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Jean-François MATTÉI
La philosophie et la poésie
Il est devenu courant, depuis Nietzsche, de reprocher à
Platon d'avoir abaissé l'art au-dessous de la vérité et de son
idéal ascétique, en faisant fond sur ce que Socrate appelle,
au livre X de la République, « le vieux différend (diaphora)
entre la philosophie et la poésie (poiétikê) » (X, 605 b).
L'image est présente dans toutes les mémoires. Avec les
plus grands égards, mais avec fermeté, Platon chasse
Homère de la cité idéale au nom de la « raison » (logos)
opposée au libre jeu des apparences mensongères, car « on
doit plus d'égards à la vérité qu'à un homme », surtout
lorsqu'il s'agit d'un poète (X, 595 c). Le bannissement
d'Homère paraît d'autant plus paradoxal que la cité de la
République est appelée du nom de Callipolis, comprenons
« la cité de Beauté », ce qui laisse entendre que la beauté ne
relèverait pas pour Platon de l'art, mais bien de la
philosophie.
La raison en est connue. Le poète, le peintre ou le
sculpteur - Platon ne parle pas ici du musicien et ne
s'intéresse qu'aux formes plastiques, seraient-elles
évoquées par le langage poétique - sont indifférents à la
vérité et ne se montrent sensibles qu'à la séduction des
apparences. Chacun sait qu'« un beau désordre est un effet
2
de l'art » , et le désordre, en grec la stasis, est l'injustice
1
. G. Deleuze, « Platon et le simulacre », Logique du sens, Paris,
Minuit, 1969.
2
Boileau, Art poétique, II, 72.
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absolue qui ronge le cœur de l'homme et de la cité . Si,
pour André Breton, porte-parole des Modernes ; et non
seulement des surréalistes, dans leur passion artistique, « la
4
beauté sera convulsive ou ne sera pas» , pour Platon, l'idée
de Beauté échappe aux convulsions de l'émotion et du
devenir pour se retirer dans son essence immuable. Telle est
du moins l'interprétation commode que la modernité s'est
faite du platonisme pour mieux affirmer en retour sa
singularité. Baudelaire, qui crée le terme de « modernité »
en l'opposant à l'idée platonicienne, redouble pourtant de
platonisme lorsqu'il voit dans la beauté « un rêve de
pierre » digne d'inspirer au poète « un amour éternel et
muet / Ainsi que la matière », trônant dans l'azur « tel un
Sphinx incompris ». Aussi l'auteur des Curiosités
esthétiques admettra-t-il que « les mensonges sont
continuellement nécessaires » dans la peinture, « même
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pour en arriver au trompe-l'œil » .
D'une façon similaire, Nietzsche, peu enclin pourtant à
suivre Baudelaire, reprendra la même interprétation et
reprochera à Platon d'avoir abaissé l'art au profit de la
dialectique. L'histoire de la pensée se résume, dans la
perspective platonicienne ouverte par le différend entre
philosophie et poésie, dans la formule nietzschéenne :
«Platon contre Homère», entendons la science contre l'art,
l'essence contre l'apparence, ou, pour parler cette fois avec
Hegel, «le sérieux, la douleur, le travail et la patience du
négatif» contre la frivolité, la joie, l'oisiveté et l'immédiateté
de l'image et de la positivité du symbole. Cette déchirure
ouverte par Platon entre la poésie et la philosophie conduira
encore Wagner, pour retrouver la beauté de l'éclosion
grecque et créer l'œuvre d'art inspirée, à demander à
3
. Platon, République, livre IV, 444 b.
4
. A. Breton, Manifeste du surréalisme, poisson soluble, Paris,
Kra, 1924.
5
. Baudelaire, Curiosités esthétiques, « Salon de 1846 », III.
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. Lettre de Wagner à Nietzsche vers le 10 février 1870, Nietzsche,
La naissance de la tragédie. Fragments posthumes 1869-1872, Œuvres
philosophiques complètes, vol. I, tome 1, Paris, Gallimard, 1977,
p. 488.
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. Proclus, Commentaire sur la République, 3 vol., Paris, Vrin-
CNRS, 1970, tome I, dissertation VI, 196, 11-12, p. 213.
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Platon, Premier Alcibiade, 132e - 133c ; Phèdre, 255d ; Théétète,
193c, 206d ; Sophiste, 239e - 240a ;Timée, 46a, 71b, 71c, Lois, X,
905b, et surtout République, III, 402b, X, 596d
9
Pour une analyse détaillée du paradigme du miroir dans la pensée
platonicienne, je renvoie à mon ouvrage Platon et le miroir du mythe.
De l'âge d'or à l'Atlantide, Paris, Presses universitaires de France,
« Thémis-Philosophie », 1996.
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Léonard de Vinci, cité in A. Chastel, La peinture, Paris,
Hermann, 1964, p. 73.
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Le démiurge et le cosmos
Que le monde, en son ordre et beauté (kosmos), et la
philosophie qui essaie d'en rendre raison, soient pensés
tous les deux sur le mode de l'œuvre d'art, nous en
trouvons la preuve dans le Timée. La naissance commune
de l'Âme du monde, du corps du monde et du temps, grâce
à un ensemble complexe de procédures mathématiques et
physiques, suit en effet un schème artisanal qui aboutit à la
constitution de l'univers comme une vivante peinture. En
regard, le discours qui trace l'épure du cosmos relève
d'« une histoire vraisemblable » (ton eikota muthon, 29d1),
c'est-à-dire d'un mythe iconique. Le démiurge agit en tant
que cause productrice pour ordonner un milieu spatial
primitif, la chôra, en contemplant les modèles intelligibles
comme un peintre regarde son modèle : il fait alors
apparaître l'univers sensible doté d'une âme étemelle et
d'un corps étroitement joint à elle, au point que nul ne
saurait distinguer l'âme du monde du corps du monde
comme on ne peut séparer la forme corporelle d'un être
humain, représentée sur un tableau, de l'expression qui lui
donne tout son sens et qui l'anime. L'âme du monde, qui
est le principe de vie, de mouvement et d'intelligibilité du
cosmos, est formée selon une structure mathématique
déterminée, la double Tétraktys, et s'étend à travers le corps
du monde, qui est organisé selon l'ordre des cinq polyèdres
réguliers, ou « corps platoniciens », inscriptibles dans la
sphère. Pour la première fois dans l'histoire, Platon
assimile des corps physiques à des structures
mathématiques, comme l'a noté Werner Heisenberg qui
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W. Heisenberg, « Platons Vorstellungen von den kleistein
Bausteinen der Materie und die Elementarteilchen der modernen
Physik », Im Umkreis der Kunst, Wiesbaden, 1953.
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L. Pacioli, De divina proportione, 1509, trad. fr. Paris, 1980.
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. E. Fink, Le jeu comme symbole du monde, trad. fr., Paris,
Minuit, 1966, p. 107.
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Inspiration et Philosophie
La philosophie se trouve alors liée à cette parole de
hauteur que les poètes nomment « inspiration ». Lorsque
Socrate. décide de parler de l'amour, dans le Phèdre, pour
répondre au discours de Lysias qui a enchanté son
compagnon, il donne aussitôt la parole aux Muses à la voix
mélodieuse, comme le faisaient Homère et Hésiode, et
introduit le récit d'un jeune adolescent dont un amant
recherchait les faveurs par la formule suivante : « il était une
fois... » (237b). Ce premier discours de Socrate
s'interrompt brusquement, au moment même où il parle du
désir qui se renforce fortement (erromenos rhostheîsa)
par la force (rhômè) de l'amour (éros), en une cascade
d'allitérations sur la racine rhô qui dit la « force ». Emporté
par le flux de l'éloquence, Socrate s'est retrouvé dans « un
état qui tient du divin » (theîon pathos) qu'il identifie au
«lieu divin» (theîos ho topos) où il se trouve (238 c-d). Dès
lors, il se pourrait que, par la suite, l'inspiration sacrée du
lieu et de l'amour fasse de Socrate « un possédé des
Nymphes » égaré par une véritable nympholepsie
(numpholeptos). Aussi Socrate se dépêche-t-il de continuer
son discours de peur que « ce qui fond sur lui » (to epion ;
238d6 ; cf. 264b7 : « ce qui vient à l'esprit »), entendons
son inspiration, se détourne de lui.
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. Conversations de Goethe avec Eckermann, Mardi 11 mars 1828,
Paris, Gallimard, 1988, p. 555.
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