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Résumé
La méthode même d'EB dans ses travaux les plus convaincants sur l'indo-européen est analysée de manière à mettre en
évidence le principe de base qui la dicte : la recherche de la corrélation entre une marque formelle et une "fonction" ou un
"sens", si éclairante ait-elle pu être dans ses résultats, n'en aboutit pas moins à un moment donné à une certaine tentation de la
dualité et une systématisation forcée, parfois contre les faits, parfois au prix de certaines contradictions. Ce risque est ensuite
mis en regard avec les notions mêmes de langue et de subjectivité telles qu'elles apparaissent dans les Problèmes, comme
relativement inféodées à la rationalité symbolique.
Abstract
This paper aims at analysing the method ofEB in his mostfamous Indo-Europeanist works, in order to uncover its fundamental
principle which is the search for a bi-univocal correlation between form and meaning, supposed to account for every apparently
anomal variation. It thenproceeds to show some of the distorsions vis avis the data and some contradictions involved in the
demonstration in the quest of the fundamental principle in its absolute necessity. This over-systematisa- tion is finally correlated
with the very concept of language and of "subjectivity" such as we can grasp them in Problèmes de linguistique générale, almost
entirely on the side of symbolic rationality.
Montaut Annie. La méthode de Benveniste dans ses travaux comparatistes : son discours et son sujet. In: Linx, n°26, 1992.
Lectures d’Emile Benveniste. pp. 109-135;
doi : https://doi.org/10.3406/linx.1992.1239
https://www.persee.fr/doc/linx_0246-8743_1992_num_26_1_1239
comparatistes :
Annie Montaut
Résumé
La méthode même d'EB dans ses travaux les plus convaincants
sur l'indo-européen est analysée de manière à mettre en évidence le
principe de base qui la dicte: la recherche de la corrélation entre une
marque formelle et une "fonction" ou un "sens", si éclairante ait-elle pu
être dans ses résultats, n'en aboutit pas moins à un moment donné à
une certaine tentation de la dualité et une systématisation forcée,
parfois contre les faits, parfois au prix de certaines contradictions. Ce
risque est ensuite mis en regard avec les notions mêmes de langue et
de subjectivité telles qu'elles apparaissent dans les Problèmes, comme
relativement inféodées à la rationalité symbolique.
Abstract
This paper aims at analysing the method ofEB in his mostfamous
Indo-Europeanist works, in order to uncover its fundamental principle
which is the search for a bi-univocal correlation between form and
meaning, supposed to account for every apparently anomal variation.
It thenproceeds to show some of the distorsions vis avis the data and
some contradictions involved in the demonstration in the quest of the
fundamental principle in its absolute necessity. This over-systematisa-
tion is finally correlated with the very concept of language and of
"subjectivity" such as we can grasp them in Problèmes de linguistique
générale, almost entirely on the side of symbolic rationality.
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Introduction
Ce langage, qui signifie dans la mesure où il sert à vivre (et
réciproquement) et dont Benvenlste a été un des premiers à montrer
quelle part a le sujet dans son organisation signifiante, c'est avant
tout un rapport entre de la forme et du sens: un système signifiant
en tant qu'il est structuré (l'exergue ci-dessus est tiré de l'article
'forme et sens dans le langage"). Et de fait, dès son précédent livre
Origines de Information des noms enlndo-Européen 2, le reproche que
Benvenlste adresse à la grammaire comparée, c'est d'avoir négligé cet
aspect: Teffort, considérable et méritoire, qui a été employé à la
description des formes, n'a été suivi d'aucune tentative sérieuse pour
les Interpréter. Là est sans doute la cause principale du malaise actuel
de la grammaire comparée; si la recherche proprement comparative
tend à s'éparpiller en travaux de plus en plus menus, c'est qu'elle a
oublié les questions fondamentales" (p.l). Ces questions
fondamentales sont celles de la structure des formes indo-européennes, et
l'hommage au Mémoire de Saussure, resté sans suite, précède dans
le texte le passage cité. Un hommage à Hegel le suit qui conclut cette
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(p. 9). Dès le chapitre 1, consacré aux faits indiens, le problème est
posé avec sa solution dès les premiers paragraphes: "les deux
catégories védiques en -'et et -tf s'opposent par la place du ton et la
rectlon syntaxique. L'opposition s'établit entre le type détû. vàsuni et
le type data, vasunâm , le premier fonctionnant comme un participe,
et le second comme un nom. Il s'agit de retrouver dans le sens de ces
deux formations la raison de leur différence (...) -tr est un adjectif
verbal désignant l'auteur d'un acte, -tr' est une formation nominale
désignant l'agent voué à une fonction " (p. 1 1). L'alternance de ton est
donc significative. La première section fournit une série d'exemples
(8) de -'tr (accentuation sur le radical), la seconde 1 1 exemples de -tr'
(accentuation sur le suffixe) et la troisème, "la plus instructive", une
cinquantaine de paires minimales. L'ensemble vise évidemment à
établir que ce qui semble "à première vue" une "variation capricieuse"
(p. 16) obéit en fait à une raison. Ainsi le nom d'"auteur" en -'tr a une
valeur en quelque sorte "historique" et la nature de l'acte, accompli
en une circonstance particulière, doit être définie par un objet (rectlon
accusative) : data vasu est celui qui donne un bien, hanta vrtràm .
"celui qui a tué V.", la forme "met en relief l'exploit comme unique"
Inversement, "avec un nom d'agent en -tf , c'est la fonction qui passe
au premier plan, et elle doit s'accomplir en toute circonstance. Elle
entraîne donc un pluriel indéfini" (dans la rectlon : gen.pl.) : data,
vasunâm. est "le donneur de n'importe quels biens", hanta vrtrânâm,
le tueur de V, celui dont la vocation est d'exterminer les monstres. La
variation d'accent et de rection, illustre donc "des conceptions
différentes du rôle de certains personnages", et permet de distinguer "le
rapport entre l'être et l'activité" (pp. 16-7).
La démonstration est brillamment parfaite par l'examen du
futur pérlphrastique. lequel procède de la forme d'agent en -tr *. et
contraste avec la "forme normale en -sya": ce futur "présente
l'accomplissement comme certain et escompté", le sujet agissant "comme par
prédisposition naturelle et en vertu d'une fonction", étant "voué à"
l'accomplissement du procès. Ce futur n'est donc pas narratif, mais
de prédestination (pp. 17-8). L'examen des faits iraniens, présentés
selon la même construction, vient corroborer cette première
démonstration et clôt le premier chapitre. L'examen des faits grecs (chapitres
n et m, pp. 29-56) est le plus détaillé, et les paires minimales illustrant
l'opposition -ter et-ù5r constituent un chapitre entier (III). La première
section (sur les noms en -t5r) contient plus de 100 exemples., et la
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Annie Montant
seconde (sur les noms en -ter ) environ 160 exemples. C'est dire que
la démonstration, faite là aussi au tout début du chapitre, s'appuie
massivement sur l'effet de liste des exemples cités dans leur contexte.
La formation en -tSr est utilisée quand il s'agit d'un acteur occasionnel
d'une action particulière et objectivement accomplie, alors que la
formation en -Wr reflète une propriété générale, une aptitude ou une
mission. A la suite de ces deux séries, le chapitre m propose la
confrontation sous forme de paire minimale: "pour mieux faire
ressortir la différence entre les catégories dont -ter et -tôr sont les signes
respectifs, confrontons systématiquement, dans tous les mots qui
portent la double formation, l'une et l'autre valeur, et l'on verra
partout s'opposer l'auteur d'un acte à l'agent d'une fonction " (p. 45).
Ainsi botor est celui qui garde le troupeau, même occasionnellement
et s'il n'en a pas la charge, mais boter est le bouvier de profession"
(p. 45). Les termes n'entrant pas dans des paires minimales sont
ensuite présentés comme confirmation de la thèse: le témoin n'a que
la formation en -tor car il n'est apte à témoigner que dans la mesure
où il a réellement vu et acquis la connaissance particulière du fait,
connaissance qui ne relève donc pas d'une mission. De même les
dérivés de noms propres n'ont que la formation en -tSr . Enfin sont
analysés les termes qui semblent violer le principe si minutieusement
établi, produisant de façon théâtrale l'apothéose de la validation du
principe, car dans les conditions les plus difficiles, la valeur de la
méthode se prouve par sa capacité à rendre compte des données les
plus résistantes.
Cet effet de progression dramatique est largement souligné par
la ponctuation méthodologique du texte: "dans l'ensemble cohérent
des faits soumis à une opposition dont on s'est efforcé du justifier la
constance, il subsiste certaines anomalies apparentes, que nous
avons réservées pour un examen détaillé" (p. 49). C'est le cas de
Prométhée, donneur de feu {puros doter ) avec un suffixe (anormal)
-wr . Benveniste montre brillamment que le contexte (c'est Prométhée
qui parle de lui dans la pièce du même nom) prouve un emploi "à bon
escient" de ce suffixe: il qualifie Prométhée dans le rôle où il se voit,
et "en vertu de sa prédestination il s'accorde la qualification que lui
décerneront les hommes. Toute sa confession respire la conscience
de sa mission et proclame sa foi dans le destin", le pose donc comme
investi d'une mission fatale, , comme sera fatal son châtiment (p.
49-50). Le problème de rhetor enfin correspond au comble de la
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cales distinctes et qui ont voisiné dès l'origine" (p. 140). Le dernier
chapitre, qui sert de conclusion, met en rapport le superlatif et
l'ordinal, à partir d'analogies formelles, mises en rapport avec une
analogie fonctionnelle: la fonction de l'ordinal est "d'intégration", il
constitue l'élément ultime qui a pour rôle de compléter une série. D'où
l'évaluation du suffixe -to , "accomplissement de la notion dans
l'objet", et sa vocation passive dans l'adjectif verbal, synthèse jugée
par d'aucuns acrobatique7.
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La méthode de Benveniste dans ses travaux...
solution n'est donnée qu'à la fin du chapitre9, sur un mode donc plus
"policier" que dans noms d'agent . La démonstration de Benveniste
vise à montrer que tout cela "ne peut être un simple accident
historique" (2, p. 10). Une argumentation à la fois précise et pleine de
suspens montre que la base sémantique de *reg est la notion de
rectitude, droiture, et le rex ou raja , est essentiellement celui qui
trace la ligne droite (qui a la capacité de regere fines , lit. tracer les
frontières, en droite ligne) à la fois dans un sens spatial et moral. Le
sens de direction et de ligne droite est le sème de base de la classe
lexicale : il est manifeste dans reehts , "droit", dans direction , dans vx
perse râsta (hindi mod. mstâ\ voie). D se découvre aussi dans regio ,
"région", originellement le point atteint au bout de la ligne droite (e
regione , "à l'opposé"), par suite l'espace embrassé entre les lignes
droites tracées dans différent directions. En grec orego signifie
"étendre en longueur, en ligne droite" (vs petanumi : "étendre en largeur").
Le nom latin ou indien du roi est donc dérivé d'un principe moral.
Comme la signification de *reg est donc unique et constante
par delà les désignations variées de termes lexicalement parents,
symétriquement, les deux formations différentes qui semblent
désigner la même notion de roi n'ont en réalité aucune base sémantique
commune. L'identité de sens entre rex/rqja et xsâyathiya n'est en
fait qu'illusoire (de même que l'identité entre les réalités sociales ainsi
désignées). Si les rois iraniens sont désignés du nom de xdâyaihiya
xsâyaBiydnâm ("roi des rois"), probable calque du grec basileus
basiléôh . contrairement à l'ordre des mots du persan10, et à
l'évolution phonétique régulière (normalement -thi- = -si-), c'est que le terme
n'est pas issu de la pure langue perse, n vient probablement d'un
dialecte iranien (mède) où la forme de la royauté était de type impérial:
lit. celui qui est investi de */csa "pouvoir", un pouvoir essentiellement
mystique, comme le prouve la fréquente cooccurrence de l'épithête
vazraga (cf scr vaja ) employée aussi pour les dieux et pour la terre.
Le roi persan reflète donc une réalité impériale et mystique
fondamentalement distincte de la sémantique de rex. Quant au grec, basileus ,
simple homme dépourvu de nature divine et d'attributs royaux (de
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les paroles d'autrui, mais sans guillemets. On lui prête une opinion
tout-à-fait contraire à celle qu'il a proférée, mais c'est à la limite le
lecteur qui assume la responsabilité de reconstituer cette opinion et
d'attribuer les termes précis "yasna : qui adore" à l'auteur par ailleurs
cité pour avoir expressément défini yasna comme nom d'agent Or si
Duchesne-Guillemln parle de yasna dans la rubrique "Noms d'agent
ou d'action" (Vin du chapitre "Autres dérivés"15) et donne au composé
le sens d'un nom d'agent il n'analyse nullement yasna comme nom
d'agent, n précise même que seuls les composés désignent toujours
l'agent les simples étant soit d'agent soit d'action. Et dans l'économie
générale de l'ouvrage, la catégorie "autres dérivés" s'oppose à celle des
"noms racine", des "noms d'action", des "simples d'agent en -et", des
composés d'action", des composés d'agent.
Ce n'est pas le seul exemple de ce qu'on pourrait appeler une
certaine légèreté dans la citation, n serait mesquin de les traquer,
dans des textes qui ont bien d'autres titres pour attirer l'intérêt et
l'admiration du linguiste. Si je me livre un instant à ce désagréable
travail de mise en cause, c'est dans le but de tenter de saisir ce qui.
chez une personne aussi attentive à la réalité du donné et soucieuse
du détail, a pu motiver de telles distorsions, dont on n'a pas
l'impression qu'elles sont dues uniquement à la négligence. Pour chercher ce
que la méthode même de B peut révéler quant à sa conception du
sujet en quoi en retour sa conception du sujet peut éclairer la
méthode. Si le détour peut sembler rude, demandons-nous comment
un savant comme Benveniste, qui n'est connu ni pour sa négligence
ni pour son impudence vis-à-vis des formes données, peut se livrer à
des pratiques qui y ressemblent un peu parfois: comment et pourquoi,
sinon pour assurer le raisonnement linguistique, dans la parfaite
adéquation de l'intelligence à la langue.
Lalssons-donc les textes, et leurs presque imperceptibles
bavures, parler d'eux-mêmes. Dès 1933, le brillant article sur le participe
indo-européen en -mno -, où apparaît peut-être pour la première fois,
comme critère déflnitoire d'une forme la notion de subjectivité, c'est
la démonstration interne qui trahit une certaine vulnérabilité: les
formations gênantes, c'est-à-dire en *menos [-mana avestique) sont
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éliminées par une série de ce qu'on est bien obligé d'appeler des coups
de force . Benveniste invoque l'analogie pour justifier les faits
sanscrits, l'anaptyxe pour le tokharien, le rythme pour le grec, les fausses
leçons pour l'avestique, et l'altération du texte pour le vieux prussien:
"il est à présumer qu'un transfert fautif des désinences du sujet
{stawidas madias ) a transformé la forme correcte {pokLausiman ) en
-manas , et engendré le pseudo participe. L'unique témoignage de
-*meno - en baltlque se tourne donc en preuve que seul *-mno- y a été
connu" (p. 8-9). Outre l'aspect argument du chaudron, la
transformation en preuve d'une donnée gênante qui eût donc dû fonctionner
comme contre preuve est pour le moins spectaculaire. Retournement
discursif et rhétorique magistral, elle ne convainc pourtant pas tout
le monde, et Flobert par exemple constate qu'"une telle procédure
affaiblit considérablement l'argumentation"17.
Laissons rapidement ouvrir le cahier des charges aux
spécialistes, notamment pour les fausses leçons et corruptions de manuscrits,
toujours si providentiellement saisies par B. En règle générale, "il faut
se demander aujourd'hui s'il n'y a pas une certaine part d'arbitraire
dans cette reconstitution de textes à laquelle s'est livré EB"18. L'ira-
niste Duchesne- GuiHemin, s'étonne des corrections que fait EB dans
"Les classes sociales dans la tradition avestique": l'hapax xvdsar
serait "une graphie fautive" de xuàstar , entraînée par bâsar ,
représentant hu-vâstar 19. "Mais ceci me paraît escamoter le problème:
comment s , issu de rt , a-t-il pu agir sur st T demande Duchesne
Guillemln20. Quant aux corrections de àscà en ayàscà , grâce à quoi
"du même coup disparaissaient une irrégularité métrique et une
anomalie morphologique"21, ni Humbach ni Insler ne l'acceptent.
Nombre des restitutions du texte avestique, dictées souvent par la
métrique, ont été jugées imprudentes: ainsi si hiiaiwitacinam est une
"leçon contraire au mètre et influencée par aùvi-tacina", qui a un sens
différent, comment, note Duchesne-Guillemin, a-t-il pu y avoir
influence ?22. De même encore, quand B, dans le même article, voit
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26 Trop nombreux pour qu'on les traite eux aussi comme des aberrations réductibles
à la norme benvenistienne, sa scrupuleuse génialité.
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27 Comme ailleurs: dans l'article sur le participe en -mno, la notion de preuve a si l'on
peut dire bon dos. voir supra.
28 Quand elles sont mises en doute, comme pour la nature du to numéral (voir note
7), c'est encore une fois le jusqu'au boulisme de la symétrisation qu'on peut mettre
en cause.
29 Voir Strunk, "Réflexions sur l'infixé nasal", in Benveniste aujourd'hui 2, p. 154.
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légèrement polémique (11 s'agit, après avoir comparé les deux formes
de noms d'action en grec, d'Interpréter la forme en -sis ): "Arrivé à ce
point et ayant obtenu de la seule analyse directe des faits de langue
nos définitions, nous devons constater que ces définitions ne
s'accordent d'aucune manière avec celles qui ont été formulées, pour ces
mêmes noms homériques en -sis, dans un ouvrage récent de M. Jens
Holt Selon Mr. Holt, "(...) nous supposons que le sens primitif du
suffixe se présente dans l'emploi exprimant la possibilité, et que les
deux autres emplois en sont dérivés" p. 89. Entre cette conclusion et
la nôtre il est vain de chercher une accomodation. n sera utile, au
contraire, de mettre à nu les raisons d'un pareil désaccord, qui porte
sur les fondements même de la méthode. D nous est difficile de
comprendre: comment un même suffixe peut prêter à trois emplois
différents, aussi différents que celui de l'action "réalisée", celui de
l'action "non réalisée", celui de l'action à la fols "non réalisée et
réalisée" (...) et enfin comment cette notion de possibilité
caractériserait à elle seule la valeur d'un suffixe si elle doit dans certains emplois
s'abolir en son contraire" (NA, pp. 83-4, l'auteur souligne)30.
La critique est brillante, dure certainement ("notions fuyantes",
"impropres à définir rigoureusement les mots", "souvent
contradictoires", "vainement subtiles", etc), mais certainement aussi fondée:
l'ensemble de la démonstration dans les chapitres sur les noms
d'agent et d'action n'est pas à mettre en cause. Ce qu'on peut
Interroger, au-delà de la douce férocité du ton, c'est la raison donnée,
du désaccord, et de l'incompréhension: qu'un morphème puisse avoir
trois emplois différents, voire contradictoires (la manière dont le texte
de Holt est synthétisé fait naturellement apparaître comme une
absurdité cette diversité). Cela revient à dire qu'il ne peut y avoir
homonymie parce que rhomomymie ne serait pas raisonnable31 (au
30 Cette citation de Holt peut sembler caricaturale; les termes sont exacts, mais la
décontextualisation et la contraction donne à l'ensemble une allure absurde que
l'original ne présente pas: la valeur du suffixe -sis s'emploie de trois manières:
l'emploi de possibilité, exprimant Faction en tant que non-réalisée; l'emploi
gnomique, attirant l'attention sur le caractère général du fait, de sorte que le suffixe
-sis indique une action en même temps non réalisée et réalisée; et ensuite, remploi
terminologique présentant un sens restreint du mot envisagé, et par conséquent
permettant au suffixe le sens d'une action réalisée" (Holt, p. 89, cité par B. pp.
83-4).
31 Pourtant pour ce qui est des suffixes d'agent que Benveniste rattache à deux
paradigmes présumés distincts (*do'h3-tor/*dh3-te'r), "il est parfaitement possible
de les tirer tous les deux d'un seul paradigme originel à accent mobile", note C.
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sens, aussi, qu'on ne pourrait pas lui faire rendre raison). Pour le cas
particulier de l'énantiosémie (une forme recouvrant des sens
contraires), toute l'attention de Benveniste, toute son argumentation, va à
réduire la dualité d'"emploi" en remontant à un commun
dénominateur dont on pourra dériver les deux valeurs apparemment
contradictoires. Là encore, les apparences seules peuvent être anomiques, et
l'analyse a pour fonction de les traverser pour réduire l'anomal à la
norme.
Un des plus brillants exemples de ce type d'argumentation est
donné par l'explication des deux sens opposés de profanare :
profaner/consacrer. En voici la conclusion: "il n'existe donc pas deux
verbes profanare de sens contradictoire mais un seul" (c.à.d. pas deux
signifiés pour un signifiant, mais un signifiant donc un signifié). En
fait, "dans la langue du rituel, profanare s'est chargé d'un sens
technique 'rendre apte à la consommation* (d'une offrande)"32.
Profanare , "consacrer pour offrir" {pro ) à la divinité, du point de vue de
l'offrant a donc, par l'emploi technique, pu prendre le sens spécialisé
de désacraliser, du point de vue de l'officiant car pour rendre apte à
la consommation des fidèles l'offrande, il faut la désacraliser, la
"profaner".
Ailleurs, comme dans le cas d'hostis, étymologiquement la
même forme pour les sens apparemment contraires de "l'ennemi" et
"l'hôte", analysé dans Vocabulaire , c'est "la variation de la référence
dans la stabilité de la signification" qui rend compte de cette anomalie
apparente, variation due au fait que "la langue peut subsumer en un
terme constant une grande variété de types" (PLG 1, p. 98).
Même mouvement et même enjeu dans l'article sur "la fonction
du langage dans la découverte freudienne", où B s'érige fortement
contre l'essai de Freud "sur les sens opposés dans les mots primitifs".
Carl Abel, qui a fourni la matière à l'article de Freud, est
vigoureusement critiqué dans ses "spéculations étymologiques", qu'aucun
linguiste sérieux, même en 1884, n'aurait pu retenir: imaginer une
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La méthode de BerwerUste dans ses travaux...
33 PLG 1 , p. 83. Il est intéressant de voir que dans le volume d'hommage à EB Intitulé
Discours, sujet, société (Seuil, 1975), Ivan Fonagy maintient l'impact des processus
primaires, et notamment des sens opposés, dans le fonctionnement de la langue,
au delà de la fonction essentielle qui est d'ordre symbolique ("La structure
sémantique des constructions possessives", pp. 44-84, en particulier le paragraphe
la structure sémantique et le processus primaire').
34 voir infra.
35 "Euphémismes anciens et modernes". C'est une expression de parole, comme
d'ailleurs la blasphémie, laquelle "suscite Feuphémie (...) qui la corrige dans son
expression de parole et la désarme en tant que jurement' fia blasphémie et
reuphémie", 1949, Die Sprache. repris dans PLG 2)
36 Comme le montre bien M. Arrivé dans "L'ombilic du rêve du linguiste", in La
Quadrature du sens éd. Claudine Normand. Nouvelle Encyclopédie Diderot 1989
37 Voir, dans les Infinitifs avestiques : "le hasard seul n'a pas fait que cette forme soit
unique", p. 62; et dans Vocabulaire "ce n'est pas un simple accident historique
si..." (2. p. 10).
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Annie Montant
tateurs ont eu beau jeu de souligner cette horreur des cases vides38,
et la manie dualiste chez Benveniste: par exemple, "à propos de la
distinction entre sémiotique et sémantique"39, distinction
"incontestablement féconde", mais issue de "réflexions théoriques
incontestablement fragiles"; Culioli va jusqu'à parler de "balancements
dichotomiques sans assise théorique", trahissant les difficultés de B
"dès qu'il traite d'une relation rétive à se laisser ramener à un jeu de
cases", ce qui aboutit à des "glissements incontrôlés" et à un "discours
brouillé".40
Bref, c'est en définitive à l'arbitraire même du signe que semble
se heurter Benveniste. Et si, comme le montre G. Serbat il "corrige"
Saussure en "supprimant l'arbitraire fondamental au coeur du signe
pour mieux l'instituer entre le signe et la réalité", la "correction" est
cohérente avec l'ensemble de la méthode de Benveniste41. Ce n'est
pas signifiant et signifié qui sont associés arbitrairement, forme et
sens constituant un couple qui n'a rien d'arbitraire chez Benveniste,
et correspond à sa vision de la langue. Une langue raisonnable, qui
émerge de l'analyse comme la systématisation même de la raison et
une fabuleuse construction historique à la gloire de la raison. Est-ce
cette image implicite, et celle du sujet qui la sous-tend, qui peut rendre
compte des excès mentionnés dans la section 2?
38 A
défaut"
Benveniste
[Origines
qui , postulait
p. 154). Strunk
de "restituer
opposepar
leslenombreux
thème attesté
linguistes
celui qui peut
"préfèrent
faire
prendre au sérieux quelques sortes de 'cases vides' existant de façon évidente et
permanente dans les langues naturelles" (art cit. "Réflexions sur l'infixé nasal", p.
152).
39 Titre de l'article de I. Tamba-Mecz dans Benveniste aujourd'hui 1 (p. 186-97) où elle
fait état d*"obscurités". de "contradictions patentes", dminconséquences
terminologiques trop énormes pour être accidentelles". Voir aussi Claudine
Normand, "Constitution de la sémiologie chez Benveniste", Histoire Epistémaiogie
Langages, XI-2. 1989. en part pp. 151-2.
40 A. Culioli. pp. 83 et 84. "Théorie du langage et théorie des langues", in Benveniste
aujourd'hui 1, pp. 77-84
41 G. Serbat. p. 27 "Saussure corrigé par Benveniste: dans quel sens", in Lire les
linguistes. Raison présente 62, 1982. Dans l'article "Nature du signe linguistique"
(1939, PLG l.pp. 49-55), Benveniste reprend la notion d'arbitraire du signe. Voir
aussi Cl. Normand, dans ce numéro.
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La méthode de Benueniste dans ses travaux...
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Annie Montant
42 P. Caussat évalue en ces termes le sujet benvenistien tel que les travaux sur le
performatif (voir "La Philosophie analytique et le langage", in PLG) le laissent
apparaître: la "soumission de la forme linguistique à un modèle précis" (présent 1
personne), "permet de cantonner le sujet 'personnel' qui rend alors au linguiste
l'image d'un champ ordonné. (...) Sujet, formes UngLstlques et linguiste sont tous
soumis à l'autorité d'une bi toute puissante et invisible". "Le sujet souffre ici d'être
privé de subjectivité, d'une puissance sourde capable de déplacer les formes et
d'abord la sienne, donc de s'inventer comme forme mobile et aventureuse" (p. 48,
"La subjectivité en question", Langages 77, 1985, pp. 43-54.
43 Voir au contraire l'option de I. Fonagy sur cette question (note 33).
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poétique, qui a ses propres lois et ses propres fonctions" (PLG 2, pp.
2 16-7, js). L'exclusion n'est pas rare chez les linguistes à cette époque,
mais la fermeté de la formulation, et les cibles, étonnent : ainsi le "je
est un autre" de Rimbaud, dont 11 est dit qu'il "fournit l'expression
typique de ce qui est proprement Falienation" mentale, où le moi est
dépossédé de son identité constitutive" (PLG 1, p. 230, article de
1946). Quand on connaît les rapports très étroits que Benveniste a
entretenus avec les surréalistes44, pour qui on sait l'importance de
Rimbaud, qu'on sait que Benveniste, en outre, a été lui-même poète45,
et a toujours gardé le goût de la peinture et de la littérature et de la
peinture d'avant-garde46, on est très tenté de parler de dénégation. Il
y a non seulement forclusion de l'écriture, mais de la notion de sujet
que celle-ci met enjeu, et qui est directement associée à l'inconscient
dans le texte sur Freud.
Ce qui invite à voir dans cette exclusion une dénégation est le
silence même que Benveniste a observé sur sa participation aux
activités surréalistes, et le mystère, somme toute, dont il a voulu
entourer cette partie de son oeuvre et de sa vie. "C'est une fâcheuse
coïncidence", répondit-il à Julia Kristeva qui lui disait avoir vu sa
signature dans un manifeste surréaliste. Et dans une des toutes
premières publications de Benveniste, presque adolescent encore,
commentant une traduction de Rilke, cette étonnante entrée en
matière: "touché d'abord, et pour rompre les prestiges d'un pareil
enchantement on voudrait armer l'analyse d'une vertu d'exorcisme "
44 Certaines phrases de Problèmes trahissent cette intimité, où 11 est dit par exemple
que Freud "au dire de Breton" ne comprenait pas le surréalisme (PLG 1 . p. 83).
45 Outre l'intérêt qu'il a toujours porté aux textes poétiques anciens, notamment dans
ses nombreuses traductions (textes sogdiens. VasantaraJataka, etc). B a lui-même
contribué à un collectif poétique (Pierre àfeu , 1 . 1945. et signé le premier manifeste
du surréalisme (voir id même M.D. Moïnfar qui cite un extrait de "La révolution
d'abord et toujours" cosigné par EB). Il est d'ailleurs resté poète, même après avoir
rompu officiellement tout lien avec la recherche poétique contemporaine, si Ton en
Juge par le style et la tonalité des quelques pages des cahiers personnels que G.
Redard publie, avec le facsimile du manuscrit, dans "Enquêtes sur les langues
indiennes de l'Amérique du nord" {Berweniste aujourd'hui, pp. 263-81). Selon une
communication personnelle de Julia Kristeva. il portait un grand Intérêt aux
avancées contemporaines de la psychanalyse, à l'impact du féminin et de la
sexualité dans récriture, et il connaissait Lacan, qu'il trouvait d'accès difficile mais
très intéressant
46 II disait par exemple préférer Picasso à Braque. Au congrès des linguistes de
Varsovie en 1968. il Usait les lettres de Rodez d'Artaud, et lançait par boutade à
Julia Kristeva que les deux plus grands linguistes français étaient Mallarmé et
Artaud (communication personnelle de cette dernière).
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Annie Montant
A *7
tjs) . Que cette arme (défensive) et cette vertu consiste à "inventer la
critique dynamique (...), celle qui pourra suivre dans son jeu double
et contrarié f l'action des forces qui dissocient cette curieuse
personnalité"
(ibid.), c.à.d. au fond à cadrer le sujet en procès qui travaille
l'écriture de sa négativité, n'invalide pas l'extraordinaire première
phrase. Celle-ci propose bien un exorcisme, pour rompre un charme
en en conjurant l'enchantement par l'analyse. On ne peut dire mieux
que l'analyse s'inscrit dans l'écartement de ce qui "touche d'abord",
dans son arraisonnement II est vrai que la seconde phrase remet
l'analyse en prise sur les énergies dissociées, mais il ne semble pas
que ce soit cette analyse qui ait par la suite, imprimé son jeu contrarié
à la définition de la langue et à la description de la subjectivité dans
la langue. Si la notion de dénégation est excessive, au moins peut-on
parler d'ambivalence.
47 Philosophies 1924. cité par M. D. Moïnfar ici même ("L'Oeuvre d'Emile Benveniste).
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La méthode de Benvenîste dans ses travaux...
Annie Montaut
INALCO
2 Rue de Lille, 75007 Paris
48 Voir Caussat. op.cit. : "A quoi bon le discours alors, quel sens peut avoir le maintien
du mot "discours" s'il ne désigne que la réception soumise d'une parole (?)
immémoriale, intemporelle et suffisante? Mais s'agit-il seulement de soupçonner
le métaphysique? La science, le savoir ne tendent-ils pas à la métaphysique en ce
sens? Ne sont-ils pas tentés d'y refluer? Un indice: les exclusions et les réductions
qu'il a semblé voir à l'oeuvre dans le travail du linguiste~de Benveniste— ne
témoignent-elles pas d'une même docilité à l'écoute de l'objet, ici la langue, habilité
pour autant qu'on s'est laissé habiliter par elle" (p. 51 art. cit)
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