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LES TECHNIQUES ET LA TECHNOLOGIE

Marcel Mauss

La Découverte | Revue du MAUSS

2004/1 - no 23
pages 434 à 450

ISSN 1247-4819

Article disponible en ligne à l'adresse:


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Pour citer cet article :
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Mauss Marcel , « Les techniques et la technologie » ,
Revue du MAUSS, 2004/1 no 23, p. 434-450. DOI : 10.3917/rdm.023.0434
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LES TECHNIQUES ET LA TECHNOLOGIE1

par Marcel Mauss

Pour bien parler des techniques, il faut d’abord les connaître. Or il est
une science qui les concerne, celle qu’on appelle la technologie, et qui n’a
pas, en France, la place à laquelle elle a droit.
Il est utile de l’indiquer ici, surtout quand c’est la Société d’études
psychologiques qui organise cette « Journée de psychologie et d’his-
toire ».
En ces matières de psychologie proprement dite, la France a, en fait,
devancé les autres pays. Ceux de ma génération ont assisté à l’invention –
par Binet, Simon2, Victor Henri3, à qui s’adjoignirent tout de suite Piéron4,
puis Meyerson5 et Lahy6, et que d’autres continuent avec efficacité – des
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applications de la psychologie aux techniques, et plus particulièrement au

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recrutement des ouvriers et des techniciens7.
Ce n’est qu’après la guerre de 1914 que, revenue perfectionnée
d’Amérique, la psychotechnique, qui s’était développée partout, a pris son
essor en France, à Paris surtout, et que des procédés considérables obtinrent
des résultats non moins palpables, indispensables même8.
Si cette partie de l’étude des techniques est de bonne origine française,
il faut dire par contre que la science dont elle est un chapitre n’a pas eu de
mêmes développements : je veux parler de la technologie.
Il est clair que la psychologie que l’on fait actuellement des techniques
est celle d’un moment de l’histoire et de la nature de celles-ci.
La technologie est une science très largement développée ailleurs que
chez nous. Elle prétend à juste titre étudier toutes les techniques, toute la
vie technique des hommes depuis l’origine de l’humanité jusqu’à nos jours.
Elle est à la base et aussi au sommet de toutes les recherches qui ont cet
objet. La psychotechnique n’est qu’une technique des techniques. Or elle
suppose de profondes connaissances générales de l’objet général, les
techniques.
Il faut donc avant tout marquer quelle est la place de la technologie,
quels travaux elle a produits, quels résultats sont déjà acquis, combien elle
est essentielle pour toute étude de l’homme, de sa psyché, des sociétés, de
leur économie, de leur histoire, du sol même dont vivent les hommes et,
par conséquent, de leur mentalité. Ce n’est pas une raison parce qu’elle
n’est pas en France l’objet d’enseignements réguliers pour que nous n’en
parlions pas ici. (Je connais bien un enseignement, mais il est fort élé-
mentaire et, de plus, destiné à l’observation des techniques des peuples dits
primitifs, ou exotiques, comme on veut, je n’en connais pas d’autre9.)
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LES TECHNIQUES ET LA TECHNOLOGIE 435

Cette science a été en vérité fondée en Allemagne : pays d’élection de


l’étude historique et scientifique des techniques, qui, avec l’Amérique main-
tenant, reste en tête de tous les progrès techniques10. En vérité, elle a été
instituée par Reuleaux, le grand théoricien et mathématicien, mécanicien
et technicien de la mécanique11. Il trouva auprès des autorités prussiennes
un écho immédiat. Sous sa direction fut ouverte la première des écoles supé-
rieures techniques (les Technische Hochschulen), celle de Berlin, qui a rang
d’université et dont le diplôme (Dipl. Ing.) a rang de doctorat 12.
L’enseignement général de la technologie, théorie et histoire, y est obliga-
toire pour toutes les sections spéciales menant aux différents diplômes.
C’est là la base naturelle de l’étude générale des techniques; elle devrait
être reconnue chez nous.
Or, ici, même dans nos plus honorables établissements scientifiques,
même dans notre illustre et toujours glorieux Conservatoire des arts et
métiers, la technologie n’a pas la place de théorie générale des métiers. À
Saint-Germain, au musée des Antiquités nationales, mon regretté frère de
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travail Henri Hubert avait bien installé la salle de Mars, consacrée à l’art

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et à l’ethnologie comparée de l’âge de pierre; en ce moment, cette salle
n’est même plus en usage13. Au musée de l’Homme, avec l’aide de l’Institut
d’ethnologie, on a réussi à faire quelque chose de vaste dès maintenant,
mais encore modeste. Le Musée de Vienne, le Pitt-Rivers Museum, celui
de Nordenskiöld à Göteborg sont, à bien des points de vue, mieux placés
que nous.
Quant à la théorie ou à la description historique, géographique, écono-
mique, politique des métiers, elle fut entamée à diverses reprises en France;
elle n’est pas faite. Nous n’avons même pas gardé la tradition de ces bonnes
histoires de l’industrie telles que les faisaient les Becquerel et les Figuier,
qui, même anecdotiques, instruisaient le jeune homme et même l’enfant14.
Mon oncle Durkheim me les fit lire. Un de ceux qui étaient sur la bonne
voie, mon vieux maître Espinas, nous fit sur ces questions un cours à
Bordeaux dont je me souviens. (Son livre sur les Origines de la technolo-
gie a encore de la valeur15.) Mais il n’a pas assez développé ses idées et n’a
ni étendu ni approfondi suffisamment ses recherches.

Quelques remarques vont indiquer les voies ouvertes déjà, et où elles


conduisent.
Supposons connus un grand nombre de faits que plusieurs, même d’entre
nous, ne connaissent peut-être pas. Au moment où la mode est à la tech-
nique et aux techniciens – par opposition à la science dite pure et à la philo-
sophie, accusées d’être dialectiques et vides –, il faudrait cependant, avant
de prôner l’esprit technique, savoir ce qu’il est.
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436 DE LA RECONNAISSANCE

D’abord, voici une définition : on appelle technique, un groupe de mou-


vements, d’actes, généralement et en majorité manuels, organisés et tra-
ditionnels, concourant à obtenir un but connu comme physique ou chimique
ou organique16. Cette définition a pour but d’éliminer de la considération
des techniques celles de la religion ou de l’art, dont les actes sont aussi sou-
vent traditionnels et même aussi souvent techniques, mais dont le but est
toujours différent du but purement matériel, et dont les moyens, même
quand ils sont superposés à une technique, sont toujours différents de celle-
ci. Par exemple, les rituels du feu peuvent commander la technique du feu17.
Cette façon de considérer les techniques permet de les classer, de don-
ner un tableau comparé de ce qu’on appelle encore les travaux, les arts et
les métiers; ainsi nous disons le métier du peintre, même du peintre d’art
pur.
Cette définition permet de classer les différents secteurs de la techno-
logie.
Il y a d’abord la technologie descriptive. Ce sont des documents :
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1° historiquement et géographiquement classés : outils, instruments,

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machines18 ; dans le cas de ces deux derniers, analysés et montés;
2° physiologiquement et psychologiquement étudiés : manières de s’en
servir, photographies, analyses, etc.
3° classés par systèmes d’industries dans chaque société étudiée ;
exemples : alimentation, chasse, pêche, cuisson, conservation, vêtements,
transports; étude des utilités générales et particulières, etc.19
À cette étude préalable du matériel des techniques doit se superposer
l’étude de la fonction de ces techniques, de leurs rapports, de leurs pro-
portions, de leur place dans la vie sociale.
Ces dernières études mènent à d’autres. On arrive à déterminer alors la
nature, les proportions, les variations, l’usage et l’effet de chaque indus-
trie, ses valeurs dans le système social. Et toutes ces analyses précises per-
mettent alors vraiment des considérations plus générales. Elles permettent
d’abord diverses formes de classement des industries, mais, surtout, elles
permettent de classer les sociétés par rapport à leurs industries20.
De là un troisième ordre de considérations générales. Un nombre crois-
sant de savants (ethnologues, anthropologues, sociologues, etc.) attachent
une extrême importance aux comparaisons faites entre ces sociétés qui ont
ces industries. Ils pensent pouvoir prouver les emprunts de celles-ci, les
aires de répartition de celles-là, et même les couches historiques de répar-
tition, comme ont fait déjà les préhistoriens. Les uns prudents, et même très
prudents, comme les Américains, constatent les faits et, de temps en temps,
en déduisent l’histoire21 ; d’autres, moins prudents, ont reconstitué toute
une histoire de l’humanité avec l’histoire des techniques. On en arrive à
parler d’un âge de pierre au Congo, qui appartiendrait à l’époque de la civi-
lisation où le droit d’héritage était en descendance utérine22.
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Mais ces exagérations n’empêchent pas l’excellence de la méthode


quand elle est bien menée.
Même à propos des sociétés les plus primitives connues, les techniques,
leurs fonctions propagées, puis conservées par la tradition sont – depuis
Boucher de Perthes – le meilleur moyen de classer, même chronologique-
ment, les sociétés23. Sinanthropus, l’homme des cavernes de Pékin, savait
cuire au feu, ce qui prouve que cet être était sûrement un homme. Nous ne
savons s’il parlait, c’est probable, puisqu’il pouvait garder une certaine
façon de conserver le feu.
J’ai proposé moi-même quelques vues sur les techniques du corps et
leurs fonctions24. Par exemple, la technique de la nage varie et permet de
classer des civilisations entières.
Toutes sont spécifiques à chacune, outillage et maniement de l’outillage
variant infiniment. Les techniques sont donc, en même temps qu’humaines
par nature, caractéristiques de chaque état social25.
Je sais que d’autres voient en ceci des mystères. Homo faber, soit26.
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Mais l’idée bergsonienne de la création est exactement l’idée contraire de

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la technicité, de la création à partir d’une matière que l’homme n’a pas
créée, mais qu’il s’adapte, transforme, et qui est digérée par l’effort com-
mun, cet effort étant alimenté à chaque instant et en chaque lieu par de nou-
veaux apports. À ce point de vue certain, qui est de rigueur, la définition
Ars Homo additus naturae27 est vraie des arts et des métiers encore plus que
de l’art : c’est de la pénétration de la nature physique que résultent l’art, le
métier, que vivent l’artisan, l’industriel, et que se développent l’industrie
et les civilisations, la civilisation28.

À un autre point de vue, l’étude des techniques est encore plus impor-
tante. C’est celui des rapports qu’elle soutient avec les sciences, filles et
mères des techniques29. En fait, aujourd’hui, l’immense majorité des hommes
est de plus en plus engagée dans ces occupations. La plus grande partie de
leur temps est engrenée dans ce travail dont la collectivité garde et aug-
mente le trésor de traditions. Même la science, surtout la magnifique science
de nos jours, est devenue un élément nécessaire de la technique, un
moyen. Nous entendons ou voyons les électrons ou les ions par une tech-
nique, que tout « radio » connaît. Un mécanicien de précision opère des
visées, lit des verniers, qui, autrefois, étaient le privilège des astronomes.
Un pilote d’avion lit une carte comme nous n’en avions pas, en même temps
qu’il voit les hauts des montagnes ou le fond de la mer, comme aucun de
nous dans notre jeunesse ne pouvait rêver. L’hymne à la science et aux
métiers du XIXe est au XXe siècle plus vrai que jamais. L’ivresse de la production
n’est pas perdue. Il est de belles et bonnes machines, de belles automobiles.
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Il se fait, à la machine, du beau métier30. Il y a la joie de l’œuvre, il y a


celle du calcul sûr, de la réalisation parfaite et en masse, avec des machines
inventées sur plans précis, sur épures précises, pour fabriquer en séries des
machines encore plus précises et plus gigantesques, ou plus fines et qui en
fabriquent elles-mêmes d’autres, dans une chaîne sans fin où chacune d’elles
n’est qu’un maillon. Voilà ce que nous vivons. Et ce n’est pas fini.
Si nous ajoutons que, de nos jours, la technique la plus élémentaire,
par exemple celle de l’alimentation (nous en savons quelque chose en ce
moment31), rentre dans ce grand engrenage des plans industriels; si nous
notons que l’« économie industrielle », celle qu’on continue indûment à
ne considérer que comme une partie de l’économie dite politique, devient
un rouage essentiel de la vie de chaque société, même des rapports entre
sociétés (ersatz, etc.), nous mesurons l’étendue de l’apport indéfini de la
technique au développement même de l’esprit32.
Ainsi, depuis le temps lointain, très lointain, où Sinanthropus, l’homme
des cavernes de Chou-Kou-Tien, près de Pékin, le moins homme de tous
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les hommes qui nous sont connus, savait au moins conserver le feu, le signe

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certain de l’humanité, c’est l’existence des techniques et leur conservation
traditionnelle. La classification certaine des humanités existe, c’est celle
de leurs techniques, de leurs machines, de leurs industries, de leurs inven-
tions. Dans ce progrès s’inscrit l’esprit, la science, la force, l’habileté, la
grandeur de leur civilisation.
Ne blâmons ni ne louons, il y a d’autres choses dans la vie collective
que les techniques, mais la prédominance de telle ou telle technique dans
tel ou tel âge de l’humanité, qualifie les nations. Dans un joli travail publié
dans une Revue de naturalistes, un de nos bons « comparants »,
M. Haudricourt, vient de montrer comment nos meilleures techniques d’at-
telage des bœufs ou du cheval sont venues toutes et bien lentement d’Asie33.
En ceci, l’Asie fut toujours supérieure et, en bien d’autres choses, reste
encore un modèle.
On peut même parler de ces questions quantitativement. Le nombre de
brevets pris et patentés en France, et dont les patentes ont été reconnues
ailleurs, est hélas, bien inférieur à celui des brevets allemands, anglais et,
surtout, américains. Ce sont ces derniers qui mènent le train, donnent la
cadence.
Même la science devient de plus en plus technique et la technique agit
de plus en plus sur elle. Les recherches les plus pures aboutissent à des
résultats immédiats. Tout le monde connaît la radio-activité. On en est main-
tenant à conserver et à concentrer les neutrons. Bientôt peut-être on en
connaîtra le harnachement. Les électrons, dans les microscopes à électrons,
grossissent au millionième. On est tout près de photographier les atomes.
On voit, on « essaie » avec eux. Le cercle des relations science-technique
est de plus en plus vaste, mais en même temps, de mieux en mieux fermé.
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Il n’y a qu’à maîtriser le démon déchaîné34.


Mais on exagère son danger. Ne parlons ni de bien, ni de mal, ni de
morale, ni de droit, ni de force, ni de monnaie, ni de réserve, ni de jeux de
Bourse. Tout ceci est moins grand que ce qui se prépare.
À l’heure qu’il est, le destin appartient aux bureaux d’études comme
ceux que les grandes fabriques savent monter, et ces bureaux d’études doi-
vent avoir d’étroites relations avec ceux de statistique, d’économique, car
une industrie n’est plus possible que par ses rapports avec quantité d’autres,
avec quantité de sciences; quantité d’économies dirigées, individuelles ou
publiques, aussi fortes que possible. Les plans d’action sont plus qu’une
mode ; ce sont des nécessités. Les techniques sont déjà indépendantes,
mieux, elles sont dans un ordre à elles, elles ont leur place à elles, elles ne
sont plus seulement des crochets pendus à des chaînes d’heureux hasards,
d’adaptations fortuites d’intérêts et d’inventions. Elles viennent se loger
dans des plans prémédités à l’avance, où il faut établir les bâtiments gigan-
tesques pour des machines gigantesques qui en fabriquent d’autres, les-
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quelles en fabriqueront encore d’autres, fines ou fortes, mais dépendant

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les unes des autres, et destinées à des produits aussi exacts, plus exacts
quelquefois que tels produits de laboratoires d’antan.

Mais l’ensemble de ces plans eux-mêmes doit s’accorder autrement que


par hasard. Les techniques s’enchevêtrent, les bases économiques, les forces
de travail, les parties de la nature que les sociétés se sont appropriées, les
droits de chacun et de tous, s’entrecroisent. Dès maintenant, au-dessus des
plans, s’élève la silhouette du « plan », du planisme comme on dit, et comme
dans certains pays on a déjà fait35.
Je vois encore notre génial François Simiand, adjoint d’Albert Thomas
au ministère de l’Armement de l’autre guerre36, calculer « les existences »
mondiales et aussi les nécessités militaires ou civiles du pays – décider du
possible et de l’inutile. – Économie de guerre, dira-t-on, c’était vrai. Mais
les méthodes instituées alors ont fait des progrès, non seulement dans la
guerre, où elles sont nécessaires, mais dans la paix.
Et qui dit plan dit l’activité d’un peuple, d’une nation, d’une civilisa-
tion, dit, mieux que jamais, moralité, vérité, efficacité, utilité, bien.
Inutile d’opposer matière et esprit, industrie et idéal. De notre temps,
la force de l’instrument, c’est la force de l’esprit, et son emploi implique
la morale, comme l’intelligence.
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440 DE LA RECONNAISSANCE

NOTES
1. Le présent texte reproduit l’article publié en 1948 dans Le travail et les techniques,
numéro spécial du Journal de psychologie (Paris, PUF, p. 71-78). Il figure aussi avec indication
de la pagination d’origine in M. Mauss, Œuvres (Éditions de Minuit, t. III, 1969, p. 250-256).
Toutes les notes sont de moi (F.V.), sauf la note 24 qui est une référence bibliographique
donnée par Mauss. Merci à tous ceux que j’ai importunés par mes questions : Alexandra Bidet,
Alain Caillé, Philippe Steiner, Marcel Turbiaux, Claude Vatin.
2. Alfred Binet (1857-1911) joua un rôle essentiel dans la genèse de la psychologie
expérimentale en France et dans l’histoire de son application aux questions scolaires. Directeur
du laboratoire de psychologie physiologique, créé en 1889 à la Sorbonne à l’initiative de
Théodule Ribot dans le cadre de l’École pratique des hautes études, il est l’inventeur avec
Théodore Simon (1873-1961) du célèbre « test Binet-Simon », dit test du quotient d’intelligence
ou QI. Il fut également le créateur en 1895 de l’Année psychologique, modèle éditorial de
l’Année sociologique créée trois ans plus tard par Émile Durkheim.
3. Victor Henri (1872-1940) fut le premier collaborateur d’Alfred Binet; il ne collabora
pas véritablement à la genèse de la psychotechnique.
4. Henri Piéron (1881-1964) remplaça Alfred Binet à la direction du laboratoire de
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psychologie physiologique ainsi qu’à celle de l’Année psychologique. Professeur au Collège

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de France de 1923 à 1952, il y fut donc collègue de Marcel Mauss, qui y fut élu en 1930. Il
fut très proche du mouvement psychotechnique et notamment de Jean-Maurice Lahy.
5. Neveu du philosophe Émile Meyerson, Ignace Meyerson (1888-1983) est né en Pologne
où il a passé son enfance et sa jeunesse. Après l’insurrection de 1905, il fuit en Allemagne,
puis en France où il rejoint son oncle. Après des études de sciences, de médecine et de
philosophie, et sa participation à la Première Guerre mondiale comme médecin auxiliaire dans
la Légion étrangère, il vit d’expédients dans le milieu des psychologues en raison de sa
nationalité étrangère, jusqu’à ce que Henri Piéron le fasse nommer, en 1921, préparateur au
laboratoire de psychologie physiologique de la Sorbonne. Naturalisé français en 1923, il
devient directeur adjoint de ce laboratoire, puis en 1928 chargé d’un cours de psychologie à
la Sorbonne. Il quitte Paris pour Toulouse en 1940 et obtient d’être détaché par l’EPHE à la
faculté de cette ville. C’est dans ce cadre qu’il crée la Société toulousaine de psychologie
comparative, organisatrice du séminaire dans lequel sera présentée la contribution de Mauss.
Il y anime aussi un mouvement de résistance avec, notamment, Jean-Pierre Vernant et
Georges Friedmann. Il se spécialise après la guerre dans la psychologie de l’art.
6. Jean-Maurice Lahy (1872-1943) fut le véritable fondateur de la psychotechnique en
France. Savant autodidacte, proche de Henri Piéron, il suivit les cours de Mauss à l’École
pratique des hautes études de 1901 à 1908 (cf. Marcel Fournier, Marcel Mauss, Fayard,
1994, p. 299, note) et obtint le diplôme de l’École en 1907. Ses conceptions psychologiques
sont profondément marquées par la tradition durkheimienne. Outre ses travaux de psychologie
expérimentale, il publia des études socio-ethnographiques et assura même un cours de
sociologie au Grand Orient de France. Critique précoce et pertinent de Taylor (dès 1913),
il est surtout connu pour son œuvre de praticien, tout particulièrement la création en 1924 du
laboratoire psychotechnique de la STCRP (future RATP), qui servit de modèle aux différentes
expériences dans ce domaine en France dans l’entre-deux-guerres. Mais Jean-Maurice Lahy
fut aussi un compagnon de route du Parti communiste, collaborateur occasionnel de
l’Humanité, membre du Cercle de la Russie neuve et créateur, avec sa seconde épouse
Thérèse Lahy-Hollebecque, du Groupe d’études matérialistes auquel participèrent des
physiciens membres ou compagnons de route du Parti communiste comme Paul Langevin
et Jacques Solomon.
7. Sur l’histoire du mouvement psychotechnique, voir notamment les contributions de
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Marcel Turbiaux, Michel Huteau ainsi que la mienne inYves Clot, Les histoires de la psychologie
du travail (Toulouse, Octares, 2e édition augmentée, 1999). Outre les personnes citées par
Marcel Mauss, deux noms doivent être mentionnés, car ils font assurément partie des « autres »
qu’il évoque :
– Henri Wallon (1879-1962). Normalien, agrégé de philosophie, membre du Cercle de
la Russie neuve, pétri de philosophie marxiste, c’est un compagnon de route du Parti communiste
français auquel il adhère dans la clandestinité en 1942. Très lié à Henri Piéron, il est très proche
tout à la fois du milieu des psychotechniciens et de celui des historiens des Annales. Auteur
d’un remarquable ouvrage de synthèse sur la psychotechnique, Principes de psychologie
appliquée (Paris, Armand Colin, 1930), il est élu en 1937 professeur au Collège de France,
où il est donc collègue de Mauss. Henri Wallon est connu comme un des principaux psychologues
français de l’enfance et pour son action pédagogique, qui a débouché sur le fameux plan
Langevin-Wallon, élaboré en 1946-1947 dans le cadre d’une commission ministérielle et qui
visait notamment à développer l’enseignement technique selon le vœu de Marcel Mauss.
– Henri Laugier (1888-1973), physiologiste de formation, était proche de Henri Piéron
et de Jean-Maurice Lahy. Il a fait une carrière plus politique et administrative que scientifique.
En 1925, directeur du cabinet du ministre de l’Instruction publique Yvon Delbos, il défend
le principe de l’école unique dans une commission dont faisaient partie Ferdinand Buisson,
mais aussi Paul Langevin, Henri Wallon et Henri Piéron. Il crée en 1932 la Société de
biotypologie, dédiée à l’étude des caractères psycho-physiologiques des populations à partir
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des méthodes d’analyse factorielle, et en 1933, avec Jean-Maurice Lahy, la revue Le travail

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humain. Devenu en 1939 professeur de physiologie du travail au CNAM, il contribue à la
formation du CNRS sous le Front populaire et fera, après la guerre, une carrière de diplomate
dans les institutions internationales.
8. Il n’est pas évident de savoir à quoi fait ici référence Marcel Mauss. Le courant
psychotechnique français, celui de Piéron, Lahy et Laugier, ne doit en effet pas grand-chose
à la psychométrie américaine. Dès le début du XXe siècle en revanche, une équipe de psychologues
américains dirigée par H. H. Goddard s’inspira du test de Binet-Simon pour développer des
enquêtes massives d’orientation explicitement eugéniste – voir Geneviève Paicheler, L’invention
de la psychologie moderne (Paris, L’Harmattan, 1992, p. 156 sq.). Ces études sont présentées
et commentées en 1930 par Henri Wallon (op. cit., p. 126), qui signale des « recherches […]
entreprises en vue d’obtenir un instrument de sélection scolaire par Mme Piéron […] en
collaboration avec H. Piéron et Laugier […] dans différentes écoles de la région parisienne ».
Voir, sur ces travaux de la période 1925-1930, M. Huteau (op. cit.). Si ces études peuvent, par
leur esprit pratique, évoquer les enquêtes américaines, elles n’en diffèrent pas moins
fondamentalement d’un point de vue théorique, car elles ne reposent pas sur le principe
d’une échelle linéaire d’intelligence. C’est pendant la guerre (en 1943-1944) qu’est menée,
dans le cadre de la Fondation pour l’étude des problèmes humains d’Alexis Carrel, la première
enquête française massive visant à déterminer un « coefficient d’intelligence générale », selon
un test mis au point par René Gilles, avec la collaboration de Mme Piéron, de Jean Stoetzel et
de Pierre Naville. Voir, sur cette enquête, Annick Ohayon, L’impossible rencontre. Psychologie
et psychanalyse en France (1919-1969) (Paris, La Découverte, 1999, p. 263 sq.).
9. Marcel Mauss évoque manifestement ici son propre cours d’ethnographie donné à
l’Institut d’ethnologie de l’université de Paris, de 1926 à 1939, et dont résulte le Manuel
d’ethnographie, publié en 1947 par Denise Paulme d’après ses notes de cours (réédition :
Paris, Payot, 1967).
10. Sur la genèse de la technologie en Allemagne, voir Alain Guillerme et Jan Sebestik,
« Les commencements de la technologie » (Thalès, t. 12, Paris, PUF, 1968, p. 1-72).
11. Le mécanicien Franz Reuleaux est communément considéré comme le fondateur
d’une « mécanologie » générale – pour employer la formule de Jacques Laffite dans ses
Réflexions sur la science des machine (1932) (Paris, Vrin, 1972) – pour sa Cinématique.
Principe d’une théorie générale des machines (1875; trad. fr. en 1877). Mauss le cite dans
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442 DE LA RECONNAISSANCE

son texte programmatique de 1927 « Divisions et proportions des divisions de la sociologie ».


Dans son cours d’ethnographie, il affirme que « la division fondamentale en cette matière
– technologie générale – reste celle de Reuleaux » (Manuel, op. cit., p. 32). La cinématique
de ce dernier prolonge la « géométrie des machines » conçue par Gaspard Monge pour son
enseignement à l’École polytechnique en 1794, laquelle fut reprise par son disciple Jean Hachette,
puis par divers auteurs au XIX e siècle, tel l’anglais Robert Willis (1841) et le français
Charles Laboulaye (1849).
12. Dans un texte à peu près contemporain, Mauss évoque également les écoles techniques
allemandes : « La Technische Horschule de Berlin, qui date de l’après-guerre, et d’autres
établissements analogues témoignent de l’intérêt grandissant que suscite l’étude des techniques »
(« Conceptions qui ont précédé la notion de matière », exposé à la XIe Semaine internationale
de synthèse (1939), Qu’est-ce que la matière?, Paris, PUF, 1945, repris in Mauss, Œuvres,
t. 2, Éditions de Minuit, 1974, p. 160-166, ici p. 162).
13. Le musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye a été créé en 1862 à
l’initiative de Napoléon III. Inauguré en 1867, les salles sont finalement ouvertes au public
en 1898. Henri Hubert (1872-1927), très proche ami et collaborateur de Mauss – qui avait en
charge avec lui la rubrique « Technologie » qui paraît dans la section « Divers » de l’Année
sociologique à partir du tome IV (1900) – y fut chargé en 1910 de l’aménagement d’une « salle
de comparaison ». Mort prématurément, il ne put achever sa tâche et ne réalisa que 91 des
97 vitrines prévues. Marcel Mauss évoque ce travail en 1930 : « Comme modèle à suivre en
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histoire ethnographique, je recommande tout particulièrement le remarquable travail
d’Henri Hubert, son exposition de l’histoire technique de l’humanité dans la “salle de Mars”
au musée de Saint-Germain » (débat qui suivit l’exposé de Mauss à la 1re Semaine internationale
de synthèse, Civilisation. Le mot et l’idée – repris in Mauss, Œuvres, t. 2, p. 485). André Leroi-
Gourhan signale de son côté en 1943 que le musée de l’Homme avait créé en 1938 un département
de technologie comparée « dont les travaux ont été suspendus par les circonstances de guerre »
(L’homme et la matière, Paris, Albin Michel, 1943, p. 328) ; voir aussi, de cet auteur,
« L’ethnologie et la muséographie » (Revue de synthèse, 1936, t. II, n° 1, p. 27-30).
14. Louis Figuier (1819-1894), pharmacien montpelliérain, peut être considéré comme
le fondateur du journalisme scientifique en France. Il crée en 1857 l’Année scientifique et
industrielle ou exposé annuel des travaux scientifiques, des inventions et des principales
applications de la science à l’industrie et aux arts, qu’il dirigera jusqu’à sa mort. Il publiera
aussi deux importantes séries illustrées, les Merveilles de la science (1867-1891) et les
Merveilles de l’industrie (1873-1877), qui fournissent un riche témoignage sur l’industrie
française de l’époque.
« Les Becquerel » désigne Antoine-César Becquerel (1788-1878) et son fils, Henri Becquerel
(1852-1908). Ces deux polytechniciens appartiennent à une longue lignée de physiciens, et
le petit-fils d’Antoine-César, Jean (1878-1953), recevra le prix Nobel de physique avec Pierre
et Marie Curie en 1903 pour leur découverte commune de la radio-activité. Ils se succédèrent
à la chaire de physique du Muséum d’histoire naturelle. Adepte, comme son père, d’une
conception empiriste de la physique tournée vers les applications industrielles, Edmond, le
deuxième fils de A.-C. Becquerel, fut professeur de physique appliquée aux arts au Conservatoire
des arts et métiers. Il publia avec son père un Résumé de l’histoire de l’électricité et du
magnétisme et des applications de ces sciences à la chimie, aux sciences naturelles et aux
arts (Paris, 1858) et, seul, la Lumière, ses causes et ses effets (2 vol., Paris, 1867-1868).
15. Marcel Mauss a été l’élève d’Alfred Espinas (1844-1922) à Bordeaux en 1891 (Fournier,
op. cit., p. 51.). Ce dernier traitait alors de la technique dans son cours de psychologie sur les
« formes supérieures du vouloir », sujet de son ouvrage publié quelques années plus tard et
auquel Mauss fait ici allusion : Les origines de la technologie (Paris, Alcan, 1897). Des éléments
en étaient parus auparavant sous forme d’articles, notamment dans la Revue philosophique
(août et septembre 1890 et 1891 – voir Espinas, op. cit., p. 5, note). On trouve en annexe de
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LES TECHNIQUES ET LA TECHNOLOGIE 443

ce livre (p. 281-283) le plan du cours effectué en 1892-1893, très proche probablement de
celui que Mauss a suivi.
Émile Durkheim a entretenu une relation ambivalente avec ce philosophe normalien qui
était son aîné. Celui-ci avait fait scandale en 1877 par sa référence au positivisme comtien
dans sa thèse sur les Sociétés animales, qui constitue une source importante d’inspiration pour
la thèse de Durkheim sur la Division sociale du travail soutenue en 1893. De plus, Espinas
œuvra pour la nomination de Durkheim à la faculté de Bordeaux en 1887. Mais les deux
hommes furent ensuite en concurrence en 1894 pour la charge du cours d’économie sociale
à la Sorbonne, et Espinas fut finalement élu, ce qui imposa à Durkheim de « ronger son frein »
jusqu’en 1902 pour revenir à Paris. Durkheim a gardé rancune à Espinas de cet échec. Aussi
met-il en garde, dans une lettre du 15 mai 1894, son jeune neveu de façon particulièrement
violente contre les avances que lui faisait Espinas : « Tu ne me parais pas mettre dans les
relations avec Espinas la réserve qui me paraît convenable, et cela quoique je t’ai averti. […]
maintenant, voilà que tu acceptes du travail pour lui. Je te prie formellement de décliner toute
proposition de cette nature » (Durkheim, Lettres à Marcel Mauss, présentées par Philippe Besnard
et Marcel Fournier, Paris, PUF, 1998, p. 31-32). En dépit des réserves de son oncle, Mauss
conserva une relation affectueuse avec son vieux maître, à qui il envoyait régulièrement ses
travaux et qui ne cessa de l’encourager, comme lors de son élection en 1901 à l’École pratique
des hautes études (Fournier, op. cit., p. 189) ou lors de son échec contre Alfred Loisy à la
chaire d’histoire des religions du Collège de France en 1909 (ibid., p. 331).
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16. Cette définition est à rapprocher de celle qui figure dans « Les techniques du corps »

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(1934 – Sociologie et anthropologie, p. 363-386, ici p. 371) et de celle qui figure dans le
Manuel d’ethnographie : « Les techniques se définiront comme des actes traditionnels groupés
en vue d’un effet mécanique, physique ou chimique, actes connus comme tels » (op. cit., p. 29).
Cette conception de la technique comme « action traditionnelle » était déjà présente chez
Espinas : « Un art est cependant plutôt un ensemble de règles fixes qu’une collection d’initiatives
raisonnées » (op. cit., p. 6).
17. Ces deux dernières phrases reprennent l’idée présente à la fin de la définition du
Manuel et éliminée dans le présent texte. Le Manuel précise le problème : « Il sera parfois
difficile de distinguer les techniques :
1) des arts et des beaux-arts, l’activité esthétique étant créatrice au même titre que l’activité
technique […]
2) de l’efficacité religieuse. Toute la différence est dans la manière dont l’indigène conçoit
l’efficacité » (Manuel, op. cit., p. 29 – voir notre présentation sur ce point).
18. Ce système de classification est issu de Reuleaux. Mauss l’explicite dans son
Manuel d’ethnographie (op. cit., p. 32) en référence à cet auteur. Il y distingue l’outil, « composé
d’une seule pièce » (tels un coin, un levier), l’instrument, composé d’outils (une hache composée
d’un fer et d’un manche), et la machine, composée d’instruments. Cette même classification
a été développée par Espinas (qui cite Reuleaux, op. cit., p. 46), mais sur un mode moins
technologique. Il distingue : l’ustensile, « objet de bois, de métal, de terre ou de fibres
textiles affectant une forme utile, mais la plupart du temps incapable de communiquer le
mouvement, d’imprimer une forme à la matière, par exemple les vases, les paniers, les cordes,
les agrès »; l’instrument ou organon, « objet destiné non plus à former un ensemble fixe dont
la durée ou la résistance est le principal caractère, mais à produire un effet défini, à communiquer
sous l’impulsion de la force humaine une forme ou une direction déterminée à quelque matière
[…] le coin, la hache, le marteau, la scie, la serrure…, sont de tels organes ou des instruments.
L’idée est empruntée aux organes de l’homme; c’est la main qui est le modèle de la plupart
des instruments »; la machine, qui « désigne en général toute combinaison ingénieuse, toute
série de moyens employés avec réflexion en vue d’un but, quelque chose comme un stratagème,
un artifice » (Les origines de la technologie, Paris, Alcan, 1897, p. 83-85).
19. Marcel Mauss accordait beaucoup d’importance à ce travail classificatoire auquel
avait contribué, comme on l’a vu, son ami Henri Hubert. Il l’évoquait dès 1913 dans sa
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444 DE LA RECONNAISSANCE

« Note sur la notion de civilisation » dans la douzième livraison de l’Année sociologique :


« L’énorme travail qui, depuis une trentaine d’années, s’est poursuivi dans les musées
ethnographiques d’Amérique et d’Allemagne, dans les musées préhistoriques de France et
de Suède surtout, n’est pas resté sans effet théorique » (Œuvres, t. 2, p. 451-455, ici p. 451).
Ce travail de classification systématique fut repris par André Leroi-Gourhan, qui en a
donné un aperçu dès 1936 dans sa contribution à l’Encyclopédie française dirigée par
Lucien Febvre (t. 7, L’espèce humaine, sous la direction de Paul Rivet), où il rédige notamment
le chapitre introductif, « L’homme et la nature », consacré à la classification des techniques.
Il se réfère alors à Mauss, non sans prendre quelque distance : « Un certain nombre de
classifications ont été établies pour ordonner la progression des techniques. Presque toutes
aboutissent à une triple répartition en : techniques générales; techniques spéciales; techniques
pures. Nous conserverons cette division, en nous fondant sur la classification qui ressort de
l’enseignement de Marcel Mauss. Toutefois des considérations d’ordre purement mécanique,
qui n’ont pas jusqu’à présent trouvé place dans les manuels, nous ont porté à proposer une
division nouvelle des techniques générales. » Les « techniques spéciales » sont pour Leroi-
Gourhan les techniques classées par champ (alimentation, chasse, pêche, habitation…); les
« techniques pures » sont les techniques abstraites (« techniques du corps » de Mauss, jeu,
musique, science, etc.). Son travail original porte sur les techniques générales qu’il considère
comme le croisement d’états de la matière (du solide stable au fluide) et des formes de la
« percussion » (perpendiculaire, oblique, circulaire, diffuse). Cette classification est selon lui
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de nature « logique » : « La classification adoptée ici pour les techniques générales est

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mécaniquement logique, elle n’est ni chronologique ni rigoureusement morphologique. »
André Leroi-Gourhan s’est expliqué, dans ses entretiens avec Claude-Henri Roquet, sur
la distinction entre sa classification et celle de Mauss : « Son cadre classificatoire [celui de
Mauss] était le cadre des théoriciens germaniques ou anglo-saxons de l’époque, amélioré et
ouvert sur tous les aspects de l’humanité. Ce cadre, qui distinguait par exemple, la corderie,
la sparterie et le tissage, reste très abstrait si l’on ne dispose pas de données abondantes et
perçues technologiquement. Le mien s’appuie sur les caractères physiques de la matière elle-
même. Bien entendu je tiens compte aussi des outils, mais cela vient comme en filigrane; la
chaîne principale étant celle des matériaux. L’ensemble technologique repose sur les solides
(stables, semi-plastiques, plastiques…) et sur les percussions (posées, lancées, posées avec
percuteur). Ce sont les matériaux et les moyens d’action sur la matière qui conditionnent tout
le reste » (Les racines du monde, entretiens avec Claude-Henri Roquet, Paris, Belfond, 1982,
p. 34). Voir plus loin sur les relations de Mauss et de Leroi-Gourhan.
20. Cette idée est développée dans le Manuel (op. cit., p. 32-33), où Mauss distingue trois
« ères » de l’humanité à partir de la distinction puisée chez Reuleaux – outil, instrument et
machine (cf. supra). Il souligne que la troisième ère démarre dès le paléolithique supérieur.
21. Les « Américains » auxquels Mauss se réfère ici sont les tenants de l’« anthropologie
culturelle » : « Ces derniers, M. Boas entre tous, M. Wissler, d’autres, opérant sur des
sociétés qui ont été évidemment en contacts plus fins que leurs collègues européens [i.e. les
Allemands – Foy, Graebner et Schmidt, cf. infra], se gardent généralement d’hypothèses
échevelées et ont vraiment su déceler ici et là des “couches de civilisation”, des “centres” et
des “aires de diffusion” » (« Les civilisations, éléments et formes », exposé à la Ire Semaine
de synthèse, Civilisation. Le mot et l’idée, repris in Œuvres, t. 2, 1974, p. 456-479, ici
p. 456). Voir le compte rendu par Mauss de Mann and Culture de Wissler (New York, 1923,
Année sociologique, nouvelle série, n° 1, 1925, repris in Œuvres, t. 2, p. 509-511).
22. Marcel Mauss règle ici ses comptes avec la tradition ethnologique allemande des
Kulturkreise, qu’il traduit par « aires de civilisation » ou « aires de culture ». Il évoque ce
thème dès 1907 à l’occasion d’une critique de Mythes et légendes d’Australie (Paris, 1906)
de Van Gennep, à qui il reproche d’avoir repris une thèse de F. Graebner, l’assistant de W. Foy,
directeur du musée d’ethnographie de Cologne : « En admettant au fond la thèse de
M. Durkheim que la filiation utérine et la filiation masculine sont concurremment employées
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LES TECHNIQUES ET LA TECHNOLOGIE 445

dans l’Australie centrale, M. Van G. arrive à lui ôter tout sens en l’expliquant par une histoire
ethnographique : il y aurait eu des tribus, une civilisations australienne à filiation utérine, et
des tribus, une civilisation australienne à filiation masculine; le confluent de ces deux aires
serait représenté par les systèmes complexes à classes matrimoniales » (Année sociologique,
10, 1907, repris in Mauss, Œuvres, t. 1, Éditions de Minuit, 1968, p. 70-73). Il y revient
en 1913 à l’occasion d’une critique du père Schmidt (cf. infra sur celui-ci) : « Le père Schmidt
a commencé une étude sur les langues australiennes qui mérite un sérieux examen. Il s’est
efforcé de montrer que les aires linguistiques coïncident avec les aires de culture matérielle
et celle des systèmes de filiation. Mais, ces coïncidences fussent-elles établies d’une manière
incontestée, elles ne prouvent rien relativement à la filiation des conceptions religieuses »
(Mauss, Œuvres, t. 1, p. 87-88). La même année, il s’attaque directement à un ouvrage de
F. Graebner (Methode der Ethnologie, Heidelberg, 1910) : « D’ailleurs, l’exemple même de
M. Graebner montre que la meilleure méthodologie ne met pas le savant à l’abri des erreurs.
C’est ainsi que M. G., en combattant les théories insoutenables du P. Schmidt sur l’organisation
kurnai, leur substitue, comme une vérité démontrée, l’interprétation qu’il a proposée des
mêmes faits et qui est plus que conjecturale » (Année sociologique, t. 12, repris in Œuvres,
t. 2, p. 489-493, ici p. 490).
La plume de Mauss se fait plus dure après la guerre. Il reprend cette polémique en 1923 dans
sa nécrologie de l’ethnologue anglais W. H. R. Rivers (ibid., p. 465-472, ici p. 468), en citant
cette fois Graebner comme l’auteur ayant « popularisé » cette méthode. Deux ans plus tard,
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il se fait plus critique encore dans son compte rendu d’un nouvel ouvrage de Graebner,

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Ethnologie (Leipzig, 1923) : « M. Graebner, ne tenant en effet aucun compte des objections
qui lui furent présentées à l’époque et de divers côtés, continue d’abord à croire à sa division
et à sa chronologie des sociétés australiennes, il a même systématisé cela davantage : il y aurait
les civilisations à descendance utérine, opposées aux civilisations à descendance masculine.
[…] Les unes et les autres sont en relation avec les diverses techniques, etc. […] Tout ceci
n’est qu’échafaudage d’hypothèses fondées sur une sociologie hypothétique » (p. 497).
(L’ouvrage est toutefois cité de façon plus positive en 1934 dans « Les techniques du corps »
– op. cit., p. 378-379.)
Toujours en 1923, Mauss développe la critique de cette « méthode dont il faut montrer
le danger » dans son compte rendu d’un Manuel d’ethnographie et d’ethnologie allemand :
« L’ethnologie, la science des peuples et des races, revient, en ce moment, à son point de
départ d’il y a un siècle ; elle prétend non plus seulement comme le bon Pritchard écrire
l’histoire des races et de leurs migrations, mais l’histoire de leur civilisation en même temps.
[…] À chaque instant, à propos de chaque groupe de populations, on cherche beaucoup plus
qu’à savoir qui ils sont et comment ils sont : on veut reconstituer toute leur histoire. Même
on tente d’expliquer cette histoire » (Année sociologique, nouvelle série, t. 1, repris in œuvres,
t. 2, p. 493-498).
Le père Schmidt semble avoir été une de ses cibles privilégiées. C’est probablement à
lui qu’il fait allusion à propos de la descendance utérine au Congo (voir son compte rendu de
l’ouvrage de Schmidt sur les Pygmées dans l’Année sociologique, t. 12, 1913, repris in Œuvres,
t. 1, p. 504-508 : Die Stellung der Pigmöen Völker in der Entwicklunggeschichte des Menschen,
Stuttgart, 1910). Dans « Les techniques du corps » (op. cit., p. 381), Mauss part une nouvelle
fois en guerre contre « l’erreur fondamentale sur laquelle vit une partie de la sociologie »,
consistant à admettre qu’« il y aurait des sociétés à descendance exclusivement masculine et
d’autres à descendance utérine », et cela à propos de l’ouvrage de Curt Sachs sur la danse
qu’il loue par ailleurs (Weltgeschichte des Tanzes, Berlin, 1933). Outre sa théorie abusive des
Kulturkreise, Mauss reprochait à Schmidt ses tendances apologétiques chrétiennes, mais aussi
les attaques personnelles dont il avait été l’objet dans l’un de ses ouvrages (Der Ursprung de
Gotteidee, Munster, 1912 – « L’origine de l’idée de Dieu », Anthropos, 1908), où Schmidt y
citait son travail avec Hubert sur la magie : « Cet ouvrage appartient à un genre qu’on croyait
disparu. La tendance en est manifestement apologétique. On y trouve des procédés de discussion
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446 DE LA RECONNAISSANCE

que l’on est surpris de rencontrer sous la plume d’un savant, alors même qu’il appartient à
une congrégation religieuse : par exemple, à la p. 524 du t. IV d’Anthropos, on traite deux
collaborateurs de l’Année d’“auteurs juifs” » (« L’origine de l’idée de Dieu d’après le
père Schmidt », Année Sociologique, t. 12, 1913, Œuvres, t. 1, p. 86-88, ici p. 87).
Haudricourt relate avec humour la verve de Mauss contre Schmidt, encore vingt-cinq ans
plus tard : « Mauss était aussi polémique; l’adversaire dont il critiquait et réfutait les théories
était le père Schmidt, un des auteurs de l’école allemande des Kulturkreise. Il rappelait que
ce dernier avait traité Hubert et Mauss d’auteurs juifs. “J’accepte pour moi, disait-il, mais
pour Hubert, qui descend de Pascal, je ne suis pas d’accord” (Haudricourt, Les pieds sur
terre…, Paris, Métailié, 1987, p. 25-26). On imagine qu’en 1941, ce souvenir avait pris une
résonance particulière.
Signalons enfin que la théorie des Kulturkreise est diffusée en France dans l’entre-deux-
guerres par un anthropologue d’origine suisse, le docteur Georges Montandon (1879-1944),
dans l’Ologénèse culturelle. Traité d’ethnologie cyclo-culturelle et d’ergologie systématique
(Paris, Payot, 1934). Ce dernier traduit Kulturkreis par « cycle culturel » (op. cit., p. 30). Il
considère que « le cycle culturel est, en ethnographie, ce qu’est la race en anthropologie –
exactement » (ibid., p. 7). L’ouvrage est cité, faussement daté de 1928 (confusion avec
l’Ologenèse humaine du même auteur – Alcan, 1928) parmi les « traités généraux » dans le
Manuel d’ethnographie (op. cit., p. 10) avec la mention « livre à utiliser avec précaution ».
On peut penser que cette notation est bien de la main de Mauss car l’ensemble de cette première
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bibliographie est antérieure à 1937.
Montandon, entré en 1928 à l’Institut d’ethnologie grâce au soutien de Mauss, titulaire
de la chaire d’ethnologie à l’École d’anthropologie de 1932 à 1939 (date à laquelle il dut
démissionner en raison de sa nationalité helvétique), nommé conservateur du musée Broca
en 1936, devint en 1943 directeur de l’Institut d’étude des questions juives et ethno-raciales.
Pro-bolchevique jusqu’en 1926 (il s’était marié en 1922 avec une communiste russe à
Vladivostok), il devint à la fin des années trente un raciologue antisémite particulièrement
virulent. Ami de Céline, qu’il aurait rencontré en 1938 et qui en fit sa référence théorique, il
mourut, semble-t-il, le 30 août 1944 en Allemagne après avoir été grièvement blessé par des
résistants qui avaient également tué sa femme le 3 août précédent. Voir, sur cet auteur,
Sébastien Jarnot, « Une relation récurrente : science et racisme. L’exemple de l’Ethnie française »
(Cahiers du CERIEM, n° 5, mai 2000, p. 17-35) ainsi que Éric Mazet, « Céline et Montandon »
(Bulletin célinien, n° 135, déc. 1993).
23. Jacques Boucher de Perthes (1788-1868) est considéré comme le fondateur de
l’archéologie préhistorique française. Ses collections personnelles ont notamment enrichi le
musée de Saint-Germain.
24. « Les techniques du corps », Journal de psychologie, 1935, p. 27 [note originale. Ce
texte est reproduit in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 363-386 –
NdA].
25. Se pose, à propos de tout ce paragraphe, une question délicate. Pourquoi Marcel Mauss
ne fait-il aucune référence explicite au travail de son disciple André Leroi-Gourhan? Celui-
ci a déjà publié la Civilisation du renne (Paris, Gallimard, 1936) ainsi que, la même année,
de nombreuses contributions dans le tome 7, consacré à « l’espèce humaine », de l’Encyclopédie
française où il entame, comme on l’a vu, le travail de classification technologique qu’il
développera dans les deux volumes d’Évolution et techniques, L’homme et la matière (Paris,
Albin Michel, 1943) et Milieu et techniques (Paris, Albin Michel, 1945) – dans l’introduction
du premier de ces volumes, il rend hommage à Marcel Mauss (p. 22).
Cette absence de référence à Leroi-Gourhan, chercheur déjà confirmé, est d’autant plus
frappante que Mauss loue un peu plus loin Georges Haudricourt pour le seul article sur la
technologie que ce dernier a alors publié (voir infra). Mais les rapports de Mauss et de Leroi-
Gourhan semblent avoir été difficiles. À en croire Leroi-Gourhan, Mauss ne se serait pas
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LES TECHNIQUES ET LA TECHNOLOGIE 447

retrouvé dans les travaux de son disciple : « Quand, après avoir suivi plusieurs années ses
cours à l’École des hautes études, j’ai publié un ouvrage, d’une témérité rare, qui s’intitulait
la Civilisation du renne, Mauss m’a simplement dit qu’il se considérait comme une poule qui
aurait couvé un canard » (Les racines du monde, op. cit., p. 35).
Leroi-Gourhan avait pris ses distances dès 1936 avec la pensée technologique de Mauss
(cf. supra), à qui il reprocha plus tard son dilettantisme en la matière : « Il percevait les liens
qui unissent les techniques à l’ensemble des autres domaines de l’étude des sociétés et il
nous a permis de prendre conscience de ces liens essentiels. Je crois qu’en matière de technique,
Mauss avait des idées assez justes, mais une expérience pratique à peu près nulle » (ibid.).
On ne peut manquer de sentir dans ces propos une sorte de dénégation d’une filiation par
ailleurs évidente. Leroi-Gourhan le reconnaît d’ailleurs lui-même – comme dans un regret de
leur acidité : « En fait, un maître, on ne sait jamais ce qu’on lui doit. Il y a tant de pensées
que l’on construit avec un arrière-plan dont on ne se rend pas compte et qui peut vous avoir
été communiqué par quelqu’un qui pensait mieux que vous ou différemment » (ibid.).
L’absence de référence à Montandon s’explique plus aisément. Il importe toutefois de
signaler que toute la deuxième partie de son Ologenèse culturelle constitue, sous le titre
« Ergologie systématique », un vaste travail de technologie comparée qui ne peut manquer
d’évoquer la démarche de Leroi-Gourhan.
26. Marcel Mauss fait ici référence à Henri Bergson, qui a développé cette notion dans
l’Évolution créatrice en 1907 : « Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si pour
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définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire
nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne
dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber » (Bergson, Œuvres, Paris, PUF, 1959,
p. 487-977, ici p. 613). Mauss faisait déjà référence à Bergson sur ce point de façon ambivalente
en 1927 : « “Homo faber”, dit M. Bergson. Ces formules ne signifient rien d’évident ou
signifient trop, parce que le choix d’un tel signe cache d’autres signes également évidents.
Mais celle-ci a pour mérite de réclamer pour la technique une place d’honneur dans l’histoire
de l’homme » (« Divisions et proportions des divisions de la sociologie », Année sociologique,
1927, repris in Mauss, Œuvres, t. III, p. 178-245, ici p. 194).
Membre de l’Union rationaliste, Mauss se méfiait sûrement par principe du spiritualisme
bergsonien. Mais la question se fait ici plus précise. En effet Bergson était revenu sur cette
question en 1932 dans les Deux Sources de la morale et de la religion (Œuvres, op. cit., p. 979-
1247). Or, dans le chapitre de cet ouvrage consacré à la « religion statique », il y critique en
ces termes l’Esquisse d’une théorie générale de la magie d’Hubert et Mauss (1902-1903) :
« MM. Hubert et Mauss, dans leur très intéressante Théorie générale de la magie, ont
montré avec force que la croyance à la magie est inséparable de la conception du mana. Il
semble que, d’après eux, cette croyance dérive de cette conception. La relation ne serait-elle
pas plutôt inverse? Il ne nous paraît pas probable que la représentation correspondant à des
termes tels que mana, orenda, etc., ait été formée d’abord, et que la magie soit sortie d’elle.
Bien au contraire, c’est parce que l’homme croyait à la magie, parce qu’il la pratiquait, qu’il
se serait représenté ainsi les choses : sa magie paraissait réussir, et il se bornait à en expliquer
ou plutôt à en exprimer le succès. Que d’ailleurs il ait tout de suite pratiqué la magie, on le
comprend aisément : tout de suite il a reconnu que la limite de son influence normale sur le
monde extérieur était vite atteinte, et il ne se résignait pas à ne pas aller plus loin. Il
continuait donc le mouvement, et comme, par lui-même, le mouvement n’obtenait pas l’effet
désiré, il fallait que la nature s’en chargeât. Ce ne pouvait être que si la matière était en quelque
sorte aimantée, si elle se tournait d’elle-même vers l’homme, pour recevoir de lui des missions,
pour exécuter ses ordres. Elle n’en restait pas moins soumise, comme nous dirions aujourd’hui,
à des lois physiques; il le fallait bien, pour qu’on eût prise mécaniquement sur elle. Mais elle
était en outre imprégnée d’humanité, je veux dire chargée d’une force capable d’entrer dans
les desseins de l’homme. De cette disposition l’homme pouvait profiter, pour prolonger son
action au-delà de ce que permettaient les lois physiques. C’est de quoi l’on s’assurera sans
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448 DE LA RECONNAISSANCE

peine, si l’on considère les procédés de la magie et les conceptions de la matière par lesquelles
on se représentait confusément qu’elle pût réussir » (op. cit., p. 115-116).
Ce paragraphe fait suite à un passage sur l’Homo faber, où Bergson oppose, contrairement
à Hubert et Mauss, la dimension technique et la dimension religieuse de l’« intelligence
primitive » :
« Il y a d’un côté ce qui obéit à l’action de la main et de l’outil, ce qu’on peut prévoir, ce
dont on est sûr : cette partie de l’univers est conçue physiquement en attendant qu’elle le soit
mathématiquement […] Maintenant il y a, d’un autre côté, la partie de l’expérience sur laquelle
l’Homo faber ne se sent plus aucune prise. Celle-là n’est plus traitée physiquement, mais
moralement. Ne pouvant agir sur elle, nous espérons qu’elle agira pour nous. La nature
s’imprégnera donc ici d’humanité » (p. 114).
Cet ouvrage de Bergson, qui comporte dans ses « remarques finales » (p. 1235-1239) une
critique du « machinisme », avait été attaqué par Georges Friedmann dans la Crise du
progrès en des termes qui évoquent ceux de Mauss. Voir F. Vatin, « Machinisme, marxisme,
humanisme : Georges Friedmann avant et après-guerre » (Sociologie du travail, n° 2, 2004).
27. « L’art, c’est l’homme combiné à la nature » (Bacon, Nouvel Organum, 1620). Nous
n’avons pas réussi à retrouver ce passage qui est cité par exemple, par Jean-Marie Guyau
en 1887 : « Et Bacon : Ars est Homo additus naturae. L’artiste entend la nature à demi-mot;
ou plutôt, c’est elle-même qui s’entend en lui » (L’art au point de vue sociologique, Paris,
Alcan, 1887; édition électronique par Pierre Tremblay, « Les classiques des sciences sociales »,
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2002, p. 86).

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28. Sur la notion de « civilisation » chez Mauss, voir notre introduction.
29. Marcel Mauss a développé ce thème en 1927 dans son article programmatique sur
les « divisions de la sociologie » (op. cit., p. 197-200). Il insiste abondamment sur les relations
réciproques entre technique et science : « Quand on étudie concrètement les arts et les sciences
et leurs rapports historiques, la division en raison pure et raison pratique semble scolastique,
peu véridique, peu psychologique, et encore moins sociologique. On sait, on sent, on voit les
liens profonds qui les unissent dans leur raison d’être et dans leur histoire. Particulièrement
forts à l’origine, ils sont encore évidents en ce jour, où, en mille cas, la technique pose les
problèmes que résout la science, et souvent crée les faits que la science mathématise ou
schématise après coup. D’autre part, bien souvent, c’est la découverte théorique qui pose le
fait, le principe, l’invention que l’industrie exploite. Le complexus science-technique est un
bloc » (p. 198).
30. Marcel Mauss reprend ici une thématique ébauchée par François Simiand, qui avait
établi en 1934 le projet pour l’Exposition internationale de 1937 d’un « pavillon de la civilisation
mécanicienne », qu’il définissait lui-même comme l’« anti-Ruskin ». Ce projet, approuvé par
la commission chargée d’organiser l’Exposition, ne fut pas réalisé, probablement en raison
du décès prématuré de Simiand en mars 1935 (cf. Simiand, « L’anti-Ruskin, programme et
plan pour le pavillon de la civilisation mécanicienne à l’Exposition de 1937 », Travail, 1,
1936, p. 19-21, et Jacqueline Eidelman, « L’anti-Ruskin. François Simiand et l’ébauche d’un
musée de la technique pour l’Exposition internationale de 1937 », Genèse, n° 1, 1990,
p. 155-161). On peut lire dans les notes manuscrites rédigées en novembre 1934 et publiées
par J. Eidelman : « Beauté d’une machine arrivée à la plénitude de sa réalisation, beauté d’un
Diesel (pages à lire ou plutôt à traduire en visions concrètes de H. Dubreuil). Faire ressortir
qu’il y a encore des locomotives laides, mais qu’il en est de belles; des automobiles, voitures
où il manquait le cheval, et des automobiles atteignant à leur forme et à leur beauté propres »
(Eidelman, op. cit., p. 157). La critique de l’esthétique romantique du sociologue et historien
de l’art John Ruskin (1819-1900) constitue un thème récurrent des défenseurs de la valeur
culturelle de la machine dans l’entre-deux-guerres. Voir aussi, pour un plaidoyer en faveur de
l’esthétique industrielle à la même époque, Lewis Mumford, Technique et civilisation (1934/1946,
Paris, Seuil, 1950).
31. Allusion à la gestion de la pénurie alimentaire par les « cartes de rationnement ».
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LES TECHNIQUES ET LA TECHNOLOGIE 449

32. L’expression d’« économie industrielle » est alors peu usitée, sauf dans un cadre
particulier qui n’était pas étranger à Mauss : le Conservatoire national des arts et métiers, où
enseignait son ami François Simiand dont il va évoquer la mémoire un peu plus loin. En
effet, une chaire y fut créée en 1819 pour Jean-Baptiste Say sous cet intitulé, qu’elle conservera
pour ses successeurs Adolphe Blanqui (1834-1854), Jules-François Burat (1865-1885),
Alfred de Foville (1885-1893), André Liesse (1894-1929) et François Divisia (1929-1959) –
à partir de Burat fut ajouté la mention « et statistiques ». Si l’intitulé initial de la chaire fut
donné en partie pour des raisons politiques (« économie politique » sonnant trop « libéral »
sous la Restauration), il eut une résonance à l’époque dans un mouvement intellectuel,
pédagogique et social visant à concevoir une science pratique à destination des ouvriers et des
fabricants, à mi-chemin de la technologie et de la théorie économique, et dont l’illustration
la plus aboutie fut le cours public donné sous cet intitulé entre 1829 et 1835 par Claude-
Lucien Bergery à Metz (voir F. Vatin, Morale et calcul économiques sous la Restauration :
L’économie industrielle de Claude-Lucien Bergery, Rennes, Presses universitaires de Rennes,
à paraître en 2004).
Dans cet esprit, l’« économie industrielle » se rapproche fort de ce que nous appelons
aujourd’hui la « gestion ». C’est bien ainsi que l’entendirent certains des successeurs de Say
et tout particulièrement André Liesse (1854-1944), économiste libéral dont l’enseignement
est contemporain de l’éclosion du mouvement d’organisation scientifique du travail, qui
renouait avec certaines conceptions de l’« économie industrielle » de la Restauration (cf. la
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notice de Michel Armatte sur A. Liesse in C. Fontanon et A. Grelon, Les professeurs du

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Conservatoire national des arts et métiers, Paris, INREP-CNAM, 1994, t. 1, p. 132-146, et
sur ce point précis, p. 135). Liesse est notamment l’auteur d’un véritable petit manuel de
gestion issu de son enseignement au Conservatoire, Les entreprises industrielles, fondation
et direction (Paris, Librairie de l’enseignement technique, 1919).
Or, Simiand, entré au Conservatoire en 1919 sur une chaire intitulée « organisation du
travail et associations ouvrières », se retrouva sous la coupe de Liesse, si l’on en croit la plume
acerbe d’Hubert Bourgin : « Au Conservatoire, il en trouva un troisième [« patron » – après
Durkheim et Georges Renard], dont il aurait pu se passer, mais que sa gentillesse accepta ou
subit » (op. cit., p. 361). En 1923, Simiand reprend la chaire d’économie politique et législation
industrielle, précédemment occupée par Louis Wolowski (1864-1876) et Émile Levasseur
(1871-1907). Mais, en dépit de l’intitulé de cette chaire, le cours qu’il y professe (Cours
d’économie politique au Conservatoire national des arts et métiers, Paris, Domat Montchrestien,
1928-1930) semble bien prendre la suite de celui de Liesse. Le premier tome (1928-1929) est
organisé autour de la notion de rationalisation, en partant du niveau micro-économique
(l’« usine », puis l’« entreprise ») pour atteindre le niveau macro-économique (le « fonctionnement
global de l’activité économique », les « institutions de répartition »), en passant par le niveau
méso-économique (les « branches de l’activité économique »). Le second volume (cours de
1929-1930) est plus proche d’un cours classique d’économie politique, mais il consacre encore
une large place à l’analyse de l’institution salariale.
33. André-Georges Haudricourt, ingénieur agronome de formation, a suivi les cours
d’ethnologie de Mauss après sa sortie de l’Institut national agronomique de Grignon
en 1932. Cette rencontre fut pour lui décisive, comme il le relate dans son ouvrage d’entretiens
avec Pascal Dibie (op. cit.) où un chapitre entier lui est consacré (p. 24-33). De son côté, Mauss
semble avoir été séduit par ce jeune homme fantasque, marxiste convaincu, passionné de
linguistique et, selon la terminologie actuelle, d’ethnosciences. Il s’est intéressé notamment
à la domestication des plantes cultivées et à l’histoire des moteurs animés. Mauss cite ici son
premier article, « De l’origine de l’attelage moderne » (Annales d’histoire économique et
sociale, 1936, p. 515-522).
34. À rapprocher du passage suivant de 1938 : « Ces nouvelles puissances se déchaînent,
mènent les sociétés vers des termes imprévisibles, vers le bien comme vers le mal, vers le
droit et l’arbitraire, vers d’autres échelles de valeurs » (intervention de Mauss en réponse à
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450 DE LA RECONNAISSANCE

un exposé de Robert Marjolin, Annales sociologiques, série D, fascicule 3, repris in Œuvres,


t. 3, p. 247-249, ici p. 248.). Voir notre introduction sur ce point.
35. Le « planisme » a pour origine la doctrine développée en 1933 par Henri de Man à
la demande du Parti ouvrier belge dans le contexte de la Grande Crise. Le « Plan du travail »
proposé par le Bureau d’études sociales dirigé par de Man est adopté à la Noël 1933 par le
congrès de ce parti. La doctrine est ensuite affinée dans un ouvrage publié par le Bureau
d’études sociales, L’exécution du plan de travail (Sikkel, Anvers, 1935 – cf. Francis Biesman,
« La voie au socialisme », Toudi, n° 4, 1990). Cette doctrine inspire la CGT française qui
propose son propre « plan » – prévoyant notamment des nationalisations – lors des « états
généraux du travail » qu’elle organise en 1934. Mais le planisme inspire aussi les « néosocialistes »
regroupés autour de Marcel Déat, agrégé de philosophie issu du giron durkheimien, disciple
de Célestin Bouglé, entré en politique après son élection comme député socialiste en 1926.
Or, si Mauss est resté à la SFIO de Léon Blum après la scission provoquée par Déat au congrès
extraordinaire de juillet 1933 – qui donne naissance au Parti socialiste de France –, il est resté
proche de dissidents comme Marcel Déat ou Pierre Renaudel, dont il partage certaines idées
et qu’il soutient au moins un temps (Fournier, op. cit., p. 661 sq.); il restera en contact avec
Déat jusqu’à la guerre, puisqu’il lui écrit encore en avril 1939 pour le féliciter de son élection
à la députation (ibid., p. 717-718). Enfin le planisme n’est pas sans lien avec les conceptions
économiques de François Simiand, comme en témoigne l’intérêt que portent, dans les
années trente, Jean Coutrot et le groupe X-Crise à la pensée de ce dernier (cf. Ludovic Frobert,
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Le travail de François Simiand, Paris, Economica, 2000, p. 174 sq.). Malgré les dérives

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politiques de certains de ses adeptes, le « planisme » français a traversé la guerre – via notamment
« l’école d’Uriage » – et a alimenté en profondeur la politique économique après la Libération.
36. François Simiand (1873-1905), compagnon de la première heure de Marcel Mauss
au sein du mouvement durkheimien, fut nommé en mai 1915 chef adjoint du cabinet de son
cadet Albert Thomas – comme lui normalien et socialiste – quand celui-ci fut nommé sous-
secrétaire d’État à l’Artillerie et aux Munitions. Il devint en 1916 chef de son cabinet au
ministère de l’Armement. Lors de la chute du ministère et du retrait de Thomas à l’automne 1917,
il resta quelque temps au cabinet de Léon Loucheur, nouveau ministre de l’Armement.
Hubert Bourgin, normalien, durkheimien, et socialiste, devenu après la guerre un violent
critique fascisant du socialisme normalien, participa lui aussi à ce cabinet. Dans son pamphlet
de 1938 sur l’École normale et la politique de Jaurès à Léon Blum (Paris, Gordon & Breach,
1970), Bourgin décrit le travail de Simiand au cabinet de Thomas dans des termes proches de
ceux de Mauss : « Aussi bien, le théoricien, le savant spéculatif restait constamment présent
dans le chef de cabinet, et c’est sans doute la part la plus personnelle, la plus originale,
parfois aussi la plus déconcertante, de sa collaboration qu’il lui inspira et lui fournit pendant
deux infernales années. Le savant, le théoricien justifiait scientifiquement et doctrinalement
les décisions générales visant par exemple, les prix, les salaires, la productivité, le rendement.
Il avait et présentait les raisons nettes, fermement et prudemment induites d’expériences
historiques, de calculs statistiques, pour soutenir les règles capitales de l’administration des
munitions que dictait à Thomas, d’un autre côté, la nécessité politique. Science et politique
se rejoignaient ainsi » (p. 363-364 – voir aussi p. 441 sq. sur le cabinet de Thomas).

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