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La Lex Licinia Mucia de civibus redigundis de 95 a.C. Une loi


néfaste d'auteurs savants et bienveillants
Okko Behrends

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Behrends Okko. La Lex Licinia Mucia de civibus redigundis de 95 a.C. Une loi néfaste d'auteurs savants et bienveillants. In:
Antiquité et citoyenneté. Actes du colloque international de Besançon (3-5 novembre 1999) Besançon : Institut des Sciences et
Techniques de l'Antiquité, 2002. pp. 15-34. (Collection « ISTA », 850);

https://www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_2002_act_850_1_1162

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Antiquité et citoyenneté, 15-33

La lexLicinia Mvcia de civibus redigvndis de 95 a.C.


Une loi néfaste d'auteurs savants et bienveillants

Okko Behrends*

I
La loi dans son cadre historique

(1) La lex Licinia Mucia de civibus redigundis1 suscite un très grand


intérêt. Non seulement parce que cette loi de 95 est connue comme une des
causes principales de la guerre civile de 91-892, guerre inutile, qui a coûté la
vie à 300 000 membres de la jeunesse d'Italie3 mais aussi en raison du profil
des deux consuls dont l'autorité a été déterminante pour l'adoption de cette
même loi.

* Université de Gôttingen.
1 Cf. G. Rotondi, Leges publicae populi romani (1922, 1966), p. 335.
2 Cf. Asconius, éd. Clark, p. 67, commente le jugement publique que Cicéron a rendu dans
son discours pro Cornelio : Legem Liciniam et Muciam de civibus redigendis video constare inter
omnis, quamquam duo consules omnium quos vidimus sapientissimi tulissent, non modo
inutilem sed perniciosus rei publicae fuisse sans aucune ambiguïté : Ea lege ita alienati animi
sunt principum Italicorum populorum ut ea vel maxima causa belli Italici quod post triennium
exortum est fuerit.
3 Velleius Paterculus, II, 15 : ...universa Italia... arma adversus Romanos cepit ... id bellum
amplius CCC milia iuventutis Italicae abstulit.
16 Okko Behrends

Cette dernière barrait l'accès des alliés italiques à la citoyenneté


romaine jusqu'alors en général assez facile, surtout pour les Latins à l'aide
d'un ius migrationis1, et instaurait une procédure pénale qui épurait pour

1 Cf. Th. Mommsen, Rômisches Staatsrecht, II, 18873, p. 635 sqq. ; A.N. Sherwin-White,
The Roman Citizenship (1973)2, p. 34 sqq., 110 sqq. Le fondement de ce droit qui ne peut pas
être séparé des règles générales du ius exsilli et ius postlimini (Sherwin-White, p. 34) n'est pas
très clair. On ne voit surtout pas une raison juridique qui permette de réserver ce droit aux
Latins. Tite-Live traite le problème comme s'il touchait tous les fédérés obligés de fournir des
soldats à Rome et comme s'il était compris comme tel dans la formule pertinente (lex agraria 21
[a. 111] : socium nominis Latini quibus ex formula togatorum milites in terra Italia inperare soient.
Que la perte continuelle de citoyens causé par le ius migrationis rende insoutenable cette obligation
apparaît comme une plainte de tous les alliés. Tite-Live 41, 8, 6 (pour l'an 177) : Moverunt senatum et
legationes sociumve nominis Latini, quae et censores et priores consules fatigaverunt, tandem in
senatum introductae. Summam querellarum erat, cives suos Romae censos (!) plerosque Romam
commigrasse ; quod si permittatur, perpaucis lustris furtum, ut déserta oppida, deserti agri nullum
militem dore possint. Mommsen, II, p. 637 pense que Tite-Live parlait dans ce texte et dans d'autres
d'une manière trop générale. Mais cette critique n'est pas évidente. L'accès à la citoyenneté per
migrationem et censum (Tite-Live, 41, 9, 11) qui caractérise le phénomène est équivalent à la
ratification d'une citoyenneté de fait par l'acte juridique du recensement sans distinction quant au
lieu d'origine. Il faut se souvenir que le caractère religieux du census exclut toute restriction de ce
genre ; la manumissio censu était comme acte juridique ouverte à toute esclave que son maître
proposait (cf. Ulpien, reg., I, 7 ; fragment dit de Dosithée 17). Il est vrai que, pour Th. Mommsen,
chez les Latins seul le changement de domicile était suffisant pour conférer la citoyenneté romaine
(loc. cit., p. 636). Mais cette hypothèse n'est pas prouvée et soulève de sérieux doutes. Comme preuve,
Th. Mommsen mentionne l'antique ius applicationis (loc. cit., p. 636, 57) qui établissait selon
Cicéron, de oratore I, 39, 187 un lien de patronage entre un citoyen romain et celui qui se trouve à
Rome muni d'un droit d'exil (exulare ius). Il n'y a pas de trace que ce droit ait été réservé aux seuls
Latins et nié, par exemple, aux Étrusques, aux Sabins ou aux Grecs. Même si on admettait cette
hypothèse, nous n'aurions pas une citoyenneté acquise par le seul changement de domicile.
Uapplicatio est un acte de droit de famille qui comme tel n'était sûrement pas un acte purement
privé, c'est-à-dire, si on le rapproche de Yadrogatio ou de l'adoptio, qui en tant que tel était privé du
concours soit des comices curiates soit du magistrat. Si Th. Mommsen renvoie ensuite à nos sources
sur des recensements qui admettaient des Latins au rang des citoyens, il nomme une pratique qui
n'est pas en cause. Le thema probandum est celui de savoir si le recensement ne constituait, en ce
qui concerne des Latins, comme Th. Mommsen le veut, rien d'autre que la déclaration d'un statut
juridique déjà acquis par un acte unilatéral et individuel (cf. loc. cit., p. 637 et la note 1 qui pousse à
l'extrême l'idée que l'acquis de la citoyenneté dépend uniquement de la volonté du Latin immigré).
Un tel système n'est pas compatible avec le sérieux de la matière et le formalisme du droit romain en
général et du recensement en particulier. Le soi-disant ius migrandi des Latins s'explique en réalité
par la pratique des censeurs qui privilégièrent les Latins en raison de l'identité de la langue et de la
culture et les admettant généreusement dans le corps civil, contribuant de la sorte à l'accroissement
du peuple romain. Par conséquent, c'étaient surtout les municipes latins qui souffraient en voyant
leurs gens devenir Romains et, de fait, c'était de leur part que venait le souhait de freiner ce
mouvement (Cf. n. suiv.). Pour les membres des peuples alliés non latins la pratique des censeurs
romains de favoriser les hommes de culture latine n'était pas un obstacle absolu mais un barrage qui
forçait à un détour. Ainsi Tite-Live nous informe dans le même contexte que les Samnites et les
Paeligni, peuples de même- culture et de langue ombro-sabellienne, se sont plaints d'avoir perdu lors
de leur intégration dans la colonie latine et Frégelles la somme de quatre mille familles sans que
Rome leur ait pour autant abaissé le poid du recrutement (Tite-Live, 41, 8, 7) : Fregellas quoque
milia quattuor familiarum transisse ab se Samnities Paelignique querebantur, neque eo minus aut
hos aut illos in dilectu militum dare. L'explication de ce phénomène d'une migration importante vers
une colonie latine s'explique sans l'aide du privilège latin postulé par Mommsen, mais simplement
par l'impact de la formule pragmatique des censeurs romains. Et si l'on classe cette migration des

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La lex Licinia Mucia de ciuibus redigundis de 95 a.C. 17

ainsi dire la citoyenneté romaine des éléments latins et italiques, et cela


d'une manière sévère et rigoureuse2.
La mesure s'insère dans une évolution ancienne dont les modalités et la
finalité avaient changé. Auparavant les Romains, estimant selon sa valeur
l'afflux de ces nouveaux citoyens romanisés, devaient être conduits par leurs
alliés, surtout les Latins, dont les citoyens trouvaient à Rome la porte ouverte, à
protéger les populations des municipes fédérés d'une baisse démographique
permanente. Le résultat de ces instances de la part des Latins a été une
révision de la politique du recensement jusqu'ici très libérale et des mesures assez
rigoureuses. Pour l'an 184, la tradition parle d'un refoulement en masse de
toute une génération de Latins, soit 12 000 personnes, qui avaient obtenu la
citoyenneté de la part du censeur depuis 2043. En l'an 177, la mesure était
répétée contre les Latins qui s'étaient fait naturaliser Romains par le censeur à
partir de 1994, cette fois en une relation incertaine avec une loi en partie
détournée, en partie simplement ignorée qui admettait un Latin comme
nouveau citoyen seulement sous condition qu'il laissât un descendant dans son
municipe5.

gens samnites dans une colonie romaine comme expression imposée par la politique romaine sur le
chemin menant à l'égalité du droit et si l'on réfléchit sur le fait qu'une telle pause forcée peut
créer de grandes tensions, on arrive à comprendre pourquoi cette même colonie latine située
aux confins du Latium et de la Campanie et agrandie continuellement jusqu'à devenir "peut-être la
deuxième ville d'Italie" (Th. Mommsen, Rômische Geschichte, II, p. 102) cette volonté d'arriver à
l'égalitité juridique avec Rome conduit, en 125, à une guerre suicidaire contre Rome, à la suite du
rejet de la lex Fulvia qui devait faciliter l'accès à la citoyenneté romaine. La grande ville fut aussitôt
prise par trahison et anéantie, sans laisser la moindre trace de son existence politique, par le préteur
L. Opimius, celui-là même qui consul de l'an 121 tuera le tribun de la plèbe C. Gracchus.
2 Cicéron, pro Balbo, 21, 48 : Acerrima de civitate quaestio lege Licinia et Mucia. Les personnes
auxquelles la procédure s'appliquait furent rayées de la liste des censeurs (n. 35) et réduites, en
ce qui concerne le domicile à Rome, à un droit de visite (Cicéron, de officiis, III, 11, 47).
3 Tite-Live, 39, 3 (pour l'an 184) : legatis deinde sociorum Latini nominis qui toto undique ex
Latio fréquentes convenerant, senatus datus est : his querentibus magnam multitudinem civium
suorum Romam commigrasse et ibi censos esse Q. Terentio Culleoni praetori negotium datum
est, ut eos conquireret et quem C. Claudio M. Livio censoribus (l'an 204) postve eos censores ipsum
parentemve eius apud se censum esse probassent socii, ut redire eo cogeret, ubi censi essent : hac
conquisitione duodecim milia Latinorum domos redierunt, iam tum multitudine alienigenarum
urbem onerante.
4 Tite-Live, 41, 9, 9 (pour l'an 177) C. Claudius (consul) ... edixit qui socii [ac] nominis Latini, ipsi
maioresve eorum. M. Claudio T. Quinctio censoribus (l'an 199) postve ea apud socios nominis Latini
censi essent, ut omnes in suam quisque civitatem ante k. Novembers redirent. Quaestio, qui ita non
redissent, L. Mummio praetori décréta est. Si l'on admet que toutes les mesures prises dans l'an 177
se réfèrent à la situtation juridique créée par la loi qui voulait garantir aux Latins la persistence de
leurs familles, au moins dans un dernier descendant (cf. la note suivante), on pourrait être amené à
dater la loi de 199. Sherwin-White, The Roman Citizenship, 19732, p. 111, donne l'année 180.
5 Tite-Live (pour l'année 177) 41, 8, 6 sqq. Après avoir raconté les querelles des alliés portées
devant le Sénat sur la perte de leurs concitoyens (cives suos Romae censos Romam commigrasse),
déjà commentées dans la note 4, l'historien mentionne une loi qui avait ouvert la citoyenneté
aux Latins sous condition qu'ils laissent un descendant dans le municipe d'origine : lex sociis

Antiquité et citoyenneté
18 Okko Behrends

Mais avec les années la problématique a été modifiée en liaison avec une
évolution qui part peut-être du projet avorté du tribun de la plèbe C. Gracchus
de conférer par une loi la citoyenneté à tous les Latins6 ; elle fut accentuée par
l'anéantissement de la fière colonie Latine de Frégelles (cf. n. 4) et fut alimentée
par quelques actes administratifs d'une rigueur extrême7. Le problème n'était
plus de protéger la population des municipes, mais la volonté croissante des
alliés d'appartenir en égalité de droit au peuple romain qui dominait l'empire.
Vue sous l'angle des intérêts des citoyens romains actuels, les anciens comme
les plus récents, la question qui se posait était facile : devaient-ils laisser
participer les alliés italiens, en les accueillant dans la citoyenneté et obtenir- les
avantages de l'Empire qu'ils avaient largement aidé à conquérir8 ou pouvaient-
ils continuer à les traiter comme des inférieurs, des auxiliaires utiles, assujettis
à Yimperium et à la discipline militaire du peuple Romain9 ?

[ac] nominis Latini, qui stirpem ex sese domi relinquerent, dabat, ut cives Romani fièrent en
soulignant que cette loi a été vite contournée par des astuces juridiques ou même simplement
négligée. Th. Mommsen, Rômisches Staatsrrecht, III, p. 638, n. 1, comprend cette loi en rapport avec
son hypothèse du grand privilège des Latins qui auraient pu devenir Romains par le seul
changement de domicile et lit par conséquent la portée de la loi dans une restriction d'un ancien droit
des Latins. Mais Tite-Live parle d'un privilège accordé (dabat). Par ailleurs, le contexte nous fait
plutôt penser à une loi qui essaye de limiter un peu une pratique généreuse des censeurs. Le moyen
utilisé de contourner la loi était offert par le droit privé et plus exactement par le fait qu'entre Latins
et Romains l'acte de mancipatio était pleinement valable (Ulpien, reg., 19,4). Il suffisait de trouver
un Romain qui était prêt à accepter le fils resté dans le municipe ou le Latin sans fils par une
mancipatio fictice (Tite-Live parle à ce propos d'imaginés iuris) comme un suum ex iure Quiritium et de
l'affranchir. Une lex Claudia (cf. Rotondi, Leges publicae populi Romani, p. 280), promise aux Latins
et en fait aussitôt réalisée, barrait cette voie en disposant qu'un tel affranchi ne serait pas citoyen.
Si Tite-Live cite la disposition acceptée par le Sénat qui rend inutile la mancipatio (petebant legati ...
ut lege caverent, ne quis quem civitatis mutandae causa suum faceret neve alienaret ; et si quis ita
civis Romanus foetus esse, civis nesset. Haec impetrata ab senatu) il néglige la manumissio ; il pense
en revanche, quand il cite le contenu d'un senatusconsulte ajouté à la loi qui obligait chaque
magistrat devant lequel il se déroulera dorénavant un affranchissement (en forme de manumissio
vindicta ou de in libertatem vindicare) d'exiger de l'intéressé un serment stipulant que l'acte n'avait
pas le but de changer la citoyenneté de l'affranchi (civitatis mutandae causa).
6 Appien, bellum civile, 1, 23 ; Th. Mommsen, Rômisches Staatsrecht, III, p. 639, Anm. 1.
7 Cicéron, pro Sestio, 13, 30 : nihil acerbius socii et Latini feree soliti sunt quam se id quod
perraro accit, ex urbe exire a consulibius iuberi (avec l'interprétation de Th. Mommsen, Rômisches
Staatsrecht, III, 639, n. 2) : Cicéron, de officiis, III, 11, 46, maie ... qui peregrinos urbibus uti
prohibent eosque exterminant, ut Pennus apud patres nostros, Papius nuper.
8 Velleius Paterculus, II, 15 : universa Italia ... arma adversus Romanos cepit. Quorum ut
fortuna atrox, ita causa fuit iustissima. Petebant enim eam civitatem, cuius imperium armis
tuebantur : per omnis annos atque omnia bella duplici numéro se militum equitumque fungi
neque in eius civitatis ius recipi, quae per eos in id ipsum pervenisset fastigium, per quod
homines eiusdem et gentis et sanguinis ut externes alienosque fastidire posset.
9 Les soldats et les officiers des municipes Latins n'avait pas accès comme leus homologues
romains au ius provocationis et ne pouvaient pas se défendre contre l'exécution immédiate d'une
peine capitale ou d'une flagellation. Cf. Salluste, Iugurtha, 68, pour l'an 108 : condemnatus
verberatusque capite poenas solvit : nom is civis ex Latio erat et Th. Mommsen, Rômisches
Staatsrecht, II, p. 634 sqq. En temps de paix la situation des Latins devant les magistrats romains
était menacée par l'arbitraire. Cf. Th. Mommsen, Romische Geschichte, II, p. 200 sqq.

Antiquité et citoyenneté
La lex Licinia Mucia de ciuibus redigundis de 95 a. C. 19

La loi Licinia Mucia prenait, si l'on juge selon son effet politique,
vigoureusement le parti de ceux qui refusaient un traitement équitable et
fournissaient en outre à cette attitude une justification juridique prestigieuse.
Les alliés italiens se sentaient par conséquent profondément offensés par la
loi et les mesures judiciaires qu'elle introduisait. Leur dernier espoir s'éteignait
avec la mort violente du tribun Livius Drusus en l'an 91, qui avait mené une
politique en faveur de l'élargissement de la citoyenneté aux peuples d'Italie10.
La réponse était non seulement la rupture de l'ancienne alliance, la défection
et la guerre11, mais aussi le projet d'une alternative, l'unité de l'Italie sans ou
contre les Romains, avec une capitale nommée "Italia". Tous les insurgés
devenaient citoyens de cette nouvelle cité, l'ancienne Corfinium12, dans une
république bilingue, au sein de laquelle le latin restait une langue officielle,
mais à côté du samnite admis sur un pied d'égalité13. Les termes mêmes
avec lesquels Tite-Live rapporte les revendications des Latins pendant la
grande guerre latine qui finit avec la défaite complète des Latins en 338
laissent entendre l'écho de la guerre plus récente14 qui oppose Rome aux
cités italiennes alliées.

10 Tite-Live, periochae, LXXI, M. Livius Drusus trib. pleb., quo maioribus viribus senatus causam
susceptam tueretur, socios et Italicos populos spe civitatis Romanae sollicitavit ... cum deinde
promissa sociis civitas praestari non posset, irati Italici defectionem agitare coèperunt. eorum coetus
coniurationesque et orationes in consiliis principum referuntur, propter quae Livius Drusus invisus
etiam senatui foetus velut socialis belli auctor, incertum a quo domi occisus est ; Velleius Paterculus,
15, 1 : Mors Drusi iampridem tumescens bellum excitavit Italicum.
11 Cf. Tite-Live, periochae, LXXII : Italici populi defecerunt : Picentes Vestini Marsi Paeligni
Marrucini Samnites Lucani. et Velleius Paterculus, 15, 1. Restèrent fidèles selon Th. Mommsen,
Rômische Geschichte, Π, 18572, p. 227, à l'alliance les villes de l'Étrurie et de l'Ombrie où
dominait une aristocratie municipale très liée à celle de Rome. En outre la plupart des colonies
latines et les villes maritimes grecques Naples et Rhégion restèrent fidèles. Pour les municipes
du Latium, cf. la note 47.
12 Velleius Paterculus II, 16, 4 caput imperii sui Corfinium legerant, quant appellarent Italicam.
13 Cf. Th. Mommsen, Rômische Geschichte, II, p. 229. La capitale était située dans la plaine du
fleuve Pescara, dans le territorie des Paeligni. La constitution prévoyait un sénat, deux consuls et
douzes préteurs (au lieu de six préteurs à Rome).
14 Dans cette guerre, devenue inoubliable aussi en raison de la dévotion de Decius Mus
(sacrifice généreux aussi dans le sens où le commandant aurait pu se servir de la dévotion d'un
simple soldat) et la sévérité de Manilius (imperia Maniliana), les Latins auraient désiré une
république homogène et égalitaire du point de vue juridique (Tite-Live 8, 5, 4) : Consulem alterum
Roma, alterum ex Latio creari oportet, senatus partem aequam ex utraque gente esse, unum
populum, unam rem publicam fieri ; et ut imperii eadem sedes sit idemque omnibus nomen,
quoniam ab altéra utra parte concedi necesse est, quod utrisque bene vertat, sit haec sane patria
potior et Romani omnes vocemur.

Antiquité et citoyenneté
20 Okko Behrends

II

M. Licinius Crassus et Quintus Mucius Scaevola

Les deux hommes, M. Licinius Crassus et Quintus Mucius Scaevola,


auteurs de cette loi et personnages de tout premier plan, représentent les
deux courants qui dominaient la vie intellectuelle et culturelle à Rome et
entre lesquels un jeune homme touché par l'ambition d'une carrière publique
devait se décider. M. Licinius Crassus était - à côté du fougueux Antonius -
le plus grand orateur de son époque et connu pour son érudition équilibrée.
Q. Mucius Scaevola, pontifex maximus, était, pour sa part, la figure de proue
d'une glorieuse tradition juridique. Fils de la personnalité centrale des trois
fundatores iuris civilis - son père P. Mucius dépassait ses deux partenaires,
Iunius Brutus et M. Manilius non seulement par l'importance de sa carrière
politique (il était consul lors du consulat de Tib. Gracchus) mais aussi par
l'étendue de son œuvre -, Q. Mucius devait laisser une longue trace dans
l'histoire du droit romain comme l'auteur d'une œuvre qui tirait la somme
de toute la jurisprudence préclassique15.
Dans la fameuse causa Curiana Licinius et Mucius étaient des
adversaires dans un procès, dans lequel la rhétorique avait remporté un succès
retentissant sur la jurisprudence16. Mais cette confrontation était bien plus
qu'une épreuve dans l'art de plaider entre deux professions différentes, c'était
plutôt une rencontre de deux cultures fondamentalement opposées.
En fait, Licinius Crassus représente la rhétorique philosophique, cette
rhétorique qui aura en Cicéron son incarnation parfaite et qui a conféré en
même temps à Servius Sulpicius, l'ami de Cicéron, les moyens intellectuels de
réaliser une réforme fondamentale du système juridique. Avec la réforme de
Servius commence une nouvelle jurisprudence organisée à partir de l'édit du
préteur et d'une méthode fournissant des règles exactes et claires17. L'innovation
était si brillante qu'elle permettait de traiter les juristes préclassiques qui se
fondaient sur une interprétation traditionnelle d'inspiration philosophique de la
loi de douze tables18 comme des "vieux" et leur science comme une occupation

15 Cf. Franz Wieacker, Rômische Rechtsgeschichte, 1988, p. 541 sqq., 547 sqq., 549 sqq., 596.
16 Cf. Franz Wieacker, Rômische Rechtsgeschichte, p. 581, 588 f.
17 Cicéron, Brutus, 41, 152 ; Cicéron, de legibus, I, 5, 17 ; Pomponius, Ig sg enchiridii, D. 1, 2, 2,
44. Cf. tout récemment mon article : Die Gewohnheit des Redits und das Gewohnheitsrecht.
Die geistigen Grundlagen des klassischen rômischen Rechts mit einem vergleichenden Blick
auf die Gewohnheitsrechtslehre der Historischen Rechtsschule und der Gegenwart, in
Willoweit éd., Die Entstehung des Rechts als geschichtliches Problem, 2000.
18 Cicéron, de officiis, III, 17, 69 ; Cicéron, de legibus, I, 5, 17 ; Cicéron, de oratore, I, 44, 195.

Antiquité et citoyenneté
La lex Licinia Mucia de ciuibus redigundis de 95 a.C. 21

"ennuyeuse" et "soporifique"19. Cicéron se montre fièrement conscient de


l'importance de ce changement auquel il participe en premier lieu. Non
seulement il traitait Crassus - qui avait surveillé ses premiers pas et choisi les
instituteurs qui convenaient à son jeune talent20 - comme un grand précurseur
professant une rhétorique qui se sent responsable du bien commun, mais aussi
comme celui qui avait déjà projeté la réforme que son ami Servius réalisera.
Cicéron compare même, dans un texte très connu, le couple Licinius et Mucius
avec celui composé par lui-même et Servius pour faire ressortir le progrès :
comme Cicéron a pu dépasser Crassus en tant que rhéteur et homme d'État,
ainsi Servius a pu dépasser Mucius et les autres juristes en tant que juriste, à
cause de la réforme qu'il a introduite21.
Le terme "rhétorique philosophique" est nécessaire pour la dissocier
de la rhétorique latine. La rhétorique philosophique tenait beaucoup à ce que
les leçons se déroulent en grec et professait avec son conservatisme érudit un
grand loyalisme envers le système politique traditionnel. La rhétorique latine
en revanche avait la réputation d'être subversive et de favoriser le
changement ou même la révolution. Ceux qui l'enseignaient furent expulsés
de Rome plusieurs fois et en 92 par le même Crassus, alors censeur, parce
qu'ils allaient à l'encontre des mœurs traditionnelles. Crassus empêchait
aussi le jeune Cicéron de fréquenter les leçons de ces rhéteurs latins alors très
en vogue. Il est évident que le rhéteur Crassus, auteur de cet acte répressif, n'a
pas chassé de Rome la rhétorique, mais seulement les représentants de cette
rhétorique qui s'appelaient fièrement rhetores Latini22 et dont il désapprouvait
les options. Si l'on retient la justification de la mesure de Crassus rapportée

19 Cicéron, de oratore, II, 33, 144. Dans le dialogue qui est placé à l'époque de Licinius
Crassus, le précurseur à la fois de Cicéron et de Servius Sulpicius, un interlocuteur appelle en fait
la
Scaevolae"
jurisprudence
(otio Scaevolarum).
oscitantem et domitantem
Le qualificatif
sapientiam
"vieux" (veteres),
qu'il fallait
ajouté
laisser
à laauscience
loisir engourdie,
des "Mucii
se trouve pour la première fois chez Cicéron, Topica, 6, 29 et souvent chez les juristes, cf. Ulpian.
18, ad Sabinum, D 12, 5, 6. Des appellations analogues, mais plus neutres ou plus respectueuses
sont superiores (Cicéron, de legibus, I, 5, 17), maiores (Cicéron, de officiis, III, 17, 69) et prudentiores
(Papinian, 28, quaestionum, D. 17, 1, 54, pr). Cf. récemment mon article dans la Festschrift Josef
Georg Wolf, Die lebendige Natur eines Baumes und die menschliche Struktur eines Bauwerks. Eine
dualistische Entscheidungsbegriindung aus dem vorklassischen Servitutenrecht und ihre
theoretische Begnindung nebst dem klasssichen Gegenbild, 2000, p. 1-49, p. 21 sqq.
20 Cicéron, de oratore, II, 1, 2.
21 Brutus, 40, 147 - 42, 157.
22 Gellius, 15, 11, 2 : Cn. Domitius Ahenobarbus et L. Licinius Crassus censores (en l'an 92)
de coercendis rhetoribus latinis ita edixerunt : Renuntiatum est nobis esse homines, qui novum
genus disciplinae instituerunt, ad quos iuventus in ludum conveniat ; eos sibi nomen imposuisse
Latinos rhetoras ; ibi homines adulescentulos dies totos desidere. Maiores nostri, quae liberos
suos discere et quos in ludos itare vellent, instituerunt. Haec nova, quae praeter consuetudinem
et morem maiorum fiunt, neque placent, neque recta videntur.

Antiquité et citoyenneté
22 Okko Behrends

par Cicéron dans son dialogue De oratore23, on ne peut pas méconnaître une
certaine analogie entre le traitement répressif des rhetores Latini et l'esprit de
la lex Licinia Mucia qui, elle aussi, expulsait de Rome surtout des gens qui
portaient le nom de Latini. Il semble qu'à cette époque les revendications que le
nom Latinus représentait vis-à-vis les Romains ne comportait pas seulement
l'accès à la citoyenneté romaine mais embrassait aussi une protestation contre
une culture rhétorique d'une partie de la classe dirigeante romaine que
défendait sa place par une érudition qui n'était pas à la portée de tout le monde.
Licinius Crassus devait la sienne, comme Cicéron plus tard, à l'enseignement
de l'Académie sceptique.
Mais revenons au rapport entre les autres aspects de la loi. Si Mucius
et Crassus se sont disputés dans la causa Curiana, ils étaient d'accord dans
le projet de lex Licinia Mucia. Essayons de comprendre ce consentement.

III

La justification de la loi selon Mucius et Crassus

Les juristes préclassiques dont Mucius était le dernier représentant


avaient une vision cohérente du monde. La division de la société en plusieurs
cités leur apparaissait comme l'expression de la nature historique de l'homme
qu'ils voyaient agité par deux principes. L'un venant de la nature guidait
l'homme en tant qu'être naturel, en tant que membre de l'humanité. Il enseigne
à l'homme qu'il faut reconnaître dans la vie sociale destinée à la coopération et
à l'aide mutuel une coïncidence d'intérêt. Il exhorte donc l'homme à vivre avec
tous ses semblables selon le grand principe de la solidarité sociale qui s'appelle
bonne foi (bona fides). Mucius a montré dans sa vie des exemples éclatants de
ses convictions. L'autre principe vise l'homme en tant qu'être qui réalise son

23 Crassus exprime dans le dialogue De oratore l'espoir qu'on va avoir prochainement des
rhéteurs en langue latine acceptable. Il semble que Cicéron le fasse parler dans une espèce de
uaticinatio ex eventu des maîtres. Cf. Cic. de oratore, III, 24, 93 :... latini, si dis placet, hoc biennio
magistri dicendi exstiterunt ; quos ego censor edicto meo sustuleram, non quo, ut nescio quos dicere
aieebant, acui ingénia adulescentium nollem, sed contra ingénia obtundi nolui, conroborari
impudentiam. 94. Nam apud Graecos, cuicuimodi essent, videbam tamen esse praeter hanc
exercitationem linguae doctrinam aliquam et humanitate dignam scientiam, hos vero novos
magistrastros nihil intellegebam posse docere, nisi ut auderent (!) ; quod etiam cum bonis rébus
coniunctum per se ipsum est magno opère fugiendum : hoc cum unum traderet et cum impudentiae
ludus (!) esset, putavi esse censoris, ne longius id serperetur provideri. 95. Quamquam non haec ita
statuo atque decerno, ut desperem Latine ea, de quibus disputauimus, tradi ac perpliri posse,
patitur enim et lingua nostra et natura rerum veterem illam excellentemque prudentiam
Graecorum ad nostrum usum moremque transferri, sed hominibus opus est eruditis, qui adhuc in
hoc quidem genre nostri nulli fuerunt ; sin quando exstiterint, etiam Graecis erunt anteponendi.

Antiquité et citoyenneté
La lex Licinia Mucia de ciuibus redigundis de 95 a.C. 23

individualité et ses particularités et le conduit à fonder les cités nécessaires


pour protéger les grandes formes juridiques menant à des existences
individuelles, la propriété individuelle et la famille. Il est le principe de la domination
des choses dans un intérêt particulier, d'une ville, d'une famille ou d'un citoyen.
Le système préclassique était par conséquent bâti sur le dualisme d'un droit
strict, qui s'appelait ius civile et agissait comme principe juridique fondateur de
l'existence et de l'organisation interne des villes, et d'un ius gentium, un droit
naturel, qui anime les rapports entre les hommes. Cicéron qui était dans sa
jeunesse un auditeur attentif de Q. Mucius nous a laissé un précieux
témoignage sur cette théorie.
Cicéron, de officio III, 17, 69 :
Societas est enim ... latisissime quidem queue pateat, omnium omnes ; interior
eorum qui eisdem gentis sint ; propior eorum qui eiusdem civitatis. Itaque
maiores aliud ius gentium, aliud civile voluerunt ; quod civile, non idem
continuo gentium, quod autem gentium, idem civile esse débet.
Il existe une société en effet ... qui, de sa nature, s'étend certes le plus
largement, celle de tous hommes entre eux ; une société plus restreinte, de
ceux qui appartiennent à la même nation; une plus étroite, de ceux qui sont
de la même cité. Aussi nos ancêtres ont-ils voulu qu'autre chose fût le droit
des gens et autre chose le droit civil ; ce qui est droit civil, n'est pas en
même temps nécessairement droit des gens, mais ce qui est droit des gens,
doit être en même temps droit civil.
Si Cicéron affirme que le ius gentium fait partie du ius civile, il faut
bien comprendre que le droit naturel est présent dans le système juridique
tout comme l'air est présent dans un bâtiment. L'élément naturel ne se
confond donc nullement avec les structures humaines qui forment la cité,
mais conserve son propre caractère. Le bâtiment serait inhabitable si la nature
ne lui procurait pas la circulation d'air qui laisse respirer le propriétaire
comme ses hôtes. De même une cité bien administrée dans l'intérêt particulier
du peuple et ses membres serait inhabitable s'il n'y avait pas à côté du droit
strict et intéressé un droit humain qui unisse les citoyens comme des êtres
humains et avec les autres membres de la société humaine.

De cette façon le ius civile préclassique est composé du droit naturel


qui est comme un don de la nature aussi ancien que l'humanité et du droit
civil qui apparaît avec la civilisation urbaine. Les constitutions de cités, qui
permettent de faire évoluer les particularités des peuples et des individus,
apparaissent comme des ajouts au droit naturel qui obéit à un principe non-
solidaire et indépendant. L'enseignement des maîtres philosophiques des
juristes préclassiques est très clair sur ce point.

Antiquité et citoyenneté
24 Okko Behrends

V. Arnim, Stoicorum Veterum Fragmenta III (Chrysipii fragmenta moralia


cum générait stoicorum doctrina composita),p. 79, f. Nr. 323 (Stabaeus eclog.
II, 7, p. 103,9 W):
"Des formes ajoutées à la nature, elle qui enflamme le principe qui
gouverne toutes les choses, c'est ce que sont les constitutions des différents
peuples. (...) La raison <ces formes ajoutées> est constituée par ce qui est
contre le mélange et la communion, non seulement chez les Grecs vis-à-vis
des barbares et chez les barbares vis-à-vis des Grecs mais aussi dans chaque
nation justement en face des membres de la même ethnie. Par conséquent on
incrimine apparemment des circonstances non causales en nommant des
conditions malheureuses : manque de fruits, infertilité de la terre, habitat
côtier ou intérieur, sur une île ou un continent et d'autres circonstances de
ce genre arrivant ainsi à ce que la vérité se taise. C'étaient donc l'avarice et
l'infidélité dans les rapports mutuels qui ont fait que les règles divines de la
nature ne suffisaient plus et que les hommes commencèrent à voter des lois
pour des groupes rassemblés par les mêmes convictions qui leur paraissaient
publiquement utiles. Par conséquent, les constitutions dans les différentes
parties du monde sont de toute évidence plutôt des formes ajoutées à la
constitution existant par la nature. En effet, les lois dans les différentes cités sont
des formes ajoutées à la raison droite de la nature."

C'étaient donc des éléments asociaux dans l'homme historique qui


l'ont porté à la création des cités. Chrysippe parle de Yamikton kai akoinoneton,
deux ingrédients négatifs présents dans l'âme de l'homme historique. Vamikton
dans l'homme ne veut pas être mêlé à une masse, qui constitue une mixture
ou un mélange homogène. L 'akoinoneton dans l'homme ne veut pas la
communion des biens et des idées24. La force motrice positive, qui donnait
naissance aux cités étaient la pleonexia, la volonté d'avoir des choses à part,
de se les approprier à l'exclusion des autres. Cette volonté constituait aussi bien
les territoires des cités jalousement surveillés que les confins de la propriété
privée dans tous les sens possibles de ce mot. Entre les hommes dominés par
cette volonté, la fidélité du droit naturel cessait d'opérer. Partout ou régnait
la pleonexia, on avait maintenant raison de se méfier et de prendre garde en
se servant d'une lecture stricte du droit. C'est dans cet esprit que les cités
furent fondées. Ce n'était pas une révolution totale de mentalités. La nature

24 Ce qui a fait naître les cités, c'était donc quelque chose dans l'homme qui trouvait cette
parfaite harmonie, cette société et cette communion universelle, à la longue intolérable, qui le
poussait à la négation de cette situation primordiale naturelle. C'était un côté dans l'homme
qui répugnait à la perspective de n'être qu'une particule englobée dans une parfaite communion
de sentiments et de besoins, de vivre dans une société humaine dans laquelle tous sont semblables,
n'aspirant qu'à un état de béatitude dans une multitude infinie d'autres êtres heureux de la
même manière.

Antiquité et citoyenneté
La lex Licinia Mucia de ciuibus redigundis de 95 a.C. 25

qui gouvernait le monde par des forces divines ne cessait pas d'exister et de se
faire sentir. Mais les hommes s'étaient créé un environnement supplémentaire,
qu'ils avaient introduit dans la nature pour servir leur désir d'avoir quelque
chose à part et de pouvoir se sentir comme des individus bien définis et bien
séparés des autres. L'image de l'ajout accentue donc la persistance de la nature
au milieu d'un ordre nouveau.
La volonté de séparation qui s'exprime dans les cités est, selon
l'enseignement de Chrysippe, une force anthropologique, sortie à un certain moment
de l'évolution humaine. Comme telle, elle n'a pas besoin d'être renforcée par
des circonstances extérieures comme des différences d'habitat, de langue, de
culture et d'ethnie. Elle opère, comme il le souligne, "non seulement chez les
Grecs vis-à-vis les barbares et chez les barbares vis-à-vis des Grecs mais aussi
dans chaque nation justement en face des membres de la même ethnie".
On trouve la même conviction dans ce que Cicéron nous transmet sur
la doctrine des juristes préclassiques. Bien que l'humanité y soit d'abord
divisée en ethnies (gentes), les États se forment non pas en respectant ces
groupes, mais en les divisant. La volonté de l'homme d'avoir une cité propre
qui puisse protéger et favoriser son intérêt à une existence autonome est
dans cette perspective beaucoup plus forte que la réalité d'une ethnie
constituée par la communauté de langue et de culture. "Il existe une société
en effet ... qui, de sa nature, s'étend certes le plus largement, celle de tous
hommes entre eux ; une société plus restreinte, de ceux qui appartiennent à
la même nation (ethnie !) ; une plus étroite, de ceux qui sont de la même cité".
La nouvelle culture des cités et de la propriété privée n'abolissait pas
l'idée juridique d'une société humaine mais demandait de vivre dans une
réalité complexe, déterminée par deux principes, l'unité spirituelle de
l'humanité, voulu par nature, et la diversité de cité voulue par l'homme historique.
Dans cette perspective qui est celle d'une théorie juridique qui veut être
appliquée, l'homme a deux patries, l'humanité, sa patrie de par la nature
divine, et sa cité, sa patrie créée par ses ancêtres.
V. Arnim STVF, III, p. 80, Nr. 327 (Clem. Al., Strom., IV, 26, p. 642 pott.) :
Les stoïciens appellent la cité, au sens propre, la cité céleste. Les cités terrestres
ne sont pas de vraies cités. En effet, on les appelle ainsi mais elles ne le sont
pas. Dans la perspective pratique de l'homme, la cité est d'une part le peuple
organisé dans un système urbain, d'autre part une multitude d'hommes
gouvernée par le droit.
Le côté pratique de cette doctrine est bien énoncé dans la dernière
phrase de ce texte. Les hommes d'une cité apparaissent sous deux jours.
Ils sont ou des citoyens de cette cité, bien séparés du reste du monde, ou une
multitude, une partie de l'humanité, qui comme telle admet tous les autres
hommes sur un pied d'égalité.

Antiquité et citoyenneté
26 Okko Behrends

Ce que cette réflexion nous offre est justement le système juridique


composé par le dualisme entre ius civile, droit qui sépare, et ius gentium,
droit qui unit, au sein du système préclassique. L'un protège les intérêts
particuliers, l'autre garantit les principes solidaires de la convivialité humaine.
De cette façon, l'homme vit en fait dans deux cercles, celui des citoyens, où
les droits et les devoirs sont bien définis, et celui de tous les hommes où les
principes qui gouvernent le comportement sont les mêmes pour lui-même, ses
concitoyens et tous les autres membres de l'humanité. Dans le bel hommage
que Cicéron rend à la richesse philosophique de la jurisprudence préclassique
on retrouve en fait l'idée enthousiaste de deux patries.25
Une cité, dont le droit reconnaît, à côté de son propre droit particulier,
un droit qui vaut pour tous les hommes, doit se sentir obligée d'être
hospitalière vis-à-vis des étrangers et organiser sa juridiction d'une manière à ce
que les étrangers qui viennent se trouvent protégés. Rome s'est comportée
selon ce modèle et a déjà créé en 242 a.C. une magistrature destinée à la
juridiction distinguant les pérégrins des citoyens Romains26. Et nous sommes

25 Cf. Cicéron, de oratore, I, 43, 193 - 45, 198. Licinius Crassus parle juste après avoir dessiné
son grand projet de réfome juridique que Servius réalisera (I, 42, 187-190 ; Wieacker, Rômische
Rechtsgeschichte, 1988, 628 s). Il fait l'éloge des appâts intellectuels que le droit civil romain possède
déjà avant toute réforme, grâce aux travaux des maiores, qui permet de trouver dans la loi des
douzes tables non seulement une science politique complète (civilis scientia), mais aussi une
philosophie d'une richesse inépuisable qui conduit l'âme à l'amour des deux patries. On comprend ce
texte précieux si on le rappoche de Cicéron, de offrais, III, 16, 69, où nous sommes informés de la
théorie dualiste {ius civile - ius gentium) des anciens, et de Cicéron, de legibus, I, 5, 17, où
l'interprétation des douzes tables nous est donnée comme le signe distinctif de la jurisprudencence des anciens
(et à la différence de celle de Servius, organisée à partir de l'édit). Crassus accepte tout d'abord l'avis
de Mucius (se. augur, instituteur de Cicéron avant Mucius pontifex) reposant sur l'idée que cette
science qui a fécondé l'ancienne loi, n'a rien à voir avec la culture des orateurs et qu'elle provient
d'une autre prudence (194 : ex alio génère prudentiae). Elle a permis aux juristes anciens de dépasser
avec leur savoir tous les autres peuples {quantum praestiterint nostri maiores pudentia ceteris
gentibus) et de donner au droit romain une cohérence interne qui fait sourire chaque connaisseur s'il
fait la comparaison avec un autre droit (97 incredibile est enim, quant sit omne ius civile praeter hoc
nostrum inconditum ac paene ridiculum). Précédant cette observation et immédiatement après la
fameuse remarque que les XII tables de cette jurisprudence font plus autorité et sont plus fécondes
que les bibliothèques de tous les philosophes, on trouve dans une exclamation enthousiaste l'idée que
l'amour pour la propre patrie conduit à l'amour pour la patrie universelle. Celui qui étudie son
empire comprendra la sagesse suprême qui s'est exprimée dans la constitution du droit. § 196 : Ac si
nos ... nostra patria delectat, ... quo amore tandem inflammati esse debemus in eius modi
patriam, quae una in omnibus terris domus est virtitutis, imperi, dignitatis ? Cuius primum nobis
mens, mos, disciplina nota esse débet, vel quia est patria parens omnium nostrum, vel quia tanta
sapientia fuisse in iure constituendo putanda est quanta fuit in his tantis opibus imperi comparandis.
Que ces idées qui élèvent l'esprit sont sorties de l'étude du droit proprement préclassique sont
encore confirmées par le début de la phrase suivante : Percipietis etiam (!) illam ex cognitionie
iuris laetitiam et voluptatem...
26 Th. Mommsen, Rômisches Staatsrecht, II3, p. 196 sqq. Le fait bien documenté que le nouveau
préteur s'appellait praetor qui inter peregrinos ius dicit et a obtenu le titre praetor qui inter cives et
peregrinos ius dicit seulement sous le principat ne doit pas conduire à de fausses conclusions.
Les titres républicains ne sont pas des règles de compétence, mais déterminent les attributions

Antiquité et citoyenneté
La lex Licinia Mucia de ciuibus redigundis de 95 a.C. 27

en droit de penser que cette juridiction s'est mise en place bien avant sa
traduction juridique. Le premier signe éclatant de l'importance de la
philosophie pour la formation du droit romain est manifesté par la génération qui
suit la guerre contre le roi Pyrrhus, avec le personnage de P. Sempronius
sophos, consul en l'an 304, qui était un des premiers plébéiens à devenir pontifex
après l'ouverture de ce collège à la plèbe par la loi Ogulnia. La tradition nous
assure que c'était le peuple qui lui a conféré l'épithète de "philosophe"27.
La forte présence de la philosophie, dans le cadre du cercle des pontifes de
cette époque, est également confirmée par le culte de vertus sociales comme
Mens, Pietas, Virtus et Fides ; cette dernière, qui unit les hommes selon un
principe de justice, reçoit son temple vers l'an 250 au Capitole à côté de celui
de Jupiter Optimus Maximus, dieu suprême du peuple romain28.
Valorisée selon le système préclassique, chaque cité devait donc servir
deux buts. Elle devait protéger sa propre identité et celle de ses citoyens, et
servir de lieu d'accueil pour le reste de l'humanité. L'idée de l'unité de
l'humanité doit être réalisée par l'hospitalité, l'idée de la cité par des règles
exclusives.
La lex Licinia Mucia s'insère dans ces idées. Elle insiste sur la
nécessité que chacun respecte sa citoyenneté mais ne touche pas au devoir
de l'hospitalité mutuelle. C'est pour cela que Cicéron la critique sévèrement,
du point de vue politique, comme inutile et néfaste pour la République

les plus évidentes. Ils expriment donc que le préteur urbain {qui inter cives ius dicit) représente
le droit civil au sens strict, le préteur pérégrin le ius gentium des étrangers et passe sous
silence le fait évident que les liens les plus importants des péregrins à Rome sont ceux avec les
Romains. La communauté de droit entre Romains et péregrins dérive du fait que les Romains
reconnaissent ce droit pour eux aussi. Le changement de titre du préteur pérégrin s'explique
vraisemblablement par la généralisation de la citoyenneté en Italie qui conduit à la nouvelle
appelation de praetor qui inter cives ius dicit.
27 Pomponius, Ib sg enchiridi, D 1, 2, 2, 36 : Fuit autem post eos (i.e. Appius Claudius Caecus et
d'autres encore plus anciens) maximae scientiae (!) SEMPRONIUS, quem populus Romanus sophon
(gr.) appellavit, nec quisquam ante hune aut post hune hoc nomine cognominatus est. Franz
Wieacker, Rômische Rechtsgeschichte, I, S. 543 reconnaît que le surnom grec veut dire "le
philosophe", mais préfère ne pas tirer les conclusions qui s'imposent. Il remarque d'abord que Sempronius
est arrivé tellement tard dans le cercle des vrais jurisconsultes, c'est-à-dire dans le collège des
pontifes (4 ans après son consulat) qu'il semble peu vraisemblabe qu'il ait pu encore obtenir le
surnom comme juriste au service du public. Wieacker s'interroge, par ailleurs, sur la réalité de la
profession de jurisconsulte de Sempronius "le philosophe". Mais il ne me semble pas que nous soyons
en droit de refuser la tradition très explicite conservée par Pomponius. La présence de la philosophie
chez un homme de la plèbe romaine, en pleine période hellénistique, n'a rien de surprenant ; et si l'on
admet, avec Wieacker, que Sempronious s'est procuré sa formation philosophique et sa renommée
relative avant de devenir pontifex, le récit gagne en véracité. Sempronius est en tout cas un candidat
sérieux pour le rôle dont l'acteur est resté jusqu'ici anonyme, celui dont le travail systématique a jeté
les bases de la jurisprudence philosophique des "anciens".
28 Cf. Cicéron, de legibus, II, 10, 28 ; Kurt Latte, Rômische Religionsgeschkhte, 1967, p. 233 sqq.,
237 et mes remarques dans l'article Die Gewohnheit des Rechts, n. 20, p. XXX, n. 190, 191 et 200.

Antiquité et citoyenneté
28 Okko Behrends

(non modo inutilem sed perniciosus rei publicae), tout en la défendant du


point de vue juridique.
Cicéron, de officiis III, 11, 47 :
maie etiam, qui peregrinos urbibus uti prohibent eosque exterminant, ut
Pennus apud patres nostros, Papius nuper. Nam esse pro cive, qui civis non
sit, rectum est non licere, quam legem tulerunt sapientissimi consules Crassus
etScaevola, usu vero urbis prohibere pregrinos, sane inhumanum est.
Ils font mal ... ceux qui interdisent aux étrangers le séjour des villes et les
bannissent, tels Pennus [en l'an 126] chez nos aïeux et Papius récemment
[en l'an 65]. En réalité, il est juste de ne pas permettre que tienne une place
de citoyen, celui qui n'est pas citoyen, et c'est la loi que portèrent les très
sages consuls Crassus et Scaevola : quant à interdire aux étrangers le séjour
d'une ville, c'est vraiment inhumain. [Trad. Testard]
Cicéron parle ici comme l'élève de Q. Mucius Scaevola. Expulser les
étrangers de Rome, comme les deux lois qu'il cite l'ont fait29, constitue un acte
inhumain et applique, comme il le dit dans le texte précédant, une politique
qui, en suivant seulement l'apparence d'utilité, s'écarte du devoir de la
nature humaine30. Les cités qui se comportent de cette façon privent les
autres hommes d'un usage que la nature veut commun.
La lex Licinîa Mucia ne s'expose pas à un tel reproche. Elle s'est limitée
à renforcer la règle, à savoir que chacun doit respecter sa propre citoyenneté
et ne pas prétendre à celle d'une autre cité. Elle y arrivait principalement
comme on l'a justement supposé en faisant rayer les pérégrins dont la
citoyenneté était nulle ou annulée, des listes du censeur31. En agissant ainsi, elle ne
fait qu'appliquer la règle suprême de droit strict, qui s'applique à tous les
biens répartis aux cités et à leurs citoyens : ne convoite pas le bien d'autrui.
Cette règle constitue, à côté du principe social que tout le commerce entre
les hommes doit se dérouler sous le signe de la coopération et de la solidarité32,

29 La première loi, la lex Iunia de peregrinis, combat, outre l'expulsion, encore l'ursurpation
du droit de la citoyenneté de la part des personnes romanisées de l'Italie. Cf. Rotondi, Leges
publicae populi Romani, p. 304. La lex Papia est déjà dirigée vers les peregrini non Italici. Rotondi,
ibid., p. 376.
30 Cicéron, de officiis, III, 11, 46 utilitatis specie in republica saepissime peccatur, ut in Corinthi
disturbatione nostri ; durius etiam Athenienses, qui sciverunt ut Aeginetis, qui classe valebant,
pollices praeciderentur. Hoc visum est utile ; nimis enim imminebat propter propinquitatem Aegina
Piraeo. Sed nihil quod crudele, utile ; est enim hominum naturae, quam sequi debemus, maxima
inimica crudelitas. 47. Maie etiam, qui peregrinos urbibus uti prohibent eosque exterminant etc..
31 Badian, Foreign Clientelae, 264 - 70 b.C, 1958, 297 ; Sherwin White, The Roman Citizenship,
19732, p. 140. Sherwin White observe judicieusement que la loi aurait "mordu" (would begin to bite)
seulement avec la prochaine censure, celle de 92, à laquelle s'attache en fait l'anecdote selon laquelle
dix mille personnes craignaient par leur citoyenneté. Th. Mommsen, Romisches Staatsrecht, III3,
p. 639, place l'importance juridique dans l'abolition, en partie rétroactive, du tus migrandi
(cf. supra note 4).
32 Cicéron, de officiis, I, 7, 20 ; III, 17, 69.

Antiquité et citoyenneté
La lex Licinia Mucia de ciuibus redigundis de 95 a.C. 29

le grand principe particulariste et individualiste du système juridique


préclassique. Qui ne le respecte pas, viole un droit de la société humaine
(ius humanae societatis), bien que ce droit soit plus récent et né seulement
avec l'apparition des cités33. Ce raisonnement donne à la loi un fort appui
moral. Nous en trouvons un écho dans le savant commentaire d'Asconius
Pedanius du 1er siècle p.C. : Asconius in Cornel, p. 67 : cum summa cupiditate
civitatis Romanae Italici populi tenerentur et ob id magna pars eorum pro
civibus Romanis se geret, necessaria lex (Licinia Mucia) visa est, ut in suae
quisque civitas ius redigeretur.
Les Latins n'occupent pas une place à part dans ce raisonnement.
Bien qu'ils ne soient pas encore admis au nombre du peuple romain, ils restent
munis d'un peuple propre et d'une cité propre constituant ainsi la perspective
des auteurs de la loi, tout simplement des pérégrins comme les autres34.
L'identité de la langue et de la culture ne compte pas pour cette théorie qui
croit que les forces qui conduisent l'homme au particularisme séparent non
seulement peuples civilisés et peuples barbares, mais opèrent avec la même
force aussi au sein des ethnies culturellement unies.
La loi défend donc, selon les catégories de cette théorie, une répartition
des biens sanctionnée par le droit strict. S'il a été créé de la part des Romains
par la pleonexia ou l'avarice, c'est-à-dire par la volonté d'occuper et d'approprier
un territoire et de le dominer dans sa substance uniquement dans l'intérêt
du peuple romain et de ses membres, il n'en est en principe pas autrement
dans le cas des autres peuples.
L'historien peut se demander si la situation était à l'époque de la loi
encore aussi simple. Mais avant de discuter l'aspect politique du problème,
il nous faut encore analyser la pensée de l'orateur Iicinius Crassus. Nous allons
voir qu'il pouvait partager les idées de son collègue de la jurisprudence bien
qu'il partît d'un enseignement très différent.
Nous connaissons les convictions de Crassus envers ce qu'enseigne le
droit classique créé par Servius. Nous retrouvons dans ce nouveau système
l'opposition entre ius civile et ius gentium, mais fondamentalement
réinterprété à partir d'une nouvelle perception du rapport homme/nature. La nature
n'est plus la source du droit et cesse d'être divine. L'homme se reconnaît

33 Cicéron, de officiis, I, 7, 21 : ex quo (c'est-à-dire à cause de la naissance des cités et du droit


privé) quia suum cuiusque fit eorum, quae natura fuerant communia, quod cuique optigit,
id quisque teneat ; e quo si quis <quid> sibi appetet, violabit ius humane societatis. Cicéron se
limite à considérer comme exemple du droit strict la répartition du sol entre les municipes du
droit romain et entre les individus, mais le principe qu'il énonce s'applique aussi aux biens
strictement publics, comme à la citoyenneté romaine.
34 Cf. Gaius, I, 79 (parlant d'une loi républicaine, la lex Mincia ; Rotondi, Leges publicae populi
Romani, p. 338) ... ad alios Latinos pertinet, qui proprios populos propriasque civitates habebant et
erant peregrinorum numéro.

Antiquité et citoyenneté
30 Okko Behrends

comme issu d'une nature post mythique, comme animal avec des instincts
sociaux et une capacité rationnelle de se doter de structures juridiques.
Le résultat est une tripartition ius naturale, ius gentium, ius civile. Le ius
naturale représente les instincts sociaux, le ius gentium les règles rationnelles
et en principe universelles (chaque peuple civilisé se reconnaîtra) et le ius
civile au sens strict les règles particulières de chaque peuple. Dans ce nouveau
système, l'administration de la justice ne consiste plus dans l'application de
deux principes antagonistes, l'un de droit naturel solidaire, l'autre de droit
civil strict. Le droit tout entier devient une institution de la défense des
intérêts individuels. Au cœur du nouveau système, qui part de l'édit, il y a
Yimperium, dérivé du ius naturale et de l'observation qu'un groupe humain
vivant ensemble politiquement accepte de par sa nature quelqu'un qui
commande. C'est une position naturaliste qu'il ne faut pas confondre avec les
dispositions du droit public classique qui règle les conditions sous lesquelles la
détention de Yimperium devient constitutionnelle. Le détenteur de cet
imperium avait dans l'état du droit la charge de faire valoir les règles du ius
gentium et du ius civile, que la théorie appelait équité civile (aequitas civilis)
et en plus le devoir de les compléter, soutenir et corriger en cas de nécessité
par des mesures d'équité naturelle {aequitas naturalis)35.
Une tendance à mieux respecter les intérêts des alliés de Rome
est loin de cette théorie. Tout au contraire, Carnéade, qui l'a inspirée, disait
(Cicéron, de re publica, III, 12, 21) :
iura sibi homines pro utilitate sanxisse
les hommes ont cré les règles du droit pour protéger leurs intérêts.
Furius Philius, qui dans le dialogue de re publica soutient la cause de
Carnéade, le secondait, vantant les bénéfices qu'un imperium militaire bien
employé peut apporter à son peuple :
Cicéron, de republica, III, 15, 25 :
sapientia iubet augere opse, amplificare divitias, proferre fines - unde enim
esset Ma laus in summorum imperatorum incisa monumentis 'finis imperii
propagavit', nisi aliquid de alieno accessiset ? - imperare quant plurimis,
frui voluptatibus, pollere, regnare dominari ... quid igitur efficitur si
sapientiae pareas ? divitiae, potestates, opes, honores, imperiam, régna vel
privatis vel populis...
III, 18, 20 : Quod in singulis, idem est in populis : nulla est tant stulta civitas,
quae non iniuste imperare malit quam serviri iuste.
L'imperium qui a servi dans ses réalisations à l'utilité publique n'est
pas soumis à un contrôle normatif. Il est une force naturelle qui ne connaît pas
un droit naturel divin et laisse libre cours à l'intérêt factuel et naturaliste36.

35 Pour plus de détails, cf. Die Gewohnheit des Rechts, n. 20, p. XXX.
36 Cicéron, de re publica, III, 12, 21 : Carneades... ius autem naturale esse nullum. C'est dans
cette tradition qu'Ulpien, qui conserve encore la tripartition classique ius naturale, ius gentium,

Antiquité et citoyenneté
La lex Licinia Mucia de ciuibus redigundis de 95 a.C. 31

On peut douter que Crassus se soit vraiment servi dans ses discours
politiques de cette théorie de Vimperium agressif. Il est plus vraisemblable qu'il
ait préféré susciter l'idée du cives redigere poursuivie par la loi Licinia Mucia,
c'est-à-dire l'opinion selon laquelle une multitude de cités autonomes est la
meilleur forme d'organisation pour une vaste population, y compris lorsqu'elle
est culturellement unie. C'est l'argument déjà utilisé par Mucius, et on peut
constater qu'il obtient chez Crassus encore un plus grand poids. Pour Mucius,
les cités qui fractionnent l'unité primordiale de l'humanité, gouvernée
uniquement par le droit naturel, sont des éléments essentiels de la condition
humaine historique ; elles naissent à cause d'un changement moral dans
l'homme qui le pousse à créer des formes strictes permettant l'évolution de
l'individualité, changement qu'il faut accepter comme une donnée
anthropologique irréversible, mais qui est tout de même moralement douteux parce
qu'il s'émancipe dans ses formes de l'emprise de la raison divine. La théorie
développée par Crassus, place l'idée de la cité au centre du ius gentium.
Celui-ci n'est plus droit de la nature, mais droit de la civilisation ; ce qui a
permis à l'homme de franchir le seuil de la civilisation et de quitter l'état de
nature dominé par la force37. Dans cette perspective les cités sont porteuses
de la civilisation. Le ius gentium civilisateur qui les a créées les rend aussi
mutuellement hospitalières. Les règles juridiques du ius gentium, ainsi que
l'équité naturelle (aequitas naturalis) qui guide le magistrat quand il n'y a
plus de droit systématique, valent pour tous les hommes, pour des citoyens
comme pour les hôtes.

ius civile (Ulpien, 1, institutionum, D. 1, 1, 1, 3), définit, comme but du droit public la protection
des intérêts publics (publiée utilia) et comme but du droit privé la protection des intérêts privés
(privatim utilia ; cf. loc. cit., § 2).Une illustration des conséquences de cette conception de l'utilité
fournit la règle valable pour la vente classique : il est naturellement permis (naturater licet) de
chercher son profit au détriment de l'autre qui achète trop cher ou qui vend à trop bon marché.
Cf. Ulpien, 11, ad edictum, D. 4, 4, 16, 4 ; Paul, 35, ad edictum, D. 19, 2, 22, 3.
37 Cf. Cicéron, de inventione, I, 2, 2-3 ; de oratore, I, 8, 33 ; partiones oratoriae, 37, 129 et
l'interprétation donnée dans Die Gewohnheit des Rechts, n. 20, p. XXX. La position de Licinius Crassus
est très bien mise en relief par Cicéron dans le premier livre du dialogue De oratore, où il l'oppose au
juriste préclassique Q. Mucius Scaevola augur. L'idée que c'était le ius gentium qui a créé la
civilisation en divisant les ethnies (gentes) de l'humanité est celle du droit classique. Ulpien, 1,
institutionum, D. 1, 1, 1, 4 : lus gentium est, quo gentes humanae utuntur.. ; Hermogenian, 1, iuris
epitomarum, D. 1, 1, 5 : Ex hoc iure gentium introductae, discretae gentes, régna condita etc.

Antiquité et citoyenneté
32 Okko Behrends

En résumé : abstraction faite de la perception différenciée de la nature,


les deux jurisconsultes sont d'accord sur le fait que, pour la civilisation
humaine, la structuration de l'humanité dans différentes cités est nécessaire
et utile, y compris lorsqu'il s'agit d'une population ayant une culture commune.
Car le ius gentium, fût-il conçu comme droit naturel ou comme droit
civilisateur, est le garant des rapports commerciaux et humains, qui s'expriment
dans le libre droit d'utiliser l'hospitalité des autres cités. C'est de cette vision de
spécialiste que Cicéron se fait le porte-parole en justifiant la loi des anciens
maîtres du point de vue juridique.
Cicéron, de officiis, III, 11, 47 :
nam esse pro cive, qui civis non sit, rectum est non licere, quam legem tulerunt
sapientissimi consules Crassus et Scaevola, usu vero urbis prohibere pere-
grinos, sane inhumanum est.
Mais il ne s'exprime pas de manière moins tranchante dans l'arène politique
quand il déclare dans un discours public :
Asconius, éd. Clark, p. 67 (Cicéron, pro Cornelio) :
Legem Liciniam et Muciam de civibus redigendis video constare inter omnis,
quamquam duo consules omnium quos vidimus sapientissimi tulissent, non
modo inutilem sed perniciosus rei publicae fuisse.
Et il faut le dire : la loi était inutile et nuisible à la République romaine,
parce qu'elle s'est formellement déclarée contre une revendication devenue
légitime. Elle a provoqué une guerre civile dans laquelle les adversaires
défendaient une cause juste, comme le disait l'historien Velleius Paterculus, II, 15 :
causa fuit iustisissima : petebant enim eam civitatem, cuius imperium armis
tuebantur. Il faut se souvenir que les alliés étaient depuis longtemps appelés
au service militaire comme des togati38, donc caractérisés par le vêtement qui
symbolise la citoyenneté romaine39 au point que la permission de le porter
contient la permission de se comporter comme citoyen romain (esse pro due)40.

38 Lex agraria 21 (111 a.C.) : Ager locus publicus populi Romani, qui in terra Italia P. Mucio
L. Calpurnio consulibus fuit (= 133 a.C.) ... qui in eo agro loco civis Romanus sociumve nominisve
Latini, quibus ex formula togatorum milites in terra Italia imperare soient, agrum ... dÉdit, quo in
agro ... oppidum coloniae ... deduceretur conlocaretur, quem agrum ... III vir dEdit reddidit adsgi-
navit, eius quoi is ager datus redditus adsignatusve erit ... is ager privatus esto. cf. lex agraria 50 :
socium nominve Latini, quibus ex formula togatorum, in terra Italia imperare soient ; Tite- Live,
22, 57, 10 : ad socios Latinumque nomen ad milites ex formula accipiendos mittunt, 27, 9, 3 : milites
partes ex formula esse
39 Le jeune Romain devenait citoyen actif, comme on le sait, avec la toge virile prise à l'âge
de 17 ans. Le citoyen qui était banni de Rome perdait le droit de porter la toge. Pline, epist. , 4, 11, 3 :
carent togae iure quibus aqua et igni interdictum est. L'empereur Claude qui aimait le droit et
l'histoire d'un amour un peu malsain, contraignit un homme d'origine grecque qui plaidait devant
son tribunal pour sa citoyenneté romaine à changer de costume. En tant que défenseur, il devait
porter le pallium grec, en tant que plaideur, la toge romaine. Suétone, Claud. , 15 peregrinitatis reum
orta inter advocatos levi contentio togatum an palliatum dicere causant oporteret ... mutare

Antiquité et citoyenneté
La lex Licinia Mucia de ciuibus redigundis de 95 a.C. 33

Le résultat de la guerre fut la généralisation de la citoyenneté


romaine à travers la municipalisation de l'Italie41. Le processus qui y menait
commença dès le début, parce que les Romains utilisèrent la concession de
la citoyenneté immédiatement pour affaiblir les forces de leurs redoutables
adversaires42. La lex Junia de civitate latinis (et sociis) danda de 90 conférait
la citoyenneté au Latium entier et, en outre, à tous les autres municipes
alliés, restés loyaux et prêts de l'accepter43. De la même manière, reçurent la
citoyenneté tous les peuples des municipes qui acceptaient la paix en se
rendant aux Romains par la deditio44. Ce serait un autre thème d'analyser
dans quelle mesure la jurisprudence, d'abord celle des anciens, ensuite celle
des hommes de la fin de la République dont le travail se concentre autour de
redit, a pu aider à formuler et à réaliser ce résultat de la guerre qui a modéré
pour longtemps les tendances centralisatrices de Rome45.

habitum ..., prout accusaretur defendereturve iussit. Cf. aussi Livius 34, 7, 2 magistratus in coloniis
muncipiis [...] togae praetextae habendae ius est, nec ut non solum habeat tantum insigne, sed etiam
ut cum eo crementur mortui
40 Marcien, 4, inst., D. 49, 14, 32 si accepto usu togae Romanae ut cives Romani semper egerint ...
ab obsidis condicione separatum esse bénéficie principali.
41 Sherwin White, Roman Citizenship, 19732, p. 160 sqq., 165 sqq. ; qui souligne contre Rudolph,
Stadt und Staat im rômischen Italien, 1933, p. 94, la continuité de ce processus de
réorganisation des municipes d'Italie (p. 161) qui était d'ailleurs achevé vers l'an 80 (165).
42 VeUeius Paterculus, 2, 16, 4 : tam varia atque atrox fortuna Italici belli fuit, ut per biennium
continuum duo Romani consules, RutUius ac deinde Cato Porcius, ab hostibus occiderentur, exercitus
populi Romani multis in locis funderentur, utque ad saga iretur diuque in eo habitu maneretur ...
paulatim deinde recipiendo in civitatem, qui arma aut non ceperant, aut deposuerant maturius, vires
refectae sunt. Les chefs étaient autorisés par la lex Iulia de 90 et la lex Calpurnia de 89 à conférer la
citoyenneté aussi à titre personnel. Cf. Rotondi, p. 338, 340.
43 Rotondi, Leges publicae populi Romani, p. 338 sqq.; Sherwin White, Roman Citizenship,
p. 136, observe que, selon des sources certaines, seule la colonie Latine Venusia s'est révoltée avec les
autres alliés. Mais il faut se demander dans quelle mesure cela constitue déjà un résultat des
concessions politiques par Rome.
44 Cf. Sherwin White, Roman Citizenship, 19732, p. 151 sqq., qui discute à ce propos la portée de
la lex Plautia Papira de civitate sociis danda de l'an 89 et insiste justement sur la règle, attestée
notamment par Tite-Live, periochae, LXXXX : Italicis populis a senatu civitas data est, qu'en
principe c'étaient les peuples, les entités politiques, qui recevaient la citoyenneté.
45 Th. Mommsen, Rômisches Staatsrecht, III3, p. 800, 815.

Antiquité et citoyenneté

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