, il n'y a pas Vexigence des innombrables
contradictions que recherche Fr. Schlegel. Ce qui l'amè-
ne à parler d'un scepticisme à demi et d'imitation.
NOTES 295

300 yqJi^ principe général de l'herméneutique du dix-


neuvième siècle.
Recherche ; en français dans le texte.
Même réflexion dans Zur Philologie, op. cit., p. 22.
Humanen ; humain. Sans doute doit-on comprendre
hutnaniste.
Voir aussi Id-119.
305 Alltàglichkeit ; Lacoue-Labarthe et Nancy, op. cit.,
p. 166, le rendent par « le quotidien », de alltàglich =
(potidien.
306 Fragment sans attribution certaine.
307 Fragment sans attribution certaine.
308 Yojj- aussi A-373 et Id.-76.
309 Voir aussi A-242.
310 Fragment sans attribution certaine.
311 Fragment sans attribution certaine.
312 Lovell ; roman épistolaire de Ludwig Tieck
publié en 1795-96, racontant l'histoire d'un jeune
homme, William Lovell, qui est entraîné par sa propre
faiblesse dans le libertinage, la luxure et le vol avant de
finir sur la lame trop acérée d'un poignard. Ce fragment
éclaire les rapports entretenus par Fr. Schlegel avec l'es-
prit du roman romantique ; Tieck croit devenir inha-
bituel lorsqu'il intervertit l'habituel. », Literary Note-
books, op.cit., 917 ; " L'esprit du livre [Lovell] est la mé-
prise absolue de la prose et l'autoanéantissement de la
poésie. » Ibid. 525.
31^3 Autre héros d'un roman de Tieck.
314 Sternbald ; roman de Ludwig Tieck qui présente les
voyages du jeune peintre Sternbald auprès de grands
maîtres de la peinture. Il s'agit d'une sorte de voyage ini-
tiatique au monde de l'esthétique romantique inspirée
par Wackenroder, et qui se rapproche par sa forme du
296 FRIEDRICH SCHLEGEL

Wilbelm Meisterde Goethe. On consultera la lettre de


Fr. Schlegel à Caroline Bôhmer du 29 octobre 1797 (Wal-
zel 355) pour une critique plus complète du roman de
Tieck.
Épanchements sentimentaux ; roman publié conjoin-
tement par Wackenroder et Tieck, HerzensergieJSungen
eines kunstliebenden Klosterbruders {Épanchements
sentimentaux d'un moine ami des arts, 1797). Voir la
rpt e du fragment A-125.
On voit bien le sens de la critique : toute absurdité,
pourvu qu'elle trouve une forme ordonnée, c'est-à-dire
systématique, trouvera l'assentiment général, indépen-
damment du contenu.
Jean Paul. Voir note A-125.
Bon mot ; en français dans le texte.
319 Voir T. I, chapitre 4.
320 Leibgeber. Personnage du roman de Jean Paul, Sie-
benkàs.
321 Bildung.
322 Siebenkàs. Roman de Jean Paul (voir la note du frag-
ment 125) composé en 1796. Nouvellement marié, Sie-
benkàs, homme égoïste, prisonnier de son monde litté-
raire, ne parvient à donner à sa femme, Lenette, ni le
confort ni la sécurité mélancolique de la vie bourgeoi-
se. Plongés dans l'incompréhension mutuelle, les époux
s'éloignent alors. Par le biais de son ami Leibgeber, Sie-
benkàs fait la connaissance de Natalie et, conseillé par
lui, feint la maladie puis la mort pour que sa femme puis-
se se remarier avec une connaissance plus apte que lui
à la rendre heureuse. Profitant d'une extraordinaire res-
semblance entre eux, Leibgeber fait accepter à Sie-
benkàs son nom et son poste d'inspecteur auprès d'un
prince d'une contrée voisine. Mais, rongé par les remords.
NOTES 297

Siebenkâs voudra retourner chez Lenette, que la mort a


toutefois emportée peu de temps auparavant. C'est donc
chez Natalie que Siebenkâs trouvera le réconfort dont
son âme a besoin.
323 Voir note de L-41.
324 PJ. Schlegel joue ici avec les termes Kleinstàdtischen
et gottsstàdtisch
325 Voir aussi A-418.
32o Fragment sans attribution certaine.
327 „ La révolution demeurera-t-elle "française" comme la
Réforme fut "luthérienne" ? » On verra le reste de ce frag-
ment de Novalis, Fragments, op. cit., pages 255-56.
328 On pourrait songer aussi à Fr. Schlegel lui-même et
au retentissant scandale du roman Lucinde. L'homme
vraiment moral pourrait être E. D. Schleiermacher (1768-
1834) qui vint à sa défense. Philosophe et théologien
allemand, il fut sans contredit l'une des figures les plus
importantes du romantisme. Né d'une famille de pas-
teurs, Schleiermacher grandit dans l'atmosphère spiri-
tuelle piétiste, où il développa son goût pour l'intériori-
té religieuse et le piétisme. Après une jeunesse déchirée
par l'opposition entre l'enthousiasme de sa nature mys-
tique et l'exigence de son esprit critique, il fit son entrée
à l'université de Halle où il prit contact avec la philoso-
phie de Leibniz (à travers la lecture de Wolff) et avec
celle de Kant, fortement critiquée par Eberhardt. En 1796
il se transféra à Berlin, y connut Fr. Schlegel et inaugu-
ra sa période romantique (1796-1801) à laquelle on doit
ses œuvres les plus géniales et les plus personnelles ;
Reden ûber die Religion (.Discours sur la religion, 1799) ;
Mono/oge (1800) ; Vertraute Briefe ûber Friedrich Schle-
gels Lucinde (Lettres confidentielles sur le Lucinde de
Friedrich Schlegel, 1800). Il rompit ensuite avec le groupe
298 FRIEDRICH SCHLEGEL

romantique des Schlegel, s'en alla pour Stolpe (Poméra-


nie) et entreprit, dans la solitude, des études sur les textes
de Platon (entre autres, la traduction et le classement des
œuvres du grand philosophe grec, dont se servit Kierke-
gaard pour sa thèse de doctorat). Il y inaugura sa période
systématique avec Kritik der bisherigen Sittenlehre {Cri-
tique de l'éthique précédente, 1803). Après deux ans
d'enseignement à l'Université de Halle, fermée après la
bataille d'Iéna (1806), il retourna à Beriin où, avec Fichte,
il présida à l'ouverture de l'Université. Il y tint pendant plus
de vingt ans la chaire de théologie et produisit plusieurs
œuvres, tant de renouvellement de la foi protestante {La
foi chrétienne, 1821), que de philosophie {Dialectique,
posth. 1836, Éthique philosophique ibid., Leçon d'esthé-
tique, 1843). Eichner considère ce fragment d'attribution
incertaine.
329 Voir aussi A-366 et A-404.
330 Recherche ; en français dans le texte. Schlagdenhauf-
fen, op. cit. p. 254, note 3, parie de juxtaposer ce fragment
à certains passages des Reden ûber die Mythologie, en par-
ticulier la première partie.
331 Frappante, en français dans le texte : frappant.
332 Création ; en allemand Dichten, c'est-à-dire composer,
faire des vers, des poèmes ; poèie=Dichter On peut aussi
traduire, comme Lacoue-Labarthe et Nancy, par composi-
tion poétique, voir op. cit. p. 173-
333 la fiancée de Corinthe. Ballade de Goethe, écrite en
1797, racontant l'histoire d'un jeune forestier qui, en allant
chercher à Corinthe la fiancée qui lui était promise, meurt
victime d'un vampire qui se révèle être sa propre fiancée.
334 Arbitraire ; Willkûr
335 Saut ; Sprung.
336 „ Dafèdas Genie dadurch ûberflûssig gemacht werde,
NOTES 299

steht nicht zu besorgen, da der Sprung vom an-


schaulichsten Erkennen und klaren Sehen dessert, was
heworgebracht werden soil, bis zuni Vollenden immer
unendlicb bleibt. » Voir A-217.
Fragment sans attribution certaine.
338 Voir aussi A-439
339 Allusion probable à Sparte.
340 Voir aussi A-217.
Fûrstenspiegel ; allusion probable au roman de Wie-
land Der goldene Spiegel (1772). La distinction faite ici
entre le contenu et la forme de l'œuvre est essentielle,
puisque ce roman, avant tout fable politico-philoso-
phique, est faussement donné par Wieland comme une
traduction écrite à la manière des Mille et Une Nuits.
3^2 rapport ; en français dans le texte.
3*^3 Fragment sans attribution certaine.
Ad usum delphini ; à l'usage du dauphin. On voit l'al-
lusion à Louis XIV.
3^5 On souligne ici le rôle pédagogique de la musique
chez Platon.
Humanoria ; les humanités.
347 Visum repertum ; description que fait le médecin légis-
te des altérations survenues à un cadavre. Littéralement :
répertoire visuel.
348 Entendons ici la dichotomie platonicienne du corps
et de l'âme.
349 Fragment sans attribution certaine.
350 Fragment sans attribution certaine.
351 Voir aussi L-64. On consultera également le commen-
taire qu'en fait Berman, op. cit. p. 154-55.
352 witz.
353 Fragment sans attribution certaine.
354 Fragment sans attribution certaine.
300 FRIEDRICH SCHLEGEL

355 Fragment sans attribution certaine.


35o Muller, Johannes von (1752-1809). Historien et politi-
cien suisse. Sa Geschichte {Histoire, 1786), par le talent
avec lequel il évoque la société chevaleresque des qua-
torzième et quinzième siècles, contribua largement à for-
mer la sensibilité allemande et à créer une image nou-
velle du monde médiéval. Mùller ne va pas sans exalter
dans son œuvre la politique et les libertés des Anciens,
ce à quoi Fr. Schlegel fait allusion ici.
357 Forster, Johann Georg Adam (1754-94). Écrivain alle-
mand d'origine écossaise. Il fit son entrée en littérature
après avoir pris part au second voyage autour du monde
de James Cook {A voyage towards the South Pole and
round the world, \111 ; version allemande : Reise um
die Welt, 1778-80). Son récit de voyage allie tout à la fois
charme littéraire et observations scientifiques. Ses opi-
nions favorables envers la Révolution française le
contraignirent à quitter l'Allemagne pour Paris. Son
œuvre la plus importante reste ses Ansichten vom Nie-
derrhein, von Brabant, Flandern, Holland, England
und Frankreich (1791-94). Fr. Schlegel composa, en
1797, un essai sur Forster, Georg Forster, Fragment einer
Cbarakteristik der deutschen Klassiker, publié dans la
première partie du premier tome de la revue de J. F. Rei-
chardt, Lyceum der schônen Kûnste, lequel étudie la
question de la germanité (Deutschheit) et de l'artiste.
358 YqJj. j^Qfg ^jj fragment A- 346.
359 II s'agit ici de l'essai pour le concours de l'Académie
de Dijon, Discours sur les sciences et les arts (1750), qui
répond négativement à la question de savoir si le pro-
grès des sciences et des arts a contribué à l'amélioration
des mœurs. Platon : on sait que, dans la République, Pla-
ton propose de chasser les poètes de la Cité Idéale.
NOTES 301

« On date en général [...] de la publication des Idées,


le "tournant" qui rendra possible la conversion de 1808
ou la compromission politique douteuse de 1815. ••
Lacoue-Labarthe et Nancy, op. cit. p. 183.
Isis ; divinité égyptienne qui rendit la vie à Osiris. Son
culte eut une grande importance dans la spiritualité des
gréco-romains. Certains subissaient une initiation afin
d'être introduits aux Mystères de la déesse, mystères
dont les arcanes ne nous furent jamais complètement
dévoilés. Si l'on ne peut rien affirmer de certain concer-
nant le culte d'Isis dans la civilisation gréco-romaine, on
peut cependant avancer qu'il se rapportait à la mé-
tempsycose. Certains auteurs ont rompu le secret des
mystères, mais il s'agissait surtout de chrétiens nouvel-
lement convertis qui tâchaient de faire acte de prosély-
tisme (nous pensons ici en particulier au Protreptique
de Clément d'Alexandrie). Leurs témoignages sont donc
peu crédibles. C'est dans la ville religieuse de Sais que,
selon la légende, le fronton du temple d'Isis aurait été
orné de l'inscription suivante : «Je suis tout ce qui est,
ce qui était et ce qui sera et nul mortel n'a déchiré mes
voiles. » C'est probablement ce à quoi Fr. Schlegel fait
allusion. À propos d'Isis, on notera les échos du poème
de Schiller « Das verschleierte Bildzu Sais» (1795) et sur-
tout ceux du roman fragmentaire de Novalis « Die Lehr-
linge zu Sais » {Les disciples à Sais, 1798-99) au sein
duquel les influences mystiques de Jacob Bôhme sont
visibles. Il ne serait pas étonnant que Fr. Schlegel ait en
tête l'une ou l'autre de ces œuvres. On verra aussi Id-128.
Une image semblable à celle de Fr. Schlegel (soulever
le voile) se trouve aussi chez Novalis, Disciples à Sais,
in Fragments, op. cit., p. 75.
Religieux ; Lacoue-Labarthe et Nancy, op.cit. p. 206,
302 FRIEDRICH SCHLEGEL

traduisent par clerc. Le mot allemand Geistlicher signi-


fie tout à la fois clerc, prêtre (pour les catholiques) et
pasteur (pour les protestants). Fr. Schlegel étant protes-
tant lors de la rédaction de ses Ideen, il nous est appa-
ru de prime abord devoir rendre Geistlicher par le mot
pasteur. Cependant, l'inspiration religieuse des Ideen
nous a décidé à traduire Geistliche par religieux. Le mot
clerc, en effet, suggère une formation sous-jacente à
l'engagement religieux. Ayrault, La genèse..., op. cit., le
traduit aussi par clerc. Il dit cependant (p. 473) : <• Une
des exigences de l'époque, on l'a vu, était la découver-
te d'un mot qui pût se substituer au mot prêtre, au sens
le plus large de l'homme authentiquement religieux. »
Nous croyons que l'emploi du mot correspond
à l'intention de Fr. Schlegel.
Lacoue-Labarthe et Nancy, op. cit., p. 206, indiquent
justement : « En ce qui concerne la métaphore végétale,
qui réapparaît deux fois dans les Idées (Jd. 39 et Id. 86 :
la beauté est végétale), on pourra se reporter, entre
autres à Lucinde - et en particulier aux chapitres : « Allé-
gorie de l'impudence ei Une réflexion » (cf. trad. Anstett,
p 91, p. 93, 213 etc.).
^^^ Discours sur la religion ; Ûber die Religion, Reden an
die Gebildeten unter ibren Veràcbtern, 1799. Il s'agit de
cinq discours rédigés par Schleiermacher, dans le même
ton prophétique que les œuvres du premier romantis-
me (Fr. Schlegel, Novalis). Texte polémique qui prend
comme cible les rationalistes de VAufklàrung, il tâche
de montrer que si la religion a perdu de son lustre parmi
les gens cultivés, cela ne dépend pas de la faiblesse de
celle-ci, mais du fait qu'elle ne se considère plus comme
le noyau central et fécond qui est émotion et harmonie
intime ; qu'elle n'est plus désormais que la simple mani-
NOTES 303

festation extérieure du dogme.


365 Sur le thème de la fantaisie, on verra aussi A-250, 418,
429 et 450.
Aufklànmg ; mot allemand équivalent des Lumières.
Dans un essai de 1784, Réponse à la question : Qu'est-
ce que l'Aufklàrung ?, Kant répond qu'il s'agit de la sor-
tie de l'homme de son état de minorité intellectuelle,
caractérisée par la volonté de faire un usage public de
sa raison. C'est pourquoi sa devise est Sapere aude ! Le
dix-septième siècle est caractérisé sur le plan phi-
losophique par la remise en question des systèmes méta-
physiques de la philosophia perennis, critique d'où
émerge la nova philosophia, alimentée par les perspec-
tives révolutionnaires des pensées de Copernic, Bacon,
Descartes, Galilée, Spinoza, Newton et Locke. En Alle-
magne, c'est à travers la pensée de Leibniz et de Wolff
que débuta le dialogue avec les forces vives de la pen-
sée nouvelle. Le dix-huitième siècle tâcha d'éclaircir les
différents problèmes que la nature physique pose à
l'homme, mais aussi d'élucider des questions de
logique, d'esthétique et de métaphysique à travers un
déisme qui s'affirma sous la forme d'une religion natu-
relle. Tandis que l'illuminisme français se tourna pour
sa part vers le matérialisme, celui d'inspiration alleman-
de se dirigea plutôt vers une exaltation du sentiment qui,
à travers les recherches du Sturm und Drang, condui-
sit au romantisme.
367 Culture • Bildung.
368 Originel ; Urspriinglicbe. Peut aussi signifier original,
si l'on considère que la religion est sans autre pareil, ou
originel, si l'on veut insister sur le sens de premier, ce
oui semble l'intention de Fr. Schlegel.
369 Voir aussi Id-ll6.
304 FRIEDRICH SCHLEGEL

ji est possible de rapprocher cette idée de celle de


Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, Vll-59.
Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, II,
8-90.
Culture ; Bildung.
373 Culture ; Bildung.
374 Culture ; Kultur
375 Souvenir du traité kantien de 1795, Zum ewigen Frie-
den ( Vers la paix perpétuelle).
37o Fr. Schlegel pense ici au poète.
377 Voir sur le concept de médiateur, emprunté à Nova-
lis, Ayrault, op. cit. Paris, Aubier, 1969, III, 353 et 436.
37o II est difficile de ne pas voir ici l'image intellectuali-
sée du Christ.
379 Sur le •< médiateur », on pourra lire un fragment très
intéressant de Novalis, Fragments, op. cit., p. 231.
3^0 Facteurs ; à entendre au sens mathématique du terme.
381 Culture ; Bildung.
382 jj s'agit presque là d'un portrait psychologique que Fr.
Schlegel dresse de lui-même, si l'on songe à son activi-
té auprès des amis du cercle d'Iéna.
383 Culture ; Bildung.
384 spirituel ; witziger.
385 Éducation ; Bildung.
380 Lacoue-Labarthe et Nancy font remarquer, op. cit.,
p. 212, un passage du roman Lucinde qui reprend le
même thème. Voir la partie intitulée Allégorie de l'im-
pudence, trad. Anstett, op. cit. p. 87.
38/ Cette intuition romantique se retrouve également chez
Kierkegaard, qui critiquait pourtant sévèrement le roman-
tisme, et considérait, dans Ou bien... ou bien, 1-50, que
le christianisme avait introduit la sensibilité dans le
monde comme peccabilité.
18
NOTES 305

L'artiste personnalise la matière, l'abstrait, il imprègne


le réel de sa marque subjective ; c'est la signature au bas
du tableau faisant que cette toile anonyme s'habille des
couleurs vives des passions, des tristesses, des illusions
et de toutes les fragilités du moi, du je, de l'individu.
389 Seelenorgan.
390 Voir Rom. 7-22.
391 Culture ; Bildung.
392 Y Q J J . aussi Id-83. Il y a ici un motif essentiel qui rat-
tache le romantisme d'Iéna au classicisme et à Goethe ;
le but de l'éducation est de produire des hommes et non
d'arides pontifes de faculté.
^^^ Fr. Schlegel reprend ici un thème que Schleiermacher
développe dans les Reden ûber die Religion où la mora-
le et les dogmes cèdent en importance à l'intuition de
l'infini. Or la religion commence précisément, pour
Schleiermacher, avec le sens de l'infini, c'est-à-dire avec
la reconnaissance que l'infini est partout, ce qui conduit
l'homme à la découverte de celui qui est en lui. Cette
découverte détermine par la suite son devoir moral, qui
est d'accomplir ce qu'il y a d'infini en lui par l'exercice
de sa volonté, par l'écoute de ses intuitions et de ses sen-
timents. L'être moral ne consiste pas à obéir à la loi
éthique qui exige qu'on tue les passions et les instincts,
mais consiste plutôt à les mettre en rapport harmonieux
avec l'aspiration vers l'infini qui habite le coeur humain.
Voilà pourquoi Schleiermacher pouvait déclarer dans
ses Vertraute Bnefe que le roman de Fr. Schlegel était
un livre vraiment religieux, dans la mesure où il y voyait
une telle aspiration. Voir aussi Id-110 et 132.
394 L'idée schlégélienne de l'ironie a son point de départ
dans la philosophie fichtéenne du moi et de la liberté.
Si le moi pose le monde en se posant lui-même, c'est
306 FRIEDRICH SCHLEGEL

donc qu'il le domine. Cependant, ce monde est fini et


relatif, il ne peut traduire que dans ses propres limites
les aspiration idéales de l'homme et de l'artiste. Aussi ce
dernier est-il légitimé de révoquer la réalité, de l'anéan-
tir, afin de faire émerger un monde nouveau, poétisé.
L'ironie est en quelque sorte la méthode à partir de
laquelle ce monde peut être révoqué et reconstruit,
comme le Temple en trois jours, témoignant de l'empi-
re que le moi a sur lui. Fr. Schlegel est manifestement
plus influencé par la méthode que par les résultats de la
philosophie de Fichte. La démarche dialectique du phi-
losophe lui permet de découvrir l'interdépendance et
l'identité du tout et de l'un. Cette identité s'exprime par
l'aphorisme et prend toujours un sens qui va croissant,
jusqu'à ce qu'un concept particulier embrasse le tout.
L'ironie sert à libérer le concept. Le premier romantisme
ayant exalté la volonté et les caprices absolus du créa-
teur, il devenait quasi inévitable qu'il se servît de l'iro-
nie comme forme d'expression de cette volonté et de
ces caprices. L'ironie schlégélienne forme une esthé-
tique de l'ironie qui, en dénonçant la séparation entre
l'idéal et le réel, en insistant sur cette séparation, et en
se présentant comme la clé de leur union dialectique,
forme le premier moment du nihilisme européen. Sur
l'interprétation particulière à donner à ce fragment, on
verra Haym, Die Romantische Schule, p. 753 et Stroh-
schneider-Kohrs, pp. 59 à 63.
395 La Théogonie d'Hésiode peut être ici un brillant
^emple.
396 Culture ; Bildung.
397 Sans doute faut-il voir ici une réminiscence d'Héra-
clite pour qui le feu est principe de transformation.
398 Voir Id-67 et note.
NOTES 307

399 Le plus spirituel ; geistigste.


Culture ; Bildung.
Notons qu'au fragment Id-65, c'est par la culture que
l'homme parvient à l'humanité.
Voir note de Id-1 à propos des mystères d'Isis. Afin
d'en savoir plus sur l'importance de la religion des mys-
tères chez les Anciens, on consultera le livre de F. Robert,
^ religion grecque, P.U.F., Paris, 1981, pages 39 à 48.
Rassasiez ; on pourrait aussi traduire le verbe sàttigen
par saturez, au sens chimique du terme, ce qui du reste
s'harmoniserait avec la pensée chimique annoncée par
Fr. Schlegel.
Voir aussi Id-65 et Id-83.
^^^ Cachée ; schlummernden. On peut aussi traduire par
assoupie, sommeillante.
406 YQjj. ^^ggj gj j^Qjg jjg
^^^ Cultivés ; gebildete
Baader, Franz Xaver von (1765-1841), philosophe alle-
mand, Beitràge zur dynamischen Philosophie (1809),
Fermenta cogitationisi\-lV, 1822-24), Vorlesungen ûber
die spekulative Dogmatik ( 5 tomes, 1827-38 ). Il exerça
une profonde influence sur les écrivains du premier
romantisme, en particulier sur Novalis qui, dans une
lettre du 7 novembre 1798, dit de lui à Fr. Schlegel :
« Seine Zauber binden wieder, was der Blôdsinns
Schwert geteilt y, parodiant V Hymne à la joie de Schiller.
Baader tente de résoudre l'antinomie du réel et de l'idéal
qui débouche, en dernière analyse, sur une sorte d'in-
tellectualisme construit sur les doctrines de l'ancienne
théologie chrétienne et de la théosophie. Entraîné par
sa nature mystique dans le projet de fonder une Acadé-
mie des Sciences Religieuses à Saint-Pétersbourg, projet
qui devait avorter, il devint professeur honoraire à l'Uni-
308 FRIEDRICH SCHLEGEL

versité de Munich, où il tint une chaire de philosophie


de 1826 à 1840. Il y eut une correspondance intéressante
entre Baader et les frères Schlegel, laquelle fut mise à
jour par Finke en 1917 ( Briefe an Friedrich Schlegel,
Cahier de la Gôrres-Gesellschaft, Cologne, 1917 ). On
verra aussi le livre de E. Susini, Lettres inédites de Franz
von Baader, Vrin, Paris, 1942, pages 347 à 51. On y rap-
porte (p. 496) une note de Fr. Schlegel sur la pensée de
Baader, laquelle témoigne de l'intérêt durable qu'il eut
pour Baader. Cette note est extraite d'un cours inédit de
1823 où Fr. Schlegel, après avoir dressé à sa manière habi-
tuelle un schéma général de la littérature de son époque,
associe Baader et Novalis à son école, et considère le pre-
mier comme « une simple indication de l'avenir. »
Voir note du fragment A-149.
Fr. Schlegel fait allusion à la célèbre querelle de l'athéis-
me, qui contraignit Fichte à quitter sa chaire d'enseigne-
ment d'Iéna après la publication d'un article sur le fonde-
ment de notre foi en un Royaume des Cieux dans le Phi-
losophisches Journal einer Gesellschaft Teutscher Gelehr-
ten. On en retrouve des échos dans son oeuvre la plus
populaire, Die Bestimmung des MenscheniLa destination
de l'homme, 1800), lorsque Fichte écrit : « Ce que nous
nommons le ciel n'est pas au-delà du tombeau ; il est déjà
ici, s'étendant autour de notre nature, et sa lumière rayon-
ne de chaque cœur pur. »
Lacoue-Labarthe et Nancy rappellent, op. cit. p.217, que
Fr. Schlegel fait ici allusion au recueil de Novalis Glauben
und Z/e&e (qu'ils appellent Glauben und Wissen).
Voir la note de L-108.
Culture ; Bildung.
414 Unique trésor ; eins und ailes sein.
415 Voir aussi Id-67 et note, ainsi que Id-132.
NOTES 309

Culture ; Bildung.
' Voir les notes aux fragments A-425 et Id-8. Aussi Id-
125 et 150.
^^^ Il s'agit peut-être là d'un trait lancé à Schiller, dont la
polémique avec Fr. Schlegel est bien connue.
Agir; wirken. Aussi avoir de l'influence.
420 Cœur; Gemût.
Voir aussi A-404.
Albrecht Diirer (1471-1528), peintre et graveur alle-
mand. Son œuvre importante fait de lui un des re-
présentants majeurs de la pensée de la Renaissance dans
les pays nordiques. Il fut l'une des figures privilégiées
de la.« mythologie » artistique du romantisme allemand.
Wackenroder fait de lui, dans ses Épancbements, le pré-
curseur des valeurs allemandes. Tieck, dans son Stefn-
bald, n'est pas non plus sans manifester l'admiration la
plus grande pour Durer.
^^^ Kepler (1571-1630), astronome et mathématicien alle-
mand contemporain de Galilée. Défenseur de l'hé-
liocentrisme copernicien, il révéla la vraie nature des
orbites planétaires ainsi que les lois par lesquelles elles
se meuvent sur elles-mêmes. Il fut un véritable réfor-
mateur de l'astronomie.
424 Hans Sachs (1494-1576), poète allemand. Il voyagea
durant sa jeunesse et vint ainsi en contact avec les Meis-
tersànger, pour s'installer ensuite à Nuremberg où il
exerça la profession de cordonnier. En 1517, il y devint
maître-chanteur. Son œuvre immense comprend plus de
4000 chansons. Avec Die Wittembergisch Nacbtigall, où
il célèbre Luther, il prit parti pour la Réforme. Ami de
nombreux humanistes, il contribua à propager les
idéaux de l'humanisme dans la bourgeoisie allemande
de son époque. Boudé par la littérature de VAufklàrung,
310 FRIEDRICH SCHLEGEL

il rentra en grâce avec le romantisme, faveur qui devait


culminer avec l'opéra néoromantique de Wagner, Les
Maîtres-chanteurs de Nuremberg (1867).
Jakob Bôhme (1575-1624). Écrivain et mystique alle-
mand. Issu d'une famille d'artisan, il était lui-même cor-
donnier. Bôhme se forma à la fréquentation des Saintes
Écritures, des écrits théologiques de la Réforme, des
livres de Paracelse ou de Weigel. Esprit intensément reli-
gieux, il aurait eu une Révélation en l600, laquelle devait
par la suite conditionner son expérience intérieure. Le
résultat de ses méditations prit une forme définitive avec
la composition de Aurora, oder die Morgenrôte imAuf-
gang, œuvre qui lui valut les persécutions de l'ortho-
doxie protestante. Son mysticisme est à l'origine du
mouvement piétiste qui fut si important au dix-huitième
siècle. Il est probable que c'est Tieck qui a fait connaître
Jacob Bôhme à Fr. Schlegel, puisque dès 1798 Tieck fai-
sait la lecture d'Aurora à ses amis d'Iéna. L'oeuvre
romantique la plus empreinte de la pensée et du mysti-
cisme diffus de Jacob Bôhme est certainement le texte
mystérieux de Bonaventura, Nachtwacben {Les Veilles,

On remarquera que les personnages nommés ici par


Fr. Schlegel afin de représenter ce « caractère » sont tous
des individus qui, d'une manière ou d'une autre, furent
des réformateurs, aux points de vue tant artistique que
religieux et scientifique.
Voir aussi Id-135.
Comment ne pas songer ici au cercle d'Iéna ?
Souvenir d'Ovide, Ars Amandis, III, l : « La vertu, elle
aussi, est femme par son vêtement et son nom, etc. » On
découvre ici un thème, celui du caractère mystique de
la femme, source de toute initiation (en particulier
NOTES 311

l'amoureuse) que l'on retrouve dans le roman Lucinde.


Voir aussi ld-1.
Allusion au livre de Jacob Bôhme, Aurora. Voir aussi
la note du fragment Id-120. Lacoue-Labarthe et Nancy
font la même remarque, op. cit. p. 219-
Dèce ; Decio Mure Publio. Tribun en 343 av. J.C. Les
consuls ayant appris des auspices que les dieux exi-
geaient, pour vaincre l'ennemi, le sacrifice de l'un d'eux,
ils prirent la décision qu'on immolerait celui dont les
légions commenceraient à plier devant l'adversaire.
Dèce fit aussitôt tomber les siennes, montrant par cela
qu'il était prêt au sacrifice suprême pour la patrie. Selon
la tradition, il serait le premier de trois membres de la
même famille (son fils en 295 et son neveu en 279) à
avoir agi de la sorte.
432 Voir aussi Id-67 et 110.
^^^ Hermann (vers 18 av. J.C., 19 ap. J.C.), connu en fran-
çais sous le nom latin d'Arminius. Au service des
Romains, dirigeant une troupe auxiliaire fournie par les
Chérusques lors de la campagne de Tibère en Germa-
nie (5-6 ap. J.-C.), il prit le commandement de la révol-
te germaine contre les Romains et écrasa Varus et ses
légions dans la forêt de Teutoburg. Germanicus, qui fut
envoyé pour venger l'honneur oblitéré par cette défai-
te, ne parvint pas à capturer Arminius qui, après un
revers, réussit à s'enfuir par la ruse. Tibère décida alors
de laisser les Germains s'exterminer eux-mêmes avec
leurs querelles intestines qui, du reste, furent nom-
breuses. Après avoir été en proie à des fortunes diverses,
il mourut assassiné par les siens. Tacite {Annales, II,
XLV), à qui nous devons ce que nous connaissons
d'Arminius, l'appelle avec admiration le libérateur de la
Germanie (Ibid. II, LXXXVIII). Symbole de liberté et
312 FRIEDRICH SCHLEGEL

d'indépendance, la figure d'Arminius fut maintes fois


célébrée par les poètes allemands, dont l'oncle de Fr.
Schlegel, J. Elias Schlegel, mais surtout par Klopstock et
Kleist (Hermannsschlacht).
Wotan, aussi nommé Odin. L'un des dieux principaux
de la mythologie germanique et celui qui était vénéré
comme le dieu suprême au moment de l'introduction du
christianisme.
On remarque l'absence de Schiller.
Créent ; bilden.
Dévotion ; Andacht.
Voir Id-128.
Orgie ; Il s'agissait, à l'origine, de la célébration de
toute action sacrée qui vint à désigner, par la suite, la
cérémonie des mystères de Dionysos. Puisqu'en ces
mystères le caractère sacré tendait vers la libération des
pulsions humaines, le terme finit par signifier toute ma-
nifestation religieuse au caractère frénétique et tumul-
tueux.
Fr. Schlegel ne tient pas compte ici que le christianis-
me médiéval eut ses célébrations à caractère <• orgiaque »
dans les stultorum feriae.
La ligue dont on parle ici serait, nous semble-t-il, l'as-
semblée des poètes souscrivant à l'approche et aux
théories de la poésie romantique. Il y a ici une volonté
exprimée par Fr. Schlegel de faire école, le projet litté-
raire de VAthenàum ne désire pas rester lettre morte.
Voir aussi Id-140 et surtout 142.
Voir Id-139 et note.
Mot d'esprit ; Geisteswort.
Hanse : désigne l'association des marchands des villes
de l'Allemagne du Nord qui, originellement, devait
défendre le commerce contre les pirates et surtout les
NOTES 313

populations qui n'étaient pas encore converties au chris-


tianisme. Voir Ici-139 et note.
Âme ; Gemût.
Novalis ; Georg Philipp Friedrich von Hardenberg dit
Novalis (1772-1801). Poète allemand, figure em-
blématique du premier romantisme, ami très cher de Fr.
Schlegel. Après une enfance profondément marquée
par le piétisme, il entreprit des études à l'université d'Ié-
na où il suivit les cours de Reinhold, de Fichte, mais sur-
tout les leçons d'histoire de Schiller. Il partit ensuite pour
Leipzig afin de poursuivre ses études et y connut Fr.
Schlegel. En 1794, transféré à Tennstedt pour affaire, il
fit un voyage à Gruningen où il rencontra la très jeune
Sophie von Kuhn avec laquelle il scella une passion
commune par des fiançailles en mars 1795. La mort de
Sophie (mars 1797) mit fin à cette union. Jointe à la mort
du frère et confident, Erasmus, la disparition de Sophie
von Kuhn devait être l'amorce d'une vaste et profonde
réflexion sur la mort qui trouva son expression poétique
à travers son chef-d'œuvre, les Hymnes à la nuit
(publiés en 1800, dans le dernier numéro de \'A-
thenàum), sorte d'itinéraire spirituel où la mort, thème
majeur, est abordée de façon chrétienne. Elle y est chan-
tée comme la source de toute lumière et de toute exis-
tence. Il écrivit deux romans qui restèrent à l'état
d'ébauches. Les disciples à Sais (1798-99), Henry d'Of-
terdingen (publié par Tieck en 1802), un grand nombre
de fragments, Pollens (1798), et un essai originellement
destiné à VAthenàum, La Chrétienté ou l'Europe, mais
publié, en partie, en 1826, ainsi que des lieder {Les
Hymnes spirituelles, titre choisi par Fr. Schlegel qui en
fit la publication en 1802) qui furent mis en musique et
entrèrent dans le livre officiel de la liturgie de l'Eglise
314 FRIEDRICH SCHLEGEL

luthérienne. Présent lors des réunions où se rencontrè-


rent Tieck, Schelling, J.W. Ritter, Schleiermacher et les
frères Schlegel, Novalis a produit les œuvres-clés qui
éclairent le romantisme d'Iéna : le projet d'une huma-
nité renouvelée qui redécouvre à travers la poésie les
signes de son unité avec elle-même et les choses, redé-
couverte qui ne va pas sans nostalgie. Les figures du
Christ et de la mort sont au centre de son inspiration. Fr.
Schlegel dit de lui qu'il fut le seul homme qui eût un sens
artistique de la mort. Novalis est décédé de phtisie à l'âge
de 29 ans. Dans son journal, on trouva ces mots : Ce n'est
que maintenant que j'apprends à me connaître et à
jouir de moi-même. Et c 'est pourquoi ilfaut que je m'en
aille.
INDEX THÉMATIQUE

Il nous a semblé souhaitable, afin de faciliter la recherche,


d'adjoindre à notre travail cet index thématique. Celui-ci n'a
pas pour objet de remplacer la lecture des Fragments, mais
plutôt de permettre d'identifier promptement les idées,
sujets ou propos qui sont abordés par Fr. Schlegel, puisque
le genre fragmentaire exige, on le comprend, une
recherche particulière, voire un travail de reconstruction
de la part du lecteur. Afin d'être le plus complet possible,
cet index rassemble non seulement les mots que l'on peut
retrouver dans les Fragments, mais aussi les idées direc-
trices, les auteurs qui sont évoqués, de même que les
oeuvres qui y sont nommées. Ainsi, par exemple, l'entrée
Allemagne fait référence aux auteurs allemands, aux phi-
losophes ou bien à la germanité, selon le cas ; celle
Schleiermacher à l'auteur des Discours sur la religion,
bien que le nom de Schleiermacher ne figure pas explici-
tement dans le texte de Fr. Schlegel ; l'entrée Ecrivain se
rapporte aussi au mot auteur. Interprétation fait égale-
ment référence à l'analyse des auteurs, etc.
Les renvois de l'index thématique sont donnés à partir
des abréviations usuelles des fragments ; L-45 renvoie le
lecteur au fragment du Lyceum 45 ; A-449 à celui de
VAthenàum 449 ; Id-28 à celui des Idées, le numéro 28.
316 FRIEDRICH SCHLEGEL

Adam {personnage de Jean 24 {leurs oeuvres), 55, 69,


Paul), A-421 92, 115, 121, 143, 145,
Agricola, A-150 149, 151, 153 {roman-
Allemagne, L-38 igerma- tique), 219, 242, 252, 321
nité), 40, 79 iUvre alle- {poésie et philosophie),
mand), 116 {peuple), 122 373 {philosophie), 390,
igermanité), A-21, 26 393, 402, Id-35, 85, 95
{germanitê), 6l {philoso- {poèmes classiques)
phie allemande), 104 {lit- Angleterre, L-67, A-61, 115
térature philosophique) {anglais), 219 {pédants
275 {auteurs), 379 {philo- anglais), 389 {critique
sophes allemands), 387, anglaise), 421
421, 436 {prose al- Apollon, A-325
lemande), 449 {auteurs) Arabes, A-229
Id-120, {héros et artistes Archiloque, A-156
allemands), 135 {dieux Aristide, L-125
nationaux) Aristophane, A-154, 156,
Alliance (voir aussi Ligue), 240, 244, 246
L-114, Id-32, 49 Aristote, A-I6I
Amitié, A-342, 359 Art, L-31 {Œuvres senti-
Amorites, A-379 mentales et naïves), 49
Amour, L-l6, A-50 {le véri- {chez les Anglais), A-68,
table), 87, 239 {despoètes 116, 117 {œuvres), 223,
alexandrins et romains), 225 {de vivre), 246
268 {et mariage), 359,363 {comique), 247 {roman-
{amant et aimée), Id-19, tique), 2 5 2 , 255, 360, 365
83,86,103, \QA{origineD, {plastique), 373, 444, 450
106,107, 111 {beaux-arts), Id-11, 22,
Anabase, A-160 38, 41, 48, 68 {sommet
Anciens {les), L-11, 44 de), 95 {poétique), 102,
{Antiquité), 84, 91, 93, 109, 111 {comme but),
107 {maîtres de l'abstrac- 119, 120, 123, 135, 148
tion poétique), 111, A-10, Artiste, L-1, 37, 52, 58, 63,
INDEX THÉMATIQUE 317

81,87, 89, 91 103, 110, A- 339 {beauté intérieure),


109, 116, 117, 121, 217 Id-86 {ce qu'il est)
239, 253, 255, 295, 302, Bible, A-12, 231, 357, Id-
327 {.natures artistiques), 38, 66 {Écriture), 95
381, 406, 419, 421, 432, {Évangile éternel de Les-
Id-13 iqui il est), 16, 20 sin^
(ce qu'il est), 32, 42, 43, Bodmer, L-13
44, 45 (.ce qu'il est), 49 Bohme, Id-120, 135
{union), 54, 64, 92, 113, Bonaparte, A-422
114,120 {allemand), 122, Burger, A-122
131, 136, 142, 143
{monde des artistes), 145, Candide, A-374
146 {style de vie) Caracci, A-312
Athéna, A-154 CathoUcisme, A-231, 276
Aufklârung, Id-12 Caton, A-148
Ausone, A-159 Cellini, A-196
Autonomie, Id-153 César, L-105, A-146, 148,
Autocoimaissance, Id 139 217, 326, 394
Autocréation, L-28, 37, A- Chamfort, L-50, 59, 111,
51 A-82, 425
Autodestruction, L-28, 37, Chaos, A-389, 421, 424, Id-
A-51, 305 18, 22,55,69, Il {ce qu'il
Autolimitation, L-28, 37 est), 123
Christianisme, A-l6 {est un
Baader, Id-97 cynisme universel), 221,
Bacon, A-220 230, 231 {naïf), 235
Barbare, A-229 {Christ), 376 {chrétienspas-
Beau, L-91 {foi en lui), A-51 sifs et actifs), 411, 420
{naïf, poétique et idéal), {Christ), 421 {Christ), Id-59,
108,115, 252 {beautéfrus- 63 {son intuition centrale),
te), 256 {beauté), 305 92 {chrétiens), 112, 138
{sérieuse et pure beauté {une religion de la mort)
nécessaire à l'humour). Cicéron, A-146,152, 168
318 FRIEDRICH SCHLEGEL

Classique, Classicisme, L- losophie de Kant) 56 (<5fe ik?


13,20 (décrit), 36,60 {genres philosophie), 66, 89, 105
littéraires), 69 {classiques {mysticisme) 116 {divina-
anglais), A-51, 143, 147 trice), 121 {principes), 125
{mvre classiquement), 153, (ce qu'elle exprimé), 167,
219, 246,247,252 (poésie), 221 {divinatoire), 230
404, 439, Id-95 {poèmes) {idéalisme), 238 {philoso-
Comédie, A-154 {Aristopha- phie), 247 (tfes civiques),
ne), 244 {d'Aristophane), 259 {philosophie) 281
246 {des Modernes), 251 {méthode), 304 {littéraire),
Communication, L-37, 98 387 {philosophie), 389
{littéraire), 108, A-399, 418 {anglaisé), 404 (^a
Condorcet, A-227 5awce), 426, 439, 448, Id-
Connaissance, A-267 {d'être 123
ignorant), 344 {symphiloso- Critique de la raison pure,
phié), 404 {chimique), 4l6 A-357
(e/philosophie), Id-89 {des Culture, L-31, ll6, 121 (^fe
hommes) /'e^î^nô, A-160 (tfe Xéno-
Conscience, A-51 {sa dis- phori), 217 (^fe Tacite), 220
tinction d'avec l'inten- (cfe Kant), 222, {progressi-
tiori), 359 {des limites ve), 223 (générale de l'hu-
nécessaires), Ici-17 {de marateO, 233,297,410,429,
l'harmonie), 69 {l'ironie est 440, Id-4, 14, 37 (èzen
conscience), 83 {conscien- suprême), 38, 41 {moder-
ce de l'amour) ne), 42 {mondaine), 48,55,
Conte, A-429 {poétique) 51 {richesse), 5S, 65,72,80,
Copernic, A-434 95, 106, 107, 111, 123
Corrège, A-372 Cynisme, A-l6 (son essen-
Critique, L-5 {littéraire), 25 ce), 35 {cynique), 147
{historique), 27 (es/ wn lec-
teur), 55, 57, 86 {son but), Dante, L-45, A-247
114,120 {poétique), 125, A- Dèce, Id-131
26, 28 {idéalisme), 47 (p^/- Définition, A-82 {vraie).
INDEX THÉMATIQUE 319

lliide la poésie) l'interdit), 435 (principe


Délicatesse, A-251 (.mora- du droit antique des
le), 408 peuples), Id-135
Député, A-369 Durer, Id-120, 135
Destin, L-30 Dynamique, A-227 (histo-
Devoir, A-10, 304 ide rique), 304 (lois), 445
Schellmg), Id-39 ides
kantiens),135 (.de la Économie, A-410, Id-84,
ligue) 101
Diable, L-30 Écrivain, L-24, 32, 33, 37,
Diderot, L-3, L-15 54, 68, 70, 85, 94, 111,
Dieu, L-18 (Royaume de 112, 122, A-57 (gloire lit-
Dieu), 30, 91, A-99, 222 téraire), 66, 1 1 6 , 1 1 8 , 138
(Royaume de Dieu), 232, (tragiques), 275 (auteurs
262, 327, 333, 36l (de allemands), 323, 343,
Leibniz), 406, 420, 422, 367, 435, 436, 449 (alle-
Id-6 (ce qu'il est), 8, 15, mand^
24, 29, 40 (divinité), 44, Église, L-35 (est un postu-
47, 118 (idée de divinité), lai), A-414 (invisible)
147 Élégie, A-238, 305, 315
Discours sur la religion, Id- (grecque), 348 (héroïco-
8, 112, 125, 150 plaintif)
Doctrine de la science, A- Empirisme, A-I68, 316
216, 281 (philosophie sur (empiristes), 446
celle de Kant), 316 Énergie, L-125,A-375,419,
Don Quichotte, A-346 420 (de l'esprit), 445 (en
Drame, A-42,84,116, 123, physique), Id-23, 50, 132
126 (nationaux), 244 (de (véritable énergie du
Gozzi), 245, 253 (roman- mat), 153
tique), 383 (shakespea- Ennui, L-79, A-2, 52 (pre-
rien^ mière impulsion de la
Droit, A-223 (du plus fort), philosophie), 418
361 (régaliens), 385 (de Entendement, A-300, 366
320 FRIEDRICH SCHLEGEL

(ce qu'il est), 379,400, Id- matiqué), 64 (esprit du


91 (.va de pair avec l'es- despotisme), 75 (physique
prit), 93 expérimentale dé), 93,
Enthousiasme, L-37, A- 104, 116, 119 (habiletés),
88, 227 (français), 250, 121 (scientifique), 124,
252, 295, 404 (pour la 160 (de Xénophori), l62
connaissance), 419, 420, (sa tendance instinctive),
421, 427, 429 (bizarre- 168 (humain), 220 (de
rie), 445, Id-18, 102, 131, l'universalité), 223 (de la
^137, 144 culture générale de l'hu-
Épicure, A-450 manité), 227 (de Condor-
Époque, L-26, A-55, 116, cet), 229 (de la philosophie
166, 2l6 (les trois grandes arabe), 245, 252 (de la
tendances), 277 (mode), poésie classique), 253 (du
412 (philosophie de), 424, drame romantiqué), 256
426 (les Français la (humain), 265, 275, 278
dominent), Id-35 (com- (historique), 297,319,326,
bat dé), 50, 56 (la nôtre 327 (de système Saint),
est la première véritable), 339, 346 (de facobt), 366
94, 112, 139 (génie de) (organique), 369 (de la
Eschyle, A-105 monarchie ; de la repré-
Esprit, L-9 (de sociabilité), sentation), 372, 394, 399,
22, 28 (divisé), 36, 44 (des 402, 412 (parfait), 418
Anciens), 69, 80, 82 (est la (romantiqué), 420, 421,
philosophie de la naturé), 422 (de Mirabeait), 425
90 (et la saillie) 92, 93 (en (indépendants), 429, 435
devenir), 96 (mot d'esprit), (historique), 445, 449
103, 105, 108 (scienti- (monde des), 450 (du
fique), 114 (critiqué), 116 tème spinozien) 451 (uni-
(scientifique), 117 (de versel), Id-5, 6, 12 (hu-
l'antique satire romaine), main), 18 (de l'homme
A-l6, 22 (historique), 25, moral), 20, 31 (humain),
32 (en avoir), 53 (systé- 33, 41, 44, 51, 61, 64, 84,
INDEX THÉMATIQUE 321

91, 118 (humain), 120 Fatalisme, A-168


ides anciens héros alle- Faublas, L- 41
mands), 132, 135, 141 Femme, L-106 (son escla-
(mot d'esprit), 148 vage), A-30 (jeune fille),
Esthétique, L-31 (juge- 31, 49, 102 (disposition
ment), 40 (sa significa- pour la connaissance),
tion en Allemagne), 57, 196 (et les autobiogra-
A-36 (jugement), 68 phies), 374,420,421, Id-19,
(jugement), 71 (analyse 115, 116, 126 (la famille
du beau artistique), l67 se forme autour d'elle),
(jugement), 238, 252 (de 127 (son essence intime
la poésie ; politique), 256 est poésie), 128 et 137 (les
(esthétique sophistique), mystères sont féminins)
Id-72 Fiancée de Corinthe, A-429
État, L-103 (parfait), A- 34 Fichte, A-137, 216, 281,
(face au mariage), 213, 295, 316, 360, Id-105, 135
214 (république par- Foi, L-16, 91 (en le Beau)
faite), 223 (histoire des), A-109 (en l'autonté), 168
369, 377, 385, 424 (histoi- (de laquelle émane la
re des), Id-49, 54, 58 philosophie), 230, 316,
Eudémonisme, A-168 321, Id-80, 106
Euripide, A-157 FoUe, L-81,92, A-278 (défaut
Européens, A-229 d'esprit historique)
Fontenelle, A-296
FamiUe, Id-122, 126, 152 Forster, A-449
Fantaisie, A-250 (est Fragments, L-4, 9 (génia-
enthousiasme et imagina- lité fragmentaire), 10, A-
tion), 414 (romantique), 22, 24, 77, 206 (ce qu'il
418 (absolue), 421, 429, doit être), 220, 225 (histo-
450 (Épicure veut la rique), 238 (lyriques des
détruire), Id-8 (est l'orga- Grecs), 259, 305
ne de l'homme pour la France, L-45, 50 (langue
religion), 26, 109 française), 59 (philoso-
322 FRIEDRICH SCHLEGEL

phiê), A-216 (.Révolu- {théorie des genres), 321


tion), 227 {enthousiasme {naïf), 324 {ennuyeux),
français), 251 {Révolu- 327, 348 {héroïco-plain-
tion), 296 {poésie), 312 tif), Id-114
{impatience), 360 {fran- Gibbon, A-219
çais), 374 {philosophes Goethe, L-120, A-216, 238,
français), 423 et 424 247, 429, Id-135
{caractère national), 426 Gozzi, A-244, 246
{domine notre époque ; Grâce, L-29 {ce qu'elle est),
nation chimique), Id-94 A-421, 423 {les Grâces)
{Français ; Révolution), Grammaire, A-92, 404,
Fûrstenspiegel, A-436 435 {grammairiens)
Grandeur, A-109, 379,
Garve, A-317 419, 420
Génie, L-l6, 36, 37, 69 Grecs, L-46,119, A-29,115,
{produit), 88 {homme 149, 164 {sophistes), 219,
génial), A-88, 119 {est un 238, 248, 277, 325, 402
système de talent), 152,
220 {synthétique), 240 Hanse, Id-142
{grec et romain), 265 Harris, A-389
{pour la vérité), 358, 366 Hemsterhuis, L-108 {son
{est un esprit organique), ironie)
432, Id-19, 36, 116, 124 HéracUte, A-318
{du temps), 139 {de Hermann, Id-135
l'époque), 141 {concept) Hérodote, A 231
Genre {littéraire), L-31,46, Hésiode, A-162
60 {poétique), 62 {poé- Hippel, L 43
tique), A-4 {théorie), 17 Histoire, L-39 {de l'imita-
{la forme dramatique), tion de la poésie antique),
116 {poétique roman- 45 {de la littérature
tique), 121,156 {épique et moderne), 115 {de la poé-
ïambique), l65 {de la sie ' moderne), 122 {de
prose grecque), 239, 252 l'art), 123, A-26, 28 {pra-
INDEX THÉMATIQUE 323

tiqué), 45, 6 l , 6 8 ide l'art), (culture générale de toute


80 (.historien), 90 {son l'humanité), 227 (histoire
objet), 163 ides premiers de l'humanité), 228 (d'É-
Césars), 216 (de l'humani- tat), 259, 262, 272, 315
té), 217, 222 (moderne), (nature humaine), 319,
223 (des États), 226 (hypo- 321 (doit être poète et phi-
thèses historiques), 227 (de losophe), 326 (vulgaire^,
l'humanité), 228 (tendan- 327, 332, • 363 (nature
ce historique des actions), humaine), 375 (génial et
2 3 1 , 2 5 2 , 3 0 6 , 525 (est une énergique), 386, 388
philosophie en devenir^, (humanité), 390, 397
383,389,404 (humaine de (nature et humanité se
l'humanité), 424 (des contredisent), 404, 406,
États), 426, 429, Id-24 (de 414, 419, 420, 421, 424
l'humanité), 70, 94 (de (vraiment moral), 426
l'avenir), 123 (classification de l'huma-
Home, A-389 nité), 430 (cultivés), 435,
Homère, L-113, A-51 441 (humanité), Id-7
(homérique), 145, 156, (nouvelle humanité), 8
1 6 2 (son Panthéon) (son organe pour la divi-
Homme, Humanité, L-21, nité), 14 (humanité), I 6 ,
55 (vraiment libre et culti- 18 (moral), 19, 21 (huma-
vé), 58, 78 (possède en son nité), 24 (histoire de l'hu-
sein un romari), 89, I O 6 manité), 28 (ce qu'il est),
(le cancer de l'huma7tité), 29 (est libre), 33 (humani-
A-27, 29 (instruit), 31, 52, té), 35 (le moraliste doit
6 3 (inculte), 81, 88 (néga- leur parler), 36 (complet),
teur), 118 (cultivé), 150 41 (humanité), 43, 44, 45,
(son but suprême chez 50 (humanité), 51, 53
Tacite), 162 (dualité de (activité humaine), 55 et
son esprit), I 6 8 (humani- 57 (humanité), 6 0 (indi-
té), 214 (éclairé), 216 (his- vidualité et personnali-
toire de l'humanité), 224 té), 64 (humanités inté-
324 FRIEDRICH SCHLEGEL

rieure et extérieure), 65, un)


72 {humanité), 78 {reli- Interprétation, A-25, 94,
gieux, ses pensées), 81, 401
83, 87 {véritable), 89, 92, Ironie, L-7, 42, 48 {forme
96 {il n'y en a pas de com- du paradoxe), 108 {socra-
plètement cultivé), 98, tique, deLessing, deHem-
100, 102 {archétype de sterhuis, de HiÙseri), A-51,
l'humanité parfaite), 107 121,253,305,418,431, Id-
{humanité), l l 6 , 122 69
{humanité), 131,132,141 Isis, Id-1
{sensé), 145, 146 {huma- Italie, A-312 {peintures ita-
nité), lAl {homme libre et liennes), 321, 379 {poètes)
servile), 152 {humanité)
Honneur, Id-77 {ce qu'il Jacobi, A-346, 449
est) facques le fataliste et son
Horace, L-119, A-146, 259 maître, L-3, 15
Hûlsen, L-108 {son ironie), Jean PaiU, A-125, 421
A-295 {son œuvré), Id-107 J o h n s o n , A-389
{sa Musé) fohnson, L-122
Humour, A-116, 305
Kant, kantien, L-l6 {kan-
Idée, A-29 {maxime de tien), 43, 80 {catégories),
l'homme instruit), 37,121 A-3, 10, 21 {philosophie),
{ce qu'elle est), 412 41, 47, 6l {philosophie),
{idéaux), Id-10, 15 {idée 104, 107, 220, 281, 298,
de toutes les idées), 17, 70 322,387, {le devoir)
{de la musique), 85 {d'in- Kepler, Id-120, 135
défini), 95, 117 {de l'uni- Klosterbruders, A-418
vers), 118 {de divinité),
150 {religieuse) Laocoon, L-64
Idéalisme, A-28 {critique), Laura, A-363
168, 230 {critique), Id-96 Leibgeber, A-421
{toute philosophie en est Leibniz, A-27,82, 220, 270,
INDEX THÉMATIQUE 325

276, 333, 346, 358, 361 Mathématiques, A-89, 120,


Lessing, L-108 {son iro- 219, 358, 365 {sont une
nie), A-259 ilessignieii), logique morale), 400,
325, 357, 360, Id-95, 135 412, 437, 445 {algèbre)
Libéral, A-441 Médecin, A-368
Liberté, L-l6, A-34, 51, 86, Médiateur, A-234, 327, Id-
168, 212, 214, 227, 233, 44 {ce qu'il est), 45
297, 361,429 Meister, L-120, A-216
Ligue {voir aussi Alliance), Mémorables, A-77, 160
L-114, Id-139, 140, 142 Michel-Ange, A-372
{Hanse) Mimique, A-250 {est regard
Linné, A-345 et expression)
Logique, L-42 {beauté), 56, Mirabeau, L-111, A-422,
123 {disposition), A-75 425
{formelle), 83 {principe de Modernes {les), L-42 et 45
contradiction), 91 {est une {poètes), 84, 93, 107, 124,
science pragmatique), 92, A-24, 55, 149, 153, 238,
97 {insurrection), 98 252, 373
{idéal), 220 {chimie), 365 Moi, L-75 {non-moi), A-
{morale), 399 {correction), 196, 252, 276 {non-moi),
400 {maladie), 404 {pas- 345 {philosophant et phi-
siori), 266 {constitution), losophé)
Id-11 Monarchie, A-369 {son
Louise, L-113 esprit), 370 {absolue)
Louvet, A-421 Morale, moralité, L-53
Lucilius l'Ancien, A-259 {moralité), 59 {perfec-
Luther, Id-120, 135 tionnement moral), 77
{moralité), 79 {immorali-
Madone, A-235, 421 té), A-28 {éthique), 85
Malvolio, A-21 {principes), 89 {mathé-
Marchand, A-368, Id-142 matique), 145 {Homère),
Mariage, A-34, 268, 359 211, 215, 223 {idée), 228
Martial, A-158 {moralité), 240 {immorali-
326 FRIEDRICH SCHLEGEL

té chez Aristophane), 245, Mythologie, A-162 (grec-


251, 263, 320, 339 (gran- que), 304, 379 (chrétien-
deur morale), 365, 373, né), Id-38, 59 (antique et
389, 390, 414 (paradoxe du christianisme), 85, 137
de la moralité), 419, 420
(moralité), 425 (moralité), Nathan, L-78, A-99
426 (chimie), ATI, 433 Nature, L-1, 59, 82 et 108
(susceptibilité), 449 (au- (philosophie de la), A-4
teur), 450 (moralité), Id-1, (poésie de la), 16, 51, 82
4, 18 (homme), 33 (d'un (philosophie de la), 109
écrit), 35 (moraliste), 62, (son autorité), 227 (sphères
67 (contraire symétrique hétérogène^, 245, 327, 389
de la religion), 70, 73, 76 (philosophie de la), 397,
(moralité), 84 (moralité), 427 (créatrice), 436, Id-28,
86, 89, 90, 101, 102, 107, 44, 47,86, 103, 138
110 (différence avec la re- Nouvelle (littéraire), L-53,
ligion), 123, 132, 153 A-383, 426 (rhétorique),
Moselle, A-159 429
Moyen-Âge, A-229, Id-142 Novalis, Dédicace à
Mozart, L-5 Id-155
Musique, L-2,5 (de Mozart),
64 (ses limite^, 66 (philoso- Olympe, A-154, 451
phique), A-13, 17, 36 Ovide, A-157
(sacrée), 258, 325, 339 (de
pensées), 365, 392, 438 (tfe Panthéon, A-162
Platon), 444 (musicien^, Pathos, A-250 (est âme et
449 (morale de Jacobi), passion)
450, Id-70 Péché, L-33 (originel),
Mystique, L-57, A-121, Id-63 (intuition centrale
263, 273, 305 (de la du christianisme)
saillie), 398 (mysticisme), Pensée, L-35, 50, 59 (ché-
414 (mysticisme), Id-22, rie de Chamfort), A-23,
26, 40, 59, 70, 84 37, 39,116,121,125,150,
INDEX THÉMATIQUE 327

220, 227, 232, 238 itrans- losophe), 82 (de l'art), 84,


cendantale), 239, 256, 89, 91, 92 (philosophe), 93,
295 iHûlseri), 302 {car- 94 (philosophé), 95, 96, 98
tons de la philosophie), (ce qui est philosophique),
339, 412, 420, 426, 429, 99, 102, 103 (véritable),
444, Id-10, 18, 78, 82 105 (de Schellin^, 107 (de
{idée), 107 Kant), 112 (philosophes),
Peter Leberecht, A-125, 307 116, 121 (absolue), 137,
Pétrarque, L-119 145 (philosophes), 164 (ce
Peuple, L-2, 91, 105 (ro- qu 'elle n 'estpas, sophistes),
maiii), 116 ^allemand), A- 168 (qui reste au poète),
4,73,87,138,212,435 Cson 217, 220 (esprit de l'uni-
droit antique), Id-58, 114 versalité), 229 (arabe), 238
Philologie, L-55, A-93, (transcendantalé), 239,
147, 231, 391 {impulsion 245, 249 (philosophe poé-
philologique), 403 (.expé- tisant), 252 (de la poésie ;
rience philologique), 404 du roman), 259, 266, 270,
(est une passion logique), 274, 281 (identité de celles
Id-119 (vrais philologues) de Fichte et Kant), 295
Philosophie, L-12 (de (œuvre de Hûlseri), 298
l'art), 42 (véritable patrie (kantien^, 299 (incons-
de l'ironie), 55, 64, 66, 82 cience des philosophe^,
et 108 (de la nature), 115, 301 (philosophes) 302, 303
123 (sa présomption et ce (inclination préférée des
qu'elle peut), A-1, 3 philosophes), 304 (résultat
(concept de négativité), 21 de deux forces opposées),
(kantienne), 28 (ses desi- 305, 317 (philosophe alle-
derata), 43 (trop linéaire), mand), 321 (des Anciens),
44 (de la recension), 47 322,325,527 (philosophe),
(des kantiens), 48 (grands 333 (leibnizienné), 339,
philosophe^, 52, 54 (philo- 343, 344 (symphilosopher),
sophe), 56, 6l (kantienne 346 (philosophes), 347 (phi-
et allemandê), 66, 67 (phi- losophe et sophiste), 357
328 FRIEDRICH SCHLEGEL

(philosophes), 358,365,373 303, 319, 438, 450, Id-27


{chez les Anciens), 374,379 Poème, L-4, 6 {poèmes goe-
{philosophes allemands), théens), 19, 21 {veut deve-
381 {philosophe), 384, 387 nir œui^e d'art), 23 {doit
{critiqué), 388, 389, 390, être intention et instinct),
391, 397, 399, 400 {non- 42 {anciens et modernes),
philosophie), 404, 412 {de 52, 53 {moderne), 6l
l'époque et de la philoso- {scientifique), 84 {épique),
phie), 413 {philosophe), 119 {saphiqué), 124
415, 416 {ce qui lui appar- {modernes), A-118, 138
tient), 417, 419, 421, 427 {tragiques), 159 {de l'anti-
{sens philosophique), 431 quité tardive), 245, 247 {de
{philosophé), 436,438 {his- Dante), 268, 392, Id-95
torique), 439 {chimique), {classiques des Anciens)
442 {juristes philosophes), Poésie, L-4, 6 {goethéen-
444 {tendance de la ne), 7 {poésie grecque),
musique vers), 449, 450, 11 {des Anciens), lA, 30
451, Id-1, 4, 11, 25, 27 {de {théorie de la poésie dia-
Platon), 34, 42 {ne débute bolique), 39 {imitation de
qu'avec la religion), 46,48 la poésie antique), 42
{où elle arrête débute la {peut s'élever jusqu'à la
poésie), 57,62,67 {contrai- hauteur de la philoso-
re de la poésie), 75,89, 90, phie), 45 {féodalé), 65 {est
96, 105, 108, l l 7 {est une un discours républicairi),
ellipse), 123, 137 {ce qu'est 72 {œuvre poétique), 84
la dévotion des philo- {ce qu'elle doit devenir),
sophe^, 149 87, 91, 93,100 {poétique),
Phiyné, L-119 109, 115 {moderne), 117
Pindare, A-115, 238 {ne peut être critiquée
Platitude, L-69 {artistique), que par la poésie), 120,
95 {harmonieuse), A-348, 125, A-4 {de la nature et
420 populaire), 13 {respect
Platon, A-48, l 6 l , 165, 252, pour elle), 28, 36 {rhéto-
INDEX THEMATIQUE 329

riqué), 49 {comment elle 97, 99, 108, 123, 127, 149,


traite les femmes), 51, 67, 152
69, 100 {apparence poé- Poète, L-45, 119,125, A-67,
tique), 101, 102, 114 {sa 1 1 2 5 {romantique), 145
définitiori), 116 {roman- {Homère), 166 {Tacite),
tique), 123, 137, 139, 144, 168, 238 {modernes), 239
146 ( moderne), 155 {poésie {alexandrins et éclec-
naturelle des nations bar- tiques), 252, 253 {moder-
bares), 217,238 {transcen- ne), 255 {doit philosopher
dantale etpoésie de la poé- sur son art), 299, 302 {ne
sie), 239 {de la raison devient artiste que par la
sublimé), 242 {antique), science), 321,327,363 {son
247 {de Dante et de œuvré), 372, 379 {italiens,
Goethe), 249 {didactique), anglais et allemands), 396
250, 252 {véritable esthé- {et la caricaturé), 413
tique ; d'art et iv2turelle ; {lyrique), 421 {Jean Paul),
classique), 253, 255 {de- 430, 450 {et Platon), Id-42,
vient science), 258, 296 58, 127, 137 {sa condition
{française), 298 {folklo- religieuse), 144
rique), 304, 305, 321 {des Polémique {genre littérai-
Anciens), 325 {est une re), L-42, 81, A-300, 399,
musique spirituelle), 365, Id-93
384 {antique), 389, 390, PoUtique, A-l6, 28, 57, 82,
391, 404, 415, 418 {à pro- 137, 223 {la condition
pos du William Lovell), actuelle), 245, 252 {esthé-
419, 421 {non-poésie), 427 tique de Platon), 272
{sens poétique), 429, 430 {hommes antipolitiques),
{naturelle), 432, 434, 439, 369 {député), 424, 449, Id-
448 {grecque), 449, 450, 84, 101, 106
451,Id-4,ll,25,34,42,46, Polonais, A-421
48, 57,62,67 {contraire de Projet, A-22 {ce qu'il est)
la philosophie), 75, 85, 89, Prométhée, A-105
90,96 {est le vrai réalisme). Prose, L-7,109, A-116,144,
22
330 FRIEDRICH SCHLEGEL

146, 165 {grecque), 220 phie), 44, 46, 50 {ce qu'el-


(scolastiqué), 395 (véri- le est), 52, 67 {contraire
tablè), 418 ( à propos du symétrique de la morale),
William Lovelt), 421 {sen- 70, 73, 80, 81, 84, 89, 90,
timentale), 432,436 {alle- 92, 94, 96 {il n'y en a pas
mande), 448 {romaine) encore), 105,107, WO {dif-
Protestantisme, A-231, férence avec la morale),
276, Id-66 {protestants) 111, 117, 123, 129, 132,
Pyrame, L-45 138 {antique), 147,149 {ce
PubUc,L-35,70,119,A-196, qu'elle est sans poésie ou
245, 275, 295, 439 sans philosophie), 151
{manifestation)
Raison, L-104, A-230, 235 Rembrandt, A-421
{pure ; féminine et mascu- Représentant, A-369 {ce
line), 318 {ce qu'Heraclite qu 'il est)
en dit), 321, 339, 389 Révolution française,
{humaine), Id-23, 117 A-216, 251, 422, 424, Id-
{autonomie), 131 {ce 41,94
qu'elle est), 153 Rhétorique, L-42 {fondée
Raphaël, A-372 sur des bases ironiques),
Reinhold, L-66 55, A-88, 111, 116, 137
ReUgieux, Id-2, 9, 16, 78 {matérielle et enthousias-
{ses pensées), 141 {seul lui te), 157, 223, 252, 426
a un esprit et un génie) {nouvelle)
Religion, A-231 {univer- Richelieu, A-423
selle et progressive), 233 Robespierre, A-422
{succédané de la cultu- Romains, L-46, 105 {peu-
re), 327 {ce qu'elle est), ple), 117 {satire romaine),
376, 390, 406, 420, Id-1, 4 126, A-144 {Âge d'Or de la
{ce qu'elle est), 7, 11, 13, littérature), 146, 152
14,18, 22, 25,21 {de l'ave- {Rome antique), l63 {his-
nir), 30, 31, 34, 38, 42 {ce toires des Césars), 219,
qu 'elle est pour la philoso- 239, 248, 448 {prose). Id-
INDEX THÉMATIQUE 331

5 6 , 114 ^sénateurs) italiens, anglais, alle-


Roman, L-18 {commen- mands)
cent et finissent), 26 {dia- Satire, L-117 {romaine), A-
logues socratiques de 146, 238, 448
notre époque), 78, 89, A- Satires, A-146
111, 116, 118, 124 {écri- Scepticisme, A-97, I68,
re), 146, 252 {philoso- 230 {résignation scep-
phie), 418, 421 {de Jean tique), 400
Paul), 426 {sa nature chi- Schelling, A-105, 304
mique), Id-11 Schleiermacher, Id-8,112
Romance, A-429 Science, L-I6, 28, 46, 6l
Rousseau, L-111, A-137, {poétique), 95, 115 {doit
196, 420, 450 devenir art), 123, A-I6,
51, 77, 82 {a trois sortes
Sachs, Id-120 d'explications), 89 {du
Sacrifice, Id-131 {son sens) convenable), 91, 92
Sagesse, L-26 {de la vie), {pragmatique), 102, 125,
111 {pratique), A-304 149, 220 {plus impor-
{grecque) tantes découverte^, 223,
Saillie {Witz), L-9, 13 {aris- 255, 259, 302, 323, 389,
tophanesqué), I 6 , 17, 39 404, 411 {idéal scienti-
{inconsciente), 51, 56 {lo- fique du christianisme),
gique mondaine), 59 {sub- 437, 443, 444, Id-11, 22,
stitut de l'impossible bon- 41, 68 {sa profondeur),
heur), 67, 71, 90, 104, 109, 106, 111,120,135
1 1 1 , 1 2 6 , A-32, 1 1 6 , 1 2 0 , Sens, L-69 {négatif), 108 et
156 {comique), 217, 220, 1 1 6 {artistique), A-22
245, 305, 366, 383 {archi- {pour les projets et -les
tectoniquê), 394, 421, 426, fragments du passe), 68
438 {pour l'histoire de l'art),
Id-26, 109, 123 {combina- 81, 102 {pour l'art), I68
toire) {commun), 219 {pour les
Satan, A-379 {des poètes Grecs), 295 {pour la
332 FRIEDRICH SCHLEGEL

génialité pure), 339, 358 295 (socratique)


(chirurgical), 412 (pour Solon, L-125
l'infini), 415 (pour la poé- Sophiste, A-96, 164, 347.
sie), 418 (pour l'ironie), Sophocle, L-125
426 (chimique), 427 (phi- Sparte, A-369
losophique), 444,Id-5, 55 Spinoza, A-234, 270, 274,
(pour le chaos), 76 (pour 301,346, 450, Id-137,150
le paradoxisme), 79, 80, Sternbald, A-418
119 (de l'art), 121 (pour Suétone, A-146, 166
l'harmonie), 124 (le for- Suicide, L-45, A-15
mer), 131 (de la création Sympathie, L-69, A-86 (ce
divine) qu'elle est), 112
Sensibilité, L-111, A-78, SymphUosophie, L-112,
339, 389 (à la poésie), 414 A-82, 112, 125, 264 (sym-
(grammaticale), 449 (de philosopher), 344
Jacobi) Sympoésie, L-112, A-125
Sentiment, L-63, 103, 108, Système, A-34, 46, 53, 66,
111, A-120, 168 (ses 77, 91 (sa possibilité), 97,
maximes), 339, 348, 358, 113 (de définitions), 116
409, 429, 433 (poétique), (de l'art), 119,121 (de per-
444, 448, Id-18, 58 (reli- sonnalités), 168, 221 (his-
gieux), 85 (de la vie), 86 torique), 238 (des pensées
(de l'infinie plénitude de transcendantales), 242
la vie), 116, 151 (sont des indiindus), 247
Sérieux, A-419 (ce qu'il (de la poésie transcendan-
est) talé), 281,527 (esprit), 384,
Shaftesbury, L-59 420 (d'une théorie de la
Shakespeare, L-45, 121, féminité), 434 (poétique
124,A-21,247, 253, 301 universel), 437, 439 (cri-
Siebenkàs, A-421 tique du monde), 450,
Simonide, A-325 Id-12 (du monde), 55, 95
Socrate, L-108, 125, A-104, (la Bible en est un, - de
160 (grâce socratique). livres), 150
INDEX t h é m a t i q u e 333

Tacite, A-150,166,217, 231 Shakespeare), 295, 304


Tasse, L-76 (de Schelliné), 323, 423,
Théologie, A-162, 358 435, 438, 447 (la fausse),
Théorie, L-30 (.de la pensée 451 (ce qu'elle est), Id-123
diabolique), 62 (des genres (la fausse et la vraie)
littéraires), 64 (de la musi- Univers, A-121, 223 (histo-
que grammaticale), A-4 rique), 426, 434 (de la
(des genres littéraire^, 76, poésie), 445 (son organi-
116, 238 (poétique), 252 sation), 449 (de Forster),
(des genres), 281 (de la Id-8, 13, 44, 117, 150 (on
faculté déterminanté, 305, ne peut ni le comprendre
404 (mutérielle de l'Anti- ni l'expliquer mais l'in-
quité), 420 (de la féminité), tuitionner)
445, Id-137 (est la dévotion Unterhaltungen derAusge-
des philosophe^ wanderten, A-383
Thomasius, L-31
Thucydide, A-217 Vérité, L-59, A-73, 74 (vrai-
Tieck, A-418 semblable), 104, 265 (avoir
Titien, A-372 du génie pour la vérité),
Traduction, L-73 446, Id-2
Tragédie, L-30 (moderne), Vertu, L-42, A-l6, 152, 245,
42 (antique), 45, A-121, 420 (féminine), Id-23, 36,
251 135
Transcendantal, L-4 (bouf- Vie, L-26, 29 (redressée),
fonnerie), A-22, 238 (poé- 34, 78 (spirituelle), 108,
sie, philosophie et pensée), A-12 (privée), 85,116, l60
247 (poésie), 256 (beauté), (Xénophon), 339, 390,
305, 345 (Linné), 388 (sa 406, 425; 436 (sociale),
différence d'avec trans- 441 (forme), 451 (de l'es-
cendant) prit universel), Id-6 (éter-
Turc, A-219 nelle), 25, 44 (supérieure),
48 (simple), 68, 85 (de
Universalité, A-247 (de l'idéè), 91 (forme), 111,131
334 FRIEDRICH SCHLEGEL

(étemellé), 137, 143 isupé-


rieuré), 146 (des artistes)
Voltaire, A-324, 374
Voss, L-113

Wieland, A-436
William Lovell, A-418
Winckehnann, A-149, Id-102,
135
Wodan, Id-135
Wolff, A 82

Xénophon, A-160
CHRONOLOGIE

1772 : Naissance à Hanovre, le 10 mars, de Friedrich


Schlegel, frère cadet d'August-Wilhelm, au sein d'une
famille nourrissant un intérêt héréditaire pour les
lettres. Déjà le grand-père, Johann-Friedrich, s'adon-
nait à la littérature et deux de ses fils, Elias et Adolf,
avaient rendu le nom des Schlegel généralement
connu dans les cercles cultivés. Elias, professeur au
Danemark, fut un dramaturge apprécié de ses contem-
porains et appartint sans doute au petit groupe des
meilleurs théoriciens littéraires de VAufklàrung avant
Lessing. Adolf, le père de Friedrich, participa quant à
lui au groupe des Bremer Beitràger et contribua pour
une large part au succès de la revue Bremischen
Beitràge zum Vergnûgen des Verstandes und Witzes.
On lui doit également une traduction honnête du livre
de Batteux Les Beaux-Arts réduits à un même princi-
pe.

1788 : L'enfance difficile et l'indiscipline indomptable du


jeune Friedrich convainquirent son père de l'envoyer
comme apprenti chez un artisan de Leipzig. Le jeune
homme prit vite conscience qu'il n'était pas fait pour
les rigueurs du travail manuel et retourna à Hanovre.
Ce retour fut témoin d'une extraordinaire trans-
formation. Friedrich s'éprit des auteurs anciens et étu-
dia les langues classiques. Il fit de nombreuses lec-
tures, mais Platon l'emporta sur tous les autres auteurs.

1790-93 : Il fut accepté à l'université de Gôttingen où il


336 FRIEDRICH SCHLEGEL

commença des études de droit. Il quitta cette ville en


1791 pour Leipzig afin d'y poursuivre sa formation,
mais ce furent les cours de philosophie, de philologie
classique et d'histoire de l'art qui retinrent son atten-
^j^^^^^l^tion. Période du Lesenret (lectures agressives), qui le
pousse à devenir critique littéraire. Il se prit d'amitié
pour Friedrich von Hardenberg (Novalis) et Caroline
Bôhmer, qui épousa son frère en 1796. Première ren-
contre, à Dresde, avec Schiller.

1794-96 : Fr. Schlegel arriva à Dresde en janvier 1794 :


« Dans la belle ville de Dresde s'éveilla d'abord le sen-
timent de ma jeunesse ; j'y vis mes premières œuvres
d'art ; j'y pus approfondir durant plusieurs années,
sans interruption, l'étude des Anciens ; j'y vécus mes
jours les plus heureux. » Il doit aux années passées là
ses premières publications et l'élaboration de
concepts qui influencèrent durablement son oeuvre.
Études privées de littérature grecque et de culture clas-
sique. Ses réflexions touchaient surtout des thèmes
politiques et esthétiques. La Recension sur Condorcet
et VEssai sur le concept de républicanisme (tous deux
de 1796) forment l'ensemble de ses premières médita-
tions politiques. Des essais tels De la valeur esthétique
de la comédie grecque (1794), À propos de Diotime
(1795) et De l'étude de la poésie grecque (datant de
1795 mais publié en 1797), préparent le terrain à l'ex-
plosion d'une pensée esthétique qui s'élèvera jus-
qu'aux révélations de VAthenàum. C'est aussi à
Dresde que Friedrich Schlegel prit pour la première
fois contact avec la philosophie de Fichte, dont la ter-
minologie se retrouvera dans plusieurs, essais.
CHRONOLOGIE 337

1796-97 : Son frère, August-Wilhelm, collaborateur à la


revue de Schiller Die Horen depuis 1794, obtint une
chaire à l'université d'Iéna. Friedrich, qui survivait
alors en grande partie grâce au soutien financier de
son aîné, l'y retrouva. Il n'y était cependant pas le bien-
venu. En juillet 1796, dans la revue de J. F. Reichardt,
Deutschland, Friedrich avait pris position contre certains
poèmes de Schiller, en particulier Die Wûrde der
Frauen. D'octobre 1796 à mai 1797, une querelle les
opposa. La nature polémique de Friedrich fut largement
exploitée par Michaelis, ancien éditeur de Schiller Mais
le poids de ce dernier dans le monde littéraire contrai-
gnit Friedrich à quitter léna en juillet 1797. Les frasques
de son cadet coûtèrent à August-Wilhelm sa collabora-
tion à Die Horen. Son séjour à léna lui avait néanmoins
permis de se lier avec Fichte ainsi que de rencontrer
Goethe, Herder et Wieland.

1797-1802 : En juillet 1797, Fr. Schlegel collabore au


Lyceum de Reichardt à Berlin. Il y fait la rencontre de
Schleiermacher, de Tieck, mais surtout de Dorothea Veit,
fille du philosophe Moses Mendelssohn, et mariée à un
riche banquier. Elle est la principale inspiratrice de son
roman Lucinde (1799). Le caractère amoral de l'œuvre
soulève l'indignation dès sa publication : certains traits
évoquent en effet les relations de Friedrich Schlegel
avec Madame Veit. Parution du premier numéro de
VAthenàum en mai 1798. Fr. Schlegel passe l'été avec A.
W. Schlegel, Tieck, Novalis et Schelling. En janvier 1799
un divorce est prononcé entre Simon Veit et Dorothea
qui part vivre avec Fr. Schlegel. Le scandale les oblige à
quitter Berlin pour léna. Là-bas il retrouve son frère mais
aussi Schleiermacher (l'un des seuls à défendre son
338 FRIEDRICH SCHLEGEL

roman), Tieck, Ritter et Schelling.


Cette réunion donna forme à la première école roman-
tique allemande. UAtbenaum était l'œuvre de Friedrich
Schlegel. Il lui avait trouvé sa thématique et son propos.
Le périodique, qui se voulait ouvert à tous les champs
du savoir, visait l'unité de l'esprit {Einheit des Geistes) et
reflétait avec justesse la personnalité du cadet des
Schlegel. C'est VAthenaum qui confia, pour la première
fois, une tribune publique à un mouvement d'idées qui
put, à travers lui, s'exprimer et se définir à travers un
groupe de jeunes artistes. On distingue trois temps dans
le développement critique des conceptions que défendit
l'Athendum. La première année, demier semestre de
1798, la publication présenta le programme esthétique
et les différentes théories littéraires ; la deuxième déve-
loppa les programmes et théories des œuvres littéraires ;
la troisième élabora les idées romantiques sur la religion.
Le but prédominant du groupe était, au départ, la cri-
tique et cette attirante universalité vers laquelle s'élan-
çaient leurs considérations esthético-philosophiques.
Plus tard, l'essentiel devint l'esprit du mysticisme.
UAtbenaum fut la tribune principale d'une nouvelle
façon de sentir le monde. Les Fragments de Friedrich
Schlegel, qui y parurent, en représentent bien les ten-
dances fondamentales, déterminantes pour le romantis-
me allemand. VAthenaum publia, en outre, les Hymnes à
la nuitée Novalis.
Fr. Schlegel passa son « habilitation » à l'Université d'Iéna.
Parution en août (1800) du dernier cahier de
l'Atbenaum.
L'année 1801 vit le départ d'August-Wilhelm
Schlegel pour Berlin, où il avait obtenu une chaire d'en-
seignement. Elle fut marquée par la mort de Novalis.
CHRONOLOGIE 339

Lorsqu'il se vit refuser un poste de Privatdozent,


Friedrich décida de s'exiler à Paris avec Dorothea, met-
tant ainsi un terme à l'une des expériences les plus inté-
ressantes de l'histoire littéraire européenne. Publication
de Charakteristiken und Kritiken.

1802-08 : Première à Weimar de sa pièce Alarcos ; la pièce


tomba lamentablement malgré que Goethe eût deman-
dé à la salle de ne pas en rire (•• Man lâche nicht ! »).
Départ en juillet pour Paris, où il apprit le sanscrit.
L'un des pionniers des études indiennes, il y donna
des cours de littératures qui présentaient les différents
courants littéraires du Vieux Continent comme
l'expression du développement de l'esprit européen.
Durant ces années il publia une revue, Europa (1803-
05), dans laquelle on retrouvait différentes observa-
tions sur les beaux-arts, et son Voyage en France,
vaguement teinté de mélancolie. Ce sont les descrip-
tions des œuvres picturales de la renaissance italienne
et celles de la collection des peintres allemands qui
forment la portion la plus intéressante de cette revue
et ce, malgré un lyrisme aux inflexions déjà bien
catholiques. Pareille tendance est décelable dans
l'édition qu'il fit de Lessing en 1804 : Pensées et opi-
nions de Lessing. La même année que cette édition, en
avril, quelques jours avant de quitter Paris pour
Cologne avec les frères Boisserée, Friedrich et
Dorothea se marièrent. À Cologne, Friedrich tenta
d'assurer sa situation financière, qui n'avait cessé
d'être précaire. Depuis la parution des Idées, il avait
amorcé un tournant religieux qui le conduisit à la
conversion définitive, avec sa femme, en avril 1808.
D'octobre à novembre 1804, Fr. Schlegel est au château
340 FRIEDRICH SCHLEGEL

de Coppet chez Madame de Staël.


Après avoir enseigné à Cologne en 1806 {Vorlesungen
ûber Universalgeschichtê), il passe l'automne chez elle,
en Normandie.
En août 1808, il quitte Cologne pour Vienne.
1808-19 : August-Wilhelm Schlegel habitait déjà Vienne
depuis quelque temps lorsqu'il y fit venir son frère. Il
y avait ses entrées à la Cour et intriguait pas mal. Il
entretenait aussi des relations avec Madame de Staël,
laquelle étudiait l'Allemagne pour mieux apprendre le
romantisme aux Français. C'est un mélange de servi-
tudes galantes et de clientélisme de palais qui permit à
August-Wilhelm d'obtenir pour son frère un poste de
secrétaire à la cour. À Vienne, au service de Mettemich,
Friedrich finit d'apprendre ce que signifiait le mot obéis-
sance que le catholicisme lui avait si bien enseigné. Avec
le temps, il devint aussi docile que la main qui le nourris-
sait était puissante. Journaliste politique attaché au
Bundestag de Francfort, il devait tenir ses maîtres infor-
més de l'actualité politique, de ses cabales et, surtout, de
ses haines. Il collaborait également au joumal de l'armée
autrichienne, soutenant la guerre contre Napoléon et
reniant ces vertus républicaines qu'il connaissait assez
pour les avoir célébrées. À la fondation du Ôstereichi-
schen Beobachter, en 1810, c'est lui qui fut nommé
correspondant politique entre Francfort et le Congrès de
Vienne. Cette période est marquée par une intense acti-
vité intellectuelle dont les thèmes principaux sont l'his-
toire et la littérature (Ûber die neuere Geschicbte, 1811 ;
Gescbichte der alten und neuen Literatur, 1814). Il fut
reçu par l'Ordre du Christ en 1815. De février à août
1819, il fit un voyage en Italie, dans la suite de
Metternich et de l'Empereur.
CHRONOLOGIE 341

1820-1829 : Après le départ de Metternich, Friedrich


Schlegel délaissa la Cour. Libéré du souci de protéger
ses vieux jours, il s'installa définitivement dans la capi-
tale de l'Empire où il entreprit de vastes études philo-
sophiques, historiques (surtout en histoire de l'art) et
théologiques. Il voyagea assez souvent, entre autres
en Italie. Le Concordia (1820-23), magazine littéraire à
tendance catholique, qui relayait le Deutsches
Museum (1812-13), fut le motif d'infinies querelles
avec son frère. À partir de 1820, ses travaux tendaient
à un prosélytisme à peine dissimulé, en particulier la
Philosophie de la Vie (1828) et la Philosophie de l'His-
toire (Ibid), œuvres reprenant une vision catholique
du monde. Sans doute y avait-il comme exception son
Histoire de la littérature ancienne et contemporaine
(1815), qui étudiait le développement de la littérature
des différents pays d'Europe, mais cet ouvrage, plus
loin de la vieillesse, était moins préoccupé de justifica-
tion éthique. En 1829, Friedrich Schlegel avait en pro-
jet une Philosophie du langage et des mots qui s'inspi-
rait de son essai de 1808 Du langage et de la sagesse
des Indiens. Il était encore tout absorbé par ses études
lorsqu'il fut appelé à Dresde pour une conférence. Il y
eut une crise cardiaque et mourut dans la nuit du 11
au 12 janvier 1829-
TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION 7

I Considérations Générales 7
II Romantisme d'Iéna 26
III Généalogie de la pensée schlégélienne 34
IV Théorie de la Bildung 39
V Art et cultures 49
VI La poésie romantique 57
VII Poésie et philosophie romantique 66
VIII La religion 74
IX L'homme 80
X Critique 83

ÉTABLISSEMENT DU TEXTE 91
FRAGMENTS CRITIQUES 97
FRAGMENTS 127
IDÉES 221
NOTES 253
INDEX THÉMATIQUE 315
CHRONOLOGIE 335
Avec ce volume, nous disposerons enfin d'une véritable
édition des fragments de Friedrich Schlegel, bien mise en pers-
pective dans la vaste introduction de son traducteur, commo-
dément utilisable grâce à son index thématique et à sa chro-
nologie.
C'est aux sources du monde grec que Friedrich Schlegel ira
puiser pour construire son système esthétique, persuadé que
l'étude des anciens permet l'éclosion d'un goût et d'un sens
historiques mieux assurés.
Ce programme de réconciliation sera celui de la poésie
romantique, qui devra être universelle et progressive et entre-
tiendra des liens assez étroits avec la pensée spéculative.
Ces fragments furent publiés dans VAthenaûm. Comme
ceux de Novalis, ce sont des réflexions, des méditations philo-
sophiques, religieuses, scientifiques, poétiques et critiques
abordant tous les thèmes (d'où la nécessité de l'index théma-
tique) - allant de l'aphorisme :
— Un critique est un lecteur qui rumine. Il devrait donc
avoir plus d'estomac.
— Qui veut quelque chose d'infini, ne sait pas ce qu'il
veut. Cette proposition ne se laisse toutefois pas inverser
— Combien y a-t-il au juste d'auteurs parmi les écri-
vains ? Auteur signifie créateur
— La saillie est une explosion d'esprit comprimé.
— Vouloir juger de tout est une grande erreur ou un
péché mignon —
à des réflexions plus argumentées sur les thèmes les plus
divers ; l'écriture, par exemple :
L'écrivain analytique observe le lecteur comme il est :de
cela il fait ses calculs, apprête ses machines afin de produire
sur lui l'effet voulu. L'écrivain synthétique se construit et se
crée un lecteur, comme il doit être. H ne le représente pas pas-
sif et mort, mais en vie et s'opposant. Il fait en sorte que ce
qu'il a découvert se déroule graduellement devant les yeux
du lecteur, ou bien le pousse à le découvrir lui-même. Il ne
veut produire sur lui aucun effet déterminé, mais entre plu-
tôt avec lui dans la relation sacrée de la plus intime sym-
philosophie ou sympoésie.

ISBN 2 - 7 1 4 3 - 0 5 9 0 - 3
140 F

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