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Jacques Bidet et Gérard Duménil

Altermarxisme
Un autre marxisme pour un autre monde

2007
Copyright
© Presses Universitaires de France, Paris, 2015
ISBN numérique : 9782130640158
ISBN papier : 9782130564980
Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage
privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou
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contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété
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de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales.
Présentation
« Face aux discours de consensus et de résignation, nous avons voulu écrire un livre
de combat. Non pas une utopie, mais une contribution à l'immense lutte qui
s'esquisse en ce début de siècle. »
Les auteurs plaident pour une refondation théorique du discours marxiste qui
engage à la fois la philosophie, l'économie, la sociologie, l'histoire, militent pour une
alternative radicale d'émancipation, une abolition de tous les privilèges.
Table des matières
Avant-propos

Introduction

Le marxisme de Marx

Présentation

Chapitre 1. L’économie politique au service de la révolution

Chapitre 2. Le « grand récit » marxien

La revanche de l'organisation

Présentation

Chapitre 3. Émergence et pérennité du capitalisme organisé

Chapitre 4. L’union manquée de l’organisation et de l’émancipation

Néomarxisme

Capitalistes - Cadres et compétents - Classes fondamentales

Présentation

Chapitre 5. Le second rapport de classe : l’encadrement


I - Marx théoricien de l’organisation
II - Les ambiguïtés du traitement de l’organisation dans Le Capital
III - Capitalisme et cadrisme
IV - Les logiques cadristes de l’après-guerre
V - Le fiasco du cadrisme bureaucratique

Chapitre 6. Une société de classe à deux pôles


I - Déconstruction de l’analyse marxienne de l’organisation
II - Reconstruction de la structure moderne de classe
III - L’expérience historique du collectivisme

Altermarxisme

L’impérialisme dans l’étaticité mondiale en gestation

Présentation

Chapitre 7. Impérialisme et mondialisation néolibérale

Chapitre 8. Des États-nations à l’État-monde


I - Le système du monde moderne
II - L’État-monde en gestation

Changer le monde

Présentation

Chapitre 9. Politiques du néomarxisme


I - La politique d’union : un sujet pluriel
II - La question de l’« hégémonie »
III - La question de l’alliance : droite et gauche
IV - Figures économiques de l’alliance et de son dépassement

Chapitre 10. Politiques de l’altermarxisme


I - La politique des peuples
II - L’émergence brouillée d’un peuple-monde
III - Vers une politique de l’humanité
Avant-propos

C e livre est issu de la rencontre de deux recherches indépendantes, menées


parallèlement sur plusieurs décennies, par deux auteurs, l’un philosophe, l’autre
économiste. Il s’inscrit au point de confrontation entre des exigences disciplinaires
diverses et des approches contrastées. Il prend la forme d’un essai, qui propose une
théorie de l’ordre social contemporain, aux plans national et mondial, à partir
notamment d’une réinterprétation des traditions marxistes. Au-delà des différences
de méthode et de certaines divergences analytiques, il manifeste une profonde
convergence dans l’argumentation générale et les conclusions politiques. Il est le
fruit d’une étroite collaboration. Chacun d’eux a constamment écrit sous le contrôle
de l’autre et bénéficié de ses corrections [1] .
Paris, mai 2007.

Bibliographie
Ce livre s’appuie sur les travaux de ses deux auteurs. On peut signaler :

Jacques Bidet (JB)


J. Bidet, Que faire du Capital ?, Paris, Klincksieck, 1985. Seconde édition, Paris, PUF,

2000 (Que faire du Capital ?).


J. Bidet, Théorie de la modernité, Paris, PUF, 1990 (Théorie de la modernité).
J. Bidet, John Rawls et la théorie de la justice, Paris, PUF, 1995 (John Rawls).
J. Bidet, Théorie générale, Théorie du droit, de l’économie et de la politique, Paris, PUF,
1999 (Théorie générale).
J. Bidet, E. Kouvélakis, Dictionnaire Marx contemporain, Paris, PUF, 2001 (Dictionnaire
Marx).
J. Bidet, Explication et reconstruction du Capital, Paris, PUF, 2004 (Explication et
reconstruction du Capital).
Page Web : http://perso.orange.fr/jacques.bidet/. On y trouvera la liste des traductions
de ces ouvrages en langues étrangères, un Commentaire du Capital, livre I, sections I
et II, et une centaine d’articles sur ces sujets.

Gérard Duménil (GD ou GDDL)


G. Duménil, La position de classe des cadres et employés, Grenoble, Presses
Universitaires de Grenoble, 1975 (La position de classe).
G. Duménil, Le concept de loi économique dans « Le Capital », avant-propos de Louis
Althusser, Paris, François Maspero, 1978 (Le concept de loi).
G. Duménil, D. Lévy, La dynamique du capital. Un siècle d’économie américaine, Paris,
PUF, 1996 (La dynamique).

G. Duménil, D. Lévy, Crise et sortie de crise. Ordre et désordres néolibéraux, Paris, PUF,
2000 (Crise). Une édition remise à jour est disponible en anglais : Capital Resurgent.
Roots of the Neoliberal Revolution, Cambridge (Mass.), Harvard University Press,
2004.
G. Duménil, D. Lévy, Au-delà du capitalisme, Paris, PUF, 1998 (Au-delà du capitalisme).
G. Duménil, D. Lévy, Économie marxiste du capitalisme, Paris, La Découverte,
« Repères », 349, 2003 (Économie marxiste).
Page Web : http://www.jourdan.ens.fr/levy/. On y trouvera de nombreux articles et la
référence aux ouvrages.

Notes du chapitre
[1] ↑ Les auteurs remercient vivement Annie Bidet-Mordrel et Dominique Lévy pour leur contribution à cet
ouvrage.
Introduction

L ’avenir avait un nom : « socialisme », « communisme », ou quelque autre


semblable. Et le marxisme se donnait pour son messager. Aujourd’hui, c’est le
mot d’ordre de Wittgenstein qui semble prévaloir : ce dont on ne peut rien dire,
mieux vaut le taire. Il n’est pas interdit d’invoquer un « autre monde ». Mais force est
de reconnaître qu’une telle appellation ne véhicule en elle-même aucun contenu
positif reconnu.
Le marxisme avait entrepris de penser la construction d’un monde commun. Il
partait des mots de la modernité, inscrits au fronton divers des nations : égalité,
liberté… Il cherchait comment ces promesses, bafouées par la domination capitaliste,
pourraient s’accomplir. On sait que l’histoire a pris un autre cours.
Où donc est l’échec ? Et peut-on reprendre l’entreprise ? Ce livre cherchera à
affronter ces questions redoutables.
Peut-on à nouveau désigner un avenir ? Cela implique que l’on parvienne à
déchiffrer ce qui advient aujourd’hui : ce tourbillon accéléré dans lequel est entrée
l’humanité. Telle est la tâche que se donne un « altermarxisme », un autre marxisme
pour un autre monde, objet ultime de cette investigation.
Elle suppose que l’on se confronte au marxisme classique, celui de Marx ou celui de
ceux qui se réclamèrent ultérieurement de lui : que l’on détermine la nature et
l’origine de ses insuffisances. Et que l’on tente d’y remédier. Telle est la tâche,
préalable, d’un « néomarxisme », dont l’objet principal est l’analyse des structures de
classe.

Le marxisme de Marx
On connaît le mot de Marx, en réponse aux premiers révolutionnaires russes, qui
cherchaient un maître à penser : « En tout cas, moi, je ne suis pas marxiste. » Marx
est bien pourtant le fondateur du « marxisme » (encadré 1).
Celui-ci figure d’abord dans le prolongement du grand mouvement social et politique
qui triomphe dans la Révolution française et qui embrase, au cours du XIXe siècle,
l’Europe entière. Il étend la perspective d’émancipation de la sphère politique à la
sphère économique, liant l’une à l’autre. Marx milite aux côtés des chartistes pour le
suffrage universel, et met l’égalité politique au premier plan. Il soulignera qu’il
appartient tout à la fois au « parti démocrate » et au « parti communiste », au sens
que l’on donne alors à la « prise de parti » : choisir son camp. Sous le nom de
communisme s’entend la réalisation effective d’un ordre social en adéquation avec
les principes « libéraux » proclamés dans la sphère politique.
Marx cherche à dégager le socialisme de ses formulations originelles, utopiques. Il ne
vise pas à construire d’emblée un projet de société, mais d’abord à comprendre
l’économie moderne, ses tendances, et le champ de possibles que leur dynamique
ouvre pour l’avenir. Il reprend l’analyse économique initiée par les classiques, Smith
et Ricardo, pour en faire la critique. Il montre que nous ne vivons pas dans une
société d’échanges mutuels équilibrés. Le salarié produit plus qu’il ne reçoit sous
forme de salaire. Il est donc « exploité ». Et c’est du fait de cette exploitation que la
richesse des capitalistes augmente sans cesse. Le système se reproduit ainsi de lui-
même, même si certains individus changent de position sociale. La classe
économiquement dominante détient les moyens d’être aussi la classe dirigeante au
plan politique, idéologique et culturel, à travers tout un ensemble d’institutions
sociales fonctionnelles.
Cette analyse critique radicale s’inscrit pourtant dans une vision de l’histoire en
termes de « progrès ». Le capitalisme, plus productif que les systèmes antérieurs et se
développant dans la grande entreprise, tend à la multiplication du nombre des
salariés, toujours plus instruits et rassemblés par le processus social de la
production. Il produit ainsi, inéluctablement, ses propres « fossoyeurs ». Le moment
approche où la société pourra s’affranchir des mécanismes aveugles de la propriété
privée et du marché. Mais on n’y parviendra que par l’organisation sociale et
politique de la classe ouvrière et des autres exploités. À une échelle qui, tout comme
le marché, dépasse le cadre national : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
Telle est, très schématiquement, la conception qui, à partir de Marx, devient
progressivement hégémonique dans le mouvement ouvrier, en Allemagne d’abord,
puis dans l’ensemble de l’Europe et au-delà à la fin du XIXe siècle.

Le marxisme dans l’histoire du XXe siècle


Cette époque, qui marque le triomphe du capitalisme industriel en Europe et en
Amérique du Nord, ainsi que du partage du reste du monde entre impérialismes, est
aussi celle où le mouvement ouvrier se structure, notamment en syndicats et partis
de masse. Ceux-ci se donnent pour fin l’établissement du socialisme selon la
perspective ouverte par Marx : l’organisation planifiée de la production, orientée
vers la satisfaction des besoins fondamentaux, matériels et culturels, vers une
démocratie sociale et politique. La Seconde Internationale en sera l’expression
principale.
La Première Guerre mondiale, issue des contradictions entre les grandes puissances
impériales, va susciter une crise majeure au sein du marxisme, à partir de laquelle
s’instaure un clivage entre un courant réformiste et un courant révolutionnaire. Le
premier accepte alors de se couler dans la logique nationale des États dominants.
Lénine lui oppose une logique de résistance à la guerre et d’insurrection
émancipatrice des grandes masses humaines exploitées et dominées, tant dans les
pays du centre, ou des centres, qu’en périphéries. Dans ce contexte, le marxisme
tendra à s’identifier à une théorie de la révolution sociale et politique, et à puiser une
part de ses références dans l’art militaire, avec ses catégories de rapports de force,
d’avant-garde, de tactique, et de mobilisation de masse.
Une révolution de ce type, telle que la révolution bolchevique en Russie, s’avérera
capable de détruire les anciennes sociétés, précapitalistes, et pour un temps les
structures capitalistes qui s’ébauchaient sur ce terrain. Elle transformera le destin du
marxisme, auquel il est alors demandé de définir l’ordre nouveau, à construire sous
la conduite du prolétariat. On collectivise les grands moyens de production et l’on
substitue au marché la planification universelle, pilotée par un parti unique, coiffant
l’appareil d’un État formellement moderne. C’est l’heure du « socialisme réel » – un
terme bien discutable, mais désormais entré dans l’usage –, conforme aux canons
définis par ce que le pouvoir stalinien va désigner comme le « marxisme-léninisme ».
La révolution initiée par Lénine a cependant un écho universel. Elle inspire les
grands mouvements de libération qui vont se manifester tout autour de la planète.
En premier lieu, en Chine. L’émergence de l’URSS comme grande puissance au terme
de la Seconde Guerre mondiale crée un monde bipolaire. Dans ce contexte, les
combats du Tiers Monde mettent en avant le socialisme en même temps que la
libération nationale. Quant au marxisme occidental, il joue alors un rôle décisif dans
les conquêtes sociales et démocratiques du siècle. Au sein de la social-démocratie, il
perdra progressivement son statut de doctrine de référence. La mouvance
communiste, dans une relation parfois conflictuelle à la « patrie du socialisme », lui
conservera des visées plus radicales. Mais elle se trouvera finalement, elle-même,
emportée dans la tourmente néolibérale.

Dimensions culturelles du marxisme classique


On sait que le marxisme a initié une approche de la politique en termes de lutte de
classe. Qui sont les exploiteurs ? Qui sont les exploités ? Qui sont nos adversaires ?
Qui peuvent être nos alliés ? Ces questions ont commandé les stratégies historiques
des révolutions du XXe siècle, celles des combats anticolonialistes et tiers-mondistes,
et plus généralement des organisations qui se sont référées au marxisme.
Mais le marxisme est bien autre chose qu’une simple doctrine politique. Il s’est
appuyé sur une analyse économique qui n’a cessé de se développer, depuis les
analyses du capital financier et de l’impérialisme d’Hilferding et Lénine, jusqu’aux
théorisations contemporaines qu’a suscitées le néolibéralisme, en passant par les
approches tiers-mondistes de la dépendance et de l’échange inégal. Il marque de son
empreinte bien des courants hétérodoxes, contestataires de l’ordre établi, qu’il
s’agisse de l’école française de la Régulation ou des keynésiens de gauche. Et les
idéologues de la droite sont toujours vifs à le dénoncer – souvent même là où il n’est
pas.
Au XXe siècle, le marxisme a profondément pénétré toutes les formes de savoir social.
Il a marqué les sociologies, de Weber, qui ne se réclamait pas du socialisme, à
Bourdieu, qui tenta d’élargir l’analyse des rapports de classe. Il a influencé diverses
écoles historiques, comme celle des Annales. Il a impulsé de nouvelles approches
dans diverses disciplines, du droit à l’anthropologie, ainsi qu’une théorie critique de
la culture. Il a inspiré la littérature et le cinéma. Il s’est aussi trouvé mêlé, au long du
siècle, à diverses tendances et avant-gardes de l’art moderne, expressionisme,
surréalisme et… réalisme. Pour le meilleur et, parfois, il est vrai, pour le pire.
En tant que « vision du monde », il s’est exprimé en divers codes philosophiques.
Originellement lié à la dialectique hégélienne, il s’est aussi donné en versions
phénoménologiques, en spinozisme matérialiste, dans l’analytique anglo-saxonne,
voire en théologie de la libération. Il a produit des figures d’intellectuels autour
desquelles se sont développées des « écoles » particulières : Gramsci, Lukàcs, Adorno,
Althusser, Benjamin, et tant d’autres. Et il s’associe volontiers des figures
apparemment contraires, comme celle de Rawls, ou distantes, comme celles de
Habermas ou de Foucault. Il n’a jamais existé que dans l’assimilation de son
environnement.
S’il en est ainsi, si le terme même de « marxisme » n’a de sens que par la relation
entre tous ces champs entremêlés, l’ambition d’un « néomarxisme » ou
« altermarxisme », assumant de façon critique un tel héritage, s’avère infiniment
problématique.
Et cela d’autant que se projette aussi sur lui l’ombre de la doctrine propagée par les
manuels staliniens sous le nom de « marxisme-léninisme ». Et que pèse sur lui le
double soupçon de véhiculer, au pire, un brouillage idéologique pour entreprises
totalitaires, au mieux, une utopie obsolète.
Échecs des projets au nom du marxisme et « retours » supposés de
Marx
Il faut en effet reconnaître que les projets historiques engagés au nom du marxisme
se sont – pour une part du moins, et la plus manifeste –, achevés en défaite. Il ne
s’agit pas seulement des dérives tragiques et de la fin calamiteuse de l’expérience
soviétique, du renversement radical qui s’est opéré en Chine, ainsi que dans ce qu’on
appelait naguère le Tiers Monde. Mais aussi, corrélativement, du triomphe du
néolibéralisme dans l’ensemble du monde sous l’égide états-unienne ; de la quasi-
disparition des partis et syndicats se réclamant de Marx ; et de la défaite des idées
socialistes et sociales au cœur du continent européen où elles sont nées. On ne
s’étonnera pas qu’aux yeux du grand nombre le marxisme appartienne au passé.
Un peu d’attention suffit certes pour comprendre que ce qui s’est déployé sous la
bannière du « marxisme » – analyse de l’exploitation, critique des dominations et des
discriminations, luttes collectives d’émancipation, pratiques sociales d’organisation,
vision universaliste – trouve aujourd’hui son prolongement à travers d’autres
paradigmes : ceux de l’écologie, du féminisme, de la démocratie radicale et de
l’altermondialisme. Mais cela conduit, précisément, une partie de la gauche radicale
à penser que l’on pourrait désormais se passer du marxisme. Peut-on cependant
comprendre la généralisation du travail précaire ou le désastre écologique, en
faisant abstraction de la « logique du profit » ? Peut-on rendre compte du racisme
postcolonial ou des conflits Nord-Sud sans référence à l’« impérialisme » ? Au
moment où ces concepts marxistes, les plus classiques, reviennent de façon si
éclatante à l’ordre du jour, comment les penseurs et acteurs critiques pourraient-ils
se représenter qu’ils peuvent « faire » sans le marxisme ?
Il serait cependant naïf de s’autosatisfaire de ce « retour de Marx ». D’y voir le signe
qu’il suffirait de « revenir à Marx ». Car, du marxisme, quelque chose est bien mort,
en effet. Mais chercher à faire le tri entre ce qui serait mort et ce qui resterait vivant
n’est pas non plus une démarche à la hauteur du problème. Car, au-delà des
transformations du capitalisme, c’est aussi du vrai et du faux que nous devons faire
le compte. De ce qui était insuffisant, dès le départ. Et toute la question est de savoir
quel contenu on doit donner à cette nécessaire critique du marxisme classique.
Les héritiers de Marx ont certes reconnu le fiasco du socialisme réel. Et ils sont
unanimes à le situer bien en amont de la chute du mur de Berlin, qui marque
symboliquement la fin d’une époque : la révolution prolétarienne, tous l’admettent
aujourd’hui, a rapidement tourné court. Reste cependant encore à fournir les
explications requises. Car on ne saurait naturellement se satisfaire de l’idée que faire
le socialisme est difficile, qu’il y eut des erreurs et des fautes. Et que l’expérience est
à reprendre, cette fois de façon démocratique, entre gens de bonne volonté. Des
« marxistes » devraient se représenter que les révolutionnaires d’avant-garde, qui
visaient une société sans classe, relevaient eux-mêmes de rapports de classe définis,
qui pesaient sur leur pratique. Derrière ce que cachait le mot d’ordre « tout le
pouvoir aux soviets ! », ne se manifestait-il pas déjà une position de classe ? Et
laquelle ? Voilà ce qu’il faut décrypter : quel potentiel de domination sociale se
trouvait ainsi subrepticement inscrit dans le processus révolutionnaire conduit au
nom du marxisme.
Mais la critique requise ne concerne pas seulement ce qui s’est fait « au nom du
marxisme ». C’est le marxisme lui-même qu’il s’agit de reconsidérer. Car il n’a, à nos
yeux, jamais fait son autocritique ; il n’a jamais été capable de prendre distance par
rapport à lui-même. Il n’a jamais su reconnaître les conditions réelles de son histoire
et, plus précisément, de son autoproduction. Et ce n’est pourtant que d’une telle
autocritique que peut naître un néomarxisme, première étape d’une refondation.

La thèse du néomarxisme
Certes, bien des marxistes, entre autres au sein des courants trotskistes, ont lutté
contre le stalinisme. Le marxisme classique occidental s’est adressé à lui-même de
multiples remontrances. Les partis et organisations marxistes n’ont cessé de tenter
de réaliser leur aggiornamento. Et de l’extérieur les critiques n’ont pas manqué,
souvent fort justifiées. Mais rien de tout cela ne suffit à produire la critique du
marxisme dans sa forme classique, dont le cycle est désormais achevé. On ne peut y
parvenir qu’à la condition de mettre au clair les conditions historiques et sociales de
son émergence.
Ce livre a la prétention d’établir que le marxisme, en même temps qu’un discours de
classe, est aussi un discours significatif d’une alliance de classe. De par son contenu
même, il engage en effet tout à la fois les « masses populaires » – les classes
fondamentales dans la forme moderne de société, selon la conceptualisation que
proposera ce livre – mais aussi d’autres catégories sociales, qui jouent un rôle
essentiel, notamment au XXe siècle : celles de cadres et compétents de diverses sortes.
Une thèse de ce livre est donc que le marxisme, dans sa forme classique, est le
discours, problématique, de cette alliance historique. Et non pas simplement celui
des exploités. Il en découle une certaine ambiguïté, qu’il nous faudra cerner.
Mais la perspective adoptée ici n’est pas celle d’un postmarxisme. Au-delà de Marx, le
projet est bien de relever le défi marxien. Et nous entendons livrer ce combat
théorique à la hauteur où Marx lui-même l’a engagé – notamment en proposant une
nouvelle théorie des classes sociales. Nous cherchons donc à refonder l’entreprise
théorique. On sait en effet ce qu’il en est dans l’histoire des sciences : les théories les
plus fécondes finissent par manifester des insuffisances. Leur vérité relative ne peut
alors être préservée qu’en s’inscrivant dans une théorisation plus générale, qui
s’avère davantage capable d’appréhender la réalité visée. C’est en ce sens que ce
projet s’inscrit dans une histoire des sciences sociales.
À cet égard, le présent travail procède de la convergence singulière entre une
critique philosophique et une critique économique de la théorisation marxienne. Il
reprend celle-ci à partir de ses concepts premiers. Il s’efforce de les redéployer selon
toutes leurs dimensions : économie, philosophie, politique, droit, histoire et
sociologie. D’autre part, il se développe en investigation concrète, empirique,
globale : il propose un nouveau principe de lecture de l’histoire économique et
sociale du XXe siècle, englobant capitalismes et socialismes, compromis, victoires et
défaites, culminant sur une interprétation de la mondialisation néolibérale
contemporaine, de ses stratégies – et de son dépassement en cours.

Le concept d’altermarxisme
En effet, le monde change. Et le néomarxisme serait impuissant s’il ne se développait
en « altermarxisme ». C’est-à-dire tout à la fois en instrument opératoire pour rendre
compte de la nouveauté du monde contemporain, et en perspective politique en vue
de « changer le monde ».
L’altermarxisme avance donc une autre théorie du monde. Celle-ci se réfère aux
approches classiques de l’impérialisme, et aux renouvellements apportés par les
tiers-mondistes des années 1960 concernant le monde capitaliste comme « système ».
Elle a pour ambition de refonder ces analyses, en montrant que la théorie des classes
sociales proposée par le néomarxisme est la condition pour comprendre l’État-nation
moderne. À partir de là, elle place au centre de son analyse la violence asymétrique
entre les nations, qui seule donne la mesure de ce qu’est le capitalisme, et de ce
qu’est la « modernité » elle-même. Mais, en même temps, elle prolonge et redéploie la
perspective en faisant apparaître que cette figure de l’État-nation ré-émerge
aujourd’hui à l’horizon sous la forme ultime d’un État-monde en gestation –
profondément co-imbriqué, il est vrai, dans les hiérarchies de l’impérialisme
néolibéral.
La politique qui répond à cette vision des sociétés et du monde s’énonce dans une
quadruple figure. Politique d’unité au sein des classes fondamentales. Politique
conflictuelle d’alliance avec des partenaires de classe à définir. Politique des peuples
face à la violence impériale. Politique de l’humanité, comme nouveau sujet à
constituer, capable d’un « nous », dans lequel tous puissent se reconnaître. Elle
assume la charge de ces promesses des temps modernes dont le communisme de
Marx voulait relever le défi.
La présente recherche n’a pas la folle prétention d’étreindre tous les problèmes au
programme d’un tel renouvellement, mais seulement d’ouvrir une perspective. Il est
notamment une question qui ne sera ici évoquée que de façon latérale : celle du
genre, ou des « rapports sociaux de sexe ». La raison en est que cet immense champ
de problèmes ne peut être abordé qu’en sollicitant bien d’autres sources que celles
du marxisme : il suppose un investissement anthropologique pluridisciplinaire et
une autre critique que celle que celui-ci a pu faire de la philosophie politique et des
sciences sociales modernes. Le relier spécifiquement à notre étude, qui est un travail
sur l’appareil conceptuel du marxisme, impliquerait donc une investigation
considérable. Nous nous bornerons ici à suggérer quelques connexions – autour des
rapports de classe, de sexe et de race – avec les travaux actuels de la recherche
féministe.

Les enjeux politiques d’un renouveau théorique


Face aux discours de consensus et de résignation, nous avons voulu écrire un livre de
combat. Non pas une utopie. Mais une contribution à l’immense lutte qui s’esquisse
en ce début de siècle.
Les révolutions du passé, grands mouvements populaires sous l’égide de la
bourgeoisie, ont triomphé de l’ancien monde précapitaliste. Celles du XXe, sous la
conduite des élites éclairées et organisées, ont libéré les peuples colonisés ; mais,
finalement confisquées par leurs guides, elles n’ont pas tenu leurs promesses
d’établissement de sociétés alternatives au capitalisme. Celles du XXIe siècle seront le
fait des classes que nous appelons « fondamentales », de cette multitude qui travaille
« en bas » et assure la vie commune. Celles-ci sont du reste à l’œuvre depuis
longtemps. Elles ont donné à notre monde son visage civilisé.
Voilà la thèse que nous voulons établir. L’héritage que nous laissent Marx et Lénine
est puissant et riche d’avenir. On ne saurait pourtant le recueillir qu’en le soumettant
à une critique radicale. Et en tentant de répondre aux interrogations qu’il a suscitées.
Tel est le fil conducteur qui nous conduira, au terme de ce livre, à tenter la
reformulation d’une politique pour notre temps.
Le premier défi qui attend aujourd’hui ce que Marx appelait le prolétariat, mais qui a
désormais pris la forme bigarrée de classes populaires diversement situées dans le
dispositif de la société capitaliste, est de forger son unité. Depuis que le
néolibéralisme a fragmenté la grande entreprise, au plan national et international, et
brisé la puissance des syndicats, ces classes tendent à former un ensemble instable,
flexible, éclaté. Leurs luttes sont traversées par d’autres – celles des femmes contre
l’emprise masculine toujours renaissante, celles des peuples en migration forcée,
celles d’exclus et de minorités en tout genre – dans lesquelles elles sont étroitement
imbriquées. Il leur faut déchiffrer l’identité des causes générales dans la diversité des
atteintes de toute sorte. Car c’est bien la logique du profit capitaliste qui forme le
creuset où viennent se fondre tous ces traits de notre temps : depuis la précarité, la
discrimination, l’insécurité sociale dans les pays du centre, jusqu’au déracinement
des masses périphériques, en passant par une concentration inouïe de capacités
d’extermination et de destruction de la nature entre des mains avides.
Le néolibéralisme cherche à détruire les formes de solidarité construites autour de
l’État-nation, que les forces populaires avaient mises en place au cours du siècle
passé. Les capitalistes restaurent leurs pouvoirs et leurs revenus, rétablissent leurs
privilèges. Au plan international comme au sein des États, ils mènent une lutte de
classe sans merci. C’est donc peu dire que cette classe possédante est parasitaire, en
dépit des fonctions sociales qu’elle concentre entre ses mains, mais que d’autres
peuvent accomplir en son lieu et place. Elle doit être chassée. C’est pourquoi le
second défi est celui de l’alliance entre toutes les forces qui peuvent y contribuer.
Depuis qu’elles sont en mouvement, les classes fondamentales modernes savent
qu’elles ne peuvent trouver leurs partenaires que du côté des « cadres et
compétents ». Ce n’est que dans ces conditions que se sont imposées, réformes ou
révolutions, des avancées historiques durables. La contrepartie en est que l’on
n’oublie pas que cette alliance reste un combat, un rapport de classe, toujours prêt à
se retourner. On l’a vu dans l’impasse historique du socialisme réel. On le voit
aujourd’hui sous une autre forme, quand ces élites, désinvesties des tâches d’un État
social en déshérence, se trouvent aspirées au service de la rentabilité du capital.
Le troisième défi qui attend les classes fondamentales est celui de leur constitution
en sujet à l’échelle mondiale. L’impérialisme forme l’épine dorsale du néolibéralisme,
qui met en concurrence inégale les travailleurs du monde entier, imposant avec une
vigueur renouvelée, contre toutes les solidarités nationales, une pure logique de
profit. Les classes capitalistes et les grandes puissances, sous la houlette de la plus
grande, les États-Unis, qui se pose en super-État, s’entendent pour en faire la loi
universelle et le nouveau droit coutumier. Mais, avec l’intégration générale des
économies et la banalisation de la communication à travers l’ensemble de la planète,
une étaticité mondiale s’affirme inéluctablement. Un État-monde, en gestation,
s’annonce comme le dernier acte d’une histoire moderne issue des États-nations. Il se
met en place sous une forme aliénée, accaparée par les centres du pouvoir
capitaliste, qui font de ses principales institutions, ONU, FMI ou OMC, des instruments de
domination impériale. Mais, dans ces conditions déjà, il signifie que l’espèce
humaine forme désormais une communauté politique. Et c’est là le foyer d’une
légitimité dans laquelle un peuple-monde, face aux périls qui nous menacent tous et
aux défis d’un destin désormais commun, doit trouver sa force pour le combat du
siècle à venir.
Tel est donc le parcours théorique qui ordonne les cinq parties de ce livre. Une
réappropriation du marxisme [partie I], qui en découvre la face obscure. Une
relecture du XXe siècle [partie II], qui révèle ce refoulé : la force, ambiguë, de
l’organisation, qui monte en puissance face au marché capitaliste. Une réélaboration
« néomarxiste » [partie III], qui reconstruit l’édifice sur ces deux piliers, marché et
organisation, facteurs de classe du capitalisme contemporain. Un rédéploiement
« altermarxiste » [partie IV], qui décrypte, entremêlée au système impérialiste, et
avec toute son ambivalence de classe, l’organisation universelle d’un État-monde.
Une perspective politique [partie V] pour un peuple-monde.

1. Marx théoricien et révolutionnaire


Marx, qui naît à Trèves en 1818, est le premier européen accompli. Passé ses
études de philosophie, il vivra en France et en Belgique, et s’installera à 32 ans à
Londres, où il écrira son œuvre majeure. Il figure, selon le mot de Lénine, le
point de convergence de la culture philosophique allemande, de la pratique
politique française et de la science économique anglaise. Sa famille, juive
d’origine, baigne dans l’esprit des Lumières et de la Révolution française, qui est
alors celui de la Rhénanie bourgeoise.
De sa formation philosophique on retiendra, au-delà de la matrice hégélienne,
qui lui fournira ses recours philosophiques essentiels, l’influence du
matérialisme français du XVIIIe siècle, qui le rattache à Spinoza, et, via une
lecture nominaliste, à Aristote. Il abordera ainsi l’histoire comme le fait
d’individus réels, singuliers, vivants. Mais qui ne vivent précisément que de
leurs interrelations pratiques, à déchiffrer dialectiquement.
À ses études de droit, qui figurent à cette époque en Allemagne ce que l’on
pourrait appeler par anticipation une initiation aux « sciences sociales », se
rattache la capacité qu’il montrera toujours à considérer les choses concrètes
dans leur complexité particulière. Contrepoint à son génie spéculatif.
Son engagement de démocrate en politique commence en 1842 avec sa
participation à la Gazette Rhénane, un journal libéral. C’est là qu’il fait la
rencontre d’Engels.
À Paris, où il arrive en 1843, il poursuit un travail philosophique radical à
travers lequel il en vient progressivement d’une conception libérale de
l’émancipation en termes politiques à une perspective de révolution sociale,
dont témoignent notamment La question juive et les Manuscrits parisiens de 1844
et La sainte famille. Il commence à élaborer la réalisation du projet apparu au
sein de la gauche hégélienne : faire descendre la philosophie du ciel sur la terre.
C’est à Paris justement aussi, par l’intermédiaire de la communauté allemande
immigrée, qu’il rencontre le communisme, dans toute la variété des socialistes
utopiques qui émergent alors.
Expulsé en Belgique en janvier 1845, il poursuit, à travers les Thèses sur
Feuerbach et L’idéologie allemande, une réflexion qui le conduit à une théorie
matérialiste de l’histoire. Il élabore, au-delà des catégories issues de la
philosophie et de l’économie, des concepts nouveaux : ceux de classe sociale, de
lutte de classe et d’État, compris selon la problématique du « mode social de
production », qui relie étroitement le technique, le politique et le culturel.
Parallèlement, il se trouve engagé dans un travail d’organisation et de
coordination de diverses associations ouvrières à travers l’Europe. Son influence
y devient progressivement prépondérante, par rapport à celle d’autres leaders
tel que Proudhon (qu’il prend pour cible dans Misère de la philosophie). La Ligue
des Justes et le Comité de correspondance communiste (qu’il avait créé avec
Engels) fusionnent dans la Ligue des communistes, dont il rédige le désormais
célèbre Manifeste en décembre 1847. Il participe avec Engels au mouvement
révolutionnaire de 1848 en Allemagne, en créant à Cologne la Nouvelle Gazette
rhénane, qui soutient l’insurrection ouvrière de Paris et propose une alliance
avec la bourgeoisie libérale contre l’absolutisme prussien. Il y publie notamment
La lutte des classes en France.
Il vivra à partir de 1849, à Londres, une vie d’apatride, souvent matériellement
très difficile, partagée selon les moments entre l’activisme politique et le travail
théorique. Il vit alors d’un travail de journaliste (notamment financier), auprès
du plus grand quotidien de l’époque, le New York Tribune, dans lequel paraît
notamment son Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte (1852). Il préside à
l’organisation de l’Association internationale des travailleurs, Ire Internationale,
dont il rédige l’Adresse inaugurale et les statuts (1864), et qui va rassembler
bientôt plusieurs millions d’adhérents. Il participera intensément à ses activités.
Il saluera dans la Commune de Paris la première ébauche de la révolution
sociale et démocratique radicale pour laquelle il milite (La guerre civile en
France, 1870).
Cette période anglaise est celle de la rédaction de son œuvre principale, Le
Capital. Elle sera largement consacrée au travail sur l’économie classique, des
physiocrates à Smith, Malthus et Ricardo, dont il entreprend la critique. Une
première ébauche manuscrite est rédigée en 1857-1858, Grundrisse, Esquisse
d’une critique de l’économie politique. Marx croit pouvoir engager
immédiatement la publication de la première section de l’ouvrage projeté. C’est
la Critique (Zur Kritik der politischen Ökonomie), qui paraît en 1859. En réalité, la
tâche s’avère immense. Les manuscrits se succèdent, se répartissant en trois
livres, consacrés respectivement à la production, à la circulation, et au procès
d’ensemble de la production capitaliste. Un autre ensemble porte sur l’histoire et
la critique de la pensée économique antérieure : ce sont les Théories sur la plus-
value. Finalement, en 1867, paraît Das Kapital, livre I, dans une première édition
qui sera suivie, en 1873, d’une seconde (dans laquelle l’important chapitre I se
trouve profondément remanié), et d’une édition française, révisée et parfois
remaniée par Marx lui-même. Les livres II et III furent ultérieurement publiés
par Engels, sur la base des divers manuscrits laissés par l’auteur.
Marx, dans les années qui suivent, continuera son travail de chercheur, ouvrant
d’autres chantiers sur la rente foncière et la monnaie, sur les perspectives de
révolution en Russie. Il interviendra encore dans la construction du mouvement
socialiste en Allemagne, notamment à travers sa Critique du programme de
Gotha (1875). Il meurt en 1883, au terme d’une longue maladie.
Le marxisme de Marx
Présentation

O n ne rend pas compte de la pensée de Marx en quelques pages ou chapitres, ce


qui n’est d’ailleurs pas le propos de ce livre. L’objectif de cette première partie
est de préparer aux analyses, aux critiques, développements et refondations
ultérieures.
Le premier chapitre est consacré à Marx comme théoricien critique de l’économie
politique. Il porte principalement sur le Capital. La question centrale est ici celle de la
relation entre la perspective théorique analytique de Marx et son engagement
politique : la dénonciation de la nature de classe de la production capitaliste, et
l’identification de sa « tendance », qui annonce son dépassement révolutionnaire. Le
chapitre se clôt sur un bref exposé de la théorie de l’histoire que Marx mit en avant
sans jamais lui consacrer le « traité » que son énoncé requérait. Ce chapitre est aussi
l’occasion de l’introduction d’un ensemble de concepts et mécanismes qui seront au
cœur du reste de ce livre. En ce sens, il a un caractère préliminaire. Il vise à donner
au lecteur les éléments d’information qui seraient éventuellement nécessaires.
Le second chapitre engage le débat qui va se développer tout au long de ce livre. Il
aborde l’auteur du Capital en théoricien de la modernité et propose une lecture de
son œuvre en ce sens. Marx inscrit expressément son discours économique dans une
théorie générale de la société moderne, considérée dans sa dimension sociale et
politique. Il bouleverse l’économie en l’insérant dans cette histoire « totale ». C’est
dans ce large contexte que s’affirme une perspective historique révolutionnaire, qui
conduit censément d’une logique de profit, purement marchande, à une logique
d’association et d’organisation concertée entre tous. Un « grand récit », utopique,
dont il convient d’examiner les ressorts si l’on veut se demander à quelles conditions
on peut aujourd’hui envisager d’en reprendre le fil.
Chapitre 1. L’économie politique au service de
la révolution

R emarque préliminaire. Le présent chapitre ne prétend pas à la nouveauté. Il


n’entre pas encore dans le processus de recherche qui se développera dans la
suite de l’ouvrage. Il se propose principalement d’écarter certaines idées reçues et de
familiariser le lecteur non prévenu à l’univers du Capital.
Aux yeux de Marx, science et révolution vont de pair. Mus par la volonté de justifier
l’ordre existant, les théoriciens de la bourgeoisie restaient enfermés dans un horizon
borné. Une approche scientifique du capitalisme doit faire apparaître, selon Marx,
que le prolétariat naissant est porteur d’un destin d’émancipation universelle. Et que
la science est donc dans son camp [1] .

Critique de l’économie politique


Cette représentation des rapports entre science et lutte politique s’exprime dans la
relation ambivalente que Marx entretient avec l’économie politique dominante de
son temps. Il n’a que mépris pour cette génération d’économistes serviles qui mènent
une « lutte de classe dans la théorie », inhérente au développement même de la
domination capitaliste. Quelques auteurs pourtant, qu’il désigne comme
« économistes classiques », échappent à ce jugement. Face aux prétentions féodales
de l’époque antérieure, les rapports de production capitalistes qui émergent à partir
de la fin du XVIIIe siècle incarnent le progrès. S’ouvre alors une fenêtre, où
s’engouffre un vent favorable. L’esprit des Lumières se manifeste dans le champ de
l’économie politique. Smith et Ricardo [2] , avaient, aux yeux de Marx, identifié les
bases de l’économie bourgeoise, plus tard dénaturées par leurs successeurs. Il en fait
son miel. Miel et fiel, peut-on dire, car cet emprunt au meilleur de l’économie de son
temps et le produit « critique » qu’en tire Marx allaient empoisonner durablement
l’économie bourgeoise.
Marx ne vise pas simplement une réfutation de l’économie bourgeoise, une « critique
de l’économie politique », mais une nouvelle « science » sociale, qui aurait vocation à
devenir une arme entre les mains des classes dominées. Il forge de nouveaux
concepts, et théorise des mécanismes qu’il ne craint pas de désigner comme des
« lois », et qui doivent permettre de pénétrer la nature de la production capitaliste et
de la société moderne. Il se donne des objectifs scientifiques et des fins
révolutionnaires, mais il distingue rigoureusement leurs exigences respectives.

L’exploitation révélée
De son œuvre majeure, Le Capital, un vaste monument inachevé, il ne publiera que
le premier volume. Un texte difficile, qui présente des éléments de nature diverse :
concepts fondamentaux (marchandise, argent, capital, plus-value, profit, rente…),
« lois » du mode de production capitaliste (loi de l’accumulation capitaliste, loi de la
tendance à la baisse du taux de profit…), cadres institutionnels (manufactures,
sociétés par actions…), mécanismes (crédit, crises…), phases historiques
(l’accumulation primitive), une analyse des classes, enfin, qui clôt dramatiquement
l’ouvrage inachevé.
Marx a d’abord en vue la mise à nu du rapport capitaliste, de la structure de classe
qui oppose capitalistes et prolétaires. La cheville ouvrière en est la théorie de
l’exploitation capitaliste, c’est-à-dire celle de la plus-value. Sa démonstration,
l’analyse de ses rouages, la dénonciation de ses déguisements, constituent le
fondement théorique de l’ouvrage et la justification de sa prétention sociale et
politique.
Il y a exploitation quand une fraction de la population s’approprie une partie du
résultat du travail d’une autre fraction. Par le passé, l’exploitation a pu se trouver
idéologiquement « justifiée » par des différences de statut social (noblesse, propriété
foncière), auxquelles paraissaient s’attacher des prérogatives naturelles. Il n’est
guère besoin des concepts de l’économie politique pour établir que l’esclave ou le
serf, qui doit au maître une partie de son temps de travail ou de sa récolte, sont
exploités. Dans le capitalisme, la chose est moins évidente, car les procédures sont
complexes. Elles impliquent l’achat et la vente de la capacité de travail du travailleur
– soit sa force de travail –, la propriété privée des moyens de production, des
mécanismes de transfert et des sub-divisions de la plus-value en diverses fractions.

La médiation de la valeur
Le Capital s’ouvre sur l’analyse du marché et la théorie de la marchandise.
Marchandise implique, évidemment, « marché » (encadré 2). Une marchandise est un
produit, résultat du travail humain, fabriqué en vue de sa vente sur un marché, et
non de la satisfaction directe des besoins du producteur. Seule la production
capitaliste élaborée « transforme tous les produits en marchandises », selon la
formule de Marx. Sa démonstration, pourtant, commence par l’étude de la
marchandise, en faisant abstraction de l’existence du rapport capitaliste.
C’est donc en préalable que Marx élabore le concept de valeur. À travers leurs
marchandises, explique-t-il, les échangistes troquent leurs travaux. Ce métabolisme
social est celui du travail humain : le travail du savetier contre celui de l’agriculteur.
Une « substance sociale », selon la métaphore, circule ainsi : c’est la valeur. Sa
mesure est le temps de travail nécessaire à la production, moyennant certaines
conditions de normalité dont on ne discutera pas ici le contenu. Notons cependant
que cette théorie ne dit pas que les marchandises s’échangent selon leur valeur ainsi
comprise : elle définit seulement une logique qui s’exercera en réalité dans un tout
autre contexte, celui d’une concurrence autour du taux de profit. Les prix
observables ne seront donc pas proportionnels aux valeurs. De l’analyse de la
marchandise va découler celle de l’échange ; et de l’échange généralisé, celle de la
monnaie.
Mais d’où provenait la nécessité de ce préalable ? C’est que le mécanisme de
l’exploitation dans le capitalisme s’analyse comme l’appropriation d’une fraction de
la valeur créée par le travailleur (et non comme le bénéfice direct de son travail,
comme c’est le cas d’un employé domestique). La plus-value est de la valeur
appropriée, fruit d’un « surtravail », comme dit Marx, une « survaleur » extorquée
par le capitaliste. On ne peut la concevoir sans avoir défini la valeur.
Cette relation entre exploitation et valeur s’exprime dans la définition même du
capital : de la valeur prise dans un mouvement d’auto-accroissement. Le capitaliste fait
une avance, qui, à chaque instant, revêt les formes d’argent, de marchandises
(matières premières ou produits finis), de machines ou autres éléments nécessaires à
la production dans l’atelier, y compris la force de travail, de bâtiments. Mais ce sont
là de simples supports de la valeur, et, lorsqu’ils disparaissent du patrimoine du
capitaliste, la valeur survit sous une autre forme : par exemple, lors de la vente, la
valeur passe de la marchandise vendue à l’argent reçu par le capitaliste.
La thèse centrale que Marx veut établir est donc celle de l’appropriation du produit
d’un surtravail, dont le travailleur se trouve dépossédé. Mais il n’en reste pas là. Il
entend suivre très précisément, tout au long des circuits de la production et des
échanges, l’apparition et la circulation de cette substance sociale, objet de
l’exploitation, la valeur. Il ne lâche pas la valeur d’un pouce ; il ne laisse aucune place
à un quelconque « flou » dans la détermination de sa grandeur et de ses
« changements de formes ».
Au passage, s’élaborent sous les yeux du lecteur les divers dispositifs d’appropriation
et d’accroissement de la plus-value. Ils renvoient aux modalités organisationnelles et
techniques de la production, de la manufacture à la grande industrie. Cette
introduction « incidente » des phénomènes historiques dans le cours de l’exposé
théorique ne signifie pas cependant qu’ils présenteraient aux yeux de Marx un
intérêt moins fondamental par rapport à son objet d’étude. Elle résulte de la
démarche retenue, qui part de la valeur et de l’origine de la plus-value. Et le livre I se
termine sur l’étude du procès d’accumulation de cette plus-value, par lequel s’accroît
le capital.
À ce point, l’effort principal a été accompli, visant à l’analyse et à la dénonciation du
capitalisme comme ordre social de classe. Cheminant à travers un ensemble de
raccourcis magistraux et de développements connexes, Marx ne s’est jamais laissé
détourner de son objectif. Il a jeté les assises de sa théorie du changement social, de
l’historicité du mode de production capitaliste, à travers l’identification du rapport
d’exploitation. Les visées sont celles du révolutionnaire, les chemins, ceux du
théoricien.
L’entreprise était démesurée. Marx mit cependant toute son énergie à traiter
l’ensemble du processus capitaliste.
Le livre II analyse la « circulation de la valeur-capital » où chaque atome de capital
passe d’un de ses supports à l’autre : la marchandise, la monnaie, les composantes du
capital productif. La valeur, en effet, ne flotte pas dans les airs. Il faut enfin montrer
à quelles conditions le système se reproduit de façon équilibrée.
Il restait à résoudre un ensemble de contradictions apparentes sur les chemins
tortueux de la production capitaliste. La plus-value se répartit de façon complexe.
Elle s’extorque selon le travail employé par chaque capitaliste ; mais se réalise,
s’empoche, en fonction du total du capital que ce capitaliste a avancé. L’exploitation
devient ainsi un mécanisme collectif (comme c’est le cas dans la société anonyme, où
chacun bénéficie au prorata de son apport). Au-delà même de cette redistribution, la
plus-value se divise encore en intérêt et dividendes, revenant à une catégorie de
capitalistes extérieurs à la gestion des entreprises, les créanciers et actionnaires, et
en rente, au bénéfice des propriétaires fonciers. L’analyse doit aussi rendre compte
des conditions dans lesquelles certains capitalistes emploient des travailleurs non
pour produire, mais pour maximiser leurs taux de profits.
Au fil de cet itinéraire, Marx s’attache à démontrer que sa théorie de l’exploitation
sort indemne de ces péripéties. Tout se boucle ainsi harmonieusement au cours des
derniers chapitres du Capital, où, dans le procès fulgurant qu’il fait à ce qu’il appelle
« l’économie vulgaire », il réaffirme la priorité logique de la plus-value sur les formes
dans lesquelles elle se manifeste : profits d’entreprise, intérêts et dividendes, rentes.
Le rapport d’exploitation capitaliste est maintenant établi, dans son fondement et sa
complexité, selon la diversité des agents qui en recueillent les fruits : entrepreneurs,
rentiers, propriétaires fonciers.
Au passage, Marx a dressé un tableau saisissant des formes institutionnelles dans
lesquelles la propriété du capital est susceptible de s’exprimer : la société par actions,
la banque, etc. Il en a connu, de son vivant, les formes embryonnaires ; ce nouveau
cadre institutionnel ne se généralisera qu’à la transition des XIXe et XXe siècles. Marx
ouvre ainsi de vastes perspectives, sans jamais parvenir au terme de leur
exploration.

2. Le marché
Dans le discours contemporain, il est fait un très grand usage de la notion de
marché, à tel point que l’expression « économie de marché » est utilisée comme
substitut de celle de « capitalisme ». La motivation est facile à saisir. Capital
suggère : profit, spéculation, etc. ; marché renvoie à un petit monde de citoyens
producteurs, et, par surcroît, désigne l’ennemi du doigt : la planification
centralisée, bref le totalitarisme. Le cercle s’est, cependant, refermé. Si le terme
marché rassure au singulier, il inquiète au pluriel. Les marchés financiers,
surtout internationaux, sont perçus comme une force obscure qui gouverne le
monde. Ils dictent les nouvelles règles du jeu économique et social au-delà de
tout contrôle, comme s’imposent au monde les conditions météorologiques.
D’un point de vue analytique, la simplicité généralement prêtée au terme
marché est une illusion. Il faut d’abord comprendre « le marché » dans sa plus
grande généralité, avant d’envisager les différents contextes où il est susceptible
de s’insérer.
Au plan le plus général, le marché renvoie à des mécanismes d’offre et de
demande, où l’aboutissement de la rencontre entre offreurs et demandeurs n’est
pas réglée par avance, mais reste soumise au bon vouloir du demandeur. Le
premier acteur, l’offreur, individu ou institution, est le détenteur d’une
marchandise qui cherche à s’en défaire selon certaines conditions. Il la présente
sur le marché, où le demandeur s’exécutera éventuellement. C’est cette
recherche du débouché, l’attente de la validation d’un acte de production
(directement si l’offreur est le producteur ou indirectement) qui définit la
relation de marché.
Une première difficulté, de peu de conséquence, a trait à l’existence de services.
Dans ce cas, ce qui est offert n’est pas un bien, mais un ensemble d’actions que
l’offreur propose d’accomplir (une coupe de cheveux, un transport, un conseil de
gestion…). Le service est réalisé au moment où il est demandé. La sanction a
posteriori revêt donc une autre expression : l’offreur se présente sur le marché
avec sa capacité d’agir, ses équipements, ses matériaux et attend la demande de
la même manière. D’une façon un peu similaire, la production peut être
précédée d’une commande. Le producteur qui travaille dans ces conditions, se
trouve dans une situation comparable au prestataire de services, se présentant
également sur le marché avec ses capacités potentielles, dans l’attente de la
commande.
Globalement, de tels mécanismes conduisent à des ensembles de rééquilibrages
a posteriori, qui commandent des actes de production et d’autres transactions.
Dans un système marchand, la demande domine généralement. Dès lors que
divers offreurs des mêmes biens ou services se côtoient sur le marché, le maître
mot est la « concurrence ». Le marché rétroagit sur les logiques de production.
De telles relations marchandes sont susceptibles d’exister dans divers types de
sociétés et économies.
— Le cadre marchand emblématique est celui de petits producteurs individuels
également demandeurs à d’autres heures. Il s’agit de la « petite production
marchande ». Ce cadre joue un rôle central dans la pensée économique et
politique. Il implique des mécanismes d’achat et de vente, sanctionnés par le
recours à une monnaie. De là découlent des règles dans la détermination des
prix, etc.
— Mais c’est la production capitaliste qui amène ces relations marchandes à leur
maturité, selon l’idée de Marx à laquelle renvoie ce chapitre. Le marché
capitaliste possède, à l’évidence, ses propres caractéristiques et mécanismes.
Dans le capitalisme, la production et l’offre sont le fait d’entreprises,
potentiellement très grandes. Et surtout, la capacité de travail des individus
devient elle-même marchandise, donc soumise à cette domination générale de la
demande (les candidats travailleurs offrent leur capacité de travail, ce qu’on
exprime souvent en disant qu’ils « demandent du travail », ce qui traduit bien les
hiérarchies). Les offres et les demandes sont gouvernées par des mécanismes
particuliers, notamment la construction de capacités de production
(l’investissement) selon le critère de la rentabilité.
— Mais ces logiques du marché ne sont pas intrinsèquement tributaires du
capitalisme. Elles sont compatibles avec d’autres formes de propriété des
moyens de production : coopératives, propriété collective étatique ou autre. Le
critère déterminant est de savoir quel statut est conféré à la sanction de la
demande. On sait que la tension entre le plan et le marché fut un enjeu central
dans les pays du socialisme réel, notamment dans les périodes de réformes où
les frontières entre les deux logiques étaient censées s’ajuster.
D’une manière générale, les systèmes économiques combinent, à des degrés
divers, les règles de marché et des procédés visant à les supplanter. Toutes les
entreprises se livrent à des investigations et calculs préalables, afin de se
prémunir contre l’incertitude propre au marché. Les pratiques publicitaires ont
pour objet de capter les demandes, de les stabiliser. Pour certains types de
production (par exemple, la construction d’un immeuble ou d’un paquebot),
l’incertitude est gommée par des arrangements préalables, tendant à réduire les
risques de l’offreur.

Les tendances au sein et au-delà du capitalisme


De ce tronc sortent des branches maîtresses. Sur la dénonciation de l’exploitation
capitaliste viennent se greffer ce que l’introduction de ce livre a identifié comme un
esprit d’optimisme, une perspective de dépassement. La voix du révolutionnaire, du
visionnaire, se fait entendre de temps à autre, parfois tonitruante. Mais son
intervention est plutôt incidente, anticipatrice, comme si l’homme d’action ne
pouvait contenir son impatience. Ce n’est pas elle qui dicte l’ordonnance de
l’ouvrage, mais bien la considération des tendances objectives du système.
Tout d’abord, ce système social est un puissant moteur de ce que Marx appelle les
« forces productives ». Il voit dans leur expansion la condition de l’établissement
d’une société où le partage des richesses serait émancipé de la rareté. À cela s’ajoute
un processus dit de « socialisation » des forces productives. Il entend par là
l’acquisition d’un caractère collectif, qui, de proche en proche, atteint l’ensemble de
la société. La grande entreprise, dont les rouages internes de fonctionnement
échappent au marché, est, en ce sens, un lieu de socialisation de la production. La
coordination des tâches de production selon un plan, au moins au niveau national,
donnerait une envergure achevée à cette collectivisation. L’autre versant du
phénomène est le fait que les travailleurs se trouvent rassemblés dans de vastes
unités de production, d’où dérivera leur capacité d’organisation.
Aux yeux de Marx, cette socialisation, dont le capitalisme est bien le promoteur,
entre pourtant en contradiction avec la logique de la propriété privée des moyens de
production. Les formes institutionnelles que revêt la propriété capitaliste – comme
les sociétés par actions ou les institutions financières promues au grade
d’« administratrices » générales du capital –, agissent simultanément comme des
leviers et des contraintes. Elles préparent le passage à une propriété collective
exercée par les travailleurs organisés. Mais elles peuvent tout autant bloquer cette
tendance. L’objectif de la lutte révolutionnaire, guidé par un savoir émancipé de sa
servilité vis-à-vis des classes dominantes, est donc, en un sens, de porter ces
tendances à leur forme achevée et harmonieuse.
Marx fait par ailleurs, en contrepartie de ces aspects prometteurs, apparaître la
violence qui caractérise d’un bout à l’autre le développement du capitalisme.
D’abord, au chapitre 25 de la section VII du livre I, consacré à la La loi générale de
l’accumulation capitaliste. À mesure que le capital s’accumule dans de nouvelles
machines plus performantes, l’accumulation se poursuit en engendrant
proportionnellement moins d’emplois. Les capitalistes disposent ainsi d’une « armée
de réserve » de travailleurs au chômage, qui leur permettra d’affronter les
fluctuations résultant des épisodes de crise. Véritable réquisitoire face à l’apologie
cynique du système, façon Malthus. Le révolutionnaire prend ici un peu d’avance sur
le théoricien, car la démonstration n’est pas encore conduite à son terme. D’où les
interprétations parfois abusives, en termes de « paupérisation » de la classe ouvrière.
On retrouve ce thème de la violence, mais selon un autre angle, au long de la section
VIII, L’accumulation primitive. Marx, au terme du livre I, y pose la singulière question
du commencement du capitalisme, laquelle ne peut se comprendre à partir de sa
propre logique productive, dans la mesure où elle n’est pas encore mise en place. À
mesure qu’elle apparaît, cette logique incite les puissants en tout genre à s’emparer
par la force de tout ce qui passe à portée de leurs mains, pour en faire un moyen de
profit capitaliste. Un commencement, toujours « recommencé » : naturellement
destiné à se reproduire tout au long du développement capitaliste, aujourd’hui plus
que jamais.
Mais la thèse la plus célèbre, qui semble établir la fin programmée du système, est
celle de la tendance à la baisse du taux de profit – tendance incorporée dans les
caractères spécifiques du changement technique dans le capitalisme. Cette
découverte, selon Marx, remplissait d’effroi les économistes classiques, qui avaient
identifié cette tendance, tout en se trompant sur ses origines. Lorsque cette baisse de
la rentabilité se fait sentir, en dépit de l’effet de multiples contre-tendances, le
capitalisme entre dans des phases de crise où se combinent la contraction de la
production (la récession ou dépression), la spéculation et les crises financières. On
retrouve la problématique du Manifeste du Parti communiste, celle du capitalisme
« apprenti sorcier », initiateur d’une croissance qu’il est incapable de maîtriser.
Marx renouera à de nombreuses reprises avec l’analyse des « cycles économiques »,
qu’il désigne sous ce nom, décrit correctement et tente de théoriser. Cette vision de ce
qu’on appellerait de nos jours le « cycle conjoncturel », vient s’articuler avec ses
propos relatifs à l’instabilité financière, liée aux envolées monstrueuses de
l’accumulation des portefeuilles de titres qu’il appelle « capital fictif ». Tout est là,
tout l’outillage visant à diagnostiquer et interpréter les soubresauts de la production
capitaliste, à l’occasion desquels se déchaînèrent les luttes populaires, comme celle
de 1848 [3] .
Le « théoricien révolutionnaire » ouvre ainsi une grande vision : le capitalisme
comme société de classe, mu par une dynamique commandant la nécessité de son
propre dépassement, et débouchant sur une conflagration révolutionnaire conduite
par le prolétariat organisé, qui mettra fin à ce « mode de production ». Un des objets
de ce livre est d’en discuter la pertinence.

Modes de production
Du mode de production capitaliste, Le Capital lui-même ne donne qu’une vue
partielle. On l’a rappelé, le livre I est consacré au processus de production, dont la
forme proprement capitaliste est la production de la plus-value : l’auto-
accroissement de la valeur-capital. Le livre II analyse la circulation, le mouvement de
la valeur-capital sous ses diverses formes d’existence : argent, marchandise et capital
productif. Le livre III étudie les « structurations du processus d’ensemble » ; il
présente un ensemble de concepts (comme celui de profit), de lois et de mécanismes
qui ne peuvent se comprendre qu’une fois démontés les rouages du capital (plus-
value et circulation). L’investigation de Marx dans Le Capital reste ainsi limitée à ce
que la tradition a désigné comme la « base économique ». Elle s’inscrit pourtant dans
un contexte social plus large, qui porte le nom de « mode de production capitaliste ».
L’analyse économique du capital, qui en constitue le cœur, implique notamment que
les structures de classes y soient envisagées, intrinsèquement et dans leur rapport à
l’État.
Si l’ouvrage débute par l’étude de la marchandise et de l’argent, avant la définition
du capital, c’est, on l’a vu, que ces concepts sont des préalables indispensables à
l’étude du capital. Un problème se pose cependant ici. Le terme de « capital » appelle
en effet celui de « capitalisme », même s’il a existé du capital dans des sociétés
précapitalistes et même si la théorie du capital n’achève pas celle du mode de
production capitaliste. Mais « marchandise » ne renvoie pas de façon équivalente à
une « production marchande ». On peut parler d’un « mode de production
capitaliste », non de « production marchande » au sens d’un mode de production
antérieur au capitalisme. Ce serait projeter des étapes historiques mythiques sur des
enchaînements conceptuels logiques. Il est impossible d’exposer le concept de capital
sans avoir présenté celui de marchandise, mais on ne peut en inférer la préexistence
d’un mode de production marchand antérieur au mode de production capitaliste.
Tel est le sens de la formule de Marx : « Seul le capitalisme transforme tous les
produits en marchandises. » La logique marchande de production ne s’exprime
pleinement que dans le contexte d’une économie capitaliste. L’exposé théorique du
capital doit néanmoins commencer en faisant abstraction de celui-ci. Le marché n’est
pas un mode de production. Il représente, selon Marx, la logique sociale à partir de
laquelle va se définir, une autre logique, celle du mode de production capitaliste.
Enfin, aux yeux de Marx, le mode de production capitaliste n’en est qu’un parmi
d’autres. Il nous faut donc achever ce premier tour d’horizon en évoquant la théorie
plus générale où s’inscrit censément son analyse.

Une science de l’histoire : le matérialisme historique


Depuis longtemps, depuis L’idéologie allemande, Marx inscrit son approche du
monde capitaliste moderne dans une théorie générale de l’histoire, auquel est
classiquement attaché le nom de « matérialisme historique ». Il n’en fait pas le rappel
systématique dans son œuvre ultérieure, si ce n’est dans un écrit resté célèbre parce
qu’il en fournit un extraordinaire concentré.
Il s’agit de la préface à la Critique de 1859 [4] . Marx y met en scène ses concepts de
forces productives et de rapports de production. Il y aurait une sorte de
« correspondance », à chaque époque, entre les technologies principales (c’est-à-dire
aussi les savoir-faire), et les rapports sociopolitiques. C’est là déjà l’idée qu’avaient
ébauchée les libéraux écossais des années 1750, dont Smith, initiateurs de cette
vision d’une histoire découpée en périodes successives : élevage, agriculture,
industrie-et-commerce. Il ne s’agit pas d’une simple séquence technologique. À
chaque étape, en effet, se configure ce que ces penseurs appellent une « société
civile » particulière : soit un ensemble d’institutions où se règlent, chaque fois de
façon particulière, les modes de partage du travail et du produit, le contrôle et la
direction de la production, la distribution des droits et des pouvoirs. Une telle
problématique est aujourd’hui devenue, sous des formes diverses, assez commune.
Elle présente pourtant chez Marx une spécificité particulière : il y a bien une théorie
marxienne de l’histoire.
D’une part, en effet, Marx pose que la confrontation sociale autour des forces
productives n’est pas seulement l’affaire d’individus. Car – du moins à partir du
moment où, avec l’agriculture et l’élevage, apparaît la propriété privée –, cette
confrontation se réalise sous la forme d’un clivage entre ceux qui travaillent et les
autres : ceux qui parviennent à s’approprier les moyens de produire, de contrôler ou
de diriger la production. Les forces productives donnent ainsi lieu, selon leur nature
particulière, à des rapports de classe chaque fois spécifiques : des rapports
d’exploitation et de domination toujours historiquement singuliers. Dire que les
rapports sociaux « correspondent » aux forces productives, cela signifie donc d’abord
que toutes les technologies ne sont pas socialement appropriables ou contrôlables de
la même façon ; ni les producteurs exploitables, « assujettissables », de la même
façon. Aux technologies d’irrigation dans la vallée du Nil correspondra une
structuration politico-sociale fortement centralisée, inscrite dans l’espace qu’unifie
ce fleuve. À l’élevage des steppes, un tout autre rapport de classe, impliquant une
segmentation volatile de la propriété, etc.
Mais à cela s’ajoute une autre idée. Car le schème marxien, si général qu’il soit, est
fortement référé à la société moderne, auquel il semble particulièrement approprié,
voire destiné. Cette notion de correspondance est, en effet, marquée d’une
connotation dynamique, positive et très spécifique : les rapports sociaux de
production qui « correspondent » aux forces productives sont de nature à
promouvoir leur développement. Ces rapports de domination sont donc en même
temps facteurs de développement technique. Mais – retournement dialectique –
celui-ci transforme également les producteurs, et, par là même, aussi,
potentiellement, les rapports entre les exploités et les exploiteurs. Ainsi, le mode de
production capitaliste, fondé sur la propriété et la concurrence, correspond bien aux
réquisits d’une production mécanisée. C’est bien lui qui promeut celle-ci, et non
l’inverse. Car les forces productives ne sont, par elles-mêmes, les vecteurs d’aucune
tendance à quoi que ce soit : elles ne s’accroissent que dans des logiques sociales
déterminées. Mais, par contrecoup, ces logiques sociales se trouvent, elles-mêmes,
entraînées dans le mouvement. Le capitalisme développe la grande industrie, et
celle-ci finit par ébranler le capitalisme. Elle fait émerger la possibilité de nouveaux
rapports sociaux de production, capables de prendre la relève. Alors, dit Marx, on
entre dans une ère de « révolution ».
Le Capital, ne reprend pas explicitement à son compte cette proclamation
programmatique, ce schème péremptoire d’une histoire universelle. Il semble bien,
pourtant, que Marx y suive le même « fil directeur ». Qui, en l’occurrence, conduit à
la question d’une « révolution ». Et c’est par là sans doute que le marxisme fait
problème à nos contemporains. Un certain matérialisme historique ne leur est pas
étranger dans son principe : l’idée que la révolution informatique serait lourde d’une
révolution potentielle dans les rapports sociaux est familière à l’opinion publique. La
question est de savoir où tout cela conduit ; et ce que vaut – pour le déchiffrement
des relations entre le technique et le politique, pour la lecture de notre histoire –, la
voie ouverte par Marx dans Le Capital. Ce que vaut le récit qu’il nous propose.
Notes du chapitre
[1] ↑ Ce chapitre emprunte notamment à GD, Le concept de loi ; JB, Que faire du Capital ? ; et GDDL, Économie
marxiste. Il est impossible de rendre ici justice aux innombrables travaux d’autres chercheurs concernant
l’œuvre de Marx, et ce n’est pas l’objet de ce chapitre.
[2] ↑ A. Smith, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), Paris, PUF, 1995 ; D. Ricardo,
Des Principes de l’économie politique et de l’impôt (1817), Paris, Flammarion, 1971.
[3] ↑ La puissance théorique de cette « économie politique marxiste » est fortement sous-estimée, en particulier
sa capacité à rendre compte des mécanismes à l’œuvre dans le capitalisme contemporain. Cette perspective est au
centre des travaux de G. Duménil et D. Lévy : GDDL, La dynamique ; GDDL, Économie marxiste.
[4] ↑ Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Éditions Sociales, 1957, p. 4-5. Titre original : Zur
Kritik der politischen Ökonomie.
Chapitre 2. Le « grand récit » marxien

R éagissant à une tendance générale des auteurs qui le précèdent, Marx aborde le
phénomène économique comme une composante du fait social total, compris
dans son historicité particulière. C’est en ce sens qu’il fait une « critique de
l’économie politique », contre la tendance des classiques à développer celle-ci en
discipline abstraite, intemporelle. On l’a dit, cette critique est bien une théorie de
l’économie politique. Et son caractère théorique propre tient à ce qu’elle est
inséparable d’une théorie de la société moderne. Marx comprend le capitalisme
comme une dimension de la modernité, au sens classique où ce terme désigne l’ère
nouvelle qui s’ouvre à l’aube de la Renaissance. Son économie politique s’inscrit dans
une théorie critique de la société moderne. Voilà la question dont on va essayer de
prendre ici la mesure [1] .
Ce chapitre propose, en écho au précédent, une lecture interrogative du livre I du
Capital. Il entend d’une part mettre en lumière ce qui est essentiel à la visée politique
ultime de l’analyse de Marx, et d’autre part poser des jalons pour la critique qui,
dans la suite de ce livre, sera faite de son approche de la société moderne, du
capitalisme et de son dépassement dans un ordre nouveau.

L’utopie marxienne
On avait, avant Marx, notamment chez les historiens français, envisagé l’histoire
moderne en termes de classes et même de lutte de classe. Il reprend cependant cette
problématique en termes nouveaux, parce que sa recherche, motivée par l’objectif
d’abolir tous les rapports de classe, le conduit à une analyse radicale de l’ensemble
de leurs conditions économiques et politiques.
Il dégage, au-delà de toutes les divisions fonctionnelles, un rapport social
déterminant : le clivage entre ceux qui possèdent des moyens de production et ceux
qui, n’en possédant pas, travaillent nécessairement comme salariés. Ceux-ci
produisent plus qu’ils ne reçoivent. C’est pour cela qu’on les emploie. Et le résultat en
est l’accumulation de toute la richesse sociale produite entre les mains des classes
capitalistes, à une échelle toujours croissante.
Si le discours en restait là, il ne serait qu’un cri de désespoir, de dénonciation, ou de
révolte. Il développe, on l’a vu, la question tout autrement : le mode de production
capitaliste se dirige inéluctablement vers sa fin. La concurrence conduit en effet à la
grande entreprise, donc à l’émergence d’une classe nouvelle, un prolétariat certes
exploité, mais de plus en plus instruit et nombreux, uni par le procès même de
production. Cette classe en viendra un jour à s’approprier collectivement les moyens
de production. Et elle sera dès lors capable de prendre en main l’ensemble de la vie
sociale – par-delà les intérêts privés. Elle réalisera ce que le libéralisme – du moins
dans sa prétention d’être en même temps un libéralisme politique – ne pouvait que
promettre : des relations humaines égalitaires et émancipées, au sein d’une société
déterminant librement son destin.
Voilà, grossièrement résumé, ce que l’on a désigné comme le « grand récit » marxien.
Il part de la promesse libérale, inscrite dans la déclaration moderne des droits de
l’homme. Il montre comment, de la dynamique même du système économique qui
s’en réclame tout en le bafouant cyniquement, doit émerger la force qui le
renversera. Et comment dans un nouvel ordre social se réalisera la promesse. Il
dessine ainsi la grande utopie du XXe siècle – au nom de laquelle des multitudes
humaines, exploitées et humiliées, se sont levées pour une « lutte finale ».
On sait que l’histoire n’a pas conclu en ces termes. Peut-être y a-t-il une erreur
quelque part ? Que deviendrait pourtant le marxisme s’il renonçait à changer le
monde ? Si l’on veut aujourd’hui chercher à porter un jugement sur cette téméraire
entreprise, il convient sans doute de prendre d’abord la mesure de la « grande
théorie » investie dans le grand récit. De la décrypter avec le recul du temps, mais en
la suivant pas à pas dans l’ordre rigoureux dans lequel elle s’expose, cet « ordre de
l’exposé », qui avait pour Marx une importance décisive. Et qui est en effet
paradoxal.

La société marchande : un prologue dans le ciel


L’approche de Marx est, en son commencement du moins, analogue à celle des
libéraux. Il aborde l’économie moderne en termes de marché. La première section
du livre I du Capital est entièrement consacrée à la logique marchande de
production. Et Marx, on l’a vu au chapitre précédent, souligne qu’il y fait encore
entièrement abstraction de ce qui, dans le capitalisme, est proprement capitaliste : le
travail salarié et son exploitation, dont il montrera par la suite qu’il constitue la base
de l’accumulation capitaliste. Il en reste rigoureusement à l’analyse de la logique
moderne de production en tant qu’elle est une logique marchande, fondée sur la
propriété privée, sur la production en vue de l’échange, dans des conditions de libre
concurrence. C’est ce cadre qui lui permet de définir sa théorie de la valeur par « le
temps de travail socialement nécessaire ». Il fait apparaître que celui-ci, quel que soit
le niveau du développement technique, se définit socialement à partir du contexte
dynamique des rapports de concurrence. Et il commence par analyser le marché
concurrentiel comme un système rationnel de production (« rationnel » au sens où il
est orienté vers la production dans le moindre temps des valeurs d’usage socialement
reconnues) : la concurrence entre producteurs privés assure en ce sens l’incitation à
la productivité, l’équilibre entre les diverses branches, et (par le prix de marché qui
s’affiche) l’information requise. Un examen attentif du texte de Marx montre que ces
trois données y sont présentes, constitutives de sa théorie de la valeur, de la
marchandise et du rapport marchand.
Mais ce qui est également remarquable, c’est que ce rapport moderne de production
ne se trouve pas seulement défini en termes de « rationalité » (sous les traits de
l’homo œconomicus), mais corrélativement aussi en termes juridico-politiques de
liberté et d’égalité, et en ce sens en termes de « raison », c’est-à-dire de prétention de
légitimité. Les agents de ce rapport marchand de production, fondé sur la propriété
privée et orienté vers l’échange, se traitent mutuellement comme des partenaires
libres et égaux, en tant que propriétaires et échangistes. Marx unit ainsi, dans la
même conceptualité initiale, le concept libéral du droit et le concept libéral de
l’économie. Il les inscrit dans l’ontologie sociale de la modernité. Restera à savoir à
quel titre.
Cette façon de procéder en commençant par les seules catégories du marché, en
excluant provisoirement celles du capital, répond naturellement à une nécessité
logique. Car, on l’a vu, pour être en mesure d’exposer la théorie de la plus-value, ou
survaleur, il faut d’abord, avoir établi une théorie de la valeur. La théorie de la plus-
value avance que la force de travail salariée fonctionne comme une marchandise
dont l’usage, par son acquéreur capitaliste, engendre une valeur plus grande que la
sienne propre, définie par le salaire. Elle suppose une élaboration préalable des
concepts de valeur, de marchandise et de marché. Il y a donc un commencement
nécessaire à l’exposé de la théorie du capitalisme : c’est une théorie de la
marchandise, c’est-à-dire du marché comme logique de production [2] .

Un concept (idéalement posé) d’« économie de marché »


Marx ne parvient à ce commencement logique qu’au terme d’un long travail de
recherche. Il avait d’abord cru pouvoir commencer par l’analyse de l’exploitation,
comme fait central du capitalisme. C’est à la dernière page de son premier grand
brouillon, les Grundrisse, qu’il découvre qu’il faut prendre les choses autrement :
« La première catégorie dans laquelle se présente la richesse bourgeoise est celle de
la marchandise. » [3]  Il est dès lors en mesure de commencer son exposé de façon
cohérente. Il s’engage aussitôt dans ce qu’il croit être la rédaction définitive de son
œuvre : la Critique de l’économie politique (1859), consacrée à la théorie de la
marchandise. Le Capital, qui en reprend la substance, souligne, dès la première
phrase, que l’analyse de la marchandise constitue nécessairement le point de départ.
En commençant ainsi, Marx entend suivre une démarche orientée de l’« abstrait » au
« concret ». Le plus « abstrait », dans sa terminologie, c’est le contexte le plus général
de la forme moderne de production : le marché comme mode social de coordination
du travail selon lequel les produits sont des marchandises. Le plus concret, ici, ne
désigne pas les choses empiriques, mais le résultat d’une complexification de cette
donnée conceptuelle générale (le marché), qui se traduit dans un concept plus
élaboré (le capital). Ce concret, dit Marx, est un « concret de pensée ». C’est en ce sens,
que la séquence logique commence nécessairement avec les concepts abstraits du
marché, et se développe dans ceux, plus concrets, du capital.
Mais il y a, dans le rapport entre marché et capital, quelque chose de plus qu’une
simple question de progression logique, du simple au complexe, ou plus précisément
« de l’abstrait au concret », dans la construction du concept ou de la théorie. L’exposé
du rapport marchand n’est pas seulement à prendre comme un préalable à l’exposé
de la théorie de l’exploitation. Car le rapport marchand, la logique du marché, est
quelque chose de bien réel, qui conserve son effectivité propre dans le capitalisme.
En arrière-fond de l’exploitation, qui est une extorsion, une infraction à la norme de
l’échange, le rapport marchand, qui en est la condition, comme tel, demeure. Le
concept de valeur (et les catégories de la propriété privée, du marché et de la
production marchande qui le conditionnent) n’est pas seulement un concept qui en
prépare un autre, celui du capital, lequel seul serait opératoire. Il désigne, aux yeux
de Marx, le trait primordial de la société capitaliste moderne.

La « métastructure » de la structure capitaliste


Convenons de désigner sous le nom de « métastructure » ce contexte plus abstrait,
c’est-à-dire plus général, qui se trouve à l’arrière-plan de la « structure » de classe. Il
s’agit là, par rapport à Marx et au marxisme, d’une innovation terminologique, mais
non d’une innovation conceptuelle. Car elle ne vise d’abord qu’à faire apparaître plus
clairement un aspect fondamental de la problématique marxienne. Et c’est en ce sens
que le couple métastructure/structure sera au centre de notre analyse [4] .
Cette problématique est complexe, parce qu’elle s’entend de façon dialectique. Elle
affirme, à l’encontre du libéralisme, que l’économie moderne n’est pas une économie
de marché, mais une économie capitaliste, c’est-à-dire fondée sur l’exploitation de la
force de travail fonctionnant comme marchandise. Cela signifie que c’est seulement à
partir de l’analyse du processus de la plus-value et du rapport de classe qu’il
engendre, que l’on peut comprendre la physique et la dynamique de la société
moderne. Mais Marx distingue strictement la logique du marché et celle du capital,
puisqu’il est en mesure d’exposer la première sans dire encore un seul mot de la
seconde. Le capitalisme apparaît ainsi comme une détermination particulière de la
forme marchande de production. Ainsi, l’une des grandes questions au centre de
l’investigation marxienne sera celle du rapport entre le capitalisme et le marché
(encadré 2). On en comprend aisément l’enjeu : il sera notamment de savoir si
l’abolition du capitalisme doit aussi s’entendre comme l’abolition de marché. Mais ce
n’est là encore, on le verra, qu’un aspect du problème.
Tout au long de la construction de sa théorie, Marx a cherché à élucider cette
question et à définir la relation entre ces deux termes, marché et capital. Au terme de
son investigation, dans Le Capital, il fait apparaître que cette relation doit s’entendre
en deux sens distincts, dont l’unité définit la dialectique économique et sociale de la
forme moderne de société. On procède nécessairement du marché au capital, pour la
raison que l’on a vue : la relation capitaliste ne peut se concevoir en dehors de la
relation marchande, qui est son préalable conceptuel. En ce sens, le marché est le
« présupposé » du capital. Mais, dans le sens inverse, selon la dynamique historique,
c’est bien le capitalisme qui développe le marché comme logique de production.
Rigoureusement, c’est le capital qui « pose » le marché comme relation universelle ;
ce n’est pas le marché qui appelle le capital. C’est par la logique du capitalisme, qui
fait de la force de travail elle-même une marchandise, que toute production tend à
devenir marchande, et que toute chose – d’abord toute production de biens ou de
services –, devient marchandisable. C’est par le capitalisme que le monde devient un
marché. En ce sens, dans les termes marxiens de la logique hégélienne, le marché est
le « présupposé posé » du capital, le présupposé qu’il pose dans son développement
même. Dans la terminologie ici adoptée, la métastructure est le présupposé posé de
la structure.
Le lecteur comprendra que si l’on insiste ici sur le premier terme, la métastructure,
au point de sembler lui accorder une importance démesurée par rapport à la
structure, c’est seulement parce qu’il était nécessaire de dégager la nature de ce
concept, dont on verra ultérieurement qu’il commande une compréhension plus
large de la structure.

L’autre face, juridico-politique, de la métastructure


Il s’agit donc tout à la fois de distinguer ces deux concepts, marché et capital, qui
représentent deux logiques sociales, et de comprendre leur unité dans la forme
moderne de société. Cette question ne se limite pas à sa face économique. On
remarquera que Marx attache une grande importance au fait que le rapport
moderne de classe ne se fonde pas sur l’idée que les hommes seraient différents par
nature, qu’ils relèveraient naturellement de statuts inégaux, mais sur le « préjugé
d’égalité » [5] . Cela n’empêche en rien d’inclure dans le capitalisme l’esclavagisme
moderne, tel par exemple qu’il fut pratiqué, notamment, aux Amériques ; et de finir
par poser que la servitude occupe dans le capitalisme autant de place que le salariat.
Mais, comme on le verra, pour en arriver rigoureusement à cette conclusion, il faut
paradoxalement partir de ce qui ressemble à une situation standard idéale : de cette
logique du « libre » salariat, qui implique la référence à la liberté et à l’égalité. Le
travailleur salarié peut changer d’employeur. C’est d’abord en ce sens qu’il est libre.
Il dispose librement de sa force de travail comme d’une marchandise. Il n’en dispose,
il est vrai, que pour la mettre à la disposition du capitaliste. Et par là s’introduit non
seulement un rapport hiérarchique entre eux, mais s’établissent aussi les conditions
juridico-politiques modernes de l’exploitation.
La thèse de Marx implique une chaîne indissociable de concepts – déclaration,
référence, position, retournement –, dont l’enchaînement se comprend aisément. Il
avance que le rapport de classe moderne est fondé sur la référence à une relation
rationnelle (économique) et raisonnable (juridico-politique), qu’il identifie au
rapport marchand de production. Mais il ajoute aussitôt que cette relation
présupposée n’est jamais donnée, posée, que retournée en son contraire. La
modernité n’est donc nullement fondée sur la liberté, comme le prétend le
libéralisme. Le capitalisme n’est nullement fondé sur cette relation rationnelle-
raisonnable, mais sur la référence à une telle relation. Ce qui est tout autre chose.
La métastructure est toujours déclarée : le travailleur salarié est supposé accepter
librement la confiscation de sa liberté dans l’entreprise, et c’est au nom du libre
marché que se déploient le protectionnisme des plus forts et le pillage colonial. Mais
cette référence n’est pas non plus une simple couverture de propagande, ni une
simple « superstructure idéologique ». Elle possède un statut singulier que désigne le
concept de métastructure. Elle détermine la structure elle-même dans sa forme
propre, particulière au monde moderne : la structure capitaliste se comprend comme
le retournement de la relation sociale rationnelle et raisonnable. On le verra de
mieux en mieux à mesure que l’on entrera plus avant dans l’analyse de la forme
moderne de société. Mais Marx déjà ne manque pas de souligner que, dans ce
retournement même, qui constitue la structure, la métastructure se trouve sans cesse
rappelée, dans les termes de la relation contractuelle supposée entre des partenaires
censément égaux en droit. Il souligne expressément, dans sa Critique du Programme
de Gotha, que le droit socialiste ne différera pas du « droit bourgeois », sinon en ce
qu’il sera effectivement réalisé [6]  : il réalisera une promesse inhérente au
capitalisme.
On notera pourtant que cette « référence », cette déclaration supposée de liberté et
d’égalité, de rapport rationnel entre tous est plus qu’ambiguë : elle est
rigoureusement « amphibologique ». Pour ceux qui sont « en bas », en effet, elle est
proclamée comme ce qui doit être. Ceux d’« en haut », par contre, considèrent que
cela est arrivé. Ne sommes-nous pas dans un État de droit, où tous sont considérés
comme égaux et disposent des mêmes droits ? La société tout entière baigne donc
dans la même proclamation : « Nous sommes libres et égaux. » Mais c’est un cri de
guerre. C’est l’étendard de la lutte entre les classes.

Le capitalisme comme exploitation, aliénation et domination


Cet ordre de droit, en effet, n’existe, dans le capitalisme, que dans la forme de son
retournement. Lequel s’analyse selon plusieurs points de vue, développés tout au
long de la section III du livre I, que différentes traditions au sein du marxisme ont
mis diversement en lumière, mais qui renvoient à un ensemble indissociable.
L’approche la plus classique est centrée sur le concept d’exploitation : l’accumulation
capitaliste est fondée sur la différence entre ce que produisent les travailleurs et ce
qu’ils reçoivent sous forme de salaire, selon un processus continu de spoliation.
Celle-ci se cache sous l’apparence de l’échange entre le travail et le salaire. La théorie
de la plus-value montre ce qu’il en est. Il s’agit évidemment là du mécanisme central
de cette forme sociale de production, qui détermine les stratégies des capitalistes, et
plus généralement les rapports de forces au sein de la société moderne. Mais cette
approche n’épuise pas la question.
Car il est une autre dimension tout aussi importante, qui pose un autre problème,
auquel Marx apporte tout autant d’attention. Sa thèse n’est pas seulement que le
travail salarié produit un surplus, approprié par les capitalistes. Mais que ce surplus
se présente sous la forme d’une accumulation de richesse abstraite. La différence
entre la logique du « travail en général » (telle qu’on la retrouve dans le paradigme
marchand) et la logique de la production capitaliste est que la première a pour
finalité la production de valeurs d’usage, c’est-à-dire de richesses concrètes,
supposées utiles à la société, et la seconde au contraire a pour fin la plus-value, c’est-
à-dire une richesse abstraite, indéfiniment accumulée, quelles qu’en soient les
conséquences sur les hommes, les cultures et la nature. Cette thèse, que l’on
identifiera ultérieurement (chap. 9) comme celle de la « seconde contradiction » du
capital, est centrale dans la théorie. Elle est en complète contradiction vis-à-vis des
prétentions de la théorique économique à prêter au marché capitaliste des
propriétés d’« optimalité », définies en termes de valeurs d’usage.
Le capitalisme n’est évidemment pas la première forme sociale destructrice des
conditions naturelles, mais les sociétés antérieures, qui ne répondaient pas à la
même logique de production, n’avaient jamais non plus disposé du même potentiel
technologique. C’est cette thèse qui donne la mesure de la contribution de Marx à la
fondation de l’écologie politique, dont on peut dire que le marxisme classique a fait
peu de cas.
Si la première dimension (l’exploitation) peut être qualifiée d’« économique », et la
seconde (l’abstraction, au sens de la « richesse abstraite ») de sociale, écologique et
culturelle, il en est une troisième, tout aussi importante, la dimension politique de la
domination au sein de la lutte de classe. Car ce qui s’accumule sous la forme de
richesse abstraite, ce n’est rien d’autre, en dernier ressort, que le pouvoir unilatéral
des capitalistes sur une masse toujours croissante de forces de travail mobilisables
pour produire encore plus, non au sens de produire de véritables valeurs d’usage
dans le respect de la nature, mais de « produire pour produire », si l’on entend par là
produire en vue du profit.
C’est ainsi que dans le rapport de production capitaliste, se trouve structurellement
retournée la position d’égalité (1), de rationalité (2) et de liberté (3) qui se déclare
dans la métastructure marchande moderne. Elle se réalise concrètement en
exploitation, abstraction (c’est-à-dire aussi aliénation, destruction) et domination.
La nouveauté historique de la théorie marxienne réside notamment, on le voit, en ce
qu’elle produit un schème qui, pour la première fois, mérite pleinement,
conformément à la référence étymologique à la cité, le nom d’économie « politique ».
La conceptualité qu’elle déploie présente en effet indissociablement une double face.
Une face rationnelle, celle de concepts économiques opératoires, ceux du marché,
dans lesquels s’enracine la cohorte des catégories du capitalisme, avec tout son
potentiel d’irrationalité. Une face juridico-politique, celle de la liberté-égalité
impliquée dans le rapport marchand, lequel se trouve retourné en son contraire
dans le rapport capitaliste, qui astreint le salarié à la position subalterne d’exploité. À
partir de cette conceptualité, il est désormais impossible de séparer l’économique et
le politique comme deux sphères indépendantes, dont chacune aurait sa propre
logique. Ce sont les mêmes concepts généraux, selon leur double face, économique et
juridico-politique, qui gouvernent ces deux mondes. On ne peut plus envisager une
économie pure, ni fantasmer une théorie de l’État ou de la démocratie qui inscrirait
le pouvoir hors de sa substance économique.

La société moderne comme société de classe


C’est à partir de là que Marx peut développer sa critique de la représentation
bourgeoise d’une société censément clivée entre une superstructure politique où
règnerait la volonté générale grâce aux institutions démocratiques et une structure
économique analysable comme une pure mécanique des intérêts individuels.
L’économie est politique et la politique est économie. On s’en doutait, bien sûr. Mais
seule la théorie de Marx fait apparaître dans quelles conditions, selon quelles
contradictions radicales cette équation se trouve posée : sous la forme d’une
opposition frontale entre deux classes. Une équation telle que seule une révolution
peut la résoudre. Si l’économie définit un rapport de classe, un rapport
d’exploitation, et si l’économie est politique, l’État lui-même, l’institution politique,
est à comprendre comme une affaire de classe, comme une configuration de lutte de
classe. En même temps, cette économie politique implique une méta-sociologie, ou
plus exactement s’inscrit dans une théorie générale de la forme moderne de société,
qui définit le clivage dynamique constitutif de la forme moderne de société : ce
clivage entre deux classes, autour du rapport salarial.
À travers le concept de travail salarié et de plus-value, on est ainsi passé du rapport
interindividuel de marché au rapport de classe. On aura en effet compris que la
faculté de « changer de maître », qui est celle du salarié, signifie aussi que le rapport
d’exploitation n’est pas à comprendre comme une relation entre deux personnes,
mais toujours aussi en même temps comme rapport entre deux classes : on change
de maître, mais on demeure membre de la même classe, on doit de toute façon
trouver un autre maître.
Ce rapport entre classes relève de tout autres catégories que celles de liberté, égalité,
rationalité, qui gouvernaient censément les relations entre des partenaires supposés
échangistes. Il dessine une configuration sociale d’une tout autre nature. Il possède la
singulière capacité de se reproduire de lui-même à travers le processus même de
production. Au terme de chaque période, par exemple de chaque année, le salarié se
retrouve avec la seule propriété de sa force de travail (éventuellement pourvue des
conditions de sa reconstitution dans un ménage, et de son renouvellement dans une
descendance), le capitaliste au contraire trouve son capital reproduit et augmenté
d’une plus-value, qui lui permet de consommer et d’accumuler. La pérennité du
système social n’est donc pas uniquement à chercher dans des institutions politiques
et culturelles ou dans des dispositifs de contrainte qui le préserveraient. Elle est
assurée à l’intérieur même du processus de production.
Ce clivage pourtant – et c’est l’autre aspect de l’analyse de Marx, celui dans lequel
s’inscrit sa visée révolutionnaire – n’est pas une donnée structurelle dont la nature
serait de se reproduire indéfiniment. Le marxisme n’est pas un simple
« structuralisme ». La structure de classe en effet possède une tendance historique
bien définie. Elle n’est pas seulement faite du rapport structurel entre deux classes,
car son présupposé métastructurel marchand détermine une dynamique
concurrentielle à l’intérieur des classes capitalistes, qui conduit à un processus de
concentration, au sein de la grande entreprise, dont la fin prévisible à long terme est
le dépérissement de la logique marchande en faveur d’une logique d’organisation
concertée. Et la fin du capitalisme se trouve ainsi, au terme du parcours que propose
Le Capital, annoncée selon sa double face, économique et politique.

Une société tendue vers un terme révolutionnaire


L’objectif « scientifique » de Marx est de montrer qu’une alternative au marché se
trouve inscrite dans la tendance même du capitalisme. Elle s’ouvre, à ses yeux, au
moment où les catégories de la propriété privée et du marché se trouvent
historiquement dépassées par l’émergence de l’organisation rationnelle planifiée,
telle qu’elle apparaît d’abord dans la grande entreprise. Celle-ci, en effet, selon la
célèbre analyse qu’il lui consacre, au livre I du Capital, chapitre XIV, « La division du
travail dans la manufacture et dans la société », n’est pas un marché, c’est-à-dire un
système de rééquilibrages a posteriori incessants, un jeu entre entrepreneurs
propriétaires indépendants, mais, dans l’unité d’une propriété, un système de
coordination a priori, qui organise ses moyens et ses fins. Les entreprises se trouvent
sur le marché, mais elles ne sont pas des marchés : elles sont des organisations. À
mesure qu’elles croissent en taille et diminuent en nombre, la rationalité
organisatrice marginalise progressivement la rationalité marchande. Au sein de
l’entreprise, la classe ouvrière augmente en nombre, en qualification, et se trouve de
plus en plus unie par le processus même de production. Les conditions se trouvent
progressivement réunies pour le passage au socialisme, c’est-à-dire à une forme de
production planifiée par concertation entre les producteurs eux-mêmes.
Corrélativement à cette appropriation sociale, et à travers elle, se réalisera la
promesse d’émancipation, de liberté, égalité et rationalité qui apparaissait d’abord
inscrite dans la relation marchande. Et l’on discerne au terme l’élément
révolutionnaire inhérent au capitalisme, inscrit dans le rapport métastructurel. Le
socialisme réalise la promesse métastructurelle inscrite au cœur du libéralisme, mais
d’abord enserrée dans les limites trompeuses de la relation marchande. Il réalise la
promesse des Lumières libérales, mais en retournant le libéralisme contre lui-même,
en un ordre social tout autre, supposé transparent, communicationnel et
démocratique.
La structure capitaliste, que l’exposé logique faisait ainsi apparaître comme un
retournement de la métastructure en son contraire, connaît à son tour, au long du
développement historique de ses tendances, un retournement de ce retournement. À
travers un procès historique révolutionnaire – dont Marx, il est vrai, se garde bien de
prédire le cours, lent ou tumultueux –, se réalise la perspective qu’il ouvrait au
premier chapitre, face au monde fétichisé de la marchandise et du marché :
« Représentons-nous, écrivait-il, une communauté d’hommes libres, travaillant avec
des moyens de production communs, et dépensant, d’après un plan concerté, leurs
nombreuses forces de travail individuelles comme une seule et même force de
travail social » [7] , etc.
Tel est, schématiquement résumé, le cours, en réalité fort complexe, riche de
multiples dimensions économiques, sociologiques et juridico-politiques
dialectiquement imbriquées, du « grand récit » marxien, porteur de la grande utopie
du XXe siècle.
L’histoire, pourtant, on le sait, en a disposé autrement. À travers une série de
cataclysmes, qui semblent encore laisser les marxistes abasourdis. Certains croient
pouvoir trouver refuge dans quelque sorte de fondamentalisme. D’autres ont, de
diverses façons, tenté de recycler le marxisme par le libéralisme. D’autres
recherchent – et c’est en soi fort raisonnable – des arrangements techniques entre le
plan et le marché. D’autres encore esquissent des horizons messianiques propres à
reconforter l’espérance. Bien peu ont osé regarder en face ce redoutable héritage
conceptuel légué par Marx.
Avant de reprendre l’investigation théorique et de songer à reconstruire sur une
base plus solide – comme nous tenterons de le faire aux chapitres 5 et 6 –, il nous faut
maintenant, aux chapitres 3 et 4, nous engager dans le décryptage de l’histoire
concrète, des décalages qu’elle manifeste par rapport aux diagnostics portés par
Marx. Ce n’est que de cette façon qu’il nous sera possible de prendre la mesure des
tâches ultérieures.

Notes du chapitre
[1] ↑ Ce chapitre prolonge une interprétation du Capital initiée avec JB, Que faire du Capital ?, développée dans
JB, Théorie générale, qui introduit le concept de « métastructure » et la cohorte conceptuelle qui s’y rattache, et
déployée de façon systématique dans JB, Explication et reconstruction du Capital.
[2] ↑ Noter que cette logique de production ne constitue pas un « mode de production », comme on l’a souligné
au chapitre précédent, p. 34.
[3] ↑ Grundrisse, t. 2, Paris, Éditions Sociales, 1980, p. 375.
[4] ↑ Noter que ce concept, nouveau, de « métastructure » ne doit pas être confondu avec celui, classique, de
« superstructure » politique, qui fait pendant à une idée de structure comprise au sens de « base économique ». Le
nouveau couple a un objet et un statut épistémologique d’une tout autre nature.
[5] ↑ Dans la société moderne, écrit Marx, où tous les rapports humains sont supposés marchands, « l’idée
d’égalité humaine a déjà acquis la force d’un préjugé populaire » (Le Capital, livre I, t. I, Paris, Éditions Sociales,
1978, p. 73).
[6] ↑ Karl Marx, Œuvres, Économie, t. 1, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1963, p. 1418-1420. Voir JB, Théorie
générale, p. 384-391.
[7] ↑ Le Capital, livre I, t. I, Paris, Éditions Sociales, 1978, p. 90.
La revanche de l'organisation
Présentation

L ’histoire n’a pas confirmé la perspective que semblait ouvrir le récit marxien. Le
capitalisme ne constitue assurément qu’une phase de l’histoire humaine. Il
continue donc, sans nul doute, à « creuser sa tombe ». Il tarde pourtant à achever la
tâche. Il ne cesse de rebondir, en nouvelles configurations. Les évolutions et les crises
qui devaient conduire à son élimination ont pris des proportions que Marx ne
pouvait imaginer : dépression des années 1930, guerres mondiales, guerres
coloniales... Le capitalisme semble pourtant se relever chaque fois plus puissant.
Quant à la révolution prolétarienne, elle a tourné au cauchemar. Que s’est-il donc
passé ? Que se passe-t-il ?
Nous proposons, dans les deux chapitres qui suivent, une hypothèse de lecture de
l’histoire du XXe siècle. Elle implique un concept théoriquement stratégique, celui
d’organisation, compris comme le pendant du marché. C’est en ces termes que nous
envisagerons deux phénomènes, généralement tenus pour incomparables :
l’émergence d’un capitalisme organisé et l’expérience du socialisme réel.
Le renouveau qu’a connu le capitalisme, au-delà de l’époque de Marx, s’est en effet
fondé sur un ensemble de dispositifs d’organisation, tels que les mécanismes de
marché se sont trouvés « encadrés » par des formes de coordination sans cesse plus
contraignantes : dans l’entreprise, dans la finance, dans les politiques, etc. Quant au
socialisme réel, auquel il revenait, aux yeux de Marx, de surmonter l’« anarchie » du
capitalisme, il n’a fait en un sens que pousser à son paroxysme une tendance dont on
peut dire qu’elle marque à cette époque l’économie mondiale dans son ensemble. Il
franchit cependant une ligne rouge : au-delà du capitalisme, mais dans des
conditions qui allaient à terme y ramener, reconduisant le même type de
configuration, qui prospère aujourd’hui universellement.
Historiquement, l’organisation a donc ainsi pris une sorte de « revanche » : elle a
déjoué le projet de Marx, ôtant à son grand récit une part au moins de sa pertinence
historique. Elle a triomphé, mais au sein du capitalisme. Prenons acte. Et relisons le
siècle à partir de cette poussée organisationnelle. Mais cette approche, précisément,
va nous permettre de démêler tout un écheveau de trajectoires apparemment
dissemblables et de tisser la trame d’un même tissu historique d’ensemble. Ce qui est
sans doute une condition pour tenter de penser à nouveau un avenir.
Ce n’est cependant qu’au terme de cette plongée dans le concret historique que nous
serons en mesure d’entreprendre, aux chapitres 5 et 6 qui suivront, cette
réélaboration « néomarxiste », qui se proposera d’en rendre compte théoriquement.
Chapitre 3. Émergence et pérennité du
capitalisme organisé

L e capitalisme n’a survécu aux tensions et contradictions qui le traversent qu’au


prix de processus d’ajustements à la fois récurrents et continus. Le recours à des
dispositifs d’organisation à tous les niveaux des institutions économiques a mis fin à
la ronde infernale du capitalisme « apprenti sorcier » qu’annonçait le Manifeste du
Parti communiste. Sans magie ni harmonie, cependant : au terme d’un apprentissage
laborieux, douloureux et toujours périlleux [1] .

La révolution de la fin du XIXe siècle


Si l’émergence de l’organisation fut un processus graduel dans l’histoire du
capitalisme, on peut identifier une rupture à la fin du XIXe siècle, dont les
manifestations les plus précoces et les plus remarquables se produisirent aux États-
Unis. Pour le comprendre, il faut entrer quelque peu dans la complexité des
événements, se replacer dans le contexte de la société états-unienne de cette époque.
Un voyage dans le temps, où crises et sorties de crises se succèdent inlassablement.
La seconde moitié du XIXe siècle apparaît aux États-Unis comme une phase d’intense
industrialisation au sein d’une société qui restait largement agricole. Cette croissance
de l’industrie s’accompagnait de l’augmentation de la taille des unités de production
et des entreprises ; la propriété du capital restait largement individuelle ou
familiale ; parallèlement, le marché s’organisait à échelle continentale, avec le
développement des chemins de fer et du télégraphe.
C’est dans ce contexte de l’après-guerre de Sécession (qui se termina en 1865), que se
produisit une soudaine et forte chute du taux de profit. Tout à fait en conformité
avec le diagnostic posé par Marx concernant les effets de telles réductions de la
rentabilité, cette baisse provoqua une crise majeure dans les années 1890, que les
historiens appelèrent « la grande dépression », avant que celle des années 1930 ne lui
ravisse la palme.
Cette chute de la rentabilité fut vécue par les responsables des entreprises comme
une crise de la concurrence : l’excès de concurrence était interprété comme l’effet
d’une guerre des prix. En réaction, les entreprises s’organisèrent en cartels et trusts.
Les buts des partenaires réunis dans de telles associations étaient de relâcher l’étau
de la concurrence en se répartissant les marchés, en fixant des prix minimaux ou en
se partageant les profits. Dans cette lutte, les plus petits, dont la rentabilité était
encore davantage compromise du fait de leur retard technique et organisationnel,
souffrirent le plus.
Des dispositifs législatifs limitant ces accords étaient déjà en place au niveau des
États. Une loi fédérale fut votée en 1890, visant à les interdire sur l’ensemble du
territoire : le Sherman Act [2] . La même année, l’État du New Jersey vota une loi
autorisant les sociétés de holding, c’est-à-dire la fusion des entreprises dans des
ensembles plus vastes, chapeautés par une organisation financière hiérarchique. Les
autres États emboîtèrent le pas, afin de retenir les sièges des sociétés sur leur
territoire. Se voyait ainsi interdite, d’une part, une forme de concentration dite
« lâche », comme celle des cartels, où les entreprises restaient indépendantes, mais
autorisée, d’autre part, une autre forme, dite « étroite », celle des grandes sociétés
par actions. Là, au sein de tels dispositifs, les différentes composantes (unités de
production, de transport ou de commercialisation, et centres de gestion) se
coordonnaient hors marché. Cette modification des institutions encadrant la
propriété capitaliste eut un succès stupéfiant. Autour de l’année 1900 se produisit
une formidable vague de transformation des entreprises en sociétés par actions et de
fusions, où s’engouffra la grande économie.
En parallèle à cette transformation, le système financier connut une véritable
métamorphose. C’est dans ce cadre institutionnel, que parvint à maturité ce que
Marx avait diagnostiqué comme une nouvelle fonction des banques, celle de
l’administration du capital de financement (actions et crédits) [3] . Cette fonction
combinait la collecte des fonds et leurs placements dans diverses entreprises, et les
banques se voyaient ainsi associées aux opérations de financement dans une
position d’organisateurs (notamment par la pratique de la « souscription » des titres
lors de leur émission, suivie de leur revente). Elles devenaient ainsi les agents directs
du financement des grandes sociétés et les artisans des fusions au sein de telles
holdings. Rudolf Hilferding analysa cette nouvelle configuration de la propriété du
capital dans son ouvrage de 1910, Le capital financier, qui convainquit Lénine [4] .
Hilferding y voyait une fusion entre les secteurs financier et non financier, où les
« magnats » du capital, selon sa terminologie, s’étaient rendus maîtres de l’ensemble
de la grande économie.
Cette nouvelle étape dans la croissance de la taille des entreprises, alors que
survivait un secteur traditionnel arriéré, fut à l’origine des théories du capitalisme
monopoliste. Les trusts d’avant la vague de formation des grandes sociétés par
actions étaient déjà désignés comme « monopoles », un terme péjoratif ; ce jugement
ne fit que se renforcer, après que la vague de fusions se fut produite [5] .
Dans ce contexte, la gestion subit elle-même une révolution, connue aux États-Unis
comme la révolution managériale [6] . Avec la venue à maturité de ces institutions du
capitalisme moderne, la propriété du capital, sous la forme du capital de
financement, se séparait de la gestion, désormais déléguée à des salariés : d’un côté
une bourgeoisie propriétaire détentrice d’actions et de titres de crédit, de l’autre des
cadres et employés. Mais cette séparation ne doit pas se comprendre comme une
simple division à l’identique. Il s’agissait de la genèse de la gestion au sens moderne
du terme, un processus formidable d’expansion, où les compétences les plus diverses
étaient mises au service du capital.
Trois révolutions, donc, étroitement interdépendantes : des sociétés, du secteur
financier et de la gestion. Ces nouvelles institutions marquaient la naissance d’un
capitalisme organisé, du moins en ce qui concerne l’entreprise et les financements.
Coordination hors marché dans l’entreprise ; coordination en amont des entreprises
dans la collecte et l’allocation des capitaux.
Il est intéressant de noter la cohérence de l’ensemble de ces interdépendances
institutionnelles, organisationnelles et techniques. Marx avait qualifié la baisse du
taux de profit de « loi tendancielle », et consacré un chapitre entier aux contre-
tendances qui en limitaient les effets. Mais il n’entrevit jamais les possibilités
qu’allaient ouvrir ces trois révolutions, notamment celle de la gestion (pour autant
qu’on puisse l’isoler des deux autres).
On peut, en effet, voir dans la révolution de la gestion depuis Marx, la contre-
tendance par excellence à la baisse du taux de profit. Elle a permis d’inverser cette
baisse pendant plusieurs décennies, depuis la Première Guerre mondiale jusqu’à la
fin des années 1960, donc sur une période d’environ un demi-siècle. Le capitalisme
organisé sauva le capitalisme – à quelques éléments majeurs près, comme on va le
voir. Un caillou dans les rouages de la grande machine à engendrer les catastrophes
dont le Manifeste avait dressé le tableau. Le capitalisme se relevait au prix d’une
sérieuse transformation.

La crise de 1929 et la révolution macroéconomique


Ce dépassement de la crise structurelle de la fin du XXe siècle demeurait cependant
inégal et hétérogène. Seul un secteur de l’économie des États-Unis, le plus
dynamique, se trouvait entraîné dans ce mouvement. Subsistait un autre secteur,
dont les techniques et la gestion restaient traditionnelles (y compris dans les
branches où on l’aurait le moins attendu, comme l’automobile). Il bénéficiait de
certaines protections, mais était condamné à disparaître.
Cette hétérogénéité s’explique par les traits institutionnels de ce grand
bouleversement. Ce n’est pas simplement qu’une vague de changements avait touché
les entreprises à des degrés divers, selon leur taille et leur capacité à s’adapter. Un tel
processus aurait naturellement débouché sur de nouvelles hiérarchies, mais sans
discontinuités marquantes. En réalité, naissait, en parallèle à l’ancienne, une
nouvelle économie, où propriété et gestion se voyaient révolutionnées au prix d’une
métamorphose des configurations institutionnelles dans lesquelles s’inscrivent les
rapports de production : toujours la propriété capitaliste, mais différemment.
Les conséquences pratiques de l’appartenance au nouveau secteur étaient
considérables à deux points de vue au moins, manifestant, tous deux, l’avancée du
rapport d’organisation. En premier lieu, les entreprises portées par le nouveau
courant étaient parties prenantes du vaste processus de coordination hors marché
des financements dont le secteur financier était l’agent. Cela leur donnait des moyens
financiers et informationnels à la mesure de la complexité de la nouvelle économie :
investir là où il fallait, dans les techniques adéquates. En second lieu, ces mêmes
entreprises, par leur taille et leur capacité de financement, acquéraient les moyens
d’être associées au grand bond en avant organisationnel de la révolution de la
technique et de la gestion. Ces capacités faisaient défaut à celles qui étaient restées
hors du courant.
Un second vice caché de cette sortie de crise tenait à l’immaturité d’une quatrième
révolution, dont le champ est également celui de l’organisation, celle du contrôle des
équilibres macroéconomiques, c’est-à-dire l’acquisition de la capacité à limiter les
emballements de l’activité et ses chutes dans des récessions. La répétition des crises
(1873, 1893, 1907), où les aspects réels (l’effondrement de la production) et financiers
(les crises boursières et bancaires) étaient étroitement liés, avait conduit à des
ébauches d’interventions tendant à stabiliser l’économie. Ces actions furent d’abord
le fait des grandes banques, qui jouaient le rôle de banques centrales, utilisant, dans
les crises, les chambres de compensation comme institutions collectives du système
bancaire ; puis s’ébauchèrent certaines actions du Trésor. Mais la préoccupation était
davantage celle de la stabilité financière que le contrôle de l’activité économique
proprement dite.
Il fallut attendre 1907 pour que le processus qui devait conduire à l’établissement
d’une banque centrale soit initié. Elle fut créée en 1913, sous le nom de Réserve
fédérale (en fait un système combinant des institutions au niveau des États et au plan
fédéral). Non sans soulever d’interminables controverses, l’action de cette banque
centrale restait timorée, et soumise à de vieux dogmes concernant les « finances
saines », qui n’étaient pas à la hauteur des tâches à accomplir.
Lorsque l’économie entra en récession à la fin de l’année 1929 et que la bourse chuta
de manière spectaculaire, l’économie continua à s’enfoncer sans que les
interventions requises soient entreprises (seule la bourse fut stabilisée). La faillite
graduelle du secteur arriéré se poursuivit, alors que les mesures de stimulation de la
demande qui auraient permis au nouveau secteur de prendre le relais n’étaient pas
prises [7] .
En 1933, une crise bancaire se déclencha, donnant à la crise en général des allures de
catastrophe. Il fallut attendre l’élection de Franklin Delano Roosevelt en 1933 pour
que la décision de fermer les banques soit prise à l’échelon fédéral (la réouverture
devant intervenir au terme d’un processus d’apurement où l’État joua un rôle
primordial). Les politiques du New Deal tentèrent, entre autres choses, de s’opposer à
la concurrence en organisant centralement un type de coopération entre les
entreprises, évocateur du système des trusts et cartels de la fin du siècle précédent.
À la fin des années 1930, l’effort d’armement suscité par les perspectives de guerre
provoqua l’organisation d’une économie de guerre, sous l’égide de l’État qui se
substitua aux investisseurs privés. Un processus d’une efficacité prodigieuse. Alors
que la sortie de la dépression était interrompue, en 1937, par la rechute dans une
nouvelle récession, cet effort d’armement précipita l’économie états-unienne dans
une suractivité sans précédent. On sait que des politiques similaires permirent, dans
des contextes sensiblement distincts, à des pays comme l’Allemagne ou le Japon de
stimuler leur activité, au prix d’une intervention radicale des pouvoirs publics.
Ce n’est qu’au sortir de la guerre que les thèses de l’économiste anglais John
Maynard Keynes fournirent, aux États-Unis, les contreforts théoriques d’un
compromis entre initiative privée et intervention étatique. Les entreprises gardaient
leur autonomie, ainsi que le secteur financier, mais la tâche de contrôler le niveau
d’activité était confiée à la Banque centrale selon un dispositif considérablement
renforcé. Le principe des finances publiques systématiquement « saines » se voyait
modéré par l’acceptation de déficits, surtout lorsque le crédit privé ne suffisait plus à
relancer la demande.
Cette quatrième révolution, la révolution macroéconomique keynésienne, vint
sensiblement plus tard que les trois précédentes : trop tard. Elle intervint après coup,
sous l’effet du choc de la grande dépression, en l’occurrence un choc majeur. Mais,
en dépit de ces lenteurs, et malgré les réticences des intérêts financiers, le
capitalisme avait donné naissance à une nouvelle composante de l’organisation.
Il faut bien mesurer la portée et les limites de cette révolution keynésienne. Sa portée
d’abord. Elle établissait un processus de coordination complètement hors marché et
centralisé. Ses limites ensuite. Elle laissait entre les mains des entreprises et du
secteur financier les tâches de la gestion et du financement. Le minimum d’une
certaine manière, mais pourtant beaucoup.
Ainsi, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le rapport d’organisation avait
conquis trois territoires majeurs du capitalisme : la gestion dans la grande
entreprise, le financement dans un système bancaire articulé au système productif et
les politiques macroéconomiques.

Le capitalisme organisé : salut et menaces


L’histoire de la progression de ce rapport social illustre très clairement les
particularités de sa relation au marché et au capital. Cette avancée graduelle est bien
le produit de la dynamique historique du capitalisme, mais on perçoit également le
rôle qu’y joue la violence, accoucheuse de l’histoire : le capitalisme entérine la
nécessaire avancée de l’organisation, souvent « malgré lui ». Et ces résistances
prennent fréquemment la forme très directe des réticences des classes dominantes
au changement. D’une certaine manière, ces réserves sont l’expression d’une
conscience des menaces que recèlent ces empiétements de l’organisation sur le
marché capitaliste. Comme si les capitalistes étaient touchés, de manière récurrente,
par la révélation que le changement, pourtant inévitable, menace leur survie (la
conscience de creuser leur tombe, selon la métaphore de Marx). Cette « grande
peur » des classes capitalistes face à la progression inexorable de l’organisation n’est
pas l’expression de tempéraments frileux et rétrogrades. Chacun des empiétements
de l’organisation sur le marché capitaliste recèle effectivement des menaces sur la
prééminence des classes capitalistes.
Pour bien apprécier cette ambivalence du changement vis-à-vis des classes
dominantes, il suffit d’en revenir aux composantes de la triple révolution de la fin du
XIXe siècle. La séparation de la propriété du capital et de la gestion, qui commanda

l’expansion de cette dernière, fut perçue comme un danger majeur. L’élément


central était la conscience du risque que la délégation des tâches de gestion faisait
subir à la propriété capitaliste. Sorties, en quelque sorte, de la grande entreprise, les
classes capitalistes s’exposaient à en perdre le contrôle. L’ouvrage le plus célèbre,
aux États-Unis, sur ce thème est celui d’Adolf Berle et Gardiner Means, intitulé La
société moderne et la propriété privée [8]  (1932). On peut également noter le titre
révélateur de l’ouvrage plus tardif de Berle, Le pouvoir sans la propriété (1960).
La suite de l’histoire allait prouver que ce risque était tout à fait fondé. Mais pour
l’heure, celle du début du XXe siècle, une autre composante de la même
transformation institutionnelle résolut le problème du contrôle par les propriétaires.
Les institutions financières devinrent les garantes de ces pouvoirs et revenus des
classes capitalistes : une caractéristique centrale du capitalisme depuis cette époque.
Du début du XXe siècle jusqu’au New Deal, les classes capitalistes maintinrent leur
emprise sur la grande économie par le biais de la concentration de leurs pouvoirs
dans les institutions financières. Le pouvoir du capitaliste est celui du financeur,
mais pas tant celui du financeur individuel que celui des financeurs associés.
C’était l’idée centrale du capital financier de Hilferding ; c’est ce qui justifie le concept
de finance capitaliste, comme unité des fractions supérieures des classes capitalistes
et de « leurs » institutions financières, dans les travaux de Gérard Duménil et
Dominique Lévy [9] .
La seconde grande alerte fut celle du New Deal et de la Seconde Guerre mondiale. On
a évoqué brièvement les tentatives d’organiser la concurrence dans ce qu’il est
convenu d’appeler le premier New Deal, en réunissant les responsables des
entreprises à l’initiative de l’État pour fixer des prix et partager des marchés. Mais ce
fut surtout l’effort de guerre qui provoqua l’intervention de l’État, aux États-Unis
comme dans d’autres pays. Une organisation similaire avait vu le jour à l’occasion de
la Première Guerre mondiale. Ce travail d’organisation de l’économie de guerre fut
celui des agents du New Deal, les New Dealers, alors qualifiés de « planificateurs », ce
qui en dit long sur leurs fonctions et les conflits idéologiques de l’époque. À la fin de
la guerre, l’émotion était vive dans les milieux capitalistes, d’autant plus que l’URSS
émergeait, au même moment, comme une puissance mondiale majeure, une
économie planifiée. Où allait le capitalisme états-unien si de telles expériences se
poursuivaient sur son propre territoire ? On l’a dit, la solution fut trouvée dans le
compromis keynésien, qui rendit au marché capitaliste l’initiative de la production et
du financement.
Au total, ces avancées de l’intervention représentaient des risques très réels pour les
classes capitalistes. Ils furent bien diagnostiqués et, à bien des points de vue,
surmontés, mais en partie seulement car le capitalisme émergea de ces péripéties
dramatiques dans une configuration sensiblement altérée. En définitive, trop
d’organisation du point de vue des classes capitalistes, d’autant plus que cette
organisation était mise au service d’intérêts qui n’étaient pas les leurs.
Tout est là, en effet. Les classes capitalistes ne sont pas opposées à l’organisation en
général ni toujours en faveur des coordinations par le marché, contrairement à ce
qu’affirme la propagande néolibérale contemporaine. Elles sont, avec difficulté et
souvent après coup – après crise –, en faveur des modes d’organisation qui
consolident leur position, et contre ceux qui les fragilisent.
Le compromis social-démocrate
La difficulté est que ces processus sont souvent ambivalents. Traitant du contrôle de
la stabilité macroéconomique, on a fait référence à un compromis faisant leurs parts
au marché capitaliste et à l’intervention centralisée de l’État dans les politiques qu’il
mène. C’est là une dimension de ce compromis, celle propre au keynésianisme. Mais
elle se doubla d’un compromis en faveur des classes populaires d’ouvriers et
d’employés, politique celui-là. Il s’agissait, en fait, de la poursuite d’une dynamique
initiée au début du siècle aux États-Unis [10]  (dans la Progressive era) et en France
dans le Front Populaire.
Pour caractériser ce qui se produisit au sortir de la Seconde Guerre mondiale, on
parle aux États-Unis de « répression financière », soit la répression des classes
capitalistes. L’expression est, sans doute, exagérée, et le terme « endiguement »
paraît préférable. Mais dans d’autres pays, comme la France ou le Japon, le même
processus atteignit des proportions bien plus considérables.
En France et dans d’autres pays, une partie de l’économie fut placée « hors marché »
(nationalisations, services publics, éducation, santé, culture, etc.). En particulier, une
partie du secteur financier fut nationalisée et sa rentabilité sacrifiée à celle du
secteur productif. Cet asservissement du secteur financier aux exigences de la
production et du changement technique atteignit des degrés particulièrement élevés
au Japon, compte tenu de la collaboration des entreprises avec les ministères publics.
La progression des salaires était assurée, hors marché, par des mécanismes
d’indexation et de négociation collective. Les taux d’intérêt étaient régulés, et, une
fois corrigés de la hausse des prix, maintenus à des niveaux peu élevés (ce qui
favorisait les débiteurs au détriment des créanciers, soit un transfert de revenu très
substantiel). Dans la gestion des entreprises, la rentabilité faisait davantage figure de
condition de la poursuite d’autres objectifs, comme la croissance ou le changement
technique, que de fin en soi. Les entreprises conservaient largement leurs profits, ce
qui leur permettait d’investir. Les flux d’intérêts et de dividendes assuraient une
rémunération de l’épargne, sans que le pouvoir des créanciers et actionnaires ne soit
écrasant. Les politiques de l’État visaient à soutenir l’innovation, la croissance et
l’emploi. Le droit au travail était presque assuré.
Au plan international, les industries nationales étaient protégées par le jeu des taux
de change et des droits de douanes. Les accords de Bretton Woods de 1944
permettaient l’établissement de limitations aux flux internationaux de capitaux,
notamment par le contrôle des changes.
On parlait d’économie mixte. Nous y reviendrons.
Les classes capitalistes furent fortement affectées par ce nouvel ordre social. Aux
États-Unis, le 0,1 % des ménages (soit un sur mille) aux revenus les plus élevés
recevait, avant-guerre, 6,3 % du revenu total du pays ; après la guerre, ce
pourcentage était tombé à 3,3 %. Il continua à diminuer jusqu’à la fin des années
1970 [11] .
La crise structurelle des années 1970, liée à une nouvelle diminution de la rentabilité
des entreprises, ajouta encore à ces périls pour les classes capitalistes. Elle provoqua
un renforcement des interventions publiques, avec des demandes de coordination à
l’échelle mondiale émanant des États-Unis. En France, un « programme commun » de
la gauche (1972-1977) revendiquait l’accentuation de l’emprise de l’État sur
l’économie, un nouveau recul de la composante capitaliste de cette société duale. Le
patrimoine des classes capitalistes, entamé par l’inflation, plongea, sous l’effet de
taux d’intérêt inférieurs à la hausse des prix et d’une bourse au plancher.
En dépit des différences très notables entre pays, on saisit à quel point ce capitalisme
organisé peut être porteur de menaces pour les classes capitalistes lorsque
s’affirment des conditions de luttes plus favorables aux classes populaires, comme
dans les premières décennies de l’après-guerre.

La réplique aux périls : le néolibéralisme


Mais on connaît le dénouement de ces péripéties. L’ordre social de l’après-guerre ne
survécut pas au ralentissement de la croissance et à l’emballement de l’inflation dans
les années 1970. Il succomba à ses propres contradictions, mais surtout sous les
coups de boutoir des classes capitalistes engagées, depuis la guerre, dans une lutte
visant au rétablissement de leurs prérogatives [12] .
Est-ce prêter aux acteurs de classe une conscience excessive des enjeux des luttes ?
Pour se convaincre du contraire, il suffit de se plonger dans les débats de l’époque.
Friedrich von Hayek prophétisa, dès 1944, dans son livre La route de la servitude, que
le nouvel ordre social entraînait le monde vers le totalitarisme [13] . On peut lire, à ce
propos, le livre de Michel Foucault, Naissance de la biopolitique [14] , qui, en dépit de
son titre, analyse l’émergence en Europe, dès les premières années de l’après-guerre,
de ce courant de pensée que Foucault qualifie déjà de néolibéral. Un courant de
pensée dans ses origines, mais qui, très rapidement, va envahir les comportements,
notamment ceux des institutions pourtant créées par les accords de Bretton Woods
avec des finalités bien différentes.
Dans cette reconquête de leurs pouvoirs et revenus de la part des classes capitalistes,
rien ne fut laissé à l’écart, aux plans économique, politique et culturel, et les États y
jouèrent un rôle central. Un vaste système financier se construisit en marge des
réglementations monétaires et financières des banques centrales, celui des
euromarchés [15] . Les centres de réflexion et de pression (think tanks, associations
professionnelles…) se multiplièrent. Le contrôle fut graduellement repris des
universités, par le biais de la création de chaires bien pensantes généreusement
subventionnées, à Chicago notamment. Ce n’est pas par hasard que Hayek reçut le
prix Nobel des banquiers en 1974, par anticipation en quelque sorte, car il peut être
considéré comme un des pères fondateurs du néolibéralisme. Margaret Thatcher et
Ronald Reagan furent les deux acteurs principaux du dénouement. La réponse aux
résistances qui se firent alors sentir, notamment aux mouvements de grèves, fut
implacable.
Tout, ou presque, de l’ancien compromis fut renversé : des entreprises gérées au
bénéfice des actionnaires, des taux d’intérêt très élevés (ce qui provoqua, comme on
sait, la crise de la dette des pays des périphéries en 1982), l’instrumentalisation du
chômage dans la pression exercée sur les salaires et les conditions de travail,
l’attaque contre la protection sociale et les services publics, des politiques ciblées sur
l’inflation, la négociation des traités visant à assurer le libre-échange et la mobilité
des capitaux, etc. Une nouvelle discipline fut imposée aux travailleurs, on le sait,
mais aussi aux gestionnaires souvent placés en position de « fusibles », contraints à
l’impossible pour obtenir davantage de rendement du personnel subalterne.
C’est se méprendre sur les objectifs du néolibéralisme que de parler de son échec ; ce
fut un succès retentissant. Les revenus des classes capitalistes bondirent, au moins
aux États-Unis, sans qu’on sache ce qui s’engrange dans les paradis fiscaux. Le 0,1 %
des ménages, dont on a signalé la perte relative de revenu après la Seconde Guerre
mondiale, vit sa quote-part du revenu du pays remonter jusqu’à des niveaux
supérieurs à ceux d’avant-guerre : 7,4 %. Les États-Unis – le pays et non ses classes
dominantes – souffrirent beaucoup moins de ce nouvel ordre social que l’Europe et,
plus tard, le Japon. Sa position hégémonique s’en trouva considérablement
renforcée.

Destins de l’organisation dans le néolibéralisme


Surgit ainsi la question de la place de l’« organisation » dans l’ensemble de ce
bouleversement.
La réponse à cette interrogation repose sur une distinction méthodologique
essentielle. Il faut se garder de confondre la question des pouvoirs et compromis de
classe, celle qui est en jeu dans la succession des ordres sociaux tels que le
compromis de l’après-guerre et le néolibéralisme, et la dynamique sous-jacente des
rapports de production et des structures de classe. À l’évidence, on ne saurait
supposer une étanchéité parfaite entre les deux processus, mais il s’agit de deux
types de mécanismes distincts. On va en donner deux illustrations.
D’abord, la dynamique propre de ce que Marx appelait la « socialisation », dans
l’entreprise et au-delà. Il va sans dire que la croissance des entreprises, la
coordination des activités hors marché continue à progresser dans le néolibéralisme.
On peut même soutenir que le néolibéralisme a accéléré ce mouvement dans la
course au gigantisme et à l’extension planétaire, sur un terrain de chasse du capital
désormais sans frontières. Concernant les financements, la même mécanique est à
l’œuvre, à travers des institutions financières toujours plus grandes et puissantes. Il
ne faut pas se laisser impressionner par les discours se référant aux marchés comme
des entités aveugles, à la recherche d’une rentabilité à cours terme. Ce ne sont pas
eux qui restructurent le capitalisme contemporain. Les marxistes tombent volontiers
dans le piège des théories du capitalisme de salle de jeux (casino capitalism), alors
qu’une expression plus appropriée serait capitalisme de salle d’État-major.
Un second exemple de la poursuite des avancées de l’organisation est donné par les
politiques monétaires. Le néolibéralisme n’a pas éliminé les régulations
macroéconomiques du compromis keynésien : il les a renforcées. En 1982, aux États-
Unis, face à la tâche immense d’en finir avec l’inflation, les pouvoirs de la Réserve
fédérale furent considérablement augmentés [16] . Les finalités de ces politiques
furent, en partie, redéfinies, mais nullement abandonnées. En particulier, la stabilité
des prix devint un objectif prioritaire ; l’emploi n’était plus une préoccupation ; mais
la stabilité du niveau général d’activité (éviter emballement et récession de la
production) demeurait un souci majeur. La politique monétaire, c’est-à-dire la
modulation du crédit selon les nécessités de la conjoncture, est aujourd’hui très
forte ; la dépense publique est toujours prête à prendre le relais de la demande de
crédit par les autres agents, si le besoin s’en fait sentir ; il en va de même des
politiques de change (la manipulation des taux de change). Aux États-Unis cette
coordination sociale hors marché [17]  est pleinement à l’œuvre dans le
néolibéralisme. Cette caractéristique tend à être masquée en Europe, du fait de la
rigidité du carcan des institutions européennes.
En dépit du néolibéralisme, toute l’histoire du capitalisme, relativement
indépendamment des grandes configurations de pouvoir qui s’y succèdent, est
traversée par une dynamique historique dont le sens est l’affirmation du rapport
d’organisation. Revanche de l’organisation ? En effet, au fil de cet itinéraire
complexe, elle n’a jamais cessé, dans le capitalisme même, de conquérir ses lettres de
noblesse. Mais également, revanche du rapport capitaliste qui s’est donné les moyens
de sa survie, digérant, en quelque sorte, le rapport d’organisation, au lieu de céder
purement et simplement le terrain à d’autres rapports de production. Contrairement
à la prédiction de Marx.

Notes du chapitre
[1] ↑ Les interprétations développées dans ce chapitre empruntent aux travaux menés par G. Duménil et D.
Lévy, notamment GDDL, La dynamique et GDDL, Crise.
[2] ↑ H. Thorelly, The Federal Antitrust Policy. The Organization of an American Tradition, Baltimore, The John
Hopkins Press, 1955.
[3] ↑ Ce que Marx désigne comme « le capital porteur d’intérêt », mais qui inclut également les actions
(obligations, bons…). Voir Séminaire d’études marxistes, La finance capitaliste, Paris, PUF, 2006 (S. de Brunhoff, F.
Chesnais, G. Duménil, D. Lévy et M. Husson).
[4] ↑ R. Hilferding, Le capital financier. Étude sur le développement du capitalisme (1910), Paris, Éditions de
Minuit, 1970.
[5] ↑ A. R. Burns, The Decline of Competition. A Study of the Evolution of the American Industry, New York,
McGraw-Hill, 1936.
[6] ↑ Des références sont données dans l’encadré 3.
[7] ↑ Concernant l’interprétation de la crise de 1929, voir GDDL, La dynamique, chap. 19.
[8] ↑ A. Berle, G. Means, The Modern Corporation and Private Property, Londres, MacMillan, 1932 ; A. Berle,
Power without Property, Londres, MacMillan, 1960.
[9] ↑ GDDL, Crise ; et les contributions de G. Duménil et D. Lévy à Séminaire d’études marxistes, La finance
capitaliste, Paris, PUF, 2006 (S. de Brunhoff, F. Chesnais, G. Duménil, D. Lévy et M. Husson).
[10] ↑ J. Weinstein, The Corporate Ideal in the Liberal State, 1900-1918, Boston, Beacon Press, 1968.
[11] ↑ T. Piketty, E. Saez, « Income inequality in the United States, 1913-1998 », The Quarterly Journal of
Economics, CXVIII, 1, p. 1-39.
[12] ↑ Cette interprétation du néolibéralisme comme résultat d’une lutte de classe visant au rétablissement des
pouvoirs et revenus des classes capitalistes a été donnée par G. Duménil et D. Lévy dans divers articles
(http://www.jourdan.ens.fr/levy), mais surtout dans GDDL, Crise. Elle est reprise dans D. Harvey, A Brief History of
Neoliberalism, Oxford, Oxford University Press, 2005. On trouvera d’utiles synthèses dans « Fin du
néolibéralisme ? », Actuel Marx, Paris, PUF, 2006, no 40 ; F. Chesnais (éd.), La finance mondialisée. Racines sociales
et politiques, configurations, conséquences, Paris, La Découverte, 2004 ; A. Saad-Filho, D. Johnson (eds),
Neoliberalism. A Critical Reader, Londres, Pluto Press, 2005.
[13] ↑ F. von Hayek, The Road to Serfdom, Chicago, The University of Chicago Press, 1980.
[14] ↑ M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard-Seuil,
2004.
[15] ↑ E. Helleiner, States and the Reemergence of Global Finance, from Bretton-Woods to the 1990s, Ithaca-
Londres, Cornell University Press, 1994.
[16] ↑ Par le vote d’une loi, le Deregulation and Monetary Control Act.
[17] ↑ La notion d’une régulation par le marché de la conjoncture macroéconomique se fondait sur l’idée que la
chute des prix dans une récession devait suffire à stimuler la demande des détenteurs d’avoirs monétaires. On
sait que, dans les années 1930, cette chute nuisit surtout aux agents endettés qui sont les supports les plus
dynamiques de la demande. La crise de 1929 démontra la vanité de cette proposition. Mais cette crise a déjà eu
lieu, et les économistes du néolibéralisme ont pris acte des enseignements de l’histoire.
Chapitre 4. L’union manquée de l’organisation
et de l’émancipation

M arx sous-estima les potentialités de survie d’un capitalisme organisé. Pour lui,
la progression de l’organisation au sein du capitalisme restait contrainte,
contradictoire, bancale, du fait du caractère privé de la propriété des moyens de
production. L’humanité ne manquerait pas de se libérer de ces entraves par une lutte
révolutionnaire. Elle sortirait ainsi de sa préhistoire et entrerait dans une nouvelle
ère gouvernée par des processus conscients de coordination collective, au plan
national voire mondial, à plus ou moins brève échéance. Pour Marx, dans ce grand
projet de dépassement du capitalisme, les deux objectifs – l’établissement d’une
société sans classe et la maturation du rapport d’organisation – allaient
naturellement de pair. Quoique jamais théorisé sans ambiguïtés, l’achèvement de ce
grand destin de l’humanité présupposait des étapes de transition. Une tâche de
longue haleine, évidemment difficile, mais portée par un impétueux courant, celui de
tendances immanentes au développement même du capitalisme.
La violence du capitalisme engendra effectivement les conditions de sa propre
élimination. Violence de la coexistence de la misère extrême et de l’opulence dans les
pays avancés ; violence de la domination impérialiste dans le reste du monde ;
violence des crises et des guerres impérialistes. La révolution triompha – non pas là
où Marx l’attendait mais au niveau de ce que Lénine décrivit comme le « maillon le
plus faible » du système du capitalisme mondial. D’autres maillons devaient craquer
à leur tour. Une nouvelle ère s’ouvrait : l’organisation au-delà du capitalisme [1] .

De l’avant-gardisme à l’établissement
La tâche d’organisation précéda la victoire de la révolution ; elle fut une
caractéristique essentielle du processus révolutionnaire lui-même : organisé dans un
parti, dirigé d’une main de fer par une avant-garde. Comment la révolution aurait-
elle pu triompher autrement ? Les expériences de la Russie et de la Chine, auxquelles
on se limitera ici, firent l’une et l’autre la démonstration d’une même logique
d’avant-gardisme organisationnel.
Pendant l’année 1917, les bolcheviks prirent la tête d’un mouvement révolutionnaire
qu’ils n’avaient pas créé (février 1917) mais dont ils encadrèrent la radicalisation
(octobre 1917). L’initiative de l’avant-garde était initialement tempérée par le lien
avec les forces populaires dans les soviets. Pourtant la guerre civile (de 1918 à 1921
ou 1922) laissa un pays ruiné où un bolchevisme, militarisé et étatisé, coexistait avec
l’immensité paysanne. L’éloignement des perspectives d’une révolution dans les pays
avancés devint plus évident à partir des années 1921-1923. La nature des tâches
changeait radicalement. Dans les années 1920, ceux qui avaient animé cette avant-
garde révolutionnaire se trouvaient confrontés aux exigences de l’encadrement
d’une marche vers la modernité, partant d’un pays arriéré. La lutte révolutionnaire
et la guerre leur laissaient en héritage une organisation politico-militaire, adossée à
un État nouveau-né.
Concernant le rôle de cette avant-garde, l’expérience de la Chine fut similaire à celle
de la Russie. Mao Zedong fit des militants communistes des villes les animateurs des
paysans pauvres. Il s’agissait de mettre en mouvement une masse paysanne
étrangère au projet de modernisation du pays et de collectivisation. Dès avant la
victoire de la révolution en 1949, les cadres du parti avaient ainsi organisé les
paysans dans des zones libérées.
Dans les deux cas, la question de la nature de la relation des cadres issus de la
révolution aux forces populaires (très largement agricoles en l’occurrence) doit être
posée. Il ne s’agit pas de faire ici un éloge naïf d’une spontanéité qui n’existait pas.
Déjà dans son Que faire ?, de 1902, Lénine avait souligné le caractère
intrinsèquement réformiste de la classe ouvrière [2] . Il reprenait à son compte une
orientation déjà très présente dans la Seconde Internationale et renouait avec la
tradition du populisme russe (le vecteur de l’opposition au tsarisme au XIXe siècle,
dans lequel le rôle d’intellectuels radicalisés avait été central). L’argument était que
la classe ouvrière n’étant pas en mesure d’assurer une intervention consciente et
active, la tâche incombait aux cadres révolutionnaires – du moins selon ces derniers.
Un processus que Roland Lew qualifia de « substitutisme » [3] .

Le compromis de l’arriération
Dans les années qui suivirent la prise du pouvoir, la contradiction entre le projet de
modernisation et l’arriération de la Russie et de la Chine en vint à jouer un rôle
déterminant. Le réalisme triompha en Russie sous l’impulsion de Lénine, sous la
forme de l’acceptation d’un compromis avec les classes capitalistes dans la Nouvelle
politique économique, connu comme la NEP. Cette première option se doubla d’une
seconde, sans doute encore plus lourde d’implications pour l’avenir : le choix des
variantes les plus avancées en matière de modernisation économique. L’objectif était
d’importer les nouvelles technologies et formes d’organisation de l’Allemagne et des
États-Unis. Il s’agissait, dans l’atelier, de ce qui est fréquemment décrit comme le
taylorisme et le fordisme, mais, en fait, d’une manière plus générale, de ce qu’on a
décrit au chapitre 3 comme la révolution de la gestion [4] . Ce choix était
d’importance, car on sait que les agents de cette organisation étaient, et demeurent,
les cadres et les employés qui les secondent [5] . Comme dans les pays capitalistes, ces
formes d’organisation ajoutaient à la séparation des producteurs immédiats de leurs
moyens de production.
Après la mort de Lénine, ce fut Nikolaï Boukharine qui incarna cette ligne dans ses
deux aspects : compromis avec les classes capitalistes et modernisation dans un
rapport qui consacrait la prépondérance des cadres. Boukharine voyait dans la NEP
une étape de longue durée, permettant la maturation de cette voie de développement
parallèle à celle du capitalisme de l’époque, le tout sous le contrôle d’un État garant
du pouvoir populaire. Tout se passait comme si la classe ouvrière avait délégué la
conduite d’une transformation sociale incarnant son projet et ses intérêts – dont cette
classe n’avait pas une conscience conséquente mais qui lui était propre d’une
certaine manière –, à une avant-garde d’intellectuels révolutionnaires en voie de
métamorphose en cadres économiques et politiques. Que les individus concernés
sortent des rangs de cette classe ouvrière ou des classes moyennes ne changeait rien
à la nature du processus.
La voie que suivit la Chine fut, encore une fois, assez similaire, en dépit de
différences non négligeables. La Nouvelle démocratie fut conçue à l’image de la NEP,
comme une alliance ou trêve entre les cadres dirigeants et la bourgeoisie chinoise,
supposée contribuer au développement du pays en parallèle au secteur étatique. Cet
épisode fut particulièrement bref, de 1949 à 1952.

Radicalisation et normalisation
On sait comment se terminèrent ces compromis, originellement perçus comme
incontournables dans une situation d’arriération, notamment dans le grand tournant
qui introduisit au despotisme stalinien. Il est intéressant de noter que lorsque fut
posé le problème des réformes dans les années 1960 et 1970, jusqu’à la perestroïka en
URSS, ou durant l’ère de Deng Xiaoping en Chine, les discussions se menèrent toujours
en référence à ces épisodes de compromis.
Ces ordres sociaux évoluèrent sur des trajectoires où se combinaient sans se
stabiliser une mobilisation politique volontariste et une normalisation
bureaucratique. Jamais ils ne parvinrent à donner naissance à des formes de
gestions efficientes ni à un ordre politique démocratique, au sens que prend ce terme
dans les pays capitalistes développés.
En URSS, on peut distinguer trois étapes. La première s’analyse comme une phase de
mise en place, dont l’élimination des nostalgiques du contrôle ouvrier représenta
une dimension. Y domina le volontarisme appuyé sur la propagande. Avant même la
mort de Staline, s’amorça une seconde étape, un processus de normalisation, par
lequel le pouvoir s’étendit à un groupe plus large de cadres politiques, administratifs
et techniques. Ses méthodes restaient autoritaires et policières. Enfin, s’ouvrit la
phase de normalisation proprement dite, mais dont l’échec des réformes sonna le
glas.

Une classe dominante de cadres


Quelle était la nature du groupe dirigeant dont la position ne cessa de s’affirmer au
fil de ces étapes ? On peut citer à ce propos les travaux de Moshe Lewin, spécialiste
éminent, le plus éminent peut-être, de l’Union soviétique. Dans son dernier livre [6] ,
M. Lewin traite de la période postérieure à la mort de Staline, surtout à partir de
l’arrivée de Léonid Brejnev (secrétaire général du Parti communiste de l’Union
soviétique, PCUS, de 1964 à 1982). Il désigne très explicitement les cadres comme une
classe dominante, et fait l’inventaire de ses membres. Il présente la dernière période
qu’il étudie comme sorte d’âge d’or de cette nouvelle classe.
Dans son décompte, il commence par le haut : une « strate dirigeante » (p. 433), soit
les « membres du noyau dur des ministères » et « les membres du Politburo, les chefs
de l’appareil du Parti, les secrétaires régionaux du Parti et ceux des capitales, ce qui
donnait au total environ 1 000 personnes ». Pourtant M. Lewin poursuit :

« Si l’on s’intéresse à l’élite dirigeante, c’est ce premier chiffre (1 000) qui est le
bon, mais si l’objet de l’étude est la classe dirigeante, alors c’est le second (2 500
000) qu’il faut considérer ».
(p. 433)

Une « classe dirigeante » donc. Quels étaient ses membres ?

« Le Politburo gouverne avec l’aide de 2 à 4 millions de nacal’niki (“chefs” au sens


large) : un million environ de hauts postes à responsabilité, un million dans les
postes de moindre importance, à la tête des unités administratives, un million
encore à la tête des “entreprises industrielles”. Tout ce monde constitue une
couche sociale [ailleurs “classe”] assez vaste, qui possède sa propre histoire et sa
propre sociologie. Ses membres ont conscience de leurs intérêts, exactement
comme les ouvriers, les paysans, les employés et l’intelligentsia qui travaillent
sous leur autorité ».
(p. 407-408)

Il est important de bien saisir la nature de ce processus. Ce n’était pas une classe de
cadres préexistant à la construction du nouvel ordre social qui avait pris le pouvoir,
mais une classe qui se forma au fil d’un processus historique, à partir d’une avant-
garde révolutionnaire dont la nature se métamorphosa et qui fonctionna comme un
pôle d’attraction autour duquel se constitua la nouvelle classe.
Cette classe se différencia en diverses fractions, dont la distinction entre le politique
et l’économique rend mal compte. Ces divisions revêtirent, au pire du despotisme
stalinien, un caractère tragique. C’est ce que manifestèrent les purges répétées des
élites. On peut lire à ce propos le livre fascinant de Kendall Bailes [7] . Celui-ci montre
comment Staline ne put jamais régenter le petit monde des cadres selon ses propres
normes, même lorsque ces cadres furent choisis et éduqués par le Parti. Pourtant, les
forces centripètes l’emportèrent finalement sur les divisions au sein de cette classe.
Si, dans son analyse de l’URSS, M. Lewin désigne les cadres comme une nouvelle classe
dominante, il ne dit pas au sein de quels rapports de production. S’agit-il d’une
variante du capitalisme ? D’un autre type de société, alors lequel ? L’absence de la
formulation d’une thèse à ce propos marque la faiblesse du cadre théorique de M.
Lewin.
En Chine, l’expérience de la Nouvelle Démocratie fut abandonnée précocement,
lorsque la bourgeoise chinoise fut soumise en 1952. Les terres furent collectivisées au
milieu des années 1950, et la domination des cadres politiques sur les cadres
techniques s’exerça d’une main de fer, selon une démarche constamment
mobilisatrice et déstabilisatrice. Le centre en était Mao lui-même. Sur une période
d’une dizaine d’années, le Grand bond en avant et la Révolution culturelle en
marquèrent les épisodes culminants. La première peut s’analyser comme
l’importation dans le champ de l’économie, des méthodes de la lutte qui avait conduit
à la victoire, Mao n’acceptant pas que la modernisation économique soit une tâche
plus difficile à accomplir que la lutte militaire et révolutionnaire. Implicitement cette
entreprise représentait une critique des méthodes des cadres gestionnaires et
techniques, manifestant la même tension entre ces cadres et le pouvoir central que
dans l’URSS de Staline. Cette tension culmina dans la Révolution culturelle, une forme
de purge orchestrée par une base mise en mouvement par le pouvoir central, les
gardes rouges. L’expérience tourna au chaos dans les conditions dramatiques que
l’on sait.
Notes du chapitre
[1] ↑ Ce chapitre emprunte aux travaux menés par G. Duménil, D. Lévy et R. Lew. Voir « Cadrisme et socialisme.
Une comparaison URSS-Chine », Transitions, 1999, no 40, p. 195-228.
[2] ↑ V. Lénine, Œuvres, t. 5 : « Que faire ? » (1902), Paris, Éditions Sociales, 1976, p. 353-542.
[3] ↑ R. Lew, L’intellectuel, l’État et la révolution. Essai sur le communisme chinois, Paris, L’Harmattan, 1997.
[4] ↑ Le terme « fordisme » s’est imposé très tôt, et est préféré à celui de « révolution de la gestion » ou
« révolution managériale ». On connaît l’usage que Gramsci fit du terme « fordisme » (« Américanisme et
fordisme », Cahier 22, 1934 ; Cahiers de prison, Cahiers 19 à 29, Paris, NRF-Gallimard, 1992, p. 173-213).
[5] ↑ Ni Lénine ni Trotski ne manifestèrent d’hésitation dans ces choix. Voir V. Lénine, « Sur l’infantilisme de
gauche et les idées petites bourgeoises » (1918), Œuvres, t. 27, Paris, Éditions Sociales, 1976, p. 337-370 ; L. Trotski,
« Rapport au 12e Congrès du PCbR » (1923), La lutte antibureaucratique en URSS, t. I, Paris, Union générale
d’édition, 1975, p. 25-77. La thèse de l’émergence d’une nouvelle classe est bien identifiée en URSS, prise au sérieux
et réfutée par Nicolas Boukharine (La théorie du matérialisme historique (1921), Paris, Anthropos, 1967).
[6] ↑ M. Lewin, Le siècle soviétique, Paris, Fayard, 2003.
[7] ↑ K. Bailes, Technology and Soviet Society under Lenin and Stalin. Origin of the Soviet Technical Intelligentsia,
Princeton, Princeton University Press, 1978.
Néomarxisme
Capitalistes - Cadres et compétents - Classes
fondamentales
Présentation

Q ue l’organisation ait pris historiquement cette revanche contre le grand récit de


Marx, en déjouant l’heureux dénouement, ne signifie pas que celui-ci en ait
complètement ignoré la portée potentielle. La relation de Marx à l’organisation est,
en réalité, ambiguë. D’un certain point de vue, on peut voir en lui l’analyste génial de
la prégnance de l’organisation dans le capitalisme. D’un autre côté, il tend à éluder
les problèmes théoriques et politiques qui s’y rattachent. À considérer les choses à un
siècle et demi de distance, on perçoit la portée de ces ambiguïtés. On ne peut donc se
dispenser de faire le bilan des insuffisances du traitement qu’il en donne.
Deux tâches se trouvent ainsi définies. En premier lieu, lire Marx. Comment Marx
aborde-t-il la question de l’organisation ? Quel statut lui donne-t-il au plan théorique,
mais aussi comment la « localise-t-il » formellement dans son exposé ? Ces deux
questions, celles de l’analyse théorique et des choix rédactionnels, sont, on le verra,
très fortement liées. En second lieu, reprendre la question pour elle-même. La lecture
de l’histoire suggère la direction dans laquelle doit aller la recherche. Mais elle ne
fournit pas d’elle-même les éléments pour la formulation d’une hypothèse
d’ensemble. Ce sera, bien évidemment, l’objet essentiel de cette troisième partie.
Les chapitres 5 et 6 proposent deux interprétations convergentes, qui sont,
cependant, représentatives d’une différence d’approche entre les deux auteurs de ce
livre. Ceux-ci convergent dans l’idée que l’analyse théorique est à reprendre. Mais ils
abordent cette révision en termes différents.
La critique présentée au chapitre 5 est plus modérée, plus circonscrite. Elle soutient
l’idée que l’organisation renvoie à un second rapport social, parallèle à celui que
définit le capital. Elle le désigne comme le « rapport d’encadrement » ou « rapport
cadriste ». Ce rapport social émerge au sein de capitalisme, où il se conjugue au
rapport capitaliste proprement dit.
La révision proposée au chapitre 6 est plus fondamentale. Elle avance que le marché
et l’organisation définissent deux facteurs co-imbriqués dans le rapport de classe
propre à la forme moderne de société. Elle considère celle-ci dans l’interférence de
ces deux pôles, qui sont de nature juridico-politique en même temps qu’économique.
Bref, la première approche considère qu’il existe deux rapports sociaux conjugués, la
seconde avance l’idée de l’unité essentielle du rapport social moderne. Les deux
théorisations présentent cependant une grande affinité analytique, qui conduit à des
approches assez convergentes de l’histoire du XXe siècle. Et, on le verra au terme,
elles se rejoignent pleinement dans leurs conclusions politiques.
Chapitre 5. Le second rapport de classe :
l’encadrement

M arx est en fait un des analystes les plus précoces de la combinaison du marché
et de l’organisation dans les processus de coordination, et, en définitive, de
l’invasion du capitalisme par l’organisation. C’est là l’objet de la première section de
ce chapitre. La section suivante propose une interprétation du statut donné par Marx
à l’organisation, qu’il associe au développement du capitalisme. La troisième section
est consacrée au premier des deux cadres théoriques alternatifs mis en avant dans ce
livre. Le chapitre se clôt sur un double retour aux trajectoires historiques retracées
aux chapitres 3 et 4.

I - Marx théoricien de l’organisation

L’entreprise coordonnée hors du marché


Marx reprend intégralement à son compte le concept de la division du travail au sein
de l’entreprise dont le principal penseur fut Smith (La richesse des nations, datant de
1776). On connaît la description que celui-ci donna de la manufacture d’épingles, où
les gestes de la production d’un objet pourtant relativement simple, sont répartis
entre divers groupes de travailleurs spécialisés. Smith y voit un facteur multiplicatif
de ce qu’on appelle aujourd’hui la « productivité du travail ». Au sein d’une telle
entreprise, la coordination n’est pas assurée par un marché, mais par une
organisation. Ce mode de coordination se combine aux mécanismes de marché qui
permettent le prolongement de cette division du travail entre entreprises. Au total :
division du travail et coordination internes à l’entreprise (hors marché), d’une part,
et inter-entreprises (par le marché), d’autre part.
Le livre I du Capital présente cette analyse de la division du travail dans la
manufacture comme une nouvelle logique sociale de production. Mais écrivant plus
ou moins un siècle après Smith, Marx prolonge cette analyse jusqu’à la grande
industrie que Smith n’avait pas connue.
Au livre III du Capital, Marx innove beaucoup plus radicalement encore, passant de
l’atelier où se fait la production, à l’entreprise dans son ensemble, dans une
perspective plus moderne, bien au-delà du legs smithien. Il désigne comme les
« fonctions capitalistes », des tâches attachées à la propriété des moyens de
production. Son idée est qu’il est nécessaire d’accompagner le processus du capital :
chercher les financements, acheter les matières premières et la force de travail, les
réunir dans l’atelier et organiser le travail, explorer les marchés, vendre, prendre
soin des liquidités monétaires, etc. L’enjeu de ces formes d’organisation déborde
celui de la coordination de la seule production hors marché. Il s’agit désormais, plus
généralement, de « gérer » l’entreprise dans un sens très large du terme : d’assurer
une rentabilité optimale, une maximisation du taux de profit. Le meilleur parti doit
être tiré de l’avance de capital ; cela exige des soins, de l’ordre. Ces travaux sont donc
utiles, bien que Marx les qualifie d’« improductifs », puisqu’il réserve le terme
« productif » au travail de production assez étroitement défini.
Qui assure ces tâches ? Ce sont celles d’un capitaliste assumant la plénitude de ses
fonctions, et non d’un simple financeur, créancier ou actionnaire, extérieur à
l’entreprise. Marx pénètre de manière très explicite dans le processus de la
délégation de ces fonctions : le capitaliste se décharge sur des travailleurs salariés,
qui vont le seconder, voire le remplacer intégralement, dans l’exécution des travaux
qu’implique son statut de propriétaire, dans et hors de l’atelier. Mais il insiste sur le
fait que la délégation de ces tâches n’en modifie pas la nature. Les dépenses qu’elles
occasionnent sont répertoriées par lui comme des « coûts » : coûts de production et
de circulation (il ne s’agit pas que de salaires, car leur exécution requiert du papier,
des bureaux…).

L’organisation de la sphère financière


Toujours dans l’orbite du capital, ce processus d’organisation dans l’entreprise se
double explicitement d’un second : la concentration des capitaux dans les institutions
financières, elles-mêmes entraînées dans une course vers le gigantisme, qui
s’accompagne d’une forme d’administration sociale du capital, selon les termes de
Marx. Dire « administration », c’est dire organisation, au moins en ce sens que ces
processus transcendent les mécanismes de marché. Marx avait donc déjà bien
identifié la vocation des institutions financières modernes, administrant le capital de
financement. Les institutions financières – dont il décrivit la forme emblématique,
celle de la banque – réunissent les capitaux et les mettent à la disposition des
entreprises. Ces mécanismes, souvent désignés comme ceux du « crédit », rendent
plus performants les processus d’allocation du capital dans les différentes branches,
et il faut y voir une forme de coordination sociale.
À très peu d’exception près, cette prise en compte reste, cependant, limitée à
l’analyse de l’entreprise et des financements (en amont, là où se définit la propriété
du capital). La notion de politique économique, par exemple, autre figure de
l’organisation sociale, n’est prise en compte que de manière anecdotique (par
référence aux interventions de la Banque d’Angleterre). Si le passage de la
manufacture smithienne à l’entreprise du livre III marque un changement de siècle,
Marx ne parvient pas à anticiper sur ce qu’on appelle désormais les « politiques
économiques », notamment macroéconomiques, qu’on a évoquées au chapitre 3.
C’est de près d’un siècle encore qu’il aurait fallu progresser.

L’organisation dans la tendance et la structure de classe


L’organisation surgit de manière particulièrement vigoureuse dans l’analyse de la
dynamique historique du capitalisme par Marx. Son objectif stratégique est de
montrer que le programme du dépassement du capitalisme est déjà inscrit dans sa
dynamique historique. On retrouve ici le parti pris révolutionnaire introduit au
chapitre 1 et ses thèmes de prédilection : la « socialisation », l’expansion des forces
productives qu’elle commande, et l’incapacité des rapports de production capitalistes
à en maîtriser les explosions. Il s’agit d’un faisceau de multiples mécanismes, mettant
en jeu la production, l’investissement, la finance, etc.
L’expression la plus évidente de cette socialisation est celle qu’elle revêt dans
l’entreprise. L’accumulation et la concurrence sont inséparables de la concentration
des moyens de production dans la grande entreprise. Ainsi n’est-ce pas simplement
que les entreprises ne sont pas des marchés, mais que, à mesure que celles-ci
croissent en taille et diminuent en nombre, la rationalité organisatrice envahit le
champ de la rationalité marchande.
C’est, pourtant, dans la réunion des deux composantes de l’évolution du capitalisme,
grandes sociétés et grandes institutions financières, que Marx identifia la
préfiguration d’un autre ordre social, post-capitaliste cette fois. Selon lui, les
conditions se trouvaient progressivement réunies dans le capitalisme moderne pour
le passage au socialisme, c’est-à-dire à une forme de production démocratiquement
concertée et planifiée, dans l’entreprise et à l’échelle de la société. Le grand
« réseau » de la production et du financement était déjà largement tissé ; restait au
prolétariat à en prendre le contrôle.

II - Les ambiguïtés du traitement de l’organisation


dans Le Capital
En dépit de cette importance conférée à l’organisation, il est frappant de constater
que son traitement dans Le Capital demeure incident, orthogonal en quelque sorte à
la démarche générale de l’ouvrage. Marx ne lui fait jamais les honneurs du plan. On
l’a dit, même les chapitres sur la manufacture et la grande industrie sont « greffés »
sur la démonstration générale à l’occasion de l’étude de la plus-value : dans l’analyse
de ses potentialités d’augmentation dites absolues (par la prolongation du temps de
travail) ou relatives (par la croissance de la productivité dans la production).

Le « surgissement » de l’organisation
On peut invoquer, pour justifier la démarche de Marx, le caractère secondaire du
rapport d’organisation aux premières étapes du capitalisme. Non pas que le marché
et l’entreprise, dont seul le capitalisme assure les maturités, seraient susceptibles
d’être appréhendés selon des logiques purement marchandes et capitalistes, mais
parce que Marx aurait écarté provisoirement cette dimension du rapport social au
nom de son immaturité.
Selon cette lecture, Marx aurait fait abstraction de l’organisation dans son exposé des
premiers chapitres du Capital, parce que l’importance de cette composante des
rapports sociaux s’affirme dans le capitalisme comme un produit, un résultat, et non
un point de départ. Il est tentant de paraphraser ici Marx lorsqu’il écrit que seul le
capitalisme transforme tous les produits en marchandises. Cela conduirait à affirmer
que : « Seul le capitalisme établit les conditions de l’épanouissement du rapport
d’organisation. » Ce qui n’exclut pas que l’organisation préexiste dans des formes
embryonnaires, comme pour le rapport marchand. Cependant, la dissymétrie du
traitement est ici frappante. Marx résout ce problème dans le cas du rapport
marchand en commençant par la marchandise tout en reconnaissant la soumission
de la valeur explicative de ce concept à l’emprise des rapports de production
capitalistes. Mais dans le cas de l’organisation, il tranche dans le sens de la mise
provisoire à l’écart.
Cette différence de traitement suggère donc une perception inégale de la temporalité.
Le fait que Marx n’intègre véritablement l’organisation que dans son analyse de la
dynamique historique du capitalisme milite fortement dans le sens de cette
interprétation. Marx aurait écarté l’organisation de ses commencements parce qu’il
la saisissait comme un accomplissement tendanciel du capitalisme, renvoyant
principalement à un stade relativement avancé de son évolution.

Le projet révolutionnaire
On peut lire Marx de cette manière. On peut pourtant spéculer sur l’importance d’un
tout autre type de déterminations, qui renvoie aux propos du chapitre 1. Rédigeant
Le Capital, Marx était pleinement conscient de la coexistence des deux pôles du
rapport social. Ce qu’on a qualifié de projection de ce rapport au-delà du capitalisme,
le dénouement de ce grand récit, faisait écho aux objectifs du révolutionnaire dont
l’effort était tendu vers le dépassement du capitalisme. Les potentialités tout autant
que les menaces que recélait le rapport d’organisation étaient perçues par Marx
comme des interférences parasites vis-à-vis de son projet révolutionnaire, et, pour
cette raison, il tendit à les rejeter au-delà du capitalisme.
Pourquoi ces réticences ? Le fait majeur est le suivant : au détour de la
reconnaissance de l’organisation, surgissent de nouvelles catégories sociales, ni
capitalistes ni prolétaires, dans le processus de délégation des fonctions capitalistes
introduit antérieurement. Cette configuration métamorphose la structure de classe
en en dépassant la bipolarité. Marx ne s’en émeut pas outre mesure et poursuit. Sa
créativité théorique, investie dans l’analyse de l’histoire concrète, l’a brièvement
emporté hors de l’épure du schéma révolutionnaire fondamental, mais il y revient
sans tarder.
On peut percevoir, dans certaines formulations de Marx, les points très précis où il
parvient au seuil d’un tel dépassement, mais se refuse à faire le pas. C’est
particulièrement le cas dans ses jugements portés sur la capacité du couple grandes
sociétés / grandes institutions financières à introduire au dépassement des ordres
sociaux de classe. C’est là que le brouillage du signal se métamorphose en grave
distorsion.

Un bilan difficile mais catégorique


Au total, il est ainsi difficile de dire si l’évolution du capitalisme donna tort ou raison
à Marx quant à l’organisation. Il pressentit très bien les évolutions que connut le
capitalisme à la transition des XIX e et XX e siècles, définissant les institutions du
capitalisme contemporain. La notion d’une maturation du rapport d’organisation,
faisant écho à celle du capitalisme, s’est vue complètement confirmée au cours des
décennies qui suivirent la mort de Marx. Il apparaît rétrospectivement fondé de
parler d’un capitalisme antérieur à ces révolutions de la fin du XIX e siècle dans une
société où l’organisation revêtait des formes préliminaires, et de lui opposer le
capitalisme organisé du chapitre 3, aux plans de l’entreprise, des mécanismes de
financement, et, plus tard encore, des politiques au sens très large du terme. Ces
révolutions marquent empiriquement la transition entre le Marx de la structure et
celui des tendances.
Quoi qu’il en soit, la démarche retenue par Marx le priva de la possibilité de tirer
pleinement parti du pouvoir explicatif de son dispositif analytique. Plus gravement,
elle ne lui permit pas d’anticiper sur les transformations des structures de classe,
donc des luttes de classe dont ces évolutions étaient porteuses. Si les nécessités de
l’exposé requièrent l’abstraction, le vide ainsi créé doit être ultérieurement comblé.
C’est précisément ce que Marx n’a pas fait. C’était, sans doute, trop attendre, même
d’un penseur de génie. Au total, Marx n’a pas vu dans l’émergence de l’organisation
le vecteur de l’affirmation d’un nouveau rapport social.
Peut-être plus radicalement encore, c’est dans la rigueur du jugement porté au
chapitre 4, concernant le socialisme réel, que l’on peut percevoir l’ampleur des
conséquences d’un tel verrouillage théorique. On l’a dit en introduction, le marxisme
du XX e siècle peut s’interpréter comme la proclamation d’une alliance entre cadres
et masses sociales. Du point de vue des cadres révolutionnaires, le marxisme fut le
vecteur de la revendication d’une symbiose entre eux-mêmes et la grande masse de
la population, qui dégénéra en un système d’oppression dans le socialisme réel. Le
risque, que Marx n’a pas voulu courir, celui de la dénonciation prématurée de la
nature de classe des rapports qui commandent l’organisation, s’est historiquement
inversé : ces relations sociales sont venues à bout de la perspective émancipatrice du
marxisme.

III - Capitalisme et cadrisme

Le rapport d’encadrement
La thèse qu’on soutient ici est qu’il existe un rapport spécifique d’organisation,
potentiellement autonome, qui partage avec le capitalisme le fait d’être porteur d’un
rapport de classe. À cet égard, il paraît plus pertinent d’utiliser le terme
« encadrement » plutôt que celui d’« organisation ». Ce terme traduit mieux la
hiérarchie inhérente à tout rapport de classe, et possède l’avantage d’être construit
autour de celui de « cadre ». Pour parfaire le parallélisme, on propose d’appeler
« cadrisme » le système qui correspond au rapport d’encadrement, comme on dit
« capitalisme » à partir de « capital ».
Au total : deux rapports sociaux potentiellement autonomes, susceptibles de dominer
deux systèmes sociaux, et deux rapports de classe. D’un côté, le capitalisme, dont la
classe dominante est celle des capitalistes et la classe dominée, celle du prolétariat.
Du Marx fondamental. De l’autre, le cadrisme, dont la classe dominante est celle des
cadres, et la classe dominée celle de la masse des employés et ouvriers. « Du Marx »
révisé. « Du Marx » encore, en ce sens que la structure de classe est conçue dans son
rapport, son homologie, aux rapports de production. Cette révision majeure adhère
étroitement aux principes du matérialisme historique, une théorie des sociétés et de
leur histoire, où s’articulent les trois termes : rapports de production, structure de
classe et État [1] .
La place des individus dans les rapports de production est en jeu dans le rapport
d’encadrement. Déjà dans le capitalisme, la propriété de la grande entreprise a perdu
son caractère individuel ou familial. Dans le rapport cadriste, elle revêtirait un
caractère social, que se soit par le biais d’une propriété formellement étatique ou par
celui d’une propriété réciproque des entreprises, interindividuelle ou concentrée
dans des institutions financières. Quant à la capacité de décision vis-à-vis de ces
moyens de production, concernant notamment l’investissement ou la production –
un attribut traditionnel de la propriété (parfois dit « possession ») –, elle serait
exercée collectivement par les cadres.
Il faut préciser d’entrée de jeu que l’encadrement concerne les cadres (des secteurs
privés et publics) dans un rapport social qui les place en position hiérarchique
supérieure, mais que cette position n’est pas intrinsèquement l’attribut de
l’intellectualité. La classe des cadres n’est pas une intelligentsia, bien que
l’appartenance à ce groupe social implique l’accès à certaines connaissances : des
compétences. La constitution en classe renvoie à des pratiques sociales d’exercice
d’une domination, et de reproduction de cette position au sein des familles, avec son
efficacité et ses failles comme dans le rapport capitaliste. Sa frange inférieure est mal
définie, encore une fois comme dans le rapport capitaliste (il y a des petits cadres,
comme il y de petits capitalistes). Et surtout, les cadres sont secondés par des
employés, selon un rapport qu’on explicitera un peu plus bas.
La conséquence politique de ces analyses est, à l’évidence, la thèse de la possibilité de
l’élimination des classes capitalistes. Mais dans une configuration qui demeure « de
classe ». C’est pourquoi nous écrivons que le rapport cadriste est susceptible d’une
existence autonome. Ce fut le cas dans le socialisme réel, quoique le retour vers le
capitalisme, aurait fait, aux yeux de beaucoup, la démonstration de l’impossibilité
d’une telle transformation, autrement que dans des formes précaires. C’est là que
l’expérience du compromis de l’après-guerre est cruciale, comme contrepoids, bien
qu’elle ait elle-même cédé sous les coups de boutoir néolibéraux. Nous y reviendrons.

Le rapport d’encadrement dans l’histoire : capito-cadrisme et


cadrisme pur
Le rapport cadriste s’est affirmé historiquement dans deux configurations, dans les
contextes définis respectivement aux chapitres 3 et 4. Il suggère, par ailleurs, les
contours d’une possible société de classe postcapitaliste, distincte du socialisme réel.
La première de ces variantes n’a connu que des formes hybrides, celles d’un « capito-
cadrisme » [2] . On entend par là que cette configuration du rapport d’encadrement
n’a existé que dans le giron du capitalisme, en combinaison avec lui. Il entretient des
rapports avec ce que des théoriciens états-uniens ont appelé « capitalisme
managérial », et dont on va traiter à la prochaine section. En Europe, on a plus
volontiers parlé d’« économie mixte ».
Mais le cadrisme est également susceptible de prévaloir indépendamment du
rapport capitaliste : au-delà de l’hybridation capito-cadriste, dans un « cadrisme
pur », débarrassé de la propriété capitaliste. Une première variante d’un tel cadrisme
pur est celle qui prévalut dans le socialisme réel. On peut la désigner comme un
« cadrisme bureaucratique », par référence au contexte social et politique dans
lequel elle s’est développée. À l’évidence, le terme « bureaucratie » est pris ici dans sa
connotation péjorative.
Beaucoup de confusion est ainsi apparue dans les études consacrées à ce que nous
appelons « cadrisme », par l’usage du terme « bureaucraties » vis-à-vis des états-
majors de gestion dans le capitalisme [3] . Un usage abusif. À « cadrisme
bureaucratique », il faudrait opposer « cadrisme gestionnaire », sachant que le terme
« gestion » est pris ici dans un sens large, susceptible d’inclure l’activité des cadres du
secteur public.
On peut, enfin, voir dans un cadrisme pur, et non hybride, un mode de production
susceptible de succéder au capitalisme sous la poussée des luttes de classe,
indépendamment de l’impasse du cadrisme bureaucratique et de son incapacité à se
réformer. Le cadrisme bureaucratique fut une variante malheureuse du cadrisme
pur, résultant des conditions historiques qu’analysent le chapitre 4 et la section IV ci-
dessous.
C’est vers un tel cadrisme pur que pointe directement la tendance du capitalisme.
Plus directement, en tous les cas, que vers une société sans classe, celle-ci demeurant,
cela va sans dire, l’objectif de toute démarche révolutionnaire se réclamant du
marxisme. La tendance du capitalisme prépare l’élimination de la propriété privée
des moyens de production, dont la force motrice ne peut être que la lutte populaire.
Et, dans cette mesure, le message de Marx est tout à fait convaincant. Mais cette
métamorphose n’implique pas de manière immédiate l’abolition de tout rapport de
classe. D’où l’épilogue malheureux du grand récit marxien que rappelle le chapitre 4.
Le capitalisme apparaît ainsi comme la matrice de l’émergence d’un autre rapport de
production – ou selon la terminologie privilégiée ici, un autre rapport social – propre
à l’organisation : le rapport cadriste d’encadrement. Marx a donné dans Le Capital, la
théorie du rapport capitaliste et n’a jamais considéré le rapport d’encadrement
comme rapport autonome, ni dans le capitalisme ni, à l’évidence, dans le socialisme.

Hybridités
Pour un familier de l’œuvre de Marx, la coexistence de deux types de rapports
sociaux dans une même formation sociale, le capito-cadrisme en l’occurrence, n’a
rien de déroutant.
Le précédent le plus évident est l’émergence des rapports capitalistes au sein de la
société féodale. De telles transitions – de fait, des états permanents d’évolution –
combinent des prépondérances dans l’espace (par exemple, celle des rapports
bourgeois naissants dans les cités) et des hybridités (par exemple, celle des seigneurs
marchands, cherchant un revenu dans des aventures commerciales outre-mer).
Dans Le Capital, des ambivalences conceptuelles similaires se traduisent par la
succession des « en tant que ». Par exemple, en référence à un petit patron : Marx
écrit « en tant que travailleur », « en tant que capitaliste… ». Souvent le devenir est en
jeu : par exemple, « le produit devient marchandise », ce qui signifie qu’il est, dans
l’intervalle, les deux à la fois, selon les degrés de la répétition de l’échange, la
production délibérée pour le marché, etc. Dire « capito-cadriste », c’est faire état
d’une telle revendication de la dualité, appliquée à la relation sociale : l’hybridité du
rapport social capito-cadriste [4] .
Du point de vue de la construction théorique, cette thèse possède des avantages et
des inconvénients. D’abord un avantage. Elle permet de conserver sa cohérence à la
théorie de Marx. L’affirmation de l’organisation dans la dynamique historique du
capitalisme requiert des mises à l’ordre du jour ; pourtant, selon ce point de vue,
celles-ci n’impliquent pas des « corrections » du cadre analytique, mais plutôt la
construction d’un cadre analytique alternatif, lui-même doté de sa propre cohérence.
Les mécanismes d’une société capito-cadriste mobilisent les pouvoirs explicatifs
conjugués de deux totalités théoriques autonomes. Les inconvénients ensuite. Il va
sans dire que le travail reste à faire ; il faudrait produire cette théorie alternative,
alors que nous n’observons que des formes hybrides du rapport d’encadrement dans
le capito-cadrisme ou biaisées dans le socialisme réel.
La difficulté est que le rapport d’encadrement s’est originellement situé dans une
position subalterne dans le capitalisme. Et c’est bien en ces termes que Marx
appréhenda l’organisation dans Le Capital. Les tâches du capitaliste ont été
« déléguées » à des cadres secondés d’employés, mais, originellement, la finalité de
ces tâches ne s’en est pas trouvée modifiée : la maximisation du taux de profit.
Cadres et employés s’activent pour garantir à d’autre classes, les classes capitalistes,
la rémunération maximale de leur capital. Cela signifie, d’une part, rentabiliser
l’entreprise et, d’autre part, garantir des flux de revenus financiers, des intérêts et
des dividendes. Cadres et employés sont au service des capitalistes.
À ce titre, en tant que serviteurs des propriétaires du capital, cadres et employés sont
rémunérés. Cela implique un prélèvement sur les profits, un « coût » selon le
vocabulaire de Marx, mais le bilan global est supposé être positif pour les
capitalistes. Le salaire d’un employé de commerce, par exemple, vient en déduction
des profits, mais son action stimule les ventes et augmente ainsi la rentabilité. Dans
cette opération, cet employé est exploité, car il n’est associé aux bénéfices de son
action que selon une rémunération négociée comme tout salaire, mais dont le coût
doit être inférieur au surcroît de profit pour un capital donné. Mais d’un autre point
de vue, ces rémunérations venant en déduction du profit représentent une forme de
distribution de la plus-value. Elles diffèrent pourtant de l’intérêt ou du dividende en
ce que cette distribution rétribue un travail. On perçoit le caractère ambivalent du
positionnement social de ces groupes quand on les appréhende dans la logique des
rapports de production capitalistes [5] .
Quelle base empirique donner à cette prétention de révolutionner le cadre
analytique marxiste ? Divers types de processus permettent d’appréhender la
spécificité de ce rapport social, au-delà des modalités que lui impose sa prévalence
subalterne au sein des rapports de production capitalistes.
D’une part, le rapport d’encadrement manifeste – intrinsèquement peut-on dire, soit
indépendamment de sa relation au rapport capitaliste – des caractéristiques qui
trahissent sa nature de classe. On peut, en effet, observer, dès les premiers progrès
du rapport d’encadrement, certains traits qui lui sont propres, idiosyncrasiques en
quelque sorte, relatifs à son caractère de classe, par exemple la concentration des
initiatives, qu’on va évoquer ci-dessous. À cela, il faudrait ajouter des déterminations
particulières dont le champ serait davantage celui d’une sociologie, en termes de
pratiques sociales, de modes de vie, de cultures, etc. Tout ce qui dénote que nous
sommes désormais, à cet égard, dans une société plus cadriste que bourgeoise. Mais
on n’explorera pas ici ce champ qui déborde les objectifs de cet ouvrage.
D’autre part, comme on l’a dit, deux types de circonstances historiques ont autorisé
l’accentuation du rapport cadriste d’encadrement, dans des contextes et à des degrés
distincts : ceux des sociétés de l’après-guerre (la Seconde Guerre mondiale) dans les
pays capitalistes avancés, et ceux des pays du socialisme réel. Deux opportunités d’en
mieux saisir la nature, auxquelles sont consacrées les sections IV et V de ce chapitre.

Le rapport spécifique cadres-employés dans le capito-cadrisme


Dès les origines, la délégation des tâches capitalistes à des salariés s’est accompagnée
d’un processus de polarisation, une caractéristique centrale du capito-cadrisme
contemporain. D’un côté, se concentraient les tâches, « nobles », si l’on peut dire, de
conception, d’organisation, d’autorité, et, de l’autre, des tâches d’exécution. Les
cadres sont en position distincte des autres salariés non ouvriers, qu’on peut
désigner comme les « employés », par rapport aux moyens de production : en termes
d’initiative, de « capacité à disposer ». L’échelle des rémunérations reflète cette
polarisation.
La base de cette polarisation n’est pas fonctionnelle : on ne trouve pas, d’un côté, les
tâches techniques, d’un autre, les tâches de comptabilité, et, d’un autre encore, les
tâches commerciales, etc. Chacun de ces domaines a été l’occasion de la construction
de hiérarchies parallèles les unes aux autres, les clivages s’établissant
transversalement à ces domaines fonctionnels. Cette polarisation est bien traduite,
en français, dans le binôme cadres et employés qui ne fonctionne malheureusement
pas dans toutes les langues [6] .
Il va de soi que, comme dans le rapport capitaliste, on peut identifier des groupes
intermédiaires. La détermination des critères et des frontières de cette polarisation
est un enjeu permanent, le résultat de pratiques et de luttes. Il ne nous appartient
pas d’entrer ici dans ces mécanismes, mais on comprend aisément la multiplicité des
déterminants : compétences, proximité vis-à-vis des échelons supérieurs de la
hiérarchie ou de la clientèle, ou inversement le caractère répétitif des tâches, etc. On
observe dans le travail des employés des formes de subordination possédant de
nombreux aspects communs avec celles auxquelles est soumis le travail productif
(dès lors que les conditions de ce travail peuvent être reproduites hors de la sphère
de la production au sens strict, notamment par la mécanisation, le regroupement, la
surveillance, etc.).

Le rapport cadres-encadrés
L’apparition d’un rapport de classe introduisant un clivage au sein des groupes vers
lesquels ont été déléguées les tâches du capitaliste actif, définit un premier cercle où
se fait valoir le rapport d’encadrement. Mais le rapport cadriste tend à l’universalité.
Son ascension aboutit graduellement à le positionner comme rapport de classe
fondamental face à l’ensemble des autres salariés : employés et ouvriers (travailleurs
productifs), une classe ou des classes « encadrée(s) ». C’est le second cercle où se fait
valoir le rapport cadriste : le grand.
Dans l’analyse du capito-cadrisme, le rapport capitalistes-travailleurs productifs
monopolise encore dans les esprits le rapport de classe auquel sont soumis les
travailleurs productifs [7] . Pourtant ceux-ci sont doublement dominés et exploités. Un
rapport cache l’autre. L’élimination des classes capitalistes entraînerait de manière
automatique l’incorporation non équivoque des travailleurs productifs dans le
champ de la domination cadriste aux côtés des employés.
Au total, dans les sociétés contemporaines, les tâches de conception, d’organisation,
d’autorité sont l’apanage des cadres, celles d’exécution des tâches improductives, des
employés, et celles de production, des ouvriers. C’est une fois enregistrée cette
hiérarchie sociale que la formule « rapport d’encadrement » prend tout son sens. Elle
est l’expression de la nature de classe du rapport cadriste. Mais, avec le
développement de ces nouveaux rapports, les conditions des employés et ouvriers
tendent à converger dans une certaine mesure, alors que le premier et le second
cercle se fondent.

IV - Les logiques cadristes de l’après-guerre


Le chapitre 3 a abordé le compromis de l’après-guerre comme une étape dans la
constitution de ce « capitalisme organisé » où le rôle des cadres et l’intervention
étatique se sont considérablement consolidés. Mais, au-delà de l’organisation accrue,
il faut y voir l’affirmation de nouvelles logiques sociales, qui témoignaient d’un
dépassement partiel des rapports spécifiquement capitalistes.
On l’a dit, ce trait fut bien perçu par les contemporains, ce qui a conduit à parler, en
France, d’« économie mixte ». Dans la perspective de ces années, cette mixité ne
pouvait être pensée qu’en relation aux sociétés du socialisme réel. Dans la théorie
« des systèmes », l’Europe social-démocrate, par exemple, était volontiers classée
dans une catégorie intermédiaire : quelque part entre capitalisme et socialisme. Aux
États-Unis, c’est la notion de capitalisme managérial qui fut mise en avant (encadré
3). Même si le contenu diffère sensiblement, c’est la même idée d’hybridité qui se voit
ainsi soulignée. Dans les deux cas, l’accent est, en effet, placé sur les fonctions et
pouvoirs des cadres, en conformité avec les interprétations mises en avant dans ce
chapitre.

Autonomie accrue du rapport cadriste et compromis


L’expérience de l’après-guerre, aux plans économique et politique, permet
d’appréhender certains des caractères spécifiques d’un ordre social cadriste, au
moins dans l’une de ses configurations.
Il suffit de reprendre ici les caractères de ces décennies à travers cette nouvelle grille
de lecture. On y observait une nouvelle hiérarchie des objectifs de la gestion des
entreprises, où l’exigence de rentabilité apparaissait davantage comme la condition
de la poursuite d’autres finalités, tels que la croissance ou le changement technique,
que comme fin en soi. Tout particulièrement, la relation aux propriétaires du capital
était profondément modifiée par rapport aux premières décennies du XX e siècle : les
profits étaient largement conservés dans les entreprises, et les taux d’intérêt (une fois
corrigés de la hausse des prix) restaient modérés. Plus que de revenus capitalistes,
ces flux prenaient des allures de rémunération de l’épargne, en marge des initiatives
et pouvoirs. Les profits du secteur bancaire étaient faibles, et celui-ci était au service
du secteur de production. Au plan des politiques économiques, les outils étaient
tournés vers le plein emploi, l’innovation et le développement.
Il faut souligner que ces caractères du compromis de l’après-guerre, qu’on peut
qualifier de progressistes, ne retiraient pas à ces sociétés leur nature de classe. Par
ailleurs, au plan international, la dimension impérialiste restait accentuée, comme
en témoignent les guerres coloniales ou celles de la guerre dite froide, comme au
Vietnam.
L’évolution des échelles de revenus fournit un indice quantitatif simple de la nature
de classe du compromis de l’après-guerre. On peut observer aux États-Unis après la
Seconde Guerre mondiale, une concentration graduelle croissante des revenus en
faveur des classes salariées supérieures, donc de cadres, par rapport au reste du
salariat, alors même que la rémunération du capital se voyait contenue ; en France,
une évolution similaire se produisit, très marquée, jusqu’à ce que le mouvement de
mai 1968 y mette un terme.
La relative autonomie du rapport cadriste acquise dans l’après-guerre eut donc deux
expressions. D’une part, l’endiguement des pouvoirs et revenus capitalistes, qui
marquait la distance prise par les cadres vis-à-vis des propriétaires ; d’autre part, la
divergence des revenus entre les classes de cadres et la grande masse de la
population, qui marquait, quant à elle, la nature de classe du compromis et la
prééminence des cadres en son sein.
Il faut bien séparer les deux faces du processus : « autonomie accrue du rapport
cadriste », d’une part, et « dans le contexte d’un compromis avec les classes
populaires », d’autre part. Deux aspects distincts d’une même réalité. La progression
relative des revenus des cadres dans les premières décennies de l’après-guerre
manifestait le fait que, au-delà des circonstances de l’établissement du compromis
qui avaient commandé la modération, le rapport de classe reprenait peu à peu le
dessus. Sur d’autres terrains, par exemple, en matière d’éducation ou de protection
sociale, ces décennies continuèrent à témoigner de l’ouverture en direction des
classes populaires qui avait rendu possible l’affirmation de l’autonomie cadriste.
Mais il s’agissait plus d’un aspect politique du processus d’émergence de cette
autonomie, dans un contexte politique déterminé, que d’une propension immanente
des cadres à favoriser la protection sociale dans les classes populaires.

Le compromis néolibéral
La succession du compromis social de l’après-guerre et du néolibéralisme illustre
également la dualité du rapport capito-cadriste. Dans les deux ordres sociaux, les
cadres exécutent de toute manière les tâches d’organisation en général, et
notamment de gestion dans l’entreprise. On l’a souligné au chapitre 3, le
néolibéralisme n’a pas interrompu cette évolution qui va en s’accentuant
tendanciellement : il a mis un terme à l’autonomie accrue des cadres vis-à-vis du
rapport capitaliste, qu’il a, selon les critères de ces classes, « remis à leur place »,
c’est-à-dire dans cette position subalterne : au service des classes capitalistes. La
pression placée sur eux fut souvent considérable. Mais cette nouvelle discipline fut
imposée sous la forme d’un nouveau compromis, cette fois vers le sommet des
hiérarchies sociales, où le sort fait aux cadres resta enviable, surtout relativement au
reste de la population.
Les exemples les plus évidents des contenus de cette rectification de trajectoire se
situent au niveau des politiques macroéconomiques, notamment dans la priorité
donnée à la stabilité des prix mettant fin au transfert de revenus en défaveur des
créanciers. Mais on peut en identifier, de manière plus subtile, des indices
fondamentaux, symétriques de ceux qui gouvernèrent à l’établissement du
compromis social-démocrate, par exemple la métamorphose du statut de la quête de
la rentabilité. Alors que dans le compromis de l’après-guerre, notamment en Europe,
au Japon ou en Amérique latine, la rentabilité apparaissait davantage comme une
condition permissive, le néolibéralisme en a refait un objectif quasi absolu. L’activité
des cadres s’est pliée à cette nécessité. On observe ainsi comment, dans ce continuum
capito-cadriste, les mêmes mécanismes se voient conférés des statuts distincts, dont
la dimension quantitative (l’acuité de l’exigence de rentabilité, en l’occurrence)
témoigne de la métamorphose des rapports sociaux, infléchis dans un sens ou dans
un autre selon la configuration des pouvoirs.
Cette autonomisation du rapport cadriste dans le compromis de l’après-guerre n’a
pas revêtu les caractères d’une transition au-delà du capitalisme, parce que cet
endiguement du rapport capitaliste n’a jamais atteint les degrés qui lui auraient
permis d’acquérir des caractères d’irréversibilité. À l’inverse, les classes capitalistes,
une fois passé le choc de l’immédiat après-guerre, réussirent à créer une dynamique
en leur faveur, dont la dimension internationale fut cruciale, et qui conduisit à la
restauration de leur hégémonie dans le néolibéralisme. Mais trente ans, c’est loin
d’être négligeable. Pourtant, les cadres basculèrent relativement aisément d’un
compromis dans l’autre, dans le contexte créé par la défaite de la lutte des classes
populaires.

3. Le capitalisme managérial
L’émergence du capitalisme organisé et son analyse sont des phénomènes bien
datés historiquement. Il n’y a donc rien de surprenant dans la constatation de
l’émergence simultanée, aux États-Unis, d’une importante littérature consacrée à
ce phénomène dont ce pays fut la patrie. Rien de surprenant, si ce n’est la
précocité et l’ampleur de ces études. C’est aussi aux États-Unis que ces thèses
survécurent le plus durablement, en fait, jusqu’à la fin des années 1970. Son
dernier représentant, Peter Drucker, est mort en 2005.
Le point de départ de ces analyses fut l’émotion politique créée par ce que le
chapitre 3 a désigné comme la séparation de la propriété et de la gestion, et la
révolution managériale. La bourgeoisie financière du début du XX e siècle
n’allait-elle pas perdre le contrôle du système productif en sortant de la grande
entreprise ? On l’a dit, les pouvoirs des classes capitalistes se reconstituèrent au
sein des institutions financières. Mais les mots furent vite prononcés :
« capitalisme managérial », c’est-à-dire capitalisme des managers (ce que nous
appelons capito-cadrisme). De ce fait même, les managers apparaissaient comme
un nouvel acteur social, dont le rôle était jugé primordial. Le champ en fut
d’abord l’entreprise, mais ce « managérialisme » allait imprégner graduellement
le secteur public états-unien, lorsqu’il fut fait appel aux managers pour
surmonter l’inefficience des bureaucraties publiques traditionnelles, notamment
dans des situations de crises (locales, comme lorsqu’un cataclysme naturel
ravageait une ville, ou centrales, comme dans la crise de 1929).
Les problématiques du capitalisme managérial n’appréhendent pas le
phénomène comme une expression de la simple « intellectualité ». De telles
problématiques ont été appliquées au capitalisme (les détenteurs du capital
culturel de Bourdieu) et au socialisme réel (les intellectuels de György Konràd et
Iván Szelényi [1] , par exemple). À l’inverse, le capitalisme managérial est vu par
ses théoriciens comme un processus issu de la dynamique historique du
capitalisme où des compétences sont certes en jeu, mais qui n’est pas conçu
comme le produit de l’intellectualité. L’encadrement est avant tout un rapport
d’autorité : les managers sont des chefs, diplômés en général, mais d’abord des
supérieurs hiérarchiques. S’ils n’exercent pas directement une autorité, ils sont
indirectement positionnés dans ces hiérarchies, « latéralement » en quelque
sorte, comme conseillers du chef par exemple.
Alfred Chandler est un théoricien relativement tardif du capitalisme managérial,
mais son livre de 1977, le plus connu, fait autorité : La main visible  [2] , sous-titré
La révolution managériale dans le monde des affaires états-unien. Le titre La main
visible renvoie à l’organisation, bien apparente et délibérée, par opposition au
marché dont le jeu fut décrit au XVIII e siècle par Smith comme l’opération d’une
« main invisible ». La démarche de A. Chandler se situe entièrement dans le
temps long. La complexité des nouvelles technologies et l’expansion des marchés
ont créé pour la première fois, selon ses propres termes, la nécessité de ce qu’il
appelle « la coordination administrative », sachant qu’il s’agit de l’administration
des entreprises dont l’action se prolonge sur les marchés. De cette évolution a
résulté l’émergence de la « nouvelle classe », celle des managers et son « pouvoir
croissant » [3] . Écrivant dans les années 1970, A. Chandler n’envisage pas une
baisse éventuelle de ces pouvoirs. Il ne distingue d’ailleurs pas la hiérarchie
dans l’entreprise et les pouvoirs au plan politique et social. Pourtant, il montre
que l’intervention des hauts fonctionnaires de l’administration prolonge cette
action notamment dans les politiques économiques. Il situe l’origine du
capitalisme managérial aux États-Unis et décrit son exportation au reste du
monde. À l’intérieur de son champ d’investigation, celui de cette dynamique
historique du capitalisme, A. Chandler est, sans doute, le plus sophistiqué des
managérialistes états-uniens.
Tous ces analystes reconnaissent l’émergence de la classe des managers, et les
problèmes les plus difficiles sont, en fait, posés par l’identification des catégories
intermédiaires. Une ample littérature est consacrée au fameux « cols blancs » [4] .
Mais les théories managérialistes aux États-Unis sont surtout connues à travers
leur représentant le plus célèbre : John Kenneth Galbraith, en particulier son
livre de 1969, Le nouvel État industriel  [5] . Galbraith situe au sommet des
hiérarchies sociales la « technostructure » : « Bien que les statuts des sociétés
anonymes placent le pouvoir entre les mains des propriétaires, les impératifs de
la technique et du planning le transfèrent à la technostructure. » [6] 
Que Galbraith représente, en quelque sorte, le point culminant de ces thèses
managérialistes n’est pas une coïncidence. Les années 1960 marquèrent l’apogée
du compromis de l’après-guerre, de ce que nous désignons comme
l’« autonomie » cadriste. Cela est manifeste tant au niveau de la gestion des
entreprises qu’à celui des politiques. Les managers s’étaient largement libérés de
la tutelle des propriétaires : « [La] technostructure s’est développée, s’est
dégagée du contrôle des actionnaires et a acquis ses propres sources de
financement interne. » [7]  Au plan des politiques économiques, les années 1960
sont celles de l’euphorie keynésienne. Les conseillers de Kennedy ayant acquis la
conviction que la sortie de la récession de la fin des années 1950 était restée
partielle, se lancèrent dans des politiques de stimulation de l’activité,
notamment par des politiques fiscales. La décennie coïncida avec des taux de
croissance et de rentabilité exceptionnels.
On l’a dit, c’est la crise structurelle des années 1970 qui mit un terme à cette
euphorie, et déstabilisa du même coup les thèses managérialistes [8] . Comment
aurait-il pu en être autrement alors que le néolibéralisme correspondit au retour
en force des propriétaires capitalistes. C’est là où que les conséquences du
manque de rigueur analytique se firent sentir cruellement. Maintenant que les
managers étaient remis au pas, celui des capitalistes, et associés aux bénéfices
du néolibéralisme pour les privilégiés, disparut l’idée d’un capitalisme
managérial. Rétrospectivement, on peut ainsi comprendre que le
managérialisme apparut le plus évident lorsque se conjuguèrent, dans les
années 1960, ses fonctions économiques et la prééminence politique des cadres
dans un compromis qu’ils dirigeaient. Le renversement des pouvoirs emporta
avec lui la construction théorique, alors que le nombre et l’importance des
cadres privés et publics continuaient à croître.
[1]
G. Konràd et I. Szelényi, La marche au pouvoir des intellectuels. Le cas des pays de
l’Est, Paris, Le Seuil, 1979.
[2]
A. D. Chandler Jr, The Visible Hand. The Managerial Revolution in American
Business, Cambridge (Mass.), The Belknap Press of Harvard University Press,
1977.
[3]
On trouvera ces expressions regroupées au début de la conclusion.
[4]
Charles Wright Mills, Les cols blancs (1951), Paris, Le Seuil, 1970.
[5]
J. K. Galbraith, Le nouvel État industriel (1969), Paris, Gallimard, 1989.
[6]
P. 106.
[7]
P. 389.
[8]
Mais le débat avait été, antérieurement, permanent. On peut citer la critique très
intéressante des thèses managérialiste par Maurice Zeitlin et Earl Ratcliff
(Landlords and Capitalists. The Dominant Class of Chile, Princeton, Princeton
University Press, 1988). Voir également M. Zeitlin, The Large Corporation and
Contemporary Classes, New Brunswick, Rutgers University Press, 1988. Ces
auteurs considèrent les classes comme des ensembles de familles où se
combinent (et cumulent) les positions de propriétaires capitalistes, propriétaires
terriens, managers et hommes politiques.

V - Le fiasco du cadrisme bureaucratique


Les interprétations qu’on a développées au chapitre 4 et dans le présent chapitre
suggèrent, toutes deux, de voir dans l’expérience du socialisme réel, notamment celle
de l’Union soviétique – ce qu’on a appelé le « soviétisme » –, l’exemple unique d’une
transition vers un ordre social consacrant radicalement la domination des cadres.
C’est une caractérisation assez répandue chez les spécialistes de l’Union soviétique.
On a invoqué à ce propos les travaux de M. Lewin. L’interprétation mise en avant
dans le présent chapitre conduit à associer cette domination de classe à la prévalence
de rapports sociaux spécifiques, dans une configuration que ses faiblesses et les
circonstances mondiales rendirent inaptes à la réforme. On a proposé de le qualifier
de cadrisme bureaucratique.
Quelles que soient la nature de cette classe et ses tensions internes, la question
essentielle est, à l’évidence, celle du fiasco final de ces tentatives historiques de
dépassement des rapports capitalistes.

Le marché et la démocratie
Ce n’est pas intrinsèquement l’excès d’ambition centralisatrice qui a conduit ces
expériences à l’échec, une sorte de péché mortel d’organisation : les exagérations du
plan face au prétendu marché. On ne s’arrêtera pas ici sur les insuffisances
terminologiques et conceptuelles qui font oublier, au-delà du rôle coordinateur du
marché, les multiples processus (financement, rentabilité) que le capitalisme assure
à sa manière, et que le socialisme réel résolvait d’une autre. Les problèmes étaient,
sans doute, considérables, mais du ressort de la réforme. Considéré isolément, ce
premier aspect ne suffit pas à justifier une faillite historique.
On peut également arguer de l’absence de démocratie. Mais là encore, il faut
s’interroger sur les caractéristiques de ces sociétés, qui bloquèrent les voies vers la
démocratisation. L’incapacité à accéder à un ordre démocratique de classe a sans
doute à voir avec la faillite des pays du socialisme réel, mais ce facteur doit s’intégrer
dans une perspective plus large.
Cette question de l’échec est un des thèmes majeurs de l’ouvrage de M. Lewin, bien
qu’il ne parvienne pas à le résoudre. Iuri Andropov aurait-il réussi s’il avait
survécu ? M. Lewin semble le croire. Pourquoi Michael Gorbatchev a-t-il échoué ?
Mais on notera, de toute manière, que ce que M. Lewin envisage comme l’échec de la
construction du socialisme, est plutôt à comprendre comme l’échec de la
consolidation d’un ordre de classe alternatif au capitalisme. Et cela selon les termes
mêmes de son analyse puisqu’il identifie une classe dominante dans ces formations
sociales.
C’est le double échec, celui de la réforme économique et politique, qui fait problème.
Et cette incapacité à se réformer ne peut être ramenée à la seule difficulté de
l’entreprise.

Le cadrisme bureaucratique face au compromis social-démocrate


et au néolibéralisme
Il faut donc rapprocher les deux configurations historiques, celle qui a conduit la
marche vers le « socialisme » dans le mouvement ouvrier révolutionnaire, et celle
qui a gouverné l’établissement du compromis social-démocrate, initié avant et conclu
après la Seconde Guerre mondiale. En dépit de leurs différences, il faut mettre ces
deux expériences en parallèle à travers ce qui les réunit, à savoir leur caractère de
classe.
Dans le premier cas, celui du socialisme réel, une avant-garde fit sienne la cause des
grandes masses et conduisit un processus révolutionnaire au nom de ces masses :
une lutte de classe sans précédent, dont le succès établit le pouvoir d’une classe
dominante qui se constitua autour de cette avant-garde. Avec une rapidité
foudroyante, dans des conditions conduisant à la concentration autocratique des
pouvoirs entre les mains de dirigeants et d’une nomenklatura, les objectifs
révolutionnaires se muèrent en une chape de plomb, bloquant toutes les expressions
possibles de lutte de classe. Une situation figée.
Dans le second cas, celui du compromis social-démocrate, un autre bourgeonnement
de la même lutte de classe, celle qui dresse les classes populaires contre les classes
capitalistes de manière récurrente, entraîna également les cadres dans la dynamique
d’une alliance. Les classes capitalistes n’étaient pas éliminées mais leurs pouvoirs et
revenus étaient fortement réduits. Les cadres étaient la cheville ouvrière de ce
compromis, dont la force motrice provenait des luttes populaires. L’endiguement des
intérêts des classes capitalistes à la fin de la Seconde Guerre mondiale fut, tant bien
que mal, préservé pendant quelques décennies dans les conditions d’une démocratie
économique et politique augmentée, constamment soutenue par l’ardeur des luttes
politiques, syndicales et, plus généralement, d’un mouvement social revendicatif.
Une dynamique progressiste mais précaire.
Ces processus de consolidation du pouvoir des cadres ont échoué dans le socialisme
réel et dans le capitalisme. Dans les deux cas, il faut distinguer les phases
d’établissement des nouveaux ordres sociaux et celles de leur prévalence : les luttes
qui introduisirent au socialisme réel et au compromis de l’après-guerre, d’une part,
et celles qui se manifestèrent ultérieurement dans chaque configuration. Il s’est agi
de lutte de classe : une lutte populaire triomphante puis interdite dans le cadrisme
bureaucratique, victorieuse puis défaite dans le capitalisme de l’après-guerre. Mais
une lutte continue, se poursuivant au-delà de ses phases héroïques. Cette
permanence de la lutte est toujours criante quand on l’appréhende du point de vue
des classes dominantes : les cadres du socialisme réel, ou les classes capitalistes dans
le compromis social-démocrate. Une stratégie de défense, de préservation de l’ordre
établi par les cadres dans le premier cas, de reconquête par les classes capitalistes,
dans le second.
Le contrôle social exercé par les cadres du socialisme réel n’a jamais pu se relâcher
au point d’assurer les deux conditions fondamentales des démocraties de classe : la
démocratie interne des classes dominantes et les compromis que son exercice
requiert vis-à-vis des classes dominées. Le contrôle étatique n’a jamais pu être
desserré au point de permettre la décentralisation économique, justifiant les
accusations de « totalitarisme ».
De quoi s’agissait-il, au moins au sortir de la Seconde Guerre mondiale ? De l’effort
d’une nouvelle classe dominante de s’imposer dans le contexte de l’environnement
mondial créé par la prévalence du compromis social-démocrate, où la relation des
cadres du socialisme réel aux classes dominées se vit graduellement déterminée par
l’évidence de la supériorité de cette autre voie.
Le cadrisme bureaucratique a engendré des systèmes hiérarchiques où les fractions
supérieures se reproduisaient dans des configurations de forte concentration des
pouvoirs au sommet. Les causes en étaient multiples. Il faut évoquer notamment la
nature des relations entre les institutions administratives supérieures et les
entreprises (ou d’autres lieux d’activité comme les écoles ou hôpitaux aux statuts
plus complexes). On pourrait parler d’absence de séparation, de tutelle excessive,
mais ce serait faire abstraction d’autres configurations comme celle du Japon de
l’après-guerre ou des social-démocraties européennes, où les liens entre
administration et lieux d’activité économique étaient forts mais possédaient d’autres
traits. Derrière cette question, se profile, à l’évidence, celle des institutions politiques
et de la prégnance de l’État. Il en est résulté des formes d’inefficience, voire de
parasitisme au sommet : tout ce qui fait parler de « bureaucratie », un terme parfois
appliqué abusivement au cadrisme gestionnaire.
Cette dénonciation du rapport de classe par les faits, dans les pays du socialisme réel,
fragilisait cette domination, et ne lui permit de se perpétuer que dans des
configurations interdisant le type d’alliance populaire qui seul aurait pu introduire
au déblocage des réformes économiques et politiques.

Boris Eltsine plutôt que Mikhaïl Gorbatchev


Les fractions supérieures des classes dominantes du socialisme réel, ainsi crispées
sur les nécessités de la perpétuation de leurs pouvoirs et de leurs revenus,
poursuivirent cet effort contre nature – sociale, il s’entend –, de défense de leur statut
privilégié, que le basculement dans un cadrisme gestionnaire risquait de remettre en
question.
Vint, enfin, le moment où elles prirent conscience de la supériorité de l’autre option,
celle du ralliement à un monde soumis à la nouvelle hégémonie des classes
capitalistes dans le néolibéralisme. Ces classes sociales supérieures du socialisme
réel virent ainsi surgir l’opportunité de se repositionner dans le statut des classes
capitalistes néolibérales, plutôt que dans la hiérarchie des cadres pourtant déjà
enviable d’un compromis de type social-démocrate, mais où elles n’auraient pas
trouvé nécessairement une place à la mesure de leur statut antérieur et de leurs
ambitions.
Au centre de ces mécanismes, se trouvait donc un clivage interne au sein des cadres
du socialisme réel entre des fractions supérieures et d’autres groupes plus larges, de
statut moins privilégié et dont la compétence laborieuse aurait assuré la pérennité
dans une société social-démocrate.
Ainsi aboutissons-nous à cette constatation déroutante qui veut que la concurrence
du compromis social-démocrate de l’après-guerre contribua au gel de la situation des
pays du socialisme réel, alors que l’affirmation du néolibéralisme précipita le
sommet de la hiérarchie sociale de ces pays dans l’abandon de la trajectoire
alternative radicale au capitalisme : l’abandon au lieu de la réforme, Eltsine plutôt
que Gorbatchev.
Un dégel trop tardif donc. Il faut toujours se garder des vertiges de l’analyse
contrefactuelle, mais que serait-il advenu des pays du socialisme réel si la crise
structurelle des années 1970 avait débouché, dans les autres pays sur une avancée
du compromis de l’après-guerre au lieu de son dépassement dans le néolibéralisme ?
La réponse est : elles auraient convergé vers ce nouvel ordre social. Les théories de la
convergence des systèmes n’étaient pas absurdes. Elles furent prises à contre-pied
par les luttes de classe.

Notes du chapitre
[1] ↑ C’est là l’hypothèse envisagée dans GD, La position de classe : « Au gré de cette transformation,
l’“exploitation” confirme sa signification traditionnellement capitaliste, comme prélèvement d’un surtravail à un
taux toujours accru, et prend une physionomie nouvelle au sein du groupe lui-même [des cadres et employés] qui
préfigure, peut-être, une exploitation d’un type nouveau […]. On peut douter de la capacité de cette nouvelle
contradiction à conquérir la position principale. C’en serait alors fait de la nature fondamentalement capitaliste
des rapports de production. » Voir également GDDL, Au-delà du capitalisme ; ainsi que GDDL, Économie marxiste.
[2] ↑ On retient la racine « capito » sur le modèle de « socio », comme dans « socio-économique », car toute
construction du type « socialo » ou « capitalo », est marquée du sceau de l’infamie.
[3] ↑ Un exemple très frappant est le livre de Joseph Schumpeter : Socialisme, capitalisme et démocratie (1942),
Paris, Payot, 1990.
[4] ↑ GD, Le concept de loi, deuxième partie, sections 2 et 4.
[5] ↑ GD, La position de classe.
[6] ↑ En anglais, on peut dire « managerial and clerical personnel ».
[7] ↑ La position du marxisme « orthodoxe » reprenait à son compte la thèse du Manifeste du Parti communiste,
celle de la polarisation croissante entre la bourgeoisie et le prolétariat. Voir Victor Tcheprakov, Le capitalisme
monopoliste d’État, Moscou, Éditions du Progrès, 1969. Dans ce livre, les cadres sont appréhendés comme une
« intelligentsia » technique hétérogène, dont l’« élite » est étroitement liée aux « monopolistes », alors que les
autres fractions sont réunies aux prolétaires. Á cela s’opposent des vues comme celles de Nicos Poulantzas,
faisant des cadres et employés une nouvelle petite bourgeoisie, ce qui est logique aussi longtemps que leur
position est appréhendée strictement dans la théorie de la production capitaliste (N. Poulantzas, « Marxism and
social classes », New Left Review, LXXVIII, 1973, p. 27-54). Face aux mêmes ambiguïtés, Eric Olin Wright renvoie à
une position de classe « contradictoire » (Class, Crisis and the State, Londres, New Left Books, 1978). On peut
consulter : Alain Bihr, Entre bourgeoisie et prolétariat. L’encadrement capitaliste, Paris, L’Harmattan, 1989 ; Kees
van der Pijl, The Making of the Atlantic Ruling Class, Londres-New York, Verso, 1984.
Chapitre 6. Une société de classe à deux pôles

O n explore ici une autre voie, qui procède pour une part d’un travail de nature
philosophique, et qui pourtant converge avec celle, d’inspiration plus
économique, qui vient d’être présentée. Elle en diffère cependant par son caractère
plus général, abordant le problème dans le contexte d’une théorie de la modernité [1] .
On assumera l’idée de Marx selon laquelle la relation salariale constitue bien, comme
il le dit, le pivot de la société moderne, le clivage essentiel. Mais on avancera qu’elle
s’ordonne d’emblée selon deux « pôles », marché et organisation, compris comme
relevant de deux logiques étroitement co-imbriquées et co-impliquées. Sur le marché
se déploient des pouvoirs attachés à des propriétés privées, et dans l’organisation des
prérogatives inhérentes à des compétences hiérarchisées – au sens où l’on parle
d’« autorités compétentes ». C’est en fonction de ce couple de formes sociales
(marché/organisation) que se distribuent les deux forces sociales prédominantes,
identifiables d’une part comme les « propriétaires capitalistes », et, d’autre part, par
ce qu’il sera convenu d’appeler les « cadres et compétents », sans qu’il s’agisse de
groupes sociaux parfaitement circonscrits. Ce couple « marché/organisation »
structure par ailleurs, à l’échelle de la société, la « classe fondamentale », qui produit
la richesse sociale à travers des processus toujours à la fois marchands et organisés.
La relation entre formes sociales et forces sociales se présente donc sous forme
complexe et dialectique.
S’il en est ainsi, l’édifice théorique est à reconstruire sur ses deux piliers, marché et
organisation. Pour y parvenir, la bonne méthode est cependant celle de Marx, qui ne
commence pas son exposé par « le capital », défini comme un rapport entre classes,
mais, ainsi qu’on l’a vu, par « le marché », compris comme la forme la plus générale
par laquelle se coordonnent censément les individus dans la société moderne. C’est
là, on s’en souvient, l’objet de la première section du Capital. « Reconstruire sur les
deux piliers » impliquera donc que l’on traite de la même façon l’« organisation ».
Plus précisément, que l’on commence par considérer le couple marché/organisation
en ce qu’il forme la référence présupposée de la forme capitaliste de société. À partir
de là, on sera en mesure de reconstituer de façon réaliste la structure moderne de
classe, ses tendances et ses potentialités historiques. Et il en découle d’immenses
conséquences.
C’est cependant à condition de procéder dans un premier temps à une rigoureuse
déconstruction de l’édifice marxien (section I) que l’on pourra ensuite en venir à cette
reconstruction élargie, qui correspond au programme d’un néomarxisme (section II).

I - Déconstruction de l’analyse marxienne de


l’organisation
Marx, inventeur de l’organisation comme paradigme théorique [2] 
On a vu au chapitre précédent l’importance que prend chez Marx la catégorie
d’organisation. Et l’on peut, semble-t-il, aller jusqu’à dire qu’il est l’inventeur
théorique du couple marché/organisation, au sens où c’est bien lui qui place au
centre de la problématique ce binôme primaire, qui va reparaître sous de multiples
formes dans le discours sociologique et économique contemporain. Dès les premières
pages du Capital, soulignant que le marché n’est pas la seule forme sociale
rationnelle de production, il renvoie significativement à l’ordre interne à la fabrique.
Dans son exposé fondateur, au chapitre XIV du livre I, il montre comment, avec la
manufacture, émerge une nouvelle « division du travail ». Smith, avait certes, et dès
la première page de la Richesse des Nations, annoncé cette nouveauté. Mais il
convient d’ajouter qu’il la perçoit seulement comme un fait technique. Il avance en
effet dans son second chapitre que « le principe » en serait « la propension à
échanger ». Comme s’il n’existait au fond que des relations de marché. Bref, il
surimprime les deux formes de division du travail. Marx, au contraire, en fournit
une définition différentielle, et il identifie dans l’organisation une logique sociale
alternative. Au sein de la grande entreprise, explique-t-il, la coordination n’est pas
assurée par un marché, c’est-à-dire par un mouvement incessant de rééquilibrages a
posteriori, opérés par des agents (individus ou firmes), propriétaires, indépendants,
décidant chacun pour soi, mais par une organisation : soit un système de
coordination a priori, dans l’unité d’une propriété, qui organise ses moyens et ses
fins. Il y inclut les conditions juridico-politiques. Et il y discerne les prémisses du
socialisme.

Une division fonctionnelle et deux relations contrastées de pouvoir


Marx pourtant ne prend pas toute la mesure de la relation entre les deux termes. Il
théorise bien la différence entre deux logiques, mais non la relation, qui s’y rattache,
entre deux forces sociales. Il convient donc d’abord de souligner ce point :
l’émergence de cette autre logique sociale entraîne une séparation des fonctions
entre le capitaliste, détenteur de la propriété, et le manager, en charge de la
direction. Cette séparation n’est pas technique, mais sociopolitique. Voilà ce qui reste
encore flou chez Marx. Et qu’il convient de préciser en préalable à toute analyse
ultérieure.
Le capitaliste, propriétaire, détient certes l’autorité en dernière instance. C’est bien
lui, en dernier ressort, le partenaire dans les relations de marché, et notamment
dans la relation « contractuelle » avec le salarié – même si les décisions d’achat et de
vente, l’embauche et la débauche sont déléguées à des managers. On le voit quand le
pouvoir des actionnaires conduit à des licenciements massifs, à des délocalisations,
etc. Et le propriétaire peut notamment changer la personne du directeur. Disposer
ainsi du choix du personnel à l’échelon le plus élevé, détermine un certain rapport
de pouvoir. Il apparaît cependant que cette faculté marchande d’acheter et d’aliéner
en général, et de contracter avec des producteurs, qui est, en dernier ressort du
moins, le privilège des détenteurs du capital, ne permet pas à ceux-ci de concentrer
entre leurs mains la totalité du pouvoir au sein de l’entreprise.
Il existe en effet, face à la propriété, un autre pôle de puissance, qui se constitue
autour de la faculté de diriger le procès de production et le travail des producteurs.
Cette faculté est certes accordée par le propriétaire à des personnes choisies par lui.
Mais elle répond à une logique sociale spécifique. Aux fonctions de direction et
d’organisation du procès technique et humain s’attachent des potentialités qui ne
sont pas celles de la propriété. Car l’exercice même de ces fonctions est de nature à
engendrer une monopolisation du savoir, de l’information, des relations sociales
organisationnelles, source spécifique de pouvoirs. Il appelle des personnels à
l’« habitus » socialement prédisposé, et qui le cultivent dans leur pratique de
direction.
La première fonction, celle qui est liée au marché, s’exerce, dans le capitalisme, au
nom de la propriété reconnue ; la seconde, liée à l’organisation, s’exerce au nom de
la « compétence ». Ce terme est à comprendre au double sens où, aux divers niveaux
de compétence hiérarchique figurent des agents dotés d’une compétence socialement
définie, et choisis comme tels – si arbitraire qu’elle puisse être. Ces deux fonctions,
dont l’exercice relève de prérogatives distinctes, quoique souvent entremêlées,
inscrivent les acteurs concernés dans des relations tout à la fois et tour à tour de
convergence et de divergence, de complicité et d’affrontement. La fonction
d’organisation implique ainsi une lutte sur deux fronts. D’un côté, elle ne s’exerce
que par la constitution, sans cesse renouvelée, d’une distance entre des cadres
dirigeants et des agents d’exécution. D’autre part, face aux exigences des détenteurs
de la propriété, elle tend à se constituer en pôle autonome de pouvoir.
Deux « facteurs de classe », combinés dans le « rapport de classe »
capitaliste
C’est à travers cette combinaison spécifiquement moderne du marché et de
l’organisation, caractéristique de l’institution salariale, que se manifeste le caractère
« progressiste » du capitalisme, sa faculté de produire des richesses
incomparablement supérieure à celle des modes de production antérieurs. Mais c’est
aussi dans cette co-imbrication que ces deux fonctions « se renversent » en dispositif
capitaliste : en exploitation, aliénation et domination. Car le pouvoir qui s’affirme
dans ce renversement n’est pas seulement celui du détenteur de capital, mais
toujours en même temps celui de l’organisateur de la production. Un pouvoir
capitaliste ne s’exerce en réalité que par l’intégration de ces deux fonctions. À travers le
rapport marchand se réalise l’appropriation de la plus-value ; à travers le rapport
organisationnel, sa production même. La faculté marchande du propriétaire de
mettre fin au contrat est la clé de l’autorité organisationnelle du manager. Mais sans
le manager, qui doit savoir diriger le bel ouvrage et doit savoir faire travailler, pas de
plus-value pour l’actionnaire. Et cette capacité de « faire faire » ne découle pas de la
délégation reçue. Elle est socialement produite, reproduite et appropriée. La
délégation est un rapport entre personnes. Mais, entre propriétaire et manager, il y a
aussi tout autre chose, qui relève d’un « rapport de classe », transcendant les
personnes, tout en les impliquant comme telles. C’est en ce sens que marché et
organisation constituent les deux « facteurs de classe » qui se combinent dans le
rapport de classe capitaliste moderne. Par différence avec l’analyse proposée au
chapitre précédent, on parlera donc non de deux rapports de classe, mais d’un seul,
fondé sur la relation entre deux facteurs (encadré 4). On introduit donc ici une
distinction entre facteur de classe et rapport de classe. On en verra plus loin les
conséquences.
Il convient de prendre garde que, dans la langue courante, ce terme
d’« organisation » présente une coloration volontariste, qui constitue une sorte
d’obstacle épistémologique pour sa réception dans le registre théorique où il est
pourtant requis. On se représente spontanément que le marché est une sorte de
phénomène spontané, et l’organisation une forme sociale instituée. En réalité, ces
deux formes constituent les deux pôles de l’« institution moderne », laquelle, en tant
que configuration historique, ne relève ni d’un ordre naturel ni de la décision
volontaire. L’« organisation » est donc ici à comprendre comme un concept
« abstrait » au sens où l’est, selon Marx, le « marché » : un concept général, mais
spécifique d’une forme historiquement particulière de société. Ces deux formes,
homologues et interreliées, convergent précisément dans le procès capitaliste
d’exploitation et de domination. En termes sociologiques, ces deux fonctions ne se
séparent que pour mieux coopérer.
Marx sait sans doute tout cela. Mais il le théorise imparfaitement. Il théorise fort bien
la lutte entre le détenteur du capital et le salarié. Il la décrit comme un affrontement
juridico-politique en même temps qu’une lutte sociale. Tel est le contexte de ce
fameux chapitre X du livre I sur « La journée de travail », qui oppose « droit contre
droit ». Et de même, au chapitre XV, à propos des luttes pour une « législation de
fabrique » sur les conditions de travail. Mais, s’il dénonce avec véhémence le
despotisme de l’entreprise, Marx y perçoit une pathologie inhérente à l’organisation
capitaliste. Il n’appréhende pas l’organisation comme facteur de classe spécifique,
comme le substrat d’une force sociale. En définitive, il la néglige. Il est vrai qu’il écrit
à une époque où la relative autonomie des managers ne fait que s’esquisser. Et c’est
pourquoi sans doute, s’il décrit bien la différence objective entre les deux logiques
sociales, dans leur dimension juridique et politique, il tend à les rapporter l’une et
l’autre à la figure, encore indistincte, du « capitaliste ».

Le couple marché/organisation sur l’espace le plus large


L’un des traits de ce couple marché/organisation est le rapport d’englobement
mutuel. Si, par exemple, l’entreprise est une organisation sur un marché, le marché
se trouve lui-même englobé par l’organisation. Cette « englobance » est à analyser
selon de multiples dimensions. La figure particulière sur laquelle Marx s’est exercée
est celle de la montée en puissance de la forme organisée au sein de l’entreprise au
XIXe siècle. Et c’est elle qui motive son « grand récit ». Il ne s’agit là pourtant que d’un

aspect historique particulier d’un phénomène plus vaste.


L’espace national, notamment, relève d’un concept analogue d’organisation, au sens
d’une coordination au sein d’une sorte de « propriété commune » – un certain usage
des lieux et des choses étant socialement reconnu à la collectivité –, dans un cadre où
l’on définit des fins et où l’on planifie des moyens. L’organisation économique n’en
est qu’un aspect. La forme « organisée », que Marx a repérée dans les sphères de la
production et des finances, s’affirme dans les diverses dimensions et institutions de
la vie publique, dans l’espace du territoire, etc. Et c’est à cette échelle d’ensemble, et
non seulement à partir du rapport immédiat de production, que la classe
fondamentale affronte les « forces » sociales dominantes. Marx le sait, bien sûr. Mais,
on le verra, il n’a pas développé convenablement la conceptualité requise pour en
faire une théorie adéquate à la forme moderne de société dans son ensemble.
On peut, paradoxalement, tirer à cet égard quelques leçons factuelles des analyses de
Foucault autour du « libéralisme » naissant. Le siècle qui invente le libre marché est
aussi celui qui imagine le Panopticon, la prison modèle de Bentham, qui porte à sa
perfection les machineries de l’hôpital, de l’école, de la prison et de la manufacture
royale. Et, dans le contexte national d’ensemble, tout est prévision, « normation »,
sécurité, précaution, intervention organisée. Cette « biopolitique », orientée vers la
promotion de la population, de la vie, prolonge en termes plus flexibles la
problématique de la « police », soit de la politique économique et sociale de la
période antérieure. Le libéral Foucault nous décrit un siècle d’organisation.
Il est naturellement trivial de dire que la société moderne est, tout à la fois,
marchande et organisée. La vraie question est celle, énigmatique, de la nature intime
de la relation entre ces deux termes. On l’a évoquée en soulignant la
complémentarité entre deux logiques et la tension entre les forces sociales qui en ont
la gestion. Avant de s’engager plus avant, et de proposer une reconstruction logique,
il convient de faire apparaître comment Marx manque le problème dans l’exposé
même qu’il nous en fournit. On va donc reprendre la discussion ouverte à ce sujet au
chapitre qui précède, mais dans un sens plus radicalement critique.

Marché et organisation : étapes historiques ou facteurs co-


impliqués ?
La corrélation structurelle entre marché et organisation, dont Marx est assurément
l’inventeur, se trouve en effet occultée par l’étrange démarche par laquelle il fait
entrer celle-ci en scène. Pour faire comprendre à son lecteur de quoi il s’agit, il insère
un chapitre XIII, préparatoire, intitulé « La coopération ». Il y présente cette autre
forme de coordination sociale, qui, à la différence du marché, comporte un plan
d’ensemble et un ordre hiérarchique. Et c’est cette figure qu’il va ensuite déployer
dans le chapitre XIV qui suit, consacré à la manufacture. Or, en produisant ainsi un
schème préalable, celui d’organisation, il réitère le préalable qui ouvre son exposé,
lorsqu’il a construit le schème « abstrait », « général », du marché. Mais il l’introduit
par la bande, au moment jugé ad hoc, comme si le principe d’organisation
n’émergeait dans la société capitaliste qu’à la faveur de l’essor de la fabrique. Il traite
les deux formes primaires, qui sont relativement homologues, d’une façon
entièrement différente. Il fait en quelque sorte du marché une catégorie de la
structure, et de l’organisation une catégorie de sa tendance. Il les situe dans un ordre
de succession historique, vecteur d’une perspective téléologique. Et c’est ainsi que
l’organisation se trouvera finalement, projetée comme la voie qui conduit au-delà du
capitalisme, comme la figure significative du socialisme.
Marx découvre certes une vérité d’importance : l’essor de l’organisation au sein de
l’entreprise. On comprend les raisons qu’il a de l’inscrire dans un historique. Elles
ont été soulignées au chapitre qui précède. Mais ce repérage de l’organisation dans
un moment particulier de l’histoire du capitalisme contribue, comme on le verra, à
occulter le fait qu’elle appartient à sa structure essentielle, et qu’elle conditionne
celle-ci, sous diverses formes, depuis le commencement historique. L’ordre de la
succession présumée occulte un ordre de cohabitation. Qui rend problématique
l’idée même de succession.
En même temps, la démarche générale ostentatoirement suivie par l’auteur du
Capital illustre bien la procédure qui permettrait de remédier à cette dérive
historiciste. Marx entend en effet exposer la logique immanente du capitalisme. Et à
partir de là seulement envisager son histoire. Le commencement de son exposé n’est
pas consacré à l’évocation d’un commencement historique : il définit les caractères
les plus généraux du capitalisme. Tel est, on l’a vu, l’objet de la section I du livre I. Ce
développement, dit « logique », conduit « logiquement » du marché au capital. Il
aboutit, section III, à la définition de la structure de la société capitaliste, qui apparaît
alors comme tout autre chose qu’une forme particulière de rapports entre individus
sur un marché : comme rapport de classe, une relation entre les deux classes autour
du clivage qu’instaure la plus-value. Mais, avec la section IV, on passe à la tendance
historique propre à une telle structure : on examine le rapport concurrentiel entre
capitalistes, qui conduit au triomphe des plus productifs, donc à la concentration du
capital, à la manufacture et à la grande entreprise. On établit le destin tendanciel de
ce rapport de classe : on montre comment, avec le développement en nombre, en
capacité et en unité de la classe ouvrière, mûrissent censément les conditions du
socialisme.
Cette procédure de passage de la structure à sa tendance est en elle-même légitime.
On ne peut guère appréhender un phénomène tendanciel sans partir de telles
considérations structurelles. Mais le choix de faire « entrer » l’organisation au
moment où l’on va étudier la tendance historique du capitalisme tend à masquer une
donnée plus générale et plus fondamentale : marché et organisation, on le verra, sont
d’abord à prendre dans leur relation structurelle et non tendancielle. Ces deux
facteurs sont à prendre comme des relations sociales concomitantes, du même genre,
épistémologiquement homologues dans la forme moderne de société. Ce sont là, en
effet, les deux modes primaires de la coordination rationnelle à l’échelle sociale. Et
ils sont l’un et l’autre structurellement constitutifs du capitalisme, qui est, dans son
essence même, fondé sur un certain mode de relation, historiquement spécifique,
entre ces deux termes. Et cette relation n’est pas telle que le marché serait appelé à
disparaître au terme du processus par lequel il engendre l’organisation. À l’instar de
cet insecte pathétique qui meurt en donnant naissance à sa progéniture.

L’ambiguïté : une théorie du capitalisme ou une philosophie de


l’histoire ?
La problématique structure/tendance est en elle-même, on l’a dit,
épistémologiquement légitime. Elle se trouve impliquée dans toute recherche en vue
d’élucider l’évolution de formes sociales existantes. L’erreur de Marx n’est donc pas
dans la forme, mais dans le contenu de la démarche : dans la disjonction des deux
éléments de la structure, dont l’un, le marché, figure le commencement (logique) et
l’autre, l’organisation, le terme (historique). L’erreur est dans cette manipulation des
termes du problème. Au final, elle ne porte pas seulement sur le diagnostic (inutile
de rappeler que nous voyons chaque jour les immenses espaces qui s’ouvrent à la
« marchandisation » versus l’organisation concertée). Elle gouverne toute une vision
politique, toute une perspective stratégique. Car c’est au terme de cette procédure
que l’organisation « concertée » peut apparaître comme le point de dépassement de
tous les conflits, comme l’espace naturel et ultime de la démocratie effective, et donc
aussi comme l’objectif de la révolution, et de toutes les réformes qui peuvent y
contribuer. Comme la définition même du socialisme.
S’il en est ainsi, on doit s’interroger sur le statut théorique du marxisme classique lui-
même, qui apparaît, par un côté du moins, comme le discours des « organisateurs »
et de leur prééminence. Et l’on comprend pourquoi il va finalement pouvoir être
instrumentalisé par une nouvelle classe dominante. Cette dimension téléologique de
l’exposé de Marx, par quoi il relève du grand récit émancipateur, a certes été mise en
lumière de différentes façons. Mais seule l’analyse métastructurelle, qui montre
l’homologie entre marché et organisation, permet, semble-t-il, d’en mesurer toute
l’ambiguïté. Elle seule permet de comprendre comment a pu se constituer, sous le
nom trompeur de « marxisme-léninisme », le discours d’une classe dirigeante
d’organisateurs.
Il est bien clair que, même sous sa forme la plus classique, le marxisme ne se résume
pas à cette dérive. Il est aussi le recours le plus radical contre tout pouvoir de classe.
Il reste que, si l’on veut le restituer dans cette dimension, si l’on veut aussi montrer
pourquoi il faut défendre ardemment, contre le marché capitaliste, certaines formes
d’organisation collective, une véritable refondation s’avère indispensable.
Il n’est pas d’autre choix que de chercher à produire une construction nouvelle,
mieux fondée, plus large et plus cohérente, qui fasse apparaître l’erreur, tout en
conservant la vérité partielle de la théorie. S’il en est ainsi, on ne parviendra à traiter
le problème comme il se doit, à la hauteur de l’analyse marxienne, qu’à la condition
de le reconsidérer, comme Marx le fait dans Le Capital, à partir de son
commencement « métastructurel », au sens donné à ce terme au chapitre 2 ci-dessus.
Il nous faudra reconstituer la métastructure du monde moderne selon ses deux
termes, avant de les envisager comme des facteurs structurels de classe.

II - Reconstruction de la structure moderne de classe


L’erreur, relative, de Marx apparaît, ainsi qu’on l’a vu aux chapitres qui précédent,
au regard de la suite du processus historique : erreur de diagnostic sur les tendances
du capitalisme. Le présent chapitre cherche à montrer que cette erreur sur la
tendance découle nécessairement d’une insuffisance de son analyse de la structure
même du capitalisme. Cela nous contraint à reconsidérer l’exposé qu’il propose de
cette structure. À le reconsidérer à partir de son commencement [3] .
On se rappelle la démarche de Marx au livre I. Il doit d’abord commencer par ce qui,
à ses yeux, constitue la considération initiale, le point de départ nécessaire de
l’analyse : le rapport entre les individus, tel qu’il apparaît, tel qu’il se déclare
officiellement sur le marché (section I). On a désigné ce moment comme celui de la
« métastructure ». Car ce n’est qu’à partir de là que Marx peut en venir à ce qui est
l’objet central : la « structure » de classe, soit le rapport entre classes défini comme
rapport d’exploitation (section III). Il est alors en mesure de montrer comment la
relation marchande, apparemment égalitaire, « se renverse » dans le rapport de
classe. C’est donc cette métastructure qu’il convient d’abord de reconsidérer, pour la
restituer dans toute la dimension qui est la sienne, selon ses deux « pôles », marché et
organisation, et ses deux « faces », économique et juridico-politique. C’est là, comme
on le verra, la condition pour aborder la question de la structure de classe.
On envisagera donc dans l’ordre, au cours du présent chapitre, d’abord la
métastructure, puis la structure. Cette reconstruction est donc à lire dans le
prolongement direct de l’analyse du Capital proposée au chapitre 2 ci-dessus.

Repartir comme Marx du commencement « logique »


Marx, on l’a vu au chapitre 2, part de l’idée que les rapports de classe à l’époque
moderne ne se fondent plus sur le préjugé d’une inégalité naturelle, d’un ordre social
constitué par nature de grands et de petits, auxquels devraient être reconnus des
statuts sociaux différents, mais sur la prétention d’égalité, sur la prétention de nous
traiter les uns les autres comme des individus libres, égaux et rationnels. En ce sens,
il assume l’héritage du libéralisme. Mais il montre, à l’encontre de celui-ci, comment
cette prétention d’égalité n’émerge en réalité que dans un ordre social par lequel elle
se trouve démentie et se réalise en son contraire : inégalité, exploitation, domination.
Le schème essentiel qu’il développe est donc celui du « retournement » de cette belle
raison sociale, qui nous déclare libres et égaux, mais se trouve instrumentalisée en
principe de domination de classe. La métastructure n’existe que par son
retournement dans la structure : l’égalité marchande généralisée n’existe que sous la
forme de l’exploitation capitaliste, qui fait de la force de travail elle-même une
marchandise, la liberté, que dans la forme de l’assujettissement salarial, la
rationalité, que sous l’irrationalité de l’aveugle plus-value. Ces valeurs de référence
sont néanmoins les présupposés métastructurels de la structure moderne de classe,
parce qu’elles se déclarent d’elles-mêmes dans la forme marchande dans laquelle se
donne le capitalisme.
En ce sens, le premier apport théorique de Marx est dans ce dispositif
métastructure/structure. Il montre que l’on doit partir de ce présupposé de rationalité
économique et politique qui est la marque de la modernité : de cette affirmation de
liberté, d’égalité, et de rationalité, qui traverse et connecte toutes les sphères de
l’ordre social moderne, et dont il manifeste la présence dans le marché. Car telle est
la métastructure de la modernité. Et il montre comment cette affirmation n’apparaît
que dans un contexte dans lequel elle se trouve en réalité toujours déjà « retournée
en son contraire » : le rapport de marché entre des personnes supposées égales ne se
déploie comme rapport universel de production que dans le rapport capitaliste, dans
lequel la force de travail est une marchandise exploitée. Telle est la structure de la
modernité.
D’autre part, cette logique sociale marchande, à quoi se résume à ses yeux la
métastructure, il la fait lumineusement apparaître selon ses deux faces. Le
producteur échangiste, qui est la figure avec laquelle commence son analyse, n’est
pas seulement un homo œconomicus rationnel. Il est en même temps doté de son
caractère juridico-politique : dans le rapport d’échange qu’il entretient avec les
autres (et il n’est supposé entretenir avec eux que des rapports d’échange), il les
reconnaît comme libres et égaux. C’est pourquoi, dans l’analyse du rapport de classe
que Marx nous propose ensuite, le retournement de cette figure initiale concerne
bien les deux « faces » de la relation. La face politique : l’égalité-liberté que proclame
le rapport marchand se trouve, dans le rapport de classe, retourné en exploitation et
en domination. La face économique : la prétendue rationalité du marché se trouve
minée par une irrationalité congénitale dans la mesure où la concurrence s’exerce
non pas seulement en vue de la production de marchandises, mais sous une
contrainte qui est, en dernier ressort, celle du profit, quelles qu’en soient les
« externalités » destructives.
Nous retenons donc ici de Marx deux grandes leçons. La forme moderne de société
ne se comprend que selon cette dialectique entre métastructure et structure.
Dialectique à double face, économique et politique. Telle est la matrice qu’il nous faut
reprendre si l’on veut refonder l’édifice, mais en l’établissant sur ses deux piliers,
c’est-à-dire en considérant les deux pôles : marché et organisation.

La nécessaire référence à un autre pôle


Marx nous met indirectement sur la voie. Il fait, dès le premier chapitre du livre I,
apparaître que le marché n’est pas une figure « raisonnable », au sens de légitime, s’il
se présente seul, comme la loi naturelle de l’économie. Dans sa critique du
« fétichisme de la marchandise », il souligne que l’idée même d’une « loi du marché »
se donnant comme une « loi naturelle », s’imposant à nous, est, aux yeux de l’homme
moderne, irrecevable. Car des êtres qui se désignent comme libres ne peuvent
accepter d’autre loi sociale que celles dont ils peuvent convenir ensemble. S’incliner
devant une loi du marché, c’est adorer le veau d’or, évoqué au chapitre 2 : s’incliner
devant une idole construite de nos propres mains. Marx définit, par contraste, la
liberté de l’homme moderne : il demande à son lecteur de « se représenter » un ordre
futur de liberté, fondé sur la propriété commune des moyens de travail, qui
permettrait l’organisation d’une production fondée sur la concertation, sur un « plan
concerté ».
Mais on voit qu’il tend ainsi, et dès le départ de son exposé, à historiciser une tension
qui, dans la forme moderne de société, est en réalité proprement constitutive – ainsi
qu’on le verra. Il suppose la société capitaliste dominée par une loi de marché, et il
appelle les producteurs à se libérer par l’organisation concertée de la production. Il
s’appuie sur l’idée que telle est du reste la tendance du capitalisme. Cette démarche
tend à transcrire en termes d’alternatives et de stades historiques ce qu’il faut en
réalité d’abord appréhender comme les deux pôles indissociables d’une même figure
théorique.
Pour bien appréhender la structure moderne de classe, il manque à Marx de se
représenter le dispositif méta/structurel (la relation entre métastructure et structure)
moderne dans toute son ampleur : dans la contemporanéité de l’ensemble de ses
éléments, dans la relation entre deux pôles et leurs deux faces. D’une part, les deux
pôles, marché et organisation, sont dans la société moderne étroitement co-
imbriqués : l’un n’existe pas sans l’autre et ils s’englobent mutuellement de façon
complexe. D’autre part, cette bipolarité de la coordination sociale est à considérer
selon ses deux faces. Car à cette face économico-rationnelle répond l’autre face,
juridico-politique de notre socialité. Et c’est à partir de cette corrélation, entre les
concepts de la coordination économique et ceux de la contractualité juridique, que
l’on peut, au-delà de Marx mais selon la voie ouverte par lui, comprendre la nature
critique de la relation entre économie et politique à l’époque moderne.
D’une part, en effet, il n’existe aucune rationalité économique soutenable en dehors
d’une certaine combinaison de marché et d’organisation. Quand le plan (même
supposé « concerté ») prétend avoir l’exclusivité, il devient une figure irrationnelle,
comme on a pu le voir dans ce qui se désignait comme le « socialisme réel ». Et ainsi
en va-t-il aussi du marché, quand il se présente comme la loi naturelle universelle,
ainsi que le manifeste de jour en jour davantage le néolibéralisme. À cet égard, la
question d’une économie rationnelle est de savoir comment combiner ces deux
figures.
D’autre part, ces deux pôles ne se conditionnent pas seulement en termes de
rationalité, mais aussi en termes de légitimité. Ou, pour le dire dans les termes de la
philosophie classique allemande, non seulement en termes d’entendement
(Verstand), mais aussi de raison (Vernunft). Car il ne peut exister aucune légitimité
juridico-politique si la liberté des relations interindividuelles ne se trouve pas
assurée dans un contrat social, par lequel tous déterminent librement et également
ce qui est commun et les règles qui y président. Et vice versa, la liberté civique (entre
tous) suppose la liberté civile (de chacun à chacun). La liberté dite « des Modernes »,
annoncée par Benjamin Constant, qui se définirait comme une libre relation de
chacun à tout autre, est inséparable de la liberté dite par lui « des Anciens », selon
laquelle nous décidons ensemble de l’ordre social. La fiction dans laquelle la
modernité proclame idéalement son essence se donne tout à la fois dans le principe
de tolérance de chacun envers chacun et dans l’exigence d’un contrat social entre
tous, comme libres et égaux. Ce sont là précisément les deux pôles de la liberté de
l’homme moderne, donnés ensemble sous la forme d’une équation, sans cesse
renouvelée, à résoudre.
L’exigence d’un ordre économique rationnel et celle d’un ordre juridico-politique
légitime sont ainsi intimement liées. Elles ne sont en effet que les deux faces d’une
même exigence. Et celle-ci se donne, selon chacune de ces deux faces, dans le double
rapport entre leurs deux pôles : dans leur co-imbrication en termes d’entendement et
leur co-implication en termes de raison. Telle est la prétention spécifiquement
moderne, résumée dans ce « carré métastructurel », à deux pôles et à deux faces. Tel
n’est pas le fondement de l’ordre moderne, qui n’est pas « fondé sur des valeurs »,
comme le prétend un certain libéralisme. Mais telle est sa référence nécessaire. Telle
n’est pas sa structure, mais telle est sa métastructure.
Ce recommencement théorique, si abstrait qu’il soit, n’a rien d’ésotérique. D’une part
en effet, l’idée que la liberté individuelle se comprend dans son rapport à la liberté
de tous, à la faculté de tous de déterminer ensemble un monde fondé sur des normes
et des objectifs que tous pourraient accepter, se trouve au cœur de la philosophie
moderne. De Rousseau à Kant, et de Rawls à Habermas. Et d’autre part, l’idée qu’un
ordre économique rationnel s’entend comme quelque combinaison intelligente de
marché et de plan (reste à savoir laquelle) semble tout aussi incontournable, comme
on le souligne de l’institutionnalisme à l’École française de la Régulation. Reste
cependant à déterminer la nature des problèmes ainsi posés, dès lors que l’on
comprend, avec Marx, que cette fiction d’un ordre raisonnable et rationnel ne se
réalise dans la société capitaliste qu’en se retournant « en son contraire » [4] .

Une classe dominante à deux pôles


Nous passons donc maintenant de la métastructure à la structure.
On retrouve la thèse fondamentale de Marx. Les rapports modernes de classe
renvoient à la prétention commune selon laquelle nous sommes libres et égaux et
rationnels. Cette prétention se donne pratiquement dans la relation de production
marchande. Mais celle-ci n’existe en réalité comme logique sociale universelle que
dans les conditions du capitalisme, dans lesquelles la force de travail est elle-même
devenue une marchandise. Et, selon la célèbre démonstration qu’il fournit au
chapitre XXIII du livre I, ce rapport de classe se reproduit dans le procès même de
production. C’est bien cette démarche qu’il faut reprendre. Mais en l’élargissant
selon les deux pôles du marché et de l’organisation. Et c’est ainsi que l’on se donne le
moyen de le déployer jusqu’à son terme.
La prétention moderne, en effet, celle d’un ordre rationnel et raisonnable, ne se
donne pas dans le seul marché, dans l’idée d’une forme juridico-politique adéquate à
une « économie de marché », comme le voudrait le libéralisme. Elle se donne tout
aussi immédiatement, et d’une manière partiellement antagonique, dans l’exigence
d’un ordre que nous concerterions (organiserions) tous ensemble, nous
reconnaissant en cela libres, égaux et rationnels. Car il en va de cet autre mode de
coordination comme du marché : dans la société moderne, toute organisation
commune (et l’entreprise elle-même) est supposée soumise, dans son principe, à un
accord – constitutionnel en dernière instance – entre des êtres libres, égaux et
rationnels. Seule une autorité commune est en dernier ressort supposée compétente
pour fixer les règles de l’organisation. Mais, à l’instar du marché, ce présupposé
d’égalité organisationnelle ne se trouve « posé », ne se déclare comme principe de la
vie publique, que dans les conditions réelles de la modernité, dans lesquelles les
hiérarchies de la gestion ou du management, de l’organisation productive,
administrative, scolaire, urbaine, etc., sont toujours déjà données, et se reproduisent
dans le mécanisme même des procès sociaux qu’elles encadrent. S’il en est ainsi, les
médiations raisonnables et rationnelles du marché et de l’organisation, dotées de
leur principe de reproduction, constituent, dans leur entrelacement, les facteurs de
classe de la forme moderne de société.
Le présupposé métastructurel, compris dans sa bipolarité, annonce ainsi une
structure de classe plus complexe que celle que Marx avait établie en définissant
comme le clivage essentiel celui qui sépare ceux qui possèdent des moyens de
production et ceux qui travaillent à leur mise en œuvre. La forme moderne de
société ne se conçoit pas à partir du seul marché, avec sa tendance historique à se
dépasser en organisation. Elle est à comprendre à partir de la coexistence et de la co-
imbrication du marché et de l’organisation, de l’interindividualité et de l’entre-tous.
On reprendra cette analyse au chapitre 8 pour l’étude du concept d’État-nation.
En prenant les choses ainsi, on est conduit à une compréhension plus réaliste les
rapports sociaux modernes. Cette approche théoriquement mieux fondée permet en
effet d’intégrer tout l’apport sociologique (référable à Weber, et dont Bourdieu, en
France, est une figure remarquable) qui manifeste qu’« en haut » il n’y a pas
seulement une classe de propriétaires de moyens de production, mais tout autant de
gestionnaires, organisateurs ou compétents. Ce second pôle représente une force
sociale plus diffuse, et indissociable de toute la compétence organisatrice,
scientifique et culturelle de la société : « compétence » au double sens où l’on parle
d’une hiérarchie des instances ayant compétence ou d’individus auxquels est (plus
ou moins arbitrairement, et souvent jusqu’à l’arbitraire le plus total) reconnue
compétence aux fonctions qui s’y attachent.

Une classe fondamentale à trois fractions


Quant à l’autre classe, qui est « en bas », elle se trouve fractionnée en différents
groupes, selon que sa production (et donc aussi la façon selon laquelle s’exercent sur
elle l’exploitation et la domination) est principalement coordonnée à travers la forme
marchande (indépendants et paysans) ou la forme organisée (agents de services
publics), ou par une combinaison plus étroite de ces deux formes (salariés du privé).
Mais ces diverses fractions s’inscrivent toutes dans ce même dispositif bipolaire
marchand/organisationnel, et c’est pourquoi la théorie méta/structurelle en fait « une
seule et même classe sociale », face à « une classe dominante à deux pôles », celui de
la propriété et celui de la compétence. Ces deux classes en présence présentent donc
des structurations fort différentes, qui vont déterminer des logiques politiques
incomparables.
Cette approche nous met en mesure de mieux comprendre ce qui fait l’unité et la
puissance de la classe qui est « en bas », cette classe fondamentale que le marxisme
classique désigne unilatéralement, d’« en haut », comme celle des exploités et des
dominés. Elle l’est certes. Mais ces qualificatifs purement passifs, voire
misérabilistes, sont inaptes à exprimer sa place dans la société et son rôle dans
l’histoire moderne.
Les travailleurs sont exploités dans la mesure où le temps de travail 1 / auquel ils
sont socialement contraints excède celui 2 / qui est socialement impliqué dans la
production des biens qu’ils consomment individuellement ou collectivement. Dans
cette mesure, en effet, un surproduit se trouve alors approprié par une classe
privilégiée. Voilà ce qu’il faut proprement désigner comme la « condition générale
d’exploitation ». Celle-ci ne permet pas de définir concrètement des rapports sociaux
d’autorité, de dépendance ou d’autonomie. Elle fournit une définition générale de
l’exploitation, applicable à toute société de classe. Marx montre comment dans le
capitalisme ce processus se produit notamment à travers le rapport salarial : c’est la
théorie de la plus-value. Dès lors qu’on applique celle-ci à l’ensemble des salariés du
capital, il apparaît qu’ils ne sont pas tous exploités : une partie des cadres
notamment échappe à la « condition générale d’exploitation », recevant sous forme
de salaire, une partie de la plus-value. Par ailleurs, il n’est pas difficile de
comprendre qu’un processus d’exploitation différent du salariat, mais analogue, pèse
sur les petits travailleurs indépendants à travers l’imposition d’un taux de profit
différencié, découlant d’un échange inégal. Quant aux salariés du public, qui ne
s’inscrivent pas dans le rapport marchand, présupposé de la plus-value, ils
répondent cependant d’une façon générale à la même distorsion entre 1 / et 2 /, qui
définit la « condition générale d’exploitation ».
Celle-ci ne définit pas rigoureusement, parmi les salariés, une frontière entre les
deux classes, puisqu’une partie des cadres et surtout des compétents peuvent en
relever (alors que leurs fonctions sociales et les privilèges qui s’y rattachent les
situent dans la classe dominante). Par ailleurs, le rapport d’exploitation ne définit
pas à lui seul la condition de la classe fondamentale, qui doit toujours être référée,
ainsi qu’on l’a vu, à la dualité des facteurs de classe : le marché, à travers la
propriété, l’organisation, à travers la compétence. Ces deux facteurs sont toujours
présents, quoique inégalement et sous des formes différentes, se combinant de
façons multiples et variées. Ils donnent aussi lieu à des stratégies individuelles
différentes en vue d’échapper à cette situation de classe. L’unité de la classe
fondamentale, dans son expression politique, est donc toujours une donnée
problématique [5] .
Si l’on se représente que ces facteurs de classe sont les formes mêmes de notre
« raison sociale », les deux grands pôles de notre coordination rationnelle et
raisonnable, on comprend que les membres de la classe fondamentale s’y projettent
à titre d’acteurs fondamentaux. Ils produisent la richesse et la vie sociale dans ces
formes mêmes. Ils sont les premiers concernés par leur cohérence. Face à cette
multitude, ceux d’« en haut » croient « faire l’histoire ». Gérants responsables et
bénéficiaires des mécanismes de marché ou d’organisation, ils font seulement ce
qu’ils peuvent pour maximiser leurs privilèges.

4. Note comparative
Cette approche présente quelques différences par rapport à celle proposée au
chapitre qui précède. Elle introduit, désignant marché et organisation, le concept
de « facteurs de classe », se combinant dans le « rapport de classe » capitaliste.
Elle conclut donc à un seul rapport de classe, à une seule classe dominante,
ordonnée en deux pôles, plutôt qu’à deux rapports de classe et deux classes
dominantes. Plutôt que de parler de diverses classes populaires,
fonctionnellement différenciées, elle avance le concept d’une « classe
fondamentale », répartie en diverses fractions, selon le rôle différent qu’y jouent
respectivement les relations marchandes ou organisationnelles, et donc la forme
qu’y prennent l’exploitation du travail et la domination hiérarchique.
Elle procède d’une perspective plus générale, d’une théorie historique de la
modernité qui tente de rapporter les concepts économiques et sociologiques aux
schèmes de la philosophie politique moderne. Elle est inséparable d’un corps
défini de concepts qui s’interdéfinissent. Elle propose un certain nombre de
passerelles en direction de diverses problématiques contemporaines. Elle pose
donc d’autres questions. Mais sa généralité ne lui confère aucun privilège. Elle
élève plutôt le prix à payer pour la preuve de ses assertions.
Et cela d’autant plus que la première approche vise plutôt à ajouter un nouveau
volet au marxisme, alors que la seconde ambitionne de repartir, à ses risques et
périls, d’une critique plus radicale.
L’essentiel ici est que, tout compte fait, ces deux approches, l’une plus
socioéconomique l’autre plus sociophilosophique, et qui se fondent sur des
recherches de nature différente, soient largement convergentes, tant au plan de
l’interprétation historique du XXe siècle qu’au plan des orientations politiques
qui en découlent. En ce sens, elles se corroborent infiniment plus qu’elles ne
s’opposent. Elles ouvrent à d’autres chercheurs un nouveau champ d’analyse.
Elles peuvent donc, dans une certaine mesure, parler chacune le langage de
l’autre, ou trouver un langage commun, qui appelle le lecteur à traduire l’une en
l’autre. C’est ainsi que l’on pourra, dans les chapitres qui suivront, parler au
pluriel de « classes fondamentales » sachant que la première approche inviterait
plutôt à considérer des « classes populaires » (ouvriers et employés) et la
seconde une seule « classe fondamentale » (à trois fractions) ; ou à parler de
« classes dominantes », là où celle-ci voit une seule « classe dominante » à deux
pôles. On trouvera dans la catégorie de « cadres et compétents », la désignation
de ce qu’une approche ferait plutôt apparaître en termes de « cadres » et l’autre
en termes, aussi, de « compétents ». Ces appellations de compromis laissent
apparaître les dissonnances. Elles marquent qu’entre les deux auteurs certains
débats restent ouverts [1] . Et que cette incomplétude ne les empêche pas de
développer des analyses largement convergentes.
[1]
Ce livre évite autant que faire se peut d’entrer dans des controverses relatives
aux concepts de valeur ou d’exploitation. Une approche de l’exploitation,
distincte de celle retenue ici, est présentée à la section III (Hybridités) du
chapitre 5.

La lutte des classes, ses conditions structurelles


Marché et organisation sont donc, selon l’approche développée dans ce chapitre, les
deux facteurs de classe. Car c’est à travers eux que s’exercent les relations modernes
d’exploitation et de domination. C’est dans leur imbrication réciproque qu’ils
constituent le rapport moderne de classe. Cette formulation, inhabituelle, au singulier
vise à souligner que la classe dominante, intervient, face à la classe fondamentale,
dans un processus qui, pris dans son ensemble, implique toujours ses deux pôles. Et
c’est en effet à partir de là que l’on peut se représenter dans toute son ampleur la
lutte de classe propre à la forme moderne de société. L’exploitation – dont le chapitre
VII du livre I esquisse le schéma, selon la séquence marchande A-M-A′, comme celui
d’une infraction à l’égalité des échanges (l’extorsion d’une plus-value) – est un
phénomène organisé, car c’est l’organisation hiérarchique du travail dans l’entreprise
qui assure sa mise en œuvre. Réciproquement, elle s’exerce sur des forces de travail
que le marché capitaliste a réduites au statut de marchandises. Bref, pour qu’il y ait
exploitation capitaliste, il faut qu’il y ait à la fois les propriétaires et les
organisateurs. On entrevoit que la lutte des classes sera un jeu à trois partenaires.
Mais cette lutte n’est pas à comprendre comme une relation unilatérale de haut en
bas. Et l’appellation « classe dominante / classe dominée » est, on l’a vu, à cet égard
trompeuse. Foucault souligne que le pouvoir n’existe pas sans la résistance qu’il
suscite. Mais il n’en discerne pas la raison spécifique dans la forme moderne de
société. Cette raison en est, selon notre analyse, à chercher dans le fait que les
facteurs modernes de classe ne sont pas de simples dispositifs de manipulation.
Marché et organisation sont en effet les formes mêmes de notre rationalité-raison
sociale, et, donc aussi, le terrain même sur lequel la résistance se constitue. C’est
pourquoi, quand bien même ils sont retournés en facteurs de classe, ils ne cessent
cependant d’être disponibles pour une lutte sociale adverse. Plus qu’une résistance :
une lutte.
En d’autres termes, les facteurs de classe conservent leur ambivalence constitutive.
L’exploitation est organisée, mais l’organisation n’est pas en elle-même exploitation.
Car la résistance à l’exploitation est elle aussi organisée. Il ne s’agit pas seulement de
l’organisation de type syndical sur les « lieux de l’exploitation ». Une politique
populaire organise contre l’exploitation, par les lois qu’elle édicte et par les
institutions qu’elle met en place. Le marché est la forme dans laquelle advient le
rapport (pseudo marchand) d’exploitation. Mais il n’est pas en lui-même un rapport
d’exploitation. Il demeure une forme disponible pour des rapports rationnels. Et sa
rationalité se relie à son registre de légitimité, celui de l’affirmation de la libre
relation entre chacun, qui est aussi une force-référence face à l’oppression organisée.
Si le marché et l’organisation sont les deux pôles du rapport de classe, la lutte de
classe semble avoir comme objet d’instaurer une relation qui leur échappe. La « libre
association », vieille revendication du mouvement ouvrier, peut alors apparaître
comme la solution, comme l’alternative tant au rapport marchand qu’au rapport
organisationnel. Elle est fondée sur une relation discursive, sur la
« communication » : on décide ensemble des fins, des moyens, du partage des tâches,
des compétences et des résultats. À dates régulières, on redéfinit les rôles et leurs
détenteurs. On élit des responsables, toujours amovibles, qui rendent compte. On
empêche ainsi qu’une hiérarchie de statuts et de compétences ne se constitue et se
reproduise dans l’effectuation même de l’action associée. On assure à chacun des
conditions égales de formation et d’existence sociale. Telle est la logique de
l’« association », face à celle du marché et à celle de l’organisation. Et c’est en ce sens
que l’« association des travailleurs » a été le grand mot d’ordre du mouvement
ouvrier. On la retrouve sous divers noms, de l’« autogestion » à la « démocratie
participative ».
Il reste que l’association, dès qu’elle prend corps et complexité, appelle d’elle-même
l’organisation. Et, dès qu’elle se donne une fin productive, elle s’inscrit dans un
espace marchand. Elle se trouve donc prise dans la double contrainte de classe
propre à la forme moderne de société. Son effectivité immédiate ne l’emporte que
dans la mesure où son objet peut être géré, produit, selon un mode relativement
discursif. C’est pourquoi elle se manifeste plus aisément dans certains domaines.
Ailleurs, elle ne s’exerce qu’en s’exerçant de façon critique sur les médiations du
marché et de l’organisation.
L’association, comme l’« agir communicationnel » que propose Habermas, constitue
une idée régulatrice, un principe d’orientation. Mais elle ne fournit pas à elle seule le
concept pratique de l’alternative, au sens où celle-ci passe par un affrontement au
marché et à l’organisation en tant que facteurs de classe combinés dans le
capitalisme. Une lutte contre le capitalisme. Il ne s’agit pas d’éliminer ces deux
principes de coordination sociale, mais de neutraliser leur effectivité de classe. Vaste
programme, évidemment. Et qu’une théorie générale de la forme moderne de société
ne saurait par elle-même définir. Elle fournit cependant quelques indications de
principe. Elle montre notamment pourquoi, au regard de l’affrontement de classe, les
deux pôles de la domination sont incomparables (on y reviendra au chapitre 9).
Le marché capitaliste est un mécanisme muet, où ne parle que l’intérêt abstrait du
capital, l’intérêt financier. Il doit certes, par la publicité, faire connaître et apprécier
ses produits, quelle qu’en soit l’utilité réelle. Et, dans la mesure où il peut s’emparer
de la production même du désir, il s’impose en partenaire ultime du consommateur
en quête de satisfaction. Mais il n’a pas à justifier ses fins véritables, qui sont
injustifiables, n’étant pas des valeurs d’usage sociales, mais le profit comme
accumulation de pouvoir sur la société.
L’organisation au contraire, même capitaliste, ne peut se mettre en œuvre sans
expliquer, en même temps que la rationalité de ses démarches, les raisons qui
censément la motivent et les valeurs qui la légitiment – cela, il est vrai, de façon fort
variable en fonction des rapports de force. Elle se trouve ainsi tendanciellement au
risque de la « parole publique », soit la « publicité » (Publizität) au sens de Kant. Au
risque, donc, de la contestation. Quand la compétence s’exprime, elle donne la
preuve d’elle-même, de sa différence avec la « non-compétence » supposée, que son
discours a justement pour effet de produire et de repousser. Elle représente
cependant un pouvoir qui ne s’exerce jamais sans se transmettre quelque peu. Assez
pour qu’il se produise une résistance, qui prend elle-même, au premier chef, la
forme organisée. Et l’on comprend pourquoi marché et organisation ne sont pas des
pôles socialement équivalents : pourquoi les forces du marché constituent l’ennemi
principal face auquel il faut précisément « s’organiser ». Ajoutons que le pouvoir
symbolique a toujours affaire avec la culture, dans lequel il doit se sublimer. Et
toutes les « élites » partagent en ce sens des affinités de classe. Mais, pour les mêmes
raisons, la culture est toujours aussi un terrain de lutte politique [6] .

Vers la question politique


Une telle approche tripolaire en ces termes, tout comme celle présentée au chapitre
précédent, nous permet d’accéder à l’intelligence de la lutte hégémonique inhérente
à la forme moderne de société : au sein de la classe dominante les deux pôles sont en
connivence mais en même temps en concurrence, et la classe fondamentale ne peut
mener sa lutte qu’en gérant cette contradiction.
Cette analyse structurelle montre son caractère opératoire sur le plan de
l’interprétation historique. Selon les périodes, on voit se succéder aux sommets de
l’État les forces de la puissance financière ou celles de l’« élite » compétente. C’est là
le principe de périodisation qui a été mis en lumière, du moins pour le XXe siècle, au
chapitre 3 ci-dessus. Ajoutons qu’au sein de chaque période, selon le rythme cadencé
des législatures, selon la courbe des crises diverses et des mouvements sociaux, elles
alternent, ou se conjuguent, au « gouvernement », lors même que c’est l’autre pôle
qui gouverne en profondeur l’ordre social.
On retrouvera tout naturellement ces mêmes principes communs d’analyse dans la
dernière partie de cet ouvrage, consacrée au moment de la projection politique. La
classe fondamentale n’a émergé politiquement que dans la mesure où elle a mené sa
bataille politique sur un double front. D’une part, celui de l’union entre ses diverses
« fractions » : paysannerie, salariés des entreprises, employés de l’État, notamment.
D’autre part, celui de l’alliance, contre les puissances de la propriété, avec les forces
sociales de la compétence, si arbitraire que soit celle-ci. Elle ne peut en effet avancer
ses projets sans desserrer cet étau, avec l’objectif d’hégémoniser ce pôle de
l’organisation. On examinera, au chapitre 9, les questions complexes qui se
rattachent à cette perspective.
Une théorie néomarxiste de l’État tire les leçons de cette complexité dialectique. Le
marxisme classique, en effet, oscille entre trois positions : 1 / l’une tend à voir dans
l’État une machinerie entre les mains de la classe dominante ; 2 / la seconde, un
appareil de classe qui se dresse en quelque sorte aussi pour son propre compte au-
dessus des classes, dominant en vertu de sa logique propre ; 3 / la troisième, une
instance dans laquelle interfèrent des classes en lutte, qui le marquent plus ou moins
profondément en fonction d’un rapport de forces historiquement donné. On peut les
considérer comme respectivement plus ou moins plausibles selon que prévalent : 1 /
les forces de la propriété et de la finance capitaliste ; 2 / celles d’une « élite »
organisationnelle de cadres et de compétents ; 3 / une force populaire qui a pu mettre
en œuvre efficacement une politique d’unité et d’alliance.
On sait qu’aujourd’hui la politique populaire est en crise. Et plus encore la pratique
politique à visée révolutionnaire ou transformatrice. L’objectif de cette recherche est
précisément d’en relever le défi. Le travail analytique présenté sous le nom de
« néomarxisme » ne saurait y suffire. On ne peut s’orienter en effet vers une
politique de l’émancipation universelle sans reprendre les choses de plus loin et de
plus haut. On ne peut penser un « autre monde » sans penser à la dimension du
monde, qui est aussi la dimension humaine, celle de l’action commune entre les
humains. Il nous faudra pour cela tenter de passer du « néomarxisme » à un
« altermarxisme ».
Mais avant d’y venir, et pour clore ce cycle d’analyse, considérons encore une fois
l’expérience historique révolutionnaire qui s’était censément donné le marxisme
pour guide. Le chapitre précédent en a déjà fourni une analyse substantielle. Dans
l’esprit de cette seconde approche, on donnera à celle-ci un prolongement
notamment au regard des conditions politiques constitutives de ce qui sera ici
désigné comme le « collectivisme ».

III - L’expérience historique du collectivisme


Les révolutions du XVIIIe et du XIXe, émergent comme de grands mouvements
populaires sous l’égide de la bourgeoisie, du moins jusqu’aux avancées du prolétariat
parisien de 1848 et 1871. Celles du XXe, tournées contre le capitalisme, sont en
général marquées par une certaine connivence entre les masses ouvrières et
paysannes, et le monde des cadres et compétents. Elles se terminent régulièrement
par l’établissement d’une structuration sociale particulière, où ceux-ci forment la
classe dominante. Dans la mesure où elles visent le « collectivisme », qui abolit le
marché en même temps que la propriété privée, elles ne laissent en place que l’autre
mode social de coordination : l’organisation. Reste un seul pouvoir, celui des
organisateurs. L’approche du chapitre précédent définissait ce pouvoir de classe
comme celui des cadres. On cherchera ici à élargir quelque peu cette analyse [7] .
Le projet déclaré de ces révolutions, qui peut se réclamer de Marx et que le courant
socialiste européen avait fait sien, vise à réaliser les promesses non tenues du
libéralisme, sous la forme d’une organisation démocratiquement concertée de toute
la vie sociale, en commençant par la production. Le résultat en est une nouvelle
société de classe. Celle-ci, pourtant, ne peut être qualifiée, comme on l’a parfois
voulu, de « capitalisme d’État ». Elle relève, on l’a vu, d’une logique différente de celle
du capitalisme : rejetant le marché, elle universalise l’organisation.
Or l’organisation n’est en soi, à l’instar du marché, qu’un facteur de classe. Et non un
rapport de classe. La question est donc de savoir comment elle le devient. À l’époque
moderne, l’organisation se prétend concertée, tout comme le marché se dit libre et
égal. En réalité pourtant, les fonctions d’organisation, réclament des « compétences »
sociales, qui se constituent et se reproduisent dans le procès organisé lui-même, en
positions de classe. Dans le contexte du capitalisme, ce phénomène découle, on l’a vu,
d’une relation de complémentarité et de connivence, inhérente au mécanisme
d’exploitation, entre les deux pôles de la classe dominante. Pourquoi les sociétés
collectivistes ont-elles porté ce processus à un niveau incomparable ?
La raison semble en être qu’une économie entièrement organisée, administrée,
excluant le marché, présente une rationalité très limitée. Elle appelle au sommet une
concentration de l’information, de la décision et du pouvoir, qui confère à l’ordre
social une fragilité particulière. Or il n’existe, on le sait, aucune classe « dominante »,
à moins qu’elle ne soit en même temps une classe « dirigeante », disposant, comme
dit Gramsci, de l’« assentiment » de la population. C’est dans ces conditions que l’on a
vu apparaître une institution essentielle, que les pères fondateurs du socialisme
n’avaient ni prévue ni imaginée, celle du Parti unique. Le Parti unique a existé
ailleurs, lié précisément à une exacerbation de la dimension organisationnelle, à des
situations et moments historiques du système du monde – notamment à partir des
années 1930, et dans l’émergence de nouveaux États-nations du Tiers Monde. Si, dans
l’expérience du socialisme réel, il s’affirme avec une opérativité incomparable, c’est
parce qu’il est le corrélat d’une économie entièrement administrée. Cette institution,
proprement fonctionnelle, assure au système sa cohésion éthique et idéologique. Elle
a pour tâche de susciter valeurs, consensus, discipline, dévouement, sans lesquels
aucune direction politique ne serait efficiente. Enracinée dans la tradition héroïque
des partis ouvriers et de la geste révolutionnaire, et assurant la promotion des élites
populaires, elle jouit pour un temps d’une certaine légitimité. Le parti, par le
dévouement supposé éclairé de ses membres à des objectifs supposés déterminés en
commun, constitue l’image idéale de la société nouvelle en construction, fondée,
comme on le sait, non sur les laborieux tâtonnements du marché, mais sur une
planification rationnelle. Le « guide du peuple ».
Les catégories politiques de la modernité ne sont pas pour autant annulées. Elles sont
fictivement entretenues par toute une ritualité démocratique (celle du scrutin, de la
représentation, de la loi, des tribunaux, etc.), dont cette société ne peut se départir.
Le Parti unique, même validé par la constitution, apparaît donc, au regard de l’ordre
moderne formellement déclaré dans ces sociétés, comme une institution privée. Mais,
sans concurrence dans la société, et trouvant précisément dans l’engagement
personnel de ses membres et dans sa discipline interne une force incomparable, il
émerge, sur les ruines de l’ordre ancien, en position de s’imposer aux nouvelles
institutions publiques. De ce fait, il se manifeste rapidement comme un instrument de
destruction de l’État de droit. Que des institutions privées, économiques ou
politiques, contrôlent plus ou moins les États, c’est communément le cas dans le
capitalisme. Mais une organisation privée en situation de monopole exclusif est
infiniment plus capable de pervertir l’institution publique. S’il est vrai que le
processus initié en 1917 porte la marque des conditions plus ou moins archaïques
des périphéries colonisées, le « déficit démocratique », pour employer un
euphémisme, qu’il manifeste universellement, est inhérent à la structure de classe du
collectivisme : à la fonctionnalité perverse du Parti unique, corrélat de l’irrationalité
de la forme économique – de sa rationalité particulièrement « limitée ».
Ce n’est pas le parti qui possède les moyens de production. C’est l’État. Mais
l’appartenance à ce parti est, du moins pendant très longtemps, la clé de la
promotion aux emplois hiérarchiquement élevés. Quand elle cesse de l’être, le
système est sur le déclin. Il est donc difficile d’opposer comme deux thèses
différentes l’idée que la force sociale dominante serait soit le parti, soit les cadres. Car
c’est par le parti, même si cela n’est pas sans contradiction, que la classe dominante
des cadres existe aussi comme classe dirigeante.
La domination politique se double d’un processus d’exploitation, qui s’exerce à
travers un patrimoine collectif. Du fait de l’unicité de l’employeur, les privilèges se
distribuent tout autrement que dans la société capitaliste : selon une forme
organisationnelle hiérarchisée. Ils sont d’une nature spécifique. Ce sont, en premier
lieu, ceux de cadres et compétents : moyens de culture et de relations sociales,
notamment à travers le Parti unique. Et c’est sous cette forme qu’ils tendent à être
monopolisés.
Ce système de classe développe une logique de richesse abstraite analogue à celle de
la plus-value, qui se manifeste à travers plusieurs traits de cette société, liés à son
caractère unilatéralement administratif. À travers la propension aux conduites
« opportunistes » que celui-ci suscite. À travers la tendance à une indifférence aux
coûts, qui est l’analogue de l’indifférence du capitalisme aux valeurs d’usage. À
travers une mise en compétition entre bureaucraties parallèles, qui n’est pas sans
rapport avec la situation de concurrence propre au capitalisme, entraînant le même
type d’effets négatifs. Tout cela s’est traduit en piétinement économique, en désastres
écologiques et culturels, en malaise politique croissant, jusqu’à la déroute finale face
aux pressions incessantes et aux attaques sans cesse amplifiées du capitalisme, dont
le charme, on l’a vu, finit par fasciner les sommets hiérarchiques.
Aucun scénario n’était cependant écrit d’avance. Pour les raisons qui ont été données
au chapitre précédent, l’hypothèse d’une convergence avec le système « occidental »
n’était nullement exclue. Une certaine convergence s’est, en un sens, réalisée en
Chine, et, de façon catastrophique, en Russie. Mais dans un contexte où ce qui
prévaut, ce n’est plus, comme dans l’après-guerre, le compromis social-démocrate,
mais la mondialisation néolibérale.

Notes du chapitre
[1] ↑ Esquissée dans JB, Théorie de la modernité, puis systématiquement développée dans JB, Théorie générale.
Mais c’est dans JB, Explication et reconstruction du Capital que l’on trouvera l’explication précise des concepts ici
utilisés : médiations, métastructure, structure, pôles, faces, co-imbrication et co-implication, déclaration,
interpellation, compétence, abstraction réelle, englobance, organisation, facteurs de classe, fractions de classe,
multitude, renversement, etc. L’ensemble forme la théorie méta/structurelle.
[2] ↑ Cette idée est introduite dans JB, Théorie générale, p. 87 et s.
[3] ↑ L’analyse ici présentée du rapport entre marché et capital est le thème central de JB, Que faire du Capital ?
Elle est développée en une nouvelle théorie de la structure de classes dans les livres ultérieurs, notamment JB,
Explication et reconstruction du Capital. On y trouvera en outre une très abondante bibliographie des travaux et
recherches autour de la philosophie et de l’économie politique de Marx, ainsi qu’un débat avec les divers
analystes et commentateurs du Capital. On comprendra que ce dialogue avec la communauté scientifique ne
puisse être repris dans le cadre du présent essai.
[4] ↑ À partir de là – mais on le verra encore mieux au chapitre 8, qui envisage le « système du monde »
moderne, comme ensemble – on commence à comprendre comment cette approche peut pleinement assumer la
critique des Lumières proposée dans la récente littérature « postcoloniale », mais sans jeter l’enfant avec l’eau du
bain.
[5] ↑ Voir JB, Explication et reconstruction du Capital, p. 220-244. Deux éléments de la théorie métastructurelle
favorisent l’idée d’unité de la classe fondamentale. C’est, d’une part, la thèse qu’en bonne logique la valeur, au
sens de Marx, devrait intégrer le temps de travail de production et de transaction socialement nécessaire. Elle
manifeste ainsi, par voie de conséquence (lorsque l’on passe de la valeur à la survaleur), l’unité de tous les
salariés du capital, les considérant tous comme « productifs » – à l’encontre de l’analyse de Marx, jugée sur ce
point erronée. D’autre part, assumant pleinement, par contre, la théorie de Marx selon laquelle la valeur, au sens
où il l’entend, ne s’applique qu’à la production marchande, cette approche appelle en conséquence une
conception plus générale qui permette aussi de comprendre l’exploitation des travailleurs des secteurs non
marchands, comme les salariés de l’État ou autres collectivités non marchandes. Voir sur ce point un débat avec
Jean-Marie Harribey, http://perso.orange.fr/jacques.bidet/.
[6] ↑ Cette analyse, qui ouvre à une théorie de l’hégémonie, sera développée au chapitre 9, qui soulignera
notamment les perversions qui s’attachent non seulement au marché mais aussi à l’organisation en tant que
facteurs de classe.
[7] ↑ Pour un exposé complet, voir J. Bidet, « Le collectivisme », in R. Motamed-Nejad (éd.), URSS et Russie, Paris,
PUF, 1997. Lisible sur http://perso.orange.fr/jacques.bidet/.
Altermarxisme
L’impérialisme dans l’étaticité mondiale en
gestation
Présentation

N ous n’en sommes encore qu’à mi-chemin de notre reconstruction. On a montré


que la coordination sociale dans le monde moderne n’est pas uniquement
affaire de marché, mais tout autant d’organisation. Cette bipolarité n’est pas
seulement de nature économique. Elle possède, une seconde face, juridico-politique,
qui suppose, censément du moins, la libre contractualité de chacun avec chacun
assurée par une libre contractualité entre tous, reconnus comme égaux – et
réciproquement. Une telle logique sociale, qui se déclare dans le discours officiel de
l’État moderne, ne s’affirme historiquement, que dans une structure de classe qui en
est la négation. Dans la forme du capitalisme, elle se réalise, on l’a vu, en
exploitation, en domination et en aliénation collective. Cette analyse, fondée sur la
dualité des dominants, conduit à renouveler profondément l’analyse des classes
sociales proposée par l’ancien marxisme.
Les deux approches théoriques respectivement présentées aux chapitres 5 et 6
convergent ainsi vers l’identification de deux forces sociales distinctes, au sommet de
la structure de classe : « ceux de la propriété » et « ceux de l’organisation ». Elles les
opposent aux forces sociales d’en bas, désignées comme celles des « classes
fondamentales ».
Ces formulations, dans leur généralité, permettent de faire abstraction de ce qui
sépare les deux approches. La première, présentée au chapitre 5, distingue deux
classes dominantes – capitalistes et cadres –, l’une liée au rapport capitaliste
proprement dit, l’autre au rapport d’organisation, qualifié d’« encadrement »,
auxquelles s’opposent des classes populaires. La seconde, au chapitre 6, conserve
l’idée marxienne d’une unique classe dominante, tout en y distinguant, selon le
même critère, deux pôles : celui des propriétaires et celui des cadres et compétents,
et face à eux une classe fondamentale, divisée en diverses fractions. On a vu que
derrière ces options, qui peuvent sembler purement formelles, se profilait une
appréhension à certains égards différente des rapports de classe à l’époque moderne.
Mais il est aussi apparu que, pour la poursuite de cette recherche commune, un
langage commun avait pu être trouvé, qui parle d’une part de « classes dominantes »,
pour désigner les propriétaires capitalistes et les cadres et compétents, et d’autre
part de « classes fondamentales ».
L’essentiel ici est qu’à travers cette prise en compte de la bipolarité au sommet des
hiérarchies de classe, le marxisme récupère, en quelque sorte, la capacité de se
mouvoir sur ses deux jambes. Telle était la première ambition de ce livre : celle d’un
néomarxisme.
La seconde ambition est d’affronter la question de l’alternative, et c’est aussi un
terrain sur lequel les deux perspectives se rejoignent.
Depuis les commencements du mouvement ouvrier, à l’aube du XIXe siècle, c’est le
« socialisme » qui a été désigné comme l’objectif des luttes populaires pour
l’émancipation. Et c’est en ce sens que Marx avait mis en avant, contre la propriété
privée et le marché, une tendance historique à l’organisation, inscrite dans la
dynamique même du développement capitaliste. Il en avait fait le principe d’une
association concertée des travailleurs. Or, ce « grand récit » a mal tourné. Le mariage
de l’organisation, supposée concertée, et de l’émancipation ne fut pas heureux. On a
vu ce qu’il en a été du socialisme réel. Au sein même des sociétés capitalistes, le
paradigme du socialisme, malgré ses succès historiques, manifeste de plus en plus
clairement ses limites. Nous tenterons, dans la cinquième partie de ce livre, de
définir une politique de l’alternative.
Mais il apparaît qu’à mesure que le monde se mondialise, une telle question ne peut
être posée qu’à l’échelle globale : en termes d’altermondialisation. Il s’agit donc
d’accéder à une autre dimension : passer de la structure de classe telle qu’elle
s’impose à l’intérieur des États-nations, au monde comme totalité, comme système
global, système du monde. Ce projet implique que l’on affronte la question de savoir
ce qu’il en est de la configuration du « monde » dans lequel nous vivons aujourd’hui.
Nous nous proposons de partir des analyses du marxisme classique, qui s’énoncent
en termes d’impérialisme, et d’en examiner la fécondité pour l’interprétation du
nouveau cours que prend l’histoire sous nos yeux (chap. 7). Nous tenterons ensuite
d’aborder la question de plus loin, dans le contexte général d’une histoire des temps
modernes, et nous chercherons à comprendre jusqu’à son terme, celui d’une étaticité
mondiale, un mouvement qui commence avec l’émergence des États-nations (chap.
8).
Chapitre 7. Impérialisme et mondialisation
néolibérale

D ans le marxisme classique, une figure s’est imposée. Le partage du monde, déjà
engagé de longue date, mais qui s’est développé avec une fureur particulière
dans l’affrontement des grandes puissances industrielles, a été désigné comme celui
de l’« impérialisme ». Une nouvelle dimension venait ainsi, en quelque sorte,
compléter la dénonciation qui avait motivé la démarche théorique de Marx dans Le
Capital, celle de l’exploitation dans le capitalisme. Au plan international, la théorie de
l’impérialisme dénonce, de la même manière, des hiérarchies – entre États-nations
au lieu des classes – et une relation d’exploitation et de domination – entre les États-
nations impériaux et les territoires sur lesquels ils jettent leur dévolu. Trivialement :
« Le plus fort domine et exploite le plus faible. » Un rapport d’asservissement
multiforme : politique, culturel et militaire.
La première section rappelle le concept fondamental de ce second rapport, dans sa
relation aux formulations du marxisme traditionnel. Les deux dernières sections
sont consacrées au monde contemporain : la mondialisation néolibérale et la
configuration très particulière du rapport impérialiste qui lui correspond, celle de
l’hégémonie états-unienne.

Le second rapport de domination et d’exploitation : l’impérialisme


Dans les termes de Lénine, l’impérialisme désigne une étape particulière du
capitalisme, « ultime » dans un certain sens, où se combinent cinq caractères : 1 / la
concentration de la production et du capital (les monopoles) ; 2 / la fusion du capital
bancaire et du capital industriel ; 3 / l’exportation des capitaux ; 4 / le partage du
monde entre « unions internationales monopolistes » ; 5 / l’achèvement du partage
du monde entre grandes puissances [1] .
Il est, pourtant, préférable de voir dans l’impérialisme une caractéristique
structurelle du capitalisme. Depuis les origines du capitalisme, ses formes
embryonnaires – comme dans la Ligue hanséatique au nord de l’Europe dès le XIIe
siècle –, la bourgeoisie cherche son profit dans l’établissement de relations très
inégales avec des territoires moins « avancés » – dans un sens du terme, à l’évidence,
douteux –, des lieux souvent très éloignés. Comme dans l’accumulation nationale du
capital, et notamment dans ses formes primitives, cette quête s’est opérée par des
moyens d’une grande violence. Ce sont des épisodes trop connus pour qu’il soit
nécessaire de les illustrer ici. On insistera plus volontiers sur la poursuite de
l’exercice de cette violence destructrice, qui va de ses procédés économiques
« simples » – notamment l’ouverture des frontières commerciales et financières entre
pays de niveaux de développement économiques très inégaux – à la panoplie de
l’État impérialiste : corruption, subversion et guerre. Le but était et demeure
l’établissement de régimes politiques directement contrôlés, comme dans une colonie
(impérialisme « formel ») ou dominés par les puissances impérialistes (impérialisme
« informel »).
Il existe une certaine relation avec la déclaration métastructurelle au plan de l’État-
nation, sachant, de toute manière, que la chronologie ne serait pas la même. Que les
États-nations soient égaux et établissent des rapports fondés sur cette reconnaissance
mutuelle, est une affirmation qu’on peut référer aux traités de Westphalie en Europe
au milieu du XVIIe siècle, mais au plan mondial cette reconnaissance est apparue
relativement tardivement. Il a fallu attendre la Première Guerre mondiale pour que
le président des États-Unis, Woodrow Wilson, mette en avant cette grande vision
d’un monde libéral et « démocratique » où les nations établiraient des rapports de
droit calqués sur ceux prévalant entre les citoyens des États-nations. Mais, on le sait,
l’ancien ordre des choses survécut à cette déclaration durant plusieurs décennies,
dans les empires coloniaux après la Seconde Guerre mondiale.
Cette relation ne prit pourtant corps, au-delà des colonialismes, que dans la structure
globale des relations impérialistes « informelles » du capitalisme du XXe siècle, celle
qui prévaut dans le capitalisme contemporain. De même que l’égalité déclarée des
citoyens ne se développe historiquement que renversée au sein de la structure de
classe du capitalisme, celle des États-nations ne progresse que dans le champ des
hiérarchies impérialistes qui en est pourtant la négation.
La coexistence de deux relations de domination et d’exploitation dans le capitalisme
– celle, fondatrice, qu’exerce le capitaliste sur le travailleur, et celle du pays
dominant sur le territoire moins avancé –, n’est pas sans ambiguïtés théoriques. Il va
sans dire que les classes capitalistes des pays dominants sont les principaux
bénéficiaires de la relation impérialiste, et que les classes dominées des pays les
moins avancés, en sont les principales victimes. À ce titre, le rapport d’exploitation
fondamental trouve une nouvelle expression au plan international : capitalistes du
pays impérialiste versus classes dominées du pays lui-même dominé. Mais la notion
d’impérialisme déborde cette relation d’une double manière.
En premier lieu, elle incorpore la vision d’un rapport d’exploitation dont toutes les
classes des pays impérialistes seraient les agents et bénéficiaires, quoique à des
degrés divers. Le concept d’une « aristocratie ouvrière » des pays impérialistes, dont
le pouvoir d’achat se trouverait renforcé par la domination sur le reste du monde (de
la part de l’État-nation dont ils sont les citoyens), a été forgé pour rendre compte de
telles « retombées bénéfiques » supposées. On peut en discuter la pertinence : dans
quelle mesure les ouvriers de la France métropolitaine, par exemple, bénéficièrent-
ils des avantages tirés de l’Empire colonial français ?
En second lieu, la notion d’impérialisme intègre l’idée d’une exploitation s’étendant
jusqu’aux classes capitalistes des pays dominés. On peut voir, par exemple, dans les
revenus que les actionnaires et créanciers britanniques tiraient de l’Empire anglais
un prélèvement sur les profits réalisés par des capitalistes des territoires asservis,
dont ces capitalistes « nationaux » se voyaient ainsi dépossédés.
L’enchevêtrement des sentiers de l’histoire va, cependant, bien au-delà de tels
rapports entre États-nations réputés « indépendants », comme dans l’impérialisme
contemporain. Les colonies du nouveau monde, par exemple, s’intégraient dans un
réseau où les relations commerciales et de financement enserraient les rapports
entre les capitalistes des métropoles et les propriétaires des exploitations coloniales,
dans des règles très rigoureusement définies, fonctionnant à l’avantage des premiers.
Le travail des esclaves ou péons nourrissait l’opulence de leurs maîtres et des classes
des métropoles, privilégiées dans ces hiérarchies, à l’avantage de ces dernières. Mais
quels que soient les détours propres à ces configurations, c’est toujours du même
rapport de domination impérialiste dont il était question.
En l’absence de ces deux « débordements », si l’on peut dire, du concept traditionnel
d’exploitation capitaliste, la notion d’impérialisme ne renverrait qu’à l’analyse
fondamentale de l’exploitation capitaliste, à laquelle elle n’ajouterait qu’une
dimension spatiale, soit rien qui justifie une innovation théorique. Ce que la notion
d’impérialisme véhicule, c’est précisément l’idée de domination et d’exploitation
entre États-nations.
À l’intérieur du marxisme de Marx et de celui de Lénine, l’alternative, la réplique, à
cette seconde face de l’exploitation fut pensée en termes d’internationalisme (versus
impérialisme), le fameux : « prolétaires de tous les pays unissez-vous » dont l’organe
agissant devint l’Internationale communiste – les Internationales communistes. Le
marxisme traditionnel comptait sur la classe prolétarienne, en l’occurrence les
classes prolétariennes de ceux de ces territoires qui étaient déjà dominés par le
capitalisme, pour débarrasser le monde de toutes les formes d’exploitation. Il faut
souligner que la même volonté d’émancipation « globale » resurgit centralement
dans le capitalisme contemporain, dans la configuration profondément renouvelée
de l’altermondialisme. Une métamorphose que le marxisme tarde à assimiler.
La mondialisation néolibérale
Ce qu’on a désigné plus haut comme la coexistence de deux relations de domination
et d’exploitation dans le capitalisme est au cœur de l’analyse du néolibéralisme dans
ses dimensions nationale et internationale : ce qu’il est convenu d’appeler
« mondialisation néolibérale ». La mondialisation est un phénomène historique long,
auquel le néolibéralisme a donné des caractères spécifiques, d’où la nécessité de la
réunion des deux termes.
Le chapitre 3 a analysé le néolibéralisme comme un nouvel ordre social, expression
de la restauration de leur hégémonie par les fractions supérieures des classes
capitalistes et les institutions financières, incarnations et agents des pouvoirs de ces
classes – soit ce qu’on a désigné globalement comme « la finance ». Cette restauration
possède, à l’évidence, un volet international, impérialiste. Les deux rapports sont
clairement ici en jeu : d’une part, une reprise en main des conditions de
l’exploitation capitaliste dans chaque pays, d’autre part, la poursuite et
l’exacerbation de la domination impérialiste. Dans un pays, il s’agit de la nouvelle
discipline imposée aux travailleurs et aux gestionnaires (en matière de conditions de
travail, d’emploi et de licenciement, de rémunérations et de protections sociales) et
des nouvelles politiques ; au plan international, il s’agit de l’ouverture des frontières
commerciales et financières, c’est-à-dire de l’extension à la planète du terrain de
chasse du capital, celui des créanciers et des sociétés transnationales.
Dans l’étude du rétablissement des revenus des classes capitalistes dans le
néolibéralisme, on peut identifier certains indicateurs quantitatifs de l’ampleur de
ces flux de revenus venus du reste du monde vers les métropoles impérialistes, États-
Unis en tête. Dès le début des années 1980, et pendant deux décennies, les flux
d’intérêts et de dividendes provenant des investissements dits « de portefeuille », ont
alimenté massivement les revenus des classes capitalistes du centre, compte tenu de
la hausse exorbitante des taux d’intérêt en 1979. Dans ces flux, le coût de la dette des
pays des périphéries a pesé lourdement. Mais de manière sous-jacente, se
prolongeait avec davantage de régularité la progression historique des revenus tirés
des investissements dits « directs », c’est-à-dire provenant des filiales des sociétés
transnationales dans le monde. Ces flux constituent, au début des années 2000, la
grande masse de ces revenus tirés du reste du monde. Mais on ne perçoit là qu’une
partie du phénomène, à laquelle il faudrait ajouter les transferts résultant du prix
des matières premières directement importées, le drainage des cerveaux, etc.
Avant le tournant néolibéral, ces mécanismes avaient été à l’origine des thèses tiers-
mondistes et « développementalistes », notamment en Amérique latine. Ces thèses
imputaient à la pression que l’impérialisme faisait peser sur ces pays, en particulier,
par le bas prix des matières premières exportées, la croissance, jugée insuffisante, de
ces économies. Pourtant, considérées avec le recul d’un quart de siècle de
néolibéralisme, la croissance des premières décennies de l’après-guerre apparaît
vigoureuse en Amérique latine.
L’interconnexion entre les processus nationaux et internationaux est, à l’évidence,
complexe. S’il faut distinguer en théorie deux aspects de l’exploitation, national et
international, les mécanismes en jeu dans chacun d’entre eux ne sont pas
indépendants.
La question des pouvoirs d’achat des travailleurs illustre bien ces interdépendances.
L’ouverture des frontières commerciales (libérant les flux d’importation et
d’exportation) et financières (libérant les flux d’investissement) a deux effets. D’une
part, elle met tous les travailleurs du monde en concurrence : les travailleurs
européens du noyau des pays les plus avancés se trouvent placés en concurrence
avec ceux des pays de l’Europe de l’Est fraîchement associés dont la main-d’œuvre
est peu coûteuse, ou avec ceux des pays comme la Chine ou le Vietnam, dont les
salaires sont très faibles (et se voient encore amoindris par des taux de change
fortement sous-estimés). Ce premier mécanisme contribue à imposer la discipline du
travail et des salaires. Corrélativement, et c’est le second aspect, l’importation de
biens de consommation provenant de ces pays « à bon marché » contribue au
rétablissement des rentabilités des sociétés (dont le néolibéralisme transfère les
profits vers les classes capitalistes). Les bas prix de ces biens et services ne
bénéficient pas aux salariés des pays avancés, car les salaires y sont négociés par
référence aux pouvoirs d’achat dont la quasi-stagnation est organisée (si le prix d’une
bicyclette est inclus dans le panier de biens servant au calcul des indices de prix, et si
la hausse des pouvoirs d’achat est négociée à 1 %, l’importation de bicyclettes
chinoises ne fait qu’augmenter les profits des capitalistes des pays du centre et non le
pouvoir d’achat des salariés).

La nouvelle configuration de l’impérialisme sous hégémonie états-


unienne
La même coexistence de deux relations de domination et d’exploitation dans le
capitalisme fournit la clef d’un des caractères les plus déconcertants du
néolibéralisme, aux plans national et international : la nouvelle configuration de
l’hégémonie états-unienne. Ces phénomènes ne se limitent pas au États-Unis, et l’on
peut en trouver des formes moins accentuées concernant l’Europe ou le Japon, mais
les États-Unis sont le centre du dispositif.
De quoi s’agit-il ? Le fait majeur est la déconnexion graduelle, nécessairement
contradictoire comme on le verra, des classes capitalistes états-uniennes – de la
« finance » de ce pays – et des États-Unis comme État-nation. Pour comprendre le
monde contemporain, il est ainsi de plus en plus nécessaire de distinguer les intérêts
de deux agents, les capitalistes, d’une part, et le pays, d’autre part, parce que ces
intérêts divergent dans une certaine mesure.
Pour un capitaliste états-unien, il importe peu que ses revenus soient issus d’un
travail effectué sur le territoire national ou dans un autre pays, d’Amérique latine, de
Chine ou d’ailleurs. Comptent avant tout, les taux de rémunération. Résulte de cette
indifférence, un processus de déterritorialisation : la production se fait largement
ailleurs. Au plan national états-unien, la production se concentre dans des services
personnels, notamment la santé dont les dépenses explosent, le transport, la
construction et d’autres activités dont l’ancrage national est largement garanti. Un
flux énorme d’importations vient du reste du monde, et cette déterritorialisation de
la production est la source d’un déficit considérable du commerce extérieur – lui-
même source de la dépendance financière vis-à-vis du reste du monde (souvent
appelée, un peu abusivement « dette extérieure »). Nous y reviendrons. Ainsi, la
relation d’exploitation proprement impérialiste prend des proportions considérables
par l’exportation des capitaux, visant à produire ailleurs. C’est là une première
caractéristique fondamentale de cette mondialisation néolibérale, vue du centre des
centres.
Mais considérant les États-Unis comme pays, ces évolutions ne favorisent pas
l’accumulation locale du capital, donc la production sur le territoire états-unien.
Lorsque ces investissements étrangers se font par l’intermédiaire de paradis fiscaux,
les recettes budgétaires des États-Unis sont entamées. Cette déterritorialisation va à
contre-courant des intérêts du pays en tant que tel. Celui-ci n’en bénéficie
qu’indirectement et partiellement, sous la forme des « retombées », cependant
considérables, que génère cette opulence.
Or, les gouvernants des États-Unis, au nom des classes dominantes qu’ils
représentent, sont soucieux de la puissance économique de leur pays, dont il ne faut
pas oublier les exigences en termes de puissance militaire, et plus généralement,
politique (aux plans de l’information, de la diplomatie, etc.). Et c’est bien là que se
trouve la contradiction. On peut en voir une expression emblématique dans la
personne du riche capitaliste états-unien échappant à l’impôt par la localisation de
ses fonds dans des paradis fiscaux, mais, bien entendu, très soucieux de l’hégémonie
politique de son pays, le bras armé de son statut privilégié, dont le coût budgétaire
est faramineux.
On ne saurait sous-estimer la portée de ce premier aspect de cette configuration
assez déconcertante et son caractère spécifiquement états-unien. On va en illustrer
ici quelques aspects quantitatifs.
En premier lieu, les familles des États-Unis détenant un patrimoine financier de plus
de 1 million de dollars concentrent environ 40 % de la richesse mondiale estimée
selon ce critère [2] , sachant qu’on ignore ce qui se trouve dans les paradis fiscaux. Ces
familles riches des États-Unis ont encore pour caractéristique de préférer investir
leurs fonds auprès d’agents nationaux : des sociétés financières ou non financières
états-uniennes. Près de 80 % des investissements des familles riches des États-Unis
sont ainsi destinés à de tels agents nationaux : un patriotisme touchant, qui semble
contredire les faits relatés plus haut. La réponse à cette objection est que ce sont ces
agents, les sociétés transnationales, qui investissent ces fonds dans le reste du
monde. Dans le cas de ce pays, il est donc erroné de nier le caractère national de la
bourgeoisie, bien que cette bourgeoisie nationale, pour ne pas dire « nationaliste »,
tire une grande partie de ses revenus du rapport impérialiste de domination exercé
sur le reste du monde.
En second lieu, la croissance du déficit extérieur commercial des États-Unis, une
caractéristique du néolibéralisme (rien de tel ne s’observait antérieurement),
s’accompagne de flux financiers venus du reste du monde et contribuant à financer
l’économie états-unienne (pour un quart de ces flux, le budget de ce pays, pour trois
quarts, ses entreprises). Ce phénomène atteint, cumulativement, un degré tel que le
reste du monde détient désormais sur les États-Unis des titres (actions et créances)
qui sont égaux au double de ceux que ce pays détient sur le reste du monde en dépit
de son statut de puissance impérialiste no 1. Il s’agit là d’une expression saisissante
de ce processus de déterritorialisation, qui en constitue une contradiction majeure.
Une première conséquence est que les États-Unis doivent payer des intérêts et des
dividendes aux étrangers détenteurs de ces avoirs. Fort heureusement pour le
capitalisme états-unien, les taux de rémunération sont proportionnellement deux
fois moins élevés que ceux dont bénéficie le pays sur ses investissements à l’étranger,
ce qui limite l’hémorragie [3] .
En réunissant ces observations, on comprend que ce « modèle impérialiste » états-
unien ne peut être généralisé à l’ensemble du monde. Pour qu’il fonctionne, il lui faut
un symétrique : des pays dont les classes capitalistes investissent leurs fonds aux
États-Unis. Considérant les sommes totales, l’Europe apparaît comme le premier
financeur des États-Unis, mais relativement aux tailles des pays, ce phénomène est
d’abord caractéristique de l’Amérique latine et du Moyen-Orient ; derrière, vient
l’Asie, même si la Chine détient beaucoup de bons du Trésor états-uniens.
On comprend ainsi que ce « patriotisme capitaliste » des États-Unis, largement ouvert
sur la domination impérialiste du monde – un paradoxe qui n’est qu’apparent –,
exerce un effet de fascination sur les classes capitalistes du monde, dont il attire les
capitaux. « Patrie » certes, mais d’abord « patrie du capital ».

Notes du chapitre
[1] ↑ V. Lénine, Œuvres, t. 22 : « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme » (1916), Paris, Éditions Sociales,
1976, p. 201-327.
[2] ↑ Selon le World Wealth Report de Merrill Lynch-Capgemini, une des plus grandes institutions de gestion des
patrimoines familiaux.
[3] ↑ G. Duménil, D. Lévy, « Le néolibéralisme sous hégémonie états-unienne », in F. Chesnais (éd.), La finance
mondialisée. Racines sociales et politiques, configurations, conséquences, Paris, La Découverte, 2004, p. 71-98.
Chapitre 8. Des États-nations à l’État-monde

L e chapitre précédent a proposé une analyse économique et sociopolitique du


monde contemporain en termes d’impérialisme. Il a identifié le néolibéralisme
comme une reprise en main de l’ordre mondial par les classes capitalistes sous
l’égide de la puissance états-unienne. En référence à cette approche, et en l’appuyant
sur l’analyse avancée au chapitre 6, on présentera ici une hypothèse, qui, tout en
faisant de l’impérialisme un trait constitutif du capitalisme, l’appréhende comme
une configuration désormais articulée à une autre, celle d’un État-monde en
gestation.
Le monde capitaliste émerge d’emblée comme un ensemble géographique singulier,
dont le fonctionnement global diffère de celui de ses composantes. Dans son
commencement historique, la logique d’une « société capitaliste » ne s’affirme
d’abord qu’à très petite échelle, dans des espaces prédisposés, où elle demeure
longtemps mêlée au fonctionnement d’un monde encore précapitaliste. Ce n’est que
progressivement que ces entités prendront la taille des États-nations modernes. Mais
cette modernité capitaliste ne renvoie pas seulement à un type de société plus ou
moins standardisé, se réalisant en diverses unités particulières, telles que
l’Angleterre, la Hollande ou la France. Elle émerge comme ce que l’on désignera
comme un système, le « système du monde » capitaliste, qui obéit à une tout autre
logique que celle de ses éléments. À cet égard, elle relève d’un arrangement spatial
particulier et possède une historicité propre.
Le terme de cette histoire n’est pas encore advenu, mais il se profile à l’horizon dans
une nouvelle configuration, en voie de formation, qui inscrirait la modernité dans
son espace ultime, celui de la planète. C’est du moins la thèse ici avancée : celle d’un
État-monde [1] , ultime destin de l’État-nation.
Dans ce contexte encore virtuel, les lignes de force de l’existence collective de
l’humanité dans son ensemble sont encore pour longtemps définies par les
contraintes du système du monde, par les grandes puissances qui en forment le ou
les centre(s), imposant un régime économico-politique hiérarchique particulier. Mais
l’exposé préalable des deux concepts, ceux du système du monde et de l’État-monde,
permettra de mieux saisir le monde contemporain en le rapportant au temps long de
la modernité capitaliste.
I - Le système du monde moderne

Pourquoi l’État-nation ?
Une question préliminaire est naturellement celle de savoir pourquoi le capitalisme a
pris la forme de l’État-nation.
Les travaux d’Étienne Balibar [2]  suggèrent que le capitalisme aurait pu trouver une
autre voie, et que c’est finalement l’histoire qui a tranché. Les bourgeoisies
nationales, explique-t-il notamment, ont pu trouver dans des structures étatiques
préexistantes les institutions dont elles avaient besoin pour l’organisation des
marchés, et aussi pour la mobilisation de la force de travail. En outre, l’État-nation,
lieu de l’interpellation du citoyen en sujet, défini dans son identité nationale,
constitue le contexte dans lequel ces bourgeoisies ont pu développer leur hégémonie.
Cette forme politique s’est finalement imposée, alors que d’autres (empires, réseaux
de villes) n’ont pas tenu. On peut dans une certaine mesure acquiescer à ces analyses
sans cependant s’en remettre à l’idée que c’est en somme l’histoire qui a tranché.
L’approche métastructurelle suggère en effet un lien plus substantiel entre les deux
« faces », économique et politique, des rapports sociaux capitalistes. Et, pour cette
raison, elle conclut à une relation nécessaire entre le capitalisme et l’État-nation. La
forme moderne de société émerge certes de mille conjonctures. Dans la mesure
cependant où elle s’affirme, elle le fait à la façon d’une logique sociale plus ou moins
pourvue des divers éléments qui la constituent – ceux que l’on a décrits au chapitre
6. L’analyse marxiste traditionnelle tend à voir dans le marché la matrice
économique de la société, et dans l’État la superstructure organisationnelle dont les
forces qui dominent le marché ont besoin, dans leur double tâche de la coercition et
de l’hégémonie. Mais si, selon l’approche méta/structurelle, on admet que
l’organisation relève du même statut primaire d’ontologie sociale que le marché, et
que l’un et l’autre, en tant que modes de coordination rationnels, relèvent des
« présupposés posés » des sociétés de classe modernes, on est conduit à conclure qu’il
existe une étroite relation entre tous ces termes, qui seule explique pourquoi
l’« histoire » a tranché dans le sens de l’État-nation – et aussi pourquoi il est difficile
de se débarrasser de cette configuration, qui finit inéluctablement par faire retour
dans la dimension de l’État-monde. Et l’on comprend également pourquoi il n’est pas
possible, comme le voudrait Immanuel Wallerstein, de penser l’unité nationale à
partir de la structure globale – mais seulement en sens inverse.
Pourquoi, en effet, y a-t-il des États-nations, et pourquoi seulement dans le
capitalisme ? La raison en est cette bipolarité métastructurelle, qui est constitutive de
la forme moderne de société. Le marché ne possède pas par lui-même la rationalité
ni la légitimité requises pour constituer le fondement d’une société. Non seulement il
a besoin d’être organisé. Non seulement la « forme marchande » n’est jamais qu’une
alternative par rapport à l’autre, qui est la « forme organisée ». Non seulement ces
deux pôles, marché et organisation, sont étroitement co-imbriqués dans le
capitalisme à tous les niveaux de sa structure. Et ils présentent une autre face,
juridico-politique, selon laquelle ils sont co-impliqués l’un dans l’autre. Mais – en
dépit de leur homologie structurale en tant que facteurs de classe – ils sont dans une
relation asymétrique qui donne primauté à la centricité. Quoique le libéralisme ait
constamment rêvé d’un marché ou d’un droit sans État, la forme marché requiert la
forme organisée, dans laquelle se déterminent, face aux titres de la propriété (en
connivence et en antagonisme), les titres de la compétence. Elle requiert notamment
une instance de compétence ultime, sans laquelle il n’est aucun droit effectif, ni
légitimation recevable. Plus exactement, le mode de production capitaliste implique
l’État-nation, comme l’instance organisationnelle qui en assure la clôture formelle,
sous la forme de l’« État de droit » présupposé. État de droit, qui, en tant que forme
métastructurelle, n’existe que « retourné en son contraire » dans la forme de l’État
capitaliste, comme lieu d’affrontement de classes antagonistes. C’est en ce sens que la
structure capitaliste de classe ne peut exister que sous la forme de l’État-nation. C’est
du moins ce que l’on doit dire à ce point de l’exposé.
La seconde question est celle de savoir pourquoi le capitalisme a pris la forme d’une
pluralité d’États-nations. Elle s’éclaire à partir de la première. La forme capitaliste de
société n’existe matériellement que comme arrangement spatial (spatial fix). Une
structure capitaliste – tout comme un groupe de chasseurs collecteurs – ne peut en
effet se faire valoir, s’imposer, qu’à des échelles déterminées. Ces échelles, quoique
de plus en plus grandes d’une époque à l’autre, ne sont pas strictement corrélatives
d’un développement des forces productives. Elles varient selon la grande diversité
des « arrangements spatiaux » possibles. Selon le cas, un fleuve, une île, une plaine,
une côte, une réserve des matières premières déterminent un espace ordonnable en
marché et organisation, un espace plus ou moins cohérent de production, d’échange
et de communication, et susceptible de donner lieu à une entité économique qu’une
autorité centrale pourra, dans une certaine mesure, contrôler et gouverner dans la
forme moderne. Voir les analyses d’Éric Hobsbawm sur la question de la nation aux
XIXe et XXe siècles   . Et il ne s’agit jamais d’ensemble purement naturels, mais
[3]

toujours d’arrangements spatio-culturels antérieurs, et surtout politiques, donnés à


l’« interprétation », dans des conjonctures historiques singulières. Le capitalisme
naissant s’inscrit donc souvent dans des espaces déjà délimités par les sociétés
antécédentes (cités ou royaumes) qu’il remodèle [4] .
La thèse métastructurelle de l’État-nation est donc que sa raison d’être tient à la
connexion critique qui s’établit entre marché et organisation à mesure que ces
formes se co-imbriquent en englobant toute la production sociale. L’organisation
d’ensemble d’une telle forme de société, d’un pouvoir social aussi intégré et posant
de tels présupposés, n’est d’abord possible qu’à une échelle fort variable, mais
déterminée, qui est fonction du développement technique et des opportunités
d’arrangements spatiaux. Le capitalisme ne s’est donc pas développé comme un
empire, sous la forme d’une vaste région réunie sous un seul pouvoir, mais comme
une pluralité de proto-États, puis d’États-nations distincts. Il impliquait une pluralité
systémique.

Pourquoi « système » ?
Dans son usage le plus courant, la notion de « système » renvoie à un ensemble
d’éléments interdépendants, ce qui est évidemment le cas du monde contemporain.
Si cependant on lui attache l’idée positive d’une fonctionnalité – les éléments se
complétant les uns des autres et cette complémentarité assurant la permanence de
l’ensemble – le monde capitaliste, dont on a évoqué le fonctionnement en termes
d’impérialisme, donc de prédation et de domination, ne pourrait être décrit, au
mieux, que comme pseudo-système. C’est néanmoins ce terme que nous avons retenu,
conformément à un emploi devenu assez courant dans le marxisme, notamment à
travers les travaux d’I. Wallerstein et de son école, qui a popularisé le terme de
world-system [5] .
Le « système du monde » capitaliste constitue en effet une configuration
historiquement singulière, répondant à une logique particulière. Il y a eu dans le
passé des empires, des civilisations, des confédérations, des « économies-mondes »,
selon la formule de Braudel, plutôt qu’une économie mondiale – du fait du
confinement des échanges à des régions du monde comme le pourtour
méditerranéen. Mais il n’y eut jamais d’autre système du monde englobant la planète
entière. Ni de monde comme système au sens qui sera ici défini, où l’on opposera le
« systémique » au « structurel », lequel renvoie à la structure sociale au sein de l’État-
nation.
Quelle est donc la nature du « système du monde » ? Poser cette question revient à se
demander pourquoi le capitalisme se présente comme une pluralité d’entités
indépendantes, et non comme un ensemble unifié sous une autorité unique.
L’hypothèse proposée, on l’a vu, est que la forme moderne de société émerge
historiquement comme une « logique sociale » nouvelle à l’œuvre dans de petites
unités au sein d’un vaste monde prémoderne. C’est notamment dans les communes
italiennes des XIIe et XIIIe siècles qu’apparaît, liée aux prémisses de l’humanisme
prérenaissance, cette prétention nouvelle d’un gouvernement républicain,
corrélative de formes embryonnaires d’économie capitaliste. Le tout restera certes
longtemps entre les mains d’une oligarchie terrienne et marchande proto-capitaliste,
mais fournira avec le temps le contexte de revendications démocratiques et sociales
impliquant des formes d’organisation collective auxquelles une part, d’abord minime
mais croissante, de la population prétendra de quelque façon participer. Une telle
logique sociale n’a pu apparaître à grande échelle. Elle n’a pu s’affirmer qu’à l’échelle
que permettait le développement technologique requis pour cette co-imbrication de
marché et d’organisation dans laquelle s’esquisse la prétention sociale critique
moderne. Prétention que le petit peuple des villes traduit en révoltes récurrentes.
La voie de l’histoire n’est pas royale. Le processus est fait d’avancées et de reculs.
Mais c’est dans cet ensemble pluriel de proto-États, animés d’un même esprit, que
s’esquissent les premiers traits de la modernité.

L’articulation du système et de la structure


Or ce système du monde, en tant qu’ensemble, se présente en quelque sorte comme
l’envers de la structure, de la structure de classe au sein de l’État-nation. Il présente
une tout autre configuration. Les fondateurs de la philosophie politique moderne, tel
Hobbes, avait souligné que le propre des États-nations – ces espaces sur lesquels
s’exerce, avec la citoyenneté, l’autorité de l’État, et où dans cette mesure règne la
paix civile – est de s’inscrire dans un ensemble mondial au sein duquel, en l’absence
d’un pacte confiant le pouvoir effectif à une volonté commune, ils se trouvent en état
de guerre. Entre les États, peut-on dire, circule un flot d’échanges marchands, mais le
rapport de marché entre tous n’est pas coiffé par une organisation commune,
supposée soumise au contrôle de tous. Il y a certes des organisations internationales,
mais il manque ici quelque chose à la relation entre les deux pôles : leur mode de co-
imbrication et de co-implication constitutif de l’État-nation moderne et de sa
structure de classe.
Le rapport social constitutif du système du monde n’est pas un rapport de classe. À
travers le rapport systémique pourtant, le rapport structurel, c’est-à-dire de classe, se
trouve retraduit, radicalisé et dramatisé : à travers les relations inégales qui
s’établissent, selon un ordre hiérarchique, asymétrique, entre ses éléments (les États-
nations), suivant un axe traditionnellement désigné en termes de
centres/périphéries, plus récemment de Nord/Sud. Cette asymétrie s’exprime en effet
dans la dégradation de la « relation structurelle », soit du rapport de production
typique de la structure de classe : au centre, au terme d’une « lutte séculaire »,
apparaît le salariat, tandis qu’en périphéries s’imposent le péonage et l’esclavage. Et
ceux-ci ne sont pas à prendre pour des institutions prémodernes : ce sont tout au
contraire des rapports sociaux que le capitalisme parvient à imposer quand il se
trouve en capacité d’exploiter une force de travail qui n’est pas encore en mesure de
lui résister.
Le racisme est apparu comme le marqueur idéologique privilégié de cette asymétrie
systémique. Il en a existé d’autres avant lui, tels que la religion, qui sanctifiait les
chrétiens du centre face aux infidèles des périphéries, dont la vie ne valait pas cher
devant les armées occidentales. Et d’autres marqueurs surgissent au-delà du rejet
officiel des racismes : en termes de différences culturelles ou civilisationnelles. Mais
le racisme, qui demeure universellement vivace au sein des États-nations, constitue
l’opérateur privilégié de la stigmatisation systémique. Ce n’est pas seulement parce
qu’il se réfère à des caractéristiques d’apparence physique, durables,
essentialisantes, encore qu’elles soient arbitrairement définies. Mais il se relie d’une
façon spécifique au rapport social de sexe, et à toutes les formes de domination
sociale, reconductibles, qui s’y attachent (on y reviendra au chapitre 10). Il présente
par là une incomparable capacité à inscrire les rapports systémiques (dits de race) et
les rapports sociaux de sexe dans les pires formes de rapports de classe. C’est là un
thème central de la littérature « postcoloniale » contemporaine [6] .

Une histoire du système du monde capitaliste


Marx fonde sa problématique historique sur la considération de la forme de
développement propre au capitalisme : à travers le processus de concentration,
surgit, de la grande entreprise et de la grande administration, une classe nouvelle de
salariés, capable d’inspirer un nouveau cours. Mais cette approche de l’histoire, à
partir de la relation structurelle, à partir de l’imbrication générale entre le procès
technologique et la structure de classe, ne peut dispenser d’une autre démarche,
systémique, complémentaire, plus terre à terre, qui prend en considération le
dispositif spatial d’ensemble. En ce sens, l’histoire particulière de chaque nation est
inséparable de l’histoire des interférences entre nations et avec les autres
composantes du paysage environnant. Et cette histoire-géographie de l’interférence
entre les États-nations modernes et autres territoires, c’est précisément l’histoire du
système du monde.
L’existence d’une telle histoire systémique se vérifie dans les recherches de l’école du
world-system, qui manifestent la pertinence d’une périodisation fondée sur la
considération du système du monde, dont le centre est successivement représenté
par la puissance nord-italienne et hispanique concentrée sur Gênes, puis sur
Amsterdam et la Hollande, ensuite sur Londres et la Grande-Bretagne, finalement sur
les États-Unis. D’une période à l’autre, on voit un même dispositif asymétrique se
déployer sur un espace toujours plus large, jusqu’à englober finalement toutes les
parties de la planète. Si l’on peut élaborer une telle périodisation, c’est que l’on
constate un cycle de régularités, qui se répètent chaque fois sur une échelle
élargie [7] .

La perversion de l’État-nation par l’asymétrie systémique


L’important, ici, ce n’est pas seulement la distinction entre les phénomènes relevant
d’une échelle différente. Disons entre les mécanismes structurels, qui relèvent de
l’État-nation, et des mécanismes systémiques, qui relèvent du système du monde. Ce
qui est décisif, c’est l’interpénétration entre ces deux échelles.
Et d’abord l’influence du système sur la structure. On a vu qu’en périphéries la
relation structurelle (le rapport de classe) se trouve radicalement pervertie du fait
que les maîtres détiennent une puissance démesurée (interdisant l’« état de justice »,
comme déjà le notait David Hume). L’homme blanc arrive avec l’efficacité
incomparable de ses armes, sur fond du contexte capitaliste de sa base arrière,
marchande et organisationnelle. Son totalitarisme privé se traduit aussi en un
despotisme public qui saura instrumentaliser à cet effet les archaïsmes localement
disponibles. Et ce modèle tend à se reproduire tant que subsiste la domination des
centres systémiques.
Il ne s’agit pas seulement d’une interpénétration de ces deux dimensions, mais de la
sorte d’unité essentielle, toujours déniée, qu’elles constituent dans la « modernité ».
La modernité, ce n’est pas seulement cette réalité métastructurelle que décline le
libéralisme : les droits de l’homme, la volonté générale, le citoyen, la tolérance, l’État
de droit. Ce n’est pas seulement non plus ce que démasque le marxisme classique : le
rapport de classe, l’exploitation capitaliste. C’est tout aussi immédiatement et
essentiellement ce que déchiffre le discours tiers-mondiste et postcolonial :
l’esclavage, la conquête, la guerre universelle, l’appropriation des femmes, le pillage
et le génocide. Dire que tout cela constitue une unité essentielle, cela veut dire que
l’État moderne n’est pas à considérer, sur la scène de l’histoire, en sa seule qualité de
superstructure de la structure de classe d’un État-nation, mais tout autant à partir de
sa place d’acteur dans le système du monde. Ce rapport extérieur est aussi sa nature
intime. La prise en compte du système du monde conduit donc à reconsidérer toutes
les catégories de la métaphysique politique, même après qu’elles aient été passées au
crible de la critique marxiste. La modernité capitaliste, ce n’est pas seulement l’abîme
entre le citoyen, censé égal à tout autre, et l’homme privé, exploité et dominé. C’est
aussi la privation collective de la citoyenneté elle-même, le clivage entre citoyens et
non citoyens, séparés par l’esclavage, la ségrégation ou l’apartheid. C’est,
aujourd’hui, la pseudo-citoyenneté de larges masses périphériques, enfermées,
assujetties, au sein de pseudo-nations, à l’impérialisme, qui vient se refléter dans
l’exclusion politique des migrants sans-papiers.
Ces traits ne sont pas à prendre pour des « pathologies » d’une modernité qui serait
saine en elle-même. Ou seulement malade de sa structure de classe. Ils définissent la
modernité, en ce qu’elle n’est pas seulement un fait structurel, mais conjointement
aussi systémique. L’État-nation moderne, ce n’est pas seulement un État de classe,
c’est-à-dire déterminé par sa structure interne. Sa structure est en outre et
corrélativement corrompue par le système du monde. Sa configuration intime, son
« essence », est structurelle et systémique.

II - L’État-monde en gestation

Tendance vers un terme historique


L’hypothèse ici avancée est que l’histoire du système du monde capitaliste tend vers
un terme historique. En cela, rien de « téléologique ». Il ne s’agit pas d’un telos, au
sens d’un terme que pourrait se fixer l’action humaine, ni d’un objectif que l’on
pourrait rapporter à une raison supérieure ou commune : ruse de l’histoire, ou main
invisible. Il s’agit au contraire d’une tendance observable, qui ne découle pas de
décisions individuelles ou collectives, mais qui bouleverse progressivement les
conditions d’interaction entre l’ensemble des humains, et constitue pour eux un
nouveau contexte pour leurs projets.
Cette tendance s’observe dans le fait que la « structure sociale élémentaire » (élément
du système du monde capitaliste), fondée sur le rapport moderne de classe et coiffée
par l’État moderne, se réalise à une échelle sans cesse plus vaste : depuis les États-
cités médiévales, à travers les États-nations, jusqu’aux continents plus ou moins
étatiquement intégrés comme l’Europe d’aujourd’hui. Ce mouvement irrégulier, mais
irréversible, est le corrélat du développement multiforme des technologies, qui
permet des coordinations efficaces, dans les formes nationales-étatiques modernes,
sur des espaces toujours plus larges. Il arrive ainsi un moment où c’est l’échelle
planétaire qui s’avère être, pour les grandes entreprises capitalistes, la plus propice à
l’accumulation de leurs profits. Et l’on voit ici à quel point cette analyse converge
avec l’exposé de l’impérialisme présenté au chapitre précédent, au moment où
cependant s’esquisse un nouvel « arrangement spatial » proprement planétaire. Car
c’est alors que, dans les conditions du capitalisme, se profile à l’horizon le spectre
d’un État-monde : d’un territoire qui est la planète, d’une population qui est
l’humanité, d’une loi qui est celle du capital.
« Territoire » ici signifie espace contrôlé par un État. Ce qui veut dire, à l’époque
moderne, qu’il fait l’objet d’une certaine « appropriation » par l’ensemble des
citoyens, au sens où ils disposent, censément du moins, par la loi qu’ils établissent et
qui s’impose à eux, des conditions dans lesquelles il peut en être fait usage. Le fait
que ce territoire soit la totalité du globe ne saurait le faire échapper à la qualité de
« territoire ». L’idée qu’un territoire ne pourrait être que partiel est une pétition de
principe, illustrée notamment par l’approche de Carl Schmittt, qui définit une
essence de l’humanité moderne à partir d’une interprétation, du reste fort
discutable, de son passé historique [8] . L’apparition d’un « territoire total » marque
au contraire en quelque sorte le destin même du concept moderne de territoire : il
vient un temps où tous les territoires partiels, toutes les partitions, commencent à
s’effriter. Ces enclos ancestraux perdent l’emprise absolue qu’ils ont sur eux-mêmes.
Il y a, par nécessité, des lois communes mondiales, bonnes ou mauvaises. Les
thématiques, utiles par ailleurs, de « déterritorialisation » et de
« reterritorialisation », ne suffisent donc pas à appréhender le concept géopolitique
du territoire. On commence à le voir avec l’OMC, l’AGCS, l’ORD, en raison du caractère
irréversible de certains accords, progressivement signés par toutes les nations.
L’organisme pourra changer de nom. Un autre dispositif analogue le remplacera. Il
s’agit bien ici de lois, émanant censément d’une volonté générale, qui se constitue
comme universelle à mesure que tous, de gré ou de force, s’y rallient. Elles ne sont
pas simplement « supranationales », au sens où elles s’exerceraient seulement sur
des nations, l’emportant sur leur légalité propre. Ni non plus « transnationales ». En
effet, si, une fois établies par un accord entre nations, elles ont « force de loi », cette
force, découle de l’unité d’un pouvoir (et donc d’une lutte autour d’un tel lieu de
pouvoir) historiquement constitué par l’abandon même des prérogatives nationales.
Elles sont, sous une forme encore extrêmement ténue, constitutives d’un ordre
nouveau, qui est « le monde » : elles sont « mondiales ». Territoire, donc. Et loi. Ce qui
manque le plus, il vrai, c’est le troisième terme, le peuple. On y viendra.
Il ne s’agit pas d’un projet, ni d’une utopie, ni d’une idée régulatrice dont nous ne
saurions nous départir. Mais seulement d’une tendance effective, dont nous devons
chercher à prendre toute la mesure. Cet État-monde ne fait encore que se profiler
dans un assez lointain avenir. Mais les prémisses en sont déjà actives, et elles
manifestent leur présence dans notre existence quotidienne, individuelle et
collective. Notamment à travers la question, qui nous interpelle, de savoir que faire
ensemble face aux désastres écologiques et aux incertitudes d’un futur de
l’humanité. Nous avons décrypté comme « interpellation » la métastructure
présupposée dans la structure de classe au sein de l’État-nation. Or le propre de
l’État-monde est qu’il restitue cette interpellation métastructurelle à son échelle
ultime, et avec une force incomparable. Mais il s’agira en même temps ici de ressaisir
cette structuration moderne de classe ultime dans le contexte d’une globalité plus
que jamais marquée par la puissance impérialiste et hégémonique, on l’a dit, qui
domine le système du monde. Il nous faudra donc considérer l’entrelacement
ambigu entre État-monde et système du monde.

Le cours historique
Si l’on considère le cours de l’histoire, on remarquera que c’est en 1945, au terme des
tueries de la Seconde Guerre mondiale, et devant le péril que représente l’arme
atomique, que la perspective d’une « société des nations », SDN, jusqu’alors velléitaire,
vient à se concrétiser sous la forme constitutionnelle d’une « Organisation » (notons
ce terme) des Nations Unies. Une Charte qui bannit officiellement la guerre, « état de
nature » du système du monde. Une inter-interpellation commune : « Nous, peuples
de la terre… » Soit l’affirmation d’une légalité proprement mondiale, puisque dans
les faits nul État ne peut désormais envisager de quitter l’institution commune –
même si le plus puissant fait tout pour en miner l’autorité. Autorité étatique
mondiale infiniment faible, il est vrai, et pour longtemps. Et utilisable en quelque
sorte contre elle-même, au profit de la puissance du centre systémique mondial.
Seule pourtant universellement reconnue comme légale, quoi qu’elle fasse.
Il faut attendre la crise des années 1970 pour que l’ordre qui prévalait depuis les
années 1930 et 1940, centré sur les constructions nationales, sous l’influence
prévalente du pôle des « organisateurs » et autres « planificateurs » des États-nations,
se trouve bousculé. Un certain nombre des mutations technologiques et de données
conjoncturelles vont alors permettre à « la finance », on l’a vu, d’engager un
processus de revanche : libération de la circulation internationale des capitaux,
abaissement des législations sociales protectrices des salariés, privatisation des
entreprises et des banques, etc. Enclenchant le processus aujourd’hui désigné comme
« la mondialisation néolibérale ».
Cette catégorie pourtant demeure confuse tant qu’on ne la rapporte pas à la sorte de
mondialité systémique qui a été depuis le commencement un trait du capitalisme, et
qui s’est ultimement réalisée dans l’occupation complète de la planète. C’est à partir
de là en effet que l’on peut saisir ce qui est réellement nouveau, ce qui émerge à la
fin des années 1970. C’est à ce moment, en effet, que commence à s’affirmer, sous la
forme la plus aliénée, un ordre nouveau, où à l’international, au sens du « système
du monde », s’entremêle le « mondial », au sens d’une « étaticité mondiale ».
L’effectivité du « système » n’est pas remise en cause. On voit au contraire son ordre
hiérarchique se renforcer. Pensons à la domination militaire mondiale asymétrique,
unilatérale, typiquement « systémique », de l’OTAN, c’est-à-dire des États-Unis. Mais la
fonction des États se modifie, chacun tentant de tirer profit de cette situation en se
montrant le meilleur dans l’application, l’usage et la manipulation de la loi
commune, celle du néolibéralisme. Celui-ci s’annonce ainsi comme le libéralisme
libéré des contraintes que faisaient peser sur lui les contextes et projets nationaux.
Libéralisme réalisé à l’échelle mondiale. Ultilibéralisme, dans l’ultimodernité. Le
néo-libéralisme, c’est le libéralisme au temps de l’État-monde en gestation. Ce qui ne
signifie pas que l’avenir lui appartient.

L’État-monde comme structuration de classe à l’échelle mondiale


L’« analyse de classe » à l’échelle du monde ne doit pas s’entendre seulement comme
une recherche de nature sociologique dont l’objet serait d’établir que les groupes
sociaux qui détiennent les capitaux ou contrôlent les mécanismes financiers
commencent à manifester une appartenance nationale problématique, un moindre
ancrage dans un État-nation particulier, une existence transnationale, dont on a vu
au chapitre précédent toute la complexité. Le « rapport de classe » donne certes lieu
à l’émergence de groupes sociaux, fluctuants du reste (que l’on songe à la « classe
ouvrière », telle que l’a suscitée le capitalisme industriel), mais il est, plus
radicalement, à prendre comme un principe de clivage, de division au sein de la
société, qui se reproduit à travers les mécanismes marchands et organisationnels du
capitalisme. Or ces mécanismes sont régulés et activés par un ordre institutionnel
qui relève désormais de la dimension mondiale. En ce sens précis, l’État-monde est le
cadre ultime de la structuration de classe.
On se bornera ici à en évoquer quelques traits.
Leur nature d’institution de classe à l’échelle mondiale, leur fonction d’exercice d’un
pouvoir mondial de classe, se cache sous l’affirmation de leur caractère simplement
naturel et rationnel. C’est ainsi que la Lex Mercatoria – cette doctrine commune des
clauses que les relations commerciales capitalistes doivent se donner selon les
diverses branches et les diverses situations particulières, et qui se trouve mise en
œuvre par des institutions privées capables de régler les conflits entre les
partenaires – doit être, en dépit de son caractère privé, comprise comme celle d’un
appareil étatique, en l’occurrence comme l’instrument de l’État-monde capitaliste.
Les grandes institutions dites « internationales », telles que le FMI, ont mis en œuvre
un programme, en réalité « mondialisant », de dilution des cadres nationaux-
étatiques des périphéries dans un espace ouvert au libre jeu des initiatives
d’appropriation capitaliste. Et ce « libre jeu » ne se déploie en réalité que comme
exercice d’un pouvoir de classe, mondial précisément. Par l’OMC et l’AGCS, les
communautés nationales sont invitées à se laisser dépouiller progressivement de
toute emprise sur les moyens organisationnels de leur existence commune. Ce ne
sont pas les États qui y perdent, mais les peuples, qui se trouvent ainsi récusés
comme sujets d’initiative, comme communautés capables d’élaborer leurs
institutions publiques d’éducation, de communication, de transport, de santé, etc.
La volonté d’inscrire le néolibéralisme dans les constitutions, comme on le voit
aujourd’hui au niveau de l’Europe, manifeste en quoi il est un « mondialisme de
classe » : un principe de reproduction sociale du clivage de classe à l’échelle du
monde. Clivage qui « libère » et reproduit à une échelle toujours plus catastrophique
la logique aveugle du profit.
Il s’agit donc bien d’un État de classe, structuré comme l’État-nation capitaliste. Les
lois qui s’imposent à travers l’OMC, les dispositifs du FMI et de la Banque mondiale, le
droit anglo-saxon, etc., viennent régler et promouvoir des rapports capitalistes, qui,
en dépit des contradictions « systémiques » notées au chapitre précédent,
contribuent à unir, à harmoniser universellement les affaires du capital. Et ce sont à
la fois des classes et des peuples qui se trouvent en confrontation, au Nord et au Sud,
et entre Nord et Sud, rassemblés, divisés ou écrasés : la lutte des peuples est une lutte
de classe, et vice versa. Il nous restera cependant à considérer, au chapitre 10
consacré à la politique de l’altermarxisme, la très problématique convergence des
deux termes, « peuple » et « classe », qui seule pourtant peut mettre en avant une
autre légalité que celle du capitalisme.

Corrélation et contradiction
Dans le passage progressif d’une légalité internationale à une légalité mondiale, c’est-
à-dire de laquelle aucune nation ne peut se retirer et qu’elle ne peut enfreindre sans
en payer le prix, il apparaît que le « centre systémique » ne peut s’instituer
ouvertement en centre naturellement dirigeant de l’État-monde en gestation. Il ne
peut faire du monde son empire. Il ne peut agir en dehors de procédures de
légitimation dont le principe de légitimation relève désormais d’une légitimité
mondiale-étatique qui le transcende. Le monde moderne ne peut se constituer en
« Empire », au sens d’un ensemble politique dont le centre mondial-systémique
pourrait s’arroger un statut de centre mondial-étatique.
En attendant que le polycentrisme sans doute à long terme ne l’emporte, le centre
systémique a naturellement quelque possibilité de faire avaliser sa propre légalité
(par exemple, son droit anglo-saxon) comme légalité commune. Il a surtout les
moyens économiques, militaires, culturels de manipuler les institutions mondiales-
étatiques. Depuis la fondation de l’ONU en 1945, le Conseil de Sécurité, avec son
dispositif de veto entre les mains des plus « grands », l’a régulièrement emporté sur
l’Assemblée des Nations Unies. Le propre des « résolutions » de l’ONU est que leur
application est régulièrement laissée aux nations, ou à quelque coalition ad hoc, donc
au gré des plus puissantes, qui les interprètent à leur guise.
En même temps, l’ONU, avec sa constellation d’institutions spécialisées, est aussi
apparue comme le lieu de possibles résistances. Tout comme l’a été l’État-nation dans
son développement historique, quand bien même s’y exerçait le pouvoir le plus
oligarchique. Ce n’est pas que les institutions puissent être créditées, comme telles,
d’une puissance rebelle, mais, dans leur forme moderne, même la plus aliénée, elles
reçoivent d’« en bas » l’impulsion d’une résistance et d’une prétention populaire-
globale, qui est l’élément significatif de l’étaticité mondiale en gestation.

L’État-monde comme forme de subjectivité


L’État-nation, dans son émergence historique, n’est pas, en effet, à comprendre
comme un complexe d’institutions publiques et privées. Il est tout aussi
immédiatement une forme nouvelle de subjectivité et d’intersubjectivité. S’il est
indissociable de l’essor du capitalisme, c’est au sens où le capitalisme est
indissociable d’un « esprit du capitalisme », dont Weber n’a fourni qu’une image
rabougrie. Car c’est plutôt dans les premières pages du Capital qu’il faut chercher un
tel esprit, là où Marx souligne que l’universalisation du rapport marchand sous le
capitalisme va de pair avec celle du « préjugé d’égalité ». C’est-à-dire avec la
prétention d’égalité. Prétention amphibologique, certes, puisque quand ceux d’« en
haut » la disent réalisée, ceux d’« en bas » la désignent comme l’objectif de leur lutte
de classe. Sous le « différend métastructurel », se pose contradictoirement la
prétention commune. Dans l’esprit du capitalisme perce donc toujours le spectre du
communisme. C’est en ce sens que « les classes fondamentales » s’affirment comme
acteur historique. Et cette prétention se réalise effectivement quelque peu dans la
socialité de l’« État social », qui reconnaît aux personnes, quelles qu’elles soient, des
droits effectifs et certaines conditions concrètes pour les formes de vie auxquelles
elles aspirent.
Voilà ce qui se trouve remis en cause dans le chamboulement néolibéral, destructeur
de l’État social et des conquêtes populaires du XXe siècle. Mais la même prétention
« moderne » ne peut pas ne pas se réitérer à l’échelle mondiale, qui est désormais
aussi celle du capitalisme. Pas plus que l’État-nation, l’État-monde, qui en est l’ultime
avatar, n’est simplement à comprendre comme un ensemble d’instances officielles,
les « institutions internationales » : il fait corps avec un certain mode d’être de la
subjectivité et de l’intersubjectivité. Il existe, comme toute institution au sens propre,
dans les individus, et comme rapport entre les individus. Par lui s’exerce, en dernière
instance, un pouvoir sur des individus (les « droits de l’homme » sont à son
programme). Mais, en tant qu’institution moderne, il s’exerce censément au nom de
tous, déclarés libres, égaux et rationnels. Il porte, lui aussi, la référence
métastructurelle.
La métastructure n’est, il est vrai, jamais posée que dans des conditions dans
lesquelles elle se trouve renversée en son contraire. La règle méta/structurelle –
selon laquelle la structure capitaliste, qui ne s’établit sur la référence à une
métastructure rationnelle et raisonnable qu’en la retournant en son contraire, ne
peut cependant jamais cesser de l’invoquer – trouve à l’échelle du monde sa vraie
dimension. En ce sens, à partir du moment où se profile un État-monde, la prétention
métastructurelle affecte certes jusqu’à la relation systémique entre les États ; et c’est
ce que signifie l’interdiction de toute guerre, constitutive de la naissance de l’ONU.
Mais l’ordre métastructurel de la prétention à l’échelle mondiale est d’autant plus
faible que l’État-monde reste étroitement corrélé avec le système du monde. Il est
donc bien difficile au peuple-monde de faire entendre sa voix. Il reste que personne
ne peut aujourd’hui publiquement nier que les questions les plus cruciales pour le
présent et l’avenir – celles de l’écologie, des droits humains fondamentaux, de la
sécurité collective, de l’investigation scientifique de la nature – relèvent d’une égale
responsabilité entre tous les humains. Et cela au-delà de toutes les frontières. Toute
prétention de propriété et d’appropriation, privée ou nationale, porte sur un
patrimoine, qui de quelque façon se donne, de part en part, comme commun.
L’État-monde, encore beaucoup plus virtuel que réel, et pour longtemps encore en
proie au système impérialiste du monde, n’est donc pas à comprendre comme une
utopie ou comme une idée régulatrice. Il se trouve inscrit dans la tendance
observable de l’histoire humaine. L’humanité en vient, comme à reculons, à se
reconnaître comme une communauté politique au sens de l’État-nation. Ce terme
ultime ne définit pas un projet à mettre en œuvre, mais beaucoup plus modestement,
les conditions actuelles d’une lutte, qu’il nous reste encore à définir, comme lutte de
classe en même temps que lutte des peuples.

Notes du chapitre
[1] ↑ Cette théorie, qui lie système du monde et État-monde, a fait l’objet d’une première esquisse dans JB,
Théorie générale, p. 233-306, et d’un nouveau développement dans JB, Explication et reconstruction du Capital, p.
265-274. La parution annoncée du livre de Judith Butler et Gaytari Spivak (L’État global, Paris, Payot, 2007)
témoigne que l’idée d’un État mondial commence à s’imposer. Vaste chantier théorique. On notera cependant
qu’il s’agit ici non pas simplement d’un État, mais d’un « État-monde », renvoyant spécifiquement, et
paradoxalement, au concept d’État-nation.
[2] ↑ É. Balibar, I. Wallerstein, Race, Nation, Classe. Les identités ambiguës, Paris, La Découverte, 1988. Il s’agit là
d’un livre pionnier à bien des égards, et sur lequel on reviendra au chapitre 10.
[3] ↑ É. Hobsbawn, Nations and Nationalism since 1780, Programme, Myth, Reality, Cambridge, Cambridge
University Press, 1990.
[4] ↑ L’analyse ici proposée, qui se réfère aux « tendances » qui sont celles du capitalisme, se tient à distance de
tout évolutionnisme, et de la problématique classique d’une séquence historique de « modes de production ».
[5] ↑ On se reportera à l’ouvrage en deux volumes : I. Wallerstein, Le système du monde du XVe siècle à nos jours,
Paris, Flammarion, 1980 et 1984. L’original anglais (The Modern World-System, New York, Academic Press, 1974)
comporte un troisième volume. Du même auteur, deux ouvrages d’ensemble : Le capitalisme historique, Paris, La
Découverte, 1979 ; Comprendre le monde, Paris, La Découverte, 2004. Voir aussi S. Amin, L’accumulation à l’échelle
mondiale, Paris, Anthropos, 1970. Il s’agit aujourd’hui d’un important courant de recherches. Notre analyse
s’appuiera entre autres sur G. Arrighi, The Long Twentieth Century, Londres, Verso, 1994.
[6] ↑ On trouve sous l’étendard postcolonial des recherches de nature et d’orientation diverses. L’insistance
porte généralement sur la place centrale que l’Occident s’arroge dans une histoire universelle ad hoc. Sur un
évolutionnisme spécifique, qui fait culminer l’histoire humaine sur l’émergence des États-nations de type
européen, considérés comme les lieux d’où sont parties les « lumières » universelles porteuses des messages de
liberté, égalité, tolérance, citoyenneté, sous l’égide de la raison, etc. On s’efforce ici de construire un schème de la
modernité selon lequel cette configuration imaginaire, qui est effectivement le berceau de la métaphysique
occidentale, apparaît comme immédiatement liée à la réalité de son contraire. On ne se contente pas de
reprendre la critique marxiste classique qui manifeste le renversement de ces idéaux en rapports de classes. On
double cette critique d’une autre, que l’on peut dire « postcoloniale », si l’on entend par là la reconnaissance du
fait que la « décolonisation » ne met nullement un terme à un rapport de domination « coloniale » consubstantiel à
la forme moderne de société. C’est là tout le sens de l’articulation « structure » (de classe) / « système » (du monde),
dont l’unité forme la configuration moderne comme telle, la modernité sociale. En qualifiant d’« impérialiste » la
relation systémique, nous incluons la critique postcoloniale dans une critique du capitalisme, par contraste avec
le différentialisme culturel dans lequel elle tend parfois à s’exprimer.
[7] ↑ Voir notamment les ouvrages d’I. Wallerstein et G. Arrighi cités ci-dessus.
[8] ↑ Der Begriff des Politischen, Berlin, 1928. Traduction française : La notion de politique, Paris, Flammarion,
1992 (p. 95 et s.).
Changer le monde
Présentation

L e « néomarxisme », présenté dans la troisième partie de cet ouvrage, se


proposait de reconstruire sur ses deux piliers l’édifice conceptuel hérité de
Marx : si l’on veut comprendre le « mode de production capitaliste », et plus
généralement la logique de la forme moderne de société qui en constitue le contexte,
le facteur organisation est à prendre en considération au même titre que le facteur
marché. Il en découle notamment une compréhension plus réaliste de la structure de
classe : une bipolarité du côté des classes dominantes, propriétaires
capitalistes/cadres et compétents, une unité des classes fondamentales, fragmentées
cependant selon la diversité de leurs rapports aux relations marchandes et
organisationnelles.
L’« altermarxisme », esquissé dans la quatrième partie, envisage non plus la
structure de classe, telle qu’elle a pu se réaliser dans le cadre des États-nations, mais
le monde comme « totalité ». Celle-ci se donne d’abord dans la forme du système du
monde, selon son asymétrie centres/périphéries, auquel fait écho l’expression,
aujourd’hui plus courante, « Nord/Sud », et dont on a analysé le caractère
foncièrement impérialiste. Nous avons, d’autre part, montré comment cette
configuration internationale, qui constitue l’envers de la forme État-nation, venait,
aujourd’hui, se doubler d’une nouvelle structuration, émergeant encore
imperceptiblement mais déjà active : celle d’un État-monde. Il s’agit là de deux
figures entremêlées, qui définissent, dans leur co-imbrication, la condition de
l’humanité moderne, tout à la fois en proie à l’impérialisme et engagée dans un
processus nouveau par lequel elle se constitue, bon gré, mal gré, selon une logique
étatique unifiée. Au-delà des relations internationales commence ainsi à s’élaborer
une structure proprement mondiale, où l’on retrouve nécessairement les
affrontements de classe dans la forme décrite par l’analyse néomarxiste.
On saisit la continuité profonde de la démarche qui conduit du néo- à
l’altermarxisme.
On se rappelle le programme de Marx : « Les philosophes ont jusqu’à présent, de
diverses manières, interprété le monde, il s’agit maintenant de le transformer. » Il
nous reste donc, dans cette dernière partie, à tirer les enseignements politiques de
cette reconstruction théorique. Au-delà de la faillite des régimes du socialisme réel, le
néolibéralisme a entrepris d’achever la destruction systématique de tout ce qui se
donnait et se donne encore sous le nom de socialisme : une liquidation radicale qui
menace des acquis sociaux et politiques issus d’une lutte séculaire. Mais ce qui
motive aujourd’hui une refondation, ce ne sont pas seulement ces atteintes, si graves
soient-elles. C’est la nouveauté même du monde et des défis qu’elle porte à l’espèce
humaine, auxquels le marxisme classique, en raison de certaines déficiences qui lui
sont inhérentes, ne peut suffire à répondre.
On cherchera donc ici à esquisser une ligne politique générale, qui soit à la hauteur
des questions posées au double plan du néo- et de l’altermarxisme. Ligne théorique,
qui n’excédera pas ce qui peut se déduire de l’investigation analytique conduite à ce
point. Mais qui entend pénétrer dans le concret le plus immédiat d’une lutte
comprise comme celle d’organisations politiques et de mouvements sociaux, dont les
fondements sont différents et qui doivent pourtant converger dans une dynamique
transformatrice. Il s’agira de tenter de penser ensemble une lutte des classes
fondamentales, une lutte des peuples opprimés, dans ce que l’on désignera au terme
comme une « politique de l’humanité ».
On ne proposera ici aucun schéma constructiviste, évoquant des étapes ou des
échéances, ni aucune spéculation sur le caractère paisible ou violent des processus à
venir. Mais les questions d’arrière-plan sont extrêmement concrètes.
Comment, au-delà de la crise des partis classiques, les classes fondamentales
peuvent-elles trouver une unité qui leur permette de repartir à l’offensive ? Qui sont
les adversaires et qui sont les alliés potentiels ? Et comment traiter les uns et les
autres ?
Comment peuvent s’unifier, à l’échelle mondiale, les dynamiques émergeant de
partout, depuis les mouvements de résistance et d’organisation populaires à la base
contre l’universelle domination du capital, jusqu’aux luttes des nouveaux continents
en voie d’unité contre l’hégémonie des États-Unis et de leurs satellites ? Comment
l’humanité se constitue-t-elle comme communauté politique ? Comment peut-elle,
comme un seul peuple, considérer lucidement son avenir ?
Chapitre 9. Politiques du néomarxisme

C onsidéré au sein de chaque État-nation, le champ politique est d’abord balisé par
les structures de classe. C’est sur ce terrain que se déterminent les compromis et
luttes qui impriment aux dynamiques sociales leurs lignes directrices historiques.
Tout n’est pas « classe » dans les rapports sociaux, loin de là, mais les rapports de
classe remodèlent à leur manière et instrumentalisent toutes les autres formes de
domination.
À l’encontre des orientations fondées sur l’idée que les clivages anciens s’effaceraient
au profit d’un continuum social, ou qu’une critique sociale radicale devrait
désormais se référer à d’autres principes, comme ceux de l’« exclusion », nous
tenterons ici de définir une politique fondée sur l’analyse de la structure de classe.
Nous procéderons en quatre étapes. La première revisitera la problématique d’un
sujet politique potentiellement universel, que le marxisme classique désignait sous le
nom de « prolétariat » ou de « classe ouvrière », et que nous réinterpréterons dans
les termes d’une union des classes fondamentales. La seconde en viendra à la
question désignée, depuis Gramsci, comme celle de l’« hégémonie » : cette capacité
qu’ont les classes dominantes à diriger une société en obtenant l’assentiment de ses
membres. Nous tenterons de pousser plus loin l’investigation gramscienne en nous
fondant sur notre approche selon laquelle, dans la société capitaliste, la domination
s’exerce à travers deux forces sociales : d’une part les capitalistes, de l’autre les
cadres et compétents. La troisième section défendra la thèse d’une « alliance » des
classes fondamentales avec ces derniers en vue d’éliminer les premiers. Nous
reprendrons en ce sens la discussion sur la signification du couple droite/gauche, qui
tient le devant de la scène politique. La dernière section explorera les dimensions
politiques et économiques de la lutte contre les capitalistes, et analysera l’alliance
avec les cadres et compétents comme une « alliance de classe en vue d’une société
finalement sans classe ».

I - La politique d’union : un sujet pluriel


Le marxisme classique et la classe ouvrière
Rappelons les termes de ce « grand récit » qui vient, en quelque sorte, doubler
l’analyse théorique de Marx. Le développement du capitalisme produit un prolétariat
dominé et exploité, mais de plus en plus nombreux et instruit, rassemblé dans la
grande entreprise. Il en viendra irrésistiblement à arracher la production à la
propriété privée, et parviendra à l’organiser de façon concertée, de sorte que les
dominations de classe s’en trouveront définitivement dépassées. La société,
réconciliée avec elle-même, pourra alors s’engager dans une ère nouvelle
d’émancipation. Telle est du moins la potentialité que Marx identifie au cœur du
système capitaliste. Il désigne ainsi le prolétariat industriel comme le sujet historique
central, agent d’une histoire désormais universelle.
Dans le marxisme du XXe siècle, héritier de ces analyses, la classe ouvrière a
effectivement joui d’une telle centralité. Elle constituait une masse cohérente, au
contact direct de la plus-value et des intérêts des capitalistes détenteurs de la
propriété, d’où sa position de pivot, de fer de lance et d’avant-garde. Les travailleurs
des services publics partageaient, dans leur rapport à l’État employeur, certaines
conditions analogues. Et c’est bien en effet cette dynamique révolutionnaire, qui fut à
l’œuvre dans le « mouvement ouvrier » au nom du « socialisme ». Cette puissance,
qui s’est d’abord manifestée en Europe, s’est régulièrement affirmée ailleurs dans le
monde, souvent sur une échelle plus large encore. Partout où se développait le
capitalisme industriel, la classe ouvrière retrouvait les mêmes conditions
d’exploitation et de rassemblement, et, comme spontanément, les mêmes schèmes de
résistance.
Le mouvement ouvrier – promoteur du « socialisme dans le capitalisme », dont le
compromis social-démocrate a marqué le point culminant – a été le principal artisan
de la transformation des conditions de travail et des modes de vie du salariat. On a
vu, au chapitre 3, au prix de quelles luttes sociales s’est affirmé le compromis social-
démocrate. Et ce processus historique est aussi à mettre en relation avec l’émergence
de l’Union soviétique comme puissance majeure, quelles qu’aient été sa nature de
classe et ses ambitions de contre-empire. Les résultats ultimes, on le sait, furent
divers. Dans leur forme radicale, celle du socialisme réel, les trajectoires
révolutionnaires se sont inexorablement soldées par la constitution de nouveaux
systèmes de classe. Au total, le mouvement ouvrier, pris dans son ensemble et dans
la diversité de ses effets, a marqué profondément le XXe siècle. Mais, appréhendé
avec le recul du temps, au seuil du XXIe siècle, il est loin d’avoir tenu ses promesses.
Ses victoires mêmes lui ont, le plus souvent, été ravies. Aux yeux de beaucoup, le
prolétariat a définitivement perdu la partie : le grand sujet aurait tout simplement
disparu de la scène de l’histoire.
La problématique de classe dont Marx est l’initiateur n’est cependant pas liée à cette
forme contingente. Elle est de portée beaucoup plus générale. La critique que nous
en avons faite demeure circonscrite. Elle aboutit à relancer l’approche marxienne, à
la prolonger et à la reconstruire sur une base plus large.
À l’héritage marxien est essentielle l’idée que le mouvement de l’histoire n’est pas à
comprendre à partir des vues d’une élite éclairée, ni de la pure interaction d’actions
individuelles livrées au hasard de leurs effets. Mais que les hommes, en dépit de la
périodique remise en jeu de toutes choses par les bouleversements technologiques
successifs – c’est-à-dire en dépit de la finitude qui borne leur horizon –, peuvent
former des projets collectifs. Et que l’humanité, dans le temps qui est le nôtre, peut se
donner une perspective universelle, qui ne saurait procéder que de la puissance de
la « multitude » [1]  des gens ordinaires dont le travail donne chaque jour la vie au
monde. Le prolétariat industriel n’était que la figure passagère d’un spectre qui ne
cesse de hanter notre modernité.

La perte de centralité de la classe ouvrière


Si la classe ouvrière, au sens ancien, a potentiellement disparu, ou du moins perdu sa
centralité, ce n’est pas que les ouvriers, les salariés producteurs de marchandises ou
de services, diminuent en nombre au plan mondial. Il s’agit d’un processus
historique complexe, qui comporte au moins deux vagues successives.
D’une part, ainsi qu’on l’a vu au chapitre 3, l’émergence d’un capitalisme organisé, a
entraîné, à partir du début du XXe siècle et surtout dans l’après-guerre, la
transformation corrélative des structures du salariat. La division entre cols blancs et
cols bleus, illustrée par de nombreux travaux, comme ceux de Wright Mills [2] , a
déterminé un profond clivage entre deux types d’identité sociale et d’anticipation
d’avenir. Plus généralement, la classe ouvrière s’est trouvée insérée dans un salariat
beaucoup plus vaste et diversifié. Dans les pays les plus avancés techniquement, la
transformation des conditions de travail a détruit les spécificités du travail matériel
de production [3] .
D’autre part, au tournant des années 1970 à 1980, le néolibéralisme a contribué à
changer considérablement la donne. Dans un nouveau contexte technologique,
financier et politique, les ferments de l’unité de la classe ouvrière sont entrés en
dissolution. On observe par ailleurs au sein de la grande entreprise de profonds
changements structurels – division des unités de production, développement des
pratiques de sous-traitance –, dans un contexte d’ouverture des frontières
commerciales et financières. Mais il ne s’agit pas là simplement d’aménagements
techniquement nécessaires, liés au développement des forces productives. Ils
illustrent aussi le fait que les classes capitalistes, notamment à partir de grands
affrontements comme ceux de 1968, ont su réagir au danger [4] . Là où les travailleurs
restaient concentrés dans des configurations potentiellement menaçantes, la
production a été reconfigurée de façon à laminer tout ce qui pouvait être principe
d’union et de solidarité. Une part croissante des salariés se trouve privée de la
perspective d’un emploi assuré de longue durée. Des clivages décisifs se sont
introduits entre emplois professionnels stables, emplois précaires, et chômeurs
chroniques, entre nationaux et non-nationaux. « Déstructuration et décomposition
du groupe ouvrier » [5] . Le statut des travailleurs indépendants s’est aussi fragilisé. À
mesure que l’on s’éloigne des pays du centre, la masse du travail précaire et informel
croît vertigineusement. Partout, l’instrumentalisation du chômage et de la précarité,
la mise en concurrence des travailleurs du monde entier et la menace des
délocalisations placent les travailleurs dans une position de faiblesse, où le souci de
préserver l’emploi et le revenu, si faible qu’il soit, détruit les velléités de
revendications collectives identitaires.

La première et la seconde contradiction


L’approche du marxisme classique est centrée sur la contradiction entre les
capitalistes et les travailleurs, qui se voient extorquer une part de leur produit. Sa
visée ultime est l’établissement d’une société où les fruits du travail seraient
« équitablement » répartis entre tous. Cette figure du capitalisme « prédateur »
combine deux idées distinctes. D’une part, elle évoque le train de vie somptuaire
propre aux classes capitalistes, et que le néolibéralisme a largement amplifié, face à
l’infinie misère des périphéries, sans parler de la population défavorisée des pays
riches. D’autre part, elle souligne que l’accumulation du capital n’a d’autre base que
l’appropriation du surplus ; et cela demeure assurément le pivot de toute analyse
économique et sociopolitique se réclamant du marxisme.
Il est cependant une seconde dimension, centrale dans la conceptualité de Marx,
dont le marxisme classique ne prend pas toute la mesure. L’exploitation capitaliste,
en effet, n’est pas seulement à comprendre comme l’extorsion d’un surplus, produit
par le travailleur salarié. Elle s’exerce, on l’a vu, selon une logique particulière, qui
est celle de la « richesse abstraite ». La concurrence, sur les marchés des biens et
ceux des capitaux, impose à chaque entreprise capitaliste une pure logique de
rentabilité, et cela quelles qu’en soient les conséquences sociales, culturelles et
environnementales. La fixation de normes de rentabilité, telles que le fameux 15 %
néolibéral sur lequel chaque entreprise devrait s’aligner, n’en est que le dernier
avatar.
De là surgit ce que nous désignons comme la « seconde contradiction » du
capitalisme, cette fois entre les capitalistes et la population (l’humanité) dans son
ensemble, en proie aux tendances destructives d’une logique de profit qui tend à
s’autonomiser. Le capitalisme n’est pas seulement prédateur : il est destructeur. Il
entraîne l’humanité et la planète sur des trajectoires écologiques inquiétantes et
irréversibles, sauf à modifier radicalement nos modes de production et d’existence.
Or, cette seconde contradiction du capital n’affecte pas seulement les relations
nouées dans le rapport salarial : elle concerne la population dans son ensemble. La
lutte de classe au sens étroit se fond par conséquent dans une configuration plus
vaste, dans le mouvement de cette multitude, dont il reste à établir le concept. On
retrouve ici la thématique mise en avant par Toni Negri, évoquée ci-dessus. Mais,
plutôt que dans une tradition théologico-politique, on l’ancrera dans une
conceptualité économique et politique qui réactive le potentiel analytique hérité du
marxisme.
La réflexion autour de cette seconde contradiction a certes derrière elle un long
passé, divers et bariolé. Et il est un peu vain de se demander si cela est intérieur ou
extérieur au marxisme. Citons : la « théorie critique » de l’école de Francfort, la
« critique de la vie quotidienne » de Henri Lefebvre, le situationnisme, le
surgissement libertaire de 1968, les mouvements pacifistes, régionalistes,
communautaires, etc. On retrouve cette inspiration, parfois inconsciente d’elle-
même, dans certaines formes radicales de l’anticonsumérisme. Elle affronte plus
directement les « abstractions » de l’organisation dans toute la critique sociale
concernant le traitement des marginaux, des handicapés, des malades mentaux, des
prisonniers, etc. Il est clair que les mouvements sociaux concernés par cette seconde
contradiction, notamment les luttes féministes et écologiques, qui en furent les
vecteurs majeurs, se sont largement développés en marge du marxisme. Il
conviendra de se demander pourquoi.

La question écologique
La démonstration la plus éclatante de cette seconde contradiction est donnée dans la
question écologique. Marx – auquel nous avons fait tant de reproches, mais c’est ici le
moment, peut-être inattendu, de le justifier face à ses détracteurs – est le véritable
fondateur de l’écologie politique, en ce sens qu’il en fournit les fondements
théoriques. Il l’est dans cette centralité, cette spécificité essentielle, qu’il attribue au
caractère abstrait de la production capitaliste. C’est là l’objet même du chapitre VII
du livre I, central à cet égard, intitulé « La production en général et la production
capitaliste ». Le capitalisme, explique Marx, est un productivisme, parce qu’il n’est
pas tourné vers la production de « valeurs d’usage socialement utiles », comme le
serait censément une logique de marché : il ne produit des valeurs d’usage que pour
la mise en valeur du capital qui peut en résulter. C’est cela pour lui « produire ». Et le
pouvoir qu’il en tire lui permet de déterminer ce qui sera socialement entendu par
utilité : tout produit, toute production rapportant du profit.
C’est donc bien Marx qui élabore le concept d’une forme de production dont la
dynamique est destructrice. Il est vrai que dans bien des sociétés antérieures l’action
humaine a « détruit la nature ». Mais les formes de domination précapitalistes sont
orientées vers l’accumulation de richesses concrètes, instruments de prestige ou de
puissance. Le capitalisme est tourné vers une richesse abstraite, immédiatement
disponible. De là son potentiel de destruction, qui s’exprime dans la dynamique
incontrôlée des forces productives caractéristiques de cette forme de production. En
ce sens il se détourne spécifiquement des valeurs d’usage socialement utiles et de la
gestion des ressources communes de l’humanité.

Sur l’interférence des contradictions sociales dans le capitalisme


Nous avons, jusqu’à ce point, évoqué des rapports de classes. Nous avons montré que
le capital – si l’on entend par là la logique sociale du capitalisme – entretient, au-delà
même de son rapport au travail, une relation à la population dans son ensemble. Et
l’on sait que les « rapports de classe » les plus immédiats sont impliqués dans le
« système du monde » capitaliste.
À cette prégnance des rapports de classe, on oppose parfois que le clivage désormais
le plus décisif ne passe plus entre les classes, mais entre ceux que rassemble le
rapport de classe et ceux qui en sont exclus [6] . Il semble pourtant difficile d’aborder
la situation contemporaine en ces termes. Si, en effet, l’exclusion, la pauvreté
d’aujourd’hui, ne se confond pas avec celles des temps jadis, la raison en est en effet
qu’elle se rattache aux facteurs modernes de classe, marché et organisation, en ce
qu’ils ont en propre de posséder un extérieur. Celui-ci se révèle dès que l’on se trouve
dépourvu de toute propriété à faire valoir efficacement sur le marché, comme le
sont, de nos jours, des centaines de millions d’ex-paysans, ou de toute compétence
socialement reconnue pour le travail organisé, comme le sont ceux dont le savoir est
disqualifié ou le langage non reconnu. La situation des exclus et celle des inclus se
trouvent donc définies par les mêmes rapports de classe. C’est aussi pourquoi
peuvent s’établir entre eux des liens de solidarité.
Aux rapports de classe pourtant ne se limite pas la complexité sociale. Ces concepts
de la tradition marxiste, qui se rattachent à la théorie des modes de production
évoquée au chapitre 1, ne suffisent pas à rendre compte immédiatement de la
multiplicité des solidarités qui s’éprouvent et se construisent dans les contextes
divers : rapports sociaux de sexe, profession, génération, variété des traditions
culturelles ou religieuses, renvoyant à une historicité ancienne, orientation sexuelle.
Les catégories du matérialisme historique – dont relève le concept de « classe » ici
utilisé –, ne définissent en quelque sorte que des « méta-rapports sociaux », qui
viennent déterminer ces relations plus particulières ou ces conditions
anthropologiques plus générales qu’étudient les sociologies. C’est dans ces contextes
que la domination capitaliste trouve ses éléments concrets, ses formes d’expression,
ses dispositifs ancestraux disponibles. Et c’est là aussi que s’affirment les
subjectivités sociales qui l’affrontent. Les luttes de classe, pour cette raison, sont
traversées par toute une conflictualité sociale dont les motifs s’enracinent
immédiatement dans d’autres relations que celles qu’elles définissent. Insurrection
de la jeunesse, fierté homosexuelle, défense de la dignité communautaire. Liste
ouverte.
Parmi ces rapports sociaux irréductibles à des rapports de classe, mais toujours
intimement co-imbriqués en eux, les rapports sociaux de sexe sont assurément les
plus importants. Ils constituent l’autre partie constitutive d’un programme général
d’une étude de la société. Or il n’existe pas à ce jour de méta-théorie fondant
l’analyse des rapports de classe et celle des rapports de sexe sur des concepts
premiers communs, formant une théorie unifiée (qui serait, par exemple, le
marxisme !). On doit donc se contenter de penser l’interférence entre eux : leur co-
imbrication [7] . Mais cela veut dire que l’on ne peut parler ni des dominations
capitalistes ni des luttes de classe sans les examiner dans leur forme sexuée. Et que
l’on ne peut non plus examiner les luttes des femmes en dehors de leur implication
dans les rapports de classe. On se contentera de renvoyer ici à la recherche féministe
contemporaine, qui trouve, mieux que par le passé, sa relation implicite au
marxisme. On retrouvera ces analyses, en termes de classe, « race » et genre, au
chapitre 10 [8] .
La problématique néomarxiste pourrait, dans ce contexte, apporter sa contribution.
Elle vise, on le sait, à remettre le marxisme sur ses deux pieds : elle compte
l’organisation, à côté du marché, comme l’autre facteur moderne de classe. La
distribution des acteurs dans les hiérarchies d’organisation et d’encadrement selon
des titres de « compétence » sociale supposée ne relève pas seulement – pas plus que
celle du marché – de luttes interindividuelles : elle répond à une structuration de
classe qui se reproduit. Comme l’a souligné Bourdieu, cette lutte des places est à
comprendre comme lutte de classe [9] .
Or, cet « arbitraire » de la compétence, de sa définition sociale dont parle Bourdieu,
s’entend au premier chef de la distribution entre les femmes et les hommes. C’est à
travers ses deux facteurs caractéristiques (marché et organisation) que le capitalisme
réactive une domination masculine ancestrale. Cela vaut en effet pour le marché,
pour la marchandisation particulière du corps féminin comme corps au travail ou
corps de plaisir. Cela vaut aussi pour l’autre facteur, hiérarchique, lié à
l’organisation. Quand bien même l’égalité juridique s’impose formellement entre les
sexes au regard de la propriété sur le marché, la discrimination retrouve d’autres
ressorts dans le pôle organisationnel de la domination moderne – et cela suffit du
reste à neutraliser l’égalité au regard de la propriété. La lutte des femmes prend
ainsi, entre autres, la forme d’une lutte pour la reconnaissance de leur compétence
sociale. Sur ce terrain, en effet, les femmes se trouvent assignées à des emplois qui
transposent leurs positions dans les contextes domestiques – que le capitalisme a
souvent encore détériorées par la frontière plus nette qu’il établit entre privé et
public. Leurs compétences, très réelles, socialement acquises dans ces contextes, sont
assimilées à des qualités supposées naturelles, propres à une essence féminine, et les
prédisposant à ce qu’on appelle désormais le « care ». L’oppression ancestrale se
poursuit ainsi sous une forme qui relève du potentiel du facteur de classe
organisationnel propre à la société moderne. Et qui, du reste, ne s’applique pas
seulement aux femmes. C’est pourquoi aussi leur lutte se relie à d’autres, tournées
contre l’arbitraire discriminatoire social, à base ethnique par exemple. Par là
également se comprend que la lutte des femmes n’est cohérente avec elle-même que
dans la mesure où elle considère de façon critique les conditions de classe qui
s’attachent à toute position de compétence socialement supposée. En ce sens aussi, la
lutte de classe traverse les luttes des femmes.

Le marxisme classique face à la seconde contradiction et à


l’interférence des contradictions sociales
Il a manqué au marxisme, dans ses formes politiques surtout, de donner toute sa
signification à la seconde contradiction, pourtant aussi importante que la première.
Il la perçoit bien sûr. Il l’exprime dans divers thèmes comme ceux de l’aliénation du
travailleur ou de l’anarchie du capitalisme. Mais sans la thématiser d’une façon
conceptuellement cohérente. Et cela se manifeste dans les pratiques inspirées du
marxisme, qui ont souvent suscité, en conséquence, les critiques d’ouvriérisme ou de
productivisme.
Il reste donc à se demander pourquoi le marxisme classique n’a pas su lire son
corpus de référence. La raison n’en est évidemment pas son manque d’aptitude
philologique : il doit y avoir à cela des raisons historiques et sociologiques. Car il
s’agit de savoir pourquoi ceux qui se réclamaient du marxisme ont été notamment si
indifférents à la question écologique.
Il ne suffit sans doute pas de dire que les mouvements populaires avaient des
préoccupations plus immédiates. Aussi bien dans le socialisme réel que dans le
socialisme à l’occidentale, le « socialisme dans le capitalisme », le mouvement
ouvrier s’est inscrit dans une époque où la croissance et le développement
apparaissaient comme des tâches prioritaires. Cela était encore accentué dans les
contextes d’une situation originelle d’« arriération ». Mais on doit pourtant se
demander pourquoi les préoccupations relatives à la préservation de la planète sont
restées à ce point secondaires. Notre analyse appréhende le capitalisme comme un
rapport de classe qui confère à la logique marchande une orientation vers une
richesse abstraite d’accumulation de pouvoirs sur pouvoirs quelles qu’en soient les
conséquences sur les humains et la nature. Si le mouvement ouvrier n’a pas su
rompre avec ces logiques, il doit y avoir à cela des raisons qui tiennent à sa relation
sociale à l’organisation. En effet, le marché n’a pas ici le monopole : un mode de
domination fondé sur l’autre facteur de classe, l’organisation, présente, on l’a vu
notamment au chapitre 6, une faculté analogue. Un refoulement spontané de la
question écologique se rattachait à l’imaginaire prométhéen d’un pouvoir de classe
organisé. Un imaginaire d’organisateurs, comme le socialisme réel en fit la
démonstration dramatique.
Les temps ont changé. Toutes les problématiques contemporaines se réclamant du
« socialisme » privilégient la dimension écologique et, d’ailleurs, féministe. Ces
questions ne sont plus vraiment pour le marxisme des objets marginaux laissés à
d’incertains compagnons de route. Mais la synthèse entre les problématiques
théoriques tarde à se réaliser. Or, le statut théorique de cette nouvelle thématique est
bien celui de cette seconde contradiction : le capitalisme n’est pas une simple
machine à exploiter et à extorquer un surplus, comme l’étaient les systèmes de
classes antérieurs, car il est orienté vers une richesse abstraite, le profit :
accumulation illimitée de pouvoirs sur les hommes et les choses, concentrés entre
des mains aveugles dont le potentiel a été multiplié au centuple. Son efficience est
destructrice. La contradiction capital/travail est donc indissociable des autres, qu’elle
traverse. Et la lutte de classe est par contrecoup à comprendre comme une lutte
concrète pour la défense de toutes les valeurs de la vie, à commencer par la vie
quotidienne, de la culture, pour la préservation de la nature, pour l’égalité des sexes,
etc.
Il faut bien reconnaître que le marxisme n’a pas su devancer la prise de conscience
des urgences que recèle cette seconde contradiction. Pour des raisons qui tiennent
aux conditions de classe de son émergence historique, il n’a pas décelé le trésor de
guerre conceptuel que contenait potentiellement l’héritage marxien. Il a longtemps
considéré l’écologie comme une préoccupation secondaire, et les écologistes comme
une population étrangère, avec laquelle il ne pouvait avoir que des relations
diplomatiques. Et il en a été de même des luttes contre la domination masculine. Une
incapacité à s’impliquer dans ces mouvements, lourde de conséquences.

L’unité des classes fondamentales : partis et mouvements


Si l’on considère le capitalisme selon sa logique d’abstraction, c’est-à-dire du point de
vue de ses innombrables et incomparables méfaits, on comprend que les oppositions
qu’il rencontre sont d’emblée disparates, décalées, désaccordées. Sa sauvagerie sera
perçue à travers des atteintes, injures et souffrances qualitativement incomparables,
selon qu’elles portent sur la santé, la dégradation des espaces de vie,
l’embrigadement mercantile, l’identité personnelle, l’inégalité entre sexes, etc.
Chaque composante de la population, chaque couche ou strate, chaque pièce du
puzzle social se trouve, en effet, frappée par des atteintes diverses, dissemblables,
toujours singulières. Chacune d’elle réagit à sa façon, spontanément discordante, et
souvent exclusive : sourde résistance, révolte sans lendemain, association
particulière, corporatisme, lobbying, irruption dans une conjoncture favorable :
diversité inéluctable des « mouvements sociaux ».
Bref, le capitalisme frappe à l’aveugle. Et c’est de la réponse à ses coups que naissent
les luttes qu’il faut faire converger. Dans l’idéal, pourrait-on dire, il s’agit, bien sûr,
d’imposer des conditions dignes d’emploi, d’éducation, de santé et d’existence,
unifiées par des normes communes. Mais la lutte sociale émerge nécessairement de
conflits désordonnés et imprévisibles. Elle exige une capacité encore inédite de
traduire les unes dans les autres, des luttes qui s’ignorent.
À cela se rattache aujourd’hui la question d’unir partis et mouvements dans une force
cohérente et connivente.
Le « parti », au sens général de l’organisation politique comme telle, et quelle qu’en
soit la forme, des classes fondamentales, a pour vocation la lutte d’ensemble – même
s’il n’en a pas, ou n’en a plus, le monopole, comme le montrent les synergies créées
par les forums sociaux qui refusent cependant de ce constituer en « mouvement des
mouvements » (encadré 5). On comprend qu’un tel parti ne puisse plus être pensé à
partir d’une classe ouvrière au sens traditionnel. Ni qu’il faille le décliner
nécessairement au singulier. Sa caractéristique d’organisation politique des classes
fondamentales, plus ou moins fédérative ou unifiée, est cependant l’exigence,
généraliste, de déterminer des stratégies propres à les rassembler dans leur totalité.
Cela concerne bien entendu ce que nous avons désigné comme la « première
contradiction » : le rapport de classe que les travailleurs entretiennent avec le capital
à travers ces facteurs de classe que sont le marché et l’organisation, par quoi se
définissent notamment les relations d’emploi et de revenu. Rapports de classe qui
traversent tout l’espace économique et politique, jusqu’aux institutions étatiques.
Mais la fonction généraliste lui impose tout autant d’être le facteur de convergence
de toutes les formes de lutte qui s’attachent à la « seconde contradiction ».
Autour de la seconde contradiction cependant (et sans qu’il y ait de frontière absolue,
comme on le voit dans le cas des syndicats) s’organisent plus spécifiquement, dans
leur diversité hétérogène, des « mouvements ». Où l’on retrouve aujourd’hui toutes
les mouvances qui excèdent le marxisme classique. Pourquoi s’engage-t-on dans
toutes ces associations, syndicats, réseaux, collectifs éphémères sur les terrains les
plus divers de l’éducation, de la santé, de l’information, des prisons, de la culture, du
handicap, de l’enfance, du sport, de l’écologie, des sans-toit et des sans-papiers, des
illettrés et des affamés ? Contre la domination masculine, le racisme ou
l’homophobie ? L’entreprise et la cité, d’où ont surgi les partis, sont bien sûr toujours
les premiers lieux de vie, de solidarité et de lutte sociale. Mais, de plus en plus, dans
une complexité sociale mouvante, chacun relève de multiples transversalités, dans
lesquelles il retrouve son semblable, frappé comme lui, et avec lequel il peut lutter,
gagner.
Ce qui est nouveau, masqué sous la désaffection à l’égard du communisme ou du
socialisme, c’est que la critique sociale du capitalisme se transfère activement dans
tous les pores de la société. Et que tant de gens engagés sur le créneau qui les motive,
comprennent graduellement que leur lutte a des conditions politiques globales. La
lutte contre le capitalisme, ce n’est pas seulement la lutte contre ses causes profondes
et générales : elle n’est rien en dehors de ces combats contre tous ses effets
particuliers et divers. Beaucoup de ces luttes ne sont pas nouvelles, mais les partis
radicaux tendaient à en canaliser les dynamiques autour de « la cause principale » –
à savoir la contradiction de classe –, et donc à les subalterniser. La tâche essentielle
de l’instance politique de convergence est aujourd’hui plutôt d’apprendre à tous à se
reconnaître dans les luttes de chacun. Seule façon d’identifier l’adversaire commun.
De prendre les choses à la racine.
Désormais, la « grande bataille », dont parlait Foucault, ne peut se développer que
par la sommation alchimique de luttes extrêmement diverses, liées à des demandes
de reconnaissance incomparables entre elles, dans des situations sociales de plus en
plus fluides, même si tout cela se rattache, ou du moins se relie, aux mêmes causes.
Les objectifs et intérêts généraux ne manquent pas pour faire un programme : des
lois sociales aux services publics, de la démocratie à l’écologie, etc. Mais les groupes
sociaux qui peuvent les porter n’ont plus ni la stabilité, ni la relative homogénéité de
l’époque antérieure. Voilà dans quelles conditions le nouveau sujet politique est à
construire (encadré 5).

5. Les forums sociaux


Le premier Forum social mondial (FSM) s’est réuni à Porto Alegre (Brésil) au mois
de janvier 2001. À la fin de cette première réunion, l’instance d’organisation, le
comité des instances brésiliennes, a préparé un document connu comme la
Charte des principes du Forum social mondial. Ce document correspond très
exactement à la perspective que cette section désigne comme celle des
mouvements. Le forum est défini comme un « espace de rencontre » des
mouvements et non comme le mouvement des mouvements. Il n’est pas « une
instance représentative de la société civile mondiale », et, surtout pas, un parti.
Le forum s’interdit, en particulier, d’exprimer des prises de position prétendant
être celles des participants. Chaque organisation est évidemment libre de faire
de telles déclarations, mais nul ne peut parler au nom du forum. Une grande
méfiance est manifestée par rapport aux partis et à l’uniformisation. Les mots
clefs sont « pluralité » et « réseaux ». Cette perspective s’est depuis lors étendue à
un vaste ensemble de forums sociaux, locaux, nationaux ou continentaux,
témoignant de l’émergence d’un vaste processus au plan mondial.
Néanmoins, la perspective politique qui rassemble les organisations est loin
d’être floue, et combine ce que ce livre appelle les deux « contradictions » : « Le
forum social mondial est un espace de rencontre ouvert visant à approfondir la
réflexion, le débat d’idées démocratique, la formulation de propositions,
l’échange en toute liberté d’expériences, et l’articulation en vue d’actions
efficaces, d’instances et de mouvements de la société civile qui s’opposent au
néolibéralisme et à la domination du monde par le capital et toute forme
d’impérialisme, et qui s’emploient à bâtir une société planétaire axée sur l’être
humain. » Ou encore : « Les alternatives proposées au Forum social mondial
s’opposent à un processus de mondialisation capitaliste commandé par les
grandes entreprises multinationales et les gouvernements et institutions
internationales au service de leurs intérêts. »
Sur ces thèmes, on peut lire le livre de Chico Whitaker, un des fondateurs du
forum [1] .
[1]
C. Whitaker, Changer le monde. [Nouveau] mode d’emploi, Paris, Les Éditions de
l’Atelier, 2006.

Le pouvoir, les réformes, la révolution


Si la politique d’union des classes fondamentales passe par la coopération entre
partis et mouvements, entre eux existe pourtant d’emblée une tension, difficile à
surmonter. Les forces sociales qui s’organisent en parti ont en effet, de quelque
façon, la perspective d’accéder au pouvoir. Les mouvements ont généralement des
objectifs plus particuliers. Et s’ils visent eux aussi à « changer le monde », ils
n’aspirent pas à « prendre le pouvoir ». Mais peut-on en rester là ? Le pouvoir certes
corrompt [10] . Peut-on pour autant s’épargner la question du pouvoir ? La lutte de
classe affronte un pouvoir de classe. Le projet d’abolir un tel pouvoir peut-il
s’entendre en dehors de l’idée d’un pouvoir démocratique commun à construire ?
La question ne se pose pourtant pas tout à fait en ces termes. Le pouvoir n’est pas
une sorte de totalité, une chose que l’on prend ou que l’on ne prend pas. Face à la
domination, il s’agit, pour les classes populaires, de chercher les voies d’une
« montée en puissance ».
L’analyse de l’émergence d’un nouveau sujet historique et de la combinatoire des
mouvements et des partis pose ainsi en des termes renouvelés la redoutable
alternative entre réforme et révolution : les mouvements dans leur infinie diversité
ne sont pas à comprendre comme les vecteurs d’une « révolution mondiale », que
pourraient conduire des partis regroupés au sein d’une « Internationale »…
La problématique du nouveau sujet historique et celle, inséparable, des mouvements
et partis, telle qu’on l’a envisagée, pointe vers la convergence d’un vaste ensemble de
luttes, susceptibles d’initier, selon la diversité des conditions historiques et des
situations géographiques, autant de trajectoires diverses, à considérer dans un
contexte mondial (objet du chapitre prochain). Répétons que ni la question des
échéances ni la question de la violence, ne nous apparaissent ici pertinentes. La
conjugaison de la lutte des mouvements et la participation, sous quelque forme, de
forces sociales populaires au pouvoir d’État peut seule permettre d’engager une
dynamique irréversible.
Comme on le verra à la section III de ce chapitre, la perspective d’une « alliance »
entre classes fondamentales et cadres et compétents, et de son « dépassement » –
c’est-à-dire d’un affrontement de classe contre les privilèges des cadres et compétents
– implique que le second processus commence au sein même du premier et en même
temps que lui. Elle conduit à parler des « réformes et révolutions », au pluriel, et elle
souligne qu’il s’agit là de deux termes inséparables.

II - La question de l’« hégémonie »


Nous sommes ainsi conduits à la question proprement politique, celle de
l’établissement des rapports de pouvoir au sein de la société capitaliste. Il nous
faudra notamment analyser la nature de ces instruments spécifiques de la
constitution sociale d’un pouvoir politique que sont, à l’époque moderne, les partis.
Ce ne peut cependant pas être là notre point de départ. Car ceux-ci ne flottent pas
dans l’air comme de simples expressions des multiples clivages qui divisent l’opinion
publique. Dans une société de classe, ils sont à considérer et à décliner à partir de la
structure de classe. Or force est de constater que leur poids respectif, traduit en
électorat, est sans corrélation immédiate avec les ensembles que définissent les
rapports de classe. Entre le vote et la classe, le décalage est éclatant. Les partis
représentatifs des intérêts dominants recueillent le suffrage des masses. C’est là un
paradoxe dont il faut rendre compte.
Il nous faut donc engager une analyse plus approfondie de la relation entre partis et
classes sociales. Pour ce faire, nous partirons du concept gramscien d’« hégémonie »,
qui vise à identifier la nature de la domination proprement politique.

L’analyse gramscienne de l’hégémonie : une lecture néomarxiste


Gramsci a donné au mot « hégémonie » un sens nouveau, technique en quelque
sorte, qui s’est imposé dans l’usage, bien au-delà de la mouvance marxiste. Il a
souligné que les classes dominantes ne dominent pas seulement par la coercition :
elles seraient impuissantes si elles n’obtenaient pas l’« assentiment » de la
population. C’est ainsi que la bourgeoisie, de « classe dominante », se constitue en
« classe dirigeante ».
La puissance hégémonique des dominants se traduit notamment dans sa capacité à
se déployer dans un éventail de partis qui dominent la scène, laissant peu de place
aux classes fondamentales. Mais comment se fait-il que le peuple s’y plie et qu’il
donne, en bonne et due forme électorale, son assentiment ? D’où vient cette
puissance ? Quels sont les principes de sa distribution ? Et comment l’affronter ?
Gramsci suggère qu’on ne peut se satisfaire de la réponse de bon sens selon laquelle
les capitalistes l’emportent par leur emprise sur l’économie et sur l’appareil d’État. Il
souligne que ce pouvoir s’impose à travers tout le tissu des institutions culturelles,
citant notamment l’Église et l’école, un monde où s’active le petit peuple des
intellectuels qui ont pour fonction d’assurer un « esprit », pour parler comme Weber,
une éthique, en harmonie avec un ordre économique. Et c’est aussi cela qui se
manifeste dans la cruelle vérité des rapports électoraux. C’est pourquoi faire la
révolution est plus difficile que prendre le Palais d’Hiver. Sans réinvestir et
réinterpréter l’héritage culturel et politique de l’Occident, c’est-à-dire sans établir
une hégémonie par « en bas », on ne sera pas en mesure, assure Gramsci, de
construire la force sociale nouvelle qui fondera le socialisme.
On dira que l’idée est banale. Il ne pouvait naturellement échapper aux marxistes
que le pouvoir de la bourgeoisie ne reposait pas sur sa seule puissance économique,
et la capacité coercitive qui en découle. Pourtant, le marxisme de la IIIe
Internationale manquait à cet égard de repères. Et le marxisme ultérieur (si ce n’est à
travers les traditions francfortoises, quoique par d’autres voies) n’a pas non plus
apporté de prolongement décisif.
La problématique du néomarxisme suggère qu’il est possible de reprendre le
programme théorique de Gramsci en des termes nouveaux. Elle définit, on l’a vu, la
lutte des classes comme un jeu à trois, avec deux dominants en concurrence entre
eux. Cette configuration traverse nécessairement la lutte pour l’hégémonie. Celle-ci
n’est pas à comprendre comme le rapport binaire du marxisme classique, repris par
Gramsci – entre la « bourgeoisie », dotée de ses appuis culturels, et les « classes
subalternes » –, mais comme un jeu à trois. L’hégémonie d’« en haut » se structure
ainsi selon divers types de relations : entre les deux pôles dominants, entre eux et les
classes fondamentales, entre chacun d’eux et les diverses fractions de celles-ci. C’est
cette complexité que doit affronter la visée hégémonique d’« en bas », qui passe, on le
verra, par une politique d’alliance.

Deux logiques de l’hégémonie : capitalistes/cadres et compétents


Le point de départ de l’analyse est l’existence de deux logiques sociales distinctes,
marché et organisation. Et l’identification des deux forces, qui en ont respectivement
la maîtrise, du moins en toute dernière instance, en même temps que le bénéfice. Car
c’est bien ainsi que se constituent deux sujets sociaux plus ou moins unifiés, acteurs
« dirigeants » autant que dominants sur la scène sociale, tout à la fois convergents et
divergents, en ce qu’ils sont en concurrence pour l’hégémonie. Exhibant à cet égard
des atouts et des titres différents. Cette différence entre les deux logiques sociales
commande, on va le voir, la politique de recherche d’hégémonie des classes
fondamentales, en même temps qu’elle configure l’obstacle redoutable sur laquelle
elle bute, l’énigmatique « affinité élective », selon laquelle les dominés se rallient aux
dominants.
Les deux pôles de la domination sont, tout à la fois, en complémentarité et en
opposition. Ils développent contradictoirement des stratégies de connivence et de
préséance. Chacun doit donner la preuve qu’il l’emporte sur l’autre, tout en lui
donnant satisfaction. Chacun développe une vision de la société dont il est le centre
et l’autre le bénéficiaire. Le pouvoir des actionnaires montre le plus grand respect
pour les prérogatives des managers et (hauts) fonctionnaires, et vice versa. Chacun
recycle les recettes de l’autre, use de ses moyens, sait parler son langage et entretient
ses agents dans son camp. Mais ce n’est que dans sa capacité propre à hégémoniser
les classes fondamentales que chacun peut manifester à l’autre qu’il prévaut sur lui.
Or à cet égard leurs atouts sont incomparables.
L’hégémonie du pôle de la propriété sur le marché est la plus difficile à exercer. La
raison en est que l’économie capitaliste n’est pas une « économie de marché »,
tournée vers la production de marchandises comprises comme des valeurs d’usage.
On l’a dit, la concurrence se fait autour du profit ; sa logique est celle d’une richesse
abstraite. Hors l’exigence de publicité, elle n’a pas beaucoup d’explication à fournir,
sinon aux actionnaires. Ni d’objectif à proposer, si ce n’est la prospérité supposée
générale, laissée à l’initiative de chacun. Ni de « valeur » à exhiber, sinon la valeur
suprême de l’individualité rationnelle orientée vers son propre intérêt. Ce qui ne
veut pas dire, bien au contraire, qu’elle ait un moindre besoin de propagande.
Paradoxalement, cette forme d’hégémonie s’en remet ainsi volontiers aux formes
prémodernes du clan familial, celles des machineries diverses d’autorité et
d’obéissance, voire de la maffia. Elle révère particulièrement les forces de l’ordre.
Elle excelle à instrumentaliser l’ascendant surnaturel des appareils religieux
traditionnels, ou les valeurs antiques du paternalisme et du patriarcat, lorsque la
possibilité s’en manifeste. Et celles du nationalisme et de la xénophobie, sans cesse
relancées au sein d’un système monde foncièrement impérialiste.
L’hégémonie du pôle organisationnel s’enracine dans une tout autre rationalité, tout
aussi ambivalente.
L’organisation est bien, comme le marché, un facteur de classe. Il est vrai que dans la
forme moderne de société, où ces deux modes de coordination se combinent, ils ne
donnent pas aux deux dominations hégémoniques les mêmes chances de succès. La
raison en est qu’à l’échelle sociale, l’organisation implique, pour sa mise en œuvre
effective, l’explication de ses fins et de ses moyens, la production explicite de valeurs
capables de légitimer des objectifs concrets et des entreprises communes.
L’organisation, du moins dans ses présupposés modernes, ne se développe que dans
le risque de la concertation même si la voix des sommets de la hiérarchie est en
position de force. Pour cette raison, les « cadres » ont à voir avec les « compétents »,
en dépit de tout l’arbitraire qui s’attache à ce terme. Et leur domination n’est pas de
même nature que celle qui relève de la propriété et du marché capitalistes. C’est sur
ce potentiel que s’appuiera la politique d’alliance.
Cela ne doit pas faire oublier que l’organisation porte également une valence inverse.
On a vu, aux chapitres 5 et 6, sur le cas particulier du socialisme réel, à quelles
extrémités elle pouvait conduire. Et la logique d’organisation donne aussi le pire
d’elle-même dans les régimes autoritaires, où elle se trouve mise au service des
puissances obscures du marché capitaliste. Ou, comme dans le cas du nazisme, au
service d’une entreprise de domination impériale. Dans tous ces cas, on peut voir que
la contrainte d’explicitation des fins, des moyens et des valeurs supposées, qui est la
sienne, est susceptible de se retourner en son contraire sous la forme de la mise en
place d’une machine de propagande et d’endoctrinement : conjuration du « risque de
la concertation » qui s’attache à l’organisation. Plus généralement, l’autorité
hiérarchique possède, on le sait, son propre mode de monopolisation et d’occultation,
dénoncée par toute une littérature antibureaucratique, de Kafka à Orwell. Foucault a
fondé une analytique de son développement « disciplinaire ». etc, Rien de tout cela
ne définit cependant une essence totalitaire de l’organisation.
La conclusion est qu’il convient, au regard de la question hégémonique, de
considérer l’organisation tout à la fois dans l’ambivalence et dans la spécificité qui
sont les siennes.

Affinités électives
Une question classique, symétrique des précédentes, est celle de la « base sociale » de
la domination. Pourquoi les exploités se retrouvent-ils derrière les dominants ? Et
pourquoi selon une distribution définie ? Selon quelles affinités électives ? La
réponse, semble-t-il, est à chercher dans l’éventail des modalités dont les diverses
fractions des classes fondamentales se distribuent selon qu’elles sont diversement
affectées par les deux facteurs de classe, marché et organisation.
L’emprise du marché est relativement plus forte du côté des travailleurs
indépendants (paysans, artisans, commerçants), celle de l’organisation hiérarchique
du côté des salariés du public – le salariat privé occupant une position intermédiaire.
Cela signifie chaque fois deux choses. D’une part, que c’est à travers tel ou tel de ces
deux facteurs que la fraction considérée se trouve en proie à la domination de classe.
D’autre part, et corrélativement, que c’est dans ce même facteur que les intéressés
peuvent, ou croient pouvoir, trouver l’instrument de leur promotion personnelle,
voire de la lutte de classe.
La droite traditionnelle, qui campe sur la propriété, s’assure donc plutôt les suffrages
des indépendants et des couches de la classe ouvrière (ceux, notamment, de la petite
entreprise) qui n’ont pas de perspective de promotion par la compétence, mais
rêvent d’un éventuel accès à une position indépendante. Les couches moyennes du
salariat privé, comme celles du fonctionnariat en général, mêmes si elles
n’appartiennent pas aux cadres et compétents, sont plus attirées vers l’autre pôle,
dont elles partagent les valeurs et les attentes, et dont elles aspirent à partager la
condition. C’est en raison de ces affinités électives, référables à la dualité des facteurs
de classe, que les pôles hégémoniques dominants, polairement antagoniques,
trouvent leur base sociale respective.
Il ne s’agit là que d’une toile de fond, qui définit le cadre de phénomènes récurrents,
sans pourtant jamais correspondre tout à fait aux cas particuliers. Elle concerne une
époque, non un moment. Elle décrit la configuration d’un espace social moderne, sur
lequel vont se développer concrètement des relations complexes et des stratégies
diverses. L’une d’entre elles, particulièrement importante aujourd’hui, va justement
retenir notre attention.

L’hégémonie des capitalistes et l’instrumentalisation des cadres


À cette question d’une « base sociale » nécessaire aux classes dominantes, s’en
rattache en effet une autre, qui concerne leurs relations mutuelles. Et spécifiquement
la nécessité pour les capitalistes de s’attacher et de se subalterniser les cadres et
compétents. Celle-ci tient notamment à ce que la logique abstraite du profit se prête
moins à l’exercice d’une domination par voie d’assentiment, que celle de
l’organisation. Certaines fractions de la population pourront certes, en vertu
d’« affinités électives », être sensibles à la perspective d’accéder au statut
d’entrepreneur, ou se laisser fasciner par les prestiges de la libre entreprise, par la
vision dynamique et sécuritaire qu’elle donne d’elle-même. Mais l’hégémonie des
capitalistes implique des conditions plus générales. Elle suppose qu’au-delà de la
gestion de l’entreprise, soit garanti un vaste ensemble de fonctions sociales,
administratives, culturelles : éducation, transports, santé, information, recherche,
etc. Ce champ est, par excellence, « de leur compétence ». Dans ces domaines en effet
se fait valoir leur capacité propre à diriger, que les capitalistes doivent parvenir à
instrumentaliser s’ils veulent assurer leur propre hégémonie. Faute de quoi
prédominerait leur figure de prédateurs, et leur domination perdrait toute légitimité.
Le roi serait nu. Ainsi, l’hégémonie capitaliste ne peut réellement s’imposer qu’à
travers la médiation spécifique des cadres et compétents.
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le « capitalisme organisé » décrit au
chapitre 3. Il ne renvoie pas seulement à la nécessité de surmonter les tendances à
l’autodestruction des rapports de production capitaliste. La dimension d’organisation
est essentielle à l’assentiment des classes fondamentales. Le capitalisme est, par
nécessité et non par vocation, un ordre social « organisateur ». Les deux rapports de
domination s’inscrivent dans un rapport de coopération antagonique. Les capitalistes
dépendent des cadres et compétents du fait du pouvoir qu’exercent ces derniers au
plan économique et culturel. Ils doivent donc impérativement, s’ils veulent assurer
leur hégémonie, les maintenir dans une situation de dépendance.
C’est en ce sens que le capitalisme néolibéral tente aujourd’hui, notamment aux
États-Unis, de brouiller les clivages de classe, en associant de larges fractions du
salariat à la propriété capitaliste, notamment dans les fonds de retraite. Il s’agit là
d’un aspect central de ce que le chapitre 5 désigne comme le « compromis
néolibéral ». Ce qui est ici le point crucial, c’est que ces mécanismes, apparemment
offerts aux salariés dans leur ensemble, touchent en réalité les couches de cadres des
secteurs publics et privés, qui se trouvent ainsi dans la condition de « capitalistes » –
associés à la propriété, mais dans une position subalterne [11] . L’hégémonie des
capitalistes passe ainsi par une domestication des capacités propres aux cadres et
compétents. Alors que la réciproque n’est évidemment pas vraie.
Cette problématique ternaire des structures de classe suggère que si Gramsci a bien
saisi de telles relations au sein des classes capitalistes, la figure de l’« intellectuel
organique » ne permet pas de couvrir entièrement le programme. Son approche
reste limitée par une vision binaire des structures sociales [12] . Le schéma ternaire
que nous proposons dans ce livre doit permettre d’ordonner plus largement la
question de l’hégémonie.

Plausibilité et nécessité de l’alliance


À partir de là, on comprend aussi ce qu’il en est d’une troisième perspective
d’hégémonie, propre aux classes fondamentales, et de la relation d’alliance qu’elle
suppose. Pour des raisons culturelles, sociales, politiques et économiques,
symétriques à celles des capitalistes, celles-ci ont besoin de coopérer avec les cadres
et compétents. Cette alliance sera aussi un combat politique, dont on cherchera à
déterminer la nature.
Ces relations se sont établies assez naturellement dans le « mouvement ouvrier ». La
firme, en tant que lieu efficace de production de valeurs d’usage, est une
organisation, qui requiert le cadre compétent organisateur, dont la logique naturelle,
appelée par sa fonction, est une logique « industrielle », de production et de
commercialisation, tournée vers la valeur d’usage – abstraction faite, bien sûr, de la
surdétermination qu’exerce sur elle le contexte capitaliste… C’est pourquoi le
mouvement ouvrier a toujours eu une certaine connivence avec ce qu’un certain
langage désigne comme les « intérêts de l’industrie » contre « les intérêts de la
finance ». Or de tels intérêts de l’« industrie », les fins concrètes de la production, en
viennent nécessairement à être disputés dans l’espace public le plus large, au regard
des exigences sociales qu’ils doivent satisfaire. C’est donc aussi pourquoi les ouvriers
de la mine se sont, en leur temps, spontanément tournés vers Jean Jaurès –
mobilisateur des forces de la compétence et de la culture.
Voilà ce qui rend plausible la vaste perspective d’une alliance avec les cadres et
compétents, selon ses exigences culturelles, sociales, politiques et économiques. Reste
à savoir à quelles conditions les forces populaires sont en mesure de neutraliser les
effets de classe inscrits dans le dispositif organisationnel et compétent.

III - La question de l’alliance : droite et gauche


On comprend mieux ainsi pourquoi, depuis son émergence, au début du XIXe siècle,
la lutte politique des classes fondamentales consciente d’elle-même, a toujours été
conduite à travers des alliances avec les forces sociales des cadres et compétents, et
celles de la culture, par opposition à celles qui s’enracinent dans la propriété foncière
et capitaliste. Le territoire que nous abordons n’est donc pas inexploré. Nous allons
d’abord revisiter ces configurations, telles qu’on a pu les observer, avant d’en venir à
la distinction classique entre droite et gauche. Nous examinerons, en dernier lieu,
comment cette problématique de l’alliance impose un combat sur deux fronts.

Figures et trajectoires historiques de l’alliance


Le marxisme du XXe siècle, dans la forme où il s’est imposé au sein du mouvement
ouvrier, est, en un sens, la théorisation de cette démarche : il proclame une alliance
historique entre les forces populaires et les couches sociales de l’organisation dont la
dynamique du capitalisme commandait alors l’émergence. Cela vaut tout autant pour
les formes radicales qui conduisirent au socialisme réel, que pour le « socialisme
dans le capitalisme » après 1917, jusqu’au compromis social-démocrate de l’après-
guerre – et bien au-delà de la sphère d’influence du marxisme et du mouvement
ouvrier. C’est à partir de là, on l’a dit, qu’il faut apprécier la fécondité et les
ambiguïtés qui s’attachent à la perspective théorique ouverte par Marx.
La population ouvrière représentait, par sa capacité d’intervention, la force motrice,
mais aussi – du fait des revendications économiques, sociales et politiques radicales
qu’elle formulait sous le nom de socialisme – la puissance d’innovation. Et, contre les
capitalistes, elle se tournait logiquement vers les couches sociales susceptibles
d’encadrer et d’organiser ses projets – des couches possédant le savoir d’expert,
l’autorité légitimée, les formes efficaces de la communication, les relations
inhérentes à toutes ces fonctions. Le projet de construire un parti, susceptible de
faire émerger la « classe en soi », que définit le partage d’une commune condition
salariale, en « classe pour soi », c’est-à-dire en sujet politique conscient de soi, était
donc inséparable de la perspective des alliances à mettre en œuvre.
Les partis socialistes et sociaux-démocrates, ainsi que les partis communistes, furent,
à titre divers, les principaux vecteurs des telles alliances. La scission au sein de
l’Internationale entre une composante socialiste et une composante communiste
détermina, on le sait, deux destins distincts. Dans les deux cas, pourtant, l’alliance
avec les forces de la compétence et de l’encadrement resta une donnée décisive. Dans
le socialisme réel, celles-ci en vinrent rapidement à monopoliser la position de classe
dominante. Dans le capitalisme, elles furent entraînées dans le vaste compromis
historique qui s’épanouit dans l’après-guerre, et devait marquer profondément la
société capitaliste au XXe siècle. Les forces populaires purent alors, dans une certaine
mesure, peser sur le contenu social, culturel, existentiel, de politiques dont les cadres
étaient les opérateurs privilégiés. Ce compromis donna lieu à un développement
économique et social centré sur l’État-nation. Il permit notamment, durant les
quelques décennies de compromis de l’après-guerre, l’endiguement des prérogatives
des propriétaires du capital. Il montra aussi ses limites, qui tiennent à la position
sociale de surplomb qu’occupe l’encadrement-compétence.
Quand, à compter des années 1980, ce contexte en est venu à s’effriter, quand du
moins il tendit à échapper à l’influence populaire qui avait conduit à l’État social, les
forces de l’encadrement et de la compétence commencèrent à s’engager sous la
bannière néolibérale de la privatisation et de la marchandisation capitaliste. C’est
peu dire que le compromis est aujourd’hui en pleine crise. Toute la politique des
classes fondamentales est en réalité à refaire. Reste à savoir comment la remettre en
marche et la métamorphoser en une véritable « alliance ».
Or l’analyse rencontre ici un redoutable obstacle. Un piège, peut-être, sous la forme
d’une figure conceptuelle incontournable : le couple droite/gauche.

Droite et gauche
La tripartition sociale du champ hégémonique, qui sous-tend cette problématique de
l’alliance, se trouve en effet masquée par une représentation duale, d’usage courant
dans tout le discours politique : le clivage droite/gauche. Ces termes sont mobilisés
pour opposer ici des « républicains » à des « démocrates », ailleurs des
« conservateurs » à des « sociaux-démocrates », et bien d’autres appellations sont
encore possibles, qui rendent cependant compte de la même sorte de clivage. On y
recourt pour désigner des politiques, des programmes : de droite, de gauche, sans
parler des « extrêmes ». Il s’agit là d’une représentation ancienne de la scène
politique – puisqu’elle date de la Révolution française –, que le marxisme classique a
reprise à son compte. Elle est d’une grande évidence dans la plupart des États
modernes, bien que le contenu puisse en être fort divers, le curseur indiquant le
centre d’équilibre pouvant varier considérablement dans un sens ou dans l’autre
selon les cas.
Il s’agit évidemment là d’une épure. Il existe naturellement une grande variété de
partis, portant la marque des circonstances historiques singulières de leur fondation,
surdéterminés par divers facteurs, régionaux, linguistiques ou religieux. Il reste
qu’ils tendent à se ventiler en deux camps. L’impératif majoritaire pousse certes à
une division plus ou moins égale ; car il faut et il suffit d’une majorité pour
gouverner. Mais il ne détermine pas le contenu de classe, qui sépare ces deux camps.
Ce clivage droite/gauche se présente comme un schème de bipartition, en
contradiction flagrante avec la tripartition sociale que nous avons définie, qui
comporte à la base un ensemble de classes fondamentales, et « en haut » deux forces
potentiellement antagonistes. Comment comprendre ce décalage entre la
configuration triple que déchiffrent l’économie et la méta-sociologie néomarxistes, et
d’autre part ce couple qui s’impose à l’analyse politique ?
On avancera ici une approche impliquant que le terme de « gauche » véhicule un
contenu variable, répondant cependant à une logique bien précise. On dira que la
tripartition sociale est un fait de structure, alors que la bipartition droite/gauche
relève de l’histoire et de l’événement [13] .
Cela signifie que l’on ne peut parler de « Gauche », en majuscule – selon l’affirmation
effective et pratique des prétentions d’émancipation qui s’attachent à ce terme – que
lorsque les classes fondamentales se trouvent en position d’exercer sur les cadres et
compétents, une influence telle qu’elle impose à la politique un contenu
transformateur. Cette Gauche se définit, en effet, depuis ses origines, par la
prétention d’opposer à la domination des possédants un pouvoir populaire effectif,
capable d’assurer les conditions sociales et politiques impliquées dans les promesses
modernes de liberté, d’égalité et de fraternité, ou du moins d’œuvrer en direction de
tels objectifs. Or la Gauche, en ce sens, n’est pas une disposition habituelle du
dispositif politique. Elle est un événement, qui advient, à des degrés divers, dans
l’histoire des luttes populaires, engendrant des transformations radicales. En
l’absence d’une puissante poussée unitaire au sein des classes fondamentales en
lutte, celles-ci voient leur représentation politique s’évaporer dans une « gauche »
formelle, qui masque le partage du pouvoir entre les deux composantes de la
domination moderne de classe. À la faiblesse d’« en bas » fait écho la réconciliation
au sommet. Seule la lutte des classes fondamentales, dans la mesure où elle monte en
puissance, est de nature à révéler et à activer l’antagonisme potentiel entre les deux
branches de la tenaille, à provoquer un desserrement de l’étau, qui permet
d’envisager un autre avenir.
La « gauche » est donc un concept tout à la fois ambigu et précieux.
Un concept ambigu, car il peut se trouver approprié par les cadres et compétents.
Ceux-ci, dans les diverses configurations d’alliance, jouent un rôle central mais fort
variable. Ils figurent dans les avant-gardes révolutionnaires. Et tout aussi bien dans
les instances gouvernementales et gestionnaires, publiques et privées. On les voit
passer d’un compromis à gauche à un compromis à droite. Ils ont la capacité de
s’accommoder de l’un et de l’autre, fût-ce dans des postures inconfortables. Ils ne
sont pas la force motrice susceptible de produire les basculements qui marquent les
grandes conjonctures politiques. Mais ils sont, pour les classes fondamentales, en
même temps que des adversaires, des partenaires incontournables.
Un concept précieux. À condition de saisir que c’est la figure triangulaire
propriétaires capitalistes – cadres et compétents – classes fondamentales qui donne
son sens dialectique, sa portée pratique, à l’opposition duale droite/gauche. Cette
problématique fait apparaître l’ambiguïté de la situation de bipartisme, aujourd’hui
relativement universelle, si l’on entend par ce terme le fait que les formations
politiques (qui peuvent être en nombre divers) se rallient à une bipolarité sociale qui
est celle des classes dominantes. Elle manifeste au plus haut point la nécessité d’une
forme d’organisation politique représentative des classes fondamentales, et capable
d’exercer une influence hégémonique.
Ces questions deviennent cruciales au moment historique où, dans le contexte
planétaire de la montée du néolibéralisme, la déroute politique des classes
fondamentales se traduit par l’effondrement de ce troisième pôle potentiel
d’hégémonie, là même où il semblait solidement constitué. Le marxisme classique,
faute de concept adéquat, n’a pas su affronter théoriquement ce point stratégique
essentiel : la relation dialectique entre la tripartition sociale et le dualisme inscrit
dans le couple droite/gauche. C’est pourquoi il n’a plus de pensée politique.

Le contenu de l’alliance : la lutte sur deux fronts


Dans le contexte de classe ainsi défini, qu’on appréhende ici dans sa figure
contemporaine du néolibéralisme, s’impose un premier front, tourné, contre
l’emprise de la finance capitaliste néolibérale. Soit un front « antilibéral ». Ne nous
laissons pas piéger par les mots. Le « libéralisme politique », au sens de l’exigence de
démocratie et de tolérance, fait partie d’un patrimoine issu d’une lutte populaire de
longue haleine, qui a notamment imposé à la bourgeoisie le suffrage universel
masculin – et féminin [14] . Le mot d’ordre « antilibéral » attaque de plein fouet
l’évidence supposée de la parenté entre ce libéralisme politique et le libéralisme
économique. Tourné contre celui-ci, il est en outre significatif de l’alliance proposée
aux cadres et compétents contre la propriété capitaliste.
Ce premier front implique un ensemble d’objectifs traditionnels. L’affirmation de
l’État-nation comme cadre national de production : première instance de contrôle et
d’appropriation sans laquelle des politiques plus larges de solidarité à l’échelle
mondiale sont impossibles. En ce sens, on doit garder au public tout ce qui est
stratégique pour que puisse s’affirmer une politique économique. Le contrôle
national sur les conditions de l’emploi : qu’il soit soumis à des normes
démocratiquement établies (notamment de stabilité du contrat salarial et de niveau
de rémunération) et non à l’arbitraire marchand. Et qu’il assure le plein-emploi. Les
services publics : éducation, santé, culture, information, recherche, transports.
Mais, dans le cadre même de l’alliance, s’impose parallèlement un second front,
tourné contre le monopole de l’expertise, contre tout ce qui concourt – de la
ségrégation scolaire à la bureaucratisation et à l’appropriation hiérarchique des
institutions, notamment des entreprises – à la reproduction des privilèges de classe
des cadres et compétents. Non seulement une égalité des chances, mais une égalité
effective. Car ce sont ces privilèges qui, lorsqu’ils sont aujourd’hui réactivés par le
néolibéralisme comme aux États-Unis, rapprochent les cadres et compétents de
l’autre pôle de la domination et les prédestinent à être les serviteurs de la finance
capitaliste (au sens du chapitre 3). Il faut rompre avec ces privilèges si l’on veut
engager un processus irréversible ; si l’on ne veut pas laisser l’alliance se détruire
sous le coup de ses propres contradictions.
Mais les vecteurs de cette conquête d’une hégémonie des classes fondamentales
s’analysent en termes de parti et de mouvement, l’un et l’autre, nécessairement
intriqués. Convergents, mais en tension perpétuelle : le parti et le pouvoir, le
mouvement et la contestation de ce pouvoir. Le destin des partis politiques, même
populaires, lorsqu’ils sont laissés à eux-mêmes, est d’être inéluctablement phagocytés
par la logique commune à toute forme d’organisation, qui fait converger, par la force
d’une irrésistible affinité, ses sommets éclairés dans l’univers bienheureux des
cadres et compétents.
Le mouvement ouvrier, en particulier du côté des partis communistes, le savait. Il
s’était armé d’une procédure qui semblait à toute épreuve, et dont les résultats sont
loin d’avoir été négligeables : elle consistait à sélectionner systématiquement ses
dirigeants dans la « classe ouvrière ». Le centralisme démocratique verrouillait
censément le dispositif. Il était pourtant inéluctable que la complexification
croissante de la gestion politique, appelant la compétence au poste de
commandement, alliée aux charmes de la direction, fasse sauter tous les verrous et
reproduise les configurations redoutées.
À l’avenir, il ne suffira pas non plus que les formations politiques des classes
fondamentales s’assurent des règles les plus strictes de respect de leur propre
diversité interne. Seul un lien constant au « mouvement », dans sa diversité et son
constant renouvellement, peut leur conserver leur caractère populaire. C’est lui qui
donne sa pulsation à la lutte de classe, laquelle n’est pas à ce point programmable
que seul un parti puisse en être le maître d’œuvre. Ce sont les éruptions, les forces
éphémères issues des conjonctures de lutte, qui constituent le vrai ferment de la
résistance et de l’utopie, sans lesquelles aucun autre monde ne donne signe de vie.

IV - Figures économiques de l’alliance et de son


dépassement
Le « socialisme » a toujours été conçu comme l’antithèse du « capitalisme ». Comment
comprendre les termes de cette inversion ? Pourquoi a-t-elle conduit au fiasco ?
Quelles nouvelles voies tracer ?

Le socialisme, une « inversion » du capitalisme ?


Les deux expériences historiques conduites au nom du socialisme, celle du
socialisme réel et celle du « socialisme dans le capitalisme », avaient disqualifié le
capitalisme pour être fondé sur la propriété privée des moyens de production, et misé
sur un renversement, général ou sélectif (par le biais de nationalisations), en
propriété étatique. Corrélativement, la planification s’imposait comme le contraire
achevé du marché capitaliste, la réponse au chaos marchand. L’étroite association
des notions de marché et de désordre est, à ce point, rejetée désormais, qu’on en est
venu à chercher dans l’idée de « socialisme de marché » le principe d’une alternative
aux aberrations du soviétisme.
Il reste à savoir non seulement dans quelle mesure il était justifié de remplacer la
propriété privée par la propriété étatique, et le marché par le plan, mais aussi, tout
autant, si c’est seulement dans la coordination par le marché que la pensée du
socialisme trouve son renouveau.
On explorera ici une autre voie. On s’abstiendra de revenir sur le socialisme réel,
dont on sait que les diverses variantes ont abouti à des systèmes de classe incapables
de se réformer. On se gardera, plus généralement, de tirer des plans sur des
modalités et des échéances. On repartira de l’idée qu’il existe bien, au-dessus des
classes fondamentales, deux positions de classe, celle des capitalistes et celle des
cadres et compétents. Et que s’impose ce que nous désignons comme une politique
d’alliance des classes fondamentales avec ces derniers. C’est à partir de cet impératif
que peuvent être reprises les questions classiques de la propriété, privée ou
publique, du marché et de la planification. Quelle est la visée pratique, économique,
sociale et politique, d’une telle alliance ? Et à quelles conditions cette alliance de
classe peut-elle se concevoir comme le chemin vers une société sans classe ?
Le néomarxisme se donne un double objectif épistémologique. D’une part, établir la
complémentarité des deux modes de coordination, le marché et l’organisation.
D’autre part, assumer le fait que ces deux modes de la coordination rationnelle à
l’échelle sociale constituent, dans la société moderne, les deux facteurs de classe. Par
là se trouve définie une tâche historique : trouver les moyens de les désamorçer l’un
et l’autre, en tant que bases des rapports de classe, tout en donnant le plein essor aux
rationalités dont ils sont porteurs.
Telle est la perspective politique de l’alliance des classes fondamentales avec les
cadres et compétents. Elle nous conduira à chercher comment on doit éliminer la
propriété capitaliste sans abandonner le marché.

La propriété capitaliste et la signification de son abolition


Le mot d’ordre de l’alliance est celui de la limitation des pouvoirs et des revenus des
capitalistes en tant que détenteurs de la propriété des moyens de production et
d’échange. En bref : abaisser les droits de la propriété capitaliste, aller vers leur
abolition. Mais sans abolir le marché. Dans cette perspective, qui tranche avec celle
du marxisme classique, on est conduit à une question décisive, qu’il semble bien
avoir éludée : celle de la propriété, considérée en elle-même.
Le point de départ nécessaire ne peut être qu’une définition générale de la
propriété : la propriété est l’usage socialement reconnu sur une chose [15] . L’usage est
ici à entendre au sens le plus large, qui comprend notamment la faculté de tirer
bénéfice de la chose ou de l’aliéner. Une telle définition permet de saisir que la
propriété peut recouvrir des objets, c’est-à-dire des droits fort différents, exercés
dans des conditions et limites également diverses.
Le droit de propriété des capitalistes s’est, notamment dans la période des
compromis de l’après-guerre, trouvé restreint dans la mesure où les lois sociales
concernant les conditions de l’emploi, les prélèvements fiscaux, les contraintes
urbanistiques, etc., ont constitué des cahiers des charges qui limitaient les droits
d’usage de la propriété capitaliste. « Droit contre droit », disait Marx, à propos de
l’usage de la journée de travail [16] . C’est là le pain quotidien de la lutte des classes, et
notamment l’enjeu que cristallise chaque échéance électorale. À chaque nouveau pas
en avant du néolibéralisme se pose l’angoissante question : quel droit vont-ils encore
s’attribuer ?
Or, le caractère de plus en plus parasitaire de la propriété capitaliste disqualifie de
tels droits. Sa prétention n’a d’autre fondement que le rôle de ressort productif
qu’elle peut avoir, par exemple, dans la petite ou moyenne entreprise. Elle s’éteint
au-delà de cette échelle, dans la grande entreprise cadriste, où la propriété s’est
dégagée de la direction et où les gestionnaires assurent toutes les fonctions. À cet
égard, la propriété capitaliste a pris le relais de l’ancienne propriété foncière
absentéiste. Même si ses membres sont présents dans les conseils d’administration.
Si l’on comprend que la propriété est l’usage socialement reconnu, on comprend aussi
la marche à suivre pour l’« abolir ». On trace une voie pratique de lutte de classe,
libérée du clivage trompeur entre voie réformiste et voie révolutionnaire.
Si, en effet, la logique de la production capitaliste est celle d’une richesse abstraite,
comme on l’a dit, c’est-à-dire du profit, la lutte de classe anticapitaliste vise à limiter
la propriété capitaliste, c’est-à-dire la faculté reconnue aux propriétaires d’user de
leurs capitaux pour produire n’importe quoi dans n’importe quelles conditions. Cette
lutte n’est pas une sorte de tout ou rien, au terme (supposé révolutionnaire) de quoi
les travailleurs « disposeraient » des moyens de production pour produire selon un
plan « concerté » ce que décide une population. On a abondamment montré
pourquoi. Cette lutte ne repose pas non plus sur la foi progressiste qui sous-tend les
réformismes. Bien sûr, elle établit à chaque moment des objectifs à plus ou moins
long terme. Mais elle table essentiellement sur sa répétition, jour après jour, dans la
conjoncture, pour endiguer, faire reculer l’arbitraire social des conditions d’emploi,
d’usage de la nature, de répartition des revenus. Ces expériences se cumulent et il
advient parfois que l’on franchisse des seuils, plus ou moins réformistes ou
révolutionnaires. Et ces droits acquis peuvent alors s’inscrire dans des textes légaux,
redéfinissant des normes de « propriété » [17] , ou tout simplement entrer dans les
faits. C’est en ce sens concret que la lutte de classe est une lutte contre les
prérogatives attachées à la propriété capitaliste, en définitive, pour son abolition.

L’inutilité d’une classe de « propriétaires du capital »


Le seul fait qu’il existe des actionnaires ne donne pas la mesure de l’emprise de la
propriété capitaliste sur la grande entreprise, soit directement soit par des politiques,
car l’usage que peuvent faire les classes capitalistes des moyens de production est
médiatisé par l’action de gestionnaires salariés et la définition des politiques par les
cadres des administrations.
Il a fallu, on l’a vu, le coup de force néolibéral pour que les intérêts des actionnaires
(comme ceux des créanciers) soient rétablis après des décennies d’endiguement ; et
pour parvenir à ce résultat, il a fallu ramener les cadres dans le giron des classes
capitalistes ; définir des critères de gestion – soutenus par des modes et niveaux de
rémunération des dirigeants, des plus choquants –, finalisant sans vergogne l’activité
des entreprises au bénéfices des actionnaires (par exemple, dans le choix de la
localisation de leurs investissements) ; donner la priorité à la distribution des profits,
par rapport à l’investissement ; fixer des normes de rentabilité ; pousser à l’extrême
le pouvoir des institutions financières anciennes et nouvelles (par exemple,
respectivement, les banques et les fonds). Rien de tout cela ne relève d’une exigence
proprement économique.
S’il en est ainsi, la perspective que doit se donner l’alliance est d’abord, à l’égard de la
grande entreprise, l’inversion des tendances qui sont celles du néolibéralisme. Non
pas la diversion vers des chemins incertains ; ni non plus le retour à l’identique ;
mais la radicalisation de voies déjà explorées, avec l’objectif de les rendre
irréversibles.
Des modes de gestion alternatifs ont démontré leurs capacités pendant plusieurs
décennies. Dans les formes du compromis social-démocrate, dans ses modes de
gestion et ses modèles de développement qui consacraient un large degré
d’autonomie – un potentiel d’« usage » propre –, les cadres ont exercé des formes de
propriété collective, quoique de classe, où se combinaient les contrôles mutuels
résultant des sièges réciproquement partagés dans les conseils d’administration des
entreprises privées et l’interaction avec les hauts responsables des administrations.
Au plan proprement juridique, les grandes entreprises privées, financières et non
financières, se possédaient largement mutuellement (détenaient des actions les unes
des autres). La majeure partie du financement provenait des profits conservés dans
les entreprises et de l’emprunt, la contribution de l’émission d’actions nouvelles
étant très faible – un trait que le néolibéralisme n’a pas modifié d’ailleurs. La
croissance de l’après-guerre s’est faite dans une économie où les pouvoirs des
actionnaires étaient contenus, dans certains cas, presque inexistants, et où
l’intervention étatique était massive.
Toutes les fonctions que la propriété capitaliste assume à sa manière – en matière de
financement, d’investissement, etc. – ont été assurées en dépit de la faible emprise
des actionnaires sur les mécanismes économiques. Le capitalisme néolibéral ne
pourrait se targuer que du rétablissement de la rentabilité, compromise durant la
crise des années 1970. Mais les méthodes qu’il emploie ne sont pas recommandables.
Ni d’ailleurs l’usage qu’il fait de ces profits rétablis [18] .
L’économie française a fonctionné à sa manière, avec des grandes entreprises gérées
par des cadres peu contraints par les actionnaires [19] , sans parler des entreprises
publiques et des politiques étatiques très actives. En Allemagne fédérale, les familles
capitalistes possédaient fort peu d’actions. Leur capital était rémunéré comme un
capital de prêt, par des taux d’intérêt prédéterminés : un capitalisme de créanciers,
finançant des entreprises également très autonomes. Un cas emblématique fut celui
du Japon, des années 1960 ou 1970, où les cadres des entreprises et les fonctionnaires
du MITI collaboraient étroitement (compte tenu des mobilités de carrière d’une
institution à l’autre). La bourse y jouait un rôle pratiquement négligeable. Les
entreprises étaient reliées à une banque particulière, fort peu profitable – de fait
déficitaire quand on tient compte de la dévalorisation des créances par l’inflation –,
dont l’activité était au service du financement de l’entreprise de production [20] .
Si l’on en vient maintenant à la propriété publique, l’histoire nous enseigne que, sous
sa forme étatique, elle n’est pas une panacée à tous les maux du capitalisme. Elle
ancre notamment l’autonomie des cadres d’entreprise dans une dépendance vis-à-vis
de leurs pairs du secteur public dont les effets peuvent être plus ou moins heureux.
Deux voies ont donc déjà été expérimentées. L’une se fonde sur l’emprise collective
que les cadres peuvent acquérir dans les entreprises privées. L’autre, plus complexe,
articule plus étroitement ce pouvoir à celui des cadres des institutions étatiques,
dans le contexte de la tutelle publique. Rien ne permet de trancher a priori, si ce n’est
la double exigence de coordonner centralement des services publics généraux
(électricité, eau, chemins de fer…) et de combattre la bureaucratisation de
l’économie.
Ni dans la gestion des grandes entreprises, ni dans les processus de coordination
générale au-dessus du marché, les capitalistes n’apparaissent comme des éléments
nécessaires au fonctionnement des économies contemporaines. On l’aura compris,
leur élimination comporte deux volets. En premier lieu, libérer la gestion et les
politiques des exigences des actionnaires et créanciers. En second lieu, et,
corollairement, banaliser la rémunération des avoirs financiers, rejoignant ce que la
théorie économique tend à désigner comme la « rémunération de l’épargne ». On
pensera, en France, au livret A de la Banque postale ! Ce qui suppose évidemment
que soit créé un rapport de forces, social et politique.
On peut aborder cette sortie historique des capitalistes en termes d’« euthanasie »,
bien qu’il n’y ait évidemment aucune restriction de principe à poser une éventuelle
mise à l’écart plus vigoureuse.

Le marché indispensable, mais sous quelle forme ?


Mais libérer l’entreprise de la tutelle de la propriété capitaliste ne signifie pas abolir
le marché. Si l’on considère la grande entreprise, deux raisons justifient qu’elle
s’inscrive dans une logique de marché (encadré 2).
En premier lieu, quelles que soient les dimensions désormais acquises par les
sociétés transnationales, ce sont des organisations finies, fermées. Et,
indépendamment de leurs logiques gestionnaires, elles se rencontrent sur le marché,
qui sanctionne, d’une manière ou d’une autre, leur capacité à s’intégrer dans le
système économique général. C’est là l’une des conditions de leur efficience, qui
commande par contrecoup leurs performances internes.
La seconde raison a trait à l’imperfection des organisations supérieures qui
garantissent des modes de coordination non marchands (dans le capitalisme, les
mécanismes financiers assurent de telles coordinations, selon leurs modalités
propres, notamment la maximisation des taux de profit). Mais cette inévitable
imperfection n’est pas le seul effet des mécanismes particuliers par lesquels le
capitalisme assure ces fonctions. Elle est d’abord l’effet de la complexité du système
économique, qui va croissant.
Les décisions d’investissement interbranches ou les choix technologiques peuvent
être réalisés par voie non marchande, faire l’objet de calculs et de décisions plus ou
moins centralisés, comme dans toute politique industrielle. Mais la sanction ex post
du marché doit avoir le dernier mot. Cette nécessaire sanction peut entrer en conflit
avec des rentabilités, comme dans le capitalisme, et avec des hiérarchies, comme ce
fut le cas dans le soviétisme, mais son abandon engendre incontournablement des
travers bureaucratiques.
Une première mystification est de prétendre que seuls les rapports capitalistes, où ne
cessent de progresser les coordinations non marchandes, assurent contre les dérives
bureaucratiques. La seconde, est d’avancer que l’acceptation de toute sanction ex
post des décisions des organisations conduit à la nécessaire réapparition du marché
capitaliste. Ces deux points de vue sont, l’un et l’autre, le signe d’une compréhension
insuffisante des procédés du capitalisme et d’un manque d’imagination dans la
pensée des alternatives.
Cette confrontation des entreprises sur le marché est un élément particulièrement
important de la relation entre grandes et petites entreprises. Seule la concurrence
des grands, supposés plus efficients, est susceptible de mettre un frein à la
prolifération des initiatives individuelles qui s’expriment dans la petite entreprise.
La grande entreprise « cadriste » ne peut invoquer la prohibition par l’État de ces
initiatives afin de perpétuer ses privilèges. Son potentiel est déjà redoutable, comme
on le voit dans le capitalisme contemporain [21] . De même, l’organisation en
« coopératives » ne peut être imposée d’en haut, bien que de telles initiatives
puissent être encouragées, notamment dans le contexte de société traditionnelles,
quoique pas exclusivement.
Si l’on porte maintenant le regard au-delà des entreprises au sens étroit, on observe
que le monde des organisations économiques est hétérogène, et les relations aux
demandes individuelles et sociales de nature très diverse.
Examinons, par exemple, les établissements scolaires ou de soins, tels qu’ils
fonctionnent dans le capitalisme contemporain, désignés comme « hors marché ». Ils
peuvent l’être sous des formes et à des degrés divers. L’expression peut signifier que
ces organisations ne sont pas soumises aux logiques du marché capitaliste. Dans
cette mesure, les contraintes de rentabilité ne pèsent pas sur elles de la même
manière que sur des entreprises privées classiques, et notamment n’y commandent
pas mécaniquement les investissements. Les prix y sont établis selon des règles
particulières ; les comptes sont plus ou moins supposés s’équilibrer lorsque l’activité
est sanctionnée par des paiements ; si ce n’est pas le cas, certaines normes
budgétaires doivent être respectées et l’allocation des fonds définit les marges de
man œuvre des responsables. Les offres potentielles de ces services doivent
également correspondre à certaines demandes. Et si ces demandes sont illimitées, les
offres doivent être ajustées selon des contraintes sociales (définies collectivement).
Mais l’étendue de ce secteur et ses règles de fonctionnement sont des enjeux de
société, c’est-à-dire de lutte de classe. Ils correspondent à des prestations de services
déterminées dont l’importance se trouve, dans ce contexte, socialement reconnue.
On dit couramment que les activités de production devraient être « laissées au
marché », en entendant en réalité par là « laissées au capital », à la propriété
capitaliste. L’éducation et la santé sont pourtant bien aussi des activités productives,
et parfaitement lucratives pour le capital quand il peut s’en emparer. Si elles ont si
souvent échappé à la régulation marchande dans la forme de l’appropriation
capitaliste, ce n’est donc pas pour des raisons techniques. Outre le besoin d’une
main-d’œuvre appropriée et les exigences inhérentes à l’hégémonie des classes
dirigeantes, la raison en est que ces terrains ont toujours été considérés, du point de
vue des classes fondamentales, comme des priorités absolues de la défense de leurs
intérêts (et comme des terrains privilégiés des compromis sociaux). Il a ainsi toujours
été difficile d’avancer que l’école et l’hôpital étaient par nature des activités de
marché (c’est-à-dire bonnes à laisser au capital). Cela suggère qu’à l’inverse les
fameuses raisons techniques qui font que l’eau, le gaz et l’électricité… devraient être
privatisés ne sont pas non plus vraiment recevables. La réalité est qu’il y a du profit à
faire, et qu’il est plus facile de détourner l’eau que l’instruction publique.
S’agissant d’inscrire des entreprises complexes dans des relations marchandes sans
les soumettre entièrement à la logique capitaliste, les sociétés contemporaines ne
sont donc pas des débutantes. Sans surestimer ses forces, et en sachant que l’on
apprend chemin faisant, on doit ainsi savoir qu’il existe des voies déjà ouvertes, sur
lesquelles on peut s’engager pour aller plus loin.

Les politiques économiques et la réglementation


Les politiques économiques couvrent un vaste champ allant des politiques de
formation, de recherche, d’emploi – son obtention et l’égalité face à l’emploi –, de
protection sociale, etc., jusqu’à la préservation de l’environnement. Elles définissent
les grandes options qui doivent s’imposer, par la loi ou la réglementation, à des
acteurs sociaux, supposés poursuivre leurs objectifs propres dans le respect de ces
normes. Elles incluent des formes de planification, c’est-à-dire des directives de long
terme commandant, par exemple, des politiques de financement de l’investissement
ou de recherche. C’est l’alliance qui, dans le contexte des tensions et des
convergences qu’elle recèle, en prescrira les contenus.
Ce champ des politiques, au sens large du terme, est également le plus délicat, car
c’est lui qui définit la place accordée à chaque groupe social (son accès aux soins ou
aux études, ses conditions de travail, son pouvoir d’achat, les arbitrages entre
investissement et consommation, etc.). C’est donc, au sein d’une alliance, une source
de tension redoutable, surtout si les conditions économiques générales se
détériorent.
On se souvient que le compromis de l’après-guerre n’a pas survécu aux tensions
créées par la crise structurelle des années 1970, qui a fourni à la finance capitaliste le
tremplin nécessaire à la réaffirmation de ses privilèges. Ce compromis avait été porté
par les tendances favorables du changement technique dans l’après-guerre,
bénéficiant de la dynamique créée par la prospérité qui en découlait (notamment la
capacité à faire croître simultanément salaires et taux de profit).
Lorsque la rentabilité du capital plongea dans les années 1970, aucune force
politique n’émergea du compromis social-démocrate, susceptible de garantir une
issue, et ne reçut le soutien populaire nécessaire. Prévalut une politique de fuite en
avant, dans le contexte d’une inflation cumulative. Un important transfert de
revenus des fournisseurs de crédit vers les entreprises, au profit de ces dernières,
permit de surseoir aux effets de la crise, mais ne conduisit à aucun rétablissement de
la situation économique. Ce fut le cas en Europe et aux États-Unis ; ce fut le cas, de
manière plus dramatique et spectaculaire encore, en Amérique latine [22] . Ce sont les
politiques néolibérales qui imposèrent l’austérité, avec leur brutalité propre, et au
service de leurs finalités particulières.

La question de la propriété dans l’alliance


En traitant de l’autonomie des cadres d’entreprise dans les décennies de l’après-
guerre, on a été conduit à évoquer une forme de « propriété collective », en ce sens
que ces cadres se trouvaient largement dégagés de la tutelle des propriétaires, et que
la conduite des entreprises dépendait bien peu des autres salariés. D’une manière
générale, les grandes entreprises privées ou publiques n’étaient pas des coopératives,
et n’étaient pas soumises à des procédures d’« autogestion ». Même s’il en avait été
ainsi, il faudrait faire la démonstration que le « pouvoir d’user » – selon la définition
de la propriété rappelée antérieurement et qui s’applique également au-delà de
l’endiguement des prérogatives attachées à la propriété capitaliste –, était aux mains
du salariat en général. Or, on sait que tel n’était pas le cas même dans les quelques
pays du socialisme réel qui se targuaient de pratiques autogestionnaires.
La problématique de l’alliance pose la question de la propriété dans une forme très
particulière qui en consacre l’hybridité, qui la définit, non pas formellement, mais
comme le résultat d’un ensemble de pratiques, qui sont elles-mêmes le résultat d’un
face-à-face politique, d’un rapport de force. La propriété est un fait, dont le critère
effectif est l’exercice du droit d’usage. De la nature de classe de la relation entre
cadres et classes fondamentales – en l’occurrence, leur fraction salariée – résulte
l’emprise des cadres sur tous les leviers. Et c’est bien en ces termes que les pouvoirs
se sont configurés dans le compromis de l’après-guerre. Mais les exigences de
l’alliance requièrent l’émergence graduelle d’un contre-pouvoir dans l’entreprise. Et,
de nouveau, le problème n’est pas celui du calendrier, ni celui des institutions
formelles, mais bien celui de la mise en œuvre d’un processus. Il s’agit pourtant
d’une exigence immédiate, car la dynamique de l’alliance implique la dilution des
privilèges de l’encadrement et doit interdire les retours en arrière. Mais elle ne
saurait se traduire, sinon formellement, en « tout, tout de suite ». Car on sait avec
quelle facilité chaque organisation, entreprise ou collectif quelconque, voit se
rétablir les mêmes hiérarchies. Face à un encadrement qui s’autoproclame le
« représentant » des salariés et tend, inlassablement, à travers sa pratique à se
constituer en classe, le « contre-pouvoir » a lui-même tendance à se couler dans le
moule confortable de l’institutionnalité. C’est ici que la problématique de l’alliance se
distingue fondamentalement de celle du « socialisme de marché » ou
« autogestionnaire » (encadré 6).
On retrouve ici le concept de la « lutte sur deux fronts » : contre les capitalistes, mais
également engagée dans la contestation de la prééminence des cadres et compétents.
Mais on ne saurait aborder cette question de manière conséquente en la confinant à
la conduite de l’entreprise. Car l’« usage » de cette institution ne peut être séparé
d’enjeux beaucoup plus généraux, comme ceux des arbitrages en matière
d’investissement, de prix, de rémunérations, de réglementations, de politiques. Les
contenus sociaux, conditions de travail et de rémunération, sont sujets à une
législation et une réglementation définies par des institutions étatiques. Il en va de
même de la protection de l’environnement. La lutte sur deux fronts est à mener sur
tous ces terrains, dans et hors de l’entreprise. En définitive, une exigence générale de
démocratie, sans laquelle la propriété, censément gagnée sur l’adversaire de classe,
reste un vain mot, car elle ne commande pas l’usage.

6. Le socialisme de marché et le socialisme


autogestionnaire
La perspective que brosse cette section évoque celles du socialisme de marché et
du socialisme autogestionnaire. Et la coïncidence n’est pas fortuite, car on y
retrouve les mêmes enjeux politiques. Mais les présupposés analytiques en sont
très distincts. Et il s’agit d’approches pratiques de nature assez différentes.
Le « socialisme de marché » a vu dans la substitution du « marché » à la
« planification » centralisée un remède aux errements du socialisme réel [1] . Soit
une réplique du socialisme réel, sans le centralisme outrancier du plan. Certes. Il
lui manque, cependant, de poser la question cruciale, celle de la reconnaissance
du positionnement de classe des cadres dans une telle configuration. Ce
caractère de classe n’est que rarement reconnu [2] . Le plus souvent, le problème
se trouve conjuré par l’affirmation d’un égalitarisme radical, à mettre en œuvre
à partir de recettes concernant notamment les niveaux de rémunération et
l’institution d’une démocratie d’assemblées de base. On sait pourtant l’immense
créativité des cadres et compétents dans l’exercice de la reproduction des
inégalités de revenus et de pouvoir, et leur capacité à les perpétuer. Dans un
autre contexte, en tant que doctrine officielle comme en Chine, le socialisme de
marché a tendu à euphémiser le pouvoir d’encadrement, tout en couvrant
l’appel au retour des capitalistes.
Le « socialisme autogestionnaire », lui aussi de marché, est une variante d’une
telle configuration. Il visait également une prise de distance par rapport au
« soviétisme ». On connaît pourtant les problèmes que rencontra sa réalisation
dans le cas emblématique de la Yougoslavie : notamment la reproduction d’un
pouvoir de « propriété » au niveau du collectif des travailleurs, donc aussi la
question des coordinations hors marché (notamment les arbitrages en matière
d’investissement). La question du pouvoir de classe des cadres ne disparaît pas
aisément. Il reste que le mot d’ordre autogestionnaire, désignant une prise de
pouvoir des travailleurs au sein de l’entreprise, a donné lieu à des expériences et
à des conquêtes historiques de grande importance. En ce sens, il ne manque pas
d’actualité. Dans les organisations politiques qui s’en réclament, la référence à
l’autogestion semble pourtant souvent n’avoir d’autre fonction que de soutenir
une affirmation identitaire, une image de marque, sans grand rapport avec des
pratiques effectives.
La problématique ici proposée est d’une autre nature. Elle ne constitue pas une
démarche constructiviste proposant un nouveau cadre social. Elle se définit
directement sur le terrain des rapports de force sociaux existant. Elle préconise
tout à la fois l’alliance pour faire reculer les capitalistes, et, au sein de cette
alliance, une lutte de classe contre la domination des cadres et compétents.
[1]
T. Andréani (éd.), Le socialisme de marché, Paris, Le Temps des cerises, 2003 (voir
également le livre de T. Andréani, Le socialisme est (a)venir, Paris, Syllepse,
2001) ; B. Ollman, Market Socialism. The Debate among socialists, New York-
Londres, Routledge, 1998.
[2]
On peut citer le livre de J. Roemer : Future for Socialism, Londres, Verso, 1994, où
l’auteur recourt au concept « Managerial Market Socialism », p. 117.

La lutte de classe au sein de l’alliance


L’alliance des classes populaires, force motrice, et des cadres et compétents, cheville
ouvrière, est bien une alliance, mais de classe. Cette lutte engagée contre la propriété
capitaliste ouvre une logique qui n’est pas celle du profit, et dans laquelle les cadres
et compétents doivent pouvoir, de quelque façon, se retrouver. L’alliance de classe
n’est pas un compromis avec un ennemi du peuple. Comme démarche hégémonique,
elle vise à susciter l’« assentiment » du partenaire, qui doit trouver ses propres
raisons d’y adhérer. Mais le partenaire reste un adversaire de classe. L’antinomie
demeure. Comme l’écrivait Marx, tant que subsistera ce qu’il désigne comme « la
division entre le travail manuel et le travail intellectuel », ce qui est une façon de
figurer l’espace hiérarchique qui va des travaux les plus élémentaires aux tâches de
conception, de coordination et donc aussi de commandement, on ne serait encore
que dans un préambule. Ce qu’il désignait comme une « première phase » du
communisme.
Le refus du discours de l’alliance, l’affirmation forcenée d’un radicalisme
révolutionnaire par des « avant-gardes » souvent promptes à prendre des risques
dont d’autres subiront les conséquences, traduit typiquement, au sein des couches de
cadres et compétents, une révolte sociale qui – à travers l’emphase, hyperbole de sa
dénégation –, occulte son propre caractère de classe dominante frustrée, une
prétention morale à diriger le mouvement. Une politique d’alliance fondée sur la
dynamique des classes fondamentales conduit plutôt à chercher une symbiose dans
la convergence d’un combat démocratique commun dans toute l’épaisseur culturelle
et politique du tissu social. Et ce combat démocratique rencontre, à tous ses niveaux,
la suffisance de l’expertise, l’arbitraire des codes sociaux et des savoirs consacrés,
l’adversité des cadres et compétents. Bref, l’alliance est une entreprise difficile. Un
beau risque à courir.
Le propre d’une perspective marxiste est, cependant, qu’elle ne peut considérer cette
tâche comme un accomplissement ultime. Elle vise à imposer, à chaque pas, et sans
différer, une dynamique de « dépassement » irréversible. Son défi est celui d’une
réalisation pratique de la démocratie. Dans l’ordre économique, il concerne tout à la
fois la démocratie centrale représentative – celle qui définit les options, les politiques
au sens large du terme –, et les démocraties locales, plus directes, à instaurer dans
l’entreprise, les quartiers, les institutions de recherche et d’enseignement, etc., elles-
mêmes chargées d’enjeux économiques… Il implique un engagement permanent,
tourné d’emblée vers l’autre tâche historique, celle de la métamorphose de l’alliance
en abolition de tout rapport de classe, en dépassement des contraintes hiérarchiques
d’encadrement et de compétence.
L’« exigence démocratique », ainsi comprise, est un pilier de tous les programmes de
la Gauche radicale. Le problème reste cependant qu’il ne s’agit pas là d’une affaire de
déclaration de bons sentiments, mais de savoir si l’on s’y tiendra. C’est-à-dire de
savoir – au-delà des époques héroïques qu’il faut toujours saluer – si l’on s’engage
effectivement dans une voie qui ne fasse pas reparaître le pouvoir d’encadrement
dans des formes évocatrices de celles qui ont prévalu dans le socialisme réel. Tel est
le sens du mot d’ordre de « l’alliance et de son dépassement » : accepter l’alliance et
reconnaître sa nature de classe. Faute de quoi la déclaration démocratique est
susceptible de se métamorphoser rapidement en mystification. Ceux qui se sentiront
interpellés répondront sans doute : « Nous le savons, cela va de soi, la démocratie est
une lutte. » Certes. Mais il faut ajouter : « Oui, une lutte de classe. » Et c’est là le sens
de la perspective ici proposée. Car le concept importe. Au-delà de destins individuels,
il pointe vers les conditions dans lesquelles s’établit un nouvel ordre social, vers la
nature de classe du pouvoir d’État qui se met en place. D’où la question : « Quelles
classes ? » C’est un des objets centraux de ce livre, on l’aura remarqué.
De quelque côté que l’on se tourne, le combat quotidien ne peut manquer de se
trouver de plain-pied avec l’utopie. De cette utopie, le nom certes est désormais
problématique. Mais son exigence, depuis qu’existe la lutte de classe, pénètre les
consciences et pratiques militantes. Ce n’est pas ici le lieu d’en définir les
programmes, infiniment variables selon les lieux, même si des exemples particuliers
peuvent nourrir une réflexion plus générale (encadré 7). Il nous restera plutôt à
tenter d’en appréhender les diverses échelles dans l’espace global.

7. Entre réalité et utopie : l’expérience de la gauche


antilibérale en France
Il est intéressant de noter que les différents programmes antilibéraux qui ont
proliféré à l’approche des élections présidentielles de 2007 en France,
convergent vers un ensemble de réformes, plus ou moins radicales, évocatrices
du compromis social-démocrate de l’après-guerre et de la nécessité de le
remettre sur les rails en l’approfondissant. Tout à fait selon les principes mis en
avant dans cette section.
On peut les appréhender à de multiples niveaux : le retour à des formes de
gestion des entreprises détachées des intérêts stricts des actionnaires, des
politiques publiques tournées vers l’emploi, la préservation et le renforcement
des protections sociales et des services publics, et, au plan international, certains
mécanismes de protection des intérêts nationaux, en matière de commerce et de
mobilité des capitaux. Bien entendu, ces programmes affirment simultanément
des points de ruptures radicaux vis-à-vis des caractères les plus répréhensifs des
premières décennies de l’après-guerre, notamment par l’expression de
solidarités internationales (dettes extérieures, commerce international et
investissements), et surtout vis-à-vis de l’urgence écologique, dont le compromis
social-démocrate avait fait bien peu de cas.
Le contexte général dans lequel s’inscrivent ces mesures est la volonté de
transcender les compromis de type social-démocrate dans la perspective
dynamique de ce que ce livre appelle l’« alliance » : la détermination à mettre en
œuvre une vraie politique de gauche, à endiguer les pouvoirs et revenus des
capitalistes jusqu’à l’achèvement de cette tâche. On est là aux frontières d’un
antilibéralisme et d’un anticapitalisme, plus ou moins explicites selon les
programmes et organisations. Il s’agit toujours de promouvoir des liens
politiques dynamiques entre les classes fondamentales et les cadres et
compétents.
Mais ces programmes expriment tout autant la conviction que l’alliance reste
antagonique. Au-delà du refus du pouvoir, selon l’argument qu’il corrompt, ils
nourrissent la perspective, à l’œuvre dans certains pays d’Amérique latine, d’un
puissant mouvement populaire impulsant une action gouvernementale, bref une
voie qui porte généralement le nom de « socialisme ». Reste à savoir quelles sont
les chances d’éviter les errements du passé.

Notes du chapitre
[1] ↑ Toni Negri a fait de ce terme un élément central de sa langue philosophique. Il lui a donné une grande
force suggestive, traduisant notamment cette conviction que la puissance, infiniment singulière et diverse, de
ceux qui sont en bas est ce qui crée et produit le monde humain. Ce concept appartient à diverses traditions. Et
l’on peut en faire divers usages. On en retient ici les connotations philosophiques. Mais on tente spécifiquement
de le construire comme un concept de la théorie de la société moderne. Le concept de « classe fondamentale »,
chargé de positivité, lui fait en un sens écho. « Multitude » désigne ici la surdétermination d’une puissance sociale
fondamentale qui se constitue à travers le triple rapport que nous appréhenderons en termes de classe, de peuple
et de genre. Voir M. Hardt, A. Negri, Empire, Paris, Exils, 2000 ; et, Multitudes, Paris, La Découverte, 2004.
[2] ↑ C. Wright Mills, Les cols blancs (1951), Paris, Le Seuil, 1970.
[3] ↑ Jean Lojkine, L’adieu à la classe moyenne, Paris, La Dispute, 2005.
[4] ↑ Voir l’analyse de Ève Chiapello et Luc Boltanski dans Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
[5] ↑ « Déstructuration et décomposition du groupe ouvrier – groupe qui structurait et agrégeait autour de lui (et
autour de ses acquis et de ses valeurs, de ses représentants syndicaux et politiques) les autres fractions des
classes populaires » (S. Beaud et M. Pialoux, Violences urbaines, violences sociales, Paris, Fayard, 2003, p. 16). Voir
aussi, des mêmes auteurs, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999.
[6] ↑ C’est, à l’extrême, la thèse de Jacques Rancière dans La mésentente, Paris, Galilée, 1995. Elle ne manque pas
d’une certaine radicalité. Mais elle tend à diviser la société en inclus et exclus – par rapport à une « entente »
supposée –, alors que l’inclusion (qui est une inclusion dans des rapports de classe) et l’exclusion relèvent de la
même logique sociale.
[7] ↑ Voir Danièle Kergoat, « Le rapport social de sexe. De la reproduction des rapports sociaux à leur
subversion », Actuel Marx, « Les rapports sociaux de sexe », Paris, PUF, 2001, no 30.
[8] ↑ Voir les revues Cahiers du genre, Paris, L’Harmattan ; Nouvelles questions féministes, Lausanne, Antipodes ;
Travail, genre et sociétés, Paris, Armand Colin ; et Actuel Marx, « Les rapports sociaux de sexe » ; sous la direction
d’Annie Bidet-Mordrel, Paris, PUF, 2001, no 30 ; Actuel Marx, « Le racisme après les races » sous la direction de
Étienne Balibar, Paris, PUF, 2005, no 38.
[9] ↑ Voir notamment La noblesse d’État, Paris, Les Éditions de Minuit, 1989. Il conviendrait en ce sens,
d’analyser plus avant, et dans l’ensemble de l’œuvre de l’auteur, le couple « capital économique » / « capital
culturel ». Celui-ci ne peut être sollicité sans précaution. Il contient cependant des éléments de convergence avec
la thèse ici présentée d’une dualité des facteurs de classe. Voir J. Bidet, « Bourdieu et le matérialisme historique »,
in Dictionnaire Marx contemporain, Paris, PUF, 2001, p. 407-421.
[10] ↑ Selon la formule reprise par les zapatistes du Chiapas, relayée dans J. Holloway, Change the World
Without Taking Power. The Meaning of Revolution Today, Londres, Pluto Press, 2002.
[11] ↑ G. Duménil, D. Lévy, « Neoliberal income trends. Wealth, class and ownership in the États-Unis », New Left
Review, 2004, no 30, p. 105-133.
[12] ↑ Il faut souligner que cette vision binaire gouverne – en premier lieu peut-on dire –, l’analyse du
« fordisme » par Gramsci. La relation entre l’atelier et la révolution de la gestion, en général, n’est pas perçue, ni,
cela va sans dire, la relation aux classes : l’organisation ne trouve pas son écho dans la problématique
gramscienne des structures de classe. Gramsci considérait que l’évolution du capitalisme « rapprochait » des
ouvriers tous les salariés, au moins techniques (« L’instrument de travail », L’Ordine Nuovo, 14 février 1920,
Gramsci dans le texte, Paris, Éditions Sociales, 1975, p. 64-70).
[13] ↑ Alex Callinicos, discutant le concept d’événement, cher à Alain Badiou, souligne notamment, en référence
à une tradition d’épistémologie réaliste, ici très éclairante, que les structures et les événements ne « sont » pas de
la même façon. Voir A. Callinicos, The Resources of Critique, Cambridge-Boston, Polity, 2006, p. 161-170.
[14] ↑ Dont le premier parti a l’avoir inscrit à son agenda fut le premier parti ouvrier : le Parti social-démocrate
allemand, dans son Programme d’Erfurt, 1891.
[15] ↑ Voir JB, Théorie générale, p. 315 et s., « La théorie des droits de propriété ».
[16] ↑ Voir Le Capital, livre I, chap. X, § I, « La limite de la journée de travail ».
[17] ↑ Ainsi lorsqu’en 1972 en France s’impose le CDI, qui limite la propriété capitaliste sur la force de travail. Où
lorsque ailleurs on nationalise le pétrole. Acquis souvent réversibles, il est vrai.
[18] ↑ Voir GDDL, Crise, ainsi que de nombreux articles des mêmes auteurs. Ces travaux analysent la chute de la
rentabilité du capital dans les années 1970, son ampleur et ses mécanismes, ainsi que la tendance au
rétablissement propre aux décennies néolibérales. On y montre également, sur les cas de la France et des États-
Unis, comment cette nouvelle hausse du taux de profit ne se matérialise pas en investissement productif (voir le
chap. 14 de GDDL, Crise, « La finance finance-t-elle l’économie ? »). Par des « méthodes » non « recommandabes »,
on fait allusion ici au blocage des salaires, aux tentatives de compression des dépenses sociales, à la détérioration
des conditions de travail, à la précarisation, à la mise en concurrence des travailleurs du monde, à la
déterritorialisation de la production, etc. Il appartenait aux acteurs du compromis social-démocrate de remédier
aux conditions structurelles de la crise des années 1970 par d’autres méthodes, et de préserver le fruit des efforts
accomplis. Comment la « rentabilité » peut conditionner la marche d’une économie (l’investissement et la stabilité
macroéconomique), même dans le contexte d’un « endiguement » des prérogatives attachées à la propriété du
capital, renvoie à la théorie économique (voir GDDL, La dynamique du capital, notamment les chap. 13 et 18).
[19] ↑ On peut citer le livre, publié dans les années 1960, d’un haut responsable d’entreprise, François Bloch-
Lainé. La quatrième de couverture résume la thèse : « L’entreprise est une communauté d’intérêts, impossible à
réduire uniquement à ses propriétaires […] Dans une entreprise, comme dans la République, il y a les
gouvernants (les managers) et les gouvernés (le capital et le personnel) » (F. Bloch-Lainé, Pour une réforme de
l’entreprise, Paris, Le Seuil, 1963).
[20] ↑ Dans toutes ces configurations, la diversité des modalités interdit évidemment les généralisations. On ne
saurait placer sur le même plan les relations entre le Conseil économique suprême (Vesenkha, qui administra la
grande industrie entre 1918 et 1931) en URSS et les grandes entreprises japonaises.
[21] ↑ On entre ici dans un champ complexe et technique. Il ne s’agit pas d’invoquer une quelconque
« neutralité » des politiques. On sait que les règles de la fiscalité, des prélèvements sociaux, etc., conditionnent les
modes de fonctionnement des entreprises, et sont susceptibles d’être ajustés à leur taille ou caractères
institutionnels. L’attitude adoptée en faveur ou en défaveur des uns ou des autres est une affaire politique.
[22] ↑ Avec des taux d’inflation annuels de plus de plusieurs milliers de pourcent, dans certains pays, au cours
de quelques années.
Chapitre 10. Politiques de l’altermarxisme

N ous avons exposé, sous le nom de « politiques du néomarxisme », une réflexion


qui intègre trois exigences. D’abord, celle d’une politique d’union des classes
fondamentales, au sein d’une multitude en proie à des atteintes, injures et
souffrances diverses et incomparables. Ensuite, celle d’une politique d’alliance avec
le bloc dit de « l’encadrement et de la compétence », contre celui de la propriété
capitaliste. Enfin, celle de la lutte sur un second front, inséparable de la précédente,
visant à l’effacement progressif des prérogatives de ce bloc. Jusqu’à ce point,
l’analyse est cependant restée dans les limites abstraites des rapports de classe tels
qu’ils se présentent dans le cadre classique qui est censément celui de tout État-
nation. Nous avons cherché à déterminer à quelles conditions, dans un tel contexte
considéré dans sa généralité, pouvait surgir – à partir de pratiques sociales
imprescriptibles par avance –, un sujet politique, une capacité de dire « nous », de
revendiquer une hégémonie, dans une perspective conforme à la promesse
révolutionnaire inscrite dans la forme même de la société moderne.
S’il fallait commencer ainsi, c’est parce que le monde capitaliste moderne est né et a
proliféré dans une pluralité d’entités nationales. Il s’est « institué », sous la forme de
l’État-nation, l’institution moderne par excellence. Mais ce qui n’a pas moins
d’importance ni d’ancienneté que cette institution, c’est la non-institution du monde
moderne, ce que nous avons désigné comme le « système du monde ». Le monde
capitaliste présente, en effet, depuis ses commencements, une autre dimension : celle
de la relation conflictuelle, inégale, asymétrique, guerrière, non seulement entre les
États-nations, mais surtout entre ceux-ci et les espaces environnants, déniés comme
nations et détruits comme États, vampirisés par l’esclavagisme – dans les périphéries
et dans les centres eux-mêmes – et la colonisation. Comment, à partir de là, s’orienter
vers un sujet politique historique à signification universelle ?
À cet égard, le schème opératoire du marxisme classique était celui de
l’internationalisme. Les classes ouvrières des diverses nations étaient solidaires
entre elles. Chacune devait faire la révolution chez elle, à tout le moins œuvrer à des
réformes radicales. Mais chacune pouvait compter sur toutes les autres, animées du
même esprit. Elles devaient, en quelque sorte, « marcher côte à côte et frapper
ensemble ».
Cet idéal rencontrait pourtant un obstacle de taille : la différence d’enjeu entre les
luttes au centre et en périphéries. Là où il s’agissait avant tout de se libérer de la
domination coloniale, l’affrontement était en effet d’une autre nature : non pas tant
une lutte de classe qu’une guerre de libération. Non point la lutte contre un
adversaire de classe, mais la guerre contre un ennemi. Depuis la « destruction des
Indes occidentales », décrite par Bartolomé de Las Casas [1] , jusqu’à celles de la Chine,
de l’Inde et de l’Afrique [2] , l’impérialisme représentait l’autre dimension,
intrinsèquement perverse et exterminatrice, du capitalisme. Mais la guerre du
peuple ne confluait pas avec la lutte de classe.
Si le système impérialiste du monde demeure en place, et si, comme on l’a vu au
chapitre 8, l’État-monde, qui se profile à l’horizon, a la consistance d’un État mondial
de classe, il reste à savoir en quels termes on peut désormais penser la communauté
humaine, les perspectives qu’elle peut se donner et les voies de leur réalisation.

I - La politique des peuples

Du local au national
Les luttes sociales commencent toujours « en bas », au local, émergeant dans un
cercle spatial circonscrit, une proximité dans laquelle s’élaborent, à leur faible
mesure, des projets solidaires.
Mais la vie la plus pauvre, la misère elle-même, est prise dans un flot d’échanges et
de contrôles : marché et organisation. Le local se relie par mille ramifications à des
espaces plus larges, à des logiques urbaines et nationales. De ces combats, surgissent
des porte-parole, qui saisissent comme d’instinct le rapport entre leur lieu de vie et
ce qui le conditionne. Et ce qui détermine le plus local, c’est d’abord l’espace national
étatique, si effacé qu’il puisse paraître quand la pénétration de la finance capitaliste,
dont la loi du FMI, semble l’avoir rendu virtuel. En réalité, il n’en est rien, comme
l’illustrent les passions et déchirements auxquels on assiste aujourd’hui autour de
l’émergence des nouvelles entités nationales, de leur délimitation géographique et de
leur définition culturelle.
On voit des populations s’identifier passionnément à des nations qui ne semblaient
pas exister hier encore, et que souvent seul un tout récent mythe d’origine, vrai
roman familial, semble propulser sur la scène de l’histoire. La raison en est que la
nation, à l’époque moderne, est un réquisit. En quel sens ? Elle est ce sans quoi
l’exigence métastructurelle – celle du droit naturel moderne, d’être reconnus comme
libres, égaux et rationnels – n’a aucune chance d’existence. Qu’on se rappelle la
célèbre analyse d’Hannah Arendt, sur le cas des apatrides : les droits de l’homme
n’existent qu’à la condition d’être entérinés comme des droits du citoyen, parce que
seule une cité, détentrice d’un pouvoir reconnu légitime, peut en assurer quelque
réalisation. C’est là une question de fait. Et c’est sur ce terrain « structurel » de l’État-
nation, à cette échelle où l’on fait les lois et où l’on tient le compte des personnes et
des biens, que chacun, menant sa course sur le marché du travail et sur l’échelle des
compétences, peut désormais espérer trouver quelque reconnaissance et solidarité.
Et c’est sur ce terrain que se déroulent les luttes de classe d’« en bas ».
Tous, jusqu’aux plus démunis, sont donc aspirés dans le tourbillon d’une modernité,
qui échappe tendanciellement aux formes antérieures, familiales ou tribales, de
solidarité sociale. Comme le souligne Mahmood Mamdani, en Afrique, le pire n’est
pas encore la « race » [3] . Ce n’est pas d’être un citoyen de seconde zone stigmatisé
par la race, car au moins c’est dans le cadre du droit commun que l’on est alors
maltraité. Le pire est de ne relever que d’une « tribu », dernière trouvaille de
l’impérialisme postcolonial.
S’il en est ainsi, c’est parce que le monde n’est pas seulement régi par le marché. C’est
bien ce qu’illustre aujourd’hui cette violence inhérente à la mise en place des
nations. La distribution du pouvoir, des bénéfices et des grâces, passe aussi par la
forme organisée qui culmine dans l’institution étatique. Telle est à cet égard la leçon
que l’on peut tirer du néomarxisme pour la cause de l’altermarxisme. Le marxisme
classique ne sut jamais appréhender correctement la « question nationale », faute,
notamment, d’avoir établi théoriquement cette imbrication entre le marché et
l’organisation, selon une « englobance » souveraine de l’institution étatique, qui pose
la Constitution comme l’organisation suprême, censément celle de la parole entre
tous. Pure organisation des voix et des discours (censément au-dessus de toute
prétention marchande, de tout clientélisme), qui détermine l’usage censément
légitime de la violence sociale. Où « censément » est un terme essentiel.
Cette remarque n’introduit pas seulement un élément analytique pour
l’interprétation des conflits locaux en cours, là où l’identité des territoires issus du
découpage colonial reste disputée, notamment en l’absence d’une langue populaire
commune ou du fait de la localisation trop inégale des ressources. Elle conduit plus
généralement à l’idée que, vu l’importance existentielle de la dimension nationale-
étatique, la lutte pour la démocratie politique est en tout lieu un enjeu essentiel. Cela
est vrai pour les peuples les plus en proie à la prégnance coloniale comme pour ceux
du centre. C’est dans la démocratie nationale, reposant sur la lutte d’« en bas », que
s’enracine la capacité des peuples à être des acteurs positifs sur la scène du monde.

Du national au continental
Cette entrée historique des peuples (désignés comme « périphériques » par ceux qui
se considéraient comme le « centre ») dans l’histoire moderne s’est exprimée, au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans le mouvement tiers-mondiste.
Bandung [4]  en a fourni l’expression majeure. La solidarité entre peuples supposés
libérés du colonialisme a joué un rôle décisif dans une période privilégiée, qui était
par ailleurs celle où la finance capitaliste se trouvait en position de retrait face aux
alliances entre les classes populaires et les élites organisatrices. Elle faisait, dans une
certaine mesure, écho au compromis social-démocrate au sein des nations du centre.
Ce mouvement des peuples ne saurait sans doute conduire plus avant qu’en
s’inscrivant dans un nouveau cycle que l’on peut, faute de mieux, désigner comme
celui de la « continentalisation » du système du monde. L’échelle propre à une
organisation économique et politique commune tend en effet à croître avec le
développement des technologies, même si cette donnée n’est pas, en soi, décisive et
se trouve contrecarrée par des singularités historiques persistantes. Les espaces
nationaux apparaissent, corrélativement, aujourd’hui comme de dimension trop
restreinte face aux appétits dévorants de la mondialisation néolibérale. Aujourd’hui,
c’est l’échelle des continents qui s’impose. Face aux États-Unis : des entités comme la
Chine, l’Inde, l’Amérique latine, l’Europe. Et d’autres sont à construire sur la base
d’une antique aire de civilisation, comme l’Islam, ou d’une ancienne communauté de
culture et de destin, comme l’Afrique. C’est à cette échelle que de telles entités seront
en mesure de faire reculer les impérialismes anciens et de réfréner les nouveaux
appétits. Et c’est par la continentalisation que l’humanité peut espérer un jour passer
de la configuration centres/périphéries à celle d’un polycentrisme potentiellement
plus équilibré.
Cela suppose que les ressorts civiques, c’est-à-dire aussi ceux d’une lutte des classes
fondamentales, développés dans les espaces nationaux, conservent toute leur
vitalité : que les continents protègent les nations, les aident à défendre leurs
ressources et leurs cultures. Et qu’ils s’élaborent eux-mêmes comme de vraies
nations : non comme de simples succursales du libre marché capitaliste, mais comme
des espaces capables de développer leurs projets économiques. Voilà notamment ce
dont la lutte de classe et le combat des peuples doivent faire leur objectif.

L’entrelacs des classe et des peuples


Pour définir le capitalisme, le terme de « mode de production » est à certains égards
trompeur. Car le capitalisme n’est pas seulement structure de classe, rapport de
classe et lutte de classe. On l’a dit, il est, depuis le début, guerre du capital contre les
peuples d’alentour. Et cette guerre poursuit aujourd’hui encore son cours, au Nord
comme au Sud, à travers une société intrinsèquement postcoloniale – où le « post »
désigne la présence active, dans notre aujourd’hui, d’un passé d’assujettissement et
de violence.
S’il est si difficile de concevoir, et encore plus de réaliser, l’unité de la cause des luttes
de classe et de celle des luttes des peuples, ce n’est pas seulement parce que ces
dernières sont encore aujourd’hui des guerres de libération, des guerres pour
secouer le joug colonial ou leurs répliques postcoloniales. À l’évidence, c’est d’abord
parce que les classes du centre se trouvent nécessairement impliquées dans la
domination impériale. C’est bien au même capitalisme qu’il faut, à l’époque
moderne, attribuer tout à la fois la domination de classe et l’oppression des peuples
(chap. 7). Mais il n’en émerge pas pour autant un sujet historique unifié, qui lui ferait
face sur ce double front : un « fossoyeur du capitalisme » porteur d’une alternative
globale, libérant tout ensemble les classes et les peuples.
Le champ est d’autant plus difficile à embrasser sous un seul regard que l’humanité
suit des cours historiques fort divers. Ici, comme en Chine et en Inde, elle rattrape à
pas de géants, elle dépasse : on y répète en plus grand l’aventure industrielle, et l’on
est déjà au-delà. Ces nouveaux centres ont désormais leurs propres périphéries,
extérieures et intérieures. Ailleurs, l’humanité survit en se multipliant, concentrant
sa vitalité surabondante, sa jeunesse, sa misère et son savoir futur, dans des
mégapoles hasardeuses dont les proportions semblent échapper à l’imaginaire du
marxisme, qui liait le prolétariat à l’entreprise, sa prison et sa forteresse. Ailleurs
encore, tout est à vendre, tout est à prendre : avec les terres, les peuples qu’elles ont
portés.
Les conditions d’une montée vers une « hégémonie » populaire, au sens donné à ce
terme au chapitre précédent, sont donc extrêmement diverses. Dans les grandes
puissances qui émergent aujourd’hui, les formes de lutte s’inspirent – face aux
recours récurrents à des traditions de gouvernement impérial ou aristocratique – de
traditions immémoriales de résistance populaire, ou, selon les lieux et les moments,
de stratégies nées en Occident. Ailleurs, et parfois dans les mêmes contextes,
émergent de puissantes solidarités qui empruntent à d’autres paradigmes. Dans
l’espace rural, c’est l’esprit de l’ancienne communauté qui se mobilise et se recycle
en démocratie directe, dans un combat contre le Goliath financier. Dans les
périphéries de la mégapole, ce sont de nouvelles communautés, de multiples
réseaux, qui s’inventent, affaire de femmes autant que d’hommes, s’organisant au
jour le jour dans le maquis d’un marché informel.
Le vieux mot d’ordre « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » n’est évidemment
plus à lire dans sa simplicité biblique, à supposer qu’il l’ait jamais été.

II - L’émergence brouillée d’un peuple-monde


Parler ici de « peuple » peut surprendre. Il n’y a, en effet, censément de peuple que
divers. Il n’y aurait jamais, à vrai dire, que des peuples. Or ce peuple s’annonce
comme un et universel. S’agirait-il du « peuple de Dieu », dans lequel toutes les
nations sont appelées un jour à se rassembler ? Il est vrai que la modernité
occidentale a toujours spontanément trouvé les mots du christianisme pour dire un
destin supposé commun. Et il s’agit bien, en effet, ici de la tradition philosophique
moderne, qui donne au concept de « peuple » un statut très défini. Mais le marxisme,
qui en hérite, en même temps le subvertit. Dans son mouvement originel, et peut-être
dans son motif essentiel, le marxisme peut être identifié comme la critique politique
du libéralisme. Il avance que les exigences qu’énonce l’ordre politique – se
reconnaître mutuellement comme libres, égaux et rationnels – n’ont de réalité que de
se réaliser dans les rapports économiques. Le peuple, catégorie politique, n’est
peuple que s’il s’avère tel dans la réalité économique, dans notre existence matérielle
et quotidienne. Si l’on est conduit à parler de « peuple-monde », la raison en est
l’émergence lente, mais inéluctable d’un État-monde.

Une nouveauté inouïe : l’humanité se posant en communauté


politique
On a vu par quelle évolution inflexible la matrice État-nation, dans laquelle le
capitalisme s’est développé comme structure de classe et forme de société, a
progressivement exigé des espaces plus larges, de l’État-cité des origines médiévales
à l’État-continent qui se dessine aujourd’hui. Les mêmes causes produisant les
mêmes effets, voici qu’à l’horizon s’annonce une étaticité à l’échelle du monde.
L’État-monde en gestation – objet du chapitre 8 ci-dessus – entretient avec le système
du monde un rapport tout à la fois de corrélation, permettant à la puissance
impérialiste, qui l’instrumentalise, de donner à ses actions une apparence de
légitimité, et de contradiction, instaurant une légalité que même les plus puissants ne
peuvent toujours défier sans risque. Il se trouve à cet égard dans une situation
analogue à celle de l’État moderne, qui, comme instance politique, vient en
corrélation avec les forces de domination économiques, et qui pourtant constitue
aussi un lieu sur lequel et par lequel s’exerce une lutte d’« en bas ». L’État-monde
prend, il est vrai ce départ dans les pires conditions. Mais il n’en fut pas autrement
des États-nations.
L’État-monde qui s’annonce, on l’a vu, n’est pas une utopie. Il n’est le résultat
d’aucune volonté particulière, d’aucun dessein collectif, mais d’effets cumulatifs qui
ont fini par bousculer un ordre purement international. Il émerge, de quelque façon,
derrière notre dos. Avec lui pourtant se réalise, dans la logique de la forme moderne
de société, ce fait inouï : la constitution de l’humanité en communauté politique.
L’espèce humaine diffère, depuis le début, de toutes les autres en ce qu’elle forme
une communauté culturelle, au sens où les grandes innovations ont dans leur
ensemble, quoique lentement, circulé presque d’un bout à l’autre. Or, à cela s’ajoute
désormais un trait radicalement nouveau : c’est sa prétention, qui s’affirme
seulement depuis quelques décennies, à se constituer en communauté politique. Non
pas, selon un rêve vieux de deux siècles, d’une simple « société des nations » selon la
formule qu’employait déjà Kant (Völkerbund). Ni seulement, selon l’expression reçue,
une « communauté internationale ». Mais, sous forme inchoative, une communauté
mondiale, « cosmopolitique » au sens vrai. Une communauté universelle des citoyens
qui avance la prétention de se constituer en un sujet politique, capable de dire
« nous ».
Or, on l’a dit, dans les conditions du capitalisme, cet État-monde en gestation ne peut
se profiler que dans les traits d’un État de classe, qui se construit derrière notre dos.
Dans son impitoyable légalité économique (néo)libérale, cet État est donc un défi
pour son peuple : il défie un « peuple-monde » [5] , qui émerge en même temps que
lui. Dans quelles conditions ?
On ne s’étonnera pas que l’État-monde ouvre, tout comme l’État-nation, trois
perspectives hégémoniques. Ni que la lutte de classe au plan mondial prenne la forme
d’un « jeu à trois ».
Les deux pôles dominants ne nous réservent pas de surprise : l’un se constitue
autour de la propriété capitaliste et du marché, l’autre autour de l’organisation. Mais
avec le troisième terme, le tableau se complique, car il est de nature plus complexe.
Le rapport de classe, en effet, en croise ici un autre : celui que définit le système
asymétrique du monde. Le point de vue « fondamental », qui assume les réquisits de
l’humanité en tant que communauté politique, ne peut se construire qu’à travers une
communauté de lutte sociale, à l’interférence de ces deux rapports sociaux, classe et
peuple. Et ceux-ci, tout comme au plan de l’État-nation, interfèrent avec un
troisième : le rapport social entre les sexes. Ce sont là les trois dimensions de ce que
nous identifions comme le « peuple-monde ». Nous les désignerons respectivement
comme les rapports de « classe », de « race » (selon une référence au « peuple » qu’il
nous faudra justifier) et de « genre ». Et nous chercherons à définir la perspective
politique de ce peuple universel.
Cela suppose cependant que nous ayons d’abord examiné les deux autres
perspectives, ou plutôt les deux formes idéologiques contrastées qui se donnent aux
deux pôles de la domination de classe.

La perspective ultralibérale : droit sans État ou État sans droit ?


La perspective de l’hégémonie libérale, comme doctrine, en vient ici à se présenter
comme une sorte de paroxysme de l’individualisme possessif. Elle s’avance pourtant
avec une belle prétention d’universalité : nous sommes tous « libres, égaux et
rationnels ». C’est là le présupposé commun de la modernité [6] . Mais, dans la vision
libérale, le « rationnel » n’existe que par le marché, où l’homo œconomicus se montre
tel, visant rationnellement son intérêt ; et c’est également ainsi qu’advient censément
le plus grand bien de tous. Il n’est donc plus besoin d’autre lien social que celui du
marché. Plus besoin d’État, ou si peu. Ni surtout d’État-monde, suprême abomination.
La société civile, s’ordonnant selon le droit des échanges, régira le jeu social. Vive
donc le « droit sans État ». Nos représentants seront là pour faire respecter la loi
naturelle du marché. Il faudra certes des institutions expertes – « indépendantes »,
c’est-à-dire privées – pour l’élaborer dans le détail. D’autres institutions, également
privées, régleront les différents. Elle diront le juste et l’injuste. À l’État, pour la tâche
qui sera la sienne, suffiront les policiers – seuls fonctionnaires désormais vraiment
utiles et estimables. Ces vrais héros de notre temps, qui risquent leur vie pour nous.
Le droit, bien sûr, ne donne aucun droit à ceux qui n’ont rien à faire valoir. La
charité y pourvoira.
Le miracle est que cette chose est censée se produire sous nos yeux éblouis. L’heure
du libéralisme planétaire est arrivée. Plus rien ne peut entraver le marché universel.
Les États et les nations étaient un archaïsme barbare, qui empêchait la raison
naturelle marchande de triompher. On peut aujourd’hui s’abandonner à elle. Le
marché universel, en abolissant les États, a aboli l’État. Nous entrons dans l’ère du
droit, qui est tout à la fois – l’un se définissant par l’autre et réciproquement –, celle
des droits de l’homme et des droits de la propriété marchande.
Un peu d’attention suffit pour comprendre qu’un tel droit n’est en lui-même que le
droit du plus riche. Il se réclame certes du triple présupposé moderne de liberté-
égalité-rationalité. Mais il inscrit, au sein du troisième terme, un déterminant
problématique : seule la propriété privée serait rationnelle. Tel est en effet, depuis
son énoncé par Locke, la thèse, fondatrice, du libéralisme : seule la propriété privée
est productive. Hors d’elle, la terre reste en friche et l’industrie dépérit. La propriété
privée, celle notamment des moyens de production, s’affirme ainsi comme un « fait
de raison », fait surplombant le droit.
Dans la réalité, on le sait, grande est la distance entre la doctrine et le fait. Les forces
sociales qui prônent le libre-échange sont aussi celles qui organisent le
protectionnisme des nations les plus puissantes. Et celles qui crient au danger contre
le grand Léviathan qui s’annonce dans l’État mondial sont précisément celles qui le
constituent dans sa configuration totalitaire, imposant une soumission universelle à
la loi du marché capitaliste. C’est ainsi que la perspective libérale conjugue logique
de classe et logique impériale. Les classes dominantes et les hiérarchies impérialistes
sont parties prenantes d’un État-monde profondément imbriqué dans le système du
monde, dont elles cherchent à faire leur instrument en lui dictant leur loi.
À cet égard, la « doctrine » poursuit des objectifs destructeurs : elle a pour objet de
légitimer le démantèlement des institutions de l’État social et de tout ce qui peut faire
obstacle à la toute puissance de la propriété capitaliste, notamment les frontières
posées aux échanges commerciaux et aux mouvements de capitaux (chap. 7). En ce
sens, dans le rapport de concurrence avec la perspective social-démocrate, qu’on
aborde ci-dessous, elle tend à s’assurer un espace de man œuvre maximal en vue de
formes d’organisation qu’elles puissent contrôler aussi étroitement que possible. Elle
tend à masquer une certaine idée de l’État-monde, celle-là même qu’elle tend à
réaliser.

La perspective social-démocrate : un contrat social supplétif


Face à une telle schizophrénie, l’autre pôle de l’hégémonie « en haut », celui de
l’organisation, ne peut manquer de manifester ses propres énoncés doctrinaux. Il se
donne aujourd’hui tout naturellement un projet qui se désigne comme « social-
démocrate », selon l’ouvrage de David Held [7] . Il procède de la même déclaration
métastructurelle : nous sommes libres, égaux et rationnels. Mais la « rationalité »,
cette fois, est attendue d’une organisation politique commune régulant, englobant,
les rapports de marché.
Cette « social-démocratie » mondiale, ne manque pas de moyens de se faire entendre,
jouissant d’une large audience dans l’élite des cadres et compétents. Elle occupe une
place d’honneur dans le débat public cosmopolitique, dans le discours des
institutions internationales. Elle intervient cependant dans un état faiblesse. La
position social-démocrate « historique » tenait en effet sa force de la base,
historiquement déterminée, qui la portait et qu’elle contribuait à conforter, à
l’époque du compromis de l’après-guerre : l’État-nation, visé comme État social. La
social-démocratie ne peut, à l’ère de la mondialisation, que réitérer son projet sur
une échelle plus vaste, sous la forme d’un « contrat social mondial ». Celui-ci, en
raison du caractère encore purement inchoatif de l’État-monde, et de la prévalence
des rapports de force impérialistes, ne peut cependant se développer que sous forme
d’ambitions modestes. Et, pour ces raisons, ce discours du « contrat social mondial »
a peu de prise sur la réalité. Il plie devant le néolibéralisme.
Cette approche ne peut cependant être récusée dans les mêmes termes. Se réclamant
d’un « contrat social », elle envisage une relation qui ne s’établit pas seulement entre
les nations, mais entre les humains en tant que tels. C’est bien, certes, ce que fait
aussi la doctrine mondiale ultralibérale. Mais, là où le libéralisme en induit que l’on
n’aurait plus désormais besoin que d’un État veilleur de nuit, la vision social-
contractualiste pousse à reconduire au niveau mondial les exigences démocratiques
qui s’affirmaient dans l’État-nation. Ainsi peut-on aligner toute une série de projets,
souvent honorables, voire fort raisonnables, de réformes des institutions
internationales, dans un sens supranational. Non simplement comme un pouvoir
s’imposant (du moins dans une certaine mesure) aux nations, mais comme une
puissance commune, fondée sur des principes et des procédures égalitaires d’accord
et de concertation entre tous. Démocratiser l’ONU consisterait à aligner, autant que
possible, sa démocratie sur les critères valables pour un État-nation. Cela vaudrait
aussi pour les autres institutions. Notamment pour des organismes économiques
permettant des politiques d’intervention dans des domaines tels que les
infrastructures ou la formation technique. Le point culminant du projet étant la
perspective de fournir aux nations les moins développées les moyens d’accéder au
marché mondial.
Ce qui n’est pas rien. Cependant telle est aussi la limite de la perspective. Le
programme social-démocrate en reste à l’encadrement du libéralisme. Il n’en fait pas
la critique radicale. Son parti est, au mieux, celui du compromis proprement
« keynésien », au sens du chapitre 3, qui postule l’intervention étatique au plan
macroéconomique et laisse, par ailleurs, le champ libre au marché capitaliste.
L’ensemble se trouve ici transposé au plan mondial.
Son argument critique à l’égard du libéralisme part du constat, bien connu, que le
marché capitaliste produit des « externalités » – une formulation qui indique déjà
une relative inféodation à la pensée libérale –, auxquelles il convient de remédier
par des mesures d’organisation, et aussi par la promotion de règles et de principes de
compromis censément acceptables par tous. Sa faiblesse théorique est de ne pas
assumer le fait que ce qui, pour le capital, est « externalité », ce ne sont pas les
malheureux effets dont on parle, c’est en réalité le « bien commun » lui-même –
comme l’expose du reste Hayek, le maître à penser libéral. Celui-ci, il est vrai, croit
pouvoir le retrouver, en le dérivant de la recherche par chacun de son propre
intérêt. Mais ce dont s’écarte le libéralisme, ce n’est pas seulement du bien commun,
mais, plus radicalement, du sort fait à chacun, qui concerne tout un chacun. Sa
logique productive spécifique n’a, en effet, selon la démonstration fournie par Marx,
d’autre objet que profit (la rentabilisation du capital). Tout le reste est extérieur à son
projet – extériorité, externalité. Et tout ce reste est précisément l’objet d’une lutte de
classe, dont la visée se dévoile désormais à l’échelle du monde.
Or, précisément, le contrat social-démocrate, inspiré de Habermas, ne parvient pas à
penser à cette échelle. L’illustration en est fournie par les principes qu’il croit
pouvoir invoquer comme les régulateurs de l’affrontement politique à travers la
communication démocratique. L’ouvrage de David Held, cité en référence, invoque
notamment un « principe de symétrie », celui qui affirme que ce sont en droit les
citoyens qui constituent le souverain : ainsi décident ceux qui sont concernés. Qu’en
est-il désormais, quand les questions débordent les limites d’un État – pollutions,
migrations, etc. – s’inscrivant à cheval sur les frontières ? Réponse : les « concernés »
en jugeront ensemble. Réponse insuffisante quand nous sommes désormais dans un
seul monde, où, en dernier ressort, comme dans l’État-nation, tous sont concernés par
la justice entre tous. Soit encore, le principe du « tiers impartial » : si « le monde est
également à tous » (si, du moins, nous avons à son égard égale responsabilité), ce
tiers, c’est tous les autres. On le voit, de tels « principes » ont pour objet, ou du moins
pour effet, de masquer les problèmes primordiaux et de légitimer la « négociation
sans principe » entre le faible et le fort.
En réalité, telle sera du moins notre thèse, on ne pourra envisager une « politique de
l’humanité » qu’en prenant les choses par l’autre bout : non pas des hauteurs de cette
logique idéale du marché, ni de cette utopie de l’organisation concertée en contrat
social, mais – au prix d’une révolution copernicienne – du point de vue de ceux sur
qui ces médiations s’exercent. Mais comment déchiffrer le sujet qui en serait
porteur ? Et quel nom lui donner ?

Quelle perspective pour le peuple-monde ?


La troisième position d’hégémonie est donc référable à la même déclaration, soit au
même présupposé : nous sommes libres, égaux et rationnels. Mais elle assume ce
présupposé dans sa matérialité planétaire. Libres et égaux, nous ne le sommes en
effet que dans nos interactions, qui passent par l’usage du monde, au sujet duquel
tout autre être humain peut nous demander de quel droit nous en faisons un tel
usage – tel usage de telle portion de la planète. « Nous sommes libres, égaux et
rationnels », cela signifie en effet que nous reconnaissons d’abord qu’en un sens, le
monde, comme déjà le dit Locke, « appartient également à tous ».
Nous savons maintenant ce qu’il en est de cet adage : il s’agit d’une communauté de
responsabilité, non de propriété. Rappelons-nous que cette communauté originelle
(de principe) est bien ce que reconnaissent aussi les libéraux et les organisateurs. Ils
souscrivent chacun à leur façon à l’idée que la société humaine ne peut, dans sa
complexité, se constituer sur la seule base de la communication immédiate. C’est
pourquoi elle est société, et non simplement communauté. En d’autres termes, il y a
nécessairement des « médiations », comme le disait Marx, qui en distinguait deux,
primordiales : le marché et l’organisation. Or, les premiers croient s’en tirer par le
marché, l’arrangement marchand. Et les seconds par l’organisation, dont « la
propriété commune des moyens de production » a pu même sembler fournir la clé
ultime. Le problème, on le sait, est que ces deux principes primaires de coordination
sont aussi les agents de la division sociale : les facteurs modernes de classe dans la
forme moderne de société. Ils donnent lieu à une emprise immensément inégale sur
notre substrat matériel supposé commun. À quoi se conjuguent les partages iniques
liés à l’asymétrie du système capitaliste du monde. Et, troisième terme, l’inégalité
entre les sexes, sous l’égide de la proclamation de leur égalité.
La politique de l’humanité est celle qui cherche à définir celle-ci comme capacité de
dire « nous ». Elle vise donc à dépasser, à abolir cette triple division de classe, de
peuple et de sexe. Voilà le point qu’il nous reste à explorer. Mais, pas plus que le
« néomarxisme » ne proposait de modèle de socialisme, on ne cherchera ici à
prescrire le programme « altermondialiste », qui définirait la nature des institutions
à édifier ou des principes à réaliser. On tentera seulement de faire apparaître dans
quelles conditions émerge, obscurément, dans le grand affrontement contemporain,
un peuple-monde.

L’écologie comme combat politique à l’échelle du monde


Avant d’y venir, pourtant, il convient de se représenter le cadre qui est désormais
celui de l’action humaine. En effet, corrélativement à la « nouveauté inouïe » par
laquelle nous avons commencé notre analyse, selon laquelle l’espèce humaine
accède aujourd’hui comme telle au statut de communauté politique, il nous arrive
une autre nouveauté, plus inquiétante, dans les termes de la question écologique.
L’idée que « le monde est à nous », qu’il serait à notre usage, à supposer même
qu’elle ait un sens, n’a pas de fondement rationnel. Mais elle a un fondement réel,
historique et social. La prétention d’être « maître et seigneur » de la nature est en
effet celle qui s’affirme pratiquement dans la logique de la production marchande
capitaliste, celle de l’accumulation illimitée d’une richesse abstraite, le profit,
indifférente aux atteintes écologiques. Elle habite aussi la logique organisationnelle
hiérarchique qui pousse à l’accumulation incontrôlée de pouvoirs sur pouvoirs, qui
n’ont, eux aussi, d’autre fin qu’eux-mêmes. Si cette prétention hante la raison
humaine, comme on le dit volontiers aujourd’hui (à son discrédit de raison supposée
« instrumentale »), c’est, en réalité, parce qu’elle hante les deux formes constitutives
de notre entendement social collectif, marché et organisation, en ce qu’elles sont
aussi les deux facteurs de classe dans la forme moderne de société.
En ce sens, la lutte écologique suppose un affrontement des pouvoirs de classe –
lesquels se trouvent encore renforcés, militarisés, dans les conditions asymétriques
du système du monde. Elle excède pourtant ces contextes, lutte de classe et de
peuple, parce qu’elle implique la population humaine, dans son ensemble et en tant
que telle – soit tout un chacun, quelle que soit sa place dans la société. Et elle excède
également les limites d’une lutte politique. Car elle ne concerne pas seulement les
conflits que nous pouvons avoir entre nous, entre acteurs contemporains en
interaction, mais aussi notre responsabilité à l’égard des générations futures, qui ne
sont pas présentes pour en débattre avec nous. En ce sens, elle relève d’une éthique :
elle dépasse la problématique politique qui est ici la nôtre.
Mais de cette « responsabilité », qui transcende le temps, nous avons à répondre ici et
maintenant. Et les puissants ont à en répondre devant tous. Tous, nous avons à
répondre devant nos contemporains de notre engagement à abaisser les puissances
sans frein de la propriété et du pouvoir. L’éthique ne chasse pas la politique.
L’urgence écologique ne vient pas se substituer à l’exigence politique. Le vert ne
vient pas remplacer le rouge. Il lui donne un contenu historiquement nouveau.
L’analyse marxienne anticipait déjà en appréhendant les rapports sociaux en termes
écologiques de relations entre l’homme et la nature : « forces productives » et
relations sociales toujours à penser ensemble dans des « rapports de production ». Il
s’agit désormais de considérer ceux-ci pour ce qu’ils sont aussi : des rapports de
destruction. Or, ils le sont en tant que rapports de classe constitutifs d’un État-monde,
et c’est à ce titre qu’ils nous interpellent. Les humains désormais sont citoyens du
monde parce qu’ils sont, dans un monde commun et fragile, écologiquement
interpellés comme tels.
Mais cette interpellation ne vient pas d’ailleurs, d’un abîme au-dessus de nos têtes,
d’une totalité naturelle qui s’adresserait à nous. Elle n’est qu’une « inter-
interpellation » inhérente aux présupposés de la forme moderne de société [8] .
La classe multipliée par la « race »
Le rapport de classe capitaliste est, comme le dit Marx, fondé sur « le préjugé
d’égalité ». Mais cela n’est vrai que pour autant qu’il s’inscrit dans la structure
nationale. Or, on l’a vu, le capitalisme, en tant que « système » du monde, enjambe la
« structure » nationale de classe. Dans sa prégnance mondiale, le capital fait son
profit de toute force de travail qu’il peut s’approprier. Ce qu’il fit, notamment, des
esclaves, « raptés » durant des siècles en périphérie. Mais, pour s’approprier l’esclave
comme tel, pour le mettre au travail, il était nécessaire de l’exclure de la nation – en
raison précisément des prétentions métastructurelles, de liberté, égalité et rationalité,
que celle-ci véhicule. Il fallait que tout cela lui fût dénié. Or cette dénégation présente
une structure formelle singulière et nécessaire. Ce n’est qu’en déniant à un être
humain son caractère rationnel qu’on lui ôte sa qualité d’égal, selon laquelle il doit
être reconnu comme libre (et donc comme citoyen partenaire dans un espace
national). Pour dénier la liberté, on doit dénier la rationalité, qui fait de l’autre un
égal. Sa race sera donc déclarée inférieure. Il ne sera pas pleinement homme.
Exclure de l’humanité, cela veut dire, à l’époque moderne, exclure de la nation – et
réciproquement. Telle est la condition sociale de possibilité de l’esclavage moderne.
C’est par là que, conjointement, le rapport de classe et le rapport de nation
parviennent à leur suprême perversion.
On saisit ainsi, dans le cas emblématique de l’esclavage, l’étroite relation entre le
dispositif de la classe et le dispositif de la nation. La « race », naturalisant le rapport
capitaliste de classe, justifie ses formes extrêmes, esclavage ou péonage. Elle déclare
une différence essentielle qui détermine l’exclusion de la communauté politique.
Faute d’être un homme vrai, on ne peut être citoyen, – ce qu’est, du moins, le
partenaire salarial. Ainsi prend toute sa vérité l’énoncé d’Arendt, qui souligne que,
faute d’être citoyen, on n’a aucun titre à faire valoir des « droits de l’homme ».
Le racisme est depuis l’après-guerre, suite à l’horreur révélée des génocides et au
soulèvement des colonisés, officiellement prohibé. Il est exclu du discours officiel de
la nation moderne. Le dispositif pourtant reste en place. Il porte d’autres noms, mais
concerne les mêmes. Qui sont maintenant censés être dotés de cultures ou de
traditions différentes. Différentes : par rapport à une norme blanche occidentale
phantasmatique. Les cultures supposées, comme autrefois les religions avérées,
fondent censément des identités distinctes. Dont la couleur porte le témoignage
indélébile, que l’on ne peut « abjurer ». Les puissants s’entendent d’instinct au
maniement de la frayeur qui divise, à la gestion communicative de la stigmatisation.
Celle-ci assure au rapport de classe son rendement optimal, et les meilleures chances
de sa reconduction d’une génération à l’autre.
De ce lien organique, dont la race est l’opérateur privilégié, entre classe et nation, il
est un autre témoignage, qui le recoupe en grande partie. C’est l’acharnement des
pays riches à refuser de reconnaître aux populations venues d’ailleurs un statut
officiel qui les situent dans le contexte de la citoyenneté [9] . Dans ces conditions, leur
situation formellement salariale se rapproche au plus près de l’esclavage ancien, par
la précarité qui s’y attache et la situation de dépendance personnelle extrême qui en
découle. Et par tous les soupçons sur leur humanité qui s’attachent à la condition
d’êtres en marge du lien social.

La race multipliée par le genre


Le propre du marqueur race, même « euphémisé » en culture, tient à ce qu’il se
trouve, dans sa matérialité d’indice physique, impliqué dans un rapport social de
sexe, qui engage aussi la structure familiale.
Dans la relation capitaliste esclavagiste, la domination masculine se traduisit, entre
autres, par l’appropriation des femmes. Et donc aussi par la production d’une
progéniture métis, rejetée au dehors de la communauté nationale, au voisinage du
stock originaire de l’esclavage. Au croisement des rapports de classe, de nation, de
race et de genre, l’assujettissement du corps des femmes bouclait la boucle [10] .
L’apparition des métis brouillait la distinction entre les races, rendait douteux les
repères permettant de désigner des égaux et des inégaux. Il fallait, aux planteurs des
Antilles, pour le soutien de leur prétention de supériorité, une théorie ad hoc. Les
hommes de science n’eurent pas de peine à faire cette belle découverte : ce sont les
femmes qui transmettent l’identité essentielle, le « tempérament national », ciment
de la classe supérieure. Les enfants des femmes noires héritent donc de leur nature
essentielle : ils sont propres à l’esclavage. Où l’on voit que le racisme n’est pas
seulement un « préjugé », une idée fausse à écarter. Une « idéologie ». C’est un
dispositif de classe, impliqué dans le rapport de genre et dans la forme nationale – et
réciproquement. Il pose le rapport de classe pour l’éternité.
La migration universelle concerne aujourd’hui les femmes au même titre que les
hommes, non seulement comme compagnes, mais aussi au titre de leur travail.
Massivement sollicitées pour les tâches obscures du « care », du sexe ou de la
domesticité industrielle, elles suivent des parcours souvent interdits aux hommes de
leur condition. Philippines, roumaines, maliennes ou péruviennes, elles vivent dans
un seul monde, d’abondance et de rareté, ordonné selon le flux des capitaux, qui les
aimantent, et le ruisseau de leurs économies, reflux inverse. Chez elles nulle part,
elles n’ont plus que la virtuelle citoyenneté de l’État-monde, qui assure la circulation
des moyens de paiement. Domination masculine de classe dans l’asymétrie foncière
du rapport national.

III - Vers une politique de l’humanité


Toute cette complexité, on l’a vu, en vient aujourd’hui à se réordonner autour d’un
principe d’unité, qui ouvre à l’humanité un nouvel espace politique, que l’on a
désigné comme l’« État-monde en gestation ». Cette unité, pourtant, ne semble
d’abord là que pour donner plus de forces aux anciennes divisions sociales. Et les
tâches d’une politique de l’humanité s’annoncent redoutables.

Figures et identités de la domination


Race, classe, genre : on a évoqué quelques figures de leur interférence dans un État-
monde, imbriqué dans le système du monde capitaliste. L’identité du peuple-monde,
répondant au défi de l’État-monde, émerge de cette brume incertaine. Mais l’image
des dominants n’est pas moins brouillée. Comment désigner l’ordre de puissance qui
domine la planète ? La convergence entre toutes les luttes populaires suppose
l’identification de l’adversaire commun. Or, cette figure du « capitaliste-impérialiste »
semble insaisissable.
Ce thème hante le marxisme depuis plus d’un siècle. Quelle bourgeoisie ? Une
constellation de bourgeoisies rivales, comme dans l’impérialisme traditionnel ? Ou
bien une bourgeoisie mondiale en voie de constitution ? Ou encore, une force
impériale obscure et dépersonnalisée ? La mondialisation néolibérale génère un
nouveau processus d’occultation des rapports de domination, semblable à celui que
l’irruption du capitalisme financier avait pu susciter. Comment désigner le sujet qui
se cache derrière « le capital mondial », « les marchés » ?
La perte de lisibilité tient à la complexité des configurations de la domination
capitaliste, qui interdit de parler d’une bourgeoisie internationale unifiée par-delà
les frontières (chap. 7). La bourgeoisie états-unienne tire une part importante, et qui
va croissant, de ses revenus de la domination qu’elle exerce sur le reste du monde.
En cela, elle reste une bourgeoisie nationale, dominant la planète. En même temps, la
position hégémonique des États-Unis fait de ce pays un pôle de concentration des
épargnes des classes bourgeoises d’autres régions du monde. Et pour comble, on l’a
dit, notamment des épargnes des bourgeoisies des pays eux-mêmes dominés. Le
réseau des impérialismes secondaires, comme celui qui émane de l’Europe, est lui
aussi en place, en position de coopération et de rivalité. On voit aujourd’hui, en
Amérique latine et ailleurs, des mouvements populaires se coaliser et prendre force
jusqu’à former des gouvernements qui s’affrontent aux politiques néolibérales. À
nouveau se pose, à ce plan régional, la question de l’identification de l’adversaire :
quelles sont les forces sociales qui se profilent derrière ces politiques ? Des élites
locales, certes, à la recherche de l’intégration la plus favorable dans la
mondialisation néolibérale – un processus souvent couronné de succès en dépit de
ses contradictions. Mais on peut aussi parler d’une puissance globale, configurée
dans le réseau hiérarchique des interrelations des classes dominantes nationales.
Parmi les noms qui lui ont été donnés, celui d’« Empire » [11]  a connu le plus grand
succès. Il compte pourtant sans doute parmi les moins plausibles. Il évoque certes la
puissance. Une puissance qui est tout à la fois celle d’« en haut », à laquelle rien
n’échappe et qui promeut la vie monstrueuse de l’ensemble. Mais qui porte en elle,
comme son contraire immédiat, la puissance vraie de la multitude humaine, une et
infiniment diverse et singulière. Il semble néanmoins bien difficile de penser
l’aujourd’hui en congédiant les concepts qui ont permis de penser l’hier. Aucune
nouveauté ne les disqualifie. Les concepts définis, « coupants », de classe, d’État,
d’impérialisme, ont fait la preuve qu’ils permettent de distinguer partenaires et
adversaires, amis et ennemis, les tendances et les contre-tendances, les stratégies
d’accumulation et de lutte sociale, les alliances et les compromis, les victoires et les
défaites. On peut les critiquer, les refonder sur des bases plus larges. Mais les
remplacer par des concepts transhistoriques, empruntés à la philosophie, ne permet
que de puissantes suggestions.
Pour répondre à la question de l’identité de l’adversaire, nous avons tenté de faire
apparaître une figure mixte et contradictoire dans la relation entre système
impérialiste du monde et État-monde – structure mondiale de classe imbriquée dans
le système. Ainsi se représente l’identité composite de tous les capitalistes en tant
qu’ils ont des intérêts communs, croisée avec l’identité affirmée des plus grandes
puissances qui portent socialement ces intérêts, et leur capacité de se poser en une
subjectivité mondiale qui se déclare en lois de l’OMC ou en résolutions du Conseil de
Sécurité. Cette identité se donne donc diversement dans la surimpression,
imparfaite, d’une centralité « systémique », celle de l’impérialisme, et d’une
centralité « mondial-étatique », soutenant un rapport de classe global : dans
l’hégémonie (cette fois au simple sens courant) qu’elle impose à ses satellites, dans
les lois ou recommandations qu’elle parvient à imposer, les actions qu’elle engage
unilatéralement ou dans le consensus supposé, les capitaux, les experts et les armées
qu’elle déploie.
L’innombrable puissance du peuple-monde
Face au pouvoir de classe au sein des États-nations, nous avons invoqué, en un sens
bien défini, la symbiose du parti et du mouvement, de l’union et de l’alliance. Ce sont
ici d’autres figures qui doivent être convoquées. À nouveau, fragiles généralités
proposées pour l’investigation d’une réalité concrète infiniment complexe. Quelle
unité « populaire » entre les Indiens des hauts plateaux des Andes, les paysans du
Sahel, les travailleuses de maquiladoras, les salariés solidement organisés ou
désormais jetables des centres développés, la masse ouvrière ou chômeuse des
mégapoles, les dalits de l’Inde et les migrants de Chine ?
Le capitalisme mondialisé s’avère être un adversaire global. Car toutes les
aspirations à vivre humainement, dans tous les domaines et à toutes les échelles,
trouvent, en dépit des décalages et des contradictions entre les peuples et les classes,
un point de rencontre forcé dans ce dispositif universel qui prétend d’« en haut » les
encadrer, et qui pénètre jusqu’à leurs fibres tous les corps.
Cela ne suscite immédiatement aucun sujet unifié. Un principe nouveau d’unité est
cependant désormais donné par cette injonction présente dans une communauté
politique universelle. Mais l’unité ne se construit effectivement que dans le conflit du
monde, qui se déroule à de multiples échelles enchevêtrées.
La prégnance du système impérialiste – la capacité exterminatrice qui en découle –
met au premier plan la lutte des peuples : leur capacité à s’organiser en nations et
continents pour donner au monde un équilibre raisonnable. Mais cette lutte de
peuple est toujours au péril du nationalisme, si aisément instrumentalisable, et qui
menace d’autant que la nation est grande.
Le Manifeste du Parti communiste de 1848 avait ouvert un espace universel, appelant
les prolétaires de tous les pays à se dresser contre le capitalisme. La Déclaration de
Bandung de 1954, convoquait une humanité colonisée face au maître occidental.
C’était le temps des Internationales et du Tiers Monde.
Nous entrons dans une autre époque [12] . Sous le manteau trompeur de l’État-monde,
on discerne aisément la puissance insidieuse du système impérialiste du monde. Le
langage du souverain, qui dit « nous, peuples de la terre », si suspect qu’il soit,
témoigne pourtant déjà de l’inéluctable montée d’une communauté politique
universelle. Dans la forme, il est vrai, d’un État de classe.
S’il en est ainsi, le peuple-monde ne peut émerger comme sujet historique que d’un
double front : comme axe de résistance des peuples du Sud et comme union des
classes populaires. Il est une affaire de classe, concernant les travailleurs du monde
entier, mis en concurrence universelle. Et de genre, car cette classe, naguère urbaine
et majoritairement masculine, inclut son autre face, féminine, invisible, paysanne,
flexible, migrante, informelle et précaire, innombrable. De genre aussi au-delà du
rapport de classe, et l’on sait quel genre doit lutter pour être reconnu.
Le peuple-monde prend conscience de soi à travers l’expérience de tous les
mouvements d’organisation syndicale, de production coopérative, de révolte
libertaire, d’éducation populaire, de défense des droits politiques, des services et des
espaces publics. Ses répliques combattantes aux guerres impériales. Ses révoltes
sociales et les traditions qu’elles instaurent.
Le défi qu’affronte le peuple-monde est en dernier ressort celui de dire « nous » à
l’échelle du monde. Le peuple-monde est donc citoyen, du local – de l’entreprise et du
quartier –, au national, au régional et au mondial. Et c’est ainsi qu’il se dresse sur la
scène politique de l’État-monde. Il exige des institutions qui ne soient pas simplement
internationales, mais aussi mondiales. D’autres règles, qui assurent en premier lieu
l’autonomie des peuples, et d’abord leur souveraineté alimentaire. Des tribunaux
pour juger les crimes économiques.
Le peuple-monde n’est pas un simple sujet moral, un idéal auquel se référer. Une
idée régulatrice. Il défend son droit. Le droit qu’il avance est celui dont tous
pourraient convenir. Il récuse la violence attachée tant à l’accumulation capitaliste
de la richesse abstraite qu’à la dynamique cumulative de la concentration des
pouvoirs liée aux hiérarchies sociales de l’organisation. Il fixe au marché sa place,
limitée. Il stipule le statut non marchand de la vie humaine (santé, alimentation), de
la culture (éducation, science) et de la nature (la biodiversité). Il entend que les
ressources non reproductibles – pétrole, eau, terre – sont à gérer, par les nations et
les peuples, comme des biens communs de l’humanité.
Qu’il se situe sur le terrain du droit ne signifie pas seulement que sa résistance, ici et
maintenant, est légitime. Mais qu’il est légitime et raisonnable qu’il construise sa
puissance face à la violence d’« en haut ». À travers des processus d’union et
d’alliance : cette fois, entre les peuples et les mouvements sociaux et culturels
multiformes qui les traversent et les débordent, et dans lesquels se cherche une
communauté politique conforme aux promesses qu’elle se donne.
La nouvelle internationale sera une mondiale. Le récit, on le voit, continue. Mille
récits, qui se rapportent les uns aux autres. Mais qui n’annoncent aucune fin.

Notes du chapitre
[1] ↑ B. de Las Casas, Histoire des Indes, Paris, Le Seuil, 2002.
[2] ↑ Parmi les nombreux travaux sur la colonisation, le livre de Mike Davis (Génocides tropicaux, Catastrophes
et famines coloniales (1870-1900). Aux origines du sous-développement, Paris, La Découverte, 2003), est
particulièrement significatif des effets de destruction globale qui s’attachent à l’invasion coloniale.

[3] ↑ Race et ethnicité dans le contexte africain, « Le racisme après les races », Actuel Marx, Paris, PUF, 2005, no
38 (sous la direction d’É. Balibar).
[4] ↑ La conférence dont on se rappelle qu’elle a réuni, en Indonésie, en avril 1955, 29 pays africains, en
présence notamment de Nasser, Nehru et Soekarno.
[5] ↑ On connaît la polysémie du terme « peuple ». Au singulier, dans le contexte de l’État-nation, il vise le corps
politique et social formant la communauté nationale, « imaginaire » selon le mot de Benedict Anderson (Imagined
Communities, Londres, Verso, 1983, L’imaginaire national, Paris, La Découverte, 1996), mais en cela bien réelle. Au
pluriel, dans le contexte du système du monde, il désigne ces communautés dans leurs interrelations sous les
conditions de l’asymétrie du système étatique centres/périphéries. Dans une approche sociologique, il consonne
avec classes populaires. L’universalité potentielle des classes fondamentales, qui revendiquent d’être le vrai
peuple de la nation, se trouve en tension avec la particularité qui tient à la place de celle-ci dans le système des
États. Le système est donc bien en définitive celui des États-nations : il implique les peuples, selon toutes les
liaisons dangereuses qui ne peuvent manquer de s’établir tout au long d’une chaîne qui va, par bien des
intermédiaires, du civisme au patriotisme, au nationalisme et au racisme. La référence, ici faite aux peuples
opprimés des périphéries, valorise naturellement l’élément positif de combativité émancipatrice. Elle ne doit pas
faire oublier l’ambivalence radicale qui s’attache aux sentiments d’appartenance nationale. Sur toutes ces
questions voir les travaux d’É. Balibar, qui ont renouvelé l’approche de la relation entre nation, race et classe,
nationalisme et racisme.
[6] ↑ Voir JB, John Rawls.
[7] ↑ L’auteur le plus en vue : D. Held, Un nouveau contrat mondial, Pour une gouvernance social-démocrate,
Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2005.
[8] ↑ Inter-interpellation au sein de la nature. On aimerait ici prolonger selon la voie ouverte par Stéphane
Haber (Critique de l’antinaturalisme. Études sur Foucault, Butler, Habermas, Paris, PUF, 2006), qui, tout en
assumant le constructivisme contemporain, nous invite à la reconnaissance ultime de notre naturalité.
Paradoxalement, c’est au moment où l’humanité parvient à son éclosion en espèce politique, suprême artefact,
qu’elle est aussi conduite à l’aveu d’une responsabilité à l’égard de la nature, qui ne peut cependant pas être celle
d’un souverain, parce qu’elle n’est elle-même jamais qu’un simple arrangement de choses naturelles. Capables de
vivre la nature comme chose humaine, parce que nous sommes nous-mêmes entièrement et seulement nature,
nous ne pouvons l’interpeller comme partenaire, mais seulement nous reconnaître en elle en la reconnaissant en
nous-mêmes.
[9] ↑ Voir notamment les travaux de Gérard Noiriel.
[10] ↑ Le livre d’Elsa Dorlin (La matrice de la race, Paris, La Découverte, 2006) analyse ce contexte qui requiert
que les esclaves soient durablement exclus de la nation, pour être inclus dans le plus strict rapport de classe.
[11] ↑ Michael Hardt et Toni Negri, Empire, Paris, Exils, 2000.
[12] ↑ Parmi beaucoup d’autres, L’Appel adopté par le Forum social de Bamako, en 2006, en porte témoignage.

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