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Altermarxisme
Un autre marxisme pour un autre monde
2007
Copyright
© Presses Universitaires de France, Paris, 2015
ISBN numérique : 9782130640158
ISBN papier : 9782130564980
Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage
privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou
onéreux, de tout ou partie de cette œuvre est strictement interdite et constitue une
contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété
intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits
de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales.
Présentation
« Face aux discours de consensus et de résignation, nous avons voulu écrire un livre
de combat. Non pas une utopie, mais une contribution à l'immense lutte qui
s'esquisse en ce début de siècle. »
Les auteurs plaident pour une refondation théorique du discours marxiste qui
engage à la fois la philosophie, l'économie, la sociologie, l'histoire, militent pour une
alternative radicale d'émancipation, une abolition de tous les privilèges.
Table des matières
Avant-propos
Introduction
Le marxisme de Marx
Présentation
La revanche de l'organisation
Présentation
Néomarxisme
Présentation
Altermarxisme
Présentation
Changer le monde
Présentation
Bibliographie
Ce livre s’appuie sur les travaux de ses deux auteurs. On peut signaler :
G. Duménil, D. Lévy, Crise et sortie de crise. Ordre et désordres néolibéraux, Paris, PUF,
2000 (Crise). Une édition remise à jour est disponible en anglais : Capital Resurgent.
Roots of the Neoliberal Revolution, Cambridge (Mass.), Harvard University Press,
2004.
G. Duménil, D. Lévy, Au-delà du capitalisme, Paris, PUF, 1998 (Au-delà du capitalisme).
G. Duménil, D. Lévy, Économie marxiste du capitalisme, Paris, La Découverte,
« Repères », 349, 2003 (Économie marxiste).
Page Web : http://www.jourdan.ens.fr/levy/. On y trouvera de nombreux articles et la
référence aux ouvrages.
Notes du chapitre
[1] ↑ Les auteurs remercient vivement Annie Bidet-Mordrel et Dominique Lévy pour leur contribution à cet
ouvrage.
Introduction
Le marxisme de Marx
On connaît le mot de Marx, en réponse aux premiers révolutionnaires russes, qui
cherchaient un maître à penser : « En tout cas, moi, je ne suis pas marxiste. » Marx
est bien pourtant le fondateur du « marxisme » (encadré 1).
Celui-ci figure d’abord dans le prolongement du grand mouvement social et politique
qui triomphe dans la Révolution française et qui embrase, au cours du XIXe siècle,
l’Europe entière. Il étend la perspective d’émancipation de la sphère politique à la
sphère économique, liant l’une à l’autre. Marx milite aux côtés des chartistes pour le
suffrage universel, et met l’égalité politique au premier plan. Il soulignera qu’il
appartient tout à la fois au « parti démocrate » et au « parti communiste », au sens
que l’on donne alors à la « prise de parti » : choisir son camp. Sous le nom de
communisme s’entend la réalisation effective d’un ordre social en adéquation avec
les principes « libéraux » proclamés dans la sphère politique.
Marx cherche à dégager le socialisme de ses formulations originelles, utopiques. Il ne
vise pas à construire d’emblée un projet de société, mais d’abord à comprendre
l’économie moderne, ses tendances, et le champ de possibles que leur dynamique
ouvre pour l’avenir. Il reprend l’analyse économique initiée par les classiques, Smith
et Ricardo, pour en faire la critique. Il montre que nous ne vivons pas dans une
société d’échanges mutuels équilibrés. Le salarié produit plus qu’il ne reçoit sous
forme de salaire. Il est donc « exploité ». Et c’est du fait de cette exploitation que la
richesse des capitalistes augmente sans cesse. Le système se reproduit ainsi de lui-
même, même si certains individus changent de position sociale. La classe
économiquement dominante détient les moyens d’être aussi la classe dirigeante au
plan politique, idéologique et culturel, à travers tout un ensemble d’institutions
sociales fonctionnelles.
Cette analyse critique radicale s’inscrit pourtant dans une vision de l’histoire en
termes de « progrès ». Le capitalisme, plus productif que les systèmes antérieurs et se
développant dans la grande entreprise, tend à la multiplication du nombre des
salariés, toujours plus instruits et rassemblés par le processus social de la
production. Il produit ainsi, inéluctablement, ses propres « fossoyeurs ». Le moment
approche où la société pourra s’affranchir des mécanismes aveugles de la propriété
privée et du marché. Mais on n’y parviendra que par l’organisation sociale et
politique de la classe ouvrière et des autres exploités. À une échelle qui, tout comme
le marché, dépasse le cadre national : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
Telle est, très schématiquement, la conception qui, à partir de Marx, devient
progressivement hégémonique dans le mouvement ouvrier, en Allemagne d’abord,
puis dans l’ensemble de l’Europe et au-delà à la fin du XIXe siècle.
La thèse du néomarxisme
Certes, bien des marxistes, entre autres au sein des courants trotskistes, ont lutté
contre le stalinisme. Le marxisme classique occidental s’est adressé à lui-même de
multiples remontrances. Les partis et organisations marxistes n’ont cessé de tenter
de réaliser leur aggiornamento. Et de l’extérieur les critiques n’ont pas manqué,
souvent fort justifiées. Mais rien de tout cela ne suffit à produire la critique du
marxisme dans sa forme classique, dont le cycle est désormais achevé. On ne peut y
parvenir qu’à la condition de mettre au clair les conditions historiques et sociales de
son émergence.
Ce livre a la prétention d’établir que le marxisme, en même temps qu’un discours de
classe, est aussi un discours significatif d’une alliance de classe. De par son contenu
même, il engage en effet tout à la fois les « masses populaires » – les classes
fondamentales dans la forme moderne de société, selon la conceptualisation que
proposera ce livre – mais aussi d’autres catégories sociales, qui jouent un rôle
essentiel, notamment au XXe siècle : celles de cadres et compétents de diverses sortes.
Une thèse de ce livre est donc que le marxisme, dans sa forme classique, est le
discours, problématique, de cette alliance historique. Et non pas simplement celui
des exploités. Il en découle une certaine ambiguïté, qu’il nous faudra cerner.
Mais la perspective adoptée ici n’est pas celle d’un postmarxisme. Au-delà de Marx, le
projet est bien de relever le défi marxien. Et nous entendons livrer ce combat
théorique à la hauteur où Marx lui-même l’a engagé – notamment en proposant une
nouvelle théorie des classes sociales. Nous cherchons donc à refonder l’entreprise
théorique. On sait en effet ce qu’il en est dans l’histoire des sciences : les théories les
plus fécondes finissent par manifester des insuffisances. Leur vérité relative ne peut
alors être préservée qu’en s’inscrivant dans une théorisation plus générale, qui
s’avère davantage capable d’appréhender la réalité visée. C’est en ce sens que ce
projet s’inscrit dans une histoire des sciences sociales.
À cet égard, le présent travail procède de la convergence singulière entre une
critique philosophique et une critique économique de la théorisation marxienne. Il
reprend celle-ci à partir de ses concepts premiers. Il s’efforce de les redéployer selon
toutes leurs dimensions : économie, philosophie, politique, droit, histoire et
sociologie. D’autre part, il se développe en investigation concrète, empirique,
globale : il propose un nouveau principe de lecture de l’histoire économique et
sociale du XXe siècle, englobant capitalismes et socialismes, compromis, victoires et
défaites, culminant sur une interprétation de la mondialisation néolibérale
contemporaine, de ses stratégies – et de son dépassement en cours.
Le concept d’altermarxisme
En effet, le monde change. Et le néomarxisme serait impuissant s’il ne se développait
en « altermarxisme ». C’est-à-dire tout à la fois en instrument opératoire pour rendre
compte de la nouveauté du monde contemporain, et en perspective politique en vue
de « changer le monde ».
L’altermarxisme avance donc une autre théorie du monde. Celle-ci se réfère aux
approches classiques de l’impérialisme, et aux renouvellements apportés par les
tiers-mondistes des années 1960 concernant le monde capitaliste comme « système ».
Elle a pour ambition de refonder ces analyses, en montrant que la théorie des classes
sociales proposée par le néomarxisme est la condition pour comprendre l’État-nation
moderne. À partir de là, elle place au centre de son analyse la violence asymétrique
entre les nations, qui seule donne la mesure de ce qu’est le capitalisme, et de ce
qu’est la « modernité » elle-même. Mais, en même temps, elle prolonge et redéploie la
perspective en faisant apparaître que cette figure de l’État-nation ré-émerge
aujourd’hui à l’horizon sous la forme ultime d’un État-monde en gestation –
profondément co-imbriqué, il est vrai, dans les hiérarchies de l’impérialisme
néolibéral.
La politique qui répond à cette vision des sociétés et du monde s’énonce dans une
quadruple figure. Politique d’unité au sein des classes fondamentales. Politique
conflictuelle d’alliance avec des partenaires de classe à définir. Politique des peuples
face à la violence impériale. Politique de l’humanité, comme nouveau sujet à
constituer, capable d’un « nous », dans lequel tous puissent se reconnaître. Elle
assume la charge de ces promesses des temps modernes dont le communisme de
Marx voulait relever le défi.
La présente recherche n’a pas la folle prétention d’étreindre tous les problèmes au
programme d’un tel renouvellement, mais seulement d’ouvrir une perspective. Il est
notamment une question qui ne sera ici évoquée que de façon latérale : celle du
genre, ou des « rapports sociaux de sexe ». La raison en est que cet immense champ
de problèmes ne peut être abordé qu’en sollicitant bien d’autres sources que celles
du marxisme : il suppose un investissement anthropologique pluridisciplinaire et
une autre critique que celle que celui-ci a pu faire de la philosophie politique et des
sciences sociales modernes. Le relier spécifiquement à notre étude, qui est un travail
sur l’appareil conceptuel du marxisme, impliquerait donc une investigation
considérable. Nous nous bornerons ici à suggérer quelques connexions – autour des
rapports de classe, de sexe et de race – avec les travaux actuels de la recherche
féministe.
L’exploitation révélée
De son œuvre majeure, Le Capital, un vaste monument inachevé, il ne publiera que
le premier volume. Un texte difficile, qui présente des éléments de nature diverse :
concepts fondamentaux (marchandise, argent, capital, plus-value, profit, rente…),
« lois » du mode de production capitaliste (loi de l’accumulation capitaliste, loi de la
tendance à la baisse du taux de profit…), cadres institutionnels (manufactures,
sociétés par actions…), mécanismes (crédit, crises…), phases historiques
(l’accumulation primitive), une analyse des classes, enfin, qui clôt dramatiquement
l’ouvrage inachevé.
Marx a d’abord en vue la mise à nu du rapport capitaliste, de la structure de classe
qui oppose capitalistes et prolétaires. La cheville ouvrière en est la théorie de
l’exploitation capitaliste, c’est-à-dire celle de la plus-value. Sa démonstration,
l’analyse de ses rouages, la dénonciation de ses déguisements, constituent le
fondement théorique de l’ouvrage et la justification de sa prétention sociale et
politique.
Il y a exploitation quand une fraction de la population s’approprie une partie du
résultat du travail d’une autre fraction. Par le passé, l’exploitation a pu se trouver
idéologiquement « justifiée » par des différences de statut social (noblesse, propriété
foncière), auxquelles paraissaient s’attacher des prérogatives naturelles. Il n’est
guère besoin des concepts de l’économie politique pour établir que l’esclave ou le
serf, qui doit au maître une partie de son temps de travail ou de sa récolte, sont
exploités. Dans le capitalisme, la chose est moins évidente, car les procédures sont
complexes. Elles impliquent l’achat et la vente de la capacité de travail du travailleur
– soit sa force de travail –, la propriété privée des moyens de production, des
mécanismes de transfert et des sub-divisions de la plus-value en diverses fractions.
La médiation de la valeur
Le Capital s’ouvre sur l’analyse du marché et la théorie de la marchandise.
Marchandise implique, évidemment, « marché » (encadré 2). Une marchandise est un
produit, résultat du travail humain, fabriqué en vue de sa vente sur un marché, et
non de la satisfaction directe des besoins du producteur. Seule la production
capitaliste élaborée « transforme tous les produits en marchandises », selon la
formule de Marx. Sa démonstration, pourtant, commence par l’étude de la
marchandise, en faisant abstraction de l’existence du rapport capitaliste.
C’est donc en préalable que Marx élabore le concept de valeur. À travers leurs
marchandises, explique-t-il, les échangistes troquent leurs travaux. Ce métabolisme
social est celui du travail humain : le travail du savetier contre celui de l’agriculteur.
Une « substance sociale », selon la métaphore, circule ainsi : c’est la valeur. Sa
mesure est le temps de travail nécessaire à la production, moyennant certaines
conditions de normalité dont on ne discutera pas ici le contenu. Notons cependant
que cette théorie ne dit pas que les marchandises s’échangent selon leur valeur ainsi
comprise : elle définit seulement une logique qui s’exercera en réalité dans un tout
autre contexte, celui d’une concurrence autour du taux de profit. Les prix
observables ne seront donc pas proportionnels aux valeurs. De l’analyse de la
marchandise va découler celle de l’échange ; et de l’échange généralisé, celle de la
monnaie.
Mais d’où provenait la nécessité de ce préalable ? C’est que le mécanisme de
l’exploitation dans le capitalisme s’analyse comme l’appropriation d’une fraction de
la valeur créée par le travailleur (et non comme le bénéfice direct de son travail,
comme c’est le cas d’un employé domestique). La plus-value est de la valeur
appropriée, fruit d’un « surtravail », comme dit Marx, une « survaleur » extorquée
par le capitaliste. On ne peut la concevoir sans avoir défini la valeur.
Cette relation entre exploitation et valeur s’exprime dans la définition même du
capital : de la valeur prise dans un mouvement d’auto-accroissement. Le capitaliste fait
une avance, qui, à chaque instant, revêt les formes d’argent, de marchandises
(matières premières ou produits finis), de machines ou autres éléments nécessaires à
la production dans l’atelier, y compris la force de travail, de bâtiments. Mais ce sont
là de simples supports de la valeur, et, lorsqu’ils disparaissent du patrimoine du
capitaliste, la valeur survit sous une autre forme : par exemple, lors de la vente, la
valeur passe de la marchandise vendue à l’argent reçu par le capitaliste.
La thèse centrale que Marx veut établir est donc celle de l’appropriation du produit
d’un surtravail, dont le travailleur se trouve dépossédé. Mais il n’en reste pas là. Il
entend suivre très précisément, tout au long des circuits de la production et des
échanges, l’apparition et la circulation de cette substance sociale, objet de
l’exploitation, la valeur. Il ne lâche pas la valeur d’un pouce ; il ne laisse aucune place
à un quelconque « flou » dans la détermination de sa grandeur et de ses
« changements de formes ».
Au passage, s’élaborent sous les yeux du lecteur les divers dispositifs d’appropriation
et d’accroissement de la plus-value. Ils renvoient aux modalités organisationnelles et
techniques de la production, de la manufacture à la grande industrie. Cette
introduction « incidente » des phénomènes historiques dans le cours de l’exposé
théorique ne signifie pas cependant qu’ils présenteraient aux yeux de Marx un
intérêt moins fondamental par rapport à son objet d’étude. Elle résulte de la
démarche retenue, qui part de la valeur et de l’origine de la plus-value. Et le livre I se
termine sur l’étude du procès d’accumulation de cette plus-value, par lequel s’accroît
le capital.
À ce point, l’effort principal a été accompli, visant à l’analyse et à la dénonciation du
capitalisme comme ordre social de classe. Cheminant à travers un ensemble de
raccourcis magistraux et de développements connexes, Marx ne s’est jamais laissé
détourner de son objectif. Il a jeté les assises de sa théorie du changement social, de
l’historicité du mode de production capitaliste, à travers l’identification du rapport
d’exploitation. Les visées sont celles du révolutionnaire, les chemins, ceux du
théoricien.
L’entreprise était démesurée. Marx mit cependant toute son énergie à traiter
l’ensemble du processus capitaliste.
Le livre II analyse la « circulation de la valeur-capital » où chaque atome de capital
passe d’un de ses supports à l’autre : la marchandise, la monnaie, les composantes du
capital productif. La valeur, en effet, ne flotte pas dans les airs. Il faut enfin montrer
à quelles conditions le système se reproduit de façon équilibrée.
Il restait à résoudre un ensemble de contradictions apparentes sur les chemins
tortueux de la production capitaliste. La plus-value se répartit de façon complexe.
Elle s’extorque selon le travail employé par chaque capitaliste ; mais se réalise,
s’empoche, en fonction du total du capital que ce capitaliste a avancé. L’exploitation
devient ainsi un mécanisme collectif (comme c’est le cas dans la société anonyme, où
chacun bénéficie au prorata de son apport). Au-delà même de cette redistribution, la
plus-value se divise encore en intérêt et dividendes, revenant à une catégorie de
capitalistes extérieurs à la gestion des entreprises, les créanciers et actionnaires, et
en rente, au bénéfice des propriétaires fonciers. L’analyse doit aussi rendre compte
des conditions dans lesquelles certains capitalistes emploient des travailleurs non
pour produire, mais pour maximiser leurs taux de profits.
Au fil de cet itinéraire, Marx s’attache à démontrer que sa théorie de l’exploitation
sort indemne de ces péripéties. Tout se boucle ainsi harmonieusement au cours des
derniers chapitres du Capital, où, dans le procès fulgurant qu’il fait à ce qu’il appelle
« l’économie vulgaire », il réaffirme la priorité logique de la plus-value sur les formes
dans lesquelles elle se manifeste : profits d’entreprise, intérêts et dividendes, rentes.
Le rapport d’exploitation capitaliste est maintenant établi, dans son fondement et sa
complexité, selon la diversité des agents qui en recueillent les fruits : entrepreneurs,
rentiers, propriétaires fonciers.
Au passage, Marx a dressé un tableau saisissant des formes institutionnelles dans
lesquelles la propriété du capital est susceptible de s’exprimer : la société par actions,
la banque, etc. Il en a connu, de son vivant, les formes embryonnaires ; ce nouveau
cadre institutionnel ne se généralisera qu’à la transition des XIXe et XXe siècles. Marx
ouvre ainsi de vastes perspectives, sans jamais parvenir au terme de leur
exploration.
2. Le marché
Dans le discours contemporain, il est fait un très grand usage de la notion de
marché, à tel point que l’expression « économie de marché » est utilisée comme
substitut de celle de « capitalisme ». La motivation est facile à saisir. Capital
suggère : profit, spéculation, etc. ; marché renvoie à un petit monde de citoyens
producteurs, et, par surcroît, désigne l’ennemi du doigt : la planification
centralisée, bref le totalitarisme. Le cercle s’est, cependant, refermé. Si le terme
marché rassure au singulier, il inquiète au pluriel. Les marchés financiers,
surtout internationaux, sont perçus comme une force obscure qui gouverne le
monde. Ils dictent les nouvelles règles du jeu économique et social au-delà de
tout contrôle, comme s’imposent au monde les conditions météorologiques.
D’un point de vue analytique, la simplicité généralement prêtée au terme
marché est une illusion. Il faut d’abord comprendre « le marché » dans sa plus
grande généralité, avant d’envisager les différents contextes où il est susceptible
de s’insérer.
Au plan le plus général, le marché renvoie à des mécanismes d’offre et de
demande, où l’aboutissement de la rencontre entre offreurs et demandeurs n’est
pas réglée par avance, mais reste soumise au bon vouloir du demandeur. Le
premier acteur, l’offreur, individu ou institution, est le détenteur d’une
marchandise qui cherche à s’en défaire selon certaines conditions. Il la présente
sur le marché, où le demandeur s’exécutera éventuellement. C’est cette
recherche du débouché, l’attente de la validation d’un acte de production
(directement si l’offreur est le producteur ou indirectement) qui définit la
relation de marché.
Une première difficulté, de peu de conséquence, a trait à l’existence de services.
Dans ce cas, ce qui est offert n’est pas un bien, mais un ensemble d’actions que
l’offreur propose d’accomplir (une coupe de cheveux, un transport, un conseil de
gestion…). Le service est réalisé au moment où il est demandé. La sanction a
posteriori revêt donc une autre expression : l’offreur se présente sur le marché
avec sa capacité d’agir, ses équipements, ses matériaux et attend la demande de
la même manière. D’une façon un peu similaire, la production peut être
précédée d’une commande. Le producteur qui travaille dans ces conditions, se
trouve dans une situation comparable au prestataire de services, se présentant
également sur le marché avec ses capacités potentielles, dans l’attente de la
commande.
Globalement, de tels mécanismes conduisent à des ensembles de rééquilibrages
a posteriori, qui commandent des actes de production et d’autres transactions.
Dans un système marchand, la demande domine généralement. Dès lors que
divers offreurs des mêmes biens ou services se côtoient sur le marché, le maître
mot est la « concurrence ». Le marché rétroagit sur les logiques de production.
De telles relations marchandes sont susceptibles d’exister dans divers types de
sociétés et économies.
— Le cadre marchand emblématique est celui de petits producteurs individuels
également demandeurs à d’autres heures. Il s’agit de la « petite production
marchande ». Ce cadre joue un rôle central dans la pensée économique et
politique. Il implique des mécanismes d’achat et de vente, sanctionnés par le
recours à une monnaie. De là découlent des règles dans la détermination des
prix, etc.
— Mais c’est la production capitaliste qui amène ces relations marchandes à leur
maturité, selon l’idée de Marx à laquelle renvoie ce chapitre. Le marché
capitaliste possède, à l’évidence, ses propres caractéristiques et mécanismes.
Dans le capitalisme, la production et l’offre sont le fait d’entreprises,
potentiellement très grandes. Et surtout, la capacité de travail des individus
devient elle-même marchandise, donc soumise à cette domination générale de la
demande (les candidats travailleurs offrent leur capacité de travail, ce qu’on
exprime souvent en disant qu’ils « demandent du travail », ce qui traduit bien les
hiérarchies). Les offres et les demandes sont gouvernées par des mécanismes
particuliers, notamment la construction de capacités de production
(l’investissement) selon le critère de la rentabilité.
— Mais ces logiques du marché ne sont pas intrinsèquement tributaires du
capitalisme. Elles sont compatibles avec d’autres formes de propriété des
moyens de production : coopératives, propriété collective étatique ou autre. Le
critère déterminant est de savoir quel statut est conféré à la sanction de la
demande. On sait que la tension entre le plan et le marché fut un enjeu central
dans les pays du socialisme réel, notamment dans les périodes de réformes où
les frontières entre les deux logiques étaient censées s’ajuster.
D’une manière générale, les systèmes économiques combinent, à des degrés
divers, les règles de marché et des procédés visant à les supplanter. Toutes les
entreprises se livrent à des investigations et calculs préalables, afin de se
prémunir contre l’incertitude propre au marché. Les pratiques publicitaires ont
pour objet de capter les demandes, de les stabiliser. Pour certains types de
production (par exemple, la construction d’un immeuble ou d’un paquebot),
l’incertitude est gommée par des arrangements préalables, tendant à réduire les
risques de l’offreur.
Modes de production
Du mode de production capitaliste, Le Capital lui-même ne donne qu’une vue
partielle. On l’a rappelé, le livre I est consacré au processus de production, dont la
forme proprement capitaliste est la production de la plus-value : l’auto-
accroissement de la valeur-capital. Le livre II analyse la circulation, le mouvement de
la valeur-capital sous ses diverses formes d’existence : argent, marchandise et capital
productif. Le livre III étudie les « structurations du processus d’ensemble » ; il
présente un ensemble de concepts (comme celui de profit), de lois et de mécanismes
qui ne peuvent se comprendre qu’une fois démontés les rouages du capital (plus-
value et circulation). L’investigation de Marx dans Le Capital reste ainsi limitée à ce
que la tradition a désigné comme la « base économique ». Elle s’inscrit pourtant dans
un contexte social plus large, qui porte le nom de « mode de production capitaliste ».
L’analyse économique du capital, qui en constitue le cœur, implique notamment que
les structures de classes y soient envisagées, intrinsèquement et dans leur rapport à
l’État.
Si l’ouvrage débute par l’étude de la marchandise et de l’argent, avant la définition
du capital, c’est, on l’a vu, que ces concepts sont des préalables indispensables à
l’étude du capital. Un problème se pose cependant ici. Le terme de « capital » appelle
en effet celui de « capitalisme », même s’il a existé du capital dans des sociétés
précapitalistes et même si la théorie du capital n’achève pas celle du mode de
production capitaliste. Mais « marchandise » ne renvoie pas de façon équivalente à
une « production marchande ». On peut parler d’un « mode de production
capitaliste », non de « production marchande » au sens d’un mode de production
antérieur au capitalisme. Ce serait projeter des étapes historiques mythiques sur des
enchaînements conceptuels logiques. Il est impossible d’exposer le concept de capital
sans avoir présenté celui de marchandise, mais on ne peut en inférer la préexistence
d’un mode de production marchand antérieur au mode de production capitaliste.
Tel est le sens de la formule de Marx : « Seul le capitalisme transforme tous les
produits en marchandises. » La logique marchande de production ne s’exprime
pleinement que dans le contexte d’une économie capitaliste. L’exposé théorique du
capital doit néanmoins commencer en faisant abstraction de celui-ci. Le marché n’est
pas un mode de production. Il représente, selon Marx, la logique sociale à partir de
laquelle va se définir, une autre logique, celle du mode de production capitaliste.
Enfin, aux yeux de Marx, le mode de production capitaliste n’en est qu’un parmi
d’autres. Il nous faut donc achever ce premier tour d’horizon en évoquant la théorie
plus générale où s’inscrit censément son analyse.
R éagissant à une tendance générale des auteurs qui le précèdent, Marx aborde le
phénomène économique comme une composante du fait social total, compris
dans son historicité particulière. C’est en ce sens qu’il fait une « critique de
l’économie politique », contre la tendance des classiques à développer celle-ci en
discipline abstraite, intemporelle. On l’a dit, cette critique est bien une théorie de
l’économie politique. Et son caractère théorique propre tient à ce qu’elle est
inséparable d’une théorie de la société moderne. Marx comprend le capitalisme
comme une dimension de la modernité, au sens classique où ce terme désigne l’ère
nouvelle qui s’ouvre à l’aube de la Renaissance. Son économie politique s’inscrit dans
une théorie critique de la société moderne. Voilà la question dont on va essayer de
prendre ici la mesure [1] .
Ce chapitre propose, en écho au précédent, une lecture interrogative du livre I du
Capital. Il entend d’une part mettre en lumière ce qui est essentiel à la visée politique
ultime de l’analyse de Marx, et d’autre part poser des jalons pour la critique qui,
dans la suite de ce livre, sera faite de son approche de la société moderne, du
capitalisme et de son dépassement dans un ordre nouveau.
L’utopie marxienne
On avait, avant Marx, notamment chez les historiens français, envisagé l’histoire
moderne en termes de classes et même de lutte de classe. Il reprend cependant cette
problématique en termes nouveaux, parce que sa recherche, motivée par l’objectif
d’abolir tous les rapports de classe, le conduit à une analyse radicale de l’ensemble
de leurs conditions économiques et politiques.
Il dégage, au-delà de toutes les divisions fonctionnelles, un rapport social
déterminant : le clivage entre ceux qui possèdent des moyens de production et ceux
qui, n’en possédant pas, travaillent nécessairement comme salariés. Ceux-ci
produisent plus qu’ils ne reçoivent. C’est pour cela qu’on les emploie. Et le résultat en
est l’accumulation de toute la richesse sociale produite entre les mains des classes
capitalistes, à une échelle toujours croissante.
Si le discours en restait là, il ne serait qu’un cri de désespoir, de dénonciation, ou de
révolte. Il développe, on l’a vu, la question tout autrement : le mode de production
capitaliste se dirige inéluctablement vers sa fin. La concurrence conduit en effet à la
grande entreprise, donc à l’émergence d’une classe nouvelle, un prolétariat certes
exploité, mais de plus en plus instruit et nombreux, uni par le procès même de
production. Cette classe en viendra un jour à s’approprier collectivement les moyens
de production. Et elle sera dès lors capable de prendre en main l’ensemble de la vie
sociale – par-delà les intérêts privés. Elle réalisera ce que le libéralisme – du moins
dans sa prétention d’être en même temps un libéralisme politique – ne pouvait que
promettre : des relations humaines égalitaires et émancipées, au sein d’une société
déterminant librement son destin.
Voilà, grossièrement résumé, ce que l’on a désigné comme le « grand récit » marxien.
Il part de la promesse libérale, inscrite dans la déclaration moderne des droits de
l’homme. Il montre comment, de la dynamique même du système économique qui
s’en réclame tout en le bafouant cyniquement, doit émerger la force qui le
renversera. Et comment dans un nouvel ordre social se réalisera la promesse. Il
dessine ainsi la grande utopie du XXe siècle – au nom de laquelle des multitudes
humaines, exploitées et humiliées, se sont levées pour une « lutte finale ».
On sait que l’histoire n’a pas conclu en ces termes. Peut-être y a-t-il une erreur
quelque part ? Que deviendrait pourtant le marxisme s’il renonçait à changer le
monde ? Si l’on veut aujourd’hui chercher à porter un jugement sur cette téméraire
entreprise, il convient sans doute de prendre d’abord la mesure de la « grande
théorie » investie dans le grand récit. De la décrypter avec le recul du temps, mais en
la suivant pas à pas dans l’ordre rigoureux dans lequel elle s’expose, cet « ordre de
l’exposé », qui avait pour Marx une importance décisive. Et qui est en effet
paradoxal.
Notes du chapitre
[1] ↑ Ce chapitre prolonge une interprétation du Capital initiée avec JB, Que faire du Capital ?, développée dans
JB, Théorie générale, qui introduit le concept de « métastructure » et la cohorte conceptuelle qui s’y rattache, et
déployée de façon systématique dans JB, Explication et reconstruction du Capital.
[2] ↑ Noter que cette logique de production ne constitue pas un « mode de production », comme on l’a souligné
au chapitre précédent, p. 34.
[3] ↑ Grundrisse, t. 2, Paris, Éditions Sociales, 1980, p. 375.
[4] ↑ Noter que ce concept, nouveau, de « métastructure » ne doit pas être confondu avec celui, classique, de
« superstructure » politique, qui fait pendant à une idée de structure comprise au sens de « base économique ». Le
nouveau couple a un objet et un statut épistémologique d’une tout autre nature.
[5] ↑ Dans la société moderne, écrit Marx, où tous les rapports humains sont supposés marchands, « l’idée
d’égalité humaine a déjà acquis la force d’un préjugé populaire » (Le Capital, livre I, t. I, Paris, Éditions Sociales,
1978, p. 73).
[6] ↑ Karl Marx, Œuvres, Économie, t. 1, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1963, p. 1418-1420. Voir JB, Théorie
générale, p. 384-391.
[7] ↑ Le Capital, livre I, t. I, Paris, Éditions Sociales, 1978, p. 90.
La revanche de l'organisation
Présentation
L ’histoire n’a pas confirmé la perspective que semblait ouvrir le récit marxien. Le
capitalisme ne constitue assurément qu’une phase de l’histoire humaine. Il
continue donc, sans nul doute, à « creuser sa tombe ». Il tarde pourtant à achever la
tâche. Il ne cesse de rebondir, en nouvelles configurations. Les évolutions et les crises
qui devaient conduire à son élimination ont pris des proportions que Marx ne
pouvait imaginer : dépression des années 1930, guerres mondiales, guerres
coloniales... Le capitalisme semble pourtant se relever chaque fois plus puissant.
Quant à la révolution prolétarienne, elle a tourné au cauchemar. Que s’est-il donc
passé ? Que se passe-t-il ?
Nous proposons, dans les deux chapitres qui suivent, une hypothèse de lecture de
l’histoire du XXe siècle. Elle implique un concept théoriquement stratégique, celui
d’organisation, compris comme le pendant du marché. C’est en ces termes que nous
envisagerons deux phénomènes, généralement tenus pour incomparables :
l’émergence d’un capitalisme organisé et l’expérience du socialisme réel.
Le renouveau qu’a connu le capitalisme, au-delà de l’époque de Marx, s’est en effet
fondé sur un ensemble de dispositifs d’organisation, tels que les mécanismes de
marché se sont trouvés « encadrés » par des formes de coordination sans cesse plus
contraignantes : dans l’entreprise, dans la finance, dans les politiques, etc. Quant au
socialisme réel, auquel il revenait, aux yeux de Marx, de surmonter l’« anarchie » du
capitalisme, il n’a fait en un sens que pousser à son paroxysme une tendance dont on
peut dire qu’elle marque à cette époque l’économie mondiale dans son ensemble. Il
franchit cependant une ligne rouge : au-delà du capitalisme, mais dans des
conditions qui allaient à terme y ramener, reconduisant le même type de
configuration, qui prospère aujourd’hui universellement.
Historiquement, l’organisation a donc ainsi pris une sorte de « revanche » : elle a
déjoué le projet de Marx, ôtant à son grand récit une part au moins de sa pertinence
historique. Elle a triomphé, mais au sein du capitalisme. Prenons acte. Et relisons le
siècle à partir de cette poussée organisationnelle. Mais cette approche, précisément,
va nous permettre de démêler tout un écheveau de trajectoires apparemment
dissemblables et de tisser la trame d’un même tissu historique d’ensemble. Ce qui est
sans doute une condition pour tenter de penser à nouveau un avenir.
Ce n’est cependant qu’au terme de cette plongée dans le concret historique que nous
serons en mesure d’entreprendre, aux chapitres 5 et 6 qui suivront, cette
réélaboration « néomarxiste », qui se proposera d’en rendre compte théoriquement.
Chapitre 3. Émergence et pérennité du
capitalisme organisé
Notes du chapitre
[1] ↑ Les interprétations développées dans ce chapitre empruntent aux travaux menés par G. Duménil et D.
Lévy, notamment GDDL, La dynamique et GDDL, Crise.
[2] ↑ H. Thorelly, The Federal Antitrust Policy. The Organization of an American Tradition, Baltimore, The John
Hopkins Press, 1955.
[3] ↑ Ce que Marx désigne comme « le capital porteur d’intérêt », mais qui inclut également les actions
(obligations, bons…). Voir Séminaire d’études marxistes, La finance capitaliste, Paris, PUF, 2006 (S. de Brunhoff, F.
Chesnais, G. Duménil, D. Lévy et M. Husson).
[4] ↑ R. Hilferding, Le capital financier. Étude sur le développement du capitalisme (1910), Paris, Éditions de
Minuit, 1970.
[5] ↑ A. R. Burns, The Decline of Competition. A Study of the Evolution of the American Industry, New York,
McGraw-Hill, 1936.
[6] ↑ Des références sont données dans l’encadré 3.
[7] ↑ Concernant l’interprétation de la crise de 1929, voir GDDL, La dynamique, chap. 19.
[8] ↑ A. Berle, G. Means, The Modern Corporation and Private Property, Londres, MacMillan, 1932 ; A. Berle,
Power without Property, Londres, MacMillan, 1960.
[9] ↑ GDDL, Crise ; et les contributions de G. Duménil et D. Lévy à Séminaire d’études marxistes, La finance
capitaliste, Paris, PUF, 2006 (S. de Brunhoff, F. Chesnais, G. Duménil, D. Lévy et M. Husson).
[10] ↑ J. Weinstein, The Corporate Ideal in the Liberal State, 1900-1918, Boston, Beacon Press, 1968.
[11] ↑ T. Piketty, E. Saez, « Income inequality in the United States, 1913-1998 », The Quarterly Journal of
Economics, CXVIII, 1, p. 1-39.
[12] ↑ Cette interprétation du néolibéralisme comme résultat d’une lutte de classe visant au rétablissement des
pouvoirs et revenus des classes capitalistes a été donnée par G. Duménil et D. Lévy dans divers articles
(http://www.jourdan.ens.fr/levy), mais surtout dans GDDL, Crise. Elle est reprise dans D. Harvey, A Brief History of
Neoliberalism, Oxford, Oxford University Press, 2005. On trouvera d’utiles synthèses dans « Fin du
néolibéralisme ? », Actuel Marx, Paris, PUF, 2006, no 40 ; F. Chesnais (éd.), La finance mondialisée. Racines sociales
et politiques, configurations, conséquences, Paris, La Découverte, 2004 ; A. Saad-Filho, D. Johnson (eds),
Neoliberalism. A Critical Reader, Londres, Pluto Press, 2005.
[13] ↑ F. von Hayek, The Road to Serfdom, Chicago, The University of Chicago Press, 1980.
[14] ↑ M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard-Seuil,
2004.
[15] ↑ E. Helleiner, States and the Reemergence of Global Finance, from Bretton-Woods to the 1990s, Ithaca-
Londres, Cornell University Press, 1994.
[16] ↑ Par le vote d’une loi, le Deregulation and Monetary Control Act.
[17] ↑ La notion d’une régulation par le marché de la conjoncture macroéconomique se fondait sur l’idée que la
chute des prix dans une récession devait suffire à stimuler la demande des détenteurs d’avoirs monétaires. On
sait que, dans les années 1930, cette chute nuisit surtout aux agents endettés qui sont les supports les plus
dynamiques de la demande. La crise de 1929 démontra la vanité de cette proposition. Mais cette crise a déjà eu
lieu, et les économistes du néolibéralisme ont pris acte des enseignements de l’histoire.
Chapitre 4. L’union manquée de l’organisation
et de l’émancipation
M arx sous-estima les potentialités de survie d’un capitalisme organisé. Pour lui,
la progression de l’organisation au sein du capitalisme restait contrainte,
contradictoire, bancale, du fait du caractère privé de la propriété des moyens de
production. L’humanité ne manquerait pas de se libérer de ces entraves par une lutte
révolutionnaire. Elle sortirait ainsi de sa préhistoire et entrerait dans une nouvelle
ère gouvernée par des processus conscients de coordination collective, au plan
national voire mondial, à plus ou moins brève échéance. Pour Marx, dans ce grand
projet de dépassement du capitalisme, les deux objectifs – l’établissement d’une
société sans classe et la maturation du rapport d’organisation – allaient
naturellement de pair. Quoique jamais théorisé sans ambiguïtés, l’achèvement de ce
grand destin de l’humanité présupposait des étapes de transition. Une tâche de
longue haleine, évidemment difficile, mais portée par un impétueux courant, celui de
tendances immanentes au développement même du capitalisme.
La violence du capitalisme engendra effectivement les conditions de sa propre
élimination. Violence de la coexistence de la misère extrême et de l’opulence dans les
pays avancés ; violence de la domination impérialiste dans le reste du monde ;
violence des crises et des guerres impérialistes. La révolution triompha – non pas là
où Marx l’attendait mais au niveau de ce que Lénine décrivit comme le « maillon le
plus faible » du système du capitalisme mondial. D’autres maillons devaient craquer
à leur tour. Une nouvelle ère s’ouvrait : l’organisation au-delà du capitalisme [1] .
De l’avant-gardisme à l’établissement
La tâche d’organisation précéda la victoire de la révolution ; elle fut une
caractéristique essentielle du processus révolutionnaire lui-même : organisé dans un
parti, dirigé d’une main de fer par une avant-garde. Comment la révolution aurait-
elle pu triompher autrement ? Les expériences de la Russie et de la Chine, auxquelles
on se limitera ici, firent l’une et l’autre la démonstration d’une même logique
d’avant-gardisme organisationnel.
Pendant l’année 1917, les bolcheviks prirent la tête d’un mouvement révolutionnaire
qu’ils n’avaient pas créé (février 1917) mais dont ils encadrèrent la radicalisation
(octobre 1917). L’initiative de l’avant-garde était initialement tempérée par le lien
avec les forces populaires dans les soviets. Pourtant la guerre civile (de 1918 à 1921
ou 1922) laissa un pays ruiné où un bolchevisme, militarisé et étatisé, coexistait avec
l’immensité paysanne. L’éloignement des perspectives d’une révolution dans les pays
avancés devint plus évident à partir des années 1921-1923. La nature des tâches
changeait radicalement. Dans les années 1920, ceux qui avaient animé cette avant-
garde révolutionnaire se trouvaient confrontés aux exigences de l’encadrement
d’une marche vers la modernité, partant d’un pays arriéré. La lutte révolutionnaire
et la guerre leur laissaient en héritage une organisation politico-militaire, adossée à
un État nouveau-né.
Concernant le rôle de cette avant-garde, l’expérience de la Chine fut similaire à celle
de la Russie. Mao Zedong fit des militants communistes des villes les animateurs des
paysans pauvres. Il s’agissait de mettre en mouvement une masse paysanne
étrangère au projet de modernisation du pays et de collectivisation. Dès avant la
victoire de la révolution en 1949, les cadres du parti avaient ainsi organisé les
paysans dans des zones libérées.
Dans les deux cas, la question de la nature de la relation des cadres issus de la
révolution aux forces populaires (très largement agricoles en l’occurrence) doit être
posée. Il ne s’agit pas de faire ici un éloge naïf d’une spontanéité qui n’existait pas.
Déjà dans son Que faire ?, de 1902, Lénine avait souligné le caractère
intrinsèquement réformiste de la classe ouvrière [2] . Il reprenait à son compte une
orientation déjà très présente dans la Seconde Internationale et renouait avec la
tradition du populisme russe (le vecteur de l’opposition au tsarisme au XIXe siècle,
dans lequel le rôle d’intellectuels radicalisés avait été central). L’argument était que
la classe ouvrière n’étant pas en mesure d’assurer une intervention consciente et
active, la tâche incombait aux cadres révolutionnaires – du moins selon ces derniers.
Un processus que Roland Lew qualifia de « substitutisme » [3] .
Le compromis de l’arriération
Dans les années qui suivirent la prise du pouvoir, la contradiction entre le projet de
modernisation et l’arriération de la Russie et de la Chine en vint à jouer un rôle
déterminant. Le réalisme triompha en Russie sous l’impulsion de Lénine, sous la
forme de l’acceptation d’un compromis avec les classes capitalistes dans la Nouvelle
politique économique, connu comme la NEP. Cette première option se doubla d’une
seconde, sans doute encore plus lourde d’implications pour l’avenir : le choix des
variantes les plus avancées en matière de modernisation économique. L’objectif était
d’importer les nouvelles technologies et formes d’organisation de l’Allemagne et des
États-Unis. Il s’agissait, dans l’atelier, de ce qui est fréquemment décrit comme le
taylorisme et le fordisme, mais, en fait, d’une manière plus générale, de ce qu’on a
décrit au chapitre 3 comme la révolution de la gestion [4] . Ce choix était
d’importance, car on sait que les agents de cette organisation étaient, et demeurent,
les cadres et les employés qui les secondent [5] . Comme dans les pays capitalistes, ces
formes d’organisation ajoutaient à la séparation des producteurs immédiats de leurs
moyens de production.
Après la mort de Lénine, ce fut Nikolaï Boukharine qui incarna cette ligne dans ses
deux aspects : compromis avec les classes capitalistes et modernisation dans un
rapport qui consacrait la prépondérance des cadres. Boukharine voyait dans la NEP
une étape de longue durée, permettant la maturation de cette voie de développement
parallèle à celle du capitalisme de l’époque, le tout sous le contrôle d’un État garant
du pouvoir populaire. Tout se passait comme si la classe ouvrière avait délégué la
conduite d’une transformation sociale incarnant son projet et ses intérêts – dont cette
classe n’avait pas une conscience conséquente mais qui lui était propre d’une
certaine manière –, à une avant-garde d’intellectuels révolutionnaires en voie de
métamorphose en cadres économiques et politiques. Que les individus concernés
sortent des rangs de cette classe ouvrière ou des classes moyennes ne changeait rien
à la nature du processus.
La voie que suivit la Chine fut, encore une fois, assez similaire, en dépit de
différences non négligeables. La Nouvelle démocratie fut conçue à l’image de la NEP,
comme une alliance ou trêve entre les cadres dirigeants et la bourgeoisie chinoise,
supposée contribuer au développement du pays en parallèle au secteur étatique. Cet
épisode fut particulièrement bref, de 1949 à 1952.
Radicalisation et normalisation
On sait comment se terminèrent ces compromis, originellement perçus comme
incontournables dans une situation d’arriération, notamment dans le grand tournant
qui introduisit au despotisme stalinien. Il est intéressant de noter que lorsque fut
posé le problème des réformes dans les années 1960 et 1970, jusqu’à la perestroïka en
URSS, ou durant l’ère de Deng Xiaoping en Chine, les discussions se menèrent toujours
en référence à ces épisodes de compromis.
Ces ordres sociaux évoluèrent sur des trajectoires où se combinaient sans se
stabiliser une mobilisation politique volontariste et une normalisation
bureaucratique. Jamais ils ne parvinrent à donner naissance à des formes de
gestions efficientes ni à un ordre politique démocratique, au sens que prend ce terme
dans les pays capitalistes développés.
En URSS, on peut distinguer trois étapes. La première s’analyse comme une phase de
mise en place, dont l’élimination des nostalgiques du contrôle ouvrier représenta
une dimension. Y domina le volontarisme appuyé sur la propagande. Avant même la
mort de Staline, s’amorça une seconde étape, un processus de normalisation, par
lequel le pouvoir s’étendit à un groupe plus large de cadres politiques, administratifs
et techniques. Ses méthodes restaient autoritaires et policières. Enfin, s’ouvrit la
phase de normalisation proprement dite, mais dont l’échec des réformes sonna le
glas.
« Si l’on s’intéresse à l’élite dirigeante, c’est ce premier chiffre (1 000) qui est le
bon, mais si l’objet de l’étude est la classe dirigeante, alors c’est le second (2 500
000) qu’il faut considérer ».
(p. 433)
Il est important de bien saisir la nature de ce processus. Ce n’était pas une classe de
cadres préexistant à la construction du nouvel ordre social qui avait pris le pouvoir,
mais une classe qui se forma au fil d’un processus historique, à partir d’une avant-
garde révolutionnaire dont la nature se métamorphosa et qui fonctionna comme un
pôle d’attraction autour duquel se constitua la nouvelle classe.
Cette classe se différencia en diverses fractions, dont la distinction entre le politique
et l’économique rend mal compte. Ces divisions revêtirent, au pire du despotisme
stalinien, un caractère tragique. C’est ce que manifestèrent les purges répétées des
élites. On peut lire à ce propos le livre fascinant de Kendall Bailes [7] . Celui-ci montre
comment Staline ne put jamais régenter le petit monde des cadres selon ses propres
normes, même lorsque ces cadres furent choisis et éduqués par le Parti. Pourtant, les
forces centripètes l’emportèrent finalement sur les divisions au sein de cette classe.
Si, dans son analyse de l’URSS, M. Lewin désigne les cadres comme une nouvelle classe
dominante, il ne dit pas au sein de quels rapports de production. S’agit-il d’une
variante du capitalisme ? D’un autre type de société, alors lequel ? L’absence de la
formulation d’une thèse à ce propos marque la faiblesse du cadre théorique de M.
Lewin.
En Chine, l’expérience de la Nouvelle Démocratie fut abandonnée précocement,
lorsque la bourgeoise chinoise fut soumise en 1952. Les terres furent collectivisées au
milieu des années 1950, et la domination des cadres politiques sur les cadres
techniques s’exerça d’une main de fer, selon une démarche constamment
mobilisatrice et déstabilisatrice. Le centre en était Mao lui-même. Sur une période
d’une dizaine d’années, le Grand bond en avant et la Révolution culturelle en
marquèrent les épisodes culminants. La première peut s’analyser comme
l’importation dans le champ de l’économie, des méthodes de la lutte qui avait conduit
à la victoire, Mao n’acceptant pas que la modernisation économique soit une tâche
plus difficile à accomplir que la lutte militaire et révolutionnaire. Implicitement cette
entreprise représentait une critique des méthodes des cadres gestionnaires et
techniques, manifestant la même tension entre ces cadres et le pouvoir central que
dans l’URSS de Staline. Cette tension culmina dans la Révolution culturelle, une forme
de purge orchestrée par une base mise en mouvement par le pouvoir central, les
gardes rouges. L’expérience tourna au chaos dans les conditions dramatiques que
l’on sait.
Notes du chapitre
[1] ↑ Ce chapitre emprunte aux travaux menés par G. Duménil, D. Lévy et R. Lew. Voir « Cadrisme et socialisme.
Une comparaison URSS-Chine », Transitions, 1999, no 40, p. 195-228.
[2] ↑ V. Lénine, Œuvres, t. 5 : « Que faire ? » (1902), Paris, Éditions Sociales, 1976, p. 353-542.
[3] ↑ R. Lew, L’intellectuel, l’État et la révolution. Essai sur le communisme chinois, Paris, L’Harmattan, 1997.
[4] ↑ Le terme « fordisme » s’est imposé très tôt, et est préféré à celui de « révolution de la gestion » ou
« révolution managériale ». On connaît l’usage que Gramsci fit du terme « fordisme » (« Américanisme et
fordisme », Cahier 22, 1934 ; Cahiers de prison, Cahiers 19 à 29, Paris, NRF-Gallimard, 1992, p. 173-213).
[5] ↑ Ni Lénine ni Trotski ne manifestèrent d’hésitation dans ces choix. Voir V. Lénine, « Sur l’infantilisme de
gauche et les idées petites bourgeoises » (1918), Œuvres, t. 27, Paris, Éditions Sociales, 1976, p. 337-370 ; L. Trotski,
« Rapport au 12e Congrès du PCbR » (1923), La lutte antibureaucratique en URSS, t. I, Paris, Union générale
d’édition, 1975, p. 25-77. La thèse de l’émergence d’une nouvelle classe est bien identifiée en URSS, prise au sérieux
et réfutée par Nicolas Boukharine (La théorie du matérialisme historique (1921), Paris, Anthropos, 1967).
[6] ↑ M. Lewin, Le siècle soviétique, Paris, Fayard, 2003.
[7] ↑ K. Bailes, Technology and Soviet Society under Lenin and Stalin. Origin of the Soviet Technical Intelligentsia,
Princeton, Princeton University Press, 1978.
Néomarxisme
Capitalistes - Cadres et compétents - Classes
fondamentales
Présentation
M arx est en fait un des analystes les plus précoces de la combinaison du marché
et de l’organisation dans les processus de coordination, et, en définitive, de
l’invasion du capitalisme par l’organisation. C’est là l’objet de la première section de
ce chapitre. La section suivante propose une interprétation du statut donné par Marx
à l’organisation, qu’il associe au développement du capitalisme. La troisième section
est consacrée au premier des deux cadres théoriques alternatifs mis en avant dans ce
livre. Le chapitre se clôt sur un double retour aux trajectoires historiques retracées
aux chapitres 3 et 4.
Le « surgissement » de l’organisation
On peut invoquer, pour justifier la démarche de Marx, le caractère secondaire du
rapport d’organisation aux premières étapes du capitalisme. Non pas que le marché
et l’entreprise, dont seul le capitalisme assure les maturités, seraient susceptibles
d’être appréhendés selon des logiques purement marchandes et capitalistes, mais
parce que Marx aurait écarté provisoirement cette dimension du rapport social au
nom de son immaturité.
Selon cette lecture, Marx aurait fait abstraction de l’organisation dans son exposé des
premiers chapitres du Capital, parce que l’importance de cette composante des
rapports sociaux s’affirme dans le capitalisme comme un produit, un résultat, et non
un point de départ. Il est tentant de paraphraser ici Marx lorsqu’il écrit que seul le
capitalisme transforme tous les produits en marchandises. Cela conduirait à affirmer
que : « Seul le capitalisme établit les conditions de l’épanouissement du rapport
d’organisation. » Ce qui n’exclut pas que l’organisation préexiste dans des formes
embryonnaires, comme pour le rapport marchand. Cependant, la dissymétrie du
traitement est ici frappante. Marx résout ce problème dans le cas du rapport
marchand en commençant par la marchandise tout en reconnaissant la soumission
de la valeur explicative de ce concept à l’emprise des rapports de production
capitalistes. Mais dans le cas de l’organisation, il tranche dans le sens de la mise
provisoire à l’écart.
Cette différence de traitement suggère donc une perception inégale de la temporalité.
Le fait que Marx n’intègre véritablement l’organisation que dans son analyse de la
dynamique historique du capitalisme milite fortement dans le sens de cette
interprétation. Marx aurait écarté l’organisation de ses commencements parce qu’il
la saisissait comme un accomplissement tendanciel du capitalisme, renvoyant
principalement à un stade relativement avancé de son évolution.
Le projet révolutionnaire
On peut lire Marx de cette manière. On peut pourtant spéculer sur l’importance d’un
tout autre type de déterminations, qui renvoie aux propos du chapitre 1. Rédigeant
Le Capital, Marx était pleinement conscient de la coexistence des deux pôles du
rapport social. Ce qu’on a qualifié de projection de ce rapport au-delà du capitalisme,
le dénouement de ce grand récit, faisait écho aux objectifs du révolutionnaire dont
l’effort était tendu vers le dépassement du capitalisme. Les potentialités tout autant
que les menaces que recélait le rapport d’organisation étaient perçues par Marx
comme des interférences parasites vis-à-vis de son projet révolutionnaire, et, pour
cette raison, il tendit à les rejeter au-delà du capitalisme.
Pourquoi ces réticences ? Le fait majeur est le suivant : au détour de la
reconnaissance de l’organisation, surgissent de nouvelles catégories sociales, ni
capitalistes ni prolétaires, dans le processus de délégation des fonctions capitalistes
introduit antérieurement. Cette configuration métamorphose la structure de classe
en en dépassant la bipolarité. Marx ne s’en émeut pas outre mesure et poursuit. Sa
créativité théorique, investie dans l’analyse de l’histoire concrète, l’a brièvement
emporté hors de l’épure du schéma révolutionnaire fondamental, mais il y revient
sans tarder.
On peut percevoir, dans certaines formulations de Marx, les points très précis où il
parvient au seuil d’un tel dépassement, mais se refuse à faire le pas. C’est
particulièrement le cas dans ses jugements portés sur la capacité du couple grandes
sociétés / grandes institutions financières à introduire au dépassement des ordres
sociaux de classe. C’est là que le brouillage du signal se métamorphose en grave
distorsion.
Le rapport d’encadrement
La thèse qu’on soutient ici est qu’il existe un rapport spécifique d’organisation,
potentiellement autonome, qui partage avec le capitalisme le fait d’être porteur d’un
rapport de classe. À cet égard, il paraît plus pertinent d’utiliser le terme
« encadrement » plutôt que celui d’« organisation ». Ce terme traduit mieux la
hiérarchie inhérente à tout rapport de classe, et possède l’avantage d’être construit
autour de celui de « cadre ». Pour parfaire le parallélisme, on propose d’appeler
« cadrisme » le système qui correspond au rapport d’encadrement, comme on dit
« capitalisme » à partir de « capital ».
Au total : deux rapports sociaux potentiellement autonomes, susceptibles de dominer
deux systèmes sociaux, et deux rapports de classe. D’un côté, le capitalisme, dont la
classe dominante est celle des capitalistes et la classe dominée, celle du prolétariat.
Du Marx fondamental. De l’autre, le cadrisme, dont la classe dominante est celle des
cadres, et la classe dominée celle de la masse des employés et ouvriers. « Du Marx »
révisé. « Du Marx » encore, en ce sens que la structure de classe est conçue dans son
rapport, son homologie, aux rapports de production. Cette révision majeure adhère
étroitement aux principes du matérialisme historique, une théorie des sociétés et de
leur histoire, où s’articulent les trois termes : rapports de production, structure de
classe et État [1] .
La place des individus dans les rapports de production est en jeu dans le rapport
d’encadrement. Déjà dans le capitalisme, la propriété de la grande entreprise a perdu
son caractère individuel ou familial. Dans le rapport cadriste, elle revêtirait un
caractère social, que se soit par le biais d’une propriété formellement étatique ou par
celui d’une propriété réciproque des entreprises, interindividuelle ou concentrée
dans des institutions financières. Quant à la capacité de décision vis-à-vis de ces
moyens de production, concernant notamment l’investissement ou la production –
un attribut traditionnel de la propriété (parfois dit « possession ») –, elle serait
exercée collectivement par les cadres.
Il faut préciser d’entrée de jeu que l’encadrement concerne les cadres (des secteurs
privés et publics) dans un rapport social qui les place en position hiérarchique
supérieure, mais que cette position n’est pas intrinsèquement l’attribut de
l’intellectualité. La classe des cadres n’est pas une intelligentsia, bien que
l’appartenance à ce groupe social implique l’accès à certaines connaissances : des
compétences. La constitution en classe renvoie à des pratiques sociales d’exercice
d’une domination, et de reproduction de cette position au sein des familles, avec son
efficacité et ses failles comme dans le rapport capitaliste. Sa frange inférieure est mal
définie, encore une fois comme dans le rapport capitaliste (il y a des petits cadres,
comme il y de petits capitalistes). Et surtout, les cadres sont secondés par des
employés, selon un rapport qu’on explicitera un peu plus bas.
La conséquence politique de ces analyses est, à l’évidence, la thèse de la possibilité de
l’élimination des classes capitalistes. Mais dans une configuration qui demeure « de
classe ». C’est pourquoi nous écrivons que le rapport cadriste est susceptible d’une
existence autonome. Ce fut le cas dans le socialisme réel, quoique le retour vers le
capitalisme, aurait fait, aux yeux de beaucoup, la démonstration de l’impossibilité
d’une telle transformation, autrement que dans des formes précaires. C’est là que
l’expérience du compromis de l’après-guerre est cruciale, comme contrepoids, bien
qu’elle ait elle-même cédé sous les coups de boutoir néolibéraux. Nous y reviendrons.
Hybridités
Pour un familier de l’œuvre de Marx, la coexistence de deux types de rapports
sociaux dans une même formation sociale, le capito-cadrisme en l’occurrence, n’a
rien de déroutant.
Le précédent le plus évident est l’émergence des rapports capitalistes au sein de la
société féodale. De telles transitions – de fait, des états permanents d’évolution –
combinent des prépondérances dans l’espace (par exemple, celle des rapports
bourgeois naissants dans les cités) et des hybridités (par exemple, celle des seigneurs
marchands, cherchant un revenu dans des aventures commerciales outre-mer).
Dans Le Capital, des ambivalences conceptuelles similaires se traduisent par la
succession des « en tant que ». Par exemple, en référence à un petit patron : Marx
écrit « en tant que travailleur », « en tant que capitaliste… ». Souvent le devenir est en
jeu : par exemple, « le produit devient marchandise », ce qui signifie qu’il est, dans
l’intervalle, les deux à la fois, selon les degrés de la répétition de l’échange, la
production délibérée pour le marché, etc. Dire « capito-cadriste », c’est faire état
d’une telle revendication de la dualité, appliquée à la relation sociale : l’hybridité du
rapport social capito-cadriste [4] .
Du point de vue de la construction théorique, cette thèse possède des avantages et
des inconvénients. D’abord un avantage. Elle permet de conserver sa cohérence à la
théorie de Marx. L’affirmation de l’organisation dans la dynamique historique du
capitalisme requiert des mises à l’ordre du jour ; pourtant, selon ce point de vue,
celles-ci n’impliquent pas des « corrections » du cadre analytique, mais plutôt la
construction d’un cadre analytique alternatif, lui-même doté de sa propre cohérence.
Les mécanismes d’une société capito-cadriste mobilisent les pouvoirs explicatifs
conjugués de deux totalités théoriques autonomes. Les inconvénients ensuite. Il va
sans dire que le travail reste à faire ; il faudrait produire cette théorie alternative,
alors que nous n’observons que des formes hybrides du rapport d’encadrement dans
le capito-cadrisme ou biaisées dans le socialisme réel.
La difficulté est que le rapport d’encadrement s’est originellement situé dans une
position subalterne dans le capitalisme. Et c’est bien en ces termes que Marx
appréhenda l’organisation dans Le Capital. Les tâches du capitaliste ont été
« déléguées » à des cadres secondés d’employés, mais, originellement, la finalité de
ces tâches ne s’en est pas trouvée modifiée : la maximisation du taux de profit.
Cadres et employés s’activent pour garantir à d’autre classes, les classes capitalistes,
la rémunération maximale de leur capital. Cela signifie, d’une part, rentabiliser
l’entreprise et, d’autre part, garantir des flux de revenus financiers, des intérêts et
des dividendes. Cadres et employés sont au service des capitalistes.
À ce titre, en tant que serviteurs des propriétaires du capital, cadres et employés sont
rémunérés. Cela implique un prélèvement sur les profits, un « coût » selon le
vocabulaire de Marx, mais le bilan global est supposé être positif pour les
capitalistes. Le salaire d’un employé de commerce, par exemple, vient en déduction
des profits, mais son action stimule les ventes et augmente ainsi la rentabilité. Dans
cette opération, cet employé est exploité, car il n’est associé aux bénéfices de son
action que selon une rémunération négociée comme tout salaire, mais dont le coût
doit être inférieur au surcroît de profit pour un capital donné. Mais d’un autre point
de vue, ces rémunérations venant en déduction du profit représentent une forme de
distribution de la plus-value. Elles diffèrent pourtant de l’intérêt ou du dividende en
ce que cette distribution rétribue un travail. On perçoit le caractère ambivalent du
positionnement social de ces groupes quand on les appréhende dans la logique des
rapports de production capitalistes [5] .
Quelle base empirique donner à cette prétention de révolutionner le cadre
analytique marxiste ? Divers types de processus permettent d’appréhender la
spécificité de ce rapport social, au-delà des modalités que lui impose sa prévalence
subalterne au sein des rapports de production capitalistes.
D’une part, le rapport d’encadrement manifeste – intrinsèquement peut-on dire, soit
indépendamment de sa relation au rapport capitaliste – des caractéristiques qui
trahissent sa nature de classe. On peut, en effet, observer, dès les premiers progrès
du rapport d’encadrement, certains traits qui lui sont propres, idiosyncrasiques en
quelque sorte, relatifs à son caractère de classe, par exemple la concentration des
initiatives, qu’on va évoquer ci-dessous. À cela, il faudrait ajouter des déterminations
particulières dont le champ serait davantage celui d’une sociologie, en termes de
pratiques sociales, de modes de vie, de cultures, etc. Tout ce qui dénote que nous
sommes désormais, à cet égard, dans une société plus cadriste que bourgeoise. Mais
on n’explorera pas ici ce champ qui déborde les objectifs de cet ouvrage.
D’autre part, comme on l’a dit, deux types de circonstances historiques ont autorisé
l’accentuation du rapport cadriste d’encadrement, dans des contextes et à des degrés
distincts : ceux des sociétés de l’après-guerre (la Seconde Guerre mondiale) dans les
pays capitalistes avancés, et ceux des pays du socialisme réel. Deux opportunités d’en
mieux saisir la nature, auxquelles sont consacrées les sections IV et V de ce chapitre.
Le rapport cadres-encadrés
L’apparition d’un rapport de classe introduisant un clivage au sein des groupes vers
lesquels ont été déléguées les tâches du capitaliste actif, définit un premier cercle où
se fait valoir le rapport d’encadrement. Mais le rapport cadriste tend à l’universalité.
Son ascension aboutit graduellement à le positionner comme rapport de classe
fondamental face à l’ensemble des autres salariés : employés et ouvriers (travailleurs
productifs), une classe ou des classes « encadrée(s) ». C’est le second cercle où se fait
valoir le rapport cadriste : le grand.
Dans l’analyse du capito-cadrisme, le rapport capitalistes-travailleurs productifs
monopolise encore dans les esprits le rapport de classe auquel sont soumis les
travailleurs productifs [7] . Pourtant ceux-ci sont doublement dominés et exploités. Un
rapport cache l’autre. L’élimination des classes capitalistes entraînerait de manière
automatique l’incorporation non équivoque des travailleurs productifs dans le
champ de la domination cadriste aux côtés des employés.
Au total, dans les sociétés contemporaines, les tâches de conception, d’organisation,
d’autorité sont l’apanage des cadres, celles d’exécution des tâches improductives, des
employés, et celles de production, des ouvriers. C’est une fois enregistrée cette
hiérarchie sociale que la formule « rapport d’encadrement » prend tout son sens. Elle
est l’expression de la nature de classe du rapport cadriste. Mais, avec le
développement de ces nouveaux rapports, les conditions des employés et ouvriers
tendent à converger dans une certaine mesure, alors que le premier et le second
cercle se fondent.
Le compromis néolibéral
La succession du compromis social de l’après-guerre et du néolibéralisme illustre
également la dualité du rapport capito-cadriste. Dans les deux ordres sociaux, les
cadres exécutent de toute manière les tâches d’organisation en général, et
notamment de gestion dans l’entreprise. On l’a souligné au chapitre 3, le
néolibéralisme n’a pas interrompu cette évolution qui va en s’accentuant
tendanciellement : il a mis un terme à l’autonomie accrue des cadres vis-à-vis du
rapport capitaliste, qu’il a, selon les critères de ces classes, « remis à leur place »,
c’est-à-dire dans cette position subalterne : au service des classes capitalistes. La
pression placée sur eux fut souvent considérable. Mais cette nouvelle discipline fut
imposée sous la forme d’un nouveau compromis, cette fois vers le sommet des
hiérarchies sociales, où le sort fait aux cadres resta enviable, surtout relativement au
reste de la population.
Les exemples les plus évidents des contenus de cette rectification de trajectoire se
situent au niveau des politiques macroéconomiques, notamment dans la priorité
donnée à la stabilité des prix mettant fin au transfert de revenus en défaveur des
créanciers. Mais on peut en identifier, de manière plus subtile, des indices
fondamentaux, symétriques de ceux qui gouvernèrent à l’établissement du
compromis social-démocrate, par exemple la métamorphose du statut de la quête de
la rentabilité. Alors que dans le compromis de l’après-guerre, notamment en Europe,
au Japon ou en Amérique latine, la rentabilité apparaissait davantage comme une
condition permissive, le néolibéralisme en a refait un objectif quasi absolu. L’activité
des cadres s’est pliée à cette nécessité. On observe ainsi comment, dans ce continuum
capito-cadriste, les mêmes mécanismes se voient conférés des statuts distincts, dont
la dimension quantitative (l’acuité de l’exigence de rentabilité, en l’occurrence)
témoigne de la métamorphose des rapports sociaux, infléchis dans un sens ou dans
un autre selon la configuration des pouvoirs.
Cette autonomisation du rapport cadriste dans le compromis de l’après-guerre n’a
pas revêtu les caractères d’une transition au-delà du capitalisme, parce que cet
endiguement du rapport capitaliste n’a jamais atteint les degrés qui lui auraient
permis d’acquérir des caractères d’irréversibilité. À l’inverse, les classes capitalistes,
une fois passé le choc de l’immédiat après-guerre, réussirent à créer une dynamique
en leur faveur, dont la dimension internationale fut cruciale, et qui conduisit à la
restauration de leur hégémonie dans le néolibéralisme. Mais trente ans, c’est loin
d’être négligeable. Pourtant, les cadres basculèrent relativement aisément d’un
compromis dans l’autre, dans le contexte créé par la défaite de la lutte des classes
populaires.
3. Le capitalisme managérial
L’émergence du capitalisme organisé et son analyse sont des phénomènes bien
datés historiquement. Il n’y a donc rien de surprenant dans la constatation de
l’émergence simultanée, aux États-Unis, d’une importante littérature consacrée à
ce phénomène dont ce pays fut la patrie. Rien de surprenant, si ce n’est la
précocité et l’ampleur de ces études. C’est aussi aux États-Unis que ces thèses
survécurent le plus durablement, en fait, jusqu’à la fin des années 1970. Son
dernier représentant, Peter Drucker, est mort en 2005.
Le point de départ de ces analyses fut l’émotion politique créée par ce que le
chapitre 3 a désigné comme la séparation de la propriété et de la gestion, et la
révolution managériale. La bourgeoisie financière du début du XX e siècle
n’allait-elle pas perdre le contrôle du système productif en sortant de la grande
entreprise ? On l’a dit, les pouvoirs des classes capitalistes se reconstituèrent au
sein des institutions financières. Mais les mots furent vite prononcés :
« capitalisme managérial », c’est-à-dire capitalisme des managers (ce que nous
appelons capito-cadrisme). De ce fait même, les managers apparaissaient comme
un nouvel acteur social, dont le rôle était jugé primordial. Le champ en fut
d’abord l’entreprise, mais ce « managérialisme » allait imprégner graduellement
le secteur public états-unien, lorsqu’il fut fait appel aux managers pour
surmonter l’inefficience des bureaucraties publiques traditionnelles, notamment
dans des situations de crises (locales, comme lorsqu’un cataclysme naturel
ravageait une ville, ou centrales, comme dans la crise de 1929).
Les problématiques du capitalisme managérial n’appréhendent pas le
phénomène comme une expression de la simple « intellectualité ». De telles
problématiques ont été appliquées au capitalisme (les détenteurs du capital
culturel de Bourdieu) et au socialisme réel (les intellectuels de György Konràd et
Iván Szelényi [1] , par exemple). À l’inverse, le capitalisme managérial est vu par
ses théoriciens comme un processus issu de la dynamique historique du
capitalisme où des compétences sont certes en jeu, mais qui n’est pas conçu
comme le produit de l’intellectualité. L’encadrement est avant tout un rapport
d’autorité : les managers sont des chefs, diplômés en général, mais d’abord des
supérieurs hiérarchiques. S’ils n’exercent pas directement une autorité, ils sont
indirectement positionnés dans ces hiérarchies, « latéralement » en quelque
sorte, comme conseillers du chef par exemple.
Alfred Chandler est un théoricien relativement tardif du capitalisme managérial,
mais son livre de 1977, le plus connu, fait autorité : La main visible [2] , sous-titré
La révolution managériale dans le monde des affaires états-unien. Le titre La main
visible renvoie à l’organisation, bien apparente et délibérée, par opposition au
marché dont le jeu fut décrit au XVIII e siècle par Smith comme l’opération d’une
« main invisible ». La démarche de A. Chandler se situe entièrement dans le
temps long. La complexité des nouvelles technologies et l’expansion des marchés
ont créé pour la première fois, selon ses propres termes, la nécessité de ce qu’il
appelle « la coordination administrative », sachant qu’il s’agit de l’administration
des entreprises dont l’action se prolonge sur les marchés. De cette évolution a
résulté l’émergence de la « nouvelle classe », celle des managers et son « pouvoir
croissant » [3] . Écrivant dans les années 1970, A. Chandler n’envisage pas une
baisse éventuelle de ces pouvoirs. Il ne distingue d’ailleurs pas la hiérarchie
dans l’entreprise et les pouvoirs au plan politique et social. Pourtant, il montre
que l’intervention des hauts fonctionnaires de l’administration prolonge cette
action notamment dans les politiques économiques. Il situe l’origine du
capitalisme managérial aux États-Unis et décrit son exportation au reste du
monde. À l’intérieur de son champ d’investigation, celui de cette dynamique
historique du capitalisme, A. Chandler est, sans doute, le plus sophistiqué des
managérialistes états-uniens.
Tous ces analystes reconnaissent l’émergence de la classe des managers, et les
problèmes les plus difficiles sont, en fait, posés par l’identification des catégories
intermédiaires. Une ample littérature est consacrée au fameux « cols blancs » [4] .
Mais les théories managérialistes aux États-Unis sont surtout connues à travers
leur représentant le plus célèbre : John Kenneth Galbraith, en particulier son
livre de 1969, Le nouvel État industriel [5] . Galbraith situe au sommet des
hiérarchies sociales la « technostructure » : « Bien que les statuts des sociétés
anonymes placent le pouvoir entre les mains des propriétaires, les impératifs de
la technique et du planning le transfèrent à la technostructure. » [6]
Que Galbraith représente, en quelque sorte, le point culminant de ces thèses
managérialistes n’est pas une coïncidence. Les années 1960 marquèrent l’apogée
du compromis de l’après-guerre, de ce que nous désignons comme
l’« autonomie » cadriste. Cela est manifeste tant au niveau de la gestion des
entreprises qu’à celui des politiques. Les managers s’étaient largement libérés de
la tutelle des propriétaires : « [La] technostructure s’est développée, s’est
dégagée du contrôle des actionnaires et a acquis ses propres sources de
financement interne. » [7] Au plan des politiques économiques, les années 1960
sont celles de l’euphorie keynésienne. Les conseillers de Kennedy ayant acquis la
conviction que la sortie de la récession de la fin des années 1950 était restée
partielle, se lancèrent dans des politiques de stimulation de l’activité,
notamment par des politiques fiscales. La décennie coïncida avec des taux de
croissance et de rentabilité exceptionnels.
On l’a dit, c’est la crise structurelle des années 1970 qui mit un terme à cette
euphorie, et déstabilisa du même coup les thèses managérialistes [8] . Comment
aurait-il pu en être autrement alors que le néolibéralisme correspondit au retour
en force des propriétaires capitalistes. C’est là où que les conséquences du
manque de rigueur analytique se firent sentir cruellement. Maintenant que les
managers étaient remis au pas, celui des capitalistes, et associés aux bénéfices
du néolibéralisme pour les privilégiés, disparut l’idée d’un capitalisme
managérial. Rétrospectivement, on peut ainsi comprendre que le
managérialisme apparut le plus évident lorsque se conjuguèrent, dans les
années 1960, ses fonctions économiques et la prééminence politique des cadres
dans un compromis qu’ils dirigeaient. Le renversement des pouvoirs emporta
avec lui la construction théorique, alors que le nombre et l’importance des
cadres privés et publics continuaient à croître.
[1]
G. Konràd et I. Szelényi, La marche au pouvoir des intellectuels. Le cas des pays de
l’Est, Paris, Le Seuil, 1979.
[2]
A. D. Chandler Jr, The Visible Hand. The Managerial Revolution in American
Business, Cambridge (Mass.), The Belknap Press of Harvard University Press,
1977.
[3]
On trouvera ces expressions regroupées au début de la conclusion.
[4]
Charles Wright Mills, Les cols blancs (1951), Paris, Le Seuil, 1970.
[5]
J. K. Galbraith, Le nouvel État industriel (1969), Paris, Gallimard, 1989.
[6]
P. 106.
[7]
P. 389.
[8]
Mais le débat avait été, antérieurement, permanent. On peut citer la critique très
intéressante des thèses managérialiste par Maurice Zeitlin et Earl Ratcliff
(Landlords and Capitalists. The Dominant Class of Chile, Princeton, Princeton
University Press, 1988). Voir également M. Zeitlin, The Large Corporation and
Contemporary Classes, New Brunswick, Rutgers University Press, 1988. Ces
auteurs considèrent les classes comme des ensembles de familles où se
combinent (et cumulent) les positions de propriétaires capitalistes, propriétaires
terriens, managers et hommes politiques.
Le marché et la démocratie
Ce n’est pas intrinsèquement l’excès d’ambition centralisatrice qui a conduit ces
expériences à l’échec, une sorte de péché mortel d’organisation : les exagérations du
plan face au prétendu marché. On ne s’arrêtera pas ici sur les insuffisances
terminologiques et conceptuelles qui font oublier, au-delà du rôle coordinateur du
marché, les multiples processus (financement, rentabilité) que le capitalisme assure
à sa manière, et que le socialisme réel résolvait d’une autre. Les problèmes étaient,
sans doute, considérables, mais du ressort de la réforme. Considéré isolément, ce
premier aspect ne suffit pas à justifier une faillite historique.
On peut également arguer de l’absence de démocratie. Mais là encore, il faut
s’interroger sur les caractéristiques de ces sociétés, qui bloquèrent les voies vers la
démocratisation. L’incapacité à accéder à un ordre démocratique de classe a sans
doute à voir avec la faillite des pays du socialisme réel, mais ce facteur doit s’intégrer
dans une perspective plus large.
Cette question de l’échec est un des thèmes majeurs de l’ouvrage de M. Lewin, bien
qu’il ne parvienne pas à le résoudre. Iuri Andropov aurait-il réussi s’il avait
survécu ? M. Lewin semble le croire. Pourquoi Michael Gorbatchev a-t-il échoué ?
Mais on notera, de toute manière, que ce que M. Lewin envisage comme l’échec de la
construction du socialisme, est plutôt à comprendre comme l’échec de la
consolidation d’un ordre de classe alternatif au capitalisme. Et cela selon les termes
mêmes de son analyse puisqu’il identifie une classe dominante dans ces formations
sociales.
C’est le double échec, celui de la réforme économique et politique, qui fait problème.
Et cette incapacité à se réformer ne peut être ramenée à la seule difficulté de
l’entreprise.
Notes du chapitre
[1] ↑ C’est là l’hypothèse envisagée dans GD, La position de classe : « Au gré de cette transformation,
l’“exploitation” confirme sa signification traditionnellement capitaliste, comme prélèvement d’un surtravail à un
taux toujours accru, et prend une physionomie nouvelle au sein du groupe lui-même [des cadres et employés] qui
préfigure, peut-être, une exploitation d’un type nouveau […]. On peut douter de la capacité de cette nouvelle
contradiction à conquérir la position principale. C’en serait alors fait de la nature fondamentalement capitaliste
des rapports de production. » Voir également GDDL, Au-delà du capitalisme ; ainsi que GDDL, Économie marxiste.
[2] ↑ On retient la racine « capito » sur le modèle de « socio », comme dans « socio-économique », car toute
construction du type « socialo » ou « capitalo », est marquée du sceau de l’infamie.
[3] ↑ Un exemple très frappant est le livre de Joseph Schumpeter : Socialisme, capitalisme et démocratie (1942),
Paris, Payot, 1990.
[4] ↑ GD, Le concept de loi, deuxième partie, sections 2 et 4.
[5] ↑ GD, La position de classe.
[6] ↑ En anglais, on peut dire « managerial and clerical personnel ».
[7] ↑ La position du marxisme « orthodoxe » reprenait à son compte la thèse du Manifeste du Parti communiste,
celle de la polarisation croissante entre la bourgeoisie et le prolétariat. Voir Victor Tcheprakov, Le capitalisme
monopoliste d’État, Moscou, Éditions du Progrès, 1969. Dans ce livre, les cadres sont appréhendés comme une
« intelligentsia » technique hétérogène, dont l’« élite » est étroitement liée aux « monopolistes », alors que les
autres fractions sont réunies aux prolétaires. Á cela s’opposent des vues comme celles de Nicos Poulantzas,
faisant des cadres et employés une nouvelle petite bourgeoisie, ce qui est logique aussi longtemps que leur
position est appréhendée strictement dans la théorie de la production capitaliste (N. Poulantzas, « Marxism and
social classes », New Left Review, LXXVIII, 1973, p. 27-54). Face aux mêmes ambiguïtés, Eric Olin Wright renvoie à
une position de classe « contradictoire » (Class, Crisis and the State, Londres, New Left Books, 1978). On peut
consulter : Alain Bihr, Entre bourgeoisie et prolétariat. L’encadrement capitaliste, Paris, L’Harmattan, 1989 ; Kees
van der Pijl, The Making of the Atlantic Ruling Class, Londres-New York, Verso, 1984.
Chapitre 6. Une société de classe à deux pôles
O n explore ici une autre voie, qui procède pour une part d’un travail de nature
philosophique, et qui pourtant converge avec celle, d’inspiration plus
économique, qui vient d’être présentée. Elle en diffère cependant par son caractère
plus général, abordant le problème dans le contexte d’une théorie de la modernité [1] .
On assumera l’idée de Marx selon laquelle la relation salariale constitue bien, comme
il le dit, le pivot de la société moderne, le clivage essentiel. Mais on avancera qu’elle
s’ordonne d’emblée selon deux « pôles », marché et organisation, compris comme
relevant de deux logiques étroitement co-imbriquées et co-impliquées. Sur le marché
se déploient des pouvoirs attachés à des propriétés privées, et dans l’organisation des
prérogatives inhérentes à des compétences hiérarchisées – au sens où l’on parle
d’« autorités compétentes ». C’est en fonction de ce couple de formes sociales
(marché/organisation) que se distribuent les deux forces sociales prédominantes,
identifiables d’une part comme les « propriétaires capitalistes », et, d’autre part, par
ce qu’il sera convenu d’appeler les « cadres et compétents », sans qu’il s’agisse de
groupes sociaux parfaitement circonscrits. Ce couple « marché/organisation »
structure par ailleurs, à l’échelle de la société, la « classe fondamentale », qui produit
la richesse sociale à travers des processus toujours à la fois marchands et organisés.
La relation entre formes sociales et forces sociales se présente donc sous forme
complexe et dialectique.
S’il en est ainsi, l’édifice théorique est à reconstruire sur ses deux piliers, marché et
organisation. Pour y parvenir, la bonne méthode est cependant celle de Marx, qui ne
commence pas son exposé par « le capital », défini comme un rapport entre classes,
mais, ainsi qu’on l’a vu, par « le marché », compris comme la forme la plus générale
par laquelle se coordonnent censément les individus dans la société moderne. C’est
là, on s’en souvient, l’objet de la première section du Capital. « Reconstruire sur les
deux piliers » impliquera donc que l’on traite de la même façon l’« organisation ».
Plus précisément, que l’on commence par considérer le couple marché/organisation
en ce qu’il forme la référence présupposée de la forme capitaliste de société. À partir
de là, on sera en mesure de reconstituer de façon réaliste la structure moderne de
classe, ses tendances et ses potentialités historiques. Et il en découle d’immenses
conséquences.
C’est cependant à condition de procéder dans un premier temps à une rigoureuse
déconstruction de l’édifice marxien (section I) que l’on pourra ensuite en venir à cette
reconstruction élargie, qui correspond au programme d’un néomarxisme (section II).
4. Note comparative
Cette approche présente quelques différences par rapport à celle proposée au
chapitre qui précède. Elle introduit, désignant marché et organisation, le concept
de « facteurs de classe », se combinant dans le « rapport de classe » capitaliste.
Elle conclut donc à un seul rapport de classe, à une seule classe dominante,
ordonnée en deux pôles, plutôt qu’à deux rapports de classe et deux classes
dominantes. Plutôt que de parler de diverses classes populaires,
fonctionnellement différenciées, elle avance le concept d’une « classe
fondamentale », répartie en diverses fractions, selon le rôle différent qu’y jouent
respectivement les relations marchandes ou organisationnelles, et donc la forme
qu’y prennent l’exploitation du travail et la domination hiérarchique.
Elle procède d’une perspective plus générale, d’une théorie historique de la
modernité qui tente de rapporter les concepts économiques et sociologiques aux
schèmes de la philosophie politique moderne. Elle est inséparable d’un corps
défini de concepts qui s’interdéfinissent. Elle propose un certain nombre de
passerelles en direction de diverses problématiques contemporaines. Elle pose
donc d’autres questions. Mais sa généralité ne lui confère aucun privilège. Elle
élève plutôt le prix à payer pour la preuve de ses assertions.
Et cela d’autant plus que la première approche vise plutôt à ajouter un nouveau
volet au marxisme, alors que la seconde ambitionne de repartir, à ses risques et
périls, d’une critique plus radicale.
L’essentiel ici est que, tout compte fait, ces deux approches, l’une plus
socioéconomique l’autre plus sociophilosophique, et qui se fondent sur des
recherches de nature différente, soient largement convergentes, tant au plan de
l’interprétation historique du XXe siècle qu’au plan des orientations politiques
qui en découlent. En ce sens, elles se corroborent infiniment plus qu’elles ne
s’opposent. Elles ouvrent à d’autres chercheurs un nouveau champ d’analyse.
Elles peuvent donc, dans une certaine mesure, parler chacune le langage de
l’autre, ou trouver un langage commun, qui appelle le lecteur à traduire l’une en
l’autre. C’est ainsi que l’on pourra, dans les chapitres qui suivront, parler au
pluriel de « classes fondamentales » sachant que la première approche inviterait
plutôt à considérer des « classes populaires » (ouvriers et employés) et la
seconde une seule « classe fondamentale » (à trois fractions) ; ou à parler de
« classes dominantes », là où celle-ci voit une seule « classe dominante » à deux
pôles. On trouvera dans la catégorie de « cadres et compétents », la désignation
de ce qu’une approche ferait plutôt apparaître en termes de « cadres » et l’autre
en termes, aussi, de « compétents ». Ces appellations de compromis laissent
apparaître les dissonnances. Elles marquent qu’entre les deux auteurs certains
débats restent ouverts [1] . Et que cette incomplétude ne les empêche pas de
développer des analyses largement convergentes.
[1]
Ce livre évite autant que faire se peut d’entrer dans des controverses relatives
aux concepts de valeur ou d’exploitation. Une approche de l’exploitation,
distincte de celle retenue ici, est présentée à la section III (Hybridités) du
chapitre 5.
Notes du chapitre
[1] ↑ Esquissée dans JB, Théorie de la modernité, puis systématiquement développée dans JB, Théorie générale.
Mais c’est dans JB, Explication et reconstruction du Capital que l’on trouvera l’explication précise des concepts ici
utilisés : médiations, métastructure, structure, pôles, faces, co-imbrication et co-implication, déclaration,
interpellation, compétence, abstraction réelle, englobance, organisation, facteurs de classe, fractions de classe,
multitude, renversement, etc. L’ensemble forme la théorie méta/structurelle.
[2] ↑ Cette idée est introduite dans JB, Théorie générale, p. 87 et s.
[3] ↑ L’analyse ici présentée du rapport entre marché et capital est le thème central de JB, Que faire du Capital ?
Elle est développée en une nouvelle théorie de la structure de classes dans les livres ultérieurs, notamment JB,
Explication et reconstruction du Capital. On y trouvera en outre une très abondante bibliographie des travaux et
recherches autour de la philosophie et de l’économie politique de Marx, ainsi qu’un débat avec les divers
analystes et commentateurs du Capital. On comprendra que ce dialogue avec la communauté scientifique ne
puisse être repris dans le cadre du présent essai.
[4] ↑ À partir de là – mais on le verra encore mieux au chapitre 8, qui envisage le « système du monde »
moderne, comme ensemble – on commence à comprendre comment cette approche peut pleinement assumer la
critique des Lumières proposée dans la récente littérature « postcoloniale », mais sans jeter l’enfant avec l’eau du
bain.
[5] ↑ Voir JB, Explication et reconstruction du Capital, p. 220-244. Deux éléments de la théorie métastructurelle
favorisent l’idée d’unité de la classe fondamentale. C’est, d’une part, la thèse qu’en bonne logique la valeur, au
sens de Marx, devrait intégrer le temps de travail de production et de transaction socialement nécessaire. Elle
manifeste ainsi, par voie de conséquence (lorsque l’on passe de la valeur à la survaleur), l’unité de tous les
salariés du capital, les considérant tous comme « productifs » – à l’encontre de l’analyse de Marx, jugée sur ce
point erronée. D’autre part, assumant pleinement, par contre, la théorie de Marx selon laquelle la valeur, au sens
où il l’entend, ne s’applique qu’à la production marchande, cette approche appelle en conséquence une
conception plus générale qui permette aussi de comprendre l’exploitation des travailleurs des secteurs non
marchands, comme les salariés de l’État ou autres collectivités non marchandes. Voir sur ce point un débat avec
Jean-Marie Harribey, http://perso.orange.fr/jacques.bidet/.
[6] ↑ Cette analyse, qui ouvre à une théorie de l’hégémonie, sera développée au chapitre 9, qui soulignera
notamment les perversions qui s’attachent non seulement au marché mais aussi à l’organisation en tant que
facteurs de classe.
[7] ↑ Pour un exposé complet, voir J. Bidet, « Le collectivisme », in R. Motamed-Nejad (éd.), URSS et Russie, Paris,
PUF, 1997. Lisible sur http://perso.orange.fr/jacques.bidet/.
Altermarxisme
L’impérialisme dans l’étaticité mondiale en
gestation
Présentation
D ans le marxisme classique, une figure s’est imposée. Le partage du monde, déjà
engagé de longue date, mais qui s’est développé avec une fureur particulière
dans l’affrontement des grandes puissances industrielles, a été désigné comme celui
de l’« impérialisme ». Une nouvelle dimension venait ainsi, en quelque sorte,
compléter la dénonciation qui avait motivé la démarche théorique de Marx dans Le
Capital, celle de l’exploitation dans le capitalisme. Au plan international, la théorie de
l’impérialisme dénonce, de la même manière, des hiérarchies – entre États-nations
au lieu des classes – et une relation d’exploitation et de domination – entre les États-
nations impériaux et les territoires sur lesquels ils jettent leur dévolu. Trivialement :
« Le plus fort domine et exploite le plus faible. » Un rapport d’asservissement
multiforme : politique, culturel et militaire.
La première section rappelle le concept fondamental de ce second rapport, dans sa
relation aux formulations du marxisme traditionnel. Les deux dernières sections
sont consacrées au monde contemporain : la mondialisation néolibérale et la
configuration très particulière du rapport impérialiste qui lui correspond, celle de
l’hégémonie états-unienne.
Notes du chapitre
[1] ↑ V. Lénine, Œuvres, t. 22 : « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme » (1916), Paris, Éditions Sociales,
1976, p. 201-327.
[2] ↑ Selon le World Wealth Report de Merrill Lynch-Capgemini, une des plus grandes institutions de gestion des
patrimoines familiaux.
[3] ↑ G. Duménil, D. Lévy, « Le néolibéralisme sous hégémonie états-unienne », in F. Chesnais (éd.), La finance
mondialisée. Racines sociales et politiques, configurations, conséquences, Paris, La Découverte, 2004, p. 71-98.
Chapitre 8. Des États-nations à l’État-monde
Pourquoi l’État-nation ?
Une question préliminaire est naturellement celle de savoir pourquoi le capitalisme a
pris la forme de l’État-nation.
Les travaux d’Étienne Balibar [2] suggèrent que le capitalisme aurait pu trouver une
autre voie, et que c’est finalement l’histoire qui a tranché. Les bourgeoisies
nationales, explique-t-il notamment, ont pu trouver dans des structures étatiques
préexistantes les institutions dont elles avaient besoin pour l’organisation des
marchés, et aussi pour la mobilisation de la force de travail. En outre, l’État-nation,
lieu de l’interpellation du citoyen en sujet, défini dans son identité nationale,
constitue le contexte dans lequel ces bourgeoisies ont pu développer leur hégémonie.
Cette forme politique s’est finalement imposée, alors que d’autres (empires, réseaux
de villes) n’ont pas tenu. On peut dans une certaine mesure acquiescer à ces analyses
sans cependant s’en remettre à l’idée que c’est en somme l’histoire qui a tranché.
L’approche métastructurelle suggère en effet un lien plus substantiel entre les deux
« faces », économique et politique, des rapports sociaux capitalistes. Et, pour cette
raison, elle conclut à une relation nécessaire entre le capitalisme et l’État-nation. La
forme moderne de société émerge certes de mille conjonctures. Dans la mesure
cependant où elle s’affirme, elle le fait à la façon d’une logique sociale plus ou moins
pourvue des divers éléments qui la constituent – ceux que l’on a décrits au chapitre
6. L’analyse marxiste traditionnelle tend à voir dans le marché la matrice
économique de la société, et dans l’État la superstructure organisationnelle dont les
forces qui dominent le marché ont besoin, dans leur double tâche de la coercition et
de l’hégémonie. Mais si, selon l’approche méta/structurelle, on admet que
l’organisation relève du même statut primaire d’ontologie sociale que le marché, et
que l’un et l’autre, en tant que modes de coordination rationnels, relèvent des
« présupposés posés » des sociétés de classe modernes, on est conduit à conclure qu’il
existe une étroite relation entre tous ces termes, qui seule explique pourquoi
l’« histoire » a tranché dans le sens de l’État-nation – et aussi pourquoi il est difficile
de se débarrasser de cette configuration, qui finit inéluctablement par faire retour
dans la dimension de l’État-monde. Et l’on comprend également pourquoi il n’est pas
possible, comme le voudrait Immanuel Wallerstein, de penser l’unité nationale à
partir de la structure globale – mais seulement en sens inverse.
Pourquoi, en effet, y a-t-il des États-nations, et pourquoi seulement dans le
capitalisme ? La raison en est cette bipolarité métastructurelle, qui est constitutive de
la forme moderne de société. Le marché ne possède pas par lui-même la rationalité
ni la légitimité requises pour constituer le fondement d’une société. Non seulement il
a besoin d’être organisé. Non seulement la « forme marchande » n’est jamais qu’une
alternative par rapport à l’autre, qui est la « forme organisée ». Non seulement ces
deux pôles, marché et organisation, sont étroitement co-imbriqués dans le
capitalisme à tous les niveaux de sa structure. Et ils présentent une autre face,
juridico-politique, selon laquelle ils sont co-impliqués l’un dans l’autre. Mais – en
dépit de leur homologie structurale en tant que facteurs de classe – ils sont dans une
relation asymétrique qui donne primauté à la centricité. Quoique le libéralisme ait
constamment rêvé d’un marché ou d’un droit sans État, la forme marché requiert la
forme organisée, dans laquelle se déterminent, face aux titres de la propriété (en
connivence et en antagonisme), les titres de la compétence. Elle requiert notamment
une instance de compétence ultime, sans laquelle il n’est aucun droit effectif, ni
légitimation recevable. Plus exactement, le mode de production capitaliste implique
l’État-nation, comme l’instance organisationnelle qui en assure la clôture formelle,
sous la forme de l’« État de droit » présupposé. État de droit, qui, en tant que forme
métastructurelle, n’existe que « retourné en son contraire » dans la forme de l’État
capitaliste, comme lieu d’affrontement de classes antagonistes. C’est en ce sens que la
structure capitaliste de classe ne peut exister que sous la forme de l’État-nation. C’est
du moins ce que l’on doit dire à ce point de l’exposé.
La seconde question est celle de savoir pourquoi le capitalisme a pris la forme d’une
pluralité d’États-nations. Elle s’éclaire à partir de la première. La forme capitaliste de
société n’existe matériellement que comme arrangement spatial (spatial fix). Une
structure capitaliste – tout comme un groupe de chasseurs collecteurs – ne peut en
effet se faire valoir, s’imposer, qu’à des échelles déterminées. Ces échelles, quoique
de plus en plus grandes d’une époque à l’autre, ne sont pas strictement corrélatives
d’un développement des forces productives. Elles varient selon la grande diversité
des « arrangements spatiaux » possibles. Selon le cas, un fleuve, une île, une plaine,
une côte, une réserve des matières premières déterminent un espace ordonnable en
marché et organisation, un espace plus ou moins cohérent de production, d’échange
et de communication, et susceptible de donner lieu à une entité économique qu’une
autorité centrale pourra, dans une certaine mesure, contrôler et gouverner dans la
forme moderne. Voir les analyses d’Éric Hobsbawm sur la question de la nation aux
XIXe et XXe siècles . Et il ne s’agit jamais d’ensemble purement naturels, mais
[3]
Pourquoi « système » ?
Dans son usage le plus courant, la notion de « système » renvoie à un ensemble
d’éléments interdépendants, ce qui est évidemment le cas du monde contemporain.
Si cependant on lui attache l’idée positive d’une fonctionnalité – les éléments se
complétant les uns des autres et cette complémentarité assurant la permanence de
l’ensemble – le monde capitaliste, dont on a évoqué le fonctionnement en termes
d’impérialisme, donc de prédation et de domination, ne pourrait être décrit, au
mieux, que comme pseudo-système. C’est néanmoins ce terme que nous avons retenu,
conformément à un emploi devenu assez courant dans le marxisme, notamment à
travers les travaux d’I. Wallerstein et de son école, qui a popularisé le terme de
world-system [5] .
Le « système du monde » capitaliste constitue en effet une configuration
historiquement singulière, répondant à une logique particulière. Il y a eu dans le
passé des empires, des civilisations, des confédérations, des « économies-mondes »,
selon la formule de Braudel, plutôt qu’une économie mondiale – du fait du
confinement des échanges à des régions du monde comme le pourtour
méditerranéen. Mais il n’y eut jamais d’autre système du monde englobant la planète
entière. Ni de monde comme système au sens qui sera ici défini, où l’on opposera le
« systémique » au « structurel », lequel renvoie à la structure sociale au sein de l’État-
nation.
Quelle est donc la nature du « système du monde » ? Poser cette question revient à se
demander pourquoi le capitalisme se présente comme une pluralité d’entités
indépendantes, et non comme un ensemble unifié sous une autorité unique.
L’hypothèse proposée, on l’a vu, est que la forme moderne de société émerge
historiquement comme une « logique sociale » nouvelle à l’œuvre dans de petites
unités au sein d’un vaste monde prémoderne. C’est notamment dans les communes
italiennes des XIIe et XIIIe siècles qu’apparaît, liée aux prémisses de l’humanisme
prérenaissance, cette prétention nouvelle d’un gouvernement républicain,
corrélative de formes embryonnaires d’économie capitaliste. Le tout restera certes
longtemps entre les mains d’une oligarchie terrienne et marchande proto-capitaliste,
mais fournira avec le temps le contexte de revendications démocratiques et sociales
impliquant des formes d’organisation collective auxquelles une part, d’abord minime
mais croissante, de la population prétendra de quelque façon participer. Une telle
logique sociale n’a pu apparaître à grande échelle. Elle n’a pu s’affirmer qu’à l’échelle
que permettait le développement technologique requis pour cette co-imbrication de
marché et d’organisation dans laquelle s’esquisse la prétention sociale critique
moderne. Prétention que le petit peuple des villes traduit en révoltes récurrentes.
La voie de l’histoire n’est pas royale. Le processus est fait d’avancées et de reculs.
Mais c’est dans cet ensemble pluriel de proto-États, animés d’un même esprit, que
s’esquissent les premiers traits de la modernité.
II - L’État-monde en gestation
Le cours historique
Si l’on considère le cours de l’histoire, on remarquera que c’est en 1945, au terme des
tueries de la Seconde Guerre mondiale, et devant le péril que représente l’arme
atomique, que la perspective d’une « société des nations », SDN, jusqu’alors velléitaire,
vient à se concrétiser sous la forme constitutionnelle d’une « Organisation » (notons
ce terme) des Nations Unies. Une Charte qui bannit officiellement la guerre, « état de
nature » du système du monde. Une inter-interpellation commune : « Nous, peuples
de la terre… » Soit l’affirmation d’une légalité proprement mondiale, puisque dans
les faits nul État ne peut désormais envisager de quitter l’institution commune –
même si le plus puissant fait tout pour en miner l’autorité. Autorité étatique
mondiale infiniment faible, il est vrai, et pour longtemps. Et utilisable en quelque
sorte contre elle-même, au profit de la puissance du centre systémique mondial.
Seule pourtant universellement reconnue comme légale, quoi qu’elle fasse.
Il faut attendre la crise des années 1970 pour que l’ordre qui prévalait depuis les
années 1930 et 1940, centré sur les constructions nationales, sous l’influence
prévalente du pôle des « organisateurs » et autres « planificateurs » des États-nations,
se trouve bousculé. Un certain nombre des mutations technologiques et de données
conjoncturelles vont alors permettre à « la finance », on l’a vu, d’engager un
processus de revanche : libération de la circulation internationale des capitaux,
abaissement des législations sociales protectrices des salariés, privatisation des
entreprises et des banques, etc. Enclenchant le processus aujourd’hui désigné comme
« la mondialisation néolibérale ».
Cette catégorie pourtant demeure confuse tant qu’on ne la rapporte pas à la sorte de
mondialité systémique qui a été depuis le commencement un trait du capitalisme, et
qui s’est ultimement réalisée dans l’occupation complète de la planète. C’est à partir
de là en effet que l’on peut saisir ce qui est réellement nouveau, ce qui émerge à la
fin des années 1970. C’est à ce moment, en effet, que commence à s’affirmer, sous la
forme la plus aliénée, un ordre nouveau, où à l’international, au sens du « système
du monde », s’entremêle le « mondial », au sens d’une « étaticité mondiale ».
L’effectivité du « système » n’est pas remise en cause. On voit au contraire son ordre
hiérarchique se renforcer. Pensons à la domination militaire mondiale asymétrique,
unilatérale, typiquement « systémique », de l’OTAN, c’est-à-dire des États-Unis. Mais la
fonction des États se modifie, chacun tentant de tirer profit de cette situation en se
montrant le meilleur dans l’application, l’usage et la manipulation de la loi
commune, celle du néolibéralisme. Celui-ci s’annonce ainsi comme le libéralisme
libéré des contraintes que faisaient peser sur lui les contextes et projets nationaux.
Libéralisme réalisé à l’échelle mondiale. Ultilibéralisme, dans l’ultimodernité. Le
néo-libéralisme, c’est le libéralisme au temps de l’État-monde en gestation. Ce qui ne
signifie pas que l’avenir lui appartient.
Corrélation et contradiction
Dans le passage progressif d’une légalité internationale à une légalité mondiale, c’est-
à-dire de laquelle aucune nation ne peut se retirer et qu’elle ne peut enfreindre sans
en payer le prix, il apparaît que le « centre systémique » ne peut s’instituer
ouvertement en centre naturellement dirigeant de l’État-monde en gestation. Il ne
peut faire du monde son empire. Il ne peut agir en dehors de procédures de
légitimation dont le principe de légitimation relève désormais d’une légitimité
mondiale-étatique qui le transcende. Le monde moderne ne peut se constituer en
« Empire », au sens d’un ensemble politique dont le centre mondial-systémique
pourrait s’arroger un statut de centre mondial-étatique.
En attendant que le polycentrisme sans doute à long terme ne l’emporte, le centre
systémique a naturellement quelque possibilité de faire avaliser sa propre légalité
(par exemple, son droit anglo-saxon) comme légalité commune. Il a surtout les
moyens économiques, militaires, culturels de manipuler les institutions mondiales-
étatiques. Depuis la fondation de l’ONU en 1945, le Conseil de Sécurité, avec son
dispositif de veto entre les mains des plus « grands », l’a régulièrement emporté sur
l’Assemblée des Nations Unies. Le propre des « résolutions » de l’ONU est que leur
application est régulièrement laissée aux nations, ou à quelque coalition ad hoc, donc
au gré des plus puissantes, qui les interprètent à leur guise.
En même temps, l’ONU, avec sa constellation d’institutions spécialisées, est aussi
apparue comme le lieu de possibles résistances. Tout comme l’a été l’État-nation dans
son développement historique, quand bien même s’y exerçait le pouvoir le plus
oligarchique. Ce n’est pas que les institutions puissent être créditées, comme telles,
d’une puissance rebelle, mais, dans leur forme moderne, même la plus aliénée, elles
reçoivent d’« en bas » l’impulsion d’une résistance et d’une prétention populaire-
globale, qui est l’élément significatif de l’étaticité mondiale en gestation.
Notes du chapitre
[1] ↑ Cette théorie, qui lie système du monde et État-monde, a fait l’objet d’une première esquisse dans JB,
Théorie générale, p. 233-306, et d’un nouveau développement dans JB, Explication et reconstruction du Capital, p.
265-274. La parution annoncée du livre de Judith Butler et Gaytari Spivak (L’État global, Paris, Payot, 2007)
témoigne que l’idée d’un État mondial commence à s’imposer. Vaste chantier théorique. On notera cependant
qu’il s’agit ici non pas simplement d’un État, mais d’un « État-monde », renvoyant spécifiquement, et
paradoxalement, au concept d’État-nation.
[2] ↑ É. Balibar, I. Wallerstein, Race, Nation, Classe. Les identités ambiguës, Paris, La Découverte, 1988. Il s’agit là
d’un livre pionnier à bien des égards, et sur lequel on reviendra au chapitre 10.
[3] ↑ É. Hobsbawn, Nations and Nationalism since 1780, Programme, Myth, Reality, Cambridge, Cambridge
University Press, 1990.
[4] ↑ L’analyse ici proposée, qui se réfère aux « tendances » qui sont celles du capitalisme, se tient à distance de
tout évolutionnisme, et de la problématique classique d’une séquence historique de « modes de production ».
[5] ↑ On se reportera à l’ouvrage en deux volumes : I. Wallerstein, Le système du monde du XVe siècle à nos jours,
Paris, Flammarion, 1980 et 1984. L’original anglais (The Modern World-System, New York, Academic Press, 1974)
comporte un troisième volume. Du même auteur, deux ouvrages d’ensemble : Le capitalisme historique, Paris, La
Découverte, 1979 ; Comprendre le monde, Paris, La Découverte, 2004. Voir aussi S. Amin, L’accumulation à l’échelle
mondiale, Paris, Anthropos, 1970. Il s’agit aujourd’hui d’un important courant de recherches. Notre analyse
s’appuiera entre autres sur G. Arrighi, The Long Twentieth Century, Londres, Verso, 1994.
[6] ↑ On trouve sous l’étendard postcolonial des recherches de nature et d’orientation diverses. L’insistance
porte généralement sur la place centrale que l’Occident s’arroge dans une histoire universelle ad hoc. Sur un
évolutionnisme spécifique, qui fait culminer l’histoire humaine sur l’émergence des États-nations de type
européen, considérés comme les lieux d’où sont parties les « lumières » universelles porteuses des messages de
liberté, égalité, tolérance, citoyenneté, sous l’égide de la raison, etc. On s’efforce ici de construire un schème de la
modernité selon lequel cette configuration imaginaire, qui est effectivement le berceau de la métaphysique
occidentale, apparaît comme immédiatement liée à la réalité de son contraire. On ne se contente pas de
reprendre la critique marxiste classique qui manifeste le renversement de ces idéaux en rapports de classes. On
double cette critique d’une autre, que l’on peut dire « postcoloniale », si l’on entend par là la reconnaissance du
fait que la « décolonisation » ne met nullement un terme à un rapport de domination « coloniale » consubstantiel à
la forme moderne de société. C’est là tout le sens de l’articulation « structure » (de classe) / « système » (du monde),
dont l’unité forme la configuration moderne comme telle, la modernité sociale. En qualifiant d’« impérialiste » la
relation systémique, nous incluons la critique postcoloniale dans une critique du capitalisme, par contraste avec
le différentialisme culturel dans lequel elle tend parfois à s’exprimer.
[7] ↑ Voir notamment les ouvrages d’I. Wallerstein et G. Arrighi cités ci-dessus.
[8] ↑ Der Begriff des Politischen, Berlin, 1928. Traduction française : La notion de politique, Paris, Flammarion,
1992 (p. 95 et s.).
Changer le monde
Présentation
C onsidéré au sein de chaque État-nation, le champ politique est d’abord balisé par
les structures de classe. C’est sur ce terrain que se déterminent les compromis et
luttes qui impriment aux dynamiques sociales leurs lignes directrices historiques.
Tout n’est pas « classe » dans les rapports sociaux, loin de là, mais les rapports de
classe remodèlent à leur manière et instrumentalisent toutes les autres formes de
domination.
À l’encontre des orientations fondées sur l’idée que les clivages anciens s’effaceraient
au profit d’un continuum social, ou qu’une critique sociale radicale devrait
désormais se référer à d’autres principes, comme ceux de l’« exclusion », nous
tenterons ici de définir une politique fondée sur l’analyse de la structure de classe.
Nous procéderons en quatre étapes. La première revisitera la problématique d’un
sujet politique potentiellement universel, que le marxisme classique désignait sous le
nom de « prolétariat » ou de « classe ouvrière », et que nous réinterpréterons dans
les termes d’une union des classes fondamentales. La seconde en viendra à la
question désignée, depuis Gramsci, comme celle de l’« hégémonie » : cette capacité
qu’ont les classes dominantes à diriger une société en obtenant l’assentiment de ses
membres. Nous tenterons de pousser plus loin l’investigation gramscienne en nous
fondant sur notre approche selon laquelle, dans la société capitaliste, la domination
s’exerce à travers deux forces sociales : d’une part les capitalistes, de l’autre les
cadres et compétents. La troisième section défendra la thèse d’une « alliance » des
classes fondamentales avec ces derniers en vue d’éliminer les premiers. Nous
reprendrons en ce sens la discussion sur la signification du couple droite/gauche, qui
tient le devant de la scène politique. La dernière section explorera les dimensions
politiques et économiques de la lutte contre les capitalistes, et analysera l’alliance
avec les cadres et compétents comme une « alliance de classe en vue d’une société
finalement sans classe ».
La question écologique
La démonstration la plus éclatante de cette seconde contradiction est donnée dans la
question écologique. Marx – auquel nous avons fait tant de reproches, mais c’est ici le
moment, peut-être inattendu, de le justifier face à ses détracteurs – est le véritable
fondateur de l’écologie politique, en ce sens qu’il en fournit les fondements
théoriques. Il l’est dans cette centralité, cette spécificité essentielle, qu’il attribue au
caractère abstrait de la production capitaliste. C’est là l’objet même du chapitre VII
du livre I, central à cet égard, intitulé « La production en général et la production
capitaliste ». Le capitalisme, explique Marx, est un productivisme, parce qu’il n’est
pas tourné vers la production de « valeurs d’usage socialement utiles », comme le
serait censément une logique de marché : il ne produit des valeurs d’usage que pour
la mise en valeur du capital qui peut en résulter. C’est cela pour lui « produire ». Et le
pouvoir qu’il en tire lui permet de déterminer ce qui sera socialement entendu par
utilité : tout produit, toute production rapportant du profit.
C’est donc bien Marx qui élabore le concept d’une forme de production dont la
dynamique est destructrice. Il est vrai que dans bien des sociétés antérieures l’action
humaine a « détruit la nature ». Mais les formes de domination précapitalistes sont
orientées vers l’accumulation de richesses concrètes, instruments de prestige ou de
puissance. Le capitalisme est tourné vers une richesse abstraite, immédiatement
disponible. De là son potentiel de destruction, qui s’exprime dans la dynamique
incontrôlée des forces productives caractéristiques de cette forme de production. En
ce sens il se détourne spécifiquement des valeurs d’usage socialement utiles et de la
gestion des ressources communes de l’humanité.
Affinités électives
Une question classique, symétrique des précédentes, est celle de la « base sociale » de
la domination. Pourquoi les exploités se retrouvent-ils derrière les dominants ? Et
pourquoi selon une distribution définie ? Selon quelles affinités électives ? La
réponse, semble-t-il, est à chercher dans l’éventail des modalités dont les diverses
fractions des classes fondamentales se distribuent selon qu’elles sont diversement
affectées par les deux facteurs de classe, marché et organisation.
L’emprise du marché est relativement plus forte du côté des travailleurs
indépendants (paysans, artisans, commerçants), celle de l’organisation hiérarchique
du côté des salariés du public – le salariat privé occupant une position intermédiaire.
Cela signifie chaque fois deux choses. D’une part, que c’est à travers tel ou tel de ces
deux facteurs que la fraction considérée se trouve en proie à la domination de classe.
D’autre part, et corrélativement, que c’est dans ce même facteur que les intéressés
peuvent, ou croient pouvoir, trouver l’instrument de leur promotion personnelle,
voire de la lutte de classe.
La droite traditionnelle, qui campe sur la propriété, s’assure donc plutôt les suffrages
des indépendants et des couches de la classe ouvrière (ceux, notamment, de la petite
entreprise) qui n’ont pas de perspective de promotion par la compétence, mais
rêvent d’un éventuel accès à une position indépendante. Les couches moyennes du
salariat privé, comme celles du fonctionnariat en général, mêmes si elles
n’appartiennent pas aux cadres et compétents, sont plus attirées vers l’autre pôle,
dont elles partagent les valeurs et les attentes, et dont elles aspirent à partager la
condition. C’est en raison de ces affinités électives, référables à la dualité des facteurs
de classe, que les pôles hégémoniques dominants, polairement antagoniques,
trouvent leur base sociale respective.
Il ne s’agit là que d’une toile de fond, qui définit le cadre de phénomènes récurrents,
sans pourtant jamais correspondre tout à fait aux cas particuliers. Elle concerne une
époque, non un moment. Elle décrit la configuration d’un espace social moderne, sur
lequel vont se développer concrètement des relations complexes et des stratégies
diverses. L’une d’entre elles, particulièrement importante aujourd’hui, va justement
retenir notre attention.
Droite et gauche
La tripartition sociale du champ hégémonique, qui sous-tend cette problématique de
l’alliance, se trouve en effet masquée par une représentation duale, d’usage courant
dans tout le discours politique : le clivage droite/gauche. Ces termes sont mobilisés
pour opposer ici des « républicains » à des « démocrates », ailleurs des
« conservateurs » à des « sociaux-démocrates », et bien d’autres appellations sont
encore possibles, qui rendent cependant compte de la même sorte de clivage. On y
recourt pour désigner des politiques, des programmes : de droite, de gauche, sans
parler des « extrêmes ». Il s’agit là d’une représentation ancienne de la scène
politique – puisqu’elle date de la Révolution française –, que le marxisme classique a
reprise à son compte. Elle est d’une grande évidence dans la plupart des États
modernes, bien que le contenu puisse en être fort divers, le curseur indiquant le
centre d’équilibre pouvant varier considérablement dans un sens ou dans l’autre
selon les cas.
Il s’agit évidemment là d’une épure. Il existe naturellement une grande variété de
partis, portant la marque des circonstances historiques singulières de leur fondation,
surdéterminés par divers facteurs, régionaux, linguistiques ou religieux. Il reste
qu’ils tendent à se ventiler en deux camps. L’impératif majoritaire pousse certes à
une division plus ou moins égale ; car il faut et il suffit d’une majorité pour
gouverner. Mais il ne détermine pas le contenu de classe, qui sépare ces deux camps.
Ce clivage droite/gauche se présente comme un schème de bipartition, en
contradiction flagrante avec la tripartition sociale que nous avons définie, qui
comporte à la base un ensemble de classes fondamentales, et « en haut » deux forces
potentiellement antagonistes. Comment comprendre ce décalage entre la
configuration triple que déchiffrent l’économie et la méta-sociologie néomarxistes, et
d’autre part ce couple qui s’impose à l’analyse politique ?
On avancera ici une approche impliquant que le terme de « gauche » véhicule un
contenu variable, répondant cependant à une logique bien précise. On dira que la
tripartition sociale est un fait de structure, alors que la bipartition droite/gauche
relève de l’histoire et de l’événement [13] .
Cela signifie que l’on ne peut parler de « Gauche », en majuscule – selon l’affirmation
effective et pratique des prétentions d’émancipation qui s’attachent à ce terme – que
lorsque les classes fondamentales se trouvent en position d’exercer sur les cadres et
compétents, une influence telle qu’elle impose à la politique un contenu
transformateur. Cette Gauche se définit, en effet, depuis ses origines, par la
prétention d’opposer à la domination des possédants un pouvoir populaire effectif,
capable d’assurer les conditions sociales et politiques impliquées dans les promesses
modernes de liberté, d’égalité et de fraternité, ou du moins d’œuvrer en direction de
tels objectifs. Or la Gauche, en ce sens, n’est pas une disposition habituelle du
dispositif politique. Elle est un événement, qui advient, à des degrés divers, dans
l’histoire des luttes populaires, engendrant des transformations radicales. En
l’absence d’une puissante poussée unitaire au sein des classes fondamentales en
lutte, celles-ci voient leur représentation politique s’évaporer dans une « gauche »
formelle, qui masque le partage du pouvoir entre les deux composantes de la
domination moderne de classe. À la faiblesse d’« en bas » fait écho la réconciliation
au sommet. Seule la lutte des classes fondamentales, dans la mesure où elle monte en
puissance, est de nature à révéler et à activer l’antagonisme potentiel entre les deux
branches de la tenaille, à provoquer un desserrement de l’étau, qui permet
d’envisager un autre avenir.
La « gauche » est donc un concept tout à la fois ambigu et précieux.
Un concept ambigu, car il peut se trouver approprié par les cadres et compétents.
Ceux-ci, dans les diverses configurations d’alliance, jouent un rôle central mais fort
variable. Ils figurent dans les avant-gardes révolutionnaires. Et tout aussi bien dans
les instances gouvernementales et gestionnaires, publiques et privées. On les voit
passer d’un compromis à gauche à un compromis à droite. Ils ont la capacité de
s’accommoder de l’un et de l’autre, fût-ce dans des postures inconfortables. Ils ne
sont pas la force motrice susceptible de produire les basculements qui marquent les
grandes conjonctures politiques. Mais ils sont, pour les classes fondamentales, en
même temps que des adversaires, des partenaires incontournables.
Un concept précieux. À condition de saisir que c’est la figure triangulaire
propriétaires capitalistes – cadres et compétents – classes fondamentales qui donne
son sens dialectique, sa portée pratique, à l’opposition duale droite/gauche. Cette
problématique fait apparaître l’ambiguïté de la situation de bipartisme, aujourd’hui
relativement universelle, si l’on entend par ce terme le fait que les formations
politiques (qui peuvent être en nombre divers) se rallient à une bipolarité sociale qui
est celle des classes dominantes. Elle manifeste au plus haut point la nécessité d’une
forme d’organisation politique représentative des classes fondamentales, et capable
d’exercer une influence hégémonique.
Ces questions deviennent cruciales au moment historique où, dans le contexte
planétaire de la montée du néolibéralisme, la déroute politique des classes
fondamentales se traduit par l’effondrement de ce troisième pôle potentiel
d’hégémonie, là même où il semblait solidement constitué. Le marxisme classique,
faute de concept adéquat, n’a pas su affronter théoriquement ce point stratégique
essentiel : la relation dialectique entre la tripartition sociale et le dualisme inscrit
dans le couple droite/gauche. C’est pourquoi il n’a plus de pensée politique.
Notes du chapitre
[1] ↑ Toni Negri a fait de ce terme un élément central de sa langue philosophique. Il lui a donné une grande
force suggestive, traduisant notamment cette conviction que la puissance, infiniment singulière et diverse, de
ceux qui sont en bas est ce qui crée et produit le monde humain. Ce concept appartient à diverses traditions. Et
l’on peut en faire divers usages. On en retient ici les connotations philosophiques. Mais on tente spécifiquement
de le construire comme un concept de la théorie de la société moderne. Le concept de « classe fondamentale »,
chargé de positivité, lui fait en un sens écho. « Multitude » désigne ici la surdétermination d’une puissance sociale
fondamentale qui se constitue à travers le triple rapport que nous appréhenderons en termes de classe, de peuple
et de genre. Voir M. Hardt, A. Negri, Empire, Paris, Exils, 2000 ; et, Multitudes, Paris, La Découverte, 2004.
[2] ↑ C. Wright Mills, Les cols blancs (1951), Paris, Le Seuil, 1970.
[3] ↑ Jean Lojkine, L’adieu à la classe moyenne, Paris, La Dispute, 2005.
[4] ↑ Voir l’analyse de Ève Chiapello et Luc Boltanski dans Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
[5] ↑ « Déstructuration et décomposition du groupe ouvrier – groupe qui structurait et agrégeait autour de lui (et
autour de ses acquis et de ses valeurs, de ses représentants syndicaux et politiques) les autres fractions des
classes populaires » (S. Beaud et M. Pialoux, Violences urbaines, violences sociales, Paris, Fayard, 2003, p. 16). Voir
aussi, des mêmes auteurs, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999.
[6] ↑ C’est, à l’extrême, la thèse de Jacques Rancière dans La mésentente, Paris, Galilée, 1995. Elle ne manque pas
d’une certaine radicalité. Mais elle tend à diviser la société en inclus et exclus – par rapport à une « entente »
supposée –, alors que l’inclusion (qui est une inclusion dans des rapports de classe) et l’exclusion relèvent de la
même logique sociale.
[7] ↑ Voir Danièle Kergoat, « Le rapport social de sexe. De la reproduction des rapports sociaux à leur
subversion », Actuel Marx, « Les rapports sociaux de sexe », Paris, PUF, 2001, no 30.
[8] ↑ Voir les revues Cahiers du genre, Paris, L’Harmattan ; Nouvelles questions féministes, Lausanne, Antipodes ;
Travail, genre et sociétés, Paris, Armand Colin ; et Actuel Marx, « Les rapports sociaux de sexe » ; sous la direction
d’Annie Bidet-Mordrel, Paris, PUF, 2001, no 30 ; Actuel Marx, « Le racisme après les races » sous la direction de
Étienne Balibar, Paris, PUF, 2005, no 38.
[9] ↑ Voir notamment La noblesse d’État, Paris, Les Éditions de Minuit, 1989. Il conviendrait en ce sens,
d’analyser plus avant, et dans l’ensemble de l’œuvre de l’auteur, le couple « capital économique » / « capital
culturel ». Celui-ci ne peut être sollicité sans précaution. Il contient cependant des éléments de convergence avec
la thèse ici présentée d’une dualité des facteurs de classe. Voir J. Bidet, « Bourdieu et le matérialisme historique »,
in Dictionnaire Marx contemporain, Paris, PUF, 2001, p. 407-421.
[10] ↑ Selon la formule reprise par les zapatistes du Chiapas, relayée dans J. Holloway, Change the World
Without Taking Power. The Meaning of Revolution Today, Londres, Pluto Press, 2002.
[11] ↑ G. Duménil, D. Lévy, « Neoliberal income trends. Wealth, class and ownership in the États-Unis », New Left
Review, 2004, no 30, p. 105-133.
[12] ↑ Il faut souligner que cette vision binaire gouverne – en premier lieu peut-on dire –, l’analyse du
« fordisme » par Gramsci. La relation entre l’atelier et la révolution de la gestion, en général, n’est pas perçue, ni,
cela va sans dire, la relation aux classes : l’organisation ne trouve pas son écho dans la problématique
gramscienne des structures de classe. Gramsci considérait que l’évolution du capitalisme « rapprochait » des
ouvriers tous les salariés, au moins techniques (« L’instrument de travail », L’Ordine Nuovo, 14 février 1920,
Gramsci dans le texte, Paris, Éditions Sociales, 1975, p. 64-70).
[13] ↑ Alex Callinicos, discutant le concept d’événement, cher à Alain Badiou, souligne notamment, en référence
à une tradition d’épistémologie réaliste, ici très éclairante, que les structures et les événements ne « sont » pas de
la même façon. Voir A. Callinicos, The Resources of Critique, Cambridge-Boston, Polity, 2006, p. 161-170.
[14] ↑ Dont le premier parti a l’avoir inscrit à son agenda fut le premier parti ouvrier : le Parti social-démocrate
allemand, dans son Programme d’Erfurt, 1891.
[15] ↑ Voir JB, Théorie générale, p. 315 et s., « La théorie des droits de propriété ».
[16] ↑ Voir Le Capital, livre I, chap. X, § I, « La limite de la journée de travail ».
[17] ↑ Ainsi lorsqu’en 1972 en France s’impose le CDI, qui limite la propriété capitaliste sur la force de travail. Où
lorsque ailleurs on nationalise le pétrole. Acquis souvent réversibles, il est vrai.
[18] ↑ Voir GDDL, Crise, ainsi que de nombreux articles des mêmes auteurs. Ces travaux analysent la chute de la
rentabilité du capital dans les années 1970, son ampleur et ses mécanismes, ainsi que la tendance au
rétablissement propre aux décennies néolibérales. On y montre également, sur les cas de la France et des États-
Unis, comment cette nouvelle hausse du taux de profit ne se matérialise pas en investissement productif (voir le
chap. 14 de GDDL, Crise, « La finance finance-t-elle l’économie ? »). Par des « méthodes » non « recommandabes »,
on fait allusion ici au blocage des salaires, aux tentatives de compression des dépenses sociales, à la détérioration
des conditions de travail, à la précarisation, à la mise en concurrence des travailleurs du monde, à la
déterritorialisation de la production, etc. Il appartenait aux acteurs du compromis social-démocrate de remédier
aux conditions structurelles de la crise des années 1970 par d’autres méthodes, et de préserver le fruit des efforts
accomplis. Comment la « rentabilité » peut conditionner la marche d’une économie (l’investissement et la stabilité
macroéconomique), même dans le contexte d’un « endiguement » des prérogatives attachées à la propriété du
capital, renvoie à la théorie économique (voir GDDL, La dynamique du capital, notamment les chap. 13 et 18).
[19] ↑ On peut citer le livre, publié dans les années 1960, d’un haut responsable d’entreprise, François Bloch-
Lainé. La quatrième de couverture résume la thèse : « L’entreprise est une communauté d’intérêts, impossible à
réduire uniquement à ses propriétaires […] Dans une entreprise, comme dans la République, il y a les
gouvernants (les managers) et les gouvernés (le capital et le personnel) » (F. Bloch-Lainé, Pour une réforme de
l’entreprise, Paris, Le Seuil, 1963).
[20] ↑ Dans toutes ces configurations, la diversité des modalités interdit évidemment les généralisations. On ne
saurait placer sur le même plan les relations entre le Conseil économique suprême (Vesenkha, qui administra la
grande industrie entre 1918 et 1931) en URSS et les grandes entreprises japonaises.
[21] ↑ On entre ici dans un champ complexe et technique. Il ne s’agit pas d’invoquer une quelconque
« neutralité » des politiques. On sait que les règles de la fiscalité, des prélèvements sociaux, etc., conditionnent les
modes de fonctionnement des entreprises, et sont susceptibles d’être ajustés à leur taille ou caractères
institutionnels. L’attitude adoptée en faveur ou en défaveur des uns ou des autres est une affaire politique.
[22] ↑ Avec des taux d’inflation annuels de plus de plusieurs milliers de pourcent, dans certains pays, au cours
de quelques années.
Chapitre 10. Politiques de l’altermarxisme
Du local au national
Les luttes sociales commencent toujours « en bas », au local, émergeant dans un
cercle spatial circonscrit, une proximité dans laquelle s’élaborent, à leur faible
mesure, des projets solidaires.
Mais la vie la plus pauvre, la misère elle-même, est prise dans un flot d’échanges et
de contrôles : marché et organisation. Le local se relie par mille ramifications à des
espaces plus larges, à des logiques urbaines et nationales. De ces combats, surgissent
des porte-parole, qui saisissent comme d’instinct le rapport entre leur lieu de vie et
ce qui le conditionne. Et ce qui détermine le plus local, c’est d’abord l’espace national
étatique, si effacé qu’il puisse paraître quand la pénétration de la finance capitaliste,
dont la loi du FMI, semble l’avoir rendu virtuel. En réalité, il n’en est rien, comme
l’illustrent les passions et déchirements auxquels on assiste aujourd’hui autour de
l’émergence des nouvelles entités nationales, de leur délimitation géographique et de
leur définition culturelle.
On voit des populations s’identifier passionnément à des nations qui ne semblaient
pas exister hier encore, et que souvent seul un tout récent mythe d’origine, vrai
roman familial, semble propulser sur la scène de l’histoire. La raison en est que la
nation, à l’époque moderne, est un réquisit. En quel sens ? Elle est ce sans quoi
l’exigence métastructurelle – celle du droit naturel moderne, d’être reconnus comme
libres, égaux et rationnels – n’a aucune chance d’existence. Qu’on se rappelle la
célèbre analyse d’Hannah Arendt, sur le cas des apatrides : les droits de l’homme
n’existent qu’à la condition d’être entérinés comme des droits du citoyen, parce que
seule une cité, détentrice d’un pouvoir reconnu légitime, peut en assurer quelque
réalisation. C’est là une question de fait. Et c’est sur ce terrain « structurel » de l’État-
nation, à cette échelle où l’on fait les lois et où l’on tient le compte des personnes et
des biens, que chacun, menant sa course sur le marché du travail et sur l’échelle des
compétences, peut désormais espérer trouver quelque reconnaissance et solidarité.
Et c’est sur ce terrain que se déroulent les luttes de classe d’« en bas ».
Tous, jusqu’aux plus démunis, sont donc aspirés dans le tourbillon d’une modernité,
qui échappe tendanciellement aux formes antérieures, familiales ou tribales, de
solidarité sociale. Comme le souligne Mahmood Mamdani, en Afrique, le pire n’est
pas encore la « race » [3] . Ce n’est pas d’être un citoyen de seconde zone stigmatisé
par la race, car au moins c’est dans le cadre du droit commun que l’on est alors
maltraité. Le pire est de ne relever que d’une « tribu », dernière trouvaille de
l’impérialisme postcolonial.
S’il en est ainsi, c’est parce que le monde n’est pas seulement régi par le marché. C’est
bien ce qu’illustre aujourd’hui cette violence inhérente à la mise en place des
nations. La distribution du pouvoir, des bénéfices et des grâces, passe aussi par la
forme organisée qui culmine dans l’institution étatique. Telle est à cet égard la leçon
que l’on peut tirer du néomarxisme pour la cause de l’altermarxisme. Le marxisme
classique ne sut jamais appréhender correctement la « question nationale », faute,
notamment, d’avoir établi théoriquement cette imbrication entre le marché et
l’organisation, selon une « englobance » souveraine de l’institution étatique, qui pose
la Constitution comme l’organisation suprême, censément celle de la parole entre
tous. Pure organisation des voix et des discours (censément au-dessus de toute
prétention marchande, de tout clientélisme), qui détermine l’usage censément
légitime de la violence sociale. Où « censément » est un terme essentiel.
Cette remarque n’introduit pas seulement un élément analytique pour
l’interprétation des conflits locaux en cours, là où l’identité des territoires issus du
découpage colonial reste disputée, notamment en l’absence d’une langue populaire
commune ou du fait de la localisation trop inégale des ressources. Elle conduit plus
généralement à l’idée que, vu l’importance existentielle de la dimension nationale-
étatique, la lutte pour la démocratie politique est en tout lieu un enjeu essentiel. Cela
est vrai pour les peuples les plus en proie à la prégnance coloniale comme pour ceux
du centre. C’est dans la démocratie nationale, reposant sur la lutte d’« en bas », que
s’enracine la capacité des peuples à être des acteurs positifs sur la scène du monde.
Du national au continental
Cette entrée historique des peuples (désignés comme « périphériques » par ceux qui
se considéraient comme le « centre ») dans l’histoire moderne s’est exprimée, au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans le mouvement tiers-mondiste.
Bandung [4] en a fourni l’expression majeure. La solidarité entre peuples supposés
libérés du colonialisme a joué un rôle décisif dans une période privilégiée, qui était
par ailleurs celle où la finance capitaliste se trouvait en position de retrait face aux
alliances entre les classes populaires et les élites organisatrices. Elle faisait, dans une
certaine mesure, écho au compromis social-démocrate au sein des nations du centre.
Ce mouvement des peuples ne saurait sans doute conduire plus avant qu’en
s’inscrivant dans un nouveau cycle que l’on peut, faute de mieux, désigner comme
celui de la « continentalisation » du système du monde. L’échelle propre à une
organisation économique et politique commune tend en effet à croître avec le
développement des technologies, même si cette donnée n’est pas, en soi, décisive et
se trouve contrecarrée par des singularités historiques persistantes. Les espaces
nationaux apparaissent, corrélativement, aujourd’hui comme de dimension trop
restreinte face aux appétits dévorants de la mondialisation néolibérale. Aujourd’hui,
c’est l’échelle des continents qui s’impose. Face aux États-Unis : des entités comme la
Chine, l’Inde, l’Amérique latine, l’Europe. Et d’autres sont à construire sur la base
d’une antique aire de civilisation, comme l’Islam, ou d’une ancienne communauté de
culture et de destin, comme l’Afrique. C’est à cette échelle que de telles entités seront
en mesure de faire reculer les impérialismes anciens et de réfréner les nouveaux
appétits. Et c’est par la continentalisation que l’humanité peut espérer un jour passer
de la configuration centres/périphéries à celle d’un polycentrisme potentiellement
plus équilibré.
Cela suppose que les ressorts civiques, c’est-à-dire aussi ceux d’une lutte des classes
fondamentales, développés dans les espaces nationaux, conservent toute leur
vitalité : que les continents protègent les nations, les aident à défendre leurs
ressources et leurs cultures. Et qu’ils s’élaborent eux-mêmes comme de vraies
nations : non comme de simples succursales du libre marché capitaliste, mais comme
des espaces capables de développer leurs projets économiques. Voilà notamment ce
dont la lutte de classe et le combat des peuples doivent faire leur objectif.
Notes du chapitre
[1] ↑ B. de Las Casas, Histoire des Indes, Paris, Le Seuil, 2002.
[2] ↑ Parmi les nombreux travaux sur la colonisation, le livre de Mike Davis (Génocides tropicaux, Catastrophes
et famines coloniales (1870-1900). Aux origines du sous-développement, Paris, La Découverte, 2003), est
particulièrement significatif des effets de destruction globale qui s’attachent à l’invasion coloniale.
[3] ↑ Race et ethnicité dans le contexte africain, « Le racisme après les races », Actuel Marx, Paris, PUF, 2005, no
38 (sous la direction d’É. Balibar).
[4] ↑ La conférence dont on se rappelle qu’elle a réuni, en Indonésie, en avril 1955, 29 pays africains, en
présence notamment de Nasser, Nehru et Soekarno.
[5] ↑ On connaît la polysémie du terme « peuple ». Au singulier, dans le contexte de l’État-nation, il vise le corps
politique et social formant la communauté nationale, « imaginaire » selon le mot de Benedict Anderson (Imagined
Communities, Londres, Verso, 1983, L’imaginaire national, Paris, La Découverte, 1996), mais en cela bien réelle. Au
pluriel, dans le contexte du système du monde, il désigne ces communautés dans leurs interrelations sous les
conditions de l’asymétrie du système étatique centres/périphéries. Dans une approche sociologique, il consonne
avec classes populaires. L’universalité potentielle des classes fondamentales, qui revendiquent d’être le vrai
peuple de la nation, se trouve en tension avec la particularité qui tient à la place de celle-ci dans le système des
États. Le système est donc bien en définitive celui des États-nations : il implique les peuples, selon toutes les
liaisons dangereuses qui ne peuvent manquer de s’établir tout au long d’une chaîne qui va, par bien des
intermédiaires, du civisme au patriotisme, au nationalisme et au racisme. La référence, ici faite aux peuples
opprimés des périphéries, valorise naturellement l’élément positif de combativité émancipatrice. Elle ne doit pas
faire oublier l’ambivalence radicale qui s’attache aux sentiments d’appartenance nationale. Sur toutes ces
questions voir les travaux d’É. Balibar, qui ont renouvelé l’approche de la relation entre nation, race et classe,
nationalisme et racisme.
[6] ↑ Voir JB, John Rawls.
[7] ↑ L’auteur le plus en vue : D. Held, Un nouveau contrat mondial, Pour une gouvernance social-démocrate,
Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2005.
[8] ↑ Inter-interpellation au sein de la nature. On aimerait ici prolonger selon la voie ouverte par Stéphane
Haber (Critique de l’antinaturalisme. Études sur Foucault, Butler, Habermas, Paris, PUF, 2006), qui, tout en
assumant le constructivisme contemporain, nous invite à la reconnaissance ultime de notre naturalité.
Paradoxalement, c’est au moment où l’humanité parvient à son éclosion en espèce politique, suprême artefact,
qu’elle est aussi conduite à l’aveu d’une responsabilité à l’égard de la nature, qui ne peut cependant pas être celle
d’un souverain, parce qu’elle n’est elle-même jamais qu’un simple arrangement de choses naturelles. Capables de
vivre la nature comme chose humaine, parce que nous sommes nous-mêmes entièrement et seulement nature,
nous ne pouvons l’interpeller comme partenaire, mais seulement nous reconnaître en elle en la reconnaissant en
nous-mêmes.
[9] ↑ Voir notamment les travaux de Gérard Noiriel.
[10] ↑ Le livre d’Elsa Dorlin (La matrice de la race, Paris, La Découverte, 2006) analyse ce contexte qui requiert
que les esclaves soient durablement exclus de la nation, pour être inclus dans le plus strict rapport de classe.
[11] ↑ Michael Hardt et Toni Negri, Empire, Paris, Exils, 2000.
[12] ↑ Parmi beaucoup d’autres, L’Appel adopté par le Forum social de Bamako, en 2006, en porte témoignage.