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(1988)
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Classiques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif
composé exclusivement de bénévoles.
Michel VILLETTE
Paris : Les Éditions du Seuil, 1988, 189 pp. Avec l’ajout d’un
avertissement de l’auteur à cette édition numérique de 2014.
Paris : Les Éditions du Seuil, 1988, 189 pp. Avec l’ajout d’un
avertissement de l’auteur à cette édition numérique de 2014.
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 5
[189]
Quatrième de couverture
Notice aux lecteurs de l’édition numérique
Avant-propos [9]
I. L'APPRENTISSAGE [17]
Conclusion [157
Brève mise en perspective historique [165]
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 6
QUATRIÈME DE COUVERTURE
NOTICE
aux lecteurs de l’édition numérique
Par Michel Villette
[6]
ISBN 2-02-010280-3
ÉDITIONS DU SEUIL, OCTOBRE 1988
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 10
[7]
[8]
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 11
[9]
AVANT-PROPOS
[13]
La réalité coïncide-t-elle avec le discours « scientifique » des
spécialistes, leurs élégantes formules, et sinon où est-elle ?
Une technique de management, ça n'est pas seulement quelque
chose qui s'apprend et se vend : ça s'applique et se subit, ça se situe
dans l'espace et dans le temps.
Il ne me semblait pas possible d'en approcher la réalité en faisant
une nouvelle histoire du management, ni en dressant un tableau
d'ensemble du champ managérial français contemporain, ni même en
étudiant un détail du tableau, un sous-système qui serait par exemple
une société de conseil en management. J'ai voulu changer
complètement de point de vue, renoncer à tout ce que l'on sait ou croit
savoir sur le management, partir de l'observation directe, et explorer le
système par tâtonnements à la manière d'un expérimentateur. Mon
projet consistait précisément à revenir en deçà des mots, pour voir ce
que sont les techniques managériales lorsqu'on en subit les effets (par
exemple en tant que salarié) ou lorsqu'on les applique sur autrui (par
exemple, en tant que directeur des relations humaines, contremaître,
directeur du marketing, représentant de commerce...). Pour ce faire, j'ai
en quelque sorte tenu un journal de bord depuis mon embauche dans
un grand cabinet de conseil en management parisien — appelons-le
IPR 4 — jusqu'à mon départ volontaire, après avoir obtenu une
promotion certifiant que j'étais bien en train d'accomplir une carrière
normale — on pourrait dire banale — d'ingénieur-conseil en
management.
Mes expériences sont relatées dans un ordre chronologique qui
correspond aux étapes de mon apprentissage et choisies en fonction de
la lumière qu'elles apportent sur telle ou telle technique de
management : recrutement, évaluation des performances des cadres,
formation aux techniques de relations humaines, réorganisation
d'ateliers, audit social, gestion des conflits sociaux...
[16]
[17]
L’APPRENTISSAGE
[18]
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 19
[19]
I. L’apprentissage
Chapitre 1
Le premier étage
très bien, je ne voyais pas clair en moi. J'étais résolu à rester fidèle à
l'enseignement de mes maîtres, mais je pressentais les dangers auxquels
m'exposait leur critique péremptoire de la société marchande, de
l'entreprise et, en fait, de tout ce qui s'accordait mal avec leurs
théories... Mais ne devais-je pas m'appuyer sur ces croyances
anciennes pour me défendre contre les doctrines nouvelles qu'on
voulait maintenant me voir adopter ?... En ce début de carrière, en fait,
j'avais peur ; j'étais comme recroquevillé sur moi-même, tendu dans
un effort immense pour m'adapter. Mon identité personnelle se
transformait en même temps que ma condition professionnelle et je ne
contrôlais ni le rythme, ni la forme, ni l'orientation de cette
transformation motivée par le souci de toucher un bon salaire et
d'acquérir un statut socioprofessionnel convenable.
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 29
[29]
I. L’apprentissage
Chapitre 2
Fragments de réalité
[36]
...Créer un groupe de travail élus — administration — entreprise
sur le thème...
...Développer le courrier personnalisé...
...Organiser des réunions publiques...
Peu à peu se dessinait une série de stratégies adaptées aux
différents cas de figure et une panoplie d'outils permettant soit
d'établir des diagnostics précis, soit d'intervenir.
Par exemple, le « suivi de presse », pratiqué sur les sites traités
directement par IPR, consistait à dépouiller chaque jour tous les
journaux accessibles à la population locale, à mesurer la surface des
articles consacrés au projet, puis à analyser et classer ces articles par
thème et argument. On inscrivait les résultats sur de grands graphiques.
Le but du jeu était de ne jamais se faire prendre de vitesse par les
opposants. S'ils prenaient l'initiative malgré tout, la réplique tombait
dès le lendemain sur une surface double ou triple. Un échantillon de
journalistes recevait les copies toutes prêtes par des voies assez
indirectes pour ménager leurs susceptibilités.
La collaboration avec les Renseignements généraux n'était pas
mauvaise. Ce qui allait moins bien, en revanche, c'était nos relations
avec les officines de relations publiques rivales dont s'était entourée
l'administration. Loubain enrageait de les voir s'attribuer tout le mérite
d'actions si minutieusement préparées par nous.
Et il avait un autre sujet de mécontentement en ma personne. Je
n'étais pas un homme selon son cœur, je manquais d'ardeur au
combat ; je n'étais même que réticences et dérobades — ainsi lorsqu'il
avait fallu passer un week-end à la campagne, tous frais payés, pour
observer et photographier la kermesse organisée par une association
écologique hostile. Par chance, un nouveau contrat, moins délicat,
signé avec l'entreprise nationale, arriva à temps pour me sauver la
mise. Il s'agissait de veiller à ce que les promesses soient tenues une
fois le chantier de construction ouvert. L'objectif était double :
entretenir une bonne relation avec la population et les notables, ne pas
créer de précédent qui puisse justifier ailleurs l'opposition à un projet
similaire.
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 38
[37]
[39]
I. L’apprentissage
Chapitre 3
L’art de commander
L'« autorité » des chefs n'existe que pour autant que les subalternes
veulent bien y croire 7. C'est pourquoi les auteurs prudents évitent de
nous mettre, une fois de plus, la puce à l'oreille.
Plus on parle clairement du lien de subordination, plus il devient
difficile, pour le supérieur, d'obtenir beaucoup et de rendre peu. Mais
lorsqu'on en parle trop, le travail finit par coûter autant qu'il rapporte.
Le supérieur risque alors de ne plus vouloir jouer, et c'est lui qui a les
billes !
[44]
I. L’apprentissage
Chapitre 4
Les vertus de
la confession
Après deux ans de travail sur les contrats dirigés par Loubain,
j'étais à même d'apprécier à sa juste valeur l'attention des dirigeants
d'IPR qui nous avaient confiés lors du stage d'accueil aux soins d'un
psychologue chargé « d'adapter notre personnalité ». Ça n'était pas
inutile, en effet. Le décalage entre nos aspirations personnelles et les
orientations éthico-politiques d'IPR pouvait être considérable.
L'embauche, ici comme partout, n'était parfois que la rencontre d'une
offre et d'une demande aveugles sur le marché de l'emploi. Le nouvel
embauché pouvait décider de rester chez IPR plutôt que de croupir
dans l'attente d'un improbable boulot, sans être d'accord sur rien, et se
voir confier la mise en œuvre d'une décision qu'il eût désapprouvée en
tant que citoyen.
Cependant, l'organisation interne d'IPR était faite pour contrôler
l'ingénieur le moins bien disposé. Tout contribuait à ce qu'un individu
trop étranger aux valeurs de la maison pour faire usage de son
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 46
des cadres ne sont pas sans analogie avec les manuels de confession
édités par le clergé catholique depuis le XVIIe siècle 8 et certaines
« grilles d'évaluation » font penser à ces « listes [46] de péchés »
placées en annexe des catéchismes. Au lieu de comparer le
comportement du fidèle à la conduite idéale d'un bon chrétien, on
compare le comportement du cadre à la conduite idéale définie par
l'entreprise, pour l'occupant d'un poste professionnel. Par exemple, le
supérieur peut noter que le subalterne : « manque de maîtrise de soi »,
qu'il n'est pas « assez à l'affût des opportunités pour atteindre les
objectifs fixés » ou qu'il ne fait « pas preuve d'assez de conviction et
de courage pour promouvoir ses recommandations » 9...
La meilleure façon de montrer la force douloureuse du travail
d'autocritique opéré par un subalterne est de présenter la transcription
d'un entretien d'appréciation réel, enregistré sur bande magnétique. Il
ne manque que les intonations de la voix, les jeux de regards et les
mouvements corporels qui expriment mieux encore que les paroles
l'arrogance ou la compassion du chef, la soumission ou la résistance du
subalterne.
Je n'ai jamais osé enregistrer au magnétophone un des entretiens
d'évaluation que j'eus à subir chez IPR, mais un de mes collègues s'est
livré à cet exercice scabreux le jour précisément où, face à un
supérieur particulièrement habile, il se trouva subir une défaite
cuisante.
Deux membres du cabinet IPR sont en présence : M. C, ici en
position de subalterne, est « chef de contrat » et dirige une équipe de
cinq consultants, chargés de concevoir des manuels et des
programmes de formation technique pour le personnel d'une usine
implantée en Algérie. M. D. est « directeur », il est venu spécialement
de France pour rencontrer les clients, faire le point de l'avancement du
travail, et évaluer le chef de contrat et chacun des membres de son
équipe.
D. : Et alors, pour toi, la réussite de, de l'action, là, est due à, pour
une bonne part, à l'équipe. Au fait que l'équipe a bien marché. Qu'elle
était cohérente... Enfin, cohésion ?...
C. : Oui, oui, on n'aurait pas pu arriver à un tel résultat si on avait
été plus individualiste. On l'est souvent, hein. On a souvent tendance à
faire son boulot dans son coin. Là, c'était surtout un travail d'équipe.
D. : Non... Oui, si tu veux. Moi, je suis tout à fait d'accord avec toi.
Enfin, c'est une chose que j'ai dite plusieurs fois lorsque je suis venu.
J'ai trouvé une équipe très optimiste, dynamique. J'ai trouvé que vous
abordiez bien le problème avec, avec une certaine foi dans la réussite.
C. : Ça, c'est l'équipe. Je crois qu'ils ont été très, très intéressés et
dynamiques.
D. : Mais alors, si tu devais repartir cette année avec l'expérience
que tu as maintenant, sur une action absolument identique, est-ce
que tu penses que tu pourrais faire mieux ? Non...
C. : Oui, oui. La question est un peu vache, hein... (rire). Oui, on
peut toujours faire mieux hein, effectivement, on peut voir un peu ce
que je pourrais mieux faire. Faut peut-être voir ce que j'ai du mal à
faire... C'est peut-être à partir de là que... Je ne sais pas. Il y a toujours
ce problème de... Finalement, de communication avec le client. C'est
pas évident, hein. Enfin, je crois que chaque fois qu'il y a eu des
rapports... Surtout sur ce... Dans ce domaine. C'était tout de même pas
facile à exprimer, hein et...
D. encourage sans cesse avec de petits oui, oui, à peine murmurés.
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 50
[49]
C. :... H faudrait trouver une méthode pour arriver à faire passer
mes papiers.
D. : Tu penses à certaines réunions qu'on a eues, là...
C. : Oui, Jacob a rejeté mon papier tant qu'il a pu. Je sais pas. Je
crois que mon papier était bon. Moi, j'ai l'impression qu'il était pas
mauvais, mais enfin... Il était pas adapté finalement, je crois que...
D. : Voilà !
C. : Alors là, il y a... Je ne sais pas. Il y a eu quand même des petits
problèmes.
D. : Oui, je crois effectivement que c'est un point. C'est un point sur
lequel tu pourrais faire mieux. Tu te rappelles, enfin, la réunion à
laquelle je fais allusion. Là où, enfin, ça te paraissait absolument
clair... Ensuite, qu'est-ce que tu verrais comme points aussi... Sur
lesquels tu pourrais faire mieux ?
C. : ...Je ne sais pas. Je crois que le critère, dans notre métier, c'est la
satisfaction du client. On a eu des... On a eu des... Il y a eu des
moments un peu où ça a été dur. Les plannings étaient durs à tenir.
Mais enfin, il y a eu beaucoup d'actions en même temps. Il y a eu pas
mal... Enfin, quand même, le client était content, quoi. (Il hausse le
ton et devient plus affirmatif.) Et là, le critère, c'est que le client soit
content.
D. : D'accord, d'accord, c'est le critère final. Mais là, tu dis
justement qu'il y a eu un moment difficile avec toutes ces actions qui
s'imbriquaient les unes dans les autres, les plannings calculés juste...
C. : Oui, oui.
D. : Est-ce que, compte tenu de l'expérience que tu as maintenant...
Est-ce que tu ne pourrais pas, l'an prochain, mieux appréhender cette
dimension de...
C. : Maintenant, si tu veux, maintenant que j'ai fait le truc une fois,
si tu me demandes de le refaire, au point de vue organisation, il n'y a
plus de difficulté. À partir du moment où tu as fait le truc une fois,
l'organisation, ça tombe, boum, boum, boum. Hein, c'est très facile.
Au début, qu'est-ce que tu veux, ben oui, j'ai un peu ramé.
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 51
[50]
Faut voir. Il y avait six gars qui travaillaient chacun sur des sujets
différents. Il fallait qu'ils sortent leurs manuels au bon moment... Il
fallait obtenir l'aval du client... Enfin...
D. : Hum, hum...
C. : C'était quand même très complexe et évidemment, là, il y a
peut-être un peu de, je ne sais pas, au point de vue organisation (il
baisse le ton), je ne sais pas...
D. : C'est peut-être un peu l'impression, je ne sais pas, d'avoir subi
les événements, hein ? Le type se pointait chez toi en disant : « J'ai
terminé. » Bon, ben après, on faisait ça... Non ?
C. : Oui, en fait, oui, c'est ça. C'est un peu ce que je voulais dire...
Finalement, je suis pas très doué pour l'organisation. Je pourrais peut-
être essayer de la faire avec Jean-Pierre. Peut-être qu'avec lui, heu, je
sais pas, peut-être voir ce problème avec lui ?
D. : Oui, effectivement, ça peut être une solution dans l'équipe, de
donner comme fonction à chacun...
C. : ...ce pour quoi il est doué.
D. : Oui...
C. : Effectivement, ça, Jean-Pierre, côté organisation, il est
champion...
D. : Oui, mais je crois quand même que là, tu as aussi, toi, un effort
à faire...
C. : (voix faible) Oui.
D. : Non, mais enfin, tu vois le problème quoi...
C. : Oui, oui, non, mais c'est vrai, tu as raison. Tu as raison.
Finalement, au fond (large inspiration), pour répondre plus clairement à
ta question. Il y aurait deux points à améliorer. L'expression écrite vis-
à-vis du client et ce problème d'organisation... (Fin de
l'enregistrement.)
Au cours de cet entretien, le supérieur hiérarchique reste
finalement très discret. Il faut prêter attention (et connaître plusieurs
éléments du contexte) pour percevoir qu'il conduit l'examen de
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 52
plusieurs grands groupes permet de certifier qu'il s'agit, selon les normes du
management, d'un modèle d'excellence.
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 54
[56]
I. L’apprentissage
Chapitre 5
récompenser les hommes les plus actifs, les plus dévoués ou les plus
inventifs en leur offrant une carrière un peu plus rapide que les autres
mais sans les faire monter trop vite pousse à multiplier les étapes de la
carrière. Enfin et surtout, il est intéressant pour IPR de facturer les
prestations selon une grille tarifaire simple et standardisée liée au
grade des ingénieurs. Le client inquiet de la difficulté qui se présente à
lui paie un « ingénieur expert » sans trop savoir si l'homme qui lui est
présenté a véritablement l'expérience spécifique requise.
Du haut en bas de la hiérarchie s'opère une division du travail.
Seuls les directeurs sont censés consacrer du temps à la prospection
commerciale et ils sont seuls habilités à passer contrat. Ils disposent de
la force de travail des subalternes pour exécuter les prestations qu'ils
vendent à leurs clients. Les tentatives des ingénieurs de base pour
trouver des clients par eux-mêmes sont mal vues. Le contrôle des
contacts commerciaux est un enjeu crucial : il faut empêcher un groupe
de subalternes de faire sécession et de fonder sa propre société en
détournant une partie de la clientèle.
Dans les équipes de travail, tout le monde est le supérieur ou le
subordonné de tout le monde. On peut voir un ingénieur de base
exécuter son travail sous les ordres d'un ingénieur en chef qui rend
compte à un directeur opérationnel subordonné, d'un côté, à un
directeur de division et, de l'autre, à un directeur grand client. Au-
dessus plane encore l'ombre du directeur général et du président,
tandis qu'à l'autre bout de la chaîne la secrétaire gouverne les
destinées d'une dactylo intérimaire. Seule la section CFDT d'IPR (qui
ne compte que six membres dont quatre secrétaires vieillissantes au
plus haut grade de leur catégorie) dénonce l'« absurdité » de cette
hiérarchie compliquée.
[61]
En fait, compte tenu de la taille de l'entreprise, il ne peut y avoir
plus de trois ou quatre postes de direction véritable comportant la
capacité d'engager des dépenses sur un budget propre, de décider des
embauches, des investissements, du choix des fournisseurs... Tous les
autres sont des représentants de commerce déguisés en directeurs.
Il n'est jamais bien facile de vieillir, mais dans le conseil c'est un
exercice dangereux. Ceux qui s'échappent à temps, par exemple en se
faisant embaucher par un de leurs clients, se moquent parfois des vieux
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 62
[63]
[64]
dente. Le chef du personnel reçoit certains ingénieurs dans son bureau
pour parler amicalement de « leur problème ».
En période normale, les ingénieurs subalternes ont parfois intérêt à
éviter la facturation d'une journée de travail. À l'approche des grands
week-ends, le système comptable enregistre ainsi des baisses d'activité
inquiétantes. Pour concilier les deux exigences de tranquillité et de
taux de facturation élevé, l'ingénieur a intérêt à travailler sur un très
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 65
gros contrat avec un très gros client qui ne contrôle pas de trop près
les prestations qu'on lui fournit. La tactique consiste alors à facturer
un maximum de jours une prestation qui requiert un minimum de
travail, ou même un travail qu'on a déjà fait pour un autre client. Mais
tout n'est pas toujours aussi rose. Il arrive qu'il soit nécessaire de
travailler plus de jours que prévu. On dit alors qu'il y a
« dépassement » du contrat. Si le client refuse de payer les honoraires
correspondants, un conflit apparaît. Entre l'ingénieur, exécutant de la
prestation, et le directeur, responsable des négociations commerciales,
quatre arguments sont rituellement échangés : l'ingénieur a été trop
lent, le directeur a sous-évalué la charge pour emporter l'affaire, le
client a été trop dur pour son fournisseur, le dépassement est l'occasion
d'un « progrès technique » qui sera profitable à long terme. Si ce
n'était pas la quatrième interprétation qui finissait généralement par
l'emporter, IPR serait vraiment une boîte invivable.
À l'intérieur de la maison, les informations de gestion circulent
librement et alimentent les transactions entre les divers étages de la
hiérarchie. Sur cette base, la compétition se trouve organisée
clairement : chacun sait quelles sont les règles du jeu, les enjeux, la
bonne façon de définir les gains et les pertes. Comparé au milieu
intellectuel et artistique, c'est un univers commode et rassurant-Un
détail, pourtant, ne doit pas échapper. L'unité de mesure utilisée pour
la gestion interne est l'« unité d'œuvre » (correspondant à un jour de
travail d'un ingénieur de base) et, dans les documents à usage interne,
cette unité n'est jamais convertie en francs. Chacun sait combien
d'unités d'œuvre représente tel ou tel contrat, tel ou tel client, tel ou tel
ingénieur, personne ne sait quel est l'état de la [65] trésorerie d'IPR,
combien coûte et combien rapporte telle ou telle division, quelle a été
la rentabilité financière d'une opération... Qui n'a pas accès au système
informatique n'a ni le temps ni le courage d'effectuer la traduction qui
permet de passer du langage de gestion interne, destiné à stimuler
l'ardeur du personnel, au langage de gestion comptable qui permet de
comprendre les conséquences financières de l'activité.
De même, les documents de gestion interne n'indiquent jamais le
nom des clients potentiels. C'est une information stratégique et
secrète. L'impossibilité de désigner nommément les clients oblige les
directeurs à employer sans cesse des circonlocutions. Au lieu de dire
qu'on a pour client Renard, Elfi, Totin ou Bullor, on parle d'une forte
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 66
[66]
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 67
[67]
II
LES RITES
DE PASSAGE
[68]
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 68
[69]
Chapitre 6
Usine me voilà
[90]
Chapitre 7
La gestion
des apparences
[93]
[94]
d'IPR : la gestion des rapports entre l'entreprise, l'opinion publique et
les milieux politico-administratifs.
Venait alors le moment de démontrer le sérieux des « idées forces »
d'IPR. Des résumés d'intervention tout prêts permettent même au
débutant de citer des références prestigieuses avant d'aborder l'ultime
étape de tout dialogue avec l'extérieur : l'implication de l'interlocuteur,
la recherche du point sensible qui permettra de l'enrôler, de coopérer
avec lui, de s'en faire au moins un allié et au mieux un client.
Quelle que soit la durée des présentations, IPR devait toujours
apparaître comme une entité impressionnante. Il ne fallait pas hésiter à
s'inspirer du film et des plaquettes publicitaires où l'image d'IPR se
mêlait à la représentation des énormes installations industrielles de ses
clients. Il fallait évoquer les millions de dollars par eux investis, et
laisser entendre que leur rentabilité dépendait sérieusement des
actions d'IPR sur le facteur humain.
Après ces trois jours, j'avais compris la difficulté du travail de
représentation des directeurs. Toute parole tendait à devenir un outil
au service de l'action commerciale. Elle ne le devenait vraiment qu'au
prix d'un calcul permanent. Je me mis aussi, par jeu, à suivre la
carrière de Helvett qui semblait devoir se jouer tout entière sur ses
talents d'homme public. Sa réussite exceptionnelle devait bientôt me
convaincre du caractère déterminant de la gestion des apparences dans
les affaires.
Membre actif de commissions du CNPF et du syndicat
professionnel, siégeant dans une haute instance administrative,
Helvett était déjà un personnage chez IPR, mais il acquit une nouvelle
dimension à mes yeux le jour où j'appris qu'il était l'organisateur d'un
voyage au Japon et en Californie destiné à définir les grandes lignes
d'une nouvelle forme de management et d'une entreprise d'un genre
nouveau. Au retour de ce voyage, il afficha dans son bureau une carte
du monde où le Pacifique occupait la position centrale tandis que
l'Europe se trouvait rejetée sur la bordure extérieure du papier. Il
attribuait une vertu pédagogique à ce document particulièrement
humiliant pour notre orgueil national. [95] Je percevais tout autre
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 93
chose : il y était allé, pas nous. Nous étions à sa remorque comme tout
le navire France, menacé de naufrage.
Nous apprîmes bientôt qu'il était devenu un véritable homme
public tandis que les « Groupes d'évolution dynamique », fer de lance
du nouveau management, apparaissaient partout comme la nouvelle
panacée 11.
Au début, jeunes ingénieurs et vieux directeurs prirent à la légère ce
voyage et toute cette mise en scène. La doctrine des Groupes
d'évolution dynamique, pour ce qu'on en savait, paraissait
superficielle, et nous étions bien placés pour savoir qu'elle était lancée
commercialement sans aucune étude préparatoire, sans aucune
expérimentation. Tout n'était que paroles de grands chefs. L'idée,
venue d'ailleurs, semblait s'imposer par la seule force de conviction de
quelques hommes. Aux plaisanteries succédèrent brusquement
l'inquiétude et la consternation lorsqu'il devint évident qu'il faudrait
bientôt « réaliser » toutes les promesses lancées par Helvett. Il n'était
pas possible d'obtenir de lui des explications utiles sur le travail à
faire. Dès qu'il s'agissait d'intendance, il déléguait « en toute
confiance » et s'enfuyait vers quelques réunions plus urgentes. Il avait
ouvert la voie : à nous de « concrétiser », de vendre, de faire rentrer le
fric et de sauver les apparences.
J'étais parmi les trois ingénieurs pressentis pour conduire la
première opération « Groupe d'évolution dynamique » que nos
directeurs parviendraient à vendre. Pour préparer le coup, nous avions
à notre disposition un sérieux manuel de « mise en œuvre des Groupes
d'évolution dynamique » qu'Helvett avait rapporté de son voyage
américain. Il suffisait de traduire et d' « adapter ». Le manuel
américain déchiffré, il apparut que le Groupe d'évolution dynamique
n'était rien d'autre que la combinaison de quelques savoir-faire
familiers : les méthodes statistiques de contrôle de la production, les
méthodes de résolution de problèmes, les techniques [96] de
créativité, l'art de conduire et d'animer une réunion. Quelques
conditions organisationnelles préalables étant remplies, la hiérarchie
étant convenablement informée, il suffirait d'enseigner ces différentes
techniques aux contremaîtres ou aux chefs d'équipes chargés d'animer
conférée par leur assemblée, les secrétaires obtinrent dans un délai assez
bref la construction de placards neufs aménagés selon leurs souhaits et
l'achat d'un mobilier adapté.
Après ce succès cousu de fil blanc, il fallut choisir un second
problème. Cette fois, les secrétaires voulurent choisir elles-mêmes. En
deux séances de brain-storming suivies d'un long processus de
sélection selon une « grille de critères » rationnellement établie, elles
accouchèrent d'un problème évident : « l'organisation du travail de
dactylographie ».
J'étais en mission chez un client le jour où ce choix malheureux fut
fait. C'était un problème crucial pour les secrétaires mais beaucoup
trop sérieux pour pouvoir être traité directement au moyen d'une
« méthodologie de prise de décision » aussi naïve que celle des
Groupes d'évolution dynamique. Aucun homme d'affaires expérimenté
n'a jamais pris une décision délicate, potentiellement conflictuelle, en
attaquant de front selon une démarche explicite et rationnelle. Voilà
qu'on voulait faire penser et agir les exécutants à la manière de ce
mythique « manager rationnel » inventé dans les années cinquante et
qui, on le sait, n'a jamais pu gouverner quoi que ce soit en dehors des
salles de classe des business schools.
Aborder les problèmes de la dactylographie, c'était aussi traiter de
front le problème de l'intensité et de la qualité du travail de chaque
secrétaire. Certaines étaient pleinement les assistantes de leur patron
et n'avaient pas le temps de faire le travail de dactylographie, sous-
traité par les intérimaires. D'autres se réfugiaient volontiers dans la
dactylographie parce qu'elles n'étaient pas en état [99] de faire autre
chose. D'autres enfin, sans pouvoir jouer utilement le rôle d'assistante,
refusaient opiniâtrement de s'asseoir devant une machine et
revendiquaient, au nom de leur qualification professionnelle, le droit
au bavardage et à l'exploitation systématique et intensive des
intérimaires. À cause du Groupe d'évolution dynamique, on risquait de
mettre à nu ces diverses stratégies individuelles face au travail et de
déclencher une multitude de conflits ou de malaises... J'apercevais
enfin les dangers et les méfaits possibles de la panacée simpliste
étourdiment vantée par notre puissant patron.
Helvett, de plus en plus connu à l'extérieur d'IPR, ne faisait
cependant pas l'unanimité à l'intérieur. Son incessant battage
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 97
[101]
Chapitre 8
Une manière de
regarder les autres
Après avoir subi plusieurs fois cet exercice en tant que simple
participant, je me suis mis à utiliser moi aussi ce moyen, tout à la fois
pour « sonder » un nouveau terrain d'intervention et pour provoquer
un certain « choc émotionnel » chez ceux que je voulais conduire à
examiner leur situation sous un jour nouveau.
Ainsi, dans le siège social nouvellement créé de la filiale d'un
grand groupe, une douzaine de directeurs, nouveaux embauchés ou
arrivant d'autres filiales, étaient parvenus après six mois à un point de
conflit tel que chacun semblait devoir être indéfiniment l'ennemi de
tous les autres. Pour créer les conditions de l'apaisement, je devais les
inviter à expliquer collectivement l'organisation de leurs services aux
cadres des usines qui leur étaient assujettis. À l'issue de quelques
réunions préparatoires, ils seraient ainsi obligés de créer au moins
l'apparence de la coordination.
À la première réunion, je demandai à chacun de dessiner sa vision
des fonctions qu'il avait à remplir au sein de la nouvelle filiale.
Ensuite, commença le jeu acharné et tendu des commentaires publics,
chacun sentant bien que, sous les apparences d'un jeu de société, il
négociait avec ses collègues les limites de son propre territoire. La
situation était risquée pour tous, pourtant le jeu prit un tour plaisant.
Les commentaires tournèrent vite à une compétition pour le prestige.
Chacun avait contrôlé son dessin et préparé ses commentaires de façon
à surprendre ses collègues par l'originalité de ses propos, imposer sa
vision du travail collectif, amuser l'auditoire et éviter toute
interprétation susceptible de se retourner contre lui. Ainsi redéfini
comme une véritable compétition sportive, le jeu, bien que délicat,
restait supportable et pouvait passer pour un heureux stimulant de
l'esprit.
Un autre aspect du même exercice se révéla lorsque je tentai de
l'appliquer dans un tout autre contexte, sur une population plus
vulnérable et plus démunie culturellement.
C'était dans une raffinerie de pétrole. L'affaire s'engagea de façon
curieuse. J'étais appelé par la direction des relations humaines du
siège parisien à intervenir dans un établissement de province dont on
ne savait, au départ, à peu près rien sinon qu'il fallait y prendre [105]
des initiatives sociales et y introduire « un style de management plus
moderne », en dépit de l'inertie et de l'incompréhension supposées des
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 102
Pour la première session, qui eut lieu dix jours après ma première
visite sur place, on avait regroupé quatorze agents de maîtrise dont
trois jeunes promus, techniciens de formation, et une majorité de
vieux autodidactes sortis du rang.
Deux heures après l'ouverture de la session, face au groupe
silencieux, je projette sur l'écran brillant un premier dessin. On voit en
haut de la feuille un chef assis, au-dessous, l'énorme bureau sur lequel
est posé le cahier des consignes, et en bas, trois petits personnages
debout : les subalternes. Silence général. L'auteur commente avec
embarras et semble piqué au vif lorsque, finalement, un des jeunes
participants risque :
C'est un peu rigide...
J'ai voulu dire qu'il faut assurer la vie de l'équipe en développant la
communication à travers l'organisation de la raffinerie, les consignes,
la hiérarchie.
Vous dites : « à travers l'organisation de la raffinerie », réplique
aussitôt le jeune technicien... C'est bien là le problème.
Les deux autres jeunes participants sourient, complices, tandis que
le reste du groupe reste impassible. Je passe au dessin suivant.
Cette fois encore, le chef est représenté assis à son bureau. Il est
minuscule, en bas de la feuille blanche. Aucun autre personnage
n'apparaît. On n'aperçoit que la pile de travaux à réaliser à droite et la
pile des travaux réalisés à gauche du bureau et, à l'arrière-plan, dans
une position surélevée, un poste de télévision dont l'écran semble
plonger sur la nuque du chef. Le dessin exprime une sorte de
dénuement que l'identification de l'auteur, maigre, triste, timide, ne
fait que renforcer. Personne ne veut poser de question. Sentant peut-
être le caractère désespérant de sa prestation, l'auteur s'efforce de faire
bonne figure par un commentaire optimiste :
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 104
[107]
[108]
— Bientôt, dit-il, grâce à l'informatique, les ordres de fabrication
arriveront directement à l'atelier sur l'écran, un terminal de saisies
permettra de contrôler en temps réel l'activité des opérateurs...
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 105
[109]
[110]
Les dessins évoquaient la mythologie du chef omnipotent et
omniscient : un homme qui voit tout, sait tout, et surpasse les autres
en ardeur au travail. Cet idéal prenait toute sa signification lorsqu'on
portait le regard sur ceux qui l'énonçaient. Plusieurs étaient
manifestement alcooliques. Beaucoup semblaient fatigués. J'éprouvais
de la gêne à les avoir obligés à dévoiler naïvement leurs rêves. Cette
prestation aurait pu fournir l'ultime argument pour les mettre à l'écart,
au nom du nécessaire progrès social de l'industrie.
Les deux plus jeunes contremaîtres s'étaient installés au bout de la
table et leurs dessins furent projetés en dernier. Tous deux avaient
utilisé les conventions graphiques de la bande dessinée. Leurs dessins
ne figuraient pas les attributs d'un chef traditionnel. Ils décrivaient
simplement la séquence journalière des activités d'un contremaître
« efficace ». On le voyait distribuer le travail, recueillir les suggestions
des exécutants, aplanir les difficultés techniques, apaiser les conflits
entre personnes, évaluer les résultats d'un point de vue technique et
économique... L'un d'eux signala dans son commentaire qu'il
pratiquait la « nouvelle méthode de commandement de l'armée de
terre ». Ils savaient donc ce qu'ils faisaient, leurs propos étaient
calculés. Ils avaient une « méthode ». Ils échappaient à toute
interprétation personnelle trop directe.
Ainsi, le grapho-modèle me renvoyait comme un miroir le reflet
assimilé, inscrit dans les corps et les cerveaux, des doctrines
d'organisation du travail que des générations successives d'ingénieurs
avaient inculquées avant moi. Les séquelles des réorganisations
successives devenaient perceptibles. Les plus âgés se représentaient
dans les termes d'un manuel d'organisation du travail d'avant-guerre et
les plus jeunes selon les préceptes de gestion des ressources humaines
des années soixante. Tout se passait comme si chaque génération
finissait par adopter le modèle d'organisation « à la mode » au
moment de son entrée en activité.
Quinze jours plus tard, c'est une quinzaine de jeunes ingénieurs de
production qui se trouvaient réunis pour pratiquer le même genre
d'exercice sous ma direction. J'appris encore beaucoup sur la
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 108
[111]
[112]
raffinerie. Quatre dessins se présentaient comme des organigrammes.
On aurait pu penser, au premier regard, qu'ils exprimaient une vision
officielle. En réalité, chacun d'eux était un détournement malicieux de
la représentation normale. Certaines flèches manquaient, certaines
cases n'étaient pas à leur place et tout cela avait un sens qui apparut
dans les commentaires. C'étaient autant de suggestions de
réorganisation qui m'étaient adressées. Les jeunes ingénieurs, à priori
complices, portés à la conjuration, me fournissaient une sorte de carte
du terrain, un plan de bataille possible. Ils désignaient l'ennemi et
m'invitaient à passer alliance avec eux.
Tous ces renseignements, livrés malgré eux par les plus faibles,
offerts par les plus avisés, tombaient à la disposition de qui voudrait
en faire usage. J'étais le seul à recueillir leur collection complète, le
seul aussi à ne jamais avoir à produire un dessin ou un commentaire.
Écouter, encourager à parler, poser tout au plus quelques questions
anodines, c'est bien ainsi qu'on m'avait appris à me servir de l'outil.
Plus tard, lorsque je devrais définir les suites de mon intervention,
choisir les services où j'expérimenterais quelque nouveauté et, surtout,
présenter à mon client l'état des lieux et les modifications à
entreprendre, toutes les connaissances acquises grâce au grapho-
modèle seraient à ma disposition.
Les grapho-modèles n'étaient peut-être pas des instruments
d'investigation très fiables — je ne sais —, mais ils étaient assez
précis pour que je donne à mes interlocuteurs l'impression d'en savoir
plus qu'eux sur la « réalité » de cette raffinerie. Lorsque je rencontrai
pour la première fois le directeur de la raffinerie, après les trois
premières sessions du stage, il fut surpris de découvrir tous les détails
que je connaissais déjà, en si peu de temps. Je me laissai aller à de
longues analyses qui, je le vis bien, répondaient heureusement à ses
attentes et m'ouvraient la possibilité de négocier bientôt une
substantielle prolongation de mon contrat. Insensiblement, sans que je
m'en rende compte, notre conversation nous amena à faire le lien entre
les notations psychologiques tirées de mes expériences de stage (ou
plutôt soutirées à mes stagiaires) et la stratégie [113] sociale
d'ensemble dans la raffinerie. En quelques phrases, on était passé
d'états d'âme individuels — désespoir, abandon, lassitude, sentiment
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 110
[114]
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 111
[115]
III
L’EXPERTISE
[116]
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 112
[117]
III. L’expertise
Chapitre 9
L'entreprise,
terre de mission
— J'ai du mal avec la technique. C'est pas comme dans les livres.
Les contremaîtres ne nous disent rien. Ils connaissent tous les trucs,
mais ils expliquent rien.
— Ah oui ?
— C'est des vieux de la CGT. C'est des durs. Depuis que j'y suis, ils
m'ont pas adressé la parole. Ils me disent rien.
— Rien ?
— Non, rien. Ils ne me disent pas bonjour. Ils s'en foutent, ils ont
pas besoin de nous. Ils connaissent l'unité à fond. Quand il y a un
problème, un type absent pour tenir le poste ou quoi, ils appellent
leurs copains. Ils connaissent tout le monde.
— Ça doit être un peu dur, non ?
— Bof, ça va, c'est comme le bizutage quoi. C'est pas marrant tous
les jours...
[124]
La pause finie, je retrouvai mon rôle de pédagogue attitré et lui sa
place autour de la « table ronde ». Thomas était là. Il prit une fois de
plus la parole pour expliquer lui-même l'objectif pédagogique de la
semaine :
— ...
— Chaque entreprise a sa manière de voir les choses. Vos relations
avec les partenaires sociaux, qu'est-ce que c'est ?
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 119
[125]
[126]
réfère en cas de litige ou lorsqu'on ne sait plus très bien quelle [128]
est la conduite à tenir. Mais il ne faut pas oublier que ces règles et
normes qui paraissent fixes pour nous évoluent constamment [...].
D'une époque à l'autre, qu'est-ce qui les fait changer ? ...C'est
l'homme !
« Au cours de cette seconde partie, j'aimerais aborder cet aspect
plus fondamental de la psychologie de l'individu qui va vivre ces
règles, normes, usages, qui va réagir en fonction de ses besoins, de ses
pulsions...
L'essentiel selon STF, c'était l'individu. C'était par exemple les
états affectifs d'Agnès, cette secrétaire célibataire de quarante-cinq ans
« livrée », après le départ en retraite de son patron, à un jeune cadre
avec lequel elle ne peut s'entendre et qui lui impose la compagnie de sa
secrétaire personnelle.
Les jeunes ingénieurs étaient priés de réfléchir plus d'une heure sur
ce cas et de proposer une analyse des besoins d'Agnès et des solutions
à son problème. Certains allaient jusqu'à préconiser une psychanalyse
avec assez de sérieux pour que d'autres s'indignent :
— Dans les solutions proposées, il y a des immixtions dans la vie
privée qui me paraissent excessives...
Cependant, le point de vue du maternage et de la prise en charge
totale du salarié par l'entreprise prédominait : Un participant :
— Je suis désolé, mais il y a une dimension affective qui intervient
dans le travail et on ne peut pas l'ignorer. On est souvent amené à
intervenir dans ces domaines...
Un autre :
— STF ne manque pas de moyens pour conseiller et aider son
personnel. Il y a le service du personnel, le médecin du travail,
l'assistante sociale et même des psychologues mais, à mon avis, le
dépistage doit être fait par la hiérarchie...
Peut-être STF était-elle devenue une entreprise trop riche pour
continuer à se soucier d'efficacité économique ? Tout se passait
comme si on y avait délaissé les médiocres préoccupations mercantiles
au profit du modelage d'hommes idéalisés. La production [129]
essentielle de STF était cette incarnation stylisée de l'homme nouveau,
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 124
calme, maître de lui, assis chaque jour à la même table, face à son
semblable et aux plantes artificielles de la cafétéria souterraine.
Je m'étonnais de voir une entreprise si puissante empêtrée dans une
mesquine décadence. C'est alors que je lus par hasard Face au déclin
des entreprises et des institutions, d'Albert O. Hirschmann 12. Il avait la
réponse : l'efficacité et la perfection du geste technique sont l'apanage
des peuples les plus démunis. Dans le désert, à la limite de la survie,
la moindre erreur est fatale ; dans une multinationale opulente,
l'inefficacité souvent n'a pas de sanction immédiate et visible...
[130]
III. L’expertise
Chapitre 10
n'était pas bien grave, que ça allait de soi et que de toute façon « il ne
faut pas mettre trop de choses, sinon les gens ne retiennent rien ».
J'étais choqué par ce procédé pédagogique, mais il est probable que
j'effectuais moi aussi, sans m'en rendre compte, les mêmes tours de
passe-passe. Totalement dépendant du mentor qui m'avait transmis
tout mon savoir en la matière, j'étais bien incapable de donner une
autre interprétation du droit que celle que l'on m'avait transmise.
Dans le contexte, ignorance ne signifiait pas faiblesse. Dans l'univers
du management, la psychologie est la reine des sciences et place sous
son joug l'appareil du droit. Nous apprenions à vivre dans une relative
ignorance du droit et, surtout, à tirer parti de l'ignorance des autres.
Plus que la lettre du droit, il s'agissait de savoir repérer la très inégale
répartition de l'information juridique entre les usagers et d'en tirer
parti. Les stagiaires devaient lire le « Guide de gestion du personnel »
établi par la direction des affaires sociales du groupe, le Guide
juridique de poche de la CGT et le Guide de poche CFDT, non pas
pour critiquer les faiblesses de telle ou telle formule vulgarisée, mais
pour bien comprendre ce que chacun des partenaires professionnels
considérait comme son droit et mieux anticiper ses réactions. Ainsi, la
traduction CGT du droit voulait qu'un délégué du personnel présentât
des « revendications », tandis que celle de la CFDT, plus proche de
l'interprétation patronale et de la lettre des textes, limitait son rôle à la
présentation de « réclamations ». Rappeler la distinction entre ces
deux notions devant les représentants des deux organisations, c'était
déjà mettre en scène leur désaccord et le manque de précision de leurs
propos...
Dans la plupart des cas, personne à l'usine ne savait exactement la
position que pourrait prendre une cour d'appel sur un sujet un peu
difficile. L'important était de savoir que le vieux délégué de l'atelier
était persuadé d'avoir trouvé une réponse claire dans un guide de
poche qui n'était même pas la dernière édition parue !
[137]
Après un tel stage, les cadres en sauraient de toute façon un peu
plus que les autres, assez en tout cas pour poser si nécessaire une
question précise aux juristes professionnels du siège social en cas de
danger, assez aussi pour pouvoir affirmer avec autorité que leurs
interlocuteurs n'y connaissent rien et commettent des erreurs
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 132
question, comme si les bons sentiments avaient été achetés, une fois
pour toutes ?
Oubliant d'être assez hypocrite ou trop fier pour l'être, ce jeune
cadre était sorti de son rôle bureaucratique. Ce faisant, il avait révélé
que le management n'est qu'une autre façon de gouverner — une façon
technicienne où l'on masque les finalités — et donc de faire de la
politique.
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 137
[142]
III. L’expertise
Chapitre 11
L’entreprise idéelle
[152]
Voilà, je dis tout cela sans savoir si c'est vrai ou faux, sans avoir la
moindre intention de défendre le point de vue de l'employeur face aux
grévistes (aurais-je plus de plaisir à défendre la partie adverse ?). Je
dis cela simplement parce que ce sont les phrases qui me semblent les
mieux adaptées à ma clientèle. C'est un discours de commodité. Est-ce
cela, le professionnalisme ?
[155]
Si un participant me pose une question juridique très précise à
laquelle je ne suis pas sûr de pouvoir apporter une réponse exacte, j'ai
le choix entre trois solutions : lui dire que ce serait un excellent
exercice de rechercher lui-même la réponse dans la documentation, lui
dire que sa question est prématurée et que la réponse viendra d'elle-
même à la séance du lendemain ou lui dire que je préfère laisser le
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 150
[157]
CONCLUSION
[158]
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 153
[159]
[164]
[165]
BRÈVE MISE
EN PERSPECTIVE
HISTORIQUE
[166]
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 159
[167]
Le taylorisme
19 David Stark : « Class Struggle and the transformation of the labor process »,
Theory and Society, vol. 9, n° 1, janvier 1980, p. 89-130.
20 « La définition d'une journée de travail équitable sera une question
d'investigation scientifique au lieu d'être un sujet de négociations et de conflits. »
Frederick Winslow Taylor, The Principles of Scientific Management, New York,
1re éd. 1911, 2e éd. 1960, p. 142.
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 162
Le développement
de l'« human engineering »
25 Auguste Detœuf, Propos d'O. Barenton, confiseur, 16e édition, Paris, Seditas,
1977.
26 Evelyne Desbois, « Des ingénieurs perdus », Culture technique, op. cit., p.
113-121.
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 165
[178]
Taylor avait permis aux « ingénieurs » d'entrer en force dans
l'entreprise en complétant leur capacité à contrôler le mouvement des
machines d'une capacité nouvelle à exercer un contrôle quasi
mécanique sur les gestes de l'ouvrier. L'human engineering ouvre aux
ingénieurs la perspective d'une action directe sur la conscience des
travailleurs et des consommateurs, permettant de réduire
l'imprévisibilité du « facteur humain » et d'assurer l'amortissement de
ces « investissements productifs » de plus en plus lourds que sont,
précisément, les machines et les systèmes qu'ils conçoivent 35.
L'efficacité des techniques modernes d'action sur les consciences
peut s'analyser de la même façon que l'efficacité des actes magiques et
des rituels religieux. On peut montrer que ces pratiques sont
acceptables par tous et utiles à quelques-uns en faisant l'économie de
l'hypothèse selon laquelle elles accompliraient effectivement ce
qu'elles prétendent. Comme on a pu s'en rendre compte à la lecture de
ce livre, il n'est pas évident que les techniques à base scientifique
mises en œuvre par les ingénieurs sociaux se distinguent radicalement
des pratiques religieuses, politiques et militaires plus anciennes 36. Le
fait certain n'est pas l'accroissement d'efficacité de ces techniques mais
34 Les Cols blancs, op. cit., p. 268.
35 K.G. Galbraith, Le Nouvel État industriel, Paris, Gallimard, 1970 ; édition
originale : The New Industrial State, Londres, Hamish Hamilton, 1967.
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 170
rapides d'une fonction à l'autre. Dans certaines entreprises, les responsables des
services fonctionnels sont éternellement des « débutants » obligés de se fier à
un consultant extérieur pour s'imposer face à des subalternes plus spécialisés.
39 On peut considérer que depuis le début des années soixante-dix, les cabinets
de conseil en management bien établis facturent une journée de travail
d'ingénieur-conseil (hors taxes et sans les frais de déplacement) l'équivalent d'un
à deux mois de salaire d'un ouvrier payé au salaire minimum interprofessionnel
garanti (SMIG). Les tarifs varient dans cette fourchette, selon l'expérience de
l'ingénieur, le prestige du cabinet, le client, la durée des interventions...
40 Cf. Christophe Midler, « Les modes managériales », Annales des Mines,
série « Gérer et Comprendre », Paris, n° 4, 1986 ; « Business Fads »,
International Business Week, Mac Graw Hill, janvier 1985. M. Thévenet,
« L'écho de la mode », Revue française de gestion, septembre-décembre 1985.
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 174
41 Ainsi, la technique des cercles de qualité a été mise au point par des experts
américains travaillant au Japon à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Après
avoir été expérimentée en France par la société Lesieur, elle a été lancée à partir
de 1981 par les membres fondateurs de l'AFCERQ et présentée alors comme
une façon révolutionnaire de manager une entreprise. À ce moment, certaines
entreprises françaises rencontraient des difficultés à l'exportation en raison de
la médiocre qualité de leurs produits et surtout, un gouvernement de gauche
venait d'arriver au pouvoir sur la base d'un programme qui faisait de
« l'expression des salariés sur leur lieu de travail » un des objectifs essentiels.
Le CNPF et, avec lui, de nombreuses grandes entreprises semblent avoir
considéré que la mise en place de cercles de qualité (anticipant sur la
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 175
45 La CGT aussi bien que la CFDT ont multiplié les prises de position
publiques sur l'enrichissement des tâches au début des années 1970 et sur les
cercles de qualité au début des années 1980. Dans les deux cas, leurs prises de
position nuancées mais globalement positives ont été largement utilisées par les
promoteurs de ces innovations sociales pour conforter leur position. Dans
certaines usines, les consultants ont distribué aux ouvriers des photocopies
d'articles syndicaux favorables aux cercles de qualité, utilisés comme « support
pédagogique », dans le cadre de sessions de formation.
Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 178
Fin du texte