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Le ménage à trois de la lutte des classes

Nous commençons ici une nouvelle série « feuilleton », consacrée à la classe


moyenne dans la lutte des classes. La classe moyenne est l’objet d’une
production surabondante dans la littérature politique et sociologique
bourgeoise, mais est largement négligée par la théorie communiste
actuelle.Nous essaierons d’y remédier. La question étant protéiforme, nous
limiterons le champ à la classe moyenne salariée (CMS) dans le capitalisme
d’aujourd’hui. Ses luttes sont nombreuses, parfois spectaculaires et violentes et
elles éclatent partout dans le monde. Mais ce n’est pas la raison principale pour
laquelle nous pensons qu’il faut se pencher sur cette question. Ce n’est en effet
pas la quantité, mais la nature de ces luttes et leurs rapports avec celles du
prolétariat qui sont notre préoccupation centrale. Au final, nous espérons tirer
des nombreuses analyses partielles qu’il nous faudra faire une vue d’ensemble
de la question de la CMS dans le contexte d’une révolution communisatrice. Les
résultats auxquels nous parviendrons en chemin doivent être considérés comme
provisoires et ouverts à discussion.

Dans un premier temps, nous chercherons à définir le champ et l’objet de nos


investigations (Episode 1), à poser les bases d’une théorie de la classe moyenne
(épisode 2), et à se servir de ces résultats pour analyser le cas du mouvement
français de 2016 contre la loi El Khomri (Episode 3). Il faudra ensuite élargir
nos recherches à la question de l’interclassisme et aux autres pays.

B.A. – R.F.,

mai 2017
Episode 1 : Vessies et lanternes

Ce qui suit est une présentation générale des questions que nous aborderons
dans le feuilleton.

1 – La classe moyenne salariée existe-t-elle?

La classe moyenne est fréquemment traitée de façon subalterne dans les


recherches théoriques du « milieu » de la communisation. A cela nous voyons
plusieurs raisons possibles.

Dans sa version programmatique, la théorie communiste a considéré la classe


moyenne (salariée ou indépendante) comme une cible de la politique
prolétarienne, soit pour faire des alliances avec elle, soit pour s’en décrier. Dans
sa version communisatrice, la théorie communiste récuse toute idée de
débouché politique à son activité et donc a fortiori toute idée d’alliance
interclassiste. La classe moyenne a donc plus ou moins disparu de ses
préoccupations.
La classe moyenne est aujourd’hui principalement formée de salariés, et cette
ressemblance superficielle avec la condition prolétarienne a souvent amené les
commentateurs à en faire une annexe du prolétariat. Dans ce type de vision, la
CMS disparaît en tant que telle.
Surtout depuis la crise de 2008, la classe moyenne semble promise à une
prolétarisation prochaine, et cela ferait disparaître la question de la classe
moyenne en même temps que la classe elle-même. La question théorique de la
CMS est réglée par sa chute dans le prolétariat. Or l’idée d’une disparition de la
classe moyenne dans le prolétariat ne fait que reproduire le discours dominant
sur le déclassement et la peur qu’il provoque. Elle repose sur la notion que la
CMS n’est qu’une couche sociale définie par des salaires moyens, entre ceux du
prolétariat et ceux des grands commis du capital, une sorte d’aristocratie
ouvrière supérieure ne se distinguant du reste du prolétariat que par la fiche de
paie et quelques traits culturels. La crise, en réduisant les salaires d’une partie
au moins de la CMS, ferait peu à peu disparaître cette couche sociale
intermédiaire, jusqu’à extinction dans la « crise finale ». On verra qu’en réalité
la CMS doit être définie par sa fonction organique dans le mode de production
capitaliste, et qu’elle joue un rôle spécifique et indispensable en tant que classe
de l’encadrement dans la valorisation et la reproduction du capital. Ce rôle
implique que la CMS est là pour durer aussi longtemps que durera le mode de
production capitaliste, y compris dans la crise qui verra éventuellement le
dépassement du MPC.
Peut-être convient-il d’ajouter une quatrième explication du peu d’importance
donnée à la question de la classe moyenne salariée. Elle relève de la séparation
fondamentale qui existe entre la théorie et le mouvement réel. Il faut se rendre
au constat que la théorie communiste n’est le plus souvent pas le fait de
prolétaires, mais de non-prolétaires. Pour produire de la théorie il faut du temps
et des moyens, et les prolétaires en ont peu. Ce temps et ces moyens – ne serait-
ce que dans la forme d’une certaine maîtrise des facultés intellectuelles (lecture,
analyse, écriture, etc.) – ne sortent pas de nulle part : ils viennent d’une certaine
place dans la division sociale du travail qui en principe n’est pas celle du
prolétaire, et aussi d’un certain niveau de vie. Évidemment les exceptions
existent, mais elles ne sont pas très significatives. Reconnaître ceci ne signifie
pas disqualifier les théoriciens non-prolétaires. La théorie a toujours été
produite dans la séparation, aussi bien à l’époque du programme prolétarien
qu’aujourd’hui (voir Solitude de la théorie communiste). Mais le programme
prolétarien avait tout un arsenal de «solutions» pour surmonter prétendument
cette séparation. Le mouvement ouvrier traditionnel avait un ensemble
d’institutions qui intégraient les membres des classes moyennes se ralliant au
prolétariat par adhésion politique. C’était la façon pour les théoriciens
(généralement d’origine petit-bourgeoise) d’assurer qu’ils appartenaient au
prolétariat, par alliance en quelque sorte. Aujourd’hui, il n’y a plus d’institutions
prolétariennes, et la théorie n’a pas (ou très peu) de contact avec les luttes
quotidiennes. À défaut d’une adhésion institutionnelle à la cause du prolétariat,
les théoriciens se retrouvent isolés dans des cercles qui relèvent de la CMS
(condition de la production théorique). Si on ne veut pas admettre ça, la
tentation est forte d’occulter la question de la CMS, de nier son existence ou son
importance, pour garantir par contrecoup l’appartenance du théoricien au
prolétariat, quel quel soit son niveau et son mode de vie. La tentation de se
concevoir comme expression immédiate, non-séparée, du cours quotidien des
luttes du prolétariat survit dans les milieux théoriques d’aujourd’hui. Et dans ce
cas, la question de la classe moyenne salariée devient un non-dit, un tabou. Cela
permet de se présenter comme des simples «prolétaires conscients», et
d’esquiver une fois de plus la séparation qui fonde la théorie communiste et que
celle-ci doit assumer sans complexe.

Pour conclure, nous pensons au contraire que la CMS constitue un objet


théorique propre, que de l’avoir négligé jusqu’ici a été la source de confusions
dommageables dans l’analyse et l’évaluation de nombreuses luttes actuelles
(Oaxaca 2006, Tunisie, Egypte 2011, France 2010, 2016, etc.). Et nous verrons
qu’une meilleure compréhension de la CMS permet de mieux éclairer la
question du prolétariat lui-même.

The proof of the pudding is in the eating, dit un proverbe anglais (la preuve du
pudding, c’est de le manger). La preuve de la classe moyenne, ce sont ses luttes.
Ce sont elles qui nous ont amenés à examiner pour elle-même la question de la
CMS. Dans des mouvements sociaux comme ceux d’Iran en 2009, d’Israël en
2011, de Turquie 2013, de Hong Kong en 2014, etc., nous assistons à des
protestations massives de larges fractions de la classe moyenne salariée contre
les conditions économiques et sociales où les mettent les modalités actuelles de
l’accumulation du capital (crise économique, mondialisation, bulles
immobilières, péréquation biaisée, etc.). Il faudra caractériser ces luttes, évaluer
leur degré de « pureté de classe ». Car le prolétariat s’y associe fréquemment,
parfois de façon massive (Tunisie et Egypte , 2011), parfois de façon plus limitée
(Oaxaca 2006, Venezuela 2014, France 2016).

Il est impossible d’ignorer les luttes de la CMS, surtout à l’époque actuelle.


Partout dans le monde, elles donnent lieu à des manifestations monstres et
spectaculaires qui font pâlir d’envie militants et activistes. Elles sont parfois
d’une grande violence et, tout « petits-bourgeois » qu’ils soient, les manifestants
font preuve d’une audace et d’un courage remarquables pour défendre leur
cause. Enfin, il arrive qu’elles soient victorieuses, comme lorsqu’elles obtiennent
la chute de Ben Ali ou de Moubarak. Il faudra analyser les conditions et le
contenu réel de ces victoires.
2 – Définitions floues de la classe moyenne salariée

Un des problèmes que l’on rencontre quand on aborde la question de la CMS est
celui de sa définition. Certains vont jusqu’à dire que, comme on n’arrive pas à en
dessiner clairement les limites, la classe moyenne n’existe pas vraiment, mais
serait plutôt la fraction supérieure du prolétariat Les classes moyennes seraient
ainsi pour l’essentiel composées de prolétaires. « Pour l’essentiel » : pour le
reste, ils admettent la notion de classe moyenne, mais pour en faire un no man’s
land sans limites définies. On n’est guère plus avancé. Dans ce genre de
raisonnement, le statut salarial prime sur les autres déterminants. Le fait d’être
salarié équivaut à être prolétaire. Le niveau des salaires lui-même n’est pris en
considération que pour les salaires très élevés.

Les catégories socio-professionnelles peuvent-elles nous aider ? Les statistiques


de la population active montrent en gros que, historiquement, une nouvelle
couche sociale, salariée, s’est formée et a grandi au fur et à mesure que se
réduisait la place de la petite bourgeoisie proprement dite (paysans,
commerçants, artisans).

On voit que le déclin de la classe moyenne indépendante est plus que compensé
par l’essor de nouvelles professions salariées (enseignants, cadres, techniciens,
administratifs de tous ordres…). Une telle évolution n’est pas limitée à la
France. Elle a lieu dans tous les pays. Elle est plus nette dans les pays centraux,
mais elle a aussi lieu dans les zones périphériques. Cela dit, ces nouveaux
salariés forment-ils une classe ? Les CSP n’aident pas à répondre à la question.
Qu’y a-t-il de commun entre une institutrice et un cadre administratif, entre un
contremaître et un inspecteur du travail? Les catégories socio-professionnelles
de la statistique ne permettent pas de répondre.

Qu’elle existe ou non, qu’on puisse ou non en tracer les limites, la classe
moyenne salariée fait l’objet d’un nombre incalculable de livres et d’articles. La
sociologie s’intéresse d’autant plus à cet objet fantôme qu’il est par excellence le
sujet électoral que sollicitent politiciens et gouvernements de tous bords. Outre
le niveau de vie, les approches de la CMS se font aussi par le biais des niveaux
d’éducation, de mode de vie, etc. Elles ne permettent pas d’être vraiment plus
clair que par l’approche des salaires ou des CSP.

3 – Pour une définition marxienne de la CMS

Or nous pensons qu’il est possible de définir la classe moyenne salariée de façon
rigoureuse et marxienne, même si cette définition ne peut pas servir aux
sociologues, politiciens et publicitaires. Par « marxienne », nous voulons dire
que cette définition s’ancre dans l’analyse fondamentale de l’accumulation du
capital, à savoir l’extraction et la circulation de la plus-value. Peu importe
d’ailleurs que cette définition s’éloigne de la lettre des passages (peu nombreux)
que Marx a pu consacrer aux classes moyennes, sous l’appellation de «dévoreurs
de plus-value», «classes improductives» ou «corps idéologiques». Au mieux, ce
sont chez lui des notions imprécises qui posent problème dans la construction
d’une théorie générale de la classe moyenne. Nous verrons que l’analyse des
salaires permet d’établir que les travailleurs de la classe moyenne salariée
reçoivent du capital un sursalaire, venant en sus de la valeur de sa force de
travail. Ce sursalaire se traduit en surconsommation et en formation de
réserves, qui sont les caractéristiques visibles de la CMS. D’où vient ce
sursalaire, quelle est sa fonction ? C’est ce qu’il nous faudra expliquer.

C’est à partir d’une définition marxienne de la classe moyenne salariée qu’il


devient possible de comprendre les aléas de ses luttes, ainsi que les rapports
entre celles-ci et les luttes du prolétariat, quotidiennes ou insurrectionnelles.
Car cette définition permet de comprendre les intérêts objectifs des acteurs de la
lutte, leur position dans le mécanisme fondamental de la reproduction
capitaliste. Par exemple, les instituteurs et institutrices de Oaxaca sont sans
doute plutôt pauvres. Les chiffres indiquent que cela n’en fait pas des prolétaires
pour autant, et on trouve là l’origine des limites intrinsèques de leurs luttes. Il
est inutile de déplorer ou de tenter de forcer ces limites. Pour nous, qui nous
plaçons dans la perspective d’une révolution communisatrice, contentons-nous
d’observer que leur combat n’est pas le nôtre. De façon générale, et dans la
mesure où la part de sursalaire qui se trouve dans les revenus de la CMS est
prise dans le pool général de la plus-value sociale, l’intérêt objectif de la CMS est
que ce pool soit alimenté le plus possible. Ce qui revient à dire que l’intérêt de la
CMS est que l’exploitation du travail se maintienne et se renforce. Et c’est ce qui
permet de comprendre toutes les ambiguités de l’interclassisme.

4 – L’interclassisme

Tandis que la CMS lutte pour son sursalaire, c’est-à-dire en faveur de


l’exploitation du travail, le prolétariat s’efforce dans ses luttes quotidiennes de
limiter cette exploitation. Cependant, malgré la contradiction apparente de leurs
intérêts « objectifs », le prolétariat et la CMS luttent souvent côte à côte contre
un ennemi commun. On l’a vu en Tunisie et en Egypte en particulier. Cette
convergence n’est paradoxale que si l’on oublie que le prolétariat aussi a intérêt
à ce que l’exploitation se poursuive s’il veut se défendre contre les licenciements,
délocalisations et fermetures d’usines, et tenter de maintenir son niveau de vie
dans la reproduction de la société capitaliste. C’est dans cette configuration du
rapport entre prolétariat et capital (celui des luttes quotidiennes) que la lutte
prolétarienne peut converger avec celle de la CMS.
L’interclassisme consiste donc en ce que deux classes aux intérêts objectivement
contraires, s’associent dans la lutte. Il faudra bien définir cette association. Est-
elle politique ? Volontaire ? Simplement donnée par les circonstances ? Pour
que la CMS se mette en mouvement, il faut une crise relativement importante de
la valorisation, une crise telle que le niveau de vie de la classe moyenne soit
sensiblement dégradé. De telles conditions se répercutent aussi sur le
prolétariat, et peuvent donc susciter son entrée en lutte également. L’association
du prolétariat à la lutte de la CMS a lieu à des degrés divers. Elle peut être plus
ou moins massive, allant de la participation aux manifestations à titre individuel
à la grève de grande envergure, en passant par la mise en avant de
revendications spécifiques pour profiter de l’opportunité offerte par l’entrée en
lutte de la CMS. Quoi qu’il en soit, les faits que nous avons observés semblent
mener à la conclusion suivante : pour qu’une lutte de la CMS débouche sur une
victoire (quoi qu’on pense de celle-ci), il faut que le prolétariat y soit associé, et
de façon massive. Il faut qu’il apparaisse en tant que classe défendant ses
propres intérêts. Il ne suffit pas que des prolétaires se joignent à la lutte de la
CMS à titre plus ou moins individuel, par exemple en participant aux
manifestations ou aux émeutes. Si la classe n’apparaît pas en tant que telle, les
individus prolétaires seront phagocytés dans le mouvement de la CMS. Celle-ci
apparaît alors seule face à son ennemi, qui, nous le verrons, est en général l’État.
En l’absence de menace du côté du prolétariat, ce dernier n’a pas de peine à
repousser l’offensive de la classe moyenne. C’est ce qu’on a vu, par exemple,
avec le mouvement Occupy aux États-Unis, avec le mouvement vert en Iran, ou
même à Oaxaca.

L’interclassisme peut aussi trouver son départ dans des luttes prolétariennes,
auxquelles la CMS vient s’associer de façon plus ou moins massive. La
résultante est la même, et n’infirme pas la règle que nous avons formulée ci-
dessus. Pour qu’une lutte de la CMS soit victorieuse, la condition nécessaire
(mais non suffisante) est qu’elle se déroule dans un contexte interclassiste où le
prolétariat apparaît de façon massive et en tant que classe propre du mode de
production capitaliste.

Beaucoup de camarades pensent que, compte-tenu du désordre général


provoqué par les manifestations, émeutes, etc.. de la lutte interclassiste, le
prolétariat pourrait en profiter pour pour entamer une révolution. Par exemple,
les trois semaines volcaniques qui ont bloqué l’Egypte en janvier-février 2011
auraient eu un potentiel révolutionnaire. Or il est exclu qu’une lutte
interclassiste puisse se développer en un mouvement révolutionnaire par
généralisation et/ou approfondissement de sa propre dynamique. Et ce non pas
parce que la classe moyenne dirigerait et manipulerait le prolétariat pour le
détourner de ses objectifs propres, mais parce que la nature même de
l’interclassisme implique que le prolétariat lutte à l’intérieur des compatibilités
du capital, qu’il lutte pour une amélioration des conditions de son exploitation,
et non en rupture avec celles-ci. Une telle rupture peut avoir lieu dans le
maelström interclassiste, mais elle implique en premier de rompre avec les
modalités de l’interclassisme.

Plus encore : l’interclassisme, en tout cas dans la période actuelle, a


régulièrement pour contenu l’attaque par les deux classes de l’État, qui est leur
interlocuteur pour obtenir l’amélioration espérée des modalités de l’exploitation
et/ou du sursalaire. Le rapport à l’État est ce qui unit les deux classes dans
l’interclassisme. Elles lui demandent de réguler le rapport social en leur faveur
(démocratisation, anti-corruption, droit du travail, syndicats indépendants etc.)
contre les influences contraires, notamment celles des firmes multinationales et
des organisations supranationales. Quand l’État est l’employeur (fonction
publique, entreprises d’État), c’est encore dans sa fonction de régulateur que les
luttes de l’interclassisme s’adressent à lui. Défense de l’emploi, création ex-
nihilo de postes pour les chômeurs diplômés, « droit au développement »,
interventions pour empêcher la fermeture d’entreprises, telles sont les
revendications qui, régulièrement, viennent s’ajouter aux autres, plus
classiques, concernant le salaire et les conditions de travail.

Les limites des luttes dans l’interclassisme tiennent donc fondamentalement à


ce que les deux classes concernées s’adressent à l’État bien plus qu’elles
n’attaquent le capital. Tel est du moins le constat empirique que l’on fait quand
on considère toutes les luttes interclassistes qui se déroulent sous nos yeux
depuis le début du siècle. Il faudra tester cette hypothèse de façon plus
approfondie.

5 – Quel est l’enjeu ?

On comprend de ce qui précède que notre objectif est triple (au moins). D’une
part il s’agit de fonder une véritable théorie de la classe moyenne salariée. On
verra que certains éléments existent déjà, mais ils ont été singulièrement
négligés par le courant communisateur. D’autre part, sur la base de cette
théorie, il faut approfondir la compréhension de l’interclassisme et de ses
limites intrinsèques. Enfin, il s’agit de faire clairement la distinction entre les
différents mouvements sociaux. Quelle classe est à l’action ? Si c’est le
prolétariat, dans quel contexte agit-il (interclassiste ou non, lutte quotidienne
ou plus) ? Il ne faut pas reculer devant le constat que même les mouvements les
plus intenses et généraux comme les printemps tunisien ou égyptien n’avaient
aucune perspective révolutionnaire réelle sur leur propre base (interclassiste).
Cela était inscrit doublement : la lutte du prolétariat ne sortait pas du cours
quotidien de la luttes des classes en l’absence d’insurrection contre le capital
(plutôt que contre la police). Et l’association du prolétariat avec la CMS
renforçait cette limite des luttes proprement ouvrières.

Certes, on ne peut exclure que, dans le tourbillon d’un mouvement à


l’égyptienne (plusieurs semaines d’émeutes, de manifestations monstres,
d’occupations de places – toutes activités pas spécialement révolutionnaires),
une rupture intervienne qui fasse passer la lutte du prolétariat à un autre
niveau, qualitativement différent. Une telle rupture n’a encore jamais eu lieu.
Nous avons dit qu’elle ne se fera pas par transcroissance du processus
interclassiste. Ce n’est pas en faisant plus de manifestations plus massives dans
plus d’endroits que l’on fera passer un mouvement du stade revendicatif au
stade révolutionnaire. Et on peut ajouter que la rupture ne se fera pas non plus
par transcroissance de la seule activité prolétarienne dans ce processus (plus de
grèves, plus de manifestations indépendantes, plus d’autonomie par rapport à la
CMS, etc.). La rupture avec l’interclassisme sera provoquée par une
modification significative du rapport prolétariat/classe moyenne/capital. Et
quelle qu’elle soit, elle entraînera un changement important dans les pratiques
de luttes du prolétariat. Dès lors que le prolétariat cesse de s’adresser à l’État
pour négocier, et s’attaque au capital dans une activité de crise qui ne discute
pas, il n’est plus question d’organiser des manifestations monstres ou d’occuper
des places, ni même des usines.

L’enjeu d’une théorie marxienne de la classe moyenne est donc, grâce à une
meilleure comprehénsion de ce qu’est cette classe, de hisser l’analyse des luttes
actuelles à la hauteur des exigences de la communisation. C’est seulement dans
une perspective programmatique que des luttes interclassistes peuvent être
considérées comme le terreau d’une révolution prolétarienne. Alors le
mouvement d’ensemble est considéré comme facilitant la prise du pouvoir,
quitte à ce que le prolétariat lutte au sein du mouvement interclassiste pour ses
intérêts propres. Cette vision politique toute théorique ne résiste pas à l’épreuve
de l’histoire réelle. Beaucoup se sont pourtant fait des illusions quant à la
possibilité d’une politique prolétarienne radicale au sein d’une lutte
interclassiste. Le leurre tient ici à ce que les deux classes en lutte posent leur
affirmation comme le moyen et l’objectif de la révolution qu’elles envisagent.
Cette similarité se décèle notamment à la similarité des formes de lutte. La
classe moyenne partage avec le mouvement ouvrier traditionnel le recours aux
barricades, aux manifestations énormes, etc. D’où la confusion, y compris chez
certains communisateurs : quand militants et activistes observent de telles
manifestations de masse, ou des barricades, ils pensent voir un potentiel de
révolution communiste. Ils se trompent. Car s’il est vrai que l’insurrection qui
produira l’auto-négation du prolétariat comportera une première phase
d’affirmation de la classe – ne serait-ce que pour s’insurger – cette première
phase ne consistera pas à défendre des barricades ou à manifester. Aujourd’hui,
où la perspective communisatrice change profondément les critères
d’appréciation que la théorie utilise dans son observation des mouvements
sociaux, on peut être sûr qu’une initiative du prolétariat comportant un réel
potentiel de dépassement se reconnaîtra d’emblée à certaines de ses
caractéristiques (démassification, mobilité, engagement massif du prolétariat
productif, extension géographique immédiatement internationale…). De telles
caractéristiques peuvent apparaître indépendamment d’un mouvement de la
classe moyenne ou, comme nous l’avons dit, en rupture avec un tel mouvement.
Mais dans tous les cas, on distinguera vite les lanternes qui éclaireront les bals
communistes des vessies de l’interclassisme.

B.A. – R.F.,

mai 2017
Episode 2 : Pour une théorie de la classe moyenne salariée

Ainsi que nous l’avons dit dans Vessies et Lanternes, nous pensons qu’il est
possible de définir de façon théorique la classe moyenne salariée (CMS). Cela
consiste à placer cette catégorie de la population dans la mécanique de la
reproduction du rapport prolétariat/capital. La CMS a une fonction organique
dans cette reproduction. Elle n’est pas juste une couche, définie de façon
forcément imprécise par son niveau de vie, qui serait proche tantôt du
prolétariat, tantôt de la bourgeoisie. Le capital a besoin de la CMS, et fait ce qu’il
faut pour la reproduire afin qu’elle assume toujours sa fonction. Il s’agit donc de
comprendre la position et le rôle de la CMS dans la production et la circulation
de la plus-value.

1 – La petite-bourgeoisie d’après Baudelot, Establet et Malemort

1.1 – Salaire et valeur de la force de travail de la classe moyenne

Baudelot, Establet et Malemort (La petite bourgeoisie en France, Ed. Maspero,


1974.), trois auteurs marxistes traditionnels, traitent la question de la CMS de
façon plus empirique que théorique, mais fournissent un point d’attaque
convaincant. Leur méthode consiste à comparer la valeur de la force de travail
des membres de la classe moyenne avec leur salaire effectif. Ils trouvent une
différence, qui est définitoire de la classe moyenne. Résumons leur façon de
procéder.

Comment comprendre la hiérarchie des salaires de l’ouvrier à l’ingénieur ? Le


capital paie-t-il plus cher ce dernier parce que la production de sa force de
travail est plus onéreuse que celle de l’ouvrier ? BEM répondent oui et non. Pour
eux, la hiérarchie des salaires n’est pas entièrement justifiée par les écarts de
valeur entre les différentes forces de travail. Le capital paie la force de travail de
l’ingénieur à sa valeur (le coût de sa reproduction), mais il ajoute un
supplément, qu’ils analysent comme une rétrocession de plus-value. Les
travailleurs productifs de la CMS consacrent une partie de leur journée à
reproduire la valeur de leur force de travail, et la valeur qu’ils produisent au-
delà est, par définition, de la plus-value. Une partie de cette plus-value est
rétrocédée à la CMS. Pour les travailleurs non-productifs de la CMS, la
rétrocession se fait au travers de mécanismes redistributifs impliquant entre
autres l’État.

Voici comment BEM procèdent à leur démonstration :

En 1973, la hiérarchie des salaires est estimée comme suit (p. 163) :
BEM posent alors la question : quelles sont les bases économiques de la
hiérarchie des salaires ? Correspond-elle à des différences dans la valeur des
différentes forces de travail ? Pour répondre, BEM vont procéder à l’estimation
de ces différentes valeurs, en prenant soin de faire des hypothèses allant à
l’encontre de leur point de vue, c’est-à-dire en maximisant la valeur de la force
de travail des professions les mieux payées. Plus leurs estimations de la valeur
de la force de travail sont élevées, moins leur idée que le salaire de la CMS
comporte un supplément est valide. Cependant, malgré leurs hypothèses
maximisantes, ils n’arrivent pas à faire coller ce qu’ils considèrent comme la
valeur de la force de travail avec les salaires observés. Ils trouvent toujours que
le salaire est supérieur à la valeur de la force de travail des membres de la CMS.

Pour calculer la valeur de la force de travail, ils la décomposent en ses différents


éléments, à savoir :

Usure de la force de travail: nourriture, logement, détente, soins médicaux,


etc.

Qualification : frais de formation initiale, frais de formation continue

Reproduction familiale : éducation des enfants, entretien du conjoint, etc.

Composition de la valeur de la force de travail de l’ingénieur (chiffres 1969):

Usure de la Force de Travail : BEM font l’hypothèse que les besoins de


l’ingénieur pour lutter contre l’usure de la force de travail sont les mêmes que
pour l’ouvrier qualifié (p. 216). Ils choisissent le salaire d’un ouvrier qualifié
(OQ) parce que celui-ci correspondrait exactement à la valeur de sa force de
travail. Ils font reposer cette hypothèse sur des données statistiques de
consommation. Faut-il entendre par là que le salaire de l’OQ est le salaire
ouvrier le plus proche d’un salaire d’encadrement sans inclure de « rétrocession
» ? Ou bien faut-il admettre que le salaire de l’OS est inférieur à la valeur de sa
force de travail ? Les deux hypothèses sont recevables, mais BEM ne
s’expliquent pas là-dessus. Il ne s’agit pas ici de comparer leurs consommations
effectives, mais de donner une valeur à ce dont ils ont besoin pour se reproduire
immédiatement. BEM font l’hypothèse que l’ingénieur a besoin d’autant de
calories, de la même surface habitable, etc. que l’OQ. La force de travail de
l’ingénieur s’use de la même façon, à la même vitesse, que celle de l’OQ. Cet
élément de la valeur de la force de travail (usure immédiate) est donc le même
chez l’OQ et l’ingénieur. Tel est le postulat de BEM.

Qualification : Conformément à leur principe de maximiser la valeur de la force


de travail des salariés de la CMS, BEM posent que les frais de leur formation
initiale sont à leur charge, et non à celle de l’État. Or c’est l’État qui finance la
formation initiale des travailleurs dans un grand nombre de pays, et notamment
en France, d’où BEM tirent leurs données chiffrées. Pour évaluer les frais de
formation initiale, ils utilisent les données de l’Éducation Nationale :

Coût de la formation d’un ingénieur : 66,000 F

Coût de formation d’un OQ : 11,300 F

Ce qui, calculent-ils, donne un supplément de valeur pour la force de travail de


l’ingénieur équivalent à 114 F/mois tout au long de sa vie active. À cela, il faut
ajouter les frais d’entretien du jeune pendant les dix ans d’études que l’ingénieur
fait en plus par rapport à l’OQ. Cela équivaut à un incrément de valeur de la
force de travail de 375 F/m. Cependant, ce n’est pas l’ingénieur qui paie ces
montants, mais ses parents. Or lui-même a des enfants, et il doit payer pour
leurs études. Le calcul consiste donc à transférer la valeur de sa formation
initiale à celle de la formation de ses enfants. BEM posent que l’ingénieur paie
les études de deux enfants, soit au final (114+375) x 2 = 980 F/m

Frais de formation continue : BEM posent qu’il n’y en a pas pour l’OQ et que
ceux de l’ingénieur correspondent entièrement au poste culture-loisir de sa
consommation, soit 86 F/m.

Reproduction familiale : BEM estiment que les ménages d’ouvriers qualifiés et


d’ingénieurs ont le même nombre d’enfants, et ont donc besoin de la même
surface habitable, du même mobilier, etc. La seule différence importante entre
l’OQ et l’ingénieur se trouve dans les frais d’étude des enfants, traités au
paragraphe précédent.

Au final, la valeur de la force de travail de l’ingénieur est estimée comme suit (p.
221) :
La valeur de la force de travail de l’ingénieur est donc estimée à 2191 F/mois.
Or, en 1969, le salaire moyen d’un ingénieur est de 3832 F/m. Ce salaire
contient donc 1632 F de plus-value. Le salaire de l’ingénieur est composé à 42,6
% de plus-value « rétrocédée ».

Nos auteurs concluent de cette analyse que les « petits-bourgeois » sont ceux
qui, en raison de leur place dans les rapports de production, « se voient
rétrocéder par la bourgeoisie une fraction de la plus-value » (p. 224). Ou encore
: « Sont petits-bourgeois tous ceux qui ne sont pas des capitalistes et qui
perçoivent comme revenu, quelle que soit la forme de ce revenu (salaire,
bénéfice commercial, honoraire, traitement), une somme d’argent supérieure à
la valeur de leur force de travail ». (id). Nous reviendrons plus loin sur les
notions de petite-bourgeoisie et de rétrocession de plus-value.

Ensuite, BEM appliquent les calculs précédents à toutes sortes de catégories


socio-professionnelles, ce qui donne :

On constate que, plus le revenu est élevé, plus la part de plus-value qu’il
contient est grande. Les trois dernières lignes du tableau concernent des
professions non salariées. À notre avis, il n’est pas légitime de les inclure dans
l’analyse de la « rétrocession » de plus-value. On verra plus loin pourquoi.

1.2 – Surconsommation et accumulation de réserves dans la CMS

BEM déduisent des chiffres qu’ils utilisent que, en 1968, la « petite-bourgeoisie


» représente 17% de la population active, contre 70% pour le prolétariat au sens
large (y compris employés et techniciens « quasi-prolétaires », notamment, pp.
150-152). Bien que minoritaire, la « petite bourgeoisie » occupe plus de «
surface sociale » à cause de sa surconsommation. La « petite bourgeoisie »
achète plus, occupe de plus grands logements, roule dans de plus grosses
voitures, etc. Cette constatation de BEM est intéressante au sens où elle fait de
la société dite de consommation un phénomène propre à la classe moyenne. Elle
l’est moins quand ils s’appuient dessus pour dénoncer la consommation de luxe
et appeler au recentrage de la production sur les besoins réels des ouvriers,
après la révolution (pp. 244-245).

La surconsommation est permise par le fait que le revenu des « petits-bourgeois


» comporte une part de plus-value. Cette part permet aussi de faire de l’épargne,
de constituer un patrimoine.

« Consommation de luxe et surtout accumulation [d’un patrimoine] sont les


deux preuves principales que le petit-bourgeois se voit rétrocéder par le
capitalisme une part de plus-value » (p. 248). Ce sont aussi les signes distinctifs
de la classe moyenne par rapport au prolétariat. Mais BEM ne sont pas très
précis sur le terme de « consommation de luxe ». S’ils désignent par là tout ce
que l’ouvrier ne peut pas s’acheter, le terme est impropre, et il vaut mieux parler
de surconsommation (logement plus grand, vacances plus lointaines, voitures
plus puissantes, etc.). S’ils veulent parler de la consommation de produits de
luxe, ceux qui sont fabriqués par l’industrie du luxe, ils désignent un segment
trop étroit de la consommation. En effet, bien des ménages de la CMS qui
surconsomment n’ont pas les moyens de s’acheter des produits de luxe.

1.3 – Les trois fractions de la petite bourgeoisie

BEM distinguent trois fractions dans la petite bourgeoisie (p. 252).


Numériquement, en 1968, les trois fractions sont à peu près égales, à 1,1-1,2
million, sur une population active totale de 20,4 millions, dont 7 millions
d’ouvriers (p. 52) et 13 millions de prolétaires au sens large (p. 303). La
distinction entre les fractions se fait en fonction de :

la situation de classe, définie par la position dans les rapports de production


et le lieu du pompage de la plus-value

la position de classe, définie par le rôle joué dans les luttes sociales et la
stratégie collective adoptée dans le cadre de l’affrontement prolétariat/capital.

1.3.1 – Les petits commerçants

Ils constituent ce que BEM appellent la fraction I de la petite-bourgeoisie. Ils


insistent pour séparer les petits commerçants des artisans. Ces derniers ont été
rapidement liquidés par le capital parce qu’il avait besoin d’ouvriers. Le petit
commerce, au contraire, a eu un rôle positif et durable dans la réalisation de la
valeur et la collecte de la plus-value. Avant l’introduction de l’automobile, il
fallait livrer les marchandises dans les quartiers d’habitation, non loin des
consommateurs. Le commerce de proximité était nécessaire. Après la deuxième
guerre mondiale le rôle du petit commerce décline, sans toutefois disparaître
complètement.
Pour BEM, cette fraction a une forte identité économique et sociale. Elle se
caractérise par son opposition à la classe ouvrière aussi bien qu’au capital. Mais
elle est appelée à se prolétariser. Curieusement, BEM associent les professions
libérales à cette fraction. Elles auraient en commun d’être indépendantes, de
droite et pour la liberté des prix.

On remarque que la fraction I regroupe des petits-bourgeois non salariés.

1.3.2 – les fractions II et III

Ces fractions regroupent les petits bourgeois salariés.

Fraction II : petits-bourgeois d’encadrement du service public

Fraction III : petits-bourgeois d’encadrement de la production, du commerce,


des banques et assurances.

BEM examinent la situation de classe de chaque fraction. Le pompage de la


plus-value dont bénéficie la fraction II ne se fait pas au niveau la production de
la plus-value, comme c’est le cas pour la fraction III. Il ne se fait pas non plus au
niveau de la réalisation de la plus-value, comme c’est le cas pour la fraction I. Il
se fait dans un processus redistributif assuré par l’État selon des grilles rigides
et anonymes (pas de marché du travail des fonctionnaires, pas de négociation
individuelle de salaire).

À l’analyse en terme de situation de classe, BEM ajoutent celle en terme de


position de classe. Ils font en quelque sorte correspondre la situation de classe à
l’expression politique de chaque fraction. Ainsi, la fraction II est plutôt à gauche,
susceptible d’alliance avec le prolétariat. La fraction III est plutôt à droite.

En résumé :

La fraction I est réactionnaire, bien organisée syndicalement et politiquement


(Poujade, Nicoud)

La fraction II est progressiste. Elle rejoint le prolétariat dans l’opposition au


grand capital sur des questions comme l’éducation et la santé. Mais « rien ne la
prépare à comprendre l’idée centrale du socialisme : la dictature du prolétariat »
(p. 293).

La fraction III est à droite, peu organisée, peu active syndicalement et


politiquement. Elle se développe numériquement parce que le capital a besoin
de plus en plus de travail intellectuel hautement qualifié au fur et à mesure qu’il
approfondit la déqualification du travail manuel.

2 – Limites du modèle de Baudelot, Establet et Malemort

Les analyses de BEM fournissent un cadre général intéressant, mais posent


aussi plusieurs problèmes.
2.1 – Mise à jour des chiffres

Selon Baudelot, en 2016, il n’existe pas de mise à jour des chiffres que lui et ses
collègues ont établis au début des année 1970. Il est exclu que nous procédions à
une telle mise à jour. Nous ne retenons ici de leurs travaux que la méthode
reposant sur l’évaluation de la différence entre valeur de la force de travail et
salaire. Et nous estimons que les résultats avec des chiffres mis à jour ne
seraient pas qualitativement différents. Quantitativement, ils seraient
probablement plus que confirmés. La CMS est plus nombreuse, la hiérarchie des
salaires s’est agrandie, et les écarts de consommation et d’épargne se sont
renforcés. On peut donc raisonnablement admettre que l’écart entre le salaire et
la valeur de la force de travail de la CMS serait aujourd’hui confirmée par les
chiffres.

2.2 – Salaire net ou masse salariale ?

BEM utilisent dans leurs recherches la variable des salaires nets, « ce qu’il y a en
bas de la fiche de paie ». Nous ne voyons pas pourquoi ils n’incluent pas les
cotisations sociales (part patronale et part salariale), qui font partie de la valeur
de la force de travail (salaire indirect) et les autres composantes du salaire
socialisé (les allocations familiales, les APL, les réductions d’impôts, etc.). Les
sommes que salariés et patrons versent comme cotisations sociales (maladie,
vieillesse, accidents du travail…) constituent des primes d’assurance. Elles
représentent l’achat d’un service, qui est une des marchandises considérées,
dans de nombreux pays, comme faisant partie des subsistances nécessaires à la
reproduction de la force de travail. La division entre part salariale et part
patronale ne doit pas faire illusion. Ce n’est qu’une convention établie par
l’usage et la négociation. Ce qui compte dans l’évaluation de la valeur de la force
de travail, c’est la somme des deux parts, c’est-à-dire la masse salariale que le
patron doit débourser pour embaucher. Dans l’évaluation de la valeur de la
force de travail, BEM négligent donc la protection sociale. Cela modifie-t-il les
résultats auxquels ils parviennent ?

En ce qui concerne les salaires de la classe moyenne, les prélèvements part


salariale et part patronale s’appliquent indistinctement aux deux composantes
du salaire, celle qui correspond à la valeur de la force de travail et celle qui
correspond au supplément. Or, si on applique la même variation du taux de
prélèvement aux deux parties du salaire, l’écart entre valeur de la force de
travail et salaire total restera proportionnellement le même. Si un salaire net de
cadre comporte, dans les calculs de BEM une portion de plus-value de 40%,
l’application à ce salaire d’un taux de cotisations sociales de 60% s’appliquera de
façon égale aux deux composantes du salaire, sans changer la part relative de
plus-value qu’il contient.

Il faut aussi remarquer que nos auteurs ne tiennent pas compte des retraites.
Celles-ci ne font-elles pas partie de la masse salariale que le capital doit verser
aux travailleurs, et n’augmentent-elles donc pas les dépenses des capitalistes
pour leur main d’oeuvre? En fait, ce n’est pas le cas, du moins si on fait
l’hypothèse que les régimes de retraite sont à l’équilibre, de sorte que la pension
que touche le retraité est égale aux cotisations qui ont été versées pendant sa vie
active au titre des cotisations salariales et patronales. On est alors ramené au cas
traité dans le paragraphe précédent.

2.3 – Petite-bourgeoisie et classe moyenne salariée

BEM sont opposés à l’emploi du terme de classes moyennes. Nous y sommes


favorables au contraire, notamment parce qu’ils font une erreur dans l’analyse
des trois fractions qu’ils trouvent dans la « petite-bourgeoisie ».

En effet, ils considèrent que la fraction I (petits commerçants, professions


libérales) bénéficient d’une rétrocession de plus-value de la part du capital. C’est
faux. La fraction I est constituée de (très) petits capitalistes, et la plus-value
dont ils bénéficient leur parvient normalement par la péréquation à laquelle ils
participent, comme tout capital commercial. En fait, ce sont eux les seuls vrais
petits-bourgeois, au sens de petits capitalistes. C’est pourquoi ils sortent du
cadre de notre analyse, et cela pour deux raisons. La première est que cette
catégorie sociale est en déclin très net, notamment les petits commerçants (voir
les chiffres dans l’Épisode 1). La deuxième est que ces petits capitalistes sont en
même temps travailleurs et propriétaires, et qu’il leur revient de partager leur
revenu brut entre amortissement, salaire et profit. Dans ces conditions, le
mécanisme de la soi-disant rétrocession de plus-value ne s’applique pas. Si
notre étude exclut la petite-bourgeoisie au sens propre, il reste pour la classe
moyenne salariée la distinction faite par BEM entre fractions II (encadrement
de la reproduction du capital par le service public) et III (encadrement de la
production et de la circulation du capital dans le secteur privé).

Les trois fractions sont la base d’une stratégie politique de la part de BEM, qui
cherchent à fonder des alliances que les organisations ouvrières pourraient
nouer ou non avec telle ou telle partie de la « petite-bourgeoisie » pour parvenir
à la conquête de l’Etat. Ces considérations ne nous intéressent pas. Par ailleurs,
les deux fractions qui nous restent ont-elles encore les orientations politiques
générales que BEM leur attribuent ? Ce n’est pas sûr. En effet, nos auteurs
placent la fraction II plutôt à gauche (alliance possible) et la fraction III plutôt à
droite (pas d’alliance). Or la gauche et la droite sont à présent elles-mêmes
clivées par l’impact de la mondialisation du capital. Dans le secteur public,
traditionnellement plutôt à gauche, une partie des fonctionnaires est favorable à
la mondialisation et au libéralisme. Elle peut être à droite, en opposition à
d’autres fonctionnaires qui veulent défendre le service public contre les
privatisations que demandent les firmes multinationales, et qui restent fidèle à
une gauche, parfois teintée de souverainisme. Dans le secteur privé, plus
volontiers à droite, une partie de l’encadrement, surtout dans les PME, craint la
concurrence des mêmes sociétés multinationales et opte aussi parfois pour un
repli souverainiste (de droite ou de gauche), tandis qu’une autre partie reste
fidèle à la droite libérale. On voit que la distinction entre fraction II et III reste
peut-être utile pour l’analyse sociologique, mais pas pour l’analyse politique.

2.4 – « Rétrocession » de plus-value ou sursalaire ?

Rétrocession est le terme que BEM utilisent pour rendre compte du versement
d’un surcroît de salaire aux salariés de la classe moyenne. On comprend : ces
salariés ont travaillé, ont produit de la plus-value, et les capitalistes décident
d’en rendre une partie. Cela suppose en premier lieu que l’ensemble de ces
travailleurs de la classe moyenne est productif. Il n’en est rien, pas plus que
dans le cas du prolétariat. Comme la partie improductive des travailleurs de la
CMS n’a pas produit de plus-value, il n’y a pas lieu de leur en rétrocéder une
part. De façon générale, le capital consacre la plus-value qu’il extrait des
travailleurs productifs à différents usages, dont la constitution de capitaux
improductifs employant des salariés improductifs. L’idée de rétrocession de
plus-value aux travailleurs improductifs (prolétaires et cadres) n’a pas de sens
dans ce cas. Il s’agit simplement d’un investissement improductif. Revenons aux
salariés de la classe moyenne, productifs et improductifs. Le supplément de
salaire qu’ils touchent en tant qu’encadrement capitaliste n’est qu’un autre
usage possible de la plus-value sociale disponible. De même qu’ils stérilisent
une partie de la plus-value sociale à des usages improductifs mais nécessaires
(police, armée, banques…), de même les capitalistes en consacrent une partie à
verser un sursalaire aux salariés de la classe moyenne. « Sursalaire » nous paraît
être un terme préférable à « rétrocession », en particulier parce qu’il fait que la
plus-value ajoutée à la valeur de la force de travail n’apparaît pas comme telle.
On ne peut pas la distinguer dans le total du salaire, et c’est la source de bien
des erreurs et illusions. La plus-value n’apparaît jamais comme telle dans la
société capitaliste, mais toujours sous la forme de ses fractions, comme revenus
de différents types de propriété (profit, intérêt, rente). Le sursalaire va encore
plus loin dans l’illusion, puisqu’il fait passer un revenu du capital pour un
revenu du travail. Dans tout cela, donc, le sursalaire n’est pas une rétrocession
de plus-value, mais un autre usage improductif de la plus-value sociale
disponible (il y en a beaucoup d’autres). Deux questions se posent
immédiatement :

2.4.1 – Pourquoi le sursalaire ne fait-il pas partie de la valeur de la force de


travail ?

Voici comment se présente la journée de travail d’un travailleur de la classe


moyenne. Comme toujours dans ce genre de décomposition, on considère que le
travailleur est productif. La prise en considération des travailleurs improductifs
ne change pas le raisonnement sur le fond.

|————TN—————–||——-SS———|————Pl—————|

Dans une première partie de sa journée, le travailleur produit la valeur des


marchandises nécessaires à la reproduction de sa force de travail. C’est la partie
du travail nécessaire (TN). Dès que cette première partie est achevée, le
travailleur travaille gratuitement pour son patron. Il n’y a là-dessus pas de
différence entre un travailleur de la classe moyenne et un prolétaire, étant
entendu que tous deux sont productifs1 dans le raisonnement qui nous occupe
ici. Durant toute leur journée de travail, l’ingénieur et l’ouvrier participent,
chacun dans son rôle, à la production de la marchandise qui les concerne, en
tant que membres du travailleur collectif. L’ouvrier produit des chaussures,
l’ingénieur conçoit la machine sur laquelle l’ouvrier travaille. Mais de plus,
1 Quant aux travailleurs improductifs, la valeur de leur force de travail est également établie à
partir de la valeur des marchandises dont ils ont besoin pour se reproduire. La seule différence
est que ce n’est pas leur travail qui produit cette valeur, mais celui des travailleurs productifs qui
a engendré la plus-value requise pour les payer.
l’ingénieur « encadre » l’ouvrier. Il vérifie qu’il utilise la machine de façon
correcte, qu’il ne gaspille pas de matières premières, etc. Cette activité, qui ne
produit pas de valeur, fait typiquement partie du travail de surveillance que le
capitaliste exerce sur ses travailleurs. Nous appelons cette activité non-travail en
tant qu’activité propre à la classe qui ne travaille pas, mais est propriétaire des
moyens de production. Être propriétaire ne signifie pas être oisif pendant que le
travailleur produit pour vous. Le propriétaire ne travaille pas, mais il doit
constamment s’activer pour vérifier que ceux qu’il exploite travaillent au
maximum. Cette activité fait partie de ce que nous appelons le non-travail, au
même titre que le loisir et la jouissance des propriétaires. Le travail
d’encadrement, enchâssé dans le travail productif de l’ingénieur, est en réalité
du non-travail, activité consistant à faire travailler le travailleur, à organiser son
travail pour en maximiser le rendement, etc.2 La propriété capitaliste, qui, en
tant que propriétaire des moyens de production et exploiteuse du travail, a
l’apanage de ce non-travail, en délègue une partie à l’encadrement, et lui verse
un sursalaire (SS) pour s’assurer qu’il le fait malgré sa non-participation au
partage des profits. On ne parle pas ici des plus hauts dirigeants d’entreprise,
qui sont associés au capital par les paquets d’actions qu’ils détiennent et/ou
reçoivent en prime de leurs services. On parle de tout le personnel qui, en plus
de produire ou faire circuler la valeur, voire de façon exclusive, intervient à tous
les niveaux pour que la production et la circulation se déroule de façon fluide,
sans à coups ni interruption. Il s’agit de tous les contremaîtres, chefs de service,
petits cadres, ingénieurs, etc. Une grande partie du personnel de la fonction
publique peut être incluse dans cette population.

Le sursalaire ne constitue donc pas la couverture d’une marchandise nécessaire


à la reproduction de la CMS en tant que telle. Dans sa consommation, le
prolétaire dépense son salaire pour se reproduire en tant que travailleur
disponible sur le marché. À l’opposé, la surconsommation n’ajoute rien aux
capacités productives de l’ingénieur. Tout ce qui concerne sa reproduction en
tant qu’ingénieur est déjà pris en compte dans la partie « valeur de la force de
travail » de son salaire. Ce qui est une façon de dire que le sursalaire ne rétribue
pas du travail nécessaire. Il est une partie des revenus du capital (la plus-value)
que celui-ci ajoute aux salaires de la CMS au titre de la délégation de la tâche
d’encadrement du travail qui revient normalement aux capitalistes.

2.4.2 – Pourquoi le capital paie-t-il les salariés de la classe moyenne plus que la
valeur de leur force de travail ?

Le sursalaire est donc une portion de plus-value que les capitalistes versent à
ceux qu’ils emploient pour faire une partie de leur boulot. Pourquoi le font-ils,
puisqu’ils ont déjà payé l’ingénieur, le chef de service, etc. à la valeur de leur
force de travail, c’est-à-dire suffisamment pour qu’ils se reproduisent ? S’ils ne
le faisaient pas, l’ingénieur serait un prolétaire, au sens où il ne disposerait que
de quoi se reproduire comme ingénieur, sans réserves en plus. On peut certes
concevoir un ingénieur ou un contremaître prolétaires. Ils seraient payés au
niveau de la valeur de leur force de travail, ne pourraient ni surconsommer ni
constituer de réserves. Ils se consacreraient à la partie technique, productive, de
leur travail, qu’ils feraient plus ou moins bien comme tout prolétaire. Mais ils

2 Voir Bruno Astarian, Le Travail et son dépassement, Senonevero, 2001, première partie.
n’auraient aucune raison de pousser les autres au travail. Ils n’en n’auraient pas
non plus le pouvoir. C’est le sursalaire qui matérialise ce pouvoir, qui confère
l’autorité et l’identification à l’entreprise. C’est lui qui permet au cadre de
réprimander, voire de licencier, sans trop d’états d’âme. La position
hiérarchique du cadre licencieur, explicitée par le sursalaire, rassure ce dernier
sur le fait qu’il agit pour le bien de l’entreprise, et donc pour le bien commun
(même en cas de suicides, voir le cas de France Télécom en 2008-2009). C’est
donc le sursalaire qui associe le cadre à la gestion de l’exploitation du travail.

Dans Entre bourgeoisie et prolétariat : l’encadrement capitaliste (L’Harmattan,


1989) Alain Bihr arrive à la même conclusion après quelques hésitations. Il
commence par expliquer que le surcroît de valeur dans les salaires de la CMS
dérive du monopole que celle-ci aurait sur le savoir acquis au lycée et surtout à
l’université et dans les grandes écoles. C’est douteux. Pour Bihr, le système
scolaire est construit de telle façon que la classe ouvrière ne puisse pas accéder
aux savoirs nécessaires pour l’encadrement capitaliste. Par contrecoup, la classe
moyenne dispose d’un monopole sur ces savoirs. Mais il hésite, car il ajoute
aussitôt que « parler de rente de savoir à propos de la « survaleur » incorporée
au salaire de l’encadrement n’est pas totalement satisfaisant » (p.199). Son
raisonnement est le suivant : « le savoir socialement nécessaire (à la
reproduction du capital) se concentre dans cette classe [moyenne] dans l’exacte
mesure où ces rapports [sociaux capitalistes] en dépossèdent tous ceux que les
membres de cette classe ont pour fonction d’encadrer. En ce sens, la « survaleur
» incorporée dans le salaire est moins une rente de savoir qu’une rente de
pouvoir.» (p. 200). Et pour finir, Bihr conclut que le surcroît de salaire de la
CMS est une façon pour le capital de s’assurer les bons et loyaux services de
ceux qui ont pour tâche de faire appliquer les ordres et la discipline capitalistes.

Le sursalaire est « pour la classe dominante une façon simple, bien


qu’économiquement coûteuse, d’intéresser, au sens le plus immédiat du terme,
l’encadrement capitaliste à l’exercice de la domination du capital ». (p. 200)

C’est l’explication à laquelle nous parvenons aussi en montrant que la CMS se


voit déléguer une partie de la fonction disciplinaire qui revient normalement
aux propriétaires des moyens de production. La classe moyenne salariée touche
un sursalaire qui est en même temps une prime de soumission (au capital) et
une prime d’autorité (sur le prolétariat).

La hiérarchie des salaires, telle que renforcée par le sursalaire, légitime donc le
pouvoir de l’encadrement capitaliste sur le prolétariat, mais aussi sur les rangs
inférieurs de l’encadrement lui-même. Car il y a une hiérarchie des sursalaires.
Pourquoi les capitalistes versent-ils des sursalaires importants à certains et
faibles à d’autres ? La réponse tient sans doute à l’ampleur de la délégation dont
telle ou telle fonction d’encadrement est l’objet. La hiérarchie des sursalaires
réplique la hiérarchie dans l’organisation de l’entreprise. Selon que vous avez à
surveiller un grand ou un petit nombre de salariés, votre sursalaire sera grand
ou petit. Si le haut de la hiérarchie gagnait moins que le bas, son pouvoir serait
inexistant.

3 – Ménage à trois
Nous avons montré que la classe moyenne salariée est plus qu’une simple
couche sociale définie par des niveaux de salaires intermédiaires. Nous avons
montré que le passage progressif des bas salaires du prolétariat aux salaires
moyens, puis élevés, de l’encadrement n’est pas une simple transition
statistique, mais cache un changement dans la nature même du salaire. Ni le
marché du travail, ni les différences dans la valeur des forces de travail ne
suffisent à expliquer la hiérarchie des salaires. Il faut faire intervenir la notion
de sursalaire. Cela se fait en analysant la façon dont le capital utilise la plus-
value sociale totale. La classe moyenne salariée se définit par le fait qu’elle est
destinataire d’une partie de cette plus-value sous la forme du sursalaire. Le
capital consent à ce supplément de salaire pour payer l’encadrement de la
production et de la circulation de la valeur et s’assurer du zèle et de la fidélité de
la CMS.

Le fait d’être définie par sa fonctionnalité et la spécificité de ses revenus


constitue la classe moyenne salariée en classe proprement dite. Il y a le
prolétariat, défini par son statut de sans réserves, les capitalistes, détenteurs des
moyens de production, et la CMS, caractérisée en même temps par son travail
(qualifié) et par la fonction d’encadrement qu’elle exerce par délégation des
capitalistes. Cette classe défend normalement ses intérêts dans ses rapports
avec les autres classes. Nous voici confrontés au ménage à trois de la lutte des
classes, par opposition au schéma à deux classes (l’affrontement
prolétariat/capital) qui prévaut depuis longtemps (depuis Gorter?) dans les
analyses théoriques de la société capitaliste moderne. Qu’est-ce que ça change ?
L’apparition de la CMS dans le système des classes du mode de production
capitaliste modifie-t-elle le statut de la contradiction entre prolétariat et capital
comme moteur fondamental de la reproduction capitaliste ? La réponse est non,
mais pour y parvenir, il faut préciser la position de la CMS par rapport aux deux
autres classes.

Pour comprendre la position de la CMS dans le procès d’ensemble de la


reproduction capitaliste, nous ferons de nouveau l’hypothèse que la CMS est
productive – tout au moins dans la partie « travail » de son activité. Sur cette
base, comment la CMS se situe-t-elle dans la contradiction fondamentale du
MPC, celle qui existe entre prolétariat et capital, entre travail nécessaire et
surtravail ?

Rappelons qu’une contradiction se définit comme un rapport antagonique entre


deux pôles dont aucun ne peut s’autonomiser de l’autre. Ils ne peuvent donc
régler leur antagonisme qu’en le faisant évoluer vers un dépassement qui annule
le problème initial et/ou le porte vers une forme nouvelle. L’affrontement des
classes engendrant la succession des modes de production, ou encore
l’affrontement entre prolétariat et capital provoquant le passage de la plus-value
absolue à la plus-value relative dans le MPC constituent de bons exemples. Dans
les deux cas, la reproduction de la contradiction engendre son propre
mouvement et l’histoire de façon immanente. La CMS est-elle dans un tel
rapport soit avec le capital, soit avec le prolétariat ? Justement pas. Sa propre
existence et son évolution dérivent d’un rapport contradictoire qui la précède
historiquement et logiquement, et qui la déterminent de façon externe. Il faut
donc analyser la position de la CMS en fonction des aléas de la lutte
prolétariat/capital, selon qu’on est dans le cours quotidien de la lutte de classes
ou que celle-ci atteint le point d’éclatement de la contraction.

3.1 – La CMS dans le cours quotidien de la lutte de classes

Au fur et à mesure qu’il séparait le travail manuel et le travail intellectuel, le


capital a dû s’adjoindre un personnel de plus en plus nombreux pour préparer et
surveiller le travail manuel (taylorisme, fordisme). Cette évolution a engendré la
classe moyenne salariée, spécialisée dans le travail intellectuel. Ces travailleurs,
qui apparaissent d’emblée comme des auxiliaires des patrons, sont cependant
des salariés. À ce titre, ne vont-ils pas entrer en lutte contre le capital? Voyons
comment le salaire de la classe moyenne salariée se place dans l’ensemble du
travail social. Considérons une journée de travail social:

/————–TNprol—– /–TNcms— //–SS—-/—————-ST————————–/

Le prolétariat travaille une partie de sa journée pour créer l’équivalent de son


salaire (TNprol). La CMS productive aussi doit travailler pour payer la valeur
des marchandises nécessaire à sa reproduction (TNcms). TNprol + TNcms
représentent l’ensemble du travail nécessaire de la société. Le reste de la journée
de travail est du surtravail. Le salaire de la CMS est augmenté du sursalaire SS,
pris dans la masse de la plus-value créée par le surtravail des prolétaires et de la
CMS (cette masse est égale à SS+ST dans notre schéma). Représentée par
TNcms+SS, la classe moyenne se situe entre prolétariat et capital. La CMS est
donc un être hybride. En tant qu’elle touche un salaire, elle est amenée à
affronter le capital quand elle estime que ce salaire est trop faible. Elle peut
alors se trouver associée aux revendications du prolétariat. Mais en tant qu’elle
touche un sursalaire, elle aura plutôt tendance à s’associer au capital pour
renforcer la production de plus-value par le prolétariat. Selon les circonstances
et ses intérêts, la CMS se trouve ainsi associée à l’une ou l’autre des deux classes
fondamentales du MPC.

3.1.1 – La CMS contre le capital

Lorsque la CMS est associée au prolétariat contre le capital, c’est pour défendre
son salaire, c’est-à-dire logiquement son sursalaire. Car si les salaires de la CMS
sont attaqués, la première adaptation consiste à réduire (momentanément?) la
surconsommation pour rester reproductible dans son statut de CMS. C’est la
même défense de la surconsommation et du statut qu’on observe quand la CMS
lutte seule (hormis la participation de quelques prolétaires à titre individuel)
contre le capital. Dans ces cas-là, elle est généralement perdante. Elle le fait
souvent au travers de luttes environnementales (Gezi 2013, Chine), mais aussi
au travers de luttes « démocratiques » comme Occupy Wall Street. Ce
mouvement a protesté essentiellement contre les 1% les plus riches de la société
qui dominent les 99% restants. Il voulait obtenir du président Obama qu’il
ordonne à une commission présidentielle de mettre fin à l’influence de l’argent
sur les élus du Congrès à Washington. Rien de moins! Derrière ces postures
vertueuses, il y a surtout le fait que la concentration de la richesse et du pouvoir
dans une petite minorité au sommet de la société signifie que la CMS est en en
train de perdre elle-même sa richesse et son influence. Son sursalaire est
menacé, comme le montre l’accroissement démesuré du crédit étudiant aux
Etats-Unis. D’autres protestations politiques obéissent à une logique similaire
quand la CMS défend sa surconsommation contre l’inflation et les pénuries «
économiques » (Venezuela) ou « politiques » (Iran).

3.1.2 – La CMS contre le prolétariat

La CMS est payée pour agir contre les intérêts immédiats et quotidiens des
prolétaires. En règle générale, elle remplit sa tâche dès la moindre revendication
ou la plus petite grève. Elle fait tout pour enrayer la moindre initiative de
résistance dans le prolétariat, que ce soit par le discours conciliateur, la menace
de sanction, le sabotage de la grève ou le travail « jaune ». C’est bien là qu’elle
justifie son sursalaire. Elle le fait aussi quand, dans un mouvement large où elle
s’est d’abord trouvée associée au prolétariat, elle se retourne contre lui quand
elle a obtenu satisfaction ou a renoncé au combat. Elle considère alors qu’il est
temps que les travailleurs se remettent au travail et produisent la plus-value
nécessaire au sursalaire.

Pour ne prendre qu’un seul exemple, on a pu observer un tel retournement en


Egypte lorsque le général Al-Sissi a annoncé, dans les premiers jours de juillet
2013, la destitution de Morsi, président de la République et la prise du pouvoir
de facto par les militaires. Il avait derrière lui, à la télévision, le grand imam
d’Al-Azhar, le grand pope, le secrétaire général du parti Nour (salafiste), le prix
Nobel El-Baradei, et last but not least, Mahmoud Badr, le jeune leader de la
campagne massive Tamarrod, qui mena à la gigantesque manifestation du 30
juin 2013 contre Morsi et à sa destitution, alors qu’il avait été
démocratiquement élu. On a là une représentation très large des différentes
catégories de la classe moyenne égyptienne. Peu importe les illusions que se
faisaient ces gens-là sur l’esprit démocratique qui régnait dans les hautes
sphères de l’armée. Ce qui est sûr, c’est que Morsi et ses Frères Musulmans
n’étaient pas arrivés à mettre fin à la vague de grèves commencée dès avant la
chute de Moubarak (février 2011), et que cette vague a presque complètement
cessé au deuxième semestre de 2013, après le coup d’Etat de Sissi.

3.1.3 – Position de la CMS dans la contradiction prolétariat/capital

Se plaçant tantôt dans un camp, tantôt dans l’autre, la classe moyenne salariée
joue-t-elle un rôle dans la reproduction de la contradiction qui fonde la société
capitaliste? Oui, mais ce rôle est à préciser.

Dans la mesure où, associée à l’un des deux pôles de cette contradiction, elle
pèse contre l’autre pôle, la CMS contribue à accentuer l’affrontement. Ainsi,
lorsqu’elle demande une augmentation de salaire, elle menace les profits du
capital et pousse le capital, au même titre que le prolétariat, à s’adapter en
recherchant de nouvelles sources de plus-value, ou des augmentations de
productivité, etc. « Au même titre », mais pas avec la même force que le
prolétariat. D’abord parce que la CMS est moins nombreuses que le prolétariat,
mais ensuite et surtout parce qu’elle est moins revendicative. C’est normal,
puisqu’elle dispose de réserves. Dans l’ensemble, le cours quotidien de
l’affrontement entre classe moyenne et capital est plutôt calme. C’est
évidemment l’existence du sursalaire qui explique ce calme. Car le sursalaire
permet la surconsommation, et élimine en temps normal la contrainte, qui pèse
sur le prolétariat, de lutter pour le nécessaire.

Inversement, quand elle agit contre le prolétariat, la CMS renforce l’exploitation


de celui-ci et favorise l’augmentation des profits du capital. Par contrecoup, elle
pousse le prolétariat à la résistance, voire à la révolte, et relance donc la
mécanique qui approfondit continuellement la contradiction entre les deux
classes fondamentale.

La CMS apparaît donc comme un élément auxiliaire dans la contradiction


prolétariat/capital. Ceci est une autre façon de dire qu’elle n’est pas elle-même
dans un rapport de contradiction avec l’une ou l’autre classe. Dans son rapport
au capital, et dans la mesure où elle est productive, elle est exploitée, car elle
produit de la plus-value. L’exploitation qu’elle subit la rend-elle « anticapitaliste
»? Non, puisqu’elle se définit aussi par son sursalaire, qui est une part de la
plus-value sociale. Le rapport d’exploitation où elle se trouve est en quelque
sorte compensé par le sursalaire. Ainsi que nous l’avons vu, la CMS est dans un
rapport antagonique, mais non contradictoire avec le capital. Elle s’oppose à lui
pour augmenter son salaire, mais ne veut surtout pas que le capital cesse, ou
réduise, l’exploitation du prolétariat d’où vient la grande masse de la plus-value.
D’où son réformisme indécrottable, même lorsqu’il se teint d’allures « radicales
».

Dans son rapport au prolétariat, la CMS est aussi une auxiliaire des capitalistes.
Elle favorise l’exploitation du prolétariat, mais ne l’exploite pas directement. En
effet, le sursalaire n’apparaît pas socialement comme une partie de la plus-
value, et n’est pas une soustraction que les patrons opéreraient post-festum sur
leurs profits. En général, il n’y a pas de corrélation visible et individuelle entre le
zèle anti-prolétarien de tel ou tel salarié de la CMS et le niveau de sursalaire : ce
n’est pas une prime directement proportionnelle au nombre de mesures
disciplinaires que le petit chef va infliger à l’ouvrier. Et le sursalaire ne varie pas
non plus en fonction des bilans trimestriels des entreprises. La CMS ne contrôle
pas la collecte ni l’usage de la plus-value. Ce sont les capitalistes qui l’empochent
et la répartissent entre différents usages possibles. La CMS participe à
l’exécution des décisions qui s’ensuivent: investir, embaucher, licencier, etc.
Mais elle n’est elle-même que salariée, et le capital le lui rappelle parfois
brutalement.

Car il arrive que la CMS se révolte massivement contre le capital (Venezuela,


Tunisie, Egypte) pour soutenir des revendications substantielles. La répression
de la CMS, et pas seulement du prolétariat, est alors à la mesure de sa
combativité. Nous examinerons certaines de ces révoltes plus loin. Contentons-
nous ici d’observer que la résorption de ces révoltes ne constituent guère le
dépassement d’une contradiction (ou sa reformulation à un niveau supérieur),
au sens où, quelle que soit l’issue de l’affrontement entre CMS et capital, le
retour à la normale dépend non pas du rapport CMS/capital, mais du rapport
prolétariat/capital.

3.2 – La CMS dans la rupture du rapport prolétariat/capital


Exploitée mais touchant une part de plus-value, « exploiteuse » mais sans
empocher elle-même les profits, la classe moyenne salariée ne joue donc qu’un
rôle auxiliaire dans la mécanique de la contradiction fondamentale du MPC, qui
est fondamentalement régie par la lutte entre prolétariat et capital pour le
partage de la journée de travail. Cette contradiction est une donnée pour la
CMS. En particulier, ce n’est pas la CMS qui pousse cette contradiction jusqu’à
son point de rupture. La CMS n’a ni la volonté ni les moyens de rompre le
rapport de présupposition réciproque qu’entretiennent les deux autres classes
entre elles. Mais quand cette rupture intervient, quand le prolétariat se soulève
contre les capitalistes, que fait la classe moyenne salariée? La question est assez
platonique, car une telle situation n’a pas eu lieu depuis les années 68 en France
et en Italie – et encore ce ne sont pas là de véritables insurrections, mais
seulement des situations qui permettent de s’en approcher.

Nous nous efforcerons plus loin d’approfondir l’analyse de la situation de la


CMS dans un contexte de rupture insurrectionnelle. Pour le moment, il nous
suffit de déduire de la place de la CMS dans le rapport d’exploitation qu’une
rupture de celui-ci lui est forcément dommageable, puisque la production de
plus-value est à l’arrêt dans toutes les zones où le prolétariat est insurgé. Dans
toutes ces zones, aucune alliance n’est possible entre la CMS et le prolétariat
révolutionnaire. Dans l’affrontement du prolétariat insurgé contre le capital, la
CMS prendra le parti du capital en participant (activement ou passivement) à la
répression.

Les fractions les plus avancées de la CMS, cependant, s’efforceront de ramener


le conflit à un niveau plus quotidien, permettant la négociation. Elles pourront
le faire en prenant appui dans les zones où l’insurrection n’a pas encore
commencé, ou bien a déjà été défaite. Dans la mesure où elle interviendra, la
CMS va donc s’efforcer de ramener le conflit entre prolétariat et capital au
niveau de la négociation, niveau où la production de plus-value est rétablie,
même si des conflits continuent. Tout le personnel politique et syndical va s’y
employer, mais la CMS en tant que telle peut aussi contribuer en participant à la
lutte. Elle s’associera au prolétariat pour réclamer des augmentations de
salaires, et y ajoutera la revendication de réformes institutionnelles. Elle
s’inscrira ainsi, avec une partie du prolétariat, dans une forme avancée de
contre-révolution, en promouvant des luttes qui gêneront certains capitalistes,
faisant ainsi la preuve de sa sincérité « anti-capitaliste ». La classe moyenne
pourra appuyer ses « propositions constructives » sur la partie du prolétariat
qui n’est pas engagé dans une pratique d’affrontement pur, mais qui peut-être
lutte quand même, revendique, etc. En outre, elle pourra « capitaliser » sur des
défaites ou des reculs du prolétariat insurgé pour en gagner au moins une partie
à la cause des « reformes » et du « réalisme ». Et pour faire valoir ses
propositions contre-révolutionnaires, elle ira jusqu’à faire le sale boulot contre
les fractions les plus incontrôlables du prolétariat, dans la mesure où ses
tentatives d’isoler ces fractions aura réussi.

Dans une phase de crise profonde et d’éclatement de la présupposition


réciproque des classes, aucune alliance n’est donc envisageable entre la CMS et
le prolétariat révolutionnaire. Ce n’est que dans la version programmatique de
la théorie que le prolétariat pouvait envisager d’entraîner politiquement une
fraction au moins de la classe moyenne (en partie non salariée) dans sa
révolution – et encore pas forcément jusqu’au bout. À présent, cette perspective
n’est plus de mise. On la trouve parfois sous une forme dérisoire dans des textes
militants, y compris prétendument proches de la communisation. Par exemple:

« C’est à une minorité d’actuel-le-s et de futur-e-s prolétaires refusant de


travailler (travailleur-e-s, lycéen-ne-s), mais aussi de déserteurs de leur classe
(étudiant-e-s insoumis, membres subversifs de l’encadrement, etc.) qu’il revient
d’exhorter – sans diriger comme une avant-garde – cette subjectivité vivante
résistante en chacun, contre l’homo oeconomicus qui est en eux et contre
l’idéologie du travail et de ses zélateurs ». (Comité érotique révolutionnaire,
Libérons nous du travail – en partant du printemps 2016, Éd. Divergences 2016,
p. 47)

La classe moyenne nous apparaît ici sous la forme du militant venant à la


rencontre du prolétariat, non pas pour le diriger, certes, mais pour l’exhorter à
se purifier des intérêts économiques qu’il nourrit.

Ou encore:

«Il nous faut aller à la rencontre, dans tous les secteurs, sur tous les territoires
où nous habitons, de ceux qui disposent des savoirs techniques stratégiques. […]
Ce processus d’accumulation de savoir, d’établissement de complicités en tous
domaines, est la condition d’un retour sérieux et massif de la question
révolutionnaire». (Comité Invisible, À nos amis, La Fabrique 2014, p. 96)

Ici, le militant part à la rencontre d’autres membres de la classe moyenne


salariée, ceux qui détiennent les savoirs nécessaires à la production. Certes, il ne
s’agit pas d’être leurs commissaires politiques, mais leurs complices, leurs
copains.

La grande naïveté de telles propositions tient à ce que les choix politiques et


idéologiques des individus priment sur l’appartenance de classe, qui n’est là que
pour faire de la figuration ; ce sont des raisonnements qui n’ont de sens que
dans une société qui – en prospérité ou en récession – tourne à peu près rond et
permet donc la démarche politique – aussi vaine soit-elle. Quand la classe
moyenne cherche une alliance avec le prolétariat, elle l’envisage sous la forme de
la politique. Dans la communisation, il n’y aura pas de politique révolutionnaire,
a fortiori pas d’alliance politique entre prolétariat et CMS. Face au prolétariat
cherchant à se nier, à abolir immédiatement les classes et à dépasser le travail et
l’économie, la classe moyenne salariée sera amenée à défendre salaire et
sursalaire. Dans sa participation aux tentatives de contre-révolution, la CMS
aura beau jeu de faire valoir son savoir-faire productif et d’encadrement. Elle
trouvera là la base d’une double alliance, avec une fraction du prolétariat d’un
côté et avec une fraction « progressiste » du patronat de l’autre, et tiendra ainsi
bien son rôle d’auxiliaire dans la contradiction prolétariat/capital.

4 – La classe du quiproquo

Essayons de conclure. L’apparition d’une troisième classe au sein du mode de


production capitaliste ne modifie pas fondamentalement l’analyse qu’on peut en
faire. La contradiction prolétariat/capital reste le seul moteur de l’évolution de
la société capitaliste, et la CMS n’intervient dans cette évolution que de façon
auxiliaire, comme intermédiaire. Ses interventions elles-mêmes, d’ailleurs, ne
sont explicables que par les aléas du rapport d’exploitation du prolétariat, qui
est le déterminant premier de la masse disponible de plus-value, et donc des
possibilités de sursalaire. Dès lors, pourquoi introduire la CMS dans le rapport
social d’ensemble? D’abord parce qu’il s’agit d’une masse relativement
importante de population, qu’on ne peut classer ni dans la bourgeoisie ni dans le
prolétariat. Et il est possible de la définir comme classe sur la base des
mécanismes fondamentaux de la reproduction du MPC. Ensuite parce que la
classe moyenne est entrée en lutte, au moins depuis le début de ce siècle, et
qu’elle se fait ainsi connaître dans sa spécificité. Sans doute ces luttes n’ont-elles
qu’un intérêt secondaire pour nous. Que nous importe que Ben Ali et Moubarak
soient destitués ou non? Quel intérêt pour nous y a-t-il à ce que Moussavi soit
élu ou pas à Téhéran (2009)? La réponse est d’une part que l’analyse de ces
luttes fait partie de l’activité normale de la théorie communiste, qui se doit de
comprendre tous les aléas et les soubresauts de la société capitaliste. «
Comprendre », mais aussi évaluer. C’est-à-dire s’efforcer de voir le rapport qu’il
peut y avoir entre la CMS comme réalité socio-historique et la possibilité du
communisme. Pour nous, l’analyse de la société capitaliste n’a d’intérêt qu’à la
condition qu’elle nous fasse avancer sur la compréhension du communisme, de
sa possibilité, des obstacles auxquels il est confronté. Or il se trouve que les
luttes récentes de la classe moyenne salariée ont donné lieu à beaucoup de
quiproquo. La classe moyenne est très présente dans de nombreuses luttes
récentes à travers le monde, et elle en complique souvent la compréhension,
notamment en incitant beaucoup de commentateurs à voir une révolution là où
il n’y en a pas, ou à voir le prolétariat en première ligne alors qu’il est à la
remorque des événements. Par exemple, et sans aller jusqu’à parler de
révolution, le mouvement français de 2016 contre la loi Travail a suscité bien
des espoirs et des analyses qui le surévaluent grandement. Une partie de la
classe moyenne française a joué à l’insurrection, à côté d’une petite fraction du
prolétariat qui revendiquait, quoique de façon peu ludique en général. Ce conflit
fera l’objet de notre prochain épisode.

B.A. – R.F.,

juin 2017
Episode 3: Le mouvement contre la «Loi Travail» en France (2016)

Depuis les années 1990, la France a connu un certain nombre de mouvements


sociaux – contre le plan-Juppé en 1995, contre la suppression des fonds sociaux
des ASSEDIC en 1997-1998 (mouvement des chômeurs et précaires), contre la
réforme des retraites en 2003, encore contre la réforme des retraites en 2010.
Ces mouvements sont habituellement retenus comme les temps forts de la lutte
des classes en France au cours des dernières décennies.

1 – Particularité du cas français

Malgré les différences de mobiles et d’acteurs, ces mouvements ont en commun


d’avoir tous contesté des projets de loi visant à éliminer tel ou tel aspect des
conditions sociales du fordisme. Les acquis sociaux (retraites, santé,
indemnisation du chômage, service public, etc.) étaient visés, dans un pays où
leur rôle reste considérable. Ces mouvements ont tous tenté de faire reculer le
gouvernement en place, mais avec un succès décroissant au fil des années. Par la
force des choses, l’instance qui leur faisait face n’était pas tel ou tel patron ou le
patronat dans son ensemble (bien que la pression du patronat ait été à l’origine
des réformes), mais l’État. Le contenu même de ces projets de loi engageait de
vastes portions du salariat en général, convoquées au rendez-vous des réformes
selon un découpage traditionnel (secteur public/secteur privé, emploi/chômage,
etc.) dont la rigidité est elle-même un héritage du «compromis fordiste».

Le démantèlement du compromis fordiste au niveau de l’État s’est accompagné


d’un mouvement analogue dans les entreprises. Cependant, la résistance à ce
niveau n’a jamais pris des proportions telles qu’on puisse parler de véritables
mouvements à une échelle nationale. Aussi bien au niveau des privatisations et
des restructurations de boîtes qu’au niveau des mesures législatives (la création
du CDD en 1979, la suppression de l’indexation des salaires en 1982,
l’annualisation des heures supplémentaires, etc… jusqu’à l’ANI de 2013), la
résistance fut toujours un fait sectoriel ou local1. Par ailleurs, l’attaque des
conditions sociales du fordisme s’est constamment trouvée en retard par
rapport à la pratique réelle sur les lieux de travail . Il fallait des réformes
politiques d’ampleur, dont les lignes étaient dictées par le niveau de généralité
de la cible (le système de retraite, le statut des fonctionnaires, etc.). En France
plus qu’ailleurs la notion de «réforme» a perdu toute connotation positive: elle
est devenue synonyme de dégradation du statu quo ante. Et le rejet des réformes
par les salariés s’est confondu de plus en plus avec la simple défense de celui-ci.

De par leur récurrence et de par leur position particulière dans la structuration


post-fordiste de la lutte des classe (la dualité défense de l’emploi/émeutes de la
reproduction sur laquelle nous reviendrons dans un sous-chapitre ad hoc), les
mouvement sociaux ainsi définis sont bel et bien une spécificité française. Et les
déterminations que nous venons d’esquisser leur confèrent un caractère
nécessairement interclassiste en ce que la défense des acquis sociaux – à
l’exception de l’indemnisation du chômage, qui mériterait un discours à part2 –
concerne aussi bien le prolétariat que la classe moyenne. Peut-être la classe
moyenne est-elle un peu plus concernée que le prolétariat, en raison des
différences d’espérance de vie – notamment après le recul de l’âge de départ à la
retraite –, de propension à la consommation de soin médicaux, etc.
Dans ce tableau général, le mouvement de 2016 contre la Loi Travail (ou Loi El
Khomri) s’inscrit dans le décalage habituel entre la pratique réelle à l’intérieur
des entreprises et la mise en adéquation de l’appareil juridique. Il se distingue
cependant à plusieurs égards de ses prédécesseurs. En particulier parce que le
projet de loi lui-même ne portait que marginalement sur le welfare ou le salaire
indirect, mais précisément sur le travail. Certes, cette loi était loin d’incarner ce
que certains activistes ont voulu y voir – une attaque frontale contre le
prolétariat. Cela a suscité un vaste malentendu. Nous allons voir pourquoi.

Le tableau ci-dessous illustre le pourcentage de travailleurs couverts par une


convention collective dans l’ensemble de la population salariée des pays de
l’OCDE en 2009. La troisième colonne donne aussi la hiérarchie entre accords
de branche, d’entreprise ou interprofessionnel lorsque plusieurs niveaux sont
admis (le premier niveau mentionné s’impose aux autres) ; la quatrième
colonne rend compte de la possibilité ou non d’étendre les accords de branche,
d’entreprise ou interprofessionnels aux non-signataires des accords, sans
donner de détails sur les procédures d’extension (automatique, par demande,
etc.).
Dans ce tableau, les disparités nationales sont nettes. À un pôle, on trouve des
pays – les États-Unis, le Japon et le Royaume-Uni – où la négociation se
déroule uniquement au niveau de l’entreprise, où le taux de couverture par les
conventions collectives est très bas, celles-ci n’étant pas extensibles. À l’autre
pôle – en France, en Autriche, en Suède, etc. – c’est l’inverse: le taux de
couverture est très élevé et les accords de branche priment sur les accords
d’entreprise, avec possibilité d’extension. Au milieu, on trouve un large éventail
d’économies «coordonnées» (néolibérales avec quelques anciens éléments du
fordisme), comme l’Allemagne, qui modulent de façon variable le rapport entre
modalités de négociation et taux de couverture des salariés. Dans l’ensemble, il
est évident que la tendance historique est donnée par le premier pôle, ne serait-
ce que par son poids dans le cycle mondial. Cette tendance affecte depuis
longtemps la structure réelle de l’emploi dans les économies européennes, et la
crise de 2008 n’a fait que l’accentuer. Dans l’Allemagne de 2001, les
conventions collectives de branche couvraient 64% des salariés de l’Ouest du
pays et 45% des salariés de l’Est. En 2011, elles ne couvraient plus que 54% des
salariés à l’Ouest et 37% à l’Est. En outre, une décision de la Cour Fédérale du
Travail du 24 juin 2010 a introduit la possibilité de multiplier les conventions
collectives dans une même entreprise en fonction des segments professionnels,
remettant ainsi en cause le principe de la convention collective unique3. La
France apparaît dans le tableau comme une sorte de paradis de la couverture
par branche : cependant, cette image favorable est trompeuse. Tout d’abord il
faut remarquer que, pour les contrats à durée déterminée (environ 1,4 million
dans le privé), le rattachement à la convention de la branche existe bel et bien,
mais est peu effectif quand il s’accompagne du chantage à la discipline en
échange du renouvellement ou de l’embauche en CDI. Aux CDD dans le privé
s’ajoutent le vaste recours à l’intérim4 (600.000 personnes), les CDD du public
(580.000), les emplois aidés par l’État (542.000 contrats aidés et 578.000
contrats d’apprentissage ou de professionnalisation en cours à la fin du
deuxième trimestre 2016). Ajoutons enfin les travailleurs détachés (286.000 en
2015, soit 25% de plus qu’en 2014)5.
Bien que le CDI soit encore le contrat de travail majoritaire (85% du stock
d’emploi salarié), les contrats courts constituent désormais, de manière plus ou
moins permanente, 85-87% du flux. Ces 15% de «précarité» au sein du salariat6
constituent les marchés du travail dits «secondaires», et affectent de manière
croissante les 85% représentés par les emplois stables. Ce clivage recoupe en
partie celui du cadre concurrentiel: les PME et les ETI embauchent et licencient
proportionnellement plus que les grands groupes, tandis que ceux-ci
représentent 30% de l’emploi privé (soit 4,4 millions de salariés), 53% des
exportations, 66% des dépenses de R&D des entreprises… et sont souvent les
donneurs d’ordre de ces mêmes PME. Or, il apparaît que, depuis la crise de
2008, les grandes entreprises françaises perdent en compétitivité
internationale. Cela se voit à nombre d’indicateurs. Le taux de marge est estimé
à 28,1 % en France, contre 40% en Allemagne et 37% au niveau de la moyenne
européenne (données de 2013) ; en 2009 il y avait 40 entreprises françaises
parmi les 500 plus importantes entreprises du monde par chiffre d’affaires,
tandis qu’en 2013 il n’y en avait plus que 31. L’entrée de Donfeng dans PSA, la
vente partielle d’Alstom, le rachat de Solvay par Rhodia en 2011, la fusion
Lafarge-Holcim en 2014, etc. sont d’autres symptômes de la « faible
compétitivité du territoire national » français ; celle-ci se traduit par la
diminution de l’investissement, qui se répercute sur les sous-traitants de la
filière (baisse des commandes, mise en concurrence accrue, etc,). Dans une telle
situation, une révision supplémentaire des modalités de négociation et de
réduction des effectifs s’imposait, tant du point de vue immédiat des PME, que
du point de vue à moyen terme des grands groupes.

2 – La loi El Khomri

Tel est le cadre général qui, à la mi-février 2016, pousse le gouvernement


français à présenter le projet de loi de la ministre El Khomri, visant à «instituer
de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les
actifs». Cela répondait à la demande du MEDEF et de l’UE en faveur de
réformes structurelles du marché du travail. Le projet de loi fait suite à la loi
Macron de 2015 votée dans le même esprit de « déverrouiller la France »
(travail du dimanche, etc.), ainsi qu’au rapport de la commission Badinter
(janvier 2016) préconisant la refonte d’un Code du travail jugé désormais
illisible. Cependant, le texte est loin de faire l’unanimité au parlement. Il est
considéré comme trop timide par la droite (et le MEDEF), et comme trop libéral
par le FN et par la gauche de la gauche, y compris par une partie de la gauche au
pouvoir (les «frondeurs» du PS). Le texte va donc subir plusieurs remaniements
pendant le conflit. Malgré ceux-ci, il ne deviendra loi que grâce à l’article 49.3 de
la Constitution (vote bloqué engageant la confiance du parlement). Les mesures
les plus controversées, la plupart amendées en cours de route, sont les
suivantes:

l’élargissement des critères qui définissent le licenciement économique: la


baisse prolongée des commandes ou du chiffre d’affaire, les problèmes de
trésorerie et la sauvegarde de la compétitivité vont entrer en ligne de compte, ce
qui facilitera les licenciement. Dans la version définitive ce point sera modéré
par la création de commissions paritaires de branche comprenant en leur sein
des membres des organisation syndicales représentatives;
le plafonnement des indemnités prud’homales, qui de contraignant dans le
projet deviendra indicatif dans la loi approuvée au parlement le 21 juillet 2016.

l’inversion dans la hiérarchie des normes en matière d’accords entre les


partenaires sociaux: l’accord d’entreprise va pouvoir primer sur l’accord de
branche, notamment en matière de salaires, de temps de travail et de
majoration des heures supplémentaires; l’accord de branche ne s’appliquera
qu’en absence d’accord d’entreprise. C’est un point sur lequel le gouvernement
ne cédera pas. Les commissions paritaires n’exerceront qu’un rôle de
surveillance a posteriori.

l’ allongement du temps de travail : l’horaire hebdomadaire restant fixé à 35


heures de base et 48 heures maximales (heures supplémentaires incluses), on
passerait de 44 heures de travail normal en moyenne (ou 40 heures de travail de
nuit) sur 12 semaines, à 44 heures de travail normal (ou 40 heures de travail de
nuit) en moyenne sur 16 semaines. Ce point n’apparaît pas dans le texte
approuvé : la durée hebdomadaire maximale en moyenne reste de 44 heures sur
12 semaine (dérogation possible par accord d’entreprise, dans la limite de 46
heures hebdomadaires).

Tarification des heures supplémentaires : des accords d’entreprise ou de


branche pourront appliquer des majorations moins favorables, avec un taux
minimum de majoration de 10%. La règle du Code du Travail (+25% pour les 8
premières heures, +50% pour les suivantes) ne s’applique qu’à défaut d’autres
accords. C’est le deuxième point sur lequel le projet de loi ne verra pas de
changement. Toutefois, il ne s’agit pas d’une véritable nouveauté : les lois Fillon
de 2004 et 2008 prévoyaient déjà la possibilité (peu utilisée), pour certains
aménagements du temps de travail, de déroger aux accords de branche7.

D’autres mesures, plutôt cosmétiques et peu aptes à devenir sources de conflit,


s’ajoutent à cette liste : introduction du Compte personnel activité, suppression
de l’examen médical d’embauche (de toute façon peu appliqué), changements
mineurs en matière de congés payés ordinaires et spéciaux, etc.

C’est notamment le troisième point qui a mis au centre du conflit du printemps


2016 ces objets un peu vieillots que sont le Code du Travail, surchargé de
dérogations et de jurisprudence, et les syndicats CGT et Force Ouvrière, dont la
trajectoire est depuis longtemps descendante, tandis que la CDFT monte aux
élections professionnelles. Nous avons vu que la structure de l’emploi en France
présente des traits un peu schizophrènes. Dans l’ensemble des contrats
existants, un large stock d’emplois en CDI, majoritaires, coexiste avec un flux
majoritaire d’embauches en emplois précaires. Il est donc normal que des
formules comme «le contrat de travail à durée indéterminée est la forme
normale et générale de la relation de travail» (Art. 1221-12 du Code)
commencent à poser problème.

La loi El Khomri correspond à une situation générale de pénurie de plus-value


qui se traduit de manière double. À la demande patronale d’accords plus souples
et moins coûteux, s’ajoute la question de l’intégration des syndicats qui sont
moins coopératif avec le patronat. Même ceux-ci – bien que dans une moindre
mesure par rapport aux syndicats «d’accompagnement» – vivent
principalement de transferts de valeur qui se font directement par les
contribution patronales au «dialogue social»8 (fonds paritaires dédiés au
financement des organisations syndicales et d’employeurs) et indirectement par
l’État à différents niveaux (régions, collectivités locales), et sous différentes
formes (versements, décharges syndicales, etc.). Les cotisations des inscrits ne
constituent qu’une faible partie du budget des syndicats. Aussi modestes que
soient ces portions de plus-value dans les bilans des entreprises, le patronat
essaie de faire des économies dans tous les sens. Pourquoi dès lors continuer à
financer des syndicats pas assez «collaboratifs» alors que les profits sont
insuffisants?

3 – Le mouvement contre la loi El Khomri

La combinaison de l’attaque contre la négociation de branche et de l’attaque


contre les syndicats «non alignés» explique l’ambiguïté du mouvement contre la
loi El Khomri. Ce mouvement peut être lu à la fois comme une bataille de rue et
comme un conflit inter-institutionnel – entre l’État et les syndicats, se
prolongeant de manière souterraine même à l’intérieur du gouvernement. Les
deux aspects ont coexisté de façon variable. L’obtention d’un compromis entre
l’État et les syndicats était bel et bien l’enjeu principal du contentieux : l’un
comme les autres demandaient 100 pour obtenir 50, et visaient à obtenir gain
de cause par l’usure de l’adversaire. Le chemin pour parvenir à ce compromis et
le débat au parlement furent longs. Entre les batailles de rue et les multiples
discussions du texte dans les coulisses, entre le caractère minoritaire du
mouvement et sa capacité à durer encore et encore, la contradiction n’était
qu’apparente.

En lieu et place des foules de 1995 et même de 2010, il y a eu une étrange


fédération de segments du prolétariat et de la classe moyenne qui se sont
cherchés, se sont parfois heurtés, ont convergé, pour enfin s’effriter sans jamais
se confondre ou remettre en cause leurs identités respectives. Le gouvernement
avait bien travaillé pour construire ce fractionnement: les bataillons de
fonctionnaires, dont il venait de revaloriser les salaires de 1,2% après 6 ans de
gel, n’étaient pas concernés par la loi; les routiers entrés en grève en mai en sont
aussitôt sortis, lorsque il a été décidé que la révision de la tarification des heures
supplémentaires ne les concernait pas non plus; et le Premier ministre Valls
annonçait à la mi-avril ses «mesures jeunes» pour les 18-25 ans (Aide à la
recherche du premier emploi, augmentation des bourses pour les lycéens, etc.).

Les trois acteurs principaux – la composante syndicale, les cortèges de tête, et


Nuit Debout – luttaient dans un but différent. La première réclamait le retrait
du projet de loi (en y croyant plus ou moins). Dans ce même camp, les
bureaucraties syndicales voulaient réaffirmer leur «représentativité». Pour les
deux autres camps, il s’agissait surtout de revendiquer une autre politique,
même dans la forme du « refus de la politique » (qui reste à l’intérieur de ce
qu’il refuse). La revendication du retrait de la Loi Travail est devenue le
dénominateur commun parce que la composante syndicale était la seule à
pouvoir imposer un rapport de force. C’est à ce titre que les autres acteurs (Nuit
Debout notamment) ont demandé son intervention et sa présence. De son côté,
la composante syndicale, notamment au niveau «organisationnel» (directions,
services d’ordre), a adopté une posture de méfiance et parfois de dénonciation
vis-à-vis de Nuit Debout et des cortèges de tête (les «casseurs»). Mais elle en
avait également besoin, en tant qu’alliés et en tant qu’épouvantails face au
gouvernement. En fin de compte, le calendrier du mouvement n’a jamais été
autre que syndical et les timides tentatives du cortège de tête de se donner ses
propres échéances se sont soldées par un échec.

Nous ne rentrerons pas ici dans le détail de la chronologie du mouvement (il en


existent déjà d’assez exhaustives sur internet9). Nous nous interrogerons plutôt
sur sa composition sociale et ses pratiques.

3.1 – Cortèges de tête

Dans les «cortèges de têtes» qui ouvraient les manifestations, on trouvait la


composante la plus jeune du mouvement: des étudiants, des militants
autonomes et d’extrême gauche, des précaires, quelques travailleurs qui
venaient de la partie syndicale des manifs (SUD Rail, CGT Tricastin, dockers du
Havre, etc.). Et surtout des lycéens, qui étaient les plus nombreux, engagés sur
le double front des manifs et des blocages de leurs lycées. Contrairement à ce
qui s’était passé lors du mouvement contre la réforme des retraites de 2010, ces
lycéens venaient souvent de lycées généralistes et de centre-ville, surtout dans la
région parisienne10, alors que les lycées professionnels et de banlieue se sont
peu mobilisés et, quand cela est arrivé, cela a rarement été dans les banlieues les
plus pauvres, mais à Courbevoie, à Levallois-Perret, à Clichy, aux Lilas11. C’est
notamment parmi ces lycées moins favorisés qu’on compte les rares épisodes de
dégradation des bâtiments. Pour le reste, les lycéens semblaient peu concernés
par leur propre situation de lycéens : pas de discours sur une réforme de
l’enseignement, pas de velléités autogestionnaires, pas d’écoles vandalisées non
plus. La motivation semble venir entièrement du contexte extérieur. En mars, il
y a eu jusqu’à 176 lycées bloqués en France, dont cinquante en Île-de-France et
une vingtaine à Paris.

Les étudiants étaient en minorité dans les cortèges. Les facs et départements
(science humaines le plus souvent) n’ont pas connu de blocage d’envergure, sauf
les jours de mobilisation nationale.

Les pratiques de lutte des cortèges de tête se font remarquer par les
affrontements avec la police, le cassage de vitrines et autres dégâts du mobilier
urbain au cours des manifestations ou en marge de celles-ci. Les pillages sont
quasi-inexistants. On est en présence d’une violence plutôt symbolique et –
malgré la sur-médiatisation de l’attaque à l’Hôpital Necker (14 juin) – très
sélective, qui porte un message politique simple : nous contre eux. Parmi les
cibles préférées, outre la police : les banques, les grandes firmes, les commerces
de luxe, les sièges du PS, les mairies, les abribus hébergeant des affiches
publicitaires, les voitures de grosses taille, les voitures des contrôleurs de la
RATP… en somme tous les « ennemis du peuple », que les « casseurs » se
chargent de pointer du doigt en même temps qu’ils les frappent. Derrière ce type
de violence on trouve la détestation de la gestion sécuritaire de l’espace public
(violences policières, vidéosurveillance, etc.), l’horreur de la politique soumise
ou impuissante face au grand capital, le mécontentement face à la panne de
l’ascenseur social et la peur d’une paupérisation qui se fait à la marge12. Cela est
visible aussi dans les slogans: «tout le monde déteste la police», «on vaut mieux
que ça», «se lever pour 1200 euro par mois c’est insultant» (notons au passage
que 1200 euro par mois, c’est déjà plus que le SMIC net, actuellement à 1150
euro environ). Une fraction des cortèges de tête (étudiants et activistes) tente de
bloquer des lieux de travail depuis l’extérieur (port de Gennevilliers, 28 avril),
mais il ne s’agit que de quelques épisodes sans succès, qui amènent à se replier
rapidement sur la pratique habituelle des manifs.

Les cortèges de tête se font aussi remarquer par le grand nombre de graffitis
poétiques laissés sur les parcours des manifestations. Ce n’est pas une pratique
neutre : en dehors d’un contexte insurrectionnel réel, la « parole libérée »
appartient à ceux qui la maîtrisent déjà ; et de la même manière qu’en Mai 1968,
mais sans l’aspect novateur qu’elle avait à l’époque, ce n’est que l’ersatz
fantasmatique de ce qui ne peut pas être fait plutôt que la description de ce qui
se passe en actes.

On peut déduire de l’ensemble de ces éléments que dans les cortèges de tête la
classe moyenne est hégémonique et majoritaire.

3.2 Nuit Debout

On peut faire le même constat pour Nuit Debout. Suivant les recherches qui ont
été menée à ce sujet à Paris13, les quartiers les plus représentés sont ceux du
Nord-Est de la ville, sans doute les plus pauvres mais en voie de gentrification
rapide. Environ un tiers des participants vient des banlieues (on ne sait pas
lesquelles). Cependant, 61% des participants sont diplômés, seulement un tiers
environ participe aux manifestations contre la loi Travail, mais plus de la moitié
a déjà à son actif une expérience d’engagement «citoyen, associatif ou caritatif»,
22% ont déjà cotisé à un syndicat, et 17% ont milité dans un parti politique. Le
chômage toucherait 20% des participants, tandis que parmi ceux qui ont un
boulot, les salariés d’exécution (ouvriers et employés) seraient 20% environ.

La pratique principale de Nuit Debout se résume à l’occupation de Place de la


République dans ses différents aspect (débats, organisation de l’occupation elle-
même, cortèges nocturnes). Les sujets des débats et des commissions sont très
éclectiques. Ils vont de l’écologie, du végétarisme, de l’emploi ou de la condition
féminine à des thèmes tournant autour de la refondation du politique :
démocratie participative, nouvelle constitution, souverainisme économique. Il
faut rappeler que Nuit Debout démarre suite à la «nuit rouge» du 31 mars,
organisée par le collectif Convergences des luttes (éléments de Fakir, Attac,
Parti de Gauche, DAL), et voit la participation active de Frédéric Lordon comme
d’autres souverainistes anti-UE ou anti-euro moins à gauche. Si cette origine ne
prédéterminait pas la trajectoire que Nuit Debout allait suivre, il était peu
probable que le cours des choses dévie de sa logique de départ: du lieu de
rassemblement à la composition sociale, tout ou presque était là pour la
confirmer. La place occupée a fonctionné pendant un certain temps, parait-il,
comme lieu de rencontre pour des coursiers à vélo ; si ces travailleurs s’y
rendaient pour passer le temps entre une commande et une autre et pour
réparer les vélos, d’autres y transitaient à la recherche de convivialité ou de
propagande. Tous, sans exception, s’accommodaient au cadre donné sans le
contester ou le détourner.
Il nous paraît donc légitime de conclure que la classe moyenne est, ici aussi, la
classe hégémonique et majoritaire. Elle se présente sous un visage moins
agressif que dans les cortèges de tête, principalement en raison de l’âge moyen
plus élevé des participants. En dehors de Paris, la composition de Nuit Debout a
été parfois plus variée (dans les villes de province), parfois plus homogène
encore (dans les tentatives d’«exportation» de Nuit Debout vers la banlieue
Nord de Paris: Saint-Denis, Aubervilliers, etc.). Dans l’ensemble, ces disparités
liées au contexte s’égalisent en moyenne.

3.3 – Le prolétariat

De telles considérations laissent supposer que la composante «syndicale» a été


la plus prolétarienne du mouvement. Cette affirmation doit être assortie de
quelques précautions.

Tout d’abord, il faut se garder d’établir une équivalence trop rapide entre
«syndicats» (ou même «CGT») et «prolétaires». Le taux de syndicalisation en
France est parmi les plus bas d’Europe (voir tab. 2). Il est plus important parmi
le personnel d’encadrement que chez les ouvriers, et plus bas dans le privé que
dans le public.

Tab. 2 : Taux de syndicalisation dans les pays OCDE

Dans ces conditions, les entreprises et les secteurs du privé dans lesquels des
syndicats comme la CGT et FO ont une base véritable et un vrai pouvoir de
mobilisation parmi les ouvriers et les employés sont peu nombreux. Il est vrai
qu’un faible taux de syndicalisation peut être compensé par des noyaux solides
et bien enracinés de délégués syndicaux (ou de délégués du personnel
syndicalisés), mais la situation en France est assez différente. Ainsi, les
directions de la CGT et de FO auraient bien aimé mobiliser plus contre
l’inversion dans la hiérarchie des normes, mais elles ne l’ont pu que dans leurs
derniers bastions – ports et docks, raffineries, centrales nucléaires, etc. Or c’est
seulement là qu’on a vu quelques débordements (le sabotage des lignes
téléphoniques en Haute-Loire revendiqué par la CGT Énergie, les affrontements
entre les dockers et la police lors de la manifestation du 14 juin, etc.). Capacité
de mobilisation n’est donc pas synonyme de contrôle de la base. D’ailleurs, cette
capacité de mobilisation n’est pas toujours synonyme d’implantation réelle dans
les entreprises (nous y reviendrons).

Ceci dit, il serait tout aussi exagéré de voir une disjonction totale entre
«syndicats» et «prolétariat». De toute façon, on peut dire que les syndicats – là
où la liberté d’y adhérer ou pas existe – n’ont jamais regroupé qu’une minorité
du prolétariat. Il est certain que même dans ses bastions, la CGT a eu à faire
avec des bases dont la réactivité n’était pas uniforme. Ici et là elle a dû batailler
pour mobiliser les troupes, tandis qu’ailleurs elle a eu du mal à les encadrer (cf.
les débordements déjà cités). Ici aussi, les disparités se compensent en
moyenne. Toujours est-il que le 14 juin, parmi les 600.000 manifestants qui
défilaient dans le Paris des «bobos», il y avait certes beaucoup des bonzes et de
militants politiques, mais surtout une multitude travailleurs venus de loin, faite
de corps marqués par le travail manuel, par le travail pénible, et par un mode de
vie qu’on croit disparu. Ils étaient venu dans les beaux quartiers pour un jour,
pour dire – premièrement à l’État – qu’ils existent, et qu’il faut compter avec
eux.

Ce rapport à l’État, sur le mode de l’affirmation de soi, ne fut d’ailleurs


nullement contredit par le cortège de tête, dont le dernier exploit fut une bataille
rangée quasi-militaire (et perdante) avec la police en fin de manif, sur
l’esplanade des Invalides, au beau milieu des palais du pouvoir. Bien que
l’affrontement fût la conséquence du piège tendu par la police, qui parvint à
séparer le cortège de tête de la partie syndicale et à «nasser» la quasi-totalité de
l’esplanade, sa forme concentrée et le lieu dans lequel l’affrontement eut lieu
avaient quelque chose de surréaliste : le but n’étant évidemment pas celui de
prendre l’Hôtel des Invalides ni même l’Assemblée Nationale, pourquoi était-on
là au juste ? Les timides tentatives de pratiquer une déconcentration du
mouvement ou des actions touch and go (rue Saint-Maur et Belleville, 14 juin)
restèrent le fait isolé et dérisoire de quelque groupe de militants. Malgré le
grand nombre de cagoules et habits noirs de style black bloc, la ressemblance
avec les émeutes de Grèce de 2008 ne tenait qu’à l’esthétique.

Parmi les multiples clivages qui ont caractérisé le mouvement


(prolétariat/classe moyenne, intersyndicale/secteurs en lutte, base
militante/bureaucrates, etc.) le plus structurant a été vertical. Il se plaçait entre
un petit nombre de secteurs où l’introduction de la négociation par entreprise
était à la fois une attaque contre le pouvoir de la CGT et de FO et une attaque
contre les travailleurs, et la majorité des autres secteurs, où cette coïncidence
n’existait pas, et qui n’ont pas bougé. Tout au plus, certaines luttes locales ont
essayé – avec un «opportunisme» tout à fait compréhensible – d’utiliser le
mouvement comme caisse de résonance pour leurs revendications spécifiques
(Amazon, McDonald’s, Campanile, Tour Eiffel). Il suffisait d’ajouter «retrait de
la Loi Travail» dans la dernière ligne des revendications pour se rattacher au
mouvement général. Même dans le secteur public ou para-public, nombre de
grèves suivaient la même logique (SNCF ; cantines scolaires de Montpellier,
Marseille, Toulouse, etc.)14. Néanmoins, le mot d’ordre vétuste de grève
générale est resté absent (alors qu’il était bien présent en 2010), tout
simplement parce que l’immense majorité du prolétariat n’était pas au rendez-
vous. Pourquoi ? Probablement parce que la négociation par entreprise n’allait
pas changer grande-chose à la situation immédiate de ces travailleurs. Par
exemple, une enquête récente menée par un journaliste indépendant15 qui a
réussi à se faire embaucher comme intérimaire dans un abattoir en Bretagne et
à y rester 40 jours, souligne les cadences infernales et les mauvaises conditions
de travail qui règnent dans ce secteur. Au poste de parage des bovins où le
journaliste a été affecté, il faut ôter les graisses de 60 carcasses de vache à
l’heure, 8 heures par jour, au milieu d’une chaleur et de bruits épouvantables.
Les ouvriers se plaignent de douleurs physiques de tout type (cervicales,
crampes, doigt bloqués), de maladies professionnelles et de troubles musculo-
squelettiques. Beaucoup tiennent grâce à l’alcool, aux médicaments, à la drogue.
Pour les ouvriers les plus anciens la contre-partie réside vraisemblablement
dans le niveau des salaires, qu’on fait miroiter aux yeux des jeunes intérimaires :
« Ils sont appâtés par les trois lettres « C-D-I » et d’autres avantages en voie de
disparition ailleurs : une mutuelle, un treizième mois, des primes (d’assiduité et
d’intéressement), des jolis cadeaux à Noël. […] Mais le pacte repose sur un non-
dit de taille : l’ouvrier y laissera sa santé »16. Si des entreprises telles que cet
abattoir parviennent à recruter malgré la dureté des conditions de travail, c’est
aussi grâce à l’assurance-chômage, qui permet aux précaires de trouver une
période de repos. Parmi les jeunes intérimaires, très peu arrivent à décrocher un
CDI. Cette possibilité s’ouvre de façon sélective après un an de présence dans
l’établissement. Encore faut-il réussir à tenir un an sans congés.

À peu de choses près, on retrouve de telles conditions dans des pans entiers de
l’industrie française (des postes peut-être moins durs, contre un salaire sans
doute plus faible). Et là, la primauté de la négociation par entreprise ne va pas
bouleverser la donne, car l’établissement du rapport de force se fait déjà le plus
souvent entreprise par entreprise et de manière non juridique. À cet égard, les
synthèses que la DARES17 produit chaque année au sujet des grèves dans les
entreprises de France sont éclairantes. Le tableau ci-dessous illustre le nombre
de journée individuelles non travaillées (JINT) pour 1000 salariés, et le
pourcentage d’entreprises d’au moins dix salariés ayant déclaré au moins une
grève, de 2005 à 2014.
Ce tableau montre que l’activité de grève est très faible en France : malgré une
petite flambée en 2010, le nombre de JINT et d’entreprises touchées a même
décliné depuis la dernière crise. Les données de 2016 seraient probablement
plus proches du niveau de 2010. Évidemment ça peut toujours changer du jour
au lendemain. Quoi qu’il en soit, entre le chômage et la faiblesse des structures
représentatives, les patrons n’ont pas de peine faire à pencher la balance de leur
côté.

Les dernières synthèses disponibles indiquent que sur l’ensemble des secteurs,
les motifs de grève sont de moins en moins sectoriels ou interprofessionnels et
de plus en plus de plus en plus internes à l’établissement, à l’entreprise ou au
groupe (42% des grèves en 2013, 58% en 2014) ; les salaires en restent l’enjeu
principal (47% des grèves en 2013 et 74% en 2014), suivis par la défense de
l’emploi. Dans les secteurs les plus touchés – fabrication de matériels de
transport (construction automobile notamment), extraction/eau/gaz/déchets,
transports et entreposage (SNCF, RATP, etc.) – les données sont encore plus
nettes. Les anciens piliers historiques du fordisme français apparaissent à la fois
comme les secteurs les plus conflictuels et comme les moins concernés par les
thèmes interprofessionnels ou sectoriels. La forte corrélation entre activité de
grève et présence d’au moins un délégué syndical dans l’entreprise
s’accompagne d’ailleurs d’une autre corrélation, également forte, entre fragilité
des structures représentatives du personnel/syndicales et motifs de grève
interprofessionnels. Il apparaît donc que le recours aux niveaux les plus
généraux de négociation – loin d’exprimer un marque de force ou une tension à
l’« unité de classe» de la part des segments les plus combatifs – ne s’impose, en
fait, que faute de mieux.

Conclusion

Récapitulons brièvement les points essentiels de notre analyse. Nous avons vu


que le démantèlement du compromis fordiste en France est en retard par
rapport aux autres pays des aires centrales du MPC. Cela n’empêche pas qu’il
soit plus avancé dans la pratique que dans le droit. La Loi El Khomri cherchait à
rattraper ce retard, mais sans parvenir à être aussi décisive que ce que
souhaitaient ses promoteurs (et que ce dont ses détracteurs l’accusaient). Elle
permettra au patronat un peu plus de souplesse et des économies ici et là, mais
pas plus. En vérité, le gouvernement PS a reculé toute réforme en matière
d’emploi jusqu’à la dernière année de son mandat ; mis dos au mur par son
propre immobilisme, il savait qu’«on ne fait pas d’omelettes sans casser des
œufs», mais il a quand même essayé d’en casser le moins possible. En ce sens, la
valeur hautement symbolique attribuée au Code et la gestion répressive des
manifestations (et non du mouvement dans son ensemble) ont dramatisé le
mouvement bien au-delà de sa réalité.

Il est compréhensible que les prolétaires et les salariés de la classe moyenne


aient peu participé au mouvement du printemps 2016. Seules certaines fractions
de chaque classe se sont mobilisées. Elles se sont retrouvées ensemble face à
l’État, poussées par des intérêts immédiats pour certains, par l’insatisfaction ou
le dégoût vis-à-vis de l’offre politique pour d’autres. Tandis que certains secteurs
ouvriers défendaient des positions plus ou moins corporatistes avec l’aide de
syndicats qui pensaient surtout à défendre leurs institutions, certaines fractions
de la CMS poussaient une vague offre politique, pseudo-révolutionnaire dans les
cortège de tête et mollement démocrate-radicale (voire démo-populiste) sur la
place de la République. Dans tous les cas, leur interlocuteur n’était pas les
capitalistes, mais toujours l’État, auquel on réclamait des garde-fous contre le
grand capital et la police.

En fin de compte, c’est pour le rôle qu’il a joué dans la recomposition du


système politique que le mouvement passera à l’histoire écrite. Entre le
mouvement de 2016 et le score de la France Insoumise aux présidentielles de
2017 (19,58% des voix au premier tour), il y a un lien qui, sans se réduire à une
filiation directe, fait tout de même penser – en plus petit, certes – au rapport
entre les Indignés et le parti Podemos en Espagne, ou à Syriza en Grèce. En tout
cas, la carte de la sanction électorale (après la défaite de la rue) a été récupérée
et jouée contre son ancien maître. Et c’est ainsi que le vieux PS – ni assez
populaire ni assez soumis aux patrons, ni à l’écoute de la rue ni assez résolu
pour en finir avec elle – a fini par se faire coincer dans la tenaille Mélenchon-
Macron. Aussi historique que soit la fin du duopole parlementaire traditionnel,
l’issue des élections présidentielles et législatives de 2017 indique que tout se
résorbe encore dans l’isoloir, dont la rue n’est pour l’heure qu’un appendice.
Une petite partie de la CMS, celle qui sans doute souffre le plus, se radicalise
dans un éventail assez large d’options et d’opinions, comprenant même
l’abstentionniste, voire le « casseur »… tandis que les couches moyennes et
supérieures du public et du privé convergent vers le centre (fût-ce par défaut).
Ce qui est une autre manière de dire que l’attaque du sursalaire est actuellement
en France modéré et par sa faiblesse et par les aides inter-générationnelles qui
suffisent encore dans bien des cas et reportent les échéances. Pour quelques
temps encore, la paupérisation de la CMS sera plus une crainte qu’une réalité.
On attend Macron. Ce qui explique sans doute que les pratiques interclassistes
n’aient pas atteint une dimension réellement massive. Tant dans l’isoloir que
dans la rue, l’association interclassiste entre prolétariat et CMS ne perce pas, et
n’apparaît qu’en négatif dans la croissance de l’abstention.

Cette situation vient aussi du silence du prolétariat. Le retour de la conflictualité


sur les lieux de travail – pour ne pas parler d’une reprise révolutionnaire – est
suspendue à la sortie de l’obscurité dans lequel la grande masse des prolétaires
s’est tenue jusqu’à maintenant, y compris au cours du mouvement du printemps
2016. Il est légitime de se demander dans quelles circonstances cela pourrait se
produire. On peut émettre quelques hypothèses à ce sujet. Nous avons déjà
affirmé ailleurs que dans les conditions actuelles, le chômage fonctionne comme
une soupape de sécurité pour le système, et cela à plusieurs niveaux. On l’a vu
aussi dans le cas de l’abattoir industriel que nous avons évoqué toute à l’heure :
tout en favorisant la concurrence parmi les prolétaires ainsi que l’adaptation des
effectifs au volume de la demande et l’équilibre entre augmentation des
cadences et accélération du turnover, le chômage permet aussi de reprendre du
souffle quand on est au bout du rouleau, de rester à la maison si on se fait
licencier à trois ans de la retraite, voire même de pratiquer des va-et-vient
calculés entre emploi et non-emploi, du moins tant qu’on est convenablement
indemnisés. Des nos jours, pour que les prolétaires s’attaquent au travail, il faut
que le travail leur soit odieux et que le chômage soit aussi odieux que le travail.
On n’en est pas là, et le mouvement contre la Loi Travail le montre à sa manière
: malgré leur présence individuelle au sein des Nuits Debout et des cortèges de
tête, les chômeurs ne sont jamais organisés en tant que tels, ni pour se défendre
(occupations des Pôle Emploi, des CAF) ni a fortiori pour s’attaquer à la
situation qui les définit.

Quoi qu’il en soit, l’attaque du paritarisme déjà au cœur de la Loi Travail se


poursuivra avec le gouvernement Macron, et pourrait effectivement changer la
donne pour le prolétariat. La réforme du système actuel d’indemnisation du
chômage qui figure dans l’agenda macroniste, si elle est appliquée à la lettre,
serait nettement défavorable aux salariés en situation de perte d’emploi. La
gestion du chômage ne reviendrait plus à un organisme paritaire, mais à l’État
directement. Au-delà de la question de son montant, l’«allocation chômage
universelle» – sorte de hybridation entre assurance-chômage et minima sociaux
– réunirait dans un seul dispositif les mauvais côté des deux : d’une part la
contrainte à la recherche d’un emploi (ou à la formation), de l’autre un «
assistanat » déconnecté du strict montant des cotisations individuelles. Encore
faut-il que le nouveau gouvernement parvienne à faire passer une telle réforme
et à la mettre en pratique. C’est ici que la lutte de classe même dans son cours
quotidien ne remettant rien de fondamental en cause, même dans sa forme
particulière de ménage à trois, sera le facteur décisif. Il reste en France des
acquis à défendre. Pour combien de temps ?

R.F. – B.A.,

juillet 2017
Episode 4 : La « commune » de Oaxaca
Après avoir examiné le mouvement de 2016 contre la Loi Travail, il convient
d’élargir notre regard à l’international. Il nous faudra reconstruire, au moins
partiellement, la mosaïque des luttes les plus significatives qui ont eu lieu un
peu partout dans le monde après la crise de 2008. Selon les cas, et à peu
d’exceptions près, ces luttes ont été interclassistes ou n’ont concerné que la
CMS. Elles ont touché les aires centrales de l’accumulation aussi bien que les
aires semi-périphériques et périphériques, mais c’est dans ces aires semi-
périphériques qu’elles ont été les plus dures et les plus massives. On en retrouve
une puissante anticipation dans un mouvement qui s’est déroulé peu avant le
tournant de la dernière crise, dans l’état de Oaxaca (Mexique) en 2006. C’est
donc par la «commune» de Oaxaca que nous commençons cet aperçu
international.

1 – Six mois de luttes

Le 22 mai 2006, 70.000 instituteurs de l’état de Oaxaca (Mexique) se mettent


en grève. 20.000 d’entre eux s’installent et campent sur la place centrale de la
ville, le zocalo, et dans 56 rues avoisinantes. C’est une tradition depuis 1980 : à
chaque printemps, les instituteurs présentent leurs revendications au
gouvernement. Dans les semaines qui suivent, les grévistes lancent diverses
actions en soutien à leurs revendications : blocage de l’aéroport, barrages de
routes, destruction de vidéosurveillance, manifestations, occupation du rectorat.

Le 14 juin à l’aube, 2000 policiers chassent les occupants du zocalo. Mais, au


terme d’une bataille qui fait trois morts dans leurs rangs, les occupants
reprennent le contrôle du centre-ville. Le 16 juin, une manifestation monstre
(300.000 personnes) demande la démission du gouverneur de l’état, Ulises
Ruiz. Le départ de Ruiz devient alors la revendication centrale du mouvement,
préalable à toute autre.

Le 17 juin a lieu la fondation de l’Assemblée Populaire des Peuples de Oaxaca


(APPO). Il s’agit d’un regroupement de 365 organisations d’enseignants, de
communautés indigènes, etc. Il y avait aussi des organisations politiques,
notamment celles présentes au sein de la section locale (dite section 22) du
syndicat des enseignants, ainsi que d’autres organisations sociales de la société
civile. Ont également participé à la fondation de l’APPO « divers groupes de
jeunes : universitaires, normaliens, punks, anarcos, cholos [membres de gangs]
et même des jeunes de la rue, des quartiers, des secteurs traditionnellement
marginalisés, exclus, voire harcelés et persécutés par les force de l’ordre »
(Pauline Rosen-Cros, Duro Companer@s, Oaxaca 2006. Récits d’une
insurrection mexicaine, Ed. Tahin Party 2010. p. 110).

Le 28 juin a lieu une des nombreuses méga-manifestations qui jalonnent le


mouvement.

Fin juin, les mairies de nombreuses localités environnantes sont occupées et


leur maire est chassé. Des conseils sont élus à leur place.
Mi-juillet : tous les ans a lieu la guelaguetza, une grande fête populaire, sorte de
carnaval folklorique, qui est un moment important pour l’industrie touristique
locale. En 2006, elle est annulée. L’APPO en organise une autre, gratuite, plus
authentique et auto-organisée. C’est l’occasion pour revendiquer que le
mouvement «n’est pas qu’une question politique. Ce n’est pas qu’une question
salariale, ce n’est pas qu’une revendication des enseignants. C’est une
revendication sociale, mais aussi une expression de la culture, de la multiplicité
des manières de voir le monde […]. Le peuple n’est pas dans une logique
mercantile, il est dans une logique de respect de ce que nous sommes, tous. »
(ibid. p. 118). On reviendra sur l’importance de la question culturelle.

En deux mois, le mouvement s’est étendu et approfondi. Il est sorti de la ville


vers les villages environnants, et l’occupation du centre ville s’est renforcée. Fin
juillet, la plupart des centres du pouvoir législatif, exécutif et judiciaire sont
bloqués. De nombreux bâtiments publics sont occupés. Le gouverneur Ruiz et
son cabinet se retranchent dans un hôtel.

Le 27 juillet, l’APPO mandate un groupe pour bloquer le ministère des finances.


Dans ce groupe, « des femmes » qui en ont assez de faire le ménage et la cuisine
décident de faire une manifestation. C’est la manifestation des casseroles (1°
août), qui a un succès inattendu (10.000 participantes). Arrivées au zocalo, elles
tiennent un meeting qui décide d’aller à Canal 9, station de radio TV publique,
pour obtenir du temps d’antenne et raconter leur manif. Un cortège de 2000
femmes part vers la station. Devant le refus de la direction de leur ouvrir
l’antenne, quelques centaines de femmes restent sur place et occupent les
locaux.

Les 15 et 16 août se tient un Forum pour construire la démocratie et la


gouvernabilité. Nous y reviendrons plus loin (§ 2.2.4).

Fin août, au moment de la rentrée des classes, la section 22 reconduit la grève et


maintient ses revendications, dont celle du départ de Ruiz. Le 1° septembre a
lieu une nouvelle méga-manifestation.

Le 21 septembre, le mouvement sort de l’état de Oaxaca. Il lance une marche


« pour la dignité des peuples de Oaxaca ». Les marcheurs se rendent à Mexico,
pour porter la pétition qui demande que le Sénat déclare l’ingouvernabilité de
l’état de Oaxaca (voir plus bas). Cette demande est rejetée par le Sénat le 19
octobre. À Oaxaca, une grande manifestation de protestation est alors organisée.
Fin septembre, le gouvernement donne entièrement satisfaction aux
revendications, rajoute même un peu d’argent. Mais refuse de limoger Ruiz.

Le 10 octobre, la base de la section 22 refuse la proposition du gouvernement.


Elle réclame le départ de Ruiz en préalable.

Le 20 octobre, la direction de la section 22 du syndicat des enseignants annonce


la reprise du travail dans les écoles. Elle est désavouée par la base. Mais le 26
octobre: deux enseignants sur trois acceptent la proposition des leaders
syndicaux de reprendre le travail le 30 octobre. Il s’agirait d’une « consultation
truquée » (Georges Lapierre, La voie du jaguar, L’Insomniaque 2008, p. 27).
Le 28 octobre, le gouvernement fédéral lance un ultimatum à l’APPO pour
qu’elle enlève les barricades qui protègent le centre ville. L’APPO refuse
l’ultimatum et, le lendemain, 4500 policiers détruisent les barricades et
occupent le zocalo. L’APPO se retranche alors sur la place San Domingo, à
moins d’un kilomètre de là. C’est à ce moment-là que Rueda Pacheco, un leader
du syndicat, annonce que la section 22 quitte l’APPO. En fait, le 27 et 28 octobre
Pacheco avait signé des accords avec le gouvernement. D’autres enseignants
restent à titre individuel.

Le 2 novembre, la police tente d’envahir le campus universitaire, d’où émet


Radio Universidad. Avec l’aide de la population, l’attaque est repoussée au
terme d’une bataille de 7 heures. Le 5, une nouvelle méga-manifestation est
organisée pour dénoncer la police. Malgré la répression policière, le Congrès
constitutif de l’APPO s’ouvre le 10 novembre (voir plus bas, § 2.2.4).

Fin novembre, la mobilisation touche à sa fin. Le 21, un commando provoque un


incendie dans le campement de la place San Domingo. Le 25, une nouvelle
mega-manifestation est férocement réprimée. Le lendemain, de nombreux
membres de l’APPO sont arrêtés. Le 27, la police et l’armée patrouillent dans la
ville. Le 29 novembre, la dernière barricade, protégeant le campus (au carrefour
dit cinco señores), est évacuée par ses défenseurs.

2 – Éléments d’analyse

1. – Le contexte

L’état de Oaxaca est le troisième état mexicain le plus pauvre. Il compte 3,5
millions d’habitants, dont environ 600.000 dans l’agglomération de Oaxaca. La
population est à 45% urbaine, et à 55% rurale. 80% des terres de l’état de
Oaxaca sont communales. La population active y est employée à 45% par l’État
(y compris autorités locales), et à 32% dans le commerce ; 25% des adolescents
sont analphabètes, et 20% des enfants de 5 ans ne parlent pas espagnol.

L’état de Oaxaca pâtit des maux typiques de l’économie mexicaine (échec du


développement autocentré, aggravation de la dépendance) mais de manière
spécifique, en raison de l’héritage rural et du système de répartition des terres
agricoles mis en place dans les années 1930, dans le cadre du compromis entre
les paysans et l’État (reforme agraire). Ce système, qui comporte à la fois des
terres communales et un ensemble de petit lotissements – les ejidos – assignés
en usufruit et transmissible par héritage, a été l’objet d’une normalisation
qualifiée de « néo-libérale » à partir de 1992. Voici la répartition des terres
agricoles de Oaxaca pour l’année 2004 :
L’État s’est arrogé le droit de racheter à vil prix un bon nombre d’ejidos, pour
ensuite les revendre. Si le grand capital s’y intéresse parfois, ce n’est pas pour les
cultiver, mais pour y installer des infrastructures ou les perforer. Le premier
problème des terres de Oaxaca, c’est qu’elles sont peu fertiles. Les ejidos sont les
moins fertiles. Le grand morcellement et l’importance de la propriété
communale contribuent à la faible productivité agricole. Cela donne une
agriculture peu compétitive avec des prix élevés.

Par ailleurs, le capital national mexicain souffre énormément de la concurrence


internationale, aussi bien sur le marché domestique qu’au niveau des
exportations. La survie du secteur exportateur dépend des dévaluations
périodiques du peso, qui font augmenter fortement le niveau des prix. Dans le
contexte de l’état de Oaxaca, cela se traduit par une stagnation économique
générale. Selon les chiffres officiels, sa contribution au PNB du Mexique s’élève
à 1,5% seulement. Le tourisme est le seul secteur dynamique.

La prolétarisation de la population rurale entraîne une forte tendance à


l’émigration, à cause de la faiblesse des perspectives d’emploi et de l’inflation.
Dans environ 45% des municipalités de l’état de Oaxaca (17,4% de la
population), la population diminue. L’émigration vers d’autres états du Mexique
ou vers les États-Unis en est la première cause. C’est dans ces mêmes
municipalités, où la population est inférieure à 15.000 habitants, que se
concentre la plus grande partie de la population dite indigène1. Celle-ci
représente 30% de la population totale. Elle compte 16 ethnies, reconnues par la
constitution locale. Les peuples indigènes sont régis par la communalidad,
fondée sur 4 piliers : l’assemblée, le système du service communautaire, le
travail communautaire, le soutien mutuel. Ces communalidades, très
nombreuses, fonctionnent grâce à un soutien financier des municipalités, dont
un grand nombre est géré selon les mêmes principes. Tout ce système social est
remis en cause par la mondialisation du capital. Outre les plans d’ajustement du
FMI et de la Banque Mondiale qui appauvrissent la population, le Plan Puebla
Panama (PPP), par exemple, est lancé en 2001. Il s’agit d’un vaste programme
d’infrastructures, notamment autoroutières et hydro-électriques, allant de
Puebla (Mexique) au Nord à Panama au Sud. En ce qui concerne l’état de
Oaxaca, le PPP prévoit en particulier un «canal sec» alliant autoroute, voie
ferrée et pipe-lines, qui traversera d’Ouest en Est l’isthme de Tehuantepec,
reliant ainsi l’Atlantique au Pacifique. Ce plan suppose l’éviction de nombreuses
communautés locales et rencontre donc leur opposition. En 2002, il y a eu
également un projet d’aéroport que des luttes sont arrivées à faire annuler2.

2. – Interclassisme sans ouvriers

On a vu que le mouvement revendicatif des enseignants est un rituel annuel. En


2006, l’évolution économique récente et la répression provoquent l’explosion
d’un mouvement social plus large. En effet, les enseignants reçoivent le soutien
des étudiants, des commerçants et d’une grande partie de la «société civile».
Cette formule désigne les multiples associations, groupes politiques et
syndicaux, ainsi que les associations qui formeront bientôt l’APPO. La lutte
devient une lutte contre la corruption et le clientélisme, ainsi que contre
l’oppression des peuples indigènes. La liaison entre le mouvement
enseignant/étudiant et celui des peuples indigènes réalise une union contre les
effets délétères de la modernisation du capitalisme mexicain, notamment du
PPP. Cette union se focalise sur une revendication centrale : la démission du
gouverneur Ulises Ruiz, qui n’aura pas lieu. La logique d’ensemble du
mouvement n’est pas de remettre en cause le capitalisme, mais certains de ses
effets. En fait, le contenu du mouvement évolue nettement en cours de route. En
réaction à la répression du mouvement initial des instituteurs, plutôt rituel et
classe moyenne, le différend se déplace. On passe d’une revendication
catégorielle (salaire et statut des instituteurs) à un mouvement plus large et
surtout politique. Il se forme un front anti-Ruiz qui fédère à peu près tous ceux
qui sont menacés par les changements en cours dans le capitalisme local. La
violence policière est en quelque sorte un condensé de la violence sociale
introduite par la pénétration du capitalisme international dans la vie locale de
Oaxaca et sa région. En demandant la démission de Ruiz, les révoltés espèrent
mettre fin à la politique d’ouverture qu’il représente, et qui bien sûr menace
gravement les traditions et les habitudes locales.

Les oaxaqueños revendiquent ce qu’ils sont contre la mondialisation qui est en


train de détruire le tissu social traditionnel de la région. Tant par ses méthodes
de luttes que par son discours, la lutte appelle au maintien d’un statu quo ante
amélioré par des réformes considérées comme anti-capitalistes (voir § 2.2.3).
Voici quelques aspects de cette lutte.

2.2.1 – Les enseignants

En premier lieu, est-il possible de préciser qui sont ces enseignants de Oaxaca,
qui furent à la pointe de la lutte?

La littérature militante sur la «commune» de Oaxaca parle beaucoup de


l’initiative et de la détermination des instituteurs, de la force de leur section
syndicale locale, la section 22, qui est en même temps la section oaxaqueña du
Sindicato Nacional de Trabajadores de la Educación (SNTE) et la composante
d’une scission, la Coordinadora Nacional des Trabajadores de la Educación
(CNTE). Le SNTE est une très grosse centrale syndicale présente dans tout le
Mexique. C’est une bureaucratie Priiste puissante. La CNTE regroupe plusieurs
tendances et groupes, principalement dans les états du Chiapas, Guerrero,
Michoacán et Oaxaca. Cela dit, la littérature militante ne nous dit pas grand
chose de la position sociale des enseignants eux-mêmes. Voici quelques
éléments. Le tableau ci-dessous permet de voir la position de la profession
« enseignant » dans un ensemble plus vaste.

Le salaire des enseignants est nettement au-dessus de la moyenne, surtout si on


tient compte de la durée du travail. Il s’agit probablement des enseignants de
maternelle, du primaire et du secondaire inférieur. La même source donne les
chiffres pour une profession (un poste de « Professeur » : 13.877 pesos en 2005)
qui concerne sans doute l’enseignement supérieur.

Une autre étude3 donne des conclusions similaires. Cette étude compare les
trois niveaux inférieurs des enseignants (maternelle, primaire, secondaire
inférieur) à un ensemble composé des employés de bureau et des « autres
professionnels et techniciens » : professions scientifiques et intellectuelles,
techniciens et professionnels de niveau moyen. Cette étude fait apparaître une
exception mexicaine par rapport aux autres pays d’Amérique Latine. Dans la
plupart des cas, en effet, le salaire des instituteurs se situe entre celui des
employés de bureau et celui des autres professionnels et techniciens. Pas au
Mexique : sur la base d’un indice 100 pour la moyenne des salaires enseignants,
les instituteurs sont à 96,4, tandis que les employés de bureau sont à 60,4 et les
autres professionnels et techniciens à 78,4. Selon ces chiffres (de 2008), donc,
les instituteurs mexicains sont relativement bien payés :

« Les enseignants jouissent d’un salaire supérieur qui s’explique par le fait qu’ils
sont des fonctionnaires. Les enseignants travaillant dans le secteur public
gagnent plus que leurs collègues du privé et que les travailleurs similaires dans
d’autres domaines ».

Or la quasi-totalité de l’enseignement de base se fait dans le secteur public au


Mexique. Une étude de la Banque Mondiale4 conclut :

«Les salaires réels et les revenus réels du travail des personnels de


l’enseignement de base [maternelle, primaire, secondaire inférieur] sont
nettement au-dessus de ceux des autres emplois et groupes: le syndicat des
enseignants du secteur public a réussi à stabiliser les emplois et les salaires des
enseignants. Dès lors qu’un enseignant entre sur le marché du travail, le
syndicat protège sa situation et le revenu de toute sa vie. Les enseignants du
public élémentaire son mieux payés tôt dans leur carrière, ont des retraites
généreuses et moins de pression et d’incertitude au travail, de sorte qu’ils
restent enseignants jusqu’à la retraite».

« Le revenu réel mensuel a fortement augmenté pour les instituteurs du public.


Ils ont presque doublé entre 1988 et 1994. En termes réels, l’augmentation est
nettement supérieure à celle obtenue par les autres groupes. Les gains horaires,
et les gains horaires ajustés pour tenir compte des deux mois de vacances sont
sensiblement au-dessus de ceux des autres travailleurs ».

Conclusion : au vu de ces données, on peut dire que les instituteurs mexicains


font partie de la classe moyenne inférieure. Encore faut-il préciser que les grilles
salariales du personnel enseignant ne sont pas le mêmes dans tous les états du
Mexique. Y aurait-il, sur ce point, une exception oaxaqueña? Non. Voyons
pourquoi.

Les enseignants de Oaxaca sont organisé dans la section 22 du SNTE/CNTE.


Dans les années 1980, les enseignants oaxaqueniens ont été actifs dans la
formation du mouvement syndical dissident CNTE (né au Chiapas). La vie de la
section 22 serait-elle plus démocratique que celle du SNTE? En fait, il n’en est
rien. La section 22 est, elle aussi, une puissante bureaucratie gérée de façon
népotiste par une poignée de familles. En 2015, le journal Milenio a divulgué les
chiffres de l’Éducation National mexicaine concernant les salaires des 90.000
enseignants de Oaxaca, que la section 22 avait toujours gardés secrets. La
pyramide des salaires se décompose en cinq niveaux. Au sommet, on trouve 12
leaders du syndicats, qui cumulent plusieurs salaires (de l’état et du syndicat) et
gagnent environ 170.000 pesos (soit 11.150 dollar) par mois. En deuxième
position, 85 enseignants, dont la plupart appartient au comité exécutif de la
section 22, et qui gagnent entre 100.000 et 133.000 pesos par mois. En
troisième position, 670 enseignants gagnent entre 66.000 et 88.000 pesos par
mois. Au quatrième niveau, 5000 enseignants – dont beaucoup de
représentants syndicaux – gagnent entre 33.000 et 66.000 pesos par mois. À la
base de la pyramide, on trouve la grande masse des enseignants (84.000) qui
participent aux grèves et aux manifestations : ils gagnent entre 5.000 et 16.000
pesos par mois. Une fourchette aussi importante peut s’expliquer entre autres
par des primes et des majorations d’ancienneté considérables. Il n’empêche qu’à
Oaxaca la rémunération moyenne d’un enseignant n’est pas inférieure à la
moyenne nationale, et le dépenses salariales par élève y étaient, en 2015, parmi
le plus élevées du Mexique.

2.2.2 – L’APPO

Dans sa déclaration fondatrice, l’APPO « se reconnaît comme un espace de


décision et de lutte pour le peuple, en plus de se constituer comme un espace
d’exercice du pouvoir dans lequel sont représentés les ouvriers, les paysans, les
indigènes, les étudiants, les jeunes, les femmes et tout le peuple » (Pauline
Rosen-Cros, op. cit.,p. 109). L’APPO s’est dotée d’un ensemble de commissions
(santé, hygiène, finance, logistique, approvisionnement, surveillance et sécurité,
etc.), et d’une direction collective provisoire, dont les membres étaient
bénévoles, élus pour deux ans et révocables. Au cours d’une réunion à huis clos,
le 1° août, cette direction rédigea des Principes politiques et idéologiques qui
s’efforçaient de concilier tous les points de vue. L’APPO « revendique les
principes de ne pas voler, ne pas mentir, ne pas être fainéant, ne pas violer et ne
pas tuer » (alinéa 8, cité par Pauline Rosen-Cros, op. it. p. 113). Elle revendique
aussi de ne rechercher « ni le progrès ni le développement, mais seulement le
bonheur de tous les oaxaqueños, c’est-à-dire qu’elle ne recherche aucun
miroitement industriel qui, de fait, affecte la vie de la planète, mais bien une vie
en harmonie avec la nature, ce qui implique d’en finir avec l’économie
capitaliste […]. Le but de notre communalidad est la production pour le bien
commun » (alinéa 9, ibid.). Déjà le 14 juillet, l’APPO avait affiché des positions
anti-développement économique dans un appel qui disait notamment :

« boycottons la consommation en n’achetant plus dans les grandes chaînes de


magasins self-service mais en achetant seulement l’indispensable dans les
magasins ou épiceries de quartier » (ibid., p. 114-115)

Dans l’ensemble, et compte tenu de la très grande diversité des associations et


groupes politiques qui la formaient, l’APPO a fonctionné comme une sorte de
Front Unique, où les motions de synthèse ne sont pas toujours faciles à obtenir
et où, comme on le verra, la pratique n’a pas toujours suivi les discours.

2.2.3 – Pacifisme et violence

D’un côté, une grande partie des révoltés se revendiquait comme pacifiste et
non-violente. D’un autre côté, on l’a vu, il y a eu des batailles féroces contre la
police, de nombreux blessés et des morts. Cette contradiction s’explique de deux
façons :

 d’une part, la violence a été essentiellement défensive. Elle a le plus


souvent eu lieu comme défense de barricades, elles-mêmes érigées pour
empêcher la police et les nervis de traverser les zones occupées en tirant
dans la foule. On lit souvent que Oaxaca comptait des milliers de
barricades, ce qui évoquerait une insurrection très large et offensive. En
réalité, en dehors du centre-ville, il s’agissait de barricades amovibles,
installées la nuit pour protéger certaines rues ou quartiers de
commandos de la mort mobilisés par le gouverneur ;
 d’autre part, la violence a été en partie déléguée à des spécialistes. Il y a
eu, dans l’occupation du zocalo, un bloque negro (bloc noir). L’un de ses
membres témoigne :

« Au fil des jours, on a surtout continué à faire notre travail artistique et culturel
sur le plantón [occupation du zocalo,nda], au moyen d’ateliers (surtout pour les
enfants) » (ibid., p. 103)

« On assumait aussi les gardes, toujours celles de nuit. Les profs n’aimaient pas
beaucoup faire les gardes de nuit. Et même, quand il y avait une alerte, ils
arrivaient vers notre stand et… On n’était pas de la chair à canon non plus, mais
c’est toujours nous qui allions voir ce qui se passait. Les rues étaient fermées,
bloquées, mais ce n’était pas des grosses barricades, elles étaient improvisées,
sans feu. Elles ne pouvaient pas empêcher un passage en force, par exemple.
Mais au moins elles prévenaient et éloignaient les voitures, elles nous paraient
contre d’éventuelles attaques. La nuit, il pleuvait souvent. Personne ne voulait
sortir pour voir ce qui se passait, mettre les pneus, les obstacles, etc. Donc on s’y
collait. Chaque nuit on allait fermer les rues autour du campement » (ibid.,
104).

Le même spécialiste de la violence sera bientôt élu à l’APPO :

« Quelques semaines après le 14 juin, je ne croyais pas en l’APPO, je sentais que


je n’en faisais pas partie… Si j’y ai participé, c’est grâce à l’opportunité qu’on m’a
donnée de simplement apporter la voix d’une assemblée de jeunes qu’on avait
organisée entre barrikader@s, graffiter@s… […]. C’était en septembre, pour la
toute première assemblée d’État de l’APPO. Je n’étais pas délégué, j’étais juste
venu donner notre point de vue. J’en suis sorti élu en tant que conseiller, à
l’intérieur du congrès. J’ai parlé, j’ai exposé la position des jeunes sur ce qui se
passait et sur le fait qu’il ne fallait pas nous discriminer. » (ibid. p. 105-106).

De manière plus générale, la violence en elle-même ne dit pas grand-chose sur


sa nature de classe. Selon les circonstances, toute classe ou autre groupe social
peut être amené à en faire usage. Dans une grande partie de l’Amérique Latine,
le maintien de l’ordre implique, à différents degrés, le recours à la terreur 5. Ce
n’est pas nouveau. La classe capitaliste locale et internationale se sert de troupes
spéciales, de polices privées ou de bandes criminelles, qui agissent de façon très
brutale (tirs dans le tas, enlèvements, viols, etc.). Sans entrer dans le détail, on
peut dire que cela tient aux conditions historiques de l’implantation et du
développement du capital dans ces aires (colonisation, sous-développement,
importance du secteur de la drogue, corruption, etc.). Les populations, toute
classe confondue, ont dû s’y faire. Ceci doit inciter à évaluer qualitativement la
violence sociale sans s’arrêter à son côté sensationnel. Par exemple, les organes
d’auto-défense «populaires» qui surgissent depuis quelques années dans les
états les plus pauvres du Mexique (Guerrero, Michoacán), notamment contre les
narcos, sont des milices locales auto-organisées qui embarquent certainement
des prolétaires dans leurs rangs, mais contre lesquels un prolétariat insurgé
devra lutter. La «commune» de Oaxaca n’a pas fait surgir de telles milices,
néanmoins la violence dont elle a fait preuve exprime un contenu semblable,
c’est-à-dire la défense, sur une base locale, de tous les «petits» (y compris petit-
bourgeois) contre les exactions des «gros».

2.2.4 – Légalisme

Les révoltés de Oaxaca n’ont pas considéré qu’ils perdaient leur temps en faisant
les démarches pour l‘ingouvernabilité. C’est une procédure constitutionnelle où
il s’agit de « faire déclarer par une commission du Sénat de la République que
l’état d’Oaxaca n’est pas en mesure d’être gouverné correctement par les
détenteurs légaux du pouvoir » (ibid., p. 12). En préalable, il faut réunir une
grande pétition. L’anarchiste du bloque negro témoigne de nouveau :

« Au début ils disaient : « on va faire circuler des pétitions parce que la


Constitution dit qu’il faut faire comme ça, on doit aller au Sénat !». On
s’énervait : à quoi ça allait servir, des signatures ?! Mais bon, s’il fallait en
rassembler, pourquoi aurions-nous refusé de nous promener avec un cahier et
d’inviter les gens, grâce à la radio, à signer ? » (ibid., pp. 104-105).

Outre cette démarche pétitionnaire, la «commune» de Oaxaca a aussi montré


son sens des lois dans les propositions de réforme de l’État qu’elle a faites. Lors
du Forum pour construire la démocratie et la gobernalidad (15-16 août), de
nombreuses propositions ont été avancées. Les mots-clés du Forum étaient :
« démocratie intégrale, bien-être des personnes, pluralisme juridique,
développement durable, éducation multiculturelle, autonomie municipale,
diversité culturelle, égalité hommes-femmes, résolution non-violente des
conflits sociaux, administration des ressources naturelles dans une perspective
sociale, participation réelle des citoyens, politique d’intégration, respect des
diversités, droits humains, etc.». Le Forum a aussi lancé le projet d’un congrès
constituant pour promouvoir une nouvelle constitution selon les principes de
« réforme de l’État, réforme politique intégrale, réforme agraire intégrale,
réforme municipale, réforme administrative, nouveau projet économique »
(ibid., pp. 119-120).

Lors du congrès constituant du 10-12 novembre 2006, trois courants principaux


restaient en présence après que les bureaucrates de la section 22 eurent quitté
l’APPO6 (certains enseignants restent à titre individuel) :

 le courant magoniste, représentant le « conseil indigène populaire de


Oaxaca Ricardo Magon ». De tendance libertaire, ce conseil militait
depuis longtemps contre le PPP. Il s’appuyait sur les pratique et les règles
de la vie communautaire ;
 le courant marxiste-léniniste, appelant à un « pouvoir populaire ». Il
constituait le gros de l’assemblée (cf. G. Lapierre, in « CQFD », hors série
janvier-février 2006, L’Insomniaque 2007, p. 14) ;
 le courant réformiste proche du Parti Révolutionnaire Démocratique,
dont le chef était le maire de Mexico et qui surfait sur l’anti-
américanisme et la défense des indiens et des paysans.

Les 1000 membres du congrès finirent par parvenir à un programme commun


souscrit aussi bien par les « politiques » que par les « indigènes . Le congrès élit
un conseil de 260 membres chargés de faire respecter les orientations décidées
par le congrès.

« Le rôle du conseil n’était pas de diriger mais de rapprocher le mouvement


d’autres secteurs et de lancer les assemblées locales à partir desquelles
s’organiseraient les assemblées régionales puis l’assemblée au niveau de l’État.
Ils avaient cette charge…, une charge telle que la conçoivent les communauté
indigènes quand elles nomment leurs « autorités ».

Ceci n’a pu se faire pour différentes raisons (répression, jeu politique des partis
électoralistes7).

2.2.5 – Barricades

Dans La voie du jaguar de G. Lapierre, déjà cité, un participant explique bien


comment la barricade est une expérience sociale tout autant que militaire. Il
parle des barricades qui ont été érigées dans les colonias, les quartiers
périphériques de la ville.

« Ici, dans les colonias, on croit être chez des paysans indiens déracinés, avec un
faible sentiment d’identité. Mais en 2006, nous avons retrouvé une identité […]
Il ne s’agit pas d’aller prendre le zocalo, et tous ces espaces qui appartiennent à
tous et qui ne sont à personne, mais de prendre ta propre rue, ton propre
quartier […]. Les barricades […] ont joué ce rôle [militaire] dans les premiers
jours, mais au cours du processus qui a duré plus de deux mois, les barricadiers
se sont reconnus dans la lutte comme égaux […] Cette identité est devenue plus
puissante que les relations antérieures, celles d’amitié ou de voisinage […] Là où
il y avait des amis, nous trouvons des opposants ; là où il y avait des voisins avec
lesquels nous nous disputions, nous rencontrons des alliés. Cette identité
nouvelle née de la défense du territoire est fondée sur une base plus consciente :
ces rues, ces passages sont nôtres et nous les défendons […] Nous considérons
les barricades comme des expériences d’auto-organisation et d’identité
débouchant dans le cadre urbain sur une nouvelle conscience : faire partie d’un
peuple et d’une communauté organisée, avec un territoire et un sentiment
commun. » (ibid., pp. 44-45).

Ce passage montre bien les deux aspects simultanés du mouvement : il y a d’un


côté accentuation de la subjectivité des individus, qui rompent par la lutte avec
les rôles dans lesquels ils étaient enserrés auparavant. Ce processus
d’individualisation est caractéristique de toute interruption de la routine du
capital, y compris les guerres, les catastrophes naturelles, etc. Mais d’un autre
côté, il y a revendication d’un effacement de ce même individu derrière la
communauté et le « peuple » que le grand capital veut détruire et que la lutte
veut défendre, jusque dans ces quartiers où – nous dit l’intervenant – les
traditions indigènes sont en dissolution, mais où il espère que la lutte va les
revivifier. De la même façon, la revendication de l’appartenance à un territoire
s’accompagne d’un discours sur la Terre-Mère comme source unique de
l’identité :

« nous avons une identité et nous avons des rêves et nous luttons dans la
mesure où nous sommes attachés à une terre » (ibid., p. 44).

Autrement dit, le processus d’individualisation, qui est inévitable dans un


ébranlement de l’ampleur de Oaxaca – quel quel soit son contenu – n’était pas
assumé par les participants, qui revendiquaient une identité les dominant et les
massifiant par un attachement un peu mystique à leur territoire.

De façon générale, ce n’est pas parce qu’il y a des barricades qu’on peut dire que
le prolétariat est bien là, à l’attaque. Les barricades de Oaxaca ont été
essentiellement défensives. Elles délimitaient les positions derrière lesquelles
les enseignants et leurs alliés revendiquaient leur place dans la société
mexicaine en imaginant de nouvelles institutions. Les barricades ont été une des
façons de s’affirmer, dans une alliance, peu habituelle dans les pays
occidentaux, entre des salariés de la classe moyenne (les enseignants) et des
membres de communautés traditionnelles plus ou moins en décomposition.
Certes, il y a aussi eu des prolétaires parmi les révoltés de Oaxaca, mais leur voix
ne s’est guère fait entendre. Les jeunes chômeurs, les indigènes prolétarisés et
les marginaux ont participé au mouvement sans critiquer pratiquement son
objectif politique.

2.2.6 – Manifestations

La chronologie établie par « CQFD » recense 12 manifestations importantes


entre le 2 juin et le 10 décembre. La plus originale est sans doute celle de 10.000
femmes (1° août) protestant contre leur relégation aux tâches ménagères (nous
y reviendrons, §2.4). La plus offensive est peut-être la manifestation du 23
juillet, pour protester contre le mitraillage de Radio Universidad. Elle se
termine par la libération de paysans qui étaient en garde à vue et par le saccage
du commissariat de police. Cette manifestation est la seule où une telle action
est mentionnée. La plupart des autres manifestations sont des protestations
contre la répression, contre les exactions des commandos de la mort. Mais on
note aussi une grande marche mi-septembre pour remplacer les défilés
militaires célébrant l’indépendance du Mexique, et une autre le 20 novembre
pour commémorer la révolution mexicaine. A l’opposé des premières, les
dernières manifestations de la série subissent une répression très forte.

Il faut ici s’interroger sur le principe même des manifestations, défilés, marches
et méga-marches dans les luttes sociales. La manifestation est un moyen
d’affirmer la présence d’une classe ou catégorie sociale dans la société. Si elle est
massive, elle fait la preuve de la place importante que cette catégorie sociale
occupe dans les rapports sociaux en général. Quoi qu’elle dise par ailleurs, la
manifestation revendique de l’État et des autres catégories sociales une
reconnaissance qu’on lui refuse, que ce soit politiquement (démocratie
parlementaire, clientélisme, répression, etc.), ou économiquement (niveau de
vie, conditions de travail, etc.). Qu’elle le dise ou non, elle est une demande de
négociation pour améliorer ou défendre la situation de cette fraction de
population. Les manifestants disent « nous sommes là, nous sommes
nombreux, il faut reconnaître notre rôle et notre place dans la société ». Par
définition même, la manifestation n’est pas révolutionnaire, elle est
revendicative. Face à une grande manifestation, la plupart des militants et
activistes espèrent qu’on est enfin au matin du grand soir. Ils voient la classe
« pour soi » et considèrent que cette affirmation spectaculaire de la classe porte
un potentiel révolutionnaire. En réalité, ce n’est que si et quand la manifestation
cesse et se transforme en processus insurrectionnel qu’un tel potentiel
révolutionnaire apparaît (il peut bien sûr apparaître sans manifestation
aucune). Il n’y a rien eu de tel à Oaxaca. L’occupation du centre-ville s’est faite
avant les manifestations. Elle s’est organisée de façon plutôt statique. Les
manifestations sont venues en soutien au zocalo et n’ont rien changé d’essentiel
dans le contenu du mouvement. Sauf exception (le commissariat), les
manifestations ne se sont pas transformées en attaque contre les bâtiments ou
institutions du capital. Et s’il est vrai que les administrations et les lieux du
pouvoir ont été bloqués par les enseignants et leurs alliés, cela s’est fait de façon
ordonnée et pacifique.

Il y a eu d’autres actions, prétendument plus radicales, lancées par des petits


groupes comme le bloque negro. Par exemple, empêcher un McDo et un Burger
King d’ouvrir pendant un mois. Les activistes ont dû aller couper l’électricité de
ces établissements pendant plusieurs jours successifs jusqu’à ce que les deux
restaurants renoncent et ferment. De telles actions correspondent bien à l’anti-
américanisme viscéral d’une grande partie de la population locale. Et elles
répondent à l’appel en faveur du petit commerce contre le grand que nous avons
cité plus haut.

2.2.7 – Art et culture

Les pratiques artistiques et culturelles ont été très présentes dans l’activité de la
«commune» de Oaxaca. Nous avons déjà vu qu’un membre du bloque negro
consacrait une bonne part de son temps à animer des ateliers artistiques pour
enfants. En octobre 2006 se tient la première réunion de l’assemblée des
artistes révolutionnaires d’Oaxaca (ASARO). Elle publie un manifeste :

« Faiseurs de pochoirs, graffeurs, graveurs, peintres, photographes, vidéastes,


gens de théâtre, dessinateurs, caricaturistes, nous nous manifestons pour
impulser la recherche d’un art nouveau, libre et engagé au côté de notre peuple
en résistance, oppressé, aliéné par la culture imposée et individualiste » (cité
par Pauline Rosen-Cros, op. cit., p. 235).

Les artistes s’engagent en outre à « produire des contenus simples et directs », à


favoriser la conscience de la réalité sociale, à « créer des images qui synthétisent
la force critique qui vient de la périphérie, des quartiers, des villages, etc. »
(ibid.). Ces éléments définissent clairement un art de propagande. Mais ce n’est
pas sur la pauvreté artistique de ces projets que doit porter la critique. Elle doit
porter sur la croyance qu’une activité artistique séparée et spécialisée puisse
participer à la transformation de la société.

« Les murs et le mobilier urbain […] sont intervenus pour se convertir en


support pour les graffitis, les affiches, les pochoirs et les autocollants au contenu
politique […]. Une intervention politique était suivie de nouvelles interventions
plastiques qui enrichissaient les messages antérieurs. Tout ceci a modifié le
paysage visuel de la ville, contribuant ainsi à la construction d’une image de la
société rebelle. » (ibid., p. 236)

Le principe même de la séparation et de la spécialisation des artistes est ici


exprimé sans détour. Et leur tâche est posée clairement : doubler la réalité
sociale d’une image qui la conforte. Ce mécanisme de reproduction
spectaculaire de la lutte est particulièrement à l’œuvre chez les vidéastes. Grâce
à eux, tout le mouvement est instantanément mis en spectacle, ce qui contribue
à sa passivité, malgré toutes leurs velléités révolutionnaires. Ainsi le 14 juin,
lorsque la police tente de reprendre le zocalo, un vidéaste reçoit par téléphone
un appel à l’aide. Il se rend sur les lieux. Pas pour se battre, mais pour filmer. Ça
donne un DVD qui, dès le lendemain, est projeté sur tous les stands du zocalo
réoccupé, et tout le monde le regarde avec intérêt. Cette passivité, cette auto-
contemplation va à l’encontre de l’approfondissement du mouvement, elle fait
partie de la limitation du mouvement à l’affirmation de soi, à la défense de ses
propres catégories contre le grand capital.
« Ce DVD a été important pour le mouvement… Je pense que ce film a posé
encore plus de problèmes à l’État, parce qu’on y opposait des images réelles aux
démentis des politiciens à propos de la répression du 14 juin » (ibid., pp.179-
180)

Dans un mouvement qui consiste en l’affirmation de certaines catégories


sociales revendiquant leur place dans la société du capital, les artistes ont tout le
loisir de faire valoir leur spécialisation et de produire des «images réelles». Ils
sont à leur place dans un mouvement qui ne vise pas la négation de l’ordre
existant, mais son aménagement pour donner, ou rendre, leur statut aux
enseignants et aux peuples indigènes. Les artistes croient dépasser leur
isolement essentiel en donnant un contenu politique à leurs œuvres. En réalité,
ils galvaudent leurs recherches formelles (quel que puisse en être l’intérêt) en
propagande, en célébration auto-satisfaite du mouvement par lui-même.

3. – Analogies avec le mouvement ouvrier traditionnel

2.3.1 – Deux confusions

La « commune » de Oaxaca véhicule des images évoquant le passé


révolutionnaire du prolétariat, et cela a souvent engendré une mauvaise
appréciation du mouvement, de deux façons simultanées et intimement liées
l’une à l’autre.

 d’une part, la ressemblance avec les soulèvements prolétariens du 19°


siècle n’est que superficielle. Il faut rappeler que le projet révolutionnaire
du mouvement ouvrier traditionnel consistait à imposer, contre la
bourgeoisie, l’hégémonie du travail, c’est-à-dire à généraliser la condition
prolétarienne à l’ensemble de la société comme condition du passage au
communisme (« qui ne travaille pas ne mange pas »). Quelles qu’elles
soient ses limites par ailleurs, le mouvement ouvrier traditionnel avait du
moins le mérite de centrer sa problématique sur la production. Ce n’est
pas le cas de la « commune » de Oaxaca, dont toute la problématique
s’est concentrée sur la question du pouvoir provincial, que ce soit pour en
critiquer les formes existantes ou pour en proposer de nouvelles. Il faut
faire abstraction des spécificités prolétariennes des insurrections du 19°
siècle pour prétendre que la « commune » de Oaxaca leur ressemble.
 D’autre part, les nostalgiques du mouvement ouvrier traditionnel
assimilent la « commune » de Oaxaca à un modèle qui n’existe plus
depuis longtemps, qui est devenu caduque dans le cadre même du
mouvement ouvrier traditionnel, bien avant son déclin. La pratique des
barricades du 19° siècle s’enracine dans la quasi-correspondance entre
les lieux de travail et lieux d’habitation des prolétaires. Un telle proximité
disparaît assez rapidement au fur et à mesure que le mode de production
capitaliste se développe sur ses propres bases. À la fin des années 1910,
dans les aires centrales de l’accumulation, elle n’est déjà plus qu’un
souvenir, et le centre de gravité de l’activité de crise du prolétariat s’est
clairement déplacé vers le lieu de travail (l’usine).

De la sorte, il est impossible d’attribuer à la « commune » de Oaxaca un


caractère révolutionnaire communiste, ou même simplement prolétarien, sous
prétexte qu’elle a comporté des épisodes ressemblant au modèle de
l’insurrection ouvrière du 19° siècle. Une telle ressemblance n’existe pas, et le
modèle est de toute façon périmé. Anticipant sur la suite, il faut dire ici qu’une
insurrection du prolétariat suffisamment puissante pour comporter un potentiel
communiste ne ressemblera en rien à la « commune » de Oaxaca. Notre époque
porte un contenu et des pratiques révolutionnaires tout autres. Reste à
comprendre sur quelles bases a pu se faire une assimilation aussi fallacieuse.

2.3.2 – Ressemblances… et différences

À Oaxaca comme dans le mouvement ouvrier traditionnel, le processus


« révolutionnaire » consiste en l’affirmation de soi par une classe ou une
catégorie sociale contre la classe dominante, et cela engendre des formes
similaires de lutte. Dans les deux cas, la « révolution » s’attaque à un ennemi
considéré comme extérieur, dont la destruction doit libérer le noyau
authentique du sujet révolutionnaire. Dans le mouvement ouvrier traditionnel,
il s’agit de libérer la puissance productive du prolétariat, de faire confiance à son
savoir-faire dans le travail. Dans la «commune» de Oaxaca, il s’agit d’une part
d’affirmer la capacité démocratique des citoyens-enseignants et de leurs alliés à
gérer la ville et la province de Oaxaca contre le grand capital international, et
d’autre part de donner le pouvoir aux formes traditionnelles de vie des peuples
indigènes, dont les communautés et les territoires sont également laminés par le
développement capitaliste international. Dans tous les discours qui se sont
tenus à Oaxaca, on ne trouve rien contre l’école, rien contre l’organisation de la
production, rien contre le (petit) commerce. Au contraire, puisque c’est
précisément ces catégories que la «commune» glorifiait.

Parmi les analogies que la « commune » de Oaxaca présente avec le mouvement


ouvrier traditionnel, il y a d’abord la manifestation de masse, dont nous avons
déjà parlé. On trouve aussi la barricade, qui défend un territoire base de
l’affirmation de soi des révolutionnaires. Mais il y a aussi des différences. En
juin 1848, les barricades parisiennes se construisirent peu à peu selon un
mouvement géographique de rapprochement des lieux de pouvoir,
essentiellement l’hôtel de ville (cf. Eric Hazan, L’invention de Paris, Seuil 2002,
p. 358). Bien que n’obéissant pas à des chefs politiques et militaires, les
barricades avaient une logique offensive contre les lieux du pouvoir de la
bourgeoisie. Rien de tel à Oaxaca. La Commune de Paris offre-t-elle plus
d’analogies avec Oaxaca ? Oui et non. La Commission des barricades de la
Commune – très militarisée – avait imaginé un système de fortifications à deux
enceintes tout autour de la ville. Fin mai, ce système était loin d’être en place.
Au moment de l’entrée des troupes de Thiers dans Paris, un double mouvement
a lieu. D’une part, les militaires fédérés se mettent à organiser comme ils le
peuvent les défenses contre l’avancée des versaillais. On assiste à une série de
constructions de barricades qui reculent progressivement vers l’Hôtel de Ville
d’abord, vers la Bastille et la mairie du 11° arrondissement ensuite. Ces
constructions sont en général organisées par des officiers. Le peuple de Paris
participe. D’autre part, des soldats et des prolétaires construisent des barricades
surtout pour défendre leurs quartiers, voire leurs rues. Lissagaray, témoin et
historien de la Commune, s’en désole. Au moment de l’offensive versaillaise, des
soldats quittent les positions défensives extérieures de Paris et disent aux
officiers qui cherchent à les retenir: « c’est maintenant la guerre des barricades,
chacun dans son quartier » (Histoire de la Commune de 1871, Maspéro 1967, p.
313). Lissagaray: « On verra des centaines d’hommes refuser de quitter le pavé
de leur rue, ignorer le quartier voisin qui agonise, attendre immobiles que
l’ennemi continue de les cerner » (ibid.); « les fédérés ne virent pas plus loin que
leurs quartiers, voire que leurs rues » (id., p. 322). Et il déplore qu’on ne puisse
pas obtenir de déplacement tactique de la part des combattants: « les fédérés
s’obstinent de plus en plus à garder leurs quartiers » (id., p. 328).

À Oaxaca, les barricades sont là d’une part pour délimiter et défendre le centre-
ville « qui est à tout le monde et à personne », et qui tient lieu de « commun ».
D’autre part elles défendent les quartiers d’habitation contre les commandos de
nervis qui passent dans les rues en tirant au hasard. Derrière les barricades du
centre-ville s’élabore une occupation festive qui est plus occupée à construire
des stands et tenir des assemblées qu’à étendre son territoire ou à le réorganiser
en fonction de l’avancée ennemie. Quand l’APPO fait bloquer les
administrations, ce n’est pas de façon destructive. Et on a vu que les barricades
des quartiers tiennent plus de l’autodéfense citoyenne que de l’offensive ou de la
défensive révolutionnaire.

Une différence manifeste entre Oaxaca 2006 et Paris 1871 réside dans la
sauvagerie et la brutalité des combats de 1871. En particulier, les communards
n’ont pas hésité pour se défendre à incendier de nombreux immeubles, officiels
ou d’habitation. Il est vrai qu’il s’agissait d’un combat à mort contre une
véritable armée et non, comme à Oaxaca, d’une opération de police – fût-elle
massive et brutale. En outre, les barricades de Oaxaca se revendiquent comme
base d’une identité territoriale. Peut-on parler d’identité territoriale pour celles
de la Commune de 1871 ? Oui, mais à condition de préciser qu’il s’agissait d’une
identité fortement citadine et anti-rurale. Car à cette époque l’assise sociale du
pouvoir bourgeois réside encore largement dans la petite paysannerie, tandis
que Paris représente « le progrès », et c’est à ce titre que la Commune voit la
participation dans ses rangs, en plus de la classe ouvrière parisienne, de
nombreux artisans, petit-bourgeois et intellectuels très enracinés dans la ville.
En ce qui concerne Oaxaca, le rapport est quasiment inverse, puisque ce dont se
défend la «commune » porte les marques de la fraction du capital la plus
avancée (quoi qu’on en pense), tandis que la classe ouvrière brille par son
inaction, dans une « commune » qui cherche plutôt à maintenir ses arrières
semi-rurales.

Un autre aspect de la « commune » de Oaxaca fait penser aux insurrections


passées du prolétariat : le non-respect de la propriété capitaliste. Comme dans
les insurrections ouvrières, les « révolutionnaires » de Oaxaca se sont saisis de
fractions de capital pour mener à bien leur lutte. Est-ce que cela suffit à faire de
Oaxaca un exemple d’attaque du mode de production capitaliste ? Il faut
d’abord remarquer que l’usurpation de la propriété privée n’est pas en soi un
acte révolutionnaire. On a vu par exemple des pillages de supermarchés dans
des situations de catastrophe naturelle qui n’avaient rien à voir avec une rupture
insurrectionnelle. On peut aussi penser à des situations de guerre, de nettoyage
ethnique, dans lesquelles l’usurpation de la propriété privée est pratiquée sans
aucune visée révolutionnaire. Il faut ensuite remarquer que, à Oaxaca, les saisies
n’ont pas été massives. Pendant la révolte, l’échange continue et l’argent circule.
En particulier, les révoltés ont réquisitionné des moyens de transport, des
autocars. Mais à part cet exemple, on aurait du mal à repérer des véritables
prises de possession de capitaux actifs parmi les saisies. Le capital, grand ou
petit, restait généralement en dehors du champ d’action, ou encore la saisie était
négociée :

« Des fois, les propriétaires, les petits, ceux qui n’ont pas plus d’un ou deux
véhicules, venaient nous parler, très cordiaux, pour qu’on comprenne leur
situation, et on comprenait […]. Quand on voyait que c’était une entreprise qui
n’était pas multinationale, pas trop grande, on décidait souvent de rendre le
matériel, ou on l’échangeait contre un camion rouillé […]» (cité par Pauline
Rosen-Cros, op. cit., p. 192)

Malgré cette distinction, des barricadiers proches d’un supermarché


appartenant à une multinationale renoncent, après délibération, à l’attaquer.
L’explication est multiple (présence de la police à proximité, crainte d’une
campagne médiatique hostile en cas de pillage), mais la raison fondamentale est
bien exprimée en conclusion : « On était avant tout un groupe d’auto-défense
bien organisé » (ibid., p. 194).

Les stations de radio-TV ont été un autre élément important dans les saisies de
la «commune» de Oaxaca. On a vu plus haut comme une manifestation de
femmes a fini par occuper et utiliser Canal 9, station publique. D’autres stations
seront occupées après que le pouvoir eut repris possession de Canal 9, le 21
août. À Canal 9, les femmes commencèrent à émettre le jour même de
l’occupation, parlant de leurs problèmes propres mais pas seulement. Elles
revendiquaient une information honnête et donnèrent la parole à ceux et celles
qui voulaient. Elles poursuivaient l’idée d’un mass-media qui soit interactif, ce
qui est une contradiction dans les termes, comme elles le disent explicitement:

« À la radio, on lisait les accords de l’APPO et on demandait au peuple son avis,


même si souvent il n’était pas pris en compte […] Pendant 21 jours, les femmes
ont eu le pouvoir, le pouvoir conféré par les médias ». (ibid., p. 219)

En cela, la radio n’a pas été détournée : en gros on a remplacé la propagande de


l’État par celle de l’APPO. À l’opposé de l’approbation unanime de l’action des
femmes à Canal 9, il faut se poser la question : est-il envisageable qu’une
insurrection du prolétariat s’empare des mass-média sans reproduire leur
modèle, à savoir une parole sans réponse ? Ou alors faudra-t-il simplement les
fermer ?

Dans l’ensemble, donc, la révolte de Oaxaca a épargné les capitalistes locaux,


petits et grands. Le grand fait « insurrectionnel » de Oaxaca, a été, pour parler
local, le plantòn sur le zocalo. L’occupation organisée d’un espace public (un
common?) est caractéristique de l’action de la classe moyenne quand elle entre
en lutte ouverte. C’est le mouvement des places, qui va de de la place de la
Puerta del Sol à la place Tahrir, sans oublier notre place de la République. Ce
mouvement se signale d’emblée comme un fait de la classe moyenne. Il est
statique et pacifique. De plus, sa durée dans le temps montre par là que les
catégories sociales qui le mènent ont des réserves. Les partisans des commons
se sont félicité de la gratuité qui règnait sur la place de la Puerta del Sol. Mais
cette gratuité résultait de la solidarité des commerçants et de la population
madrilène, pas de pillages d’entrepôts. Ceux qui faisaient ainsi preuve de
solidarité avaient des réserves. On ne sait pas si une gratuité analogue a existé
sur le zocalo. Mais aucune source n’indique que tous les biens qui sont passés
ou se sont accumulés sur cette place soient provenus de prises sur le tas dans un
mouvement insurrectionnel.

Est-il si important de savoir comment les révoltés se sont procurés leurs vivres
et les autres biens indispensables à leur action ? Ce qui compte, n’est-ce pas
qu’ils aient ces biens à leur disposition ? Il y a en fait une différence importante
dans la dynamique interne d’un mouvement « insurrectionnel » selon qu’il part
de rien ou qu’il a des réserves. Dans le cas d’une solidarité entre membres de la
classe moyenne, il y a certes lieu d’admirer l’abnégation de ceux qui donnent des
marchandises, font cuire des soupes, apportent des couvertures, etc. Mais,
presque par définition, ils se situent à la périphérie du mouvement. Les « vrais »
révoltés, ceux qui occupent la place, sont débarrassés par la solidarité même de
prendre en charge la question économique. La solidarité, qui n’est autre que
l’utilisation des réserves de la classe en général, leur permet de se concentrer
dans la sphère du politique. Or la prise en charge de la question économique,
qui s’impose aux prolétaires parce qu’ils n’ont pas de réserves, implique une
dynamique tout autre au mouvement insurrectionnel. Car il faut arracher les
fragments de propriété capitaliste dont on a besoin. On ne s’empare pas de
véhicules ou de produits alimentaires, de locaux ou d’armes comme on occupe
une place, comme on barre une rue. Certes, la défense de ces positions peut être
violente et héroïque, et cela a été le cas à Oaxaca. Mais cette action n’empêche
pas que, pendant toutes les mois de l’occupation du zocalo, le mouvement a pu
rester essentiellement passif par rapport au capital parce qu’il n’avait pas un
grand besoin d’en prendre possession. À supposer que cela arrive, l’occupation
d’une place par le prolétariat ne pourrait se faire sans de multiples attaques, par
ailleurs, contre la propriété capitaliste, afin de prendre en charge la
reproduction immédiate des insurgés. Et il est probable qu’alors la répression
étatique ne tolérerait pas des semaines ou des mois d’occupation statique.

2.3.3 – La classe moyenne salariée en fer de lance du mouvement

La lutte est restée sous direction démocratique de la la classe moyenne :


instituteurs, militants politiques, bureaucrates syndicaux, notables indigènes,
etc. La classe moyenne a fédéré toutes les oppositions au grand capital
mondialisé. La «commune» de Oaxaca a été un mouvement de défense de
formes de démocratie censées garantir sa place à la classe moyenne. Le
mouvement a rejeté la démocratie parlementaire, encore qu’avec un certain
manque de conviction puisqu’il a fait la démarche constitutionnelle
d’ingouvernabilité et qu’il n’a pas été unanime pour boycotter les élections de
juillet. Mais dans l’ensemble, il a préféré la démocratie directe et participative
de l’APPO.

Dans la multiplicité de ses composantes, la « commune » de Oaxaca a trouvé


dans la classe moyenne son porte-parole naturel. Cette parole n’a pas été
imposée par la classe moyenne aux autres parties prenantes du mouvement.
L’APPO n’a pas détourné le mouvement d’objectifs plus radicaux, ou
simplement différents, qu’il aurait eus au fond. Les instituteurs de base, les
indigènes des colonias, les chômeurs et les zonards n’ont pas été dépouillés
d’une action et d’une parole plus authentiques. Simplement, ils ont trouvé dans
le discours de l’élite de la classe moyenne oaxaqueña (instituteurs, bureaucrates
et militants) les principes qui leur convenaient : rejet de Ruiz en tant que
représentant du grand capital international dans et par une autonomie locale, et
donc aussi respect des traditions et coutumes locales. Pour les instituteurs, il
s’agissait premièrement de défendre le base matérielle du prestige rattaché à
leur fonction – à savoir leur niveau de rémunération, érodé par l’inflation.
Parmi leurs nombreuses revendications, la plus importante portait sur la
rezonification, c’est-à-dire l’indexation des salaires au coût de la vie et aux
conditions d’enseignement. Pour beaucoup d’autres, et sans doute aussi pour les
instituteurs, il s’agissait de préserver un mode de vie, fût-il misérable, contre
celui, encore pire, qu’engendrait l’ouverture de la région au cycle mondial du
capital. C’est pourquoi on ne peut pas dire que le discours politique de la classe
moyenne salariée de Oaxaca a été imposé au prolétariat et aux autres couches
inférieures de la société. Ce discours leur convenait.

2.4 – Le mouvement des femmes

Dans l’état de Oaxaca, le décompte de la population locale indique une


disproportion démographique entre les hommes et les femmes, notamment
parmi les moins de 30 ans (à 60% des femmes), probablement à cause de
l’émigration de la main d’œuvre masculine. Mais cette particularité ne s’arrête
pas au nombre. On a vu plus haut que des femmes se sont révoltées contre le
partage des tâches que le mouvement et leurs compagnons leur attribuaient, et
qu’elles ont manifesté, parfois massivement, pour s’y opposer. Certaines
analyses insistent beaucoup sur cet aspect de la révolte. Tout comme les
barricades ou la prise des bâtiments publics, l’existence d’une lutte des femmes
à l’intérieur du mouvement est alors considérée comme une preuve
supplémentaire de son caractère anti-capitaliste. En réalité, nous avons vu qu’il
n’y a pas eu d’insurrection, et que l’activité du prolétariat a été extrêmement
faible dans le mouvement. La prise en compte de la question féminine change-t-
elle notre appréciation ? Pour répondre nous nous appuieront sur l’article de
Barucha C. Peller, Women in uprising. The Oaxaca commune, the State, and
reproductive labour (in «LIES», n. 1, 2012, pp. 125-144). Ce texte présente une
lecture marxiste-féministe du mouvement. Selon l’auteure, la «commune» de
Oaxaca était bel et bien une insurrection prolétarienne (elle ne dit pas
« prolétarienne », mais on comprend qu’elle le pense) et anticapitaliste, dont la
défaite s’expliquerait – entre autre facteurs – par le fait que les femmes, après
un élan révolutionnaire initial, auraient été renvoyées aux tâches ménagères.
Voici sa problématique :

« Que se passe-t-il quand, à la suite d’une rupture avec l’État et le capital, le


cadre [framework, nda] des rapport sociaux capitalistes, comme la division
sexuelle du travail et les rapports entre hommes et femmes, est reproduit à
l’intérieur même d’une tentative de dépasser le capitalisme ? » (ibid., p. 129)

Ce texte est un cas d’école du fameux quiproquo qui amène tant de


commentateurs à confondre lutte interclassiste et insurrection prolétarienne.
Or, nous avons vu les limites de l’offensive «révolutionnaire» à Oaxaca. La
reproduction de la division sexuelle du travail à l’intérieur du mouvement
n’était, pour l’essentiel, qu’une conséquence de ces limites et de la reproduction
du salariat par ailleurs. Examinons cela de plus près.

Son parti pris amène Peller à exalter l’occupation de Canal 9. On sait que cette
occupation a eu lieu à la fin d’une grande manifestation de 10.000 femmes.
Néanmoins, il faut rappeler que l’occupation elle-même ne fut menée que par
350 femmes (sur 10.000, ce n’est pas beaucoup). D’après Peller, les femmes de
Oaxaca ont trouvé dans l’occupation un espace pour discuter entre elles ;
l’apparition d’un espace non-mixte leur aurait permis de mettre sur la table
leurs problèmes à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement : faible
représentation féminine dans l’APPO, assignation des femmes aux tâches de
cuisine et de nettoyage aux plantones, mais aussi violences conjugales, hostilité
vis-à-vis de leur engagement dans le mouvement de la part de leurs
compagnons, etc. Peller transcrit quelques propos :

« “Nous découvrions que notre histoire était pour chacune la même, une
histoire faite d’abus perpétrés par nos maris, par nos frères, et de viols par nos
patrons”, dit Eva, femme au foyer de 56 ans et membre du Colectiva Nueva
Mujer ». (ibid., p. 133)

« “Nous étions en train de combattre sur deux fronts différents – le système, et


les hommes dans notre propre mouvement” – Eva ». (ibid., p. 135)

Le contrôle des émissions de Canal 9 a permis à ces femmes de s’exprimer et de


lutter, en dénonçant publiquement leurs camarades sexistes ou en réclamant
une répartition égalitaire des tâches de cuisine, de plonge, etc. derrière les
barricades. Toutefois, Peller nous donne peu de détails sur le fonctionnement de
l’occupation de Canal 9. Qui tenait les émissions ? Se faisaient-elles en espagnol
ou en langue indigène ? Détails pas anodins, pour un état où le niveau
d’instruction est très bas et une partie non négligeable de la population ne parle
pas (ou mal) espagnol. Quelle était la composition de classes (au pluriel) dans le
mouvement des femmes de Oaxaca ? Peller dit bien qu’il y avait des femmes de
la classe moyenne, mais pas dans quelles proportions, et dans son analyse les
institutrices apparaissent comme des prolétaires. Quoi qu’il en soit, la
participation à l’occupation de Canal 9 n’a pas tardé à diminuer :

« La première nuit [de l’occupation de Canal 9] nous étions des centaines, mais
petit à petit le nombre a décliné parce qu’il y avait des femmes qui avaient des
enfants dont il fallait s’occuper, des maris, et cela nous a limité, dit Ita,
enseignante de 55 ans du Colectiva Nueva Mujer. Il y avait des hommes qui
n’étaient pas d’accord pour soutenir l’émission prise en charge par les femmes.
Les maris de ces femmes ne les aidaient pas dans le travail domestique, comme
s’occuper des enfants ou faire la lessive, de façon à permettre la participation
des femmes à l’émission. Mais, pour beaucoup de femmes, c’était déjà bien que
leurs maris les laissent y aller ». (ibid., p. 136)

Le texte fournit d’ailleurs une description assez précise des difficultés et des
oppositions que les femmes de Oaxaca ont rencontré pour faire entendre leur
voix à l’intérieur du mouvement :
« Il y avait des camarades qui se plaignaient du fait que «depuis le 1° août et la
prise de Canal 9 ma femme n’est plus serviable». Plusieurs femmes ont subi des
violences domestiques, et parfois même des tentatives de divorce ou de
séparation, pour avoir participé aux plantones, aux manifs. Leurs maris ne
prenaient pas bien l’idée que les femmes abandonnent les tâches ménagères et
s’engagent politiquement. […] Une femme continua à défendre sa barricade avec
une bras cassé – le fait de son mari voulant l’empêcher de descendre dans la
rue ». (ibid., p. 137)

Outre l’opposition homme-femme à la maison, Peller considère en effet qu’il y


avait aussi des oppositions dans le « camp » des femmes. On apprend que la
COMO (Coordination des femmes de Oaxaca), formé le 31 août, a vite connu des
contestations en interne et une scission :

« Les femmes qui se sont séparées du COMO étaient pour la plupart des femmes
au foyer employées dans le secteur informel et d’autres ayant des divergences
idéologiques avec les femmes de la COMO. Pour beaucoup, ces différences
venaient de questions de classe. Selon certaines femmes, les privilèges de classes
dans la COMO aboutirent à l’internalisation du patriarcat et de l’autoritarisme.
Elles se sont rendu compte que les femmes plus éduquées ayant des emplois
mieux payées revendiquaient des fonctions comportant la formulation des
problèmes des femmes et prétendaient représenter toutes les femmes engagées ;
cela entraînait l’occultation des besoins des femmes plus pauvres et plaçaient
certaines femmes dans des rôles hiérarchiques ». (ibid., p. 139)

Cependant, est-il légitime de transformer cette scission en une « lutte de classe


dans le mouvement des femmes » ? Si oui, il aurait fallu préciser quels
changements elle avait entraîné ailleurs que dans le ciel des idées ou dans la
micro-histoire des groupuscules. Et encore : combien de femmes y avait-il dans
la COMO ? Combien dans le Colectiva Nueva Mujer ? Ces groupements
existaient-il en dehors de la ville de Oaxaca ? Ni le texte de Peller ni d’autres ne
fournissent de précisions à ce sujet.

Comme nous le disions au début, Peller pense que l’ensemble de ces conflits –
entre hommes et femmes, et entre femmes pauvres et femmes privilégiées –
contribuent à expliquent le reflux de l’ « insurrection ». En fait, c’est l’absence
d’insurrection qui explique ces conflits, et surtout la nature des enjeux. Car les
conflits homme-femme dont nous parle Peller ne portent que sur l’égalité des
genres et non pas sur leur critique. Ni dans le discours ni dans la pratique, la
famille n’est remise en cause, et dans le mouvement il s’agit simplement
d’égaliser un peu le poids des corvées ménagères et le temps de parole, ainsi que
de dénoncer le machisme ambiant. La grève et l’engagement des institutrices –
qui représentent un tiers du personnel enseignant – a fonctionné comme centre
d’attraction pour d’autres femmes qui en avaient assez de la situation qui leur
était faite. Il s’agissait d’une lutte pour l’égalité, à l’intérieur du mouvement et
dans la société. Ces femmes avaient certainement de bonnes raisons pour la
mener. Mais cette lutte, même en tant que lutte pour l’égalité, ne pouvait pas
aboutir. En premier lieu, il est bon de rappeler que, pour l’essentiel, l’activité de
grève se limitait aux enseignants, dans un mouvement qui s’est déroulé pour
une bonne partie pendant les vacances scolaires. Pour tous (et toutes) les autres,
à peu de choses près, le cadre du salariat formel et informel se reproduisait
normalement, et le fait qu’il ne soit pas très développé dans la région ne change
rien à la chose. En deuxième lieu, on peut supposer que les coutumes indigènes
n’étaient pas exemptes d’une bonne dose de machisme, malgré l’éloge dont elles
font l’objet dans la «commune». Il n’y à rien à sauver là-dedans. Pourtant ces
coutumes, et leur mise en valeur idéologique, ne semblent pas avoir été
contesté, ni par des femmes ni par d’autres.

Toujours est-il que, hormis la grande manifestation du 1° août, on ne voit pas de


suites très massives. Vraisemblablement, la plupart des femmes qui avaient
participé à la manifestation sans être des institutrices sont retournées à leur vie
habituelle, se contentant de ce que la question de l’égalité soit inscrite
formellement dans l’agenda éclectique de l’APPO. Celles qui ont refusé ce retour
à la normale ont dû faire face à leurs maris qui attendaient qu’on leur prépare le
dîner après le boulot. Ni plus, ni moins.

3 – Conclusion

La «commune» de Oaxaca s’est caractérisée par une grande diversité sociale. Si


les enseignants sont à l’initiative au départ, la répression du 14 juin entraîne un
élan de solidarité qui fait entrer dans l’action d’autres catégories sociales. Très
vite, les enseignants ont reçu le soutien des étudiants, des commerçants et d’une
partie de la « société civile », c’est-à-dire des innombrables associations et
groupes politiques qui formeront l’APPO. De la même façon, les jeunes des rues
se sont joints aux barricades et à l’occupation du zocalo. Il faut enfin
mentionner les peuples indigènes qui étaient aussi représentés à l’APPO. Au
cours du mouvement (mi-août), les travailleurs de la santé se sont mis en grève.
On ne sait pas pour combien de temps. C’est la seule grève qui est mentionnée
dans nos sources, à part bien sûr celle des enseignants. On n’entend pas parler
d’usines en grèves, d’ouvriers révoltés, de chômeurs avec des pratiques
spécifiques, etc. Pourtant l’état de Oaxaca n’est pas complètement dépourvu de
grande industrie (22% de la population active), d’entreprises d’extraction et de
transformation de matières premières notamment (mines, puits de pétrole,
raffineries, centrales électriques). Certains récits font état d’une vague de grèves
éclatée dans les secteurs minier et métallurgique, parfois avec occupation des
sites, à partir de février 2006. Ces grèves ont en effet eu lieu, mais pas dans
l’état de Oaxaca. Quelques unes – comme celle de 142 jours à l’usine Sicartsa de
Lázaro Cárdenas (Michoacán), deuxième plus grand établissement de sidérurgie
d’Amérique Latine de l’époque – se sont déroulées au même moment que les
événements de Oaxaca, mais la « commune » n’a pas cherché une jonction avec
elles. Ce sont les commentateurs militants d’autres pays qui ont voulu voir un
lien entre les deux. Ils se sont trompé. Les prolétaires qui ont participé au
mouvement ne se sont pas fait connaître en tant que tels. Malgré quelques
discours contraires, l’activité du mouvement s’est peu attaquée au capital lui
même. Elle a essentiellement protesté contre l’influence délétère du grand
capital sur l’État, personnifié par le gouverneur Ulises Ruiz.

Depuis les années 1980, les enseignants revendiquaient à date fixe. Leur
mouvement, devenu habituel, affirmait chaque année leur place dans une
société pauvre, peu industrialisée, comportant encore de nombreux éléments
traditionnels. En raison de leur bilinguisme, la place des enseignants comporte
un rôle de «bouche-trous» : ils aident la population locale dans les démarches
administratives, se déplacent ou s’installent dans de zones reculées, et achètent
parfois de leur poche une partie du matériel scolaire. En 2006, la revendication
annuelle a tourné différemment. On ne sait pas pourquoi, cette année-là, le
gouverneur a choisi la répression forte. Les enseignants étaient en grève depuis
le 22 mai. Pour soutenir leurs revendications, ils ont campé sur le zocalo, bloqué
des routes et l’aéroport, manifesté, etc. Le 14 juin, la police a attaqué les
campements sur le zocalo et dans les rues avoisinantes. Mais elle a échoué, et le
plantón a repris pour plusieurs mois durant lesquels l’idéal démocratique d’une
société protégée de la mondialisation du capital a été décliné de mille façons. La
révolte a été profonde, courageuse, inventive. Elle s’est donné les oripeaux d’une
révolution ouvrière, mais il n’y avait pas d’ouvriers.

La lutte contre le capital a surtout été une protestation contre le grand capital,
contre l’influence américaine, contre le PPP, mais de plus cette lutte s’est faite
« de l’extérieur ». Ce n’est pas en tant que salariés des multinationales que les
oaxaqueños se sont révoltés, mais en tant que victimes collatérales de
l’implantation de ces firmes dans la région. La « commune » de Oaxaca, y
compris ses jeunes chômeurs et ses indigènes, a revendiqué une socialisation
pré-mondialisation dont le capital ne serait nullement exclu, pourvu qu’il reste
raisonnable.

Quel rapport avec les problèmes d’une révolution communiste à notre époque ?
C’est du point de vue du rapport de classe à l’échelle mondiale qu’il faut aborder
la question. Dans des pans entiers de la planète, la mondialisation du capital
prolétarise des petits paysans, des métayers et autre figures pré-capitalistes sans
compenser cette prolétarisation par une implantation significative de capitaux
industriels sur place, et donc sans création d’emplois en nombre suffisant. Dans
ces conditions, la seule perspective est souvent l’émigration, et dans ce cas les
salaires des émigrés permettent la reproduction d’autres personnes restées au
pays. Aujourd’hui, le volume total de ces transferts d’argent est supérieur à
l’ensemble des aides publiques au développement. Selon le dernier rapport
annuel du Fonds International pour le Développement Agricole (IFAD) Sending
money home (2017), le flux mondial de ces envois est passé, de 2007 à 2016, de
296 à 445 milliards de dollars. Dans ce total, 69 milliards de dollars ont été
envoyés des États-Unis vers l’Amérique centrale et méridionale, dont 40% au
Mexique. Après le pic de décembre 2007, les envois des immigrés mexicains
résidant aux Etats-Unis ont baissé pendant quelques années, mais depuis fin
2011 ils ont repris (+4,8% en 2015). La moitié environ des ces sommes va vers
les états du sud-ouest du Mexique: Michoacán (10,2%), Guanajuato (9,1%),
Jalisco (9%), México (6,3%), Puebla (5,5%), Oaxaca (5,2%), Guerrero (5,2%).
S’il est vrai – comme nous l’avons dit ailleurs – que le prolétariat périphérique
ne fera pas une révolution «sous-développée», son soulèvement n’est pas
indépendant de tout un ensemble de conditions, dont les transferts de valeur
(de la force de travail) du centre vers la périphérie font partie. Pour l’état de
Oaxaca, leur volume équivaut à presque un dixième de son PNB nominal. Aussi
imprécis soit-il, cet indicateur montre à quel point la reproduction de la force de
travail dans les pays périphériques dépend d’autre chose que du seul contexte
local – n’en déplaise aux touristes militants. Tant que ce système de transferts
fonctionne, il constitue un puissant soutien au statu quo. Seule une crise
majeure entraînant un assèchement des salaires des émigrés peut le
déstabiliser. Une telle crise ne rendra pas impossible tout interclassisme, mais
obligera le prolétariat des périphéries à se manifester en tant que tel, même au
sein d’une lutte interclassiste véritable comme celle de l’Egypte de 2011-2014.

Faute d’une telle apparition, les enseignants ont subordonné leurs


revendications économiques à celles, plus politiques, de la «commune». Ils
pouvaient se le permettre. De plus, la participation des enseignants à la lutte n’a
pas duré jusqu’au bout : le moment venu (28 octobre), la direction de la section
22 a quitté l’APPO comme l’on quitte le navire qui coule, tandis qu’elle menait à
bien la négociation sur ses revendications propres, dont les principales furent
satisfaites8. Le compromis a duré quelques années, mais avec la reforme de
l’éducation votée en 2013, l’État mexicain a finalement affiché sa volonté d’en
finir avec l’indiscipline, les privilèges et le prestige social des enseignants de
Oaxaca. Pendant l’été 2016, leur résistance à l’application de cette réforme a
failli susciter un remake du mouvement de 2006. Mais les transformations
intervenues dans le tissu socio-économique de la région, les scandales et les
accusations de corruption qui frappent les leaders de la section 22, l’épuisement
de la population face à la répression, semblent avoir sapé les bases du consensus
frontiste de 2006.

B.A. – R.F.

octobre 2017
Episode 5 : Iran 2009 – Faux printemps

Nous abordons maintenant un premier cas de révolte où la classe moyenne salariée se


trouve pratiquement seule face à l’État. Bien que bref, le Mouvement Vert du printemps
2009 en Iran a été massif, déterminé, et très coûteux pour la CMS, en termes de tués, de
prisonniers, de torturés. La rage et la détermination des enfants de la classe moyenne de
Téhéran (principalement) n’ont cependant pas produit de grand changement dans la
société iranienne. Au moment où nous finissons cet épisode, une nouvelle révolte éclate
en Iran (décembre-janvier 2017-18). Il est trop tôt pour évaluer son impact, mais on peut
dire tout de suite que les révoltés ne sont pas les mêmes qu’en 2009. Le soulèvement
d’aujourd’hui est qualitativement différent de celui de 2009 (on y reviendra).

1 – La montée contrariée de la CMS

L’histoire récente de l’Iran est jalonnée de tentatives de réformes et de modernisation


qui, régulièrement, sont entravées par le complexe militaro-mollahs. Après la guerre
contre l’Irak (1980-1988), le gouvernement Rafsanjani fait appel au FMI pour redresser
l’économie. Le Plan d’Ajustement Structurel qui conditionne l’octroi de crédits
demande comme d’habitude des mesures de libéralisation qui provoquent la hausse des
prix, celle des importations et celle du chômage, entre autres. Le plan requiert aussi un
degré de privatisations, mais sans toucher aux monopoles que la révolution islamique de
1979 a mis en place. Ces monopoles résultent de la nationalisation des biens du Chah et
de sa clique ainsi que de la saisie de nombreuses entreprises par le nouveau régime. La
modernisation s’organise comme un « capitalisme d’État néo-libéral »1, où le
gouvernement s’efforce de remplacer l’engagement idéologique de la période
révolutionnaire par l’expertise d’une main d’oeuvre bien formée. Pour cela, il développe
rapidement l’enseignement supérieur.

Les chiffres indiquent une véritable explosion de la population universitaire dans les
années 90, puis de nouveau presque autant dans les années 2000. Entre 2000 et 2009, la
part des étudiants dans la population passe de 2% à 5%. A titre de comparaison, le
chiffre est de 3,6% en France en 2014. L’explosion du nombre d’étudiants signifie-t-elle
que l’université est devenue un cache-chômeurs ? Ce ne peut être le cas que de façon
très limitée, vues les ressources dont il faut disposer pour mener des études supérieures
à leur terme2. Le développement très rapide des formations universitaires en Iran
correspond plutôt au développement et à la modernisation de la société, notamment de
la bureaucratie d’État. Ainsi se forme une classe moyenne qualifiée qui va notamment
travailler dans la fonction publique, dans le secteur tertiaire, et aussi dans le secteur
informel en général. Mais il y a aussi une masse importante de diplômés chômeurs.

L’économie est largement contrôlée par l’État, soit directement, soit indirectement.
Dans ce dernier cas, on est en présence de capitaux qui ont été privatisés, mais « à la
russe ». De monopoles d’État, ils sont convertis en monopoles privés, contrôlés le plus
souvent par les nombreuses Fondations dans lesquelles le gouvernement a placé toutes
sortes de biens, en principe pour venir en aide aux déshérités, blessés de guerre, familles
de martyrs, etc. Ces fondations sont dispensées d’impôts, et dépendent directement du
Guide.

À ce sujet, il faut dire un petit mot des institutions de la République Islamique. En bref,
le gouvernement dépend des élections au suffrage universel pour la présidence de la
république et pour le parlement, mais il ne faut pas que le résultat du vote soit contraire
au Coran. C’est le Guide Suprême (Khamenei actuellement) et sa bureaucratie qui en
décident. C’est lui qui valide les candidats qui se présentent aux élections. Aux élections
présidentielles de 2009 par exemple, le Guide avait ouvertement déclaré sa préférence
pour Ahmadinejad, le candidat populiste-conservateur, contre Moussavi le réformiste,
également « nommé » par lui comme candidat. L’autorité spirituelle du Guide est
censée justifier sa prééminence. En réalité, le Guide est l’instance qui contrôle les
Gardiens de la Révolution, lesquels englobent la milice des Bassidjis. Les Gardiens de
la Révolution (ou Pasdarans) sont une armée proprement dite. Initialement conçus
comme un corps auxiliaire, ils ont pris une place prépondérante dans l’appareil militaire
iranien, avec leur propre flotte et leur propre aviation. De plus, ils contrôlent une part
massive de l’économie. Ils ne dépendent que du Guide. Les bassidjis sont une milice qui
quadrille tout le pays, les quartiers comme les entreprises. Ils exercent notamment le
contrôle des mœurs, ainsi que la répression des manifestations. Au final, il est de plus
en plus clair que la puissance militaire et économique des Gardiens de la Révolution fait
de ceux-ci le véritable pouvoir dans la République Islamique. Sous les turbans le képi.

Entre les Fondations et les Gardiens de la Révolution (on ne mentionne pas ici les
nombreux organes intermédiaires où le Guide exerce aussi son contrôle, comme les
médias), le Guide exerce un pouvoir discrétionnaire sur l’économie et la société. Les
gouvernements élus qui chercheront à favoriser le développement de capitaux
indépendants se heurteront régulièrement aux services du Guide. Par exemple, pour
lutter contre la bureaucratie, le gouvernement créa en 2005 deux cents « bureaux
notariaux », pour la seule ville de Téhéran, chargés de représenter l’État pour toutes
sortes de démarches simples (permis de conduire, passeports, factures diverses). Ces
bureaux privés devaient être rémunérés par une commission de 12% sur le prix officiel
du service. Rapidement 70 de ces bureaux fermèrent leurs portes. La commission n’était
finalement que de 2%, les bureaux étaient soumis à d’incessants contrôles d’organismes
concurrents, et leur association professionnelle (privée) fut dissoute et remplacée par
une guilde ayant l’agrément du gouvernement, mais aussi sa surveillance.

Ces quelques éléments donnent une appréciation du contexte dans lequel s’est
développée la classe moyenne salariée. Lorsque Khatami fut élu président de la
république (1997), il annonça un programme de réformes qu’il ne parvient pas à mettre
en place. Parmi ces réformes, il y avait l’encouragement du secteur productif contre
celui de la distribution (bazaar, import-export), l’encouragement des investissements
étrangers, la baisse de la part des revenus du pétrole dans le budget de l’État et,
corollairement sans doute, la soumission des fondations à l’impôts. Cela allait à
l’encontre des principes qui l’ont emporté lors de la « révolution » de 1979, et qui
donnent la préférence au commerce des bazaari, soutiens traditionnels du clergé, contre
les grands projets d’industrialisation du Shah (notamment avec l’aide des
investissements étrangers). En ce qui concerne l’imposition des fondations, le Guide
contredit le parlement (réformateur en majorité) et, en janvier 2004, exonéra de l’impôt
les sept fondations les plus riches. Il invalida aussi la candidature de 2500 candidats
réformateurs aux élections législatives de février 2004. Khatami a été réélu en 2001
mais, en raison de son incapacité à contourner la résistance du Guide et des Gardiens de
la Révolution, il déçut la classe moyenne, qui laissa passer Ahmadinedjad en 2005.
Celui-ci avait le soutien complet du Guide.

Lors de la campagne électorale de 2009, le Guide sélectionna Moussavi, ancien premier


ministre devenu architecte, plutôt effacé et mauvais orateur, pour jouer le rôle
d’opposition à son candidat. La campagne, bien que brève, se déroula dans un climat de
libéralisation relative de la société. Toutes sortes d’associations, religieuses et civiles,
notamment féminines, apparurent et militèrent pour Moussavi. On trouvait aussi parmi
les partisans de Moussavi de nombreux intellectuels et artistes, qui faisaient confiance à
l’épouse de Moussavi, elle-même artiste. Toute cette nébuleuse allait former le
Mouvement Vert.

2 – Le soulèvement post-électoral

Le Mouvement Vert est apparu à l’occasion de la campagne électorale pour la


présidence de la république de 2009. Les deux principaux candidats étaient Ahmad
Ahmadinejad, le président sortant, conservateur et populiste, et Mir-Hossein Moussavi,
ancien premier ministre (1981-1989), réformateur. Les partisans de Moussavi se
distinguaient par le port de la couleur verte. Leur mobilisation, faisant grand usage
d’internet, se concentrait surtout dans le centre et le nord de Téhéran, quartiers de
prédilection de la classe moyenne. A la fin de la campagne électorale, le Mouvement
Vert se croyait proche du but. Les sondages lui étaient souvent favorables, et il régnait
dans Téhéran une atmosphère de « printemps » (de révolution de velours, craignaient les
mollahs), qui allait s’avérer trompeuse. Pour soutenir les candidats réformistes, des
artistes, des intellectuels, des étudiants de toutes tendances politiques commençaient à
se regrouper. Trente quatre organisations féminines, laïques et religieuses, formèrent le
Women’s Movement Convergence. La campagne s’anima dans les dernières semaines
avant la date du premier tour (12 juin 2009), en particulier lors des débats télévisés entre
candidats, une nouveauté absolue dans la République Islamique. Ces soirs-là, les gens
se regroupaient en grand nombre dans certains squares pour suivre les débats sur des
écrans géants, faire leurs commentaires et débattre – sans violence. Une certaine liberté
régnait dans ces soirées, par exemple dans les rapports entre garçons et filles, dans les
tenues vestimentaires (les bassidjis laissaient faire).

Cependant, deux heures à peine après la fermeture des bureaux de vote, Ahmadinejad se
proclama vainqueur des élections avec une confortable majorité (64/36). Les tenants du
Mouvement Vert étaient convaincus qu’il y avait eu fraude (ce qui est assez évident), et
cela allait donner lieu à une quinzaine de jours de protestations parfois violentes.
L’intensité du mouvement fut la plus grande entre le 15 et le 20 juin.

Le lendemain de la publication des résultats (le 13 juin), les gens se rassemblèrent par
groupes de quelques centaines dans différents endroits de la ville. Téhéran se divise
entre quartiers nord, plutôt classe moyenne, et quartiers sud, plus populaires. Les
endroits où la protestation apparut le 13 juin sont tous dans le nord de la ville. Tout au
long de la protestation, les quartiers sud ne sont pas mentionnés dans les sources. La
police et les différentes milices qui l’aident avaient reçu l’ordre d’empêcher tout
rassemblement. Elle n’y parvinrent pas. Des affrontements eurent lieu, une foule parfois
furieuse mettant le feu à des poubelles, lançant des pierres. Internet et les téléphones
portables étaient bloqués dans la zone des affrontements.

Le lundi 15 juin, une manifestation de plusieurs centaines de milliers, voire un million,


de gens eut lieu à Téhéran, malgré son interdiction. À la fin de la manifestation, des
affrontements éclatèrent place Azadi (centre ville). La violente répression fit au moins
sept morts, dont un mitraillé depuis le toit d’une base de bassidji que les manifestants
encerclèrent, puis incendièrent. L’un des slogans de la manifestation était « mardi,
mardi, grève, grève ». Mais pas de grève signalée le mardi. Des manifestations eurent
aussi lieu en province, dans 17 villes au moins.

Des manifestations eurent de nouveau lieu le 16 juin. Le samedi 20 juin, malgré


l’annulation par les leaders réformistes de leur appel à manifester, plusieurs milliers de
Téhéranais se retrouvèrent place Enqelab (centre ville). La police et les milices les
empêchèrent d’entrer sur la place et les réprimèrent durement. Il y eut au moins 17
morts. Il semble que la manifestation se soit divisée en plusieurs groupes. On signale
1000 ou 2000 manifestants devant l’Université de Téhéran , ainsi que plusieurs milliers
sur la place Azadi, en groupes silencieux. Il y a 6 km environ de la place Azadi à
l’Université. Manifestations aussi en province. Durant ces journées, il y aurait eu des
mini-batailles nocturnes, par exemple le blocage d’une avenue par des feux. Il y a eu
aussi des cris de « Allahou Akbar » sur les toits des immeubles, le soir. Comme en
1979.

Le Mouvement Vert a eu ceci de remarquable qu’on n’y a pas vu de revendications


économiques, pas de pillages ni de destructions, hormis l’incendie qu’on vient de
mentionner. Les revendications étaient politiques, mais sans aller jusqu’à remettre en
cause le régime lui-même. Le Mouvement Vert, par exemple, voulait qu’on refasse les
élections, dans l’espoir de voir Moussavi les gagner finalement. Ce dernier, ancien
membre du gouvernement et ancien premier ministre de la République Islamique,
n’était pourtant pas un enfant de choeur !

Jusqu’à la fin du mois de juin, de petites manifestations eurent lieu dans divers endroits
de Téhéran. Elles rassemblaient quelques centaines ou quelques milliers de participants,
mais étaient parfois très violentes. Le 22 juin, Moussavi appelle à la grève générale au
cas où il serait arrêté. De fait, il n’y a eu ni arrestation ni grève générale (Moussavi et
d’autres seront mis en résidence surveillée en février 2011, au moment des printemps
tunisien et égyptien). Dans les mois qui suivirent, Moussavi et Karroubi (un autre
candidat réformiste) formèrent un parti sous le nom de Sentier Vert de l’Espoir. Ce parti
apparaissait dans des manifestations qui avaient lieu à l’occasion de fêtes religieuses. En
raison du caractère religieux de ces rassemblements, les manifestants se croyaient à
l’abri de la répression. Cependant, au cours de la fête de l’Achoura (27 décembre 2009),
la police tira délibérément dans la foule. D’autres tentatives de relancer le mouvement,
en 2011 et 2012, restèrent sans suite. La violence de la répression et l’absence de
perspective du Mouvement Vert firent que, au final, la présidence de Ahmadinejad n’a
pas été remise en cause. Et, à la fin de son mandat (2013), il fut remplacé par l’ayatollah
Rouhani, relativement modéré.

Le Mouvement Vert a évolué au cours des journées de juin 2009. Moussavi appartient
sans conteste aux cercles du pouvoir et est loin d’être un révolutionnaire. Il ne voulait
pas abattre le régime représenté par Ahmadinejad et Khamenei (le Guide Suprême),
mais voulait le réformer de l’intérieur, sans critique de la religion et de ses institutions.
C’est la violence de la répression qui fit évoluer le discours du Mouvement Vert. Celui-
ci demandait d’abord le re-comptage des bulletins de vote. Un des slogans des
manifestations était « où est mon vote ? ». Moussavi se disait prêt à refaire les élections
entièrement. Mais le 15 juin, les manifestants se mirent à crier des slogans hostiles au
guide suprême Khamenei, qui soutenait sans faille Ahmadinejad. Ils criaient aussi : «
Mort au Dictateur » (en parlant d’Ahmadinejad). Et aussi : « Allahou Akbar, les
Iraniens préfèrent la mort à l’humiliation », « Liberté, liberté, nous sommes des
hommes et des femmes de combat, venez vous battre et nous vous combattrons », «
Ahmadi massacre, le guide le soutient », « Khamenei honte à toi, abandonne le pouvoir
». Dans les conditions iraniennes s’en prendre au guide était assez osé. C’était malgré
tout une assez modeste radicalisation.
Une des caractéristique du Mouvement Vert est la quasi-absence de la classe ouvrière.
L’un des témoins3 rapporte qu’un jour que la manifestation passait dans le quartier du
bazaar central de Téhéran, les travailleurs des multiples commerces de détail et de gros
du quartier s’étaient contentés de regarder passer le cortège sans y entrer. De façon
générale, les sources ne signalent aucune grève en liaison avec la protestation post-
électorale4. Cela ne vient pas de ce que le prolétariat serait apathique. Des grèves
relativement nombreuses, compte tenu du contexte extrêmement répressif, avaient eu
lieu depuis le début des années 2000. Il s’agissait souvent de luttes pour salaires
impayés. En même temps, des tentatives eurent lieu pour former des syndicats
indépendants5. Et, en 2007, la hausse du prix de l’essence avait provoqué de violentes
émeutes. En 2009, le prolétariat n’est pas intervenu en tant que tel. Les appels des
manifestants à la grève pour le mardi 16 juin sont restés sans réponse. Il y avait
certainement des prolétaires dans les énormes manifestations des premiers jours, mais
ils ne se sont pas fait remarquer. Ils ont fait masse pour la classe moyenne. Le printemps
iranien ne peut pas être qualifié d’interclassiste.

On remarque que les revendications du Mouvement Vert ne sont pas économiques. À


croire que ses membres gagnaient suffisamment leur vie. De plus, à cette date, et malgré
la baisse récente du prix du pétrole, le système des subventions aux produits de base
restait très généreux pour toutes les catégories sociales. Ce n’est que plus tard que le
gouvernement s’efforcera de limiter le budget des subventions en ciblant plus
précisément les classes défavorisées. Peut-être que le problème de la CMS n’était pas
tant le niveau de son sursalaire que la possibilité de le dépenser plus librement, de
surconsommer à l’occidentale (biens culturels, paraboles télé, vêtements, alcools, etc…)
dans un mode de vie débarrassé des entraves religieuses.

En Egypte, un lien de solidarité s’est établi entre classe moyenne et classe ouvrière.
Même si cette solidarité était éphémère (quoi qu’elle a probablement aidé les tentatives
de syndicalisme ouvrier indépendant), elle a amené le Mouvement 6 Avril à inscrire
dans ses revendications la demande d’une hausse salariale pour la classe ouvrière. Rien
de tel n’apparaît dans le Mouvement Vert, dont les revendications sont essentiellement
politiques : annulation des élections, État de droit, remplacement des dirigeants
politiques par des technocrates compétents, non-ingérence dans la vie privée, etc.

L’absence de luttes propres du prolétariat explique sans doute l’échec du Mouvement


Vert sur ces points. Dans son rapport à l’État, la classe moyenne salariée n’a pas les
moyens d’établir un rapport de force suffisant pour que ce dernier recule. Cela vient du
fait que, de par sa situation spécifique, la classe moyenne a intérêt à ce que la
production de plus-value soit aussi grande que possible, condition du sursalaire. Elle
s’adresse à l’État pour qu’il satisfasse ses revendications, mais elle ne lutte pas contre
les capitalistes qui contrôlent l’État. C’est là une faiblesse congénitale. Les seules
classes moyennes qui ont vu leur printemps aboutir à une (très relative) victoire sont
celles qui ont eu le soutien d’importantes luttes du prolétariat, en Tunisie et en Egypte.
Et là, la conjonction des luttes de la classe moyenne et de la classe ouvrière a contraint
l’État à reculer. Il a cédé sur Ben Ali et Moubarak, ainsi que sur une partie de leurs
ministres (mais une partie seulement), et il a souvent cédé sur les augmentations de
salaires demandées par les travailleurs égyptiens – notamment du secteur public.

Conclusion

Les différences, et a fortiori l’opposition, entre réformateurs et conservateurs dans la vie


politique iranienne sont faibles. Cependant, elle sont suffisantes pour que la CMS
iranienne ait investi beaucoup d’espoirs sur le candidat Moussavi. Et pour qu’elle se soit
lancée dans des manifestations monstre et dangereuses pour essayer de le rétablir dans
ses droits supposés. Le plus fort de cette résistance a duré quelques semaines, et le
mouvement a perdu ce qui lui restait d’énergie après la répression d’Achoura 2011. En
l’absence d’intervention du prolétariat, le rapport de force était trop défavorable à la
CMS, qui a payé chèrement sa défaite.

Au cours des années qui ont suivi le printemps 2009, la République Islamique s’est
maintenue peu ou prou comme auparavant. La deuxième présidence de Ahmadinejad
(2009-2013) a ruiné le budget de l’État malgré une réforme des subventions qui a reçu
l’approbation du FMI. La première présidence de Rouhani (2013-2017) n’a pas fait
grand chose d’autre que d’obtenir un accord sur le démantèlement du programme
nucléaire qui soit acceptable par les occidentaux et par les conservateurs iraniens. La
signature de cet accord, promettant la levée des sanctions économiques contre le pays,
donna lieu à une nuit de liesse dans la population de Téhéran. Les rues ont été envahies
de jeunes acclamant Rouhani et Zabir (le ministre des Affaires Etrangères) avec le
même enthousiasme que s’ils avaient remporté les élections : « Les jeunes dansaient
place Vanak, dans le nord de la ville. Officiellement, c’est interdit, mais il y eut une
tolérance pour ce rare moment d’unité nationale »6. Cependant, l’accord est resté sans
effet pour la population, notamment parce que les firmes occidentales craignent de se
lancer en affaire avec les entreprises iraniennes quand une grande partie d’entre elles,
appartenant aux Pasdarans, sont encore ostracisées par les États-Unis. La société
française Total signa rapidement un important contrat pour le développement du champ
gazier de South Pars, tout en s’efforçant de limiter son exposition à une punition
américaine toujours possible.

La deuxième présidence de Rouhani (2017-2021) essayait comme d’autres avant elle de


dépasser le blocage habituel (un gouvernement modérément réformiste bloqué par le
Guide, ses Pasdarans et ses fondations) quand éclata le mouvement de la fin décembre
2017, consacrant le fait que la levée des sanctions, deux ans plus tôt, n’avait pas eu
d’effet sur la situation générale de la population, et en particulier du prolétariat. Il est
trop tôt pour donner une analyse précise de ce nouvel épisode de la République
Islamique. Indiquons seulement quelques éléments :

La différence avec le Mouvement Vert de 2009 est que le mouvement a commencé en


province, à Mashhad, ville conservatrice. Peu importe que ce démarrage ait été organisé
par les conservateurs locaux pour discréditer le gouvernement dit réformateur de
Rouhani. Ce qui compte, c’est d’une part que le soulèvement s’est répandu comme une
trainée de poudre dans tout le pays, et ce malgré la limitation des communications
internet par le gouvernement. Cette dispersion du mouvement est un indice de la
généralité du ralentissement économique. C’est d’autre part que le mouvement s’est
notamment diffusé dans les villes petites et moyennes où l’économie est en déclin et où
la population a voté pour le candidat ultra-conservateur qui se présentait contre Rouhani
en mai 2017. Selon les premiers éléments dont on dispose, il semble donc que le
soulèvement actuel vient du prolétariat et de la classe moyenne inférieure, et autant des
électeurs des réformateurs que de ceux des conservateurs. On signale des manifestations
d’étudiants à Téhéran, mais la classe moyenne de la capitale ne s’est pas mobilisée en
masse comme en 2009.

Les causes immédiates et lointaines du soulèvement sont nettement économiques,


même si ensuite des slogans politiques anti-régime sont apparus. La hausse des prix de
produits de première nécessité, comme les œufs ou le poulet – aliments de base chez les
pauvres, a été très forte à la fin de l’année 2017. À cela s’ajoutent des faillites de
banques locales. Il s’agit souvent de « banques de l’ombre » (shadow banking),
longtemps tolérées par le régime mais arrivées à un point de déséquilibre insupportable.
Les difficultés de la banque Mizan, à Mashhad, durent depuis 2015 et ont provoqué de
nombreuses manifestations. Elle a été fermée depuis. De façon générale, le pays
connaissait de nombreuses manifestations revendicatives depuis le début du deuxième
mandat Rouhani (mai 2017), souvent pour des salaires ou retraites non payés. Jusque là,
ces manifestations restaient dispersées. Autre facteur, la baisse des subventions au
carburant, entrainant une hausse du prix de 50% a été annoncée pour 2018. La mesure a
finalement été annulée sous la pression des émeutes.

Le soulèvement a eu un caractère nettement émeutier. La violence qui s’est


développée ne répondait pas simplement à la violence de la répression (comme en 2009,
le plus souvent), mais procédait d’initiatives propres des manifestants. Dans tout le
pays, y compris à Téhéran, il y a eu des attaques de banques et de bâtiments publics.

Ces quelques éléments indiquent que la crise sociale est bien plus profonde que lors des
élections de 2009. Il s’agit ici d’un problème de volume et de répartition de la rente
pétrolière. Les manifestants ont crié des slogans contre les interventions militaires
extérieures et autres aides des Gardiens de la Révolution en Syrie, en Irak, au Liban, à
Gaza, etc. Il est clair que la captation de plus-value par le complexe militaro-industriel a
franchi un seuil remettant en cause l’équilibre social du pays. Ou bien le régime aura la
capacité de redéfinir ses priorités dans la gestion de la rente, ou bien les émeutes vont
continuer, ou bien le régime sera sauvé par une hausse durable du prix du pétrole. Ce
dernier cas de figure serait le plus favorable aux revenus de la classe moyenne salariée,
mais pas à ses prétentions démocratiques.

B.A. – R.F.,

janvier 2018
Episode 6 – La Révolte des Tentes en Israël (2011)

Parmi les mouvements apparus après la crise de 2008, la Révolte des Tentes en
Israël a souvent été négligée dans les analyses du courant communisateur. En
fait, à l’exception de ce qu’en ont dit les journaux pendant quelques jours,
personne n’en sait grand-chose, et il n’y a pratiquement pas d’analyses
communistes sur le sujet. À l’opposé, d’autres mouvements plus modestes ont
fait couler beaucoup d’encre. Des mouvements portés exclusivement par la
classe moyenne salariée, mais moins massifs – Occupy, Indignés, etc. – ont
donné lieu à quelques analyses dans le « milieu », tandis que sur Israel il n’y
rien du tout. Cela nous incite à essayer de reconstruire le contexte, le
déroulement, la composition sociale et les enjeux de ce mouvement.

1 – Le contexte

En 2011 le contexte socio-économique israélien est assez particulier, car


apparemment le pays a été peu touché par la crise de 2008. Depuis cette date,
Israël n’a pas connu de plans d’austérité, le taux de chômage n’a pas explosé, le
secteur bancaire est considéré comme très solide, etc. La crise s’est fait sentir
immédiatement mais de façon limitée, notamment sous la forme d’un
ralentissement de la croissance. La cause principale de ce ralentissement est la
baisse des exportations, qui représentent 40% du PNB israélien. Cette baisse
entraînée par la crise de 2008 a été considérable, mais aussi assez brève. Grosso
modo, elle correspond à l’évolution du commerce mondial.

Tab.1 : volume des exportations israéliennes


2000-2017 (en million de $)

Récemment, de nouveaux gisements de pétrole et gaz ont été découverts, ce qui


contribue à alimenter un certain optimisme concernant l’avenir de l’économie
israélienne. Alors, le lait et le miel ruissellent-ils dans la Terre Promise ? Pas
tout à fait.

Selon l’Étude économique sur Israël de l’OCDE (2016), Israël est le pays
membre avec le plus de pauvres (21% de la population israélienne vit en dessous
du seuil de pauvreté) et le troisième pays membre avec les plus grands
différentiels de salaire. C’est aussi un pays où les écarts de salaire entre les
hommes et les femmes sont très importants (22%), et où la population active
salariée est moins nombreuse et travaille plus (40-45 heures par semaine) que
la moyenne dans les pays occidentaux.

En outre, les salaires réels – prolétaires et classe moyenne salariée confondus –


ne sont pas très élevés, et stagnent depuis au moins 10 ans1. Ils ont pendant
longtemps évolué en rapport avec la productivité, mais depuis le début des
années 2000 salaires et productivité ont divergé. Entre 2001 et 2015 la
productivité individuelle a augmenté de 15%, tandis que les salaires réels sont
restés plus ou moins au même niveau. L’afflux de main d’oeuvre palestinienne
est parfois invoqué comme l’explication d’une telle stagnation. Selon certaines
estimations, 120.000 palestiniens de Cisjordanie – économies formelle et
informelle confondues – travailleraient de façon plus ou moins stable en Israël.
Bien que la concurrence entre travailleurs existe bel et bien, ce n’est pas là la
cause principale, qui réside en réalité dans l’augmentation des prix de la
nourriture et du logement.

La montée des prix dans le secteur agroalimentaire est due au manque de


concurrence. Deux monopoles dominent et se répartissent le marché. Malgré les
réformes néo-libérales, des enclaves de l’ancien capitalisme monopoliste d’État
subsistent. « Des industries très dynamiques, tournées vers l’exportation
coexistent, dans des proportions inhabituelles, avec un secteur protégé
inefficace qui pénalise la performance économique globale […] l’écart
d’efficience avec les secteurs exposés est en effet plus prononcé que pour la
moyenne de l’OCDE. » (OCDE, op. cit., pp. 2 et 23). En 2005, les prix de
l’alimentation étaient de 16% inférieurs à la moyenne de l’OCDE. En 2008, ils
leur étaient de 16% supérieurs. Des obstacles non tarifaires aux importations
(certification casher, etc.) contribuent à protéger le marché intérieur des
importations bon marché. Cette situation ne se limite pas à l’agroalimentaire. Le
secteur bancaire fonctionne de manière analogue, avec deux banques couvrant
57% du marché et peu de propension à l’innovation technologique (services en
ligne, etc.).

L’évolution des prix dans le secteur de l’immobilier va jouer un rôle important


dans le mouvement de l’été 2011. Après une baisse au début des années 2000,
les prix ont augmenté de 12% par an entre fin 2007 et 2010. On peut parler de
bulle immobilière. La cause immédiate est à chercher dans le ralentissement de
la construction. Mais il faut préciser que le gouvernement (qui possède 93% du
foncier) n’est pas intervenu pour l’éviter, soit pour favoriser les spéculateurs,
soit pour pousser la population urbaine des centre-villes vers les colonies. La
crise du logement est d’autant plus aiguë que tout concourt au manque de
mobilité de la population. En 2005, les voitures coutaient 46% de plus en Israël
que dans l’OCDE. L’écart est passé à 70% en 2008. Cela serait notamment dû à
l’existence d’un oligopole des importateurs de véhicules. On comprend qu’il y ait
deux fois moins de voitures par habitant en Israël que la moyenne de l’OCDE.
Cependant les embouteillages y sont plus massifs. Car le manque
d’infrastructures pour le transport individuel et de réseaux de transport en
commun est flagrant. À cela s’ajoute, dans les quatre villes universitaires, une
pénurie importante de logements étudiants2. Ces quelques observations
permettent de conclure que même si Israël est un pays réputé pour ses
technologies de pointe, le mécanisme de la plus-value relative y connait de
sérieuses entraves (monopoles, tarif douanier, régime foncier, banques,
transports). Cela contribue à expliquer que les salaires restent relativement bas.

De même que dans les autres aires centrales de l’accumulation, la CMS est
nombreuse en Israël. En raison de l’importance des branches hi-tech, c’est le
pays du monde qui a proportionnellement le plus d’ingénieurs. La classe
moyenne du secteur public est importante aussi. Elle est traditionnellement liée
au parti travailliste – marginalisé du point de vue politique mais encore bien
installé dans les monopoles traditionnellement liés à l’État – et au « syndicat »
Histadrout. Les guillemets sont ici de rigueur, car ce dernier est surtout un
fournisseur d’assurances sociales et autres services, regroupant salariés et non-
salariés (clergé, professions libérales, pharmaciens, etc.)3. Au cours des années
1950 et 1960, ces organisations ont joué un rôle-clé dans la création de la CMS
israélienne, y compris au niveau du logement, combinant un vaste parc de
logements sociaux avec une sorte d’actionnariat locatif visant à favoriser les
habitants les plus anciennement installés.

On sait que l’ouverture de l’économie israélienne au cycle mondial s’est faite


plutôt en douceur : les réformes n’ont pas rencontré de résistance significative.
Les aléas du conflit israélo-palestinien et les autres guerres peuvent expliquer,
au moins en partie, ce manque de résistance. Mais surtout, comme on vient de
le voir, cette ouverture est restée dans certaines limites. Au moment de l’entrée
en crise du fordisme, c’est plus l’essor des exportations que la libéralisation de
l’économie qui a permit de redresser le cours très négatif de la balance
commerciale israélienne – passée de +2,6 en 1962 à -34,6 en 1975. De la sorte,
la CMS pouvait voir son avenir de façon globalement optimiste. Pendant les
années 1980-90, son niveau de vie s’est considérablement amélioré, et la
privatisation de l’enseignement et d’une partie des entreprises d’État ne l’a pas
spécialement troublée. Mais la bulle immobilière qui s’est développée depuis
2008-2009 a changé la donne. Les enfants de la CMS ont commencé à
rencontrer de sérieuses difficultés pour se loger au même niveau de confort que
leurs parents. La crise – y compris l’évolution politique et sociale dans
l’environnement immédiat d’Israël (Egypte, Syrie, etc.) – n’a rien arrangé.

Certes, la montée des prix dans le secteur du logement ne concerne pas


uniquement la CMS. Le prolétariat y est exposé aussi. Mais pas de la même
manière.Le prolétariat, lui aussi, lutte parfois au niveau des prix, mais quand
cela arrive il ne s’agit généralement pas du prix du logement. L’expérience
semble montrer que, à de rares exceptions près (autoréductions dans l’Italie des
années 1970, etc.), il n’y a pas de luttes prolétariennes au niveau des loyers. Les
luttes des squats et des bidonvilles ne portent pas sur le niveau des loyers, mais
sur l’existence même de ces formes de logement. A l’opposé, la Révolte des
Tentes de 2011 montre que la CMS est susceptible de se mobiliser sur la
question du logement lorsque la poursuite de la « gentrification » la menace
trop.

2 – Le mouvement

2.1 – Essor et déclin


Le mouvement est précédé, au printemps 2011, par des campagnes de
sensibilisation contre la vie chère se déroulant principalement sur internet. Le
14 juillet, Daphni Leef, une jeune vidéaste free-lance qui avait dû quitter son
appartement suite à une rénovation qui avait fait grimper son loyer, s’installe
avec sa tente sur le très chic boulevard Rothschild, dans le centre-ville de Tel-
Aviv. Malgré ses 25 ans, Leef, qui vient d’une bonne famille, avait déjà une
petite renommée, puisqu’elle avait fait mine de refuser la conscription (en
réalité elle sera reformée pour des raisons médicales)4. Elle fait connaître son
initiative sur les réseaux sociaux, et des amis aussi bien que des inconnus la
rejoignent et s’installent avec elle sur les espaces verts au bord du boulevard.
Très rapidement, d’autres campements surgissent, en dehors de Tel-Aviv
également. Le lendemain soir, 60 campements existent déjà dans les plus
importantes villes du pays. Le 16 juillet le syndicat des étudiants, mené par Itzik
Shmuli, s’y associe. Le mouvement prend de l’ampleur, et suscite l’intérêt et la
sympathie des médias. Au campement de boulevard Rothschild, on passe de 50
à 400 tentes en deux semaines. Les occupants des places et des boulevards
organisent de façon démocratique et horizontale une vie collective :

« Le milieu des tentes a engendré différents services et activités, comme des


cuisines communes, des centres de soins alternatifs, des bibliothèques mobiles
et des théâtres de rue, et beaucoup d’espaces ouverts qui ont hébergé des
débats, des conférences et des rendez-vous culturels ». (Shulamit Almog et Gad
Barzilai, Social protest and the absence of legalistic discourse : in the quest for a
new language of dissent, 2014)

En cela, ils s’inspirent du mouvement espagnol 15M5 (Occupy n’existe pas


encore), mais pas seulement. Certains activistes situent leur mouvement dans la
vague des Printemps arabes et, malgré l’absence de connections avec le
mouvement égyptien, proposent de rebaptiser « Rothschild-Tahrir » le
boulevard Rothschild. D’autres affirment s’inspirer des campements
Hooverville des années 1930 aux USA (nous y reviendrons). Des manifestations
sont organisées et la population est appelée à les rejoindre. Les grandes
manifestations – une demi-douzaine en tout – ont généralement lieu chaque
semaine le samedi soir, de façon que « tout le monde » puisse participer. La
progression du nombre de manifestants est constante au cours du premier mois
: 20.000 personnes samedi 23 juillet à Tel Aviv, entre 100.000 et 150.000 le 30
juillet, 300.000 le 6 août. Elle connait un coup d’arrêt au milieu du mois :
75.000 manifestants dans tout le pays le 13 août, 13.000 le 27 août – mais
rebondit et culmine avec la grande manifestation du 3 septembre (350.000
personnes à Tel Aviv, 60.000 à Jerusalem et 50.000 dans le reste du pays).
Beaucoup d’autres manifestations, plus petites, agitent la deuxième moitié de
juillet. A ce moment-là, l’initiative quotidienne revient aux étudiants. Ce sont
eux qui font grossir le campement du boulevard Rothschild. À Jerusalem, ce
sont eux qui installent le premier campement le 19 juillet. Ce sont eux qui
pratiquent les blocages d’avenues et de rond-points à Tel-Aviv, souvent à la fin
des grandes manifestations, parfois de manière autonome (19 juillet, à coté du
Ministère de la Défense ; 25 juillet, à Haifa aussi). Le 24 juillet, une
manifestation de 1000 personnes allant vers la Knesset s’arrête en chemin près
de la résidence privée de Benjamin Netanyahu. Le lendemain, quelques milliers
de personnes se retrouvent au même endroit. Cette pratique sera répétée à
plusieurs reprises.

Le 26 juillet Netanyahu présente ses propositions pour négocier le retour à la


normale : il promet un programme public prévoyant la construction de 50.000
nouveaux appartements, une réduction de 50% sur le prix des baux6 pour les
entreprises construisant des logements pas chers, 10.000 nouvelles places dans
des cités étudiantes et 50% de réduction sur les transports publics pour les
étudiants vivant en dehors des centre-villes. Les réactions sont contrastées. Le
mouvement se divise en une tendance « idéaliste » (Leef et cie), réfractaire à
l’idée de négocier avec le gouvernement, et une tendance étudiante réaliste qui
est favorable à une négociation et salue les propositions de Netanyahu. Elle
considère cependant qu’il faut penser aussi à ceux qui ne sont pas étudiants.
Itzik Shmuli tient pour « historique » et « sans précédents » le paquet que le
Premier Ministre a mis sur la table pour les étudiants… « mais je regarde à ma
gauche et à ma droite, et je vois que je ne suis pas seul dans ce combat »7. Les
propositions sont donc rejetées et le combat va se poursuivre. 27 juillet :
nouvelles manifestations étudiantes ; à Jerusalem, un groupe de 150 étudiants
et activistes se dirigent en manif sauvage vers un appartement vide de propriété
de la famille Netanyahu, annonçant vouloir « le mettre en vente ».

Entretemps, le Histadrout hésite à rejoindre le mouvement (ce qu’il ne fera pas


finalement). Désormais, au moins 25 villes connaissent des campements bien
établis. Une campagne de boycott contre le cottage cheese est reprise, afin de
dénoncer la hausse des prix des produits laitiers. Entre fin juillet et début août,
des « marches des poussettes » sont organisées par des parents pour
revendiquer la baisse des frais d’inscription à l’école (y compris maternelle) et
des prix des produits pour la petite enfance. Des assemblées et des manifs
commencent à s’organiser dans quelques villes arabes: Nazareth, Umm-el-
Fahem, Tira, Jaffa. Un campement de tentes apparaît à Baqa Al-Gharbiyye
(deux parlementaires arabes soutiennent l’initiative). En général, on a donc
l’impression que le mouvement est en train franchir un cap, de se décentraliser,
et d’élargir son champ d’action à des questions de reproduction immédiate.
C’est une illusion. En fait, tout se conjugue pour que cet élargissement ne se
produise pas, à commencer par le calendrier. Après le 6 août, les manifestations
s’affaiblissent nettement à cause de la pause estivale. Ceci donne plus de
visibilité à des initiatives pourtant nettement moins massives. Les « marches
des poussettes » ne rassemblent que 6000 personnes le 28 juillet et 1000 le 4
août dans tout le pays, quelques centaines de personnes à Jerusalem le 31 juillet,
et 1300 en total entre Karmiel, Giv’atayim et Pardes Hannah-Karkur le 7 août.
Le 2 août, un cortège d’une centaine de personnes se forme à proximité du
campement du square Lewinsky (voir plus loin) dans la banlieue sud de Tel-
Aviv. Le 9 août à Jerusalem, une « marche des torches » (200 personnes) se
dirige vers la résidence de Netanyahu pour protester contre la hausse de 10% du
prix de l’électricité décidée par le gouvernement. Le 10 août, dans un quartier
arabe de Haifa, se tient une marche de 200 personnes qui scandent « le peuple
veut la justice sociale » en arabe. Le même jour : à Jerusalem, 250 personnes
protestent contre l’état des transports publics ; à Bat Yam, une marche de
quelques centaines de résidents qui manifestent contre la pénurie de logements
accessibles finit en affrontements avec la police ; à Holon, la tentative de
démantèlement d’un bidonville suscite la réaction des habitants, qui bloquent
des rues en scandant « le peuple veut des logements sociaux ». Au milieu du
mois d’août, cette vague de petites manifs revendicatives – où il est parfois
difficile de distinguer ce qui relève de l’action spontanée portant sur des
objectifs immédiats de ce qui relève du volontarisme militant – est
pratiquement épuisée. Le soir du samedi 13 août, les manifestations les plus
nombreuses sont à Beer-Sheva (20.000) et Haifa (25.000). Le 16, quelques
dizaines d’activistes tentent sans succès une irruption à la Knesset. Le 22 août,
la bande de Daphni Leef se lance dans une action « exemplaire », censée être
reprise par d’autres groupes: occuper un immeuble vide à Tel-Aviv. Au bout de
vingt-quatre heures, la police est déjà là pour déloger les occupants. D’autres,
toujours à Tel-Aviv, tentent de nouveau le coup quatre jour plus tard, encore
une fois sans succès, et sans que l’exemple soit suivi.

Revenons en arrière. Après la grande manifestation de samedi 6 août,


Netanyahu tente de nouveau la carte de la négociation. Le 8 août il met en place
la commission Trajtenberg, comprenant plusieurs ministres du gouvernement.
Manuel Trajetenberg, président du Conseil Économique National à l’époque du
gouvernement Olmert, avait participé aux premières manifestations de l’été; il
est connu pour son passé dans la mouvance socialo-sioniste. La commission
doit répondre à la revendication d’une plus grande « justice sociale » portée par
le mouvement, tout en restant dans les limites déjà fixées du budget national.
Elle se donne 60 jours pour établir une liste de recommandations pour l’action
gouvernementale, et se dit prête à collaborer avec des représentants de la
Révolte. La division en tendances qui s’était révélée le 26 juillet, lors des
premières propositions de Netanyahu, va alors s’approfondir, puisque le
syndicat des étudiants accepte l’invitation. Du côté de la tendance anti-
négociation, se forme une contre-commission de profs de fac de l’Université
Ben-Gourion, censée faire contre-poids à la commission officielle. Au bout de
deux mois, la commission Trajtenberg présente son rapport. Elle recommande
au gouvernement une réduction du budget accordé au Ministère de la Défense,
une réduction des impôts qui pèsent sur les classes moyennes, ainsi qu’une
augmentation des dépenses pour l’instruction et les aides sociales. Mais elle ne
se prononce pas sur des sujets cruciaux comme le coût des subventions
accordées aux colonies et aux communautés Haredim. Le contenu du rapport
n’étant pas contraignant, le gouvernement intégrera quelques-unes de ses
recommandations « sociales », sans pour autant toucher au budget de la
Défense.

Reprenons la chronologie. Le 27 août il y a une nouvelle manifestation du


samedi soir. Pour constater que le mouvement n’est pas mort, il faudra attendre
le samedi suivant, le 3 septembre, « la marche du million » (…qui n’en est pas
un : 450.000 manifestants à travers le pays). Les organisateurs considèrent
qu’ils ont fait la démonstration de force qu’il fallait face au gouvernement. En
outre c’est la rentrée, il faut que les étudiants retournent en cours. Les 6 et 7
septembre commence le démantèlement des campements. Dans l’ensemble, à
l’échelle du pays, les démantèlements se déroulent de manière plutôt pacifique.
Ce n’est qu’à Tel-Aviv que les jeunes des campements choisissent de résister :
manifestations violentes, 30 arrestations. Le 27 septembre, pendant une
conférence de presse, les leaders rappellent à Netanyahu son engagement à
fournir des réponses concrètes (commission Trajtenberg). Ils menacent de
redescendre massivement dans les rues. Le 3 octobre le campement boulevard
Rothschild est démantelé par la police, sans résistance apparemment. Le 29
octobre il y aura la dernière manifestation (70.000 participants à Tel-Aviv).

2.2 – Aspects du mouvement

Il y a dans la Révolte des Tentes un élément que nous avons déjà rencontré
ailleurs, à savoir l’adoption par la CMS de formes de luttes qui évoquent des
pratiques liées à l’histoire du mouvement ouvrier traditionnel :

« Le recours aux campements pour protester a été décrit par les leaders comme
ayant été inspiré par les bidonvilles dits Hooverville de Central Park, à New
York, et d’autres localités des États-Unis, où des américains ont habité pendant
la Grande Dépression. ». (Almog & Barzilai, op. cit., p. 12, note 13)

La référence aux Hoovervilles est complètement excessive. Les difficultés de


logement de la CMS israélienne n’ont rien à voir avec le dénuement des
populations expulsées de leur domicile et lancées sur les routes des Etats-Unis
au moment de la crise de 1929. Mais c’est l’une des occurrences où la révolte des
tentes se prend pour « le peuple », voire pour le nouveau mouvement ouvrier.
Ainsi, vers la fin du mouvement, une brochure commence à circuler dans les
campements, Les chansons de la révolution : poésie depuis les tentes, qui
rassemble les morceaux composés et chantés pendant l’été. Ce n’est pas Le
temps des cerises ou l’Internationale, mais on sent tout de même l’écho d’une
certaine « culture ouvrière » de jadis. Au-delà de ces aspects culturels, fin juillet
une campagne Facebook lance l’appel – restée sans suite – pour une journée de
grève générale, incitant les « citoyens » à « boycotter » leur boulot.

Ces références au mouvement ouvrier sont invalidées par l’absence de


revendications économiques précises. La Révolte des Tentes fait grand cas de la
« justice sociale », mais le rassemblement qu’elle recherche est si consensuel
que toute revendication économique claire est généralement rejetée, de peur de
diviser. On se contente d’une nostalgie pour l’État-providence, pour les «
valeurs qui ont guidé les pères fondateurs de l’État juif »8, et d’un appel pour un
nouveau sionisme qui signifierait leur retour. Seules les marches des poussettes
disent à peu près clairement ce qu’elles veulent (une baisse des frais scolaires et
des impôts). Pour le reste, c’est au gouvernement de déchiffrer les platitudes des
porte-paroles du mouvement. C’est entre autres le rôle de la commission
Trajtenberg. Soit dit en passant, la position incarnée par Daphni Leef ne va pas
sans rappeler de près le slogan « nous ne revendiquons rien ! » de Nuit Debout
dans le mouvement français de 2016. Mais quel est le contenu de ce jusqu’au-
boutisme apparent? Il est plutôt vague. « Si vous demandez la justice sociale, ça
se négocie pas » dit Leef dans un entretien (« Daphni la rouge », icône de la
révolte sociale israélienne, « Le Monde », 27/10/2011). On voudrait des
précisions, mais elle en reste à des généralités : « Il faut créer un véritable
budget social […] Il faut se poser la question de savoir dans quel pays nous
voulons vivre dans trente ans. Il faut envisager des changements du haut en bas
de la pyramide, un autre capitalisme » (ibid.).

Une autre division apparaît au cours du mouvement. En dehors de Tel Aviv, et


notamment dans des villes périphériques comme Beer-Sheva, Kiryat Shmona,
les campements ne sont pas l’élément dominant du mouvement. Celui-ci se
structure plus autour des assemblées que des campements. Les assemblées
contestent le monopole médiatique de la Rothschild leadership. Leurs
participants la traitent comme une expression de la « bourgeoisie ashkénaze »,
et critiquent son dirigisme. Ils considèrent qu’au boulevard Rothschild le débat
démocratique n’est qu’un faux semblant. Voici quelques propos recueillis à
l’assemblée de Kiryat Shmona :

« L’assemblée est le cœur du mouvement […] Chaque personne qui est passée
au campement est entrée dans l’assemblée, qui était caractérisée par une culture
de la parole, de l’attention, de la retenue et de l’ouverture à l’opinion des autres
[…] Rothschild est un endroit vraiment peu accueillant pour les assemblées ».
(Gaby Wineroth, cité par Almog et Barzilai, op. cit.).

« L’assemblée n’est pas hiérarchique. On essaie d’atteindre un consensus sur


certaines décisions. La liberté d’expression est garantie à tout le monde. C’est ce
qui manque, à mon avis, dans le centre. Là-bas, l’assemblée est utilisée surtout
pour se défouler. Ils ne font que vomir des mots… peut-être qu’ils
commenceront à s’écouter, un de ces quatre ». (Keren Kastenband, ibid.)

L’apparition de cette fraction pro-assemblée, qui présente une composition


plutôt mixte séfarade-ashkenaze, ne doit pas faire illusion sur l’existence d’un
courant « radical ». C’est le propre de ces mouvements qui érigent la démocratie
directe en principe absolu d’être constamment insatisfaits d’eux-mêmes, car
jamais « assez » démocratiques. D’une part, quels que soient les procédés
formels adoptés dans les discussions et les prises de décisions afin de permettre
l’expression de « tous » (temps de parole, alternance homme/femme, langage
des signes remplaçant les applaudissements et le vote à main levée, etc.),
l’inégalité réelle des individus dans la maîtrise de l’abstraction et de la parole
ainsi que la composition effective des assemblées – tant par les présents que par
les absents – ne peuvent que s’imposer en dernière instance. La seule manière
de se mettre en adéquation avec l’objectif d’une expression totalement égalitaire
serait alors le « one (wo)man, one vote » de l’isoloir, pourtant rejeté. D’autre
part, ces mouvements n’évoluent pas dans le vide. Aussi a-politiques qu’ils se
veuillent, la question de leur représentation politique et médiatique doit se
poser à un moment ou à un autre, même malgré eux, et il est normal que le
système politique et les médias sélectionnent les interlocuteurs qui leurs
conviennent. La méfiance des assemblées des villes périphériques envers la
direction de Tel-Aviv s’explique tout d’abord par le fait qu’elles n’arrivent pas à
franchir le mur médiatique. On a vu que les médias – y compris des journaux
libéraux comme Haaretz – ne sont pas hostiles au mouvement. Mais les
campements de Tel-Aviv – ville-monde s’il y en a une en Israël – sont forcement
mieux fournis en chargés de com9 . Il est donc normal que les uns et les autres
fassent bon ménage.

Les pratiques de lutte de la Révolte des Tentes présentent nombre de


ressemblances avec les mouvements d’occupation de places qui ont eu lieu dans
les pays développés (Indignés en Espagne et en Grèce, Occupy aux USA,
umbrella’s revolution à Hong Kong, Nuit Debout en France), notamment en ce
qui concerne l’usage massif des réseaux sociaux, l’occupation permanente
d’aires urbaines, les marches, etc. Même si la Révolte n’est pas souvent citée, la
précocité de cet épisode dans la vague de ces mouvements indique qu’elle ne
s’est pas limitée à reprendre des pratiques déjà rodées : elle a contribué à les
inventer. Il n’y a là rien d’étonnant. Les pratiques en question sont l’expression
pour ainsi dire normale d’une classe qui lutte pour se reproduire en tant que
telle, et qui pour cela doit s’affirmer contre les autres. Toute classe sociale,
révolutionnaire ou pas, ascendante ou pas, fait preuve de son existence par des
pratiques de lutte spécifiques qui découlent de sa place dans la formation
sociale. La CMS a ses pratiques aussi (manifestations, occupations de place,
expressions culturelles…)10. Leur ressemblance avec celle du mouvement
ouvrier traditionnel vient du fait qu’elle doit s’affirmer comme classe salariée.
Depuis la fin des années 1970, la CMS n’était pas apparue dans l’espace social
aussi souvent, aussi massivement, et de façon aussi indépendante que comme
dans les mouvements que nous étudions dans ce feuilleton. Par leur caractère
général et massif, les mouvements récents de la CMS donnent une mesure de
l’attaque qu’elle subit mondialement de la part du capital – ce qui est aussi un
indicateur de la raréfaction mondiale de la plus-value.

Les raisons qui amènent les commentateurs à délaisser la Révolte des Tentes ne
sont peut-être pas innocentes, puisque dans le cas israélien de 2011, la nature
non-prolétarienne du mouvement est encore plus évidente que dans d’autres
cas. En outre, on sait qu’en règle générale Israël n’a pas bonne presse à gauche ;
un mouvement social israélien qui ne dit rien sur le « néo-colonialisme » de son
pays ne rentre pas dans les critères du politically correct gauchiste. À la fin de
l’été 2011, la vieille crapule Daniel Cohn-Bendit s’est rendue en Israël pour y
faire des conférences ; il en a profité pour essayer de convaincre les leaders de la
Révolte de prendre position sur l’occupation des territoires palestiniens.
Vainement. Et les Anarchists against the wall, qui tentèrent de s’installer avec
des tentes boulevard Rothschild « furent dénoncés vocalement par d’autres
participants pour leur volonté d’introduire un agenda explicitement anti-
occupation dans le mouvement, et durent bientôt déménager vers le camp du
square Lewinsky ». (Gordon, op. cit., p. 352). Ce campement situé dans le sud
de Tel-Aviv s’était formé une semaine après celui de boulevard Rothschild, mais
des demandeurs d’asile éthiopiens dormaient déjà avant dans ce square.

Pourquoi le prolétariat n’est-il pas intervenu en tant que tel dans le mouvement
? Nous avons vu que certaines conditions auraient pu l’entraîner dans la lutte, le
renchérissement des produits de base notamment. On aurait alors vu une
configuration interclassiste avec les deux classes – CMS et prolétariat – luttant
en parallèle, chacune avec ses moyens et ses objectifs propres. À la place, on a eu
au mieux quelques groupes de prolétaires exploitant la brèche ouverte par la
CMS pour présenter des revendications de caractère local dans telle ou telle ville
(transports publics, logements sociaux, etc.) ou participant au mouvement à
titre individuel. Pourquoi les choses ne se sont-elles pas passées autrement ? Le
prolétariat israélien aurait-il « adhéré par procuration », laissant la CMS se
battre en espérant profiter du résultat ? On a vu une procuration semblable dans
le cas du mouvement de 1995 en France, entre secteur public et secteur privé.
Un tel cas de figure semble envisageable si l’on se réfère aux sondages de la
presse israélienne, présentant la grande majorité de la population comme
favorable au mouvement. On sait cependant ce que valent les sondages. Ce type
de narration médiatique ne peut que convenir à la CMS dans ses prétentions à
mettre en scène une totalité non divisée : le peuple. Regev Contes, autre
membre de la Rothschild Leadership, le dit à sa façon dans un entretien : «
Nous éprouvâmes une profonde aversion pour tout ce qui puait les vieux
conflits… ». On ne sait pas dans quelle mesure la lutte de classe fait partie de ces
vieux conflits.

Quoi qu’il en soit, l’absence du prolétariat dans la Révolte des Tentes ne doit pas
surprendre. Pour l’instant, et mis à part des grèves ponctuelles et locales, les
clivages inhérents à la segmentation de la force de travail autour de facteurs
ethniques, nationaux et religieux ont limité toute initiative prolétarienne
d’ampleur à des enjeux juridico-politiques (citoyenneté, anti-racisme, etc.). Le
mouvement de 2015 des juifs-éthiopiens contre le racisme institutionnel et
quotidien en constitue une illustration a posteriori11.

2.3 – Composition sociale et segmentations sub-nationales

Malgré ses aspirations unanimistes, la Révolte des Tentes n’a pas échappé aux
clivages ethniques/religieux qui traversent la société israélienne et la classe
moyenne elle-même. On sait que la société israélienne présente une
composition multi-ethnique en raison des différentes vagues d’immigration.
Outre les ashkénazes et les séfarades, les groupes les plus nombreux sont les
juifs ultra-orthodoxes, les immigrés russes et les arabes. La répartition de ces
groupes ethniques-nationaux à l’intérieur des différentes classes est très inégale.
Les ashkénazes sont le groupe le plus important en terme de revenus et de
pouvoir politique, tandis que les trois dernier groupes sont plutôt pauvres.
Néanmoins, selon Rosenhek et Shalev12, « la division ethnique traditionnelle
entre les juifs d’Israël est moins pertinente aujourd’hui que par le passé dans la
détermination des possibilités pour des jeunes adultes d’entrer dans la classe
moyenne » (p.7). Comme on le sait, ce n’est pas parce que la société israélienne
deviendrait plus égalitaire (c’est plutôt le contraire), mais parce le « plafond de
verre » s’est déplacé sur d’autres groupes au fur et à mesure que de nouvelles
vagues d’immigration venaient grossir les couches inférieures de la société. Ceci
ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de classe moyenne d’origine russe, par exemple,
mais c’est un segment plus étroit du point de vue sociologique qui a dû se
construire des circuits d’ascension sociale propres. Arrivés pour la plupart après
la chute de l’URSS, étrangers au sionisme historique ashkénaze, souvent
opposés à tout idée de compromis avec les palestiniens et plutôt favorables à
l’installation dans les colonies, les immigrés russes vivent de façon plus
communautaire13.

Concernant les classes moyennes arabes, Rosenhek et Shalev remarquent :

« Alors que les citoyens d’origine arabe-palestinienne (un cinquième de la


population israélienne totale) sont généralement favorables à la réduction des
inégalités et à la réhabilitation de l’État-providence, ils semblent avoir (assez
justement) perçu la protestation comme une affaire strictement juive […] De
plus, en raison de la position spécifique propre aux citoyens d’origine arabe-
palestinienne dans l’économie israélienne, les dynamiques générationnelles et
de classe sont différents de celles de la population juive. Leurs problèmes de
logement sont assez différents […] et un segment croissant des jeunes
générations a réussi une ascension inter-générationnelle par l’instruction
universitaire et l’initiative entrepreneuriale». (Rosenhek & Shalev, op. cit., p. 7).
La CMS appartenant aux groupes sub-nationaux dominants est celle qui s’est
investie le plus massivement dans la Révolte des Tentes, car ses positions
acquises sont les plus élevées et en même temps celles qui connaissent la
dégradation plus visible d’une génération à l’autre. Les animateurs du
mouvement seraient donc

« […] les enfants de la libéralisation de l’économie israélienne. Ils ont grandi


dans des familles de la classe moyenne, voire de la classe moyenne supérieure,
au cours des années 1990 et 2000, au moment où la grande partie de cette
classe vivait une amélioration significative de son niveau de vie, avec des
niveaux de consommation nouveaux pour Israël. Leurs parents ont été les
principaux bénéficiaires de la libéralisation de l’économie israélienne, et ceci a
façonné l’expérience des enfants, comme segment de classe et comme fraction
générationnelle. Cependant, arrivés depuis peu à l’âge adulte, ils se sont
retrouvés dans une situation où la reproduction du train de vie de leurs parents
n’était pas garantie, y compris en ce qui concerne les niveaux et les modes de
consommation auxquels ils avaient eu accès pendant les années de leur
formation ». (ibid.)

Cette analyse est conforme aux estimations de Almog et Barzilai concernant


l’origine sociale des leaders et des activistes du mouvement : 75% d’ashkénazes
et 25% d’« orientaux » au sens large, dont la plupart entre 26 et 35 ans, et à 66%
habitant dans les centre-villes.

Les chiffres élaborés par Rosenhek et Shalev, qui concernent la ville de Tel Aviv
et sa banlieue, indiquent qu’entre 2004 et 2010 le pourcentage de propriétaires
s’est réduit, notamment parmi les jeunes « Juifs israéliens natifs » (moins de 35
ans) vivant dans le centre-ville de Tel Aviv, qui est le quartier le plus intéressé
par la spéculation immobilière.
D’autres chiffres donnés par Rosenhek et Shalev indiquent que la baisse du
pourcentage de propriétaires chez les juifs natifs affecte plus particulièrement
ceux de la classe moyenne. Entre 2004 et 2010 le taux de propriétaires dans le
quintile des jeunes ménages aux revenus les plus bas a progressé de 1%, tandis
qu’il a diminué de 9 à 13% pour les trois quintiles intermédiaires et de 17 % pour
le quintile aux revenus les plus élevés. Dans ce dernier quintile, et pour la même
période, le pourcentage de jeunes ménages dont le revenu principal est obtenu
suite à un diplôme universitaire a diminué de 49 à 40%. La dégradation de leur
niveau de vie est donc avérée, au point que « beaucoup d’entre eux pourraient
vivre décidément mieux ailleurs ». Mais « ils ne peuvent pas imaginer leur
destin ailleurs qu’en Israël » (Shmuli)14.

En ce qui concerne la population arabe-israélienne, on ne dispose pas de


données permettant de distinguer le prolétariat des classes moyennes (ancienne
et nouvelle). Au niveau du logement, le taux très élevé de propriétaires semble
être une donnée permanente. À Tel Aviv, cette partie de la population est
sûrement concentrée dans des quartiers plutôt périphériques. Sur l’ensemble du
pays, elle se concentre à Jerusalem, dans les districts de Haifa et Nazareth, dans
la région du Golan et à la frontière méridionale avec la Cisjordanie (le « Triangle
»). Ces dernières zones sont peu concernées par la la bulle immobilière : selon
un rapport gouvernemental de 2015, seulement 2% des transactions
immobilières concernent des villes arabes, alors que les populations qui y
habitent détiennent 18% du stock national de logements. Ceci ne veut pas dire
que la population arabe d’Israël n’ait pas de problèmes de logement, mais qu’ils
sont d’un autre type. Par exemple, en janvier 2017, la démolition de 11 maisons
considérées abusives à Qalansuwa, ville arabe de l’arrière-pays, a suscité
plusieurs manifestations dans d’autres villes et une journée de grève des
travailleurs arabes-israéliens, qui aurait vu la participation de 500.000 grévistes
dans tout le pays15. Les arabes-israéliens étant environ 1,5 million, ce n’est pas
négligeable. Une semaine plus tard, à Umm al-Hiran, un village bédouin du
Néguev, d’autres démolitions ont fait éclater une émeute qui s’est soldée par un
mort du coté des policiers et un autre du coté des résidents. Ces réactions
semblent indiquer que pour les arabes-israéliens le problème de logement est
moins une question de prix et de confort qu’une question de survie. En fait,
dans les villes arabes le problème fondamental concerne directement la
construction. Il est très difficile d’obtenir un permis, ça peut prendre des
décennies. Selon certaines estimations, la population arabe aurait besoin de
5.000 nouveaux immeubles d’habitation par an, tandis que 1.400 permis sont
accordés seulement. À cela s’ajoute que la propriété foncière individuelle (7% du
sol israélien) se concentre entièrement dans ces zones ; les plus petits
lotissements se situent dans les villes, et pour construire des immeubles
d’habitation il faut souvent les regrouper. Certes, une telle pénurie de logements
fait aussi grimper les prix, mais dans ces conditions le marché ne peut que
rester très étroit. Entretemps, les générations s’entassent les unes sur les autres
dans les mêmes logements, se répartissent les mêmes terrains en lots toujours
plus petits, et ceux qui ne peuvent pas attendre construisent illégalement. Parmi
les raisons qui ont poussé les autorités administratives à entraver les projets de
construction, il faut rappeler le taux de croissance démographique de la
population arabe, perçue comme une menace pour la judéité de l’État israélien:
il s’élevait à 4,5 en 1999 ; il est descendu à 3,1 en 2013.

Environ 450 constructions illégales sont démolies tous les ans à travers le
pays16. Il faut encore préciser que, jusqu’en 2009, la moitié seulement de ces
démolitions se déroulaient dans des municipalités arabes, et que le pourcentage
a encore diminué depuis : elles ne touchent donc pas que les arabes-israéliens.
Mais qui d’autre alors ? Difficile à dire. Certaines sources mentionnent un
collectif de juifs et arabes contre la destruction des maisons apparu pendant
l’été 2011 à Jaffa. C’est l’une des rares occurrences où les problèmes de logement
des arabes pénètrent à l’intérieur du mouvement. En même temps elle laisse
penser que ces problèmes touchent aussi des juifs pauvres. À Jaffa – vieux port
que l’expansion de Tel-Aviv a fini par englober – c’est fort probable, puisque la
ville est mixte et en voie de gentrification rapide. De plus, Israël est aussi la
destination de nouveaux flux migratoires, modestes par rapport aux grandes
vagues historiques, mais bien réels. La nouvelle immigration africaine
notamment (Soudan, Érythrée, Côte d’Ivoire), tend à s’établir dans la banlieue
sud de Tel-Aviv et dans d’autres grandes villes. Vue l’étendue du mal-logement
en Israël, on peut imaginer en quoi consiste le bas de gamme du bas de gamme :
taudis, bidonvilles, pré-fabriqués, campements.
2.4 – Question du logement et question palestinienne

« Il s’est agi d’un mouvement Occupy qui a ignoré l’autre occupation, la vraie,
qui a lieu dans son arrière-cour », note amèrement U. Gordon. En vérité les
choses ne sont pas aussi simples. Le mouvement n’ignore pas la question
palestinienne. Fin août 2011, un incident militaire a lieu du côté de Gaza. Un
guet-apens contre un bus israélien dans le désert du Sinai a fait 6 morts. Israël
répond par un bombardement. Des roquettes palestiniennes lancées vers la ville
d’Ashkelon sont interceptées par un système anti-missiles israélien. Une
nouvelle guerre israélo-palestinienne semble proche. Elle pourrait profiter au
pouvoir en détournant l’attention politico-médiatique portée sur la Révolte des
Tentes. Le mouvement s’adapte à la situation en payant son tribut au
patriotisme ambiant, transformant la manifestation du samedi suivant (27/8) à
Jerusalem – qui aurait dû se rendre encore une fois auprès de la résidence
privée de Netanyahu – en une marche silencieuse ornée de bougies. Depuis son
compte Facebook, Stav Shaffir, porte-parole du mouvement, publie une Lettre
aux cités des tentes où elle fait preuve de ses qualités de future politicienne :

« […] comblés de douleur pour nos pertes humaines, et d’anxiété pour le destin
de notre pays, nous prenons la responsabilité de continuer à agir […] Sans
sécurité sociétale, il ne peut y avoir de sécurité. Sans justice sociale, il ne peut
pas être question de sécurité. Notre sécurité, c’est nos habitations, notre santé,
notre État-providence et notre système éducatif. L’unité de notre société est
notre sécurité. » (cité par Gordon, op. cit., p. 353)

Un représentant du campement de Jerusalem lui fait écho et en remet une


couche :

« La nation qui descend dans la rue est la même nation que celle qui encaisse les
coups de feu de l’ennemi, et sa vigoureuse revendication pour un changement
profond au niveau des priorités économiques et pour une justice sociale
générale ne va pas à l’encontre de la lutte contre la terreur – au contraire. Une
nation dont les fils sont liés par une garantie mutuelle, et combattent ensemble
pour l’avenir et la solidité de l’État d’Israël, est une nation forte qui peut
affronter tous les ennemis. » (ibid.)

Ce samedi-là, à la fin de la marche, le père de Gilad Shalit, un jeune militaire


retenu en otage depuis cinq ans par le Hamas, est invité à prendre la parole. Il
accuse le gouvernement de ne pas avoir assez fait pour la libération de son fils
(qui sera enfin libéré le 18 octobre). Il ne s’agit pourtant pas d’une initiative
pacifiste : Noam Shalit voulait juste que son fils rentre à la maison ; il avait
même fait recours auprès de la Cour Suprême israélienne contre le cessez-le-feu
de juin 2008 puisque l’accord avec le Hamas ne prévoyait pas sa libération.
Pourtant sa présence ne semble pas déranger grand monde. Un militant pro-
palestinien prend la parole aussi, exhortant la foule à se solidariser avec des
protestations se déroulant à Arabeh (Cisjordanie), dont nous n’avons pas pu
reconstruire la cause (la construction d’une nouvelle colonie?). Une dizaine de
manifestants tente de le faire taire, mais la foule les remet à leur place.
Visiblement, des propos assez variés coexistent dans le même cadre. Cela
indique surtout que ces propos sont destinés à rester sans conséquence
immédiate, pourvu que tout le monde ait le droit de s’exprimer.
On voit que les préoccupations sécuritaires, qui ont permis à Netanyahu de
l’emporter plusieurs fois aux urnes, n’ont pas été remises en cause par le
mouvement. À part les grandes manifestations contre les massacres de Sabra et
Chatila en 1982, les pacifistes ne sont jamais parvenus à rassembler plus de
5.000-10.000 manifestants dans des moments comme la deuxième Guerre du
Liban (2006) ou l’opération Plomb fondu à Gaza (2014). Il est probable que les
manifestations monstres de la Révolte des Tentes n’ont été possibles que par
l’évitement de toute prise de position sur la politique palestinienne de l’État, le
but étant de rassembler le plus large éventail possible de la population. Le
compte-rendu d’une assemblée qui se déroule à Tel-Aviv vers la fin du
mouvement, fait par un militant de Peace Now, le dit assez bien :

« À la première Assemblée Générale de Tel Aviv-Jaffa, qui eut lieu vendredi 21


octobre au parc Gan Meir, dans le centre-ville de Tel Aviv, nous nous étions
divisés en 10 groupes de discussion d’environ 10 personnes chacun, afin
d’établir l’agenda et le mandat de l’Assemblée. Lors de mon intervention, j’ai
insisté sur deux points – le premier étant que si l’on voulait être l’Assemblée de
Tel Aviv-Jaffa, il fallait se tourner vers les citoyens arabes de Jaffa. Le deuxième,
qu’il était absolument essentiel de mettre le conflit israélo-palestinien à l’ordre
du jour, et de s’adresser via les réseaux sociaux aux palestiniens et aux arabes
engagés dans leurs propres mouvements de protestation. Dans mon cercle de
discussion, le prof. Daniel Dor de l’Université de Tel Aviv a répondu par le
discours habituel des leaders du mouvement : ce n’était pas le moment de placer
le conflit dans l’agenda – même s’il reconnaissait que ce manque avait provoqué
des problèmes lors des contacts avec les autres mouvements de protestation en
Europe. Au moment des compte-rendus que chaque groupe devait faire de sa
discussion, une jeune femme parla des différentes propositions qui avaient été
faites dans son cercle, puis elle ajouta : “Nous avons aussi parlé du kibbush
(l’occupation) – voilà, j’ai prononcé le mot, l’éléphant dans la pièce” (que tout le
monde voit, mais dont personne ne veut parler) »17.

Il n’est pas sûr qu’un contingent plus nombreux d’arabes-israéliens dans la


mobilisation aurait clivé le mouvement sur la question de l’occupation. Il est
vrai qu’à l’époque de la deuxième Intifada (2000), leur engagement à côté des
palestiniens fut considérable. Onze ans après, « même les activistes arabes
participant aux manifestations insistent principalement sur la connexion entre
l’hégémonie ethno-nationale juive et la détresse sociale qui touche les arabes-
israéliens, laissant de côté la question de l’occupation ». (Amog et Barzilai, op.
cit.) – ce qui est conforme à leur statut de (demi-)citoyens de l’État israélien.

La CMS qui a campé sur le boulevard Rothschild et ailleurs a fait savoir qu’elle
préférait rester à Tel-Aviv ou à Haifa plutôt que de s’installer pour pas cher dans
des zones reculées, ou encore dans les territoires occupés, même avec des
subventions. Certaines fractions du mouvement ont dénoncé les fortes
subventions du gouvernement en faveur des colonies en Cisjordanie, prétendant
que cet argent servirait mieux en soutenant le logement en Israël. Cette prise de
position a plus à faire avec le confort des salariés de la CMS qu’avec une position
précise sur la politique extérieure israélienne, car ces fractions ne se sont pas
prononcées sur la partie du budget de l’État consacrée aux dépenses militaires
et sécuritaires. Il y a sans doute une connexion entre la crise du logement dans
les centres-villes et la politique d’implantation de colonies du gouvernement.
Cela n’a pas échappé a quelques commentateurs. Par exemple :

« Nos planificateurs nationaux… ont systématiquement réduit l’allocation de


terrains pour la construction en Israël, tandis qu’ils ont facilité l’accès au
logement pas cher au-delà de la Ligne verte. On est en droit de penser que
l’ensemble de la crise du logement fait partie d’un projet politique plus profond.
Qu’y a-t-il de plus sioniste que d’être propriétaire d’une maison en Israël, à Tel-
Aviv, à Jerusalem, en Galilée, dans le Néguev ? Est-il possible que la réponse du
gouvernement, pendant des années, ait été : être propriétaire d’une colonie en
Cisjordanie ? »18

On voit que la CMS n’est en désaccord avec la politique palestinienne du


gouvernement que sur le seul point des aides accordées aux colonies. Ces aides
sont-elles séparables de l’orientation générale de l’État israélien vis-à-vis des
palestiniens? C’est peu vraisemblable.

3 – Conclusion

En Israël, l’importance du budget militaire et sécuritaire, le soutien économique


aux colonies, la survivance d’anciens monopoles et la spéculation immobilière
ont provoqué une crise du logement et de la vie vie chère dans la CMS.
L’addition de ces ponctions a fini par éroder la partie de la plus-value sociale
consacrée au sursalaire. La situation économique étant moins favorable, la
concurrence à l’intérieur de la classe moyenne est devenu plus forte, les
diplômes se sont dévalorisés, et pour les jeunes entrants sur le marché du travail
il est devenu plus difficile de constituer rapidement un patrimoine. La montée
des prix de l’immobilier à Tel-Aviv comme dans d’autres villes du centre du
pays, a exacerbé ces difficultés.

La Révolte des Tentes de 2011 a mobilisé la CMS de façon à peu près exclusive,
et encore de façon partielle. Ce sont surtout les enfants des fractions qui avaient
le plus profité de la libéralisation relative de l’économie qui ont participé au
mouvement, car c’est pour eux que la fracture générationnelle a été la plus nette
: ils ne pouvaient plus vivre comme leurs parents. En particulier, il leur devenait
difficile d’habiter dans les centres-villes. Les fractions montantes de la CMS,
d’origine arabe et surtout russe, se sont tenues à distance du mouvement. Il
n’empêche que la mobilisation a été forte – surtout si l’on compare le nombre
des participants aux manifestations les plus massives à la population totale du
pays (8,5 millions d’habitants).

L’État a été interpelé comme médiateur entre fractions de classes, pour qu’il
modère les appétits de la rente foncière urbaine alors que les (sur)salaires ne
suivaient pas, ou encore comme modérateur des inégalités dans le rapport social
général (retour à l’État-providence). Cet appel à l’État, le mouvement des tentes
ne l’a pas formulé en termes précis. À peu d’exceptions près, il en est resté à des
propos extrêmement généraux sur le gouvernement, la dignité, la pauvreté, etc.
La revendication de « justice sociale » ne s’est même pas focalisée sur un ou
deux points importants du point de vue de la CMS, comme l’aide au logement
ou le budget militaire. Quand D. Leef dit qu’il n’y a rien à négocier, ce n’est pas
parce que le mouvement serait dans un rejet global du « système ». C’est plutôt
que le niveau de généralité où se place son discours n’offre pas de grain à
moudre à une éventuelle négociation. En fait, les campeurs de la révolte des
tentes ne veulent de modifications ni précises ni profondes du « système ». Ils
ont fait partie des bénéficiaires des politiques de droite, de la libéralisation
économique, de la force du complexe militaro-industriel, sauf que la poursuite
de toutes ces belles choses a fini par se retourner contre ces mêmes
bénéficiaires. En fin de compte, « on est tenté de désigner la Révolte des Tentes
en Israël comme le spécimen le plus docile de la vague mondiale actuelle » (Uri
Gordon, op. cit., p. 351), un mouvement d’enfants gâtés. Cette révolte a été
nettement a-politique19, au sens où elle a évité « tout affrontement direct avec
le gouvernement de Netanyahu et tout appel à de nouvelles élections » (ibid.),
de même que toute référence à la gauche. Elle est restée discrète sur la question
du budget de la défense et sur la politique palestinienne du gouvernement. Par
moments, on a remarqué une virulence particulière contre Netanyahu en tant
qu’individu, comme s’il s’agissait d’une affaire personnelle, mais même sous cet
angle ce n’est rien de comparable à ce qu’on a vu pour Ben Ali ou Moubarak.

Les résultats acquis par la Révolte des Tentes sont plus que modestes. Face au
mouvement, Netanyahu a essayé de se montrer conciliant, avec des vraies
propositions. Il avait autre chose à faire – se préparer pour l’assemblée générale
des Nations Unies de septembre, où l’Autorité Palestinienne devait demander
son adhésion – et il voulait se débarrasser du mouvement. Mais ses propositions
ont été rejetées. Ne voulant pas concéder plus, il a plutôt misé sur le facteur-
temps, et sur le piège représenté par la commission Trajtenberg : confier la
patate chaude à des « spécialistes compétents ». Et finalement les faits lui ont
donné raison. L’orage passé, le gouvernement a su faire preuve de volontarisme
pour contrer la vie chère, mais pas de la façon que le mouvement social ou la
commission Trajtenberg préconisaient (le « budget social ») : il a libéralisé
certaines branches, notamment la téléphonie, et relevé le salaire minimum. La
baisse du prix du pétrole lui a aussi été propice. Cela à donné, entre 2011 et
2015, une augmentation des salaires réels de 6% – certes passagère, mais
supérieure à la moyenne de l’OCDE (2%)20. Pour ce qui est de la question
centrale du logement, aucune amélioration n’a été observée sur le marché de
l’immobilier. Cinq ans après, les prix avaient encore augmenté de 50% et les
loyers de 30%.

Tab. 3 : Indice des prix de l’immobilier en Israël 2000-2017


Une telle évolution a sans doute raffermi le gouvernement dans le soutien
économique et politique inconditionnel aux colonies (légalisation des colonies
sauvages en Cisjordanie en 2017, etc.). Mais pour que la politique palestinienne
de l’État change, par exemple dans le sens d’un Etat unique binational, il
faudrait une crise plus profonde que le seul éclatement de la bulle immobilière.
Il va sans dire que ce ne sera pas une ridicule campagne de boycott du type
Boycott Désinvestissement Sanctions qui provoquera une telle évolution. Il
faudra une crise internationale suffisamment puissante pour entraîner une
baisse importante et prolongée des exportations car le maillon faible réside dans
le secteur exportateur. Et cela entraînerait probablement l’intervention du
prolétariat.

Il semble donc que la Révolte des Tentes n’a pas changé grand chose au destin
de la CMS ou de la société israéliennes. Ce que le mouvement a gagné, ce sont
des députés à la Knesset. Stav Shaffir siège maintenant au parlement, plus jeune
élue (travailliste) dans l’histoire de la Knesset. Shmuli aussi a été élu21. Les
élections de 2013 ont aussi signalé l’essor du parti Yesh Atid (« Il y a un avenir
») qui – avec une campagne électorale ciblant cette CMS laïque qui travaille,
paie les impôts et sert dans Tsahal, tout en s’opposant au « parasitisme » des
Haredim – a réussi à placer 19 députés sur 120 au parlement, devenant ainsi le
premier parti d’opposition. Entre le parti travailliste et Yesh Atid, il semble que
le mouvement de 2011 a fait une entrée certaine à la Knesset. Mais pour obtenir
de cette assemblée satisfaction sur ses objectifs, il faudrait que la classe
moyenne et ses représentants politiques s’associent au prolétariat. Ce ne serait
pas la révolution, bien au contraire, mais cela signifierait tout de même une
discontinuité remarquable dans un pays où les circonstances imposent l’Union
Sacrée permanente, y compris chez les voisins palestiniens. Ce n’est toujours
pas pour aujourd’hui : les manifestations anti-corruption de décembre 2017, qui
dénoncent les « affaires » de Netanyahu et demandent sa démission, ne vont
nullement dans ce sens. De nouveau, elles se sont tenues tous les samedis soir,
principalement sur le boulevard Rothschild de Tel-Aviv. Le décor est donc le
même qu’en 2011, mais le motif est purement politicien, le nombre n’y est pas…
et tout le monde s’en fout.
R.F. – B.A.,

février 2018
Episode 7 – Tunisie 2011 : entre révolte fiscale et droit au développement

Nous abordons maintenant le cas de la Tunisie, pays où la « révolution de


jasmin » éclate en décembre 2010. Elle ouvre la période dite des printemps
arabes. Par rapport aux cas que nous avons traités jusqu’à présent, elle présente
la caractéristique d’être franchement interclassiste. Rappelons quelques dates :
en décembre 2010, la révolte éclate à Sidi Bouzid après le suicide par le feu de
Mohamed Bouazizi. Elle se répand rapidement dans les villes avoisinantes, puis
dans tout le pays jusqu’à Tunis même. Le 14 janvier, Ben Ali s’enfuit. Son
premier ministre, Mohamed Ghannouchi1, le remplace provisoirement. Il reste
premier ministre de deux gouvernement successifs (14-17 janvier 2011 ; 17
janvier-27 février 2011). Il est contraint de démissionner par des manifestations
massives et le deuxième sit-in de la Kasbah (place du centre de Tunis où se
trouve le siège du gouvernement). La situation ne s’est jamais stabilisée depuis
2011. Les gouvernements qui se sont succédés, d’abord dominés par les
islamistes d’Ennahda, puis contrôlés par les « sécularistes » de Nidaa Tounès
(parti qui regroupe beaucoup d’anciens ben-alistes) ne sont jamais parvenus à
une formule de gestion unifiant les fractions socio-régionales antagoniques du
capitalisme tunisien, Tunis et le Sahel d’un côté, l’intérieur et le Sud de l’autre.
Ce blocage a provoqué de multiples émeutes, manifestations, grèves et sit-ins
dans tout le pays, et a finalement abouti à l’explosion générale de janvier 2018.

1 – Un signe précurseur : les émeutes de Ben Gardane

Quelques mois avant que n’éclate la « révolution de jasmin » à Sidi Bouzid


(décembre 2010), plusieurs jours d’émeutes ont eu lieu à Ben Gardane, ville
toute proche de la frontière libyenne. Que s’est-il passé ? En août 2010, la Libye
ferme sa frontière avec la Tunisie. Ce faisant, elle bloque complètement les
multiples trafics de contrebande qui s’étaient développés depuis quelques
années. Il ne s’agit pas ici d’une petite délinquance occasionnelle, mais d’un
véritable secteur de l’économie tunisienne, notamment depuis que les effets de
la crise mondiale s’y sont fait sentir. Un véritable marché de marchandises
libyennes aux prix très bas, venant souvent de Chine, s’est développé à Ben
Gardane. L’opération consiste à aller les chercher pour les revendre avec un
bénéfice dans l’intérieur du pays. Certains week-end, il y a jusqu’à 500 autobus
qui vont à Ben Gardane. Les trafiquants sont de tous ordres, depuis les plus
riches qui disposent d’un ou plusieurs véhicules et qui engagent de gros
capitaux jusqu’aux plus pauvres, qui réservent une place dans un taxi collectif,
ne disposent que de faibles sommes, et ne prennent des commandes que dans
leur entourage.

Le trafic serait simple si, étant illégal mais toléré, il ne faisait l’objet d’un racket
systématique de la part de la police. Celle-ci met des barrages sur les routes
venant de Ben Gardane et ne laisse passer les véhicules que contre rançon. Tout
l’art du trafiquant est dans la négociation de cette dime, qui risque d’annuler
son profit. Ces « pratiques illicites ne se développent pas contre ou en dehors de
l’État, puisqu’elles sont largement régulées par le racket et la corruption des
autorités publiques. Sources de revenus pour la population, ces activités illicites
sont en outre créatrices de croissance car elles sont enchâssées dans l’économie
structurée »2.
Ce bref tableau de l’économie d’el khat (« la voie ») permet de comprendre
l’importance vitale qu’avaient ces trafics pour beaucoup de gens pauvres, soit
des chômeurs permanents, soit des travailleurs ou commerçants ambulants
cherchant à compléter leurs fins de mois. On ne sait pas exactement pourquoi la
frontière libyenne a été fermée. Une possibilité est que cela aurait répondu à la
demande du gouvernement tunisien. Dans cette hypothèse, le clan Ben Ali
aurait cherché à se débarrasser des trop nombreux petits trafiquants faisant
concurrence à son propre propre trafic d’importation. Quoi qu’il en soit, les
émeutes ont duré plusieurs jours et ont fait plusieurs morts. Le mouvement a
commencé sous forme de manifestations pacifiques (sit-ins) protestant non
seulement contre la fermeture de la frontière, mais aussi contre le chômage et la
corruption. Les manifestants protestaient aussi contre la démission apparente
de l’État tunisien, qui laissait la Libye fermer la frontière aux commerçants
tunisiens sans imposer des mesures de rétorsions. Car les camions libyens
continuaient de passer, avec leurs chargements de matériaux de construction
exportés vers la Libye. Les unités policières d’intervention et anti-émeutes ont
réprimé violemment ces sit-ins et ces manifestations pacifiques, ce qui a
déclenché les affrontements. Simultanément, la section locale du syndicat
enseignant UGTT essaie d’élargir la lutte. Elle rédige une « pétition citoyenne
pour l’équité et le développement de Ben Gardane » qui proteste contre
l’absence d’investissements et de programmes de développement. Le syndicat
dénonce aussi la réponse uniquement répressive de l’État et fait état d’un «
sentiment de désespoir, d’indignation et d’humiliation des jeunes abandonnés
par leur propre État à un autre État [la Libye, ndr] à qui ils doivent leur pain et
le pain de leurs familles » (cité par Hamza Meddeb, op. cit., p. 210).

Moins de six mois après Ben Gardane, la « révolution de jasmin » commence à


Sidi Bouzid, chef-lieu d’un gouvernorat agricole et isolé.

2 – Sidi Bouzid

Il se trouve que la « révolution de jasmin » a commencé à Sidi Bouzid. Elle


aurait pu commencer ailleurs, mais pas n’importe où. Comme on le verra, la
révolte s’est répandue très rapidement dans de nombreuses petites villes de
province, parce qu’elles étaient affectées des mêmes problèmes, principalement
l’absence d’investissements depuis des années, le chômage massif, notamment
des jeunes diplômés, et la corruption.

2.1 – Brève histoire de Sidi Bouzid

Située dans le centre du pays, la ville de Sidi Bouzid est longtemps restée une
bourgade agricole. En 1973, le gouvernorat de Sidi Bouzid est créé, et la
bourgade en devient le chef-lieu. Cela a provoqué une certaine activité, ne
serait-ce que par l’afflux de fonctionnaires et la mise en chantier de bâtiments
divers. La ville compte environ 48.000 habitants en 2014. Dépendant beaucoup
de l’agriculture, l’activité économique de la ville est surtout le commerce. En
2004, il y a 1.400 commerces de détails et 30 grossistes de produits
alimentaires. En matière de tertiaire supérieur, il n’y a pratiquement rien : pas
de justice d’appel, pas d’enseignement supérieur sauf un Institut Supérieur des
Études Technologiques, pas de finance, etc. La grande industrie est quasiment
absente du tableau. On signale une usine allemande de jouets, qui occupait
1000 employés en 2010.

Les nouveaux habitants amenés par l’exode rural se sont le plus souvent
installés de façon illégale sur des terrains appartenant à l’État ou à la ville,
principaux propriétaires fonciers. Les autorités ont laissé faire, notamment
parce que cela leur donnait une bonne façon de contrôler la population par le
chantage, en la menaçant d’expulsion. D’ailleurs, les habitants des quartiers
informels ont joué le jeu au point de former un grand nombre de cellules du
parti unique – le Parti Socialiste Destourien sous Bourghiba, devenu
Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD) sous Ben Ali. Ils
comptaient ainsi obtenir plus facilement la protection et l’aide des autorités
pour l’installation de services et d’infrastructures. Mais c’est surtout l’influence
islamiste, de plus en plus sensible dans cette population, qui a incité les
autorités à monter des programmes de réhabilitation des quartiers informels
(électricité, voirie, adduction d’eau, tout à l’égout). Des régularisations partielles
de titres de propriété ont également eu lieu.

Jusque dans les années 1990, un équilibre relatif s’est établi entre la population
des quartiers informels et le pouvoir. Sidi Bouzid était l’une des villes de Tunisie
où le réseau de cellules du RCD était le plus dense. Les représentants locaux du
RCD obtenaient l’allégeance des habitants en intervenant auprès de
l’administration de la ville pour qu’elle assure plus ou moins son rôle dans
l’aménagement des quartiers illégaux malgré le manque constant de crédits. Par
ailleurs, les différents quartiers informels regroupaient souvent des fractions de
population appartenant à la même tribu, de sorte que des solidarités de famille
élargie complétaient le jeu politique entre occupants illégaux et pouvoir.

Cet équilibre a commencé à se rompre dans les années 1990. En 1990, des
inondations catastrophiques provoquent des décès et des destructions dans un
quartier construit de façon illégale derrière une digue qui avait été élevée après
les inondations précédentes, et qui avait cédé. Cela entraîne des émeutes. Le
siège du gouvernorat est attaqué, la résidence du gouverneur saccagée et des
voitures de l’administration brûlées. La répression est très sévère, bien
qu’aucune instance du RCD n’ait été attaquée. Malgré cela, le parti perd peu à
peu sa légitimité auprès de la population. De plus, au début des années 2000 il
est affaibli par une opposition interne à la modification de la Constitution visant
à permettre un quatrième mandat à Ben Ali. Et puis le nombre d’adhérents au
RCD est devenu trop grand pour que toutes les demandes transmises à
l’administration de la ville puissent être satisfaites. Enfin, le parti est toujours
plus bureaucratisé, de sorte que les cadres jeunes entrant dans l’appareil ont
moins besoin de faire leurs preuves auprès de la population qu’auprès de la
hiérarchie du parti. À Sidi Bouzid même, une enseignante membre du parti se
plaint des « pressions directes de nos adhérents et des habitants de nos
quartiers qui nous harcèlent pour trouver à leurs enfants du travail »3. Cela se
passe lors d’une réunion entre les cadres du parti et le gouverneur, en 2010.

Comme dans le reste du pays, la crise de 2008 a accentué la dégradation de la


situation sociale de Sidi Bouzid. Au-delà de la baisse des exportations et du
tourisme, la région a été affectée par les obstacles introduits par la Libye au
commerce frontalier tuniso-libyen (voir plus haut). Or ce commerce irrigue tout
l’intérieur de la Tunisie. La fermeture de la frontière a eu un impact régional se
faisant sentir jusqu’à Sidi Bouzid et Kasserine. En fait, on assiste dans tout le
pays à une crise du commerce informel à partir d’octobre 2009 quand, avant de
fermer la frontière, la Libye impose une taxe sur les véhicules passant en
Tunisie. Sidi Bouzid n’échappe pas au marasme. En 2010, on compte 40% de
jeunes diplômés au chômage. Dans le gouvernorat, on compte 5.000
demandeurs d’emplois enregistrés, dont 3.300 diplômés de l’enseignement
supérieur (soit 66%). Cela ne tient pas compte des non-enregistrés, qui sont
nombreux comme on le verra. Le manque d’emplois pour les diplômés est un
problème particulièrement aigu en Tunisie. Il y avait 122.000 étudiants en 1997,
et 336.000 en 2007. Le taux de chômage des jeunes diplômés est passé de 4%
en 1994 à 23% en 20104. Cela dit, Mohamed Bouazizi n’était pas diplômé, pas
même bachelier, contrairement à ce qui a été dit partout. Il n’en reste pas moins
qu’il est assez caractéristique de la figure du semi-prolétaire5 : ses revenus lui
viennent alternativement du salariat, des liens familiaux et d’activités
commerciales. Peut-être est-il utile de relater brièvement ce qui lui est arrivé
dans les dernières années de sa vie6 .

2.2 – L’affaire Salah/Mohamed Bouazizi

Mohamed Bouazizi a été victime d’une double spoliation. La première concerne


plus exactement son oncle Salah, mais lui a coûté son emploi. La deuxième est
celle qui a provoqué son suicide.

En 2002, Salah Bouazizi (frère de la mère de Mohamed), préparateur en


pharmacie à Sidi Bouzid, contracte un emprunt de 57.000 DT auprès de la
Banque Nationale Agricole (BNA) pour acheter 18 hectares de terres agricoles à
Regueb, au sud-est de Sidi Bouzid. Il y apporte des améliorations (irrigations,
logement) et se lance dans le maraîchage et les olives. Pour le remboursement
du prêt, il dispose d’une période de grâce de trois ans, mais en 2007 il n’arrive
pas à rembourser les premières échéances. D’après les dates, il est déjà en
retard. La BNA lui propose alors de racheter le terrain pour 30.000 DT. Au
même moment, un homme d’affaire de Sfax, qui détient une parcelle voisine, lui
en propose 75.000. Salah Bouazizi refuse les deux propositions, ce qui amène la
BNA a procéder à une vente aux enchères. Le prix de départ, fixé par expertise,
est de 125.000 DT. L’homme d’affaire de Sfax, seul enchérisseur, emporte
l’affaire pour 125.001 DT. Il commence à exploiter la parcelle.

En 2009, Salah Bouazizi décide de contester cette vente. Il trouve trois autres
exploitants, victimes du même type de magouilles, qui osent se lancer avec lui
dans la procédure. Il monte un dossier qu’il va présenter deux fois à la
Présidence de la République. Il est éconduit. En juin 2010, il chasse les ouvriers
présents sur « sa » terre de Regueb et l’occupe avec une cinquantaine de
membres de sa famille, dont son neveu Mohamed qui a travaillé sur
l’exploitation jusqu’à ce que Salah s’en fasse évincer. Le 15 juillet, un
mouvement de solidarité se met en place à Sidi Bouzid. D’abord une centaine de
personnes de la famille élargie, bientôt rejoints par plusieurs centaines de gens,
dont des notables et des membres d’organisations politiques de l’opposition. La
police les disperse brutalement. Le 27 juillet, nouveau rassemblement avec
plusieurs avocats, des membres d’Amnesty International ainsi que de divers
partis. Le gouverneur reçoit une délégation, mais il est limogé le lendemain.
Au final deux des quatre affaires sont réglées, dont celle de Salah. « Face à
l’occupation des terres et à la renommée du nom Bouazizi, le nouveau
propriétaire, la banque et les autorités ont préféré trouver un arrangement à
l’amiable pour éviter de nouvelles manifestations ». L’investisseur de Sfax
propose 150.000 DT, que Salah accepte. La signature est fixée au 20 décembre
2010. On se souvient que l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi a eu lieu
le 17 décembre. L’article de M. Fautras ne nous dit pas ce qu’il est advenu de la
transaction dans la tourmente « révolutionnaire ».

Après avoir perdu son emploi dans l’exploitation de son oncle, Mohamed
Bouazizi était devenu vendeur ambulant de fruits et légumes. Son histoire est
alors bien connue. Il est victime du racket de la police qui veut lui infliger une
amende pour absence de licence. On lui confisque ses marchandises et sa
balance. C’est la deuxième spoliation dont il est victime. Au cours de l’algarade,
il se serait fait gifler par une policière (elle nie). On imagine l’humiliation… mais
on ne sait pas ce qu’il a éventuellement dit à la policière. Il va ensuite se
plaindre au gouvernorat, où sa démarche est ignorée. Il finit pas s’immoler par
le feu.

2.3 – Sidi Bouzid après le suicide de Mohamed Bouazizi

Le jour même, une cinquantaine de membres de la famille se rassemblent


devant le gouvernorat. Ils sont rejoints par d’autres marchands ambulants et
des habitants de leur quartier (Ennour ouest) et des quartiers voisins (Ennour
est, El Khadra), ainsi que par des syndicalistes, des militants politiques, des
avocats. Les trois quartiers cités sont défavorisés. En fin d’après-midi, il y a 600
personnes sur la place. Le lendemain, un rassemblement se forme à nouveau. La
police charge violemment en début d’après-midi. Elle poursuit les manifestants
dans leurs quartiers, et tire des lacrymos dans les logements. Des scénarios
analogues se déroulent les 19, 20 et 21 décembre, alimentés par la violence de la
répression. Cette fois-ci, les manifestants attaquent le siège du RCD.

Sidi
À partir du 20 décembre, les affrontements se concentrent à l’intérieur des
quartiers car le centre-ville est surprotégé par la police. Les habitants érigent
des barrières pour bloquer l’entrée de la police dans leur quartier. « Le soir, ces
quartiers sont devenus des espaces fermés, à l’abri de barrières installées à leur
entrée et contrôlées par les habitants jusqu’à une heure avancée de la nuit, de
telle sorte que la police ne pouvait y pénétrer. » (Mourad Ben Jelloul, op. cit.,
§143)

Les villes des environs immédiats se joignent bientôt au mouvement. Puis le


mouvement s’élargit progressivement à tout le pays :

« À partir du 22 décembre 2010, des manifestations et des affrontements eurent


lieu dans plusieurs petits centres du gouvernorat de Sidi Bouzid : d’abord à
Meknessy, Menzel Bouzaiane et Sidi Ali Ben Aoun, puis, le 23 décembre, à
Mazzouna, le 24 à Regueb et à partir du 27 à Jelma. Les premières villes qui ont
affiché leur soutien au mouvement de révolte de Sidi Bouzid furent, dès la fin du
mois de décembre, les villes de Kasserine et de Thala, dans le centre-ouest du
pays. C’est là que les affrontements furent les plus sanglants, en particulier entre
le 4 et le 8 janvier 2011, puisqu’on y a compté une vingtaine de morts (au moins)
dans les rangs des manifestants et plus de 600 blessés. Ce n’est qu’a partir du 10
janvier 2011 que la contestation populaire a pris de l’ampleur et a gagné les
villes du Sud (Kébili, Gabès, Médenine), puis celles du Centre (Sfax, Kairouan et
Sousse) et, enfin, les gouvernorats du Nord, notamment le Grand Tunis. C’est
dans la capitale que le nombre de morts a été le plus élevé (89 morts, auxquels
s’ajoutent 574 blessés). Dans la Tunisie du Nord, d’autres villes furent
concernées, parmi lesquelles les chefs-lieux des gouvernorats de Bizerte, Nabeul
et Zaghouan. » (op. cit., notes 82-84).

Revenons aux débuts du mouvement à Sidi Bouzid. Pendant que les jeunes et les
marchands ambulants protestaient, deux autres processus avaient lieu dans la
ville. Dès le 20 décembre, profitant de la quasi-vacance du pouvoir, des
habitants du quartier El Khadra occupaient des terrains appartenant à l’État.
Cette façon de faire n’est pas nouvelle, mais elle trouvait dans les circonstances
du moment une occasion de s’accélérer : au cours des décennies, ce sont

« des centaines d’hectares qui ont été accaparés aux dépens des propriétés de
l’État ou de la municipalité. C’est sur des terrains de cette catégorie-là qu’ont été
érigés les sept principaux quartiers non réglementaires de Sidi Bouzid, à savoir
Ennour-Est et Ouest, El Khadra, Aouled Chelbi, Ennouamer, Frayjia et Aouled
Belhedi. Ces terrains, dont les uns se situent à l’intérieur du périmètre
municipal et les autres à l’extérieur — mais à une distance généralement proche
de la limite de la ville —, ont été squattés par une population en majorité
d’origine rurale. Cette modalité d’occupation, dont les débuts remontent aux
années 1960, s’est accélérée dans le courant des années 1980 et 1990 et elle a
logiquement atteint des sommets après le 17 décembre 2010, lorsque la
puissance publique a pratiquement disparu du paysage. En effet, dès le 20
décembre 2010, les terrains situés le long de la digue de protection de la ville,
appartenant à l’État et qui, pour des raisons de sécurité, étaient inconstructibles
et étaient donc demeurés vides, ont été pris d’assaut par les habitants du
quartier El Khadra, limitrophe de cette digue ». (op. cit., § 20 ; nos italiques,
ndr).

Par ailleurs, le 23 décembre, le ministre du développement et de la coopération


vient à Sidi Bouzid pour présenter des projets d’investissement et de création
d’emplois. Aussitôt, « une information circule rapidement sur le réseau social
Facebook pour signaler que le nouveau gouverneur [de Sidi Bouzid, ndr], qui
avait été nommé au mois d’août 2010, recevait les jeunes diplômés et procédait
à leur embauche sur le champ ! » (op. cit., note 74). Ainsi,

« le droit au travail a été proclamé par les manifestants durant les premiers
jours de la révolte. Les jeunes diplômés, venus de toutes les délégations [sous-
préfectures], ont afflué vers le siège du gouvernorat de Sidi Bouzid dès le 23
décembre [2010], pour exiger un travail. En une seule journée, le gouverneur et
ses adjoints ont reçu plus de 1200 jeunes diplômés dans la grande salle du
gouvernorat. Les jours qui ont suivi, l’affluence des jeunes n’a pas diminué, ce
qui a contraint les autorités régionales à demander à ces jeunes de se diriger
prioritairement vers les sièges des délégations pour y déposer leurs dossiers. Ce
type de manifestation, porteur des mêmes revendications, s’est rapidement
propagé à travers tout le territoire tunisien et a concerné tous les gouvernorats
sans exception ». (op. cit., § 125).

2.4 – La « révolution » à Sidi Bouzid

Les éléments qui précèdent permettent-ils de faire une analyse de classe des
événements de Sidi Bouzid, qui sont à l’origine de la « révolution » tunisienne ?
Bien que la biographie de Mohamed Bouazizi ne prouve rien, on remarquera
quand même que sa trajectoire n’est pas celle d’un diplômé réduit à la misère
prolétarienne, puisqu’il n’était pas diplômé d’une part, et que d’autre part sa
famille avait du bien. Si l’oncle Salah a perdu sa terre, il semble qu’il a récupéré
au moins une partie de son capital. Cela n’exclut pas que la vie était difficile
pour Mohamed, puisqu’il était soutien de famille vivant d’un petit commerce
informel depuis qu’il avait perdu son emploi chez l’oncle Salah. Ce métier lui
laissait quand même assez de moyens pour payer les études de ses trois sœurs
(cf. Olivier Piot, La Révolution Tunisienne, Les Petits Matins 2011, p. 63).

De façon plus générale, à Sidi Bouzid, fin décembre 2010, on observe les
éléments suivants :

Plusieurs jours d’émeutes sur le contenu desquelles on sait peu de choses. La


violence des manifestants et de la police est attestée, mais on manque
d’indications précises sur l’objet de la violence ainsi que sur ses modalités. Or il
en faudrait pour préciser le contenu de classe de l’émeute. La biographie de
Mohamed Bouazizi et la composition sociale des attroupements devant le
gouvernorat incitent à penser que les jeunes émeutiers étaient une population
mêlée d’étudiants, de chômeurs diplômés, et d’autres individus à divers degrés
de paupérisation. Il y avait probablement aussi des prolétaires proprement dits,
mais on ne voit pas d’éléments (discours, pratiques) qui décèleraient une action
de leur part en tant que classe. La violence contre la police n’appartient pas par
essence, ni exclusivement, au prolétariat. Du point de vue de l’analyse de classe,
c’est un élément peu significatif car trop général (voir § 3.2, sur l’interclassisme
dans le secteur informel).

L’accaparement des terrains près de la digue. Ben Jelloul explique que la


tactique remonte aux années 1960. Elle consiste à occuper le terrain, à y
construire aussi rapidement que possible quelque chose en dur, puis à essayer
de faire valider cette opération par l’administration. Les occupations de terrains
de fin décembre 2010 relèvent-ils d’un processus prolétarien insurrectionnel
(prise de possession d’élément du capital)? On peut en douter. En effet, dans
l’insurrection, la lutte contre le capital et la reproduction immédiate du
prolétariat sont indissociables. Les moyens de production, les bâtiments, les
vivres, etc. dont le prolétariat se saisit servent en même temps de moyens de
reproduction des prolétaires en lutte et d’armes contre le capital. Des terrains
vides, périphériques, ne correspondent à aucune de ces deux fonctions. Quand
les prolétaires ou la classe moyenne s’en emparent, c’est dans un calcul en vue
de l’après-crise, dans une anticipation du retour à la normale. Et si leur action
est d’emblée motivée par ce type de calcul, c’est que l’ordre capitaliste n’a pas
été ébranlé.

Les candidatures de chômeurs diplômés. La plupart des commentateurs


signalent le problème des diplômés chômeurs comme l’une des causes majeures
de la « révolution de jasmin » (voir détails en annexe1). Les orphelins du
mouvement ouvrier traditionnel y ont vu une masse prolétarisée qui se révolte
contre la misère et réclame du travail, tandis que les critiques de ce point de vue
pro-travail ont tout bonnement ignoré la question. Toujours est-il que ces
jeunes ont massivement revendiqué du travail, et l’ont parfois obtenu. Or des
chômeurs diplômés qui s’affirment comme tels, s’affirment tout d’abord comme
diplômés. Surtout pour ceux de plus humble origine, il s’agit d’achever une
promotion sociale, c’est-à-dire faire valoir les diplômes, dans l’espoir ou la
conviction que ces morceaux de papier doivent bien signifier quelque chose, et
que leur signification doit aussi se traduire dans un certain train de vie, même
dans un pays pauvre (trouver plus facilement un emploi par rapport au titulaire
d’un CAP, gagner plus, etc.). C’est une problématique propre à la classe
moyenne salariée.

Dernier élément : l’auto-défense des quartiers contre la police. Là aussi, on


manque de détails, mais cela fait fortement penser à ce que nous avons
rencontré dans notre étude de la « commune » de Oaxaca (2006) : le quartier en
tant que « zone à défendre ». Il est normal que dans certaines conditions les
habitants d’un quartier soient amenés à se défendre contre les incursions des
forces de répression. Cependant, cette pratique ne dit rien sur les composantes
de classe qui la portent, ni sur les raisons qui l’ont déclenchée. On sait par
exemple que partout dans le monde, il y a des quartiers contrôlés par toute sorte
de mafias qui sont autant de no go zones pour la police. La défense d’un quartier
peut signifier tout autant la défense d’individus qui l’habitent que la défense de
propriétés ou d’activités marchandes (licites ou non), et il est rare que le
premier aspect aille sans les autres. Dans tous les cas, le caractère statique d’une
telle auto-défense exclut tout devenir révolutionnaire, car son aboutissement ne
serait qu’un conflit militaire opposant une armée régulière à des bandes
assiégées.

Sidi Bouzid n’est pas la Tunisie, mais est représentative d’une part non
négligeable de la province tunisienne (voir § 3.2.1, à propos de Kasserine). Que
voit-on durant ces journées de décembre 2010 ? On voit une population
exploser violemment contre les abus de la police, affronter durement celle-ci
ainsi que d’autres incarnations de l’État. Et en même temps, la part diplômée de
cette population cherche en masse à se faire embaucher par l’État. Si on
rapproche ce moment de la lutte de la revendication du droit au développement
(voir § 3.1.2), on doit se demander si les gens se sont battus contre le capital ou
pour le salariat.

3 – Interclassisme

Dans le contexte du MPC actuel, on appelle interclassisme la lutte conjointe du


prolétariat et de la classe moyenne contre le capital. Compte tenu des intérêts
contradictoires de ces deux classes, la menace communiste est forcément
limitée. L’objectif d’une lutte interclassiste associant le prolétariat à une classe
moyenne (salariée ou non) n’est pas de faire disparaître le rapport social
capitaliste, mais de l’aménager d’une façon qui aboutisse à un rééquilibrage des
rapports entre les classes en présence. C’est de l’État que la lutte attend un tel
aménagement. Nous reviendrons plus en détail sur la question dans un autre
épisode. Pour le moment, constatons que le prolétariat et la classe moyenne ont
lutté côte à côte pour la destitution de Ben Ali, puis de Ghannouchi. Cependant,
dans les conditions tunisiennes, la compréhension de l’interclassisme impose un
degré de complexité supérieur. D’une part, le capitalisme tunisien est divisé
entre un secteur formel et un secteur informel où les problématiques de la lutte
de classe sont différentes. D’autre part, il existe un fort déséquilibre socio-
régional entre d’un côté Tunis et la côte Est (le Sahel), et de l’autre l’intérieur et
le Sud du pays.

3.1 – Division socio-régionale du capitalisme tunisien


Le capitalisme tunisien a été, pour une bonne part, un capitalisme de rentes
engendrées par les protections multiples dont bénéficiaient certains secteurs.
Dès avant la prise de pouvoir de Ben Ali, ces secteurs avaient obtenu du
gouvernement un ensemble de lois, règlements, décrets et circulaires qui
rendaient l’entrée dans le secteur si complexe que, dans les faits, quelques
entreprises publiques et/ou privées jouissaient d’une situation oligopolistique.
En l’absence de solides protections, un entrepreneur n’avait aucune chance de
pouvoir créer une société rivale. S’il se lançait seul, et même en soudoyant les
fonctionnaires qui devaient lui délivrer mille et une autorisations, son dossier se
perdait en route. Cette législation délibérément complexe perdure jusqu’à
aujourd’hui. C’est là le signe que la vieille élite n’a nullement été éliminée par la
« révolution de jasmin ». Au gouvernement, c’est principalement le parti Nidaa
Tounès qui la représente depuis les élections législatives/présidentielles de
novembre 2014. Le Président de la République (Essebsi depuis 2014) et le
Premier Ministre (Youssef Chahed depuis 2016) en font partie. L’élite
économique tunisienne dont nous parlons ici est principalement basée à Tunis
et sur la côte Est (le Sahel).

Or leur contrôle des rouages de l’État est contesté par les hommes d’affaires
émergents provenant des provinces intérieures et du sud. Une bonne part
d’entre eux fait fructifier ses capitaux dans le secteur informel, en particulier la
contrebande et les trafics associés (voir plus haut). À la frontière algérienne, de
véritables cartels sont en place de longue date et ont accumulé d’importants
capitaux. À la frontière sud, les trafics sont contrôlés par un clan. Une partie de
ces capitalistes dits émergents envoie ses enfants faire leurs études à l’étranger
et souhaite pour eux une participation à l’économie formelle. Ces hommes
d’affaires ont profité du soulèvement contre Ben Ali pour tenter d’acquérir des
positions dans l’État, afin de bénéficier à leur tour des protections requises pour
investir dans le secteur formel où les impôts couteraient moins cher que les
nombreuses enveloppes qu’ils doivent distribuer pour que leur business
frontalier soit toléré. Quand le parti islamiste Ennahda a gagné les élections à
l’assemblée constituante (fin 2011) et a dominé le gouvernement alors constitué,
une entente s’est naturellement formée entre les islamiste et les capitalistes
provinciaux de l’informel. Les premiers ont besoin d’une base économique et
sociale, les deuxièmes de relais dans l’administration centrale. En haut de
l’échelle, Ennahda s’est employé à verrouiller le plus de positions possibles dans
l’administration, ce qui a aussitôt provoqué les protestations de l’ancienne élite.
En bas de l’échelle, les militants islamistes ont naturellement rejoint les jeunes
manifestants, les hommes d’affaires donnant volontiers un petit coup de main «
contre Tunis », par exemple en amenant sur les barricades des stocks de vieux
pneus à brûler.

Un compromis instable sera finalement trouvé, en 2014, entre Nidaa Tounès et


Ennahda, sous la forme de gouvernements d’union nationale. Il dure encore à ce
jour (février 2018). Nidaa Tounès, donc plutôt l’ancienne élite, y a une position
dominante. Cet accord au sommet n’est pas allé sans provoquer des tensions
avec leur base dans les deux partis. Par souci de simplifier, on ne parle pas ici
des petits partis associés aux coalitions successives. Indiquons cependant qu’un
facteur de stabilité a été l’inclusion dans le gouvernement Chahed de 2016 de
l’UGTT et de l’UTICA (le syndicat patronal)
Les capitalistes émergents ne sont pas nés pendant la « révolution de jasmin ».
Ils avaient depuis longtemps de solides bases économiques en province et aux
frontières. Mais la chute de Ben Ali bouleverse des équilibres établis. Il y avait
auparavant un accord tacite entre les capitalistes de l’informel et le clan Ben Ali.
Celui-ci leur laissait leurs trafics tout en les rackettant « avec modération ». En
contrepartie, les trafiquants de la frontière participaient à la surveillance de
celle-ci, notamment en empêchant le passage des produits dangereux : armes,
drogue et djihadistes. Cet équilibre va se rompre avec l’arrivée de la démocratie,
qui offre aux capitalistes de l’informel une opportunité, en même temps qu’elle
les confronte à une menace. D’une part, ainsi qu’on l’a dit, ils tentent de faire
valoir leur force économique au sommet de l’État, et soutiennent donc les
révoltes anti-Tunis, pro-développement des provinces intérieures. D’autre part,
on constate que maintenant les produits dangereux entrent facilement dans le
pays. C’est le signe que l’accord tacite entre contrebandiers et douaniers ne
fonctionne plus. Le vide sécuritaire de l’année 2011 a permis une certaine «
démocratisation » de la contrebande. De nouveaux acteurs y participent. Les
contrebandiers d’avant ont peut-être été supplantés par d’autres trafiquants que
Ben Ali empêchait auparavant de venir sur leur terrain. À moins qu’ils ne
laissent passer les produits dangereux pour mettre en difficulté le sommet de
l’État, en particulier au niveau sécuritaire (nombreux attentats en 2013).

Il faut garder à l’esprit cette rivalités entre ancienne élite protégée par l’État et
capitalistes émergents de l’informel quand on examine les luttes qui se sont
déroulées jusqu’à aujourd’hui. Les luttes interclassistes qui unissent le
prolétariat et la classe moyenne dans tout le pays sont surdéterminées par la
division socio-régionale de l’économie tunisienne. Dans certains cas, ce sont les
trois classes (capitaliste, moyenne, prolétaire) du secteur informel qui sont en
lutte contre les ben-alistes (avant janvier 2011) et leurs héritiers (depuis).

3.2 – Interclassisme du secteur informel

Parmi les éléments qui ont provoqué le soulèvement de la population contre le


régime de Ben Ali, il y a la crise de Ben Gardane, dont tout le commerce
informel du pays a subi les conséquences. À Sidi Bouzid, la goutte d’eau qui a
fait déborder le vase et provoqué les émeutes, c’est une énième pression du
racket de la police sur le commerce ambulant illégal (mais toléré). Victime de la
confiscation de ses produits et de sa balance, Mohamed Bouazizi a cherché à se
plaindre au gouverneur. Il n’a pas d’autre « patron ». On sait que le gouverneur
a refusé de considérer sa plainte, ce qui entraîna l’immolation par le feu devant
le siège du gouvernorat.

Une fois de plus, nous voyons l’importance centrale de l’affrontement avec l’État
dans ce type de lutte. Les insurgés de Tunisie ne se soulèvent pas contre les
capitalistes, mais contre l’État. Car c’est l’État qui est le régulateur, et l’«
exploiteur », du commerce informel. À Sidi Bouzid, la pression fiscale du racket
a objectivement franchi un seuil, à savoir celui de la rentabilité du commerce
informel. Ce dernier engendrait des bénéfices, dont différentes instances
étatiques prélevaient une part par la corruption et le racket. À trop vouloir
prélever, ces instances ont tué la poule aux œufs d’or : les commerçants, petits et
gros, se sont insurgés. Les gros ont aidés les petits sans trop se mouiller, mais
qui sont ces petits commerçants de l’informel, ces fourmis du trafic? Le cas de
Kasserine nous donne des éléments de réponse.

3.2.1 – Les contrebandiers de Kasserine

La contrebande avec l’Algérie, proche d’environ 50 km, est une vieille tradition à
Kasserine. En l’absence d’autres possibilités, elle constitue un emploi presque
normal pour un grand nombre de gens, y compris des femmes. Le principal
produit faisant l’objet de trafic est le carburant. La contrebande de la région de
Kasserine couvrirait 25% des besoins du pays en essence. Comme dans le cas de
la frontière libyenne, le trafic est en même temps illégal et toléré. Il demande le
même type de savoir-faire que sur les routes de Ben Gardane. Avec, en plus, une
excellente connaissance du terrain montagneux qui sépare Kasserine de la
frontières, afin d’emprunter les petites routes où l’on rencontre moins de
barrages policiers. Sous Ben Ali, la contrebande allait son train-train normal,
avec ses hauts et ses bas. Après la révolution, les choses sont devenues plus
difficiles, ainsi qu’on la vu. On doit ajouter que, à partir de 2013 et de
l’apparition du terrorisme dans la région, les forces anti-terroristes sont
arrivées, ont sillonné la région et perturbé les trafics. Souvent, les
contrebandiers se sont vus assimilés à des terroristes, et cela a notamment eu
pour effet d’augmenter le « prix de la route », c’est-à-dire le coût des bakchichs.
Les bénéfices de la contrebande d’essence auraient ainsi fortement chuté dans la
période récente. Plus tard, en 2016, un contrebandier pourra ainsi dire :

« Nous étouffons. Pourquoi la police ne fait pas son boulot et arrête les
terroristes, mais laisse passer les contrebandiers avec un backchich ?
N’appartenons-nous pas à la Tunisie ? La révolution nous a baisé ». (Cité par
George Packer, Exporting Jihad, « The New Yorker », 28 mars 2016)

Beaucoup de trafiquants, grands ou petits, devaient déjà être dans cet état
d’esprit en 2010-2011. Un impôt sur le trafic, d’accord, mais raisonnable.

Revenons à 2011. La ville de Kasserine a joué un rôle déterminant dans la «


révolution de jasmin ». Les affrontements y ont été très durs. Comme Sidi
Bouzid, c’est une ville très provinciale. Elle compte 80-100.000 habitants. Le
taux de chômage y est le plus élevé du pays, de même que le taux de criminalité,
celui de divorce et celui des suicides. Il n’y a pratiquement pas d’entreprise du
secteur privé.

Le mouvement a commencé dès la fin décembre 2010. Le 4 janvier, on signale


une manifestation d’avocats (voir plus bas, § 3.3.3). Le 7, un homme s’immole
par le feu. Aussitôt des jeunes ont incendié des bâtiments municipaux et des
bureaux du RCD. À partir de cette date, les affrontements se sont surtout
concentrés au rond point Manguela, où le quartier Ezzouhour débouche sur le
centre-ville. Sur ce rond point se trouve notamment un hammam pour femmes,
où les forces de l’ordre jetèrent des lacrymos pour faire sortir les femmes et
provoquer leurs fils et conjoints à la réaction. Au cours des multiples
manifestations et émeutes qui ont eu lieu, les jeunes brûlaient des pneus,
revendiquaient des emplois, protestaient contre Ben Ali et la corruption, et
criaient « Allahu Akhbar ». Les émeutiers se sont livrés à des destructions
ciblées. Ils ont brûlé le magasin Meublatex, appartenant à des membres du clan
Ben Ali, mais pas l’usine d’à côté (Sacherie du Centre, pâte à papier), ni les
centres de formation. Et ils ont incendié la Banque Tunisienne de Solidarité,
accusée de ne prêter qu’aux chômeurs membres du RCD et de demander des
dépôts de garantie exorbitants.

Au cours des manifestations des 8-10 janvier 2011, la répression est devenue
féroce. Des snipers en uniformes anonymes tirent sur la foule, depuis la rue ou
les toits, faisant de nombreux morts. La violence de la répression soulève des
protestations dans tout le pays et fait entrer définitivement la classe moyenne
dans le mouvement. On ne sait pas pourquoi le pouvoir s’est tellement acharné
sur cette ville qu’il a laissée à l’abandon pendant si longtemps. Serait-ce pour
prendre le contrôle de l’économie informelle qui la faisait chichement survivre ?
Cette hypothèse est-elle étayée par le fait que, fin janvier 2011 (donc après la
chute de Ben Ali) un millier de nervis est tombé sur la ville et y a fait régner la
terreur et la destruction? Il est vrai que des hommes de mains se sont livrés à
plusieurs provocations de ce genre dans d’autres endroits. Mais pourquoi à
Kasserine, sinon pour prendre le contrôle du trafic frontalier ? La férocité
disproportionnée de la répression s’inscrit probablement déjà dans cette
logique.

3.2.2 – La taxation du secteur informel

L’économie informelle joue un rôle certain dans l’équilibre de tous les pays
capitalistes. Mais dans les pays dits en voie de développement, ce rôle est
grandement majoré par la faiblesse de l’accumulation locale de capital. Le
secteur informel regroupe toutes les activités productives et commerciales qui
ne respectent pas la loi, quelle qu’elle soit localement. Pas de licence, pas de
droit du travail, pas de taxes, etc. Le secteur informel couvre un large éventail
social, allant de la sous-traitance presque légale au trafic des bidonvilles et à la
criminalité. Comme on l’a vu avec l’économie de « la voie », les États n’ont pas
d’autre réponse au développement du secteur informel que de le tolérer et de le
taxer, de façon informelle aussi, par la corruption, le racket, la répression. Et là,
il s’agit moins de remplir les caisses de l’État que d’enrichir les crony capitalists
qui sont dans l’entourage du pouvoir. Le rapport entre le secteur informel et le
capitalisme légal ne s’arrête cependant pas à cette taxation informelle. Mille
relations capillaires unissent les deux économie en un seul et même ensemble.
Par exemple, les banques de Kasserine prêtent de l’argent aux contrebandiers en
toute connaissance de cause, pour qu’ils puissent s’acheter leurs voitures. De
façon générale, les grands et petits trafics de Ben Gardane et d’ailleurs
permettent de maintenir les prix de détail à un niveau acceptable. Les petits
ateliers des banlieues et bidonvilles réparent, récupèrent et sous-traitent pour
d’autres entrepreneurs. Ils fabriquent des biens de consommation bon marché,
ou des pièces pour d’autres capitalistes, etc. L’équilibre ainsi obtenu est
précaire. Il peut se rompre sous l’effet de la concurrence de capitaux plus
modernes du secteur formel, aidés par l’État pour s’emparer par exemple du
secteur de la boulangerie, artisanal/informel pour une bonne part. Il suffit pour
cela que l’État émette une norme que le secteur informel ne peut pas respecter,
ou bien crée un monopole de l’importation de farine qui défavorisera le secteur
informel7. La précarité du secteur informel tient aussi à la faiblesse parfois
extrême de ses investissements, au caractère aléatoire de ses
approvisionnements, à la pauvreté de ses marchés. Et enfin à la voracité fiscale
de l’État, qui commence au racket sur un barrage routier.

Ce qui s’est passé à Ben Gardane et à Sidi Bouzid, puis qui s’est généralisé aux
autres régions de Tunisie, c’est qu’un seuil de taxation par la corruption et le
racket a été franchi, remettant en cause la survie des petits trafiquants pour qui
le commerce informel était la seule solution. De façon générale, c’est tout le
secteur informel qui a protesté, et cela explique le caractère interclassiste de la
révolte. Car le secteur informel comprend sa propre structure de classe. Il y a
des patrons gros et petits, au capital parfois minime mais réel, parfois
suffisamment important pour payer des études à l’étranger à leurs enfants. Ils
emploient une main d’œuvre plus ou moins intermittente, payée plus ou moins
régulièrement, et de toute façon très peu. Cette main d’œuvre constitue un
prolétariat bien spécifique, tandis que les petits patrons forment une
bourgeoisie de la misère, mais capable cependant de recueillir des miettes de la
plus-value sociale, soit directement dans la production, soit indirectement dans
des opérations commerciales. À Kasserine, une certaine tradition
contrebandière se transmet de père en fils et, avec la tradition, du capital, des
relations, des trucs de métier sont également transmis. Ces contrebandiers bien
implantés emploient – de façon chronique ou intermittente8 – des chauffeurs,
des guetteurs, des vendeurs, des gardiens d’entrepôts qui forment le prolétariat
de la contrebande. Entre eux et les « capitalistes » du secteur, il existe toute une
frange de contrebandiers qui ne vivent qu’à crédit. Ils constituent une espèce de
classe moyenne au sens où ils disposent, parfois avec l’aide de leur famille, d’un
petit capital de départ pour garantir leur crédit. Les bénéfices de leur trafic sont
d’abord et principalement consacrés à payer le crédit pour le véhicule. Le
moindre incident de parcours les fait tomber dans le prolétariat.

De façon générale, la spécificité du prolétariat du secteur informel est en


premier lieu son extrême fragmentation. Les entreprises où il trouve à
s’employer sont le plus souvent petites. À cela s’ajoute la forte pression du
chômage et les liens de dépendance (familiale ou autre) qui le lient au patron.
Les sources dont nous disposons ne permettent pas de distinguer son activité
propre dans les émeutes qui éclatent périodiquement dans le secteur informel.
En Tunisie en particulier, il n’a pas été possible de faire la part entre les semi-
prolétaires – y compris ceux qui disposent d’un mini-capital comme Mohamed
Bouazizi – et les prolétaires sans phrase. Les sources présentent leur révolte
comme celle des « jeunes », voire des « jeunes chômeurs diplômés ». On peut
seulement supposer que les prolétaires se sont plus franchement livrés au
pillage, tandis que les petits patrons et les petits commerçants sont allés
revendiquer et se battre éventuellement contre la police et pour une autre forme
d’intervention de l’État. Dans tous les cas, le prolétariat du secteur informel ne
semble pas s’être attaqué à ses propres capitalistes. Il ne trouve son ennemi que
dans la police qui protège les commerces formels et les bâtiments publics, et
surtout qui rackette les trafics.

La protestation interclassiste contre la ponction fiscale du régime Ben Ali sur les
activités de l’économie informelle trouve son expression positive dans la
revendication du « droit au développement ». Mathilde Fautras a inséré dans
son article deux photos prises à Meknessi, ville située à environ 40 km au sud de
Sidi Bouzid. Elles montrent des graffitis disant, sur la première : « Soyez les
bienvenus dans la zone industrielle », « On demande la régularisation de la
situation des terres et leur réaffectation de l’agriculture vers l’industrie ». Le
slogan fait allusion à des projets d’implantation industrielle qui n’ont jamais vu
le jour. Cette photo est celle d’un terrain absolument vide, à l’exception d’un
château d’eau. Et sur la deuxième : « régularisation des terres agricoles +
accélération du changement de leur vocation de l’agriculture vers l’industrie =
une décision politique audacieuse et sage ». Ces photos datent de 2013, et on ne
peut savoir si les graffitis datent de la période « révolutionnaire ». Elles
reproduisent cependant des thématiques constantes en Tunisie et ailleurs :
régularisation/légalisation de la propriété foncière agricole et exigence d’un
développement industriel. Nous y reviendrons (§ 3.2.4).

C’est pour faciliter l’analyse que nous avons distingué le secteur informel et le
secteur formel. Dans la réalité, les mouvements de masse qui ont caractérisé la «
révolution de jasmin » englobait souvent dans le même tourbillon classe
moyenne et prolétariat formels et informels (… sans oublier les capitalistes
informels). On peut supposer que c’est surtout le secteur informel qui a
alimenté les innombrables manifestations, sit-in, bataille de rue, qui ont
continué après la chute de Ben Ali. Mais, comme on va le voir, cette chute a
aussi relancé les grèves.

3.3 – Interclassisme du secteur formel

3.3.1 – Grèves

Pour parler d’interclassisme, il faut qu’on puisse observer le prolétariat (formel)


et la CM lutter côte à côte. Les grèves ont éclaté surtout après la chute de Ben Ali
(14 janvier 2011), mais elles sont restées dispersées et sans objectif commun.
L’Humanité du 8 février 2011 donne un tableau un peu confus de la « révolution
de jasmin » :

« Sur le terrain, les revendications sociales avec occupation de sièges


d’entreprises publiques et privées, notamment étrangères (Zodiac, Aérospace
Tunisie, AFC Industries, spécialisées dans la sous-traitance électromécanique,
etc.), de ministères, d’administration, se multiplient. Même la police des
frontières a observé un arrêt de travail le 1er février dernier. L’enseignement
secondaire a été paralysé par un mouvement social durant plusieurs jours. Les
grévistes revendiquent plus de droits sociaux et des augmentations de salaires
qui sont en général satisfaites, comme c’est le cas des éboueurs de Tunis dont le
salaire a presque doublé ! ».

Le triomphalisme de l’Humanité est caricatural. D’autres sources ne font pas


état de luttes ni d’occupations dans les entreprises que cite le journal (voir plus
bas). Ce qu’on peut lire en général ne permet pas de faire une analyse de classe
précise en distinguant le rôle de la classe moyenne de celui du prolétariat
(formel pour ce qui nous intéresse ici). Il est difficile de savoir exactement qui
faisait grève avant la chute de Ben Ali. Probablement le port de Radès et les
douanes, ce qui a bloqué l’activité de nombreuses autres entreprises pas
forcément en lutte. Ce qui est clair, c’est que de nombreuses grèves ont éclaté
après la chute de Ben Ali. Un article de l’AFP résume ainsi la situation jusqu’à la
mi-février : « Du Nord au Sud, le pays est devenu une grande manifestation
durant les deux dernières semaines : grèves soudaines, grèves sauvages,
manifestations quotidiennes des employés et des chômeurs qui crient des
revendications étouffées depuis plus d’un quart de siècle. Chaque jour, la
télévision nationale diffuse des images venant de province et montrant les cris
de misère, de détresse et de colère ». Le 15 février 2011, l’agence Reuters signale
que le personnel de ménage des hôtels refuse de nettoyer les chambres s’il n’a
pas une augmentation de salaire. De leur côté, les travailleurs des télécoms
menacent de faire grève contre un projet de privatisation. Les travailleurs des
aéroports bloquent les vols internationaux. D’autres sources indiquent que les
employés de mairie revendiquent une amélioration de leurs conditions. Les
fonctionnaires du ministère des Affaires Etrangères font grèves et sit-in jusqu’à
ce qu’ils obtiennent le départ du ministre Ahmed Ouanaies, le 13 février.

Cependant, à l’usine Zodiac (1500 personnes), les salariés et les habitants des
environs ont proposé spontanément de protéger l’usine en dormant sur place.
Selon son directeur, l’usine a repris le travail le 17 janvier. Elle était arrêtée
surtout pour des problèmes de logistique et de sécurité. À la reprise du travail,
les salariés ont posé des revendications. On ne sait pas ce qu’il en est advenu.
Les deux unités tunisiennes de sous-traitance de Mecahers Aerospace n’ont
fermé que quatre jours, au plus fort des événements, pour la sécurité des
travailleurs, et sans déplorer de dégâts aux outils de production. Le personnel
s’est mobilisé pour préserver l’entreprise et il n’y a pas eu de revendications
salariales. À l’usine AFC Industries (80 salariés), le directeur signale qu’il n’a
pas eu de problème pendant la crise politique et que le travail a repris le 18
janvier. Ce sont les problèmes de logistique, notamment la grève dans le port de
Radès, qui ont bloqué la production. Mais il indique que d’autres sites ont été
attaqués : ceux appartenant au clan Ben Ali. Dans le secteur textile (400
entreprises françaises et 2000 tunisiennes), les patrons estiment que « les
syndicats ont joué un rôle positif dans les entreprises. Même les salariés sont
souvent restés dans les usines pour éviter les pillages »9. C’est le président du
Cercle Euro-Méditerranée des dirigeants du textile-habillement qui le dit. Il
précise que les patrons sont pour le dialogue social, mais contre les
augmentations de salaire.

On pourrait multiplier les exemples de grèves locales tout au long de la période


2011-2018. Les revendications économiques sont habituelles : augmentation des
salaires, paiement de salaires en retard, etc. Les conditions de travail sont moins
souvent mentionnées. Un type de grève revient souvent dans les sources : la
grève générale locale. Par exemple : en 2016, il y eut de telles grèves notamment
dans l’île de Kerkenah, à Sened (près de Gafsa), à Menzel Bouzaiane. Ces grèves
générales locales sont très explicitement des protestations contre le chômage et
pour le droit au développement. Elles sont souvent assorties de marches pour la
dignité, de grèves de la faim, voire de menaces de suicides collectifs. Dans une
grève générale de ce type, il s’agit de faire une opération « ville morte ». Les
salariés (le plus souvent des fonctionnaires), les commerçants et les chômeurs
se retrouvent et manifestent dans le but d’attirer l’attention de l’État sur le sous-
développement de la région. De telles grèves générales sont typiquement
interclassistes. Leur but est de rassembler toute la population locale.

Ces éléments montrent que, à l’exception du mouvement récent de janvier 2018,


sur lequel nous reviendrons, il y a eu de nombreux arrêts de travail, mais courts
et dispersés. Ils ont eu lieu surtout après la chute de Ben Ali, portant des
revendications en même temps économiques et politiques. Comme on peut s’y
attendre, les grèves ouvrières n’ont pas tardé à inquiéter la classe moyenne. Dès
le 18 janvier 2011, l’ex-président de la Ligue des Droits de l’Homme en Tunisie
appelle à la fin des grèves et à la relance de l’économie. Il cite « l’arrêt complet
des vols de Tunis Air ». Son appel n’a pas été entendu, car les grèves ont
continué, avant et après la chute de Ghannouchi. Cela n’a pas exclu, comme on
l’a vu, des initiatives de défense du capital et de l’emploi contre l’émeute.

C’est l’aspect politique des revendications (contre la corruption, pour le


développement) qui a fait le pont entre les luttes et grèves de la classe ouvrière
et celles de la classe moyenne. L’UGTT a joué un rôle important dans cette
jonction. Avant d’examiner le cas de la centrale syndicale, concluons en disant
que les grèves ouvrières semblent avoir joué un rôle secondaire dans la chute de
Ben Ali (14 janvier 2011), mais pas dans celle de Ghannouchi (27 février 2011). Il
faut aussi considérer que la classe ouvrière tunisienne est intervenue dans le
mouvement en participant aux multiples manifestations, voire aux émeutes qui
ont trouvé leur origine non pas dans les usines, mais dans les quartiers où
prédomine l’économie informelle. Evidemment, la classe ouvrière n’était pas au
travail pendant qu’elle se battait contre la police aux côtés d’autres fractions,
prolétaires ou non. Il faut enfin souligner que les grèves et protestations
perdurent jusqu’à aujourd’hui. La réforme de l’État semble bloquée, ainsi que
nous l’avons vu plus haut. Parviendrait-elle cependant à se faire que la situation
sociale de la Tunisie ne serait pas pour autant apaisée. Un État tunisien qui
parviendrait à réconcilier tous les capitalistes du pays ne serait en effet toujours
pas capable de promouvoir une accumulation auto-centrée de capital. La
pléthore mondiale de capital ne permet plus que des investissements ponctuels,
sans logique de développement national et sans impact significatif sur la
création d’emplois.

3.3.2 – Le rôle de l’UGTT

Beaucoup des grèves générales qui ont eu lieu dans diverses villes du pays se
sont faites à l’initiative des sections locales de l’Union Générale des Travailleurs
Tunisiens. L’UGTT est une forte bureaucratie, bien implantée dans le pays, et de
longue date. Elle dispose de 150 bureaux dans le pays, répartis sur tout le
territoire, ce qui lui a permis de rivaliser avec le parti unique, tant sous
Bourguiba que sous Ben Ali. L’UGTT est très souvent créditée d’un rôle majeur
dans la « révolution de jasmin ». M.-S. Omri écrit par exemple :

« L’UGTT, en particulier les syndicats d’enseignants et les bureaux locaux dans


tout le pays, sont devenus les points centraux de la révolte contre Ben Ali. La
concordance entre la révolution et l’UGTT a été presque naturelle, puisque les
principales revendications des masses soulevées, à savoir des emplois, la dignité
nationale et la liberté, faisaient partie de l’agenda syndical depuis toujours » 10.

M.-S. Omri met bien en évidence le rôle des bureaux locaux et des enseignants.
L’UGTT est fortement divisée entre le sommet et la base. Au niveau national,
voire régional, les bureaucrates, notoirement compromis avec Ben Ali, ont mis
longtemps à se mettre en mouvement11. Le 11 janvier, l’UGTT fédérale « donne
le droit » aux structures syndicales régionales d’organiser des mouvements
militants, à la date de leur choix, en protestation contre la répression. Le 12
janvier, elle « autorise » les grèves générales à Sfax, à Tozeur, à Kairouan, en
solidarité avec les émeutes survenues dans plusieurs régions du pays. Et elle
appelle à une grève générale de 2 heures (de 9 à 11 heures) pour le 14. De même,
les grèves générales qui ont lieu plus tard à Sfax (26 janvier) et à Sidi Bouzid (27
janvier) sont des décisions locales, que la confédération « autorise » par la force
des choses.

« Les événements, qui commencèrent de façon spontanée, furent vite encadrés


par les syndicats locaux. Ceci devint une stratégie dans laquelle des grèves
sectorielles, en particulier dans l’enseignement, se transformaient bientôt en
grèves générales régionales. Cela commença dans le Sud et remonta vers le
Nord. Une telle grève, extrêmement importante, est celle de Sfax le 13 janvier
2011, où la plus grande manifestation jusqu’à cette date a été organisée,
exprimant des revendications politiques, pacifiquement, devant les bureaux
locaux de l’UGTT. Le point culminant de cette série de mouvements a été la
grève du 14 janvier à Tunis, point auquel la tête du régime s’écroula. (ibid.)

Ces grèves générales mobilisaient une large frange de la population, y compris la


classe ouvrière. Mais l’activité de cette dernière consiste surtout à participer aux
revendications politiques de l’UGTT et de la classe moyenne. Il est évident que
la bureaucratie locale de l’UGTT est fortement sous influence de la classe
moyenne (ce qui la différencie du sommet de la confédération, qui fréquentait
plutôt les crony capitalists ben-alistes). Chaque fois qu’un commentateur veut
parler du rôle prééminent de l’UGTT, il cite les enseignants (voir § 3.3.3). Les
postiers et le personnel hospitalier sont aussi évoqués, mais moins souvent et
sans précisions.

Selon l’UGTT locale de Sfax, des milliers de travailleurs de tous les secteurs ont
débrayé lors de la grève générale du 13 janvier, mais un service minimum était
assuré dans les secteurs de l’eau, de l’électricité et des hôpitaux. Une
manifestation de plus de 40.000 personnes a eu lieu. Quel crédit peut-on
accorder à l’affirmation d’Omri selon laquelle la grève générale (de deux heures)
à Tunis est la goutte qui a fait débordé le vase et fait fuir Ben Ali ? Ce jour-là (14
janvier) une manifestation massive (70.000 ? 100.000 ?) se déroulait sur
l’avenue Bourguiba pendant que Ben Ali se préparait à fuir. Sans doute, mais
c’est aussi le moment où l’armée change de camp et protège les manifestants
contre la police. De plus, Omri ne cite pas les émeutes qui ont éclaté jusque dans
la banlieue de Tunis dès le 10 janvier. Le 11, à Ettadhamen, immense banlieue
misérable aux lisières de la capitale, des heurts ont lieu avec la police, une
voiture est brûlée, des commerces et des banques sont saccagés et pillés. Le 12
janvier l’armée impose le couvre-feu. Mais il y a 8 morts dans la nuit suivante.
Le 13, Ettadhamen et les autres banlieues du même type (Douar Hicher,
Mnihla) voient des émeutes et des pillages (notamment d’enseignes françaises
de supermarchés appartenant au clan Ben Ali). Le même jour, la station
touristique de Hammamet est saccagée. Bref, même en faisant la distinction
entre le sommet et la base de la bureaucratie syndicale, il faut sans doute
relativiser le rôle de l’UGTT dans la chute de Ben Ali. Si les militaires ont fini
par lâcher Ben Ali ce n’est pas tant à cause des deux heures de grève de l’UGTT
qu’en raison de la révolte des banlieues autour de Tunis.
Comme on l’a dit, les grèves ne cessent pas après le 14 janvier, bien au contraire.
Elles se combinent à de multiples manifestations et émeutes. Des grèves
organisées ou spontanées paralysent plusieurs secteurs économiques, et la
grogne sociale continue de monter dans les catégories les plus défavorisées de la
population. Fin janvier deux grèves générales importantes ont lieu à Sfax (le 26)
et à Sidi Bouzid (le 27). Elles donnent lieu à des manifestations massives. Le 10
février, la centrale admet finalement qu’elle est dépassée par la base et qu’elle
laisse les unions locales prendre leurs initiatives. Elle appelle le gouvernement à
engager « rapidement » des négociations. Abid Briki (leader de l’UGTT) déclare
qu’il y a des réponses immédiates que le gouvernement peut apporter, à savoir
la titularisation des centaines de milliers de contractuels qu’il faut intégrer dans
les entreprises. Il réclame également la création d’une caisse de chômage12. Il y
a des revendications économiques, mais l’UGTT insiste aussi sur les
revendications politiques, notamment lors des grèves générales locales (renvoi
du gouvernement Ghannouchi – ce qui aura lieu le 27 février). Dépassée par le
mouvement, la hiérarchie de l’UGTT se fait sévèrement critiquer par les patrons
: dans un journal d’affaires, un commentateur compare la situation avec la
vague de grèves du Front Populaire français, en 1936. « Qui est aux commandes
? », demande-t-il. Il conclut en disant que la Tunisie a besoin de son Maurice
Thorez, le leader stalinien du PCF qui « eut le courage d’arrêter les grèves »13.

3.3.3 – Enseignants et avocats

Les grèves enseignantes sont très fréquemment citées comme exemple de la


détermination du « peuple » dans le combat contre la dictature et comme un
facteur déterminant de sa chute. On l’a vu avec l’Humanité et avec M.-S. Omri.

Les enseignants font partie de la classe moyenne, même les instituteurs. C’est en
tout cas ce qui ressort des indications ci-dessous sur la hiérarchie des salaires.
Il apparaît que les enseignants du primaire et du secondaire font partie de la
classe moyenne inférieure, surtout si on tient compte de la durée annuelle du
travail. Un instituteur gagne 7200 DT par an (9600 si l’on tient compte qu’il ne
travaille que 30 heures par semaine), contre 3000 DT pour un ouvrier, en
supposant qu’il a des congés payés (et qu’il ne travaille que 40 heures par
semaine).

Le fait que les instituteurs gagnent trois fois plus qu’un ouvrier (après correction
pour la durée de travail) n’enlève rien à leur combativité. Les syndicalistes de
l’enseignement ont joué un rôle politique certain dans les luttes. On l’a vu à Ben
Gardane (§1). À Sidi Bouzid, ce sont des syndicalistes de l’enseignement qui ont
emmené Mohamed Bouazizi à l’hôpital après qu’il se soit immolé par le feu.
Mais ils agissaient là plutôt en tant que militants politiques (gauchistes souvent)
qu’en tant qu’organisation syndicale. Tout au long du mouvement, les
syndicalistes de l’enseignement primaire et secondaire ont utilisé les structures
pré-existantes de l’UGTT pour mener une lutte politique contre Ben Ali d’abord,
Ghannouchi et les autres gouvernements ensuite. Cela passait bien sûr aussi par
des grèves.

Il ne semble pas que les syndicats enseignants aient expressément appelé à la


grève durant les premiers jours de janvier 2011. Mais l’agitation qui régnait dans
le système scolaire a amené le gouvernement à ordonner la fermeture des écoles
et universités le 10 janvier. Au moment où elles vont rouvrir, le 24 janvier, les
instituteurs annoncent une « grève illimitée de 2 jours ». Elle est très suivie. Le
27, les enseignants du secondaire, en grève également, sont empêchés par la
police d’entrer sur la place de la Kasbah où, depuis plusieurs jours se développe
un « mouvement des places » pour obtenir le départ de Ghannouchi. La place a
notamment été le point d’arrivée de la Caravane de la Libération qui, partie du
centre de pays est venue à Tunis pour « faire tomber les derniers restes de la
dictature ». Procédant d’une initiative spontanée de quelques jeunes de Menzel-
Bouzaiane, la marche est vite rejointe par des militants syndicaux et
droitdelhommistes. Cet épisode est caractéristique d’un mouvement de la classe
moyenne : la place de la Kasbah se trouve devant le siège du gouvernement, en
plein centre de Tunis. Indépendamment de la Caravane, l’occupation de la place
a très vite donné lieu à toutes sortes de débats au terme desquels les jeunes
primo-occupants se sont faits déposséder de l’initiative et de la négociation par
des forces politiques plus « mûres », notamment les avocats et l’UGTT. Dès que
Ghannouchi a démissionné et a été remplacé par un autre cheval de retour
(Essebsi), ces forces ont vivement poussé les jeunes à rentrer chez eux et à les
laisser faire14.

Durant toute cette période, les syndicalistes enseignants semblent surtout


militer politiquement, contre la dictature d’abord, contre Ghannouchi ensuite.
On les a vus à Ben Gardanne, à Sidi Bouzid et ailleurs. Le départ d’un
mouvement collectif faisait vite apparaître des militants de l’UGTT-enseignants
venant se joindre aux protestataires. « L’encadrement syndical de la
protestation, tant à Sidi Bouzid que dans les environs, a été déterminant ». Il
s’agit de sections syndicales enseignantes « dominée par l’extrême gauche »15.
Après la mort de Mohamed Bouazizi, début janvier, des syndicalistes
enseignants créent un « comité des marginaux ». Dans les manifestations, ils
imposent « des slogans qui posaient la question de l’État, et pas seulement la
question sociale » (ibid).

Les avocats aussi sont entrés très vite dans le mouvement. Dès le 24 décembre,
un petit groupe d’avocats de Kasserine fait pression sur l’UGTT pour obtenir sa
solidarité avec Sidi Bouzid. En vain. Le 29, les avocats décident alors de
manifester dans le quartier pauvre de Ezzouhour, où les jeunes les rejoignent et
reviennent avec eux vers le centre-ville. Le 31 décembre le mouvement des
avocats s’étend au niveau national. Des manifestations ont lieu dans différentes
villes. À Tunis, la manifestation est sévèrement réprimée, ce qui provoque une
grève des avocats le 6 janvier, dans tout le pays. L’entrée dans la lutte des
avocats s’est faite avec l’approbation du bâtonnier national. Ce n’est pas rien.
Les avocats ont en effet subi un racket systématique de la part du clan Ben Ali.
Seuls ceux qui faisaient allégeance au RCD pouvaient travailler avec les
entreprises publiques ou celles de la famille Ben Ali. Les autres végétaient en
s’occupant d’affaires mineures. Il est plus que probable que le bâtonnier faisait
partie du premier groupe. Sa prise de position contre Ben Ali lui a d’ailleurs valu
toutes sortes d’honneurs et de postes ensuite.

En principe, les avocats ne font pas partie de la classe moyenne salariée. Nous
les avons cependant inclus dans notre analyse. D’une part, parce que beaucoup
d’entre eux ouvrent un cabinet d’avocat par défaut de trouver un emploi salarié
après des études de droit. D’autre part, il y a un problème plus général : une
partie de la population qui vit dans l’économie informelle n’est pas salariée. On
a vu que le secteur informel comportait trois classes, comme le secteur formel.
Entre ceux qui n’ont rien et qui touchent un peu de salaire de temps en temps et
ceux qui possèdent des moyens de production ou de circulation, il y a une
couche intermédiaire, qui cependant ne répond pas à notre définition de la CMS
(sursalaire, surconsommation). Les chômeurs diplômés qui deviennent des
avocats sans cause ou presque en font partie, de même que les contrebandiers
surendettés à qui le remboursement du prêt ne laisse que juste de quoi vivre. Si
ces fractions de la population obtenaient le droit au développement qu’elles
réclament avec force, elles rejoindraient en majorité la classe moyenne salariée.
En attendant – ou en attendant qu’elles soient prolétarisées – on peut en classer
la plus grande partie dans la même catégorie que la CMS en raison de ses
origines sociales (d’où aussi des solidarités familiales souvent vitales pour la
survie) et de son comportement politique.

3.4 – Interclassisme et droit au développement

Depuis la « révolution de jasmin », aucune formule politique de gouvernement


n’a été capable de répondre aux revendications de la classe moyenne et du
prolétariat. Les gouvernements d’union nationale ne sont pas parvenus à
réconcilier les patrons de l’ancienne élite avec l’élite du secteur informel. L’État
reste pour les premiers le vecteur majeur de leur enrichissement, tant par la
corruption pure et simple que par une politique économique et réglementaire
protégeant leurs oligopoles. Paradoxalement, cet état de chose entretient dans la
classe moyenne et dans le prolétariat l’idée qu’un changement du personnel
politique de l’État débloquerait le développement économique du pays, étant
sous-entendu qu’un autre gouvernement serait capable de mettre fin à la
corruption.

Le droit au développement est un slogan qu’on trouve fréquemment en Tunisie,


et aussi en Algérie, comme si l’investissement du capital relevait d’une décision
administrative que les autorités ne prennent pas parce qu’elles sont corrompues
et détournent les fonds prévus pour ça. Cette idée, portée surtout par les jeunes
diplômés, montre à quel point l’État apparaît régulièrement comme le «
remplaçant » du capital pour ceux qui ont un besoin criant d’emplois et pas de
capitalistes en face d’eux pour en fournir. Il est vrai que des masses importantes
d’argent se détournent de l’investissement productif. La spéculation,
l’exportation illicite de capitaux, la corruption sont des pratiques courantes.
Mais il ne faut pas confondre l’effet et la cause. Ce n’est pas la spéculation qui
freine l’investissement, c’est l’absence de débouchés rentables à l’investissement
qui pousse les capitaux vers la spéculation et la corruption.

On peut voir le droit au développement comme l’équivalent régional de ce qui se


manifeste à d’autres latitudes comme condamnation de la finance en faveur de
l’« économie réelle ». On sait que ce dernier thème a été porté par une vaste
production littéraire, mais aussi par des luttes (Occupy, etc.), bien qu’à un
niveau moins massif. De même que pour la vulgate anti-finance, le discours sur
le droit au développement connaît aussi des variantes livresques très raffinées et
même marxisantes. Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement
arabe de Gilbert Achcar (Actes Sud 2013) en constitue un bon exemple :

« Le développement des forces productives peut être bloqué, en effet, non par
des rapports de production constitutifs d’un mode de production générique
(comme le rapport capital/travail salarié pour le mode de production
capitaliste), mais par une modalité spécifique du mode de production générique.
En pareil cas, le dépassement du blocage ne requiert pas obligatoirement la
suppression du mode de production fondamental, mais il nécessite un
changement de modalité, ou de “mode de régulation”. […] nous sommes
confrontés, à l’échelle régionale qui nous concerne ici, non à une manifestation
de la contradiction entre système capitaliste et développement des forces
productives dans l’absolu, mais plutôt à un blocage spécifique lié à des
modalités particulières du capitalisme. […] dans le cadre du développement
inégal à l’échelle mondiale, la région arabe pâtit de taux de croissance
économique inférieurs à ceux des autres régions du monde en développement –
en dépit de sa richesse en facteurs de production (capital, travail et ressources
naturelles) – et surtout de taux d’emploi de la population considérablement plus
bas que partout ailleurs ». (op. cit., pp. 26 et 62)

Derrière tout ce verbiage, il y a toujours les mêmes fadaises selon lesquelles le


développement capitaliste au Proche et Moyen-Orient (et ailleurs) serait bloqué
par une mauvaise politique, découlant ici d’une certaine « configuration
distinctive de groupes sociaux dominants » (op. cit., p. 27). Doit-on alors
s’étonner de voir la suraccumulation de capitaux et la surpopulation relative par
rapport aux besoins de la valorisation présentées comme simple « richesse en
facteurs de production » ? Comme si l’existence de cette « richesse » potentielle
n’était pas elle-même le produit et l’autre face du (sous-)développement
antérieur…

Ainsi qu’on l’a vu, le capitalisme tunisien repose pour une bonne part sur des
rentes au sens où il a besoin de protections spéciales pour maintenir ses profits
à un niveau suffisant. Les complications administratives infinies que l’État a
mises en place pour protéger certains secteurs (voir § 3.1) constituent une
barrière à l’entrée des investissements, empêchant d’autres capitalistes de
participer à ces profits. C’est précisément ce que voudraient les capitalistes
formels et informels de l’intérieur du pays. Et c’est l’abolition de ces barrières
que la classe moyenne et le prolétariat demandent quand ils appellent à l’État de
droit, à la fin de la corruption et au droit au développement. Or la fin des
oligopoles mènerait-elle à un développement auto-centré de la Tunisie ? De
nouveau, il ne faut pas confondre la cause et l’effet. La clique des capitalistes
protégés a mis en place des barrières à l’entrée dans les secteurs qu’elle contrôle
parce que c’était la condition de rentabilité de ses investissements face à
l’éventualité d’une vraie la concurrence nationale et internationale. La
disparition de ces lois et règlements malthusiens ne favoriserait pas une
accumulation plus « équitable » et auto-centrée du capital. Elle ferait tomber
tous les profits à un niveau trop bas, ce qui n’entraînerait pas davantage
d’investissements, au contraire. Et l’érection de barrières douanières élevées
n’est pas réaliste quand le pays dépend entièrement des créditeurs étrangers
pour ses fins de mois.

Le droit au développement est un droit inventé par l’ONU en 1986. Peu importe
que le prolétariat et la classe moyenne ait eu connaissance de l’origine de la
formule. Ce qui compte c’est que la revendication de ce droit les unissait dans la
lutte. Il se peut même que le capitalistes émergents de l’intérieur et de la
frontière s’associaient à la revendication. L’UGTT est partie prenante de cette
alliance, même si cela ne va pas sans antagonismes entre la base et le sommet.
Le 28 décembre 2010, des syndicalistes manifestent à Tunis devant le siège de la
centrale pour montrer leur solidarité avec Sidi Bouzid. Il y eut un discours du
secrétaire général du syndicat des enseignants du secondaires.

« Les manifestants ont ensuite scandé des slogans appelant à l’encouragement


des investisseurs dans la région, à un véritable équilibre régional pour éradiquer
les inégalités, au partage équitable des richesses et à la création de postes
d’emploi pour les jeunes notamment les diplômés du supérieur ». (« Le Temps
», 28 décembre 2010).

À cette date, la centrale n’appuie pas l’initiative de cette manifestation. Le


secrétaire général de l’UGTT déclare que la centrale n’y est pour rien, ajoutant
que « ce qui a été brandi comme slogans ne concerne en rien la Centrale ». Elle
changera bientôt d’avis. En décembre 2017, à la veille de la révolte de tout le
pays, elle dit craindre une explosion sociale et insiste sur la nécessité de garantir
le droit au développement.

Le fait est que depuis 2011, la seule formule de « développement » trouvée par
les gouvernements successifs a été la fuite dans l’endettement, national et
international. Cela n’a pas empêché la baisse des salaires, l’augmentation de la
précarité, la dégradation des conditions de travail et de la protection sociale16.
C’est par l’endettement que l’État a pu payer les très nombreux salariés qu’il a
embauchés au fil des années pour tenter, en vain, de calmer l’agitation, qui n’a
pas cessé. Voir par exemple ce qui s’est fait après la « révolution » à la
Compagnie des Phosphates de Gafsa. L’emploi dans cette entreprise est passé de
8.000 à 30.000 salariés entre 2010 et 2014, malgré l’effondrement de la
production en 2011. Et cette hausse de l’emploi n’a pas fait cesser, dans les
années suivantes, les manifestations, barrages et sit-ins pour demander des
emplois dans le bassin minier.

Entre 2010 et 2017, le budget de l’État est passé de 18,6 à 34,5 milliards de DT,
et les salaires y ont une part disproportionnée. L’emploi dans la fonction
publique est passé de 445.000 à 690.000 entre 2011 et 2017. Comme il était
prévisible, l’endettement excessif a amené les institutions internationales à
réclamer un plan d’austérité de plus. Il a été formulé dans la loi de finances pour
2018, qui introduit des hausses de prix et de nouvelles taxes. C’est ce qui a
provoqué la révolte de janvier 2018. Il s’agit cette fois d’un soulèvement
généralisé à tout le pays. Il commence dans plusieurs villes de l’intérieur. Les
quartiers pauvres entrent vite dans la bataille : à Kasserine les cités Ennour et
Thala, à Tunis les cités Ettadhamen (où un supermarché est pillé), Intilaka
(pillage également), Ibn Khaldoun. Partout, ce sont des affrontement avec la
police, des pillages, des incendies. À Tebourba, où il semble que tout a
commencé le 8 janvier, les habitants organisent le 10 une marche pour le droit
au développement. De même à Melloulèche, où les habitants ont brûlé des
pneus et barré une route pour réclamer le développement. Dans plusieurs
endroits, on voit apparaître une nouvelle pratique : l’attaque des fourrières
municipales. À Sidi Bouzid, les émeutiers volent 4 motos. À Kasserine, ce sont
30 motos qui disparaissent. D’autres fourrières sont attaquées à Nefza, Kébili,
Tebourba, Jedeida. Il y a dans ces attaques une composante de vengeance, car
les fourrières sont la base d’un racket très organisé de la police. Des indics
circulent en ville et signalent les proies possibles aux policiers. Les amendes
sont à la tête du client, et il y a même des spécialistes qui font les intermédiaires
entre la victime et la police pour en négocier le montant. On signale aussi des
barrages de route, des occupations de logements nouvellement construits.
L’armée doit intervenir pour protéger des bâtiments publics et même des
supermarchés. Le gouvernement a répondu à la révolte en augmentant un peu
les aides aux familles nécessiteuses. Une goutte d’eau dans la mer de la misère.
Pour cette fois, le mouvement a fini par s’essouffler, mais il est clair que ce type
d’explosion est destiné à se reproduire, et que le gouvernement aura de moins
en moins de marges de manœuvre pour y répondre de façon autre que
répressive. Le problème n’est donc pas de savoir si « ça va péter » ou non en
Tunisie : c’est sûr, et de toute façon on peut dire que depuis 2011 ça ne s’est
jamais vraiment arrêté. Le problème est plutôt de savoir quand et à quelles
conditions une crise sociale en Tunisie pourrait échapper à l’isolement national
et donc à une répression sanglante, voire à un retournement en guerre civile
barbare. En tout cas, c’est probablement à la sortie d’un tel isolement national
que l’on verrait disparaître les velléités du droit au développement.

Conclusion

La « révolution de jasmin » n’a débouché sur aucune recomposition stable de la


société et de la classe capitaliste tunisiennes. C’est une boîte de Pandore qui
s’est ouverte, et qui n’est pas destinée à se refermer à brève échéance. À la
complexité « normale » d’une lutte interclassiste s’est ajoutée la lutte du
capitalisme provincial contre celui de Tunis et du Sahel. Dans ce maelström,
l’activité du prolétariat nous est apparue de plusieurs façons.

Premièrement, elle a joué un rôle probablement important dans les révoltes de


l’économie informelle contre la pression « fiscale » des rackets et de la
corruption. Partout dans le pays, et pas seulement à Ben Gardane et Kasserine,
la population s’est soulevée violemment contre les autorités de toutes sortes qui,
depuis des années, entravaient les trafics que pourtant elles toléraient. Pour les
petites mains de ces trafics, les chauffeurs, les guetteurs, etc., il y allait de leur
survie. Pour ces prolétaires de la contrebande, l’ennemi était clairement
personnifié par l’État dans ses différentes manifestations (police, douaniers,
gouverneurs, etc.). La révolte des prolétaires de la contrebande nous apparaît
sous un double jour. D’une part elle s’inscrit dans le cours quotidien de la lutte
de classe. Malgré toute la violence qu’ils ont parfois déployée, trafiquants et
contrebandiers visaient une régulation moins abusive de leur activité par l’État,
voire à terme l’obtention d’un meilleur emploi en application de leur « droit au
développement ». D’autre part les prolétaires du trafic n’attaquent pas « leurs »
capitalistes, ni le capital de ceux-ci. Ils en attaquent peut-être d’autres, quand ils
s’en prennent aux entreprises du clan Ben Ali, mais est-ce alors plus que la
haine du dictateur, ou le soutien d’une fraction de la classe capitaliste contre
une autre ? Sur cette base, leur lutte n’a aucun potentiel révolutionnaire, même
si elle a eu un impact décisif, en jonction avec les autres catégories sociales, dans
des épisodes comme la chute de Ben Ali et celle de Ghannouchi. Il existe
probablement des formes de lutte de classe dans le secteur informel. Elles ne
sont pas perceptibles pour le moment. Des affrontements massifs et explicites
dans le secteur informel ne seront possibles que dans un contexte où la lutte de
classes dans le secteur formel aura elle-même atteint un degré élevé de
radicalité. Mais dans des conditions actuelles, on voit mal les prolétaires de
l’informel attaquer des patrons qui les tiennent à la gorge de mille façons
(papiers, salaires impayés, liens familiaux, logement, menaces physiques, etc.).

Deuxièmement, il faut mentionner les « jeunes » émeutiers des quartiers


périphériques, aussi bien dans les villes de province qu’autour de Tunis. Certes,
on l’a dit, la population de ces émeutes était mêlée. Mais vue la sociologie de ces
quartiers, le prolétariat en constituait certainement une bonne partie, à côté des
semi-prolétaires et des membres de la classe moyenne inférieure. Il a
certainement joué un rôle important dans les affrontements avec la police et les
pillages (Ettadhamen, p. ex.)

Troisièmement, le prolétariat formel est intervenu dans le mouvement par les


multiples grèves qu’il a menées, surtout après la chute de Ben Ali. Une explosion
de revendications économiques est alors venue s’ajouter aux slogans politiques
des meneurs syndicaux. La vague de grèves a affecté le secteur public comme le
secteur privé. Il est certain qu’elle a fortement contrarié le patronat et la classe
moyenne. Les premiers appels à la reprise du travail qu’on a pu repérer datent
en effet du 18 janvier, soit quatre jours après la chute de Ben Ali.

Cela n’est pas pour dire que la classe moyenne s’est contentée de la chute du
dictateur. Au moins une partie d’entre elle ne s’en est pas satisfaite, et s’est
insurgée contre les gouvernements successifs, qui comportaient encore du
personnel provenant du clan de Ben Ali. De façon générale, la classe moyenne
est d’abord entrée dans la lutte par le secteur informel, au cours des premières
révoltes de Sidi Bouzid et des petites villes de la région. Mais elle a presque
aussitôt été rejointe par des membres de la classe moyenne formelle. On a vu
que des représentants syndicaux, des avocats, se sont tout de suite ralliés à la
protestation, à Sidi Bouzid, à Kasserine. Leur objectif est l’établissement d’un
État de droit. La chute du dictateur signifie pour eux des élections libres, un
gouvernement responsable, etc. Elle signifierait aussi et surtout la fin de la
corruption. Au fur et à mesure que le mouvement gagne vers la capitale, fin
décembre 2010-début janvier 2011, toute la classe moyenne se soulève
maintenant contre Ben Ali. Elle veut que cesse la ponction excessive de plus-
value dont bénéficie le pouvoir. Cette plus-value revient à ses membres, s’ils
veulent rester dans la classe moyenne. Et ils le veulent ! On le voit à leur
combativité, à leur masse immense dans les manifestations. Leur exigence
initiale que tous les représentants du régime Ben Ali quittent le gouvernement
après le 14 janvier, c’est pour eux l’assurance que la ponction sur leurs revenus
va s’arrêter. La suite montrera qu’ils se trompent lourdement. Pour une partie
au moins de la classe moyenne, l’État de droit serait aussi en charge de la mise
en œuvre du droit au développement, c’est-à-dire de la création d’emplois
indépendamment de leur rentabilité. Autre chimère.

Aussi longtemps qu’il s’est agi d’éliminer Ben Ali et ses rackets, les deux classes
ont lutté côte à côte dans d’innombrables sit-ins, manifestations et émeutes.
Certains commentateurs ont vu un mouvement dont le prolétariat était partie
prenante et en ont déduit que la révolution avait commencé. Ce genre de
commentaire identifie « les jeunes » et la violence à l’action révolutionnaire du
prolétariat. Nous avons essayé de montrer que ce n’est pas si simple. Non
seulement les jeunes révoltés ne sont pas nécessairement des prolétaires, mais
de plus la violence contre l’État n’est pas anti-capitaliste par essence. Et même
quand elle vient du prolétariat, la violence peut s’exercer dans un but réformiste
(le droit au développement par exemple).

Par ailleurs, la classe moyenne est tout à fait capable de s’engager dans une
résistance active et violente quand ses intérêts sont en jeu. Ces derniers peuvent
coïncider avec ceux du prolétariat (droit au développement, libertés
démocratiques, etc.). Mais la limite de la communauté de luttes est atteinte
quand, ayant obtenu satisfaction sur tout ou partie de ses revendications, la
classe moyenne appelle à la reprise du travail, à « être raisonnable », à relancer
l’économie. Visiblement, ce point de retournement n’a pas encore été atteint en
Tunisie, malgré les appels de la direction de l’UGTT à prendre patience, à
retarder les revendications17. De la même façon, la mise au pas de la classe
ouvrière tunisienne n’a jamais vraiment eu lieu. Tout cela est clairement apparu
au début de 2018.

Notre analyse a montré que, en 2011, la classe moyenne (salariée ou pas) et le


prolétariat ont lutté côte à côte pour renverser le régime de Ben Ali et ses
survivances dans les gouvernements suivants. Dans cette lutte commune pour la
fin de l’État policier et corrompu, pour l’instauration d’un État de droit, les deux
classes font valoir des revendications normales et légitimes. Toutes les deux
souffraient également de la dictature, de la corruption et du racket. Leurs luttes
ont engendré un maëlstrom de grèves, de manifestations, d’émeutes où il n’a
pas été facile de distinguer les actions propres de chaque classe. Mais il est clair
qu’aucune n’a fait preuve d’anti-capitalisme dans la pratique. Au contraire, la
lutte a été, globalement, pour l’emploi, pour les salaires, pour l’investissement.
Et s’il y a eu des initiatives plus radicales de la part du prolétariat (pillages,
attaques de bâtiments publics, incendies, etc.), elles sont restées dispersées et
n’ont jamais atteint un point de rupture d’avec l’interclassisme – condition
nécessaire, sinon suffisante, d’une avancée vers l’éclatement d’une insurrection
comportant un potentiel communiste.

B.A. – R.F.,

mars 2018
***

Annexe 1: Les chômeurs diplômés

La question des chômeurs diplômés est double. D’une part il faut essayer de
l’évaluer statistiquement. Ce n’est pas facile dans un pays comme la Tunisie, où
l’économie informelle est très importante. D’autre part, il faut se demander
pourquoi, en Tunisie et dans de très nombreux autres pays, développés ou non,
il y a un excédent de diplômés durable, structurel, par rapport aux besoins de la
société.

La plupart des commentateurs ont cru remarquer que le problème principal de


la Tunisie était la masse importante de diplômés incapables de trouver du
travail. Il est certain que la Tunisie produit proportionnellement plus
d’étudiants que d’autres pays du même niveau de développement capitaliste. On
va voir qu’il faut cependant relativiser.

Les statistiques du chômage en Tunisie sont peu fiables. La Banque Mondiale18,


essayant de tenir compte de l’importance de l’économie informelle, préfère
parler de NEETs plutôt que de chômeurs. Il s’agit des personnes Not in
Education, Employment or Training. La catégorie recouvre aussi bien les
chômeurs proprement dits que ceux qui sont sortis de la population active en
renonçant à chercher du travail, ou qui n’y sont jamais rentrés, du moins pour
ce qui concerne le marché formel. Il est vrai que, parmi ces derniers, il y a des
individus qui n’ont pas grande-chose à voir avec le chômage proprement dit
(indisponibles au travail pour cause de maladie, handicap, etc.). Quels que
soient les limites sociométriques de cette catégorie, la Banque Mondiale estime
que seuls 46% des hommes (15-29 ans) et 68% des femmes classés comme
NEETs sont enregistrés comme chômeurs. Ces NEETs se classent de la façon
suivante selon leur degré d’études.

Les chiffres ci-dessus montrent que les diplômés du supérieur représentent


environ 20% des jeunes hommes et 30% des jeunes femmes urbains qui ne sont
ni dans l’emploi, ni dans le système éducatif ni en formation professionnelle.
C’est beaucoup pour des diplômés du supérieur, mais c’est peu par rapport à la
masse totale des NEETs. C’est justement parce qu’ils sont diplômés que leurs
attentes et leur frustration sont élevées. C’est aussi parce qu’ils sont diplômés, et
donc en règle générale membres de la classe moyenne, qu’on les entend plus
que les autres.

On doit ensuite se demander pourquoi il y a tant d’étudiants, alors qu’il est


évident qu’il n’y pas les emplois correspondant en face. On constate en effet que,
au niveau du supérieur, le chômage a littéralement explosé. Le taux de chômage
des jeunes ayant un diplôme du supérieur est passé de 10,4% en 2001 à 21,6%
en 2008. Selon les chiffres officiels et encore plus partiels de l’INS (l’INSEE
tunisienne), les chômeurs diplômés étaient 31.400 en 2000 ; le chiffre passe à
128.100 en 2008 (sur 522.300 chômeurs officiels). Pourquoi cette explosion ?
Le nombre d’étudiants ayant obtenu un diplôme entre 2003 et 2008 a plus que

On constate donc que les universités se sont ouvertes pour beaucoup (trop) de
jeunes, alors que l’évolution de l’emploi ne le justifiait pas. Ce phénomène est le
résultat d’une double tendance.

D’un côté, les classes moyennes (ancienne et moderne) insistent pour envoyer
leurs enfants à l’université. Le phénomène n’est pas propre à la Tunisie. La CMS
mondiale fait de grands efforts pour envoyer ses enfants à l’université, même
dans des filières peu prometteuses d’emplois et de rémunérations. Cela semble
paradoxal quand on connait le coût des études et qu’on voit tant de diplômés
chômeurs, surtout en Tunisie. C’est que, pour les jeunes de la CMS, les études
restent une condition nécessaire, sinon suffisante, pour obtenir un emploi
salarié dans l’encadrement capitaliste. Cette condition est contraignante au
point de pousser les familles à s’endetter, partout dans le monde. Même en
Tunisie, où la pratique est peu répandue, le total des crédits pour études a été
multiplié par plus de 4 entre 2003 et 2010 (à 0,8 MDT). Si, partout dans le
monde, la population estudiantine a explosé, c’est que la classe moyenne
salariée est en train de remplacer la classe moyenne « patrimoniale »
(commerçants, artisans, paysans). Les professions libérales, à la fois «
patrimoniales » et diplômées, survivent au milieu des deux dans la mesure où la
salarisation investit aussi ces professions sans les faire disparaître.
De l’autre côté, il dépend des gouvernements d’agrandir ou pas les universités,
de les rendre plus ou moins sélectives. Il semble que dans la plupart des pays, ils
ont laissé la démographie étudiante croitre au-delà des besoins. Il s’agit sans
doute de masquer le chômage des jeunes, ne serait-ce que pour un temps, et
tout particulièrement celui des jeunes de la classe moyenne. Car celle-ci
constitue l’assise sociale de la plupart des gouvernements, qu’ils soient
démocratiques ou non. Dans certains pays, cette bienveillance envers la CM se
prolongeait d’un emploi garanti dans la fonction publique (en Egypte par
exemple). C’est devenu impossible aujourd’hui, mais c’est encore ce que
demandent les partisans du droit au développement et à l’emploi (à Gafsa par
exemple). Autrement dit, l’excédent de diplômés par rapport aux besoins de
l’économie est d’origine politique. La CM (salariée ou non) produit plus de
jeunes que ce dont l’encadrement capitaliste a besoin, et les gouvernements ne
limitent pas strictement les inscriptions à l’entrée des universités aux besoins du
marché parce que ce serait politiquement trop risqué pour eux, du moins pour
le moment, de renvoyer les non-sélectionnés dans le chômage immédiat, la
paupérisation, voire la prolétarisation. Ils repoussent tant qu’il peuvent le
moment où il faudra introduire ou réintroduire une sélection sévère à l’entrée
des universités. Pour les non-sélectionnés – filles et fils des classes moyennes
dans leur grande majorité – le message ne serait que trop explicite: vous n’aurez
pas les emplois et le train de vie de vos parents.

Cette impossibilité politique, la Tunisie de Ben Ali et de ses successeurs en fait


l’expérience constante, avec de continuelles manifestations, sit-in, émeutes pour
le droit à l’emploi. On le constate aussi en regardant de plus près les profils des
chômeurs diplômés tunisiens. En effet, les plus touchés par le chômage sont les
maîtrisards (pour la plupart aspirant à un poste d’enseignant), les diplômés en
droit et les techniciens supérieurs, tandis que les informaticiens et les médecins
sont les moins touchés. Il faut encore préciser que les diplômés de maîtrise et
des cycles courts sont dix fois plus nombreux que les informaticiens et les
médecins. Quelle qu’elle soit la filière, les femmes sont de 10 points plus
touchées par le chômage que les hommes, alors qu’elles représentent 60% des
diplômés.

En ce qui concerne les maîtrisards, on observera que le besoin réel


d’enseignants a décliné au cours des années 2000, tandis que le nombre de
postes a augmenté artificiellement, probablement pour alimenter un
clientélisme politique. Entre 2004 et 2009, le nombre d’élèves du premier cycle
de l’enseignement public est passé de 1.171.019 à 1.006.488, celui du deuxième
cycle de 576.088 à 530.660, celui du secondaire de 508.790 à 475.483 ; tandis
que le nombre d’enseignants du deuxième cycle du primaire et du secondaire a
augmenté d’au moins 5.000 effectifs chacun. La création de postes dans le
secteur de l’enseignement a donc été disproportionnée, mais ce n’était toujours
pas assez pour absorber tous les jeunes qui s’étaient formés pour ce métier.

En ce qui concerne les techniciens supérieurs, les besoins de main-d’ouvre


d’encadrement des capitaux nationaux et internationaux situés sur le sol
tunisien sont très restreints, probablement à cause de la petite taille des
entreprises et d’une composition technique du capital généralement basse. En
1998, le plus fort pourcentage de main-d’oeuvre diplômée se concentrait dans le
secteur textile (20%) ; il s’élevait à seulement 12% dans la chimie, à 10% dans la
production de composantes mécaniques et électriques et à 4% dans
l’agroalimentaire. À l’exception de la chimie, la présence des femmes – pourtant
plus diplômées que les hommes – dans le personnel d’encadrement des
entreprises est minime, ce qui n’est ni une nouveauté ni une spécificité
tunisienne, mais montre à quel point le système éducatif et la structure de
l’emploi ont divergé au cours des années 2000. Ceci peut aussi expliquer
l’engagement féminin massif dans le mouvement qui a renversé Ben Ali.

Au fond, s’en prenant à Ben Ali et sa clique et en revendiquant du travail, les


chômeurs et chômeuses diplômés de Tunisie exigeaient que l’économie de leur
pays s’adapte aux diplômes que l’État leur a délivrés, et ils espéraient qu’un
changement politique impulserait une telle transformation. Comme on pouvait
s’y attendre, rien de tel ne s’est produit après la chute de Ben Ali. Il est vrai que
depuis 2011 l’État a massivement embauché. Mais c’est bien la seule création
significative de postes qui a eu lieu en Tunisie. Paradoxalement ces créations
démesurées d’emplois dans le secteur public n’ont fait qu’encourager les jeunes
qui en ont les moyens à poursuivre des études longues. Le nombre d’étudiants a
encore augmenté et le pourcentage de filles parmi les jeunes diplômés est passé
à 66,5% en 2017 – en dépit des faibles perspectives d’emploi pour les diplômés
d’un grand nombre de filières, et notamment pour les filles.

On retiendra surtout de cette analyse que le problème de chômeurs diplômés est


surévalué dans les commentaires. En effet, les diplômés appartiennent en
grande majorité à la classe moyenne, et à ce titre sont plus visibles et plus
vocaux que les chômeurs du prolétariat. À ce titre, il est vrai qu’ils représentent
un problème véritable et important pour les gouvernants… aussi longtemps que
le prolétariat ne se fait pas plus menaçant.

Annexe 2 : L’émigration tunisienne avant et après la « révolution de jasmin »

1 – Combien ont émigré ?

Avant d’aborder les aspects qualitatifs de l’émigration tunisienne, remarquons


que la « révolution » a été un tournant du point de vue quantitatif :

« À la fin de l’année 2010, à la veille des révolutions arabes, la scène


migratoire sur la rive maghrébine de la Méditerranée donnait l’impression que
les États de la région, ceux du nord comme ceux du sud, parvenaient à
maîtriser les flux de la migration irrégulière, en provenance du Maghreb et
de l’Afrique subsaharienne en direction de l’Europe. En effet, le nombre des
débarquements sur les rives méridionales de l’Europe, et en particulier sur les
îles italiennes de Sicile et de Lampedusa, n’ont cessé de diminuer, passant de
39.800 migrants en 2008, à 11.000 en 2009 pour descendre à 4.500 en 2010.

« Ce résultat a été obtenu grâce au rapprochement et à une sorte d’alliance


en matière de politiques migratoires, entre, d’un côté, les pays de départ ou de
transit du Sud, à savoir la Tunisie, la Libye et le Maroc et, de l’autre, les pays
membres de l’Unions européenne, au premier rang desquels l’Italie, la France et
l’Espagne ». (Hassan Boubakri, Les migrations en Tunisie après la révolution, «
Confluences Méditerranée », n. 87, 2013/4, p. 33)

La baisse de l’émigration au cours des dernières années du régime Ben Ali


s’explique par la fonction qui lui a été conférée par les pays de destination de
l’émigration tunisienne. En gros, ces États – principalement la France et l’Italie
– ont sous-traité à l’État ben-aliste la tâche d’endiguer les flux migratoires en
provenance de la Tunisie dans le cadre d’accords bilatéraux. Le même type de
politique a été négocié avec la Libye de Khadafi. À croire que la contre-partie
économique et politique était intéressante. Pour ce qui est des rapports franco-
tunisiens, il s’agit notamment des accords du 13 décembre 2003 (renforcement
du contrôle des frontières), du 28 avril 2008 (concertation dans la gestion des
migrations) et du 28 janvier 2009 (facilitation de l’expulsion des Tunisiens sans
titre de séjour). Poussé par ce type d’accords, le régime de Ben Ali a lui-même
introduit une loi anti-émigration, particulièrement répressive, le 3 février
2004.

La chute des dictateurs aussi bien en Tunisie qu’en Libye a eu comme résultat
de faire craquer le contrôle des frontières. L’émigration, principalement illégale,
a explosé. Le 14 janvier 2011 symbolise l’occasion tant attendue pour « des
milliers de jeunes migrants tunisiens qui guettaient depuis des années la
moindre opportunité pour changer de rive ». (H. Boubakri, Migrations
internationales et révolution en Tunisie, Migration Policy Center – rapport de
recherche 2013/01). D’après le rapport de Frontex du premier trimestre 2011,
20.258 tunisiens ont débarqué à Lampedusa entre le 1er janvier et 31 mars 2011.
Une certaine « normalisation » survient avec le gouvernement Essebsi (février-
décembre 2011), qui rassure la France sur la continuité de l’accord de 2008 et
qui signe un nouvel accord bilatéral avec l’Italie (5 avril 2011). Selon cet accord,
Essebsi obtient la régularisation des 22.000 tunisiens déjà partis. En échange, il
doit accepter le rapatriement des émigrés irréguliers débarqués après le 6 avril.
D’après Frontex, les chiffres d’émigration ont baissé au cours des trois derniers
trimestres de 2011. Mais d’après les chiffres ci-dessus, les gouvernements qui
ont succédé à Essebsi ne sont pas arrivés à empêcher l’émigration. Le solde
migratoire net s’est stabilisé autour d’environ -19.000 par an.

Cet indicateur inclut les immigrés – d’Afrique subsaharienne, de Libye, etc. –


qui s’établissent en Tunisie de façon plus ou moins stable chaque année. Par
contre, on ne sait pas s’il tient compte de ceux qui partent de Tunisie en passant
par la Libye. Quoi qu’il en soit, les gouvernements successifs ont fait la double
preuve de leur incapacité à lutter contre le chômage et à empêcher l’émigration
clandestine. Il reste que si l’émigration tunisienne a explosé après la chute de
Ben Ali, les chiffres absolus restent modestes en comparaison des millions de
migrants qui se pressent aux frontières des pays occidentaux.
2 – Qui a émigré ?

Au cours des années 2000-2005, le profil-type de l’émigré tunisien semble à


première vue plutôt traditionnel (type OS marocain ou algérien des années
1960) :

« […] la grande majorité des personnes ayant quitté le territoire est constituée
par des hommes (84,5%). La majorité des migrants est âgée de 15 à 29 ans
(55,4%), et plus du tiers ont entre 30 et 44 ans (36,1 %). Ainsi, plus de 90 % des
émigrés ont un âge compris entre 15 et 44 ans.

« Les destinations principales sont les destinations classiques de l’émigration


tunisienne : la France avec 32 000 personnes soit une moyenne annuelle de
6.400, représentant 42,4% du total; l’Italie avec 17 000 personnes, soit une
moyenne de 3.400 par an, représentant 22,5% du total; suivent l’Allemagne et
les USA avec, respectivement, 5 000 et 2 000 personnes pour l’ensemble de la
période (INS. 2008).

« Le motif principal déclaré de l’émigration est le travail pour près de 71% de


l’ensemble. Il est sensiblement plus important pour les hommes (environ 80%
du total) que pour les femmes où seulement 27% sont concernées par ce motif.
» (H. Boubakri, Tunisie…, op. cit., p. 44).

Mais le même auteur souligne que « ces profils professionnels diffèrent


cependant d’un pays d’immigration à l’autre. Les émigrés tunisiens en Italie,
dont l’émigration est récente, sont en majorité des ouvriers, le plus souvent
sans qualification. Par contre, on constate l’amélioration de la situation
professionnelle des émigrés en France, en Allemagne, où environ le tiers des
migrants occupent un emploi qualifié. Les émigrés cadres tiennent une place
importante en France (14,8 %) et dans certains pays européens (15,8 %) ». (H.
Boubakri, La Tunisie et ses migrations, « Accueillir », n. 249-250, mars-juin,
2009, p. 45). En effet, avant les années 1980, le niveau d’instruction de 85% des
émigrés tunisiens n’allait pas plus loin que le primaire. Au début des années
2000, 55% d’entre eux sont du niveau du secondaire ou du supérieur et 15% ont
un diplôme universitaire.

Il apparaît donc que bien avant la chute de Ben Ali le profil-type de l’émigré
tunisien a connu d’importants changements, notamment en ce qui concerne le
niveau d’instruction et de revenu. Mais il y aussi des constantes. Par exemple
l’émigration féminine, bien que croissante, est resté nettement minoritaire.
Quoi qu’il en soit, il faut rappeler qu’à cette époque les départs étaient beaucoup
moins nombreux, s’élevant à quelques milliers seulement ; l’émigration légale
(2000-3000 départs par an) en constituait une bonne partie.

Mais qui sont ces jeunes ? Est-il possible de qualifier de manière plus précise
leur position de classe ? Sur ce point nous n’avons que peu de donnés, et surtout
géographiques.

L’un des principaux points de départ vers l’Europe après le 14 janvier est la ville
de Zarzis, dans le sud-est de pays, pas loin de frontière avec la Libye, véritable «
plaque tournante » dans le trafic de migrants. Le tableau ci-dessous montre
l’origine géographique des émigrés irréguliers partis de Zarzis dans la période
où les départs ont été les plus massifs.

Les chiffres montrent que ce sont les régions du Sud et de l’intérieur du pays qui
ont fourni les principaux contingents de migrants. Ces derniers n’ont pas
attendu longtemps pour partir. Rien que dans la deuxième quinzaine de janvier,
6.300 départs depuis Zarzis et sa région ont été enregistrés. Les candidats à
l’émigration marquaient ainsi qu’ils ne croyaient pas que leur situation allait
s’arranger rapidement après la « révolution de jasmin ». Remarquant le
caractère « massif, instantané et généralisé des départs », H. Boubakri rappelle
« l’existence d’une réserve importante de candidats à l’émigration, composée
notamment de diplômés du supérieur ne trouvant pas la possibilité d’utiliser
leurs compétences sur le marché du travail tunisien. […] Si la moyenne du
chômage dans cette catégorie des jeunes était de 23% en 2010, il existait de
grandes différences entre les régions. Les gouvernorats de l’intérieur étaient les
plus affectés : 46,5% à Gafsa, 40% à Sidi Bouzid et 38,5% à Kasserine et
Tataouine ». (op. cit., p. 7). Mais il ajoute : « Le chômage et la précarité de
l’emploi s’étendent également aux autres groupes de jeunes faiblement ou pas
du tout formés, ayant quitté le système scolaire à l’âge minimum légal (16
ans) ». (ibid.).

On peut en conclure que le profil-type de l’émigré tunisien n’a pas


fondamentalement changé depuis la chute du régime : il s’agit d’une émigration
principalement masculine, motivée par la recherche d’un emploi, et qui
comprend à la fois des jeunes pas ou peu qualifiés et des diplômés du supérieur.
Le 14 janvier 2011 a signifié surtout une brèche quantitative. La provenance
géographique (principalement le sud et l’intérieur du pays) souligne
l’accentuation des disparités régionales dans le pays. À peu de choses près, il
s’agit du même clivage socio-économique que celui que nous avons rencontré
dans notre analyse du mouvement, entre Tunis et la côte septentrionale du pays
d’une part et le reste du pays de l’autre.
Episode 8 – Printemps Égyptien 2011-2013 : de Tahrir à Rabiya (aller simple)

En raison de la longueur du texte consacré au Printemps Égyptien, nous le


divisons en deux épisodes. Le premier suit le plan suivant :

1 – Éléments sur le capitalisme égyptien

– Divisions et subdivisions du capitalisme égyptien à la veille du Printemps

– Les privatisations

– L’armée comme opérateur économique

– Modalités de transmission de la crise mondiale en Égypte

2 – La chute de Moubarak (janvier/février 2011)

– Tahrir… et ailleurs

– Début des grèves, poursuite des manifestations

3 – De la chute de Moubarak à l’« été de sang » de 2013

– La transition vers un nouveau gouvernement

– Les Frères Musulmans au gouvernement

– Technique d’un coup d’État

Nous en venons au Printemps Égyptien, qui est sans doute le plus important de
ceux que nous avons avons à traiter dans cette partie empirique sur les luttes de
la classe moyenne, avec ou sans le prolétariat, au cours de la dernière décennie.
Il serait impossible de traiter le sujet de façon exhaustive sans lui consacrer un
livre entier. Nous nous sommes concentrés, dans le récit aussi bien que dans
l’analyse, sur les phases et les aspects qui sont les plus fondamentaux du point
de vue du thème qui nous occupe dans ce feuilleton. Nous verrons que le cas de
l’Égypte présente quelques analogies avec celui de la Tunisie, dont la première
est d’être un exemple d’interclassisme franc, manifeste. Mais il y a aussi des
différences : l’histoire économique et sociale du pays, sa taille, la composition du
prolétariat et des classes moyennes, les clivages internes à la classe capitaliste,
etc. L’issue des luttes n’a pas été la même non plus. Surtout, le cas de l’Égypte
fournit des indications utiles sur ce que nous appelons la rupture de
l’interclassisme, lorsque la classe moyenne salariée en lutte se désengagera de
son association avec le prolétariat pour se ranger derrière les militaires. Voyons
ça de plus près.

1 – Éléments sur le capitalisme égyptien

1.1 – Divisions et subdivisions du capitalisme égyptien à la veille du Printemps


Comme cela est normal, la crise sociale qui éclate au début de 2011 est l’occasion
d’une tentative de réajustement des rapports de pouvoir et de rivalité entre
fractions capitalistes. La connaissance de ces dernières permet de mieux
comprendre le déroulement des événements au cours des années 2011-2013.
Nous examinerons au §4 (dans la deuxième partie) l’action des autres classes de
la société égyptienne. Au moment de la chute de Moubarak, on peut considérer
que la classe capitaliste égyptienne est fractionnée de la façon suivante :

D’une part il existe une division entre secteur public et secteur privé. Ce dernier
représente 62% du PIB et emploie 70% de la population active (secteurs formel
et informel confondus) mais, dans ce total des emplois, 45% sont dans de très
petites entreprises (1 à 4 salariés). En même temps, quelques groupes
importants se sont formés, entre autre grâce aux privatisations, et ont souvent
acquis des situations oligo- ou monopolistiques dans divers secteurs comme
l’acier, les importations automobile, les produits laitiers, etc. Ces groupes,
souvent contrôlés par des familles puissantes, forment un milieu très influent
autour du gouvernement Moubarak. Dans ce secteur privé formé de capitalistes
importants, il y a un sous-groupe « ultra-libéral » mené par Gamal Moubarak,
fils cadet de Hosni, promis à la succession et cherchant à accélérer fortement les
privatisations et le virage libre-échangiste de l’économie. Cette tendance ne va
pas sans contrarier l’armée, qui est elle-même un opérateur économique massif.
Les intérêts économiques de l’armée pèsent entre 10 et 25% du PIB, selon les
estimations. L’armée vend des produits de nutrition infantile, fabrique du
ciment, des compteurs d’eau, et est présente dans l’agriculture, l’aquaculture, le
BTP, la distribution de matériel médical, le tourisme, l’automobile, etc. C’est elle
qui gère les cartes électroniques qui servent à la distribution de produits
subventionnés. Cet inventaire est sûrement partiel. Il est difficile d’avoir des
détails parce que la loi autorise l’armée à ne pas divulguer les données
économiques qui la concernent.

On trouve aussi dans le secteur privé des entreprises appartenant à des


membres de la confrérie des Frères Musulmans. Ceux-ci ne sont que tolérés par
le gouvernement Moubarak. C’est la raison pour laquelle le développement de
ces entreprises est souvent limité par la crainte ou l’expérience de la répression.
L’important responsable frériste (et homme d’affaire millionnaire) Khairat al-
Shater – emprisonné de 1992 à 1993, de 1995 à 2000, de 2001 à 2002, de 2007
à 2011 – peut en témoigner. Beaucoup d’entreprises des Frères Musulmans sont
donc cantonnées dans le secteur informel ou évoluent dans des secteurs qui ne
demandent pas de trop grandes immobilisations de capital, comme le commerce
de détail ou l’import-export.

Le secteur public, héritage du nassérisme, est encore important malgré la


libéralisation progressive de l’économie depuis le début de l’infitah (ouverture)
dans les années ’70. En 2004, c’est-à-dire avant la relance des privatisations par
le gouvernement, il compte 176 grandes entreprises dans divers secteurs
employant 401.000 salariés, avec une masse salariale annuelle de 4,5 milliards
de livres égyptiennes (730 millions USD). On peut citer en particulier les Filages
et Tissages de Mahalla, la Société du Canal de Suez, les quatre principales
banques.

1.2 – Les privatisations


Le premier programme de privatisations remonte à 1991, avec la loi dite « 203
». Il est élaboré dans le cadre d’un plan d’ajustement structurel que l’Égypte
souscrit avec le Fonds Monétaire International en échange de prêts, et vise à
séparer un certain nombre d’entreprises publiques de l’État en confiant leur
contrôle à des holdings censées les gérer de manière plus rentable. En 1992, un
première liste de cibles est publié : 20 entreprises à privatiser en un an, 25 en
1993 et une cinquantaine pendant les deux années suivantes. Le projet initial
prévoit d’achever ce programme de privatisations en 2002. Mais les choses iront
bien plus lentement. En 2002, le Ministère des Entreprises Publiques contrôle
encore environ 180 entreprises. Sur les 314 entreprises à privatiser, il a alors
accompli 132 privatisations totales et environ 60 privatisations partielles. Ces
ventes lui ont rapporté 14,2 milliards de livres égyptiennes – ce qui n’est pas
beaucoup et indique que, comme dans le cas de la Tunisie (et dans beaucoup
d’autres), ces privatisations se font « à la russe ».

L’année 2004, avec la nomination d’Ahmad Nazif comme premier ministre, va


connaître une accélération considérable du mouvement. La moyenne passe de
15 à 25 entreprises privatisées chaque année. Selon un document de l’OCDE-
MENA Investement Programme1, le revenu total provenant des ventes des
entreprises publiques effectuées entre 2004 et 2006 s’élève à 947 millions de
dollars (plus que le double par rapport à la période 2000-2004). Mais ce n’est
pas le même type d’entreprises qui est ciblé. Le premier dégraissage qui s’opère
entre 1991 et 2004 concerne les entreprises publiques les plus fragiles, déjà en
faillite ou aux bilans lourdement déficitaires. Il se solde dans la plupart des cas
par des privatisations totales, et des réductions de personnel allant jusqu’à 75%.
Les effectifs employés par ces entreprises passent de 7% à 2,5% de la population
active. La deuxième vague, commencée en 2004, se concentre d’abord sur le
secteur bancaire, lui aussi nettement retardataire car sa privatisation était prévu
en 1998. En 2006, 60% du secteur bancaire est encore aux mains de l’État,
réparti de manière inégale selon les sociétés, mais les participations majoritaires
restent nombreuses. Remarquons qu’à cette date, 10% seulement de la
population a un compte en banque. Ce chiffre est sans doute peu représentatif
des capacités d’épargne qui existent dans la société, mais il indique à quel point
la collecte de l’épargne par les banques reste limitée.

Il ressort de ce tableau qu’un grand nombre d’entreprises a été privatisé à partir


de 1991. On verra qu’après 2011, leur re-nationalisation sera souvent demandée
par les salariés. L’impact de ces privatisations varie selon qu’elles sont totales ou
partielles. L’accélération des privatisations depuis 2004 ne doit pas faire trop
illusion: elles sont souvent partielles. Cela limite les pertes d’emploi. D’après un
collaborateur de la Banque Mondiale, « les performances des sociétés
partiellement privatisées n’ont pas montré d’amélioration. Cela s’explique
notamment par le fait que les privatisations partielles ne forcent pas à changer
le management »2. Toutefois, il faut rappeler que les privatisations ne sont
qu’un aspect de l’ouverture de l’Égypte au cycle mondial du capital. En 2002, le
gouvernement avait déjà promu la création de zones économiques spéciales. En
2003, il a unifié les divers dispositifs contractuels du travail temporaire en un
seul CDD renouvelable indéfiniment dans le secteur privé. Et en 2004, il a signé
un accord commercial avec les États-Unis et Israël impliquant la création des
Qualifying Industrial Zones, un sous-groupe de zones économiques spéciales
dont les produits entrent hors taxe sur le marché américain à condition qu’elles
incluent Israël dans la chaîne de valeur.

1.3 – L’armée comme opérateur économique

La conversion de l’armée égyptienne en véritable fraction capitaliste remonte à


l’époque de Sadate. L’infitah imposait à l’armée une marginalisation comme
acteur immédiatement politique. Les militaires ont accepté, en échange d’une
plus grande liberté comme acteur économique et de la promesse que ses
entreprises resteraient à l’abri de l’ouverture. Le plus ancien groupe
d’entreprises contrôlé par l’armée, ce sont les usines d’armements, technologies
et infrastructures militaires qui relèvent du Ministère de la production militaire.
L’armée contrôle aussi l’Organisation Arabe pour l’Industrialisation. À l’origine,
c’était un joint-venture entre différents États arabes. Depuis les années 90,
l’Égypte reste seule. L’AOI contrôle au moins 12 usines produisant
principalement des armements.

Mais le rôle économique de l’armée est loin de se limiter à cela. En effet, la


surcapacité productive, dans une production d’armements par ailleurs plutôt
archaïque, l’a poussé à diversifier ses investissements. Elle s’est donc tournée,
selon différentes modalités (participations, joint-ventures, partenariats public-
privé, etc.), vers toutes sortes de branches et de secteurs – de l’agroalimentaire
au tourisme, en passant par les énergies renouvelables. Contrairement à la
production d’armements, totalement contrôlée par l’armée et peu tournée vers
l’exportation, cette diffusion tentaculaire de l’investissement en tenue kaki est
en grande partie intégrée au cycle mondial du capital: elle va de pair avec les
investissements directs de grands groupes occidentaux, asiatiques et du Golfe
dans l’économie égyptienne, et souvent leur ouvre la voie. Selon Marshall et
Stacher3, l’armée aurait par exemple accompagné le groupe koweïtien Kharafi &
Sons dans de nombreux joint-ventures, dont celles de l’Arab Company for
Computer Manufacturing (composants électroniques pour ordinateurs),
Maxalto (smart cards) et International Pipe Industry Company (pétrole et gaz).
De même pour les danois de Moeller-Maersk et les hongkongais de Cosco
Pacific et Hutchinson Port Holdings, dans le cadre de partenariats public-privé
par lesquels de nombreuses activités portuaires ont été privatisées et
externalisées. Au niveau de la production d’énergie, l’armée détient – entre
autres – une partie de Tharwa Petroleum, seule entreprise publique du secteur à
se charger d’activités d’exploration et de R&D. Tharwa est elle-même engagée
dans plusieurs joint-ventures comme Theka Petroleum (Tharwa + ENI), Sino
Tharwa (Sinopec + Tharwa) et Tharwa Breda Petroleum.

Les participations de l’armée égyptienne dans ces joint-ventures sont souvent


minoritaires, voire très minoritaires (entre 5% et 10%), mais elles lui assurent
des profits élevés et quelques postes-clé pour ses hommes. En tant que
partenaire commercial, l’armée égyptienne n’offre pas seulement son savoir-
faire et toutes les facilités administratives et matérielles qui découlent de sa
position dans l’État (obtention de permis et concessions, accès aux services et
infrastructures, etc.). Elle met aussi sur la table sa puissance militaire afin de
sécuriser les investissements – un atout dont elle a le monopole.
On peut conclure de ce qui précède que l’armée égyptienne n’est pas opposé à la
libéralisation de l’économie égyptienne en tant que telle. Ce n’est pas par
protectionnisme ou nationalisme économique qu’elle se méfie des
moubarakistes « néo-libéraux » rangés derrière Gamal Moubarak. Au contraire,
les privatisations promues par ce dernier lui ont rapporté. De même, elle n’est
pas hostile aux Frères Musulmans parce qu’elle serait une institution laïque
(certains généraux sont connus pour être des hommes très pieux). Les
moubarakistes « néo-libéraux », l’armée et (toute proportion gardée) les Frères
Musulmans sont trois fractions et trois options capitalistes s’affrontant sur le
façonnage concret de la libéralisation (quelles priorités, quels partenaires
commerciaux, quels partenaires géopolitiques, etc.) et sur la répartition de ses
fruits. Mais la maison n’est pas assez grande pour tout le monde, et la crise de
2008 va rendre la coexistence difficile.

1.4 – Modalité de transmission de la crise mondiale en Égypte

Il faut essayer de définir les circuits par lesquels la crise de 2007-2008 s’est
transmise à l’Égypte, et mesurer l’impact que l’une a eu sur l’autre. Un premier
indicateur peut être l’évolution des investissements directs à l’étranger (IDE).
Dans le paragraphe précédent nous avons vu que d’importants groupes
transnationaux opèrent en Égypte. Dans le graphique ci-dessous on observe
d’abord une croissance très forte des IDE à partir de 2004. En effet, c’est à
partir de cette année que l’économie égyptienne connaît une relance des
privatisations. Nous verrons que les luttes ouvrières dans le pays vont suivre un
crescendo similaire jusqu’au soulèvement de février 2011. On observe en outre
que, en correspondance avec l’éclatement de la crise dans les pays centraux,
l’Égypte parvient à son pic en tant que destination d’IDE. Les IDE déclinent
ensuite jusqu’au premier semestre 2013, pour se stabiliser (en tendance) au
niveau de 2006.

Graphique 1: IDE en Égypte, 2002-2017 (en millions de $)

Une telle évolution indique que, à partir de la crise de 2008, l’Égypte a attiré
moins d’IDE, soit à cause de la crainte des investisseurs, soit parce que ceux-ci
se sont tournés vers d’autres destinations. Cela incitait le gouvernement à lancer
une nouvelle vague de privatisations afin d’accroître l’attractivité de l’Égypte.

Le deuxième indicateur qui peut nous éclairer est l’évolution du secteur des
hydrocarbures. Celui-ci n’est pas sans rapport avec les IDE, puisqu’il attire en
moyenne 40% du total. L’Égypte a en effet des réserves pétrolières et gazières
non négligeables. L’industrie gazière se portait très bien avant la crise de 2008.
La production avait doublé entre 2004 et 2008 (de 400 à 800 milliards de m³).
Mais la crise va interrompre cette évolution. L’Égypte devient un importateur
net de pétrole en 2008, et de gaz en 20124. Ses coûts de production sont trop
élevés et, en condition de surcapacité au niveau mondial, l’Égypte est durement
frappée. Il est vrai que la production de pétrole stagnait déjà avant 2008.
Depuis cette date, le niveau de production gazière stagne aussi. Compte tenu du
développement antérieur, c’est probablement dû à une diminution des
investissements. Dans tous les cas, l’effet de cette évolution sur la balance
commerciale est très négatif. Sous cet angle, l’infitah avait déjà mis le pays sur
une mauvaise pente. Malgré cela, l’Égypte avait pu limiter le déficit commercial,
et semblait par moments mettre à distance le destin de dépendance auquel elle
était promise. Fin 2003/début 2004, l’économie égyptienne signalait un petit
surplus commercial, le premier depuis longtemps, et en tout cas le plus élevé de
son histoire. Au premier trimestre 2008, de façon très éphémère, il y eut
presque équilibre entre importations et exportations. Mais depuis, tout a mal
tourné.

Graphique 2 : Balance commerciale égyptienne 2000-2016 (données


annuelles en milliards de $)

Le troisième indicateur que nous prendrons en compte est l’évolution des


recettes en provenance du canal de Suez. Rappelons que la crise de 2008 a fait
chuter le commerce mondial pendant plusieurs mois. Cela a entraîné une baisse
du trafic maritime à travers le monde, avec des conséquences inévitables sur le
volume des recettes des grands canaux. Pour Suez, ces recettes avaient atteint
5,8 milliards de dollars en 2008. Elles tombaient à 4,3 milliards en 2009 (-
26%), pour ne remonter qu’à 5,3 milliards en 2017. Dix ans après la crise, les
recettes du canal de Suez n’ont pas regagné le terrain perdu.

Dans Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe (Actes Sud
2013, pp. 24-62), Gilbert Achcar considère l’impact de la crise de 2008 sur
l’Égypte comme négligeable. Il centre son explication du déclenchement des
Printemps Arabes sur le sous-investissement chronique, et antérieur à la crise,
qui affecte l’ensemble de la région MENA (Middle East North Africa) depuis la
mise en échec des projets de développement national et autocentré. En fait, à
partir des années 1980, le taux d’accumulation a été faible partout, à la seule
exception des pays du fordisme pas cher (Chine, Brésil, etc.). Et avant la crise
l’Égypte affichait un taux de croissance « chinois » : +7,7% au terme du
deuxième semestre 2007! Un an plus tard, il avait chuté de 3 points et demi (+
4%), ce qui ne paraît pas grand-chose par rapport aux taux de décroissance
enregistrés au cours de 2011 (jusqu’à –4%), mais représente tout de même un
brusque ralentissement après quatre ans de prospérité5. Aussi dopées qu’elles
soient, les statistiques officielles des États ne s’inventent pas de toutes pièces.
Dans le cas de l’Égypte, on voit une phase de croissance soutenue, ainsi que son
retournement sous l’effet de la crise mondiale. Il est essentiel d’en tenir compte
pour comprendre la dynamique de l’affrontement qui va se jouer à partir de
janvier-février 2011.

Graphique 3: Taux de croissance du PIB en Égypte, 2002-2017

2 – La chute de Moubarak (janvier/février 2011)

2.1 – Tahrir… et ailleurs

Fin 2010, rien ne paraît troubler le train-train du régime en place. En novembre,


tous les partis d’opposition boycottent les élections législatives, vu le strict
contrôle que les services de sécurité exercent sur le processus électoral. Même
les Frères Musulmans se retirent après un premier tour très marqué par les
fraudes. Le seul problème réel auquel Moubarak semble confronté est celui de
sa succession : d’une part, il y a son fils Gamal, à la tête du courant « ultra-
libéral » du Parti National Démocratique (PND), le parti du président, et
expression d’une nouvelle élite affairiste (dont Ahmad Ezz, patron de Ezz Steel
et ancien secrétaire général du parti); d’autre part, il y a Omar Suleiman,
général et chef des renseignements généraux. L’alternative est entre la mise en
place d’un pouvoir dynastique « à la syrienne », mais sans légitimation auprès
de l’armée, et une mainmise militaire plus accentuée sur le pouvoir étatique.

La situation change radicalement au cours de janvier 2011. Tout commence le


25 janvier, « Jour de la colère » selon l’appel à manifester. Cet appel vient de la
page Facebook Nous sommes tous Khaled Said, devenue très populaire. Elle a
été crée suite au décès de Khaled Said, un cyber-activiste battu à mort par la
police pour avoir dénoncé sur internet le trafic de drogue de deux policiers.
L’animateur de la page est Wael Ghonim, représentant commercial de Google
pour le Moyen Orient et l’Afrique du Nord, basé à Dubai, qui venait tout juste de
rentrer en Égypte. C’est sur cette page que, le 14 janvier 2011, il appelle à un 25
janvier de « révolution contre la torture, la corruption, le chômage et l’injustice
». Enlevé par la police le 27, Ghonim réapparaîtra le 7 février en héros. Le
Mouvement des jeunes du 6 avril et d’autres organisations s’associent à l’appel à
manifester partout dans le pays. On peut citer Kefaya (« Assez! »), fondé en
2004 par un ingénieur en informatique et un physicien. Il s’agit d’un
regroupement de tendances multiples (ouvriers, étudiants, classes moyennes,
parti communiste, nasséristes, etc.) autour d’un programme démocratique
d’opposition à Mubarak et à son pro-américanisme. En 2011, ces appels
rencontrent un immense succès, alors que les mêmes tentatives en 2009 et 2010
n’avaient pas donné de grands résultats. Au Caire, plusieurs manifestations
convergent vers la place Tahrir en venant de différents quartiers. Participent
notamment : les jeunes convoqués par Facebook, les supporters de deux clubs
de foot, des habitants du quartier populaire de Shubra, des habitants des
quartiers classe moyenne de Boulaq, Imbaba, Bab-el-Khalq, des parlementaires
et des universitaires, les jeunes du Nouveau Parti Wafd (libéral et séculariste).
La police se disperse pour contrer chaque cortège, alors qu’elle bloquait
initialement Tahrir. Du coup, 15.000 manifestants parviennent à occuper
Tahrir. Ils en sont expulsés le lendemain. Les 26 et 27 janvier, les
manifestations reprennent partout. Des commissariats sont attaqués, et le siège
du PND est incendié. Tahrir est reprise, et va rester occupée pendant un certain
temps.

Le 28 janvier, le gouvernement a coupé internet. Les gens sortent pour savoir ce


qui se passe. Des manifestations importantes ont lieu partout, au Caire et en
province. On note aussi une prière collective sur le pont du 6 Octobre, au Caire,
où ont également lieu des affrontements importants, ainsi qu’une trêve entre
manifestants et flics pour la prière (à Tahrir). En fin de journée, alors que la ville
est à feu et à sang, le gouvernement annonce le couvre-feu, que l’armée ne fait
pas respecter : manifestations, bagarres, pillages toute la nuit… en particulier au
Musée égyptien du Caire, tout proche de la place Tahrir. Le musée sera protégé
des voleurs le lendemain, d’abord par des manifestants, ensuite par l’armée. Ce
même jour, Moubarak change de Premier ministre et nomme Ahmad Shafiq,
ancien général de l’aviation.
Le 29 janvier, dans le chaos qui continue, 20.000 prisonniers « s’échappent » de
18 prisons et de dizaines de commissariats. C’est la police qui a ouvert les
portes, dans le but d’ajouter le désordre et la délinquance au chaos, mais pas
seulement. Une partie au moins de ces prisonniers sera recrutée par la police
pour attaquer Tahrir. Le même jour Moubarak nomme Omar Suleiman au poste
de vice-président, qu’il avait toujours refusé de créer jusque là. Il s’agit
vraisemblablement d’une concession pour garder le soutien de l’armée ou d’une
contrainte imposée par elle.

Le 30 janvier, un calme relatif règne dans les villes. L’armée installe des
checkpoints un peu partout. Il y a peu de monde sur la place Tahrir. Mohammed
Hussein Tantawi (maréchal et ministre de la Défense sous Moubarak, puis chef
du Conseil Supérieur des Forces Armées (CSFA) après la chute de celui-ci) s’y
rend, et fait des déclarations conciliantes, affichant publiquement son refus
d’obéir aux ordres du gouvernement de tirer à balles réelles. Les jours suivants,
les manifestations reprennent dans de nombreuses villes. Le 31 janvier, la
galerie commerciale Arkadia, au Caire, est pillée et incendiée. La coalition des
groupes activistes, dont le Mouvement du 6 avril, appelle à la grève générale. Et
elle choisit Mohammed El-Baradeï, diplomate prix Nobel de la paix, pour
négocier avec Moubarak. Ce même jour, le métro reprend, ainsi que la collecte
des ordures. Mais le lendemain, d’énormes manifestations se déroulent au Caire
et en province.

Le 2 février, à Tahrir, a lieu la fameuse « bataille des chameaux ». La place,


couverte d’une manifestation massive, est attaquée par des pro-Moubarak (flics
en civils, pègre) à dos de chameau ou de cheval. Ils font au moins un mort et de
nombreux blessés, mais les manifestants arrivent à garder le contrôle de la
place, grâce notamment à l’intervention des ultras de foot. En réaction, des
commissariats et des bureaux du PND sont attaqués, souvent avec pillage et
incendies. La « bataille des chameaux » est un événement charnière, puisque
d’une part il accélère la formation de comités de quartiers, puisqu’il approfondit
la divergence entre la police et l’armée. Celle-ci joue la carte de la proximité avec
la population. Le slogan du peuple et de l’armée « unis comme les doigts de la
main » devient populaire partout. De nombreux récits font état d’épisodes de «
fraternisation » entre manifestants et soldats.

Le 3 février se déclenche une nouvelle bataille entre manifestants et bandes pro-


Moubarak. Cette fois-ci l’armée s’interpose. Elle dégage aussi une voie surélevée
de laquelle les pro-Moubarak bombardaient les manifestants de Tahrir avec des
pierres et des cocktails Molotov. D’autres manifestations monstres se déroulent
à Alexandrie, Mansoura, etc. Le lendemain, un vendredi, (« Jour du départ ») la
coalition de Tahrir appelle à manifester jusqu’à Heliopolis, où se trouve le palais
présidentiel. À Tahrir et aux alentours, se rassemble au moins un million de
personnes. Sur la place, la prière islamique se déroule sans incidents sous la
protection des manifestants de confession copte. Mais la manifestation, qui
devait partir après la prière, ne parvient pas à rejoindre le palais présidentiel.
Des manifestations tout aussi massives ont lieu aussi dans de nombreuses villes
de province (un million à Alexandrie).

Le samedi 5 février, l’armée essaie de resserrer son cordon autour de Tahrir.


Elle sépare une partie des occupants (devant le musée) du reste par une ligne de
soldats. Elle demande aux manifestants de démonter leurs barricades, en vain.
Son but est de libérer la place pour que le trafic puisse reprendre le lendemain
dimanche, jour prévu pour la réouverture des banques et de la bourse. Or ce
jour-là, on compte de nouveau un million de manifestants sur et autour de
Tahrir. Comme on est dimanche, c’est au tour des coptes de faire leur messe
sous la protection des musulmans, lesquels tiennent ensuite une prière pour
tous les morts tués par le régime (« Jour des martyrs »). Aux banques,
momentanément ouvertes, on voit des longues queues pour retirer de l’argent et
acheter des dollars. Par contre les écoles et la bourse restent fermées. En dehors
de Tahrir et des avenues avoisinantes, Le Caire reprend un semblant de
normalité, avec de gros embouteillages. Mais à Suez, les travailleurs du textile
entrent en grève pour des augmentations de salaire. Le même jour, alors que
Tahrir demande depuis quelque jour le départ de Moubarak, le vice-président
Suleiman ouvre des pourparlers avec les partis d’opposition, y compris les
Frères Musulmans. Ces derniers, comme les autres partis, acceptent de négocier
avec le gouvernement. Ils se démarquent ainsi de la position jusqu’au-boutiste
de Tahrir.

Au matin du 7 février, de nombreux manifestants ont passé la nuit sur Tahrir.


La rédaction de Al-Ahram, quotidien appartenant à l’État, déclare qu’elle prend
parti pour les manifestants, et non plus pour le gouvernement. Par ailleurs, ce
dernier fait des concessions : il libère une trentaine prisonniers (dont Wael
Ghonim et des militants fréristes) et annonce une augmentation de 15% des
salaires et des retraites de la fonction publique. Le coût de ces augmentations
s’élève à 1 milliard de dollars. Ce geste d’apaisement est tout à fait insuffisant.

2.2 – Début des grèves, poursuite des manifestations

À l’appel de la coalition de Tahrir, un million de manifestants sur et autour de


Tahrir se rassemblent encore le 8 février 2011 (« Jour de l’amour de l’Egypte »).
Des centaines de journalistes se retrouvent au siège cairote de Al-Ahram pour
revendiquer la liberté de la presse. Mais on remarque surtout que la classe
ouvrière entre dans la danse. En effet, à partir de ce jour commence une
importante vague de grèves dans tout le pays. Elle ne baissera pas au moment
de la chute de Moubarak (le 11 février), mais au contraire redoublera durant tout
le mois de février. À Suez, les travailleurs de 5 filiales de la Suez Canal Authority
(SCA) entrent en grève pour une augmentation de salaire, pour la parité avec les
salariés directs de la SCA, et de meilleures conditions de travail. Six mille
d’entre eux font un sit-in devant le siège de la SCA, et s’engagent à rester là
jusqu’à satisfaction de leurs revendications. Pourtant, le trafic sur le canal n’est
pas affecté, et ne le sera jamais durant toute la crise. Le même jour de
nombreuses grèves et manifestations d’ouvriers éclatent. La plupart pour des
augmentations de salaire. Les salariés en grève des Télécoms menacent de
rejoindre Tahrir s’ils n’obtiennent pas satisfaction sur leurs revendications
(économiques). Et les grévistes des transports publics publient leurs
revendications tout en déclarant leur solidarité avec Tahrir. On a vu que des
grèves avaient éclaté dans le textile aussi, le 6 février. On dirait que le conflit
intra-étatique (armée vs police) déclenché par les manifestations de Tahrir et
d’ailleurs, avec ce qu’il implique de relâchement de la répression policière, incite
la classe ouvrière à revendiquer. Par ailleurs, la liaison avec Tahrir est explicite.
La lutte se confirme dans sa nature interclassiste.
Le 9 février, certains manifestants de Tahrir transportent leur campement
devant le parlement. Les grèves et autres affrontements s’étendent en province.
Par exemple, dans l’oasis de Kharga (à 600 km au sud du Caire) on enregistre 5
morts et 100 blessés suite à la répression d’une manifestation. En réaction, la
population brûle des commissariats et d’autres bâtiments officiels. À Assiout
(350 km au sud du Caire), 8000 manifestants (surtout des agriculteurs)
bloquent la ligne de chemin de fer et l’autoroute du Caire. Ils protestent contre
le manque de pain. À Alexandrie, énième grande manifestation. À Port Saïd, les
habitants d’un bidonville se révoltent et incendient partiellement le siège du
governorat. Le lendemain 10 février, ils recommencent et incendient une autre
partie du siège, mais aussi le siège local de la sécurité et la poste principale. Le
gouvernement relâche plus de mille autres prisonniers. Le 10 février, la place
Tahrir est toujours couverte de monde. On assiste à une manifestation d’avocats
en robe noire, ainsi qu’à une autre de médecins en blouse blanche. Les deux
convergent sur Tahrir. Cependant, les grèves s’étendent. Dans un discours à la
nation, Moubarak annonce qu’il abandonne le commandement de l’armée et
donne la grande partie de ses pouvoirs au vice-président Suleiman, tout en
restant en poste jusqu’aux élections de septembre 2011. À Tahrir, les gens sont
furieux et partent en manifestation vers l’immeuble de la radio-télévision et vers
le palais présidentiel. Simultanément, le CSFA commence à se réunir sans
Moubarak. Le lendemain, 11 février 2011, deuxième « Jour du départ »,
d’énormes manifestations reprennent à Tahrir et ailleurs, et convergent vers le
palais présidentiel. Mais Moubarak a été exfiltré en avion dès le matin, direction
Charm-El-Cheikh. Suleiman parle à la télévision en annonçant que Moubarak a
abandonné le pouvoir et que le CSFA va prendre le relais. La foule célèbre sa
victoire sur Tahrir et partout…

… mais les grèves continuent. Le 14 février, par exemple, une grève éclate à la
Banque Nationale d’Égypte, pour l’intégration des intérimaires. Les salariés
manifestent devant le siège de la BNE. Les ouvriers du pétrole et du gaz
(plusieurs sociétés) à Nasr City (grande banlieue du Caire) se mettent en grève
aussi, pour l’augmentation des salaires, la reconnaissance d’un syndicat
indépendant, et la protection contre les licenciements arbitraires. Ils veulent
aussi que le Ministre du pétrole soit limogé (pour corruption) et que les
exportations de gaz vers Israël soient arrêtées. D’autres grèves ont lieu dans les
transports publics, chez les ambulanciers, à l’Opéra, chez les salariés chargés
d’un tunnel routier au Caire, chez les salariés du Ministère de l’Éducation de la
ville de 6-Octobre (40 km à l’ouest du Caire). Une bataille a lieu au siège de
l’EFTU (Egyptian Federation of Trade Unions, centrale syndicale totalement
contrôlée par le pouvoir). Les manifestants demandent la dissolution de l’EFTU.
D’autres, à Beni Suef, demandent d’obtenir des logements. Selon la police,
60.000 logements sont occupés dans les gouvernorats du Caire, de Beni Suef et
de Qalioubiya. Au Caire, même les policiers finissent par descendre dans la rue
pour demander une hausse de salaire.

Durant ces semaines de manifestations, de batailles de rue, de débats, une


partie de la population n’a pas travaillé, soit pour aller manifester, soit parce
qu’elle était empêchée de travailler par les manifestations. On peut admettre
que la composition sociale des manifestants était mêlée, prolétaires et classe
moyenne. En fin de période, on voit apparaître aussi des catégories
professionnelles nettement classe moyenne, y compris indépendantes :
journalistes, avocats, et médecins. Les ouvriers et les syndicats indépendants
qui ont participé aux manifestations l’ont fait sans guère de coordination avec
les cyber-activistes. Dans la vague de grève commencée dès avant la chute de
Moubarak, il n’est pas possible de distinguer les grèves du secteur privé de celles
du public. Mais en règle générale, ces grèves sont principalement économiques,
ce qui n’exclut pas – comme on vient de le voir – des revendications pour la
liberté syndicale ou contre les dirigeants corrompus.

3 – De la chute de Moubarak à l’« été de sang » de 2013

3.1 – La transition vers un nouveau gouvernement

Le CSFA est composé d’une vingtaine de membres de différents niveaux


hiérarchiques. Tantawi le préside. Parmi ses membres les plus importants il y a
le général Sami Hafez Anan, le commandant de la 3ème armée Sedki Sobhi, et
Albelfattah Sissi, directeur du Renseignement militaire depuis 2010 et plus
jeune membre du CSFA. Le CSFA se caractérise par une remarquable cohésion
interne. Les Frères Musulmans sont le seul concurrent politique à même
d’exprimer une cohésion semblable:

« Il n’y avait donc rien de surprenant à ce que la scène politique se polarise, en


positif ou en négatif, autour du CSFA et des “Frères”. Le mythe d’une armée
“propre” et “patriotique”, à rebours d’une police “sale” et “répressive”, fut aussi
essentiel pour conforter le prestige des nouveaux dirigeants ». (Jean-Pierre
Filiu, Généraux, gangsters et jihadistes. Histoire de la contre-révolution arabe,
La Découverte 2018, p. 207).

Dès qu’il est au pouvoir, le CSFA procède à des remplacements et purges dans
l’appareil d’État. Il laisse en place le gouvernement Shafiq pendant 3 semaines.
Mais le 3 mars, il nomme Essam Sharaf comme nouveau Premier ministre.
Sharaf est un professeur d’université qui a participé à Tahrir. Il n’a ni
l’envergure ni le pouvoir de gêner les militaires. Ces derniers limogent aussi le
ministre de l’Intérieur Habib Al-Adli (pour détournement de fonds) et règlent
ainsi leurs comptes avec une police qui, pendant les dernières années du règne
Moubarak, absorbait un budget multiplié par sept par rapport à la décennie
antérieure (op. cit., p. 208). Des purges ont lieu également chez les officiers de
police, mais l’épuration est surtout de façade. Le vice-président Omar Suleiman
quitte aussi la scène au bout de deux semaines. Le général Mourad Mouwafi,
déjà gouverneur du Nord-Sinaï, prend sa place à la tête des RG. De leur coté, les
Frères Musulmans tentent de s’arranger avec l’armée. Ils pensent que s’ils
arrivent à obtenir la tenue d’élections à court terme, ils en sortiront gagnants.
Un membre des Frères est choisi par le CSFA pour intégrer le comité mis en
place pour réaliser la révision de la Constitution. Après 10 jours, ce comité
propose un certain nombre d’amendements qui seront soumis au référendum
du 19 mars 2011. Les Frères soutiennent le « oui », tandis que Tahrir & co.
veulent une constitution entièrement nouvelle, et pensent qu’il sera plus facile
de l’obtenir en refusant les amendements. Le « oui » l’emporte (77%) avec une
très forte participation (60%, ce qui est beaucoup pour l’Égypte). Le résultat du
référendum entérine la mainmise de CSFA sur le pouvoir dans la « transition
démocratique ». Il entérine aussi la rupture entre une partie des manifestants
de février et l’armée. Les doigts de la main se désunissent.

Fin mai 2011, les activistes de Tahrir lancent l’appel pour une seconde «
révolution ». À l’appel de diverses organisations comme le Mouvement des
jeunes du 6 avril, Kefaya, la National Association for Change (El-Baradeï), etc. la
place Tahrir va se remplir encore une fois. Contre l’avis de la plupart de ces
organisations, la place restera occupée à peu près sans interruptions jusqu’au 1°
août. D’autres grandes manifestations ont lieu dans de nombreuses villes de
province. Une minorité du mouvement scande des slogans contre l’armée et
pour la démission du CSFA. Nombreux sont ceux qui s’inquiètent de la
convocation des élections parlementaires, parce que l’émanation politique des
Frères Musulmans, le Parti de la Liberté et de la Justice (PLJ) risque de
l’emporter. Depuis le début des manifestations, Tahrir demandait la fin de l’état
d’urgence en place depuis 1981, mais le CSFA veut d’abord la fin des
mobilisations.

De mars à août 2011, les grèves ne cessent pas. Même les imams (salariés de
l’État) s’y mettent, ainsi que le personnel de Al Azhar (en mai). En juin, d’autres
imams font un sit-in pour demander leur ré-intégration. Les médecins aussi
s’arrêtent, les 10 et 17 mai. En juin 2011, la moitié des salariés des filiales de la
Suez Canal Authority (18.000 emplois) font grève pendant plusieurs semaines.
5,000 travailleurs des usines Mega Textile (propriétaire turc) font grève pour
des augmentations de salaire.

Le 8 juillet, le ministre de la Défense Al-Fangary menace les occupants de la


place Tahrir à la télévision. Le 23 juillet, c’est la fête nationale : une grande
marche vers le ministère de la Défense est attaquée par des baltaguiyya (pègre
anti-manifestation), maintenant au service du CSFA, qui font des centaines de
blessés. De nouveau, le recours à des hommes de main de la part du pouvoir en
place va jouer un rôle important en provoquant l’indignation des manifestants,
qui ne voient plus de différence avec l’ancien régime. De même quand Tantawi
fait libérer 7 policiers responsables de la mort de manifestants à Suez.
L’indignation s’exprime également dans la lettre ouverte que Wael Ghonim va
écrire début septembre à Tantawi, pour protester contre les arrestations de
blogueurs et militants anti-CSFA.

De nouvelles manifestations massives ont lieu le 9 septembre, plus spécialement


contre Tantawi et le CSFA. Et une nouvelle vague de grèves se forme. Les
postiers demandent une augmentation de salaire et le renvoi du directeur des
Postes, corrompu. Les salariés de la High Dam Electrical and Industrial
Company manifestent devant le siège du Conseil des Ministres pour des
augmentations de salaire. Des grèves éclatent aussi dans la chimie, les
pêcheries, le textile et l’automobile. À Mahalla, des négociations avec le
ministère du Travail préviennent une grève de 24.000 ouvriers du textile. De
leur côté, les médecins font des sit-ins dans les hôpitaux pour obtenir des
augmentations de salaire et le triplement des dépenses de santé publique. Les
enseignants font grève (pour la première fois depuis 1951 et bloquent la rentrée
scolaire pour obtenir une augmentation de salaire de 900%. Le taux de
participation à la grève est très élevé. Les chauffeurs de bus du Caire s’arrêtent
aussi, et demandent 200% d’augmentation de salaire. Les dockers de Ain Al-
Sokhna (controlé par une entreprise de Dubai) font grève également. Des
affrontements nocturnes entre manifestants et policiers devant l’ambassade
israélienne au Caire, envahie et vandalisée dans la journée précédente, font trois
morts.

Le 1° octobre, quinze partis – dont les Frères et le parti salafiste Nour qui vient
d’être fondé – rencontrent Anan (membre important du CSFA) pour lui
confirmer leur soutien. Le 9 octobre a lieu une manifestation copte au Caire,
place Maspero, devant le siège de la télévision d’État, pour dénoncer les
violences antichrétiennes. Les militaires font 30 morts. La chaîne étatique fait
appel aux téléspectateurs pour qu’ils se rendent sur place aider les soldats.

À l’automne 2011, les élections législatives se préparent. On remarque une forte


compétition entre Frères et salafistes de Nour. L’agitation se concentre
principalement dans la capitale. Les ultras de foot y prennent le dessus en
raison du rôle d’autodéfense qu’ils assument.

« Le contraste ne pouvait être plus éclatant entre le centre-ville du Caire, où des


manifestants anti-CSFA tombaient tous les jours sous les balles des forces de
sécurité, et le reste de l’Égypte où des élections se préparaient dans un semblant
de normalité ». (op. cit., p. 212).

Au Caire, le 19 novembre, des batailles de rue très violentes entre manifestants


et forces de l’ordre éclatent dans la rue Mohammed Mahmoud, non loin du
Ministère de l’Intérieur. Cette rue aboutit à la place Tahrir. Les combats se
poursuivent pendant au moins quatre jours et englobent tout le quartier
environnant (Abdeen). Ultras de foot et salafistes « sociaux » (voir § 4.4) sont en
première ligne, bientôt rejoints par les jeunes chômeurs des quartiers informels.
Ce sont eux principalement qui défendent Tahrir contre une tentative de la
police d’accéder à la place et de la vider. Les affrontements se déroulent comme
un bataille rangée, avec sa suite d’avancées et de replis. Il y a aussi toute une
logistique entre l’arrière et les lignes d’affrontements, assurée par des motards
qui ramènent les blessés vers l’arrière et mènent les combattants vers la ligne.
Une telle logistique aurait été impossible avant l’arrivée des motos chinoises pas
chères sur le marché égyptien. La bataille de la rue Mohammed Mahmoud est
un événement important, entre autre parce qu’il signale l’élan du salafisme
populaire dans les batailles de rue contre la police et le CSFA. On retrouve ici
une division du travail assez marquée entre spécialistes de la violence (plutôt
prolétariens) et politiques (les occupants de Tahrir)6. Le bilan est lourd : 40
manifestants morts et 3000 blessés.

Par un processus complexe, en deux temps, les législatives se tiennent le 28


novembre 2011 et le 11 janvier 2012. Résultat du premier tour : victoire relative
des Frères Musulmans (37%), élan remarquable du parti Nour (24%). Quelques
jours après, le CSFA limoge le premier ministre Sharaf et le remplace par Kamal
Ganzouri (Premier ministre sous Moubarak de 1996 à 1999). Le deuxième
scrutin va confirmer, à peu de choses près, le résultat initial : taux de
participation à 54%; PLJ à 37%, Bloc Islamique (conduit par le parti Nour) à
25%; 235 députés fréristes sur 498; Saad Qatatni, secrétaire général du PLJ, est
élu président de la Chambre; les islamistes contrôlent plus de 70% du
parlement.
Le 1° février 2012, à Port-Saïd, pendant un match de football entre l’équipe
locale Al-Masry et le club Al-Ahly du Caire, des affrontements entre les ultras
des deux équipes font 75 morts, la plupart du côté des cairotes. Les forces de
sécurité laissent faire. Au Caire, le Ministère de l’Intérieur est alors encerclé par
une manifestation de supporters qui tiennent Tantawi pour responsable du
massacre. Y a-t-il un rapport avec la bataille de la rue Mohammed Mahmoud?
C’est probable.

3.2 – Les Frères Musulmans au gouvernement

Nous verrons plus en détail, dans la deuxième partie (§ 4 et § 5), pourquoi et


comment les Frères Musulmans ont échoué dans leur tentative de prendre le
contrôle de l’État. Pour le moment, contentons-nous de tracer à grandes lignes
la trajectoire de leur ascension et de leur chute.

Au printemps 2012, les institutions sont paralysées : l’issue des législatives,


favorables aux Frères, est neutralisée par la mainmise du CSFA sur le pouvoir
exécutif. Les Frères mettent en place une commission constitutionnelle
alternative, qui va se révéler un échec. Ils présentent aussi une double
candidature pour la présidentielle : Khayrat al-Shater, emprisonné sous
Moubarak et amnistié en 2011 par le CSFA, mais aussi Mohammed Morsi,
président du PLJ. La candidature d’al-Shater est rejetée. Reste Morsi (contrôlé
plus ou moins directement par al-Shater lui-même). Parmi les autres candidats:
l’ex-PLJ dissident Aboul Foutouh, l’ancien général Shafiq, l’ancien diplomate
moubarakiste Amr Moussa et le nassériste Hamdine Sabbahi. La candidature
déposée par le salafiste indépendant Hazem Abou Ismail est elle aussi rejetée.
Le 5 mai, les partisans de ce dernier se retrouvent place Abbassiyya pour un sit-
in de protestation contre son exclusion : les baltaguiyya les attaquent
sauvagement et font une dizaine de morts.

Le 23 et 24 mai a lieu le premier tour des élections présidentielles. Le taux de


participation baisse à 46%. Résultats : Morsi 24,8%, Shafiq 23,6%, Sabbahi
20,7%, Foutouh 17,5%, Moussa 11,1%. Aucune alliance ne se met en place entre
tous ces candidats, ce qui amène à un deuxième tour entre Morsi et Shafiq.

Le 14 juin, la Haute Cour constitutionnelle – composée d’anciens hommes de


confiance de Moubarak – frappe d’inconstitutionnalité la loi électorale en
vigueur lors des législatives de novembre 2011-janvier 2012 et invalide le
parlement qui en est issu. La commission constitutionnelle des Frères est
également dissoute. Ce coup de force est clairement une manœuvre pour
favoriser Shafiq. Le 16-17 juin, c’est enfin le deuxième tour des présidentielles.
Wael Ghonim appelle à voter pour Morsi. La décision de la Haute Cour
constitutionnelle entraîne une baisse très nette du taux de participation (35%).
Morsi l’emporte avec 51,7% (13,2 millions de votes7).

Le 9 juillet, Morsi rétablit la commission constitutionnelle, à majorité frériste.


Début août, il confère à Tantawi et Anan la nouvelle fonction de conseillers
présidentiels, ce qui revient – du moins en apparence – à décapiter le CSFA.
Sissi est nommé ministre de la Défense, Sobhi chef d’état-major. Les principaux
généraux sont remplacés par leurs adjoints. Les Frères pensent donc avoir
gagné le bras de fer avec l’armée. En fait ils se trompent. Selon J.-P. Filiu, en
juin 2012 les militaires égyptiens « furent tentés […] par une “suspension” du
processus électoral comparable à celle imposée par leurs homologues algériens
en janvier 1992. Mais ils étaient […] plus conscients que quiconque de l’état de
délabrement de l’économie du pays et ils étaient sans doute soulagés de laisser
un gouvernement civil payer le prix politique de réformes inéluctablement
douloureuses. […] Rester en retrait pendant que les Frères Musulmans
essuyaient toutes les critiques était à la fois habile et efficace ». (op. cit., pp. 217-
218). Finalement, il n’y a pas de « suspension », mais Tantawi, Anan et Mouwafi
(patron des RG) deviennent des victimes collatérales de la défaite électorale de
Shafiq – et du problème jihadiste dans le Sinaï8. Morsi leur confère une
fonction-bidon pour les écarter du CSFA. Si les manœuvres de Morsi contre ces
personnages ne suscitent pas de réaction significative dans la hiérarchie
militaire, c’est que celle-ci s’est saisie de l’occasion pour une recomposition
interne. Et à partir de la victoire électorale de Morsi, l’armée vit dans l’attente
que son adversaire commette des erreurs fatales. Dans tous les cas, pendant les
cent premiers jours de la présidence Morsi, le niveau de répression ne baisse
pas: 34 personne tuées par la police et 88 cas avérés de torture. Le nouveau
gouvernement permet aux patrons d’engager des vigiles, parfois armés.

Malgré la répression, les grèves augmentent. Deux semaines après sa prise de


fonction, Morsi est confronté à la grève des ouvriers du textile de Mahalla,
contre la suppression de trois primes annuelles.

« Les ouvriers de Mahalla n’étaient que la crête d’une vague de luttes ouvrières
qui continua de grossir, s’étendant à tous les secteurs de l’économie et battant,
sous Morsi, tous les records précédents des “mouvements sociaux” ». (Gilbert
Achcar, Symptômes morbides. La rechute du soulèvement arabe, Actes Sud
2016, p. 129).

Le 16 novembre, le Premier ministre Qandil se rend à Gaza, que les israéliens


bombardent. L’initiative, qui évite l’invasion israélienne du territoire, est salué
par Barack Obama. Le soutien affiché des États-Unis pousse Morsi à des
initiatives plus audacieuses : par la « déclaration constitutionnelle » du 22
novembre, il s’arroge des pouvoirs exceptionnels et l’immunité contre toute
poursuite judiciaire. Quelques jours plus tard, la commission constitutionnelle
termine son projet pour une nouvelle Constitution inspirée par la Charia. Les
partis de l’opposition se coalisent contre ce projet sous l’impulsion d’une
alliance entre le nassériste Sabbahi, le prix Nobel El-Baradeï et l’ex-ministre de
Moubarak Amr Moussa. Cela donne des manifestations monstres anti-Morsi à
Tahrir. Des locaux des Frères sont attaqués à Alexandrie et dans d’autres villes.
À Damanhour, un adolescent meurt en défendant un siège du PLJ. Sissi affiche
une façade réconciliatrice et apaisante. Mais Morsi accélère, et entame les
procédures pour soumettre à brève échéance le projet de Constitution à un
référendum.

Le 5 décembre, de grandes manifestations se dirigent vers le palais du président.


Les tanks de l’armée le protègent. Des milliers de manifestants pro-Morsi
rejoignent le palais et attaquent les anti-Morsi qui manifestent pacifiquement :
les affrontements entre les deux camps durent toute la nuit, avec au moins 10
morts par arme à feu. Les bureaux des Frères Musulmans sont attaqués et pillés
à Suez et Ismaïliya. Le lendemain, Morsi compare les manifestants qui le
contestent aux baltaguiyya. Quelques jours après, le 9 décembre 2012, Morsi
annonce la décision de supprimer les subventions aux produits de base. La
réaction de l’« opinion publique » est tellement forte et générale qu’il annonce
l’abrogation de cette mesure sur sa page Facebook à 2h00 du matin suivant.

Le 25 janvier 2013 des troubles anti-islamistes ont lieu à Suez. L’armée se


positionne pour défendre les infrastructures du canal. Les manifestants,
particulièrement agressifs, contestent la « séquestration » de l’appareil étatique
par les Frères et l’humiliation d’avoir « quémandé la charité au Qatar »
(doublement de l’aide annuelle du Qatar de 2,5 à 5 milliards de dollars).

Le 15 et 22 décembre se déroule le référendum sur la nouvelle Constitution


inspirée de la Charia. Elle est adoptée avec 63,8% des voix, mais le taux de
participation a nettement diminué (32%). La « victoire » des Frères Musulmans
est fragile, mais alimente leur entêtement. Morsi refuse alors la proposition
d’El-Baradeï d’un gouvernement de solidarité nationale, et même les relations
avec les salafistes deviennent tendues. Ces derniers se tournent de plus en plus
vers le Front du Salut National (FSN) de Sabbahi et El-Baradeï. Quelques
semaines plus tard, Nour rejoint l’opposition. Le motif est le limogeage d’un
membre du parti salafiste qui occupait le poste de conseiller du Président aux
affaires environnementales.

Le 26 janvier 2013 tombe le verdict pour les affrontements sanglants entre


ultras du Caire et de Port-Saïd : peine de mort pour 21 habitants de Port-Saïd.
La réaction ne se fait pas attendre: la prison ainsi que plusieurs commissariats
sont attaqués; 30 morts en tout, dont 2 policiers. Le 27 janvier, le couvre-feu est
imposé à Ismaïliya, Suez et Port-Saïd. Les habitants défient les mesures de
sécurité, scandant des slogans contre la police et les Frères Musulmans.

« Les militaires n’étaient que très partiellement neutres, puisqu’ils organisaient


même des matchs de football, en soirée, avec les habitants de Suez. Le slogan
“Une même main”, célébrant l’alliance entre “le peuple et l’armée”, redevint de
circonstance. Des milliers de résidents de Port-Saïd allèrent jusqu’à signer une
pétition appelant explicitement au renversement de Morsi par l’armée ». (op.
cit., p. 223).

Au Caire, le verdict apaise les ultras, bientôt remplacés par les militants du black
bloc (voir § 4.4). Début mars 2013, à Port-Saïd, après plusieurs semaines
d’affrontements entre police et groupes d’ultras ou autres manifestants, l’armée
prend le contrôle de la ville:

« La population soulagée célébra le déploiement des militaires, alors que des


opposants notoires (à Morsi, ndr) misaient déjà sur une confrontation entre les
forces armées et les Frères Musulmans ». (op. cit., p. 224).

Au Caire, le Club des officiers de la Marine commence à héberger des réunions


plus ou moins secrètes entre généraux et opposants politiques. Grosso modo,
l’accord (implicite ou explicite) qui en ressort est l’engagement des premiers à
intervenir pour écarter Morsi et ses Frères du pouvoir si les deuxièmes sont à
même de réunir assez de monde dans les rues. L’avocat de Ahmad Ezz, le grand
capitaliste de l’acier (emprisonné à ce moment-là), participe à ces réunions.
Entre-temps, Morsi essaie d’obtenir le prêt de 4,8 milliards de dollars de la part
du FMI, mais ne peut pas assumer politiquement les coupes draconiennes
exigées par le FMI (suppression des subventions aux produits de base) en
contre-partie du prêt. Parallèlement aux réunions entre généraux et chefs
politiques, les RG s’y mettent aussi. Selon J.-P. Filiu, (op. cit., p. 225), ils
repèrent des militants anti-Morsi disposés à collaborer avec les services de
sécurité. La première rencontre entre les RG et ces militants a lieu mi-mars. Un
mois et demi plus tard, le mouvement Tamarrod (« rébellion ») voit le jour.
Parmi les fondateurs et personnalités notoires de Tamarrod, on trouve
Mahmoud Badr, initiateur de Kefaya et lié au courant libéral incarné par El-
Baradeï, ainsi que Wael Ghonim lui-même. Parmi leurs soutiens financiers, on
trouve de nombreux grands capitalistes locaux, y compris l’homme le plus riche
d’Égypte, le magnat copte Naguib Sawiris (groupe Orascom : construction,
hôtels, télécoms, etc.). Le mouvement se structure essentiellement autour d’une
campagne pétitionnaire, selon l’idée que si le nombre de signatures recueillies
est supérieur au nombre de suffrages pro-Morsi lors des présidentielles, cela
invalidera le résultat du vote. Au-delà de cette conception fantaisiste du système
représentatif, la collecte des signatures se fait avec des modalités assez
douteuses, et s’accompagne d’une campagne médiatique impressionnante sur
laquelle même des opposants au gouvernement de Morsi expriment des
réserves.

Entre-temps, en avril 2013, la répression anti-grève franchit un cap: le


gouvernement a recours à l’armée pour briser la grève de 70.000 travailleurs
des chemins de fer, avec réquisition des conducteurs et encadrement militaire
des services.

Le 11 mai, le ministre de la Défense Sissi tente de rassurer Morsi en réaffirmant


sur sa page Facebook la neutralité prétendue de l’armée: « La simple idée
d’impliquer l’armée dans la vie politique d’un pays est extrêmement dangereuse,
car cela pourrait transformer l’Égypte en un nouvel Afghanistan ou une nouvelle
Somalie ». En juin 2013, Ahmad Shafiq (ex-rival de Morsi à la présidentielle)
rejoint Tamarrod. Une bonne partie des hauts fonctionnaires et la police elle-
même appuient désormais la campagne. D’après J.-P. Filiu, « l’implication des
services de sécurité était de moins en moins discrète, au point d’embarrasser les
opposants les plus sincères ». (op. cit., p. 227).

Finalement, les militants annoncent avoir atteint 15 millions de signatures –


chiffre supérieur au nombre de votes pro-Morsi aux élections – et lancent
l’appel pour une grande manifestation le 30 juin 2013 (anniversaire de
l’investiture de Morsi). Le 15 juin Morsi annonce la rupture complète des
relations avec le régime de Bachar Al-Assad et demande à l’ONU d’instaurer une
zone d’exclusion aérienne sur la Syrie, ce que les militaires voient d’un mauvais
œil. Outre que c’est une rupture historique dans les relations entre les deux pays
(qui formèrent ensemble la République Arabe Unie de 1958 à 1961), ils
craignent sans doute que Morsi ne tente de contourner ses difficultés internes
en s’invitant dans le conflit syrien aux côtés de l’opposition islamiste à Al-Assad.
Une déclaration de Tamarrod qualifie la démarche de Morsi d’« intervention
d’une personne effrayée sentant que sa fin est proche ». Le 22 juin, la page
Facebook du porte-parole des forces armées diffuse une déclaration de Sissi où
se mélangent les appels à la réconciliation nationale et les mises en garde
adressées au gouvernement. Le 29 juin, le nombre (de toute façon invérifiable)
de signatures a atteint les 22 millions. Le 30 juin, des manifestations
gigantesques ont lieu, accompagnées de chorégraphies de l’armée de l’air
(drapeaux de l’Égypte et nuages en forme de cœur!).

3.3 – Technique d’un coup d’État

Le 1° juillet 2013, l’état major de l’armée publie une déclaration où il donne 48


heures au gouvernement pour répondre favorablement « aux demandes du
peuple » (plus prosaïquement : pour accepter des élections anticipées).
Mahmoud Badr, au nom de Tamarrod, fait appel à l’intervention de l’armée. Le
2 juillet des affrontements ont lieu aux alentours de l’Université du Caire, et se
poursuivent jusqu’au lendemain, provoquant la mort de 22 personnes. Le 3
juillet, une délégation de Tamarrod – dont certains de ses fondateurs – est reçue
par Sissi. Plus tard dans la journée, les militaires arrêtent Morsi et commencent
à démanteler l’organisation des Frères Musulmans. Sissi s’adresse à la nation en
direct. Pendant le discours, il est entouré du cheikh d’Al-Azhar, du Pope de
l’église copte Tawadros, de Mahmoud Badr, d’El-Baradeï et de Younis
Makhyoun (Nour), ces deux derniers assis l’un à coté de l’autre. Wael Ghonim
approuve certainement, mais depuis chez lui. Cela dit, la Constitution est
suspendue. « L’état de grâce de la “rébellion” citoyenne n’avait duré plus
longtemps que l’ultimatum de Sissi à Morsi ». (op. cit., p. 229).

Le 5 juillet, au Caire, des affrontements entre manifestants pro-Morsi et pro-


armée font 25 morts. Quelques milliers de partisans de Morsi se rassemblent là
où ce dernier serait détenu, au Club de la Garde Républicaine. Le
rassemblement se transforme en sit-in prolongé, afin de réclamer la libération
de l’ex-président. Le matin du 8 juillet, la police et l’armée interviennent pour
dégager le sit-in: au moins 51 morts. Le même jour, Adly Mansour, nommé
président par interim, rend publique une déclaration en faveur d’une nouvelle
Constitution (ce serait la troisième en deux ans).

Histoire de confirmer sa victoire sur les Frères Musulmans, Sissi lance le 24


juillet un appel pour une grande manifestation « contre le terrorisme » le 26
juillet. Le front El-Baradeï-Sabbahi et Tamarrod s’y rallient. Le 26 juillet, des
millions de personnes répondent à l’appel de Sissi. De nouveaux affrontements
avec des militants fréristes font des dizaines de morts. Cela ne suffit pas. La
répression anti-frériste continue. Plusieurs milliers de manifestants pro-Morsi
étaient rassemblés place Rabiya al-Adawiya et place Al-Nahda pour des sit-ins
réclamant le restitution du pouvoir au président démocratiquement élu. Ces sit-
ins duraient depuis plusieurs semaines. À la mi-août, les deux sit-ins sont
évacués par les forces de l’ordre, avec usage de blindés et tirs dans la foule. Place
Rabiya al-Adawiya, il y a des centaines de morts.

« Human Rights Watch dénonça “le pire incident de tuerie de masse dans
l’histoire contemporaine de l’Égypte”. Du 14 au 18 août, plus de civils furent
tués, en cinq jours donc, que durant les 18 jours du soulèvement anti-Moubarak
(au moins 928, contre 846 en janvier-février 2011) ». (op. cit., p. 231).
Tout cela se passe principalement au Caire. Des représailles islamistes,
notamment à l’égard des coptes, ont lieu dans tout le pays (25 églises attaquées
dans 10 provinces le 14-15 août), stigmatisant – entre autres – le ralliement du
capitaliste Sawiris à Tamarrod. Au cours du mois suivant, 2.000 individus sont
arrêtés pour simple appartenance aux Frères Musulmans. Fin septembre,
l’organisation est déclarée illégale. Cela permet à l’État de se saisir de son
patrimoine physique et financier. Un comité est mis en place pour le répertorier.

Début octobre, nouvelle mobilisation de masse à l’appel des putschistes. Un


énorme rassemblement célèbre l’anniversaire de la guerre du Kippour contre
Israël. Des manifestants pro-Morsi tentent de rejoindre place Tahrir. Énième
accrochage: encore des dizaines de morts.

Fin décembre 2013, le comité d’enquête sur les biens de Frères Musulmans a
répertorié 1142 unités (sièges, associations, ONG, institutions caritatives, écoles,
centres médicaux, caisses de soutien aux prisonniers, etc.) liées directement ou
indirectement aux Frères Musulmans à travers les pays, dont l’État va se saisir
soit pour les incorporer aux Ministères, soit pour les fermer et en récupérer les
fonds. Selon certaines estimations, l’ensemble de ces saisies rapporte à l’État
plus d’un milliard de dollars. Cela s’ajoute aux saisies qui frappent
individuellement certains politiques et hommes d’affaires fréristes, dont Al-
Shater lui-même (condamné à la perpétuité en 2015, ses biens sont saisis en
2016).

Le 14 et 15 janvier 2014 se tient le référendum sur la nouvelle Constitution.


Celle-ci prévoit, entre autres, de « […] soustraire le budget militaire à l’examen
parlementaire, et partant à tout examen publique […]. Alors que la Constitution
de 2012 stipulait que le budget militaire doit être discuté par un Conseil national
de défense, dirigé par le président […], la nouvelle Constitution stipule (article
203) que le budget militaire est “inclus en un chiffre unique” dans le budget de
l’État ». (Gilbert Achcar, Symptômes morbides, op. cit., pp. 169-170). Taux de
participation à 38,6%, et taux d’approbation (invraisemblable) de 98,1%. Il est
vrai que, contrairement au référendum de décembre 2012, les salafistes de Nour
soutiennent maintenant l’armée. Quoi qu’il en soit, le résultat pousse le
président intérimaire Mansour à promouvoir Sissi au grade de maréchal. Mais
ce dernier démissionne de l’armée pour mieux se consacrer aux élections
présidentielles. Par ailleurs, une épuration anti-Frères a lieu au ministère de la
Justice. Le tribunal de Minya (ville au sud du Caire) condamne 37 islamistes
présumés à la peine capitale et 492 à la perpétuité. Même traitement pour 683
individus en février. Au total, environ 2.500 civils sont morts et 17.000 ont été
blessés dans les huit premiers mois après le putsch (et entre 22.000 et 41.000
détenus politiques sont incarcérés).

Le 26 et 27 mai 2014, se tient le scrutin présidentiel. Le nassériste Sabbahi est le


seul adversaire de Sissi. Plébiscite (certainement frauduleux) en faveur de ce
dernier, avec 97% des voix. Il bat le score de Moubarak en 2005 (88,6 %). C’est
la cerise sur le gâteau.

(à suivre)

R.F. – B.A.,
juin 2018
Episode 9 – Printemps Égyptien 2011-2013 : splendeurs et misères du
dégagisme

Dans la première partie de ce texte, il s’est agi d’identifier les composantes et le


devenir du capitalisme égyptien à la veille du Printemps Égyptien, puis de
reconstruire la séquence des événements qui se sont déroulés de janvier-février
2011 au coup d’État de juillet 2013 et à la période immédiatement suivante.
Dans cette deuxième partie, nous nous attacherons à une analyse d’ensemble de
ces événements sous leurs différentes facettes. Nous procéderons selon le plan
suivant :

4 – Acteurs sociaux et politiques

– Le prolétariat dans le mouvement des grèves

– Classe moyenne, mouvement des places et manifestations de rue

4.2.1 – Tahrir

4.2.2 – Islamisation

4.2.3 – Question du logement

– Les Frères Musulmans (…et les petits paysans)

– Salafistes, ultras et black bloc

5 – Du Printemps à l’hiver

– Déclenchement

– Juillet 2013 : une rupture de l’interclassisme?

– Fracture et purge dans la classe capitaliste

6 – Du coup d’État à aujourd’hui

7 – Conclusion

4 – Acteurs sociaux et politiques

4.1 – Le prolétariat dans le mouvement des grèves

Nous avons vu que, depuis 1991, la situation de la classe ouvrière se dégrade en


raison des privatisations et autres mesures d’assouplissement du rapport
capital-travail (zones économiques spéciales, CDD, etc.). Le syndicat unique et
officiel, l’Egyptian Trade Union Federation (ETUF), sent que cela va provoquer
de la grogne, et fait introduire une clause contre les licenciements trop massifs.
Cela ne fait que ralentir le processus. En 2004, le gouvernement de Ahmad
Nazif relance les privatisations. Des grèves éclatent de façon régulière – ce qui
est nouveau. Début 2011, on assiste à une très nette augmentation des «
incidents ». Les données ci-dessous sont approximatives, aussi bien pour les
valeurs que pour la définition de la variable suivie. Les labor protests englobent
les sit-ins, les assemblées, les manifestations et les grèves (cf. Fatima Ramadan
et Amr Adly, Low-Cost Authoritarianism : the Egyptian Regime and Labor
Movement Since 2013, Carnegie Middle East Center 2013). Mais ils donnent
une idée de la montée des luttes sur les lieux de travail à partir de 2004, de leur
forte augmentation de 2010 à 2012, ainsi que de leur recul brutal au deuxième
semestre 2013, après la chute de Morsi.

Graphique 1 : « labor protests » en Égypte 1999-2013

Selon la même source, les conflits de 2013-2014 ont eu lieu pour 65% dans la
fonction publique, pour 21% dans les entreprises du secteur public, pour 14%
dans le secteur privé. Et cela malgré le fait que l’emploi se situe principalement
dans le secteur privé. On ne dispose pas de données analogues pour les années
antérieures. Il est de plus difficile de distinguer dans ces chiffres l’activité propre
au prolétariat. Mais on sait qu’elle a été importante. Premièrement, les
entreprises du secteur public comportent de grandes concentrations ouvrières
dont le poids spécifique est sans commune mesure avec les collectifs de travail
de la fonction publique proprement dite – en termes numériques aussi bien que
d’engagement dans les mouvements de grèves. On a déjà cité la Société
Egyptienne de Filature et Tissage de Mahalla, avec ses 24.000 ouvriers et
ouvrières. Deuxièmement, il faut souligner que tout au long de la montée de la
vague de grèves les revendications sont essentiellement économiques : les
demandes d’augmentation de salaire, les réclamations pour arriérés de salaires
ou de primes sont largement plus fréquentes que les revendications « politiques
» comme le renvoi d’un directeur corrompu ou, à un autre niveau, la rupture des
rapports diplomatiques et commerciaux avec Israël. Les images spectaculaires
de la place Tahrir font penser à une brusque explosion, mais la montée des
grèves était entamée bien avant janvier 2011. Et elles ont continué bien après les
journées « révolutionnaires » qui ont balayé Moubarak. L’industrie textile a été
au centre de ce mouvement, qui présente un certain nombre de spécificités.
Nous n’en retiendrons que quelques-unes :

premièrement, le caractère moléculaire et apolitique : « Enraciné dans des


réseaux informels et locaux des villes et des banlieues industrielles, le
mouvement des travailleurs n’a pas de direction nationale, pas d’organisation,
pas de programme. Il n’a que rarement appelé à la démocratisation et au
changement de régime politique […] ». (Joel Beinin, Workers’ protest in Egypt :
neo-liberalism and class struggle in 21st century, « Social Movement Studies »,
vol. 8, n. 4, novembre 2009, p. 451). La faiblesse des revendications politiques
est soulignée par tous les commentateurs (souvent pour la regretter). De même
pour l’absence de centralisation : « Les réseaux informels, locaux, qui ont
soutenu le mouvement sont par nature incapables d’organiser un mouvement
politique à l’échelle nationale ». (op. cit., p. 454). Mais le même auteur doit
reconnaître que cela n’empêche pas que l’action gréviste s’étende très
rapidement.

Deuxièmement, la forte présence de main-d’oeuvre féminine. Il s’agit souvent


de jeunes femmes (-25 ans) célibataires, employées surtout dans la production
de tissus et de prêt-à-porter, dans des postes non ou peu qualifiés et mal payés.
Elles représentent 35% de la main-d’oeuvre dans ce secteur et sont souvent à la
tête des grèves dans les entreprises publiques (Mahalla), mais parfois aussi dans
le secteur privé. J. Beinin cite l’exemple de l’usine Mansura-España Garment
Factory de Mansoura (delta du Nil). Active depuis 1985, cette usine a connu
plusieurs vagues de licenciements début 2007. Les effectifs sont passés de 1200
à 284 en quelques mois. Fin avril 2007, au moment où la fermeture de l’usine
est finalement annoncée, les salariés qui restent (pour les trois quarts des
femmes) font grève et occupent l’usine pendant 2 mois, poussant la direction à
renoncer. Leurs luttes ont parfois fait la une des journaux, qui montraient alors
des femmes en hijab, voire en niqab, mais pas tellement soumises. Malgré
d’autres grèves, elles ne pourront pas empêcher la fermeture de l’usine trois ans
après, et sa mise sous la tutelle du principal créditeur, United Bank. D’où une
dernière lutte acharnée pour obtenir les impayés de salaire et les indemnités de
départ, que United Bank ne veut pas concéder. « Allez bloquer la circulation
routière si vous voulez vos droits », répondent les employés de la banque aux
ouvrières qui réclament leur dû. Aussitôt dit, aussitôt fait. Mais un routier ruiné
est recruté par la police pour foncer sur l’attroupement des ouvrières avec son
camion. Une d’entre elles meurt dans l’ambulance, une autre est gravement
blessée. L’incident pousse la banque à régler les impayés et autres indemnités
(juin 2011)1.

Troisièmement, le conflit avec le syndicat unique et officiel. Une seule


bureaucratie, l’ETUF, détient le monopole de l’organisation et de l’activité
syndicales. L’ETUF est composée de 23 syndicats de branche. Chaque grève,
pour être approuvée, doit être votée par les 2/3 du Comité Exécutif national de
branche, et ensuite validé par le secrétariat national inter-branches. Autrement
dit, il est très difficile d’avoir le soutien de l’ETUF et de faire grève dans des
conditions légales. Cela entraîne toutes sortes de conflits entre les travailleurs et
le syndicat. Par exemple, en 2006, le comité de grève de Mahalla a lancé une
pétition (14.000 signatures au total) pour destituer le Comité Exécutif de l’union
locale du syndicat des travailleurs du textile, qui avait condamné la grève. Le
refus du secrétariat national s’est soldé par des milliers de cartes déchirées.
Mais, ces démarches pétitionnaires n’étant pas très efficaces, les ouvriers
s’impatientent parfois. Dans une usine de Kafr al-Dawwar (Alexandrie), il est
arrivé que les grévistes séquestrent des responsables syndicaux pour avoir le
soutien du syndicat.

En l‘absence de liberté syndicale, les revendications quotidiennes alimentent


des organes alternatifs qui cherchent à perdurer au-delà des luttes. Par exemple,
on trouve en Égypte un réseau d’ONG consacrées aux droits des travailleurs.
Elles essayent d’intervenir dans les conflits de travail et de les faire jouer comme
facteur de démocratisation. Avec un succès très limité, bien qu’elles aient
souvent été dénoncées par le pouvoir politique comme étant à l’origine des
conflits. On peut citer, parmi d’autres, le Center for Trade Union and Workers’
Services (CTUWS), dont la fondation remonte aux années 1990. Un
syndicalisme indépendant existe aussi. Il est illégal sous Moubarak, à la seule
exception du syndicat indépendant des collecteurs d’impôts fonciers
(IGURETA), légalisé en 2009. Il sort de la clandestinité et de l’éparpillement
après le 11 février 2011 – notamment avec l’apparition de l’Egyptian Federation
of Independent Trade Unions (EFITU), fondée de manière plutôt
bureaucratique le 30 janvier sur la place Tahrir – sans pour autant arriver à se
faire reconnaître comme interlocuteur dans les négociations. Ce syndicalisme
existe aussi bien en milieu ouvrier que dans la CMS : « Un an après la démission
de Moubarak, l’EFITU déclarait compter 200 syndicats et 2 millions de
membres entre cols bleus et cols blancs. L’EFITU a connu plus de succès auprès
des travailleurs de la fonction publique, tandis qu’elle est relativement faible
dans le secteur manufacturier. Ses principaux adhérents sont l’IGURETA, les
nouveaux syndicats indépendants des personnels de l’enseignement, de
l’Autorité du Transport Public du Caire, de la compagnie nationale des télécoms,
des PTT, des pilotes et des autres salariés de l’aviation ». (J. Beinin, op. cit., p.
12). Les syndicats indépendants parviennent néanmoins à se constituer
quelques petits bastions ouvriers, par exemple à Sadate City, où une zone
économique spéciale regroupe 50.000 travailleurs en 200 entreprises. Selon
Beinin, avant 2011 il n’y avait sur l’ensemble que deux syndicats d’entreprise.
Fin 2011, ils étaient une vingtaine. Les résultats sont cependant contrastés : «
Les organisations de Sadate City se sont établies grâce à une mobilisation de la
base, comportant de nombreuses grèves locales et manifestations en mai et juin
2011. […] Le 7 mai, 9.000 travailleurs de Beshay Steel se mettent en grève pour
demander le paiement de la prime de 15% qui venait d’être annoncée par le
ministre des Finances. La plupart retourne au travail le lendemain après avoir
obtenu satisfaction. Mais la direction considère que la prime ne s’applique pas
aux 1.500 travailleurs embauchés en CDD (la directive ministérielle n’était pas
claire à ce sujet) et leur interdit de revenir dans l’établissement ». (ibid.).

Ces quelques éléments peuvent faire penser aux mouvements de grève dans les
ateliers d’Asie (Chine, Bangladesh, etc.) des dernières années. Par ailleurs, une
autre analogie – moins réjouissante – est l’apparition de formes de luttes «
sacrificielles » (grève de la faim et menaces de suicides dans le cas de l’Égypte),
pour obtenir les arriérés de salaire ou éviter la fermeture de l’usine. À l’inverse,
nous n’avons pas trouvé de mention de destruction de l’outil de travail, tandis
qu’on voit apparaître – bien que rarement – des tendances autogestionnaires.
Quoi qu’il en soit, revenons un instant sur le caractère apolitique des grèves. On
explique souvent la faible politisation des luttes ouvrières par le niveau de
répression en vigueur sous Moubarak (et après…) :

« Le régime de Moubarak avait établi une distinction claire entre les


revendications relevant du cadre socio-économique, qui étaient tolérées, et
celles touchant aux questions politiques, qui ne l’étaient pas. Aussi, les ouvriers
avaient fait le “choix stratégique” de rejeter toute alliance avec les forces
politiques afin de ne pas violer ces règles du jeu non écrites, susceptibles
d’entraîner une répression systématique ». (Nadine Abdalla, Le mouvement
ouvrier et syndical au défi de la transition, in Bernard Rougier et Stéphane
Lacroix (sous la direction de), L’Égypte en révolutions, PUF 2015, p. 244)

À ce sujet, l’issue de la grève du 6 avril 2008 à Mahalla a certainement marqué


les esprits. Des cyber-activistes avaient essayé de transformer cette grève en une
grève générale politique contre le régime (nous y reviendrons dans le § 4.2),
d’où une forte répression anti-ouvrière. Cependant, un seul épisode n’explique
pas tout, et n’explique notamment pas que « cette défiance est restée la règle »
(op. cit., p. 245), avant la grève de Mahalla en 2008, et même après le 11 février
2011 – y compris sous le gouvernement des Frères Musulmans. Regretter
l’absence de politisation des grèves est typique du point de vue que la CMS porte
sur le prolétariat à travers le crible de ses propres buts (faire tomber Moubarak,
ou Ahmadinejad, ou …). Pour nous, ce n’est pas un manque ou une faiblesse :
c’est d’une part le signe que la classe ouvrière lutte en tant que classe, avec des
objectifs propres, et d’autre part cela confirme que cette classe n’est plus
porteuse d’un programme politique d’affirmation de soi à l’échelle de la société.

De façon générale, les privatisations et autres restructurations promues par le


gouvernement, notamment depuis 2004, ont engendré une baisse du niveau de
vie du prolétariat, ainsi qu’une détérioration de ses conditions de travail. Il est
probable que cette baisse a touché la CMS aussi, mais elle n’a pas réagi d’emblée
économiquement. Pour elle, la défense du niveau de vie passait tout d’abord par
une réforme politique. C’est normal, surtout dans le secteur public. Il s’agit pour
la CMS de faire confirmer par le gouvernement la place qu’elle occupe dans la
hiérarchie sociale, et qui justifie son sursalaire. Au niveau économique, c’est
donc le prolétariat qui a réagi de la façon la plus vigoureuse, et cela bien avant
2011. Cependant, s’il y a eu interclassisme, c’est que l’action du prolétariat pour
ses objectifs propres comportait aussi un rapport politique à l’État : quand ils
dépassaient les revendications immédiatement économiques, les salariés des
entreprises ex-publiques ont souvent appelé à une re-nationalisation de leur
entreprise; ou encore, les salariés demandaient que des dirigeants corrompus
soient limogés, que les syndicats indépendants soient reconnus au même titre
que ceux de l’ETUF (ce qui n’a jamais été obtenu), ou que l’ETUF soit
simplement dissoute. La revendication fréquente d’un salaire minimum légal
relève aussi du domaine politique. À cela, il faut ajouter que les réseaux
informels dont parle J. Beinin au sujet des grèves, et qui participent de la force
de celles-ci, comportent par leur dimension locale un potentiel interclassiste
allant au-delà d’une participation anecdotique de quelques prolétaires
individuels à une lutte de la classe moyenne. Si le rapport à l’État est l’en
commun qui unit les classes dans la lutte interclassiste, le réseau local (quartier,
ville) peut en être la forme ou le vecteur. On le verra plus en détail dans le
paragraphe suivant.

Il faut cependant souligner que les revendications ouvrières adressées à l’État ne


sont pas identiques à celles de la CMS. Entre revendiquer une re-nationalisation
de l’entreprise où l’on travaille (ou encore le changement de son management),
et exiger la mise à bas d’une caste corrompue, il y a proximité, mais aussi
différence – même si par ailleurs le langage des syndicats indépendants tend à
la gommer2. Dans le premier cas, le caractère politique de la revendication reste
ancré dans la réalité du salaire et des conditions du travail, faute de quoi il n’y
aucune raison pour l’avancer – notamment en Égypte, où l’impact d’une
privatisation sur les salaires et les conditions de travail est très sensible.

Fin janvier 2011, les ouvriers qui participent aux rassemblements anti-
Moubarak le font à titre individuel (pas de cortèges par entreprise ou par
branche, pas de banderole spécifique, etc.). Cela sera ensuite facilité par la
fermeture des lieux de travail décrétée par le régime début février. Le 6 février
tout le monde ou presque retourne au travail. Mais les jours suivants, les grèves
se multiplient. L’EFITU lance un appel pour que Moubarak démissionne, et
beaucoup de commentateurs lui attribuent (un peu vite) l’extension du
mouvement. Une vague de grèves engage des dizaines de milliers de travailleurs,
à Mahalla, chez les sous-traitants de l’Autorité du canal de Suez, dans l’énergie,
les chemins de fer et les transports publics en général. Par la suite, et au moins
jusqu’à la fin de 2012, aucun revirement politique ne parvient à calmer
l’escalade gréviste qui, selon les circonstances, englobe aussi une partie de la
CMS (enseignants, médecins, imams, etc.). Au premier semestre 2013, l’activité
gréviste connaît un fléchissement, mais demeure élevée. Comme le montre le
récit des événements que nous avons proposé dans l’épisode 8, Égypte 2011-
2013 : de Tahrir à Rabiya (aller simple), la chute des conflits du travail au
deuxième semestre 2013 ne correspond pas à une meilleure prise en compte des
revendications du prolétariat par le pouvoir politique. Nous essayerons plus loin
(§ 5.2) de mieux définir les causes de cette chute. Pour l’instant, limitons-nous
au constat suivant : de la même manière que la chute de Moubarak ou l’élection
de Morsi, la fin pacifique ou violente du gouvernement du PLJ n’était pas de
nature à satisfaire la classe ouvrière égyptienne qui, par ailleurs, n’avait pas de
raison d’avoir grande confiance dans l’armée. Le tribunal militaire pour faits de
grève et indiscipline au travail, introduit par Moubarak, n’a pas été pas saisi à
chaque conflit et n’a pas toujours donné lieu à des condamnations (amendes ou
emprisonnement), mais n’a jamais été mis en veille après sa chute. Et au
moment où la campagne Tamarrod se préparait, les militaires n’ont pas hésité à
briser la grève du personnel de la compagnie Delta Bus en déployant leurs
propres cars (février 2013)3, ni à réquisitionner les travailleurs des chemins de
fer (avril 2013). Ces épisodes n’auguraient rien de bon de l’armée au pouvoir.

Concluons : les grèves qui, à partir de début février 2011, contribuent fortement
à la chute de Moubarak sont en réalité un épisode dans une série pluri-annuelle
de grèves ouvrières. La « victoire » du mouvement de février 2011 n’arrête
nullement la vague gréviste. Bien au contraire elle la libère. À partir de février,
la lutte du prolétariat égyptien se fait en liaison avec celle de la CMS, sans que
les résultats obtenus s’en trouvent durablement améliorés au plan économique.
Là où des augmentations salariales sont obtenues, on peut imaginer que
l’inflation les érode rapidement. Au plan politique (droit du travail, salaire
minimum, liberté syndicale, etc.), les avancées sont très faibles, pour ne pas dire
nulles. D’où le fait que les grèves ne s’arrêtent pas.

4.2 – Classe moyenne, mouvement des places et manifestations de rue

4.2.1 – Tahrir

Au cours de la période 2011-2013, la classe moyenne salariée s’est manifestée


sous des formes multiples. Il y a d’abord ce que les commentateurs ont désigné
comme la jeunesse « éduquée », « laïque » ou « révolutionnaire », celle qui a
initié et pris en charge l’organisation logistique de l’occupation de la place
Tahrir.

Cette fraction de la classe moyenne, qui a son propre noyau militant, était déjà
engagée dans la contestation du régime de Moubarak depuis plusieurs années,
et essayait parfois de gagner la classe ouvrière à sa cause. Cela avait eu comme
principal résultat d’attirer plus d’ennuis aux ouvriers, sans qu’un mouvement
plus général ne se déclenche (si ce n’est sur internet). Par exemple, le
Mouvement des jeunes du 6 avril tient son nom du 6 avril 2008, date pour
laquelle les leaders ouvriers des Filages et Tissages de Mahalla avaient annoncé
une grève « économique ». Des cyber-activistes s’étaient emparés de ce projet et
avaient lancé sur Facebook un appel à la « grève générale contre la hausse des
prix et en solidarité avec les ouvriers ». Cet appel avait fait une cyber-tache
d’huile dans différents milieux et partis politiques. Du coup, le mouvement
prenant un tour politique, le gouvernement Moubarak avait appliqué sa
politique de répression dure. L’ETUF avait contraint les leaders de Mahalla à
publier un appel à renoncer à la grève. Le 6 avril 2008, il ne s’était pas passé
grand chose dans le pays, à part d’importantes manifestations à Mahalla même.
Celles-ci avaient été fortement réprimées (plusieurs morts). Le 6 avril 2009, la
page Facebook (70.000 followers) lance un nouvel appel à manifester. Les
revendications sont les suivantes : salaire minimum à 1200 LE/mois (env. 210
$), indexation des salaires, nouvelle constitution avec libertés syndicales et
politiques, arrêt des exportations de gaz vers Israël. Mais l’initiative ne
rencontre pas grand succès. À l’opposé, au début de 2011, la situation est mûre
pour que l’action de cette fraction de la classe moyenne rencontre du succès.
Lors de la toute première occupation de la place Tahrir, le 25 janvier 2011, le
régime emploie sa façon de faire habituelle en direction des mouvements
politiques et dégage la place le lendemain. Mais, pour des raisons qu’il nous
faudra analyser (voir § 5.1), cela fait rebondir le mouvement, qui réoccupe
aussitôt la place pour la garder jusqu’à la chute de Moubarak au moins. Comme
on l’a vu, la place sera encore occupée et dégagée à plusieurs reprises (en juin
2011 surtout). Cette pratique de lutte n’a pas lieu seulement à la place Tahrir :
les sources font également état de places occupées dans les autres grandes villes,
d’un campement devant le Parlement (9 février 2011), de nombreux tentatives
de sit-ins prolongés, etc.

Il n’est pas facile d’obtenir des informations précises sur le fonctionnement


matériel de l’occupation de la place Tahrir. Lors des rassemblements les plus
massifs, qui ont lieu principalement le soir, de façon que le plus grand nombre
puisse participer (après le boulot), on voit surtout une foule énorme et des
drapeaux d’Égypte partout. Les gens discutent et scandent des slogans, mais pas
seulement. Des musiciens plus ou moins professionnels s’y produisent, par
exemple le chanteur de rock Ramy Essam, une des icônes culturelles de Tahrir.
Parfois des projections ont lieu, comme dans le cadre de l’initiative Cinéma-
Tahrir. Elles montrent des séquences d’affrontement, des entretiens avec des
activistes, les violences policières, etc. Pendant le jour, on voit les tentes qui
hébergent les occupants. Ceux-ci ne sont pas forcement originaires du Caire.
Certains d’entre eux viennent de loin : Louxor, Manufeya, Suez, etc. Ces
déplacements sont parfois le produit d’arrangements avec les autorités des villes
d’origine. Par exemple, dans le sud du Sinaï, les notables locaux n’ont pas de
mal à convaincre la « jeunesse » qu’il fallait s’établir à Tahrir plutôt que
déranger les touristes:

« Au sud, c’est la tranquillité qui prédominait, en vertu d’un accord conclu entre
les grands cheikhs et les jeunes, au terme duquel ces derniers étaient enjoints à
partir faire la révolution (sic, ndr) sur la place Tahrir plutôt que dans leur
région. Les plus âgés, qu’ils soient ou non reconnus comme chefs tribaux ou
religieux, étaient convaincus de la nécessité économique de ne pas menacer les
revenus liés au tourisme ». (Ismail Alexandrani, Sinaï: la production du
terrorisme, in Rougier et Lacroix, op. cit., pp. 218-219).

Par ailleurs, une partie des occupants ne dort pas forcément sur la place.
Certains activistes ont de véritables bases dans les immeubles adjacents. Ils s’y
retrouvent pour discuter politique et suivre l’écho du mouvement sur les sites de
la presse internationale. Le mot d’ordre de la transition démocratique est
d’emblée prédominant sur la place, ce qui fait penser à une forte présence de
cadres politiques et/ou à un travail systématique d’intervention dans les débats
pour gagner à cette perspective les éléments moins politisés. On voit aussi un
service d’ordre qui contrôle les accès à la place, parfois en refoulant ceux qui
n’ont pas ou ne veulent pas montrer leurs papiers. Ses membres sont
reconnaissables par un badge qu’ils portent au cou. Les récits mentionnent en
outre des ateliers de dessin et de poésie. L’usage de portables et caméras pour
enregistrer ce qui se passe est très répandu sur la place. Nombre de participants
à l’occupation semblent très soucieux que tout soit filmé : « Tant qu’il y aura une
caméra, la révolution continuera » dit l’un des protagonistes du documentaire
The Square de Jehane Nouajim (2013). Outre les considérations sur la question
du filmage que nous avons formulé dans l’épisode sur Oaxaca (cf. § 2.2.7),
ajoutons que ce propos dit bien des choses sur la nature de la transformation
sociale qui est envisagée. La poursuite de la « révolution » est suspendue à la
possibilité d’en voir les images sur les médias ou les réseaux sociaux.

Il faut encore mentionner dans l’activité (sic) de la place Tahrir les nombreux
épisodes de harcèlement, voire de viols collectifs, qui ont eu lieu. On a vu des
services d’ordre ou des commissions prendre en charge la question, mais
toujours comme la question de la « protection de nos femmes ». Du reste, il
aurait été pour le moins étonnant que Tahrir s’avère être une île heureuse, alors
que l’Égypte se range parmi les pires pays du monde en matière d’égalité
homme-femme, d’incidence du viol, de misère sexuelle en général. La situation
des femmes sur la place Tahrir est un autre indicateur de la faiblesse de la
rupture qui s’y jouait. Signalons tout de même des groupes de soutien (mixtes
h/f) à Samira Ibrahim, l’une des femmes arrêtées le 9 mars 2011 ayant subi des
« tests de virginité », la seule à avoir porté plainte contre le CSFA.

4.2.2 – Islamisation

Le premier semestre de 2011 est le moment du plus grand élan pour ce segment
de la classe moyenne, majoritairement laïque et « branchée », qui a lancé le
mouvement d’occupation des places. À partir de l’été 2011, la place semble
s’islamiser de plus en plus. Elle est devenue un espace fondamental de visibilité
et de recrutement pour toute formation politique, même modérée. Cela vaut
également pour les multiples courants de l’islamisme politique. Il est cependant
probable que l’afflux de personnes sur les places et dans les rues a donné de la
visibilité à une partie de population déjà sensible à un certain islamisme des
pauvres. Par ailleurs, on voit aussi qu’une minorité de la « jeunesse » de Tahrir,
auparavant « laïque » et « révolutionnaire », s’islamise elle-même. Le cas
d’Omar Moustapha, amplement relayé par les médias égyptiens, est parlant à ce
sujet, et peut-être moins exceptionnel qu’on pourrait croire : étudiant en droit
vivant de petits boulots, membre du Mouvement des Jeunes du 6 Avril en 2011,
il adhère par la suite à un groupe de partisans de Hazem Abou Isma’il (voir §
4.4). Puis il part faire le djihad en Libye et y perd la vie en 2014, à 22 ans
seulement4. D’anciens camarades d’Omar ont raconté que la grande violence
pratiquée par les gouvernements de transition et Morsi a fortement contribué
au virage salafiste de ce jeune militant.

En effet, à partir de l’automne 2011 les temps forts du mouvement sont


davantage marqués par des batailles de rue contre les forces de l’ordre. Ces
batailles, comme celles de la rue Mohammed Mahmoud (cf. épisode 8, § 3.1)
font intervenir des segments sociaux hétérogènes : les militants d’orientation
démocratique et laïque, mais aussi – et de manière croissante – des salafistes,
ainsi que d’amples portions du prolétariat inactif et de travailleurs du secteur
informel (prolétaires ou classe moyenne). La composante salafiste populaire –
dont il faudra préciser les contours (voir § 4.4) – y prend un élan considérable,
d’une part parce qu’elle se trouve souvent en première ligne, mais aussi parce
que ses mots d’ordre sont plus radicaux. Ces salafistes affichent une position de
non-compromission absolue avec les survivances du régime moubarakiste, alors
que la grande partie de la mouvance démocratique laïque s’accommode de
démarches frontistes. La trajectoire du courant incarné par Hamdeen Sabbahi
illustre bien cette attitude plus conciliante. Lors des présidentielles, ce dernier a
eu de très bons résultats, y compris dans des milieux ouvriers (à Mahalla, par
exemple) ou très pauvres :

« Si la Haute-Égypte n’avait pas compté, il [Sabbahi, ndr] serait arrivé en tête


du premier tour : premier au Caire, à Alexandrie, à Port-Saïd, dans les
gouvernorats de Kafr al-Cheikh (son fief) et de la mer Rouge. En d’autres
termes, seul son score catastrophique en Haute-Égypte l’a éliminé de la course.
[…] Son discours ciblait à la fois les classes moyennes, la jeunesse
révolutionnaire [sic, ndr], l’électorat pauvre tenté par le salafisme et la fonction
publique ». (Tewkif Aclimandos, Hamdin Sabbahi, in Rougier et Lacroix, op.
cit., p. 304).
Sabbahi se rêvait comme représentant d’un interclassisme de gouvernement
héritier du nassérisme, option désormais impossible – si jamais elle a eu
quelque réalité. Mais après les élections présidentielles, l’allure contestataire de
Sabbahi a été compromise par sa collaboration avec des hommes de l’ancien
régime, Moussa notamment, dans le cadre du front commun anti-Frères.

Ce qui est curieux, c’est que l’islamisation de la lutte semble se passer


exclusivement dans la rue. Nous n’avons pas trouvé dans nos sources de récits
faisant d’état de « gardes rouges » islamistes allant encourager les grèves dans
les ateliers ou imposer la fermeture des commerces, ni de polices des moeurs
auto-organisées empêchant les femmes d’entrer dans des lieux de travail, ni par
ailleurs d’affrontements aux allures confessionnelles entre travailleurs sur ou
autour des lieux de travail, par exemple entre travailleurs musulmans et coptes.
Il est aussi spécifique aux violences de rue du type de la rue Mohamed
Mahmoud d’avoir comme cible principale, voire unique, les lieux du pouvoir
politique et les forces de la répression. Par exemple, on n’entend pas parler
d’attaques islamistes contre les sièges de l’ETUF, ni – dans l’autre camp –
d’actes d’hostilité contre les syndicats indépendants. Les mouvements de grève
et les protestations de rue semblent évoluer dans deux mondes distincts et
parallèles, même si des passerelles entre les deux ont certainement existé.

4.2.3 – Question du logement

La place Tahrir est restée le symbole de la « révolution ». Les énormes


manifestations qui s’y sont tenues ont regroupé des prolétaires (peu) et des
membres de la classe moyenne (beaucoup). En dehors des grands
rassemblements et en dehors des centre-villes, l’interclassisme a reçu une
impulsion plus souterraine et disséminée à partir des problèmes de logement, et
s’est nourri d’une multitude de situations locales. L’amélioration de la qualité de
vie en milieu urbain était l’une des revendications explicites de l’occupation de
la place Tahrir. Cependant, la chute de Moubarak se traduit par l’arrêt des
projets de construction et de réaménagement des quartiers formels. Les
quartiers informels continuent à se développer à grande vitesse. Ces derniers
étaient déjà la forme prédominante du développement urbain et, tout
populaires qu’ils soient, ils n’en sont pas moins des lieux de « mixité sociale ».
La spéculation immobilière, très importante au Caire (le pourcentage de
logements vides oscille entre 25 et 35% selon les sources) les concerne au même
titre que dans les zones réglementées.

« Au Caire, ils [les logements informels] rassemblent 63% de la population sur


17% de l’espace urbain et auraient absorbé 78% de la croissance démographique
entre 1996 et 2006. Leur population y est hétérogène et pas forcement
miséreuse. Le bâti (immeubles de briques) n’a rien à voir avec la morphologie
des bidonvilles. L’accessibilité y est renforcée par un système de transports en
commun informel (calèches, triporteurs et camions pick-up) très performant.
[…] Il ne faut donc pas tant voir les ‘achwa’iyyat [les quartiers informels, ndr]
comme la preuve d’une crise généralisée du logement que comme une forme de
réponse des couches populaires et même moyennes aux “politiques de
négligence” depuis les années 1970 ». (Roman Stadnicki, Une révolution
urbaine en Égypte?, in Rougier et Lacroix, op. cit., p. 281).
Le développement de ces quartiers ne s’accélère pas seulement au Caire. Selon
le même article, dans un quartier informel de Guizeh (banlieue du Caire) la
construction a été de 4,5 fois plus importante en 2011 et 2012 que de 2003 à
2011. À Alexandrie, environ 9.500 nouveaux bâtiments ont été construits entre
janvier 2011 et juin 2012 – contre 12.350 entre janvier 2006 et décembre 2010.
L’expansion des quartiers informels est aussi une conséquence de la conversion
des réserves de la classe moyenne en valeurs-refuge dans un contexte de crise
économique où la devise nationale est mise à mal. Les revendications à
caractère local qui surgissent en même temps que ces quartiers (apport des
réseaux électrique et hydraulique, collecte de déchets, etc.) sont portées par
l’ensemble des habitants, prolétaires et classes moyennes confondus. Leur base
matérielle, c’est tout autant les besoins immédiats de la population que la
tentative de (re)constituer des patrimoines, en ce qu’une simple adduction d’eau
fait monter le prix des logements. Cette dimension de lutte locale liée à l’habitat
a renforcé l’association entre les deux classes.

En résumé, la classe moyenne égyptienne, qui tentait dès avant 2011 de


contester le régime, mais sans succès, a fini par trouver la liaison avec le
prolétariat. Dans les immenses manifestations de la fin janvier/début février,
dans l’occupation de la place Tahrir et autres, ses thèmes et ses pratiques de
lutte se sont imposées comme ceux « du peuple entier ». Mais c’est dans la lutte
propre du prolétariat et dans les grèves multiples qui ont eu lieu que la classe
moyenne a trouvé son véritable allié, celui qui affaiblissait de façon décisive
l’ennemi commun, qu’il s’agisse de Moubarak, des militaires ou de Morsi. La
classe moyenne espérait que la chute de Moubarak s’accompagnerait d’une
démocratisation pacifique et rapide de l’État égyptien. Mais la suite des
événements a montré que les choses n’étaient pas si simples.

4.3 – Les Frères Musulmans (…et les petits paysans)

Fondée en 1928 dans la cadre de la monarchie égyptienne sous domination


coloniale britannique, la mouvance des Frères Musulmans a été utilisée par
Nasser puis déclarée hors-la-loi et persécutée. Le mouvement a repris au début
des années 1970 sous l’impulsion d’un pacte tacite dans le cadre de l’Infitah,
permettant d’un coté le retour d’une partie des capitalistes de la confrérie qui
avaient fui le pays, et donnant de l’autre une plus grande liberté d’action à une
nouvelle génération de militants basés principalement à la faculté de médecine
de l’Université du Caire. Officiellement illégale mais tolérée sous Sadate – qui
l’utilise contre la gauche nassériste et voit d’un bon œil l’islamisation des mœurs
– et sous Moubarak, la confrérie s’est développée pendant longtemps de
manière semi-clandestine par la conquête des syndicats professionnels (avocats,
médecins, pharmaciens, etc.) et de certaines universités, ainsi que par la mise en
place d’une multitudes d’associations de tout genre (caritatives, culturelles,
etc.). L’ouverture relative de l’économie dans la période post-nassérienne,
parallèlement à son rapprochement avec l’eldorado pétrolier saoudien,
installent une petite fraction pieuse au sein de la classe capitaliste égyptienne.
Cette fraction est engagée principalement dans l’import-export, les PME et
l’économie informelle. Parmi les capitalistes les plus célèbres membres de
l’organisation, il y a Khairat Al-Shater, propriétaire, entre autres, des boutiques
de luxe Istiqbal et premier adjoint du Guide Suprême Mohammed Badie (dont
la fonction est plutôt symbolique). Comme on l’a vu, la candidature d’Al-Shater
ne fut pas retenue au moment des présidentielles de 2012. Il y a aussi Hassan
Malek, avec lequel Al-Shater a fait fortune dans l’informatique (société
Sansabeel). Toutefois, nombre de capitalistes fréristes ne se sont investis que
partiellement dans l’organisation – soit par peur du régime, soit à cause du coût
élevé de l’activité politique islamiste. Ils laissaient ainsi plus de place à la classe
moyenne indépendante et, dans une moindre mesure, à la classe moyenne
salariée. Des tentatives de s’adresser aux milieux ouvriers ont eu lieu. Cela n’a
pas significativement modifié l’orientation politique de la confrérie, favorable à
la liberté d’entreprendre et opposée aux monopoles. Son usage politique de
l’islam est surtout axé sur la moralisation de la vie politique et la dénonciation
de la corruption. Et pour cause ! Entre 1996 et 2012, l’Égypte est passée de le
41ème au 112ème rang des pays le moins corrompus, sur 175. La corruption
(pots de vin, concussion, appels d’offre truqués, etc.) est devenue omniprésente,
intrinsèque même au fonctionnement du pays. Elle fausse les nouveaux espaces
de concurrence créés dans l’économie, tout comme la méritocratie en politique
et dans l’administration. Le préambule du PLJ affirme que :

« […] Notre vision de la politique est contraire à ceux qui estiment que la
politique est l’art du mensonge, de l’hypocrisie et de la traîtrise et qui affirment
que la fin justifie les moyens. Nous pratiquons, nous les fondateurs du parti
Liberté et Justice, la politique pour la nettoyer, la purifier et l’élever […] ».

Or, comme nous l’avons expliqué dans l’épisode sur la Tunisie (§ 3.4) – la
corruption concourt à empêcher la péréquation normale du taux de profit,
aidant les capitaux qui peuvent en supporter le coût à se valoriser de manière
adéquate (aux dépens des autres, bien sûr). Si la mobilité des capitaux à travers
les branches n’était pas entravée, les capitalistes fréristes pourraient, par
exemple, acheter aux enchères des entreprises publiques à privatiser, gagner des
appels d’offres qui leur sont pratiquement interdit et, en général, investir dans
des secteurs où ils ne peuvent pas pénétrer.Mais, dans ce cas, la répartition plus
égalitaire de la masse de la plus-value sociale entre les différents capitaux
déboucherait sur des taux de profit trop bas pour tout le monde. La seule
solution, pour les capitalistes fréristes, serait donc de prendre la place des crony
capitalists, et de pratiquer à leur tour, pour protéger leurs positions, cette même
corruption contre laquelle ils protestent.

Toujours est-il que les capitalistes fréristes ont un grand besoin de gagner des
positions dans l’État pour développer leur business. Au cours des années 2000,
il devient de plus en plus difficile de tenir la confrérie à l’écart du système
politique, ce qui réactive la répression à son égard. En 2005, les Frères
Musulmans participent aux législatives. Ils n’y sont pas autorisés, mais les
candidats se présentent sur d’autres listes ou dans d’autres partis. Ils arrivent
ainsi à placer 20% de députés au parlement, malgré la répression policière et les
fraudes électorales. En 2007, un procès contre un certain nombre d’hommes
d’affaires fréristes débouche sur plusieurs condamnations pour corruption et
autres délits financiers. La faction de Gamal Moubarak est probablement
derrière le coup. Al-Shater lui-même est condamné à 7 ans de prison (il sera
amnistié par le CSFA en 2011). C’est donc dans un état de considérable
affaiblissement que les Frères Musulmans se présentent sur la scène à la veille
de soulèvement anti-Moubarak.
La chute du régime, inattendue, semble mettre en place toutes les conditions
pour une meilleure pénétration des intérêts fréristes dans l’État :
marginalisation du clan Moubarak (père et fils), donc décapitation d’une
importante fraction concurrente, libertés politiques (le PLJ voit le jour au
printemps 2011) et scrutin démocratique, avec un potentiel de capitalisation sur
le mouvement protestataire lui-même. La suite des événements n’a pas
confirmé cette perspective. C’est en premier lieu parce que les Frères
Musulmans se sont retrouvés face à un autre concurrent mieux positionné,
mieux armé, trop puissant pour eux : les militaires. C’est aussi qu’ils ont été à
peu près toujours à la remorque des événements, et que leurs succès provisoires
étaient en fait très fragiles. Déjà en 2005, si leur résultat aux législatives avait
tant marqué l’opinion publique et le médias, c’est surtout parce qu’il semblait
s’inscrire dans une progression de la mouvance dans plusieurs pays, comme par
exemple la victoire électorale du Hamas à Gaza l’année suivante. Les bons
résultats électoraux de 2005 sont cependant à relativiser : compte tenu de la
très faible participation (23% seulement), et mise à part l’incidence des fraudes,
il apparaît que 4,6% seulement des inscrits auraient voté pour les Frères. En
janvier-février 2011, ils ne sont pas à l’initiative du mouvement et ne le
rejoignent qu’en cours de route, de façon hésitante. Ils ne s’adressent que très
peu à la « jeunesse » contestataire comme possible bassin de votes5. La seule
victoire nette est celle des premières élections législatives de l’après-Moubarak,
tandis que le score qui permet à Morsi de passer au deuxième tour des
présidentielles et enfin de les gagner est en vérité médiocre.

Pendant les 12 mois de gouvernement, l’exécutif de Morsi se fait surtout


remarquer par son incapacité à relancer l’économie du pays et à faire cesser les
grèves et manifestations. Les Frères n’arrivent ni à se faire l’agent d’une
recomposition de la classe capitaliste égyptienne, ni à rassembler durablement
d’autres fractions de classes. Ils tentent surtout de placer leurs hommes dans
tous les rouages de l’État, ce qui provoque une hostilité certaine. Face à celle-ci,
l’absence d’une base sociale « populaire » stable dans les grandes villes et dans
le milieu urbain en général a été un facteur de fragilité. Les Frères sont connus
pour être les pourvoyeurs d’un welfare de substitution en milieu urbain. Les
analyses indiquent cependant que l’étendue de ces activités caritatives a
beaucoup de mal à se traduire en une extension conséquente de leur base
électorale, et même que la proportion de ces activités réellement adressée aux
plus démunis est plus faible qu’on pourrait croire. Par exemple, une étude du
début des années 2000 souligne que la dispense de soins par les centres
médicaux de la confrérie s’adresse principalement à des membres de la classe
moyenne6. Rougier et Bayoumi mentionnent une autre étude, plus récente,
selon laquelle « pour l’année fiscale 2010-2011, les “patients pauvres” ont
représenté 4% du total des patients qui sont passés par l’un des trente centres de
l’Association médicale islamique (Al-jam’iyya al-tibbiyya al-islamiyya) établie
par les Frères musulmans ». (Sociologie électorale de la séquence 2011-2013, in
Rougier et Lacroix, op. cit., p. 179, note 2).

Au-delà de la bourgeoisie pieuse et de la classe moyenne indépendante, c’est


principalement dans la population rurale que les Frères Musulmans ont pu –
pendant un temps – asseoir leur ascension. Parlant de la trajectoire électorale
du PLJ, les mêmes auteurs arrivent à parler d’affirmation politique du fellah
égyptien, considérant qu’il y a eu
« […] une corrélation très forte entre une catégorie socio-professionnelle – les
agriculteurs – et le vote Morsi. […] La catégorie ‟agriculteurs” doit être affinée.
En l’occurrence, elle correspond ici aux franges les plus vulnérables de la
population agricole – petits propriétaires, locataires de parcelles de terres et,
surtout victimes de la loi n. 96 (voir plus loin, ndr) […]. On peut formuler
l’hypothèse selon laquelle, en l’absence de protestation du monde paysan – et en
dépit des nombreux conflits locaux provoqués par l’entrée en vigueur effective
de la loi à la fin des années 1990 –, ce sont les élections de 2012 qui ont traduit
la protestation sourde du monde paysan […]. Pendant la séquence électorale
2001-2012, les familles de grands propriétaires, longtemps alliées au PND,
n’étaient plus en position de contrôler le vote des campagnes ». (op. cit., pp. 181-
182).

Même des auteurs qui valorisent les paysans et leurs luttes comme foyers de
résistance à la mondialisation doivent reconnaître que, bien que libéral, « le
mouvement islamiste a une forte audience parmi les ruraux et les paysans »7.
Cette forte audience semble à première vue mal se conjuguer avec le libéralisme
des Frères. En réalité, il s’agit en bonne partie d’un libéralisme de PME et de
professions libérales qui se sentent écrasées par les « gros » : le grand capital
oligopoliste, l’État par la pression fiscale légale (impôts) ou illégale (pots de vin).
En quoi la petite entreprise agricole étranglée par le landlord ne pourrait pas se
reconnaître en lui? Selon les mêmes auteurs, « le sentiment d’avoir été trahis
par les Frères Musulmans » à cause de promesses électorales non tenues «
explique le retournement des campagnes contre le pouvoir islamiste »8 et leur
ralliement final à Tamarrod.

Les rapports ville-campagne et la question agraire/paysanne sont souvent


négligés par le courant communisateur. Or c’est seulement sous cet angle qu’il
est possible de comprendre la base sociale et électorale des Frères Musulmans.
En Égypte environ la moitié de la population vit encore à la campagne. Les
paysans (petits propriétaires, locataires, semi-prolétaires, etc.) représentent une
partie relativement importante de la population active, formelle (3,6 millions) et
informelle. Nasser et même Sadate avaient dû composer avec eux de diverses
façons. La réforme agraire de 1952 avait introduit de multiples mesures en leur
faveur : confiscation et redistribution des terres des latifundistes, limitation
dans la centralisation de la propriété foncière agricole, protection des fermiers
insolvables contre les grands propriétaires, etc. Les bénéficiaires de la
redistribution des terres devenaient des locataires de l’ État, auquel ils payaient
un petit loyer. Avant 1952, moins de 3% de la population était propriétaire de
55% au moins des terres cultivables, tandis que 87% des paysans étaient
complètement dépourvus de terre. Les mesures nasséristes ont eu le
remarquable effet de créer une foule de petits paysans attachés à de petits lopins
(souvent inférieurs à 2 hectares), travaillant dans des conditions archaïques.
Restées pendant longtemps à l’abri de l’Infitah, ces mesures n’ont été abrogées
qu’au cours des années 1990, avec la loi dite « n. 96 », qui rétablissait les droits
des anciens propriétaires et leur conférait le pouvoir de fixer les loyers. Depuis,
les loyers n’ont fait que croître, passant de 100 livres égyptiennes par acre
(montant inscrit dans la loi de 1952 et resté inchangé pendant quarante ans) à
3.000 livres en 2005 (moyenne nationale). Conformément à sa situation de
classe et à ses intérêts immédiats, cette petite paysannerie tente, tant bien que
mal, de résister à l’urbanisation et à la prolétarisation – surtout depuis que
l’industrialisme d’État (et la grande création d’emplois qu’il avait entraînée)
s’est épuisé. En même temps, elle constitue un ample bassin de clientélisme
politique. Tout cela a considérablement ralenti l’exode rural, comme le montre
le graphique ci-dessous.

Graphique 2 : Égypte (1960-2015), population rurale (en % du total)

Les attaques qu’elle subit depuis le milieu des années 1990 ont poussé la
paysannerie vers les Frères Musulmans. Déjà avant le tournant de janvier-
février 2011, « les villes connaissent une participation électorale bien moins
importante que les gouvernorats ruraux […] les citadins n’avaient rien à
attendre d’un scrutin sans enjeu, tandis que […] la participation rurale s’est
opérée au détriment des grands patrons politiques dispensateurs de ressources,
illustrant l’expression d’un mécontentement durable et profond des campagnes
égyptiennes vis-à-vis de leurs élites traditionnelles ». (Rougier et Lacroix, op.
cit., p. 166). Aux présidentielles de 2012, le clivage entre le Delta du Nil et la
Haute-Égypte ainsi qu’entre les gouvernorats urbains et ruraux des deux
régions dans les scores des différents candidats, est saisissant. De plus, les zones
urbaines les plus pauvres ne se montrent pas spécialement orientées vers le vote
frériste. Au Caire, dans le district pauvre de Bab al-Cha’riya, les Frères
n’obtiennent que 13% de voix (Sabbahi: 29,5%; Shafiq: 29,15%). Dans celui, très
pauvre, de Dar al-Salam, ils arrivent à 20%, mais encore derrière Sabbahi
(32,4%). De même à Imbaba (Guizeh), où les Frères Musulmans sont pourtant
très présents.

Concluons : le bilan des Frères Musulmans comme acteur du Printemps


Égyptien doit être largement relativisé. Cette appréciation ne concerne pas
l’ensemble de l’islam politique : on verra qu’il en a été autrement pour les
salafistes. Elle ne suggère pas non plus que l’islamisation des mœurs se soit
arrêtée, ni que le prolétariat y serait par nature étranger ou hostile. Cependant,
il faut voir que cette islamisation n’entraîne que de façon très limitée une
adhésion prolétarienne aux partis islamistes et que, de façon générale, les
orientations et prises de position des différentes classes et fractions de classes
n’obéissent pas à des motifs confessionnels – ce qui devrait être une banalité,
mais il est bon de le rappeler9.

Il est vrai que les classes moyennes (salariée ou indépendante) ont soutenu la
confrérie. Au-delà des professions libérales, qui sont un bastion frériste, la CMS
a parfois soutenu la confrérie aussi. Pour ne donner qu’un exemple, Wael
Ghonim a appelé explicitement à voter pour Morsi lors des présidentielles. Mais
la CMS est aussi massivement descendue dans la rue pour le contester. Même
au niveau des classes moyennes, l’option islamiste réaliste incarnée par les
Frères s’est révélée insatisfaisante et sans avenir, prise qu’elle était entre le
démocratisme dur de la plupart des activistes de Tahrir et l’islamisme dur du
salafisme populaire. L’isolement des Frères – social plus que politique – qui s’en
est suivi contribue à expliquer la dureté de la répression qui s’est déchaînée
contre les Frères Musulmans après le coup d’État.

4.4 – Salafistes, ultras et black bloc

De façon très générale et sans entrer dans des disputes de spécialistes, on peut
dire que le salafisme est un courant culturel de l’islam sunnite qui revendique
une lecture rigoriste du Coran et phantasme une reforme sociale inspirée des
institutions et des modes de vie islamiques de la période omeyyade (661-750). Il
connaît d’innombrables ramifications, allant du quiétisme et de l’apolitisme
absolus à la pratique terroriste, en passant par des formes de militantisme
plutôt bon enfant.

La Prédication Salafiste est la principale association salafiste égyptienne.


Tolérée par Moubarak comme un moindre mal par rapport aux Frères
Musulmans, elle était peu politisée avant sa chute. En juin 2011, lorsque le parti
Nour est fondé, la Prédication salafiste le reconnaît comme son émanation
politique. Cependant, il faudra à la Prédication un an et demi de luttes et de
manœuvres pour s’assurer le contrôle direct de Nour. Le parti a obtenu le
résultat inattendu de 25% des suffrages aux législatives de fin 2011. Ce résultat
n’est pas la conséquence d’une forte présence militante de Nour dans les
manifestations contre le CSFA durant la phase de transition vers le nouveau
parlement. La Prédication salafiste aussi bien que Nour ont de façon générale
une ligne plutôt quiétiste. Ce n’est que tardivement que les militants de la
Prédication ont rejoint les manifestations anti-Moubarak. Après la chute du
dictateur, ils sont retournés chez eux. L’entrée rapide de Nour au parlement
d’abord, et au gouvernement avec les Frères Musulmans ensuite, puis la
mainmise définitive sur le parti, ont éloigné encore plus la Prédication salafiste
de toute tendance contestataire. Même le passage de Nour à l’opposition en
janvier 2013 est moins un retour dans la rue qu’un ralliement purement
politicien à l’armée. La nouvelle direction du parti visait à gagner sa
bienveillance au moment où se préparerait la chute des Frères Musulmans, ce
qui en fera, à terme, le seul grand parti islamiste. On peut ajouter que le
programme politique du parti s’est adouci au fil des mois : application graduelle
de la charia, pas d’interdiction de l’alcool, pas d’interdiction du maillot de bain
féminin, etc. Au final, il est probable que le succès de Nour aux législatives a été
l’effet indirect d’un militantisme salafiste diffus et autonome par rapport à Nour
lui-même. L’audience et l’étendue de cette nébuleuse que nous appellerons
salafisme populaire sont considérables, et se sont manifestées au grand jour
avec la candidature indépendante de Hazem Abou Ismail aux élections
présidentielles.

Avocat de formation, ancien membre des Frères Musulmans, candidat aux


législatives de 2005, élu dans le syndicat professionnel des avocats, connu pour
ses prêches sur les chaînes satellitaires de la mouvance, Hazem Abou Ismail est
parmi les premiers salafistes à rejoindre la place Tahrir en janvier-février 2011.
Il annonce sa candidature aux présidentielles dès mai 2011, alors que la date
n’en est pas encore fixée. Ses thèmes de prédilection, qu’on retrouve également
dans l’ensemble de la nébuleuse dont il est expression, sont : la nécessite
d’appliquer intégralement la charia, par la ségrégation des genres sur les lieux
de travail par exemple, mais aussi par une attention particulière aux plus
démunis ; le nationalisme, égyptien ou islamique selon les cas, contre les
puissances étrangères (États-Unis et Israël principalement) ; la nécessité de
mener à son terme la « révolution » commencée le 25 janvier 2011, jusqu’à la
rupture totale avec l’ancien régime – contre les survivances moubarakistes,
contre l’armée, contre le camp laïque et libéral qui se satisfait d’un changement
de façade. Ces thèmes, déclinés de manière simple et cohérente, peuvent plaire à
certaines franges des Frères Musulmans ou de Nour, mais ont du succès surtout
auprès d’une jeunesse sans appartenance politique ou idéologique. Et, par leurs
formulations clivantes, ils obligent à se positionner10.

La campagne électorale de Hazem Abou Ismail est étonnante à plusieurs égards.


Le dépôt de sa candidature, le 30 mars 2012, donne lieu à de vraies
manifestations de masse avec des dizaines de milliers de participants. Son
dossier de candidature comporte plus de 150.000 signatures, beaucoup plus que
les autres candidats. Dès mars, les sondages le projettent à plus de 20%, voire
même en tête du premier tour. Cela provoque des dissidences même à la base
des partis islamistes. Le problème est sensible surtout chez Nour. Des militants
de base, des oulémas, et même une dizaine de députés fraichement élus aux
législatives défient la discipline de parti en affichant leur soutien à Hazem.

« Tout cela révèle une nouvelle fois la nature du phénomène qu’incarne Abou
Isma’il. Alors qu’il n’est soutenu par aucun parti, il est le candidat qui semble
mobiliser le plus facilement. Surtout, les partisans d’Abou Isma’il mettent à
profit toutes les occasions qui leur sont offertes pour se manifester dans la rue,
qu’ils jouent volontiers contre les institutions […] ». (Stephane Lacroix et
Ahmed Zaghoul Chalata, Le salafisme révolutionnaire dans l’Egypte post-
Moubarak, in Rougier et Lacroix, op. cit., p. 202)

Mais le 14 avril 2012 la candidature d’Abou Ismail aux présidentielles est


rejetée. Le prétexte vient d’une loi qui interdit aux candidats d’avoir des proches
binationaux ou étrangers. La mère d’Abou Ismail aurait reçu la nationalité
américaine à une époque où elle vivait aux États-Unis. Le rejet de sa
candidature va d’ailleurs provoquer des vives réactions, dont la manifestation de
la rue Abbassiyya et sa répression sanglante. Le leader ayant été mis hors-jeu, la
mouvance se disperse en un archipel de partis et groupuscules pour tous les
goûts, qui ont tous en commun de maintenir, d’une manière ou d’une autre, la
référence à la « révolution », au bas peuple, voire même à la « doctrine » d’Abou
Ismail : Parti du Peuple (qualifié de salafo-gauchiste), Parti de la Nation,
Coalition de la Nation, Hazimoun (« les déterminés »), Lazim Hazem (« il faut
Hazem »), Awlad Abou Ismail (« les enfants d’Abou Ismail »), Tullab al-Charia
(« ceux qui demandent la charia »), etc. Dans la mesure où l’intégration au
système des partis lui est interdite, le salafisme populaire est condamné à rester
une mouvance instable, aux contours flous. Cela alimente aussi sa vitalité, car
son intégration entraînerait la perte de sa dimension contestataire. À partir de
l’été 2012, un groupe particulier de cet archipel va incarner cette dimension :
Ahrar (« les libres »). Ahrar se veut « un mouvement de jeunesse rassemblant
tous les types de jeunes épris de liberté, au sens total et entier […], leur propre
liberté, celle de leur pays et de leur terre, cette liberté dont ils trouvent
l’incarnation dans la voie de l’islam authentique », un mouvement «
indépendant de toute organisation, parti, groupe religieux ou politique » qui «
soutiendra les opprimés quelle que soit leur appartenance religieuse, politique
ou intellectuelle » (op. cit., p. 207). Ahrar compte parmi ses adhérents de
nombreux ultras de foot et beaucoup d’étudiants. Il reprend à son compte tout
un imaginaire contre-culturel rebelle qui va des hymnes ultras jusqu’au
mouvement hacker Anonymous. C’est le seul mouvement qui va ouvertement
rejeter la nouvelle Constitution de décembre 2012, et se montrer méfiant vis-à-
vis de la campagne Tamarrod :

«[…] à l’approche du 30 juin 2013, il [Ahrar, ndr] s’est fait fort de renvoyer dos à
dos les “marchands de sang” (tujjar al-dam) et les “marchands de religion”
(tujjar al-din) du camp pro-Morsi […]» (op. cit., p. 209)

Avec le putsch, le jeu se fait trop dur pour des acteurs certainement tenaces,
mais petits et dispersés comme le sont ces groupes salafistes. Le 4 juillet 2013
l’armée fait arrêter Abou Ismail, tandis que la plupart des groupes rejoignent la
mobilisation frériste contre le coup d’État, tout en marquant une autonomie et
une identité propres, qui finiront cependant par s’estomper à moyen terme.

Pour conclure sur cette nébuleuse salafiste, il est probable que sa base sociale
mélange des prolétaires à toutes sortes de classes moyennes (salariée et
indépendante, inférieure et supérieure). C’est, à première vue, un objet un peu
énigmatique pour un observateur occidental. Précisons : le salafisme populaire
n’est pas le terrorisme djihadiste ou la guérilla. Le plus souvent, il reconnaît la
nécessité de la voie parlementaire. Il reproduit en quelque sorte la séparation
social-démocrate entre programme minimum (un gouvernement de la réforme)
et programme maximum (le califat). Dans d’autres conditions, la démocratie
peut le digérer. Chez les plus jeunes, on y retrouve aussi beaucoup d’éléments
qui caractérisent les mouvements d’indignés laïques en Europe, et notamment
le rejet politique de la Politique, la revendication de l’identité nationale (qu’on
pense à la place Syntagma d’Athènes, où le seul drapeau admis était le drapeau
grec), et surtout la désignation de la jeunesse comme sujet politique. Cette
catégorie générationnelle n’est en rien naturelle. Elle a une histoire. Son
émergence est liée à celle de la CMS car elle apparaît, en gros, avec cette classe
sociale pour laquelle l’accès au marché du travail salarié est retardé par les
études.

La nébuleuse du salafisme populaire présente une certaine porosité avec le


milieu des ultras de foot. Dans la plupart des cas, il s’agit d’associations
anciennement rattachées aux organisations de jeunesse des Frères Musulmans.
En raison des compromissions des Frères avec le CSFA, ces associations ont
rompu avec la maison-mère. Certains commentateurs ont voulu voir dans les
ultras une sorte de fraction prolétarienne du mouvement des places en Égypte.
C’est abusif. Surtout, cela ne donne pas un contenu « plus révolutionnaire » au
mouvement des places. D’ailleurs, à quelle classe appartiennent les ultras ? Il
faudrait savoir quel revenu est nécessaire pour pouvoir s’acheter de manière
régulière des places aux matchs de foot dans un pays aussi pauvre. Même en
admettant que la sociologie des groupes d’ultras est plutôt prolétarienne (ce qui
n’est pas sûr), la reproduction de l’identité ultra au sein du mouvement pose
problème. À part une certaine familiarité (supposée ou avérée) avec la violence,
rien ne distingue le statut de supporter de celui d’adepte de la musique
traditionnelle ou de la musique pop, d’omnivore ou de végétarien, etc. Ce sont
des préférences de consommation. Nombre d’identités non classistes ont un
substrat bien plus solide. Alors pourquoi les ultras demeurent-ils repérables en
tant qu’ultras dans le mouvement ? Sans doute en raison du rôle d’auto-défense
qu’ils sont amenés à assumer dans les manifestations et les rassemblements. On
a déjà vu ce type de délégation dans le cas des bandes de chômeurs et zonards
de la « commune » de Oaxaca, où les jeunes se définissaient eux-mêmes comme
« un groupe d’auto-défense bien organisé ». Le même type de définition
s’applique parfaitement ici.

Le fait que la question militaire soit prise en charge par ceux qui ont déjà
l’habitude d’affronter la police indique surtout une absence de dynamique
collective. D’une part, l’intervention des spécialistes de la violence évite aux
autres de se confronter directement à cette forme de pratique. Les
affrontements incitent à s’individualiser, à prendre l’initiative, etc. seulement si
la violence sort du ghetto des spécialistes (hooligans ou autres) et circule à
travers l’ensemble des manifestants. Dans le cas contraire, on a un double effet
de massification, tant du côté des manifestants pacifiques que de celui des plus
turbulents. D’autre part, si les spécialistes de la violence restent tels, c’est aussi
que les modalités d’affrontement, toutes violentes qu’elles soient, demeurent
relativement connues, voire répétitives… D’autres analyses mettent l’accent sur
le mode de vie transgressif des ultras, prétendument antagonique au respect
omniprésent de la religion qu’on a vu dans les rassemblements. C’est une vue de
l’esprit, car leur socialité strictement masculine est conforme à l’islam, tandis
que la consommation de drogues synthétiques ne le contredit pas.

Toutes choses égales par ailleurs, même lorsqu’on a vu les ultras et les salafistes
se mélanger à une foule plus variée de chômeurs et autres zonards, comme à
l’occasion des batailles de la rue Mohammed Mahmoud au Caire, la composition
des émeutiers est restée exclusivement masculine. Nous n’avons pas trouvé
mention de groupes de femmes (ou de groupes mixtes) ayant contesté ce
monopole masculin de la violence de rue. Vu la dureté de la condition féminine
en Égypte, une telle contestation n’aurait certainement pas eu la vie facile.
Cependant, le contexte ne vaut explication qu’à la mesure où il n’est pas modifié.
Même à l’intérieur d’une configuration interclassiste ne remettant en cause rien
d’essentiel, il y a des différences de degré qu’il faut prendre en compte – par
exemple selon que telle ou telle catégorie sociale (les femmes en l’occurrence)
tente ou non de sortir collectivement de son périmètre obligé, ne serait-ce que
de façon éphémère comme dans le cas de la « manifestation des casseroles » à
Oaxaca en 2006.
Le Black Bloc (BB) est une entité encore plus douteuse. Il apparaît de manière
étrangement tardive dans la séquence 2011-2013. Sa première apparition
publique date du 24 janvier 2013. Qu’est-ce qu’il y avait de diffèrent en janvier
2013 par rapport à décembre ou novembre 2012, par exemple, qui aurait obligé
ces gens à s’encagouler? Rien, à notre avis. Dans le meilleur des cas, on n’a là
qu’un effet de mode, une reprise de codes vestimentaires prétendument
contestataires. Mais ce n’est que la meilleure des hypothèses. De manière
prudente, les camarades de Wildcat écrivent que

« […] ce qui se cache derrière et à quel point nous devrions prendre au sérieux
leur appropriation de la symbolique d’un mouvement protestataire global (le
black block), c’est difficile à déterminer, étant donnée l’absence d’un milieu
“libertaire” ». (Wildcat, Dead end : about the coup in Egypt, hiver 2013/201411).

On serait en droit de pousser le doute beaucoup plus loin. Tout d’abord parce
que, même sous nos latitudes, les prétentions révolutionnaires de la pratique
Black Bloc sont toujours plus caricaturales. Mais surtout parce que le début de
2013 est particulièrement marqué par les agissements et les manœuvres de
sujets troubles (RG, armée, etc.). En vérité, il semble que les quelques membres
du BB qui ont été arrêtés par la police se rattachaient au milieu des ultras. Mais,
au fond, l’hypothèse selon laquelle le BB égyptien aurait été infiltré ou
manœuvré par l’État devrait rassurer ses homologues occidentaux, car il s’est
fait surtout remarquer par son patriotisme, visible aux nombreux drapeaux
égyptiens qui décoraient ses cortèges. Par ailleurs, son discours n’allait pas au-
delà de l’opposition au gouvernement du PLJ :

« On continuera jusqu’à la victoire : que le président Morsi et le régime partent.


Après, ça nous est égal qui est président, du moment qu’il s’occupe du pays ».
(Black BloCaire, cité par Jean-Pierre Filiu, Généraux, gangsters et jihadistes.
Histoire de la contre-révolution arabe, La Découverte 2018, p. 224).

Avec la destitution de Morsi, le Black Bloc annonce officiellement sa dissolution,


et on le ne reverra plus.

Essayons de conclure sur les classes et acteurs de la Printemps Égyptien.


Reprenant vigueur dans les premiers jours de février 2011, les grèves ouvrières
ont joué un rôle essentiel dans la chute de Moubarak. Mais là n’était pas leur
motif premier, puisque le mouvement gréviste avait commencé bien avant, sur
la base de revendications économiques provoquées par la relance néo-libérale
du gouvernement Nazif à partir de 2004. D’ailleurs, la chute de Moubarak ne
fait nullement cesser les grèves, bien au contraire. L’entrée en action de la CMS
en janvier 2011 a permis à la classe ouvrière en même temps de renforcer ses
luttes économiques en raison de l’affaiblissement du pouvoir et d’appuyer ses
revendications politiques (libertés civiques et syndicales, droit du travail, etc.)
sur le vaste mouvement démocratique de la classe moyenne. Il faut cependant
remarquer que la classe ouvrière n’apparait pas en tant que telle dans le
mouvement des places. La proclamation de la création de l’EFITU sur la place
Tahrir n’est pas un événement suffisant pour cela. L’interclassisme du
Printemps Égyptien est, de façon générale, très peu formalisé au niveau
organisationnel. Il consiste surtout dans le fait que les deux classes luttent
contre le même État pour tenter d’en obtenir des réformes correspondant à leur
situation propre mais d’une teneur générale commune : la création d’un État de
droit, social.

De son côté, la classe moyenne se manifeste d’abord par un mouvement


d’occupation des places à visée politique. Ses revendications sont
essentiellement démocratiques. La chute du régime moubarakiste, loin de régler
la question, engage la classe moyenne dans un processus de longue durée, au
cours duquel les revendications initiales de la place Tahrir vont apparaître de
plus en plus en décalage avec la situation politique et sociale du pays
(dégradation de l’économie, difficultés budgétaires, paralysie institutionnelle,
etc.). Cela va déboucher sur des affrontements violents, mais finalement vains
pour ce qui concerne les revendications démocratiques… ou salafistes. Comme
on l’a vu, les unes et les autres ne s’excluent pas mutuellement. L’accès des
Frères Musulmans au gouvernement, advenu par défaut et sous tutelle militaire,
a entrainé une scission progressive dans la CMS entre une option frontiste
consistant à collaborer avec des hommes de l’ancien régime (et l’armée), et une
option jusqu’au-boutiste représentée principalement par le salafisme populaire,
dont une partie seulement va s’engager dans la défense de Morsi et ses Frères
après le coup d’État. Or ces deux options expriment un seul et même blocage. Le
réalisme de la première est inconséquent : à l’instant même elle gagne, elle
sacrifie le premier et seul gouvernement de l’histoire de l’Égypte élu de façon à
peu près démocratique. L’utopisme de la deuxième réside en ce qu’elle reconnait
l’impossibilité d’une quelconque réforme un tant soit peu radicale (islamiste ou
laïque, peu importe ici), mais ne peut voir dans ce blocage qu’un problème de
corruption morale ou de compromission avec les survivances fouloul12. Face à
la réalité du coup d’État, quoi qu’elle fasse elle ne peut pas éviter de se
contredire, soit en acceptant de facto le retour en force des anciennes cliques,
soit en reconnaissant aux Frères de facto une légitimité qu’elle conteste
farouchement par ailleurs.

L’inaptitude des Frères à se faire les agents de la réforme une fois arrivés au
pouvoir est en tout cas manifeste. On parle ici tout autant de la démocratisation
demandée par la place Tahrir que des reformes nécessaires au développement
des capitaux liés à la confrérie (un mix de capitaux internationaux liés au cycle
mondial et de PME locales). Dans les deux cas, il aurait fallu combattre
ouvertement l’armée – ce qui aurait impliqué, au moins, d’avoir derrière soi un
bloc social massif et bien soudé. C’est précisément ce que les Frères n’avaient
pas, si ce n’est dans les campagnes (et pas forcement jusqu’à la fin). De sorte
que leur gouvernement n’a fait qu’accélérer la recomposition entre l’armée et les
crony capitalists moubarakistes.

Le salafisme populaire est resté dans un état mi-figue mi-raisin. D’une part, il
n’a pas pu former un véritable mouvement de proposition politique. Il lui
manquait pour cela les quelques appuis qu’il faut avoir chez les capitalistes
locaux pour participer à une élection présidentielle. Cela explique l’issue de la
candidature d’Abou Ismail, ébauche inaboutie d’un Bernie Sanders (ou d’un
Mélénchon) à la sauce islamiste. D’autre part, en tant que nébuleuse
contestataire, le salafisme populaire a payé le prix de sa distance d’avec les
pratiques de lutte de la classe ouvrière. Il est resté dans la rue, à l’écart des
conflits du travail. Il a tout de même su exprimer et mettre en forme
l’aigrissement du mouvement politique (interclassiste) face à l’impossible
démocratisation de l’État et à la violence meurtrière de la répression.
Cependant, le premier semestre 2013 sonne le glas pour le jusqu’au-boutisme
salafiste. Le retour des anciens moubarakistes dans le front commun anti-Morsi
s’accompagne du ralliement d’une grande partie de la classe moyenne, de la
cooptation d’une fraction du mouvement ouvrier organisé et de l’isolement des
groupuscules salafistes qui sont dépassés par les événements et se déchirent sur
la position à tenir vis-à-vis de Tamarrod et des putschistes.

Ce processus signe le retournement de la classe moyenne contre le prolétariat,


sur lequel nous allons revenir, et la fin (provisoire) des luttes interclassistes.

5 – Du Printemps à l’hiver

Est-il possible de tirer de ce qui précède une analyse générale sur le mouvement
social d’ensemble, du « printemps » (la chute de Moubarak) à l’« hiver » (le
coup d’État) ?

5.1 – Déclenchement

Un premier problème est celui du déclenchement de la « révolution ». Ni


l’imitation de ce qui se passait en Tunisie ni le facteur internet ne sont des
explications satisfaisantes de l’explosion de janvier-février 2011. Il est difficile
d’admettre que la population égyptienne s’est lancée dans un mouvement aussi
massif simplement sous l’influence d’images vues à la télévision ou sur internet.
Quant à l’éclosion et à la propagation du mouvement grâce aux réseaux sociaux,
il faudrait d’abord expliquer pourquoi cela aurait fonctionné en 2011, et pas les
années précédentes. Autrement dit, il faudrait d’abord rendre compte de ce qui
a été particulier, dans la société égyptienne, fin 2010 et début 2011. Il ressort de
notre analyse que la période de 1991 à 2011 est marquée par un développement
considérable du secteur privé. Ce développement constitue le substrat matériel
de l’ascension des Frères Musulmans – portée par des PME, des capitalistes
informels et quelques magnats du commerce international – mais aussi celui de
la montée en puissance de l’armée en tant qu’opérateur économique. C’est aussi
la base du courant ultra-libéral représenté par Gamal Moubarak, dont le rôle
dans les privatisations suscite la méfiance des militaires. Les luttes ouvrières ont
le même substrat. Elles tentent de résister, le plus souvent dans les entreprises
publiques, à l’ouverture de l’économie, ou bien d’obtenir la renationalisation des
entreprises privatisées. À cela s’ajoutent les aspirations plus politiques
qu’économiques de la classe moyenne qui – laïque ou islamiste – est favorable à
l’instauration d’une « vraie » démocratie à la place du régime répressif de
Moubarak13. Ces trois facteurs – la vague montante des luttes ouvrières, la
conflictualité intra-capitaliste et la frustration de la CMS – se sont rencontrés au
moment où la crise mondiale frappait en Egypte. Cela fait alors exploser les
équilibres internes à la classe capitaliste et à la société dans son ensemble.

Au final, le déclenchement de la « révolution » ne s’explique ni par l’action de la


classe ouvrière seule, qui était engagée depuis longtemps dans une pratique de
grève qui s’est fortement intensifiée à partir de 2011, ni par l’action la classe
moyenne, qui cherchait depuis plusieurs années à obtenir du gouvernement un
peu de démocratisation. Quant à la dynamique propre aux Frères, elle n’a pu
s’imposer que grâce à la brèche ouverte par la rue, et ensuite grâce à un
compromis provisoire avec l’armée. Celle-ci n’a d’ailleurs pas tardé à le remettre
en question. Le Printemps Égyptien s’est déclenché à l’heure de la tension
maximale entre les principales fractions capitalistes locales, lorsque le
retournement de conjoncture économique imposait un réajustement en leur
sein. La pression en ce sens venait aussi du cycle mondial, où les
multinationales demandaient une relance de la libéralisation pour venir investir
en Égypte. À ce moment-là, n’importe quel incident aurait pu déstabiliser
l’édifice. Qu’ils l’aient voulu ou non, les premiers rassemblements de Tahrir ont
joué ce rôle. Si la mayonnaise entre la classe ouvrière et la classe moyenne a pris
en janvier-février 2011, alors qu’elle n’avait pas pris les années précédentes, c’est
qu’entre-temps un ralentissement décisif de l’accumulation mondiale de capital
s’était produit, et qu’il s’est transmis de façon aiguë à l’Égypte. Nous avons
rendu compte de cette évolution dans l’épisode 8 au § 1.4.

La classe ouvrière et la classe moyenne se sont retrouvées initialement dans


d’immenses manifestations, pour demander à l’État de modifier sa politique de
libéralisation, de privatisations et de répression politique. Elles n’avaient pas le
même agenda à moyen terme mais elles avaient le même ennemi à court terme,
l’État corrompu symbolisé par Moubarak. Les deux classes ont, pendant un
temps, tenu un langage similaire. Dans la rue, cette proximité de langage s’est
reconnue dans la pratique de la religion et dans les forêts de drapeaux égyptiens
qui hérissaient les manifestations, ainsi que dans la revendication commune
d’un État de droit démocratisé. Outre les affrontements inévitables avec la
police et les attaques de commissariats, la violence éventuelle des
manifestations s’est portée sur les bâtiments institutionnels (ministères, siège
du PND). Il y a eu quelques pillages de magasins, mais ils sont restés
épisodiques. On remarque aussi la focalisation sur une place centrale où les
participants sont en même temps très nombreux et immobilisés dans une
occupation statique. Ces places sont situées dans des endroits de la ville où se
concentrent le pouvoir de l’État et les symboles de l’histoire nationale. Ce ne
sont que marginalement des lieux d’accumulation de capital.

La communauté de lutte de la classe ouvrière et de la classe moyenne a été


reconduite, avec ses hauts et ses bas, contre les gouvernements successifs – de
transition ou sortis des urnes – qui ont succédé à Moubarak, jusqu’au début de
juillet 2013. Les grèves nombreuses et diffuses engagées par la classe ouvrière
ne l’ont pas contredite jusqu’à cette date. La campagne massive de Tamarrod,
lancée sur internet pour demander la démission de Morsi, constitue le point
d’explosion de cette communauté de lutte (voir § 5.2). Le soutien très large
qu’elle obtient dans la classe moyenne – y compris parmi des acteurs qui étaient
restés plutôt discrets, tels que les représentants des communautés religieuses
islamique (Al-Azhar) et copte – parallèlement à l’escalade des grèves, poussent
l’armée à imposer un ultimatum à Morsi pour qu’il prenne en compte « les
revendications populaires ». On ne sait pas si le refus de se soumettre à cet
ultimatum a été dicté par une stratégie politique assumée ou par simple naïveté
; toujours est-il que le 3 juillet Morsi est destitué. Il s’en suit une répression
brutale à l’égard des Frères d’un coté, des grèves de l’autre.

5.2 – Juillet 2013 : une rupture de l’interclassisme ?


Est-il légitime de voir dans l’issue de la campagne Tamarrod, c’est-à-dire dans le
coup d’État des militaires, un retournement de la classe moyenne contre le
prolétariat ? La réponse est oui. Plusieurs éléments l’indiquent.

La campagne Tamarrod se proposait de réunir un nombre de signatures


supérieur aux suffrages pro-Morsi exprimés à l’occasion des présidentielles de
mai-juin 2012, afin de convaincre le gouvernement frériste d’accepter des
élections anticipées. Cependant, après le coup de force du 3 juillet 2013, pas très
démocratique, aucune manifestation monstre n’a vu le jour pour demander plus
de démocratie ou pour obtenir immédiatement de nouvelles élections. En
principe, il aurait été logique que les divers courants réunis dans le Front du
Salut National ou dans Tamarrod relancent la lutte politique et tentent de
capitaliser dans les urnes leur contribution à la chute de Morsi. Ce ne fut pas le
cas, car d’une part l’armée avait bien fait comprendre à Sabbahi, El-Baradeï,
Badr, Makhyoun (président de Nour depuis décembre 2012), etc. qui était
réellement aux commandes et qu’il valait mieux faire profil bas. D’autre part,
c’est aussi parce que leurs bases sociales respectives se contentaient de la chute
de Morsi. C’est pourquoi on a vu tant de gens participer sans trop d’état d’âme
aux rassemblements organisés par l’armée « contre le terrorisme »…

…et livrer le prolétariat gréviste à la répression. Les gouvernements successifs


post-Moubarak ont systématiquement renforcé la législation anti-grèves. Il a
fallu attendre le premier gouvernement post-Morsi pour que cette législation
commence à être appliquée. Par ailleurs, tous les gouvernements post-
Moubarak n’ont accepté le principe de syndicats indépendants que pour ne pas
l’appliquer. Leur règle a toujours été de conserver son monopole à l’ETUF pour
tout ce qui est de la représentation syndicale des travailleurs et la participation
des syndicats aux divers organismes étatiques de gestion de la sécurité sociale,
etc. Dans ces conditions, une répression violente s’applique après le coup d’État
contre certains leaders des syndicats indépendants (pas tous, on va le voir) et les
grévistes en général. Le gouvernement lâche la bride à la police et à l’armée pour
s’attaquer aux grèves. Celles-ci sont, de fait, illégales. Les amendes pour
manifestation sans autorisation sont augmentées. Le gouvernement promulgue
en plus une loi pour déclarer que les routes et les ponts sont des institutions
stratégiques, de sorte que la moindre manifestation relève des tribunaux
militaires. Certes, la répression intra-capitaliste, à l’égard des Frères, a été très
forte aussi (27 juillet 2013 : 72 manifestants pro-Morsi tués; 180 morts dans les
mois suivants, pour la plupart des militants pro-Morsi). Mais la répression anti-
Morsi n’allège en rien celle contre les prolétaires.

Ajoutons que les gouvernements post-Morsi sont parvenus à s’attirer une partie
du mouvement syndical, principalement celui représentant la classe moyenne
du secteur public. L’ETUF, bien sûr, fait partie des soutiens actifs de Sissi. Mais
aussi certains syndicats indépendants. Déjà sous Morsi, Kamal Abu Eita,
glorieux leader de grandes grèves sous Moubarak, fondateur en 2008 du
syndicat indépendant des collecteurs d’impôts fonciers, devenu président de
l’EFITU, parlementaire nassériste, avait été nommé Ministre de la main
d’oeuvre et des migrations par Morsi. Il avait alors assisté sans mot dire à
l’écrasement d’une grève à la Suez Canal Company par la police. Plus tard, il
avait déclaré que « les travailleurs ont été les champions de la grève sous
l’ancien régime ; ils doivent maintenant devenir les champions de la production
». En juillet 2013, il est reconduit dans ce poste par les militaires, ce qui
scandalise l’ETUF, qui pensait que le poste lui revenait. D’autres postes élevés
sont donnés à des membres du mouvement syndical indépendant.
Simultanément, le premier gouvernement post-Morsi (Beblawi comme Premier
ministre) donne satisfaction à une ancienne revendication des fonctionnaires,
qui figurait également dans le programme du PLJ : le salaire minimum à 1.200
livres égyptiennes, soit environ 153 dollars. Le ministre des finances du
gouvernement Sharaf l’avait déjà établi à 700 livres en juillet 2011, promettant
de le porter à 1.200 dans un délai de cinq ans14. Il y a de nombreuses
restrictions quant au champ d’application de la mesure. Par exemple, elle ne
s’applique ni aux contractuels de la fonction publique, ni même aux salariés des
entreprises d’État. La mesure s’applique essentiellement à la fonction publique
administrative, à partir de 2014. Les enseignants et les médecins, qui
revendiquaient un salaire minimum bien plus élevé (3.000 livres égyptiennes)
ne sont pas non plus concernés, mais bénéficieront finalement de mesures
spécifiques. Ces mesures expliquent qu’une part significative de la CMS se soit
ralliée aux militaires et ait abandonné le prolétariat à son sort.

La répression anti-grève, et la répression en général, ne suffisent pas à rendre


entièrement compte de la diminution drastique des grèves et des conflits
sociaux au deuxième semestre 2013. La dégradation de la situation économique
du pays, avec l’augmentation du chômage notamment, et l’épuisement dû à tant
de grèves ont également joué un rôle. Cependant, il faut souligner que cette
accalmie n’a duré qu’un temps. Au cours des quatre premiers mois de 2016, 493
« actions » (conflits de travail) ont eu lieu, soit une augmentation de 25% par
rapport à la même période de 2015.

« Le mouvement ouvrier a été calme pendant une phase après l’installation du


nouveau gouvernement (post-Morsi). Mais il semble qu’à présent les
travailleurs perdent patience. Ils protestent contre les bas salaires, la hausse du
coût de la vie, les salaires et les primes en retard. Ils s’engagent dans des grèves,
organisent des protestations, des manifestations et des piquets malgré les
menaces de répression violente par la police militaire. » 15.

Plus tard durant la même année 2016, on signale de nombreuses grèves et un


renforcement de leur répression. En fin d’année, la rapide dévaluation de la livre
égyptienne relance l’inflation, et les grèves.

Les manières brutales de l’armée n’ont pas tardé à diviser la classe moyenne
elle-même : d’un côté l’imam d’Al-Azhar et Nour soutiennent l’armée, de l’autre
le Mouvement du 6 Avril remet en cause son soutien initial, condamne la
répression sanglante des Frères et demande la démission du Premier ministre –
notamment après l’emprisonnement de son porte-parole Ahmad Maher. Quant
à la soi-disant « jeunesse révolutionnaire » de Tahrir, elle s’est principalement
consacrée depuis l’été 2013 à une pratique mémorielle centrée sur les lieux, les
anniversaires et les expressions culturelles (notamment les peintures murales)
de janvier-février 201116. Cette activité s’est révélée aussi lourde en termes de
retombées répressives que stérile du point de vue politique.

Les divisions dans la CMS sont un symptôme du fait qu’elle est perdante dans le
bilan du Printemps Égyptien, peut-être plus encore que le prolétariat. Bien
qu’elle ait applaudi le coup d’État, elle ne va obtenir satisfaction ni
politiquement (élections libres, lutte contre la corruption) ni économiquement
(maintien ou renforcement du sursalaire). Les augmentations de salaire
introduites par les militaires dans le secteur public n’empêchent pas que
l’inflation, la dévaluation de la devise, l’introduction de la TVA et surtout la
baisse des subventions à la consommation – à commencer par les carburants
(juillet 2014) – la frappent durement. Déjà le gouvernement Morsi s’était fait
haïr par la CMS sans pour autant réussir à faire baisser le montant total des
subventions, qui au contraire a beaucoup augmenté en 2012/13 (28,5 milliards
de dollars) par rapport à 2011/12 (23 milliards)17 . N’osant pas la réforme des
subventions que le FMI lui demandait, le gouvernement Morsi a même failli
épuiser le stock national de blé, puisqu’il n’avait plus de devises étrangères pour
en importer. Au-delà des mésaventures du gouvernement frériste, c’est la
tendance générale au déficit dans la balance commerciale qui rend le système
des subventions intenable (cf. § 1.4 dans l’épisode 8). Ces dernières seront de
plus en plus subordonnées au niveau de revenu ou à des plafonds de
consommation, ce qui revient à exclure des bénéficiaires les revenus élevés et
intermédiaires.

Pour résumer, on peut dire que la classe moyenne a, dans sa grande majorité,
soutenu les militaires pour qu’ils éliminent les Frères et qu’ils remettent la
classe ouvrière au travail. Le premier objectif a été atteint, mais pas le second,
au sens où les luttes ouvrières n’ont pas durablement cessé. Il en résulte une
stagnation économique qui pèse aussi sur les salaires de la CMS, ainsi que sur sa
surconsommation. De plus, la baisse des subventions se fait fortement sentir
dans cette classe. Elle est notamment sensible dans le domaine de l’énergie.
D’après un analyste de BNP Paribas, « en Egypte, quasiment toutes les
catégories d’énergie sont subventionnées […] Cette politique de prix bas et
indifférenciés n’atteint pas son objectif social car elle bénéficie
proportionnellement plus aux revenus les plus élevés (qui utilisent plus
d’énergie par individu) qu’aux plus démunis […] Un système de « smartcard »
devrait se mettre progressivement en place, pour permettre d’acquérir un
volume limité de carburant subventionné, le supplément de consommation
devant se faire au prix du marché »18.

5.3 – Fracture et purge dans la classe capitaliste

Au cours des années 2011-2013 (et même des suivantes), les capitalistes
égyptiens ont été confrontés à un double problème de lutte de classe et de
concurrence interne. Les « révolutionnaires » demandaient que les hommes
d’affaires qui entouraient Moubarak soient écartés, et très souvent jugés pour
corruption. En 2012, 6.000 d’entre eux seraient passés en jugement. Pourtant,
tous les gouvernements post-Moubarak ont eu une politique conciliante vis-à-
vis des moubarakistes. En réalité, les militaires ont profité de la conjoncture
pour régler des comptes au cas par cas et réaffirmer leur puissance économique.
Cela a fait de l’ombre, momentanément, au clan Gamal Moubarak.

Malgré quelques déclarations retentissantes, le gouvernement des Frères


Musulmans n’a pas été très agressif contre les capitalistes filous et les
fonctionnaires corrompus. Les Frères ont voulu profiter de leur présence au
pouvoir pour développer leurs affaires, et sortir des niches (formelles ou
informelles) où ils étaient cantonnés. En même temps, ils ont cherché à se
rapprocher des milieux d’affaires moubarakistes, y compris coptes, y compris
militaires. La constitution de 2012, essentiellement rédigée par une commission
à majorité frériste, conserve ainsi au Conseil National de la Défense le monopole
du contrôle des activités économiques de l’armée. Il est vrai que cette
constitution, qui se situe à l’évidence dans une démarche de compromis avec les
militaires, donnait aux Frères la possibilité d’attaquer la clique des magistrats
fouloul (réduction de la Haute Cour constitutionnelle de 19 à 11 membres;
départ à la retraite à 60 ans, au lieu de 70, pour tous les magistrats). Cela
s’inscrit dans une politique opportuniste mais finalement peu efficace de
conquête des institutions.

Dans l’ensemble, une remarquable continuité a également caractérisé la


politique économique des gouvernements successifs. Le gouvernement Morsi
n’a pas non plus modifié la politique économique extérieure de ses
prédécesseurs : ouverture douanière, négociation avec le FMI et emprunts aux
pétromonarchies. Cependant, cette autre forme de continuité n’a pas non plus
aidé les Frères à se faire admettre dans l’élite capitaliste égyptienne. Au
contraire, des capitalistes importants ont fait campagne contre Morsi à travers
les médias qu’ils contrôlent, et ont massivement financé les partis politiques
opposés au PLJ. Ce sont les militaires et les capitalistes moubarakistes qui ont
donné à la campagne Tamarrod, initiée par des cyber-activistes de la classe
moyenne, la puissance qu’on a pu constater à la fin du mois de juin 2013. C’était
un mouvement faussement basiste avec d’énormes soutiens financiers et
médiatiques.

En toute logique, la défaite des Frères sera suivie, après le putsch, de la


réhabilitation d’un bon nombre de crapules notoires :

« Entre 2004 et 2011, Gamal Moubarak s’était entouré d’une clique de


businessmen sensibles à ses accents néolibéraux. […] Des orientations
économiques qui, dit-on, n’étaient pas du goût de l’armée. Selon plusieurs
économistes, cette prestigieuse institution, convertie aux affaires à la fin des
années 70, détiendrait un tiers de l’économie du pays. […] Cette position,
conjuguée à la vindicte populaire, s’est rapidement traduite par une chasse des
têtes les plus emblématiques de cette bande, comme Ahmed al-Maghrabi,
ancien ministre du Logement, ou Rachid Mohamed Rachid, ministre de
l’Industrie et du Commerce sous Moubarak. Quatre ans plus tard, ces mêmes
hommes d’affaires lorgneraient le Parlement et devraient participer (de près ou
de loin) aux élections législatives prévues en mars. Ils ont des fonds pour
soutenir des candidats indépendants ou des petits partis alliés de l’ancien PND
». (Nadéra Bouazza, Le clan honni Moubarak de retour aux affaires, site de «
Libération », 2 février 2015).

Quant à Hosni Moubarak, après l’abandon des charges principales à son


encontre (la relaxe la plus importante tombe fin novembre 2014) il se déclarera
en faveur de Sissi, de même qu’une bonne partie de la diaspora capitaliste
égyptienne précédemment poursuivie, qui se « réconcilie » sous condition de
paiement d’une indemnité forfaitaire. Le 2 mars 2017, Moubarak sera
définitivement acquitté des charges relatives à la répression des protestations de
janvier-février 2011. En juin 2012, la justice l’avait condamné à perpétuité.
On peut admettre que les Frères Musulmans ont été aspirés au pouvoir par
défaut d’une meilleure alternative, les milieux d’affaires officiels étant trop
compromis par leur proximité avec Moubarak. La question n’en demeure pas
moins : pourquoi les Frères n’ont-ils pas convaincu les anciens détenteurs du
pouvoir, malgré leur politique conciliante ? La réponse est sans doute à chercher
dans l’étroitesse de l’Égypte comme zone d’accumulation du capital. Les
capitalistes fréristes, avec leur prétention à développer leurs propres affaires,
voulaient prendre sur le marché égyptien une place que les autres fractions
capitalistes ne pouvaient pas leur laisser. C’est un effet de la suraccumulation
mondiale de capital. Ce n’est pas l’idéologie de l’islamisme politique qui a rebuté
les autres fractions capitalistes. C’est plutôt la prétention des Frères à obtenir
leur place au banquet de l’exploitation et de la corruption (contre laquelle ils ne
prirent aucune mesure) qui les a condamnés. Les Frères ont systématiquement
saisi des places dans l’État et l’administration, perturbant ainsi les circuits
établis de longue date par les capitalistes moubarakistes. Il faut ajouter à cela
qu’ils se sont révélés incapables de briser la vague de grèves commencée en
février 2011, entre autres parce que leur implantation sociale, si souvent
invoquée, s’est révélé insuffisante dans la CMS et le prolétariat urbains.
L‘islamisme sunnite centriste dévoile rapidement ses déchirures internes, entre
son libéralisme affiché et son besoin d’un développement local autocentré, entre
le souci pour le sort des déshérités et les dures nécessités du capitalisme, ainsi
qu’entre son américanisme fondamental et ses velléités « anti-impérialistes ».
En Égypte comme ailleurs, il ne sait pas choisir parce que le choix ne lui est pas
donné, parce que les conditions d’un tel développement ne sont pas réunies.
Résultat : ayant perdu une grande partie des canaux de clientélisme auprès de la
population, les Frères Musulmans égyptiens ne luttent plus, aujourd’hui, que
pour survivre en tant qu’organisation19.

Pourtant, l’immense majorité des analyses se limite à parler d’erreurs politiques


: on invoquera alors le « déficit de communication », les « contradictions entre
leur discours et les actes », la « lecture erronée de l’état du rapport de force »
etc., sans voir à quel point tous ces « erreurs » étaient inévitables, et nécessaires
à la pratique des Frères. Car auraient-ils osé mener la bataille s’ils avaient fait
une évaluation « correcte » du rapport de force entre eux et les autres fractions
capitalistes, entre eux et le prolétariat? On touche au ridicule quand on leur
reproche d’avoir été opaques, de ne pas avoir agi en bons démocrates :

« […] le bureau de la guidance de l’organisation des Frères musulmans est


apparu comme le véritable centre de décision, dédoublant non seulement les
institutions de l’État mais leur propre parti […] » (Sarah Ben Néfissa, op. cit., p.
99).

Comme si l’Égypte était un oasis de transparence, et comme si l’opacité qui


caractérise l’armée – tant comme secteur économique que comme acteur
politique – l’avait empêchée d’obtenir un immense plébiscite de la rue. Au-delà
de sa puissance objective, sur laquelle nous avons déjà insisté, il faut dire que
l’armée s’était préparée à l’avance à un certain type de scenario :

« Au début des années 2000, le maréchal Tantawi manifeste son inquiétude


quant à l’évolution de l’Égypte. Hostile au plan de transmission héréditaire du
pouvoir, réservé vis-à-vis des grandes orientations économiques de Gamal
Moubarak, Tantawi a chargé la DRM [Direction des Renseignements Militaires,
ndr] de suivre de très près l’évolution de la situation en Égypte. En mai 2010, le
général Al-Sissi lui remet un mémo prévoyant de sérieux troubles en 2011 […] et
proposant différents scénarios d’intervention de l’armée dans le cas d’une
opposition populaire sérieuse à une candidature présidentielle du fils de Hosni
Moubarak ». (Tewfik Aclimandos, Abd al-Fattah al-Sissi, in Rougier et Lacroix,
op. cit., p. 296).

Si nous citons cet extrait, c’est pour montrer que l’armée a une vraie pensée de
l’État. Elle l’élabore sur la base des multiples rapports qu’elle entretient avec
l’économie, la géopolitique et l’administration en général. L’armée égyptienne
est loin d’être un instrument militaire au service des politiques20. Ceci ne veut
pas dire qu’elle aurait tiré toutes les ficelles depuis le début, mais souligne un
aspect supplémentaire de sa supériorité vis-à-vis de ses rivaux.

6 – Du coup d’État à aujourd’hui

Depuis la destitution de Morsi par les militaires, l’Égypte vit dans dans une
sorte d’interrègne. Le Printemps Égyptien est survenu au moment de
retournement du partage de bénéfices en partage des pertes. L’équilibre interne
à la classe capitaliste égyptienne (clan Moubarak, armée et Frères), a craqué, et
l’armée a fini par l’emporter. Fin de l’histoire ? Pas tout à fait.

Les attaques très dures dirigées à la fois contre les grèves et contre les Frères se
sont combinées aux tentatives du gouvernement d’Al-Sissi de relancer
l’économie égyptienne. Mais, premièrement, il n’est pas du tout sûr que les
investissements pharaoniques impulsés par Al-Sissi se révèlent rentables. Le 6
août 2015, le nouveau canal (doublement des voies de circulation sur 72 des 193
km) a été inauguré. Le gouvernement parie sur une augmentation des revenus
issus des péages de cinq à treize milliards de dollars entre 2015 et 2023. C’est
douteux. Selon certains commentateurs, il faudrait un taux de croissance
mondiale de 9% pour soutenir une telle augmentation, alors qu’il a à peine
effleuré 7% lors des conjonctures les plus prospères des derniers 30-40 ans. Il
faudrait encore que les échanges internationaux recommencent à croître de
façon significative (alors que la tendance actuelle est plutôt à la stagnation), que
le commerce maritime ne connaisse pas d’à-coups, que la concurrence d’autres
canaux et voies maritimes (mer de Sibérie, Magellan, Panama) ne se fasse pas
trop rude… ce qui constitue déjà un bon paquet de variables. Le nouveau canal a
été financé à la hauteur de 20% par des investisseurs saoudiens et de 80% par
une émission de bons du Trésor égyptien qui ont été massivement achetés par
les épargnants du pays : du papier qui, pour l’instant, n’est que du papier. Ni ce
projet ni la plupart des autres (construction d’une nouvelle capitale
administrative dans le désert à l’est du Caire, champ gazier dans le Delta,
centrales électriques diverses, etc.) ne sont d’ailleurs des trouvailles récentes. Le
projet d’élargissement du canal remonte à la période Moubarak. De même pour
le projet du nouveau Caire. Quant aux projets de nature énergétique – quatre
centrales nucléaires et une grande centrale à panneaux solaires dans le Ouest-
Sinaï – ils furent élaborés sous Al-Ganzouri (décembre 2011-août 2012) et
Qandil (août 2012-juillet 2013).
Deuxièmement, l’État et la société égyptienne dépendent de façon de plus en
plus exclusive du crédit et des aides octroyées principalement par le FMI, les
États-Unis et les pétromonarchies. Rappelons que dans la région MENA,
l’Égypte vient en second, après Israël, dans les aides américaines : avant la chute
de Moubarak, le montant des subventions américaines à l’Égypte s’élevait à 1,7
milliard de dollars par an, dont 1,3 milliard à l’armée. Le versement de cette
enveloppe annuelle remonte aux accords de Camp David avec Israël (1978) et au
traité de paix signé à Washington l’année suivante. L’aide n’a été suspendu
qu’en octobre 2013 comme mesure de rétorsion face à l’« été de sang », mais elle
avait déjà été rétablie au printemps 2014. Entre-temps, l’Égypte avait perdu une
bonne partie de l’enveloppe de 5 milliards de dollars qu’elle avait reçue du Qatar
(allié des Frères) sous Morsi, mais elle la remplaçait aussitôt par 12 milliards –
entre prêts, carburants et concessions – de la part de l’Arabie Saoudite, du
Kuwait et des Emirats. Cette évolution réalise à sa manière les appels lancés par
certains au lendemain du soulèvement de février : « un plan Marshall pour les
pays arabes » disait par exemple Roubini21. Néanmoins, le crédit ne peut
qu’enfoncer l’Égypte dans la position du patron déficitaire étranglé par ses
banques, qui vit à la journée en tentant de retarder les échéances. Comme pour
beaucoup d’autres pays, à l’heure actuelle il n’y pas de solution pour l’Égypte. Le
seul choix possible est entre le maintien ou la fermeture du robinet à crédit. En
juin 2018, le nouveau gouvernement du Premier ministre Mostafa Madbouli a
annoncé un programme de vérité des prix – demandé par le FMI en échange
d’une aide de 12 milliards de dollars – qui poursuit la réduction des
subventions, notamment à l’électricité. Une hausse de 25% pour les ménages et
de 40% pour les entreprises est prévue. La consommation restera
subventionnée jusqu’à 1.000 kw par mois22. La poursuite sur la voie de
l’endettement imposera des contreparties de plus en plus exigeantes, forcement
impopulaires, et susceptibles de faire surgir des dissensions au sein de l’armée
elle-même23.

Par ailleurs, jusqu’à quel point les créditeurs de l’Égypte seront-il disposés et
capables de soutenir l’économie d’un pays pour des raisons qui sont, de plus en
plus, d’ordre purement géopolitique et de maintien de l’ordre ? Encore une fois,
les conditions sont nombreuses, et leur réunion optimale est une éventualité
incertaine : pas de baisses ou de hausses excessives au niveau des prix du
pétrole, pas de problèmes de réserves monétaires du côté des pétromonarchies,
pas de revirements imprévus du côté de la politique extérieure américaine, etc.
« L’Égypte, avec ses 80 millions et plus d’habitants, est trop grande pour être
maintenue par le capital mondial pour des raisons seulement politiques », écrit
le collectif Wildcat. Théoriquement nous sommes d’accord, c’est très cher pour
peu de retour. Mais force est de reconnaître que pour l’instant ça tient. En août
2017 l’administration Trump annonçait sa décision de réduire de 290 millions
de dollars les aides économiques, motivant ce choix par « l’absence de progrès
en matière de droits de l’homme ». Pour l’instant, il n’est pas question pour les
États-Unis de se désengager de l’Égypte, mais plutôt d’externaliser certaines
dépenses dans le budget des pétromonarchies.

7 – Conclusion

« Le peuple veut la chute du régime ». Tel a été le slogan fédérateur des


occupants de la place Tahrir et des manifestants de partout en janvier-février
2011. Ce slogan traduisait l’espoir que le départ de Moubarak entrainerait celui
de toute l’élite politique, économique et administrative qui lui était associée. Il
s’agissait de mettre en place une démocratie vraie, sans truquages ni corruption,
où chaque segment social ou politique aurait son mot à dire de façon
proportionnelle à sa place dans la société. Nous avons vu que cette
revendication n’était pas seulement le fait des mouvements d’opposition
politique opprimés (les Frères Musulmans, mais pas seulement), ni des classes
moyennes matériellement appauvries et frustrées politiquement, mais incluait
aussi le prolétariat – via les revendications de liberté syndicale, d’un État de
droit social, etc. Nous avons vu aussi que le démocratisme laïque de la place
Tahrir a progressivement perdu du terrain par rapport à d’autres courants
(notamment le salafisme populaire), porteur d’un rejet plus ferme, plus radical,
de l’élite. Qu’en est-il de ce programme interclassiste de la « révolution »
égyptienne?

Ce n’est ni une marque de mépris pour de tels espoirs, ni l’effet d’une lecture a
posteriori, que de dire que cet objectif ne pouvait pas être atteint. Il y a à cela
deux raisons principales : la faiblesse intrinsèque du sujet « révolutionnaire »
interclassiste, due à ses contradictions internes, et les transformations qui ont
affecté son adversaire/interlocuteur, l’État national.

Il faut en premier lieu souligner les limites propres à la lutte interclassiste


aujourd’hui. Nous l’avons dit : les deux classes ont des bases contradictoires.
Tandis que le prolétariat veut réduire la production de plus-value, la classe
moyenne a tout intérêt à ce qu’elle augmente. Une alliance entre les deux classes
ne peut donc pas aller très loin. Le Printemps Égyptien était miné dès le départ,
même d’un point de vue réformiste. Comment augmenter les salaires de la
classe ouvrière sans réduire la surconsommation de la classe moyenne ?
Comment démocratiser la société sans lâcher la bride aux syndicats
indépendants? Comment re-nationaliser l’accumulation de capital et préserver
l’emploi ouvrier sans perdre les crédits internationaux? Autant de questions
sans réponse possible dans les conditions économiques et sociales de l’Égypte
actuelle. Néanmoins, la force de la crise a fait que les deux classes se sont
retrouvées ensemble dans une lutte longue et violente pour imposer à l’État de
se réformer et de trouver une solution. La communauté de lutte entre les deux
classes a été possible malgré leurs bases contraires parce que la lutte ne portait
pas sur la production de la plus-value mais sur la distribution d’une fraction de
celle-ci par l’État, dont le budget est à considérer comme une ponction sur la
plus-value sociale générale. Le deux classes luttent pour que le budget de l’État
soit consacré, dans la mesure plus large possible, à des programmes
économiques et sociaux qui maintiennent leurs niveaux de vie : multiples
subventions versées sur de nombreux produits, programmes d’infrastructures,
question du logement, sursalaire de la classe moyenne dans la fonction
publique, etc. Ici, les deux classes peuvent se retrouver parce que la nature réelle
des fonds ainsi alloués est occulté dans le budget de l’État (nous y reviendrons
dans l’épisode suivant).

En même temps qu’elle luttait pour ses salaires, ses conditions de travail, etc., la
classe ouvrière luttait contre l’État pour qu’il se réforme, qu’il légifère en sa
faveur et qu’il lui donne de bons patrons. Elle tentait ainsi d’orienter le
réaménagement institutionnel en cours dans un sens qui lui serait plus
favorable. Cependant, elle n’a jamais proposé de renoncer à ses revendications
économiques contre la promesse d’une refonte de l’État. Aucun Maurice Thorez
n’est parvenu à la convaincre qu’« il faut savoir arrêter une grève ». De son côté,
la classe moyenne, sans renoncer à des avancées économiques (salaire
minimum dans la fonction publique, p. ex.) s’est lancée dans la bagarre avec
l’objectif prioritaire d’une réforme de l’État allant aussi loin que possible vers
l’obtention de garanties démocratiques. Au bout de deux ans de manifestations
et d’affrontements parfois sanglants, la plus grande partie de la CMS a admis
qu’il fallait revoir ses aspirations à la baisse. Tout d’un coup, le départ de Morsi
devenait un objectif suffisant, pourvu qu’on remette le pays « en marche ». Et
pour cela, il fallait bien que les grèves s’arrêtent. Splendeurs et misères du
dégagisme.

Car, en deuxième lieu, il faut prendre la mesure de ce que signifie la « chute du


régime ». Le pouvoir politique réel et l’État ne se réduisent pas à cette poignée
de vedettes qui se réunissent au parlement et qu’on voit à la télé. La puissance
du deep State a moins à voir avec les agissements obscurs des services secrets
qu’avec des réalités beaucoup plus banales : inertie de l’administration, réseaux
clientélistes établis de longue date, lobbying, corporatisme de certaines
catégories de fonctionnaires, etc. Il n’y a que les gauchistes pour se surprendre
que les épurations dans l’État n’aillent jamais assez loin : les bureaucraties, à la
différence des gouvernements, sont faites pour durer. La démission de
Moubarak, les poursuites judiciaires contre son clan, l’élection de Morsi, la mise
à l’écart des généraux Tantawi et Anan, les différents projets de constitution, les
prolongements géopolitiques etc., n’étaient pas de la fiction. Ils représentaient
néanmoins de bien modestes menaces pour les piliers du capitalisme égyptien, à
savoir les anciens moubarakistes et l’armée. Cela montre qu’une nouvelle
architecture et un nouveau personnel politiques ne se décrètent pas : aussi
indirect et médiatisé qu’il soit, le lien organique entre la classe capitaliste, son
État et son personnel dirigeant n’est pas contingent, et mille rouages formels et
informels assurent qu’il ne le soit pas. Sauf à croire que la classe capitaliste
donne les clefs de la machine étatique au premier Hazem qui passe par là. Sous
cet angle, il est clair qu’à la faveur de l’éclipse partielle et momentanée de la
fraction moubarakiste, les Frères Musulmans étaient les seuls à être assez
proches des milieux d’affaires et du pouvoir politique pour mener la bataille, ce
qui ne veut pas dire la gagner. L’échec final de Morsi montre qu’il faudrait
d’autres forces politiques – plus puissantes, qui atteignent le noyau profond de
l’État égyptien – pour réformer vraiment ce dernier, a fortiori dans un sens qui
satisfasse en même temps la CMS et le prolétariat : à savoir démocratique, social
et national. Or, en tendance, l’État national n’a plus d’autonomie, les forces
politiques nationales ne peuvent accéder ni surtout se maintenir au pouvoir que
dans la mesure où elles sont des relais de l’accrochage au cycle mondial du
capital. Est-ce que cela n’exclut pas l’essentiel des reformes rêvées ensemble par
la CMS et le prolétariat pendant deux ans de luttes, chacun avec ses spécificités
?

La contradiction interne du sujet interclassiste se double donc d’un quiproquo


fatal : l’État égyptien qui pourrait répondre à ses revendication n’est pas au
rendez-vous. Ce serait un État dominant une zone de péréquation nationale du
taux de profit. À l’opposé, l’État qu’affrontent réellement les deux classes est la
courroie de transmission de forces autrement puissantes que les présidents,
ministres et crony capitalists à dégager, à savoir les créanciers extérieurs et les
grandes firmes multinationales. Forts ou faibles, présidents et ministres sont de
toute façon dans l’incapacité de répondre aux revendications de fond que
l’interclassisme leur adresse : ils ne sont plus tant les arbitres de la lutte de
classe nationale que les gérants de l’endettement extérieur. La plus-value qui
finance l’État ne vient qu’en partie des capitaux implantés localement, et parmi
ceux-ci, les filiales de groupes multinationaux ne paient d’impôts que ce qu’elles
veulent. Pour le reste, le financement de l’État se fait par accès à des crédits qui
ne sont en rien inconditionnels.

Que la sortie de crise provisoire (mai-juin 2013) se soit faite par le ralliement de
toutes les classes moyennes (sauf la base militante des Frères) derrière l’armée,
à la fois contre la classe ouvrière et contre la fraction capitaliste excédentaire,
confirme la primauté du rapport entre les deux classes fondamentales du MPC
sur la révolte politique de la classe du qui pro quo. Dans le ménage à trois de la
lutte des classes, la CMS exerce une force contre le capital seulement en
association avec le prolétariat. Quand qu’elle s’en détache, elle peut bien avoir
droit à quelques jours de triomphe. Elle perd néanmoins la capacité de se faire
valoir contre le capital, et prépare son éventuelle ruine.

Quels que soient les aléas ultérieurs, le cas de l’Égypte de 2011 à 2013 illustre au
plus haut degré la ténacité dont la classe moyenne sait faire preuve, même dans
les conditions les plus défavorables à ses options et objectifs politiques. Le mode
de production capitaliste développé sur ses propres bases comporte bel et bien
trois classes, même si seulement deux (le capital et le prolétariat) sont
structurantes, et même si, dans notre cas particulier, le contexte égyptien
connaît de nombreux archaïsmes. Il ressort des études spécifiques que nous
avons consacrées à Oaxaca (2006), à l’Iran (2009), à Israël (2011), à la Tunisie
(2011-2012), au mouvement contre la Loi Travail en France (2016), et
maintenant à l’Égypte, que non seulement la classe moyenne salariée lutte, mais
qu’elle le fait avec des modalités relativement homogènes, relativement
reconnaissables. Cela confirme notre hypothèse de départ : la classe moyenne
salariée est une classe.

Le cas de l’Égypte montre d’autre part que les langages idéologiques et


politiques de chaque classe, fraction de classes ou alliance entre classes – aussi
pauvres ou sophistiqués, habituels ou insolites soient-ils – ne détournent ni ne
trompent personne. Ils sont toujours adéquats à la pratique immédiate. Le
nationalisme et la religion n’ont pas été contestés, et ont même pu être
exacerbés par l’action de la rue. Ils étaient le langage normal de la lutte
interclassiste. Force est de reconnaître que tous les acteurs et toutes les
pratiques pouvaient s’en accommoder, même en les reformulant avec leur
accent propre (les « vrais Égyptiens » contre une kleptocratie anti-patriotique,
ou la oumma authentique contre les « marchands de religion »). Nationalisme
égyptien (non arabe) et islamisme des pauvres sont le langage des limites de la
lutte interclassiste à l’époque de l’impossibilité du développement autocentré.
Ils expriment à la fois la perte de la souveraineté nationale face au cycle mondial
du capital et la protestation contre cette perte. Communauté nationale ou
communauté des croyants, ils désignent comme sujet de l’histoire un « peuple »
qui réclame, contre l’État réellement existant, un État conforme à la « volonté
générale » ou à la volonté de Dieu. Dans les deux cas, il ne s’agit pas de
panarabisme, mais de sa disparition24.

En juillet 2013, l’interclassisme a été rompu « par le haut », c’est-à-dire par la


CMS. Il peut être et sera encore rompu « par le haut », et peut-être on le verra
resurgir après avoir été rompu, y compris en Égypte… Jusqu’au jour où il sera
rompu « par le bas », par le prolétariat. Une telle rupture se reconnaîtra sans
doute dans les mots – qui ne seront plus ceux du « 99% », de la Nation ou de la
oumma islamiyya – mais avant tout par un changement dans les modalités
pratiques de lutte du prolétariat brisant la communauté de lutte avec la CMS.

Au final, les objectifs que le mouvement interclassiste s’est donnés en Égypte


n’ont été atteints qu’à la mesure de la chute de Moubarak et d’une partie de son
entourage. C’est très peu, et le contraste avec une grande partie des analyses
produites par le « milieu radical » à partir de janvier-février 2011 ne pourrait
être plus criant. Si certains sont allé jusqu’à plaquer sur le mouvement une
couleur révolutionnaire et y voir le départ d’une vague internationale de lutte
pour le communisme, d’autres, moins triomphalistes, ont reconnu les limites du
Printemps Égyptien, tout en pensant que ces limites pouvaient être dépassées
par simple croissance quantitative d’une dynamique déjà à l’œuvre : des grèves
encore plus massives auraient alors permis de faire apparaitre l’essence
révolutionnaire du prolétariat, ou des rassemblements encore plus larges et
variés auraient permis d’entamer l’abolition de classes. Si la première hypothèse
– disons ouvriériste – ne concerne que quelques courants de plus en plus
minoritaires, les variations sur le thème du « tous ensemble » augmentent leur
force d’attraction. L’éloignement historique de la dernière phase
insurrectionnelle et la faible intensité de la lutte des classes dans les zones
centrales de l’accumulation brouillent les paramètres théoriques, au point que la
simple rencontre entre différentes catégories sociales peut apparaître comme le
début d’abolition des classes, ou comme sa préfiguration. Il y a quelques année,
par exemple, un maître à penser contemporain nous expliquait que :

« Les grands rassemblements en Égypte […] se sont déroulés en faisant de façon


publique l’économie de toute sélection identitaire. On y a vu côte à côte
musulmans et coptes, hommes et femmes, femmes voilés et femmes “en
cheveux”, intellectuels et ouvriers, salariés et chômeurs, jeunes et vieux, etc.
Toutes les identités étaient en quelque sorte captées par le mouvement, mais le
mouvement lui-même n’était réductible à aucune. […] La situation historique se
contracte autour d’une minorité agissante et pensante dont la provenance est
multiforme. Elle produit une sorte de présentation d’elle même, à la fois pure,
complète, et très limitée, un échantillonnage de l’être générique d’un peuple. […
] Là du reste réside l’importance de la distinction, dans le marxisme
révolutionnaire, entre “classes” et “masses”. Les premières déterminent le
champ du mouvement logique de l’Histoire (la “lutte des classes”) et des
politiques (de classe) qui s’y affrontent. Les deuxièmes désignent un aspect
originairement communiste de la mise en mouvement populaire, son aspect
générique, dès lors que l’émeute est historique. Il ne faut pas s’y tromper : c’est
“classe” qui est un concept analytique et descriptif, un concept “froid”, et
“masse” qui est le concept par quoi l’on désigne le principe actif des émeutes, le
changement réel ». (Alain Badiou, Le réveil de l’histoire, Lignes, 2011, pp. 117 et
134).
Si nous avons réussi dans notre tâche, nos lecteurs comprendrons d’eux mêmes
que tout ou presque dans ce passage est discutable ou faux – comme dans le
livre en général. Si nous le citons ici, c’est que ses analyses sont assez
représentatives des lieux communs qui circulent partout sur les Printemps
arabes aussi bien que des platitudes théoriques qui courent le « milieu », y
compris communisateur (« ère des émeutes » etc.).

Il est temps maintenant de se livrer à une analyse approfondie de


l’interclassisme dans la période actuelle. Pour reprendre de vieilles formules qui
ne déplairont pas à l’ancien philosophe maoïste, nous verrons alors de façon
plus théorique comment deux devient un (association interclassiste) et un
devient deux (rupture de l’interclassisme).

R.F. – B.A.,

septembre 2018
Notes Épisode 3 :

1 Cela est vrai même lorsque cette résistance s’associe aux «mouvements
sociaux» en question, comme dans le cas des grèves (très anecdotiques) dans le
privé en 1995, chez EDF et France Télécom en 2003, dans les raffineries en
2010.

2 Même après la crise de 2008, le chômage des cadres et des professions


intérmediaires reste un phénomène marginal: en février 2017, son taux s’élevait
à 4%, contre 20,3% chez les ouvriers non qualifiés et 10,2% chez les employés.

3 Cf. Michel Lallement, Conflits sociaux, négotiations collectives et marchés du


travail. Une comparaison internationale, in «Problèmes économiques», hors-
série n.3, février 2013, pp. 58-67

4 Rappelons toutefois que les conditions du travail intérimaire ne sont pas


indépendantes de ce qui s’écrit et se signe dans les conventions collectives par
branche. Selon le Code du Travail l’entreprise utilisatrice doit respecter la parité
de traitement et de rémuneration entre un salarié intérimaire et un salarié
embauché en CDI.

5 Parmi les contrats «atypiques», les contrats pro permettent des dérogations
considerables par rapport au SMIC brut et net (jusqu’à -45% pour les
travailleurs de moins de 21 ans, jusqu’à -30% de 21 à 25 ans). C’est également
les cas pour le travail détaché. Celui ci – soit dit en passant – ne se limite pas à
l’UE, car des conventions bilaterales entre pays européens et non-européens
sont également possibles.

6 Nous n’aborderons pas ici dans la question du salariat déguisé se cachant dans
1’emploi indépendant (11,5% de la population active), mais évidemment le
phénomène existe… dans des proportions à vrai dire plutôt modestes. La
Féderation des autoenterpreneurs estimait son poids à 3% en 2012. Même en
multipliant ce chiffre par trois, on est loin de la prétendue « uberisation de la
société ».

7 Jean-Emmanuel Ray, professeur de droit social à Paris I-Sorbonne, considère


que: «La loi Fillon de 2004 a été en pratique un échec, et pourquoi? Parce que le
temps de travail, c’est de la dynamite ! Il percute le petit écosystème vie
professionnelle/vie privée de chaque salarié: les entreprises n’ont pas voulu
mettre le feu». Cette analyse est intéressante en ce qu’elle revient, entre les
lignes, à la primauté de la lutte des classes sur la législation: ce n’est pas parce
que «la loi» va permettre aux patrons de faire ceci ou cela, que les patrons
seront ipso facto en mesure d’en profiter.

8 On pourrait ajouter les contributions patronales illicites, comme celles de


l’affaire des caisses noires de l’Union des industries et des métiers de la
métallurgie (UIMM) de 2007.

9 Cf. l’article Grèves et manifestations anti-Loi Travail en France sur Wikipedia,


bien que le nombre des participants aux manifestations soit souvent surestimé:
https://fr.wikipedia.org/wiki/Gr%C3%A8ves_et_manifestations_anti-
Loi_Travail_en_France

10 Voici une liste sommaire des lycées touchés par la mobilisation dans la
capitale: Arago (XIIème arrondissement, lycée général et technologique),
George-Brassens (XIXèeme, général), Hèlene-Boucher (XXème, général),
Maurice-Ravel (XXème, polyvalent), Paul-Valéry (XIIème, général et
technologique), Lavoisier (Vème, général), Jules-Ferry (IXème, général), Victor-
Hugo (IIIème, général), Sophie-Germain (IVème, général), Charlemagne
(IVème, général), Dorian (XIème, polyvalent), Gabriel-Fauré (XIIIème,
général), Louis-le-Grand (Vème, général), Henri-Bergson (XIXème, général et
technologique), Voltaire (XIème, général et technologique), Jacques-Decour
(IXème, général).

11 Il s’agit notamment des lycées Paul-Lapie (Courbevoie, lycée général),


Maupassant (Colombes, général), Jean-Jaurès (Montreuil, général), Léonard da
Vinci (Levallois, général et professionel), Paul-Robert (Lilas, général et
professionnel), Newton (Clichy, général et professionnel), Olympe-de-Gouges
(Noisy-le-Sec, général).

12 Pauperisation n’est pas synonyme de prolétarisation; nous développerons


cette distinction dans une autre section. Pour l’instant limitons-nous à noter
qu’une pauperisation de CMS peut très bien se combiner avec son augmentation
numérique, telle qu’on l’observer en France de 2008 à aujourd’hui par exemple.

13 Reporterre, Qui vient à Nuit Debout? Des sociologues répondent, 17 mai


2016. https://reporterre.net/Qui-vient-a-Nuit-debout-Des-sociologues-
repondent

14 Vice versa, les grèves des éboueurs de Paris et de Saint-Étienne (fin mai-
début juin) ressemblent davantage à un acte d’allégeance à la direction de la
CGT.

15 Geoffrey Le Guilcher, Steak Machine, Éditions Goutte d’Or 2017.

16 Op. cit., p. 157.

17 La DARES (Direction de l’animation de la recherche, des études et des


statistiques) est un institut de statistique du Ministère du Travail.
Notes Épisode 4 :

1 Ana Margarita Alvarado Juárez, Migración y pobreza en Oaxaca, in «El


Cotidiano», n. 148, mars-avril 2008, p. 86.

2 Gilles Dauvé, Karl Nesic, Au-delà de la démocratie, L’Harmattan 2009, p. 142.

3 Cf. Alejandra Mizala, Hugo Nopo, Teachers’ salaries in Latin America : How
much are they (under or over) paid ?, IZA 2011.

4 Cf. Gladys Lopez-Acevedo, Teachers’ salaries and professionnal profile in


Mexico, World Bank 9/2004.

5 Le bilan de la répression – 20 morts, entre 75 et 100 disparus, et des centaines


de blessés et emprisonnés, dans le cas de Oaxaca 2006 – doit, lui aussi, être
replacé dans ce contexte.

6 Cf. La commune de Oaxaca a vécu, in «Échanges», n. 119, hiver 2006-2007.

7 Georges Lapierre, La voie du jaguar, op. cit., pp. 27-35.

8 Isidoro Yescas Martínez, Movimiento magisterial y gobernalidad en Oaxaca,


in « El Cotidiano », n. 148, mars-avril 2008, pp. 70-71.
Notes Episode 5 :

1 Keveh Ehsani, Survival through dispossession. Privatisation of public goods in


the Iranian Republic, « Middle East Report », n. 250, printemps 2009.

2 Il faut cependant noter que, s’il existe un examen à l’entrée des universités
iraniennes, les bassidjis en sont dispensés, et disposent même d’un quota de
places. Ces avantages leur ont été accordés par Ahmadinejad.

3 Kevan Harris, The brokered exhuberance of the middle class : an ethnographic


analysis of Iran’s 2009 green mouvement, in « Mobilization », vol. 17, n. 4,
2012, pp. 434-455.

4 Et on se demande sur quelles bases Théo Cosme (De la politique en Iran,


Senonevero 2010) peut attribuer au prolétariat, dans « les événements en cours
», l’objectif de renverser la République Islamique. Il affirme que prolétariat
iranien rechercherait « la destitution de l’empire économico-politique des
pasdarans, le renversement des fondations religieuses, l’annulation de la
victoire des mollahs contre les comités ouvriers lors de la révolution de 1979 »,
autant d’objectifs dont on ne sait ni d’où ils sortent ni qui les porte, mais qui
sont probablement conformes à l’ analyse théorique dans laquelle ils doivent
entrer. En réalité, il est clair qu’en 2009 le prolétariat iranien est resté passif, ce
qui revient à jouer la République Islamique contre la classe moyenne, suivant en
cela ses intérêts à court terme.

5 Sohrab Behdad et Farhad Nomani, Iranian Labor and the Struggle for
Independent Unions, 18 avril 2011;
https://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/tehranbureau/2011/04/labors-
struggle-for-independent-unions.html.

6 Saeed Kamali Dehghan et Ian Black, Thousands take to Iran street to celebrate
the historic nuclear deal, 14 juillet 2015 ;
https://www.theguardian.com/world/2015/jul/14/joy-in-tehran-at-end-to-
isolation-but-hardliner-reaction-to-nuclear-deal-feared.
Notes Episode 6 :

1 Taub Center, How much bang for your buck ? The stagnation of real wages in
Israel, 14 décembre 2016 ; http://taubcenter.org.il/how-much-bang-for-your-
buck-the-stagnation-of-real-wages-in-israel/.

2 Id., The Land of (Expensive) Milk and Honey, 28 décembre 2011,


http://taubcenter.org.il/the-land-of-expensive-milk-and-honey/.

3 Peter Y. Medding, Mapai in Israel : political organisation and government in a


new society, Cambridge University Press 1972, pp. 47-48.

4 Dans une interview, D. Leef fait valoir qu’elle n’avait que 16 ans quand elle
s’est déclarée contre le service militaire et qu’on ne pouvait donc pas lui
reprocher de manquer de patriotisme à l’âge adulte.

5« Aya Shoshan, un activiste de la première heure au campement du boulevard


Rothschild, était juste revenu d’Espagne. Il enseigna très vite aux campeurs le
langage des signes, ainsi que les principes de tour de rôle pour la prise de parole
et des modérateurs. Le mouvement n’adopta jamais un processus formel
d’obtention du consensus (les décisions étaient habituellement prises par ce que
les campeurs appelaient une « majorité clairement visible »). Mais les éléments
plus profonds et plus significatifs – l’écoute active, la compassion et le sens d’un
projet commun – étaient évidents ». (Uri Gordon, Israel « tent protest » : the
chilling effect of nationalism, « Social Movement Studies », n. 11 (3-4), 2012, pp.
350-351).

6 Il s’agit de baux à long terme (49 ans) par lesquels les entreprises et les
particuliers obtiennent le droit de construire sur les terrains de propriété
publique.

7 Harriet Sherwood, Israeli protesters reject government’s emergency housing


package, 26 juillet 2011 ;
https://www.theguardian.com/world/2011/jul/26/israel-tent-protesters-
emergency-housing-package.

8 Itzkik Shmuli, The new Israelis have united in protest, 9 septembre 2011;
https://www.theguardian.com/commentisfree/2011/sep/09/new-israelis-
protest-social-justice.

9 « La profusion de phrases à effets, slogans et symboles peut s’expliquer par le


fait que certaines parmi les figures dominantes qui ont pris en main les
événements étaient des jeunes travaillant dans les médias, dans la
communication, dans la réalisation de films et dans les droits d’auteur. Regev
Contes, activiste de premier plan mais aussi réalisateur créatif, dit : “Dans ses
meilleurs aspects, le mouvement était une campagne. Il s’adressait à un certain
public. On visait le changement complet de son vocabulaire”. Shir Nosatzki, qui
avait fait des expériences de journaliste pour un hebdomadaire de Tel-Aviv,
développe : “Tout le langage était journalistique… les slogans venaient en
quelque sorte de la rue, et je ne pourrais pas dire d’où ni comment. Mais la
partie créative revenait à Regev Contes”. » (Almog et Barzilai, op. cit.).
10 Jusqu’ici, la non-violence a dominé dans les révoltes de la classe moyenne
salariée. Cela ne signifie pas que la violence est par essence étrangère à cette
classe quand elle se défend. Au contraire, elle est capable de développer des
formes ultra-violentes de lutte (lutte armée, terrorisme).

11 Michel Warschawski, La révolte des Israéliens noirs, 3 juin 2015 ;


https://orientxxi.info/magazine/la-revolte-des-israeliens-noirs,0920.

12 Zeev Rosenhek, Michael Shalev, The political economy of Israel’s « social


justice » protests : a class and generational analysis, Contemporary Social
Science, 2013.

13 Harriet Sherwood, Israel’s former Soviet immigrants transform adopted


country, 17 août 2011,
https://www.theguardian.com/world/2011/aug/17/israel-soviet-immigrants-
transform-country.

14 Itzkik Shmuli, ibid.

15 Bethan McKernan, Half a million Arab Israeli workers strike over demolition
of illegal Palestinian homes, 12 janvier 2017,
http://www.independent.co.uk/news/world/middle-east/arab-israel-workers-
half-million-strike-illegal-palestinian-home-demolitions-a7523691.html.

16 Hagal Amit, The real housing crisis in Israel is in its arab towns, 10 février
2017, https://www.haaretz.com/israel-news/business/1.770947.

17 Hillel Schenker, The Israeli Summer and the Arab Spring, « Palestine-Israel
Journal », vol. 18, n.1, 2012 ; http://www.pij.org/details.php?id=1424.

18 David Horowitz, A deeper political agenda behind Israel’s soaring housing


market ?, 23 août 2016; https://www.timesofisrael.com/a-deeper-political-
agenda-behind-israels-soaring-housing-market/.

19 Cependant, des organisations politiques, notamment le parti de la Gauche


Nationale, ont soutenu matériellement la logistique des campements.

20 Dany Bahar, Five years after the social protests in Israel, what has changed ?,
1 août 2016; https://www.brookings.edu/blog/markaz/2016/08/01/five-years-
after-the-social-protests-in-israel-what-has-changed/.

21 Quant à Daphni Leef, elle a fait savoir qu’elle voulait continuer le combat à
un niveau plus culturel, en dehors du parlement. Toutefois, l’option
parlementaire et l’option extra-parlementaire ne s’excluent pas forcement : «Ce
sont deux faces de la même médaille, et toutes les deux [Shaffir et Leef, ndr]
déclarent qu’elles continueront à travailler en collaboration l’une avec l’autre »
(Hillel Schenker, op. cit.).
Notes Episode 7 :

1 À ne pas confondre avec Rached Ghannouchi, leader du parti islamiste


Ennahda.

2 Hamza Meddeb, Courir ou mourir, Thèse de doctorat, 2012. L’auteur a pu


participer au trafic de Ben Gardane, et sa thèse donne de nombreux détails. Par
exemple : l’organisateur d’un transport collectif à Ben Gardane a tout intérêt à
obtenir du RCD (le parti de Ben Ali) une « licence ». Ce document non officiel
ne l’autorise pas à faire du commerce ou à transporter des personnes, mais il
facilite la location d’un bus et aide à la négociation des saisies et dîmes aux
barrages routiers. http://www.fasopo.org/sites/default/files/jr/th_meddeb.pdf

3 Mourad Ben Jelloul, Contestations collectives et soulèvement du 17 décembre


2010. La révolte des quartiers populaires de Sidi Bouzid (Tunisie), « Les Cahiers
de l’EMAM », n. 22, 2014, pp. 71-115, § 107;
http://journals.openedition.org/emam/531.

4 Op. cit., § 121.

5 Cette définition du semi-prolétaire diffère un peu de celle de Immanuel


Wallerstein (Le capitalisme historique, La Découverte 1985, pp. 20-27), qui ne
voit le semi-prolétaire que dans un partage de son activité entre deux modes de
production, à savoir le MPC, où le semi-prolétaire est salarié, et un mode de
production pré-capitaliste, où il mène une activité productive et commerciale de
type petite production marchande.

6 Cf. Mathilde Fautras, Injustices foncières, contestations et mobilisations


collectives dans les espaces ruraux de Sidi Bouzid (Tunisie) : aux racines de la «
révolution » ?, « Justice spatiale/Spatial justice », n.7, janvier 2015;
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01512399/document

7 Cf. Alain Marie, Marginalité et conditions sociales du prolétariat urbain en


Afrique, Cahiers d’Etudes Africaines, col. 21, n° 81-83, 1981.

8 Cf. l’enquête de Hamza Meddeb, Young people smuggling in the Kasserine


region of Tunisia, International Alert 2016.

9 Barbara Leblanc, « Tout dérapage de coûts risque de mettre à mal le textile en


Tunisie », 28 février 2011 : http//:www.usinenouvelle.com/article/tout-
derapage-de-couts-risque-de-mettre-a-mal-le-textile-en-tunisie.N147320.

10 Mohamed-Salah Omri, No ordinary union : UGTT and the Tunisian path to


revolution and democracy, in « Workers of the World. International Journal on
Strikes and Social Conflict », n. 7, novembre 2015, pp. 14-29

11 Et dès le lendemain de la chute de Ben Ali, ils placent trois ministres dans le
gouvernement provisoire, par ailleurs bien fourni en membres du RCD. La
pression de la base les contraint très vite à démissionner.
12 Pierre-François Naudé, La Tunisie face aux défis de la grogne sociale, 11
février 2011 ; http://www.jeuneafrique.com/182420/politique/la-tunisie-face-
aux-d-fis-de-la-grogne-sociale/.

13 Cité par Jorge Martin, Tunisia : one month from the overthrow of Ben Ali, 14
février 2011; https://www.marxist.com/tunisia-one-month-from-overthrow-of-
ben-ali.htm.

14 Cf., par exemple, l’article collectif de la plateforme « Nawaat », Kasbah 1 et 2:


quatre ans après, retour sur une occupation révolutionnaire confisquée, 30
janvier 2015: https://nawaat.org/portail/2015/01/30/kasbah-1-et-2-quatre-
ans-apres-retour-sur-une-occupation-revolutionnaire-confisquee/.

15 International Crisis Group, Soulèvements populaires en Afrique du Nord et


au Moyen Orient. La voie tunisienne, 28 avril 2011 ;
https://www.crisisgroup.org/fr/middle-east-north-africa/north-
africa/tunisia/popular-protests-north-africa-and-middle-east-iv-tunisia-s-way.

16 Ce qui explique le maintien d’une émigration nette significative depuis la


chute de Ben Ali (voir annexe 2).

17 Jorge Martin : op. cit.

18 World Bank, Breaking the barriers to youth employment, 2014.


Notes Episode 8 :

1 MENA-OECD Investement Programme, Egypt National Investment Reform


Agenda Workshop. Background Document, 17 mai 2006;
www.oecd.org/mena/competitiveness/36807408.pdf.

2 Karim Badr el-Din, Privatisation: a key to solving Egypt’s economic woes, 3


novembre 2014; http://blogs.worldbank.org/arabvoices/privatization-key-
solving-egypt-s-economic-woes.

3 Cf. Shana Marshall et Joshua Stacher, Egypt’s generals and transnational


capital, «Middle East Report», n. 262, printemps 2012, pp. 12-18.

4 Cf. Maria Cristina Paciello, Economic and social policies in Post-Mubarak


Egypt, «Insight Egypt», n. 3, novembre 2013.

5 Cela ne signifie pas que tout allait bien pour la population. Cependant, même
lorsque les retombées d’une phase de prospérité sur le niveau des salaires ou la
consommation paraissent négligeables, on trouvera toujours que ces derniers
étaient meilleures en condition de prospérité qu’en condition de crise.

6 Lucie Ryzova, The battle of Cairo’s Muhammad Mahmoud Street, 29


novembre 2011;
https://www.aljazeera.com/indepth/opinion/2011/11/201111288494638419.ht
ml.

7 Sur 51,9 millions d’ayant droit et 86,89 millions d’habitants.

8 Pour résumer à l’extrême, les discriminations qui touchaient les bédouins du


Sinaï – sédentaires ou nomades – puis le vide administratif et de pouvoir
provoqué par la chute du régime, ont débouché sur l’émergence de plusieurs
guerrillas jihadistes contrôlant des bouts de territoire, hostiles au pouvoir
central égyptien aussi bien qu’à Israël. Le plus important de ces groupes, Ansar
Bayt al-Maqdis, s’est signalé pour ses attaques contre les troupes de l’armée et
contre le gazoduc par lequel l’Égypte exporte son gaz vers Israël. Bien
qu’initialement autonome, Ansar Bayt al-Maqdis a affiché son allégeance à
Daesh en 2014
Notes Episode 9 :

1 Joel Beinin, The rise of Egypt’s workers, The Carneige Papers 2012, p. 11.

2 Ainsi, les Revendications des travailleurs dans la Révolution (joli oxymore),


adoptées en février 2011 par 19 syndicats de l’EFITU définissait l’ETUF comme
« l’un des plus importants symboles de la corruption sous le défunt régime ».

3 Joel Beinin, The rise of Egypt’s workers, op. cit., p. 15.

4 Mary Atkinson, Who was Egypt’s Omar Mustafa?, 18 décembre 2014;


http://www.middleeasteye.net/in-depth/features/omar-mustafa-1506686649.

5 L’accord de Fairmont est un des rares gestes des Frères en direction de la


jeunesse : « Les Frères musulmans, avant l’annonce des résultats officiels des
élections présidentielles, ont signé un document avec certaines personnalités et
collectifs non islamistes dénommé “l’Accord de Fairmont”. L’accord comprenait
6 points, notamment un gouvernement de coalition, le respect de l’État “civil”
et, enfin, la nomination d’un vice-président copte et d’une femme. Mohammed
Morsi n’a respecté aucun de ces points ». (Sarah Ben Néfissa, La chute
historique des Frères musulmans égyptiens, in Anna Bozzo et Pierre-Jean
Luizard (sous la direction de), Polarisations politiques et confessionnelles,
Roma TrE-Press 2015, p. 101).

6 Janine Clark, Islam, charity and activism, Indiana University Press 2004, p.
33.

7 Alia Gana, Protestations et mobilisations paysannes en Égypte : des voix qui


comptent?, «Revue Tiers Monde», n. 222, 2015/2, p. 74.

8 Op. cit., p. 79.

9 Il est tout aussi bon de rappeler que la société égyptienne compte une
importante minorité copte (10-15%), et de souligner que celle-ci n’est pas restée
spectatrice pendant les événements que nous analysons ici. En mai 2011
l’occupation de place Tahrir s’est doublée de l’occupation copte de la place
Maspero, lancée par la Légion thébaine. Celle-ci a duré plusieurs semaines. Cela
a suscité le désaveu du pope, mais aussi l’apparition de positions dissidentes au
sein du clergé, souvent marquées par le souci des déshérités et par une
détestation féroce de l’islam. Les nombreuses conversions de coptes à l’islam
représentent en effet un problème pour l’Église copte. Ce type de concurrence
inter-confessionnelle reste néanmoins un aspect marginal du Printemps
Égyptien et de l’évolution de la société en général.

10 Même le terrible Al-Zawahiri se sent obligé de donner son avis : « Ainsi,


après avoir exposé son “désaccord avec le cheikh Hazim quant à sa volonté
d’imposer un changement à travers des constitutions séculières qui retirent à
Dieu le droit de légiférer et l’autorité”, le chef d’al-Qaida Ayman Al-Zawahiri
s’adressera directement à “Hazim et ses partisans” pour les appeler à “lancer
une campagne populaire de prédication et d’incitation pour terminer la
révolution qui a avorté” ». (Stephane Lacroix et Ahmed Zaghoul Chalata, Le
salafisme révolutionnaire dans l’Egypte post-Moubarak, in Rougier et Lacroix,
op. cit., p. 201).

11 Disponible en ligne: https://libcom.org/blog/dead-end-about-coup-egypt-


21022014.

12 Terme méprisant pour designer les hommes de l’ancien régime.

13 Contrairement à ce qu’il s’est passé en Tunisie, il y eut peu de revendications


sur le « droit au développement » et à l’emploi de la part de chômeurs diplômés
(pourtant nombreux).

14 Le même gouvernement avait introduit un salaire minimum de 700 livres


dans le secteur privé aussi. Bien modeste mesure, puisqu’elle ne s’applique pas
aux entreprises comptant moins de dix salariés ni aux entreprises qui justifient
de « difficultés économiques » (définies de manière assez vague), ni
évidemment au secteur informel qui représente à lui seul 40% de la population
active salariée d’Égypte. Cf. Joel Beinin, The rise of Egypt’s workers, op. cit., p.
11).

15 Khalid Bhatti, Resurgent workers movement fighting against el-Sissi


dictatorship, 13 juin 2016; http://www.khalidbhatti.com/2016/06/13.

16 Signalons quelques épisodes récents : le 24 janvier 2015, à la veille de


l’anniversaire de la chute de Moubarak, des jeunes se réunissent place Talaat
Hard, pas loin de place Tahrir (interdite aux manifestation publiques) pour
rendre hommage aux martyrs de la « révolution ». La police attaque le
rassemblement et une poétesse d’Alexandrie, Chayma Sabbagh, est tuée par
balle. Un an plus tard, le 25 janvier 2016, l’étudiant italien Giulio Regeni,
doctorant en sciences politiques à Cambridge et menant des enquêtes sur le
syndicalisme indépendant en Égypte, est enlevé et tué par la police. La solidarité
des militants démocrates est à la mesure de leur isolement : « Les contestataires
égyptiens […] lancèrent une campagne de peintures en son hommage ». (Jean-
Pierre Filiu, op. cit., p. 246).

17 Maria Cristina Paciello, Economic and social policies in Post-Mubarak Egypt,


« Insight Egypt », n. 3, novembre 2013, p. 3.

18 Pascal Devaux, Subventions énergetiques: une question régionale, juillet


2014. Disponible ici: http://economic-
research.bnpparibas.com/Views/DisplayPublication.aspx?type=document&IdP
df=24490.

19 Cf. Steven Brooke, The Muslim Brotherhood’s social outreach after the
Egyptian coup, Rethinking Political Islam Series, août 2015.

20 De ce point de vue, les spécificités des parcours de formation propres aux


représentants des différentes fractions de la classe capitaliste égyptienne ont
leur importance. Si Gamal Moubarak a certainement pu mettre à profit son
expérience à la Banque of America dans la City (1988-1994), du coté de l’armée
ce sont des centaines, voire des milliers d’officiers qui ont été formés aux USA et
en Grande Bretagne après Camp-David, recouvrant ensuite des postes de
diplomates un peu partout dans le monde. Fils d’une famille de la petite-
bourgeoisie commerçante, diplômé de l’Académie Militaire en 1977, combattant
au Kuwait en 1991, conseiller de défense aux ambassades égyptiennes du Japon
et d’Arabie Saoudite, Al-Sissi en fait partie. Le CV de Morsi, de son côté, se
résume aux études en Californie et à l’expérience comme directeur du
département de physique de l’université de Zagazig (2005-2010).

21 Nouriel Roubini, Un plan Marshall pour les pays arabes, « Problèmes


économiques », n. 3 020, 25 mai 2011, pp. 21-22.

22 Yves Bourdillon, Un nouveau gouvernement égyptien réformiste, « Les


Échos », 15-16 juin 2018, p. 8.

23 Shana Marshall, The egyptian armed force and the building of an economic
empire, Carnegie Middle East Center 2015, pp. 18-20.

24 Une anecdote est parlante à ce sujet. On sait que le gouvernement Morsi


travaillait pour céder à Gaza la partie du Sinaï infestée de djihadistes, sur la base
d’un possible accord de paix israélo-palestinienne entre l’Égypte, le Hamas et le
gouvernement américain, et qu’Israël aurait pu accepter sous la pression de ce
dernier. Morsi avait gardé secret cet accord, mais lorsque la magouille fut
ponctuellement dévoilée par les médias, cela a suscité le scandale aux quatre
coins de l’Égypte.

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