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DOMINAÇÃO E HEGEMONIA

Carnaval/Cannibal POUR SAISIR LE JEU de la mondialisation et de


l’antagonisme mondial, il faut distinguer
RESUMÉ entre la domination et l’hégémonie.
Dans ce sens, on peut même dire que l’hégémonie met fin à On peut dire que l’hégémonie est le stade
la domination(La domination se caractérise par la relation suprême de la domination, et en même
maître / esclave - qui est encore une relation duelle, avec un temps sa phase terminale.
potentiel d’aliénation, de rapports de force et de conflits). La domination se caractérise par la rela-
Nous intériorisons l’Ordre mondial et son dispositif tion maître / esclave - qui est encore une re-
opérationnel, dont nous sommes les otages bien plus que les lation duelle, avec un potentiel d’aliénation,
esclaves. Le consensus, volontaire ou involontaire, s’est de rapports de force et de conflits. C’est une
substitué à la bonne vieille servitude. Si la domination histoire violente d’oppression et de libérati-
passait par un système autoritaire de valeurs positives, on. Il y a des dominants et des dominés - c’est
l’hégémonie contemporaine passe au contraire par une encore une relation symbolique. Tout chan-
liquidation symbolique de toutes les valeurs. Dans cette ge avec l’émancipation de l’esclave et
confusion vient s’abîmer la domination elle-même. Toutes l’intériorisation du maître par l’esclave
les significations viennent s’abolir dans leur propre signe et émancipé. Là commence l’hégémonie, dans
la profusion des signes parodie une réalité désormais cette disparition de la domination duelle,
introuvable. C’est ce que j’appellerais la “carnavalisation”, personnelle, conflictuelle, au profit d’une réa-
et toute cette mascarade occidentale repose sur la lité intégrale - celle des réseaux, du virtuel et
cannibalisation de la réalité par les signes. d’un échange intégral, où il n’y a plus ni do-
minants ni dominés.
RESUMO Dans ce sens, on peut même dire que
A hegemonia acaba com a dominação (caracterizada pela l’hégémonie met fin à la domination. Nous
relação senhor/escravo que é ainda uma relação dual, com intériorisons l’Ordre mondial et son dispo-
um potencial de alienação, de relações de força e de confli- sitif opérationnel, dont nous sommes les
tos). Nós interiorizamos a ordem mundial e seu dispositivo otages bien plus que les esclaves. Le con-
operacional, dos quais somos todos reféns bem mais que sensus, volontaire ou involontaire, s’est
escravos. O consenso, voluntário ou involuntário, substituiu substitué à la bonne vieille servitude.
a boa e velha servidão. Se a dominação passava por um Si la domination passait par un système
sistema autoritário de valores positivos, a hegemonia con- autoritaire de valeurs positives, l’hégémonie
temporânea passa, ao contrário, por uma liquidação simbó- contemporaine passe au contraire par une li-
lica de todos os valores. Nessa confusão vem afundar-se a quidation symbolique de toutes les valeurs.
própria dominação. Todas as significações vêm se abolir no Dans cette confusion vient s’abîmer la do-
seu próprio signo e a profusão de signos parodia uma reali- mination elle-même. Le pouvoir n’y est
dade que doravante não pode ser encontrada. É o que eu plus que la parodie des signes du pouvoir
chamaria de carnavalização, e toda essa farsa ocidental re- - la guerre n’est plus que la parodie des
pousa na canibalização da realidade pelos signos. signes de la guerre. Toutes les significati-
ons viennent s’abolir dans leur propre sig-
MOTS-CLÉ (PALAVRAS-CHAVE) ne et la profusion des signes parodie une
- Hégémonie (hegemonia) réalité désormais introuvable. C’est ce que
- Domination (dominação) j’appellerais la «carnavalisation», et toute
- Carnavalisation (carnavalização) cette mascarade occidentale repose sur la
cannibalisation de la réalité par les signes.
Mais ce qui est aboli du même coup,
dévorée par les signes et les simulacres,
c’est toute la négativité critique, tout le tra-
Jean Baudrillard vail du négatif. Dans le contexte de l’hégé-
França monie, tout le travail historique de la pensée

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critique, du rapport de forces face à le-ci n’est plus à la mesure du collapse de
l’oppression, de la subjectivité radicale face la réalité et du passage à la réalité intégra-
à l’aliénation, tout cela est (virtuellement) le. La vérité, c’est-à-dire l’inhumanité de
révolu. Tout simplement parce que cette cette situation, ne peut plus être démas-
nouvelle configuration hégémonique (qui quée que de l’intérieur, par les agents, vo-
n’est plus du tout celle du capital) a, selon lontaires ou involontaires, de cette malver-
les méandres de la raison cynique, ou selon sation du réel. Seul le mal peut encore dire le
la ruse de l’histoire, absorbé le négatif lui- mal - le mal est ventriloque. L’intelligence
même, comme facteur de relance. critique, elle, ne peut plus que sauter par-
Dans une sorte de gigantesque syndro- dessus son ombre.
me de Stockholm, les aliénés, les opprimés, Elle n’est plus du tout celle des Lu-
les colonisés épousent la forme du système mières et de la modernité, qui avait son ob-
dont ils sont les otages. Ils sont désormais jet et son énergie propre. Elle n’est plus actu-
«annexés», au sens littéral : prisonniers du elle, parce que nous ne sommes plus dans
«nexus», du réseau, de tous les réseaux, con- une situation «critique», celle d’une domina-
nectés pour le meilleur et pour le pire. tion historique du capital. Nous sommes en-
Désormais la puissance peut s’afficher trés dans la forme hégémonique d’une réalité
avec une positivité, une bonne conscience intégrale, d’une puissance mondiale en cir-
et une évidence totales. Elle se fait mondia- cuit intégré, dont la pensée négative est elle-
le et sans appel. Mais les jeux ne sont pas même captive. . . Ce qui en reste aujourd’hui
faits. Car la négativité ainsi expurgée ressur- n’est plus que l’épiphénomène d’un monde
git comme force antagoniste de l’intérieur, où il ne reste plus rien à analyser dans
comme ironie, dérision, auto-liquidation in- l’espoir de le subvertir.
terne à la puissance. Car si l’esclave intério- Après la servitude volontaire, qui était
rise le maître, la puissance elle aussi intéri- le ressort secret de l’exercice de la dominati-
orise ce qui la détruit. Elle intériorise on, il faudrait plutôt parler aujourd’hui de
l’esclave qui la nie, et elle se nie elle-même. complicité involontaire, de consensus et de
C’est ainsi que l’esclave dévore et canniba- collusion avec l’ordre global de tout ce qui
lise le Maître de l’intérieur. Il y a une justi- semble s’y opposer.
ce de la réversibilité. Ce qui prend la place du travail du
En même temps que la puissance ab- négatif c’est un processus catastrophique.
sorbe le négatif, elle est dévorée par ce A son point d’accomplissement définitif le
qu’elle absorbe. Cette distinction entre do- système devient incapable de se dépasser
mination et hégémonie est essentielle, car vers le haut, et il entame un processus de
elle détermine les modes d’affrontement à dissolution (il passe de l’Aufhebung comme
l’une et à l’autre. On ne répond pas à dépassement à l’Aufhebung comme liquida-
l’hégémonie comme à la domination. Il ne tion). Il engendre sa propre négation par des
faut pas se tromper de stratégie. effets de réversibilité souvent ironiques.
Ainsi l’hégémonie est à la fois une for- On pourrait dire au fond qu’il se can-
me métastable, puisqu’elle a absorbé le né- nibalise. Il entre en quelque sorte dans une
gatif - mais par là même, sans possibilité stratégie fatale de développement et de
d’équilibre dialectique, donc infiniment croissance. Il ne peut empêcher son destin
fragile. Sa victoire n’est donc qu’apparente, de s’accomplir intégralement, et par là
et cette positivité intégrale annonce sa pro- même d’être précipité, à travers les méca-
pre dissolution. C’est donc le crépuscule nismes ostensibles de sa reproduction,
de la pensée critique, mais c’est aussi dans une sorte d’autodestruction.
l’agonie de la puissance. C’est ainsi que si la négativité se dis-
Vérité amère: que la radicalité n’est sout au cœur du système, la puissance elle-
plus du côté de l’intelligence critique. Cel- même se saborde au terme de son accom-

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plissement - et au travail du négatif succè- communiant dans le fonctionnement tru-
de un immense travail de deuil. qué de la scène politique.
On peut même faire son deuil du ca- Ainsi le passage de la domination à
pital et du capitalisme. N’est-il pas arrivé l’hégémonie est marqué par un triple saut
au point de détruire ses propres conditions périlleux - par un triple sacrifice.
d’existence ? Peut-on encore parler de - Le capital se surpasse et se retourne con-
«marché» et partant d’une économie classi- tre lui-même dans le sacrifice de la valeur.
que ? Dans sa définition historique, le capi- - Le pouvoir se retourne contre lui-même
tal présidait à la multiplication des échan- dans le sacrifice de la représentation.
ges sous le signe de la valeur. Le marché - Le système tout entier se retourne contre
obéit à la loi de la valeur et de l’équivalence. lui-même dans le sacrifice de la réalité.
Et les crises du capital sont toujours suscepti- Tous les trois sautent par-dessus leur ombre.
bles d’être résolues par une régulation de la L’ombre du capital, c’est la valeur.
valeur. L’ombre du pouvoir, c’est la représentati-
Ce n’est plus vrai des flux financiers on. L’ombre du système, c’est la réalité. Ils
et d’une spéculation internationale qui dé- passent respectivement au-delà de tout
borde de loin les lois du marché. Peut-on cela, de la Valeur, de la Représentation, de la
encore parler de capital quand on a affaire Réalité - dans un hyperespace qui n’est plus
à une stratégie exponentielle qui pousse le ni économique, ni politique, ni réel, mais qui
capital au-delà de ses limites, dans un ver- est celui de la sphère hégémonique.
tige des échanges où il perd son essence Le capital est à la fois la réalisation
même et se disperse dans une circulation intégrale de la Valeur et sa liquidation.
effrénée qui met fin à proprement parler au Le Pouvoir est désormais la forme
concept même d’échange ? achevée de la représentation : il ne repré-
L’échange, ayant perdu son principe sente plus que lui-même.
rationnel, celui de la valeur, se fait intégral, Le Système est la version intégrale du
tout comme la réalité, ayant perdu son Réel, et en même temps sa liquidation, par
principe de réalité, devient la réalité inté- le Virtuel.
grale. Telle est la forme hégémonique.
C’est peut-être là la destination fatale du A partir de là, le système fonctionne
capital que d’aller au terme de l’échange - exponentiellement :
vers une consommation totale de la réalité. - non plus à partir de la valeur, mais à par-
Nous sommes en tous cas voués à cet tir de la liquidation de la valeur
échange généralisé, à cette frénésie de com- - non plus par la représentation, mais à par-
munication et d’information, qui est le sig- tir de la liquidation de la représentation
ne même de l’hégémonie. - non plus à partir de la réalité, mais à par-
La dimension de l’hégémonie est di- tir de la liquidation de la réalité.
fférente de celle du capital, différente de Tout ce au nom de quoi s’est exercée la do-
celle du pouvoir dans sa définition stricte- mination est résilié, sacrifié, ce qui devrait
ment politique. Il ne s’agit plus d’une puis- logiquement entraîner la fin de la domina-
sance politique liée à une histoire et à la tion. C’est bien le cas en effet, mais au pro-
forme de la représentation. La représentati- fit de l’hégémonie.
on elle-même a perdu son principe et Le système n’a cure de la loi, il joue la
l’illusion démocratique est totale. non pas dérégulation dans tous les domaines. Déré-
tellement par la violation des droits que gulation de la valeur dans la spéculation.
par la simulation des valeurs et la déréali- Dérégulation de la représentation dans les
sation de toute réalité. diverses formes de manipulation et de ré-
Toujours la mascarade, tout le monde seaux parallèles.
pris au piège des signes du pouvoir et Dérégulation de la réalité par l’in-

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formation, par les media et la réalité vir- si l’(auto)cannibalisation par l’image.
tuelle. Mais il ne faut pas conclure trop vite
A partir de là : immunité totale - on ne de la dégradation des mœurs politiques
peut plus faire échec au système au nom américaines au déclin de la puissance. Il y
de ses propres principes, puisqu’il les a a derrière cette mascarade une stratégie po-
abolis. Fin de toute négativité critique. Sol- litique de grande envergure (certainement
de de tout compte et de toute histoire. Règ- non délibérée, ceci supposerait une trop
ne de l’hégémonie. grande intelligence), qui dément nos éter-
Par contre, n’étant plus régulé par la nelles illusions démocratiques. En élisant
représentation, ni par son propre concept, Schwarzenegger (ou encore dans l’élection
ni par l’image de lui-même, le système suc- truquée de Bush en 2000), dans cette paro-
combe à la tentation finale, il devient die hallucinante de tous les systèmes de re-
hypersensible à ses propres conditions fi- présentation, l’Amérique se venge à sa fa-
nales, et il se précipite de lui-même au- çon du mépris dont elle est l’objet. C’est
delà de sa fin, selon la baisse tendancielle par là qu’elle fait la preuve de sa puissance
inexorable du taux de réalité. imaginaire, car dans cette fuite en avant
De toutes ces formes d’auto-dénégati- dans la mascarade démocratique, dans
on, la plus grave - non plus seulement éco- cette entreprise nihiliste de liquidation
nomique ou politique, mais métaphysique, des valeurs et de simulation totale, plus
c’est la dénégation de la réalité. Cette im- encore que sur le terrain de la finance et
mense entreprise de dissuasion de tout ré- des armes, nul ne peut l’égaler, et elle aura
férentiel historique, cette stratégie de dis- longtemps plusieurs longueurs d’avance.
crédit, de désinvestissement du réel qui, Cette forme extrême, empirique et techni-
sous forme de parodie, de dérision, de que, de dérision et de profanation des va-
mascarade, devient un principe même de leurs, cette obscénité radicale et cette impi-
gouvernement. été totale d’un peuple, par ailleurs «reli-
La nouvelle stratégie - et c’est véritable- gieux», c’est cela qui fascine tout le monde,
ment une mutation - est celle de l’autodafé c’est cela dont nous jouissons à travers
des valeurs, de tout le système de valeurs, même le rejet et le sarcasme : de cette vul-
du désaveu de soi, de l’indifférenciation, du garité phénoménale, d’un univers (politi-
reniement et de la nullité comme mot d’ordre que, télévisuel) enfin ramené au degré zéro
triomphant. de la culture. Et c’est aussi le secret de
l’hégémonie mondiale.
Je le dis sans ironie, et avec admirati-
La Mascarade Occidentale on : c’est ainsi, par la simulation radicale,
que l’Amérique domine le reste du monde,
Avec l’élection d’Arnold Schwarzenegger à qui elle sert de modèle, et en même
au poste de gouverneur de Californie, nous temps se venge du reste du monde qui, en
sommes en pleine mascarade, là où la poli- termes symboliques, lui est infiniment su-
tique n’est plus qu’un jeu d’idoles, et de périeur. Le challenge de l’Amérique est ce-
marketing. C’est un immense pas vers la fin lui d’une simulation désespérée, d’une
du système représentatif. Et ceci est la fata- mascarade qu’elle impose au reste du mon-
lité du politique actuel - que partout celui de, jusque dans le simulacre désespéré de
qui mise sur le spectacle périra par le specta- la puissance militaire. Carnavalisation de
cle. Et ceci est valable pour les «citoyens» la puissance. Et ce défi là ne peut pas être
comme pour les politiciens. C’est la justice relevé : nous n’avons ni finalité, ni contre-
immanente des media. Vous voulez le pou- finalité à lui opposer.
voir par l’image ? Alors vous périrez par le D’autant plus que, dans cette fonction
retour-image. Le carnaval de l’image est aus- hégémonique, le pouvoir est une configu-

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ration mouvante qui métabolise n’importe nation par l’Histoire, l’Occident impose désor-
quels éléments à son profit. Sa structure mais son hégémonie par la FARCE de l’Histoire.
opaque peut être faite d’innombrables
particules intelligentes. C’est comme un Carnaval / Cannibal
corps dont les cellules se renouvellent
sans qu’ il cesse d’être le même. Ainsi bi- Selon la fameuse formule de Marx sur
entôt chaque élément de la nation améri- l’histoire qui se produit d’abord comme
caine, comme par transfusion sanguine, événement authentique pour se répéter
sera venu d’ailleurs. L’Amérique sera de- comme farce, on peut concevoir la moder-
venue noire, indienne, hispanique, porto- nité comme l’aventure initiale de l’Occi-
ricaine, sans cesser d’être l’Amérique. dent européen, puis comme une immense
Elle sera même d’autant plus mythique- farce qui se répète à l’échelle de la planète,
ment américaine qu’elle ne le sera plus sous toutes les latitudes où s’exportent les
«authentiquement». Et d’autant plus fonda- valeurs occidentales (techniques, économi-
mentaliste qu’elle n’aura plus de fondement ques, politiques ou religieuses). Cette «car-
(si même elle en a jamais eu, puisque même navalisation» passe par les stades histori-
les Pères fondateurs venaient d’ailleurs). Et ques de l’évangélisation, de la colonisation,
d’autant plus intégriste qu’elle sera devenue, de la décolonisation et de la mondialisati-
dans les faits, multiraciale et multiculturelle. on.
Et d’autant plus impérialiste qu’elle sera diri- Ce qu’on voit moins, c’est que cette hé-
gée par les descendants des esclaves. Ainsi gémonie, cette emprise d’un ordre mondial
va le pouvoir. Cette mascarade mondiale dont les modèles - non seulement techniques
de la puissance passe par des phases suc- et militaires, mais culturels et idéologiques -
cessives. C’est tout d’abord l’Occident qui semblent irrésistibles, s’accompagne d’une
plaque sur le monde entier, au nom de réversion par où cette puissance est lente-
l’universel, ses modèles politiques et éco- ment minée, dévorée, «cannibalisée» par
nomiques, son principe de rationalité tech- ceux là mêmes qu’elle carnavalise.
nique. Ça, c’était l’essence de sa dominati- Le prototype de cette cannibalisation
on, mais pas encore sa quintessence. silencieuse, sa scène primitive en quelque
Sa quintessence, c’est, au-delà de sorte, serait cette messe solennelle de Reci-
l’économique et du politique, l’emprise fe, au Brésil, au 16ème siècle, où les évê-
de la simulation, d’une simulation opéra- ques venus tout exprès du Portugal pour
tionnelle de toutes les valeurs, de toutes célébrer leur conversion massive, furent
les cultures - et c’est là que s’affirme dévorés par les Indiens par excès d’amour
aujourd’hui l’hégémonie. Non plus par évangélique (du cannibalisme comme for-
l’exportation des techniques, des valeurs, me extrême de l’hospitalité). Victimes de
des idéologies, mais par l’extrapolation cette mascarade évangélique, les Indiens la
universelle d’une parodie de ces valeurs. reprennent spontanément à leur compte, en
C’est sur un simulacre de dévelo- absorbant physiquement ceux qui les ont
ppement et de croissance que s’alignent absorbé spirituellement.
les pays sous-développés, c’est d’un si- C’est cette double forme carnavales-
mulacre de démocratie qu’ils tiennent que et cannibalique qu’on voit partout
leur indépendance, et c’est d’une réhabi- répercutée à l’échelle mondiale, avec
litation fantoche dont rêvent toutes ces l’exportation de nos valeurs morales (droits
cultures en voie de disparition. - tous fas- de l’homme, démocratie), de nos principes
cinés par le même modèle universel de rationalité économique, de croissance,
(dont l’Amérique d’ailleurs, tout en en de performance et de spectacle. Partout re-
escomptant les bénéfices, est la première pris avec plus ou moins d’enthousiasme,
victime). Ainsi, après avoir imposé sa domi- mais par tous ces peuples «sous-dévelo-

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ppés», donc terrain de mission et de con- art y joue d’ailleurs pleinement son rôle :
version forcée à la modernité. Plus encore Picasso s’annexe le meilleur d’un art «pri-
qu’exploités et opprimés : tournés en déri- mitif», et l’artiste africain recopie au-
sion, transfigurés en caricature des blancs - jourd’hui Picasso dans le cadre d’une es-
voués à une caricature de l’universel. thétique internationale).
Évidemment ils singent en retour les Si toutes les populations affublées des
Blancs qui les prennent pour des singes. signes de la blancheur et de toutes les tech-
D’une façon ou d’une autre, ils renvoient niques venues d’ailleurs en sont en même
cette dérision multipliée à ceux qui la leur temps la parodie vivante, si elles en sont la
infligent, ils se font la dérision vivante de dérision, c’est que celles-ci, la blancheur et
leurs maîtres, comme dans un miroir défor- ses valeurs, sont tout simplement dérisoire,
mant, piégeant les Blancs par leur double mais que nous ne pouvons plus le voir.
grotesque. Illustration magnifique de tout C’est dans leur extension à l’échelle mondi-
cela dans les Maîtres-Fous, de Jean Rouch, ale que se révèle la supercherie des valeurs
où les Noirs, ouvriers à la ville, se rassem- universelles.
blent le soir dans la forêt pour parodier et S’il y a bien eu un événement premier,
exorciser, dans une sorte de transe, leurs historique et occidental, de la modernité,
maîtres occidentaux : le patron, le général, nous en avons épuisé les effets, et elle a
le conducteur de bus. pris pour nous-mêmes une tournure fatale,
Ce n’est pas un acte politique ni une une tournure de farce. Mais la logique de
révolte à proprement parler, c’est un acte la modernité voulait que nous l’imposions
sacrificiel qui stigmatise la domination par au monde entier, que le fatum des Blancs
ses signes mêmes. soit celui de la race de Caïn, et que nul
On peut d’ailleurs se demander si ces n’échappe à cette homogénéisation, à cette
Blancs-là, le patron, le flic, le général, ces mystification de l’espèce.
Blancs «d’origine» ne sont pas déjà des fi- Lorsque les Noirs tentent de se blan-
gures de mascarade, s’ils ne sont pas déjà chir, ils ne sont que le miroir déformé de la
une caricature d’eux-mêmes – se confon- négrification des Blancs, auto mystifiés dès
dant avec leurs masques. Peaux noires et le départ par leur propre maîtrise. Ainsi
masques blancs. tout le décor de la civilisation moderne
Les Blancs se seraient ainsi carnavali- multiraciale n’est-il qu’un univers en trompe-
sés, et donc cannibalisés eux-mêmes long- l’œil où toutes les singularités de race, de
temps avant d’avoir exporté tout cela dans sexe, de culture, auront été falsifiées jusqu’à
le monde entier. C’est la grande parade devenir une parodie d’elles-mêmes.
d’une culture saisie par la débauche et Si bien que c’est l’espèce entière qui, à
s’offrant elle-même en pâture : dévoration travers la colonisation et la décolonisation,
d’elle-même, dans la consommation de s’auto parodie et s’autodétruit dans un gi-
masse et de tous les biens possibles. En gantesque dispositif de violence miméti-
ajoutant à cette farce l’autre dimension que où s’épuisent, aussi bien les cultures
dont parlait indigènes que l’occidentale.
W. Benjamin, selon laquelle l’huma- Car l’occidentale ne triomphe en au-
nité réussit aujourd’hui à faire de sa pire cune sorte: elle y a depuis longtemps per-
aliénation une jouissance esthétique et du son âme.
spectaculaire. Ce grand show collectif par Si on reprend la profonde parabole de
où l’Occident s’affuble non seulement des Borgès sur le peuple des Miroirs, où les
dépouilles de toutes les autres cultures, vaincus, relégués de l’autre côté des mi-
dans ses musées, dans sa mode et dans son roirs, sont réduits à la ressemblance, à
art, mais aussi des dépouilles de sa propre n’être plus que l’image reflet de leur vain-
culture. Nous y assistons tous les jours. (L’ queur, on peut ajouter que, toujours selon

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Borgès, ils se mettent peu à peu à leur res- son ordre. Or cela elle ne le pouvait pas,
sembler de moins en moins et, un jour, ils elle ne pouvait échapper à cette extrapola-
refranchiront le miroir dans l’autre sens et tion violente, parce que, de par son aspira-
mettront fin à l’hégémonie de l’Empire. tion même à l’universel, elle portait en elle-
Mais si on envisage ce qui se passe réelle- même sa propre dénégation.Le ressac de
ment dans cette confrontation planétaire, cet immense mouvement est en train
on voit que les peuples asservis, loin de d’avoir lieu, sous forme de décomposition
ressembler de moins en moins à leurs accélérée de l’universel. Et la mondialisati-
maîtres, du fond de leur esclavage, et de on n’est rien d’autre que le théâtre de cette
prendre leur revanche libératrice, se sont, décomposition - de cette farce consécutive
mis au contraire à leur ressembler de plus à l’histoire.
en plus, à exagérer grotesquement leur mo- D’autre part, la civilisation occidenta-
dèle, en surenchérissant sur les signes de le avait elle aussi à se venger. Elle avait à
leur servitude, sur la panoplie occidentale - se venger sur les autres de la perte de ses
ce qui est une autre façon de se venger. propres valeurs (on sous-estime la jalousie
En se pliant à cette même dynamique féroce, mêlée de nostalgie, d’une culture
mondiale et en l’exagérant de multiples fa- désenchantée, pour toutes les cultures sin-
çons, tous ces pays qu’on voudrait « émer- gulières). Et elle continue de le faire dans
gents » envahissent subrepticement la le cadre de la mondialisation, qui est pro-
sphère occidentale, non pas selon un mo- fondément, par delà son opération techni-
dèle concurrentiel, mais comme une lame que, une gigantesque entreprise, par le
de fond. Et ceci de multiples façons : sous consensus ou par la force, de liquidation
forme d’infiltration virale – c’est tout le symbolique de toutes les valeurs.
problème de l’immigration mondiale, plus
ou moins clandestine (les hispanos sont en
train litteralement de cannibaliser les Etats- Le défi de la nullité
Unis). Mais aussi sous la forme actuelle de
la terreur, véritable virus filtrant (faite Après le sacrifice de la valeur, après le sa-
d’ailleurs à la fois de lterreur et de contre- crifice de la représentation, après le
terreur) – abréaction violente à cette même sacrifice de la réalité, ce qui caractérise
domination et qui la déstabilise de l’inté- aujourd’hui l’Occident, c’est le sacrifice dé-
rieur. L’ordre mondial est cannibalisé par libéré de tout ce par quoi un être humain
la terreur. garde quelque valeur à ses propres yeux.
C’est toute la blancheur qui enterre la Le potlatch des terroristes contre
négritude sous les traits du Carnaval. Et l’Occident, c’est celui de leur propre mort.
c’est toute la négritude qui absorbe la blan- Notre potlatch à nous, c’est celui de
cheur sous les traits du Cannibale. l’indignité, de l’impudeur, de l’obscénité,
Cannibalisation contre carnavalisation de l’avilissement, de l’abjection. C’est tout
- il semble que par un immense dérapage le mouvement de notre culture - c’est là où
anthropologique, toute l’espèce se soit nous faisons monter les enchères. Notre vé-
fourvoyée dans cette mascarade. rité est toujours du côté du dévoilement,
C’est le paradoxe des valeurs univer- de la désublimation, de l’analyse réductri-
selles. Tous ces mouvements sociaux et po- ce - c’est la vérité du refoulé - de l’exhi-
litiques, cette longue histoire de pouvoir et bition, de l’aveu, de la mise à nu - rien n’est
de contre-pouvoir, toute cette culture mo- vrai s’il n’est désacralisé, objectivé, dépoui-
derne occidentale a pu, dans sa cohérence llé de son aura, traîné sur scène. Indifféren-
même, constituer un moment historique et ciation des valeurs, mais aussi indifférence
faire figure d’évènement original. à nous-mêmes. Si nous ne pouvons pas
Mais elle n’aurait jamais dû sortir de mettre en jeu notre propre mort, c’est que

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nous sommes déjà morts. Et c’est cette indi- du sacrifice extrême, ne peut être tenue
fférence et cette abjection que nous lançons pour supérieure, et donc renvoyer l’un et
aux autres comme un défi : le défi de l’autre à leur délire respectif ?
s’avilir en retour, de nier leurs propres va- Tout l’enjeu de la confrontation mon-
leurs, de se mettre à nu, de se confesser, diale est là - dans cette provocation à
d’avouer - bref de répondre par un nihilis- l’échange généralisé, à l’échange effréné de
me égal au nôtre. Nous essayons bien de toutes les différences, dans le défi aux au-
leur arracher tout cela de force, par l’hu- tres cultures de s’égaler à nous dans la dé-
miliation dans les prisons d’Abou-Ghraïb, culturation, dans le ravalement des va-
par l’interdiction du voile dans les écoles, leurs, dans l’adhésion aux modèles les plus
mais ça ne suffit pas à notre victoire : il faut désenchantés. L’enjeu de cette confrontati-
qu’ils y viennent d’eux-mêmes, qu’ils se sa- on n’est pas exactement un «choc de civili-
crifient eux-mêmes sur l’autel de l’obs-céni- sations», mais il n’est pas non plus écono-
té, de la transparence, de la pornographie mique ou politique, et il ne met en jeu
et de la simulation mondiale. Qu’ils per- qu’en apparence aujourd’hui l’Occident et
dent leurs défenses symboliques et pren- l’Islam. En profondeur, c’est un duel, et son
nent d’eux-mêmes le chemin de l’ordre li- enjeu est symbolique - celui d’une liquida-
béral, de la démocratie intégrale et du tion physique et mentale, d’une carnavali-
spectaculaire intégré. sation universelle que l’Occident impose
Dans ce sens on peut envisager avec au prix de sa propre humiliation, de son
Boris GROYS l’hypothèse du double potla- expropriation symbolique - contre toutes
tch : le potlatch occidental de la nullité, de les singularités qui lui résistent. Défi contre
l’auto avilissement, de la honte, de la mor- défi ? Potlatch contre potlatch ? Est-ce que
tification, opposé au potlatch terroriste de la stratégie d’une mort lente, d’une mortifi-
la mort . Mais ce sacrifice délibéré par cation systématique est égale à l’enjeu
l’Occident de toutes ses valeurs, de tout ce d’une mort sacrificielle ? Cette confrontati-
par quoi une culture a quelque valeur à ses on peut-elle avoir une fin, et quelles peu-
propres yeux, dans cette prostitution de soi vent être les conséquences d’une victoire
jetée à la face de l’Autre comme arme de de l’une sur l’autre ?
dissuasion massive - séduction par le vide La réponse à la domination est con-
et défi à l’Autre (l’Islam, mais aussi le reste nue : c’est la révolte de l’esclave, la lutte de
du monde) de se prostituer en retour, de se classes, toutes les formes historiques de ré-
dévoiler, de livrer tous ses secrets et de volte et de révolution - toutes les métamor-
perdre toute souveraineté - cet immense phoses du travail du négatif. L’Histoire, te-
autodafé constitue-t-il une véritable répon- lle que nous l’avons connue, et réécrite au
se symbolique au défi des terroristes ? (Ne fur et à mesure de son évolution vers une fin
parlons pas de la guerre, ni de la lutte idéale. Mais la réponse à l’hégémonie n’est
«contre le Mal», qui, elles, sont l’aveu pas aussi simple : irrédentisme, dissidence,
d’une impuissance totale à répondre sym- antagonisme, abréaction violente - mais aussi
boliquement au défi de la mort). fascination et ambivalence totale. Car nous
Potlatch contre potlatch - l’un balance- sommes tous partie prenante de cette hégé-
t-il l’autre ? On peut penser que l’un est un monie (différente en cela de la claire distincti-
potlatch par excès (celui de la mort), l’autre on des dominants et des dominés).
un potlatch par défaut (celui de l’auto-déri- D’où à la fois une résistance vitale,
sion et de la honte). Dans ce cas, ils ne se viscérale à l’échange généralisé, à l’équi-va-
répondent pas exactement et il faudrait lence et à la connexion totales, à la grande
parler d’un potlatch asymétrique. Ou bien prostitution et une attraction vertigineuse
faut-il penser qu’en fin de compte, nulle pour cette foire technologique, cette masca-
forme, pas même celle du défi de la mort, rade spectaculaire, cette nullité. Car, au

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fond, cette apogée de la puissance mondia- diate et désincarnée, où nous ne nous don-
le, c’est aussi l’apothéose du négatif, le tri- nons plus d’autre mal, selon la formule de
omphe de la résignation et du renoncement Dostoïevski, que de prolonger l’histoire, ou
de l’espèce à ses propres valeurs. Rien de plutôt la fin de l’histoire, immergés dans
plus passionnant que ce vertige - non plus cette banalité euphorique dont Heidegger dit
le travail du négatif, mais le vertige de la qu’elle est la seconde chute de l’homme.
dénégation et de l’artifice ! D’où cette dou- Mais les autres, ceux qui n’ont pas connu ce
ble postulation insoluble : faire échec à cet- stade historique, ce stade du miroir, ne
te puissance mondiale et s’y abandonner. peuvent que vouloir en jouir à leur tour -
Ambivalence que nous éprouvons tous à rêver de cette puissance occidentale en la-
chaque instant et qui est le miroir en cha- quelle culmine tout ce qui a pris forme
cun de nous de l’antagonisme mondial. d’histoire, et éventuellement rêver d’en dé-
truire les symboles et de se dresser contre
elle. C’est une étrange situation que celle
De l’irrédentisme du reste du monde de tous ces peuples qui en même temps
rêvent d’entrer dans l’histoire, ou plutôt
Mais il existe d’autres formes plus politi- aujourd’hui dans cette zone pacifiée, sécu-
ques de cette mouvance hostile aux modè- risée, extraterritoriale, du libre échange
les occidentaux. Tous ces pays qu’on veut universel, dans cet ordre mondial du Wel-
acculturer de force aux principes de ratio- fare dont l’Amérique est évidemment le
nalité économique et politique, au marché modèle, et en même temps y résistent.
mondial et à la démocratie, à un principe Double postulation contradictoire, dont la
universel et à une histoire qui n’est pas la Turquie est un bel exemple : entrer dans
leur, dont ils n’ont ni les fins ni les moyens l’Europe, c’est, pour les turcs, sortir d’une
(et d’ailleurs nous, les Occidentaux, les structure archaïque pour entrer dans la mo-
maîtres du monde, est-ce que nous en dernité, c’est intégrer l’univers technique,
avons nous-mêmes encore les fins et les celui de la consommation et de la simulati-
moyens? Est-ce que nous sommes encore à on, de l’échange cosmopolite des signes et
la mesure de cette entreprise universelle de de la liberté formelle d’en user à leur guise.
maîtrise, qui semble aujourd’hui nous Et en même temps, partageant une critique
dépasser de toutes parts et fonctionner radicale de cette économie politique, une
comme un piège dont nous sommes les dénonciation de cette culture qui les fasci-
premières victimes?) - tous ces pays qui ne et demeurant profondément allergiques
sont le reste du monde, on a bien l’im-pres- à ce principe d’échange et de circulation in-
sion (au Brésil par exemple) qu’ils ne se- différenciée qui exige le sacrifice de leurs
ront jamais acculturés à ce modèle exogène traits culturels propres.
de calcul et de croissance, qu’ils y sont al- Et au fond, si on y regarde bien, nous
lergiques en profondeur. en sommes tous là en tant qu’individus au
L’Histoire elle-même est un produit cœur même des sociétés modernes - nous
d’exportation occidental. Nous refilons aux vivons tous d’une aspiration irrésistible à
autres un désir d’histoire (à travers les con- cette société de signes et de simulacres qui
flits de nations, les institutions internatio- est celle de la fin de l’histoire, et d’une ré-
nales, l’accession au marché mondial), au sistance profonde à cet asservissement vo-
moment où pour nous, de fait, l’histoire est lontaire. Si bien que rétrospectivement on
finie, au sens où elle se déroule toute seu- peut se demander si toute cette histoire,
le, en pilotage automatique et le plus sou- toute cette raison occidentale et cette mo-
vent en boucle. Pour nous le miroir de dernité ont vraiment eu lieu, ou bien si tout
l’histoire, la continuité de l’histoire est bri- cela n’est plus que la parodie d’un événe-
sée, nous vivons dans une actualité immé- ment qui aurait eu lieu, mais dont nous ne

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faisons plus que nous partager les dépouil- sidère les zones avancées, hyper modernes,
les. Ce serait cette «farce» de l’histoire dont les nôtres, qui sont déjà loin au-delà de la
parle Marx, dont nous rendons complices réalité, qui l’ont dévorée en quelque sorte,
ceux mêmes qui n’en ont pas profité. dans l’intervalle de deux siècles, comme
L’histoire qui se répète tourne à la farce. n’importe quel combustible minéral ou gi-
Mais la farce qui se répète finit par faire sement naturel (d’ailleurs l’épuisement de
une histoire. Ce qui signifie qu’à force de la réalité va de pair avec l’épuisement des
se répéter et de se redoubler, les simula- ressources naturelles). Zones hyper réelles,
cres mêmes finissent par constituer notre sublunaires encore, mais déjà extra-terrestres,
destin matériel - la seule échéance à laquel- à la fois mondialisées et déterritorialisées.
le nous ayons droit désormais. (et peut-être Ce qui s’oppose à l’hégémonie mondia-
même la seule vérité rétrospective de le ne peut donc plus être ce qui s’opposait à
l’histoire qui, dans cette hypothèse, n’aurait l’oppression traditionnelle. Ce ne peut plus
même pas attendu de se répéter pour deve- être que quelque chose d’imprévisible,
nir farce.) d’irréductible à cette terreur préventive de la
On peut parler dans ce sens du carac- programmation, de la circulation forcée,
tère éphémère, instable et réversible de la d’irréductible à cette terreur blanche de
modernité (et de la réalité en général), et d’un l’ordre mondial. Quelque chose d’antago-
taux différent d’universalisation des valeurs nique au sens littéral, qui fasse brèche dans
rationnelles et du principe de réalité. cette agonie occidentale. Qui fasse évène-
Il ne faut pas croire que la réalité soit ment dans la monotonie de l’ordre mondial
équitablement répartie à la surface du glo- de la terreur. Qui réintroduise une forme
be, comme si on avait affaire à un monde- d’échange impossible dans cet échange géné-
objectif égal pour tous. Des zones, des con- ralisé.
tinents entiers peut-être, n’ont pas encore Donc une révolte qui vise la dérégula-
vu poindre le réel et son principe : ils sont tion systématique sous le couvert d’une
sous-développés dans ce sens générique, convivialité forcée, qui vise l’organisation
bien plus profond que l’économique, le te- intégrale de la réalité.
chnique ou le politique. Le monde occiden- A l’ordre intégral répond une révolte
tal, après avoir traversé un stade (histori- intégrale, et non plus seulement une con-
que) de la réalité, est entré dans le stade flictualité dialectique. A ce point, c’est quit-
(virtuel) d’une ultra-réalité. A l’inverse, une te ou double : le système vole en éclats et
majorité du «reste du monde» n’est même emporte l’universel dans sa désintégration.
pas arrivé à ce stade de la réalité et de la Il est donc vain de vouloir restaurer des
rationalité (économique, politique etc.). En- valeurs universelles à partir des débris du
tre les deux, il y a des zones de réalité, des mondial. Le rêve d’une universalité retrou-
interstices, des alvéoles, des lambeaux de vée (mais a-t-elle jamais véritablement exis-
réalité qui survivent au cœur de la mondia- té ?) qui puisse faire échec à l’hégémonie
lisation et de l’hyper réalité de ses réseaux mondiale, le rêve d’une réinvention du po-
- un peu comme les lambeaux de territoire litique et de la démocratie et, en ce qui
qui flottent à la surface de la carte, dans la nous concerne, le rêve d’une Europe por-
fable de Borgès. On pourrait parler d’un in- teuse d’un modèle alternatif de civilisation
dice de réalité, d’un taux de réalité sur cet- opposé à l’hégémonie libérale - ce rêve est
te planète, dont on pourrait faire la carto- sans espoir. Une fois brisé le miroir de
graphie, comme celle des taux de natalité l’universel (qui est un peu le stade du mi-
ou de pollution atmosphérique. roir de notre modernité), il ne reste que des
Reste à savoir si ce sous-développe- fragments - des fragments épars. La globa-
ment est une malédiction ou le contraire. lisation entraîne automatiquement, et dans
On peut se poser la question quand on con- le même mouvement, une fragmentation,

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une discrimination de plus en plus profon- Croient-ils eux-mêmes à cette finalité idéa-
de - et notre destin est celui d’un univers le ? Nul ne le sait, la seule chose sûre est
qui n’a plus rien d’universel - fragmentaire qu’ils prétendent y faire obéir les autres.
et fractal - mais qui laisse sans doute le Le discours de l’universel décrit donc
champ libre à toutes les singularités, les pi- une spirale tautologique : il est tenu par
res comme les meilleurs, les plus violentes l’espèce qui se tient pour supérieure à toutes
comme les plus poétiques. les autres, et, à l’intérieur de cette espèce, par
D’ailleurs, que le concept d’universel une culture qui se pense supérieure à toutes
est le produit spécifique, à l’intérieur de autres, et, dans cette culture, par une minori-
l’espèce humaine, d’une certaine civilisati- té qui se tient pour détentrice des fins mora-
on, dite occidentale, et, à l’intérieur de cette les et universelles, et qui constitue une véri-
culture, d’une minorité privilégiée, d’une table féodalité «démocratique».
intelligentsia moderne qui s’est vouée à Quoi qu’il en soit, il y a une inconsé-
l’édification philosophique et technique du quence majeure à continuer de tenir partout
genre humain. Mais que peut bien signifier un discours de référence qui est celui de
ce concept, non seulement en dehors de l’universel, alors qu’il n’a plus de sens ni
l’espèce humaine (il est irrelevant du côté d’effet nulle part - ni du côté de la puissance
du règne animal, végétal, cosmique, de mondiale ni du côté de sa mise en échec.
l’inhumain en général), mais aussi bien Pour relativiser notre concept d’universel :
dans les grandes cultures autres que la Plus le monde se mondialise, plus la discrimi-
nôtre (archaïques, traditionnelles, ou enco- nation se fait féroce. Les deux univers, l’hyper
re orientales ou extrême-orientales, qui réel et l’infra réel s’interpénètrent en apparence,
n’ont même pas de terme pour le dire), ou mais s’éloignent l’un de l’autre à des années-
bien encore dans nos propres sociétés, en lumière. Les mêmes espaces géographique voi-
dehors des classes cultivées et civilisées, ent coexister la pire misère et les ghettos de
où l’humanisme et les principes universels luxe - les favelas de Rio et les condominiums
sont devenus héréditaires - que veut dire pétroliers d’Arabie Saoudite ne sont que des
l’universel aux yeux des immigrés, des po- cas extrêmes, en fait c’est toute la planète qui
pulations en friche, des zones entières de s’organise selon ce principe d’une discrimi-
fracture et d’exclusion dans nos propres so- nation définitive. Déchirure de l’universel. Et
ciétés «surdéveloppées» ? Et même dans ce que peuvent être les conséquences de cette
cette frange privilégiée, dans cette mondi- déchirure, les convulsions qui en résulteront,
alité high-tech, que veut dire l’universel nous n’en savons rien - sinon qu’à une discri-
pour tous ces «corporate people», tous ces mination aussi violente ne peut répondre
groupes ou individus plus performants les qu’une forme de plus en plus violente de ré-
uns que les autres, selon une évolution à la torsion - abréaction extrême à cette situation
fois mondiale, et de plus en plus corporati- d’échange impossible.
sée, isolationniste, protectionniste? C’est-à-dire un affrontement qui n’est plus
Contrairement à ce que dit Emmanuel exactement politique, mais métaphysique et
Kant, le ciel étoilé se rit bien de cette loi symbolique au sens fort. Et un affrontement,
universelle, mais le cœur des hommes aus- une fracture qui ne passe pas seulement au
si bien : non seulement les êtres vivants, cœur de la puissance dominante, mais au
mais l’immense majorité des êtres humains cœur de nos existences individuelles .
ne lui a jamais obéi.
Et ceux qui prétendent y obéir font
heureusement passer leurs passions singu-
lières avant toute autre finalité idéale - c’est
sans doute là, en dépit du concept, une fa-
çon plus authentique d’être «humain».

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