LE COURRIER

VENDREDI 22 MARS 2019

FOCUS 3
SOLIDARITÉ

Le huitième Sommet mondial des matières premières sera à nouveau contesté lors d’un forum
et d’une manifestation à Lausanne. Cas d’école: 70% de l’or mondial est raffiné en Suisse

L’OR SALE MINE LA SUISSE

PROPOS RECUEILLIS PAR
CHRISTOPHE KOESSLER
Matières premières X Der-
rière le commerce en apparence
anodin du pétrole, du cacao ou
du coton, dont la Suisse est l’une
des principales plaques tour-
nantes, peuvent se cacher d’im-
menses souffrances. Leur ex-
ploitation, dénoncent de nom-
breuses ONG suisses depuis des
années, entraîne souvent d’in-
nombrables violations des droits
humains – travail des enfants,
atteintes à la santé, déplace-
ment de populations, finance-
ment de conflits armés, etc.
Aussi, une nouvelle fois, ces
organisations ne resteront pas
les bras croisés à l’approche du
Sommet mondial des matières
premières, qui réunira négo-
ciants et banquiers à Lausanne
du 25 au 27 mars à Lausanne.
Un contre-sommet et une mani-
festation sont prévus samedi et
mardi (lire-ci-dessous). Une
table ronde abordera la question
de l’or, qui a un statut particu-
lier parmi toutes les matières
premières négociées dans notre
pays, en raison de sa transfor-
mation en Suisse. Un tour d’ho-
rizon avec Marc Ummel, res-
ponsable de l’ONG Swissaid
dans ce domaine.
Quelle est plus précisément
la place de la Suisse dans le
négoce et le traitement de l’or?
Marc Ummel: En novembre
dernier, le Conseil fédéral a ré-
digé un rapport sur la question,
à la demande du Conseil des
Etats. Ce document donne des
chiffres précis1 qui confirment
que plus de deux tiers de l’or
mondial est raffiné en Suisse,
où se trouvent quatre des six
principales raffineries mon-
diales (Metalor, Argor Heraeus,
Valcambi, Pamp). La Suisse est
la principale plateforme de la
transformation et du com-
merce mondial de l’or. Les plus
grandes raffineries mondiales
se sont installées en Suisse en
raison des avantages procurés
par la place financière suisse.
Des banques suisses émettaient
des lingots à leur nom et possé-
daient les plus grandes raffine-
ries. Les autorités ont égale-
ment permis à ces dernières
d’opérer en toute discrétion, et
parfois illégalement comme
lors de l’embargo international
L’or a un statut particulier parmi toutes les matières premières négociées en Suisse, en raison de la quantité (deux tiers de la production mondiale)
transformée dans notre pays. KEYSTONE
contre l’Afrique du Sud au
temps de l’apartheid.
Nombreux sont les cas de
violations des droits humains
liés à l’exploitation de l’or
dénoncés par les ONG
ces dernières années…
On a constaté tout d’abord que
le problème est généralisé. Il ap-
parait autant dans les mines
artisanales, souvent les plus cri-
tiquées, que dans les mines à
large échelle opérées par des
multinationales. Si elles n’ont
pas recours au travail des en-
fants, les grandes entreprises
causent notamment des dégâts
env i ron nementau x giga n-
tesques et des déplacements de
population.
En 2016, Action de Carême
et Pain pour le prochain avaient
dénoncé l’éviction forcée des ha-
bitants de trois villages au Bur-
kina Faso par exemple. En 2013,
l’ONG Trial avait accusé la raf-
finerie suisse Argor d’importer
de l’or pillé par des groupes ar-
més en République démocra-
tique du Congo. Plus récem-
ment, en 2018, la Société pour
les peuples menacés a alerté sur
l’achat par Metalor d’or péru-
vien d’origine douteuse, voire
criminelle. La justice péru-
vienne continue à enquêter. Je
pourrais alonger la liste.
En quoi les raffineries suisses
ont-elles une responsabilité
dans ce domaine?
Même le Conseil fédéral consi-
dère que la position influente des
raffineries dans la chaîne de pro-
duction «leur confère un rôle
dans la résolution de problèmes
de non-respect des droits de
l’homme».
«Vu la place de la
Suisse sur ce
marché, le sort
de millions
de personnes
est en jeu» Marc Ummel
La plupart du temps, les raf-
fineries sont même le client ex-
clusif de la mine ou du fournis-
seur. Elles sont donc tout à fait
en mesure de leur imposer des
règ le s de fonct ion nement
éthique. Vu la place de la Suisse
sur ce marché, le sort de mil-
lions de personnes est en jeu.
Le Conseil fédéral dresse
des constats inquiétants.
Quels sont-ils?
L e gouver nement su i s s e
confirme que ni la législation
suisse en vigueur ni les normes
volontaires du secteur privé
n’empêchent l’importation en
Suisse d’or extrait en violation
des droits de l’homme. Le pro-
blème, c’est que les mesures
qu’il propose sont totalement
insuffisantes.
Il ne souhaite pas, notam-
ment, imposer aux entreprises
un devoir de diligence, qui les
obligerait à vérifier que leurs
fournisseurs ne violent pas les
droits humains. Ce devoir de di-
ligence a été adopté au niveau
européen et entrera en vigueur
en 2021. Le gouvernement
suisse préfère rester à part. Mais
le peuple devrait avoir le dernier
mot puisqu’il votera certaine-
ment en 2020 sur l’initiative po-
pulaire pour des multinationales
responsables, portée par une
centaine d’ONG (dont la nôtre).
Ce texte a non seulement été re-
jeté par nos autorités, mais le
Conseil des Etats a aussi refusé la
semaine dernière le contre-pro-
jet du Conseil national.
La transparence sur l’origine
de l’or fait aussi défaut.
Que propose le gouvernement?
Le Conseil fédéral déclare qu’il
faut améliorer la transmission
des données fournies par les raf-
fineries. Il reconnait aussi que
ces dernières disposent des indi-
cations exactes relatives à l’ori-
gine de l’or. Ces informations ne
figurent pourtant pas dans la
majorité de leurs déclarations
douanières alors que l’article 10
de l’ordonnance sur les statis-
tiques du commerce extérieur
oblige à les divulguer. Or, lorsque
la conseillère nationale Lisa
Mazzone a interpellé le Conseil
fédéral à cet égard en décembre,
le gouvernement a répondu que
l’article 10 était respecté. Il y a là
une incohérence totale.
Un premier pas avait toutefois
été fait par l’administration
fédérale des douanes…
Oui, en janvier 2019, sous la
pression des ONG, cette admi-
nistration a accepté de publier
les données précises sur l’ori-
gine des importations d’or des
quatre principales raffineries en
Suisse. Mais ces dernières ont
fait recours. Ce sera au Tribunal
fédéral de trancher.
La coopération suisse tente
d’améliorer la situation des
mineurs sur place. Comment
évaluez-vous son action?
La Direction du développement
et de la coopération (DDC) a par
exemple un excellent projet de
formalisation des mines artisa-
nales en Mongolie. Des projets
de ce type devraient être menés
dans d’autres pays, notamment
en Afrique de l’Ouest. Il faut
donner les moyens à la DDC de
faire ce travail. La Suisse a une
responsabilité toute particu-
lière dans ce domaine.
Le Secrétariat d’Etat à
l’économie avait lancé un projet
«Better Gold initiative», pour
favoriser les pratiques respon-
sables. Avec quel résultat?
L’impact de cette initiative, un
partenariat public-privé lancé
en 2013, est très limité. Seul
0,18% de l’or importé en Suisse
est concerné. La participation
financière des acteurs du sec-
teur privé est insuffisante. Ils ne
peuvent pas simplement at-
tendre qu’on leur livre de l’or
équitable. Il est de leur respon-
sabilité de participer aux coûts
élevés liés à la formalisation des
mines artisanales.
Vous visez à en finir avec les
violations les plus graves des
droits humains, mais cela ne fera
pas pour autant de l’or un pro-
duit «équitable» et respectueux
de la nature. Même les mines
certifiées par Max Havelaar
contaminent l’environnement…
Ne faut-il pas aller plus loin?
Les standards Fairtrade et Fair-
mined ne sont pas parfaits et ils
sont critiqués pour leurs coûts
élevés. Cependant, le développe-
ment de l’or «écologique» de
Fairmined2, produit sans mer-
cure ni cyanide, démontre que
des bonnes pratiques sont pos-
sibles dans le secteur de l’or arti-
sanal. Il est donc très important
que les raffineries, les joailleries
et les banques appliquent des
règles strictes qui se répercute-
ront positivement sur les condi-
tions de production et augmen-
teront les bonnes pratiques. I
1
La Suisse a importé entre 2236 et 3080
tonnes d’or par an sur les cinq dernières
années, provenant de 92 pays. Ce qui
représente une valeur située entre 65 et
109 milliards de francs suisses par
année.
2
Fairmined a développé deux labels:
un standard, et un écologique.

L’ENVERS DU DÉCOR ÉQUITABLE, MAIS PAS ÉCOLO

Journée studieuse ce samedi pour le Collec-
tif contre la spéculation sur les matières
premières. Cette coalition réunissant des
acteurs aussi divers qu’Attac, Swissaid, le
POP Vaud et Unia, tiendra son septième fo-
rum1 organisé en opposition au «sommet
des pilleurs et pollueurs de Lausanne».
De nombreux cas concrets seront abordés
par des spécialistes. On y parlera entre
autres de la catastrophe environnementale
causée par l’exploitation de l’uranium au
Niger par Areva ainsi que des conséquences
délétères de cette industrie pour la démo-
cratie. Il sera question du pillage des res-
sources en phosphate et surpêche au Saha-
ra occidental ou encore de la «malédiction
des ressources» en République du Congo.
Un atelier sera consacré entièrement à la
situation en Amérique latine, en particulier
au Brésil, où la multinationale Vale, domi-
ciliée en Suisse, est accusée de graves négli-
gences. L’avocate brésilienne Juliana Bení-
cio rappellera la tragédie de la rupture d’un
barrage minier opéré par Vale dans l’Etat du
Minais Gerais le 25 janvier dernier, qui a fait
plus de 300 morts, et racontera le combat
des victimes pour la justice.
La question de l’or sera aussi traitée avec
la présentation du projet minier «Montagne
d’or» en Guyane, promu par le gouverne-
ment français, et un débat sur le rôle de la
Suisse dans son négoce (lire ci-dessus).
En tout début de journée, une partie des
secrets du financement du trading en Suisse
seront révélés par Marc Guéniat, chercheur
de l’ONG Public Eye. Un business qui serait
encore davantage favorisé par la réforme
fiscale (RFFA) soumise au peuple le 19 mai
prochain, expliquera Sébastien Guex, pro-
fesseur d’histoire contemporaine à l’univer-
sité de Lausanne.
Puis, mardi, c’est la rue qui aura le dernier
mot de ce «contre-sommet» avec une mani-
festation qui partira à 18h de la place de la
Gare.
CKR
1
De 9h30 à 18h à la Maison de quartier Sous-Gare à
Lausanne.
De 40 kilos d’or labellisés en 2015, la Fondation du commerce
équitable Max Havelaar est passée à 200 kilos dans les deux der-
nières années. Et en annonce 500 pour 2019! Dix mines péru-
viennes sont maintenant certifiées ainsi que quelques autres, plus
petites, en Ouganda, en Tanzanie et au Kenya. La fondation ne
parviendra pourtant toujours pas à répondre à la forte demande
pour l’or équitable. Nombre de joailliers sont intéressés.
La part de ce commerce plus digne reste pourtant infime comparée
à la quantité d’or importée en Suisse. Mais Fairtrade montre par
l’exemple que le respect des droits humains, une paie décente et
des conditions de travail acceptables ne sont pas du luxe.
En revanche, au niveau de la protection de l’environnement, des
progrès restent à faire, en dépit des efforts importants entrepris par
la fondation. Si l’utilisation du mercure et du cyanure est réglemen-
tée dans les mines certifiées, elle n’est pas interdite, puisque les
producteurs sont encore dépendants de ces substances extrême-
ment toxiques. L’or propre reste une musique d’avenir. CKR