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Noesis
N°14 | 2008 :
Sciences du vivant et phénoménologie de la vie
I. La vie vécue et la vie expliquée
Texte intégral
1 Le naturalisme est-il réductible à un recours à la pratique ? Telle est la
question qui demeure à propos de Wittgenstein, et surtout de l’usage actuel
qui en est fait. Cora Diamond notait que Kripke sur Wittgenstein (ou
Kripgenstein, comme l’appelle Putnam) était bien plus influent, aujourd’hui,
que Wittgenstein lui-même, le plus amusant étant que cette influence s’exerce
dans deux champs assez peu compatibles philosophiquement : celui de la
théorie pure et dure de la signification et celui de l’épistémologie relativiste,
ou de la théorie sociale de la science. Pour le premier, la lecture de Kripke a
l’avantage (crucial pour un philosophe analytique) d’attribuer à Wittgenstein
une thèse claire et intéressante sur la signification : un lecteur analytique
comme Paul Boghossian, par exemple, voit dans le livre de Kripke la première
démonstration des liens il peut y avoir entre les affirmations générales de
Wittgenstein sur le langage privé et sa thèse sur la signification1 . Cet exemple,
parmi de multiples semblables, permet de comprendre pourquoi Wittgenstein
est t r è s souvent considéré comme incompatible avec la réflexion
épistémologique actuelle, comme le dit remarquablement Diamond :
Ce n’est qu’à partir du moment où des thèses provocantes (ou ce que les
philosophie actuelle tient pour telles) ont été abstraites de ses écrits, ainsi
que des arguments en faveur de ces thèses, arguments qui permettraient
de faire de Wittgenstein un contributeur de talent au sujet tel qu’en
général on le comprend, que Wittgenstein peut être considéré comme un
philosophe qui mérite vraiment sa réputation. Ainsi, dans la mesure où le
but de Wittgenstein dans sa philosophie peut être conçu comme, en un
sens, « thérapeutique », à savoir, de nous libérer de la confusion
philosophique où nous sommes embrouillés, œ but semble être
incompatible avec ce qui peut être conçu comme valable dans ses écrits, à
savoir des thèses et des arguments qui peuvent être pris au sérieux en
tant que thèses et arguments par ceux qui rejettent la conception
Kripgenstein
3 Il n’est pas question de présenter ici un (ou plutôt deux) domaine(s) où les
publications se sont multipliées nous allons plutôt examiner quelques
difficultés du problème, à partir du texte même de Wittgenstein. Une
expression assez adéquate à propos de la question des règles telle qu’elle se
présente dans les Recherches est celle de « Charybde et Scylla » : on oscillerait
entre une conception « platoniste » qui voit dans les règles des « rails » à
suivre(Geleise), et une conception inverse, « interprétativiste », qui ne voit
dans la règle rien d’autre que son interprétation. Dans les débats sur la règle, il
semble que le rejet d’une conception aboutisse quasi mécaniquement à
l’adoption de l’autre. C’est précisément une telle alternative – qui détermine la
plupart des interprétations et des usages de la conception wittgensteinienne
des règles – qu’un examen attentif de ce que Wittgenstein veut dire dans ces
218. D’où vient l’idée que le commencement d’une série serait la partie
visible de rails qui vont de manière invisible jusqu’à l’infini ? Eh bien, au
lieu de règles nous pouvons nous représenter des rails. Et à l’application
illimitée de la règle correspondent des rails d’une longueur infinie.
219. « Tous les pas sont en réalité déjà faits » veut dire : je n’ai plus le
choix. La règle, une fois estampillée d’une signification donnée, tire les
lignes au long desquelles elle doit être suivie dans tout l’espace. – Mais si
quelque chose de tel était vraiment le cas, en quoi est-ce que cela
m’aiderait ?
Wittgenstein remarque ici une mythologie de la règle, qui nous fait croire que
tout est déjà en elle, que « tous les pas sont faits ». Mais il ne s’agit pas de
rejeter purement et simplement cette mythologie, qui, dit-il, nous frappe, ou
plutôt nous « vient » naturellement. Le fait est que nous voyons les choses
ainsi, comme Wittgenstein le dit par exemple de son concept de représentation
synoptique (übersichtliche Darstellung):
Ce que je veux vous enseigner, ce ne sont pas des opinions, mais c’est
une méthode. En fait, la méthode qui consiste à considérer comme non
pertinentes toutes les questions d’opinion. Si j’ai tort, alors vous avez
raison, ce qui est tout aussi bien. Tant que vous cherchez la même chose
(look for the same thing)… 8
Ce que Wittgenstein veut trouver dans les Recherches,ce n’est pas une
conception correcte des règles, mais une méthode pour y penser, c’est-à-dire
chercher et les regarder (l’expression look for veut dire tout cela). À quoi
s’oppose la vision mythologique de la règle précédemment décrite ? À ce que
c’est ordinairement suivre une règle, serions-nous d’abord tentés de répondre.
Mais y a-t-il une conception ordinaire de la règle ? Rien n’est plus difficile que
de décrire ce que c’est ordinairement qu’une règle, et Kripke, en posant le
problème en terme de paradoxe, ne fait que l’éviter. Kripke se fourvoie, dès le
début, par sa position du problème. Il pose la question de la règle dans les
termes de la réponse qu’il va donner : ceux de la correction de l’application
d’une règle. D’où son insistance sur certains exemples donnés par
Wittgenstein : l’opération d’additionner 2, etc. Mais qu’est-ce qu’additionner
(ou n’importe quelle action) demande constamment Wittgenstein, hors des
connexions que l’action possède dans « notre vie » ?
En séparant « notre vie » et les règles, Kripke arrive aisément à l’idée qu’il n’y
a pas de rails, et donc qu’il n’y a rien – pas de fact of the matter – qui
l’application de la règle. Mais, alors que Quine utilise la notion contre le
« mythe de la signification », Kripke l’emploie à propos de nos usages du
langage, et contre l’idée que nous voulons dire quelque chose par notre
langage. Nous renvoyons ici à son argument connu sur l’addition, et sa
question de savoir si, en additionnant nous « voulons dire » « quus » ou
« plus ». L’opération imaginée par Kripke est la quaddition, notées y. x y y =
x + y six + y <125, sinon, x y y = 5. Tant qu’un agent opère sur des nombres
dont la somme est inférieure à 125, personne ne peut savoir s’il additionne ou
s’il quadditionne, pas même l’agent.
Est-ce que ce que nous appelons « suivre une règle » est quelque chose
qu’un seul homme, juste une fois dans sa vie, pourrait faire ? – C’est là
une remarque sur la grammaire de l’expression « suivre la règle ». Il est
impossible qu’une règle ait été suivie une seule fois par un seul homme
(...). Suivre une règle, faire un rapport (...) sont des coutumes (des
usages, des institutions).
Si l’on est attaché à l’image des règles comme étant des rails, on inclinera
à penser que rejeter cette image revient à suggérer que, par exemple en
mathématique, tout est bon (anything goes); que nous sommes libres de
l’inventer au fur et à mesure 13.
Mais ces attaques contre des mythologies ne sont pas un rejet théorique de la
signification. Kripke confond ainsi le rejet par Wittgenstein, déjà examiné à
propos des hypothèses, de la mythologie du « fait superlatif » (übermäßige
Tatsache,§ 192), du « fact of the matter » de la signification, avec le fait
ordinaire du vouloir dire. Il dit par exemple :
Il n’y a pas de fait superlatif à propos de mon esprit qui constitue le fait
que je veuille dire l’addition par « plus »18.
Tel était notre paradoxe : une règle ne peut déterminer de manière d’agir,
puisque chaque manière d’agir pourrait être mise en accord avec la règle.
La réponse était : si tout peut être mis en accord avec la règle, alors tout
peut être aussi mis en désaccord. Et donc il ne pourrait y avoir là ni
accord, ni désaccord.
Ce que nous montrons par là est précisément qu’il y a une saisie d’une
règle qui n’est pas une interprétation, ais qui, suivant les cas de
l’application, se montre dans ce que nous appelons « suivre la règle » et
« aller à son encontre ».
Qu’est-ce alors que « la saisie d’une règle qui n’est pas une interprétation » ?
De quel abîme parle-t-on ici ? Quel est le problème posé par Wittgenstein ?
C’est précisément celui de la signification à donner à « ce que je dis » dès lors
que je suis pris dans des usages, dans un contexte ; et il ne peut se résoudre
par le recours à un accord de communauté, car ce que Wittgenstein pose dans
les § 143 sq. des Recherches, c’est précisément la question du rapport de la
règle à l’accord, et pas la question (artificielle) de la signification des énoncés
de l’individu hors de la communauté. Donc, comme l’a dit Cavell dans
« L’argument de l’ordinaire »21 , la solution de Kripke ne peut être la bonne, car
le recours, soit à la communauté, soit à nos pratiques, ne résout rien, et
renforce, voire constitue la question sceptique. C’est là exactement la question
épistémologique soulevée par Wittgenstein : non pas celle de la signification
de la règle hors contexte, mais celle de son sens dans la communauté même.
11 Pour Kripke, « si une personne est considérée isolément, la notion de règle
guidant la personne qui l’adopte n’a pas de contenu »22. Dans ce cas, dit
Kripke, le sujet agira « sans hésiter mais aveuglément ».
12 Comparons à ce que dit Wittgenstein :
Si j’ai épuisé les justifications, alors j’ai atteint le sol dure, et ma bêche se
retourne. Alors j’incline à dire : c’est simplement ainsi que je fais (§ 217).
Pour Kripke, cela devient : je fais ce que « j’incline à faire » – preuve que des
petites distorsions de lecture peuvent avoir de grands effets.
Cela fait partie de notre jeu de langage sur les règles qu’un locuteur
puisse, sans donner aucune justification, suivre sa propre inclination
confiante à croire que c’est là la bonne manière de répondre. C’est-à-dire
que les « conditions d’assertibilité » qui permettent à un individu de dire
que, en une occasion donnée, il doit suivre sa règle de cette manière
plutôt qu’une autre sont, en définitive, qu’il fait ce qu’il incline à faire23.
À lire Kripke, l’individu tout seul peut faire « ce qu’il incline à faire », mais en
société, ce n’est plus le cas. C’est cette thèse conformiste qui constitue au fond
sa solution au paradoxe sceptique :
Communauté et arrière-plan
13 Mais quelle est l’autorité du sujet ? Comment entre-t-elle en compétition
avec celle de la communauté ? Ces questions ne peuvent être résolues par
l’idée de règle, car elles la définissent. Wittgenstein a énoncé, au § 224, la
parenté (familiale : ils sont « cousins ») des termes de règle et d’accord, qui a
connu une grande fortune dans les interprétations en termes de
« communauté ». Nous nous fondons, pour parler, sur notre accord dans le
langage,que Bouveresse, dans La parole malheureuse,a appelé le « contrat
linguistique ». Mais – là est le scepticisme, l’abîme dont parle McDowell – rien
ne nous indique que notre voix (Stimme)se fond dans l’accord ou plutôt dans
la concordance (Ubereinstimmung)en question. On peut reprendre à ce sujet
l’article déjà ancien mais toujours influent de Cavell, « L’accessibilité de la
seconde philosophie de Wittgenstein »25, qui était déjà à l’époque une réponse
à une interprétation épistémologique des règles par David Pole. Cayeu y
affirmait que la forme de vie n’était en rien une solution positive au mystère
que constituent nos capacités de langage et de connaissance :
La terreur dont parle Cavell est une sorte de vertige, induit par la pensée
qu’il n’y a rien d’autre que des formes de vie partagées pour nous
conserver, en quelque sorte, sur les rails. Nous avons tendance à penser
que c’est là un fondement insuffisant pour notre conviction que nous
faisons vraiment, à chaque étape, la même chose qu’auparavant27 .
– C’est ce que les êtres humains disent qui est vrai et faux ; et ils
s’accordent dans le langage qu’ils utilisent. Ce n’est pas un accord dans
les opinions mais dans la forme de vie.
même – nos usages ordinaires, le tourbillon dont parle Cavell, et qui est
évoqué dans les Remarques sur la philosophie de la psychologie :
Nous jugeons une action d’après son arrière-plan dans la vie humaine
(...). L’arrière-plan est le train de la vie31 .
« Mais alors l’usage du mot n’est pas régulé ; le “jeu” que nous jouons
avec n’est pas régulé ». Il n’est pas partout encadré par des règles, mais il
n’y a pas non plus de règles pour dire, par ex., à quelle hauteur lancer une
balle au tennis, ou avec quelle force ; et pourtant le tennis est un jeu, et il
a des règles36.
21 Dans toute son analyse des règles, Wittgenstein dit des choses similaires : la
règle nous apparaît comme quelque chose d’étrange, de mystérieux, qui fait
des choses extraordinaires, alors qu’elle est (aussi) quelque chose de
parfaitement ordinaire. C’est ce que Cavell appelle « l’inquiétante étrangeté de
l’ordinaire » qui caractérise, précisément, nos activités qui ont à voir avec des
règles. Cela résout/dissout le problème soulevé par Kripke : une pratique
comme l’addition, et son enseignement, n’existe que dans ses connexions (à
notre vie, à une pratique nommée mathématique, au passage d’expressions
symboliques à d’autres, à des régularités dans nos manières de faire cela).
Accord et donné
22 Reste à savoir ce que Wittgenstein appelle : nos pratiques,et si l’on peut sur
elles construire une épistémologie « anthropologisée ». On pourrait, contre le
naturalisme scientiste – qui veut faire de la philosophie soit une science parmi
d’autres, soit une réflexion interne voire un sous-produit de la science –
définir à partir de Wittgenstein un second naturalisme, non plus fondé sur le
modèle des sciences de la nature (qui est à la source de l’épistémologie
naturalisée de Quine) mais sur notre nature, qui est d’être sociale. Nos accords
portent d’abord, dit Wittgenstein, sur des jugements ;les conventions sont le
résultat d’accord dans et sur le langage, ce qui est une manière de fonder les
normes sur des accords de communauté et de définir une communauté par
l’accord sur certaines normes (qui peuvent être mises en question, mais de
manière immanente, à l’intérieur de cet accord). Bref ce qui fonde l’usage du
langage, c’est que nous soyons d’accord, non pas sur des significations
particulières, mais sur des usages, des jugements et des normes. Cet accord
dans le langage, dont on a relevé la circularité fondamentale, définirait le
second naturalisme : un naturalisme qui pourrait intégrer la norme, comme
objet, mais aussi source de l’accord. Cette version anthropologique du
naturalisme permettrait, sans l’éliminer, de corriger le naturalisme brutal (ou
Ce sont des contraintes sur ma vie autant que sur mon langage et ma pensée.
Il s’agit bien d’un donné, et donc, en un sens nouveau, de notre nature. Ce qui
est donné, comme dit Wittgenstein, ce n’est pas seulement le monde, des
choses, mais des formes de vie. Or, que les formes de vie me soient
« données », cela ne veut pas dire seulement que notre donné, œ sont toujours
des formes de vie, ce qui équivaudrait à dire qu’en un sens, rien n’est donné.
Wittgenstein dit bien : « Ce qui doit être accepté, le donné », c’est-à-dire que
notre forme de vie est un donné au sens strict, comme un donné empirique –
qu’il faut alors renoncer à dépasser. Cayeu relève ce point, dans Une Nouvelle
Amérique encore inapprochable, par cette lecture de l’expression : formes de
vie (et non pas formes de vie). Par delà la découverte de « profondeur de la
convention dans la vie humaine », cette attention de Wittgenstein à nos
réactions naturelles définit pour lui la seconde nature, qui n’est pas seulement
culturelle.
25 Il semble donc que le seul moyen de donner un contenu au naturalisme qui
ne soit ni purement physicaliste et scientiste, ni à l’inverse communautariste
et relativiste, serait de repenser la nature du langage. Cette nature du langage
– notre nature de locuteurs du langage – définirait donc le naturalisme. Il se
fonderait sur un fait de nature qui doit être accepté, comme le sont les formes
de vie : pas seulement nos accords communautaires, mais notre nature même
– de sujet parlant certes, mais dans la mesure où cette caractéristique fait
partie d’un ensemble d’autres capacités et limites humaines réelles. (Cf.
l’énumération qu’en donne Wittgenstein dans les Recherches, § 23).
26 Le second naturalisme récuserait aussi bien le point de vue transcendantal
que le relativisme. On pourrait ainsi définir ce naturalisme en prenant la voie
de ce que McDowell appelle, dans Mind and World, un platonisme naturalisé,
de la « seconde nature », et qui consiste à ne pas tenter de voir les choses de
l’extérieur, ou au-dessus, ou « de côté », mais à voir simplement ce qui est là,
sous nos yeux. Ce serait donc un réalisme, au sens où Diamond parle de
realistic spirit, et une perspective antimétaphysique, peut-être plus que celle
du naturalisme scientiste, malgré sa revendication de réalisme, retombe
facilement dans la métaphysique en voulant se déguiser en science.
27 Un intérêt épistémologique de la pensée de Wittgenstein est ainsi de mettre
en évidence la nécessité d’une réflexion sur le naturalisme, et pour ainsi dire
C’est dire à quel point le donné est évident. Il faudrait que le diable s’en
mêle pour qu’il ne soit rien de plus qu’une petite photographie prise de
travers.
La psychologie, la science, la
philosophie
30 Nous parvenons ici au bout de notre description de la méthode de
Wittgenstein. Ce n’est pas à la science, selon Wittgenstein, de montrer
l’adéquation de notre langage, ni de notre esprit, au monde – et le problème
n’est pas qu’il faille qu’elle se perfectionne encore et qu’on explore plus avant
le domaine, en pleine explosion depuis la fin du XXe siècle, des capacités
cognitives de l’homme. Rien peut-être n’a été mieux et plus explicitement
critiqué par Wittgenstein que l’idée que sur ces questions, le progrès de la
science allait nous faire progresser, qu’il n’y a qu’à attendre. C’est ce qui fait de
Wittgenstein, notamment sous le règne actuel de la philosophie cognitive et
des sciences de l’esprit, un penseur particulièrement subversif, et ce qui
explique aussi sa position définitivement marginale, que nous mentionnions
en commençant, dans la philosophie anglo-saxonne mainstream. Nous ne
pouvons faire mieux ici que de reprendre une analyse de Bouveresse :
Et ainsi nous avons l’air d’avoir nié les processus psychiques. Alors que
nous ne voulons naturellement pas les nier ! 50
32 Ce qui est important, c’est notre usage des mots comme penser, se rappeler,
attendre etc., obscurci à nos yeux pour nous par les images – communes alors
à la psychologie, à la science et à la philosophie – de « processus intérieur »,
d’état mental, de représentation qui nous bloquent l’accès à l’usage du mot tel
qu’il est (§ 305), à la description de ses emplois.
33 Ce matériau commun à la philosophie et à la psychologie pourrait donner
crédit à l’idée, fort appréciée des psychologistes, qu’il y a une « psychologie
populaire » qui pourrait servir au moins de base de données, ou d’hypothèses
de départ (éventuellement réfutables) pour la psychologie scientifique. Selon
eux, nos propositions ordinaires n’ont pas encore atteint le niveau
d’élaboration des théories scientifiques, et donc ressortissent à une
« psychologie naïve », à la façon dont l’enfant acquiert dans son
développement une « physique naïve », théorie du comportement des corps
solides qui lui permet de s’orienter dans son environnement (idée, d’un point
de vue wittgensteinien, bien étrange et à la limite du non-sens). La psychologie
naïve « consiste à décrire, expliquer et prédire le comportement humain en
terme d’interactions entre croyances, désirs et intentions ». Un tel parallèle
entre physique et psychologie est de toute façon fourvoyant :
De ce point de vue, la science du langage ne nous peut pas non plus résoudre
la question du langage, pas plus que la science de l’esprit ne nous en apprendra
sur les concepts du mental. L’examen de nos usages le peut, à condition
d’oublier l’idée, commune aux sociologues wittgensteiniens et à certains
linguistes, qu’ils s’expliquent par des conventions linguistiques. Comme le dit
Cavell :
Je ne crois pas non plus que cette idée puisse prouver ou expliquer quoi
que ce soit. Au contraire, elle conduit à s’interroger sur la nécessité, ou le
désir, de produire une explication philosophique du fait que les humains
s’accordent sur le langage dont ils usent de concert ; une explication qui
serait en significations, ou de conventions, de termes de base, ou de
propositions, toutes choses sur lesquelles nos accords devraient trouver
leur fondement. Rien par ailleurs n’étant plus profond que le fait, ou
l’étendue, de l’accord en lui-même.
C’est la logique (le logique) qui définit l’esprit. Wittgenstein a repris ce point
de Frege (alors qu’il y a d’importantes différences entre eux, sur lesquelles on
n’insistera pas quand au statut de la logique et des mathématiques) et y
ajoute, dès le Tractatus, l’usage. Dans cette perspective frégéenne, la
philosophie parlera (de manière non-psychologique) du moi dans son analyse
des propositions ordinaires, ou dans sa présentation de la forme générale de la
proposition, ou dans la théorie des descriptions définies de Russell. Ce que
veut dire Wittgenstein, c’est qu’on en apprend plus sur l’esprit par ces analyses
philosophiques que par la psychologie ou la science.
34 Wittgenstein, dans sa seconde philosophie, conserve l’idée d’un traitement
non-psychologique de l’esprit, mais la « nécessité » qui y préside n’est plus
celle de la logique (celle de « la pureté de cristal de la logique »57 ) mais celle
de la grammaire. La démarche ou la direction restent, cependant, les mêmes,
un traitement non-psychologique de l’esprit, en tant qu’il est entièrement là –
dans la logique, et maintenant, dans la réalité de notre langage. Le changement
se marque encore dans un passage des Remarques.
Je vais parler encore une fois de « livres » ; là nous avons des mots ; qu’y
apparaisse une fioriture quelconque, je dirais ce n’est pas un mot, cela
n’en a que l’air, ce n’est manifestement pas voulu. On ne peut traiter cela
que du point de vue de l’entendement humain sain. (Il est remarquable
qu’en cela précisément, il y ait changement de perspective.)
Il précise ailleurs que c’est là « une tâche à laquelle nous ne sommes pas du
tout préparés »62, comme le notait aussi Moore à propos de son
enseignement :
Une difficulté est que cette méthode requérait une « sorte de pensée » à
laquelle nous ne sommes pas accoutumés et à laquelle nous n’avons pas
été entraînés – une sorte de pensée très différentes de celle qui est
requise dans les sciences.
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Notes
1 Boghossian (1989).
2 Diamond (2001).
3 Kripke (1982). Je dois sur ce point beaucoup aux travaux de Philippe de Lara, sa
thèse, L’Homme rituel et son essai Le Paradoxe de la règle et comment s’en débarrasser
(2001).
4 Kripke (1982), p. 62.
5 L’opération imaginée par Kripke est la quaddition, notée y. x y y = x + y si x + y <
125, sinon, x y y = 5. Tant qu’un agent opère sur des nombres dont la somme est
inférieure à 125, personne ne peut savoir s’il additionne ou s’il quadditionne, pas même
l’agent.
6 Diamond (1989).
7 PU §§ 218, 219, 221.
8 Rhees (1970), p. 43.
9 Wittgenstein (1967), §§ 532-533.
10 Kripke (1982), p. 21.
11 Kripke (1982), p. 92.
12 Mc Dowell (1981), p. 150.
13 Ibid., p. 150-151.
14 Wittgenstein (1958), p. 34.
15 McDowell (1992), p. 273.
16 Id.
17 Wittenstein (1967), § 296.
18 Kripke (1982), p. 65.
19 Putnam (1994), p. 349.
20 McDowell (1981), p. 243.
21 Dans Cavell (1989b), ch. II.
22 Kripke (1982), p. 89.
23 Kripke (1982), p. 87 et p. 88, je souligne.
24 Kripke (1982), p. 89.
25 Repris dans Cavell (1969).
26 Cavell (1969), p. 52.
27 McDowell (1981), p. 149.
28 Cf. Bouveresse (1987).
29 Cavell (1989a), p. 46-47.
30 Searle (1995), ch. VI.
31 Wittgenstein (1980), §§ 624-625.
32 Ibid. § 629 ; cf. Wittgenstein (1967), § 567.
33 Diamond (1989), p. 27-28.
34 Wittgenstein (1967), 6 533.
35 Cavell (1976), p. 52.
36 PU, § 68.
Auteur
Sandra Laugier
Sandra Laugier (née en 1961 à Paris) est une philosophe française contemporaine qui a
travaillé sur des questions de philosophie du langage, de philosophie des sciences et de
philosophie morale. Actuellement professeur à l'université de Picardie Jules Verne
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