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La production de valeur
Cette partie des notes décrit certains concepts économiques Dans notre système économique, toute production recouvre un
fondamentaux pour les deux premières étapes du circuit double phénomène. Pour l'illustrer, nous prendrons une entreprise
économique: la création de richesse par les acteurs économiques et qui fabrique des chaises.
la distribution des revenus correspondants à ces derniers (la troisième
étant la consommation effectuée à l'aide de ces revenus). C'est un D'un côté, la production est une (simple) transformation. À l'entrée,
rappel succinct des principales catégories utilisées en économie. des planches, une scie, de la colle, des clous, de l'électricité, et bien
Autrement dit, elle vous servira de 'boîte à outils' pour comprendre d'autres choses encore, à commencer par le travail du menuisier; à la
ce cours et de mémo pour le vocabulaire et les concepts que vous sortie, des chaises. Notons que des chaises, ce n'est pas 'supérieur',
rencontrez. ou 'plus grand' que les planches, plus la scie, plus le travail du
menuisier, plus tout le reste. C'est simplement différent. Du point de
vue physique, matériel, la production est donc un changement de
qualité, mais pas nécessairement, et en fait très rarement, une
Les trois temps de l'économie
augmentation de quantité (un courant de pensée en économie, celui
des physiocrates, a été induit en erreur par la principale exception à
Trois temps rythment le circuit économique et sont comptabilisés:
cette règle générale, celle de la production agricole). Pour faire
1- La production de richesse est mesurée à l'aide de la valeur
image, l'on peut reprendre la formule de Lavoisier en l'appliquant à
ajoutée générée par les acteurs économiques (cf. infra).
2- La distribution de cette richesse sous forme de revenus afférant la production matérielle: « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se
à tous ceux qui y ont concouru: les salaires pour la main d'œuvre, transforme ».
les dividendes pour les fournisseurs de capitaux, les intérêts pour les
capitaux empruntés, les loyers pour les propriétaires d'immeuble, etc. De l'autre, il y a quelque chose qui s'accroît au cours de la
3- La consommation de ces revenus dépensés par les quatre grands production: c'est la valeur. Si l'on exprime en argent tout ce qui est
acteurs de l'économie: la consommation des ménages, de entré dans la fabrication, cela représente une certaine somme. Si les
l'Etat, des entreprises et le solde des échanges avec l'étranger. choses se passent normalement, les chaises produites représentent
une somme supérieure. Du point de vue de la valeur (de l'équivalent
Une fois les biens et services vendus, les producteurs récupèrent en monnaie), le constat est donc strictement inverse: il n'y a pas de
leurs investissements incrémentés d'un certain profit au passage. changement de qualité (l'argent reste de l'argent), mais il y a une
Ceci leur permet de réinvestir dans un nouveau cycle élargi de augmentation en quantité (la production vaut davantage d'argent que
production. Ce sont les trois optiques de la comptabilité nationale: la somme des intrants qui l'ont réalisée).
(1) la production, (2) les revenus et (3) la consommation. Il existe
une égalité comptable entre ces trois optiques puisque à la valeur de
la richesse créée correspond la somme des revenus distribués et ceux-
ci correspondent au total de la consommation (cf. infra).
la valeur de la chaise est supérieure à ses constituants, c'est parce que
son utilité est plus grande. C'est le point de vue dominant en
....
économie (y compris de la majorité de ceux qui se réclament de
Keynes). Comme cette question fait débat et n'a pas à être tranchée
ici, nous nous concentrerons sur les problèmes de la mesure et du
transfert de cette valeur qui occupe l'essentiel de la matière en
économie.
Intrants Combien vaut la production?
(Inputs) (Output)
Sur une période donnée, disons un an, notre usine aura produit un
certain nombre de chaises, vendues (ou estimées) à un certain prix.
La valeur de la production de l'usine sera donc tout bonnement égale
à la somme de la valeur de toutes les chaises produites durant la
période considérée (qui correspond habituellement l'année
comptable): on multiplie les quantités produites par leurs prix
unitaires et l'on obtient la valeur totale de la production. On parle
alors du chiffre d'affaire de l'entreprise de chaises.
Comme souvent, les questions les plus simples sont aussi les plus
profondes. Celle qui vient immédiatement à l'esprit, et elle est
Les choses se compliquent un peu dès que l'on souhaite savoir non
fondamentale, consiste à savoir pourquoi la valeur s'accroît au cours
plus seulement quelle est la valeur de la production prise en soi (ce
de la production. Deux réponses sont possibles et elles séparent deux
qui n'est pas extrêmement utile), mais quelle est la valeur qui a été
grands courants de pensée en économie. Il y a ceux qui estiment que
créée dans l'usine. Car si les chaises valent, par exemple, 50 000 €,
c'est le travail dépensé au cours de la production qui explique cette
cette somme a nécessité l'utilisation - et la disparition - de, disons,
création de valeur. C'est le point de vue des grands économistes
15 000 € de bois, de colle, d'électricité, etc. Pour connaître la valeur
classiques comme David Ricardo et Adam Smith, des marxistes, de
créée dans l'entreprise, il faut donc déduire ces 15 000 € des
la plupart des économistes de l'école de la régulation, mais
50000 €; en l'occurrence, la valeur créée, plus souvent appelée
également de Keynes 1.... Quant à tous les autres, ils pensent que si
valeur ajoutée, n'est que de 35000 €. Le bois, la colle, etc. ont été
consommés : ils ont physiquement disparu lors de la production.
1 « Nos préférences vont par conséquent à la doctrine préclassique que c'est le
travail qui produit toute chose, avec l'aide de l'art comme on disait autrefois ou C'est l'occasion de remarquer que l'on doit distinguer deux types très
de la technique comme on dit maintenant, avec l'aide des ressources naturelles, différents de consommation :
qui sont libres ou grevées d'une rente selon qu'elles sont abondantes ou rares,
avec l'aide enfin des résultats passés incorporés dans les biens capitaux, qui eux
aussi rapportent un prix variable selon leur rareté ou leur abondance. Il est
préférable de considérer le travail, y compris bien entendu les services personnels pourquoi nous avons pu adopter l'unité de travail comme la seule unité physique
de l'entrepreneur et de ses assistants, comme le seul facteur de production,. la quifût nécessaire dans notre système économique en dehors des unités de monnaie
technique, les ressources naturelles, l'équipement et la demande effective et de temps» J.M. Keynes, Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la
constituant le cadre déterminé où ce facteur opère. Ceci explique en partie monnaie, 1936, Paris, Payot, 1969, p. 223.
a) Il Ya d'abord la consommation que l'on vient d'évoquer, qui est b) l'ébénisterie Fessocho qui utilise les planches de scierie
effectuée dans la cadre d'une production. Cette consommation est Padécharde et qui produit pour 30 000 € de chaises.
donc dite productive, ou intermédiaire. La caractéristique de cette
consommation est que le produit consommé se 'retrouve' en quelque Si l'on cherche à savoir quelle est la richesse produite par ces deux
sorte dans un autre produit - on verra dans un instant de quelle entreprises, on pourrait être tenté d'additionner tout bêtement la
manière. valeur des deux productions (la somme de leurs chiffres d'affaires) :
b) Très différente est la consommation ordinaire, souvent appelée ainsi, on conclurait qu'il y a eu 5 000 € + 30 000 € = 35 000 € de
consommation finale: là, le produit consommé disparaît totalement richesses produites. Mais l'erreur de cette méthode saute aux yeux :
par l'usage qu'en fait le consommateur. car à la fin de l'année, si j'ai bien 30 000 € de chaises, les planches et
les 5 000 € qu'elles représentent ont disparu dans la production des
Si les produits qui représentent les consommations intermédiaires ont chaises. En réalité, la richesse produite par mon territoire (composé
physiquement disparu en tant que tels dans la production, tout se ici de 2 entreprises) se monte à seulement 30 000 €, qui
passe comme si leur valeur, elle, se transmettait de manière intacte au correspondent à la somme des valeurs ajoutées de ces 2 entreprises:
produit final (les chaises). On peut donc écrire (provisoirement) a) 5 000 € de valeur ajoutée pour la scierie G'ai
l'équation suivante: supposé, dans mon exemple simplifié, que Padécharde produisait à
partir de rien, et que sa valeur ajoutée était donc égale à celle de sa
La valeur ajoutée = la valeur de la production (ou chiffre d'affaire)• production).
la valeur des consommations intermédiaires b) 25 000 € (30 000 € - 5000 €) de valeur ajoutée pour l'ébéniste
ou : VA = CA - CI Fessocho.
ou : valeur ajoutée = chiffre d'affaire - consommation intermédiaire
ou: VA=P-CI Si donc, lorsqu'on considère une entité économique, la richesse créée
Ce qui revient à dire que : est égale à la valeur ajoutée générée par cette entité, lorsqu'on
Consommations Intermédiaires + Valeur Ajoutée = Production considère un ensemble d'entités économiques, la richesse créée par
cet ensemble est (très logiquement) la somme des valeurs ajoutées
La notion de valeur ajoutée n'est pas seulement utile pour mesurer par les entités qui le composent. Ce qu'on peut formuler un peu
l'activité réelle d'une entreprise. Elle est franchement indispensable autrement, en disant que dans un ensemble donné, qu'il s'agisse d'un
lorsqu'on se pose le problème de mesurer l'activité économique d'un groupe d'entreprises, d'un secteur économique, d'un pays ou du
territoire (le plus souvent, d'un pays). Les entreprises ne fonctionnent monde entier, la valeur ajoutée globale est égale à la somme des
pas, en effet, indépendamment les unes des autres ; très souvent, la valeurs ajoutées des différentes composantes.
production de l'une est utilisée pour la production de l'autre et
ce phénomène s'accroît au cours du temps avec l'approfondissement
de la division internationale du travail. Le problème du capital fixe: valeur ajoutée brute et nette
Imaginons, par exemple, la situation· suivante, très simplifiée, mais Jusqu'ici, on a fait l'hypothèse que les éléments utilisés dans la
suffisante pour comprendre le principe du raisonnement: production (par exemple, les matières premières) étaient
a) la scierie Padécharde qui fabrique pour 5 000 € de planches. intégralement consommés au cours de la période considérée. Or, la
réalité est un peu plus compliquée, car à côté de ces éléments qui comme le capital circulant, est une avance ... mais qui, à la différence
disparaissent totalement au cours de la période de production, il en de ce dernier, tarde à revenir. Du point de vue de la comptabilité, le
est d'autres dont l'utilisation couvre plusieurs périodes de production. capital fixe pose un problème connu de longue date : on ne peut pas
Sur le plan comptable, on parle alors de capital fixe, par opposition se contenter de l'imputer à d'achat, en faisant comme s'il avait
au capital circulant. Typiquement, le capital fixe comprend des entièrement été consommé au cours de celle-ci. Si une machine
installations comme les machines ou les bâtiments, et le capital valant 200 000 € produit durant 10 ans, il serait aberrant de
circulant l'énergie et les matières premières. considérer que la machine a coûté (et donc, transmis à la production)
200 000 € la première année, et rien du tout les 9 suivantes. En fait,
Il est important de comprendre que si ce capital est 'fixe', ce n'est pas tout se passe donc comme si, tout au long de son existence, année
parce qu'on ne déplace pas un bâtiment ! D'ailleurs, la plupart des après année, le capital fixe transmettait une partie de sa valeur à la
machines peuvent très bien être changées de lieu, ce qui ne les production ; dans notre exemple, comme si la machine perdait
empêche pas de faire partie du capital fixe. 'Fixe' et 'circulant' ne chaque année 1/10e de sa valeur, soit 20 000 €, qu'elle transmettait à
correspondent pas ici à des notions liées à l'espace, mais au processus la production à laquelle elle contribue. On peut le dire encore
de transmission de valeur et à la question de savoir si ces capitaux autrement: une machine qui dure 10 ans, du point de vue de la valeur
ont ou non été entièrement consommés au cours de la période de et de sa transmission, est équivalente à dix machines chacune dix fois
production considérée. moins chères, qu'on mettrait au rebut chaque année ; un capital fixe,
ce n'est jamais qu'un capital qui met plusieurs années à circuler.
Quand on y réfléchit, le terme de 'circulant' correspond parfaitement
à la réalité que nous avons décrite précédemment. L'entreprise La comptabilité de l'entreprise va donc enregistrer une dépense de
Fessocho, par exemple, débourse chaque année 1 000000 € pour 200000 € la première année pour l'achat de la machine (mais ces
acheter du bois. Voilà donc 1 000 000 € que chaque année, les 200 000 € restent dans l'entreprise: au lieu de se présenter sous la
propriétaires de l'entreprise commencent par dépenser. Mais, si les forme de monnaie, ils existent dorénavant sous la forme d'une
choses suivent leur cours normal, cette dépense est ensuite machine). En revanche, chaque année, 20 000 € seront déduits de la
remboursée par la vente des chaises ; les 1 000 000 € d'euros valeur de la machine et considérés comme perdus pour l'entreprise.
reviennent donc à l'entrepreneur à l'issue du processus. Pour lui, ils Normalement, ces 20000 € seront par ailleurs mis de côté afin de
n'auront pas été une dépense sèche: ils sont destinés par nature. à financer le remplacement à terme de la machine. Ainsi, au bout de
revenir à leur place, bien au chaud dans les coffres-forts de 10 ans, l'entreprise disposera à nouveau de 200 000 € pour acheter
l'entreprise ... juste avant de les quitter pour entamer un nouveau une nouvelle machine. Ces 20 000 € annuels qui viennent se déduire
cycle de production. Voilà pourquoi l'on dit que ce capital circule, et de la valeur comptable du capital fixe, ce sont les amortissements. En
pourquoi nombre d'économistes l'ont désigné sous le terme théorie, ils correspondent à la fraction de valeur perdue par le capital
d'avances: le capitaliste débourse de l'argent qui, par le jeu normal fixe dans une période donnée, et transmise à la production au cours
de la production et de la vente, lui revient ... en ayant au passage fait de cette période.
des petits, mais n'anticipons pas.
C'est le moment de reparler de la valeur ajoutée. En toute rigueur, la
Revenons-en à nos moutons, c'est-à-dire à la différence qui existe formule à laquelle nous étions parvenus tout à l'heure (rappel : VA =
entre le capital fixe et le capital circulant. En fait, le capital fixe, tout P CI) est tout à fait incomplète car, pour connaître la valeur ajoutée,
on ne peut pas se contenter de retrancher de la valeur totale de la cours de cette période. Autrement dit, tout revenu n'est qu'une
production les consommations intermédiaires, c'est-à-dire le capital fraction de la valeur ajoutée nette, et cette valeur ajoutée nette est
circulant. Il faut aussi retrancher les amortissements. Or, c'est là que donc égale, par définition, à la somme des revenus de la société.
le bât blesse : le plus souvent, soit les chiffres des amortissements ne
sont pas disponibles, soit, pour un certain nombre de raisons, on Une autre façon de comprendre cela est de raisonner en sorte
considère qu'ils sont économiquement faux. La valeur ajoutée dont à l'envers : imaginons que l'on vende la production d'une année, en
on parle généralement, et sauf précision contraire, est une valeur séparant la production en deux lots. Le premier lot est calculé de
ajoutée brute - et donc, surévaluée -, de laquelle on n'a pas retranché manière à ce que sa vente couvre tout juste les frais engagés pour la
les amortissements, c'est-à-dire la consommation de capital fixe. production : la recette servira donc à payer les fournisseurs et à
amortir la fraction consommée du capital fixe. Une fois tout cela
Voilà pourquoi, lorsqu'à propos d'un territoire national, on parle du accompli, il reste à vendre le second lot de marchandises, pour une
Produit Intérieur, il s'agit 99 fois sur 100 du Produit Intérieur Brut somme égale, par définition, à la valeur ajoutée nette. À la différence
(PŒ), donc de la somme des valeurs ajoutées brutes. Ce PŒ de ce qui se passait avec la vente du premier lot, le produit de cette
surestime donc la valeur créée, car il ne déduit pas la consommation vente ira intégralement dans les poches des différents agents
de capital fixe qui a été employée pour réaliser la production. La économiques ayant contribué à la production: salariés, capitalistes,
'vraie' valeur ajoutée est donc la Valeur Ajoutée Nette, obtenu propriétaires immobiliers, banques, propriétaires fonciers. Ajoutons,
comme suit: pour prévenir une éventuelle erreur de raisonnement que la recette du
premier lot, qui a servi à payer les fournisseurs, ne constitue pas pour
Valeur Ajoutée Nette = Production - Consommations Intermédiaires eux directement un revenu, puisque lui-même sera décomposé, chez
Amortissements ces fournisseurs, en revenus et en paiement de leurs propres
fournisseurs, etc. On peut donc établir l'égalité suivante:
De même,. pour connaître la richesse créée sur un territoire en une
année, il faut calculer le Produit Intérieur Net (PIN), égal à la somme PIN = Somme des Valeurs Ajoutées Nettes = Somme des revenus
des Valeurs Ajoutées Nettes. On peut aussi écrire que:
On en vient à présent à la nature de ces revenus. Selon les
PIN = PŒ - somme des amortissements économistes, et selon le problème considéré, on utilisera une
décomposition plus ou moins fine. La décomposition minimale (ou,
si l'on veut, principale) est celle qui intervient entre les salaires et les
De la valeur ajoutée aux revenus profits. On l'appelle aussi le partage primaire de la richesse entre le
travail (les salaires) et le capital (les profits) :
Jusque là, on a considéré la production sous l'angle de la création et a) les salaires sont la rémunération du travail ; ils sont
de la transmission de la valeur. Mais elle donne lieu à la distribution normalement définis par un contrat entre l'employeur, demandeur de
de revenus aux différents agents ayant concouru à générer cette travail, et le salarié, offreur de travail (attention, ici le langage
richesse. Bien que de multiples mécanismes puissent venir courant est trompeur. Si, dans la vie courante, un chômeur 'demande'
compliquer les choses, fondamentalement les revenus d'une période du travail, du point de vue de l'analyse économique, il en offre...) ;
ne peuvent correspondre, par définition, qu'à de la richesse créée au
b) les profits sont la rémunération du capital ; ils ne sont pas
définis par un contrat, mais sont directement fonction de l'activité de la production capitaliste
l'entreprise. Ce revenu est un reliquat: c'est ce qui reste de la valeur (capital fixe + circulant)
ajoutée (nette) une fois déduits les salaires (dont les charges sociales
qui, quel que soit le nom qu'elles portent, 'salariales' ou 'patronales',
ne sont rien d'autre que du salaire indirect). C'est ce que l'on appelle
l'excédent brut d'exploitation (ou net si l'on a déduit les
amortissements). Deux remarques sont ici nécessaires: !
l ]..
D'une part, on lit très souvent qu'une partie des profits est consacrée
aux amortissements (c'est-à-dire, je le rappelle, à payer l'usure du
capital fixe). Ceci peut sembler contradictoire avec ce qui précède,
puisque normalement, les profits sont calculés sur la base du produit
net, c'est-à-dire que les amortissements sont déjà déduits. Mais ce
paradoxe s'explique par le fait que la plupart du temps, les calculs
sont faits (à tort) en partant du produit brut. Dans ce cas, il s'agit
donc de profits 'bruts', et pour obtenir le profit réel (net), c'est-à-dire
le revenu des capitalistes, il faut défalquer les amortissements.
[
On peut représenter ce qui précède à l'aide du schéma suivant: •
La seconde remarque tient à l'existence d'un autre revenu, qui a Décomposition du profit
particulièrement mobilisé l'attention des économistes des XVIIIe et
XIXe siècles (ce qui ne surprendra personne, étant donné Même en mettant de côté la question de la rente, la catégorie de
l'importance qu'il avait alors) : il s'agit de la rente. La rente 'profit' recouvre des grandeurs différentes, aux définitions plus ou
correspond au prix obtenu par les propriétaires fonciers pour la moins restrictives, ce qui fait que le même mot désigne selon les cas
location de leur terre. Elle jouait un rôle crucial à l'époque où des réalités assez diverses. Voilà la raison pour laquelle une
l'agriculture représentait un secteur fondamental de l'économie. Or, si clarification n'est donc pas inutile. Les gestionnaires, plutôt que
certains auteurs (comme K. Marx) ont considéré la rente comme une parler de 'profit', préfèrent le plus souvent se référer aux soldes
forme particulière du profit, un sous-produit, en quelque sorte, de celui- intermédiaires de gestion, qui correspondent à ces différentes
ci, d'autres comme A. Smith ou D. Ricardo considéraient la rente définitions, plus ou moins larges, du profit.
comme une forme de revenu à part entière, à côté des salaires et des
profits. Si les schémas ci-dessus avaient voulu refléter le point de vue La première distinction, déjà évoquée précédemment, est celle qui
de ces auteurs, ils auraient donc dû être partiellement modifiés afin de intervient entre le profit brut (qui inclut l'amortissement du capital
faire apparaître la rente comme un revenu autonome. fixe) et le profit net, qui les exclut (c'est-à-dire à la Valeur Ajoutée
Nette dont on a déduit les salaires). En analyse comptable et
financière, le profit brut est connu sous le nom d'Excédent Brut
d'Exploitation (EBE), le profit net sous celui d'Excédent Net
d'Exploitation (ENE) ou aussi Résultat d'Exploitation (RE).
contre, l'avènement d'un nouvel ordre n'a rien d'automatique car il 2001
1
ne relève pas du seul mécanisme économique mais dépend aussi de 1
1 1
Comprendre la structure et le fonctionnement de l'économie 60
1
internationale suppose de maîtriser quelques notions essentielles sur 1 1850 1860 1870 1880 1890 1900 1910 1920 1930 1940 1950 1960 1970 198
les ordres productifs du passé et, en particulier, sur les deux derniers.
• Salaires ouvriers·en GB 1750-1910 (100 = 1900),
Salaire d'un manœuvre en Fr. 1840-1974 (100 = 1914),
Nombre annuel d'heures travaillées par personne occupée
1850 1870 1913 1998
560
Etats-Unis +/-3400 2964 2605 1610
1
Royaume-Uni +/-3400 2984 2624 1489
France +/-3400 2945 2588 1503
• •
2 û7 A. Maddison, L'économie mondiale, 2001, OCDE: 365
• 100 J. Fourastié, Pourquoi les prix baissent?
• ••
• • • • •
Dans un contexte où les salaires réels sont très bas et où les
•
42 • • • • 4•4 entrepreneurs se font concurrence sur les salaires, l'offre est
profitable mais tend constamment à dépasser une demande salariale
comprimée. Néanmoins, étant né dans les entrailles d'une économie
. ....
d'Ancien Régime, le capitalisme trouve là un exutoire pour ses
1740 1780 1300 1340 1360 1830 1800 1920 1940
marchandises. En effet, la demande émanant de cette sphère extra•
capitaliste faite essentiellement d'agriculteurs, d'artisans, de
Poids des prélèvements obligatoires (cotisations sociales et impôts) marchands, d'anciens aristocrates et de propriétaires fonciers lui
en % du pm marchand, France (1785-1980) 2
permet de boucler son circuit d'accumulation. Cependant, tout en y
- trouvant un débouché pour ses produits, le développement du
60
capitalisme tend à faire disparaître ces couches sociales en les
intégrant dans la sphère industrielle (exode rural) comme l'indique le
501
4 graphique et le tableau suivant de l'évolution de la part de la
40
Ij' 8,3
population active agricole dans le total de la population active
(graphique 3) et de la part de la valeur ajoutée de l'agriculture dans le
1 40'2
PNB (tableau) :
30
20 • ••: ...
Et 1
14,e .: .
"...... . _-. .
10 . •
graphique 6) :
. .. .. .. .. .
P.N.B./ HABITANT (1700-19901. en de
--
.. .. .._-:::.
•.---'..
.......... --.. -... ... . -..... --.---.. -
1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 l , 1 1 1 1 1 1 1 1 1 -1 1 1 1 1. 1 1 1 1J 10
1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 l " 1 \ 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 100 Dans ce contexte, il est logique que ce soit justement l'Allemagne •
parent pauvre en matière coloniale - qui déclenchera la première
guerre mondiale dans le but de s'affranchir de la domination anglaise
et d'acquérir un marché à la mesure de sa puissance industrielle. En
NIVEAU PARHABITANT (GB -1001 effet, pays arrivé tardivement dans la course à l'industrialisation,
l'Allemagne rattrapera rapidement son retard grâce à une forte
intervention de l'Etat et à une concentration de son capital bancaire
- -
adossé à de grands groupes industriels.
. --_.
Les Trente piteuses -1914-1945
10
.. '
o
8 Angus Maddison, L'économie mondiale, OCDE, 2001. -
I i i i 1 i I i i i l . ' 1 i I i i
UK
···..
15,5
-_.-----------------------------------------------
1
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Ces trois facteurs ont permis d'élever la demande finale parallèle• 100 i i i i i i i; i i i i i i i i i' , i , ; i i , i' , , , , , i , ; , i , i i i i , , i' , , , i' ,1
" , • ( i j ,j • ,.
-
12 Ou sur les prix, ce qui revient au même puisque, à moyen et long terme, les prix 13 A. Parienty, Productivité, croissance, emploi, A. Colin 2005 : 94.
décroissent proportionnellement aux gains de productivité. 14 Jacques Depuis 30 ans, les salaires baissent saufau sommet.
La correspondance entre l'augmentation de la productivité et celle des revenu sous la forme d'un salaire social (développement de la sécurité
salaires réels est quasi parfaite jusqu'au milieu des années 1970. Le sociale... ); etc. En réalité, cette intervention sans précédent de l'État dans
décalage ne devient patent et croissant qu'à partir des années 1980. tous les domaines de la société résultait de la prise de conscience,
Dans le fonctionnement du capitalisme depuis ses origines, c'est la clairement formulée dans l'immédiat après-guerre, qu'il fallait éviter
pression permanente tendant à l'écart entre les deux courbes qui constitue l'apparition de nouvelles Trente piteuses: il s'agissait d'encadrer et de
la règle, alors que le parallélisme 'institutionnalisé' durant les Trente contrôler les contradictions économiques désormais explosives et
glorieuses marque l'exception. En effet, l'écart entre ces deux courbes engendrées spontanément par un système mondial dominé par le salariat et
matérialise le penchant naturel du capitalisme à augmenter la production fonctionnant de manière largement autocentrée dans les pays développés
au-delà de la croissance de la demande solvable devenue désormais la plus 16.
importante: les salaires réels. L'écart entre les courbes supérieures de la
productivité par rapport aux courbes inférieures des salaires réels sur les Cette régulation momentanée des contradictions internes du capitalisme
deux graphiques précédents représente en quelque sorte la masse de dans chaque cadre national n'aurait pas pu fonctionner si elle n'avait
marchandises que doit absorber la demande non salariale, faute de quoi les pas été adoptée d'une façon ou d'une autre à l'échelle internationale
méventes et la surproduction surviennent 15. (dans le cadre des pays de l'OCDE du moins). En effet, à titre
d'exemple, la mesure-phare consistant à supprimer la concurrence
Compte tenu des dynamiques spontanées propres au capitalisme salariale par l'indexation des salaires sur les gains de productivité
(concurrence, compression des salaires, mobilité des capitaux, chacun suppose au minimum, pour être effective, soit respectée par
pour soi, etc.), une telle régulation keynésiano-fordiste n'était viable que tous les acteurs 17. A défaut de cela, une dynamique de basse pression
dans le cadre d'un capitalisme d'État contraignant. Celui• ci a salariale s'enclenche pour venir comprimer la demande finale et
contractuellement: (a) garanti le respect d'une politique de tri• répartition favoriser la surproduction.
des gains de productivité entre les profits, les salaires et les revenus de
l'État; (b) mené des politiques volontaires favorisant les investissements L'adoption de ces mesures de capitalisme d'État a été favorisée par la
et les infrastructures; (c) stimulé la recherche• développement en vue de configuration internationale prévalant durant l'après-guerre, à savoir la
l'innovation;(d) édicté des règlementations limitant la liberté du secteur polarisation entre deux grands blocs antagoniques, tant sur
financier; (e) pris en charge l'enseignement et la qualification de la
main-d'œuvre requise; etc. De plus, désormais dominé par le poids du Ainsi, le taux d'exportation des pays développés a régressé après 1913, passant de 13
salariat, le capitalisme était confronté à un rapport de force qui l'obligeait à % à 6,2 % en 1938, pour lentement remonter à 10,2% en 1970. Ce n'est qu'à la
intégrer une dimension sociale dans toutes ses politiques: mise en place faveur de la mondialisation à partir des années 1980 que ce pourcentage de 13 % en
1913 sera dépassé. De plus, près de deux tiers de la population du Tiers-Monde se
de multiples institutions économiques et sociales encadrant le monde du
retrouvent brutalement hors du marché mondial suite à l'adhésion au bloc
travail; instauration d'allocations diverses et d'amortisseurs sociaux; soviétique ou à l'adoption de politiques militaro-nationalistes : pays du bloc de l'est,
versement d'une partie significative du Chine, Inde, Cuba, Vietnam, Cambodge, Laos, Corée du Nord, Yémen du Sud,
Syrie, Irak, Afghanistan, Égypte, Algérie, Lybie, Somalie, Mali, Guinée, Éthiopie,
Au sein des pays développés, la part des salaires représente, en général, 70 à 75% de Mozambique, Angola, Congo, Nicaragua.
la demande finale au début des années 1980 (contre 60 à 65% aujourd'hui, cf. infra). Des graphiques analogues à ceux réalisés pour les États-Unis et la France ont été
produits pour de nombreux autres pays par Michel Husson dans son article sur Le
partage de la valeur ajoutée en Europe. Ils illustrent cette généralisation, de fait ou
conventionnée, de l'indexation des salaires réels sur la productivité dans l'ensemble
des pays développés après la seconde guerre mondiale.
le plan militaire (OTAN vs Pacte de Varsovie), qu'économique patronat et les syndicats, conventions dont l'objet central est
(OCDE vs COMECON). Cette polarisation a induit une très forte constitué par le partage des gains de productivité.
discipline au sein de chaque bloc, y compris sur le plan économique
par la mise en place d'organismes et de politiques structurelles Plusieurs raisons facilitent l'acceptation de ce partage par tous les
d'intégration et de règlements communs (certes, mis en œuvre sous acteurs en présence :
la direction et en fonction des intérêts de chaque chef de file : USA et 1) les gains de productivité engendrés par la généralisation du
URSS). fordisme sont élevés et permettent de satisfaire les revendications de
chacun. Autrement dit, quand le gâteau grandit de façon
substantielle, la fixation des parts garantit à tous l'obtention d'un
ORIGINE ET FONCTIONNEMENT DU CAPITALISME D'ÉTAT volume absolu plus conséquent et croissant de concert ;
KEYNÉSIANO-FORDIEN 2) ce partage assure l'élargissement parallèle de la demande
solvable et de la production: les divers acteurs disposent d'un
Dès la défaite des troupes allemandes à Stalingrad en janvier 1943, pouvoir d'achat croissant, et leurs dépenses respectives stimulent une
les représentants du monde politique, patronal et syndical en exil à demande mutuelle;
Londres négocient la configuration de la société au lendemain d'une 3) cette régulation va progressivement offrir la paix sociale
chute désormais inéluctable des forces de l'Axe. Les lignes de force nécessaire à la rentabilisation des investissements pour
dégagées lors de ces discussions et qui se concrétiseront à la fin de la l'introduction et la généralisation du mode fordiste de production ;
guerre sont les suivantes: 4) cette stabilité sociale est d'autant plus facilement obtenue que
1) éviter une répétition des Trente piteuses (1914-45) ; le monde du travail est encore plus sous contrôle au sortir de la
2) prévenir le développement de mouvements sociaux analogues à guerre qu'à son entrée: les salariés sont solidement encadrés par des
ceux qui ont surgi à la fin de la première guerre mondiale ; partis, syndicats et organisations diverses qui tous œuvrent pour la
3) éviter une nouvelle crise économique comme en 1929 ; reconstruction sans remise en cause du capitalisme 18 ;
4) reconnaissance d'une intervention étatique salvatrice et 5) cette tri-répartition des gains de productivité garantit un taux et
désormais admise par toutes les composantes de la société; une masse de profit stabilisés à un haut niveau pour assurer le
5) mettre en place une série de coopérations militaires, bouclage et l'élargissement de l'accumulation;
économiques, sociales et politiques au sein de chaque bloc 6) enfin, tous ces accords au lendemain de la défaite des forces de
géopolitique issu de la nouvelle bipolarisation du monde après la l'Axe ont bénéficié d'un contexte de 'concorde nationale' tous
guerre. les secteurs de la classe dominante.
Ces cinq facteurs constituent autant d'éléments poussant tous les Cette régulation keynésiano-fordiste a donc momentanément pu
acteurs en présence à modifier les règles du jeu qui avaient prévalu résoudre la quadrature du cercle consistant à faire croître les profits
jusqu'alors et à élaborer plus ou moins consciemment le capitalisme et les marchés en parallèle dans un monde désormais largement
d'État keynésiano-fordien qui sera pragmatiquement et
progressivement implanté dans tous les pays développés (OCDE) : il 16 Il suffit d'évoquer les paroles de Maurice Thorez, dirigeant du Parti
s'agit d'un capitalisme contractuel fonctionnant au travers de Communiste Français en 1948: « La grève c'est l'arme des trusts» ainsi que les
conventions collectives négociées entre le pouvoir politique, le mémoires du Général De Gaule qui rend un hommage appuyé à ce parti pour son
rôle dans la défense des intérêts nationaux français dans l'immédiat après-guerre.
dominé par la demande salariale. Elle repose sur ces deux piliers que Pla
sont les forts gains de productivité' et leur tri-répartition 7
proportionnée entre les trois grands acteurs de l'économie que sont
les entreprises, les ménages et l'État. Cet accroissement assuré des
profits, des dépenses publiques et des salaires a pu garantir la 4
demande finale si indispensable au bouclage du circuit de
l'accumulation élargie. Le capitalisme d'État keynésiano-fordien est
;;;
la réponse que le système a pu temporairement trouver à l'actualité
de ses crises à dominante mondiale et salariale si typiques d'un
capitalisme arrivé à maturité. Il a permis un fonctionnement
autocentré du capitalisme sans avoir recours aux délocalisations
(malgré les hauts salaires et le plein emploi), en se débarrassant des
colonies devenues plus une charge qu'un bénéfice pour les
métropoles 19, ainsi qu'en éliminant ses sphères extra-capitalistes
1
agricoles internes dont il devra désormais subventionner l'activité
pour l'essentiel, plutôt qu'en tirer avantage comme auparavant.
Productivité horaire et PŒ, France (1950-2008) 21
17 Les colonies, et plus généralement le Tiers Monde, restaient certes des lieux
d'enjeux géostratégiques et des fournisseurs de certaines matières premières,
produits alimentaires et exotiques. Mais, en termes de commerce global, elles
perdent énormément en importance relative: dans le sens Tiers Monde vers les
pays développés dès la fin des années 1930, et dans le sens contraire depuis le
début des années 1950. :
générale de la productivité du travail en Europe et aux États-Unis 1929 1935 1941 1947 1953 1959 1965 1971 1977 1983 1989 1995 2001
est très évident. Ces observations contredisent l'image, bien ancrée
dans les esprits, d'un changement technique soutenu par unflux con•
tinu de nouveaux biens et services (les performances croissantes des
techniques iriformatiques et de communication sont l'objet d'un Investissements réels par emploi aux Etats-Unis 1950-2007 (en
étonnement permanent, qu'elles suscitent émerveillement ou agace• milliers de dollars de 2000) 23
ment) » (page 44).
Quatre facteurs expliquent ce déclin structurel et à moyen terme des ...................................................... ............................... ..
gains de productivité : 14 1: : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : :::
1) Tant que le système d'organisation fordiste du travail se
généralisait, ses avantages se cumulaient avec les gains
classiquement obtenus par l'investissement dans de nouvelles 10 ..... .... .. . ..... .'. . ... . . : ::::::::::::
machines. Une fois l'organisation fordiste généralisée, seuls restaient
les gains classiques résultant des innovations techniques. 8
40
20 -.. -
o j
--
500 ,500
500 400
40 40
35 35
30 i l " 130
50 54 58 62 66 70 75 79 8387 91
69
31 Interview ail Financial Times, Guha - 2007. 32 Michel Husson, Le partage de la valeur ajoutée en Europe, Ires 2010.
3) Quant à la troisième phase, elle débute en 1982 et se caractérise
Taux de profit et d'accumulation, principaux pays développés 33 par l'évolution en ciseau entre un taux de profit qui se redresse
tendanciellement, et un taux d'accumulation qui fluctue à un niveau
20 i 7 globalement très bas.
0.20 1 Investissement
33 Michel Husson. 34 Michel Husson: Taux de profit: et pourtant il monte !, décembre 2009.
est à la source de masses de capitaux inemployés qui vont alors cher•
cher refuge dans la sphère financière et la spéculation.
La troisième réponse résulte d'une autre conséquence du tournant La réponse durant toute la phase néolibérale depuis 1982 tient dans la
néolibéral, à savoir le développement du secteur financier: la formule: de moins en moins d'épargne (graphique ci-dessous), de
nouvelle marge de manœuvre acquise par ce secteur (très régulé plus en plus de dettes (idem), montée des revenus patrimoniaux et
après la crise de 1929) permet à la finance d'imposer des normes développement de la mondialisation. Il s'agit ainsi de développer une
d'hyper-rentabilité décourageant tout investissement à profitabilité demande de substitution à la diminution de la part salariale dans la
plus modeste (les fameux 15 % de retour sur investissement). Une consommation finale. La mondialisation quant à elle correspond à
telle contrainte déprime la demande en nouveaux investissements. une même logique: celle d'aller chercher l'extérieur les conditions
de la reproduction du capital qui ne se trouvent plus à l'intérieur suite
Dès lors, si durant les années 1970 c'est la rentabilité en berne des à la diminution des gains de productivité et à l'abandon de la
entreprises (l'offre) qui pèse sur le fonctionnement du capitalisme, régulation d'après-guerre.
alors que la demande finale (les marchés) est toujours assurée par le
maintien des mécanismes de la régulation keynésiano-fordiste, c'est 140 1 1 73
exactement l'inverse après 1982: le taux de profit se rétablit, et donc
130 72
la rentabilité des entreprises, mais au prix d'une forte compression Part des
relative de la demande finale. C'est essentiellement la masse salariale 120 71
salaires
qui est comprimée, mais les investissements le sont aussi car le taux
d'accumulation reste à un faible niveau vu le faible dynamiqme de la 110 1 70
demande. Dès lors, depuis 1982, dans un contexte de rentabilité 100 69
retrouvée des entreprises, c'est la temporalité 'restriction de la
demande finale' qui joue le rôle principal à moyen terme pour 90 68
expliquer l'atonie prolongée de l'accumulation et de la croissance, 80 67
même si les fluctuations du taux de profit peuvent encore jouer un
rôle majeur à court terme dans le déclenchement des récessions. 70 66
60
36 Marx, Misère de la philosophie, fin du chapitre sur La division du travail et les 50 1 j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j 164
machines, LP 1: 105.
Diminution de l'épargne après 1982, États-Unis (1947-2008) Augmentation de la dette totale à partir de 1982, États-Unis 38
U.S.
Debt of GDP
= 340%
320"/0 =
'" 300%
260%
100%
Etats-Unis: épargne et endettement des ménages 37 1900
World:
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1
1
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1
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1
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1 1 i
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1 ,
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37 Jacques Sapir, Les origins socials de la crisefinancière. 38 Monty Pelerin, 2010 Will Be Worse, American Thinker, janvier 2010.
La baisse du taux d'épargne des ménages accroît la consommation LA MONTÉE DU SECTEUR FINANCIER
sans devoir augmenter les revenus; quant à la montée du taux
d'endettement, elle accroît les dépenses de ces mêmes ménages sans La part des profits captés par le secteur financier américain dans le
impliquer une hausse des salaires. Le résultat de cette politique se lit total des profits des sociétés privées est passée de 10 % à 40 % entre
très clairement sur le graphique suivant pour les États-Unis: la part 1980 et 2007. La dette du secteur financier, qui représentait % de
salariale diminue depuis 1982 alors que la consommation augmente. celle du secteur non financier en 1980, en représente 50 % en 2007.
Ceci n'est possible qu'avec une baisse du taux d'épargne, une De telles données, parmi bien d'autres, illustrent l'importance prise
augmentation de l'endettement et une hausse des revenus par ce secteur au cours des trois dernières décennies. Les gtaphiques
patrimoniaux pour la fraction aisée de la population. suivant en donnent la mesure. Le premier montre la part occupée par
le secteur financier dans l'ensemble de l'économie des Etats-Unis.
Part salariale en diminution et consommation en hausse après 1982, Cette part a doublé depuis 1982 :
39
Etats-Unis 0960-2008)
·_···_··_·_·.· ••
GDP share of US Financial Industry
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72 1 1
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66 ..·..· ··..·..····,,·························· : .
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1860 1880 1900 1920 1940 1960 1980 2000
year
Source: Philippon. 2008
- 5.0 12
- 4.5 11
-
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7 18
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1900 10 60 -France -.- United States United Kingdom (right scale)
2 l , 1
1960 1965 1970 1975 1980 1985 1990 1995 2000 2005
Le dernier krach boursier en date, celui des subprime, est aussi celui
Sources: Bureau of Economie Analysis, INSEE, United Kingdom Economie Accounts
qui a été le plus dévastateur. Le constat de la montée du secteur
financier n'est plus à faire, la question qui se pose est plutôt d'en
comprendre correctement l'origine et les implications. Serait-ce la
conséquence de la mise en place d'un nouveau régime patrimonial
En effet, la divergence qui s'est instaurée entre les taux de profit et
Si les investissements matériels freinent, d'accumulation depuis 1982 est compensée par l'écart qui se creuse
les investissements financiers s'envolent entre la part salariale et la consommation finale (graphiques ci•
dessous). La finance est ce qui sert à réaliser cette compensation de
Monde: investissements bruts et financiers à "étranger (en du PMB) trois façons: (1) la part non accumulée des profits est distribuée aux
détenteurs de revenus financiers; (2) cette part sert aussi à la finance
30% - - - - - - - Inv. bruts aux USA Inv. financiersbruts l'étranger _
pour développer l'endettement des ménages, dont la consommation
25% augmente (non pas en raison d'une progression des salaires, mais
grâce à cet endettement et à la baisse du taux d'épargne, ainsi qu'à
20%
l'augmentation de revenus patrimoniaux pour certains ménages) ; (3)
15% cette part est également recyclée via le développement de
rémunérations sous forme financière pour la fraction la plus aisée des
10%
salariés.
5%
. 993.-
• , • : : : : : : 1
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: : ; : : : .: 1
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.. .. . . .. Source: KPMG
1 ,. , l ' 1
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1910 1920 1930 1940 1950 1960 1970 1980 1990 2000 2010 PIS par habitant
Salaire moyen
annuel
Pouvoir d'achat
du RMI
120 27.0
110 26.5
100 26.0
90 25.5
80 25.0
LA CRISE DES SUBPRIME DE 2008-09
70 24.5
comme une simple réaction de la spéculation qui se dégonfle» (45). ... ················1+ 22.0
10 , , ,1 , ,,1 l, 21.5
1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2001 2002 2003 2004 2005 2007 2008
44 Calculé sur base d'Emmanuel Saez et Thomas Piketty, "Incorne lnequality in
the United States. 1913-2006", Tables and figures updated to 2006, July 2008 :
http://elsa.berkeley.edu/-saezl.
45 Marx et Engels, Crise prospérité et révolution, mai-octobre 1850, cité dans La 46 Michel Husson, La baisse de la profitabilité des entreprises a précédé la crise
crise, édition 10/18 : 94. financière, 2009.
La courbe de l'indice boursier restitue le volet financier de la crise avec faiblesse des profits, mais à leur surabondance car ils ne trouvent
les deux dernières bulles spéculatives : la première est la bulle internet plus à s'investir faute de débouchés suffisants.
au moment de la récession de 2000-0 1, et la seconde est celle des
subprimes avec la récession actuelle. Mais plus intéressante est l'autre La meilleure preuve en est la configuration qui a mené au dernier
courbe, celle qui mesure l'évolution de la rentabilité des entreprises, krach boursier: comme la demande salariale était drastiquement
c'est-à-dire du taux de profit, et ce pour trois raisons au moins : (1) On comprimée, la croissance n'a été obtenue qu'en boostant la
y constate le parallélisme étroit d'évolution entre les profits et la bourse. consommation par une envolée de l'endettement (qui débute
Ce qui est somme toute logique et n'appelle pas de commentaires justement en 1982), une diminution du taux d'épargne (qui débute en
particuliers. (2) C’est l’évolution du taux de profit qui détermine les 1982 également) et une montée des revenus patrimoniaux.
variations des indices boursiers. C'est son retournement à la baisse qui
provoque le krach. (3) Enfin, c’est aussi le retournement à la baisse du En conclusion, le grand krach économique de 2008 signe l'échec de
taux de profit qui est à l’origine des crises économiques cycliques en l'ordre productif néolibéral. Pas plus ce dernier que l'ordre productif
2000-01 et 2008-09. keynésiano-fordiste n'ont pu apporter de solutions durables aux
contradictions intrinsèques de l'accumulation capitaliste. En effet, si
Autrement dit, à court terme, c'est bien l'évolution du taux de profit l'importante baisse de la part salariale depuis 1982 a permis de
qui est à l'origine des cycles économiques, des récessions et des rétablir le taux de profit, elle a réduit le taux d'accumulation du fait
krachs financiers. Nous ne sommes donc pas en présence d'une crise même de cette compression de la demande finale. Ceci a eu pour
financière qui se serait transformée en récession économique, mais conséquences majeures, d'une part, de développer une
d'un retournement de la rentabilité des entreprises qui s'est financiarisation de l'économie, et, d'autre part, d'impulser une
transformé en crise financière et ensuite en récession. demande finale par le crédit, la diminution de l'épargne,
l'accroissement des revenus patrimoniaux et les déficits budgétaires
Mais, si l'on prend du recul et que l'on regarde les évolutions à pour résorber la crise.
moyen terme, force est de constater que ce retournement cyclique de
la rentabilité des entreprises à l'origine du krach prend place à un
niveau élevé du taux de profit. Ceci est très important à comprendre, MONDIALISATION ET DÉPRESSION SALARIALE
car il est généralement affirmé dans de nombreuses analyses critiques
que la montée de la finance depuis les années 1980, et l'éclatement Ainsi restitué dans sa dynamique, le tournant néolibéral ne doit rien,
des bulles spéculatives à répétition, seraient la conséquence de la ni à la mondialisation, ni à une prise de pouvoir par le capital
baisse de la rentabilité entreprises (baisse de leur taux de profit) : financier, ni à un capitalisme patrimonial, ni au libre-échange. Il doit
les entrepreneurs placeraient leur argent en bourse comme tout à la nécessité de rétablir la rentabilité du capital qui était au plus
conséquence de la faible rentabilité des investissements productifs. bas en 1982. Pour preuve, le tournant néolibéral précède ces
Ce raisonnement est faux à moyen terme : depuis les années 1980, les phénomènes, ceux-ci doivent donc leur avènement à la compression
investissements productifs sont rentables et les profits sont au plus de la part salariale si caractéristique de ce La
haut. A moyen terme, il est donc erroné de prétendre que les capitaux financiarisation s'est nourrie de cette abondance de profits, tandis
vont en bourse parce que les profits sont faibles! L'importance que la mondialisation s'est développée comme conséquence de la
croissante du secteur financier dans l'économie ne tient pas à la dérégulation des mouvements de capitaux, de la recherche de main-
d'œuvre à bas salaires et de nouveaux marchés. Certes, une fois En trait continu: exportations de biens / PIB (en volume)
devenue acteur prépondérant, la finance a conquis une certaine En pointillé: exportations de biens et services / PIB (en valeur)
autonomie et a dicté sa loi, mais elle n'est pas à l'origine de la
manœuvre: sa liberté retrouvée, elle la doit aux politiques qui l'ont PIB et exportation de biens, monde (l951-2007)
libérée des entraves qu'elle s'était vue imposer après la crise de 29. PIB mondial Exportations de biens
A prix constant et au taux Volume réel
Cette temporalité apparaît clairement sur le graphique et tableau de change du marché d'exportation de biens
suivant: le commerce mondial ralentit très nettement avec la fin de 1951-1973 5,1 % 8,2 %
la prospérité d'après-guerre puisque le taux de croissance du volume 1974-1982 3,0% 2,5 %
réel d'exportation de biens est divisé par trois (il passe de 8,2 % à 1983-2007 2,9 % 5,8 %
2,5 %: tableau) et que la part du commerce mondial de biens Abelardo Marina Flores: Limites y perspectivas de la globalizaci6n
n'augmente plus (elle stagne à 17 % de 1974 à 1987: graphique). Le neoliberal, Trayectorias, Volumen X, n027, Julio-Diciembre 2008
commerce mondial ne reprend de façon significative qu'à partir des
années 1990, mais cette relance se caractérise par deux faits Il est important de bien saisir l'enchaînement de cette dynamique,
majeurs: d'une part, elle ne résulte pas d'une reprise de la ainsi que les articulations entre ses divers éléments, afin de réfuter un
production puisque le taux de croissance du produit mondial stagne à certain nombre d'idées erronées:
3 % et que, d'autre part, elle est postérieure d'une petite dizaine
d'années au tournant néolibéral. 1) La mondialisation n'est pas la mère du néolibéralisme. En les
désindexant de la productivité, la dérégulation néolibérale a
Commerce mondial de biens et services (en volume et en valeur) en réintroduit la concurrence par les salaires, a ouvert la porte au moins•
% du PIB mondial 0950-2006) 47 disant salarial, et poussé à rechercher une main-d'œuvre à bas
salaires dans certains pays. La mondialisation est donc fille du
néolibéralisme.
3) Ce n'est pas le 'trop' haut niveau des salaires dans les pays
47 Abelardo Marina Flores: Limites y perspectivas de la globalizacion neoliberal, développés qui handicaperait la compétitivité et expliquerait la
Trayectorias, Volumen X, n027, Julio-Diciembre 2008.
mondialisation et les délocalisations. Durant les Trente glorieuses,
malgré les salaires relativement élevés et le plein emploi, le L'impasse de l'ordre productif néolibéral
capitalisme n'a pas connu de processus de mondialisation tel que
nous le connaissons aujourd'hui. Comme la demande finale et la
production augmentaient parallèlement, les pays de l'OCDE ont Le fonctionnement de l'ordre productif néolibéral et ses
connu un processus de développement autocentré sans éprouver la contradictions peuvent être schématisés comme suit :
nécessité de délocaliser leur production. Ce sont en réalité les
dérégulations politiques liées au tournant néolibéral consécutif à
l'épuisement de la régulation d'après-guerre, qui expliquent la Un schéma explicatif de la crise
mondialisation et les délocalisations.
,
1
\
de la mondialisation instaure bien évidemment une concurrence
généralisée entre les salariés du monde entier, concurrence qui (
renforce la tendance à la compression salariale. Cependant, cette
compression a été rendue possible par les changements intervenus
dans les rapports de force entre capital et travail et dans les politiques
\ '
inégalites
surendettement
/
publiques, qui s'expliquent par des facteurs relativement
indépendants du degré de libre-échange. 1
profits
-Mondialisatio n -BRIC
:
1970 1975 2000 2005
..
La montée de l'instabilité de l'économie internationale
: :
Les deux graphiques suivant distinguent, d'une part, toutes les évolu•
tions fondamentales du circuit d'accumulation interne aux économies
avancées et, d'autre part, les déséquilibres de l'économie internatio•
nale induits par l'instabilité dans le fonctionnement de l'ordre pro•
-
Surconsommation
US
Mondial
l
ductif néolibéral. Le premier graphique reprend les variables essen•
tielles guidant la production et la répartition de la richesse. Le second
graphique reprend une série de paramètres illustrant les déséquilibres
induits par le néolibéralisme dans le circuit de l'accumulation à
l'échelle mondiale.
Etant donné l'impossibilité matérielle pour tous ces paramètres de
monter indéfiniment, les questions qui se posent à nous sont les sui•
Et demain?
vantes:
1) Quand et comment le retournement s'effectuera-t-il ?
2) Est-on en train de vivre la fin de l'ordre productifnéolibéral ?
3) Que nous réserve l'avenir étant donné qu'aucun autre ordre Même si l'État occupe une place bien plus importante qu'auparavant
productif ne se dégage à l'horizon? dans l'économie, qu'il n'hésite pas à intervenir plus rapidement et
4) La dévalorisation massive de l'endettement mondial à plus massivement que durant l'entre-deux-guerres, que la tentation
l'évidence désormais insolvable se fera-t-elle dans un bain de sang protectionniste est moins grande aujourd'hui, et que le rapport de
social comme aux Etats-Unis entre 1929 et1934 ou au travers d'un force global entre le capital et le travail n'est pas le même, le
conflit armé comme en Europe lors de la seconde guerre mondiale capitalisme en revient progressivement, par bien des aspects, à la
(un ou plusieurs conflits armés, notamment entre les anciennes puis• situation qui prévalait durant les Trente piteuses en Europe:
sances sur le déclin et les nouvelles puissances émergentes) ? l'illusion de pouvoir poursuivre selon les modalités du régime
5) La montée actuelle des mouvements sociaux en réaction à la d'accumulation antérieur alors que ce dernier a pourtant fait la
dégradation des conditions de vie auront-ils la force de renverser le preuve de son épuisement; une incapacité des dominants de
cours des choses: soit en permettant qu'un nouvel ordre productif percevoir ce blocage et de mettre un nouvel ordre productif en place;
prenne place comme en 1933 aux Etats-Unis, soit en dégageant un le maintien d'un régime de déflation salariale; une utilisation sans
cours vers une sortie des logiques capitalistes dans la perspective précédent de l'endettement, l'absence d'un contrôle conséquent de la
d'une société plus démocratique, plus respectueuse de finance, la montée d'un chômage de masse, l'absence d'un
l'environnement, plus sociale et généreuse? leadership ou d'une gouvernance au niveau mondial, la au
6) En cas d'échec de ces mouvements sociaux, l'humanité connaΕ 'chacun pour soi' dans le chef de tous les acteurs quels qu'ils soient,
tra-t-elle de nouvelles Trente piteuses avec son lot de misères, de etc.
régimes dictatoriaux et d'atrocités comme on les a connues alors?
7) Quid des limites écologiques qui viennent rajouter leurs Les trois premiers graphiques ci-dessous retracent l'évolution en
propres contraintes aux limites économiques actuelles ? nombre de mois depuis le pic des deux krachs de 1929 et 2008 49 • Ils
8) Quid des pays émergents? Sauront-ils s'autonomiser et échap• montrent que la crise actuelle est aussi grave, ou plus grave, que celle
per à la situation dans laquelle les pays avancés sont entrainés, ou d'hier: si la chute de la production industrielle est de même intensité,
bien seront-ils emportés avec la faillite de ces derniers? les contractions du commerce mondial et des indices boursiers sont
plus fortes.
Telles sont les questions fondamentales inscrites dans la situation
présente et qui se trancheront dans les années à venir. Comme nous 1929 versus 2008
n'avons pas la prétention d'y répondre, nous examinerons dans le
chapitre suivant, de façon plus immédiate et à court terme, à quoi
nous devrions'nous attendre pour demain au niveau économique.
1/ \ \
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réelles et la surabondance de monnaie en circulation ne peut faillites de firmes qui sont évoquées pour demain, mais carrément
qu'alimenter encore plus la spéculation et l'inflation. celles des États.
4) Malgré les discours et promesses, l'absence de réelles mesures de Plus fondamentalement, 1'histoire de la succession des ordres
régulation pouvant freiner quelque peu les logiques ayant mené au productifs dans le capitalisme nous enseigne que quatre conditions
krach ne peut que laisser libre cours aux contradictions du sont nécessaires pour qu'un nouvel ordre succède à l'épuisement de
capitalisme qui s'exprimeront alors avec une violence accrue dans l'ancien:
l'avenir. 1) Un assainissement de la base productive par une dévalorisation
massive du capital en surproduction sous ses trois formes •
5) Les marges de manœuvre pour relancer réellement l'activité marchandises, monétaire et productif (les moyens de production) -,
économique sont en réalité plus étroites qu'en 1929 car la plupart des soit au travers d'une crise économique comme en 1929, soit au
mesures de relance ont déjà été prises ou ont déjà démontré leur travers d'une guerre.
vacuité. En effet, ceux qui prônent un retour au mode de régulation 2) L'émergence d'un nouveau régime d'accumulation qui soit
des Trente glorieuses oublient un peu vite que c'est sa faillite qui a porteur de gains de productivité significativement plus élevés.
nécessité le tournant néolibéral au début des années 1980. Les bases 3) La mise en place d'un mode de régulation qui permette le
qui ont permis la prospérité d'après-guerre ne sont plus présentes, ni bouclage du circuit de l'accumulation, c'est-à-dire qui assure une
au niveau des gains de productivité, ni au niveau des rapports de production rentable, mais qui garantisse aussi les conditions de sa
force au sein de la société. réalisation.
4) Enfin, une configuration des rapports de force entre le capital
6) Déjà surdosé de déficits multiples et de crédits, le capitalisme (et ses composantes) et le travail qui permette l'instauration et le
dispose de moins de latitude qu'en 1929. Ainsi, la résorption des déploiement d'un nouvel ordre productif et toutes les modifications
déficits budgétaires et commerciaux des États-Unis (qui étaient qu'il implique.
largement à la base de la croissance américaine durant les années
2000) ne pourra également que contribuer à la compression de la Chacune de ces conditions est nécessaire mais non suffisante. Ainsi,
demande finale au niveau mondial. Il en va de même concernant la les dévalorisations massives par destruction de capital fixe lors de la
consommation des ménages américains, qui sera contenue par la première guerre mondiale n'ont pas suffi pour engendrer une phase
reconstitution du taux d'épargne destinée à faire face aux temps de prospérité comparable à celle qui a suivi la seconde guerre
difficiles. Quant à la demande extérieure, si elle bénéficie des effets mondiale, car les autres conditions manquaient alors à l'appel. Au
mutuels des plans de relance nationaux, elle pâtira de leur lendemain de la guerre 1914-18, et malgré la présence d'éléments du
épuisement et de la réorientation partielle des pays émergents sur mode de régulation keynésiano-fordien, la classe dominante avait
leurs marchés intérieurs (en particulier ceux d'Asie de l'Est). néanmoins l'illusion de pouvoir revenir à ce qui avait fait le succès
de la Belle Époque: un libéralisme colonialiste. De même, si les
Al' examen, les paramètres de la situation économique sont en réalité mouvements sociaux après le krach de 1929 aux États-Unis ont été à
potentiellement bien pires qu'en 1929. Significatif de cet état de l'origine d'un New-Deal instaurant le keynésiano-fordisme, l'impact
dégradation est le fait que ce ne sont plus seulement les menaces de plus limité de cette crise économique en Europe, ainsi que de fortes
divisions au sein des couches dominantes sur le continent, ont rendu
impossibles l'acceptation et l'instauration du nouvel ordre productif
comme aux Etats-Unis. Il a fallu les affres de la seconde guerre Les pays émergents
mondiale pour convaincre tous les acteurs sociaux de changer la
donne et d'adopter le nouveau mode de régulation. C'est donc la
conjonction des quatre conditions en un tout cohérent qui ouvre la
possibilité que se développe un nouvel ordre productif pour un temps Jusque dans les années 1980, le capitalisme avait démontré son
donné. incapacité à développer les deux-tiers de l'humanité, la dette des
pays du Tiers-Monde faisait rage et rien de bon ne se profilait à
Or, rien dans la situation présente n'indique encore que nous soyons l'horizon pour cette partie du monde. De façon inattendue, tout
à la veille de l'avènement d'une telle possibilité. Le capital basculera après le tournant néolibéral. En effet, la réintroduction de
surnuméraire n'a pas encore été 'assaini' au travers d'un processus la concurrence sur les salaires dans la zone développée du monde
de dévalorisation massive, pire, il s'est accru suite aux politiques ouvrira une formidable fenêtre d'opportunité pour certains pays du
anticycliques des pouvoirs publics. Aucun nouveau régime Tiers-Monde. Ceux-ci vont librement pouvoir jouer sur leur avantage
d'accumulation porteur de gains de productivité substantiels ne s'est comparatif: le coût salarial unitaire (le coût salarial à l'unité
dégagé, pas plus qu'un nouveau mode de régulation assurant le produite) comme l'indique le graphique suivant :
bouclage du circuit d'accumulation. Enfin, quand bien même ces
conditions seraient présentes, la configuration actuelle des rapports Coût salarial unitaire (US+UEI5+Japon = 100)
de force au sein de la société entre ses diverses composantes ne
permettrait pas leur adoption. 100, ,100
40· 40
Le tableau dressé ci-dessus vaut pour l'essentiel de l'économie
mondiale. Cependant, et jusqu'à présent, les pays émergents ont pu : FM"
30 1 1 1 I l ! 1 1 1 1 1 1 30
échapper à cette spirale auto-dépressive. Ce sera l'objet du chapitre
98 99 00 01 02 03 04 05 06 07 08 09
suivant.
50 50
47 47
44 44
41 41
38 38
35 35
NA
.
98 99 00 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10
Ainsi, l'essentiel des pays émergents, surtout la Chine dans le secteur La première question qui se pose à nous est donc la suivante: cette
manufacturier, et l'Inde dans une moindre mesure dans les secteurs région du monde échapperait-elle à la crise qui mine le reste de
des NTIC et de la comptabilité, en ont profité réceptionner des l'économie mondiale ?
délocalisations d'entreprises occidentales et mettre en place des
politiques de remontée de filières technologiques. Le résultat ne s'est 2) Les Etats-Unis ont mis cinquante ans pour doubler leur revenu par
pas fait attendre et est assez spectaculaire : tête entre 1865 et la première guerre mondiale (1914) ; la Chine y est
parvenue en deux fois moins de temps en période de difficulté de
1) En 25 années de mondialisation (1980-2005), alors que l'Europe l'économie internationale! Alors que l'Empire du milieu était rural
n'a multiplié son PIB (Produit Intérieur Brut) que par 1,7, les Etats• à 84% en 1952, le nombre d'ouvriers dans le secteur industriel chi•
Unis par 2,2 et le Monde par 2,5, l'Inde est parvenue à le multiplier nois est aujourd'hui (170 millions) de 40% plus important que dans
par 4, l'Asie en développement par 6 et la Chine par 10! Ce dernier l'ensemble des pays de l'OCDE (123 millions) ! Ce pays devient
pays a donc progressé quatre fois plus rapidement que la moyenne l'atelier du monde et l'emploi tertiaire y augmente à pas de géant. La
mondiale. Ceci signifie que, ces deux dernières décennies, la crois• transformation de la structure de l'emploi est l'une des plus rapides
sance dans le sous continent-asiatique est venue amortir la chute con•
tinue du taux de croissance du PIB mondial par habitant depuis la fin
des années 1960 (ce graphique est à comparer avec le même vu pré•
50 Durand Cédric et Légé Philippe: « Vers un retour de la question de l'état
cédemment mais pour les pays avancés seulement: notez le relève•
stationnaire ». Actes du colloque « La crise: trois ans après quels
ment du taux de croissance durant la dernière décennie) : enseignements? », 09/02/2010.
qui ait jamais eu lieu dans toute l'histoire du capitalisme 51. Ainsi, la 4) De surcroît, la Chine ne se contente plus de produire et d'exporter
Chine est d'ores et déjà devenue la quatrième économie du monde si des produits de base, ou de réexporter des produits assemblés dans
l'on calcule son PŒ en dollars au taux de change et la seconde calcu• ses ateliers à bas salaires: elle produit et exporte de plus en plus de
lée en parités de pouvoir d'achat 52. Si l'allure de la croissance ac• biens à haute valeur ajoutée, comme de l'électronique et du matériel
tuelle se poursuit, la Chine deviendrait l'une des plus grandes puis• de transport. Dès lors, assisterait-on en Chine à un processus de re•
sances mondiales dans moins de deux décennies. C'est aussi ce que montée des filières technologiques analogue à se qui s'est produit
les Etats-Unis et l'Allemagne avaient réussi à faire au xrxème siècle dans les NPI (Nouveaux Pays Industrialisés: Corée du Sud, Taïwan,
en rattrapant et supplantant l'Angleterre et la France, et ce, malgré le Hong-Kong et Singapour) ? La Chine pourra-t-elle, comme ces der•
fait qu'ils aient démarré plus tardivement. niers, réduire sa dépendance envers ses exportations et se tourner
vers le développement de son marché intérieur? En d'autres mots,
3) La progression du PŒ chinois est également la plus vigoureuse de est-ce que l'Inde et la Chine ne sont que des étoiles filantes, dont
toute l'histoire du capitalisme: avec une progression annuelle l'éclat s'effacera à terme, ou seront-ils amenés à devenir de nou•
moyenne de 8 à 10% durant ces 30 dernières années de difficultés veaux acteurs majeurs sur la scène mondiale?
économiques au niveau mondial, la croissance chinoise dépasse en•
core les records atteints durant la période de prospérité d' après• 5) La rapide constitution d'un énorme bastion ouvrier dans le sous•
guerre puisque le Japon a progressé de 8,2% l'an entre 1950 et 73 et continent asiatique, certes extrêmement jeune et inexpérimenté, pose
la Corée du sud de 7,6% l'an entre 1962 et 1990. De plus, ce rythme néanmoins de multiples questions quant au développement des luttes
est actuellement bien plus important et plus stable que ceux de ses sociales dans cette partie du monde et quant à son incidence au ni•
voisins déjà bien industrialisés (Corée du Sud, Taiwan et Hong• veau du rapport de force à l'échelle internationale. En les bas
Kong) ! salaires et conditions extrêmement précaires de travail en Asie de
l'Est sont utilisés pour exercer un chantage à l'emploi (par la menace
de délocalisation) et effectuer une formidable pression à la baisse sur
les salaires et conditions de travail.
51
Répartition structurelle en % de la valeur produite et en emploi
notes encore :à compléter ...
Primaire Secondaire Tertiaire
(agriculture) (industrie) (services)
Valeur Emploi Valeur Emploi Valeur Emploi Force est de reconnaître que la dynamique est, pour le moment, très
1952 51 84 21 7 29 9 différente dans les pays émergents comme le montre les deux
1978 28 71 48 17 24 12 graphiques suivants de la croissance de la production industrielle et
2004 13 47 46 23 41 31 de l'emploi dans le secteur manufacturier:
Source: China Statistical Yearbook, 2005.
52 Ce mode de calcul est nettement plus fiable dans la mesure où il s'appuie, non
plus sur les valeurs respectives des monnaies tirées des seuls échanges de biens sur
le marché mondial, mais de la comparaison des prix d'un panier de biens et de
services standard entre pays.
Production manufacturière GDP Real Growth - 2009
(base 100 en 2002j
2iO
iOO
---
150
02 05 06 10p
Cela fait près d'un quart de siècle que nous assistons à un véritable
basculement du monde vers les pays émergents comme l'indique
également le graphique suivant de la croissance du PŒ par habitant
dans les anciens pays développés et dans le reste du monde:
Pop PIB Pop PIB Pop PIB PIB ............................................ ..•.•........ ....... ,..•" •..••..• ..
.-.'
......•...
20000
Europe de ........................'
l'Ouest & 14 25 14 . 49 11 38 28
10000
pays neufs
Chine + Inde 57 49 37 8 37 24 40
o
1980 2000 2010 2020 2030 205Q
•••• USA ---CHN _ .. ••••
DRA
-_
..
.. ..
..
;
!
Qu'adviennent-ils alors des formidables inégalités de développement 0.70
1
entre pays constatés précédemment? Trois mesures sont possibles
pour approcher cette question: . !
!
1
1) Les inégalités entre pays: cette mesure consiste à classer les pays 0.60 .
! ···1.
en fonction de leur Pib par tête et à calculer un indicateur de 1
répartition, par exemple le coefficient de Gini, qui mesure l'écart ......... .• !
0.55 .. .. 1
entre la distribution observée et une distribution parfaitement
égalitaire 53. Dans ce cas, chaque pays compte comme 'un individu'. 1
0.50
On obtient alors le Gini 1.
!
1
2) Les inégalités entre pays pondérés par leur population. Dans le 1 i j 1 I i i 1
calcul précédent, un petit pays riche (le Luxembourg) pèse autant 1950 1970 1975 1985 1995 2000 2005 2010
2002
0.70
0.65
0.60
0.55
0.50 ------