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Annales.

Économies, Sociétés,
Civilisations

Anthropologie politique et économique : l'Empire ottoman et sa


transformation
Ilkay Sunar

Abstract
The anthropology of economics and the politics of historical transformation in the Ottoman EmpireI. Sunar This essay attempts
to place the problem of Ottoman transformation within the world system perspective without, however, reducing the role of the
state either to international dynamics or the interests of social groups. Hence, while the emergence of the European world
market economy (and the concomitant international system of states) is viewed as the prime mover of Ottoman transformation,
the significance of the Ottoman state both in its role as the constitutive center of imperial economic organization and its role as
the determining power of society's response to the challenges posed by international developments is acknowledged and
explained. The transformation itself is viewed as the consequence of a complex interaction among the exigencies of the state,
the pressures of the international state system, and the interests of internal social classes.

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Sunar Ilkay. Anthropologie politique et économique : l'Empire ottoman et sa transformation. In: Annales. Économies, Sociétés,
Civilisations. 35ᵉ année, N. 3-4, 1980. pp. 551-579;

doi : 10.3406/ahess.1980.282654

http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1980_num_35_3_282654

Document généré le 01/09/2016


ANTHROPOLOGIE POLITIQUE ET ECONOMIQUE :
L'EMPIRE OTTOMAN ET SA TRANSFORMATION

L'objet de cet essai est de rendre compte brièvement du mode d'organisation


économique de l'Empire ottoman et de présenter une interprétation de sa
transformation ultérieure. Considérant d'abord l'organisation économique
ottomane comme de forme redistributive ' , je ne vois sa transformation ultérieure
ni comme une dynamique inscrite dans la structure redistributive, ni comme la
simple conséquence d'une impulsion directement reçue de l'extérieur. Je vois
plutôt cette transformation comme un processus d'interaction entre facteurs
internes et externes, sans toutefois accorder un poids égal aux uns et aux autres.
La priorité revient nécessairement aux facteurs externes, puisque sans eux, le
conservatisme inhérent à la structure de l'ordre ottoman aurait confiné l'activité
économique à sa simple reproduction.
Par conservatisme de l'ordre ottoman, je ne veux pas dire pour autant qu'il
s'agit d'un ordre statique ou stable. Au contraire, à l'intérieur de l'ordre ottoman
des conflits existent, en particulier autour du pouvoir politique, du contrôle de la
terre et autour du travail. Mais ce sont des conflits typiquement patrimoniaux qui
tendent à renverser l'autorité politique ou, au pire, à fragmenter la société en
segments patrimoniaux structurellement semblables, plutôt que de révolutions
visant à transformer la structure de la société. Ces conflits peuvent épuiser ou
appauvrir la société, ils ne tendent pas à la transformer. Il faut donc
vraisemblablement rechercher la cause première de la transformation à l'extérieur du
système patrimonial redistributif. Plus exactement, nous devons insister sur le
développement de l'Europe occidentale au xvie siècle.
Ce qui émerge en Europe occidentale dans la première moitié du xvie siècle,
c'est un nouveau type d'ordre économique fondé sur une division
interdépendante du travail à l'échelle européenne, les différents États étant reliés par un
système de marché dans lequel l'échange économique et la production sont
orientés vers des profits toujours plus élevés. En d'autres termes, nous assistons
alors en Europe au développement et à la diffusion d'une économie de marché
qui commence à opérer aux dimensions d'un continent tout entier.
Trait remarquable : cette économie de dimensions européennes et l'Empire
ottoman sont semblables. L'un et l'autre constituent des « mondes », avec une

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L'ISLAM ET LE POLITIQUE

seule division du travail et des communautés culturelles multiples, l'une, une


économie-monde, l'autre, un empire-monde 2, la différence fondamentale étant
l'existence d'une structure politique commune dans l'un, et son absence dans
l'autre. L'économie-monde européenne est un complexe d'unités politiques et de
cultures multiples reliées entre elles par l'institution supérieure du marché. A
l'inverse, ce n'est pas le marché qui intègre l'Empire ottoman, mais le système
redistributif contrôlé par un État supérieur.
Ces mondes entrant en interaction dans des conditions profondément altérées
par le développement de l'économie de marché, il en résulte non pas la formation
d'un empire-monde redistributif de plus grandes dimensions, mais l'incorporation
du système redistributif ottoman : à partir du milieu du xvie siècle, l'économie
ottomane, soumise aux exigences du marché mondial européen et aux besoins de
l'État ottoman, glisse graduellement dans le filet des relations de marché mondial,
mais seulement pour jouir dans ce réseau de relations d'un statut périphérique,
jusqu'à sa disparition au xxe siècle.
J'évoquerai, dans la partie finale de ce texte, les modalités de cette
incorporation. Procédons pour le moment à la reconstruction de l'économie
ottomane à partir d'un point important.

Logique et champ de l'économie ottomane

En considérant la transformation économique ottomane comme un processus


d'interaction avec le monde extérieur, je n'entends pas suggérer que l'économie
ottomane était, avant son incorporation dans le système de marché mondial, un
univers coupé de l'extérieur. Mais toute interaction n'est pas transformatrice
d'une économie ; en particulier, toute interaction ne conduit pas à
l'interdépendance avec une autre économie, pour constituer finalement un seul système 3. Les
échanges économiques sont certainement un aspect important des relations
ottomanes avec le monde extérieur avant l'émergence du système de marché
européen. En fait, le commerce extérieur, assuré par un groupe nombreux de
marchands spécialisés surtout dans le commerce à longue distance et le commerce
de transit constitue une source de revenus importante pour l'État ottoman. Mais
ce commerce ne brise pas l'organisation fondamentale de la vie économique car,
administré et protégé par l'État, il est conduit dans une grande mesure pour
satisfaire les besoins, particulièrement en produits de luxe, de la hiérarchie
patrimoniale : ou, pour parler dans le lexique de Karl Polanyi, c'est une forme de
commerce administré, utilisant des « ports de traite » extérieurs à l'organisation
de la production (laquelle est orientée vers la consommation) à la différence
d'un « commerce de marché », lié organiquement à l'activité productive 4.
Commerce de transit, importations et exportations n'ont pas pour but de fournir
un marché anonyme en produits essentiels, mais de fournir des ressources pour
l'État par le commerce des produits de luxe. De ce fait, le cycle complet des
échanges extérieurs a lieu par l'intermédiaire de l'État et reste hors du domaine de
l'organisation économique.
Tout ceci ne signifie pas pour autant que l'échange de marché soit
complètement absent de l'économie impériale. Il existe, mais seulement comme
une forme de transaction, non pas comme un mode social d'organisation : ce qui
veut dire que les relations de marché ne sont pas co-extensives aux rapports

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I. SUNAR ÉCONOMIE ET POLITIQUE DANS L'EMPIRE OTTOMAN

sociaux et ne constituent donc pas un ordre ďintégration général. Les échanges


marchands sont en réalité des échanges sur la place de marché, où achats et ventes
servent à la subsistance. Au fond, les échanges et la production pour le marché
visent la consommation, non le profit. Ou, plus rigoureusement, les échanges sur
le marché supposent non seulement la production pour l'usage, mais la
production pour la valeur d'usage : la manufacture de marchandises pour obtenir
de l'argent
M-A-M' quipour
domine
acheter
les relations
d'autres marchandes
marchandises.
ou, En
pour
somme,
appellerc'est
les la
choses
formule
par
leur nom, c'est la production de valeurs d'usage qui prévaut.
Nous touchons ici au trait essentiel de l'économie ottomane, car la circulation
simple des marchandises est la forme d'échanges caractéristique d'une économie
paysanne. Notre proposition est donc la suivante : pour comprendre le sens et la
structure de l'économie ottomane, nous devons concevoir l'économie paysanne
comme un mode de production particulier qui fonctionne comme la réalité cachée
sous l'ordre apparent. La relation entre la réalité et l'apparence est particulière : la
réalité doit être étouffée par les institutions apparentes pour que l'ordre général
survive. Autrement dit, l'apparence nie la réalité plutôt qu'elle ne l'exprime. Tout
comme la relation de Y ego et du Ça dans la personnalité intégrée de la cosmologie
freudienne, la base matérielle de l'ordre ottoman repose sur le détournement de
l'économie paysanne — l'agent de détournement étant la structure redistributive
qui est à la fois la fonction de l'État et la base sur laquelle reposent la machine
étatique et la civilisation urbaine.
Expliquons-nous. D'abord, par une définition simple de l'économie
paysanne : elle existe là où la plus grande partie de la production est agricole, et
où l'unité de production dominante, la plus répandue, est l'unité domestique
paysanne. Si la moitié (ou plus) du produit agricole est fonction d'une autre unité
que l'unité domestique, nous n'avons plus affaire à une économie paysanne 5.
Certes, dans une économie paysanne, l'unité domestique peut-être dominante,
sans être exclusive. Une économie paysanne est donc par nature liée à la
production domestique. Dans une étude stimulante, Marshall Sahlins suggère que
la sous-production — eu égard aux possibilités existantes — est le trait
caractéristique de toutes les économies — entendons primitives et paysannes —
organisées par des groupes domestiques 6. Ceci parce que rien, dans l'organisation
de l'unité domestique, ne la pousse à produire au-dessus de son niveau de
subsistance. Mieux : comme n'importe quelle famille à certains moments, et
certaines familles à n'importe quel moment, sont condamnées à être incapables de
produire pour leur subsistance, l'économie entière ne peut survivre si l'économie
domestique n'est pas forcée, de l'extérieur, à produire du surplus au-dessus de ses
besoins de subsistance. Dans la réalité, il n'arrive jamais que « l'unité domestique
fasse marcher l'économie, car par lui-même, le frein domestique sur la production
n'aboutirait qu'à l'expiration de la société ». L'activité économique paysanne
caractérisée par la production domestique n'a pas de stimulus interne pour la
production de surplus ; une telle activité n'est pas capable de conduire par elle-
même à un procès institutionnel d'auto-conservation. Le stimulus à la production,
comme les moyens de dépasser l'organisation des groupes domestiques doivent
être fournis hors de l'économie pour que la société survive. En d'autres termes,
l'économie n'a pas de surplus en elle-même, ni d'ordre inhérent7. L'unité
domestique paysanne ne se dépasse et ne s'articule avec le monde extérieur que
par les obligations que lui imposent la parenté, la religion et le politique. La

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L'ISLAM ET LE POLITIQUE

production de surplus et l'organisation sociale sont fonctions simultanées de ces


obligations : c'est pourquoi l'économie n'est pas une structure spécifique mais une
fonction des systèmes de parenté, des systèmes religieux ou politiques.
L'argument que je veux défendre ici est simplement que dans les systèmes
prémarchands comme l'Empire ottoman, l'économie est constituée par des
moyens extra-économiques. A la différence du féodalisme où la sous-production
domestique est dépassée par l'organisation locale, seigneuriale, dans l'Empire
ottoman, c'est le centre politique, l'État, qui modèle le monde disloqué des
groupes domestiques en un ensemble structuré, interdépendant. Dans l'Europe
féodale, le seigneur stimule la production de surplus et se l'approprie en exerçant
un contrôle direct et personnel sur les tenanciers serfs qui travaillent la terre de
son domaine. Dans l'Empire ottoman, sous un système patrimonial redistributif,
c'est la bureaucratie d'État qui stimule et s'approprie la production de surplus en
utilisant son contrôle sur la machinerie étatique pour prélever les impôts sur les
paysans, lesquels ont un accès direct aux moyens de production. Une telle vue de
l'organisation économique ottomane indique aussi que les modèles de l'économie
ottomane construits sur le timar (bénéfice) comme système de production sont
fondamentalement inexacts. En deux mots, voici pourquoi.
Quoique le timar soit central dans la constitution du système ottoman comme
forme de disposition de bénéfices, ce n'est pas une unité de production mais plutôt
une institution politico-administrative destinée à incorporer l'unité domestique
paysanne dans le monde plus large de l'Empire. Au contraire du seigneur féodal
qui est directement engagé dans le procès de la production domestique, le
détenteur du timar, le sipahi, apparaît davantage comme un personnage militaire
chargé d'une institution administrative, dont la fonction se limite à la collecte des
impôts et à la fourniture de troupes en temps de guerre. De plus, au contraire du
seigneur féodal, le sipahi n'a de droit de propriété ni sur la terre ni sur les reaya
(paysans). Théoriquement, toute la terre et les hommes appartiennent à Dieu et
sont confiés au Padishah. Dans la réalité, le privilège d'utiliser la terre revient
cependant à l'unité domestique. La « propriété » de l'État sur la terre est plus
inclusive qu'exclusive, ou plus politique qu'économique. C'est pourquoi aucune
unité domestique n'est exclue de l'accès aux moyens de sa propre survie. Que
l'État soit investi de la « propriété » donne à la paysannerie une sorte de garantie
permanente de subsistance. Ainsi, le timar n'est pas une unité de propriété
intercalée entre la famille et ses moyens de production, mais plutôt l'institution
politique surimposée à la famille, laquelle garde la relation première aux moyens
de production 8.
En somme, le sipahi est instrumental comme chaînon entre l'unité paysanne
et le centre politique. Ou encore, le timar sert de médiateur entre le centre et les
groupes domestiques, sans être une institution politique autonome : le sipahi est
une extension de la bureaucratie d'État. Donc le sens du timar comme sa raison
d'être doivent être recherchés dans la logique politico-administrative qui soude
l'économie paysanne domestique et l'État en un tout unique et interdépendant. La
même logique, en fait, révèle la structure constitutive de la société ottomane. Le
timar est simplement une partie de cette logique d'ensemble, inintelligible en
dehors d'elle.
Si l'on regarde l'Empire ottoman dans ces termes, l'État apparaît comme le
centre constitutif de l'organisation économique. Le réseau général des relations
patrons-clients et l'organisation administrative omniprésente sont les deux

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I. SUNAR ÉCONOMIE ET POLITIQUE DANS L'EMPIRE OTTOMAN

extensions les plus importantes du rôle constitutif de l'État. Le timar, si important


qu'il soit, n'est qu'un des moyens administratifs de rendre possible l'ordre social et
économique. L'intégration de l'Empire ottoman est donc verticale, et le mode
d'organisation pour approvisionner l'empire est redistributif. Le mouvement des
biens va des producteurs au centre et du centre au peuple. Le surplus stimulé par
le centre est approprié par le centre et, tandis qu'il passe dans les coffres de l'État,
il sert à maintenir d'une part l'appareil d'État, d'autre part l'ordre général, l'ordre
de stratification. Quand l'économie domestique est forcée à se dépasser, la
concentration de surplus qui en résulte au centre est en partie dirigée vers le
développement et le maintien des arts et des métiers, et de la vie urbaine en
général. De nouveau, quand on prend l'empire comme unité d'analyse — ce qu'il
faut faire — la vie citadine — arts, métiers, commerce — est maintenue comme
une fonction de l'État, et c'est l'État qui l'organise. Sans lui, la vie citadine devrait
décliner, voire disparaître 9.
Il semble alors que l'État soit le mécanisme redistributif qui crée l'économie
publique et maintient l'ordre général. Sa suprématie émane de la fonction sociale
qu'il exerce. Mais il est difficile de séparer de cette fonction sociale le maintien de
l'ordre de stratification, dont on peut dire qu'il repose sur le principe « de chacun,
selon ses obligations de statut dans le système, à chacun selon ses droits dans le
système » 10. Ce principe, à son tour, est légitimé par la double obligation de
l'État, formulée comme l'exercice de la justice (adalet) et l'administration du bien-
être général (hisba). Dans ce schéma, bien exprimé dans le « cercle de l'équité »,
les redistributeurs sont les maîtres, et les producteurs sont les gouvernés n.
En résumé, il n'y a pas dans l'Empire ottoman de structure économique
spécifique capable de se réguler en même temps que de se conserver. Les rapports
sociaux ne sont pas l'expression de l'économie. Au contraire, l'organisation
économique est fonction du politique. L'économie n'est ni déterminante ni
autonome ; elle est plutôt une conséquence, un appendice du politique. Ou, en
termes polanyiens, l'économie est « embedded », enchâssée dans le politique. Elle
est donc une fonction de l'État, alors même qu'elle fonctionne pour le
maintenir n.
Comme fonction de l'État, l'activité économique, ou mieux, le procès de
production est structuré politiquement. En agriculture, le timar est l'institution
politique, et le sipahi, l'agent administratif médiateur entre l'État et la tenure
paysanne, et le chaînon de l'échange. (Bien entendu, l'échange est asymétrique :
l'extraction de surplus contre la garantie de subsistance résulte en une réciprocité
déséquilibrée.) Dans l'activité artisanale, de la même manière, les corporations
servent comme un chaînon administratif pour réunir en un tout unique la
population des villes et le centre dirigeant 13. Dans le commerce, les marchands
font partie intégrante du système de patronage par lequel l'État assure la sécurité
du commerce et garantit leurs monopoles aux marchands. En échange de quoi,
les marchands font des prêts à l'État, l'assistent dans la collecte des impôts,
assurent un revenu régulier des douanes, et fournissent l'élite patrimoniale en
produits de luxe 14.
J'indiquais au début de ce papier que le commerce est une source importante
de revenus pour l'État ottoman. Comme j'ai tenté de le démontrer ailleurs 15, si je
pense que les métiers et la production agricole sont largement intégrés dans la
structure des besoins d'une énorme machine militaire et étatique, le commerce,
particulièrement le commerce de transit, soutient la vie urbaine. Le commerce

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L'ISLAM ET LE POLITIQUE

extérieur consiste principalement en produits de luxe. Le point essentiel est que le


commerce ne détermine pas le mode de production ni ses fins. Comme partie de
la structure redistributive, il est immergé dans les institutions de l'État et
administré par elles. C'est pourquoi on ne peut chercher la dynamique de la
transformation dans l'effet du commerce extérieur sur l'organisation économique.
Dans le schéma de l'ordre ottoman, échanges et production pour le commerce ne
sont pas organisés pour la vente sur le marché en vue d'un profit maximum.
Nous devons donc chercher le début de la transformation ottomane dans
l'altération de la conjoncture externe qui résulte largement du développement de
l'économie marchande européenne. Simultanément à l'apparition et à l'expansion
de l'économie de marché européenne, deux changements importants se
produisent en dehors de l'ordre impérial, dont les implications sont décisives pour
la vie « normale » de l'Empire. L'un, le déplacement des routes de commerce ;
l'autre, l'invasion d'énormes quantités d'or et d'argent des Amériques et la
révolution des prix consécutive qui saisit l'économie ottomane.
La structure des besoins, des motivations et des capacités qui lança l'Europe,
particulièrement les Portugais, dans ces aventures outre-mer, constitue l'histoire
fascinante des « origines du capitalisme » 1б. En ce qui concerne l'Empire
ottoman, si le déplacement des routes de commerce fut le résultat final obtenu par
les pouvoirs européens qui cherchaient à résoudre la « crise féodale » par une
liaison plus économique avec l'Extrême-Orient, l'invasion du métal américain fut
largement la conséquence de l'essor des transactions monétaires dans ce qui
devenait rapidement une économie capitaliste.
La circumnavigation et la révolution des prix consécutive au flux de métaux
bon marché, en particulier l'argent, ravagent la structure fiscale impériale 17. Les
tentatives ottomanes pour s'ajuster à ces altérations externes qui provoquent une
énorme réduction des ressources de l'État, jointes à l'expansion de l'économie de
marché européenne, mettent en mouvement un nouveau procès d'interaction
avec l'extérieur qui peut être décrit comme l'incorporation d'un empire-monde
redistributif dans l'économie marchande capitaliste 18. Il me semble que cette
incorporation et la transformation de l'économie ottomane qui en résulte peuvent,
à leur tour, être analysées comme un procès de dissolution de longue durée, dans
lequel l'économie ottomane cesse d'être redistributive sans devenir une économie
de marché capitaliste. La structure incorporée de l'empire qui surgit est spécifique,
comme combinaison articulée de patrimonialisme et d'économie de marché
mondiale. Mais comme elle se reproduit en conjonction avec le système mondial,
elle ne constitue pas un ensemble auto-suffisant 19. Aussi vaut-il mieux désigner
cette nouvelle structure comme une formation périphérique, c'est-à-dire
possédant sa spécificité propre sans être autonome. L'unité auto-suffisante dans
laquelle la formation périphérique opère, c'est évidemment le système mondial.
En somme, le point important est que l'empire redistributif et le système
marchand européen sont articulés de manière à former une structure spécifique
qui ne peut être conceptualisée en dehors du système mondial. Donc, s'il y a des
étapes, des tournants décisifs ou des paliers dans l'histoire ottomane, après le
xvne siècle, ils ne peuvent, eux aussi, être compris seulement comme des affaires
internes, indépendamment des avatars de l'ensemble du système mondial. Le
développement du système marchand mondial connaît deux moments cruciaux :
la commercialisation de l'agriculture au xvie siècle et le développement du
capitalisme industriel au xixe siècle. Les deux mouvements ont un effet important

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I. SUNAR ÉCONOMIE ET POLITIQUE DANS L'EMPIRE OTTOMAN

sur tout le système mondial, y compris, évidemment, sur l'Empire ottoman. La


commercialisation de l'agriculture et l'industrialisation sont surtout des processus
internes au système mondial, avec cependant des effets différents dans les
différentes régions du système 20. J'essaierai plus loin d'examiner la
transformation du système redistributif de l'Empire, en référence à ces deux étapes majeures
du système marchand mondial, et avec tous les liens, tous les intérêts, partagés et
contradictoires, que cette incorporation /transformation implique.

La dissolution comme articulation

Pendant les xvne et xvnie siècles, l'économie ottomane subit simultanément


l'incorporation dans le système marchand mondial et la commercialisation de son
agriculture 21. Soit deux aspects différents d'un même processus, car du fait du
déplacement des routes de commerce et de la crise financière accélérée par la
révolution des prix, en cherchant à s'adapter aux conséquences de ces
changements, la nature du commerce ottoman avec l'extérieur se modifie elle
aussi. Le commerce cesse d'être commerce de transit, il est de moins en moins
administré, et de plus en plus un procès économique d'échange des matières
premières ottomanes contre les produits manufacturés européens n. Les matières
premières étant d'origine agricole, l'agriculture ottomane est de plus en plus
soumise aux transactions du marché. Les échanges et la production en vue du
commerce visent moins la consommation et davantage la vente sur le marché
mondial. Au lieu de la simple circulation des marchandises, c'est la production
généralisée de marchandises qui devient prévalente. Cependant, la production
généralisée de marchandises relève d'une articulation extérieure ; à l'intérieur, la
structure redistributive de l'économie ottomane commence à s'écrouler. C'est-
à-dire que les segments de l'économie ottomane qui tenaient ensemble à travers la
logique redistributive, sont désormais intégrés au marché mondial, en même
temps qu'ils se désintègrent à l'intérieur. Au fond, quand l'agriculture ottomane
est de plus en plus commercialisée et soumise aux caprices des prix mondiaux,
l'ancienne confusion entre l'État et l'économie s'évanouit.
Ceci résulte d'une chaîne d'événements qui commencent avec la baisse
sensible des revenus de l'État. En réponse, l'État ottoman décide de résoudre le
problème de ses revenus en étendant la ferme des impôts à l'agriculture et les
privilèges des marchands étrangers résidants aux communautés de mustamin. Ces
communautés étaient dans une large mesure un sous-produit du commerce de
transit. Traditionnellement, un ahdname (une promesse) impérial, par lequel
l'État ottoman leur garantissait la sécurité des déplacements dans les mers et les
territoires ottomans, accordait la protection — aman — aux étrangers 2i. Quand
l'État entreprend de chercher des revenus supplémentaires pour relever sa fortune
déclinante, la protection assurée traditionnellement pour la résidence dans les
ports de traite et pour la sécurité des déplacements s'augmente du privilège de
vendre et d'acheter à l'intérieur de l'empire. Ces privilèges constituent la pénible
histoire des Capitulations, qui tirent leur origine de la tradition de Yaman, mais
qui évoluent, devant les difficultés financières et politiques, vers des garanties et
des immunités extra-territoriales auxquelles accèdent non seulement les
marchands étrangers mais aussi, avec le temps, ceux qu'on appelle les dragoman.
Ceux-ci appartiennent en grande partie aux communautés chrétiennes. Attachés à

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L'ISLAM ET LE POLITIQUE

des marchands étrangers comme interprètes — dragoman — , clercs, comptables,


etc., ils sont en fait marchands eux-mêmes, ils bénéficient des immunités
impériales et servent d'intermédiaires entre les marchands étrangers et les
fermiers d'impôts nouvellement installés.
L'extension de la ferme des impôts et celle des immunités et des garanties
capitulaires sont des épisodes simultanés. La restructuration des termes de
l'échange telle que les marchands étrangers peuvent désormais exporter des
produits de base, fait de la terre une source de revenus attirante pour le fermier
d'impôts potentiel. L'État, par ailleurs, peut affermer la terre au plus haut
enchérisseur, et ainsi produire les fonds dont il a un besoin si cruel. Troisième
groupe bénéficiaire : naturellement les agents intermédiaires entre les marchands
étrangers et les fermiers des impôts. Ainsi, la nouvelle orientation de l'agriculture
ottomane vers l'extérieur apparaît à la fois comme fonction et conséquence d'une
ligne d'intérêts communs qui va de l'État au fermier des impôts. L'État, qui
amorce ce processus du fait de ses propres besoins financiers, les fermiers
d'impôts, et toute la série d'intermédiaires et de parasites : tous bénéficient de
l'intégration commerciale de l'économie ottomane au marché mondial européen,
et forment une sorte de groupe de clientèle surimposé à l'économie paysanne.
Autrement dit, du fait de la commercialisation de l'agriculture, l'économie
domestique est arrachée à ses amarres politiques, quand le système du timar laisse
la place au système des domaines comme institution de production dominante,
même si les petites tenures familiales continuent à être répandues. Simultanément,
il y a donc transition de la production domestique à la production commerciale
forcée, les domaines empiétant sur l'économie domestique. La fonction principale
du domaine est de convertir l'unité domestique en une force de travail capable de
fournir des produits commercialisables sur le marché mondial. Par ailleurs, les
petites tenures paysannes qui ne subissent pas cette conversion ne constituent pas,
selon toute vraisemblance, de simples unités détachées survivant en dehors de
l'économie périphérique. Pour la plupart, elles survivent probablement comme
des unités intégrées qui fournissent aux domaines de la main-d'œuvre bon
marché.
Comment ces changements se produisent-ils ? D'abord, l'extension de la
ferme des impôts à l'agriculture signifie la destruction du système du timar 24. Du
point de vue de l'État, il y avait de bonnes raisons pour croire que ce système
avait, de toute manière, perdu son importance initiale. D'une part, les conditions
de la guerre ont tellement changé que le rôle essentiel de la cavalerie ottomane en
est sérieusement compromis. Le poids de la guerre pèse davantage sur les
fantassins — les janissaires — que sur la cavalerie. Ensuite, la charge militaire
portant sur les janissaires, le résultat est que le trésor central, déjà fragile, doit
payer plus de soldes. Aussi, étant donné les problèmes financiers de l'État,
l'affermage des impôts est-il une alternative séduisante par laquelle l'État peut
concéder la terre au plus haut enchérisseur, et ainsi produire les fonds dont il est
cruellement privé. Il est vrai cependant que si l'affermage des impôts fournit à
l'État une source immédiate de revenus, il conduit, à terme, à l'érosion de sa base
fiscale : le flux des impôts vers le centre est, en effet, de plus en plus soumis à
l'interférence des fermiers d'impôts. Comme on le verra, l'effet à long terme, ou
les conséquences involontaires de l'action de l'État, finissent par harceler l'État
lui-même.
Ensuite, l'afflux d'argent à bon marché et la révolution des prix consécutive,

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I. SUN AR ÉCONOMIE ET POLITIQUE DANS L'EMPIRE OTTOMAN

l'inflation effrénée, frappent durement les groupes, dans l'Empire, qui dépendent
largement de transactions monétaires pour leur subsistance. Le problème
traditionnel de l'économie avait été le manque d'espèces monétaires. Avec l'afflux
d'argent, ce problème est inversé : la spéculation, la contrefaçon, la contrebande
et l'usure deviennent rampantes. En réponse, l'État dévalue et altère la monnaie.
Résultat : un terrible écrasement des revenus fixes, un abaissement de la valeur
des matières premières alors exportées, déversées en grandes quantités, laissant les
métiers locaux privés de matières premières pour leur propre usage. Par
conséquent, ce qu'on observe dans l'Empire du début du xvne siècle, c'est une
grande pression sur les revenus fixes, la stagnation de l'industrie manufacturière,
la plus grande commercialisation de l'agriculture.
En troisième lieu, l'effet de la commercialisation sur la paysannerie est
double : elle conduit, d'une part, à l'augmentation des prestations de travail ;
d'autre part, à l'abandon des terres quand les paysans ne peuvent pas payer leur
loyer en argent. Un grand nombre de paysans migrent vers les villes ou
alimentent les armées rebelles. Il semble que les rébellions aient duré tout le
xviie siècle, et qu'elles aient été surtout des actes de pillage contre les fermiers
d'impôts, organisés par l'ancienne noblesse militaire (sipahi) et, en fait, par les
gouverneurs de province qui vont jusqu'à contester l'autorité de l'État 25. Elles
finissent par s'éteindre, mais leur impact direct et indirect sur la structure sociale
est considérable.
Les troupes de paysans partant en masse vers les villes ne peuvent pas être
absorbées par une industrie stagnante, bien protégée par son statut de monopole.
Ne pouvant faire irruption dans le système des corporations, ils remplissent les
rangs des écoles militaires et religieuses. Il en résulte un profond mécontentement
chez les étudiants et chez les janissaires. Le nombre des janissaires, par exemple,
passe de 1 0 000 à 40 000 entre le milieu et la fin du xvie siècle. Il n'est pas
étonnant que Koçi Bey déplore la dégénérescence de l'infanterie : au xvne siècle,
ce qui avait été la formidable machine militaire ottomane est corrompu et
démoralisé.
Quatrième point : la commercialisation de l'agriculture affecte aussi
considérablement la hiérarchie patrimoniale. Un des griefs majeurs de Koçi Bey
est, en fait, la corruption répandue dans l'élite patrimoniale. On comprend mieux
le problème si on s'interroge sur les nouveaux propriétaires, les fermiers d'impôts,
qui viennent remplacer les sipahis. Qui sont-ils ? Trois groupes semblent assez
riches pour affronter la mise aux enchères des terres ; les marchands, usuriers
compris, les notables locaux et les bureaucrates patrimoniaux de haut niveau. Les
bureaucrates de haut rang détiennent aussi des bénéfices, mais ils vivent dans un
malaise permanent du fait de la pratique fréquente, de la part du sultan, de
confisquer (miisadere) la richesse bureaucratique, particulièrement en temps de
difficultés financières. C'est pourquoi, quand la commercialisation de l'agriculture
fait de la terre une source de revenus attirante, non seulement les marchands et les
notables locaux, mais aussi l'élite bureaucratique se portent acquéreurs de terres.
C'est cette transformation des bureaucrates patrimoniaux que Koçi Bey déplore.
Traditionnellement, l'élite politique était sans attaches sociales ; au xvne siècle, elle
commence à acquérir des intérêts sociaux contradictoires avec ses fonctions
patrimoniales. Bientôt, elle cesse d'être le gardien platonique de l'État. Son
pouvoir politique lui sert plus de moyen d'acquérir la richesse sociale que
d'instrument de justice.

559
L'ISLAM ET LE POLITIQUE

Au total, l'Empire ottoman aux xvne et xvine siècles est caractérisé par des
développements qui tirent leur origine de l'articulation de sa structure
redistributive avec l'économie de marché mondial européenne. Le plus
fondamental de ces développements est la dissolution du système du timar dans
l'agriculture, avec le passage à un système de production pour le marché. En
même temps, les petites exploitations paysannes cessent d'être l'unité de
production dominante qui assurait la plus grande partie du revenu agricole. Elles
sont remplacées par de grands domaines, sous la forme de Yiltizam (ferme des
impôts), du malikane (ferme à vie) et du çiftlik (domaine). Les terres waqf,
domaines donnés par les croyants, en principe, à des corps religieux, augmentent
aussi sensiblement et sont finalement utilisées par ceux qui les détiennent comme
leur propriété.
Quand le système du timar se décompose, le nouveau réseau de relations qui
émerge à sa place pénètre tout l'ordre ottoman et change substantiellement la
structure du patrimonialisme ottoman. C'est-à-dire que, plus l'organisation de la
vie économique est soumise à la dynamique du marché mondial, plus le schéma
traditionnel des relations est remplacé par de nouveaux schémas.
Dans le dispositif ottoman traditionnel, les communautés agraires, intégrées
verticalement dans les institutions étatiques, formaient des îlots de conservatisme
politique et culturel, peu ou pas favorables au développement de classes. Le
passage à l'agriculture spéculative change ce paysage tranquille : le travail
domestique se diversifie sous les formes du métayage, du fermage, du travail
salarié, etc., tandis que, remplaçant le sipahi superposé à l'exploitation
domestique, le détenteur du domaine s'intercale entre la famille et ses moyens de
production 26. De plus, l'État ne peut pas exercer sur les possesseurs de domaines
le même contrôle que sur les sipahis ■. quoique formellement soumis au contrôle
de l'État, les premiers deviennent de plus en plus autonomes par leur articulation
au marché mondial. En somme, la production de surplus comme l'organisation
de l'échange devenant moins une fonction de l'État et davantage une question de
production et d'échanges pour le marché mondial, toute la base de stratification de
l'Empire ottoman en "est compromise : surimposé à un système de stratification
fondé sur l'association avec l'État, émerge un système de classes fondé sur
l'association avec le marché.
C'est ce nouveau réseau de relations fondées sur le marché, et l'autonomie
relative qu'il engendre pour les détenteurs de domaines, qui culminent, semble-t-il,
avec le soulèvement des ayan contre le pouvoir de l'État au début du xixe siècle.
En 1 808, quand l'État est forcé de reconnaître par un accord le pouvoir des ayan,
nous assistons — dans la terminologie de Perry Anderson — à la parcellisation de
l'autorité 27. Mais non pas comme conséquence d'une distribution verticale de la
souveraineté, qui caractérise le féodalisme occidental, mais comme conséquence
de la dissociation verticale, qui est fonction de l'intégration horizontale du système
domanial au marché mondial. Par une ironie du sort, 1808 marque le point de
l'histoire ottomane où la préoccupation coutumière de l'État — ses intérêts
financiers — entre en collision avec lui sur le plan politique : les effets cumulatifs
de ses préoccupations financières donnent naissance à une constellation de
groupes sociaux qui, à la longue, contredisent le pouvoir patrimonial de l'État.
Tels sont les changements structuraux subis par l'économie politique
ottomane pendant la phase agraire de l'économie marchande mondiale.
Fondamentalement, nous observons dans l'Empire ottoman l'ébranlement des

560
I. SUNAR ÉCONOMIE ET POLITIQUE DANS L'EMPIRE OTTOMAN

fondations politiques du procès économique. Le timar est dissous comme unité


politique. Surgit à sa place le système domanial organisé comme un système
ďéchanges et de production pour le marché mondial. La position de l'État subit à
son tour une transformation profonde : il perd progressivement son caractère
formatif et autonome.
Certains auteurs en ont conclu au développement du féodalisme dans
l'Empire ottoman. D'autres y ont rapidement vu le développement du
capitalisme 28. A voir les choses de plus près, aucune de ces analyses ne paraît
valide. Ceux qui prétendent que les changements de l'Empire ottoman aux xvne et
xvine siècles signifient le féodalisme, semblent fonder leurs arguments sur le
passage du système du timar à l'économie domaniale, sur la montée des ayan, et
sur l'apparition du travail forcé dans la production. Sans doute est-il vrai que les
fonctions de l'État, dans la période en question, sont de plus en plus désintégrées
dans une chute verticale vers les ayan, au niveau desquels s'intègrent les rapports
politiques et économiques. Néanmoins, trois indices principaux vont contre
l'argument du féodalisme. Premièrement, les possesseurs de domaines
n'atteignent jamais le degré d'autonomie politique dont jouissaient les seigneurs féodaux
dans l'Europe occidentale ; ils n'ont jamais non plus été en mesure de s'approprier
l'appareil d'État pour leur propre usage. L'État continue d'avoir l'autorité sur les
domaines au moins par son monopole de droit sur la terre et le travail, au plus par
l'intervention militaire et politique. Deuxième point : le féodalisme occidental est
un système social orienté vers la consommation, tandis que la production
généralisée de produits commercialisables devient prévalente dans l'agriculture
ottomane aux xvne et xvine siècles. Certes, c'est une forme désarticulée de
production pour le marché, à cause de la « périphérisation » de l'activité
économique. Mais il reste que la production généralisée de marchandises est, en
principe, incompatible avec le féodalisme. Enfin, au contraire de l'économie
féodale, le mode périphérique n'est pas un mode de simple reproduction. C'est un
système de reproduction élargie, mais d'un genre qui naît en articulation avec les
centres du système mondial.
Quant à l'hypothèse du développement du capitalisme dans l'Empire ottoman
après son incorporation dans le système mondial, elle s'appuie surtout sur
l'affirmation que le système mondial étant capitaliste, l'économie ottomane
devrait l'être aussi puisqu'elle en fait partie. Conclusion mal fondée que l'on
pourrait tirer des travaux d'André Gunder Frank et Immanuel Wallerstein, si le
système mondial est traité comme un ensemble significatif dont les diverses
régions, où les divers États ne sont que des moments sans spécificité propre : ce
qui obscurcit la différenciation structurale des régions, leur spécificité, leur
autonomie relative. C'est précisément parce qu'il nous faut saisir conceptuelle-
ment la spécificité de la structure ottomane que nous proposons une troisième
catégorie : la formation périphérique, qui est une combinaison articulée du
marché capitaliste et du patrimonialisme redistributif, et qui ne peut pas être
comprise indépendamment du cadre conceptuel du système mondial. En refusant
les arguments et du féodalisme et du capitalisme, je suggère que ni les actions de
l'État, ni les comportements des groupes sociaux gagnés au commerce, ne
peuvent s'expliquer pleinement par une rationalité capitaliste ou par une logique
patrimoniale, mais par une combinaison particulière des deux 29.
Dans le cas des groupes gagnés au commerce, relevons les traits distinctifs du
statut périphérique de l'Empire ottoman : ils n'ont pas assez de capital et tendent à

561
L'ISLAM ET LE POLITIQUE

monopoliser les meilleures terres tout en continuant à s'appuyer sur une


technologie traditionnelle. Mais ils compensent l'insuffisance de capital par
l'intensité du travail qu'ils emploient. Les petites exploitations paysannes, qui
restent répandues, sont pertinentes dans ce contexte ; elles sont un réservoir de
main-d'œuvre à bas prix pour les domaines. Le possesseur de domaine supplée
ainsi à la faible intensité de l'investissement en capital par l'intensité élevée du
travail. Arrivés à ce point, nous pouvons nous demander pourquoi il n'y a pas eu,
ni alors, ni plus tard, d'investissement foncier. Trois raisons majeures me
paraissent rendre compte de cette absence et de la faible composition organique
du capital. D'abord, en tant qu'économie périphérique, l'économie ottomane
connaît par nature un procès de reproduction élargie dans lequel le surplus de
travail extrait de l'agriculture périphérique va partiellement soutenir
l'accumulation de capital au centre. En second lieu, les possesseurs de domaines qui résident
généralement dans les villes et sous-traitent leurs privilèges de fermiers à des tiers,
imitent, dans leur style de vie, l'élite patrimoniale. Loin de constituer un groupe
anxieux d'élargir la production pour obtenir le salut à travers le succès ici-bas, ils
sont plus généreux que frugaux, plus consommateurs que producteurs, plus
dépendants qu'indépendants 30. Bref, ils s'intéressent davantage à des profits
immédiats qu'à développer une position d'où ils pourraient s'opposer à l'éthos
patrimonial. Ils tirent leurs privilèges principalement de l'État ; de sorte qu'ils sont
influents sur le plan économique, mais dépendants sur le plan politique. La
troisième raison de la faible composition organique du capital est le mode
patrimonial sur lequel l'État dépense les revenus qu'il peut extraire de la masse.
Au fond, les préoccupations de l'État restent patrimoniales : alimenter en
ressources le trésor central au lieu de réinvestir, perpétuer les habitudes de
prodigalité et de dépenses militaires au lieu d'épargner, continuer à compter sur la
guerre pour annexer de la terre et de la force de travail au lieu d'adopter une
conduite d'homme d'affaires préoccupé d'accumulation de capital et de
développement économique. Somme toute, ni l'État, ni les groupes participant au
commerce ne se perçoivent comme des associés potentiels à un projet de
développement. D'une part, ils dépendent les uns des autres — l'État,
financièrement, les groupes commerciaux, politiquement ; d'autre part, ils s'observent
avec une suspicion croissante. D'où la création d'un champ de tension qui
maintient l'économie en stagnation et qui l'ouvre à la pénétration étrangère.
A la fin du xvnie siècle, l'État et l'économie se séparent progressivement. Le
premier reste la structure dominante. La classe des propriétaires terriens de
l'Empire ottoman ne se fige jamais en une sorte d'équivalent de l'aristocratie
occidentale qui contrôle l'appareil d'État à son propre profit. Les ayan ne
consolident jamais leur contrôle sur la terre ni sur la force de travail, puisqu'ils
restent soumis à Pintervention de l'État. Selon la conjoncture des événements et
des forces, les relations entre l'État et les propriétaires terriens oscillent entre la
collusion et la tension. En cas de collusion, l'État partage des intérêts avec les
possesseurs de domaines en tirant des revenus de l'articulation périphérique. En
cas de tension, c'est l'autonomie relative de l'État et/ ou des propriétaires fonciers
qui est en jeu. Mais en dernier ressort, par sa position dominante, c'est l'État qui
rend contingentes, et l'articulation de l'économie avec le marché mondial et sa
propre collusion avec les possesseurs de domaines.

562
SUNAR ÉCONOMIE ET POLITIQUE DANS L'EMPIRE OTTOMAN

les tensions de l'interdépendance

Jusqu'ici, nous avons souligné l'interdépendance des divers groupes dans la


formation ottomane périphérique. Cette articulation interdépendante, composée
d'éléments divers, se serait reproduite indéfiniment si elle n'avait pas dissimulé
des tensions à certains niveaux. Sans doute y a-t-il des signes manifestes de la
participation structurelle de l'agriculture ottomane à la liaison monétaire qui
rattache l'économie ottomane au marché mondial européen. L'introduction de
nouvelles cultures comme le coton ou le mais, celle du commerce libre des grains
par les possesseurs de malikane ou de çiftlik, la quasi-disparition du commerce de
transit musulman, la dépopulation des provinces et la commercialisation inégale
des différentes régions de l'empire sont autant de traits qui signalent une
économie périphérique. Divers éléments sont partie prenante dans ce dispositif.
Les besoins primordiaux des États du centre, les profits des possesseurs de
domaines, les minorités intermédiaires, les marchands étrangers, et bien sûr, les
besoins financiers de l'État ottoman sont le fondement de l'économie
périphérique. J'ai dit que ces groupes composent la structure d'intérêts constitutive de la
« périphérisation ». Mais des tensions contradictoires n'en existent pas moins, sur
lesquelles nous devons maintenant nous arrêter.
Les paysans sont les perdants immédiats. Pour eux, la commercialisation de
l'agriculture et l'apparition concomitante du système domanial signifient la
« transition d'une structure sociale et économique fondée sur un système de rente
foncière modérée et de services peu nombreux, à un système de rentes excessives
et de services exagérés » 31. Quand la famille paysanne est dans le besoin le plus
extrême, qu'elle ne peut payer son loyer ni ses impôts, le possesseur de domaine
lui avance des fonds. Quand le paysan est incapable de les rembourser, c'est un
remboursement en nature, dont le volume est spécifié, qui est exigé au moment de
la récolte : soie, huile d'olive, coton ou blé. Si le paysan n'est pas en mesure de
payer cette lourde dette, le créditeur s'empare de sa terre. Le ménage paysan qui a
ainsi perdu le contrôle de sa terre est réduit à l'état de force de travail disponible
pour les domaines, sous forme du métayage, du fermage ou du travail salarié. Les
domaines tendant à monopoliser les meilleures terres, on peut raisonnablement
supposer qu'une grande partie des unités domestiques restantes disposent de terres
à peine suffisantes pour leur subsistance et doivent, par conséquent, fournir
occasionnellement du travail sur les domaines. Quoique les informations sur cette
question fassent défaut, il est probable que d'autres survivent simplement comme
des unités de subsistance, en dehors des paramètres de l'économie périphérique.
Mais, en général, ce qui apparaît clairement, c'est la différenciation progressive
des rapports sociaux et le développement embryonnaire de différences de classes,
quoique relations politiques et économiques soient toujours intégrées à chaque
niveau de la formation périphérique.
Deuxième niveau de tension, transversal aux différences de classes
embryonnaires : le développement inégal de l'arrière-pays et des régions côtières.
Le rattachement de l'économie ottomane au marché mondial européen
transforme la structure régionale et urbaine de l'empire autant que son
organisation sociale. Dans le dispositif ottoman traditionnel, les villes étaient
situées à l'intérieur, en grande partie en raison des flots de pèlerins et du

563
L'ISLAM ET LE POLITIQUE

commerce de transit qui traversaient les territoires ottomans. A mesure que cette
circulation décline et que le commerce extérieur change de nature, la structure, le
lieu et les dimensions des villes ottomanes changent aussi. L'économie ottomane
s'ouvrant à l'ouest, tout l'alignement des villes se déplace vers les côtes,
particulièrement dans les Balkans accessibles à l'Occident. Les régions
occidentales de l'empire, en général, les villes côtières en particulier, prospèrent
tandis que les cités continentales tombent en décadence n. L'Anatolie — surtout
l'Anatolie orientale — reste jusqu'au xixe siècle la moins touchée par l'esprit
marchand qui rayonne depuis l'Europe. C'est pourquoi les régions orientales de
l'empire sont aussi victimes de la « périphérisation ».
Un autre groupe malheureux dans cette économie périphérique : par ironie,
les marchands orthodoxes des Balkans. Mécontents, non pas de s'appauvrir, mais
de ne pouvoir conserver tout ce qu'ils gagnent, ils restent les reaya (sujets) de
l'empire, soumis à des impôts discriminatoires. Ces marchands ont surgi comme
des intermédiaires entre les propriétaires fonciers musulmans et les marchands
européens : intéressés à l'intégration périphérique, ils sont limités dans leur
mobilité économique et sociale par le monopole musulman sur la terre et le
fardeau des impôts ottomans.

Comparée à la vie des Turcs, écrit un Bulgare, notre vie était manifestement
ďun niveau supérieur. Prenez les moyens d'existence. Pour les Bulgares, ils
étaient tellement divers : il n'y avait pour ainsi dire pas de métier ou de branche
du commerce où ils ne fussent pas représentés. Quant aux Turcs, l'agriculture,
c'est tout ce qu'ils connaissaient. Et nos dirigeants, nos marchands et nos
chorbajis (notables villageois), combien ils dépassaient le peuple dirigeant turc par
leur vivacité d'esprit, leur conscience nationale et leur fortune monétaire ! Et
malgré cela, nous, les Bulgares, éprouvions une peur inconsciente des Turcs. La
peur de tous les nôtres pour les Turcs venait du fait que même si nous vivions
dans les villages sans être opprimés par eux, nous sentions néanmoins qu'ils
étaient les maîtres... Tout le pouvoir était turc. Le royaume était turc. Et nous, les
Bulgares, étions leurs sujets ".

Il n'est pas surprenant que, partie de l'élite, les marchands soient devenus les
leaders des mouvements nationalistes-séparatistes des Balkans, et qu'ils aient reçu
le soutien de la paysannerie 34. Car si les propriétaires étaient pour la plupart
d'origine musulmane, les paysans, comme les marchands, étaient des chrétiens
orthodoxes.
Et puis il y a, bien sûr, le développement contradictoire des intérêts de l'État
ottoman et de ceux de la classe supérieure des propriétaires fonciers musulmans.
Principalement les ayan dont le pouvoir tient surtout à l'incorporation de
l'économie ottomane et à l'évolution corrélative du régime foncier. Comme nous
l'avons indiqué plus haut, à la fin du xvine siècle, les ayan se sont mués en
puissants derebeys, contrôlant une masse considérable de terres et de main-
d'ceuvre, équipés d'armées personnelles, capables de tenir tête à l'autorité de
l'État, et déterminés à établir des souverainetés régionales 35. A cette force
montante, l'État réagit d'abord en essayant de la placer sous son contrôle par des
mesures de centralisation : efforts rapidement interrompus quand l'Etat est
contraint de signer la convention de 1808 avec les ауап. Cet accord légitime en
fait le statut des ауап et leur étend les immunités dont jouissaient jusqu'alors les

564
I. SUNAR ÉCONOMIE ET POLITIQUE DANS L'EMPIRE OTTOMAN

marchands minoritaires et étrangers. Il anticipe aussi sur les conflits ultérieurs qui
devaient s'élever entre les ayan et l'État.
Dernière tension enfin : entre l'État ottoman et les États extérieurs de
l'économie mondiale. L'incorporation de l'économie ottomane au système
mondial
s' assurantintéresse
les matières
autant
premières,
les Étatsle européens
second finançant
que l'État
son ottoman,
trésor épuisé.
les premiers
Mais les
intérêts respectifs des uns et de l'autre ne sont ni identiques ni permanents.
Finalement, le statut incorporé de l'économie ottomane affaiblit l'État et réduit cet
empire naguère puissant à un statut périphérique dans le système mondial. C'est
pourquoi, il est important de savoir le rôle exact des Etats dans l'économie
mondiale. Question pertinente, car les États du système mondial ne sont pas
simplement des objets passifs soumis au libre fonctionnement du système
mondial. Au contraire, ils interviennent activement dans les opérations de
marché ; leur position structurale respective change avec le temps, dans une
relative indépendance par rapport à la structure de classes de leur société. Quand
s'ouvre le xixe siècle, la position de l'État ottoman et les changements qu'il subit
ne peuvent pas s'expliquer seulement par ses relations avec les forces internes
évoquées plus haut, mais dans le schéma d'interaction avec les autres États du
système mondial.
Sur la scène du Proche-Orient au début du xixe siècle, les acteurs principaux
sont l'État ottoman, la Grande-Bretagne, la Russie, la France et l'Autriche. La
politique de ces États diffère considérablement, mais chacun présente une version
différente de leurs intérêts globaux. La Russie, l'Angleterre, la France et
l'Autriche soutiennent des politiques concurrentes sur ce qui est dès lors la
« Question d'Orient » 36. En fait, la question d'Orient elle-même naît des conflits
d'intérêts entre les États européens, quand l'économie mondiale entre dans la
période de capitalisme industriel. Le caractère particulier de cette période du
début du xixe siècle est l'industrialisation rapide de l'Angleterre et sa suprématie
commerciale et industrielle croissante, qui stimule la compétition politique,
militaire et économique dans l'ensemble du système mondial européen.
Au Proche-Orient, la Russie figure parmi les candidats principaux au pouvoir.
Son objectif: conserver le contrôle des Détroits qui lui donnent accès à la
Méditerranée. Elle peut l'atteindre soit car la défaite et la partition de l'empire, soit
par un protectorat virtuel sur un État ottoman faible et subordonné. Au
xixe siècle, que la stratégie russe oscille entre les deux politiques selon la
conjoncture, la pression et la menace sur l'État ottoman restent constantes. Sur le
front occidental européen de l'empire, l'Angleterre aspire à la suprématie sur le
marché mondial, suivie par la France, qui tente encore, cependant, de briser
l'hégémonie britannique menaçante. L'expédition de Bonaparte en Egypte en
1 798 avait échoué, de même que devait échouer la stratégie du blocus continental.
Mais la France fera une dernière tentative en soutenant Muhammad Ali en
Egypte, contre le sultan, dans les années 30. La menace de Muhammad Ali oblige
cependant le sultan à conclure un traité d'amitié avec la Russie en 1833, ce qui
met l'Angleterre en alerte et, ultérieurement, fournit la base de l'alliance anglo-
ottomane. C'est seulement deux décennies plus tard que l'Angleterre et la France
s'uniront pour entraîner l'Empire dans la guerre de Crimée contre la Russie.
En somme, la pression des États étrangers combinée avec les mouvements
nationalistes naissants dans les Balkans et la montée des ayan, exerce une énorme
tension sur l'État ottoman et le menace d'écroulement militaire, administratif et

565
L'ISLAM ET LE POLITIQUE

financier. Pourtant, il survit pendant tout le xixe siècle. Comment ? Pour dire les
choses brièvement, il survit parce qu'une série d'innovations institutionnelles sont
entreprises, qui devaient servir de support à sa renaissance. Mais le prix de cette
renaissance était inscrit dans ces innovations mêmes : le sous-développement de
l'économie ottomane. C'est le grand paradoxe de l'Empire ottoman, reflété dans
sa structure globale au xixe siècle. Au fond, l'ordre ottoman devient une
composition hybride dont la modernisation de surface trahit continuellement un
processus souterrain de sous-développement. Il est important, par conséquent, de
s'arrêter sur ces innovations pour comprendre les développements paradoxaux du
xixe siècle. Cela, en situant les forces en action derrière les développements eux-
mêmes.

Le paradoxe de la position périphérique

\jsl Grande-Bretagne figure parmi les avocats et les partisans résolus des
réformes dans l'Empire ottoman. Face aux empiétements russes et au traité de
1833, qui donne virtuellement à la Russie un contrôle de protectorat sur l'empire,
la politique manifeste de l'Angleterre est de soutenir à tout prix les Ottomans
contre la Russie. « Préserver l'intégrité territoriale de l'Empire ottoman » : telle est
la politique britannique au Proche-Orient jusqu'à la fin des années 1 870, en dépit
de ses incohérences ou des sympathies et du soutien variables accordés aux
nationalismes dans les Balkans. C'est aussi la politique qui divise ceux qui
étudient l'Empire ottoman au xixe siècle : prenant au sérieux les prétentions des
Anglais à être les vrais architectes de la période des réformes {Tanzimat, 1839-
1876), certains les ont salués comme les précurseurs authentiques de la
modernisation turque, tandis que d'autres les condamnent comme impérialistes,
responsables seulement du sous-développement et de l'effondrement ottomans.
Ces deux positions s'appuient sur la même hypothèse de la suprématie
britannique, mais insistent sur deux aspects opposés de ses résultats :
modernisation d'un côté, sous-développement de l'autre. Une troisième position
s'est cristallisée autour de la notion de « modernisation défensive » qui, infirmant
la suprématie britannique, assigne à l'État ottoman une sorte d'indépendance
presqu'absolue dont il n'a jamais joui. C'est pourquoi, selon moi, la période des
réformes et le processus de sous-développement qui l'accompagne ne peuvent
être compris ni par les seules pressions extérieures ni par le simple
fonctionnement du système ottoman. Quoiqu'il faille reconnaître la primauté au
système étatique international, quoique les paramètres des développements du
xixe siècle ottoman résultent de contraintes extérieures, il reste que la matrice
compétitive du système-monde international laisse à l'État ottoman une
autonomie relative qui, à son tour, lui permet de rechercher des alliances dont il
tire bénéfice. Si le soutien britannique à l'État ottoman est vital, la survie
ottomane est aussi vitale aux intérêts britanniques. C'est pourquoi il me paraît
faux de voir ces réformes comme surgies d'une source unique. Les innovations
m'apparaissent plutôt comme le produit condensé d'une conjoncture
surdéterminée par la position particulière de l'État ottoman vis-à-vis du système
international externe, et par la structure interne des classes sociales.
Prévenir l'effondrement militaire et administratif exigeait des mesures de
centralisation et de rationalisation de l'autorité en général, la modernisation de

566
I. SUNAR ÉCONOMIE ET POLITIQUE DANS L'EMPIRE OTTOMAN

l'armée, le remodelage de la bureaucratie et Г uniformisation du système fiscal 37.


La transformation du système fiscal était particulièrement décisive, car il
fournissait la base financière des réformes administratives et militaires. Mais
tenter d'augmenter le débit des impôts en direction de l'État devait rencontrer la
résistance des ayan qui, nous l'avons noté, s'étaient spécialement renforcés au
début du xixe siècle. Or, répétons^le, ces derebeys et ces ayan n'avaient jamais
réussi à pénétrer dans l'appareil d'État pour l'utiliser à leur profit. La bureaucratie
d'État restait relativement indépendante et distincte des puissances terriennes.
C'est cette indépendance, combinée avec le milieu compétitif du système politique
international qui, au début du xixe siècle, assure à Mahmud II l'autonomie
relative nécessaire pour lancer une série de réformes destinées à briser le pouvoir
des ayan et à consolider le pouvoir central par la création d'une infanterie
modernisée et d'une bureaucratie rationalisée. Ses attaques à grande échelle
contre les ayan les privent de leur pouvoir « national » : sans pouvoir les éliminer
tout à fait, il réussit à les fractionner en petits pouvoirs privés de leur capacité
militaire. Les ayan et leurs descendants continuèrent comme une classe de
possesseurs fonciers toujours rattachés à l'économie marchande par le commerce.
Les succès de Mahmud II étaient importants. Ses échecs le furent aussi, les
uns et les autres révélant les possibilités comme les difficultés des réformes.
Mahmud II réussit à éliminer le pouvoir militaire des ayan et à amorcer les
réformes militaires et administratives. Il échoua, d'une part, à trouver une base
fiscale adéquate au processus soutenu d'innovations, d'autre part à payer les frais
simultanés des guerres, de la vie de cour et de la vie culturelle. Les visées
fondamentales de sa politique étaient d'éliminer la classe de propriétaires terriens
pour se brancher directement sur l'exploitation paysanne. Mais les dimensions de
l'administration bureaucratique requise pour amener directement les impôts à
l'État auraient, à elles seules, rendu la tâche insurmontable, sans parler de la
résistance des pouvoirs et des notables locaux au drainage vers le centre de
ressources en expansion. C'est pourquoi, Mahmud II ayant échoué à restaurer le
mode de production domestique, l'État dut s'appuyer sur les propriétaires et les
notables, organisés dans leur propre cadre, ou sur des organisations semi-
bureaucratiques, gérées en grande partie par les mêmes groupes locaux.
La période du Tanzimat constitue une tentative pour vaincre ces difficultés 38,
notamment la résistance des groupes possédants, les mouvements nationalistes
des Balkans, et en fait, les obstacles aux réformes dressés dans la bureaucratie par
des gouverneurs provinciaux (pashas) et d'autres fonctionnaires de rang élevé qui,
mal payés, étaient autorisés à — ou forcés de — s'engager dans la corruption en
détournant les revenus de l'État. Les pressions étrangères continuent. Cependant,
la Grande-Bretagne apparaît désormais comme le saint patron du sultan ottoman.
La stratégie politique du Tanzimat est simple : promouvoir une politique séculière
universaliste pour renforcer l'autorité centrale. Cet universalisme, pensait-on,
devait bénéficier à tous sans nuire à personne : il contribuerait à préserver l'État
ottoman en apaisant les mouvements nationalistes ; il intégrerait les pouvoirs
locaux dans l'appareil d'État par des mesures de démocratisation (par exemple,
l'institution d'assemblées provinciales, meclis) ; il encouragerait l'unité et la
rationalisation par la codification des lois, l'établissement de l'égalité formelle
pour tous les citoyens et la reconnaissance de la propriété privée 39. La question
centrale de la crise des revenus serait résolue par un effort combiné d'élimination
des possesseurs de terres si possible, de collaboration avec eux si nécessaire, et

567
L'ISLAM ET LE POLITIQUE

finalement en les court-circuitant par une alliance avec le capital marchand. Cette
politique composite a été appliquée dans des proportions variables tout au long du
Tanzimat, mais avec des effets contraires dans chaque cas.
Les efforts pour éliminer la classe possédante et les pashas corrompus restent
sans conséquences : ils sont trop solidement installés dans l'économie
périphérique et dans les pratiques fiscales de l'État ottoman. Chaque tentative pour
affermir les tenures paysannes obtient des résultats contradictoires : d'abord,
Г État demandant plus d'impôts sans rendre de services, cela rend le propriétaire
foncier plus sympathique au paysan, car au moins les propriétaires remplissaient
un minimum de services sociaux en échange de l'exploitation des paysans. Autre
effort dans le même sens : le code de la terre de 1858, prévu pour renforcer les
tenures paysannes en leur garantissant un titre direct à la terre 40. Le résultat, une
fois de plus, n'est pas l'élimination des groupes intermédiaires entre l'exploitation
paysanne et l'État, mais la consolidation de la possession de la terre par les ayan et
les eçraf. Une autre tentative a encore des effets contraires : l'institution des
assemblées consultatives provinciales avait pour but d'incorporer les pouvoirs
locaux dans la structure administrative, et de les utiliser comme agents non
bureaucratiques de collecte des impôts 41. En pratique, ces assemblées se révèlent
comme des bases de pouvoir pour les groupes locaux qui les utilisent pour
consolider leur résistance à l'autorité centrale.
En contraste avec sa politique hésitante à l'égard des propriétaires terriens, la
politique la plus constante de l'État pendant le Tanzimat est sa confiance —
quelque peu réservée, mais inévitable — dans la classe marchande. Cette
confiance /alliance était destinée à contourner la classe possédante pour fournir
plus de revenus à l'État et, en même temps, pour gagner le soutien des marchands
orthodoxes et des Anglais. Les conséquences contraires de cette alliance dépassent
toutefois largement ses effets sur les classes propriétaires : elle élimine la classe des
marchands musulmans, détruit l'industrie manufacturière ottomane, nourrit les
aspirations nationalistes. Plus fondamentalement, elle reproduit les relations
périphériques à un degré plus intense d'intégration, en soumettant l'économie à
une désarticulation croissante, à une hémorragie de surplus, et en contractant les
revenus de l'État 42.
Du point de vue de celui-ci, l'alliance avec les marchands, plus exactement,
avec les marchands issus des minorités, a les avantages suivants : 1 °) des échanges
plus actifs avec l'Europe occidentale en général, la Grande-Bretagne en
particulier, soumettraient la paysannerie à une commercialisation plus forte et par
là, produiraient des rentes en argent pour l'État ; 2°) la taxation d'un volume
croissant de commerce augmenterait les revenus de l'État ; 3°) encourager les
minorités et les étrangers à s'engager dans le commerce protégerait l'État contre la
menace d'ascension d'une classe de rentiers du sol, puisque l'accès à la terre était
interdit aux minorités et aux étrangers ; 4°) le capital accumulé par les marchands
des minorités ne pouvant pas s'investir directement dans la terre, fournirait à
l'État les prêts et les crédits dont il aurait besoin, les marchands assurant ainsi la
fonction nécessaire de banquiers de l'État ; 5°) la politique de commercialisation
croissante satisferait les intérêts britanniques comme ceux des minorités et les
gagnerait à l'État.
C'est à la lumière de ces calculs fondés sur la relation de l'État aux forces
internes et externes que nous devons interpréter la politique de liberté du
commerce du Tanzimat. Celle-ci profiterait sans doute aux capitalistes

568
I. SUN AR ÉCONOMIE ET POLITIQUE DANS L'EMPIRE OTTOMAN

britanniques et minoritaires, mais aussi à l'État ottoman. Le traité de commerce


anglo-ottoman signé en 1838 visait, du point de vue de l'État, un double but :
premièrement, il augmenterait ses rentrées fiscales par l'imposition de droits sur
les importations (5 % ), les exportations (12 % ) et le commerce de transit (3 % ) 43.
Il est vrai que la suppression des monopoles donnait aux marchands anglais, puis
européens, le droit de vendre et d'acheter librement dans tout l'empire. Mais ce
n'était pas une grande perte : les monopoles avaient été réduits à quelques articles
et ces nouveaux droits rapporteraient plus à l'État que le fermage des monopoles.
Le second bénéfice que les Ottomans escomptaient du traité de 1838 était, en fait,
plus immédiat et politique : les monopoles commerciaux étaient beaucoup plus
fermes et répandus en Egypte que dans l'empire et leur suppression aiderait à
affaiblir Muhammad Ali, à la fois du point de vue fiscal et économique — celui-ci
dépendant partiellement, bien entendu, du soutien politique et militaire que
l'Angleterre accorderait au sultan.
Une fois de plus, le pouvoir de Muhammad Ali fut effectivement sapé puis
détruit, mais les mêmes conséquences devaient atteindre l'Empire ottoman : les
calculs d'avantages conjoncturels eurent des effets structurels contraires, que nous
allons maintenant analyser.
La domination accrue du capital marchand entraîne un changement
rapidement accéléré du modèle de production et de consommation, auquel les
marchands imposent les impératifs de l'industrialisme mondial. Ils sont intéressés
par l'achat (l'exportation) de produits primaires agricoles en même temps que par
la vente (l'importation) de produits manufacturés. Ce procès dissocie les structures
de production et de consommation, et amène la population agricole à produire des
biens qu'elle ne peut pas utiliser et à utiliser des biens qu'elle ne peut pas produire.
Bref, la production devient dépendante des demandes du marché mondial
industriel et la consommation, subordonnée aux produits importés.
Parallèlement, comme les produits importés industriels pénètrent librement
dans l'empire et altèrent les schémas de consommation de la population, elles
créent un marché en expansion pour les importations, tandis que la production
locale est dépréciée et ce qui restait de l'organisation industrielle, ruiné 44. Par
ailleurs, le déclin de l'industrie se répercute sur l'agriculture : en l'absence d'une
demande de main-d'œuvre urbaine, industrielle, les paysans bloqués dans
l'agriculture servent de réservoir de main-d'œuvre à bas prix pour les
propriétaires fonciers qui peuvent intensifier les prestations de travail sans avoir à
améliorer la productivité agricole : la force de travail est bon marché, les
innovations technologiques, coûteuses. En fait, le propriétaire terrien est lui-
même bloqué dans l'agriculture. Sa mauvaise volonté à investir dans l'industrie
peut être due en partie à son point de vue patrimonial, mais elle s'accorde
parfaitement avec les contraintes structurelles dans lesquelles il est enfermé :
l'industrie, frappée d'un déclin constant devant la concurrence européenne, est
inaccessible. Pas de possibilités dans l'industrie, disponibilité de main-d'œuvre
bon marché, insécurité de la capitalisation de la terre : dans ces conditions la
classe possédante préfère agrandir ses propriétés, prêter de l'argent et faire un
étalage ostentatoire de ses nouvelles habitudes de consommation. Les deux
premières activités sont profitables sans exiger aucun effort supplémentaire pour
améliorer les conditions de production, la troisième est tout simplement agréable.
Pour ce qui concerne l'absence de possibilités d'investissement dans
l'industrie, les contraintes qui pèsent sur la classe propriétaire sont réelles. Mais

569
L'ISLAM ET LE POLITIQUE

son inclination pour les profits faciles, qui ne changent pas l'organisation sociale
de la production agricole n'est pas a-typique. En réalité, non seulement les
propriétaires terriens, mais les marchands et l'État rivalisent pour le surplus
agricole. Et personne n'a intérêt à transformer la nature extra-économique de
l'extraction de surplus de l'agriculture. Les différences entre les uns et les autres se
résument à ceci : l'État a intérêt à préserver et à étendre la tenure paysanne libre
dans un but fiscal 45, le propriétaire foncier a intérêt à les garder sous sa
domination. Pour le marchand, peu lui importe avec qui il traite aussi longtemps
qu'il peut compter sur quelqu'un pour lui livrer les matières premières et lui
fournir un marché pour ses ventes. Il se trouve qu'il ne peut pas s'appuyer sur la
famille paysanne : les demandes croissantes de l'État obligent les paysans à
travailler comme métayers pour les propriétaires, qui peuvent accorder des crédits
en argent aux paysans pour le paiement de leurs impôts, et qui leur assurent aussi
des services sociaux. C'est pourquoi les doléances paysannes au xixe siècle sont
dirigées plus souvent contre l'Etat que contre les propriétaires fonciers. La
paysannerie préfère le patronage du propriétaire à celui de l'État. Les propriétaires
fonciers contrôlent ainsi de plus en plus de main-d'œuvre et de terre, aux dépens
du pouvoir et des ressources de l'État.
La classe marchande partage avec les propriétaires fonciers et l'État une
attitude conservatrice à l'égard des rapports sociaux de production, quoiqu'elle
exerce une fonction transformatrice des schémas de production et de
consommation. Cette attitude conservatrice reflète son inaptitude à transformer
l'organisation sociale de production sans l'appui d'une autre force. Le capital
marchand circule entre des domaines de production séparés : les marchands ne
peuvent donc pas transformer des espaces qu'ils ne contrôlent pas. Pourtant, les
marchands ne sont pas moins intéressés que quiconque à devenir rentiers du
sol 4б. Ce débouché leur est fermé puisque la propriété de la terre est un monopole
des musulmans. Par conséquent, le capital marchand, confiné dans la circulation,
remplit plusieurs fonctions. Il fait office de banque pour l'État, qui dépend
lourdement des sarraf pour ses emprunts au xixe siècle ; c'est aussi l'argent caché
derrière les fermiers d'impôts, les pachas corrompus et les bénéficiaires de
monopoles (mukataa). Néanmoins, le groupe montant des marchands, surtout
dans les Balkans, est de plus en plus frustré par la contradiction entre leur richesse
et leur absence de pouvoir politique et de prestige social. Il n'est donc pas
surprenant de les voir agiter les reaya chrétiens contre les propriétaires
musulmans des Balkans et diriger les mouvements nationalistes contre l'État. En
bref, la politique de libre-échange, en développant le capital marchand et en
isolant la richesse foncière, alimente les aspirations nationalistes autant que la
discrimination ethnique qui frappe les marchands et que la protection qu'ils
reçoivent des puissances étrangères.
Finalement, il faut mentionner les conséquences contraires de l'essor de la
production pour l'exportation sur la structure articulée de l'économie ottomane, et
celles de l'essor des importations sur le volume des revenus de l'État. La
production croissante de marchandises pour l'exportation approfondit
simplement la désarticulation de l'économie ottomane : des segments de plus en plus
dissociés les uns des autres sont de plus en plus rattachés au marché extérieur. Les
centres urbains se déplacent vers les régions côtières, notamment en Syrie, en
Palestine et en Anatolie. La construction des chemins de fer et des moyens de
communication engage directement plus de régions dans la production pour

570
I. SUNAR ÉCONOMIE ET POLITIQUE DANS L'EMPIRE OTTOMAN

l'exportation. Et plus la main-d'œuvre et la terre sont entraînées dans les cultures


d'exportation, moins il en reste en dehors des paramètres du marché mondial. Par
ailleurs, l'augmentation des importations aboutit à un déséquilibre sérieux de la
balance commerciale et, à la longue, à un problème également sérieux de balance
des paiements 47. La bureaucratie d'État essaie de résoudre ces problèmes
(renforcés par la fragilité d'un trésor vidé par les guerres, les séparations
nationalistes, etc.) en empruntant aux États étrangers. Le résultat est désastreux :
pris dans un tourbillon de dettes 48, l'État ottoman est bientôt submergé par les
difficultés financières et finalement soumis au contrôle des nations créditrices qui
minent davantage la base fiscale de l'État ottoman en s'appropriant directement
une portion importante du surplus 49.
Telle est, sommairement décrite, la structure de la société ottomane à la fin du
xixe siècle, structure désarticulée, mais qui reste essentiellement précapitaliste
dans ses rapports sociaux de production. On a vu que cette structure se reproduit
et s'intensifie comme une conséquence apparemment paradoxale des réformes du
Tanzimat ; que, sous-jacent à la modernisation de surface de l'État ottoman, le
processus de sous-développement se comprend mieux comme le résultat de
l'équilibre — de l'articulation — de forces internes et externes. De ce point de
vue, le système étatique international est le facteur déterminant, tandis que l'État
ottoman joue le rôle dominant. C'est-à-dire que le contexte international constitue
la matrice dans laquelle s'inscrit l'État ottoman. Ce qui laisse à ce dernier une
autonomie relative mais le place devant des choix fatals.

Conclusion : la révolution paradigmatique


A la fin du xixe siècle, c'est la faillite financière de l'État ottoman ; au début du
xxe siècle, il est frappé d'incapacité militaire et administrative. Sous la pression des
États étrangers, l'Empire ottoman est démembré, entraîné dans la Première
Guerre mondiale, réduit, du point de vue ethnique, à sa population turque, du
point de vue géographique, à l'Asie Mineure, et finalement menacé de
colonisation totale. Pourtant, des restes de l'empire surgit la République turque.
Cette transition est importante pour la lumière qu'elle jette sur la signification
spécifique de la révolution turque, en éclairant les continuités et les ruptures par
rapport au passé.
Les causes de la révolution turque, inhérentes à l'effondrement de l'Empire
ottoman analysé plus haut, nous sont donc familières. En schématisant à
l'extrême, l'Empire ottoman s'effondre parce que l'État échoue à mobiliser des
ressources suffisantes pour assurer l'unité politique et le développement
économique face à la résistance interne et aux pressions externes. D'autre part, la
dynamique de la révolution turque est modelée par la structure spécifique de
l'Empire ottoman, état bureaucratique, agraire et périphérique. Seules la
bureaucratie d'État et l'armée sont réellement détachées des droits acquis
économiques, et suffisamment organisées pour conduire un mouvement de
résistance aux invasions étrangères et lancer une « révolution de l'élite » au nom
de l'unité nationale et du salut public. Ou en d'autres termes, aucun autre groupe
que la bureaucratie n'a dans l'Empire l'espace structural suffisant pour disposer de
l'autonomie nécessaire à l'organisation d'une action collective contre la menace
extérieure, ou pour le changement à l'intérieur. C'est pourquoi la révolution
turque est une « révolution par le haut », conçue et exécutée par la collaboration

571
L'ISLAM ET LE POLITIQUE

des bureaucrates civils et militaires 50. En somme, l'incapacité de l'organisation


centrale administrative et militaire, conjuguée avec la réponse nationaliste d'une
élite marginale de bureaucrates étatistes, aboutit à une renaissance : la République
turque est fondée en 1923.
Le résultat — quelque peu embarrassant — de la révolution turque ne se
laisse pas caractériser aussi clairement que ses causes, sa dynamique et les succès
militaires de la phase de résistance. Au vrai, s'agit-il bien d'une révolution ? La
révolution turque remporte des succès militaires, elle établit l'indépendance
politique ; mais elle se fait sans insurrection paysanne, sans conspiration
bourgeoise, sans soulèvements violents, sans changement important du rapport
des forces politiques et sociales 51. L'État reste un appareil dominé par la
bureaucratie ; les luttes pour s'emparer des institutions de l'État n'ont pas été des
conflits de classes, dans leur nature, mais, au mieux, des conflits internes à la
bureaucratie, entre un groupe jeune, marginal, de membres de l'élite employée
par l'État, et une vieille génération de bureaucrates établis. En outre, dans sa
réponse au problème du contrôle social, la jeune génération de bureaucrates n'est
guère différente de ses prédécesseurs réformistes du xixe siècle : eux aussi visaient
à développer et à rationaliser le pouvoir de l'État d'une part, et ils s'appuyaient sur
les élites sociales d'autre part.
Il est vain de rechercher une transformation révolutionnaire dans
l'établissement de la République, si notre perspective est déterminée par l'image de
« révolutions sociales » — révolutions conçues comme nées et nourries dans le
sein de la société par une classe dynamique, déterminée à se libérer (et à libérer le
reste de la société) d'un appareil d'Etat inhibiteur, dominé par une classe
dirigeante moribonde 52. Jugée en ces termes, la révolution turque n'est sans doute
pas une révolution du tout. Elle n'entraîne ni de luttes de classes cataclysmiques,
ni de transfert de classe du pouvoir étatique. Mais c'est une autre manière de dire
que la révolution turque n'est pas une révolution sociale, et de fait, ce n'est pas
dans le réalignement des forces de classes mais dans la pratique, par une élite
révolutionnaire, d'une nouvelle conception des origines et des fins du pouvoir
étatique, qu'une rupture radicale avec le passé ottoman s'est produite en Turquie.
Au niveau le plus profond, la révolution turque est une révolution idéologique
informée par un nouveau paradigme de légitimité établi par référence aux sources
et aux objectifs du pouvoir étatique 53.
« Toutes les théories de légitimité prennent la forme de l'établissement d'un
principe qui, situé hors du pouvoir et indépendant de lui, place ou ancre le
pouvoir dans le domaine des réalités, au-delà de la volonté des détenteurs du
pouvoir : la légitimité du pouvoir tient à son origine 54. » Dans l'Empire ottoman,
la légitimité de l'État reposait sur un ordre divin préétabli. L'ordre social, à son
tour, était conçu comme découlant de cet ordre des choses plus large, et supposé
constitué par la fonction médiatrice de l'État. Les institutions de ce dernier,
empreintes d'un caractère religieux, pénétraient la société de manière à établir et à
maintenir une structure sociale pensée comme le fidèle reflet de la réalité. C'est la
religion qui révélait l'ordre réel des choses, mais des découvertes ultérieures de sa
structure étaient possibles grâce aux méthodes théologiques fondées sur
l'épistémologie religieuse. Ainsi, l'autorité de l'État se fondait sur le fait qu'il
reposait sur la vraie connaissance des choses, inentamées par l'appareil cognitif de
l'homme et indépendante de ses désirs et de ses opinions.
Avec la fondation de la république, l'ordre social n'est plus conçu comme

572
I. SUNAR ÉCONOMIE ET POLITIQUE DANS L'EMPIRE OTTOMAN

résultant d'un ordre religieux, mais ďune Gestalt de valeurs nationales


découvertes par le savoir positiviste 5S de spécialistes. Ainsi, le pouvoir politique
dérive sa légitimité d'un ordre national qui existe au-delà de la volonté des
détenteurs du pouvoir, mais soumis, pour être découvert, à la compétence de
l'État. L'État est tout à la fois le découvreur de la moralité nationaliste, son
gardien et son propagateur.
Certains insistaient sur le fait que l'autorité politique devait reposer sur le
« consentement démocratique » S6, mais la plupart des membres de l'élite
révolutionnaire le savaient bien : admettre le principe du consentement
démocratique aurait signifié succomber au système de valeurs dominant dans le
peuple. Or celui-ci n'était pas nationaliste mais religieux. L'État devait donc
compter sur les institutions de l'État-parti et sur les élites locales. Les premières,
comme appareil idéologique destiné à répandre la culture nationaliste dans le
peuple, les autres, comme associées au contrôle social. (Bien sûr, les élites locales
étaient à double face : la face tournée vers la paysannerie était religieuse, la face
tournée vers l'État, nationaliste, aussi longtemps qu'elles se portaient bien sous
l'administration bureaucratique.) De plus, tandis que le principe du consentement
aurait imposé des restrictions à l'élite révolutionnaire, déterminée à une
transformation idéologique, le principe transcendant de l'ordre (l'intérêt) national
la libérait de telles restrictions. Finalement, alors que le principe d'ordre
régulateur est transféré de la religion au nationalisme, l'appareil régulateur reste
l'État, comme auparavant.
Les arguments sur le consentement populaire étaient hors de propos à un
autre niveau : pour ce qui concerne le peuple, le test de légitimité du pouvoir n'est
pas son origine mais sa. finalité. Et de ce point de vue, l'objectif déclaré de l'État
était « le progrès et le bonheur » pour tout le peuple, ce qui signifiait
fondamentalement le développement économique et le bien-être pour tous. Alors
que le but fondamental de l'État ottoman avait été le prélèvement fiscal et le
maintien de la stratification sociale, l'objectif premier de l'État républicain était
d'augmenter la production et la consommation, une sorte d'abondance matérielle
définie à présent comme constitutive d'un état d'esprit moderne appelé le
bonheur.
A nouveau projet, nouveau paradigme : la bureaucratie d'État adopte, pour le
développement économique, un modèle ď « économie nationale » que le père
fondateur de la république, Mustafa Kemal Ataturk, décrit bien et définit lui-
même :
Selon moi, notre nation n'a pas de classes aux intérêts divergents qui
s'engagent dans une lutte continuelle. Les classes qui existent ont besoin les unes
des autres et sont interdépendantes. C'est pourquoi le Parti du Peuple peut tenter
ďassurer les droits, le progrès et le bonheur de toutes les classes 57.
Le but de la politique étatiste est, tout en reconnaissant l'initiative et l'action
privées comme bases principales de l'économie, de porter la Nation dans le plus
bref délai possible à un niveau convenable de prospérité et de bien-être matériel,
et pour y parvenir, de demander à l'État de prendre soin de ses affaires quand les
intérêts supérieurs de la Nation l'exigent, spécialement dans le domaine
économique 58.

Dans les conceptions et la pratique de l'élite révolutionnaire, le modèle


d'économie nationale qui voit le jour est un mélange hétérogène : ni un étatisme

6 573
L'ISLAM ET LE POLITIQUE

pleinement développé, ni une économie de marché indépendante, il constitue un


système hybride que Ton a décrit comme « capitalisme d'État ».
Comme pour le nationalisme, l'État est l'instrument de Tordre nouveau. De
même qu'on ne pouvait compter sur le nationalisme pour tenir ensemble la
société et/ ou pour stimuler le développement, de même l'économie de marché ne
pouvait pas résoudre les problèmes révolutionnaires de l'unité et du progrès : les
rapports sociaux n'étaient inscrits ni dans le nationalisme ni dans la dynamique
du marché capitaliste. Le nationalisme n'était pas un sentiment répandu mais une
vision de l'élite, et la rationalité du marché n'était pas assez convertie en action
sociale pour constituer un mode d'organisation égal à un ordre général, ou une
source d'émulation soutenue pour la production de surplus.
L'idéologie révolutionnaire s'appuyait donc sur un Etat instrumental pour la
réalisation de la société moderne en Turquie. Toutefois, les deux supports
fondamentaux de la société moderne, l'intégration et le développement, étaient
considérés comme des fonctions extra-étatiques. Les valeurs nationales devaient
générer l'unité, et le mécanisme de marché auto-régulé devait assurer le
développement. Dans les deux cas, la direction politique n'était pas nécessaire ou
l'était peu, une fois que l'État avait joué le rôle initial. Dans le nouveau paradigme
républicain, l'État est donc réduit au statut de superstructure, en contraste avec
l'ordre ottoman dans lequel l'État était la condition vitale et de la richesse et de la
cohésion.
De ces deux fondements de la modernité, le nationalisme se révèle comme la
base d'identité définie par référence au passé. D'un autre côté, la rationalité du
marché et le principe d'intérêt se révèlent comme les facteurs dominants à
l'intérieur de la société. L'institution centrale du système se déplace de l'État
national à l'économie de marché, et le système de stratification (de classes)
horizontal, fondé sur la relation au marché, traverse et domine le système vertical
de stratification fondé sur l'association avec l'État. Il faut attendre 1 950 pour que
le pouvoir politique passe du contrôle bureaucratique à celui des entrepreneurs,
ce transfert rendant possible, pour la première fois dans l'histoire turque, le libre
développement d'une économie et d'une société de marché 59.

Ilkay Sunar
Bogazici Universitesi
Bebak, Istanbul

NOTES

* Je voudrais remercier Serif Mardin pour ses commentaires sur une version antérieure de ce
papier.
1 . Pour la définition de la redistribution comme mode d'organisation économique, Primitive,
archaic and modem economics : essays of Karl Polányi, Georges Dai.ton éd., New York, Anchor
Books, 1964.
2. « Économie mondiale » et « Empire- monde » sont les concepts employés par Immanuel
Wai.ierstein dans son essai, « The rise and future demise of the world capitalist system »,
Comparative studies in society and history, XVI, 4, sept. 1 974. Mon utilisation du concept

574
I. SUN AR ÉCONOMIE ET POLITIQUE DANS L'EMPIRE OTTOMAN

d'économie mondiale diffère de celle de Wallerstein sur deux points. Premièrement, Wallerstein
semble l'utiliser pour les « systèmes- mondes » marchands ou prémarchands, tandis que je me
réfère exclusivement aux systèmes économiques dominés par le marché. Deuxième point, peut-être
le plus important : Wallerstein réduit la structure et le rôle des États à l'intérieur de l'économie
mondiale aux processus de commercialisation et aux intérêts de la classe dominante déterminés par
la situation du marché ; dans ce qui suit, je traite des États comme des structures relativement
autonomes liées à la dynamique des rivalités militaires internationales et à la conjoncture mondiale
— géopolitique autant qu'économique — à laquelle ils participent. Par ailleurs, la meilleure analyse
des empires comme unités politiques se trouve dans S. N. Eisenstadt, The political systems of
empires, New York, The Free Press, 1 969.
3. Comme j'essaierai de le démontrer plus loin, un système unique ne signifie pas
nécessairement un ensemble formé de parties identiques.
4. Karl Polanyi, « The economy as instituted process », dans Dai.ton éd., op. cit., pp. 1 39-1 74,
trad, frse : M. Godeijer, Un domaine contesté, l'anthropologie économique, Paris, Mouton, 1974,
pp. 153-181.
5. Pour une définition plus détaillée de l'économie paysanne, Daniel Thorner, « Peasant
economy as a category of economic history », dans Peasants and peasant societies, Teodor Shanin
éd., Harmondsworth, Penguin Books, 1971.
6. Je dois dire ici que, dans ma réflexion sur l'organisation économique ottomane, j'ai tiré
profit des discussions de Marshall Sahlins sur l'économie de l'âge de pierre. Quoique M. Sahlins
n'essaie pas d'expliquer les économies paysannes, Г « idéal-type » qu'il construit tire la plupart de
ses éléments des études sur les paysanneries, et les autres s'appliquent aussi bien aux économies
paysannes. Voir Stone-age economics, Chicago, Aldine-Atherton, 1972, trad, frse. Age de pierre,
âge d'abondance, Paris, Gallimard, 1976. De notre point de vue, ce qui paraît important est sa
tentative de synthèse des efforts antérieurs vers un retour théorique aux systèmes prémarchands.
Sahlins soutient que, dans ces systèmes, l'économie n'est pas une structure spécifique, avec son
ordre inhérent. Au contraire, la spécificité et la forme de l'activité économique dérivent des
structures de la parenté, des structures religieuses ou politiques. Sans doute Sahlins tire-t-il son
inspiration première de Karl Polanyi ; il y ajoute cependant une touche de structuralisme, et Marx.
Par des voies et sur une base conceptuelle différentes, M. Godelier et E. Terray insistent aussi sur
les éléments « superstructurels » de la vie sociale. Voir M. Godeuer, Horizons, trajets marxistes en
anthropologie, Paris, Maspero, 1973, trad, angl.. Perspectives in marxist anthropology, Cambridge,
Cambridge Univ. Press, 1977. E. Terray, Le marxisme devant les sociétés primitives, Paris,
Maspero, 1969, trad, angl., Marxism and 'primitive' societies, New York, Monthly Review Press,
1972.
7. Le premier article qui soutient que l'économie n'a pas de surplus est celui de Harry Pearson,
« The economy has no surplus », dans Trade and market in early empires, Arensberg, Pearson et
Polanyi éds. New York, The Free Press, 1957, trad. frse. Les systèmes économiques dans l'histoire
et dans la théorie, Paris, Larousse, 1975, 348 p. Pearson soutient que si le surplus absolu est
impossible à estimer, le surplus relatif est socialement institué.
8. Sur le statut de l'exploitation paysanne dans l'Empire ottoman. Orner Lùtfi Barkan,
« Osmanli Imparatorlugunda Çiftçi Siniflannin Hukukî Statusu », Ulkti, 9/49, 50, 53 ; 10/56, 57,
59 ( 1 937- 1 938) ; « Turkiye' de Toprak Meselelerinin Tarihi Esaslan », Шей, 11/61,63.64(1938):
« Turkiye 'de Servaj Var Miydi ? ». Belleten, 20/78 ( 1 956). Sur le statut de la terre et le système du
timar, Orner Lùtfi Barkan, XI ve XVI Asirlarda Osmanli Imparatorlugunda Zirai Ekonominin
Hukuki ve Mali Esaslan, Istanbul, Edebiyat Fakiiltesi Yayinlan, 1943; Halil Inaicik, «Land
problems in Turkish history », The Muslim World, 45, 1955 ; « Ottoman methods of conquest ».
Studia islamica, 2. 1954; Mustafa Akdag. Tùrkiye'nin Içtimai ve Iktisadi Tarihi, Ankara, Dil-
Tarih Cografya Fakiiltesi Yayinlan, vol. I, 1959 ; vol. II, 1971.
9. Il est certain que, sans l'Empire ottoman, ce que nous trouverions empiriquement, ce sont
des groupes éclatés, chacun d'entre eux étant centré sur une autorité princière, ou même des unités
plus petites, organisées autour d'un leadership religieux ou fondé sur la parenté. Le point
important, structural, est que ces ensembles microcosmiques ne seraient nullement différents de
l'empire macrocosmique : les uns et l'autre seraient des totalités non économiques. Pour les origines
de l'État, dans le cadre de cette problématique, il faut les chercher dans ce que Thomas Hobbes
appelle « warre ». Il est sans doute difficile, comme M. Godelier l'indique, de marquer la limite où
s'arrête la réciprocité (redistributive) et où l'exploitation commence. Dans le cas de l'Empire

575
L'ISLAM ET LE POLITIQUE

ottoman, on peut affirmer sûrement que cette limite était dépassée : pour employer les termes de
Sahlins, c'est la réciprocité négative et la réciprocité asymétrique qui prévalaient dans la relation
entre l'État et l'unité domestique. C'est pourquoi j'ai reconnu à l'État une double fonction : le
maintien de l'ordre général et, difficilement isolable du précédent, le maintien de l'ordre de
stratification. Voir M. Godeuer, op. cit., dernier chapitre. M. Sahmns, Tribesmen, New Jersey,
Prentice Hall, 1968, chap. 2. Morton Friedman, The evolution of political society, New York,
Random House, 1967, chap. 7.
10. Sur la nature de l'État ottoman, Halil Inalcik, « Osmanli Padisahi », Siyasal Bilgiler
Fakiiltesi Dergisi, III, dec. 1958; Osmanh Hukukuna Giris, « Órfi-Sultaní Hukuk ve Fatih
Kanunlan », Siyasal Bilgiler Fakiiltesi Dergisi, XIV, juin 1958: «The nature of traditional
society ». dans Political modernization in Japan and Turkey, Robert Ward et Dankwart Rustow
éds, Princeton, Princeton Univ. Press, 1964.
1 1 . C'est la reformulation par Raymond Firth du principe de Marx, « de chacun selon ses
capacités, à chacun selon ses besoins », Elements of social organization, Boston, Beacon Press,
1970, p. 142.
12. J'entends par « cercle de l'équité » la maxime ottomane traditionnelle selon laquelle celui
qui gouverne « n'aurait pas de pouvoir sans soldats, pas de soldats sans argent, pas d'argent sans le
bien-être de ses sujets, pas de sujets sans justice », développée dans Norman Itzkowitz, Ottoman
Empire and Islamic tradition, New York, Alfred A. Knopf, 1972 et Sencer Divitçiogi.u, Asya
Uretim Tarzi ve Osmanh Toplumu, Istanbul, Iktisat Fakùltesi Yayinlan, 1967.
13. Polanyi, op. cit.
14. Gabriel Baer, « The administrative, economic and social functions of the Turkish guilds »,
International journal of Middle East studies, 1 / 1 , janv. 1 970.
I 5. Halil Inai.cik, « Capital formation in the Ottoman Empire », Journal of economic history,
mars 1969 ; également, 77?^ Ottoman Empire .- the classical age, 1300-1600, Londres, Weidenfeld
and Nicolson, 1973, chap. 15.
16. I. Sunar, State and society in the politics of Turkey's development, Ankara, University of
Ankara Press, 1974.
1 7. On trouvera deux tentatives récentes pour réécrire cette histoire dans I. Wai.ierstein, The
modem world system. New York, Academic Press, 1974 et Perry Anderson, Passages from
Antiquity to feudalism, et Lineages of the absolutist State, Londres, New Left Books, 1974, trad,
frse. L'État absolutiste, Paris, Maspero, 1978.
1 8. Sur « La crise féodale », ibid.
1 9. Sur le détournement des routes de commerce, A. H. Lybyer, « The Ottoman Turks and the
routes of Oriental trade». The English historical review, CXX, oct. 1925. F. C. Lane, «The
Mediterranean spice trade », The American historical review, XLV, avril 1940. Lane soutient que
les Portugais n'ont pas brisé définitivement le commerce des épices du Levant. Sur les effets de la
hausse des prix, Ômer Lùtfi Barkan, « The price revolution of the sixteenth century : a turning
point in the economic history of the Near East », International journal of Middle East studies, 6/ 1 ,
janv. 1975 ; également, « XVI Asnn Ikinci Yarisinda Turkiye' de Fiyat Hareketlen », Belleten,
XXXIV/4, oct. 1970, Niyazi Berkes, Turkiye Iktisat Tarihi, Istanbul, Gerçek Yaymlari, 1970,
vol. II.
20. Cette idée est empruntée à Hamza Alavi, « India and the colonial mode of production »,
Socialist register : 1975, Ralph Mimband et John Savii.ie éds, Londres, The Merlin Press, 1975.
21. I. Wai.ierstein, « From feudalism to capitalism : transition or transitions »,
Communication du 89e Congrès de l'American historical Association, Chicago, 28-30 déc. 1974, miméographe.
22. Sur l'ouverture aux exportations de l'agriculture ottomane à la fin du xvie siècle,
F. Braudei., The Mediterranean and the Mediterranean world in the age of Philip II, Londres,
Collins, 1 973, vol. I, pp. 593-594, trad, de La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de
Philippe II, Paris, Colin, 1949, 1 160 p. Braudei cite les travaux de Ó. L. Barkan et de ses disciples
sans cependant fournir de référence. Pour plus d'information sur ce point, voir la note suivante.
23. Sur le changement de nature du commerce ottoman aux xvnc et xvnic siècles, Traian
Stoianovich, « Land tenure and related sectors of the Balkan economy 1 600- 1 800 », The Journal of
economic history, XIII. automne 1953; également. «The conquering Balkan orthodox
merchants». The journal of economic history, XX, juin 1960; Halil Inai.cik, « Imtiyazat »,

576
I. SUNAR ÉCONOMIE ET POLITIQUE DANS L'EMPIRE OTTOMAN

Encyclopedia of Islam, 2e édition, vol. III ; Yahya S. Tezel, « Cumhuriyetin Devraldigi Tarim
Yapisinin Tarihi Olusumu Hakkinda Bazi Dus.ùnceler », Siyasal Bilgiler Fakiiltesi Dergisi, XXVI/
4, 1972.
24. Inakcik, op. cit.
25. On a beaucoup écrit sur la destruction du système du timar. Voir notamment, Ômer Lutfî
Barkan, « The social consequences of economic crisis in later sixteenth century Turkey », dans
Social aspects of economic development, Istanbul, Economic and social conference board, 1964 ;
H. A. R. Gibb et Harold Bowen, Islamic society and the West, vol. I, Londres, Oxford Univ. Press,
1950; Ismail Сем, Tiirkiye' de Geri Kalmisligin Tarihi, Istanbul, Cem Yayinlan, 1972;
V. J. Parry, « The Ottoman Empire : 1566-1617 », dans The counter reformation and the price
revolution, The New Cambridge modern history, vol. Ill, Cambridge Univ. Press, 1968.
26. Sur les révoltes Celâli, voir les travaux de Mustafa Akdag, Bûyùk Celàli karisikliklarinm
Baslamasi, Erzurum, Atatùrk Universitesi Yayinlan, 1963 ; Celâli Isyanlari, 1550-1603, Ankara,
Dil-Tarih Cografya Fakiiltesi Yayinlan, 1963 ; Turk Halkinin Dirlik ve Dùzenlik Kavgasi : Celâli
Isyanlari, Ankara, Bilgi Yayinevi, 1975.
27. T. Stoianovich, op. cit.
28. Perry Anderson, Lineages of the absolutist State, op. cit., trad, frse, L'État absolutiste,
2 tomes, Paris. Maspero, 1978.
29. La littérature en turc sur l'opposition féodalisme/capitalisme est à la fois trop abondante et
trop polémique pour être citée ici. Pour des discussions plus théoriques, il est essentiel de consulter
au moins Maurice Dobb, Paul Sweezy et al., The transition from feudalism to capitalism. New York,
Science and society, 1952; André Gunder Frank, Capitalism and underdevelopment in Latin
America, New York, Monthly Review Press, 1 967 ; Ernesto Laci.au, « Feudalism and capitalism in
Latin America », New Left Review, 67, mai-juin 1971 ; Immanuel Wai.lerstein, « The rise and the
demise of the world capitalist system », op. cit. On trouvera aussi une comparaison très lucide de
l'Angleterre et de la France, de l'Europe orientale et occidentale, dans le cadre de la problématique
du développement économique et de la transition du féodalisme au capitalisme dans Robert
Brenner, « Agrarian class structure and economic development in pre-industrial Europe », Past
and present, 70, fév. 1976.
30. Pour une vue plutôt critique de ces traits de l'éthos ottoman, S. F. Ulgener, Iktisadi Inhitat
Tarihimizin Ahlàk ve Zihniyet Meseleleri, Istanbul, Iktisat Fakiiltesi Yayinlan, 1951. Également,
Halil Inalcik, « The Ottoman economic mind and aspects of the Ottoman economy », Studies in the
economic history of the Middle East from the rise of Islam to the present day, Londres, Oxford Univ.
Press, 1970, qui se préoccupe plutôt de la structure de l'organisation économique et du rôle
dominant de l'État.
31. T. Stoianovich, op. cit., n. 23, p. 402.
32. I. M. Lapidus éd.. Middle Eastern cities, Berkeley, University of California Press, 1969, et
particulièrement l'essai de C. Issawi, « Economie change and urbanization in the Middle East ».
33. Cité dans Kemal Karpat, «The transformation of the Ottoman State: 1789-1908»,
International journal of Middle East studies, 3/3, juil. 1972, p. 251.
34. Les mouvements nationaux dans les Balkans et la politique des grandes puissances sont
présentés brièvement dans L. S. Stavrianos, The Balkans .- 1815-1914, New York, Holt, Rinehart
and Winston, 1963 ; The Balkans since 1453, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1958.
35. Étude de cas intéressante d'un derebey dans Dennis S. Skiotis, « From bandit to pasha :
first steps in the rise to power of AH of Tepelen, 1 750- 1 784 », International journal of Middle East
studies, 2/3, juil. 1971. Sur les notables, Harold Bowen, « Ayan », Encyclopédie de l'Islam,
2e édition, vol. I, Leyde, 1960. Bekir Sitki Baykal, « Ayanlik Muessesesinin Duzeni Hakkinda
Belgeler », Belgeler, I, 1964.
36. Sur les aspects politiques et économiques de la « Question d'Orient », M. S. Anderson, The
Eastern question : 1774-1923, New York, Macmillan and St. Martin's Press, 1966 ; V. J. Puryear,
international economics and diplomacy in the Near East, Stanford, Stanford Univ. Press, 1935 ;
George Lenczowski, The Middle East in world affairs, Ithaca, Cornell Univ. Press, 1962 ; Frank E.
Baiiey, British policy and the Turkish reform movement, Cambridge, Harvard Univ. Press, 1942.
37. Les ouvrages suivants traitent des mouvements de réforme du xixe siècle : Bailey, op. cit. ;
Roderic Davison, Reform in the Ottoman Empire, 1856-1876, Princeton, Princeton Univ. Press,

577
L'ISLAM ET LE POLITIQUE

2e
1963
édition,
; Bernard
1 968 -, Lewis,
WilliamThe
R. Pouc
emergence
et Richard
of Chambers
modern Turkey,
éds. TheNew
beginnings
York, ofOxford
modernization
Univ. Press,
in the
Middle East, Chicago, University of Chicago Press, 1968 ; Niyazi Berkes, The development of
secularism in Turkey, Montreal, McGill Univ. Press, 1964 ; Robert Ward et Dankwart Rustow
éds. Political modernization in Japan and Turkey, Princeton, Princeton Univ. Press, 1 964 ;
Tanzimat, Ankara, Maarif Matbaasi, 1940.
38. Sur la nature des réformes du Tanzimat, deux articles excellents de Halil Inalcik,
« Tanzimatin Uygulanmasi ve Sosyal Tepkiler », Belleten, xxvin/1 12, 1964 ; « Sened-i Ittifak ve
Gùlhane Hatt-i Hùmayunu », Belleten, xxvhi/1 12, 1964.
39. Étude remarquable de l'effet des réformes sur l'interaction de l'État et de la société en
Palestine et en Syrie par Moshe Maoz, Ottoman reforms in Syria and Palestine, 1840-1861,
Londres, The Clarendon Press, 1968.
40. Sur le code de la terre de 1858, Orner Lùtfi Barkan, « Turk Toprak Hukuku Tarihinde
Tanzimat ve 1274 (1858) Tarihli Arazi Kanunnamesi », dans Tanzimat, op. cit., pp. 321-421.
41. Bonne étude des assemblées locales pendant la période du Tanzimat dans liber Ortayij,
Tanzimattan Sonra Mahalli Idareler, 1840-1878, Ankara, Todaie Yayinlan, 1974.
42. Sur la structure économique de l'Empire ottoman et les effets de la liberté du commerce,
voir les articles réunis par C. Issawi dans The economic history of the Middle East, 1800-1914,
Chicago, University of Chicago Press, 1966, particulièrement les chap. 3-8 et 10-12. Voir aussi
Y. К. Tengirsek, « Tanzimat Devrinde Osmanli Devletinin Harici Ticaret Siyaseti », dans
Tanzimat, op. cit., pp. 289-320 ; autres articles intéressants dans le même volume.
43. Le texte du traité anglo-ottoman est dans Issawi, op. cit., chap. 3.
44. Description du déclin et de la quasi-disparition des métiers industriels dans О. С Sarç,
«Tanzimat ve Sanayiimiz », dans Tanzimat, op. cit., pp. 423-440. Le même article est traduit
partiellement dans Issawi, op. cit.
45. Cf. Resat Aktan, « The burden of taxation on the peasants », dans Issawi, op. cit., chap. 1 2.
46. Article stimulant qui discute le problème du rôle progressif de l'Europe occidentale autour
du rôle dynamique du capital marchand : John Merrington, « Town and country in the
development of capitalism », New Left Review, 93, sept.-oct. 1975.
47. Sur la balance des paiements et ses effets, Çaglar Keyder, « The dissolution of the Asiatic
mode of production », Economy and society, 5/2, mai 1976.
48. Sur la dette ottomane, I. Hakki Yeniay, Yeni Osmanli Borçlari Tarihi, Istanbul, Istanbul
Úniversitesi Yayinlan, 1 964, et Refii Sukrii Suvla, « Tanzimat Devrinde Istikrazlar », dans
Tanzimat, op. cit., pp. 263-283.
49. L'administration de la dette ottomane est analysée en détail dans Donald C. Bi.aisdei.l,
European financial control in the Ottoman Empire, New York, Columbia University, 1929.
50. Deux discussions suggestives sur les révolutions insistent sur le rôle des élites d'État:
Theda Skocpoi., « France, Russia, and China : a structural analysis of social revolutions »,
Comparatives studies in society and history, 1 8/2, avril 1 976 ; Ellen Kay Trimberger, « A theory of
elite revolutions », Studies in comparative international development, 7/3, automne 1972.
5 1 . Évaluation semblable de la révolution turque dans Serif Mardin, « Ideology and religion in
the Turkish revolution », International journal of Middle East studies, 2/3 juin 1971.
52. Discussion récente des différents sens de révolution dans Perez Zagoria, « Prolegomena to
the comparative history of revolutions in early modern Europe », Comparative studies in society
and history, 18/2, avril 1976 ; également intéressant, dans le même numéro, Elbaki Hermassi,
« Toward a comparative study of revolutions ».
53. J'utilise le concept d'idéologie dans le sens indiqué par Clifford Geertz dans son brillant
essai « Ideology as a cultural system » dans son livre The interpretation of cultures, New York,
Basic Books, 1973.
54. John H. Schaar, « Legitimacy in the modem State », dans Power and community, Philip
Green et Stanford Levinson éds, New York, Vintage Books, 1970, p. 287.
55. Dans un article intéressant, Alasdair Macintyre compare les affirmations épistémologiques
des révolutionnaires avec celles des spécialistes de sciences sociales : « Ideology, social science and
revolution». Comparative politics, 5/3, avril 1973.

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I. SUNAR ÉCONOMIE ET POLITIQUE DANS L'EMPIRE OTTOMAN

56. Les conflits internes à la bureaucratie qui éclatent après la fondation de la république sont
étudiés par Frederick Frey, The Turkish political elite, Cambridge, MIT Press, 1965; Walter
Weiker, Political tutelage and democracy in Turkey : the free party and its aftermath, Leyde, Brill,
1973.
57. Atatù'rk'ù'n Sôylev ve Demeçleri, Ankara, Turk Tarih Kurumu, 1959, vol. II, p. 98.
58. Cité par Osman Okyar, « The concept of Etatism », Economie journal, 75/297, mars 1 965.
59. Pour une analyse plus détaillée de ce changement, voir mon étude citée à la note 16.

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