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Linx

La méthode de Benveniste dans ses travaux comparatistes : son


discours et son sujet
Annie Montaut

Résumé
La méthode même d'EB dans ses travaux les plus convaincants sur l'indo-européen est analysée de manière à mettre en
évidence le principe de base qui la dicte : la recherche de la corrélation entre une marque formelle et une "fonction" ou un
"sens", si éclairante ait-elle pu être dans ses résultats, n'en aboutit pas moins à un moment donné à une certaine tentation de la
dualité et une systématisation forcée, parfois contre les faits, parfois au prix de certaines contradictions. Ce risque est ensuite
mis en regard avec les notions mêmes de langue et de subjectivité telles qu'elles apparaissent dans les Problèmes, comme
relativement inféodées à la rationalité symbolique.

Abstract
This paper aims at analysing the method ofEB in his mostfamous Indo-Europeanist works, in order to uncover its fundamental
principle which is the search for a bi-univocal correlation between form and meaning, supposed to account for every apparently
anomal variation. It thenproceeds to show some of the distorsions vis avis the data and some contradictions involved in the
demonstration in the quest of the fundamental principle in its absolute necessity. This over-systematisa- tion is finally correlated
with the very concept of language and of "subjectivity" such as we can grasp them in Problèmes de linguistique générale, almost
entirely on the side of symbolic rationality.

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Montaut Annie. La méthode de Benveniste dans ses travaux comparatistes : son discours et son sujet. In: Linx, n°26, 1992.
Lectures d’Emile Benveniste. pp. 109-135;

doi : https://doi.org/10.3406/linx.1992.1239

https://www.persee.fr/doc/linx_0246-8743_1992_num_26_1_1239

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La méthode de Benveniste

dans ses travaux

comparatistes :

son discours et son sujet

Annie Montaut

Résumé
La méthode même d'EB dans ses travaux les plus convaincants
sur l'indo-européen est analysée de manière à mettre en évidence le
principe de base qui la dicte: la recherche de la corrélation entre une
marque formelle et une "fonction" ou un "sens", si éclairante ait-elle pu
être dans ses résultats, n'en aboutit pas moins à un moment donné à
une certaine tentation de la dualité et une systématisation forcée,
parfois contre les faits, parfois au prix de certaines contradictions. Ce
risque est ensuite mis en regard avec les notions mêmes de langue et
de subjectivité telles qu'elles apparaissent dans les Problèmes, comme
relativement inféodées à la rationalité symbolique.

Abstract
This paper aims at analysing the method ofEB in his mostfamous
Indo-Europeanist works, in order to uncover its fundamental principle
which is the search for a bi-univocal correlation between form and
meaning, supposed to account for every apparently anomal variation.
It thenproceeds to show some of the distorsions vis avis the data and
some contradictions involved in the demonstration in the quest of the
fundamental principle in its absolute necessity. This over-systematisa-
tion is finally correlated with the very concept of language and of
"subjectivity" such as we can grasp them in Problèmes de linguistique
générale, almost entirely on the side of symbolic rationality.

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Annie Montant

"Avanttout autre chose, le langage signifie, tel est son caractère


primordial, sa vocation originelle qui transcende et explique
toutes lesfonctions au 'il assure dans le milieu humain. Quelles
sont ces fonctions? Entreprendrons-nous de les énumérer?
Elles sont si diverses que cela reviendrait à citer toutes les
activités de parole, de pensée, d'action, tous les
accomplissements individuels et collectifs qui sont liés à l'exercice du
discours: pour les résumer d'un mot, je dirais que, bien avant
de servir à communiquer, le langage sert à vivre " (PLG II, 217,
en italique dans le texte)1

Introduction
Ce langage, qui signifie dans la mesure où il sert à vivre (et
réciproquement) et dont Benvenlste a été un des premiers à montrer
quelle part a le sujet dans son organisation signifiante, c'est avant
tout un rapport entre de la forme et du sens: un système signifiant
en tant qu'il est structuré (l'exergue ci-dessus est tiré de l'article
'forme et sens dans le langage"). Et de fait, dès son précédent livre
Origines de Information des noms enlndo-Européen 2, le reproche que
Benvenlste adresse à la grammaire comparée, c'est d'avoir négligé cet
aspect: Teffort, considérable et méritoire, qui a été employé à la
description des formes, n'a été suivi d'aucune tentative sérieuse pour
les Interpréter. Là est sans doute la cause principale du malaise actuel
de la grammaire comparée; si la recherche proprement comparative
tend à s'éparpiller en travaux de plus en plus menus, c'est qu'elle a
oublié les questions fondamentales" (p.l). Ces questions
fondamentales sont celles de la structure des formes indo-européennes, et
l'hommage au Mémoire de Saussure, resté sans suite, précède dans
le texte le passage cité. Un hommage à Hegel le suit qui conclut cette

1 Problèmes de linguistique générale, 1 et 2. Gallimard 1966. rééd. TEL 1974,


désormais PLG 1 et 2
2 Adrien Maisonneuve, 1935. Désormais Origines .

110
La méthode de Benveniste dans ses travaux,..

courte préface en invoquant au bénéfice du texte d'Originesle principe


hégélien "Das Wahre 1st das Ganze" (p. 2)
L'objet des pages suivantes va être de mettre en regard ces
quelques éléments: l'interprétation de la structure, que Benveniste
dégage et décrit en saussurien authentique, jusque dans la
corrélation forme/ sens qu'inaugure Noms d'agent et noms d'action en indo-
européen3 et que prolonge le "sémantisme social" de Vocabulaire des
Institutions indo-européennes4, la notion de subjectivité, et celle de
totalité signifiante qui se dégage de la langue interrogée par
Benveniste. Si j'ai choisi de centrer cette étude sur des textes moins connus
du linguiste général que les Problèmes, c'est, aussi, pour mettre en
évidence la continuité méthodologique dont Benveniste a fait preuve
toute au long de sa carrière de linguiste: comme le notait déjà C.
Hagège, Benveniste comparatlste fait de la linguistique générale, et,
généraliste, il fait du comparatisme5. Structuraliste, au sens fort et
non réducteur du terme, saussurien, il l'est quand il fait de la
philologie6, et il le reste dans les articles sur Vénonciation qui Vont rendu
célèbre auprès du grand public, mais inversement, la notion de sut)Jec-
tivité est déjà en germe dans les contextualisations et la mise en
évidence des points de vue du locuteur sur l'énoncé dans Noms d'agent
Bref, il n'y a pas deux Benveniste bien qu'il ait deux publics de lecteurs
assez distincts. Sa méthode est la même.
Sur quelques exemples concrets, je tenterai de mettre en
lumière cette méthode et son discours de la méthode explicite. J'en
analyserai ensuite le discours implicite, à travers les outrances ou les

3 Noms et noms d'action en Indo-européen, Adrien Maisonneuve. 1948. Désormais


Noms d'agent ,NA dans les références
4 Minuit. Le Champ Commun. 1969. Désormais Vocabulaire
5 ". . .tout comme sont subtils et étroits, dès les deux grands livres sur l'indo-européen
(1935 et 1948) les liens qui se tissent entre le comparatiste et le généraliste", p.
107 ("Benveniste et la linguistique de la parole", p. 105-17. in Benveniste
aujourd'hui. Actes du Colloque International du CNRS, 1983, L'Information
Grammaticale, Paris, 1984, 2 vol.).
6 C. Watkins ("L'Apport d'Emile Benveniste à la grammaire comparée", in Benveniste
aujourd'hui, 1. pp. 3-11) a bien montré l'importance méthodologique de l'influence
de Saussure sur les travaux comparatistes de Benveniste: de même que le Saussure
du Mémoire a su se mouvoir à travers les données historiques de la comparaison
pour retrouver un système . de même "voilà précisément ce qui caractérise l'oeuvre
de Benveniste, à l'instar de Saussure qui était son "idéal d'ego " (...) A travers toute
son oeuvre de comparatiste. on aperçoit le même fil. le même leitmotiv: c'est la
recherche des structures synchroniques. au-delà de la comparaison" (p. 4).

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Annie Montant

contradictions, avant de l'articuler à la notion de subjectivité telle


qu'on peut la reconstruire à partir de Problèmes .

1. La méthode et son discours

1.1, Le livre Noms d'agent et noms d'action en Indo-européen.


publié en 1948, est un des exemples les plus brillants de la méthode
de Benveniste comparante, tant dans la rigueur de l'argumentation
que dans la perfection esthétique. Peut-être cette extraordinaire
maîtrise doit-elle quelque chose aux conditions de rédaction de
l'ouvrage: prévu à l'origine comme la seconde partie de Origines de la
formation des noms (1935), il n'a été publié que treize ans plus tard,
l'auteur ayant dû reconstituer entièrement sa documentation du fait
de la guerre, tous ses travaux manuscrits ayant été perdus (avant
propos p. 2, notel). H comporte onze chapitres distibués en trois
parties de longueur pratiquement égale, "noms d'agent" (première
partie), "noms d'action" (seconde partie) "comparatifs et superlatifs"
(troisième partie). Chaque partie contient une introduction, qui pose
le problème et en donne brièvement la solution avec le principe
méthodologique. Les deux premières parties comportent aussi une
conclusion, qui synthétise les résultats en reprenant les principes
méthodologiques qui les ont assurés. Elles distribuent le matériel,
indo-iranien (un chapitre dans chaque partie) et grec (deux chapitres
dans chaque partie) en ordre inverse, et la première partie ajoute un
chapitre sur cT'autres langues", alors que la seconde en ajoute un sur
les faits latins et un sur le rapport entre simple et composé. Ces
disparités, qui n'altèrent pas la régularité de l'ensemble mais
l'assouplissent, ainsi que l'apparent "hors sujet" des deux derniers chapitres
(comparatif, superlatif et ordinal), ont toutes une justification
identique: elles permettent, à chaque nouvelle cueillette de données, de
mettre en évidence des symétries qui vont corroborer les acquis
antérieurs.
Le principe méthodologique de base, unique en fait (et cette
unicité assure la simplicité et la beauté de la démonstration) est posé
dès l'introduction : à propos de l'objet de la première section de
l'ouvrage, les noms d'agent, "un fait cependant demeure étrange: cette
catégorie est représentée en grec par deux suffixes distincts". C'est "la
raison de cette double forme" qui fera l'objet de la démonstration: "la
présente étude tend à établir qu'il y a une différence entre -ter et -Or"

112
La méthode de Benveniste dans ses travaux,..

(p. 9). Dès le chapitre 1, consacré aux faits indiens, le problème est
posé avec sa solution dès les premiers paragraphes: "les deux
catégories védiques en -'et et -tf s'opposent par la place du ton et la
rectlon syntaxique. L'opposition s'établit entre le type détû. vàsuni et
le type data, vasunâm , le premier fonctionnant comme un participe,
et le second comme un nom. Il s'agit de retrouver dans le sens de ces
deux formations la raison de leur différence (...) -tr est un adjectif
verbal désignant l'auteur d'un acte, -tr' est une formation nominale
désignant l'agent voué à une fonction " (p. 1 1). L'alternance de ton est
donc significative. La première section fournit une série d'exemples
(8) de -'tr (accentuation sur le radical), la seconde 1 1 exemples de -tr'
(accentuation sur le suffixe) et la troisème, "la plus instructive", une
cinquantaine de paires minimales. L'ensemble vise évidemment à
établir que ce qui semble "à première vue" une "variation capricieuse"
(p. 16) obéit en fait à une raison. Ainsi le nom d'"auteur" en -'tr a une
valeur en quelque sorte "historique" et la nature de l'acte, accompli
en une circonstance particulière, doit être définie par un objet (rectlon
accusative) : data vasu est celui qui donne un bien, hanta vrtràm .
"celui qui a tué V.", la forme "met en relief l'exploit comme unique"
Inversement, "avec un nom d'agent en -tf , c'est la fonction qui passe
au premier plan, et elle doit s'accomplir en toute circonstance. Elle
entraîne donc un pluriel indéfini" (dans la rectlon : gen.pl.) : data,
vasunâm. est "le donneur de n'importe quels biens", hanta vrtrânâm,
le tueur de V, celui dont la vocation est d'exterminer les monstres. La
variation d'accent et de rection, illustre donc "des conceptions
différentes du rôle de certains personnages", et permet de distinguer "le
rapport entre l'être et l'activité" (pp. 16-7).
La démonstration est brillamment parfaite par l'examen du
futur pérlphrastique. lequel procède de la forme d'agent en -tr *. et
contraste avec la "forme normale en -sya": ce futur "présente
l'accomplissement comme certain et escompté", le sujet agissant "comme par
prédisposition naturelle et en vertu d'une fonction", étant "voué à"
l'accomplissement du procès. Ce futur n'est donc pas narratif, mais
de prédestination (pp. 17-8). L'examen des faits iraniens, présentés
selon la même construction, vient corroborer cette première
démonstration et clôt le premier chapitre. L'examen des faits grecs (chapitres
n et m, pp. 29-56) est le plus détaillé, et les paires minimales illustrant
l'opposition -ter et-ù5r constituent un chapitre entier (III). La première
section (sur les noms en -t5r) contient plus de 100 exemples., et la

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Annie Montant

seconde (sur les noms en -ter ) environ 160 exemples. C'est dire que
la démonstration, faite là aussi au tout début du chapitre, s'appuie
massivement sur l'effet de liste des exemples cités dans leur contexte.
La formation en -tSr est utilisée quand il s'agit d'un acteur occasionnel
d'une action particulière et objectivement accomplie, alors que la
formation en -Wr reflète une propriété générale, une aptitude ou une
mission. A la suite de ces deux séries, le chapitre m propose la
confrontation sous forme de paire minimale: "pour mieux faire
ressortir la différence entre les catégories dont -ter et -tôr sont les signes
respectifs, confrontons systématiquement, dans tous les mots qui
portent la double formation, l'une et l'autre valeur, et l'on verra
partout s'opposer l'auteur d'un acte à l'agent d'une fonction " (p. 45).
Ainsi botor est celui qui garde le troupeau, même occasionnellement
et s'il n'en a pas la charge, mais boter est le bouvier de profession"
(p. 45). Les termes n'entrant pas dans des paires minimales sont
ensuite présentés comme confirmation de la thèse: le témoin n'a que
la formation en -tor car il n'est apte à témoigner que dans la mesure
où il a réellement vu et acquis la connaissance particulière du fait,
connaissance qui ne relève donc pas d'une mission. De même les
dérivés de noms propres n'ont que la formation en -tSr . Enfin sont
analysés les termes qui semblent violer le principe si minutieusement
établi, produisant de façon théâtrale l'apothéose de la validation du
principe, car dans les conditions les plus difficiles, la valeur de la
méthode se prouve par sa capacité à rendre compte des données les
plus résistantes.
Cet effet de progression dramatique est largement souligné par
la ponctuation méthodologique du texte: "dans l'ensemble cohérent
des faits soumis à une opposition dont on s'est efforcé du justifier la
constance, il subsiste certaines anomalies apparentes, que nous
avons réservées pour un examen détaillé" (p. 49). C'est le cas de
Prométhée, donneur de feu {puros doter ) avec un suffixe (anormal)
-wr . Benveniste montre brillamment que le contexte (c'est Prométhée
qui parle de lui dans la pièce du même nom) prouve un emploi "à bon
escient" de ce suffixe: il qualifie Prométhée dans le rôle où il se voit,
et "en vertu de sa prédestination il s'accorde la qualification que lui
décerneront les hommes. Toute sa confession respire la conscience
de sa mission et proclame sa foi dans le destin", le pose donc comme
investi d'une mission fatale, , comme sera fatal son châtiment (p.
49-50). Le problème de rhetor enfin correspond au comble de la

114
La méthode de Benveniste dans ses travaux...

difficulté ("dernier emploi qui semble contredire le principe même que


tant d'autres emplois ont illustré", p. 52), dont triomphe le principe
explicateur (celui qui parle en public, abusivement interprété comme
"orateur professionnel").
Le développement de la seconde partie, sur les noms d'action,
suit le même parcours, le discours de la méthode revenant également
ponctuer ses résultats aux endroits stratégiques, les séries
d'exemples étant aussi impressionnantes. Le même principe est appelé à
justifier l'existence de deux formations distinctes, en -tu pour
représenter une faculté subjective, en -ti , une réalisation objective (grec
-tu/-sis ). n serait oiseux d'en donner un résumé aussi détaillé que de
la première: les faits et leur interprétation y sont présentés de la même
manière, avec une attention remarquable à l'état d'esprit du locuteur
et au contexte énonciatlf et discursif, qui souvent rend seul compte
des suffixations apparemment anormales.
La dernière partie de l'ouvrage donne l'illustration la plus
extraordinaire (car totalement hors sujet en apparence) du principe
explicatif. Il s'agit de rendre compte des deux formes du comparatif
Indo-européen Tune primaire en *yes (élargie en -is-en- ), l'autre
secondaire en *tero. On les range communément sous la même
dénomination, en admettant que leur fonction est identique. (...) On
examinera successivement chacun des deux suffixes, pour ressaisir
dans les formes qu'ils constituent leur sens et leur/onction respectifs
" (p. 1 13, js). Des paquets d'exemples là encore mettent en évidence
la raison de ces formes concurrentes, dont la variation apparaît du
coup comme significative et nécessaire: avec la forme en *yes (grec
-ton), de nature équative. la construction casuelle (ablatif) qui en est
présentée comme corollaire, désigne en fait le terme d'une référence
"exemplaire", sorte d'étalon à l'aune de quoi est évalué l'objet,
marquant son appartenance à une sphère qualitative à laquelle il s'intègre
comme à un parangon typique. En revanche, la forme en -tero , et la
construction "syntaxique" (avec particule) qui en est donnée comme
corollaire fait état d'une disjonction, et établit une qualité dont l'un
des deux termes est exclu. Là encore, le soulignement métadlscurslf
est récurrent "les différences ne sont donc pas seulement d'ordre
morphologique et syntaxique" ; "corrélatives à la forme les fonctions
aussi sont distinctes" (p. 121). "La confrontation des deux
constructions à travers plusieurs langues révèle qu'il y a eu en Indo-européen
deuxprocédés de comparaison , définis par des structures grammatl-

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Annie Montant

cales distinctes et qui ont voisiné dès l'origine" (p. 140). Le dernier
chapitre, qui sert de conclusion, met en rapport le superlatif et
l'ordinal, à partir d'analogies formelles, mises en rapport avec une
analogie fonctionnelle: la fonction de l'ordinal est "d'intégration", il
constitue l'élément ultime qui a pour rôle de compléter une série. D'où
l'évaluation du suffixe -to , "accomplissement de la notion dans
l'objet", et sa vocation passive dans l'adjectif verbal, synthèse jugée
par d'aucuns acrobatique7.

1.2. L'établissement d'une parfaite corrélation entre marque


formelle et fonction ou sens sert de principe méthodologique à l'autre
grand ouvrage comparatiste de Benveniste, Le Vocabulaire des
institutions indo-européennes , quelque vingt ans après, à l'autre bout donc
de sa carrière. La méthode reste la même, mais son principe, puisqu'il
s'agit cette fois d'explorer le "sémantisme social", revêt une allure
légèrement différente: il s'agit de retrouver la "constance" (ou la
"stabilité") de la signification liée à une classe de termes formellement
apparentés, à travers la variabilité de la "désignation", c'est-à-dire de
la référence historiquement changeante qu'ont pu prendre ces termes.
Inversement, si une notion en apparence unique (le plus souvent
correspondant à une traduction unique) est représentée par des
termes issus de bases lexicales distinctes, les significations doivent
aussi être distinctes.
Un exemple illustrera ce principe saussurien, ici orienté vers
des découvertes de nature sociologique et historique. Le "roi" reçoit
des noms dérivés d'un *reg reconstruit aux deux extrémités de l'aire
indo-européenne: latin rex , sanscrit râja , vieil irlandais ri , gaulois
rix . Dans l'aire centrale, pas de formation apparentée. D'un côté le
*reg a produit un nombre de désignations qui ne paraissent pas être
sémantiquement liées au "roi" (fr. direction, région , lat. regio , rectus ,
ail. rechts , gr. oregô 8, "étendre". D'un autre côté, le roi a dans tout
le territoire iranien et sa zone d'influence, des noms correspondant à
une tout autre étymologie [xsày , de *fcsâ cf scr.fcsctfra , ksatrîya ,
grec basileus , d'étymologie confuse). Voici donc le problème, dont la

P. Flobert par exemple dans "Benveniste et le problème de la diathèse", In


Benveniste aujourd'hui, tl, p. 54.
Avec prothèse vocalique pulsqu'en grec U n'y a pas de r initial. Même chose en
arménien et hittite.

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La méthode de Benveniste dans ses travaux...

solution n'est donnée qu'à la fin du chapitre9, sur un mode donc plus
"policier" que dans noms d'agent . La démonstration de Benveniste
vise à montrer que tout cela "ne peut être un simple accident
historique" (2, p. 10). Une argumentation à la fois précise et pleine de
suspens montre que la base sémantique de *reg est la notion de
rectitude, droiture, et le rex ou raja , est essentiellement celui qui
trace la ligne droite (qui a la capacité de regere fines , lit. tracer les
frontières, en droite ligne) à la fois dans un sens spatial et moral. Le
sens de direction et de ligne droite est le sème de base de la classe
lexicale : il est manifeste dans reehts , "droit", dans direction , dans vx
perse râsta (hindi mod. mstâ\ voie). D se découvre aussi dans regio ,
"région", originellement le point atteint au bout de la ligne droite (e
regione , "à l'opposé"), par suite l'espace embrassé entre les lignes
droites tracées dans différent directions. En grec orego signifie
"étendre en longueur, en ligne droite" (vs petanumi : "étendre en largeur").
Le nom latin ou indien du roi est donc dérivé d'un principe moral.
Comme la signification de *reg est donc unique et constante
par delà les désignations variées de termes lexicalement parents,
symétriquement, les deux formations différentes qui semblent
désigner la même notion de roi n'ont en réalité aucune base sémantique
commune. L'identité de sens entre rex/rqja et xsâyathiya n'est en
fait qu'illusoire (de même que l'identité entre les réalités sociales ainsi
désignées). Si les rois iraniens sont désignés du nom de xdâyaihiya
xsâyaBiydnâm ("roi des rois"), probable calque du grec basileus
basiléôh . contrairement à l'ordre des mots du persan10, et à
l'évolution phonétique régulière (normalement -thi- = -si-), c'est que le terme
n'est pas issu de la pure langue perse, n vient probablement d'un
dialecte iranien (mède) où la forme de la royauté était de type impérial:
lit. celui qui est investi de */csa "pouvoir", un pouvoir essentiellement
mystique, comme le prouve la fréquente cooccurrence de l'épithête
vazraga (cf scr vaja ) employée aussi pour les dieux et pour la terre.
Le roi persan reflète donc une réalité impériale et mystique
fondamentalement distincte de la sémantique de rex. Quant au grec, basileus ,
simple homme dépourvu de nature divine et d'attributs royaux (de

9 Les petits "sommaires" figurant à l'entrée de chaque chapitre donnent la solution,


mais ils constituent des hors textes, rédigés par Jean Lallot qui s'est chargé de
réunir les conférences de Benveniste au collège de France sous forme de livre.
10 Voir en persan moderne éàhan éàh

117
Annie Montant

sceptre par ex.). Il reflète une conception plus démocratique de


l'organisation du pouvoir. De sorte que les trois mots {*reg/ksay/ba-
sileus ) n'ont en commun aucune unité de sens, bien qu'à première
vue ils puissent paraître synonymes, et représenter une fonction
commune. Et les fonctions et le sémantisme sont en réalité
radicalement distincts, comme le sont les formes.

2. Un exemple particulier : quelques défauts de


la cuirasse
Je prendrai pour finir un exemple moins typique pour ce qui est
des contenus argumentes, mais différemment révélateur pour ce qui
est de la forme de l'argumentation: l'étude sur "le terme iranien
mazdayasna "n est légèrement caricaturale, mais à ce titre même
révélatrice des tics méthodologiques de Benveniste. L'article
commence par un état des lieux assez polémique :12 "jusqu'à présent la
traduction de mazdayasna n'a jamais varié : adorateur de Mazda".
Suivent les références, qui se veulent exhaustives, de Darmesteter (4
occurrences), à Bartholomae, à Dalla. Une exception unique est
signalée, celle de Lommel, qui traduit soit par "adorateur de Mazda"
soit par "adoration du sage" (Mazda Verehrer, ou Verehrung des
Weisen) "sans qu'on voie le principe choisi ni la raison de cette
différence" (p.5). Après avoir admis que c'est "bien là le sens", mais
qu'"il s'agit de comprendre la formation du composé", B. continue. "Si
mazdayasna est analysé en conformité avec la traduction 'adorateur
de Mazda' (...) yasna sera un nom d'agent de yaz, U a été, de fait
expressément défini ainsi: yasna 'qui adore' (Duchesne Guillemin)".
Ici une note mentionne exactement les références de l'ouvrage dont
tout laisse à penser qu'il est cité, encore que les deux points ne soient
pas suivis de guillements. Il s'agit de Les composés de Vavesta 13. Et
la démonstration commence: "il faut dire explicitement qu'une telle
analyse est Impossible. Un nom d'agent de la forme *yasna -
'sacrificateur, adorateur*, n'a jamais existé. Le nom d'agent aurait la forme

11 BSOAS 1970. 33-1 (pp.5-9)


12 Ce n'est pas le seul cas. et particulièrement contre Bartholomae, qui dès lors qu'il
s'agit d'études iraniennes, est presque systématiquement pris à partie (articles sur
"repentir", 'les absolutifs avestiques", "Génitifs anomaux de l'avestique". Les
Infinitifs avestiques, etc.)
13 De Jacques Duchesne Guillemin. Liège. Paris. 1936. p. 105, 137. (chez Droz)

118
La méthode de Berweniste dans ses travaux...

du nom racine yas. Yasna forme en fait un composé bahuvrihl sur


nom propre, et signifie "celui dont le yasna est Mazda" ("dont le culte
s'adresse à M.", p. 6). Suit une liste de 16 exemples de bahuvrihl sur
noms propres en avestique (sur une série, nous dit B., d'environ 20
exemples, dont 4 ou 5 en védique). La totalité des occurrences
attestées en avestique est donc citée pour conclure le premier temps
de cette démonstration et comme en valider par la production des
sources exhaustives le pouvoir de conviction.
L'auteur aborde ensuite le cas d'un papyrus d'Eléphantine qui
donne le même terme (mzdyzn) pour montrer que, contrairement aux
traductions admises, et "souvent répétées depuis" les premiers
éditeurs, dont une référence est donnée, "le terme n'est pas à interpréter
comme un adjectif, 'un mazdéen'". L'adjectif en effet fait état d'une
"double anomalie: qu'un officier soit cité sans son nom, et comme
"mazdéen". L'appartenance religieuse des dignitaires ou des
fonctionnaires perses n'est jamais mentionnée dans ces textes. En revanche
leur nom est toujours donné", (p. 7). Aucune référence n'illustre le
"jamais" non plus que le "toujours". "Ces deux difficultés, poursuit le
texte, peuvent se résoudre ensemble par une hypothèse simple": ce
n'est pas un adjectif, mais un nom propre. "Rien ne s'y oppose dans
la syntaxe de la phrase, et nous y gagnons un énoncé plus
satisfaisant", (p. 8). Sont ensuite mentionnées trois autres sources de
provenance diverse (tablette élamite de Persepolis, tablette
babylonienne de Nippur, Avesta), attestant d'un même emploi, cà.d.
confirmant la même interprétation du terme.
Le troisième temps et conclusion de l'article est consacré, dans
un style moins polémique et moins argumentatif, à la question,
maintenue explicitement dans l'ordre du simple vraisemblable, de
l'extension de cette structure (bahuvrihl) à d'autres noms théophores
antithétiques (notamment mtthrayasna : qui a Mlthra pour objet de
culte), et à l'éventuelle, encore hypothétique, rivalité des cultes de
Mlthra et de Mazda qu'on pourrait en inférer.
Outre le principe de base (réduction de l'anomalie apparente),
déjà décrit précédemment, on note là un certain nombre de traits
méthodologiques qui peuvent aisément glisser au tic; ici le point de
départ de l'argumentation, par ailleurs serrée, est polémique: la
tradition a donné une interprétation qui contrevient, par tel ou tel
trait, aux règles grammaticales ou aux données factuelles. Le ton
aussi est polémique, animé d'une sorte d'esprit de contradiction, qui

119
Annie Montant

n'est d'ailleurs pas sans vertu heuristique14. Le second trait notable


est la citation des preuves, utilisées comme une batterie lourde, et
ciblées en fonction d'une logique qui privilégie les temps forts de
l'argumentation, présentation et résolution du problème: les preuves
sont en effet massivement fournies au début pour illustrer l'erreur de
la doxa, et de nouveau massivement à la fin de l'article, pour étoffer
les conclusions (opposées à la doxa). Inversement, on peut noter le
peu de preuves citées en faveur des affirmations médianes. Troisième
trait notable: le caractère en apparence rigoureux et serré de
l'argumentation, appuyé par le côté un peu théâtral que lui confère la
distribution des données: longue exposition, prolongée encore par
l'abondance des éléments factuels cités, et qui ajoute au suspense ;
puis dénouement rapide, après une mise en évidence claire et
rigoureuse des contradictions à résoudre. Enfin notons le goût, souligné
par la présentation du dénouement, pour l'élégance, en l'occurrence
l'économie, de la solution ("ces deux difficultés peuvent se résoudre
ensemble par une hypothèse simple ). Bref 11 y a une tendance à
subordonner à un principe esthétique les enjeux du raisonnement
empirique ("nous y gagnons un énoncé plus satisfaisant"), qui tend à
faire oublier que finalement, dans le second paragraphe, l'hypothèse
reste hypothétique, les trois tablettes, d'ailleurs pas autrement
commentées, n'ajoutant pas d'argument à la démonstration.
Un autre trait ne se découvre qu'au lecteur précisément intrigué
par la force même du pouvoir de conviction de cet appareil, et qui
aurait la curiosité (ou le mauvais goût) de reprendre les textes cités
par B. Or. si l'on reprend Duchesne-Guillemin au paragraphe indiqué,
loin de trouver qu'il ait "expressément" écrit l'énoncé figurant derrière
les deux points, toutefois subtilement dépourvu de guillemets (yas-
na : 'qui adore'), on trouve: "mazda -y: 'qui adore M"1, et "yasna -n
'sacrifice'". C'est-à-dire que yasna y est bel et bien analysé comme
nom d'action (sacrifice) et non comme nom d'agent, ainsi que le
reprochait B à l'auteur. Le côté un peu pervers de cette citation
malveillante, décontextualisée et qui fait plus que déformer le sens de
l'original, est qu'il ne s'agit justement pas d'une citation. On rapporte

14 Ainsi que le revendique lui-même Benveniste dans la prélace des Infinitifs


aoestiques (1935. Adrien Maisonneuve), à propos de Bartholomae: "sans déprécier
l'importance de son rôle, il faut bien convenir que le renouvellement des études
aves tiques s'accomplira dans une certaine mesure contre lui" (p. 7)

120
La méthode de Benveniste dans ses travaux...

les paroles d'autrui, mais sans guillemets. On lui prête une opinion
tout-à-fait contraire à celle qu'il a proférée, mais c'est à la limite le
lecteur qui assume la responsabilité de reconstituer cette opinion et
d'attribuer les termes précis "yasna : qui adore" à l'auteur par ailleurs
cité pour avoir expressément défini yasna comme nom d'agent Or si
Duchesne-Guillemln parle de yasna dans la rubrique "Noms d'agent
ou d'action" (Vin du chapitre "Autres dérivés"15) et donne au composé
le sens d'un nom d'agent il n'analyse nullement yasna comme nom
d'agent, n précise même que seuls les composés désignent toujours
l'agent les simples étant soit d'agent soit d'action. Et dans l'économie
générale de l'ouvrage, la catégorie "autres dérivés" s'oppose à celle des
"noms racine", des "noms d'action", des "simples d'agent en -et", des
composés d'action", des composés d'agent.
Ce n'est pas le seul exemple de ce qu'on pourrait appeler une
certaine légèreté dans la citation, n serait mesquin de les traquer,
dans des textes qui ont bien d'autres titres pour attirer l'intérêt et
l'admiration du linguiste. Si je me livre un instant à ce désagréable
travail de mise en cause, c'est dans le but de tenter de saisir ce qui.
chez une personne aussi attentive à la réalité du donné et soucieuse
du détail, a pu motiver de telles distorsions, dont on n'a pas
l'impression qu'elles sont dues uniquement à la négligence. Pour chercher ce
que la méthode même de B peut révéler quant à sa conception du
sujet en quoi en retour sa conception du sujet peut éclairer la
méthode. Si le détour peut sembler rude, demandons-nous comment
un savant comme Benveniste, qui n'est connu ni pour sa négligence
ni pour son impudence vis-à-vis des formes données, peut se livrer à
des pratiques qui y ressemblent un peu parfois: comment et pourquoi,
sinon pour assurer le raisonnement linguistique, dans la parfaite
adéquation de l'intelligence à la langue.
Lalssons-donc les textes, et leurs presque imperceptibles
bavures, parler d'eux-mêmes. Dès 1933, le brillant article sur le participe
indo-européen en -mno -, où apparaît peut-être pour la première fois,
comme critère déflnitoire d'une forme la notion de subjectivité, c'est
la démonstration interne qui trahit une certaine vulnérabilité: les
formations gênantes, c'est-à-dire en *menos [-mana avestique) sont

15 Par des suffixes susceptibles de fournir des noms d'action ou d'agent ou


d'instrument

121
Annie Montant

éliminées par une série de ce qu'on est bien obligé d'appeler des coups
de force . Benveniste invoque l'analogie pour justifier les faits
sanscrits, l'anaptyxe pour le tokharien, le rythme pour le grec, les fausses
leçons pour l'avestique, et l'altération du texte pour le vieux prussien:
"il est à présumer qu'un transfert fautif des désinences du sujet
{stawidas madias ) a transformé la forme correcte {pokLausiman ) en
-manas , et engendré le pseudo participe. L'unique témoignage de
-*meno - en baltlque se tourne donc en preuve que seul *-mno- y a été
connu" (p. 8-9). Outre l'aspect argument du chaudron, la
transformation en preuve d'une donnée gênante qui eût donc dû fonctionner
comme contre preuve est pour le moins spectaculaire. Retournement
discursif et rhétorique magistral, elle ne convainc pourtant pas tout
le monde, et Flobert par exemple constate qu'"une telle procédure
affaiblit considérablement l'argumentation"17.
Laissons rapidement ouvrir le cahier des charges aux
spécialistes, notamment pour les fausses leçons et corruptions de manuscrits,
toujours si providentiellement saisies par B. En règle générale, "il faut
se demander aujourd'hui s'il n'y a pas une certaine part d'arbitraire
dans cette reconstitution de textes à laquelle s'est livré EB"18. L'ira-
niste Duchesne- GuiHemin, s'étonne des corrections que fait EB dans
"Les classes sociales dans la tradition avestique": l'hapax xvdsar
serait "une graphie fautive" de xuàstar , entraînée par bâsar ,
représentant hu-vâstar 19. "Mais ceci me paraît escamoter le problème:
comment s , issu de rt , a-t-il pu agir sur st T demande Duchesne
Guillemln20. Quant aux corrections de àscà en ayàscà , grâce à quoi
"du même coup disparaissaient une irrégularité métrique et une
anomalie morphologique"21, ni Humbach ni Insler ne l'acceptent.
Nombre des restitutions du texte avestique, dictées souvent par la
métrique, ont été jugées imprudentes: ainsi si hiiaiwitacinam est une
"leçon contraire au mètre et influencée par aùvi-tacina", qui a un sens
différent, comment, note Duchesne-Guillemin, a-t-il pu y avoir
influence ?22. De même encore, quand B, dans le même article, voit

16 "Le participe indo-européen en -mno-", BSL, 35, pp. 5-21


17 Pierre Flobert, p. 52, in Benveniste aujourd'hui 2
18 Gignoux, "Le moyen iranien dans l'oeuvre de Benveniste", in Benveniste aujourd'hui
2. pp. 215-23, p. 217
19 E. Benveniste, Journal Avestique, 221. 1932.
20 p. 199 note 5
21 "Génitifs anomaux de l'avestique", BSL 34, p.22 sq.
22 Dans le texte sur Vrtra et VdrdOragna. en collaboration avec L. Renou (1934)

122
La méthode de Berweniste dans ses travaux...

dans nmânaya une "forme defective" pour nimayana de ni-man ,


contre les dires de Bartholomae: "forme defective est vite dit" estime
Duchesne-Guillemin (p. 200 note G)23.
Le texte benvenistien n'est pas non plus sans présenter
quelques contradictions internes, que n'ont pas manqué de souligner les
spécialistes: par exemple: l'article sur le participe en -mno - dont 11
était question plus haut, et dont la facture impeccable Impressionne
toujours, exploite, entre autres, le fait que le participe, forme nominale
du verbe, est à date ancienne insensible à la voix: "la différenciation
des voix au participe est étrangère au système le plus ancien", p. 18)24.
Que cette affirmation soit risquée en soi n'est pas le plus révélateur
du point de vue de la méthode de B. Le plus révélateur me paraît être
d'un côté, le souci extrême que prend l'auteur, en escamotant parfois
de certaines données, d'affirmer la thèse d'une Indifférenciation des
voix aux formes nominales du verbe que sont les participes, dans le
système ancien, alors que d'un autre côté en 1935. c'est-à-dire
pratiquement à la même époque, il prend un soin tout aussi extrême
pour étayer la thèse d'une différenciation proto-historique des
infinitifs : et l'ouvrage sur Les Infinitifs avestiques , et surtout le dernier
chapitre d'Origines soutiennent l'existence à haute époque d'un
infinitif à valeur moyenne suffixe en -dhyai (grec -s thai). Le dernier
chapitre d'Origines est à la fois aussi dénué de prudences dans le
traitement des données, et aussi catégorique dans les interprétations
que l'article sur -mno -, mais en sens inverse.25. D y a bien là quelque
chose comme une contradiction interne, mais d'une oeuvre à l'autre:
chaque texte, isolé, est d'une parfaite cohérence, mais les démonstra-

Benvenlste veut biffer deux syllabes de huaiwl-tadnam . "Etant donné que


l'octosyllabisme n'est pas exclusif mais seulement dominant note
Duchesne-Guillemin, il faut appliquer la métrique avec phis de prudence" (art. cit
p. 200)
23 Pour l'iranien toujours. Ph. Gignoux critique l'explication de gry'rthstr donnée par
Benveniste dans Titres et Noms propres en iranien ancien (p. 64). gry étant
interprété comme une réduction de grtw (nuque, cou). Mais alors pourquoi cette
réduction ne s'observe que dans les noms propres et nulle part ailleurs (Gignoux,
artcit p. 222)?
24 Ainsi s'explique que -mno -, qui appartient à la sphère du moyen, puisse s'afflxer
sur des formes de parfait actif (védique, avestique, grec), car le processus de
différenciation des voix était encore imparfaitement réalisé à l'époque de cette
affixation.
25 Infinitifs auestiques, pp. 72-100, Origines . pp. 188-210. G. Serbat a critiqué
l'interprétation fonctionnelle des affixes, notamment dans Les Dérivés nominaux
latins à suffixe méditatif, 1975. pp. 384-5.

123
Annie Montant

tions difficilement compatibles ensemble. On est fondé alors à se


demander la raison, ou l'enjeu, de pareilles inversions, qui vont dans
le même sens que les corrections de manuscrit hâtives et certaine
réfection des données.
Ces étrangetés, encore une fois répétons le tout-à-fait
frappantes de la part d'un savant aussi conscient de l'importance des formes,
mais dont on pourrait étendre le catalogue sur des pages, ont toutes
quelque chose en commun: il s'agit de ramener à la norme des formes
aberrantes. Le "du même coup disparaissaient une irrégularité
métrique et une anomalie morphologique" (de asca ) fait écho au "ces
deux difficultés peuvent se résoudre ensemble par une hypothèse
simple" (de mazdayasna): il semble que la solution la plus simple, la
plus élégante et la plus séduisante soit donc suffisamment forte en
soi pour invalider les aberrations du réel attesté.
Mais sur quels critères ces formes aberrent-elles, et en fonction
de quelle norme? Sur de tels exemples, 26 on est amené à se dire que
l'aberrant est tout simplement ce qui ne se conforme pas à une
correspondance bi-univoque forme/fonction ou forme/sens, l'objet
résistant à un fonctionalisme qui voudrait tout expliquer. Du reste,
la ferveur même que met Benveniste à souligner son discours de la
méthode invite à une certaine méfiance (et aussi le fait que ces "points
d'affolement" où s'évanouit pour un instant la rigueur scientifique
dans l'illusion fonctionnelle, ce sont souvent aussi ceux où le ton se
fait polémique).

3. les dessous du discours de la méthode : les


outrances et les présupposés
On a vu plus haut les scansions métadiscursives
(méthodologiques) qui jalonnent le texte benvenistien, quel qu'en soit le
mouvement: soit comme dans les articles sur profanare , sur mazdayasna,
plutôt orienté vers une conclusion magistrale, avec effets d'attente et
de suspense, soit, comme dans Noms d'agent, plutôt didactique, avec
présentation initiale de la solution dès l'ouverture, qui pose le
problème, puis reprise de la ligne directrice à chaque tournant de la

26 Trop nombreux pour qu'on les traite eux aussi comme des aberrations réductibles
à la norme benvenistienne, sa scrupuleuse génialité.

124
La méthode de Benveniste dans ses travaux...

démonstration, à chacun des pans de données abordés pour illustrer


la thèse, et de nouveau en conclusion.
On a vu aussi que cette scansion est de la veine du plus pur
saussurisme, et soutient avec rigueur et constance le principe de base
qui dicte la démarche: si une forme se trouve en cooccurrence (en
concurrence dit parfois B) avec une autre forme dans une fonction
apparemment identique, il faut aller au delà des apparences pour
mettre en lumière une dualité fonctionnelle (parfois dite emploi, ou
effet de sens) qui justifie la dualité formelle: "corrélatives à la forme,
les fonctions aussi sont distinctes", (NA, p. 121).I1 faut donc retrouver
une corrélation entre forme et sens. C'est ce que B appelle trouver "la
raison" de la double forme. D s'agit donc, explicitement de demander
aux faits de langue (parfois coûte que coûte) de dire la raison de leur
réalité formelle. Autrement dit faire rendre raison au signifiant lui
refusant la "variation capricieuse" (p. 16).
Par là, cette ponctuation méthodologique, qui revendique la
méthode structuraliste, et son principe, si fréquemment explicité,
vient parfois à révéler un autre discours de la méthode, moins
structuraliste que coûte-que-coûte systématisant. Ce substrat
s'avoue précisément dans Noms d'agent, au croisement du
commentaire méthodologique et de la polémique. Par exemple, dans le dernier
chapitre consacré au comparatif, (m, X, IV) après avoir distingué pour
les deux formes en -*yes et -*tero deux fonctions distinctes, ordre
fonctionnel et ordre morphologique étant ainsi strictement corrélés
(p. 1 13, p. 121), B. reprend les faits et leurs descriptions antérieures,
qui font état de deux constructions: l'une avec cas de comparaison,
l'autre avec particule. Il faut souligner, poursuit B., "l'insuffisance de
ces conclusions. Dire que le véritable domaine de la construction avec
particule est constitué par des expressions où, pour des raisons
formelles, le cas de comparaison ne peut servir*, c'est faire une
constatation philologique utile, mais qui ne tient pas lieu d'une
explication. Nous ne pouvons admettre que la différence entre les deux
procédés se ramène à une question de commodité formelle. Sans nier
que le développement de la construction aux dépens de l'autre ait été
facilité par son jeu plus aisé et sa plus grande souplesse, nous
considérons, à rencontre de de qui a été généralement affirmé, la
coexistence des deux types comme une preuve de leur égale nécessité"
(NA, p. 129 js).

125
Annie Montant

Suit la démonstration qui consiste à montrer la spécificité de


chaque "procédé de comparaison": la première construction, avec cas,
est predicative (en référence à un parangon, étalon, et à rattacher à
la forme -*yes donc), la seconde, avec particule, est disjunctive, faisant
état d'une alternative, et donc en rapport avec la forme -*tero).
Même si on passe sur ce troublant statut de la preuve ici27
(l'existence de deux formes prouvant infailliblement celle de deux
fonctions), reste que la notion même d'allomorphe semble totalement
et violemment rejetée par B. On en multiplierait les exemples dans
l'ouvrage même et dans maint autre texte. Tant la notion de
corrélation de la variation formelle et de la variation fonctionnelle est érigée
véritablement en article de foi, qui ne souffre pas de manquement.
Tout apparent manquement doit être ramené (terme symptomatique-
ment récurrent chez B.) à la norme (ou à la règle, ou à la loi). Le fait
que deux signifiants aient un signifié identique est une anomalie dans
l'économie du système linguistique, et l'anomalie doit être réduite. Il
ne s'agit bien sûr nullement de mettre en cause les clarifications et
avancées immenses qu'a pu induire cette phobie de l'allomorphe
(pratiquement tout l'ouvrage est consacré à leur réduction, pour les
deux formes des noms d'agent, des noms d'action, des comparatifs,
pour les deux constructions des comparatifs, etc). Les conclusions
sont admirablement claires, probantes, et largement acceptées2 . n
s'agit plutôt de s'interroger sur le fondement méthodologique lui-
même, lequel peut, aussi bien qu'à des démonstrations rigoureuses,
conduire à des interprétations gratuites ou à des déformations du
donné. On peut rapprocher de cette réduction des doubles formes les
positions de B sur l'infixé nasal dans les racines verbales en IE: contre
l'alternance *eri/*n défendue par Saussure, B choisit de reconstituer
une forme unique *n , sans alternance vocalique, alors que
l'hypothèse saussurienne est aujourd'hui préférée29.
L'horreur de l'allomorphe a d'ailleurs son pendant symétrique:
celle de l'homonyme. Toujours dans le même ouvrage Noms d'agent,
et toujours dans l'instant où se nouent conclusions didactiques et ton

27 Comme ailleurs: dans l'article sur le participe en -mno, la notion de preuve a si l'on
peut dire bon dos. voir supra.
28 Quand elles sont mises en doute, comme pour la nature du to numéral (voir note
7), c'est encore une fois le jusqu'au boulisme de la symétrisation qu'on peut mettre
en cause.
29 Voir Strunk, "Réflexions sur l'infixé nasal", in Benveniste aujourd'hui 2, p. 154.

126
La méthode de Berweniste dans ses travaux...

légèrement polémique (11 s'agit, après avoir comparé les deux formes
de noms d'action en grec, d'Interpréter la forme en -sis ): "Arrivé à ce
point et ayant obtenu de la seule analyse directe des faits de langue
nos définitions, nous devons constater que ces définitions ne
s'accordent d'aucune manière avec celles qui ont été formulées, pour ces
mêmes noms homériques en -sis, dans un ouvrage récent de M. Jens
Holt Selon Mr. Holt, "(...) nous supposons que le sens primitif du
suffixe se présente dans l'emploi exprimant la possibilité, et que les
deux autres emplois en sont dérivés" p. 89. Entre cette conclusion et
la nôtre il est vain de chercher une accomodation. n sera utile, au
contraire, de mettre à nu les raisons d'un pareil désaccord, qui porte
sur les fondements même de la méthode. D nous est difficile de
comprendre: comment un même suffixe peut prêter à trois emplois
différents, aussi différents que celui de l'action "réalisée", celui de
l'action "non réalisée", celui de l'action à la fols "non réalisée et
réalisée" (...) et enfin comment cette notion de possibilité
caractériserait à elle seule la valeur d'un suffixe si elle doit dans certains emplois
s'abolir en son contraire" (NA, pp. 83-4, l'auteur souligne)30.
La critique est brillante, dure certainement ("notions fuyantes",
"impropres à définir rigoureusement les mots", "souvent
contradictoires", "vainement subtiles", etc), mais certainement aussi fondée:
l'ensemble de la démonstration dans les chapitres sur les noms
d'agent et d'action n'est pas à mettre en cause. Ce qu'on peut
Interroger, au-delà de la douce férocité du ton, c'est la raison donnée,
du désaccord, et de l'incompréhension: qu'un morphème puisse avoir
trois emplois différents, voire contradictoires (la manière dont le texte
de Holt est synthétisé fait naturellement apparaître comme une
absurdité cette diversité). Cela revient à dire qu'il ne peut y avoir
homonymie parce que rhomomymie ne serait pas raisonnable31 (au

30 Cette citation de Holt peut sembler caricaturale; les termes sont exacts, mais la
décontextualisation et la contraction donne à l'ensemble une allure absurde que
l'original ne présente pas: la valeur du suffixe -sis s'emploie de trois manières:
l'emploi de possibilité, exprimant Faction en tant que non-réalisée; l'emploi
gnomique, attirant l'attention sur le caractère général du fait, de sorte que le suffixe
-sis indique une action en même temps non réalisée et réalisée; et ensuite, remploi
terminologique présentant un sens restreint du mot envisagé, et par conséquent
permettant au suffixe le sens d'une action réalisée" (Holt, p. 89, cité par B. pp.
83-4).
31 Pourtant pour ce qui est des suffixes d'agent que Benveniste rattache à deux
paradigmes présumés distincts (*do'h3-tor/*dh3-te'r), "il est parfaitement possible
de les tirer tous les deux d'un seul paradigme originel à accent mobile", note C.

127
Annie Montant

sens, aussi, qu'on ne pourrait pas lui faire rendre raison). Pour le cas
particulier de l'énantiosémie (une forme recouvrant des sens
contraires), toute l'attention de Benveniste, toute son argumentation, va à
réduire la dualité d'"emploi" en remontant à un commun
dénominateur dont on pourra dériver les deux valeurs apparemment
contradictoires. Là encore, les apparences seules peuvent être anomiques, et
l'analyse a pour fonction de les traverser pour réduire l'anomal à la
norme.
Un des plus brillants exemples de ce type d'argumentation est
donné par l'explication des deux sens opposés de profanare :
profaner/consacrer. En voici la conclusion: "il n'existe donc pas deux
verbes profanare de sens contradictoire mais un seul" (c.à.d. pas deux
signifiés pour un signifiant, mais un signifiant donc un signifié). En
fait, "dans la langue du rituel, profanare s'est chargé d'un sens
technique 'rendre apte à la consommation* (d'une offrande)"32.
Profanare , "consacrer pour offrir" {pro ) à la divinité, du point de vue de
l'offrant a donc, par l'emploi technique, pu prendre le sens spécialisé
de désacraliser, du point de vue de l'officiant car pour rendre apte à
la consommation des fidèles l'offrande, il faut la désacraliser, la
"profaner".
Ailleurs, comme dans le cas d'hostis, étymologiquement la
même forme pour les sens apparemment contraires de "l'ennemi" et
"l'hôte", analysé dans Vocabulaire , c'est "la variation de la référence
dans la stabilité de la signification" qui rend compte de cette anomalie
apparente, variation due au fait que "la langue peut subsumer en un
terme constant une grande variété de types" (PLG 1, p. 98).
Même mouvement et même enjeu dans l'article sur "la fonction
du langage dans la découverte freudienne", où B s'érige fortement
contre l'essai de Freud "sur les sens opposés dans les mots primitifs".
Carl Abel, qui a fourni la matière à l'article de Freud, est
vigoureusement critiqué dans ses "spéculations étymologiques", qu'aucun
linguiste sérieux, même en 1884, n'aurait pu retenir: imaginer une

Watklns ("L'Apport de Benveniste à la grammaire comparée"). Par ailleurs on trouve


en navajo la même opposition sémantique, ainsi qu'en letton (-ejs , auteur
occasionnel, -qjs . agent professionnel), mais c'est une opposition récente et il s'agit
d'un développement indépendant (ibid). On ne peut donc pas aussi facilement
cristalliser la symétrie entre une opposition morphologique et une opposition
fonctionnelle qui se seraient perpétuées telles quelles à travers les siècles.
32 "Profanus et profanare", dans Hommage à Georges Dumézil , Latomus, 1960, pp.
46-53.

128
La méthode de BerwerUste dans ses travaux...

langue où un objet serait dénommé comme étant lui-même et en


même temps n'importe quel autre, en relation de contradiction,
"relation non relationante", relève, dit Benveniste, "de la pure
chimère"33. Bref, la langue, système organisateur du réel, n'a rien à voir
avec ce que Freud désigne comme l'inconscient, dont le
fonctionnement n'a, en fait, aucune analogie avec le fonctionnement
linguistique34. Si par ailleurs la notion de tabou peut être invoquée pour
justifier le sens négatif qu'a pris le terme "euphémisme", c'est
justement dans la volonté de réduire l'apparente aberration de ces sens
antithétiques: originairement les sens ne sont pas antithétiques,
l'opposition s'est historiquement constituée, pour des raisons
psychologiques et sociales, et cette constitution est explicable35.
On peut dire qu'après tout c'est la démarche même du linguiste
que de chercher la justification rationnelle à un phénomène
d'apparence irrationnel comme l'énantiosémie36. Expliquer, ou tenter
d'expliquer, ce qui à première vue échappe à l'explication, quoi de plus
scientifique? Mais on peut aussi, quand l'objet investigué est le
langage humain, se demander si vouloir justifier de tout, en
l'occurrence vouloir réduire tous les phénomènes d'allomorphisme et
d'homonymie, est bien une attitude possible à maintenir. L'horreur de la
variation "capricieuse" (le terme est de B.) et, en corollaire, le refus
décidé de laisser intervenir le hasard37, signale une sorte d'apriori sur
la nature même de la langue. Celle-ci est implicitement représentée
comme ayant horreur des cases vides, et comme, au contraire, en
prenant au pied de la lettre la métaphore saussurienne du jeu
d'échecs, un système impeccablement fonctionnel. Divers commen-

33 PLG 1 , p. 83. Il est intéressant de voir que dans le volume d'hommage à EB Intitulé
Discours, sujet, société (Seuil, 1975), Ivan Fonagy maintient l'impact des processus
primaires, et notamment des sens opposés, dans le fonctionnement de la langue,
au delà de la fonction essentielle qui est d'ordre symbolique ("La structure
sémantique des constructions possessives", pp. 44-84, en particulier le paragraphe
la structure sémantique et le processus primaire').
34 voir infra.
35 "Euphémismes anciens et modernes". C'est une expression de parole, comme
d'ailleurs la blasphémie, laquelle "suscite Feuphémie (...) qui la corrige dans son
expression de parole et la désarme en tant que jurement' fia blasphémie et
reuphémie", 1949, Die Sprache. repris dans PLG 2)
36 Comme le montre bien M. Arrivé dans "L'ombilic du rêve du linguiste", in La
Quadrature du sens éd. Claudine Normand. Nouvelle Encyclopédie Diderot 1989
37 Voir, dans les Infinitifs avestiques : "le hasard seul n'a pas fait que cette forme soit
unique", p. 62; et dans Vocabulaire "ce n'est pas un simple accident historique
si..." (2. p. 10).

129
Annie Montant

tateurs ont eu beau jeu de souligner cette horreur des cases vides38,
et la manie dualiste chez Benveniste: par exemple, "à propos de la
distinction entre sémiotique et sémantique"39, distinction
"incontestablement féconde", mais issue de "réflexions théoriques
incontestablement fragiles"; Culioli va jusqu'à parler de "balancements
dichotomiques sans assise théorique", trahissant les difficultés de B
"dès qu'il traite d'une relation rétive à se laisser ramener à un jeu de
cases", ce qui aboutit à des "glissements incontrôlés" et à un "discours
brouillé".40
Bref, c'est en définitive à l'arbitraire même du signe que semble
se heurter Benveniste. Et si, comme le montre G. Serbat il "corrige"
Saussure en "supprimant l'arbitraire fondamental au coeur du signe
pour mieux l'instituer entre le signe et la réalité", la "correction" est
cohérente avec l'ensemble de la méthode de Benveniste41. Ce n'est
pas signifiant et signifié qui sont associés arbitrairement, forme et
sens constituant un couple qui n'a rien d'arbitraire chez Benveniste,
et correspond à sa vision de la langue. Une langue raisonnable, qui
émerge de l'analyse comme la systématisation même de la raison et
une fabuleuse construction historique à la gloire de la raison. Est-ce
cette image implicite, et celle du sujet qui la sous-tend, qui peut rendre
compte des excès mentionnés dans la section 2?

38 A
défaut"
Benveniste
[Origines
qui , postulait
p. 154). Strunk
de "restituer
opposepar
leslenombreux
thème attesté
linguistes
celui qui peut
"préfèrent
faire
prendre au sérieux quelques sortes de 'cases vides' existant de façon évidente et
permanente dans les langues naturelles" (art cit. "Réflexions sur l'infixé nasal", p.
152).
39 Titre de l'article de I. Tamba-Mecz dans Benveniste aujourd'hui 1 (p. 186-97) où elle
fait état d*"obscurités". de "contradictions patentes", dminconséquences
terminologiques trop énormes pour être accidentelles". Voir aussi Claudine
Normand, "Constitution de la sémiologie chez Benveniste", Histoire Epistémaiogie
Langages, XI-2. 1989. en part pp. 151-2.
40 A. Culioli. pp. 83 et 84. "Théorie du langage et théorie des langues", in Benveniste
aujourd'hui 1, pp. 77-84
41 G. Serbat. p. 27 "Saussure corrigé par Benveniste: dans quel sens", in Lire les
linguistes. Raison présente 62, 1982. Dans l'article "Nature du signe linguistique"
(1939, PLG l.pp. 49-55), Benveniste reprend la notion d'arbitraire du signe. Voir
aussi Cl. Normand, dans ce numéro.

130
La méthode de Benueniste dans ses travaux...

4. le sujet benvenistien : entre langue et raison


Si on regroupe les définitions que B a données sporadiquement
de la langue, en l'opposant essentiellement à l'écriture poétique, au
"langage" de l'inconscient et du rêve, on y voit bien se définir comme
une totalité signifiante sans reste. "Appareil conceptuel", la langue
contient toute la société, et en même temps "configure la société en
instaurant ce qu'on pourrait appeler le sémantisme social" (PLG 1, p.
97, "Structure de la langue et structure de la société": 1968). Le
caractère social de la langue est donc associé à un pouvoir conceptuel
et configurationnel. Ce caractère régulateur, directement et
exclusivement lié à la raison et à la conscience, s'éclaire d'un paragraphe de
"forme et sens", sur la notion de sémantique datant des mêmes années
(1966) : "nous voyons cette fois dans la langue sa fonction de
médiatrice entre l'homme et le monde, entre l'esprit et les choses,
transmettant l'information, communiquant l'expérience, imposant
l'adhésion, suscitant la réponse, implorant, contraignant; bref,
organisant toute la vie des hommes . C'est la langue comme instrument de
la description et du raisonnement . Seul le fonctionnement
sémantique de la langue permet l'intégration de la société et l'adéquation au
monde, par conséquent la régulation de la pensée et le développement
de la conscience " (PLG 2, p. 224, js).
Ainsi, la langue en emploi et en action qui est médiatrice des
relations intersubjectives et de l'intégration sujet/monde, ce langage
qui "sert à vivre", c'est avant tout un pouvoir organisationnel orienté
sur les activités régulatrices de la conscience. Déjà, et plus nettement,
en 1956 ("Fonction du langage dans la découverte freudienne"): "la
langue est instrument à agencer le monde et la société, elle s'applique
à un monde considéré comme 'réel'", et est coextensive "à l'acquisition
que fait l'homme du monde et de l'intelligence, avec lesquelles (elle)
finit par s'unifier" (p. 85). A la limite, "les fins individuelles et
intersubjectives" représentent un "asservissement" de la langue comme
structure socialisée (p. 78). Ce serait sûrement forcer les textes que
de leur faire dire de la langue qu'elle est une machine à raisonner le
monde pour le dominer, et à arraisonner le sujet pour ce qui, de lui,
échapperait à la conscience. Cependant la définition même que B est
amené à produire du sujet à propos de notion de subjectivité, élément
fondamentalement nouveau dans la linguistique de l'époque (1958)

131
Annie Montant

va dans ce sens. Je recite ce texte bien connu de "de la subjectivité


dans la langue": "la 'subjectivité' dont nous traitons ici est la capacité
du locuteur à se poser comme "sujet". Elle se définit, non pas par le
sentiment que chacun éprouve d'être lui-même (ce sentiment, dans
la mesure où on peut en faire état, n'est qu'un reflet), mais comme
l'imité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues
qu'elle assemble , et qui assure la permanence de la conscience " (PLG
1. pp. 259-60, js).
Inutile de souligner les béances avec ce que la psychanalyse
parallèlement donnait à entendre du sujet de sa scission constitutive,
avec aussi ce que la littérature, par les dispositifs stylistiques de
déplacement et de décentrement, peut en révéler. Sujet stable et
"unaire", le sujet auquel renvoient les textes cités, qu'il doive à la
phénoménologie ou à la l'ontologie, ne doit apparemment pas grand
chose à Freud42. Pourtant ce dernier est commenté, à plusieurs
reprises cité, jamais discuté. Mais s'il est prétexte d'un article (1956),
c'est essentiellement pour disjoindre le langage organisé du linguiste
(et son sujet) du "langage" de l'inconscient et du symbolisme du
rêve43. L'un est appris, réalisé en systèmes formels spécifiques et
différents, immotivé, l'autre universel, non appris, motivé, l'un logique
dans sa syntaxe, l'autre non, etc. Symptomatiquement, à la fin de cet
article, Benveniste conclut sur la parenté du symbolisme du rêve et
du discours littéraire (notamment du surréalisme), dont la rhétorique
flgurale comporte tous les procédés de substitution et de déplacement
du "langage" onirique: "on est frappé des analogies qui s'esquissent
ici" (p. 86).
Le lecteur du texte benvenistien est frappé, aussi, de ce rejet du
langage littéraire, assez peu insistant mais à chaque fois fort virulent.
Dans "forme et sens" (1966) : "notre domaine sera le langage dit
ordinaire, le langage commun, à l'exclusion expresse du langage

42 P. Caussat évalue en ces termes le sujet benvenistien tel que les travaux sur le
performatif (voir "La Philosophie analytique et le langage", in PLG) le laissent
apparaître: la "soumission de la forme linguistique à un modèle précis" (présent 1
personne), "permet de cantonner le sujet 'personnel' qui rend alors au linguiste
l'image d'un champ ordonné. (...) Sujet, formes UngLstlques et linguiste sont tous
soumis à l'autorité d'une bi toute puissante et invisible". "Le sujet souffre ici d'être
privé de subjectivité, d'une puissance sourde capable de déplacer les formes et
d'abord la sienne, donc de s'inventer comme forme mobile et aventureuse" (p. 48,
"La subjectivité en question", Langages 77, 1985, pp. 43-54.
43 Voir au contraire l'option de I. Fonagy sur cette question (note 33).

132
La méthode de Berweniste dans ses travaux...

poétique, qui a ses propres lois et ses propres fonctions" (PLG 2, pp.
2 16-7, js). L'exclusion n'est pas rare chez les linguistes à cette époque,
mais la fermeté de la formulation, et les cibles, étonnent : ainsi le "je
est un autre" de Rimbaud, dont 11 est dit qu'il "fournit l'expression
typique de ce qui est proprement Falienation" mentale, où le moi est
dépossédé de son identité constitutive" (PLG 1, p. 230, article de
1946). Quand on connaît les rapports très étroits que Benveniste a
entretenus avec les surréalistes44, pour qui on sait l'importance de
Rimbaud, qu'on sait que Benveniste, en outre, a été lui-même poète45,
et a toujours gardé le goût de la peinture et de la littérature et de la
peinture d'avant-garde46, on est très tenté de parler de dénégation. Il
y a non seulement forclusion de l'écriture, mais de la notion de sujet
que celle-ci met enjeu, et qui est directement associée à l'inconscient
dans le texte sur Freud.
Ce qui invite à voir dans cette exclusion une dénégation est le
silence même que Benveniste a observé sur sa participation aux
activités surréalistes, et le mystère, somme toute, dont il a voulu
entourer cette partie de son oeuvre et de sa vie. "C'est une fâcheuse
coïncidence", répondit-il à Julia Kristeva qui lui disait avoir vu sa
signature dans un manifeste surréaliste. Et dans une des toutes
premières publications de Benveniste, presque adolescent encore,
commentant une traduction de Rilke, cette étonnante entrée en
matière: "touché d'abord, et pour rompre les prestiges d'un pareil
enchantement on voudrait armer l'analyse d'une vertu d'exorcisme "

44 Certaines phrases de Problèmes trahissent cette intimité, où 11 est dit par exemple
que Freud "au dire de Breton" ne comprenait pas le surréalisme (PLG 1 . p. 83).
45 Outre l'intérêt qu'il a toujours porté aux textes poétiques anciens, notamment dans
ses nombreuses traductions (textes sogdiens. VasantaraJataka, etc). B a lui-même
contribué à un collectif poétique (Pierre àfeu , 1 . 1945. et signé le premier manifeste
du surréalisme (voir id même M.D. Moïnfar qui cite un extrait de "La révolution
d'abord et toujours" cosigné par EB). Il est d'ailleurs resté poète, même après avoir
rompu officiellement tout lien avec la recherche poétique contemporaine, si Ton en
Juge par le style et la tonalité des quelques pages des cahiers personnels que G.
Redard publie, avec le facsimile du manuscrit, dans "Enquêtes sur les langues
indiennes de l'Amérique du nord" {Berweniste aujourd'hui, pp. 263-81). Selon une
communication personnelle de Julia Kristeva. il portait un grand Intérêt aux
avancées contemporaines de la psychanalyse, à l'impact du féminin et de la
sexualité dans récriture, et il connaissait Lacan, qu'il trouvait d'accès difficile mais
très intéressant
46 II disait par exemple préférer Picasso à Braque. Au congrès des linguistes de
Varsovie en 1968. il Usait les lettres de Rodez d'Artaud, et lançait par boutade à
Julia Kristeva que les deux plus grands linguistes français étaient Mallarmé et
Artaud (communication personnelle de cette dernière).

133
Annie Montant
A *7
tjs) . Que cette arme (défensive) et cette vertu consiste à "inventer la
critique dynamique (...), celle qui pourra suivre dans son jeu double
et contrarié f l'action des forces qui dissocient cette curieuse
personnalité"
(ibid.), c.à.d. au fond à cadrer le sujet en procès qui travaille
l'écriture de sa négativité, n'invalide pas l'extraordinaire première
phrase. Celle-ci propose bien un exorcisme, pour rompre un charme
en en conjurant l'enchantement par l'analyse. On ne peut dire mieux
que l'analyse s'inscrit dans l'écartement de ce qui "touche d'abord",
dans son arraisonnement II est vrai que la seconde phrase remet
l'analyse en prise sur les énergies dissociées, mais il ne semble pas
que ce soit cette analyse qui ait par la suite, imprimé son jeu contrarié
à la définition de la langue et à la description de la subjectivité dans
la langue. Si la notion de dénégation est excessive, au moins peut-on
parler d'ambivalence.

La subjectivité et le sujet tels que les décrit - sporadiquement-


l'oeuvre du linguiste constitue donc assez nettement un centrement
sur le moi organisateur, et sur sa capacité à symboliser: processus
secondaires et liaison des énergies, visant à s'inscrire dans le régime
symbolique ("assemble", "régulation", "unité psychique",
"conscience") sont seuls retenus alors que les processus primaires et tout
ce qui y afifère ne sont jamais intégrés à la notion de sujet Dénégation
sans doute, car cela entre en dlssonnance avec les goûts du lettré et
de l'esthète qu'était aussi Benveniste, passionné par des oeuvres
fortement marquées par la "négativité". Mais n'y a-t-il pas là cohérence
avec l'image de la langue comme système structuré et combinaison
réglée de symboles? Avec aussi l'exergue hégélien dont l'équation
totalité-vérité forclôt radicalement le lieu du "pas-tout", n est probable
que cette double représentation du sujet et du langage explique la
volonté, peut-être inconsciente, de rendre entièrement raisonnable la
langue, aux deux sens dits plus haut: l'acharnement du linguiste à
prouver la raison d'une variation morphologique, et à rendre toute
forme significative, va jusqu'à forcer les données parfois, parfois les

47 Philosophies 1924. cité par M. D. Moïnfar ici même ("L'Oeuvre d'Emile Benveniste).

134
La méthode de Benvenîste dans ses travaux...

Interprétations, et parfois entraîne le ton à une certaine violence


polémique.
Mais il est certain aussi que ce mouvement même est celui de
la science48, et qu'il serait injuste d'en tenir rigueur à un chercheur
aussi original et fécond qu'Emile Benveniste.

Annie Montaut
INALCO
2 Rue de Lille, 75007 Paris

48 Voir Caussat. op.cit. : "A quoi bon le discours alors, quel sens peut avoir le maintien
du mot "discours" s'il ne désigne que la réception soumise d'une parole (?)
immémoriale, intemporelle et suffisante? Mais s'agit-il seulement de soupçonner
le métaphysique? La science, le savoir ne tendent-ils pas à la métaphysique en ce
sens? Ne sont-ils pas tentés d'y refluer? Un indice: les exclusions et les réductions
qu'il a semblé voir à l'oeuvre dans le travail du linguiste~de Benveniste— ne
témoignent-elles pas d'une même docilité à l'écoute de l'objet, ici la langue, habilité
pour autant qu'on s'est laissé habiliter par elle" (p. 51 art. cit)

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