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Revue belge de philologie et

d'histoire

Les pagenses, notables et fermiers du fisc durant le haut moyen


âge
Elisabeth Magnou-Nortier

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Magnou-Nortier Elisabeth. Les pagenses, notables et fermiers du fisc durant le haut moyen âge. In: Revue belge de philologie
et d'histoire, tome 65, fasc. 2, 1987. Histoire - Geschiedenis. pp. 237-256;

doi : https://doi.org/10.3406/rbph.1987.3581

https://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_1987_num_65_2_3581

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ARTICLES ET MÉLANGES -
ARTIKELEN EN MENGELINGEN

Les pagenses, notables et


fermiers du fisc
durant le haut moyen âge

Elisabeth Magnou-Nortier

Philologues et historiens fréquentent parfois les mêmes chemins pour leur


commun bénéfice. Mais le plus souvent aujourd'hui, ils l'ignorent : on parle
beaucoup, on écrit plus encore, et l'on arrive avec peine à s'entendre. Un philologue
français, Mr. R. Sindou, abordait il y a quelques années l'étude de deux mots
cousins, pagensis et paganus, et de leurs dérivés dans les textes anciens ('). Pour le
premier, il arrivait à la conclusion que les pagenses formaient une catégorie
supérieure de «paysans», des «coqs de village» en quelque sorte. Avec paganus, il s'est
trouvé confronté non seulement à l'équivalence attendue et signalée par Du Cange :
«Pagani, apud Saxones, dicti pagenses censuales», mais à une pluralité de sens
contradictoires qui l'ont déconcerté. Qu'on en juge : paysan aisé, voire gentilhomme,
argousin, rustre grossier et pitoyable.
Côté historique, la première enquête que je menai en Languedoc, sans connaître
à l'époque les travaux de R. Sindou, aboutissait à cette conclusion que le pagensis
languedocien du xie ou du xne siècle était traité comme un servus, puisqu'il pouvait
être donné ou vendu avec sa famille et sa «tenure», mais qu'il était en même temps

(1) R. Sindou, Quels paysans furent appelés pagenses en roman ? dans Mélanges offerts à
Charles Camprous, Centre Et. Occit., Montpellier, 1978, p. 1091-1107. - Id., Gallo-roman
pagan, paean, bacon, dans Hommage à Jean Séguy, t. II, 1978, p. 347-365. Notre étude a
été écrite en hommage à Raymond Sindou au début de 1 983. Des circonstances indépendantes
de notre volonté n'ont pas permis qu'elle figure dans ses Mélanges. Mais notre hommage,
comme notre amitié, lui restent acquis. La Revue Belge de Philologie et d'Histoire a bien voulu
l'accueillir. Que ses responsables en soient chaleureusement remerciés.
238 E. MAGNOU-NOKTIER

un responsable fiscal d'un ou plusieurs manses ou casales, et, autant que les sources
permettent de le confirmer, un membre de lignages aristocratiques locaux. La
surprise était aussi grande (2).
Il fallait donc entreprendre une enquête systématique à travers les sources pour
tenter, si possible, d'expliquer l'inexplicable. Elle a commencé aux temps
mérovingiens et s'est poursuivie à l'époque carolingienne. Une incursion en pays gascon
offre pour finir des termes de comparaison inattendus avec les témoignages de la
haute époque et ceux du Languedoc.

L'enquête philologique suggérait que le mot pagensis pouvait posséder deux sens :
un sens large assez flou, celui d'habitant d'un pagus ·, un sens plus étroit et technique
que nous aurons à notre tour à découvrir (3). Cette dualité existait-elle à l'époque
mérovingienne ?
Dans les sources hagiographiques, l'emploi de pagensis au sens large est
susceptible d'exister, mais il ne paraît pas s'imposer. Ainsi, les miracles de saint Winnoc
racontent que les étrangers se rendirent nombreux sur la tombe du saint avec «les
habitants du pagus» (cum ipsis pagensibus), beaucoup venant de loin, en apportant
des offrandes (4). Le sens large ou flou paraît convenir en ce cas, autant il est vrai
qu'un sens plus restreint. De même, dans les récits de la vita Menelei et de la vita
Tigris (5). Par contre, on ne peut guère hésiter sur le sens que donnait au mot
pagenses le rédacteur de la vita Winnoci lorsqu'il écrivait : «Le saint avait été éduqué
selon la sainte règle depuis son enfance par le bienheureux Bertin et ses saints
pagenses» (6). Il semble qu'il faille voir dans ces pagenses entourant Bertin et
qualifiés de «saints» {et a suis sanctis pagensibus) des hommes du pagus certes, mais
partageant la vie sanctifiée de Bertin et se distinguant par là des autres habitants du

(2) E. Magnou-Nortier, La terre, la rente et le pouvoir dans les pays de Languedoc pendant
le haut Moyen Âge, Τ partie : La question du manse et de la fiscalité foncière, dans Francia,
X, 1983, pp. 21-66.
(3) R. Sindou, op. cit., p. 1094 : «Les mots peuvent presque tous être employés ou avec
un sens précis, ou avec un sens flou, les deux pouvant être aussi anciens l'un que l'autre».
(4) Miracula Winnoci, SRM, V, p. 785 (25).
(5) Vitae Menelei abbatis Menatensis liber I, ibid., V, p. 149 (10) : Meneleus, vir Dei
Israhelita, est tonsuré et promu à la cléricature. Hoc taie inventum statuunt peragere, quod
infinitum non solum ipsis apportavit gaudere et pagenses letificavit alacritate multa, verum
innumerabiles externi benedixerunt Deum super audita taliafacta. — Vita Tigris virginis, ibid,
Ill, p. [534 (10) : Ad quant ecclesiam Mauriennensem, ubi beati Iohannis Baptistae reliquias
posuerat, Sensiam civitatem iam dudum ab Italis acceptant cum omnibus pagensis ipsius loci
subiectam fecit. De même : Virtutes Fursei abbatis, ibid., IV, p. 445 : Pergamus ad sepeliendum
eum. Tune ipse cum omni domu sua et cum cunctis pagensibus seu cum clero vel turba virginum
cum turibulis et cereis perrexit ad sepeliendum sanctum.
(6) Vita Winnoci, ibid, V, p. 771, § 24.
PAGENSES, NOTABLES ET FERMIERS DU FISC 239

pagus. La vita sanctae Tygriae éditée dans les Acta Sanctorum contient un passage
ignoré du texte privilégié par Krusch dans les Monumenta et fort utile pour nous
puisqu'il fournit l'équivalence pagenses - publia curiales (7). Il constitue un premier
jalon sûr.
Les chroniqueurs mérovingiens ne parlent de pagenses que dans des récits
d'action militaire, si bien qu'il est difficile de se faire une idée exacte de leur rang
social et de leur fonction. Dans son Histoire des Francs, Grégoire de Tours raconte
comment le duc Wintrio perdit son commandement (ducatus) a paginsibus suis
depulsus (8). S'agit-il de tous les habitants du pagus ou bien d'une minorité
influente ? On se pose la même question à propos de ce Dado, unus ex his pagensibus,
dont il conte l'histoire, qui participa au combat de Saint-Bertrand de Commin-
ges (9). Frédégaire, de son côté, rapporte des événements assez semblables. Clotaire
II envoie un duc franc, Herpon, dans l'Outre-Jura pour y rétablir énergiquement la
paix. Herpon se heurte à l'hostilité d'un puissant parti adverse où l'on trouve, aux
côtés des pagenses, le patrice, l'évêque et le comte, parti qui finit par le tuer. Pour
venger cet affront, le roi s'avance en Alsace et fait passer par l'épée multus iniqui
agentes, où il faut voir sûrement bon nombre des pagenses responsables de
l'insurrection. Le terme agentes, le fait que les pagenses aient eu partie liée avec les plus hautes
personnalités de leur pays (patrice, évêque, comte) sont autant d'indices pour
supposer qu'il doit s'agir de personnages influents, notables dans leur pagus, et non
d'habitants quelconques (10). Plus loin, Frédégaire évoque encore le raid effectué par
un détachement de l'armée de Sigebert II parti en guerre contre le duc de Thuringe
Radulfus. Dans le détachement se trouvent le duc d'Auvergne et le comte de
Saintonge : Bobo duxArvernus ... etAenôrales comes Sogiontinsis cum paginsebus
suis et citeri exercitus manus plura (n). De quels Saintongeais s'agit-il ? De conscrits
recrutés sur des critères fiscaux applicables à tous les habitants du pagus, ou bien
d'une élite locale, comme tendrait à le faire supposer la forme cum paginsebus suis
et citeri manus plura ?
En résumé, les sources narratives mérovingiennes confirment un usage déjà très
répandu du mot pagensis dans le sens précis de «notable» étroitement mêlé à la vie
du pagus.

(7) AA.SS., V (1709), 25 juin, p. 75, c. 1 : Insuper eidem ecclesiae Maurianensi, per
consensum et consilium Romanae et Apostolicae auctoritatis et episcoporum ... Secusiam
civitatem subiectam esse praecipit, cum omnibus pagensibus loci illius, qui nominantur publia
curiales.
(8) Grégoire de Tours, Histoire des Francs, VIII, 18.
(9) Grégoire de Tours, Liber vitae patrum (II) : «Dadoigitur, unus ex his pagensibus, cum
in hostilitate Ma que Convenas acta est accessisset ...», dans SRM, I (2e partie), p. 700 (20).
Même incertitude dans V Histoire des Francs, VII, 47 : «...cum Austrighyselo reliquosque
pagenses caelebraret» ; et X, 9 : «Regalis episcopus cum clericis et paginsibus urbis suae».
(10) Frédégaire, Chronique, IV, 43 (Quellen zur Geschichte des VII und VIII
Jahrhunderts), Darmstadt, 1982, p. 202.
(11) Ibid., IV, 87, p. 262.
240 E. MAGNOU-NORTIER

Ce sont les formulaires, et, fait remarquable, quelle que soit leur provenance, qui
contiennent les renseignements les plus complets que l'on puisse tirer des sources
mérovingiennes.
Quelques formules du Formulaire de Marculf et de celui de Tours permettent en
premier lieu de situer un pagensis par rapport au comte ou iudex et par rapport au
roi comme quelqu'un qui dépend d'eux directement, comme un homme sur qui ils
ont autorité. Ainsi, quand les pagenses adressent au roi une petitio au sujet,
vraisemblablement, de l'un d'entre eux qui a perdu en raison d'une guerre ou d'un
incendie (la formule envisage les deux cas) l'ensemble de ses titres, chartes royales
et actes privés, ils se présentent eux-mêmes comme des assujettis du roi (a servis
vestris paginsibus), et présentent la victime, elle aussi, comme un servus du roi
(semis vester Me) (12). Servus, qui détermine l'état du paginsis par rapport au roi,
ne peut être traduit par «esclave». Nous préférons le traduire par «assujetti», terme
qui nous paraît avoir l'avantage de faire porter l'attention sur le servitium que doit
le servus plus que sur l'homme lui-même. De la même manière, lorsqu'un roi adresse
une ordinatio à un comte à la suite d'une plainte qu'il a reçue contre un paginsis,
il écrit au comte: paginsis vester (13). D'une certaine manière, que nous ne
connaissons pas bien encore, le paginsis est l'homme du comte.
Mais il convient tout autant d'insister sur l'ambivalence de la situation du pagensis
qui transparaît dans les mêmes formules. Est-ce un «esclave», celui qui possède des
chartes royales et des titres privés (14) ? Quelle est l'autorité d'un pagensis qui a la
possibilité de «prendre par force» la terre d'autrui et de bloquer à son profit le
tribunal local (15) ? Ce sont des pagenses, qui se disent servi, qui peuvent aussi bien
établir une relatio en faveur d'un servus de leur sorte, la soussigner et l'adresser au
roi. Même impression d'importance dans la Forai. Marc. I 37 .· le jugement du
tribunal royal impose sa décision au tribunal local à rencontre d'un paginsis
coupable de violences et défaillant lors du plaid royal, tandis que sa victime s'y était
régulièrement présentée (16). On est porté à croire que le paginsis coupable disposait
sur place de solides complicités puisque sa victime a dû recourir au tribunal royal
pour obtenir justice. Faudrait-il y voir le comte du lieu et ses satellites ? On rejoint
par ce chemin les allusions des chroniqueurs. La Form. Tur. 28, consacrée au
renouvellement de titres disparus, apporte à point nommé un complément d'infor-

(12) MGH, Formulae, Marculf I 34, p. 64.


(13) Ibid., I 37.
(14) Ibid., p. 64 : ... servus vester ille non modicum ibidem perpessus est damnum, et de
rebus suis dispendium, vel omnia instrumenta cartarum quod ipsi vel parentes sui habuerunt,
tam quod ex muniflcentia regum possedit quam quod per vindiciones, cessiones, etc.
(15) Ibid, Marc. I 28, p. 60 : Fidelis ... noster ... nostram veniens clementiam ... eo quod
paginsis vester Uli eidem terra sua, in loco nuncupante Ulo, perfortia tullisset et post se reteneat
iniusti, et nulla iustitia ex hoc apud ipsum consequere possit
(16) Ibid. Marc. I 37 : ... homo nomine ille, paginsis vester, eum in via, nulla manente
causa, adsallisset et eum graviter livorasset vel rauba sua in soledos tantos eidem tulisset.
PAGENSES, NOTABLES ET FERMIERS DU FISC 24 1

mation très précieux (17). On y apprend en effet ceci : quiconque aurait perdu ses
titres de propriété du fait d'un incendie, d'un vol ou d'une guerre doit faire une
déclaration publique de perte sur le forum ou à la curie et devant le défenseur de la
cité ; il doit être muni d'une notice établie par les pagenses qui ont bien connu le
fait dont il est victime. Dans cette notice, les pagenses confirment la consistance de
son patrimoine. C'est sur la foi de cette déclaration que l'on établira deux actes
identiques confirmant la victime dans ses droits, l'un «destiné au forum public de la
cité», l'autre à elle remis à titre définitif de garantie. Les pagenses ont en l'occurrence
joué le rôle de témoins, de garants et de notaires, puisqu'ils ont dressé la notice qui
sert de base à l'établissement des nouveaux titres. À la différence de la procédure
suivie dans le Formulaire de Marculf pour un cas similaire, le roi n'intervient pas ici :
la curie de la cité en tient lieu. Mais le rôle des pagenses est identique.
Ces observations conduisent à s'interroger à nouveau sur le sens que possède
paginses dans la formule fameuse du leudesamiumC*)· Le comte y reçoit l'ordre
solennel de convoquer ses paginses, «tant Francs, Romains que d'autres nations»
pour jurer fidélité au nouveau souverain. Si l'on se réfère au sens donné à ce mot
dans les autres formules, il conviendrait de n'y voir que des personnages importants
du pagus, des notables. Et d'ailleurs, a-t-on clairement rendu raison de la distinction
fondamentale établie par Marculf lui-même dans son introduction entre praeceptio-
nes regales et carias pagenses, le premier livre étant consacré essentiellement aux
actes royaux, le second aux actes qu'il faudrait supposer être établis normalement
par les pagenses (19) ?
Deux remarques s'imposent à propos des sources mérovingiennes. L'emploi du
sens large, homme du pagus, ne se rencontrerait — et rien n'est moins sûr - que dans
les textes hagiographiques. Nulle part ailleurs on n'est assuré de le trouver, mais
plutôt le sens précis d'agent du roi et du comte, de notable, et aussi de notaire.
Un document absolument unique en son genre, et dont à juste titre ni J. Havet
ni F. Lot n'ont contesté l'authenticité, bien qu'il figure dans la collection combien
suspecte des Actus pontificum Cenomannis in urbe degentium, complète au mieux les
informations livrées par les formulaires (20). De plus, il apporte la confirmation de

(17) Ibid., Form. Turon. 38, p. 151 : Propterea ei necesse fuit ut, una cum notifia
pagensium qui hoc cognitum bene habebant, Turonus civitatem appenem exinde deberent
adflrmare...
(18) Ibid, Marc. I 40, p. 68.
(19) La distinction devient : cartas regales sive pagensalis dans les Form. Sal. Bignon.,
pagensales remplaçant le pagenses de Marculf pris comme adjectif, ibid, p. 228.
(20) F. Lot, Un grand domaine à l'époque franque -.Ardin en Poitou ,· contribution à l'étude
de l'impôt, dans Recueil des travaux historiques de F. Lot, t. II, Paris, 1970, pp. 191-211.
L'auteur publie le document en appendice, pp. 210-211. Une analyse plus approfondie de
cette epistola caucionum est présentée dans La gestion publique en Neustrie .· les moyens et les
hommes (vf-vf siècles), à paraître dans les Actes du colloque international sur la Neustrie,
organisé par l'Institut historique allemand, Rouen, 1985.
242 E. MAGNOU-NOKTIER

l'équivalence pagensis - curialis établie par la vita sanctae Tygriae. Ce document est
daté du mois de juin 721. Il a été jugé par son éditeur, F. Lot, «d'une intelligence
difficile», parce que les historiens ne disposaient pas des moyens de le bien
comprendre. Ils avaient en effet supprimé dans leur esprit toute idée de la persistance
de l'impôt foncier passé le viie siècle, projetaient partout le schéma du «grand
domaine» et voyaient dans l'immunité judiciaire une exemption totale d'impôt. Les
connaissances nouvelles que nous avons acquises aujourd'hui sur la villa, l'impôt
foncier et l'immunité en rendent la compréhension bien plus aisée (21).
Il s'agit d'une epistola caucionum dont les auteurs sont huit iuniores d'Audrannus,
intendant {agens ) de la villa d'Ardin en Poitou administrée par l'église du Mans.
Chacun d'eux apporte sa «caution» pour le paiement de Yinferenda (part de l'impôt
foncier payé en têtes de bétail ou leur équivalent en argent) et de Y exactum quod ex
ipsa villa ad partent Sancti Gervasii reddere debetur de pagensis nostris (part qui dans
d'autres sources porte le nom a'aurum pagense) et il précise le montant qu'il verse.
Le total des «cautions» s'élève à 400 sous. Les iuniores se portent garants de remettre
cette somme à l'intendant à la mi-juillet. Ils poursuivent : «De même, en ce qui
concerne les promesses avec cautions que nos pagenses auraient dû faire et qu'ils ont
négligées, nous avons pris à leur place envers vous l'engagement solennel de devoir
remplir les obligations que chaque homme (de la villa) vous doit pour son servitium,
selon ce qu'il a déjà effectué comme servitium envers vous et ce que votre bref
prescrit à ce jour. Si nous ne le faisons pas et n'accomplissons pas votre volonté,
nous promettons solennellement par cette lettre de caution de vous verser, après ce
plaid, le double des sommes dues».
Il convient d'attirer l'attention sur quelques points de ce document exceptionnel.
L'impôt foncier de la villa d'Ardin se décompose en «cens» (le titre de Y epistola
caucionum porte : Exemplar de censibus de pago Arduno) payé en nature et en
argent, et en servitia. Tout repose pour sa perception sur deux catégories de
personnes coresponsables : les huit iuniores et leurs pagenses. Les iuniores, F. Lot
l'avait bien vu, sont de véritables fermiers du fisc en ce sens qu'ils avancent à
l'intendant la somme annuelle à prélever sur la villa C2)· Mais ces iuniores se
dédommagent de leur versement en recevant à leur tour «des mains de leurs
pagenses» l'impôt que ceux-ci auront de leur côté exigé des contribuables. Les
pagenses apparaissent par conséquent eux aussi comme des fermiers du fisc, à un
échelon inferieur à celui des iuniores, mais encore suffisamment élevé pour qu'ils

(21) Sur ces travaux, cf. W. Goffart, Merovingian polyptychs. Reflections on two recent
publications, dans Francia, I, 1982, pp. 59-77. E. Magnou-Nortier, La terre, la rente et le
pouvoir dans les pays de Languedoc pendant le haut Moyen Âge, dans Francia, IX, 1982, pp.
79-1 15 et X, 1983, pp. 21-66 (qui cite les travaux de J. Durliat) ; EAD., Étude sur le privilège
d'immunité du IVe au IXe siècle, dans Revue Mabillon, LX, 1984, pp. 465-512.
(22) II est probable que les iuniores d'un comte pouvaient remplir une fonction semblable
à celle qui incombe ici aux iuniores d'Audrannus, entre autres obligations. C'est la première
fois qu'une source renseigne directement sur eux.
PAGENSES, NOTABLES ET FERMIERS DU FISC 243

soient capables de s'opposer à la levée des servitia. La hiérarchie de l'administration


fiscale de la villa correspond à celle que crée l'affermage : l'intendant est au sommet ;
il contraint ses propres fermiers, les iuniores, qui versent leurs cautions à sa demande
et en une fois : ceux-ci se les font rembourser, avec une marge bénéficiaire, par leurs
propres fermiers, les pagenses, et ce sont ces derniers qui doivent contraindre les
«contribuables de base», dits manentes (on sait qu'ils sont mille à Ardin au début
du ix* siècle), à acquitter l'impôt, généralement en trois termes. Ils doivent eux aussi
y trouver bénéfice puisqu'ils doivent des «cautions».
Ainsi la responsabilité fiscale des pagenses permet-elle de mieux comprendre
pourquoi ils pouvaient s'emparer des biens d'une personne — un contribuable
récalcitrant — ou la brutaliser en chemin — en exerçant sur elle saisie ou sévices ? —
comme nous le faisaient voir les formules. Il y a fort à parier que la perception de
l'impôt s'accompagnait parfois de violences. On doit signaler, dans cette même
perspective, l'intérêt que présente une relecture des formules de cauciones (le mot
est le même que pour Ardin) relatives à des personnes obligées de contracter un gros
emprunt, et celle du passage où Grégoire de Tours raconte la tragique fin du Juif
Armentarius, créancier du fisc auprès d'un ex-comte et d'un ex-vicaire (23).
Il se confirme donc que, dès la fin du vie siècle, on voit dans les pagenses des
personnages influents du pagus. Les notices qu'ils dressent et soussignent ont valeur
d'actes publics. Ils prennent une part importante aux guerres du temps. Grâce à eux,
on a pu identifier aussi un rouage essentiel de l'administration publique franque, qui
est restée romaine dans ses principes et leurs applications. Les gestionnaires du fisc
forment une hiérarchie parallèle à celle des officiers royaux. Indépendante de cette
dernière, elle répond cependant de sa gestion devant eux et devant leurs tribunaux
publics. Mais elle se recrute dans la population, parmi des notables assez riches pour
prendre en ferme l'impôt foncier. En ce sens, un pagensis reste vraiment un curialis.
Le système de l'affermage associe de la sorte très étroitement ce que nous
appellerions aujourd'hui le secteur public et le secteur privé. C'est faute d'avoir prêté
attention à la fiscalité foncière que l'on a si longtemps ignoré et la survie de ce
système et les personnages qui lui sont associés.

Avec les autres formulaires, on aborde des temps déjà carolingiens. Soit qu'ils
reprennent certaines formules de Marculf ou de Tours, soit qu'ils en fournissent de

(23) Form. Andec. 38, 19 ; Form. Marc, II, 27 ; Form. Turon., 10. Grégoire de Tours,
Hist. Franc, VII, 23 ; il est possible que les expressions ex-comite, ex-vecario qu'il utilise
correspondent à des titres honorifiques connus au Bas Empire. Le Juif Armentarius, en
compagnie d'un autre coreligionnaire et de deux chrétiens, s'était rendu à Tours pour
recouvrer les créances qu'ils avaient avancées à l'ex -comte et à l'ex-vicaire pour l'impôt
foncier : ad exegendas cautiones quas ei propter tributa publica ... deposuerant
244 E. MAGNOU-NORIIER

nouvelles, ils contribuent de toute manière à nous faire mieux connaître encore les
pagenses.
Dans les Form. Marculf, aevi Karolini, le n° 22 reprend une bonne partie de la
formule marculfienne n° 33 (24). Mais à la place de la phrase unde et relatio
pagensium nobis id ipsum innotuit, qui figure dans la formule la plus récente, Marculf
avait écrit : unde relatione bonorum hominum manibus roborata. La substitution au
viiie siècle des pagenses aux boni homines du vne montre bien que dans l'esprit des
rédacteurs il n'y a pas de différence entre les uns et les autres (25). Ils doivent
assumer dans le pagus les mêmes fonctions et les mêmes responsabilités. Il semble
toutefois que la compétence et les activités des pagenses ne soient point limitées à
des fonctions notariales, puisqu'une formule salique carolingienne envisage le cas
d'un pagensis infirme ou âgé dispensé par le roi du service d'ost et d'hériban. À cette
occasion, le roi impose au comte, à ses iuniores et à tous ses m/55/ de respecter cette
exemption qui touche «leur pagensis» (26). Une autre formule salique établit une
synonymie entre scabinus et pagensis (27). Faut-il y voir des nouveautés des vm-ix6
siècles ? Nous ne le pensons pas, car les chroniqueurs mérovingiens avaient déjà
mentionné les pagenses dans les armées, et les formules avaient montré qu'un
pagensis ne pouvait pas ne pas avoir un rôle au tribunal du comte puisqu'il était
capable d'obliger un plaignant à s'adresser au roi pour obtenir justice.
Ainsi, à la fin du vme siècle, on recrute parmi les pagenses les échevins qui
assistent le comte à son tribunal. Deux articles de capitulaires tirés des Faux
Capitulaires, qui ne paraissent pas devoir être suspectés, précisent d'ailleurs que ce

(24) Ibid., Form. Marculf, aevi Karolini, n° 22, p. 122 (renvoie à Marc. I 33).
(25) Nehlsenvon Stryk (K.), Diehoni homines des frühen Mittelalters, unter besonderer
Berücksichtigung der fränkischen Quellen, Berlin, 1981. L'auteur utilise les sources de
l'Antiquité tardive dans lesquelles l'expression boni homines désigne des «hommes d'honneur»
qui peuvent témoigner et juger ; comme nos pagenses effectivement. On est tout à fait frappé
par la stabilité de leur fonction au cours des siècles couvrant le haut Moyen Âge, tant en pays
franc qu'en pays dit «romanisé», où ils remplissent les mêmes fonctions.
(26) MGH, Formulae, Form. Sal. Merk., n° 41, pp. 256-257 : ... Cognoscatis quia nos pro
mercede nostra augmentum tale istius pagensis vester nomine tile concessimus.
(27) Ibid, Form. Sal. Lind., n° 19, p. 280 : ... iudicatus est ei ab ipso comité vel ab ipsis
scabinis, pagenses (pagensibus dans un autre ms) scilicet loci illius. Même compétence
judiciaire dans Cartae Senon., n° 46, p. 205 ; mais nous y retrouvons aussi l'autre aspect de
leur état ; s'adressant au roi, les pagenses disent : servientes vestri, paginsis illius, quod veraciter
cognovimus vobis innotescere presumpsimus. Leur dépendance est visible. Il n'est pas
inintéressant de rapprocher à ce propos la formule n° 9 des Form. Sangall., p. 383, de la notice n°
10 de la Collectio Sangall., p. 403. Dans la première, il s'agit d'une contestation entre une
maison religieuse et reliquos eorumdem locorum pagenses au sujet d'une forêt ; dans l'autre,
du règlement d'une longue dispute concernant le partage d'une marca inter flscum regis et
populäres possessiones in illo et in Ulo pago ; et habuerunt primi de utraque parte, et regis
videlicet missi et seniores eius servi et nobiliores popularium et natu provectiores. Il apparaît que
les nobiliores popularium ne devraient pas différer des pagenses de la formule précédente. Et
comment ne pas être surpris par l'expression seniores eius servi, où il n'est pas exclu aussi de
voir des pagenses ?
PAGENSES, NOTABLES ET FERMIERS DU FISC 245

sont les missi qui choisissent «les échevins, avoués et notaires» et en font connaître
les noms au roi (28). Ces mêmes pagenses partent pour l'ost ou assurent la
mobilisation des partants. On comprend mieux alors que cette notion de notabilité
ait été transposée dans le domaine religieux, et que l'on ait pu parler, par exemple,
de la casa santo Mo paginse (29) en voulant désigner une maison religieuse dédiée
à tel saint patron du pagus. Il faudrait désormais, pensons-nous, donner aussi ce
même sens restreint de «notables» aux pagenses entourant un évêque et ses
clercs (30). L'usage du mot pagensis au sens large n'est plus décelable dans les
sources législatives du vme siècle.
La législation des capitulaires fait passer d'une étude encore pointilliste à la saisie
d'une institution-clé dans l'organisation de l'empire franc. Certes, les pagenses
conservent dans ces sources les fonctions que nous leur connaissons maintenant et
que les capitulaires pour le royaume d'Italie rappellent avec netteté (31). D'autres
sources mettent en évidence qu'ils sont restés des personnages redoutables dont les
réfugiés Hispani, par exemple, ont fait les frais (32). Surtout, les capitulaires mettent
en lumière les deux responsabilités majeures qu'assumaient les pagenses au IXe
siècle : le service d'ost et le service fiscal.
En ce qui concerne l'ost, deux capitulaires de 8 1 1 apportent d'utiles précisions.
L'article 7 de celui de Boulogne enjoint aux vassaux royaux retenus auprès de
l'empereur pour assurer un office de laisser partir leurs propres vassallos casatos avec
le comte dont ils dépendent et dont ils sont les pagenses (33). Cette mesure tend à
prouver que les arrière-vassaux de l'empereur pouvaient faire des difficultés pour
suivre l'ost comtal, du moment que leurs seniores, les vassaux impériaux, étaient

(28) PL 97, Benedicti capitularium collectio, II, n° 218, c. 774 : Ut missi nostri scabinos,
advocates et notarios per singuia loca eligant et eorum nomina, quando reversi fuerint, secum
scripta déférant; n° 278, c. 778 : ... et taies eligantur qui et sciant et velint iuste causant
discernere et terminare.
(29) MGH, Formulae, Cartae Senon., n° 8, p. 188.
(30) Ibid., Suppl. form. Marc, n° 6, p. 109 : ...Igitur dum et vestra et clerum velpaginsium
civitatis illius adfuit petitio, etc. Form. Sal. Merk., n° 64, p. 263 : ...Propterea mandamus vobis,
quia nos diligenter hoc inquirere fecimus per confratres nostros seu pagenses, et non invenimus,
etc.
(31) MGH, Cap. I, n° 91 (782-786), c. 7 ; n° 95 (v. 790), c. 2 ; n° 102 (801-806 ?), c.
12 : Volumus ... ut comités et eorum iudices non dimittant testes habentes mala fama
testimonium perhibere, sed taies eligantur qui testimonium bonum habeant inter suos pagenses.
Autres pagenses, témoins : MGH, Dipl., n° 180 : ... quia ipsi pagenses testati sunt vidisse eum
habere.
(32) MGH, Cap. I, n° 76 (8 12) : les Hispani se sont plaints à l'empereur ; et dixerunt quod
aliqui pagenses flscum nostrum sibi alter alterius testiflcant ad eorum proprietatem, et eos exinde
expellant contra iustitiam et tollant vestituram nostram. Louis le Pieux a légiféré de nouveau
en faveur des Hispani réfugiés dans l'Empire en 815, cf. ibid., n° 132, c. 1 et 5 en particulier.
(33) MGH, Cap. I, n° 74, c. 7 : quicumque ex eis cum domino imperatore domi reman-
serint, vassallos suos casatos secum non retineat, sed cum comité cuius pagenses sunt ire
permittat
246 E. MAGNOU-NOKTIER

retenus à d'autres tâches que la guerre. Comme si la solidarité créée par le lien
vassalique l'emportait à leurs yeux sur le devoir d'obéissance à l'empereur. Il est
vraisemblable que les arrière-vassaux de l'empereur cherchaient à exploiter par ce
biais un moyen d'échapper à l'ost. Plus explicite encore, dans la mesure où l'on
arriverait à sa bonne compréhension, serait le capitulaire de la même année qui traite
du service militaire et des raisons qui conduisent certains à s'y dérober (34). Comme
son éditeur l'a bien vu, il résonne encore de débats sans doute âpres où les comtes
avaient fait état devant l'empereur de leurs difficultés pour lever l'ost, et où les
hommes libres avaient eux-mêmes dénoncé les principales injustices dont ils étaient
victimes. L'historien se trouve affronté à l'obligation délicate, sinon périlleuse, de
restituer les sujets manquants des verbes en se fiant au bon sens. Si l'on veut bien
accepter nos restitutions, il conviendrait d'affecter aux comtes les deux doléances
suivantes : (les comtes) auraient affirmé tout d'abord que les évêques, abbés, avoués
n'ont pas autorité (pour exiger Γ hostilicium) sur les clercs tonsurés et autres
hommes (qu'ils administrent) : l'ost regarderait toujours directement le prince et ses
agents ordinaires, les comtes (35). Or, ce fut l'une de nos observations dans l'étude
que nous avons consacrée à l'immunité (36). Les comtes accusent ensuite leurs
pagenses de ne pas vouloir leur obéir quand ils publient le ban royal de l'ost, en
prétendant ne rendre raison de leur service et de l'hériban qu'aux missi impériaux,
ou encore en se déclarant «les hommes de Pépin ou de Louis» pour se rendre à leurs
osts, non à l'ost impérial (37). Il faudrait enfin supposer que (les ecclésiastiques)
disaient de leur côté (similiter) que les comtes n'avaient pas autorité sur leurs
pagenses. Quelle que soit la traduction proposée, un fait indubitable s'impose :
grands ecclésiastiques et comtes possèdent «leurs» pagenses. De la même manière,
les églises et les comtes ont des juniores et la hiérarchie reste, semble-t-il, partout
la même, les juniores étant toujours cités avant les pagenses (38).
Sont donc classés parmi les pagenses des comtes les vassaux chasés des vassaux
royaux ou arrière-vassaux de l'empereur, les «hommes», autrement dit les vassaux
de Pépin et de Louis. Comme tous les vassaux, ils assurent essentiellement un
service militaire. À tous, les comtes reprochent de passer par-dessus leur autorité,

(34) Ibid., n° 73.


(35) ibid., c. 1 : In primis discordantes sunt et dicunt quod episcopi, abbates et eorum
advocati potestatem non habeant de eorum tonsis clericis et reliquis hominibus.
(36) E. Magnou-Nortier, Étude sur le privilège d'immunité du ιΫ au rf siècle, dans Revue
Mabillon, LX, 1984, p. 489.
(37) MGH, Cap. I, n° 73, c. 6, 7 et 9.
(38) MGH, Cap. I, n° 85 (801-813), c. 1 : Primo igitur inter cetera praecipimus et
admonemus, ut tam vos ipsi quamque omnes iuniores seu pagenses vestri episcopo sive praesenti
seu per missum suum mandanti per omnia ... obedientes sitis. Ibid., n° 132 (815, pro
Hispanis), c. 1 : ... Alius vero census ab eis neque a comité neque a iunioribus et ministerialibus
eius exigatur. Ibid., n° 19 (769), c. 17 : Ut nullus iudex neque presbyterum neque diaconum
aut clericum aut iuniorem ecclesiae extra conscientiam pontifias per se distringat out
condemnare praesumat
PAGENSES, NOTABLES ET FERMIERS DU FISC 247

soit en se déclarant vassaux des fils de l'empereur, soit en privilégiant ses missi. À
la différence des hommes libres, et certainement parce qu'ils sont vassaux, ils
paraissent être mobilisables en permanence.
L'autre responsabilité dont les pagenses sont investis est de nature fiscale. Rien
d'étonnant à cela puisqu'elle existe dès les temps mérovingiens. Elle réapparaît dans
les sources carolingiennes avec le capitulaire saxon (39). En plaçant d'une main de
fer la Saxe dans sa dépendance, Charles lui avait imposé les règles administratives
franques. Concernant les églises dont il voulait à tout prix assurer les moyens
d'existence, il décida que ce seraient les pagenses saxons eux-mêmes qui
constitueraient leur dotation : ils devraient leur affecter une cour, entendons un enclos avec
le presbytère et le cimetière, centre de la gestion, plus deux unités fiscales en terres,
puis désigner pour la mise en valeur de ces biens un homme et une femme pris sur
un groupe de cent-vingt personnes appartenant à tous les niveaux sociaux, et
assujettis (servi) à cette église. La société saxonne d'avant la conquête franque devait
compter des «notables». Le fait nouveau et certainement insupportable à beaucoup
de Saxons fut pour eux de devoir créer un patrimoine ecclésiastique, désigner des
dépendants qui y soient affectés, et devenir en l'occurrence eux-mêmes les
responsables fiscaux et les «asservis» d'églises mal aimées que le roi franc implantait par la
force chez eux. On comprend mieux dans ces conditions l'ampleur de la révolte qui
suivit ces mesures. Nous retrouvons des pagenses responsables fiscaux durant le
règne de Louis le Pieux (40). Ceux du comte Hildebrand refusaient de fournir les
paravereda et l'empereur impose une enquête (41). On apprend que d'autres doivent
construire ou restaurer une douzaine de ponts sur la Seine (42). Dans les deux cas,
ces pagenses apparaissent bien comme les successeurs des curiales que l'empereur

(39) Ibid., n° 26 (775-790), c. 15 ; Ad unamquamque ecclesiam curte et duos mansos


terme pagenses ad ecclesiam récurrentes condonant, et inter CXXti homines nobiles et ingenuis
similiter et litos, servum et ancillam eidem ecclesiae tribuant En revanche, les pagenses saxons
interviennent en 797 solito more, ibid., n° 27, c. 4 et 8.
(40) Une seule mention dans le polyptyque de Saint-Germain-des-Prés, dans le bref De
Mornane villare. Le colon Ercautens et son épouse, qui demeurent à Digny, tiennent un manse
dans ce terroir. Ils doivent sobere totum censum, sicut reliqui pagensefsj, sed nihil indefacit,
cf. A. Longnon, Polyptyque ... Γ partie, DC, 283, pp. 146-147. Les sources diplomatiques ne
nous apprennent rien de plus que les sources législatives sur les pagenses. Le monastère de
Murbach, fondé par le comte Eberhard, a reçu des dons ex largitate pagensium, dans MGH,
Dipl., n° 17 ; Charlemagne évoque les Saxones pagenses illius (le comte saxon Bennit) qui
lui avaient été infidèles, ibid., n° 213. Dans le faux pour Saint-Euverte près d'Orléans, il est
question des pagenses villani-, vivant sub quiète clericorum, ibid., n° 239. On retrouve
des scabini pagenses dans une charte de 868 du monastère de Priim, dans H. Beyer,
Urkundenbuch zur Geschichte ... Mittelrhein. Territorien, 1860, n° 110 ; et leurs équivalents
à Saint-Gall, ante Cosperto proeside et ante pagensis nostros, en 766, dans H. Wartmann,
Urkundenbuch der Abtei Sanct Gallen, 1863, 1, n° 49.
(41) MGH, Cap. I, n° 155 (826), c. 10 : quod pagenses eius paravereda dare recusant.
(42) Ibid, n° 148 (821), c. 11 : De duodecim pontibus super Sequanam volumus ut, hi
pagenses qui eos facere debent a missis nostris admoneantur ut eos celeriter restaurent...
248 E. MAGNOU-NOKTIER

contraint soit à livrer des «chevaux publics», comme on dira plus tard, soit à exécuter
certains munera sordida ou corvées exigées par lui. Il est à peu près certain qu'ils
devaient, pour les effectuer, imposer à leur tour aux contribuables qui dépendaient
d'eux un nombre déterminé de journées de travail ou de charrois, au prorata de leurs
moyens d'existence. Trait tout à fait frappant, aux temps carolingiens comme à
l'époque mérovingienne, les pagenses sont et restent des subordonnés du comte et,
par son intermédiaire, du roi (43). La vassalité, quand ils y entraient, ne supprimait
pas cette dépendance, bien que la tendance à faire prévaloir le lien personnel ait été
marquée, comme nous l'avons vu plus haut.
Outre cette double responsabilité un fait important ne doit pas échapper à propos
des pagenses: le lien entre perception de l'impôt et plaid. Uepistola caucionum
d'Ardin en témoignait déjà explicitement. Les équivalences entre boni homines,
scabini et pagenses le suggéraient aussi. Mais en relisant l'article 9 du capitulaire
«programmatique» de 802 et en redonnant à ratio un sens courant qu'il possède dans
la langue administrative de l'époque, celui de compte ou de comptabilité
(nécessairement publics), on pourra mieux percevoir et le rôle central du plaid public dans
la levée de l'impôt, et les abus contre lesquels l'empereur légiférait. Voici la
traduction que nous en proposons :
Que nul ne présente au plaid des comptes (publics) pour un autre, ni
n'assume la défense d'un autre contre la justice soit par cupidité en défendant
des comptes diminués, soit en contrecarrant une juste sentence prononcée sur
sa propre comptabilité, soit encore en présentant un compte diminué dans le
but d'opprimer (autrui). Chacun, pour ce qui dépend de lui, présentera ses
comptes de l'impôt foncier (census) et du reliquat (debitum), sauf s'il s'agit de
personnes infirmes ou ignorantes de la comptabilité, pour lesquelles les
commissaires impériaux ou les notables qui siègent au plaid, ou le comte qui
connaît les données de leur comptabilité, justifieront ces comptes durant le
plaid.
S'il était besoin, que la personne commise aux comptes soit telle qu'elle soit
capable d'avancer en tout des preuves et connaisse bien la matière. Que tout
se fasse selon l'accord des commissaires et des notables présents, et qu'en tous
points la loi s'accomplisse selon la justice.
Personne n'osera contrecarrer la justice au moyen d'un profit, d'un cadeau, de
flagorneries ou sous prétexte de parenté. Que personne ne consente quelque
chose d'injuste à qui que ce soit, mais que tous soient disposés à accomplir la
justice avec application et bon vouloir (44).

(43) Ibid., n° 85 (801-813): ce capitulaire est expédié par les missi impériaux aux
comtes : primo igitur ... admonemus ut, tam vos ipsi quam omîtes iuniores seu pagenses vestri,
episcopo vestro ... obedientes sitis.
(44) MGH, Cap. I, n° 33, p. 93 ; je suppose qu'il faut lire, à la première ligne : usum
habeat [vel] defensionem, et ponctuer ensuite de cette manière : sive pro cupiditale aliqua
PAGENSES, NOTABLES ET FERMIERS DU FISC 249

Census s'est imposé, semble-t-il, pour désigner l'impôt foncier avec le triomphe
de la comptabilité par manses, et debitum a pris la succession du reliquum romain
pour indiquer comme lui la dette fiscale d'un contribuable ou d'un fermier du fisc.
Avec placitum et ratio, ce sont les mots les plus importants de cet article.
L'empereur incrimine ici trois manières de tromper sur les sommes dues au titre
de l'impôt. La première consiste en leur diminution artificielle : côté contribuable,
le fermier se sert de la comptabilité authentique ; côté tribunal public — a-t-il usé de
flagornerie, de cadeau? — il présente une comptabilité falsifiée avec des totaux
réduits, et il encaisse la différence. Il a agi par cupidité. La seconde amène un
responsable fiscal à s'opposer à la sentence prononcée contre lui, peut-être parce
qu'il a bénéficié de complicités au tribunal. La troisième fait appel, comme la
première, à une diminution artificielle et frauduleuse du montant de l'impôt, mais
la solidarité dans la responsabilité entre les fermiers (qu'on pense aux huit iuniores
d' Ardin et à leurs pagenses) peut conduire à ce que certains contribuables soient
pressurés, tandis que d'autres bénéficieraient d'un allégement de leurs charges, la
somme totale à verser restant inchangée. L'injustice est flagrante. Que Charlemagne
dénonce les profits illicites, les cadeaux, les liens de parenté ou la flagornerie, révèle
à quel point le mal risquait de se transformer en officine de combinaisons coupables.
Les missi n'étaient pas de trop pour les débusquer et punir. Or, on ne fait ici
qu'entrevoir le rôle du plaid public dans la perception de l'impôt. Il faudra enquêter
sur son rôle éventuel dans l'assiette de l'impôt, sur des mots tels que iusticiae, lex
qui, dès le IXe siècle, semblent bien désigner parfois les «impôts dus», sur le lien entre
les trois plaids exigés par Charlemagne et les trois termes fiscaux en usage un peu
partout en Occident depuis le Bas Empire, sur le plaid général enfin pour en mieux
connaître la fonction fiscale. Beaucoup de travail reste donc à faire...
Avec Charles le Chauve et l'édit de Pitres de 864 (45), on dispose d'un ensemble
de mesures d'une rare ampleur visant à la restauration de l'ordre dans le royaume
de Francie occidentale mis à mal par les incursions normandes. Dans le cap. 26, le
roi impose aux pagenses Franci qui possèdent des chevaux ou peuvent en avoir de
se rendre à l'ost avec leurs comtes, puis il rappelle dans le cap. 27 la règle coutumière
de la conscription. Le cap. 28 est consacré aux Franci qui doivent verser l'impôt
(census) au roi et en sont responsables «sur leur tête et sur leurs biens». Les
dispositions énoncées dans cet article ne concernent que leur statut d'hommes libres,
franci.
Comme le roi les considère astreints à un servitium regale, il leur interdit de se
consacrer à un autre service, fut-ce le service de Dieu, sous peine d'encourir le ban
des soixante sous. La raison de cette restriction est clairement explicitée : ut res

minus rationare valente, vel pro ingenio rationis suae iustum indicium marrire, vel rationem
suam minus valente opprimendi studio.
(45) Ibid., Cap. II, n° 273. Voir la traduction et le commentaire de ces articles dans La
terre, la rente et le pouvoir, op. cit., 3e partie, Francia, XII, 1986, pp. 115-118.
250 E. MAGNOU-NOKTIER

publica, quod de Ulis habere debet, non perdat. On observe chez ces Franci, bien
qu'ils ne soient point dits ici pagenses, la même ambivalence que dans le statut de
ces derniers. Ils sont servi en raison du servitium qu'ils doivent à l'État franc et dont
nécessairement les comtes dont ils dépendent ont à connaître. Mais ils sont aussi
franci, au point que Charles le Chauve, évoquant l'esprit de la règle monastique qui
place d'abord l'énoncé d'une obligation stricte, puis trouve les accommodements
suggérés par la faiblesse humaine, leur reconnaît le droit, sous certaines conditions,
de disposer d'eux-mêmes et de leurs biens. L'expression francus homo dans les
sources législatives de la deuxième moitié du IXe siècle montre assez d'ailleurs qu'elle
n'est pas loin d'équivaloir à celle de bonus homo dont nous avons vu qu'elle pouvait
être remplacée elle-même par le terme pagensis. Ainsi les capitulaires prévoient-ils
que les comtes devront fixer la date de leur mail de telle sorte que les franci homines
puissent s'y rendre (46) ; que les franci de bonne réputation peuvent se porter garants
devant un tribunal (47) ·, ou encore que les franci homines «bien informés des lois
séculières» sont invités à apporter leur aide au comte «par amour pour Dieu et pour
la paix», de la même façon que les autres subordonnés des comtes (48). Pourquoi ce
glissement dans le langage ? Parce que les Franci se trouvaient peu à peu assimilés
aux subordonnés des comtes, les pagenses ? Parce que le contraste entre la liberté
qu'on leur reconnaissait en principe et leur assujettissement de fait aux services dus
à l'État s'était accru ? Il est difficile de répondre (49). Quoi qu'il en soit, le terme de
pagensis ne disparaîtra pas de la langue courante, surtout dans les pays méridionaux.
Au XIe, au xiie siècle, les pagenses du Biterrois sont toujours et à la fois des notables
et des assujettis par le service fiscal qu'il doivent (50).

Une autre terre du Midi a bien connu à la même époque les pagenses, une terre
que l'on n'a point considérée pourtant comme vraiment romanjsée, la Gascogne. Le
témoignage nous en est donné par un cartulaire de la fin du xme siècle, celui du
monastère de Saint- Jean de Sorde dans l'arrondissement de Dax, qui n'a pas encore
été exploité comme il le mérite (51). Ses chartes les plus anciennes datent de la
deuxième moitié du xie siècle. L'ouvrage est distribué, en gros, en trois parties :
donations, églises, courts censiers. C'est dans la première partie que les mentions
de pagenses sont nombreuses. Toutefois, les copies des chartes retranscrites sont

(46) Ibid., c. 32.


(47) Ibid., n° 278 (873), c. 3, p. 344 (5).
(48) Ibid., n° 287 (884), p. 374 : necnon francis hominibus mundanae legis documentis
eruditis ut ... ex hoc adiuvent.
(49) L. Genicot évoque ces difficultés dans Noblesse, ministérialité et chevalerie en Gueldre
et Zutphen, Var. Reprints, La noblesse dans l'Occident médiéval, 1982, XlVa, pp. 109-111.
(50) E. Magnou-Nokher, La terre, la rente ... op. cit., 2e partie, pp. 42-55.
(51) P. Raymond, Cartulaire de l'abbaye de Saint-Jean de Sorde, Paris-Pau, 1873.
PAGENSES, NOTABLES ET FERMIERS DU FISC 25 1

souvent laconiques et ce laconisme a sans doute été une cause de la grande difficulté
d'interprétation à laquelle le lecteur se trouvait confronté. Embarrassait tout autant
l'idée que l'on s'était faite jusqu'à présent du casai, du pagensis et du cens.
Maintenant que l'on peut serrer de plus près le contenu de ces trois mots, la
lecture des chartes en est considérablement simplifiée et facilitée. L'étroite
connexion, tant de fois exprimée, entre pagensis, casai, servicium ou census n'a plus
rien d'énigmatique puisqu'un casai n'est pas une exploitation rurale soumise au
régime de la tenure, comme on l'avait dit aussi du manse, que le pagensis n'est pas
un «paysan», et que le census n'est pas une redevance vague, mais bien le terme
constamment et partout employé pour désigner l'impôt foncier fixe. Donner un
pagensis équivaut par conséquent à donner en même temps le cens dont il est
responsable pour l'unité fiscale qu'il gère, le casai. Il est impossible d'analyser ici
tous les exemples fournis par le cartulaire de Saint- Jean de Sorde à l'appui de notre
interprétation. Quelques exemples suffiront à l'illustrer.
Laconisme, avons-nous dit. Lisons plutôt : Gilem Sancius, vicecomes, dédit in
Lucarau unum pagensem, patrem scilicet Forti Lupi et Format Lupi, pagensem dico
reddentem censum sicut unus de melioribus eiusdem ville (n° 30). Arnal de Falgars
dédit pagensem unum ... quem emerat a matre sua, illum casai ubi stabat Forza de
Goossa, reddentem censum sicut unus ex villanis ipsius villae(n° 46). Gilem Arramon
dédit pro anima sua unum pagensem in illa villa (Besla Campia), casai qui vocatur
Marcada cum censu (n° 58). Raimond Bernard de Castan ... dédit itaque pagensem
quem emerat de Geraldo fratre suo, servicium quod debebat et duas partes décime (n°
53). Nous retrouvons pour le casai la même structure administrative que pour le
manse : il a son pagensis, appelé aussi villanus (52), qui peut y résider (qui stabat),
qui peut être donné ou vendu par celui dont il dépend, c'est-a-dire par le ou les
bénéficiaires du service fiscal, et il ne s'identifie pas à une tenure rurale puisque le
casai comprend, outre la ou les maisons du pagensis, «des maisons d'autres
habitants» du casai, comme on va le voir. Guilelme Loup de Misson et Forton de
Peirelene, franqui perpétuels de Saint- Jean, doivent chacun sur son casai six pains,
deux conques de céréales, un setier de cidre et si habuerint porcos in suas vel in
aliorum domos, dent singulos fporcumj aut XII denarios et fideiussores (n° 20).
Même clause sous le n° 23 : chaque pagensis de la villa de Saint-Cricq doit à
Saint- Jean sept pains, deux conques de céréales et un porc si in suas vel aliorum
domos haberent. Le casai n'est qu'une unité de prélèvement, comme le manse. Le
rapport casal-manse que certaines chartes permettent d'établir fait apparaître que le

(52) Ibid., n° 33, p. 26 : ...dédit pagensem in Sendos ...Hic villanus supra alium censum
debet dare... ·, n° 58, pp. 46-47 : Gilem Arramon, miles, dominas de Besla-Campia, habebat
dominium eiusdem ville ubi erant XXIII villani... Tarnen ipse Gilem Arramon dédit pro anima
sua unum pagensem in illa villa, casai qui vocatur Marcada cum censu... ; n° 39 : dédit illum
pagensem reddentem censum sicut unus ex aliis villanis ; n° 46 : pagensem ... reddentem
censum sicut unus ex villanis ipsius villae. Ces chartes sont soit de la fin du xf\ soit du premier
tiers du xue siècle.
252 E. MAGNOU-NORTIER

manse est vu dans cette région comme le lieu où l'on habite, la demeure incluse dans
un casai nécessairement plus vaste. Ainsi Raimond Garsias de Bonut, établissant une
convention avec sa fille, lui donne mansum ubi manebat integrwn ...et omnes terras
ad ipsum casai pertinentes (n° 51). L'échange que Boniface de Salies conclut avec
le monastère porte sur deux casales moniales (n° 61). Boniface en reçoit un des
moines et il leur en donne un sur sa terre de Salies pour lequel il institue pagensis
un homme venant du manse que les moines possédaient déjà sur la même terre,
Gilem de Casterar. Pour ce casai monial, le nouveau pagensis devra donner aux
moines le même cens que celui du manse d'où il vient et des fidéjusseurs à l'abbé
ut mansum fecerat ibi et maneret ïbl Un des fidéjusseurs de Boniface de Salies se
nomme Arramon de Casterar.
Peut-on se hasarder ici aussi, comme nous l'avons tenté en Biterrois, à deviner
l'appartenance sociale de ces pagenses donnés à Saint- Jean ? Le pagensis donné par
le moine Gilem Brasc se nomme Sanz Brasc (n° 33) ; un autre, donné par le fils
d'Arnaud Loup de Goron, s'appelle Fort Brasc (n° 39). Un Fort Brasc (le même ?)
de Bortas et Goron donnent dans le même temps un casai près de Saint-Vincent de
Boitas ut ubifleret mansum (n° 50). Difficile de ne pas supposer entre le moine, les
pagenses et le dernier donateur un lien de parenté. Le pagensis que donne Raimond
Bernard de Castan s'appelle Garsie Sanz de Sen Geronz, mais ses deux fidéjusseurs
se prénomment Garsia Fort de Sen Geronz et Ot Gilem de San Geronz (n° 53).
A la même époque, le vicomte de Labourd s'appelle Garsia Sanz. On ferait les
mêmes remarques pour le pagensis, père de Forton Loup et de Format Loup ;
Forton et Loup sont des noms portés dans les lignages vicomtaux gascons au xne
siècle. C'est bien, semble-t-il, dans l'aristocratie locale que se recrutent les pagenses,
qu'ils soient biterrois ou gascons. Cette «ministérialité» méridionale, probablement
aussi hétérogène que celle du nord, qui forme une «aristocratie secondaire», mais
certainement point une noblesse aux yeux des contemporains bien qu'elle puisse être
apparentée à la haute aristocratie, devra faire désormais l'objet d'enquêtes
approfondies (53). Trois mentions du cartulaire de Sorde lui donnent déjà une orientation.
Auriol Garsies de Navarra était homo nobilis et curialis (n° 40, v. 1060) ; Raimond
Garsias de Bonut, miles nobili genere, consent une donation pieuse à Saint- Jean (n°
51, 1105-1119) ; un acte fut dressé entre 1119 et 1138 devant la vicomtesse de
Béarn Atelesa et coram nobilioribus viris sue curie (n° 86). Ces trois exemples,
pratiquement les seuls du cartulaire, montrent d'une part qu'en Gascogne, aux xie
et xiie siècles, les nobles sont peu nombreux, d'autre part que l'éminence des
fonctions curiales ou militaires méritaient à ceux qui les assumaient le qualificatif
nobilis ou nobilior. La naissance à elle seule, bien qu'elle soit certainement un facteur
indispensable, n'y suffisait pas. Un pagensis, même apparenté à un haut lignage, n'est
jamais dit nobilis.

(53) L. Genicot, op. cit., L'expression «aristocratie secondaire» appartient à cet auteur,
ibid, XV, p. 439.
PAGENSES, NOTABLES ET FERMIERS DU FISC 253

Sur d'autres questions difficiles, les franqui ou franci, les tributarii, les droits que
la haute aristocratie, duc-comte et vicomtes, pouvait prélever sur l'impôt foncier,
notre cartulaire fait surgir des pans de lumière. Comme elles se rapportent
directement ou indirectement à la fiscalité, elles ne nous éloignent pas des pagenses.
Du point de vue de leurs obligations, les hommes dits franqui dans le cartulaire
de Sorde ne se distinguent pas des pagenses : comme eux, ils appartiennent à la
petite aristocratie locale, ils versent le cens de leur casai, fournissent les fidéjusseurs
exigés (54). S'ils sont dits «francs», c'est donc que leur statut personnel a été modifié.
Que s'est-il passé ? Une charte peut mettre sur la voie d'une réponse. Deux villani
(ou pagenses avons-nous vu) de Saint-Cricq-du-Gave, villa qui relève tout entière du
monastère, vont trouver l'abbé, se recommandent à lui (mancipaverunt se) afin qu'il
prenne leur défense, et s'engagent, sans doute en contre-partie, à lui verser «le cens
que donnent les autres franki» et les fidéjusseurs (55). L'abbé leur donne à chacun
un bœuf. Par cet acte d'allégeance à l'abbé, les deux villani s'affranchissaient
sûrement d'une autre dépendance, jugée moins favorable pour eux, et comme il s'agit
de leur «défense», il y a de fortes chances pour qu'ils aient en vue l'autorité dont ils
dépendaient naturellement, celle du vicomte et du duc, capable de les contraindre
ou de les juger. «Francs» par rapport à cette autorité, ils n'en étaient pas moins plus
dépendants encore vis-à-vis de l'abbé. Si ce dernier les gratifie chacun d'un bœuf,
c'est qu'il y trouvait de son côté un réel avantage : avoir des hommes toujours
disponibles pour lui, qui lui versent probablement le meilleur cens, et dont il
retirerait le cas échéant les profits de justice. Les franqui du monastère, catégorie
plus favorisée de pagenses, ont dû eux aussi s'émanciper de la tutelle de l'autorité
publique et ne peuvent certainement plus être donnés. Ils ne relèvent que de l'abbé.
Au IXe siècle, le qualificatif francus s'adjoignait aux substantifs pagensis ou homo
comme pour tenter de limiter la tendance à l'assujettissement où entraînait le
servitium regale. Au xne siècle, pour Sorde, francus semble bien exprimer la fin de
la dépendance personnelle envers l'autorité publique, mais nullement, comme au IXe
siècle d'ailleurs, l'indépendance.
Il sera plus aisé de situer les tributarii. Les villani et rustici demeurant dans une
villa ne forment pas un groupe homogène. Certains ne doivent que le cens. D'autres,
appelés dans le censier de Saint-Cricq-du-Gave tributarii, doivent omne servilem
opusfacere sicut servi, autrement dit des corvées (56). Ils sont cinq sur les vingt-trois

(54) Cart, de Sorde, n° 72 (v. 1 1 10) : Preterea frangui et pagenses dederunt receptaculum
procurationis domino suo. Il s'agit bien de deux catégories de gérants fiscaux.
(55) Ibid., n° 62, s. d.
(56) Ibid., n° 143 (1150-1167). Saint-Cricq-du-Gave est le seul terroir pour lequel on
dispose de renseignements assez complets. La charte n° 143 est un bref concernant la villa.
Huit «casaux», les premiers cités, sans doute les plus anciens, sont désignés par des anthropo-
nymes, ceux des pagenses probablement, les quinze autres par des toponymes. Faut-il y voir
la raison pour laquelle le rédacteur parle indifféremment des villani ou rustici ? Le n° 144
contient rénumération des terres rattachées à la villa, correspondant au terminium langue-
254 E. MAGNOU-NORTIER

«casaux». Ainsi réapparaît une distinction semblable à celle qui oppose en


Languedoc les manses sans corvées aux manses avec corvées, la proportion des seconds
étant partout plus faible que celle des premiers.
En ce qui concerne les droits comtaux et vicomtaux prélevés sur les villae ou leurs
sous-multiples, les manses ou casales, nous n'en avions relevé que des traces
indirectes. Rien ne permettait à partir d'elles de déceler un prélèvement
systématique. Or quelques chartes de Saint- Jean de Sorde témoignent de l'existence d'un tel
mécanisme (57). À propos du pagensis que le monastère «tient» à Oeyre-Gave, Garsi
Amara, dans lequel il convient de voir un mandataire du vicomte d'Orthe, confirme
aux moines qu'il ne sera rien exigé ni pour le vicomte, ni pour le villicus de la villa
dont dépend le casai, mais que le cens qu'il lève sera intégralement servi à Saint- Jean
(n° 33). C'est par devant le vicomte Gaston IV de Béarn que se règle le procès relatif
au pagensis Garsia Sanz de Saint-Girons (N° 54). Enfin, lorsque Boniface de Salies
donne un casai monial au monastère avec son pagensis, il établit deux fidéjusseurs
pour lui-même, ses descendants, pour le comte de Gascogne et le vicomte de Dax.
Cette disposition n'aurait aucun sens si Boniface ne devait garantir pour lui-même
et ses héritiers, pour le comte et pour le vicomte, les droits qui leur revenaient sur
le casai donné à Saint-Jean (n° 61). Si tant de fois, à propos des pagenses de Sorde,
il est fait état des fidéjusseurs qu'ils doivent fournir (58), c'est bien qu'en tant que
responsables fiscaux, ils sont tenus de fournir, comme leurs prédécesseurs du vme
siècle, des garanties envers ceux auxquels ils versent les parts de cens qui leur sont
dues, monastère, villicus, vicomte ou comte. Le grand écueil dans l'exploitation de
ce type de source provient du fait que l'on parle d'une partie du tout comme du tout

docien ; le n° 145 concerne l'église. La villa de Saint-Cricq figure parmi les biens confirmés
au monastère entre 1120 et 1134, ibid., n° 81. On retrouve le servile opus ou l'expression
omnia servilia facere dans la description du cens de Vic-Suzon, Goron-Suzon, Peyros,
Castilhon, Urdaix, n° 161 ; et dans d'autres courts brefs ou censiers. Les contemporains font
aussi la différence entre terra tributaria (n° 113) et terra censalis (n° 1 18).
(57) Outre les exemples donnés, citons encore, n° 51 (1 105-1 1 19) : Γ habitator du manse
donné par Raimond Garsiasde Bonut, mansum ubi manebat, nunquam ...dédit... fldeiussorem
ulli hominum, nec ad vicecomitem. Même réserve pour le manse de Lebat : mansum istud
nunquam dédit fldeiussorem ulli hominum nec vicecomiti, sed est camera abbatis Sordue, et ipse
abbas potest accipere de rebus dicti mansi pro voluntate sua quantum voluerit, et dimittere
quantum sibi placuerit (n° 177, s. d.). Aner Centullus — un abbé de Sorde porte aussi ce nom
— est vectigalis (n° 71, v. 1 1 10) ; le n° 72 précise qu'ils sont trois vectigales, Aner Centullus,
sa sœur et Coste Fortis.
(58) Ibid., n° 39 (v. 1060) : pagensem nomine Fort Brasc cum suo servicio faciente de pane
et vino et civade, VII panes, duos concas vini aut quatuor frumenti, II civade, et porcum, et
fldeiussores -, n° 33 (1105-1119): dédit pagensem in Sendos, ... nomine Sanz Brasc, red-
dentem tres census et fldeiussores ad mandatum abbatis ; id. n° 53. Même obligation pour les
franci. Il est facile d'ailleurs de se rendre compte de la grande homogénéité des cens dus par
les casales. Le n° 149 en fournit la raison : in villa que dicitur Carresse VII villanos tenentes
singulos casales, iuxta communem mensuram casalium villanorum de Bearnio. Quoi
d'étonnant à ce que l'impôt fixe soit partout à peu près le même ?
PAGENSES, NOTABLES ET FERMIERS DU FISC 255

lui-même. Etant donné qu'aucune source archivistique comtale ou vicomtale, aucun


document comptable n'est parvenu jusqu'à nous, il est très difficile d'acquérir une
vision d'ensemble sur ce qu'a pu être une villa, un manse ou casai. En fait, quand
Saint- Jean parle des casales qu'il tient, il ne désigne que la part de cens qui lui revient
sur eux. Évoquant les mêmes casales, le vicomte du lieu ou le comte désigneront leur
propre part de cens et leur droit de justice correspondant. Ce n'est que lorsqu'un
acte spécifie que tout le cens, in integro, est concédé, que l'on peut être assuré que
le bénéficiaire encaissait l'intégralité de l'impôt et des services fournis par le casai,
sans prélèvement comtal ou vicomtal. Or cette clause n'est pas fréquente. Ce qui
signifie que les casales monastiques ne représentaient qu'une fraction du cens, les
autres fractions allant ailleurs, c'est-à-dire au villicus, au vicomte ou au comte.
Inversement, quand une terre est dite comtale ou vicomtale, quand un comte ou un
vicomte possèdent in dominio des villae, des manses ou casales, ils en perçoivent
alors tout le revenu et les services fiscaux et en assurent toute la justice.
Le pagensis gascon du xiie siècle, comme son contemporain du Biterrois, se
recrute dans l'aristocratie locale. Il est essentiellement un gérant fiscal pour un ou
plusieurs casales (59). Le service qu'il assume l'assujettit à l'unité fiscale qu'il gère.
Son dominus, c'est-à-dire celui à qui il reverse le cens, peut disposer de lui, le vendre,
le donner à une maison religieuse. Comme son lointain prédécesseur des temps
mérovingiens, il est, vu sous cet angle, un semis, sauf s'il est affranchi de cette
dépendance. Mais par son milieu social, par sa fonction, le pagensis se situe
au-dessus des paysans qu'il contrôle. Comme eux, il est un «censal», puisqu'il doit
rendre un cens ; mais il est beaucoup plus qu'eux, puisqu'il est leur contrôleur et
percepteur. La compétence militaire, signalée dans les sources mérovingiennes et
carolingiennes, n'apparaît plus ici. Il faudra sûrement rechercher la cause de cet
effacement dans la réduction des effectifs militaires dès la fin du ix* siècle et dans
le triomphe d'une armée de métier, celle des milites. Moins explicable sera
l'apparente disparition de son rôle de notable ou de notaire. En Biterrois, nous avions
rencontré un homme donné, classé parmi les boni homines (60). Certaines des plus
anciennes chartes en langue provençale situent les pageses juste au-dessous des
viguiers (61). Dans le Rouergue du xiie siècle, nul doute que le pages figure parmi les
notables du pays. Et les chartes de Sorde ne nous ont certainement pas tout dit sur
les pagenses de Gascogne...
***

R. Sindou a rappelé une définition du mot pagesia donnée par Guillaume de


Lamoignon, premier président du Parlement de Paris vers le milieu du xviie siècle :

(59) Sanz Brasc doit verser trois cens : Wilelmus Brascus dédit pagensem ... nomine Sanz
Brasc, reddentem tres census et fldeiussores ad mandatum abbatis, ibid., n° 33.
(60) E. Magnou-Noriter, op. cit., 2e partie, p. 47.
(61) Cl. Brunel, Les plus anciennes chartes en langue provençale, Paris, 1926, n° 43, 1 10,
298. Ce pagesis est bien encore en ce sens un descendant des anciens curiales.
256 E. MAGNOU-NORTIER

«Espèce de tenure (où) chacun des détenteurs du fonds est tenu solidairement aux
cens et redevances» (62). Les membres d'une pagesia formaient donc une unité
fiscale. Simplement, elle n'était pas détenue par un responsable unique, le pagensis.
Un consortium de propriétaires ou une «fréresche» l'avait remplacé en conservant
dans son appellation même son souvenir. Incroyable immobilisme, dira-t-on. Sans
doute, mais qui dissimule une très lente dérive.
Du vie au IXe siècle, le pagensis ou pagesus a été un subordonné du comte ou de
l'église, intervenant dans son pagus comme notaire, assesseur au tribunal, membre
de l'ost, fermier du fisc. Les services de nature publique qu'il assumait le réduisaient
au rang de servus du comte, de l'évêque ou du roi. Mais il restait un notable. L'État
carolingien le conserva tel et continua d'exiger de lui les deux services vitaux pour
toute puissance publique, le militaire et le fiscal. Quand le service militaire ne fut plus
l'affaire que des milites et que de multiples tâches para-militaires ou administratives
furent confiées à des fevales, le pagensis ne conserva, semble-t-il, dans le Midi que
sa fonction fiscale. Et c'est encore elle qui définit le contenu d'une pagesia au xvne
siècle. La notabilité du pagensis se manifeste pourtant toujours dans son
appartenance à l'aristocratie locale, comme aussi dans le fait qu'il se confond parfois avec
les boni homines. Mais sa fonction l'assujettit tout autant que par le passé aux maîtres
laïques et ecclésiastiques qu'il sert. C'est dans les rangs des pagenses que se recrute
la majorité des hommes donnés aux xie et xiie siècles. Il devient évident que la
dialectique «du dominant et du dominé» est inapte à rendre compte d'une réalité
infiniment plus complexe et le plus souvent ambivalente pour une seule et même
personne : le francus est à la fois libre et dépendant ; le pagensis est senior pour ses
inférieurs, servus pour ses supérieurs.
La fine étude du philologue sur paganus rend bien compte, elle aussi, de cette
ambiguïté : Iohannes dictus paganus de Cherisi était un dominus ; des «pacants»
messins figuraient parmi «les plus anciens gentilshommes de la ville de Metz» ; mais
aussi bien le «pagan» était répertorié parmi les «êtres grossiers», les rustres, les
«gueux pitoyables et mal habillés». Paganus a donné le moderne «packan» de la
langue allemande, qui garde le souvenir du pouvoir que détenait autrefois le pagensis
ou paganus de contraindre les contribuables qui relevaient de lui. Cet homme
pouvait donc susciter à la fois la crainte, la haine et la jalousie. Il pouvait être
méprisé, puisque sa responsabilité fiscale amoindrissait sa liberté. Il pouvait être
envié et admiré pour son autorité, son aisance — chacun sait que l'affermage a enrichi
beaucoup de fermiers — ou son lignage. Les sens contradictoires accumulés par la
descendance de paganus-pagensis sont en fait une mémoire de la plurivalence de son
statut. L'extraordinaire durée de l'institution constitue à elle seule un témoignage de
premjer ordre sur ces sociétés anciennes dont on épuise difficilement les subtilités
et les contrastes.

(62) R. Sindou, op. cit., pp. 1097-1098.

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