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“Au-delà du soleil”

Sur El Inmortal de Jorge Luis Borges (L'Aleph, 1949)

Par la force des choses, par l'exercice de son métier et son exploration des textes anciens, modernes et
contemporains, un comparatiste se trouvera, à un moment ou à un autre, confronté au problème de la
suite. Le terme qualifie toute œuvre qui prend son point de départ dans une autre, qu'elle s'enracine en
elle ou qu'elle naisse d'elle, de la manière dont les rejetons naissent des parents, leurs petits des
animaux, et les marcottages des plantes, voire de la manière dont les parasites s'agrippent à leur hôte et
vivent à ses dépens. Une œuvre-mère, le plus souvent entrée dans le répertoire classique de la
littérature, donne aisément prise à cette sorte de filiation pour peu qu'elle esquisse une fin sans clôture
définitive, sans mort du héros, ou qu'elle contienne en elle l'amorce de son prolongement, sous forme
de matrice fictionnelle, de projet, de destin ou de destination future.
L'Odyssée fait partie de ces œuvres puisque, si le poème du nostos s'accomplit grâce au retour du héros
rétabli dans ses droits de roi, de père et d'époux, l'œuvre porte en elle de nombreux autres scénarios,
sous forme de récits, de digressions, ou encore de prophéties, qui rendent le greffage possible, sinon
attendu. Un d'eux est la prophétie proférée par Tirésias dans la Nekuia (XI, v. 90-149) sur le voyage
qu'Ulysse aura à accomplir après son retour à Ithaque jusqu'au pays des hommes qui ne connaissent ni
la mer ni les navires, ni ne mêlent de sel aux aliments, pays qu'il reconnaîtra car on y prendra sa rame
pour une pelle à vanner. La parole ambivalente du devin annonce dès lors la fin d'Ulysse ex halos, soit
«loin de la mer», sur terre, dans la paix de la vieillesse, soit «venant de la mer»[1]. En conciliant les
deux, le poète Eugammon de Cyrène (actif vers 567/6 av. J.-C.), dans une Télégonie qui ne nous est pas
parvenue, fait mourir Ulysse à Ithaque mais de la main de Télégone, le fils qu'il a eu de Circé. Le jeune
homme armé d'un piquant de raie empoisonné, et rejeté par une tempête à Ithaque sans le savoir, s'en
prend à un vieillard qu'il ne reconnaît pas, et qui ne le connaît que trop tard, au moment d'expirer. Le
passé fabuleux d'Ulysse fait retour dans son présent. La suite d'Eugammon prolonge l'Odyssée et la
clôt. Ulysse meurt sur ses terres mais sa mort vient (littéralement) de la mer, le piquant de raie en est
issu… La prophétie a pris l'allure d'une tragédie: coïncidence, fatalité de la non-reconnaissance, erreur
tragique du fils. Du peu que nous savons sur ce poème[2], tuer le père n'est jamais aisé, surtout
lorsqu'on vient, comme Télégone («qui est né au loin»), d'un passé aventureux, reculé, magique.
Eugammon de Cyrène s'était nourri des poèmes homériques. En revanche, Dante Alighieri ne l'aurait
pu. Au xive siècle en Occident, l'Odyssée, remplacée depuis longue date par des résumés squelettiques,
ne sera redécouverte qu'à partir de 1370 grâce à la traduction latine de Léonce Pilate, un moine gréco-
calabrais accueilli à Florence par Boccace. Et, à supposer qu'avant cela un manuscrit byzantin du
poème eût circulé, Dante ne lit pas le grec. Il ne connaît Homère que de seconde main. Au début du
xive siècle donc, le récit que l'Ulysse damné tient à Dante en personne au fond de la huitième bolge de
l'Enfer dans La Divine Comédie est un prolongement frappant et inattendu de l'Odyssée. Inattendu car,
dans un contexte où on ne lit plus, depuis fort longtemps, Homère, Dante trace avec cet Ulysse âgé, qui
entraîne ses compagnons vers le couchant, au-delà des colonnes d'Hercule, et leur fait franchir la limite
du monde connu, le sillon d'une nouvelle épopée téméraire, qui défie Dieu, et transforme sa nouvelle
aventure en geste d'impietas. Et frappant, car la voix de cet Ulysse, qui périt en mer avec son navire et
tous ses compagnons, jaillit d'une grande flamme double, semblable à la langue qui parle. Comparer ce
passage aux traductions d'André Pézard et de Jean-Charles Vegliante peut être éclairant:
Lo maggior corno della fiamma antica
cominciò a crollarsi mormorando
pur come quella cui vento affatica;
indi la cima qua e là menando,
come fosse la lingua che parlasse,
gittò voce di fuori, e disse: «Quando,
[…][3]

Dans la traduction d'André Pézard:


La flamme antique en sa maîtresse corne
se mit à tressaillir et murmurer
comme un foyer que travaille le vent;
puis démenant de-ci de-là sa pointe
comme une langue en peine de parole
jeta le bruit de sa voix au dehors:
«Quand […]][4]

Dans celle de Jean-Charles Vegliante:


La maîtresse corne de la flamme antique
commença à tressaillir en murmurant
comme si un vent l'avait travaillée;
puis, démenant sa pointe çà et là,
ainsi qu'une langue qui allait parler,
exhala soudain une voix et dit: «Quand
[…][5]

La parole d'Ulysse naît dans la terzina de la flamme et d'elle. Sa voix en émane. Le premier mot du
navigateur («Quando…») vient clore le tristique du feu qui est langue, au lieu d'ouvrir par un nouveau
tristique son long récit. Sur ce point, la traduction fidèle de Jean-Charles Vegliante est une vraie
réussite poétique. La Seconde Odyssée est aux prises avec la langue de feu.
Seconde Odyssée: c'est ainsi que l'on peut nommer un ensemble de textes qui marient la prédiction
ambiguë de Tirésias (Odyssée) au monologue surprenant d'Ulysse (Inferno) en dotant le présage du
devin d'un sens nouveau: une mort par la mer elle-même, par naufrage et noyade, attend Ulysse. La
trouvaille de ce titre (polysémique dans la traduction que j'ai proposée) revient à Constantin Cavafis qui
a composé en janvier 1894 un poème éponyme, longtemps resté dans ses papiers, et rendu public
seulement en 1985. Cavafis n'est pas pour autant le fondateur de cette lignée littéraire, qui part du
monologue dramatique d'Alfred Tennyson Ulysses (1833, publié en 1842) et irrigue plusieurs textes de
Jorge Luis Borges, dont El Inmortal, nouvelle inaugurale de El Aleph (1949).
C'est en préparant une édition commentée de quinze de ces textes en six langues de l'Europe moderne
(traduction française en regard)[6] que je me suis confrontée au problème de la suite. La suite a en
général mauvaise presse. Ce n'est pas un hasard si Jean de Palacio, dans un beau livre consacré aux
Perversions du merveilleux (1993), retient en premier parmi les modalités de la perversion du conte «la
perversion par suite», caractérisée par «l'imitatio et non l'inventio», taxée de «répétition» et de
«plagiat», mettant à nu l'«indigence de la force créatrice», l'«aveu de faiblesse» et l'atteinte au texte
initial[7]. Jean de Palacio situe la perversion par suite surtout dans la deuxième moitié du xixe siècle, ce
qui recoupe la moitié du corpus que j'ai traité. Toutefois, s'il évoque parmi les œuvres pillées ou
menacées l'Iliade et Les Aventures de Télémaque de Fénelon, il ne mentionne pas l'Odyssée. Denis
Kohler, lui, se montre plus sévère dans l'article «Ulysse» du Dictionnaire des mythes littéraires, quand
il affirme qu'«entre cet Ulysse [celui de Dante] et celui de Joyce, il n'y a aucune vraie "vision" du
personnage d'Ulysse, plutôt des variations plus ou moins habiles»[8].
La Seconde Odyssée serait-elle privée d'originalité? Et pareille évaluation explique-t-elle les
nombreuses réserves de Borges à l'égard de El Inmortal qui s'inscrit bien dans ce corpus?

***

Considérer la Seconde Odyssée comme une suite est plaider le faux pour savoir le vrai. Le ton
crépusculaire et mélancolique de cet ensemble est certain. «Instead of a new heroic adventure
outwards, onwards, to new experiences and new glories, his last voyages turn out to be essentially
retrograde, a recherche du temps perdu», signale William Bedell Stanford au sujet de l'Ulysse du beau
poème de Giovanni Pascoli L'ultimo viaggio [Le Dernier Voyage] (1904)qui relève aussi de ce
corpus[9] – «Au lieu d'une nouvelle aventure héroïque, vers l'ailleurs, l'au-delà, vers de nouvelles
expériences et de nouvelles causes de gloire, ses derniers voyages finissent par être surtout régressifs,
une recherche du temps perdu». Mais passer outre, transgresser la borne, faire voile au-delà des
colonnes sont aussi le fait d'un périple intrépide que l'Ulysse (héroïque) de Dante paie de sa damnation.
Dans son sillage, la navigation sur un océan mystérieux incite par exemple Arturo Graf, dans L'ultimo
viaggio di Ulisse [Le Dernier Voyage d'Ulysse] (1897), à explorer des mondes engloutis et une mer
infinie. Peut-on d'ailleurs parler de suite lorsque, lors des Secondes Odyssées, deux poèmes majeurs,
l'Odyssée et l'Inferno, se croisent, se superposent ou se complètent? Le potentiel d'invention d'une telle
alliance est vaste. Lorsqu'au départ de cette lignée, la langue parle par énigmes (Tirésias) ou balbutie
dans le feu infernal? Un enfer inédit, ontologique ou réel, se greffe sur le scénario homérique dans
Seconde Odyssée de Cavafis ou dans El Inmortal de Borges. Et le pari poétique d'une telle entreprise
n'est pas moindre, on l'imagine bien[10].

Cependant, ce qui séduit le plus dans ces textes est leur manière secrète et subtile de relever ces défis.
El Inmortal de Borges en est un bel exemple. On a fait ici le pari que le lire comme une Seconde
Odyssée permet de comprendre sa structure paradoxale et le relais de personnages qui l'obscurcit. Et
que ses effets baroques, son style étrange et les nombreux détails qui l'émaillent, critiqués par Borges
dans ses entretiens, mettent la langue au défi. Sa facture labyrinthique reflète même plusieurs aspects
de la question homérique – mais on ne reviendra pas sur cet aspect ici[11]. Rien de tout cela ne
transparaît dans ce qu'en dit l'auteur:
Et puis l'histoire essentielle de L'Immortel est un peu bâclée par l'accumulation des détails.
L'histoire essentielle est l'histoire d'un homme immortel qui, par cela même qu'il est
immortel, oublie son passé. C'est l'histoire d'Homère qui oublie qu'il a été Homère. Qui
trouve admirable une traduction très libre de L'Iliade. Qui a oublié le grec. Et tout cela est
un peu gâché. Je crois qu'il y a un luxe exagéré de détails archéologique[s]. Que le style est
trop rigide. À présent, si j'avais à écrire cette histoire, je l'écrirais d'une façon bien plus
simple.[12]

En quoi une histoire d'immortalité peut être une Seconde Odyssée alors même que celle-ci prend a
priori fin par la mort marine d'Ulysse?

PALINDROME DU TEMPS

La nouvelle de Borges se compose d'un bref prologue, daté du début de juin 1929; d'un récit enchâssé,
qui exploite la technique du manuscrit trouvé et donne l'essentiel d'une histoire dont le début semble se
situer à la fin du iiie siècle de notre ère; et d'un «Post-scriptum de 1950» alors même qu'elle est publiée
pour la première fois en 1947. Elle repose donc sur un casse-tête temporel renforcé par un puzzle de
personnages.
Le récit enchâssé relate à la première personne le voyage vers l'ouest de Marcus Flaminius Rufus,
tribun romain. Une nuit, un mystérieux cavalier venu du fond de l'Orient (d'au-delà du Gange) meurt
sous ses yeux en lui parlant de sa quête: «si quelqu'un voyageait jusqu'à l'occident, où se termine le
monde, il arriverait au fleuve dont les eaux donnent l'immortalité» [«si alguien caminara hasta el
occidente, donde se acaba el mundo, llegaría al río cuyas aguas dan la inmortalidad»]. De l'autre côté
du fleuve s'élève la Cité des Immortels. Par désœuvrement, par soif de la gloire, Flaminius Rufus
reprend la quête à son compte. Son voyage vers l'Occident porte l'empreinte de la destination fatale de
l'Ulysse de Dante «au-delà du soleil»[13]. L'espoir d'une survie pérenne s'y profile lorsqu'il est fait
allusion à «la plaine élyséenne à l'extrémité de la terre, où la vie des hommes est éternelle» [«la llanura
elísea, en el término de la tierra, donde la vida de los hombres es perdurable»], motif déjà exploité
dans la Seconde Odyssée par Alfred Tennyson (Ulysses, 1842) et Andrew Lang (Hesperothen, 1872).
Or, pour le premier, les Champs Élysées sont une destination éventuelle du nouveau départ d'Ulysse,
une variante du voyage fou en plein océan, qui pourrait le préserver du naufrage vers lequel tend le
poème. Pour le second, les Îles des Bienheureux deviennent le lieu de la vieillesse éternelle et la fin
terne d'un périple inspiré de l'Odyssée[14]. Borges (qui se réfère explicitement à Tennyson, obliquement
à Lang dans son œuvre) choisit une même destination morose pour Flaminius Rufus, qui finit parmi les
piteux Troglodytes après avoir bu l'eau boueuse d'un ruisseau pour étancher sa soif. Le ruisseau
bourbeux est l'eau de l'immortalité, les déplorables Troglodytes sont les Immortels. Plongés dans une
éternelle vieillesse, ils ne peuvent vivre ni ne peuvent mourir, à l'image des marins navrants de Lang.
La durée interminable de la vie qui est leur lot annule la mémoire, les sentiments, l'intérêt de la vie
même. Un d'eux reçoit le nom d'Argos (par référence au chien fidèle d'Ulysse) car, ignorant, muet,
insensible, il suit Flaminius Rufus comme un chien. Sous la pluie exaltante d'une scène exceptionnelle,
ce personnage retrouve soudain la mémoire et se rappelle être Homère en personne. Dans le récit qui
s'en suit, l'écho de la prophétie de Tirésias sur le dernier voyage d'Ulysse se fait entendre, transposé à
lui:
Ces choses, Homère les rapporta comme s'il parlait à un enfant. Il me conta aussi sa
vieillesse et le dernier voyage qu'il entreprit, mû comme Ulysse, par le dessein d'arriver
jusqu'aux hommes qui ne savent pas ce qu'est que la mer, qui ne mangent pas de viande
assaisonnée de sel ni ne soupçonnent ce qu'est une rame.

Esas cosas Homero las refirió, como quien habla con un niño. También me refirió su vejez
y el postrer viaje que emprendió, movido, como Ulises, por el propósito de llegar a los
hombres que no saben lo que es el mar ni comen carne sazonada con sal ni sospechan lo
que es un remo.

Grâce à un rebours temporel, le tribun romain Flaminius Rufus, actif à l'époque de Dioclétien (fin du
iiie siècle ap. J.-C.), conduit au poète aveugle mythique, Homère (viiie siècle av. J.-C.). Leurs deux
itinéraires, littérairement connotés, ne font que redoubler cet effet de remontée dans le temps: le
scénario dantesque du voyage du tribun romain conduit au scénario homérique du voyage du poète grec
vers une destination commune, le couchant. Leur association à rebrousse-poil inscrit El Inmortal dans
la Seconde Odyssée dont Borges mène une idée clé au bout de sa logique: l'Ulysse de la Seconde
Odyssée, âgé, chenu, tente une ultime aventure dans «la petite veille des sens», à savoir le temps qui lui
reste à vivre (Inferno); Tirésias a prédit sa mort mais en parlant par énigmes (Odyssée). En faire un
immortel comme Borges exacerbe l'idée d'un héroïsme des extrêmes en l'inscrivant dans l'âge du héros.
La fin de la vie est confrontée à son prolongement éternel tout en lançant la question: qu'est-ce qu'un
auteur «immortel» (Homère)?
Marcus Flaminius Rufus et Homère arpentent ainsi l'Afrique du Nord comme l'Ulysse de la Seconde
Odyssée avait sillonné la Méditerranée de l'Ouest. Ils suivent un même chemin (géographique et
symbolique) vers le soir. Leur odyssée de terre, dans le sable brûlant du désert, passe par la contrée
détestable des Troglodytes et un labyrinthe tortueux qui mène à la Cité chaotique des Immortels. Car
immortels, ils le sont tous deux, autant le personnage inventé (Rufus) qu'un poète fabuleux devenu
personnage (Homère en Troglodyte ou en chien). Leur association dans une odyssée, au sens banal de
chemin semé d'épreuves, est le plus sûr (et le plus caché) des relais. Ne sont-ils pas de fait
interchangeables, l'immortalité infernale annulant l'identité? Lorsqu'ils se quittent à Tanger, un choix
explicable par la Seconde Odyssée[15], leur errance continuera à travers les existences et les siècles à la
recherche du seul remède à leur mal: le fleuve qui leur ôtera le fardeau de l'éternité en les rendant
mortels. Comme dans les dernier(s) voyage(s) de Pascoli (L'ultimo viaggio, 1904) ou de Graf (L'ultimo
viaggio di Ulisse, 1897), comme dans Seconde Odyssée de Cavafis (seconde et non deuxième, il ne
peut y avoir de troisième), il s'agit d'un voyage terminal. On y trouve la paix du trépas.
On et non point ils: captif de la narration à la première personne de Marcus Flaminius Rufus, le lecteur
pense suivre son histoire quand le récit se prolonge après la séparation de ces deux personnages à
Tanger. En réalité, le narrateur a endossé l'identité infernale de l'immortalité depuis le début: le non-
être. Il est Rufus comme il peut être Homère, un «Homère qui a oublié qu'il est Homère»[16], l'auteur
anonyme de Sindbad (cet autre Ulysse[17]), ou encore Joseph Cartaphilus, premier personnage de la
nouvelle, qui apparaît et disparaît dans le prologue.
Ce dernier, en «ami des livres» bien nommé, est un libraire d'ancien qui laisse, dans le dernier volume
de la traduction de l'Iliade en anglais par Alexander Pope (édition originale), un manuscrit: celui dans
lequel Marcus Flaminius Rufus relate le récit suivi jusqu'ici. Premier dans cette histoire à rebours,
Cartaphilus est apparemment le dernier, émergeant dans le temps du récit en 1929. Il porte un des noms
du Juif errant: il est la dernière hypostase des immortels/de l'immortel arpentant la terre à la recherche
du fleuve qui rétablit l'humanité d'un Ulysse vagabond, celle de la «petite veille des sens» avant la
mort. Le dernier épisode du récit emboîté relate en effet la découverte de ce fleuve tout près de l'endroit
où la quête d'autrefois avait débuté[18]. Et Cartaphilus, originaire de Smyrne (une des patries mythiques
d'Homère), apparaît dans la nouvelle, le teint terreux, les yeux gris, les «traits singulièrement vagues»
de qui est un et personne, pour mourir à la fin du prologue. Avant que le lecteur n'en prenne la mesure,
le cercle infernal des existences relayées est déjà clos – du moins en apparence. Comme par hasard,
Cartaphilus sera enterré à Ios, une des Cyclades où la tradition situe un des nombreux tombeaux
d'Homère…
Une Seconde Odyssée cryptée aura donc permis à Jorge Luis Borges de déployer une vaste palette de
motifs: de lier le motif diabolique de l'existence infinie au voyage vers le couchant (de la vie) en
confondant auteur et personnage (Ulysse et Homère), un et personne; d'associer un immortel, le père de
la littérature en Occident (Homère), à un anonyme obscur copiant à Boulaq les voyages de Sindbad
(qui fut l'auteur de Sindbad ou des Mille et Une Nuits?); de juxtaposer original et copie; de fondre chef-
d'œuvre, fontaine pérenne d'inspiration (l'Iliade, l'Odyssée), et «belle infidèle», puisque la traduction
anglaise de l'Iliade par Pope, consigne et gage du manuscrit de Cartaphilus/Homère, est une belle
infidèle célèbre, source d'un nouvel élan pour la poésie anglaise. Le Juif errant est un «ami des livres»
bien nommé. Une bibliothèque est à feuilleter dans El Inmortal par Odyssée et Inferno interposés. Et le
rebours temporel est à compléter par une projection dans l'avenir: paru dans une revue de Buenos Aires
en 1947, en recueil en 1949[19], El Inmortal se clôt, comme on l'a dit, par le «Post-scriptum de 1950».
Dans celui-ci, Borges, sous prétexte de décrire la réception (fictive) de son récit, indique sous une
fausse référence (elle-même passible de commentaire[20]) quelques-uns des hypotextes de son
palimpseste. Loin d'être terminé, le temps perdure au-delà d'un récit qui remonte loin dans le passé (de
Rufus à Homère et de la fin de l'empire romain à la Grèce archaïque), semble commencer en 1929 par
le retour de l'immortel Cartaphilus dans le présent familier à l'auteur, mais se proroge ironiquement par
l'avenir de sa propre réception critique, incluant des références piégées. La nouvelle repose sur un
palindrome temporel, plus encore, sur l'idée de l'éternel retour: sa fin renvoie au début, mais le serpent
se mord la queue à l'infini. N'est pas Cartaphilus qui veut, et Borges, lui-même «ami des livres», peut
en revendiquer le nom de plein droit[21].
El Inmortal se fonde ainsi à la fois sur le labyrinthe spatial par lequel Flaminius Rufus atteint l'objectif
de sa quête, la tant rêvée et vantée Cité des Immortels (en fait un espace chaotique, construit en dépit
de la raison), et sur un labyrinthe temporel, qui met en branle les différentes existences et les
personnages à l'infini, l'identité s'annulant dans la longue durée, l'anonymat et l'oubli. Sa structure est
elle-même labyrinthique. Pour sortir de cet espace et de cette temporalité proprement infernales[22],
l'errance d'Ulysse est devenue un tour du globe terrestre et une traversée du temps, non sans happer
l'auteur lui-même, Borges, aux prises avec l'idée de l'immortalité, selon lui, l'idée la plus horrible qui
soit. Tentative cathartique ou jeu sur l'identité?
La manière dont la langue est traitée n'est pas en reste.

FEU ET AMPHIBOLOGIE

Effets baroques: le langage de Joseph Cartaphilus le définit bien mieux que la description de «ses traits
singulièrement vagues», qui n'en est pas une. «Il se débrouillait», note Borges au seuil de El Inmortal,
«avec fluidité et ignorance en plusieurs langues» [«Se manejaba con fluidez e ignorancia en diversas
lenguas»]; «en quelques minutes, il passa du français à l'anglais et de l'anglais à une combinaison
énigmatique d'espagnol de Salonique et de portugais de Macao» [«en muy pocos minutos pasó del
francés al inglés y del inglés a una conjunción enigmática de español de Salónica y de portugués de
Macao»]. Joseph l'errant et ses langues erratiques: mosaïque linguistique aussi bariolée que son fameux
manteau[23], née d'un travail des plus précis: «espagnol de Salonique» (Thessalonique) évoque une
ville au nombre impressionnant de maîtres successifs, résidence d'une importante communauté juive
d'Espagne de la fin du xve siècle à la deuxième guerre mondiale; «portugais de Macao», une enclave
portugaise en Chine du Sud connue pour sa population panachée, où les Européens sont minoritaires.
Mais la seule errance de l'immortel sur le globe n'explique ni ce nomadisme linguistique ni son
imperfection. Ce parler tout ensemble boiteux et éloquent renoue avec le langage fautif et disert de
l'Ulysse damné, puni pour son éloquence coupable par la langue qui est feu. Il parle avec effort depuis
son sein: «comme une langue en peine de parole / jeta le bruit de sa voix au dehors» (trad. A. Pézard).
Qui y parle? Ulysse ou la flamme? On est à deux pas du feu d'Auschwitz, pas que Borges ne franchira
pas[24].

La langue du récit emboîté s'en ressent. À quoi peut ressembler un manuscrit trouvé dans la traduction
anglaise, belle mais infidèle, d'un poème en grec homérique, de surcroît présenté comme la version
espagnole «littérale» d'un original anglais où abondent les latinismes? [«El original está redactado en
inglés y abunda en latinismos.»]Le traduire ne fut point aisé[25]. Ce tissu ardu et composite, que Borges
a rapproché de l'espagnol latinisé de Quevedo, contient une phrase qui porte sur l'idée clé du récit,
l'identité et/ou l'immortalité. Sa structure est toute simple, mais passible de deux traductions
contradictoires. Elle est ainsi conçue:
Nadie es alguien, un solo hombre inmortal es todos los hombres.
Attrapés par le jeu de mots grâce auquel Ulysse piège le Cyclope (Outis / Personne), on pensera
traduire «Personne n'est quelqu'un, un seul homme immortel est tous les hommes». Les personae
infinies de l'immortel dans ce récit ne font que l'illustrer. Mais en espagnol rien ne s'oppose à ce que
l'on traduise aussi: «Personne est quelqu'un, un seul homme immortel est tous les hommes». Identité et
immortalité s'équivalent, de même que l'Odyssée est avant tout le poème de l'Homme (anonyme au tout
premier vers[26]), autrement dit, tout ensemble le poème d'Ulysse/Personne et le poème de n'importe
quel homme, Borges inclus. Cette dernière idée, qui fait du héros un de nos semblables, est au cœur
d'un célèbre passage de La République de Platon, outre qu'il sert d'assise à l'«homme moyen sensuel»
de James Joyce dans Ulysses[27]. Au palindrome temporel répond une équivoque. La langue parle de
deux façons, de même que la prédiction énigmatique de Tirésias était passible de deux interprétations…
Le titre de la nouvelle elle-même est double: «Los Inmortales» dans la pré-originale, «El Inmortal»
dans la version en volume, titre modifié selon Borges par nécessité d'accorder la table des matières du
recueil. Est-ce aussi simple que cela? La phrase ingénieuse reflète les ultimes phrases du récit enchâssé:
J'ai été Homère; d'ici peu, je serai Personne, comme Ulysse; d'ici peu, je serai tout le
monde: je serai mort.

Yo he sido Homero; en breve, seré Nadie, como Ulises; en breve, seré todos: estaré muerto.

mais aussi la toute dernière du «Post-scriptum de 1950»:


Mots, mots déplacés et mutilés, mots empruntés à d'autres, telle fut la pauvre aumône que
lui laissèrent les heures et les siècles.

Palabras, palabras dezplazadas y mutiladas, palabras de otros, fue la pobre limosna que le
dejaron las horas y los siglos.

RÉÉCRITURE?

Disons, pour conclure, qu'il est difficile d'envisager le corpus de la Seconde Odyssée sous l'angle de la
suite. Les poètes (et ils sont nombreux) qui marient l'Odyssée à l'Inferno de manière que les deux
poèmes résonnent l'un au diapason de l'autre œuvrent par énigmes dans une langue qui a peu en
commun avec l'esprit de suite. Il se trouve que la littérature française, sans doute parce qu'elle fut
longtemps sous la coupe des Aventures de Télémaque de Fénelon plutôt que de l'Odyssée, peut offrir
plusieurs exemples de l'esprit de suite. «Nausicaa» de Jules Lemaitre (1894), auteur par ailleurs d'un
Fénélon, en est un exemple probant, avec un Télémaque qui marche sur les pas d'Ulysse dans une
Odyssée ironique, inaccomplie[28]. Les Aventures de Télémaque de Louis Aragon (1922), une des
expressions du surréalisme naissant, relève également de cette tendance par sa volonté de rupture
même. Il faut attendre un sonnet d'Yves Bonnefoy dans un recueil récent pour entendre résonner
l'Odyssée et l'Inferno de concert, le second en sourdine[29]. La littérature comparée aborde la suite à
travers le terme de réécriture, insuffisant pour accéder à El Inmortel de Borges, qui peut bien relever de
l'influence mais ne s'explique pas par là, tant s'en faut. L'intertextualité, terme dynamique, permet en
revanche que l'on lise Borges à travers Dante et Homère autant que l'on relise Dante et Homère à
travers Borges. Borges connaît à merveille ces deux poètes. Il a longuement lu La Divine Comédie à
laquelle il a consacré ses Neuf essais dantesques. Un de ces essais se penche sur le dernier voyage
d'Ulysse – et sur le rapport personnel de Dante, voyageur de l'au-delà, à Ulysse, explorateur de
l'inconnu. Dans El Inmortal, la relation entre voyageurs est un trait structurel du récit. Sa cécité a rendu
Borges proche d'Homère, de l'aveugle mythique, comme l'indique «El Hacedor»/«L'Auteur», le
premier des textes de son célèbre recueil homonyme (1960). C'est ce que la nouvelle El Inmortal a de
plus fascinant: d'offrir indirectement une réflexion sur la fragilité de la notion littéraire ou philologique
d'auteur, en même temps qu'une méditation, aussi ludique que philosophique, sur ce qu'est la création.

Évanghélia Stead
Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (CHCSC)
EURIAS fellow 2014-2015 (Freiburg Institute for Advanced Studies)

Pages associées: Modernités antiques, Intertextualité.

[1] Voir Gabriel Audisio, Ulysse ou l'intelligence, Paris, Gallimard, 1945, p.46-48, pour un relevé de
quatre traductions (Mme Dacier, Leconte de Lisle, Victor Bérard et Médéric Dufour), dont trois
penchent pour «venant de la mer», une seule (la plus récente) pour «loin de la mer».

[2] Connu par un résumé de la Chrestomathie de Proclos (ve siècle av.J.-C.), relayé par d'autres.

[3] Dante, Inferno, XXVI, v.85-90.


[4] Dante, Œuvres complètes, traduction et commentaires par André Pézard, Paris, Gallimard,
coll.«Bibliothèque de la Pléiade», 1965, p.1048.
[5] Dante Alighieri, La Comédie: Enfer, traduction de Jean-Charles Vegliante, Paris, Imprimerie
Nationale, coll.«La Salamandre», 1995, p.327.
[6] Seconde Odyssée: Ulysse de Tennyson à Borges, textes réunis, commentés et en partie traduits par
Évanghélia Stead, Grenoble, Jérôme Millon, coll.«Nomina», 2009.
[7] Jean de Palacio, Les Perversions du merveilleux: Ma Mère l'Oye au tournant du siècle, Paris,
Séguier, 1993, p.38-42.
[8] Denis Kohler, «Ulysse», Dictionnaire des mythes littéraires, dir. Pierre Brunel, nouvelle édition
augmentée, Monaco, Éditions du Rocher, 1988, p.1425.
[9] William Bedell Stanford, The Ulysses Theme. A Study in the Adaptability of a Traditional Hero,
Oxford, Basil Blackwell, 1954, p.208.
[10] Pour un propos plus détaillé, voir Seconde Odyssée, op.cit., notamment «Épilogue», p.477-482, et
Évanghélia Stead, «Seconde Odyssée: poétique de l'énigme et du feu», dans Voyages d'“odyssée”: de
la poétique aux sciences humaines, à paraître dans le n° 114 de La Licorne ((novembre 2014).
[11] Pour une approche complémentaire, voir Seconde Odyssée, p.413-421.
[12] Jorge Luis Borges, Enquêtes, traduit de l'espagnol par Paul et Sylvia Bénichou, suivi de Georges
Charbonnier, Entretiens avec JLB [1967], Gallimard, coll.«folio / essais», 1992, p.336. D'autres
entretiens de Borges prolongent ces réserves.
[13] Inferno, XXVI, v.117: «di retro al sol».
[14] Voir aussi Seconde Odyssée, p.106-110.
[15] À l'est du détroit de Gibraltar, Tanger répond à Séville à l'ouest, ultime escale d'Ulysse avant qu'il
ne franchisse les colonnes (Inferno, XXVI, v.111).
[16] Borges el memorioso. Conversaciones de Jorge Luis Borges con Antonio Carrizo, Mexico, Fondo
de Cultura Económica, 1982, réimpr. 1997, p.232.
[17] L'essai d'Abdelfattah Kilito, «“Personne, voici mon nom”. D'Ulysse à Sindbad: une question
d'identité», dans Les Mille et Une Nuits, catalogue de l'exposition, Paris, Institut du Monde Arabe /
Hazan, 2012, p.345-348, prolonge ingénieusement cet aspect.
[18] L'identité fortement accentuée de Flaminius Rufus (notamment à travers cet épisode) est une
faiblesse du récit, sans doute source des réserves de Borges.
[19] Jorge Luis Borges, «Los Inmortales», Los Anales de Buenos Aires, n° 12, Febrero 1947, p.29-39;
recueilli sous le titre «El Inmortal» (au singulier) dans El Aleph, Buenos Aires, Editorial Losada, 1949,
p.7-27.
[20] Voir la note23 ci-après.
[21] La présence chiffrée et indirecte d'un autre «ami des livres» dans la nouvelle peut expliquer le
choix de juin 1929. Paul Groussac, directeur de la Bibliothèque Nationale d'Argentine pendant
quarante-quatre ans et écrivain, qui partage avec Borges (directeur de cette même bibliothèque de 1955
à 1973) la fatalité d'une cécité progressive, meurt le 27 juin 1929. Borges, qui fera sa nécrologie, se
réfère souvent à Groussac dans son œuvre, notamment dans sa préface à El Hacedor. Cartaphilus entre
dans l'histoire «au début de juin 1929» pour mourir aussitôt après (avant la fin du bref prologue), à
l'instar de Groussac. Et si la princesse de Lucinge (une amie personnelle de Borges qui figure
nommément dans le prologue du récit) ne l'apprend qu'«en octobre», c'est sans doute parce que le grand
krach de 1929 (du 24 au 29 octobre) change la face du monde: rien ne sera plus comme avant…
[22] L'errance de Flaminius Rufus dans le labyrinthe avant d'atteindre la Cité démentielleexplicite la
nature de son voyage vers le couchant: les ténèbres inférieures, les vents mystérieux, l'eau ferrugineuse,
tout fait écho à l'Inferno…
[23] Genèse 37, 11. Le manteau de Joseph est une histoire d'identité et de disparition. Le «Post-
scriptum de 1950» y fait allusion par la référence (piégée) à l'ouvrage imaginaire, mais «bibliquement
intitulé», A Coat of Many Colors, œuvre d'un certain Nahum Cordovero, qui fait la recension de El
Inmortal parmi d'autres centons. Si ce prête-nom de Borges (ou des immortels) semble juif et originaire
de Cordoue (Cordovero), c'est qu'il répond à l'identité composite de Cartaphilus tout en renvoyant à la
culture complexe d'El-Andalus. Il ne fait pas nécessairement écho au grand kabbaliste Moïse
Cordovero (né en 1522 en Espagne, d'une famille originaire de Cordoue, mort en 1570 à Safed).
[24] Sur Ulysse et le feu d'Auschwitz, voir Piero Boitani«Ulisse 2001: Mito, letteratura e storia fra due
milleni», dans Ulisse da Omero a Pascal Quignard, Atti del Convegno Internazionale, Verona, 25-27
maggio 2000, a cura di A. M. Babbi e F. Zardini, Verona, Fiorini, coll.«Medioevi», 2000, p.33-55.
[25] Des deux traductions françaises disponibles, la première (par Roger Caillois) comporte des
erreurs, la seconde (révision de la première par Jean Pierre Bernès) ne m'a pas semblé assez précise. J'ai
préféré retraduire.
[26] Odyssée, I, v.1: «C'est l'Homme aux mille tours, Muse, qu'il faut me dire» (trad. V.Bérard).
[27] Sur ce point, voir Évanghélia Stead, Odyssée d'Homère, Paris, Gallimard, coll. «foliothèque»,
2007, p.169-172.
[28] Voir Seconde Odyssée, p.143-162.
[29] Yves Bonnefoy, «Ulysse passe devant Ithaque», La Longue Chaîne de l'ancre, Paris, Mercure de
France, 2008, p.123.

Évanghélia Stead

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