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L’
époque de la fin du XIXe qui, enraciné dans une forme de reli- plus en plus, le théâtre semble
siècle et de l’entre-deux- gion de l’éthique, permette « la com- embrasser les moyens propres à l’opé-
guerres paraît à première munion fraternelle »3 du public, en ra, genre sublime par excellence, en
vue comme une ère de la mise en s’adressant « à l’homme tout à la fois adoptant surtout son « esthétique de
cause du Sublime : non seulement la individu et humanité. »4 Mettant en l’indicible »8, et avant tout, les forces
scène a l’air de s’affranchir de l’esthé- scène des personnages historiques tels expressives et évocatrices de la
tique du Sublime et du Pathétique – le que Danton, Saint-Just ou Robespierre musique.
naturalisme et le vérisme semblant se afin de «ressusciter les forces du En étudiant le théâtre de Rolland
définir justement par le refus de ces passé, ranimer ses puissances d’ac- dans une perspective comparatiste, on
catégories – mais de plus, un tel tion »5, Rolland poursuit le même but tentera de le placer dans son contexte
concept à la portée à la fois philoso- que Schiller à qui il se réfère explicite- historique: en effet, la recherche d’une
phique, esthétique et littéraire semble ment et à plusieurs reprises, notam- issue à la détresse spirituelle, ainsi que
être nié par le « vide de valeurs » ment en adoptant sa formule selon l’idée d’une mission réconciliatrice du
dont parla Hermann Broch pour laquelle il faut « secouer [les généra- théâtre, sont un phénomène interna-
caractériser son époque. Cependant, le tions malades ou troublées] par des tional qui ne concerne pas seulement
tournant du XXe siècle se présente de émotions sublimes »6. Nous propose- le domaine de l’opéra, mais qui
façon plus ambiguë: s’il est d’une part rons ainsi d’étudier le Sublime en tant marque en Europe les arts du spec-
marqué par la montée du nihilisme, il que principe dramaturgique, et non tacle en général. Les tentatives de
correspond en même temps à un pas seulement philosophique, en exa- Hugo von Hofmannsthal et de Max
moment de quête spirituelle où minant ses rapports aux arts du spec- Reinhardt de réanimer l’idée baroque
l’homme « aspire à retrouver les tacle, notamment sa filiation avec la d’un Grand Théâtre du Monde, entre-
sources d’un sacré dont [il] se sent dramaturgie de l’opéra et du mélodra- prise qui donna naissance au Festival
dépossédé dans l’univers positiviste et me qui se révèle particulièrement dans de Salzbourg, en sont aussi embléma-
scientiste »1. L’art semble alors être le théâtre de Rolland. Si celui-ci s’in- tiques que le projet de W. B. Yeats de
seul capable de restaurer une commu- digne contre les drames de Sardou et réunir une communauté irlandaise à
nauté autour d’une réflexion métaphy- de Rostand, ses démarches pour créer l’Abbey Theatre et, plus tard, de reve-
sique ou philosophique telle qu’elle se de « hautes émotions communes »7, nir à un théâtre rituel : ainsi, Yeats
présente sur la scène théâtrale. Se effleurant la dramaturgie du mélodra- déclara son intention de créer un
pose alors la question du rôle du me dont Rolland fait l’éloge par théâtre qui soit le « rituel d’une foi
Sublime : dans la mesure où le ailleurs, ne se distinguent guère des perdue »9. Cette même idée de créer
Sublime favorise l’identification d’une moyens utilisés par ces auteurs-là. Il l’« instant trop fugitif d’une commu-
éthique et d’une esthétique, il se pré- convient donc de se demander s’il nion où le Verbe deviendra vraiment
sente comme un rempart contre la n’existe pas un « mécanisme du chair »10 se présente également chez
perte des valeurs et se prête ainsi à Sublime » visant à susciter ces Richard Beer-Hofmann, poète autri-
fonder une sorte d’humanisme univer- grandes émotions souhaitées, méca- chien d’origine juive, figure éminente
saliste qui passe par la représentation nisme fondé sur la représentation de dans le cercle de la Jeune Vienne et
théâtrale. Si Friedrich Schiller, le pre- situations extrêmes où le spectateur auteur d’un cycle biblique intitulée
mier à fonder toute une dramaturgie voit l’âme des protagonistes en gros L’Histoire du Roi David. Ce cycle dont
sur ce concept du Sublime, souligna plan, pour ainsi dire. seuls le prologue et la première pièce
déjà l’importance de l’élément théâtral La place de la musique dans la dra- furent achevés, illustre surtout l’inten-
dans la religion et son efficacité pour maturgie du Sublime mérite alors une tion de sensibiliser le spectateur aux
véhiculer une morale2, cette pensée ne attention particulière ; revendiqué par liens qu’il entretient avec le passé et
revient-elle pas au moment de la déso- Rolland lui-même, l’emploi de la qui, grâce au sentiment de s’inscrire
rientation qui marque le tournant du musique, apparaissant tour à tour sous dans une lignée dont on est l’héritier,
siècle ? forme de chanson ou de musique ins- permettent d’intégrer l’individu dans
En France, le projet de Romain trumentale, acquiert une fonction dra- une communauté dépassant les fron-
Rolland d’un « Théâtre du Peuple » et maturgique spéciale que l’on trouve tières de l’espace et du temps par la
notamment ses pièces réunies sous le non seulement dans le théâtre de force de la mémoire. Si Romain
titre Théâtre de la Révolution témoi- Rolland, mais également chez d’autres Rolland réclame que « chacun sente
gnent de la volonté de créer un théâtre hommes de théâtre de son époque. De les liens qui l’attachent à la commu-
1. Alexandre, Pascale : Aux sources du Sacré : Lectures fin de siècle de la tragédie grecque, in : Cavoret, Anne Bouvier (sous la direction
de) : Le Théâtre et le Sacré. Publication du laboratoire Théâtre, Langages, Sociétés, Paris, Klincksieck 1996, p. 154.
2. Cf. notamment ses essais rassemblés sous le titre Über Drama und Theater.
3. Rolland, Romain : Le Théâtre du Peuple, Bruxelles, Éditions Complexe 2003, p. 121.
4. id., p. 8.
5. Cf. la préface de 14 Juillet, citée par Rolland lui-même dans Le Théâtre du Peuple, édition préfacée et annotée par Chantal Meyer-
Plantureux, Bruxelles, Éditions Complexe, 2003, p. 110.
6. Citation empruntée par Rolland dans Le Théâtre du Peuple, éd. cit., p. 110.
7. Id., p. 98.
8. Nous empruntons ce terme à Éric Lecler qui l’a formulé notamment dans sa thèse intitulée L’esthétique de l’indicible dans l’opéra de
Debussy à Schönberg.
9. Cf. Yeats, W.B. et Moore, T.Sturge : Their Correspondance 1901-1937, éd. par Ursula Bridge, Londres, Routledge & Kegan Paul 1953,
p. 257.
10. Beer-Hofmann, Richard : Große Richard Beer-Hofmann-Ausgabe in sechs Bänden, éd.par Günter Helmes, Michael Schardt et Andreas
Thomasberger, Oldenburg, puis Paderborn, Igel Verlag 1993-1998, vol.1, p. 192.
11. Rolland, Romain : Le Théâtre du Peuple, éd. cit., p. 112.
12. Cité selon Rolland, op. cit., p. 117.
13. Cf. Schiller, Friedrich : Sur le Sublime, traduit par Pierre Hartmann, in : Hartmann, Pierre : Du Sublime de Boileau à Schiller, Strasbourg,
Presses universitaires 1997,p. 176.
14. Cf. la lettre à Annette Kolb du 23 mai 1924, in: Saint-Gille, Anne-Marie (éd.): La vraie patrie,c’est la lumière! Correspondance entre
Annette Kolb et Romain Rolland (1915-1936), Berne/Berlin/Francfort/New York/Paris/Vienne, Lang 1994, p. 131.
15. Cf. Schulz, Georg Michael : Tugend, Gewalt und Tod. Das Trauerspiel der Aufklärung und die Dramaturgie des Pathetischen und
Erhabenen, Tübingen, Niemeyer 1988, préface des éditeurs.
* Fedora Wesseler, d’origine allemande, a fait des études de littérature comparée, musicologie et italien à
Mayence, Dijon et Paris. Traductrice de plusieurs pièces de théâtre, essayant de lier théorie et pratique, elle a été
assistante à la mise en scène au festival de la Ruhrtriennale ainsi qu'au festival de Salzbourg. Elle prépare sa thèse
sous la direction de Jean-Yves Masson.