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Production et revenus

La production de valeur

Cette partie des notes décrit certains concepts économiques Dans notre système économique, toute production recouvre un
fondamentaux pour les deux premières étapes du circuit double phénomène. Pour l'illustrer, nous prendrons une entreprise
économique: la création de richesse par les acteurs économiques et qui fabrique des chaises.
la distribution des revenus correspondants à ces derniers (la troisième
étant la consommation effectuée à l'aide de ces revenus). C'est un D'un côté, la production est une (simple) transformation. À l'entrée,
rappel succinct des principales catégories utilisées en économie. des planches, une scie, de la colle, des clous, de l'électricité, et bien
Autrement dit, elle vous servira de 'boîte à outils' pour comprendre d'autres choses encore, à commencer par le travail du menuisier; à la
ce cours et de mémo pour le vocabulaire et les concepts que vous sortie, des chaises. Notons que des chaises, ce n'est pas 'supérieur',
rencontrez. ou 'plus grand' que les planches, plus la scie, plus le travail du
menuisier, plus tout le reste. C'est simplement différent. Du point de
vue physique, matériel, la production est donc un changement de
qualité, mais pas nécessairement, et en fait très rarement, une
Les trois temps de l'économie
augmentation de quantité (un courant de pensée en économie, celui
des physiocrates, a été induit en erreur par la principale exception à
Trois temps rythment le circuit économique et sont comptabilisés:
cette règle générale, celle de la production agricole). Pour faire
1- La production de richesse est mesurée à l'aide de la valeur
image, l'on peut reprendre la formule de Lavoisier en l'appliquant à
ajoutée générée par les acteurs économiques (cf. infra).
2- La distribution de cette richesse sous forme de revenus afférant la production matérielle: « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se
à tous ceux qui y ont concouru: les salaires pour la main d'œuvre, transforme ».
les dividendes pour les fournisseurs de capitaux, les intérêts pour les
capitaux empruntés, les loyers pour les propriétaires d'immeuble, etc. De l'autre, il y a quelque chose qui s'accroît au cours de la
3- La consommation de ces revenus dépensés par les quatre grands production: c'est la valeur. Si l'on exprime en argent tout ce qui est
acteurs de l'économie: la consommation des ménages, de entré dans la fabrication, cela représente une certaine somme. Si les
l'Etat, des entreprises et le solde des échanges avec l'étranger. choses se passent normalement, les chaises produites représentent
une somme supérieure. Du point de vue de la valeur (de l'équivalent
Une fois les biens et services vendus, les producteurs récupèrent en monnaie), le constat est donc strictement inverse: il n'y a pas de
leurs investissements incrémentés d'un certain profit au passage. changement de qualité (l'argent reste de l'argent), mais il y a une
Ceci leur permet de réinvestir dans un nouveau cycle élargi de augmentation en quantité (la production vaut davantage d'argent que
production. Ce sont les trois optiques de la comptabilité nationale: la somme des intrants qui l'ont réalisée).
(1) la production, (2) les revenus et (3) la consommation. Il existe
une égalité comptable entre ces trois optiques puisque à la valeur de
la richesse créée correspond la somme des revenus distribués et ceux-
ci correspondent au total de la consommation (cf. infra).
la valeur de la chaise est supérieure à ses constituants, c'est parce que
son utilité est plus grande. C'est le point de vue dominant en
....
économie (y compris de la majorité de ceux qui se réclament de
Keynes). Comme cette question fait débat et n'a pas à être tranchée
ici, nous nous concentrerons sur les problèmes de la mesure et du
transfert de cette valeur qui occupe l'essentiel de la matière en
économie.
Intrants Combien vaut la production?
(Inputs) (Output)
Sur une période donnée, disons un an, notre usine aura produit un
certain nombre de chaises, vendues (ou estimées) à un certain prix.
La valeur de la production de l'usine sera donc tout bonnement égale
à la somme de la valeur de toutes les chaises produites durant la
période considérée (qui correspond habituellement l'année
comptable): on multiplie les quantités produites par leurs prix
unitaires et l'on obtient la valeur totale de la production. On parle
alors du chiffre d'affaire de l'entreprise de chaises.
Comme souvent, les questions les plus simples sont aussi les plus
profondes. Celle qui vient immédiatement à l'esprit, et elle est
Les choses se compliquent un peu dès que l'on souhaite savoir non
fondamentale, consiste à savoir pourquoi la valeur s'accroît au cours
plus seulement quelle est la valeur de la production prise en soi (ce
de la production. Deux réponses sont possibles et elles séparent deux
qui n'est pas extrêmement utile), mais quelle est la valeur qui a été
grands courants de pensée en économie. Il y a ceux qui estiment que
créée dans l'usine. Car si les chaises valent, par exemple, 50 000 €,
c'est le travail dépensé au cours de la production qui explique cette
cette somme a nécessité l'utilisation - et la disparition - de, disons,
création de valeur. C'est le point de vue des grands économistes
15 000 € de bois, de colle, d'électricité, etc. Pour connaître la valeur
classiques comme David Ricardo et Adam Smith, des marxistes, de
créée dans l'entreprise, il faut donc déduire ces 15 000 € des
la plupart des économistes de l'école de la régulation, mais
50000 €; en l'occurrence, la valeur créée, plus souvent appelée
également de Keynes 1.... Quant à tous les autres, ils pensent que si
valeur ajoutée, n'est que de 35000 €. Le bois, la colle, etc. ont été
consommés : ils ont physiquement disparu lors de la production.
1 « Nos préférences vont par conséquent à la doctrine préclassique que c'est le
travail qui produit toute chose, avec l'aide de l'art comme on disait autrefois ou C'est l'occasion de remarquer que l'on doit distinguer deux types très
de la technique comme on dit maintenant, avec l'aide des ressources naturelles, différents de consommation :
qui sont libres ou grevées d'une rente selon qu'elles sont abondantes ou rares,
avec l'aide enfin des résultats passés incorporés dans les biens capitaux, qui eux
aussi rapportent un prix variable selon leur rareté ou leur abondance. Il est
préférable de considérer le travail, y compris bien entendu les services personnels pourquoi nous avons pu adopter l'unité de travail comme la seule unité physique
de l'entrepreneur et de ses assistants, comme le seul facteur de production,. la quifût nécessaire dans notre système économique en dehors des unités de monnaie
technique, les ressources naturelles, l'équipement et la demande effective et de temps» J.M. Keynes, Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la
constituant le cadre déterminé où ce facteur opère. Ceci explique en partie monnaie, 1936, Paris, Payot, 1969, p. 223.
a) Il Ya d'abord la consommation que l'on vient d'évoquer, qui est b) l'ébénisterie Fessocho qui utilise les planches de scierie
effectuée dans la cadre d'une production. Cette consommation est Padécharde et qui produit pour 30 000 € de chaises.
donc dite productive, ou intermédiaire. La caractéristique de cette
consommation est que le produit consommé se 'retrouve' en quelque Si l'on cherche à savoir quelle est la richesse produite par ces deux
sorte dans un autre produit - on verra dans un instant de quelle entreprises, on pourrait être tenté d'additionner tout bêtement la
manière. valeur des deux productions (la somme de leurs chiffres d'affaires) :
b) Très différente est la consommation ordinaire, souvent appelée ainsi, on conclurait qu'il y a eu 5 000 € + 30 000 € = 35 000 € de
consommation finale: là, le produit consommé disparaît totalement richesses produites. Mais l'erreur de cette méthode saute aux yeux :
par l'usage qu'en fait le consommateur. car à la fin de l'année, si j'ai bien 30 000 € de chaises, les planches et
les 5 000 € qu'elles représentent ont disparu dans la production des
Si les produits qui représentent les consommations intermédiaires ont chaises. En réalité, la richesse produite par mon territoire (composé
physiquement disparu en tant que tels dans la production, tout se ici de 2 entreprises) se monte à seulement 30 000 €, qui
passe comme si leur valeur, elle, se transmettait de manière intacte au correspondent à la somme des valeurs ajoutées de ces 2 entreprises:
produit final (les chaises). On peut donc écrire (provisoirement) a) 5 000 € de valeur ajoutée pour la scierie G'ai
l'équation suivante: supposé, dans mon exemple simplifié, que Padécharde produisait à
partir de rien, et que sa valeur ajoutée était donc égale à celle de sa
La valeur ajoutée = la valeur de la production (ou chiffre d'affaire)• production).
la valeur des consommations intermédiaires b) 25 000 € (30 000 € - 5000 €) de valeur ajoutée pour l'ébéniste
ou : VA = CA - CI Fessocho.
ou : valeur ajoutée = chiffre d'affaire - consommation intermédiaire
ou: VA=P-CI Si donc, lorsqu'on considère une entité économique, la richesse créée
Ce qui revient à dire que : est égale à la valeur ajoutée générée par cette entité, lorsqu'on
Consommations Intermédiaires + Valeur Ajoutée = Production considère un ensemble d'entités économiques, la richesse créée par
cet ensemble est (très logiquement) la somme des valeurs ajoutées
La notion de valeur ajoutée n'est pas seulement utile pour mesurer par les entités qui le composent. Ce qu'on peut formuler un peu
l'activité réelle d'une entreprise. Elle est franchement indispensable autrement, en disant que dans un ensemble donné, qu'il s'agisse d'un
lorsqu'on se pose le problème de mesurer l'activité économique d'un groupe d'entreprises, d'un secteur économique, d'un pays ou du
territoire (le plus souvent, d'un pays). Les entreprises ne fonctionnent monde entier, la valeur ajoutée globale est égale à la somme des
pas, en effet, indépendamment les unes des autres ; très souvent, la valeurs ajoutées des différentes composantes.
production de l'une est utilisée pour la production de l'autre et
ce phénomène s'accroît au cours du temps avec l'approfondissement
de la division internationale du travail. Le problème du capital fixe: valeur ajoutée brute et nette

Imaginons, par exemple, la situation· suivante, très simplifiée, mais Jusqu'ici, on a fait l'hypothèse que les éléments utilisés dans la
suffisante pour comprendre le principe du raisonnement: production (par exemple, les matières premières) étaient
a) la scierie Padécharde qui fabrique pour 5 000 € de planches. intégralement consommés au cours de la période considérée. Or, la
réalité est un peu plus compliquée, car à côté de ces éléments qui comme le capital circulant, est une avance ... mais qui, à la différence
disparaissent totalement au cours de la période de production, il en de ce dernier, tarde à revenir. Du point de vue de la comptabilité, le
est d'autres dont l'utilisation couvre plusieurs périodes de production. capital fixe pose un problème connu de longue date : on ne peut pas
Sur le plan comptable, on parle alors de capital fixe, par opposition se contenter de l'imputer à d'achat, en faisant comme s'il avait
au capital circulant. Typiquement, le capital fixe comprend des entièrement été consommé au cours de celle-ci. Si une machine
installations comme les machines ou les bâtiments, et le capital valant 200 000 € produit durant 10 ans, il serait aberrant de
circulant l'énergie et les matières premières. considérer que la machine a coûté (et donc, transmis à la production)
200 000 € la première année, et rien du tout les 9 suivantes. En fait,
Il est important de comprendre que si ce capital est 'fixe', ce n'est pas tout se passe donc comme si, tout au long de son existence, année
parce qu'on ne déplace pas un bâtiment ! D'ailleurs, la plupart des après année, le capital fixe transmettait une partie de sa valeur à la
machines peuvent très bien être changées de lieu, ce qui ne les production ; dans notre exemple, comme si la machine perdait
empêche pas de faire partie du capital fixe. 'Fixe' et 'circulant' ne chaque année 1/10e de sa valeur, soit 20 000 €, qu'elle transmettait à
correspondent pas ici à des notions liées à l'espace, mais au processus la production à laquelle elle contribue. On peut le dire encore
de transmission de valeur et à la question de savoir si ces capitaux autrement: une machine qui dure 10 ans, du point de vue de la valeur
ont ou non été entièrement consommés au cours de la période de et de sa transmission, est équivalente à dix machines chacune dix fois
production considérée. moins chères, qu'on mettrait au rebut chaque année ; un capital fixe,
ce n'est jamais qu'un capital qui met plusieurs années à circuler.
Quand on y réfléchit, le terme de 'circulant' correspond parfaitement
à la réalité que nous avons décrite précédemment. L'entreprise La comptabilité de l'entreprise va donc enregistrer une dépense de
Fessocho, par exemple, débourse chaque année 1 000000 € pour 200000 € la première année pour l'achat de la machine (mais ces
acheter du bois. Voilà donc 1 000 000 € que chaque année, les 200 000 € restent dans l'entreprise: au lieu de se présenter sous la
propriétaires de l'entreprise commencent par dépenser. Mais, si les forme de monnaie, ils existent dorénavant sous la forme d'une
choses suivent leur cours normal, cette dépense est ensuite machine). En revanche, chaque année, 20 000 € seront déduits de la
remboursée par la vente des chaises ; les 1 000 000 € d'euros valeur de la machine et considérés comme perdus pour l'entreprise.
reviennent donc à l'entrepreneur à l'issue du processus. Pour lui, ils Normalement, ces 20000 € seront par ailleurs mis de côté afin de
n'auront pas été une dépense sèche: ils sont destinés par nature. à financer le remplacement à terme de la machine. Ainsi, au bout de
revenir à leur place, bien au chaud dans les coffres-forts de 10 ans, l'entreprise disposera à nouveau de 200 000 € pour acheter
l'entreprise ... juste avant de les quitter pour entamer un nouveau une nouvelle machine. Ces 20 000 € annuels qui viennent se déduire
cycle de production. Voilà pourquoi l'on dit que ce capital circule, et de la valeur comptable du capital fixe, ce sont les amortissements. En
pourquoi nombre d'économistes l'ont désigné sous le terme théorie, ils correspondent à la fraction de valeur perdue par le capital
d'avances: le capitaliste débourse de l'argent qui, par le jeu normal fixe dans une période donnée, et transmise à la production au cours
de la production et de la vente, lui revient ... en ayant au passage fait de cette période.
des petits, mais n'anticipons pas.
C'est le moment de reparler de la valeur ajoutée. En toute rigueur, la
Revenons-en à nos moutons, c'est-à-dire à la différence qui existe formule à laquelle nous étions parvenus tout à l'heure (rappel : VA =
entre le capital fixe et le capital circulant. En fait, le capital fixe, tout P CI) est tout à fait incomplète car, pour connaître la valeur ajoutée,
on ne peut pas se contenter de retrancher de la valeur totale de la cours de cette période. Autrement dit, tout revenu n'est qu'une
production les consommations intermédiaires, c'est-à-dire le capital fraction de la valeur ajoutée nette, et cette valeur ajoutée nette est
circulant. Il faut aussi retrancher les amortissements. Or, c'est là que donc égale, par définition, à la somme des revenus de la société.
le bât blesse : le plus souvent, soit les chiffres des amortissements ne
sont pas disponibles, soit, pour un certain nombre de raisons, on Une autre façon de comprendre cela est de raisonner en sorte
considère qu'ils sont économiquement faux. La valeur ajoutée dont à l'envers : imaginons que l'on vende la production d'une année, en
on parle généralement, et sauf précision contraire, est une valeur séparant la production en deux lots. Le premier lot est calculé de
ajoutée brute - et donc, surévaluée -, de laquelle on n'a pas retranché manière à ce que sa vente couvre tout juste les frais engagés pour la
les amortissements, c'est-à-dire la consommation de capital fixe. production : la recette servira donc à payer les fournisseurs et à
amortir la fraction consommée du capital fixe. Une fois tout cela
Voilà pourquoi, lorsqu'à propos d'un territoire national, on parle du accompli, il reste à vendre le second lot de marchandises, pour une
Produit Intérieur, il s'agit 99 fois sur 100 du Produit Intérieur Brut somme égale, par définition, à la valeur ajoutée nette. À la différence
(PŒ), donc de la somme des valeurs ajoutées brutes. Ce PŒ de ce qui se passait avec la vente du premier lot, le produit de cette
surestime donc la valeur créée, car il ne déduit pas la consommation vente ira intégralement dans les poches des différents agents
de capital fixe qui a été employée pour réaliser la production. La économiques ayant contribué à la production: salariés, capitalistes,
'vraie' valeur ajoutée est donc la Valeur Ajoutée Nette, obtenu propriétaires immobiliers, banques, propriétaires fonciers. Ajoutons,
comme suit: pour prévenir une éventuelle erreur de raisonnement que la recette du
premier lot, qui a servi à payer les fournisseurs, ne constitue pas pour
Valeur Ajoutée Nette = Production - Consommations Intermédiaires eux directement un revenu, puisque lui-même sera décomposé, chez
Amortissements ces fournisseurs, en revenus et en paiement de leurs propres
fournisseurs, etc. On peut donc établir l'égalité suivante:
De même,. pour connaître la richesse créée sur un territoire en une
année, il faut calculer le Produit Intérieur Net (PIN), égal à la somme PIN = Somme des Valeurs Ajoutées Nettes = Somme des revenus
des Valeurs Ajoutées Nettes. On peut aussi écrire que:
On en vient à présent à la nature de ces revenus. Selon les
PIN = PŒ - somme des amortissements économistes, et selon le problème considéré, on utilisera une
décomposition plus ou moins fine. La décomposition minimale (ou,
si l'on veut, principale) est celle qui intervient entre les salaires et les
De la valeur ajoutée aux revenus profits. On l'appelle aussi le partage primaire de la richesse entre le
travail (les salaires) et le capital (les profits) :
Jusque là, on a considéré la production sous l'angle de la création et a) les salaires sont la rémunération du travail ; ils sont
de la transmission de la valeur. Mais elle donne lieu à la distribution normalement définis par un contrat entre l'employeur, demandeur de
de revenus aux différents agents ayant concouru à générer cette travail, et le salarié, offreur de travail (attention, ici le langage
richesse. Bien que de multiples mécanismes puissent venir courant est trompeur. Si, dans la vie courante, un chômeur 'demande'
compliquer les choses, fondamentalement les revenus d'une période du travail, du point de vue de l'analyse économique, il en offre...) ;
ne peuvent correspondre, par définition, qu'à de la richesse créée au
b) les profits sont la rémunération du capital ; ils ne sont pas
définis par un contrat, mais sont directement fonction de l'activité de la production capitaliste
l'entreprise. Ce revenu est un reliquat: c'est ce qui reste de la valeur (capital fixe + circulant)
ajoutée (nette) une fois déduits les salaires (dont les charges sociales
qui, quel que soit le nom qu'elles portent, 'salariales' ou 'patronales',
ne sont rien d'autre que du salaire indirect). C'est ce que l'on appelle
l'excédent brut d'exploitation (ou net si l'on a déduit les
amortissements). Deux remarques sont ici nécessaires: !
l ]..
D'une part, on lit très souvent qu'une partie des profits est consacrée
aux amortissements (c'est-à-dire, je le rappelle, à payer l'usure du
capital fixe). Ceci peut sembler contradictoire avec ce qui précède,
puisque normalement, les profits sont calculés sur la base du produit
net, c'est-à-dire que les amortissements sont déjà déduits. Mais ce
paradoxe s'explique par le fait que la plupart du temps, les calculs
sont faits (à tort) en partant du produit brut. Dans ce cas, il s'agit
donc de profits 'bruts', et pour obtenir le profit réel (net), c'est-à-dire
le revenu des capitalistes, il faut défalquer les amortissements.
[
On peut représenter ce qui précède à l'aide du schéma suivant: •
La seconde remarque tient à l'existence d'un autre revenu, qui a Décomposition du profit
particulièrement mobilisé l'attention des économistes des XVIIIe et
XIXe siècles (ce qui ne surprendra personne, étant donné Même en mettant de côté la question de la rente, la catégorie de
l'importance qu'il avait alors) : il s'agit de la rente. La rente 'profit' recouvre des grandeurs différentes, aux définitions plus ou
correspond au prix obtenu par les propriétaires fonciers pour la moins restrictives, ce qui fait que le même mot désigne selon les cas
location de leur terre. Elle jouait un rôle crucial à l'époque où des réalités assez diverses. Voilà la raison pour laquelle une
l'agriculture représentait un secteur fondamental de l'économie. Or, si clarification n'est donc pas inutile. Les gestionnaires, plutôt que
certains auteurs (comme K. Marx) ont considéré la rente comme une parler de 'profit', préfèrent le plus souvent se référer aux soldes
forme particulière du profit, un sous-produit, en quelque sorte, de celui- intermédiaires de gestion, qui correspondent à ces différentes
ci, d'autres comme A. Smith ou D. Ricardo considéraient la rente définitions, plus ou moins larges, du profit.
comme une forme de revenu à part entière, à côté des salaires et des
profits. Si les schémas ci-dessus avaient voulu refléter le point de vue La première distinction, déjà évoquée précédemment, est celle qui
de ces auteurs, ils auraient donc dû être partiellement modifiés afin de intervient entre le profit brut (qui inclut l'amortissement du capital
faire apparaître la rente comme un revenu autonome. fixe) et le profit net, qui les exclut (c'est-à-dire à la Valeur Ajoutée
Nette dont on a déduit les salaires). En analyse comptable et
financière, le profit brut est connu sous le nom d'Excédent Brut
d'Exploitation (EBE), le profit net sous celui d'Excédent Net
d'Exploitation (ENE) ou aussi Résultat d'Exploitation (RE).

La distinction suivante concerne la séparation entre l'intérêt et ce que


certains économistes appellent le "profit d'entreprise, et l'analyse
comptable le Résultat Brut. Il est en effet extrêmement rare qu'une
entreprise fonctionne uniquement avec des capitaux apportés par ses
propriétaires (ses actionnaires). Dans l'immense majorité des cas, une
partie des capitaux est empruntée, contre un taux d'intérêt fixé de
manière contractuelle. Si les choses se déroulent normalement, une
partie du profit net (l'intérêt) est ainsi reversée aux prêteurs, et quitte
l'entreprise, tandis que l'autre, reste (pour le moment) au sein de celle-
ci. Selon le problème considéré, on peut donc dire que les intérêts font
partie intégrante du profit (si l'on étudie, par exemple, la répartition
globale du revenu entre capitalistes et salariés), ou qu'il constitue un
coût qui vient en déduction de celui-ci (si l'on se place du point de
1 vue du chef de l'entreprise emprunteuse).

Le Résultat Brut, à son tour, va être écorné par le paiement des


impôts (au premier chef, l'impôt sur les sociétés - IS). Le Résultat
Brut, autrement dit ce profit avant impôt, laisse donc place au résultat 1) Qu'est-ce la valeur ? Comment est-elle créée au cours de la
net, c'est-à-dire au profit après impôts. production? Cette question est peut-être la plus centrale de toutes.
Les différentes théories de la valeur tentent d'y répondre. En réalité,
Enfin, les profits après impôts peuvent connaître deux destinations: il n'en existe fondamentalement que deux.
a) ils peuvent être épargnés, donc ajoutés aux actifs de l'entreprise, 2) Selon quels mécanismes et quelles lois la Valeur Ajoutée se
sous forme de monnaie ou convertis en moyens de production répartit-elle entre les différentes catégories de revenus ? Comment
supplémentaires; expliquer la part des salaires, du profit (et de la rente) dans le revenu
b) ils peuvent être distribués aux actionnaires, propriétaires de national ? Cette question fait l'objet des différentes théories de la
l'entreprise. De tels versements portent le nom de dividendes. Pour répartition.
les actionnaires, ces dividendes constituent un revenu. Ils seront 3) Quelles sont les conditions qui favorisent la croissance? Cette
libres de dépenser celui-ci dans des achats de consommation, ou de question revient pour l'essentiel à demander quelles sont les
le réinvestir, en augmentant directement le capital d'une entreprise ou conditions qui favorisent l'accumulation du capital, donc
en lui prêtant. l'investissement.
4) Suite à la question précédente, on peut aussi s'interroger sur les
À l'échelle de la société toute entière, la partie du revenu des agents relations entre l'épargne et l'investissement. Toute épargne est-elle
économiques (propriétaires de capitaux ou salariés) qui est mise de automatiquement investie ? Dans le cas contraire, quels facteurs
côté et donc, non affectée à des dépenses de consommation, s'appelle interviennent pour empêcher une partie de l'épargne de se
l'épargne. L'affectation de cette épargne, directement ou transformer en investissement?
indirectement, à l'acquisition de nouveaux moyens de production, 5) Quel est le fondement de l'échange et à quelles conditions se fait-
s'appelle l'investissement (en fait, le langage courant emploie souvent il pour les deux parties? Sont-elles toutes les deux gagnantes ou y a-
le terme d'investissement dans un sens beaucoup plus large, celui t-il toujours un perdant lors d'un échange? Ces problèmes soulèvent
d'une simple conversion d'argent liquide en toute autre forme d'actif, évidemment la question de la politique du libre-éohange ou du
y compris financier ; dans ce cours, on réservera le terme à son sens protectionnisme.
restreint). L'investissement est le mécanisme qui assure in fine 6) Le courant classique (prolongé sur ce point par Marx) s'est
l'accumulation du capital, c'est-à-dire la croissance des capacités de demandé aussi quelles étaient les possibilités à long tertne de la
production, donc celle de la production et du revenu global, d'où croissance. Celle-ci pourra-t-elle se poursuivre indéfiniment, ou est•
l'attention particulière dont il a été l'objet de la part de l'ensemble des elle condamnée à ralentir jusqu'à devenir nulle? Le système
économistes depuis la naissance de la discipline. capitaliste lui-même est-il viable, ou condamné à terme?
7) Bien entendu, ces questions sont loin d'être les seules à avoir
préoccupé les économistes. Au premier rang des autres problèmes,
Quelques grandes questions de la science économique on doit citer l'interrogation sur la capacité des mécanismes de marché
à réguler l'activité économique, et sur l'opportunité et la nécessité
Étant donné ce qui précède, on peut comprendre que les différentes d'une intervention économique de l'État. Mais ceci est une autre
écoles en économie aient cherché à répondre à un certain nombre de histoire...
questions essentielles. Parmi celles-ci, on peut citer:
Les ordres productifs Les ordres productifs passés
Notre système économique doit rencontrer une série de conditions Le capitalisme manchestérien
pour pouvoir fonctionner correctement: produire avec suffisamment
de profit, c'est-à-dire proche de la productivité moyenne - c'est le Les premiers temps de la révolution industrielle se déroulent dans un
volet 'offre' ou 'production'; pouvoir vendre cette offre sur le contexte de concurrence acharnée et de misère sociale. Les
marché, c'est-à-dire engendrer une demande solvable suffisante - graphiques et tableaux ci-dessous restituent ce constat:
c'est le volet 'demande' ou 'marché' ; entretenir un nombre de a) La naissance du capitalisme voit les salaires réels diminuer
producteurs suffisants - c'est le volet 'emplois' ... mais toutes ces pour atteindre un minimum au début du XIXème siècle. Globalement,
conditions peuvent être rencontrées de différentes manières. A ils stagneront sur un siècle (+/-1750-1850). Ils ne commencent à
l'image des voitures à essence, diesel, éthanol ou électrique, la augmenter que lentement à partir de 1840 en Angleterre et de 1870
'machine économique' peut être conçue de différentes manières. Ces sur le continent, résultat des luttes sociales d'une classe ouvrière
différents agencements sont appelés des 'ordres productifs'. devenue progressivement plus nombreuse et organisée.
Un ordre productif est fonctionnel durant un temps donné, puis il b) Le temps de travail augmente également: de 2 400 heures à la
s'épuise et laisse la place à un nouveau (ou une variante de l'ancien). fin de l'Ancien Régime à 3400 heures vers 1850. Il ne diminuera
L'économie internationale est faite d'une succession d'ordres que lentement par la suite, également comme résultat de la pression
productifs: le capitalisme manchestérien de la révolution des mouvements sociaux.
industrielle, le capitalisme victorien du temps de la gloire anglaise au c) Les lois sociales sont quasi inexistantes, l'exploitation de la
XIXème siècle, la régulation de type colonial durant la Belle époque main d'œuvre est féroce, le travail des enfants est fréquent, les
(du dernier quart du XIXème siècle au début du XXème), le capitalisme associations de salariés sont souvent interdites et poursuivies, les
monopoliste durant les Trente piteuses (1914-45), keynésiano• mouvements sociaux sont sévèrement réprimés, etc.
fordiste durant les Trente glorieuses (1945-82) et néolibéral depuis d) Si le poids de l'Etat reste modeste dans la production de
les années 1980. richesse, par contre, il intervient intensément au niveau social et
Après la pluie le beau temps dit l'adage populaire : la succession politique pour garantir les intérêts des employeurs.
de ces ordres productifs depuis deux siècles suggère une temporalité
cyclique. Or, il n'en n'est rien. Si l'épuisement de chaque ordre est EN FRANCE du taux bue 100 1913)

inscrit dans les contradictions de leurs modes de fonctionnement, par 231.7

contre, l'avènement d'un nouvel ordre n'a rien d'automatique car il 2001
1
ne relève pas du seul mécanisme économique mais dépend aussi de 1

conditions sociales et politiques et de l'état du rapport de force entre 1201


100 !
les différents agents qui le constitue. 1001
801
1 "

1 1
Comprendre la structure et le fonctionnement de l'économie 60
1
internationale suppose de maîtriser quelques notions essentielles sur 1 1850 1860 1870 1880 1890 1900 1910 1920 1930 1940 1950 1960 1970 198

les ordres productifs du passé et, en particulier, sur les deux derniers.
• Salaires ouvriers·en GB 1750-1910 (100 = 1900),
Salaire d'un manœuvre en Fr. 1840-1974 (100 = 1914),
Nombre annuel d'heures travaillées par personne occupée
1850 1870 1913 1998
560
Etats-Unis +/-3400 2964 2605 1610
1
Royaume-Uni +/-3400 2984 2624 1489
France +/-3400 2945 2588 1503
• •
2 û7 A. Maddison, L'économie mondiale, 2001, OCDE: 365
• 100 J. Fourastié, Pourquoi les prix baissent?
• ••
• • • • •
Dans un contexte où les salaires réels sont très bas et où les

42 • • • • 4•4 entrepreneurs se font concurrence sur les salaires, l'offre est
profitable mais tend constamment à dépasser une demande salariale
comprimée. Néanmoins, étant né dans les entrailles d'une économie
. ....
d'Ancien Régime, le capitalisme trouve là un exutoire pour ses
1740 1780 1300 1340 1360 1830 1800 1920 1940
marchandises. En effet, la demande émanant de cette sphère extra•
capitaliste faite essentiellement d'agriculteurs, d'artisans, de
Poids des prélèvements obligatoires (cotisations sociales et impôts) marchands, d'anciens aristocrates et de propriétaires fonciers lui
en % du pm marchand, France (1785-1980) 2
permet de boucler son circuit d'accumulation. Cependant, tout en y
- trouvant un débouché pour ses produits, le développement du
60
capitalisme tend à faire disparaître ces couches sociales en les
intégrant dans la sphère industrielle (exode rural) comme l'indique le
501
4 graphique et le tableau suivant de l'évolution de la part de la

40
Ij' 8,3
population active agricole dans le total de la population active
(graphique 3) et de la part de la valeur ajoutée de l'agriculture dans le

1 40'2
PNB (tableau) :

30

20 • ••: ...
Et 1
14,e .: .

"...... . _-. .
10 . •

1780 1820 1860 1900 1940 1980

2 Les graphiques de l'évolution du salaire réel en France et du poids des prélève•


ments obligatoires proviennent de l'ouvrage: Deux siècles de révolution indus•
trielle, Pluriel. 3 C. Vanderrnotten, La production des espaces économiques, PUB : 144.
en % du PNB
1865 1871 1900 1913 1929 1948 (52) 1975
Etats-Unis 30,0 25,0 15,0 9,0 3,0
GB 15,0 5,6 (52) 2,8
AIl 30,0 23,0 9,8 (52) 3,0
France 40,0 26,0 12,6 (52) 5,6
Suède 35,9 40,5 28,0 23,7 14,4 10,0 5,2
Autriche 11,2 14,5 5,2 1

Pays-Bas 14,7 (52) 4,7


Norvège 45,3 25,0 23,3 16,7 15,1 (52) 5,8
Danemark 49,3 30,2 29,9 23,2 20,9 7,4
Italie 55,0 48,8 43,0 33,9 8,7 •

Peter Flora, State, Economy and Society in Western Europe 1815-


1975, Vol II, Campus, 1987. Isaac Joshua, Une trajectoire du
capital, Syllepse, 2006. Annuaire statistique

Dans ce contexte, le capitalisme est confronté à dynamique


contradictoire: d'une part, sa croissance requiert des marchés de plus
en plus vastes, mais, d'autre part, il fait progressivement disparaître
les acheteurs émanant de la sphère extra-capitaliste qui lui permet
justement de compléter sa demande interne comprimée (la demande Ce régime d'accumulation arrive à épuisement avec l'achèvement de
salariale). la conquête coloniale du monde (cf. traité de Fachoda en 1898 qui
entérine le partage du globe entre les grandes puissances
Le capitalisme colonial de la Belle Epoque européennes). Très rentable dans un premier temps, le régime
colonial est un véritable système de prédation qui ruine les pays
Al'orée du dernier tiers du XIX
ème
siècle, le marché extra-capitaliste concernés: échange inégal, exploitation féroce de la main d' œuvre,
interne aux puissances continentales européennes devient pillage éhontée de ses ressources naturelles..., tel sera le lot des
ème
relativement insuffisant par rapport à l'ampleur des besoins requis colonies. Celles-ci deviendront le futur Tiers-Monde durant le XX
par l'accumulation capitaliste. Celui-ci sera relayé par la demande siècle. Un écart croissant se met en place au profit des pays
émanant de la sphère coloniale qui connaîtra une forte croissance anciennement industrialisés (premier graphique ci-dessous 4), l'on
durant le dernier tiers du XIX
ème
siècle comme l'indique les assiste à une véritable désindustrialisation du futur Tiers-Monde
graphiques suivant. La première poussée coloniale de 1500 à 1750 a (second graphique 5) et à une montée de l'économie d'armement
été réalisée dans le cadre de la société d'Ancien Régime et selon une
logique mercantiliste. La chute après 1750 correspond à l'accession
des pays d'Amérique du Sud à l'indépendance: 4 Paul Bairoch, Le Tiers-Monde dans l'impasse, Folio.
S Paul Bairoch, Population, 6, 1992.
préfigurant les conflagrations militaires du XXème siècle (troisième PRODUIT BRUT MIUTAIRES MONDIALES

graphique 6) :
. .. .. .. .. .
P.N.B./ HABITANT (1700-19901. en de

::.. .::: 10000


..
.. .. .

--
.. .. .._-:::.
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1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 l , 1 1 1 1 1 1 1 1 1 -1 1 1 1 1. 1 1 1 1J 10

1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 l " 1 \ 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 100 Dans ce contexte, il est logique que ce soit justement l'Allemagne •
parent pauvre en matière coloniale - qui déclenchera la première
guerre mondiale dans le but de s'affranchir de la domination anglaise
et d'acquérir un marché à la mesure de sa puissance industrielle. En
NIVEAU PARHABITANT (GB -1001 effet, pays arrivé tardivement dans la course à l'industrialisation,
l'Allemagne rattrapera rapidement son retard grâce à une forte
intervention de l'Etat et à une concentration de son capital bancaire
- -
adossé à de grands groupes industriels.

. --_.
Les Trente piteuses -1914-1945
10
.. '

La défaite de l'Allemagne, les conditions drastiques imposées par le


traité de Versailles, l'illusion de la possibilité d'un retour au régime
d'accumulation de la Belle Epoque et le développement de
mouvements sociaux parfois insurrectionnels 7 ouvrira une période
d'instabilité politique, sociale et économique durant l'
guerres. C'est également une période de moindre croissance
économique. En effet, si le taux de croissance annuel moyen du PIB
mondial par habitant ne fait que croître de 1820 jusqu'à la première

7 Révolution Russe en octobre 1917, révolution allemande en 1918-19, révolution


6 Paul Bairoch, Le Tiers-Monde dans l'impasse, Folio et SIPRI. en Hongrie...
guerre mondiale (1820-70: 0,64%; 1870-1900: 1,15%; 1900-13 :
1,53%), il recule nettement durant ce que l'on peut appeler les Trente , •
piteuses (1913-50: 0,91%) 8. Cette période des Trente piteuses a
connu les pires atrocités de tous les temps: 10 millions de morts o
durant la première guerre mondiale, destruction d'un tiers du
potentiel économique des principaux belligérants sur le continent, 15
millions de morts suite aux épidémies engendrées par la guerre,
éclatement de la plus grande crise de surproduction jamais vue dans
toute l'histoire du capitalisme en 1929, celle-ci se prolongera durant
quelques années encore et débouchera sur la seconde guerre
mondiale dont le nombre de morts sera cinq fois plus important que
durant le premier conflit. Au niveau politique, très peu de régimes
peuvent se targuer d'être de véritables démocraties: le fascisme avec
ses camps de concentration et ses pogromes, le stalinisme avec ses
goulags, les régimes forts qui fleurissent un peu partout. Tout cela
préfigure la seconde guerre mondiale et le génocide des juifs.

La grande crise économique qui éclate en 1929 aux Etats-Unis


annonce l'épuisement des ordres productifs antérieurs fondés sur une
demande extra-capitaliste complémentaire à la demande salariale
comprimée. En effet, cette crise est typique d'un capitalisme arrivé à
maturité au sein duquel la demande extra-capitaliste occupe
désormais une portion congrue et où la demande salariale joue un
rôle désormais dominant. Or, la généralisation du fordisme durant les Graphique 5. Salaire aux Etats-Unis entre 1917-1999 (en dollars US 1998)
années 1920 àux Etats-Unis fera exploser les gains de productivité
(cf. le premier graphique ci-dessous avec le bâtonnet noire le plus
35.000 T'------------------------
grand) - donc une offre croissante - mais sans que les salaires réels 30.000
ne suivent (graphique 5 ci-dessous). Ce différentiel (ce défaut de 25.000
demande solvable) constituera l'un des soubassements de la grande
crise de surproduction de 1929 engendrant un chômage massif (table 20.000 +--
7.1 ci-dessous). Le second pilier de cette crise puise sa racine dans 15.000
un retournement antérieur à 1929 de la profitabilité des entreprises
10.000 +--------- _
(cf. graphiques de l'évolution du taux de profit aux Etats-Unis 9 et en
France) : 5.000 +1-------

o
8 Angus Maddison, L'économie mondiale, OCDE, 2001. -
I i i i 1 i I i i i l . ' 1 i I i i

9 G Duménil et D Lévy, Economie marxiste du capitalisme, La Découverte: 2003.


France, un siècle d'évolution du taux de profit et de ses composants
CI 00 = 1924) la

UK
···..

15,5

-_.-----------------------------------------------
1

---T

La politique du New-Deal lancée en 1933 aux Etats-Unis instaure un


régime d'accumulation qui préfigurera l'ordre productif keynésiano•
35
fordien adopté au lendemain de la seconde guerre mondiale
seulement par tous les autres pays développés. Ce système, quoique
30
incomplètement implanté lors du New Deal, permettra de
l'économie américaine (cf. graphique ci-dessous). Tel ne sera pas le
25 cas pour l'Europe qui restera déchiré par des divisions de toutes
sortes. Les quelques mesures suivantes instaurées par le New Deal
20 dès 1933 illustrent cette préfiguration de l'ordre productif keynésiano-
[1] fordiste qui se généralisera dans l'ensemble des pays développés après
1
15 la seconde guerre mondiale:
1) Une meilleure redistribution des richesses, notamment via la
10 taxation des hauts revenus, taxation qui s'élèvera jusqu'à 80 à 90%
pour les tranches de revenus les plus élevées (cf. graphique).
5 2) Développement de rapports sociaux conventionnés par la mise
en place de conventions collectives entre les partenaires sociaux, par
1869-2000
0 des mesures favorisant la syndicalisation des salariés, par
1910 1930
10 Michel Husson, Misère du Capital, Syros, 1996: 16.
l'interdiction de licencier (!) et par l'instauration de mesures de
sécurité sociale. Les ordres productifs
3) Mise en place d'une régulation de la finance, de la mobilité des
capitaux et séparation des banques de dépôts d'avec les banques
keynésiano-fordiens et néolibéraux
d'affaires.
4) Stimulation de l'activité économique par l'Etat via le lancement
de grands travaux d'infrastructures.
Keynésiano-fordien Néolibéral
On constate clairement sur le graphique ci-dessous que la croissance 1945-82 1982-2011
à partir de 1933 est plus vigoureuse que durant les deux décennies
précédentes car elle est désormais soutenue par une demande
salariale croissante (cf. graphique 5 ci-dessus de l'évolution du Secteurs Biens industriels TIC
salaire réel moyen aux Etats-Unis) : porteurs d'équipement, désindustrialisation
énergie et poids du tertiaire

.. . ..,) · · ··•·· .. •••••

Régime Keynésiano-fordiste Financiarisé


d'accumulation -Fordisme et travail en -Tierce demande
continu -Actionnaires>
1 1 l 1 -Gestionnaire> gestionnaires
1 actionnaires -Finance dérégulée et
-Finance régulée et autonomisée
1 mise au service de la
1 1 1 1 1 :
croissance

Rapports conventionnés libéralisés


sociaux * Indexation des * Désindexation
salaires
o1 1 1 : I l !
1910 régulation dérégulation
Etat
* Secteur nationaux * Privatisation
* Planification * Marché
Division
internationale Autocentré Mondialisation
du travail
L'ordre productif keynésiano-fordien trentaine d'années de forte croissance, un triplement ou un
quadruplement des salaires réels, le plein emploi, la mise en place
d'un salaire social, et une capacité du système, non à éviter, mais à
réagir aux crises cycliques. Rappelons qu'une telle dynamique s'était
LA NAISSANCE DU CAPITALISME D'ETAT KEYNESIANO-FORDIEN
déjà en grande partie développée dès 1933 aux États-Unis. Comment
ème tout cela fut-il possible?
Au début du XX siècle, le capitalisme est à la charnière de deux
époques: il est progressivement confronté à l'amenuisement de ses
exutoires externes (les marchés extra-capitalistes) qui lui permet• LES BASES DU CAPITALISME D'ÉTAT KEYNESIANO-FORDIEN
taient momentanément de desserrer quelque peu l'étau de ses contra•
dictions internes, il doit donc dégager des solutions internes à sa Nous avons vu que l'économie fonctionne essentiellement comme un
double contrainte au niveau des profits et des marchés. En effet, les moteur à deux temps (produire de façon suffisamment rentable et
Trente piteuses (1914-45), avec la grande crise de 1929 qui débou• assurer une demande en correspondance avec l'offre) : il nous faut
chent sur la seconde guerre mondiale, illustrent à suffisance la vaine donc identifier la régulation qui s'est dégagée durant les Trente glo•
illusion d'un possible retour à la régulation de la Belle Époque. Les rieuses pour assurer le bon fonctionnement de ses deux pistons que
affres durant cette période signent bel et bien la fin de toute une sont les profits et les marchés.
phase dans 1'histoire du capitalisme tandis que la grande dépression
qui se déverse dans la seconde guerre mondiale montre toute la Concernant l'impératif des profits, le capitalisme a été capable d'en
violence avec laquelle les contradictions s'expriment désormais au dégager une masse et un taux suffisant grâce aux gains substantiels
sein d'une économie définitivement dominée par le salariat Il. de productivité engendrés, par la généralisation du mode fordiste de
production dans le secteur industriel (c'est-à-dire la chaîne de
On aurait donc dû s'attendre à ce que les Trente piteuses soient montage couplée au travail en continu en trois équipes de huit
suivies de crises économiques et de guerres de plus en plus heures). Le tableau suivant illustre ce caractère exceptionnellement
rapprochées et de plus en plus violentes. Mais il n'en fut rien. C'est élevé des gains de productivité durant la période des Trente
que la situation s'était notablement modifiée suite à la crise de 1929, glorieuses (1950-73 dans le tableau). Notez aussi l'antériorité du
et encore plus après la seconde guerre mondiale, tant dans les phénomène pour les Etats-Unis et son étalement de 1913 à 1973 :
processus productifs que dans les rapports de force entre les
différentes composantes de la société (et au sein de celles-ci). De
Taux de croissance de la productivité:
même, l'État avait tiré certaines leçons de la gestion de son système.
PIB par heure travaillée
L'exemple du New Deal et de la prise en main de l'économie par les
1870-1913 1913-50 1950-73
pouvoirs publics durant la guerre étaient passés par-là. Ainsi, aux
Europe (12) 1,55 1,56 4,77 2,29
Trente piteuses et aux affres de la seconde guerre mondiale ont
1,99 1,8 7,74 2,7
succédé - tout au moins dans les pays développés - une bonne
E.U. 1,92 2,48 2,77 1,52
Source: A.Maddison, L'économie mondiale, 2001, OCDE: 370.
Il Sur cette question des rapports que le capitalisme entretient avec son environ•
nement non capitaliste et de la domination progressive du salariat, nous conseillons
la lecture de l'ouvrage de Isaac Johsua : Une trajectoire du capital, 2006.
Concernant l'impératif des marchés, le capitalisme a réussi à écouler Salaires et productivité, États-Unis (1947-2003) 13
l'énorme masse de marchandises engendrée par ces gains élevés de
productivité, grâce à plusieurs facteurs: (1) l'approfondissement de 400 •••••••••••••••••••••••••• - •••••••••••••••••••• - •• •••••••.••.••••• - ••••.•• - •• - .• - .•••••••••

la division du travail et l'élargissement de la production elle-même, 350 - '"


(2) l'intervention croissante de l'État en tant que régulateur,
--
producteur et consommateur et (3) divers systèmes indexant les sa• 300 ::.:.:.:.:: Productivité
laires réels sur la productivité 12. L'écoulement de cette abondante horaire
250f··-····················-···························
production a été d'autant plus aisément réalisé que les gains élevés
de productivité faisaient décroître le coût unitaire des marchandises,
et donc leur prix. - -.. - -

Ces trois facteurs ont permis d'élever la demande finale parallèle• 100 i i i i i i i; i i i i i i i i i' , i , ; i i , i' , , , , , i , ; , i , i i i i , , i' , , , i' ,1

19471951 195519591963 1967 1971 19751979198319871991 1995 1999 2003


ment à la production, notamment en faisant croître les salaires réels
Source: Bureau of labor Statistlc (BlS).
proportionnellement à l'augmentation globale de la richesse produite
(cf. graphiques et tableaux infra). Ainsi, en stabilisant la part salariale
dans le PIB, le capitalisme a pu éviter pour un temps une surproduc• Salaires et productivité, France (1959-2007) 14

tion qui provient justement du différentiel entre la croissance des


salaires réels et de la productivité.

En effet, les salaires et les profits peuvent s'élever en parallèle pour


autant que la productivité s'accroisse de manière suffisante et qu'elle
soit équitablement répartie. Telle est le mécanisme économique ma•
jeur du capitalisme d'État keynésiano-fordien: (a) une élévation
rapide de la productivité du travail (b) permettant à la fois
d'accumuler du capital et d'accroître le niveau de vie des salariés,
(c) et cela grâce au rapport constant entre les salaires et les profits.
Cette triple proposition est empiriquement attestée par le parallélisme
de l'évolution des salaires et de la productivité durant cette période.
Nous avons retenu ici les exemples des États-Unis et de la France.

" , • ( i j ,j • ,.
-

12 Ou sur les prix, ce qui revient au même puisque, à moyen et long terme, les prix 13 A. Parienty, Productivité, croissance, emploi, A. Colin 2005 : 94.
décroissent proportionnellement aux gains de productivité. 14 Jacques Depuis 30 ans, les salaires baissent saufau sommet.
La correspondance entre l'augmentation de la productivité et celle des revenu sous la forme d'un salaire social (développement de la sécurité
salaires réels est quasi parfaite jusqu'au milieu des années 1970. Le sociale... ); etc. En réalité, cette intervention sans précédent de l'État dans
décalage ne devient patent et croissant qu'à partir des années 1980. tous les domaines de la société résultait de la prise de conscience,
Dans le fonctionnement du capitalisme depuis ses origines, c'est la clairement formulée dans l'immédiat après-guerre, qu'il fallait éviter
pression permanente tendant à l'écart entre les deux courbes qui constitue l'apparition de nouvelles Trente piteuses: il s'agissait d'encadrer et de
la règle, alors que le parallélisme 'institutionnalisé' durant les Trente contrôler les contradictions économiques désormais explosives et
glorieuses marque l'exception. En effet, l'écart entre ces deux courbes engendrées spontanément par un système mondial dominé par le salariat et
matérialise le penchant naturel du capitalisme à augmenter la production fonctionnant de manière largement autocentrée dans les pays développés
au-delà de la croissance de la demande solvable devenue désormais la plus 16.
importante: les salaires réels. L'écart entre les courbes supérieures de la
productivité par rapport aux courbes inférieures des salaires réels sur les Cette régulation momentanée des contradictions internes du capitalisme
deux graphiques précédents représente en quelque sorte la masse de dans chaque cadre national n'aurait pas pu fonctionner si elle n'avait
marchandises que doit absorber la demande non salariale, faute de quoi les pas été adoptée d'une façon ou d'une autre à l'échelle internationale
méventes et la surproduction surviennent 15. (dans le cadre des pays de l'OCDE du moins). En effet, à titre
d'exemple, la mesure-phare consistant à supprimer la concurrence
Compte tenu des dynamiques spontanées propres au capitalisme salariale par l'indexation des salaires sur les gains de productivité
(concurrence, compression des salaires, mobilité des capitaux, chacun suppose au minimum, pour être effective, soit respectée par
pour soi, etc.), une telle régulation keynésiano-fordiste n'était viable que tous les acteurs 17. A défaut de cela, une dynamique de basse pression
dans le cadre d'un capitalisme d'État contraignant. Celui• ci a salariale s'enclenche pour venir comprimer la demande finale et
contractuellement: (a) garanti le respect d'une politique de tri• répartition favoriser la surproduction.
des gains de productivité entre les profits, les salaires et les revenus de
l'État; (b) mené des politiques volontaires favorisant les investissements L'adoption de ces mesures de capitalisme d'État a été favorisée par la
et les infrastructures; (c) stimulé la recherche• développement en vue de configuration internationale prévalant durant l'après-guerre, à savoir la
l'innovation;(d) édicté des règlementations limitant la liberté du secteur polarisation entre deux grands blocs antagoniques, tant sur
financier; (e) pris en charge l'enseignement et la qualification de la
main-d'œuvre requise; etc. De plus, désormais dominé par le poids du Ainsi, le taux d'exportation des pays développés a régressé après 1913, passant de 13
salariat, le capitalisme était confronté à un rapport de force qui l'obligeait à % à 6,2 % en 1938, pour lentement remonter à 10,2% en 1970. Ce n'est qu'à la
intégrer une dimension sociale dans toutes ses politiques: mise en place faveur de la mondialisation à partir des années 1980 que ce pourcentage de 13 % en
1913 sera dépassé. De plus, près de deux tiers de la population du Tiers-Monde se
de multiples institutions économiques et sociales encadrant le monde du
retrouvent brutalement hors du marché mondial suite à l'adhésion au bloc
travail; instauration d'allocations diverses et d'amortisseurs sociaux; soviétique ou à l'adoption de politiques militaro-nationalistes : pays du bloc de l'est,
versement d'une partie significative du Chine, Inde, Cuba, Vietnam, Cambodge, Laos, Corée du Nord, Yémen du Sud,
Syrie, Irak, Afghanistan, Égypte, Algérie, Lybie, Somalie, Mali, Guinée, Éthiopie,
Au sein des pays développés, la part des salaires représente, en général, 70 à 75% de Mozambique, Angola, Congo, Nicaragua.
la demande finale au début des années 1980 (contre 60 à 65% aujourd'hui, cf. infra). Des graphiques analogues à ceux réalisés pour les États-Unis et la France ont été
produits pour de nombreux autres pays par Michel Husson dans son article sur Le
partage de la valeur ajoutée en Europe. Ils illustrent cette généralisation, de fait ou
conventionnée, de l'indexation des salaires réels sur la productivité dans l'ensemble
des pays développés après la seconde guerre mondiale.
le plan militaire (OTAN vs Pacte de Varsovie), qu'économique patronat et les syndicats, conventions dont l'objet central est
(OCDE vs COMECON). Cette polarisation a induit une très forte constitué par le partage des gains de productivité.
discipline au sein de chaque bloc, y compris sur le plan économique
par la mise en place d'organismes et de politiques structurelles Plusieurs raisons facilitent l'acceptation de ce partage par tous les
d'intégration et de règlements communs (certes, mis en œuvre sous acteurs en présence :
la direction et en fonction des intérêts de chaque chef de file : USA et 1) les gains de productivité engendrés par la généralisation du
URSS). fordisme sont élevés et permettent de satisfaire les revendications de
chacun. Autrement dit, quand le gâteau grandit de façon
substantielle, la fixation des parts garantit à tous l'obtention d'un
ORIGINE ET FONCTIONNEMENT DU CAPITALISME D'ÉTAT volume absolu plus conséquent et croissant de concert ;
KEYNÉSIANO-FORDIEN 2) ce partage assure l'élargissement parallèle de la demande
solvable et de la production: les divers acteurs disposent d'un
Dès la défaite des troupes allemandes à Stalingrad en janvier 1943, pouvoir d'achat croissant, et leurs dépenses respectives stimulent une
les représentants du monde politique, patronal et syndical en exil à demande mutuelle;
Londres négocient la configuration de la société au lendemain d'une 3) cette régulation va progressivement offrir la paix sociale
chute désormais inéluctable des forces de l'Axe. Les lignes de force nécessaire à la rentabilisation des investissements pour
dégagées lors de ces discussions et qui se concrétiseront à la fin de la l'introduction et la généralisation du mode fordiste de production ;
guerre sont les suivantes: 4) cette stabilité sociale est d'autant plus facilement obtenue que
1) éviter une répétition des Trente piteuses (1914-45) ; le monde du travail est encore plus sous contrôle au sortir de la
2) prévenir le développement de mouvements sociaux analogues à guerre qu'à son entrée: les salariés sont solidement encadrés par des
ceux qui ont surgi à la fin de la première guerre mondiale ; partis, syndicats et organisations diverses qui tous œuvrent pour la
3) éviter une nouvelle crise économique comme en 1929 ; reconstruction sans remise en cause du capitalisme 18 ;
4) reconnaissance d'une intervention étatique salvatrice et 5) cette tri-répartition des gains de productivité garantit un taux et
désormais admise par toutes les composantes de la société; une masse de profit stabilisés à un haut niveau pour assurer le
5) mettre en place une série de coopérations militaires, bouclage et l'élargissement de l'accumulation;
économiques, sociales et politiques au sein de chaque bloc 6) enfin, tous ces accords au lendemain de la défaite des forces de
géopolitique issu de la nouvelle bipolarisation du monde après la l'Axe ont bénéficié d'un contexte de 'concorde nationale' tous
guerre. les secteurs de la classe dominante.

Ces cinq facteurs constituent autant d'éléments poussant tous les Cette régulation keynésiano-fordiste a donc momentanément pu
acteurs en présence à modifier les règles du jeu qui avaient prévalu résoudre la quadrature du cercle consistant à faire croître les profits
jusqu'alors et à élaborer plus ou moins consciemment le capitalisme et les marchés en parallèle dans un monde désormais largement
d'État keynésiano-fordien qui sera pragmatiquement et
progressivement implanté dans tous les pays développés (OCDE) : il 16 Il suffit d'évoquer les paroles de Maurice Thorez, dirigeant du Parti
s'agit d'un capitalisme contractuel fonctionnant au travers de Communiste Français en 1948: « La grève c'est l'arme des trusts» ainsi que les
conventions collectives négociées entre le pouvoir politique, le mémoires du Général De Gaule qui rend un hommage appuyé à ce parti pour son
rôle dans la défense des intérêts nationaux français dans l'immédiat après-guerre.
dominé par la demande salariale. Elle repose sur ces deux piliers que Pla
sont les forts gains de productivité' et leur tri-répartition 7
proportionnée entre les trois grands acteurs de l'économie que sont
les entreprises, les ménages et l'État. Cet accroissement assuré des
profits, des dépenses publiques et des salaires a pu garantir la 4
demande finale si indispensable au bouclage du circuit de
l'accumulation élargie. Le capitalisme d'État keynésiano-fordien est
;;;
la réponse que le système a pu temporairement trouver à l'actualité
de ses crises à dominante mondiale et salariale si typiques d'un
capitalisme arrivé à maturité. Il a permis un fonctionnement
autocentré du capitalisme sans avoir recours aux délocalisations
(malgré les hauts salaires et le plein emploi), en se débarrassant des
colonies devenues plus une charge qu'un bénéfice pour les
métropoles 19, ainsi qu'en éliminant ses sphères extra-capitalistes
1
agricoles internes dont il devra désormais subventionner l'activité
pour l'essentiel, plutôt qu'en tirer avantage comme auparavant.
Productivité horaire et PŒ, France (1950-2008) 21

L'ÉPUISEMENT DES TRENTE GLORIEUSES

A la charnière entre les années 1960 et 1970, toutes les conditions ,

qui ont fait le succès du capitalisme d'État keynésiano-fordien vont


se dégrader, à commencer par la croissance économique et l'un de
ses fondements de base : les gains de productivité. Les graphiques
suivant illustrent l'irrémédiable déclin de la croissance et de la
productl.v.lte d
ans esl pay'
s a hauts revenus 20 :

17 Les colonies, et plus généralement le Tiers Monde, restaient certes des lieux
d'enjeux géostratégiques et des fournisseurs de certaines matières premières,
produits alimentaires et exotiques. Mais, en termes de commerce global, elles
perdent énormément en importance relative: dans le sens Tiers Monde vers les
pays développés dès la fin des années 1930, et dans le sens contraire depuis le
début des années 1950. :

18 Durand Cédric et Légé Philippe: « Vers un retour de la question de l'état


stationnaire ». Actes du colloque «La crise: trois ans après quels
enseignements? », 09/02/2010. 19 Michel Husson et al., dans IRES, La France du travail, IRES 2009 : 26.
fixed capital per worker or per hour of work, 1929-2003 22
En effet, comme le démontrent très bien Gérard Duménil et Domi•
nique Lévy dans leur excellent ouvrage Crise et sortie de crise, les
1°. 16
1
._ - ..
progrès techniques se sont ralentis à partir du· milieu des années
1960 : « ... les rythmes du progrès technique ont baissé. Il ne fait pas '1
,0.12 1

de doute que la production est de plus en plus mécanisée et qu'elle i


requiert comparativement de moins en moins de travail. Pourtant, la
vitesse de ces progrès n'a fait que se ralentir depuis le milieu des ................
années 1960. [...] La rapidité du progrès technique est un signe de
santé de l'économie, de son dynamisme,. il en va de même du plein•
1°. 06
1 ... .
•• / Workers
emploi. Trivialement: lorsque le progrès technique va bien, 1 1 -
l'économie va bien. [...] Le fléchissement du rythme de progression : 0 . ..···· .. ··

générale de la productivité du travail en Europe et aux États-Unis 1929 1935 1941 1947 1953 1959 1965 1971 1977 1983 1989 1995 2001
est très évident. Ces observations contredisent l'image, bien ancrée
dans les esprits, d'un changement technique soutenu par unflux con•
tinu de nouveaux biens et services (les performances croissantes des
techniques iriformatiques et de communication sont l'objet d'un Investissements réels par emploi aux Etats-Unis 1950-2007 (en
étonnement permanent, qu'elles suscitent émerveillement ou agace• milliers de dollars de 2000) 23
ment) » (page 44).

Quatre facteurs expliquent ce déclin structurel et à moyen terme des ...................................................... ............................... ..
gains de productivité : 14 1: : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : :::
1) Tant que le système d'organisation fordiste du travail se
généralisait, ses avantages se cumulaient avec les gains
classiquement obtenus par l'investissement dans de nouvelles 10 ..... .... .. . ..... .'. . ... . . : ::::::::::::
machines. Une fois l'organisation fordiste généralisée, seuls restaient
les gains classiques résultant des innovations techniques. 8

2) Or, ces dernières deviennent de plus en plus coûteuses avec le


temps et subissent la loi des rendements décroissants. Autrement dit, .....................................................................................................
les gains de productivité espérés via la mécanisation sont de plus en 4 ,',',',;" ,',',',',',; " ,',f",', ;.,. ,. ,. " ,',',',',; ,',,',,'
plus onéreux à obtenir. Les deux graphiques suivant illustrent ce 1950 1954 1958 1962 1966 1970 1974 1978 1982 1986 1990 1994 1998 2002 2006
phénomène:
20 Giussani, unpublished paper, 2005.
23 Bureau ofLabor Statistics pour l'emploi et Bureau ofEconomie Statistics pour
l'investissement.
3) De plus, avec la hausse du pouvoir d'achat et l'équipement 4) Enfin, surtout à l'issue des années 1960 et durant les années 1970,
consécutif des ménages en 'biens de consommation jordistes' les résistances sociales aux conséquences du travail à la chaîne
(voiture, électroménager, appareil hi-fi, etc.), la demande sociale se contribuent également au ralentissement des gains de productivité :
déplace progressivement vers des biens tertiaires à moindre frein des cadences de production, sabotage de la chaîne mobile, etc.
productivité: soins de santé, loisirs, tourisme, services à la personne, (cf. infra: le paragraphe sur les mouvements sociaux et la dynamique
etc., comme l'indique le graphique ci-dessous. Ce glissement économique).
structurel de la demande infléchit les gains de productivité à la
baisse.
LES QUATRE TEMPS DE LA CRISE

Répartition de consommation Les gains de productivité déclinent donc progressivement depuis la


des ménages, en 0/0 fin des années 1960 et entrainent toutes les autres variables
économiques à la baisse comme le montre le graphique suivant :

Productivité, profit, accumulation et croissance, séries normalisées,


États-Unis + Allemagne + Royaume-Uni + France (1962-2008) 24

40

20 -.. -
o j

1959 1969 1979 1989 19992006

24 Michel Husson: La crise en perspective, 2009.


Nous y constatons que la dynamique du taux de profit engendre des part salariale - permettant de redresser le taux de profit. Parce que
évolutions à la fois de court et de moyen terme: les cycles dérégulé, son fonctionnement est par définition beaucoup plus
décennaux d'accumulation, d'une part, et l'essor ou le dérèglement instable.
des ordres productifs caractérisés par des modes de régulation 4) Enfin, nos derniers travaux suggèrent que sommes très
spécifiques, d'autre part. A court terme, les diverses crises ponctuant vraisemblablement entrés dans une nouvelle période de déclin du
un cycle décennal d'accumulation (les récessions de 1971, 1974-75, taux de profit depuis 1997 correspondant à la phase d'épuisement de
1981, 1991, 2001 et 2007-08) sont chaque fois précédées par une l'ordre productif néolibéral.
inversion cyclique du taux de profit à'la baisse. C'est donc bien ce
dernier qui détermine les rythmes d'accumulation et les récessions. Distinguer entre ces deux échelles temporelles, celle du court et celle
Cependant, ces cycles prennent place au sein de tendances à moyen du moyen terme est important pour éviter certaines confusions. Ainsi,
terme à la hausse ou à la baisse du taux de profit, tendances qui sont à court terme, et quel que soit l'ordre productif en place, ce sont
déterminées par la mise en place d'ordres productifs successifs: quasiment toujours les variations du taux de profit qui déterminent
(1) les Trente glorieuses d'après-guerre; (2) la déstructuration de ou accompagnent les récessions économiques et les cycles
cette régulation durant les années 1970 ; (3) le néolibéralisme depuis d'accumulation. Cependant, ces fluctuations cycliques prennent
1982 : place au sein de périodes à moyen terme durant lesquelles le taux de
profit évolue à la hausse, à la baisse, ou fluctue au voisinage d'un
1) Un premier ordre productif prend place de la fin de la guerre à niveau donné.
la charnière entre les années 1960 et 1970. Il est caractérisé par la
mise en place de la régulation keynésiano-fordiste à la base des Après s'être maintenu autour d'un haut niveau durant l'après-guerre,
Trente glorieuses durant lesquelles la productivité et le taux de profit puis avoir diminué durant les années 1970, le taux de profit est
évoluent à la hausse ou se maintiennent à un haut niveau et clairement orienté à la hausse depuis 1982 (jusque 1997 du moins).
entraînent toutes les autres variables économiques avec eux. Dès lors, il est totalement incongru d'affirmer - comme c'est trop
2) Vient ensuite la période au cours de laquelle cet ordre productif souvent le cas - que la perpétuation de la crise depuis les années
s'épuise. Elle se caractérise par un retournement à la baisse des gains 1980 serait due à la baisse du taux de profit ! En effet, depuis lors,
de productivité et du taux de profit qui entrainent une diminution de les entreprises sont à nouveau très rentables (ce qui n'empeche bien
l'accumulation et de la croissance jusqu'en 1982. Ce retournement se sûr pas certaines d'entre elles d'avoir de sérieuses difficultés et de
produit dès 1966 aux États-Unis, au début des années 1970 dans les tomber en faillite). En conclusion, si les récessions sont bel
pays européens, et plus tardivement au Japon. Ce sont ces et bien déterminées par les fluctuations cycliques du taux de profit,
infléchissements à la baisse qui mettent fin à la prospérité d'après• cela ne nous autorise pas à prétendre que sa tendance à moyen terme
guerre et qui inaugurent la longue période de crises que nous serait toujours orientée à la baisse.
connaissons depuis une quarantaine d'années.
3) Puis, sur les ruines de la régulation keynésiano-fordiste et dans
un climat économique fort dégradé, suite au tournant néolibéral au MOUVEMENTS SOCIAUX ET DYNAMIQUE ÉCONOMIQUE
début des années 1980 se met en place le capitalisme d'État dérégulé
- plus communément appelé l'ordre néolibéral. Celui-ci est basé sur La diminution des gains de productivité et du taux de profit dès la fin
une hausse brutale du taux d'exploitation - via la compression de la des années 1960 est d'autant plus inéluctable que la hausse du taux
d'exploitation qui pourrait la compenser est freinée par l'agitation Strike Days per 1,000 Employees, 1971-2007 (source : ILO, OCDE)
sociale grandissante dans tous les pays (cf. graphiques ci-dessous
pour plusieurs pays). Jusqu'au début des années 1980, l'épuisement
des gains de productivité, le maintien des règles de répartition
keynésienne et le développement des mobilisations sociales ont
irrémédiablement entraîné le taux de profit à la baisse.

Dans un tel contexte, la seule variable d'ajustement aux mains des


employeurs consiste à réduire la masse salariale par le biais de
restructurations et de licenciements. C'est ce qui explique la brusque
montée du chômage entre 1974 et 1985 (cf. graphique infra). Durant
cette période, le poids de la crise économique se fait essentiellement
sentir sous les formes de licenciements, restructurations et
dégradation des conditions de travail. Mais, contrairement à la crise
de 1929, le chômage n'entraîne cependant pas de spirale récessive
car les amortisseurs sociaux keynésiens interviennent: allocations,
prépensions, indemnités de reconversion, préavis de licenciement,
etc. ..........

--

Ces considérations nous paraissent essentielles, car une bonne


compréhension de la dynamique économique du capitalisme ne Nombre de grèves, Angleterre (1950-2007) 25
saurait être complète sans y intégrer l'évolution du rapport de force
entre le capital et le travail illustré par les trois graphiques suivant: 600 ': ·600 '

500 ,500

500 400

400 300 300


350
300 200 ,200
250
100 100

.' • , ••• ! . , • 1 . ., 1 .. l ' I! • l' ! 'i tF 0


58 62'66 10 74 78 82 98
100 1 1
t 1 1-' Il, 1 i il
17
'"'''' li il , i l Iii i 1 f i
'il"'"
25 P. Artus et A. Garatti, Pourquoi l'Angleterre a perdu : 57.
En Angleterre, la fin des Trente glorieuses et les récessions de 1971 Taux de chômage, DE, France (1949-2009) 26
et 1974-75 voient les conflits sociaux doubler en nombre durant la
période entre 1967 et 1975 pour se stabiliser ensuite à un niveau 1 i

assez élevé (bien que légèrement décroissant) jusqu'en 1979-80.


Depuis, la chute est irrémédiable et le nombre de grèves atteint un
niveau d'étiage extrêmement faible en 1994, niveau qui perdure par
+ , , ,
la suite et qui se situe largement en deçà de la mobilisation sociale
durant les Trente glorieuses! A quelques variantes près, l'évolution
générale est similaire dans tous les pays développés (cf. graphiques ci-
dessus).

Il faut noter que la remontée de l'agitation sociale (1967-75) et du


taux de syndicalisation (1967-77/78 : graphique infra) prennent place
dans un contexte de plein emploi, durant lequel le chômage n'a pas
encore pu déstructurer les solidarités entre les salariés. Par contre, la
forte montée du chômage à partir de 1974 (cf. graphique ci-dessous)
va marquer un coup d'arrêt au développement des mobilisations ..

sociales et les stabiliser jusqu'en 1980. Ensuite, le poids cumulé de


plusieurs années de perte d'emplois (1974-79) et le tournant Taux de syndicalisation, Grande-Bretagne (1950-1997) 27
néolibéral inauguré par Margaret Tatcher en 1979 inversent
définitivement la dynamique en une chute continue: la peur de
perdre son travail détruit les solidarités et le taux de syndicalisation 55 55
s'inverse pour amorcer un déclin rapide à partir de 1978-79 (cf.
graphique infra). Significatif de ce phénomène est l'isolement dans 50 50
lequel restera la longue lutte menée par les mineurs anglais en 1984•
85. 45

40 40

35 35
30 i l " 130
50 54 58 62 66 70 75 79 8387 91

26 Michel Husson, La France du travail, IRES 2009: 29.


27 P. Artus et A. Garatti, Pourquoi l'Angleterre a perdu: 80.
Malgré les deux récessions de 1971 et 75, l'on peut comprendre chômage et suite à l'épuisement des mobilisations sociales, mais ils
pourquoi les années 70 restèrent des années d'illusions: en sont des conséquences et/ou ont été permis par eux.
a) Illusions pour toute la classe politique qui pense encore que ces
récessions n'ont pas d'origine structurelle mais seraient seulement de A partir des années 80 et surtout 90, l'endettement croissant des
nature conjoncturelle (ou externe: crise pétrolière) et qu'il suffirait ménages pour pallier la faiblesse de leurs revenus pèsera encore plus
alors de quelques mesures keynésiennes soutenant la demande pour sur les difficultés à s'engager dans une résistance sociale.
relancer la croissance.
b) Illusions dans le monde du travail également, puisque le Taux d'inflation, États-Unis (1950-2004) 28
traitement keynésien du chômage atténue son impact et que, malgré
la stabilisation des mobilisations sociales, celles-ci n'ont pas encore
marqué le pas.
c) Illusions politiques portées par la gauche surtout, car c'est elle
qui fait miroiter la possibilité d'une autre politique possible:
Programme commun en France, Compromis historique en Italie, etc.
d) Illusions syndicales, enfin, car le taux de syndicalisation va
croître et parce que la mobilisation sociale n'a pas encore amorcé la
terrible décrue qu'elle connaîtra durant les années 1980.

Toutes ces erreurs de diagnostic économique et illusions politiques


vont aggraver le mal. En effet, mener des politiques keynésiennes de
soutien à la demande dans un contexte de recul de la productivité ne
peut qu'endetter l'État et développer l'inflation (cf. graphique infra)
sans pour autant relancer les gains de productivité ni rétablir la
rentabilité des entreprises.

Il est important de remarquer que c'est fondamentalement la montée


du chômage à partir du milieu des années 1970 qui arrête la
progression des mobilisations sociales et du taux de syndicalisation
et qui ouvre la possibilité du tournant néolibéral. En retour, ce Ces quelques considérations sur l'évolution du rapport de force entre
dernier va puissamment accroître le recul social, et cette fois sur tous le capital et le travail sont très loin d'épuiser le sujet. Elles nous
les plans. Dès lors, il est erroné d'expliquer la diminution du nombre paraissent néanmoins importantes pour comprendre l'évolution et
de grèves et le recul de la part salariale par le tournant néolibéral l'enchainement de toute une série de dynamiques économiques et de
et/ou la mondialisation. Au contraire, ces deux phénomènes ont été phénomènes sociopolitiques.
rendus possibles suite au tassement des mobilisations sociales
consécutif à la montée du chômage. Non seulement le tournant
néolibéral et la mondialisation adviennent après la montée du
ème
28 Économie, Samuelson & Nordhaus, 18 édition, Economica : 674.
SUR LES FONDEMENTS THÉORIQUES DES TRENTE GLORIEUSES sociales et la configuration du rapport de force entre les acteurs
sociaux ont notablement changé par rapport à l'après-guerre: aucune
La productivité du travail constitue la variable-clé de l'évolution de des conditions essentielles requises pour de nouvelles Trente
notre système économique puisqu'elle n'est autre que l'inverse de la glorieuses ne sont remplies dans la situation présente.
valeur, c'est-à-dire du temps de travail social moyen pour produire
les marchandises: une économie de temps, voilà quoi se résout au La fin de la prospérité d'après-guerre et la dégradation du climat
bout du compte toute l'économie. En quelque sorte, les gains de économique durant les années 1968-82 résultent donc
productivité du travail fournissent un champ de configurations fondamentalement d'un retournement à la baisse des gains de
possibles au capitalisme: selon leur ampleur et conjointement à productivité et du taux de profit. En effet, durant toute cette période,
l'évolution des rapports de force entre les acteurs sociaux, ils la consommation finale était encore largement soutenue par le
définissent les contours des différents modes de régulation qui sont à maintien des mécanismes d'indexation des salaires, par la poursuite
la base des ordres productifs par lesquels le capitalisme est passé tout des politiques keynésiennes pour soutenir la demande, et par
au long de son histoire. l'engagement économique continu de l'État. Autrement dit, le
système entrait en crise, non sous la forme immédiate d'une pléthore
L'instauration du capitalisme d'État keynésiano-fordien permet de marchandises invendables mais sous celle d'une réduction de la
d'obtenir des gains de productivité exceptionnels expliquant le rentabilité des entreprises d'abord, et d'une montée inexorable du
niveau élevé du taux de profit durant les Trente glorieuses. chômage ensuite.
L'amenuisement progressif de ces gains va infléchir le taux de profit
à sa suite (toutes choses restant égales par ailleurs). Nos graphiques Certes, une crise de rentabilité doit forcément aboutir à un état
montrent leur ralentissement à la fin des années 1960 et le endémique de surproduction, tant de capitaux que de marchandises.
retournement du taux de profit qui en résulte. Comme les profits sont Cependant, ces phénomènes de surproduction durant les 1970
orientés à la baisse de 1968 à 1982, c'est alors la source même de sont peu fréquents, se localisent dans certains secteurs, et font l'objet
l'accumulation (1' investissement en capital fixe) qui s'amenuise de politiques de résorption, tant par les acteurs publics (quotas de
progressivement, et la croissance en pâtit par voie de conséquence. production, restructurations, etc.) que privés (fusions,
Ces freinages de l'accumulation et de la croissance rétroagissent à rationalisations, rachats, etc.). C'est pour cela que le retour de la crise
leur tour sur le ralentissement des gains de productivité. Le tout ne s'est pas tant signalé par des phénomènes massifs de méventes
engendre alors une spirale qui tire l'ensemble de la dynamique comme lors du krach de 1929, mais plutôt par des faillites,
économique vers le bas. restructurations d'entreprises et licenciements. Durant la crise de
1929, le décalage entre une demande insuffisante et une pléthore de
La régulation interne temporairement permise grâce à l'instauration marchandises ne trouvant pas acheteur était beaucoup plus violent.
du capitalisme d'État keynésiano-fordien n'avait donc pas vocation à
se prolonger durablement: les Trente glorieuses s'épuisent avec les
gains de productivité qui en avaient ouvert la possibilité et avec la
disparition progressive du consensus social qui les avait permis. Ces
évolutions sont inéluctables car, d'une part, les gains de productivité
sont structurellement freinés à moyen terme et, d'autre part, les bases
ont-ils été atteints? Telles sont les questions traitées dans ce
L'ordre productif néolibéral chapitre.

LA REMONTÉE DU TAUX DE PROFIT DEPUIS 1982


LE PASSAGE A L'ORDRE PRODUCTIF NÉOLIBÉRAL
Il existe trois moyens principaux pour redresser le taux de profit:
Une nouvelle récession survient en 1981, le taux de profit et la une dévalorisation massive du capital fixe, un accroissement de la
rentabilité des entreprises sont au plus bas, l'inflation fait toujours productivité du travail et une compression de la part salariale.
rage, le chômage et les déficits publics augmentent à vive allure : Comme la productivité était en chute libre durant les années 1970 et
telle est la toile de fond expliquant l'abandon du capitalisme d'État qu'elle restera à un niveau structurel d'étiage par la suite, c'est par
keynésiano-fordien et son remplacement par un capitalisme d'État une diminution de la part salariale le taux de profit sera redressé.
dérégulé. Ce changement majeur de politique économique est plus
communément dénommé 'tournant néolibéral '. A quelques Comprimer la part salariale impliquait de briser les mécanismes
décalages temporels près, quasiment tous les pays de l'OCDE assurant la croissance de la demande finale durant les Trente
emboîtent le pas à cette nouvelle orientation prise au début des glorieuses. C'est l'augmentation du taux de chômage depuis 1974
années 1980. Son objectif prioritaire consiste à rétablir la profitabilité qui, en modifiant les rapports de force entre le capital et le travail,
des entreprises; son moyen principal passe par une augmentation rend cette dérégulation possible. Comme nous l'avons montré
drastique du taux d'exploitation via la diminution de la part précédemment et comme vient encore l'illustrer le graphique suivant
salariale; et sa justification idéologique sera synthétisée par l'adage pour l'Espagne, c'est la montée du taux de chômage permet
du chancelier allemand Helmut Schmidt: « Les profits d'aujourd'hui d'infléchir les salaires réels à la baisse 30 :
font les investissements de demain et les emplois d'après-demain ».

C'est un tournant majeur sur tous les plans. Au niveau économique,


il signe la fin de l'ordre productif qui prévalait durant la prospérité
d'après-guerre et le passage à un capitalisme d'État dérégulé. Cette
nouvelle configuration n'offrira cependant pas de réelles solutions
aux contradictions fondamentales du capitalisme et se révélera très
instable. Néanmoins, la formidable austérité qu'il imposera à la
majorité de la population lui permettra de repousser les échéances, de
rétablir son taux de profit, de réfréner les dépenses publiques, et de
modérer l'inflation, laquelle retrouve rapidement son niveau d'après•
guerre 29. Comment ce tournant a-t-il été réalisé? Tous ses objectifs 111111 11111 11111 11111 11111 111 11 11111 11111 1111 r11

29 Certes, l'inflation diminue également suite: (a) à la hausse des taux d'intérêt
(après la décision américaine de les augmenter en 1979), (b) au contre-choc
pétrolier de 1981 (qui réduit la facture énergétique), et (c) à la réduction du prix totalement couverte par une contrepartie dans la production réelle), contribuera
des matières premières jusqu'au début des années 2000. Cependant, le frein mis également à réduire l'inflation et les déficits publics.
aux politiques des années 1970 (qui soutenaient la demande sans que celle-ci soit 30 Sergio Camara Izquierdo, The Dvnamics of The Profit Rate in Spain 1954-2001
En quelque sorte, les gains de productivité, qui étaient répartis entre
les profits, les salaires et les revenus de l'État, sont désormais Évolution de la part salariale, GIO, G7, DEI5, OCDE15 (1960•
entièrement affectés aux détenteurs de capitaux. Comme ces. gains 2006) 32
sont devenus très faibles, les profits sont également alimentés par une
Gl0 ;
diminution de la, part salariale et par des transferts publics au
bénéfice des entreprises et des détenteurs de capitaux (détaxation,
incitations diverses, réduction des dépenses sociales, etc.). La
progression des revenus s'arrête, voire recule pour de larges
catégories de la population, et les dépenses de l'État, surtout dans le
domaine social, sont contenues ou diminuent. La baisse constante de
la part salariale depuis le tournant des années 1980 illustre clairement
cette nouvelle orientation économique. Elle est constatée dans les
rapports des plus grands organismes internationaux (OCDE, FMI, :
:
Commission européenne, BR!) et même par Alan Greenspan, 70
l'ancien président de la Federal Reserve Bank, qui exprimait sa
perplexité devant cette « caractéristique très étrange » du
capitalisme contemporain : « la part des salaires dans le revenu
national aux États-Unis et dans d'autres pays développés atteint un
niveau exceptionnellement bas selon les normes historiques» 31.
_

Wage share in value added 199520002005


USA + EU + Japan, 1960-2008 : ;
74

73 Ce tournant politique a pour conséquence immédiate de redresser la


72 profitabilité des entreprises, de freiner l'inflation et de contenir les
71 dépenses de l'État.
70

69

68 LES CISEAUX ENTRE LES PROFITS ET LES INVESTISSEMENTS


67

66 L'accumulation (le taux de croissance du capital fixe) suit


6S habituellement le taux de profit: à la hausse lorsque le profit abonde,
64 à l'étiage lorsque le profit se fait rare. Or, depuis les années 1980, un
1965 1970 1975 1980 1985 1990 1995 2000 2005 décalage très net se creuse entre un taux de profit en hausse et un
Average weighted by GDP
Source: European Commission, Ameco Database
taux d'accumulation restant à l'étiage:

31 Interview ail Financial Times, Guha - 2007. 32 Michel Husson, Le partage de la valeur ajoutée en Europe, Ires 2010.
3) Quant à la troisième phase, elle débute en 1982 et se caractérise
Taux de profit et d'accumulation, principaux pays développés 33 par l'évolution en ciseau entre un taux de profit qui se redresse
tendanciellement, et un taux d'accumulation qui fluctue à un niveau
20 i 7 globalement très bas.

Compte tenù du développement de la mondialisation, on peut se de•


18 6 mander si l'investissement international n'aurait pas compensé le
faible dynamisme de l'accumulation domestique. La mondialisation
\ ..
a en effet pris la forme d'une internationalisation accrue des
. 5
taux. Le graphique ci-dessous permet de répondre à la question:
alors que l'investissement mondial oscille autour de 25 % du produit
4 brut mondial durant les années 1970, il s'est mis à baisser après le
tournant néolibéral pour évoluer autour de 22 %.

12 3 Investissement mondial en pourcentage du produit mondial brut 0970-


2006) 34
10 2 0,30 ..
Taux d1accumulation
de
8 1·, i i [ l 1·1 i i [ i 1 1 1 1 1 [·1 1 1 [ 1 i Iii 1 Iii 1 1 1 1 1 li 1·1 , i·' 1 1

0.20 1 Investissement

Ce graphique permet de distinguer clairement trois phases :


0,15 1
1) La première phase, allant de la fin de la guerre à la charnière
entre les années 1960 et 1970, correspond à la période de prospérité
0,10 1
où les taux de profit et d'accumulation augmentent ou se
maintiennent à un haut niveau: le réinvestissement des profits
alimente la croissance de l'accumulation, qui elle-même nourrit les
gains de productivité, lesquels contribuent au maintien du taux de
0,00 l, '" , , , , , , " "'" "
profit. 19701972197419761978198019821984198619881990 19921994 199619982000200220042006
2) La deuxième phase commence au début des années 1970 : le
retournement à la baisse du taux de profit entraîne avec lui le taux Depuis les années 1980, le capitalisme se caractérise par un taux de
d'accumulation et toutes les autres variables jusqu'en 1982. profit redressé, mais sans qu'une reprise des investissements et donc
de l'accumulation l'accompagne. C'est ce différentiel croissant qui

33 Michel Husson. 34 Michel Husson: Taux de profit: et pourtant il monte !, décembre 2009.
est à la source de masses de capitaux inemployés qui vont alors cher•
cher refuge dans la sphère financière et la spéculation.

LE FACTEUR PRINCIPAL À PARTIR DE 1982

Il dès lors se poser les questions suivantes: pourquoi le taux


d'accumulation ne remonte-t-il pas alors que le taux de profit est au
plus haut et pourquoi la dégradation économique se poursuit-elle
malgré un tauX: de profit rétabli? Trois réponses peuvent être
apportées.

La première réponse découle de la compression de la demande finale


(salaires et investissements) qui empêche l'accumulation et la
croissance de redémarrer. Alors que les salaires représentaient les
deux tiers de la demande finale jusqu'en 1982,25 ans après ils n'en
représentent qu'un peu plus de la moitié. Il résulte une contraction Les phénomènes massifs de surproduction y apparaissent à partir des
drastique des marchés solvables, une restriction de la capacité à années 1980 suite à la compression de la demande salariale et non
écouler les marchandises produites. En effet, cette diminution de la pas avant. Ce phénomène n'est pas propre à secteur mais il est
part salariale n'est compensée, ni par la consommation des quasi généralisé dans l'ensemble de l'économie.
capitalistes, ni par les ventes dans les pays émergents. Cette
réduction drastique de la demande finale engendre une atonie des La faiblesse des gains de productivité, la dérégulation des
investissements d'expansion, la poursuite des rationalisations par mécanismes keynésiano-fordistes et le 'chacun pour soi' rendent peu
rachats et fusions d'entreprises, un déversement des capitaux et probable le rétablissement de la part salariale à 1'heure actuelle. Et
avoirs en friche dans la spéculation financière, une délocalisation à la ce, contrairement aux Trente glorieuses où l'augmentation de la
recherche de main-d'œuvre bon marché, un accroissement de la productivité a permis de rendre compatible- dans le cadre d'un
consommation improductive, ce qui déprime encore plus la demande capitalisme d'État contraignant - la croissance parallèle de la
finale, et tout cela dans un contexte où les entreprises sont à nouveau demande et des profits. Le rétablissement de la demande finale selon
profitables 35! L'impact de cette compression de la demande une logique keynésiano-fordiste n'est donc guère envisageable dans
salariale sur la dynamique économique s'illustrer par les phénomènes les conditions présentes.
de surcapacités. En voici un exemple pris dans un secteur
économique important: la vente de voitures aux Etats-Unis: La seconde réponse découle de la dérégulation du keynésiano•
fordisme et de l'énorme liberté retrouvée d'accroître le taux
d'exploitation sous toutes ses formes. Marx notait que « ... depuis
1825, presque toutes les nouvelles inventions furent le résultat des
collisions entre l'ouvrier et l'entrepreneur qui cherchait à tout prix à
35 De là le paradoxe 'scandaleux' d'entreprises qui licencient, rationalisent et déprécier la spécialité de l'ouvrier. Après chaque nouvelle grève tant
restructurent, alors qu'elles font de substantiels profits.
soit peu importante, surgit une nouvelle machine» 36. En quelque LES LIMITES DE L'ORDRE PRODUCTIF NÉOLIBÉRAL
sorte, la contrainte keynésiano-fordiste instaurant une indexation des
salaires sur la productivité a joué le même rôle que celui noté par Malgré le tournant néolibéral et la hausse consécutive du taux de
Marx concernant les grèves: elle a obligé les entrepreneurs à investir profit, l'exigence qui avait nécessité la mise en place de la régulation
en augmentant la productivité. En effet, puisque le tournant keynésiano-fordiste est toujours présente: le salariat est prépondérant
néolibéral a pu notablement réduire les conflits sociaux, accroître le dans la population active, le capitalisme doit donc tout aussi
taux d'exploitation et offrir ainsi des profits sur un plateau d'argent impérativement trouver un moyen de stabiliser la demande finale
en comprimant les salaires, à quoi bon investir dans de nouvelles (tant des ménages que des entreprises) pour éviter que la
machines dans de telles conditions? compression des revenus du travail ne se transforme en dépression.

La troisième réponse résulte d'une autre conséquence du tournant La réponse durant toute la phase néolibérale depuis 1982 tient dans la
néolibéral, à savoir le développement du secteur financier: la formule: de moins en moins d'épargne (graphique ci-dessous), de
nouvelle marge de manœuvre acquise par ce secteur (très régulé plus en plus de dettes (idem), montée des revenus patrimoniaux et
après la crise de 1929) permet à la finance d'imposer des normes développement de la mondialisation. Il s'agit ainsi de développer une
d'hyper-rentabilité décourageant tout investissement à profitabilité demande de substitution à la diminution de la part salariale dans la
plus modeste (les fameux 15 % de retour sur investissement). Une consommation finale. La mondialisation quant à elle correspond à
telle contrainte déprime la demande en nouveaux investissements. une même logique: celle d'aller chercher l'extérieur les conditions
de la reproduction du capital qui ne se trouvent plus à l'intérieur suite
Dès lors, si durant les années 1970 c'est la rentabilité en berne des à la diminution des gains de productivité et à l'abandon de la
entreprises (l'offre) qui pèse sur le fonctionnement du capitalisme, régulation d'après-guerre.
alors que la demande finale (les marchés) est toujours assurée par le
maintien des mécanismes de la régulation keynésiano-fordiste, c'est 140 1 1 73
exactement l'inverse après 1982: le taux de profit se rétablit, et donc
130 72
la rentabilité des entreprises, mais au prix d'une forte compression Part des
relative de la demande finale. C'est essentiellement la masse salariale 120 71
salaires
qui est comprimée, mais les investissements le sont aussi car le taux
d'accumulation reste à un faible niveau vu le faible dynamiqme de la 110 1 70
demande. Dès lors, depuis 1982, dans un contexte de rentabilité 100 69
retrouvée des entreprises, c'est la temporalité 'restriction de la
demande finale' qui joue le rôle principal à moyen terme pour 90 68
expliquer l'atonie prolongée de l'accumulation et de la croissance, 80 67
même si les fluctuations du taux de profit peuvent encore jouer un
rôle majeur à court terme dans le déclenchement des récessions. 70 66

60

36 Marx, Misère de la philosophie, fin du chapitre sur La division du travail et les 50 1 j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j j 164
machines, LP 1: 105.
Diminution de l'épargne après 1982, États-Unis (1947-2008) Augmentation de la dette totale à partir de 1982, États-Unis 38

U.S.
Debt of GDP

= 340%

320"/0 =
'" 300%

260%

100%
Etats-Unis: épargne et endettement des ménages 37 1900

World:
J
1
1
JI
1

'
..... !
1

i
1 1 i
.
1 ,
il i i 1i i 1 1 Il Il Il i

37 Jacques Sapir, Les origins socials de la crisefinancière. 38 Monty Pelerin, 2010 Will Be Worse, American Thinker, janvier 2010.
La baisse du taux d'épargne des ménages accroît la consommation LA MONTÉE DU SECTEUR FINANCIER
sans devoir augmenter les revenus; quant à la montée du taux
d'endettement, elle accroît les dépenses de ces mêmes ménages sans La part des profits captés par le secteur financier américain dans le
impliquer une hausse des salaires. Le résultat de cette politique se lit total des profits des sociétés privées est passée de 10 % à 40 % entre
très clairement sur le graphique suivant pour les États-Unis: la part 1980 et 2007. La dette du secteur financier, qui représentait % de
salariale diminue depuis 1982 alors que la consommation augmente. celle du secteur non financier en 1980, en représente 50 % en 2007.
Ceci n'est possible qu'avec une baisse du taux d'épargne, une De telles données, parmi bien d'autres, illustrent l'importance prise
augmentation de l'endettement et une hausse des revenus par ce secteur au cours des trois dernières décennies. Les gtaphiques
patrimoniaux pour la fraction aisée de la population. suivant en donnent la mesure. Le premier montre la part occupée par
le secteur financier dans l'ensemble de l'économie des Etats-Unis.
Part salariale en diminution et consommation en hausse après 1982, Cette part a doublé depuis 1982 :
39
Etats-Unis 0960-2008)
·_···_··_·_·.· ••
GDP share of US Financial Industry
,_". • ••••••••••••••• ••••••••••••••• • •••••••••••••••••••••• •••••••••• • •••••••••••••_ .

72 1 1

70 t·····················································

t····················································· \ .

\
66 ..·..· ··..·..····,,·························· : .

o '1 1 1 1 1 1
1860 1880 1900 1920 1940 1960 1980 2000
year
Source: Philippon. 2008

60 Iii i i i i i i i i i i i i i i i i i i 1 i i i 1 i 1 i i i i i i i 1 i i i i i 1 i 1 i i 1 i 1 1 Le graphe ci-dessous de la structure du bilan des établissements de


crédit en France illustre la mutation du métier bancaire depuis les
années 80. Alors qu'auparavant les banques s'occupaient encore de
leur métier de base, récolter l'épargne et satisfaire aux demandes
d'emprunts, depuis le tournant néolibéral, cette activité est devenue
minoritaire au profit d'opérations spéculatives.
39 Michel Husson, Le capitalisme toxique, Inprecor n° 541-542, septembre•
octobre 2008.
d'accumulation (thèse de Michel Aglietta), une prise de contrôle du
capitalisme par sa fraction financière (Gérard Duménil et Dominique
Lévy), la résultante de la mondialisation et du libre-échange (Jacques
Sapir - Emmanuel Todd - Arnaud de Montbourg) ?

En réalité, le développement de la finance découle du tournant


I i i i
néolibéral : la réduction de la part salariale a permis de redresser la
rentabilité des entreprises et d'engendrer une masse de capitaux
suffisante, mais ceux-ci ne trouvent plus à se réinvestir dans un
élargissement de la production (contrairement aux Trente glorieuses)
puisque la demande salariale a été drastiquement comprimée. C'est
alors cette partie non réinvestie des capitaux, ainsi que la
C'est ce nouveau contexte économique ouvert par les années 1980 consommation des capitalistes et des rentiers, qui viennent alimenter
qui explique la multiplication des krachs financiers alors que ceux-ci la finance comme le montre les graphiques suivant :
avaient disparus depuis la crise de 29 comme le montre le graphique
de l'évolution du produit mondial et des crises financières: Net Dividends as %of the wage bill
United States, France, United Kingdom, 1960-2008
-
13 ..

- 5.0 12

- 4.5 11

-
_ 10 24
--
9 22
...
.. ... ... . . 20
......_• ..
7 18

18
-
5 .. - - ... 14
- 1.0
4 12
-
3 10
.... " " •• """',, , """""T'''' .. "
1900 10 60 -France -.- United States United Kingdom (right scale)
2 l , 1

1960 1965 1970 1975 1980 1985 1990 1995 2000 2005
Le dernier krach boursier en date, celui des subprime, est aussi celui
Sources: Bureau of Economie Analysis, INSEE, United Kingdom Economie Accounts
qui a été le plus dévastateur. Le constat de la montée du secteur
financier n'est plus à faire, la question qui se pose est plutôt d'en
comprendre correctement l'origine et les implications. Serait-ce la
conséquence de la mise en place d'un nouveau régime patrimonial
En effet, la divergence qui s'est instaurée entre les taux de profit et
Si les investissements matériels freinent, d'accumulation depuis 1982 est compensée par l'écart qui se creuse
les investissements financiers s'envolent entre la part salariale et la consommation finale (graphiques ci•
dessous). La finance est ce qui sert à réaliser cette compensation de
Monde: investissements bruts et financiers à "étranger (en du PMB) trois façons: (1) la part non accumulée des profits est distribuée aux
détenteurs de revenus financiers; (2) cette part sert aussi à la finance
30% - - - - - - - Inv. bruts aux USA Inv. financiersbruts l'étranger _
pour développer l'endettement des ménages, dont la consommation
25% augmente (non pas en raison d'une progression des salaires, mais
grâce à cet endettement et à la baisse du taux d'épargne, ainsi qu'à
20%
l'augmentation de revenus patrimoniaux pour certains ménages) ; (3)
15% cette part est également recyclée via le développement de
rémunérations sous forme financière pour la fraction la plus aisée des
10%
salariés.
5%

0% Part salariale et consommation privée dans le pm, Union européenne


1970 1975 1980 1985 1990 1995 2000 2005 (1960-2008) 40
Source: Données ONU

L'originalité de la situation actuelle tient au fait que cette masse de


··········1·
capitaux non réinvestie dans la production ne résulte pas d'un taux de
profit insuffisant, mais d'un manque de débouchés solvables et donc
de l'absence d'incitation à élargir la production. En d'autres mots, +
alors que les taux de profit et d'accumulation évoluaient de concert
jusqu'au début des années 1980, leur évolution divergente par la
. . :\ . . . :::,.+
suite mesure l'augmentation de cette fraction non accumulée de la
plus-value. C'est cet écart qui engendre une masse énorme de
capitaux flottants et qui alimente la financiarisation de l'économie et ··· ········· ········· 52
les bulles spéculatives à répétition.
·· ············ ··········· ········· ·..................... . . .
Cette configuration pose un énorme problème de réalisation: si la
-e- Pail salariale ..... du
part des salaires baisse et si l'investissement stagne, qui va acheter la , " ""'" ",,,,,,,,,,,.,,,,,,,,,,,,,I4B
production? A cette question, outre la diminution de l'épargne et
l'augmentation de l'endettement venant alimenter la consommation,
il faut encore ajouter la consommation de revenus non salariaux. Et Nous sommes ainsi en présence d'une formidable machine à
c'est bien ce qui s'est massivement développé depuis 1982. fabriquer des bulles financières et à alimenter la spéculation.

40 Source: M. Husson, Les enjeux de la crise.


L'aggravation constante des déséquilibres économiques n'est donc
pas le résultat d'erreurs dans la conduite de la politique suivie: elle LE MUR DE L'ARGENT
est partie intégrante de la trajectoire du système. En rétablissant
spectaculairement le taux de profit par la compression de la part Tous les mécanismes propres à la régulation keynésiano-fordiste
salariale, le capitalisme n'a fait que reporter les échéances. En effet, (l'indexation des salaires réels sur la productivité, la tri-répartition de
il n'a pu durablement résoudre le problème du bouclage de cette dernière entre les profits, les salaires et les impôts,
l'accumulation et a créé un monstre qui le rend de plus en plus l'instauration d'un salaire indirect et d'allocations sociales, etc.) ont
instable: la financiarisation de l'économie. permis, à la fois, une forte augmentation du pouvoir d'achat et une
réduction des inégalités sociales durant les Trente glorieuses: les
On ne peut donc dire qu'il y aurait un 'bon' capitalisme productif qui salaires réels triplent en moyenne (tableau et graphique ci-dessous) et
serait parasité par un 'mauvais' capitalisme financier, comme le les inégalités sociales se réduisent (graphique ci-dessous) : alors que
professent nombre de critiques de tout bord. La finance n'est pas une les 10 % les plus riches accaparaient 45 % des revenus totaux avant
excroissance qu'il suffirait d'éliminer ou de réguler pour revenir à un la seconde guerre mondiale, ils ne s'en arrogent que le tiers (33 %)
fonctionnement 'normal' du capitalisme. Au contraire, le capitalisme durarit les Trente glorieuses.
contemporain est un 'pur capitalisme' dont la finance constitue un
moyen de fonctionnement visant à extraire un maximum de profit. Salaires réels 1953-82 (1970 = 100)
La propension actuelle du capitalisme à investir une moindre 1953 1960 1970 1982 1953-82
proportion de ses profits questionne la légitimité de ce mode de RFA 41,8 55,8 100 140,2 x 3,35
production, car la présente crise illustre au fond l'écart croissant Italie 37,5 52,5 100 139,7 x 3,73
entre les besoins sociaux de l'humanité et les critères propres au 53,5 64,3 100 168,3 x 3,15
capitalisme. En effet, après l'équipement des ménages en biens Pays-Bas 40,2 54,9 100 131,9 x 3,28
'fordistes', la demande s'est progressivement orientée vers une. France 55,5 61,9 100 154,4 x 2,78
consommation de biens 'socialisés' (non marchands) et de services à GB 61,1 75,3 100 123,1 x 2,01
moindres gains de productivité (loisirs, santé, culture, etc.). Compte États-Unis 69,0 81,0 100 106,9 x 1,55
41

tenu de ce glissement progressif des besoins de la population vers des


Japon 38,2 50,9 100 169,9 x 4,45
biens et services à productivité plus faible, le capitalisme a de plus en
Source: Herman Van Der Wee, Histoire économique mon-
plus de mal à concilier la satisfaction de la demande avec ses propres
diale, Academia Duculot, p.l92.
critères de rentabilité. Cette éviction de plus en plus violente de la
satisfaction des besoins de l'immense masse de la population par les
critères de rentabilité du capitalisme se manifeste sous des formes
encore plus dramatiques pour des centaines de millions de personnes
de par le monde auxquels ce système n'a pu apporter ne serait-ce que
le minimum de biens matériels nécessaires pour vivre. Aujourd'hui,
le capitalisme préfère ne pas répondre aux besoins sociaux 41 La hausse commence dès 1933 dans ce pays (graphique 6.9). Sur ce graphique,
insuffisamment rentables plutôt que de risquer de voir baisser son le revenu réel moyen est multiplié par 3,5 aux États-Unis entre 1933 et 1968 (35
taux de profit. ans), par 5 en France entre 1945 et 1980 (35 ans), par 2,8 en Grande-Bretagne entre
1940 et 1975 (3 5 ans), et par 3 en Suisse entre 1945 et 1980 (35 ans).
Revenu réel moyen EU, GB, France et Suisse (1913-2000) 42 Par contre, dès le milieu des années 1970, le pouvoir d'achat stagne
et les inégalités se creusent. En effet, le tournant néolibéral permet au
f • revenu des 10 % les plus riches de se rétablir et même de dépasser
' : : :
1 son niveau d'avant la seconde guerre mondiale. Cette montée des
inégalités se manifestent encore par les mécanismes suivant:

1) Les entreprises sont de moins en moins taxées sous prétexte que


i i i
cela favoriserait l'investissement. Or, nous avons vu que ce n'est pas
f 1 j j i i i
le cas car ce déficit d'investissements ne résulte pas d'un manque de
1 l! :
rentabilité des entreprises mais d'une demande atone.

. 993.-

Part du revenu des 10 % les plus riches, États-Unis (1917-2007) 43

• , • : : : : : : 1
:

: : ; : : : .: 1
1 :: : : ! . ·
,. , .
: : . !
. : ; , :
.. .. . . .. Source: KPMG
1 ,. , l ' 1
1 • • ., •

2) Toujours sous le prétexte que la taxation des riches tuerait leur


volonté d'investir, l'impôt sur les hauts revenus n'a fait que décroître
0 depuis le tournant néolibéral. Ainsi, le taux marginal sur les hauts
revenus aux Etats-Unis a été divisé par deux depuis 1981. Notez que
la politique du New Deal a fait passer cet impôt de 25% 1933 à
42 Saez E., 2004, Incorne and Wealth Concentration in a Historical and Interna• +/- 90% jusqu'au milieu des années 1960 et à et
tional Perspective. que cela n'a guère empêché le dynamisme de l'investissement durant
43 Saez E., 2008, Striking it Richer: The Evolution of Top Incornes in the United cette période, nettement plus qu'après la détaxation.
States.
Top US Federal marginal income tax rate [rom 1913 to 2011 Notez que ces réductions de taxes n'ont bénéficié qu'aux tranches de
revenus les plus élevées comme l'indique le graphique ci-dessus.
100% Comme ces derniers n'ont pas réinvesti cette manne financière qui
90% leur a été octroyé par les pouvoirs politiques dans l'économie réelle,
elle a été utilisée en dépenses de luxes et en placements financiers ...
80%
et l'on comprend bien pourquoi à la lecture du graphique suivant:
70%
60%
France 1988-2008
50%
En 20 ans, la Bourse s'envole
40%
mais pas la production ou les rémunérations
30%
20% Capitalisation
boursière
10%
0% 1 i i Iii i 1 1 1 r 1 i i 1 i i 1

1910 1920 1930 1940 1950 1960 1970 1980 1990 2000 2010 PIS par habitant

Salaire moyen
annuel

Pouvoir d'achat
du RMI

Evolutions 1988-2008 (hors inflation) Sources: Euronext, calculs Jean Gadrey

Au final, depuis le tournant néolibéral au début des années 1980,


/ quasiment toute la croissance a été captée par les très riches alors que
les revenus de l'immense majorité de la population (90%) a stagné.
Autrement dit, la génération à qui l'on a demandé de travailler de
plus en plus durement et dans des conditions de plus en plus précaire
n'a rien obtenu pour ses efforts (cf. graphique ci-dessous). Autrement
dit, depuis une trentaine d'année, l'immense majorité des salariés
abat un travail accru au seul bénéfice d'une infime minorité de très
-1 t , i t i , t • ,. i
riches ... qui ne réinvestissent pas cette manne de revenus mais qui
la dilapide en consommation de luxe· et en placements financiers. Cette observation faite par Marx en 1850 s'applique parfaitement à la
dernière crise de 2008-09 dont l'épicentre fut la bulle immobilière
Evolution des revenus réels aux Etats-Unis entre le 1% le plus riche des subprime: elle a communément été présentée comme étant
et les 90% du bas 1950-2005 (1979=100) 44 d'origine financière, avec ensuite des répercussions dans l'économie
réelle. Ainsi, la récession et le chômage découleraient de la cupidité
de certains, du manque de régulation du secteur financier, ou du
parasitisme que celui-ci exercerait sur l'économie réelle. Les faits
semblent même conforter cette analyse puisque la récession et le
1 chômage se sont développés après le krach financier et les faillites
1 bancaires. En réalité, c'est l'inverse : ce sont les contradictions de
l'économie réelle qui ont provoqué la crise financière. Comme
7 l'indique le graphique suivant, la baisse de la profitabilité des
entreprises a précédé la crise financière; il Y a donc bien eu un
retournement cyclique du taux de profit à l'origine de la crise.

Bourse et profits. États-Unis (1992-2009) 46

120 27.0

110 26.5

100 26.0

90 25.5

80 25.0
LA CRISE DES SUBPRIME DE 2008-09
70 24.5

« La crise elle-même éclate d'abord là où sévit la spéculation et ce 60 ...... IV . 24.0


n'est que plus tard qu'elle gagne la production. L'observateur 50 23.5
superficiel ne voit pas la cause de la crise dans la surproduction. La
·············1 23.0
désorganisation consécutive de la production n'apparaît pas comme
un résultat nécessaire de sa propre exubérance antérieure mais 30 22.5

comme une simple réaction de la spéculation qui se dégonfle» (45). ... ················1+ 22.0
10 , , ,1 , ,,1 l, 21.5
1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2001 2002 2003 2004 2005 2007 2008
44 Calculé sur base d'Emmanuel Saez et Thomas Piketty, "Incorne lnequality in
the United States. 1913-2006", Tables and figures updated to 2006, July 2008 :
http://elsa.berkeley.edu/-saezl.
45 Marx et Engels, Crise prospérité et révolution, mai-octobre 1850, cité dans La 46 Michel Husson, La baisse de la profitabilité des entreprises a précédé la crise
crise, édition 10/18 : 94. financière, 2009.
La courbe de l'indice boursier restitue le volet financier de la crise avec faiblesse des profits, mais à leur surabondance car ils ne trouvent
les deux dernières bulles spéculatives : la première est la bulle internet plus à s'investir faute de débouchés suffisants.
au moment de la récession de 2000-0 1, et la seconde est celle des
subprimes avec la récession actuelle. Mais plus intéressante est l'autre La meilleure preuve en est la configuration qui a mené au dernier
courbe, celle qui mesure l'évolution de la rentabilité des entreprises, krach boursier: comme la demande salariale était drastiquement
c'est-à-dire du taux de profit, et ce pour trois raisons au moins : (1) On comprimée, la croissance n'a été obtenue qu'en boostant la
y constate le parallélisme étroit d'évolution entre les profits et la bourse. consommation par une envolée de l'endettement (qui débute
Ce qui est somme toute logique et n'appelle pas de commentaires justement en 1982), une diminution du taux d'épargne (qui débute en
particuliers. (2) C’est l’évolution du taux de profit qui détermine les 1982 également) et une montée des revenus patrimoniaux.
variations des indices boursiers. C'est son retournement à la baisse qui
provoque le krach. (3) Enfin, c’est aussi le retournement à la baisse du En conclusion, le grand krach économique de 2008 signe l'échec de
taux de profit qui est à l’origine des crises économiques cycliques en l'ordre productif néolibéral. Pas plus ce dernier que l'ordre productif
2000-01 et 2008-09. keynésiano-fordiste n'ont pu apporter de solutions durables aux
contradictions intrinsèques de l'accumulation capitaliste. En effet, si
Autrement dit, à court terme, c'est bien l'évolution du taux de profit l'importante baisse de la part salariale depuis 1982 a permis de
qui est à l'origine des cycles économiques, des récessions et des rétablir le taux de profit, elle a réduit le taux d'accumulation du fait
krachs financiers. Nous ne sommes donc pas en présence d'une crise même de cette compression de la demande finale. Ceci a eu pour
financière qui se serait transformée en récession économique, mais conséquences majeures, d'une part, de développer une
d'un retournement de la rentabilité des entreprises qui s'est financiarisation de l'économie, et, d'autre part, d'impulser une
transformé en crise financière et ensuite en récession. demande finale par le crédit, la diminution de l'épargne,
l'accroissement des revenus patrimoniaux et les déficits budgétaires
Mais, si l'on prend du recul et que l'on regarde les évolutions à pour résorber la crise.
moyen terme, force est de constater que ce retournement cyclique de
la rentabilité des entreprises à l'origine du krach prend place à un
niveau élevé du taux de profit. Ceci est très important à comprendre, MONDIALISATION ET DÉPRESSION SALARIALE
car il est généralement affirmé dans de nombreuses analyses critiques
que la montée de la finance depuis les années 1980, et l'éclatement Ainsi restitué dans sa dynamique, le tournant néolibéral ne doit rien,
des bulles spéculatives à répétition, seraient la conséquence de la ni à la mondialisation, ni à une prise de pouvoir par le capital
baisse de la rentabilité entreprises (baisse de leur taux de profit) : financier, ni à un capitalisme patrimonial, ni au libre-échange. Il doit
les entrepreneurs placeraient leur argent en bourse comme tout à la nécessité de rétablir la rentabilité du capital qui était au plus
conséquence de la faible rentabilité des investissements productifs. bas en 1982. Pour preuve, le tournant néolibéral précède ces
Ce raisonnement est faux à moyen terme : depuis les années 1980, les phénomènes, ceux-ci doivent donc leur avènement à la compression
investissements productifs sont rentables et les profits sont au plus de la part salariale si caractéristique de ce La
haut. A moyen terme, il est donc erroné de prétendre que les capitaux financiarisation s'est nourrie de cette abondance de profits, tandis
vont en bourse parce que les profits sont faibles! L'importance que la mondialisation s'est développée comme conséquence de la
croissante du secteur financier dans l'économie ne tient pas à la dérégulation des mouvements de capitaux, de la recherche de main-
d'œuvre à bas salaires et de nouveaux marchés. Certes, une fois En trait continu: exportations de biens / PIB (en volume)
devenue acteur prépondérant, la finance a conquis une certaine En pointillé: exportations de biens et services / PIB (en valeur)
autonomie et a dicté sa loi, mais elle n'est pas à l'origine de la
manœuvre: sa liberté retrouvée, elle la doit aux politiques qui l'ont PIB et exportation de biens, monde (l951-2007)
libérée des entraves qu'elle s'était vue imposer après la crise de 29. PIB mondial Exportations de biens
A prix constant et au taux Volume réel
Cette temporalité apparaît clairement sur le graphique et tableau de change du marché d'exportation de biens
suivant: le commerce mondial ralentit très nettement avec la fin de 1951-1973 5,1 % 8,2 %
la prospérité d'après-guerre puisque le taux de croissance du volume 1974-1982 3,0% 2,5 %
réel d'exportation de biens est divisé par trois (il passe de 8,2 % à 1983-2007 2,9 % 5,8 %
2,5 %: tableau) et que la part du commerce mondial de biens Abelardo Marina Flores: Limites y perspectivas de la globalizaci6n
n'augmente plus (elle stagne à 17 % de 1974 à 1987: graphique). Le neoliberal, Trayectorias, Volumen X, n027, Julio-Diciembre 2008
commerce mondial ne reprend de façon significative qu'à partir des
années 1990, mais cette relance se caractérise par deux faits Il est important de bien saisir l'enchaînement de cette dynamique,
majeurs: d'une part, elle ne résulte pas d'une reprise de la ainsi que les articulations entre ses divers éléments, afin de réfuter un
production puisque le taux de croissance du produit mondial stagne à certain nombre d'idées erronées:
3 % et que, d'autre part, elle est postérieure d'une petite dizaine
d'années au tournant néolibéral. 1) La mondialisation n'est pas la mère du néolibéralisme. En les
désindexant de la productivité, la dérégulation néolibérale a
Commerce mondial de biens et services (en volume et en valeur) en réintroduit la concurrence par les salaires, a ouvert la porte au moins•
% du PIB mondial 0950-2006) 47 disant salarial, et poussé à rechercher une main-d'œuvre à bas
salaires dans certains pays. La mondialisation est donc fille du
néolibéralisme.

2) La déflation salariale ne résulte pas de la mondialisation et du libre-


échange. Si tel était le cas, il faudrait constater un lien qui l'atteste. Or,
l'essentiel de la diminution de la part salariale prend place durant les
années 1980, c'est-à-dire avant le développement de la
mondialisation; bien plus, cette compression relative des salaires se
ralentit ensuite quand la mondialisation prend son envol. Cependant,
une fois largement amorcée, la mondialisation constitue bel et bien un
facteur supplémentaire exerçant une pression à la baisse sur les
salaires et conditions de travail.

3) Ce n'est pas le 'trop' haut niveau des salaires dans les pays
47 Abelardo Marina Flores: Limites y perspectivas de la globalizacion neoliberal, développés qui handicaperait la compétitivité et expliquerait la
Trayectorias, Volumen X, n027, Julio-Diciembre 2008.
mondialisation et les délocalisations. Durant les Trente glorieuses,
malgré les salaires relativement élevés et le plein emploi, le L'impasse de l'ordre productif néolibéral
capitalisme n'a pas connu de processus de mondialisation tel que
nous le connaissons aujourd'hui. Comme la demande finale et la
production augmentaient parallèlement, les pays de l'OCDE ont Le fonctionnement de l'ordre productif néolibéral et ses
connu un processus de développement autocentré sans éprouver la contradictions peuvent être schématisés comme suit :
nécessité de délocaliser leur production. Ce sont en réalité les
dérégulations politiques liées au tournant néolibéral consécutif à
l'épuisement de la régulation d'après-guerre, qui expliquent la Un schéma explicatif de la crise
mondialisation et les délocalisations.

4) L'évolution de la part salariale ne dépend pas du degré de libre•


échange, elle dépend du taux de chômage et du cycle de productivité,
comme l'a très bien démontré Michel Husson 48. Le développement
, 1 1 1 .

,
1

\
de la mondialisation instaure bien évidemment une concurrence
généralisée entre les salariés du monde entier, concurrence qui (
renforce la tendance à la compression salariale. Cependant, cette
compression a été rendue possible par les changements intervenus
dans les rapports de force entre capital et travail et dans les politiques
\ '
inégalites
surendettement
/
publiques, qui s'expliquent par des facteurs relativement
indépendants du degré de libre-échange. 1

5) La montée du chômage n'est pas le produit de la mondialisation et


des délocalisations. En effet, cette montée a lieu entre 1974 et 1985,
donc bien avant la mondialisation des années 1990. En réalité, le
chômage est davantage lié à des facteurs internes qu'au degré
d'ouverture induit par le libre-échange. Ce fonctionnement s'appuie sur une inversion de dynamique à partir
du tournant néolibéral (la diminution de la part salariale pour rétablir
6) Enfin, la reprise du commerce international via la mondialisation la profitabilité des entreprises), tournant que le graphique suivant
ne s'appuie pas sur une relance correspondante de la production de illustre à merveille: tous les paramètres économiques étaient stables
biens. Elle répond à la nouvelle division du travail induite par le ou tendaient à résorber les inégalités en tous genres durant les Trente
tournant néolibéral consistant à produire à moindre coût dans des glorieuses ... alors qu'ils augmentent inexorablement ensuite:
pays à bas salaires.

48 Michel Husson, Protectionnisme et altermondialisme, 2009.


..-
, .. .. . Partage salaires profits et réalisation

profits

-Mondialisatio n -BRIC
:
1970 1975 2000 2005

..
La montée de l'instabilité de l'économie internationale
: :

Les deux graphiques suivant distinguent, d'une part, toutes les évolu•
tions fondamentales du circuit d'accumulation interne aux économies
avancées et, d'autre part, les déséquilibres de l'économie internatio•
nale induits par l'instabilité dans le fonctionnement de l'ordre pro•
-
Surconsommation

US
Mondial
l
ductif néolibéral. Le premier graphique reprend les variables essen•
tielles guidant la production et la répartition de la richesse. Le second
graphique reprend une série de paramètres illustrant les déséquilibres
induits par le néolibéralisme dans le circuit de l'accumulation à
l'échelle mondiale.
Etant donné l'impossibilité matérielle pour tous ces paramètres de
monter indéfiniment, les questions qui se posent à nous sont les sui•
Et demain?
vantes:
1) Quand et comment le retournement s'effectuera-t-il ?
2) Est-on en train de vivre la fin de l'ordre productifnéolibéral ?
3) Que nous réserve l'avenir étant donné qu'aucun autre ordre Même si l'État occupe une place bien plus importante qu'auparavant
productif ne se dégage à l'horizon? dans l'économie, qu'il n'hésite pas à intervenir plus rapidement et
4) La dévalorisation massive de l'endettement mondial à plus massivement que durant l'entre-deux-guerres, que la tentation
l'évidence désormais insolvable se fera-t-elle dans un bain de sang protectionniste est moins grande aujourd'hui, et que le rapport de
social comme aux Etats-Unis entre 1929 et1934 ou au travers d'un force global entre le capital et le travail n'est pas le même, le
conflit armé comme en Europe lors de la seconde guerre mondiale capitalisme en revient progressivement, par bien des aspects, à la
(un ou plusieurs conflits armés, notamment entre les anciennes puis• situation qui prévalait durant les Trente piteuses en Europe:
sances sur le déclin et les nouvelles puissances émergentes) ? l'illusion de pouvoir poursuivre selon les modalités du régime
5) La montée actuelle des mouvements sociaux en réaction à la d'accumulation antérieur alors que ce dernier a pourtant fait la
dégradation des conditions de vie auront-ils la force de renverser le preuve de son épuisement; une incapacité des dominants de
cours des choses: soit en permettant qu'un nouvel ordre productif percevoir ce blocage et de mettre un nouvel ordre productif en place;
prenne place comme en 1933 aux Etats-Unis, soit en dégageant un le maintien d'un régime de déflation salariale; une utilisation sans
cours vers une sortie des logiques capitalistes dans la perspective précédent de l'endettement, l'absence d'un contrôle conséquent de la
d'une société plus démocratique, plus respectueuse de finance, la montée d'un chômage de masse, l'absence d'un
l'environnement, plus sociale et généreuse? leadership ou d'une gouvernance au niveau mondial, la au
6) En cas d'échec de ces mouvements sociaux, l'humanité connaΕ 'chacun pour soi' dans le chef de tous les acteurs quels qu'ils soient,
tra-t-elle de nouvelles Trente piteuses avec son lot de misères, de etc.
régimes dictatoriaux et d'atrocités comme on les a connues alors?
7) Quid des limites écologiques qui viennent rajouter leurs Les trois premiers graphiques ci-dessous retracent l'évolution en
propres contraintes aux limites économiques actuelles ? nombre de mois depuis le pic des deux krachs de 1929 et 2008 49 • Ils
8) Quid des pays émergents? Sauront-ils s'autonomiser et échap• montrent que la crise actuelle est aussi grave, ou plus grave, que celle
per à la situation dans laquelle les pays avancés sont entrainés, ou d'hier: si la chute de la production industrielle est de même intensité,
bien seront-ils emportés avec la faillite de ces derniers? les contractions du commerce mondial et des indices boursiers sont
plus fortes.
Telles sont les questions fondamentales inscrites dans la situation
présente et qui se trancheront dans les années à venir. Comme nous 1929 versus 2008
n'avons pas la prétention d'y répondre, nous examinerons dans le
chapitre suivant, de façon plus immédiate et à court terme, à quoi
nous devrions'nous attendre pour demain au niveau économique.

49 Barry Eichengreen et Kevin H. O'Rourke, A Tale ofTwo Depressions, 2009,


Production industrielle mondiale Commerce mondial (volume)
Les différences entre ces deux crises se situent dans la rapidité et
l'importance de la réaction des pouvoirs publics concernant l'offre
/\ monétaire, les déficits budgétaires et la baisse des taux d'intérêt (les
,"J. f\ trois derniers graphiques ci-dessus). C'est cet interventionnisme
V J\
fI" \ étatique plus prompt et massif qui explique la moindre amplitude de
la crise jusqu'à présent: s'il a fallu attendre trois ans après 1929
avant de constater une inversion de tendance, cette dernière est
amorcée un an après le pic de 2008.

Cette différence majeure entre la grande crise d'hier et celle


d'aujourd'hui ne préjuge cependant pas d'un avenir meilleur, au
Indice boursier mondial Offre monétaire (19 pays) contraire, car, au-delà de cet apport plus précoce et massif de l'État
pour soutenir l'activité économique, rien n'a été résolu: toutes les
i contradictions qui ont engendré la dernière crise sont toujours à
l'œuvre. Pire, si les remèdes utilisés ont permis de reporter les
J
J

/1 échéances, ils ont en réalité démultiplié la gravité des contradictions


du capitalisme et rendu ainsi la situation encore plus instable:
, /' !
1
1J \ /
/

1 1 il \ / 1) Avec l'extension du chômage et la nécessité d'imposer une


\
austérité drastique pour rembourser les déficits consentis pour
renflouer le secteur bancaire, c'est la demande finale qui sera encore
......
plus contrainte qu'auparavant. Or, c'est ce déficit de marchés
solvables qui explique aujourd'hui l'atonie des investissements et la
Taux d'intérêt (7 pays) surabondance de capitaux se plaçant en bourse.

2) Suite à l'injection massive de liquidités par les pouvoirs publics,


les quantités de capitaux flottants à la recherche de rentabilité
maximale sont encore plus grandes qu'hier. Ces masses de liquidités
r"\
\ ne peuvent qu'alimenter encore plus les bulles spéculatives et fuir les
j .... investissements productifs ou sociaux aux normes de profitabilité
J
moindres.

Déficits budgétaires il 3) En l'absence de faillites ou de dévalorisations significatives de


......._.. tous les actifs toxiques, dettes non recouvrables et autres créances
douteuses, la disjonction entre une création poussive de richesses

1/ \ \
/ \ \
"
réelles et la surabondance de monnaie en circulation ne peut faillites de firmes qui sont évoquées pour demain, mais carrément
qu'alimenter encore plus la spéculation et l'inflation. celles des États.

4) Malgré les discours et promesses, l'absence de réelles mesures de Plus fondamentalement, 1'histoire de la succession des ordres
régulation pouvant freiner quelque peu les logiques ayant mené au productifs dans le capitalisme nous enseigne que quatre conditions
krach ne peut que laisser libre cours aux contradictions du sont nécessaires pour qu'un nouvel ordre succède à l'épuisement de
capitalisme qui s'exprimeront alors avec une violence accrue dans l'ancien:
l'avenir. 1) Un assainissement de la base productive par une dévalorisation
massive du capital en surproduction sous ses trois formes •
5) Les marges de manœuvre pour relancer réellement l'activité marchandises, monétaire et productif (les moyens de production) -,
économique sont en réalité plus étroites qu'en 1929 car la plupart des soit au travers d'une crise économique comme en 1929, soit au
mesures de relance ont déjà été prises ou ont déjà démontré leur travers d'une guerre.
vacuité. En effet, ceux qui prônent un retour au mode de régulation 2) L'émergence d'un nouveau régime d'accumulation qui soit
des Trente glorieuses oublient un peu vite que c'est sa faillite qui a porteur de gains de productivité significativement plus élevés.
nécessité le tournant néolibéral au début des années 1980. Les bases 3) La mise en place d'un mode de régulation qui permette le
qui ont permis la prospérité d'après-guerre ne sont plus présentes, ni bouclage du circuit de l'accumulation, c'est-à-dire qui assure une
au niveau des gains de productivité, ni au niveau des rapports de production rentable, mais qui garantisse aussi les conditions de sa
force au sein de la société. réalisation.
4) Enfin, une configuration des rapports de force entre le capital
6) Déjà surdosé de déficits multiples et de crédits, le capitalisme (et ses composantes) et le travail qui permette l'instauration et le
dispose de moins de latitude qu'en 1929. Ainsi, la résorption des déploiement d'un nouvel ordre productif et toutes les modifications
déficits budgétaires et commerciaux des États-Unis (qui étaient qu'il implique.
largement à la base de la croissance américaine durant les années
2000) ne pourra également que contribuer à la compression de la Chacune de ces conditions est nécessaire mais non suffisante. Ainsi,
demande finale au niveau mondial. Il en va de même concernant la les dévalorisations massives par destruction de capital fixe lors de la
consommation des ménages américains, qui sera contenue par la première guerre mondiale n'ont pas suffi pour engendrer une phase
reconstitution du taux d'épargne destinée à faire face aux temps de prospérité comparable à celle qui a suivi la seconde guerre
difficiles. Quant à la demande extérieure, si elle bénéficie des effets mondiale, car les autres conditions manquaient alors à l'appel. Au
mutuels des plans de relance nationaux, elle pâtira de leur lendemain de la guerre 1914-18, et malgré la présence d'éléments du
épuisement et de la réorientation partielle des pays émergents sur mode de régulation keynésiano-fordien, la classe dominante avait
leurs marchés intérieurs (en particulier ceux d'Asie de l'Est). néanmoins l'illusion de pouvoir revenir à ce qui avait fait le succès
de la Belle Époque: un libéralisme colonialiste. De même, si les
Al' examen, les paramètres de la situation économique sont en réalité mouvements sociaux après le krach de 1929 aux États-Unis ont été à
potentiellement bien pires qu'en 1929. Significatif de cet état de l'origine d'un New-Deal instaurant le keynésiano-fordisme, l'impact
dégradation est le fait que ce ne sont plus seulement les menaces de plus limité de cette crise économique en Europe, ainsi que de fortes
divisions au sein des couches dominantes sur le continent, ont rendu
impossibles l'acceptation et l'instauration du nouvel ordre productif
comme aux Etats-Unis. Il a fallu les affres de la seconde guerre Les pays émergents
mondiale pour convaincre tous les acteurs sociaux de changer la
donne et d'adopter le nouveau mode de régulation. C'est donc la
conjonction des quatre conditions en un tout cohérent qui ouvre la
possibilité que se développe un nouvel ordre productif pour un temps Jusque dans les années 1980, le capitalisme avait démontré son
donné. incapacité à développer les deux-tiers de l'humanité, la dette des
pays du Tiers-Monde faisait rage et rien de bon ne se profilait à
Or, rien dans la situation présente n'indique encore que nous soyons l'horizon pour cette partie du monde. De façon inattendue, tout
à la veille de l'avènement d'une telle possibilité. Le capital basculera après le tournant néolibéral. En effet, la réintroduction de
surnuméraire n'a pas encore été 'assaini' au travers d'un processus la concurrence sur les salaires dans la zone développée du monde
de dévalorisation massive, pire, il s'est accru suite aux politiques ouvrira une formidable fenêtre d'opportunité pour certains pays du
anticycliques des pouvoirs publics. Aucun nouveau régime Tiers-Monde. Ceux-ci vont librement pouvoir jouer sur leur avantage
d'accumulation porteur de gains de productivité substantiels ne s'est comparatif: le coût salarial unitaire (le coût salarial à l'unité
dégagé, pas plus qu'un nouveau mode de régulation assurant le produite) comme l'indique le graphique suivant :
bouclage du circuit d'accumulation. Enfin, quand bien même ces
conditions seraient présentes, la configuration actuelle des rapports Coût salarial unitaire (US+UEI5+Japon = 100)
de force au sein de la société entre ses diverses composantes ne
permettrait pas leur adoption. 100, ,100

Tout indique qu'au-delà des fluctuations conjoncturelles à venir la 90 90


perspective d'une inexorable descente aux enfers s'ouvre devant US +UE +JP
nous. Celle-ci est d'autant plus inscrite dans la situation présente 80 80
qu'aucune des conditions pour que le capitalisme puisse engendrer
un nouvel ordre productif n'est socialement présente. Rien de 70 ••••••• Ensemble hors 70
tangible dans les conditions économiques, dans l'état actuel des
rapports entre les forces sociales et de la concurrence au niveau 60 .. 60
PIB$/ PIB$PPA
international, ne laisse entrevoir un quelconque retour à la prospérité
d'antan. 50 50

40· 40
Le tableau dressé ci-dessus vaut pour l'essentiel de l'économie
mondiale. Cependant, et jusqu'à présent, les pays émergents ont pu : FM"
30 1 1 1 I l ! 1 1 1 1 1 1 30
échapper à cette spirale auto-dépressive. Ce sera l'objet du chapitre
98 99 00 01 02 03 04 05 06 07 08 09
suivant.

L'accent privilégié mis sur les investissements au détriment de la


consommation des ménages dans ces pays (en Chine tout au moins)
n'est possible que parce que leurs marchés sont, pour une grande
part, externes et non pas internes. Croissance annuelle et décennale du PIB mondial 50

50 50

47 47

44 44

41 41

38 38

35 35
NA
.
98 99 00 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10

Ainsi, l'essentiel des pays émergents, surtout la Chine dans le secteur La première question qui se pose à nous est donc la suivante: cette
manufacturier, et l'Inde dans une moindre mesure dans les secteurs région du monde échapperait-elle à la crise qui mine le reste de
des NTIC et de la comptabilité, en ont profité réceptionner des l'économie mondiale ?
délocalisations d'entreprises occidentales et mettre en place des
politiques de remontée de filières technologiques. Le résultat ne s'est 2) Les Etats-Unis ont mis cinquante ans pour doubler leur revenu par
pas fait attendre et est assez spectaculaire : tête entre 1865 et la première guerre mondiale (1914) ; la Chine y est
parvenue en deux fois moins de temps en période de difficulté de
1) En 25 années de mondialisation (1980-2005), alors que l'Europe l'économie internationale! Alors que l'Empire du milieu était rural
n'a multiplié son PIB (Produit Intérieur Brut) que par 1,7, les Etats• à 84% en 1952, le nombre d'ouvriers dans le secteur industriel chi•
Unis par 2,2 et le Monde par 2,5, l'Inde est parvenue à le multiplier nois est aujourd'hui (170 millions) de 40% plus important que dans
par 4, l'Asie en développement par 6 et la Chine par 10! Ce dernier l'ensemble des pays de l'OCDE (123 millions) ! Ce pays devient
pays a donc progressé quatre fois plus rapidement que la moyenne l'atelier du monde et l'emploi tertiaire y augmente à pas de géant. La
mondiale. Ceci signifie que, ces deux dernières décennies, la crois• transformation de la structure de l'emploi est l'une des plus rapides
sance dans le sous continent-asiatique est venue amortir la chute con•
tinue du taux de croissance du PIB mondial par habitant depuis la fin
des années 1960 (ce graphique est à comparer avec le même vu pré•
50 Durand Cédric et Légé Philippe: « Vers un retour de la question de l'état
cédemment mais pour les pays avancés seulement: notez le relève•
stationnaire ». Actes du colloque « La crise: trois ans après quels
ment du taux de croissance durant la dernière décennie) : enseignements? », 09/02/2010.
qui ait jamais eu lieu dans toute l'histoire du capitalisme 51. Ainsi, la 4) De surcroît, la Chine ne se contente plus de produire et d'exporter
Chine est d'ores et déjà devenue la quatrième économie du monde si des produits de base, ou de réexporter des produits assemblés dans
l'on calcule son PŒ en dollars au taux de change et la seconde calcu• ses ateliers à bas salaires: elle produit et exporte de plus en plus de
lée en parités de pouvoir d'achat 52. Si l'allure de la croissance ac• biens à haute valeur ajoutée, comme de l'électronique et du matériel
tuelle se poursuit, la Chine deviendrait l'une des plus grandes puis• de transport. Dès lors, assisterait-on en Chine à un processus de re•
sances mondiales dans moins de deux décennies. C'est aussi ce que montée des filières technologiques analogue à se qui s'est produit
les Etats-Unis et l'Allemagne avaient réussi à faire au xrxème siècle dans les NPI (Nouveaux Pays Industrialisés: Corée du Sud, Taïwan,
en rattrapant et supplantant l'Angleterre et la France, et ce, malgré le Hong-Kong et Singapour) ? La Chine pourra-t-elle, comme ces der•
fait qu'ils aient démarré plus tardivement. niers, réduire sa dépendance envers ses exportations et se tourner
vers le développement de son marché intérieur? En d'autres mots,
3) La progression du PŒ chinois est également la plus vigoureuse de est-ce que l'Inde et la Chine ne sont que des étoiles filantes, dont
toute l'histoire du capitalisme: avec une progression annuelle l'éclat s'effacera à terme, ou seront-ils amenés à devenir de nou•
moyenne de 8 à 10% durant ces 30 dernières années de difficultés veaux acteurs majeurs sur la scène mondiale?
économiques au niveau mondial, la croissance chinoise dépasse en•
core les records atteints durant la période de prospérité d' après• 5) La rapide constitution d'un énorme bastion ouvrier dans le sous•
guerre puisque le Japon a progressé de 8,2% l'an entre 1950 et 73 et continent asiatique, certes extrêmement jeune et inexpérimenté, pose
la Corée du sud de 7,6% l'an entre 1962 et 1990. De plus, ce rythme néanmoins de multiples questions quant au développement des luttes
est actuellement bien plus important et plus stable que ceux de ses sociales dans cette partie du monde et quant à son incidence au ni•
voisins déjà bien industrialisés (Corée du Sud, Taiwan et Hong• veau du rapport de force à l'échelle internationale. En les bas
Kong) ! salaires et conditions extrêmement précaires de travail en Asie de
l'Est sont utilisés pour exercer un chantage à l'emploi (par la menace
de délocalisation) et effectuer une formidable pression à la baisse sur
les salaires et conditions de travail.

51
Répartition structurelle en % de la valeur produite et en emploi
notes encore :à compléter ...
Primaire Secondaire Tertiaire
(agriculture) (industrie) (services)
Valeur Emploi Valeur Emploi Valeur Emploi Force est de reconnaître que la dynamique est, pour le moment, très
1952 51 84 21 7 29 9 différente dans les pays émergents comme le montre les deux
1978 28 71 48 17 24 12 graphiques suivants de la croissance de la production industrielle et
2004 13 47 46 23 41 31 de l'emploi dans le secteur manufacturier:
Source: China Statistical Yearbook, 2005.

52 Ce mode de calcul est nettement plus fiable dans la mesure où il s'appuie, non
plus sur les valeurs respectives des monnaies tirées des seuls échanges de biens sur
le marché mondial, mais de la comparaison des prix d'un panier de biens et de
services standard entre pays.
Production manufacturière GDP Real Growth - 2009
(base 100 en 2002j

2iO

iOO

---

150

02 05 06 10p

Alors que la production industrielle a stagné dans la triade (Europe +


Etats-Unis + Japon) durant cette dernière décennie, elle a presque
triplé en Chine et presque doublé dans l'ensemble des pays
émergents. De même, il y a aujourd'hui plus d'ouvriers dans le
secteur manufacturier en Chine que dans l'ensemble des pays de
l'OCDE (la trentaine de pays anciennement développés).

Cela fait près d'un quart de siècle que nous assistons à un véritable
basculement du monde vers les pays émergents comme l'indique
également le graphique suivant de la croissance du PŒ par habitant
dans les anciens pays développés et dans le reste du monde:

Toute la question ....•.


est de savoir si
cette dynamique
sera assez forte
pour prendre le
relais de la
dépression chez
nous, ce qui est
loin d'être le cas à
l'heure actuelle.
Les inégalités au niveau mondial .Graphique 5 - pm en volume, de de 2(05)
-.. . . •

1820 1980 2008 2050

Pop PIB Pop PIB Pop PIB PIB ............................................ ..•.•........ ....... ,..•" •..••..• ..
.-.'
......•...

20000
Europe de ........................'
l'Ouest & 14 25 14 . 49 11 38 28
10000
pays neufs

Chine + Inde 57 49 37 8 37 24 40
o
1980 2000 2010 2020 2030 205Q
•••• USA ---CHN _ .. ••••

Parti d'une répartition +/- égalitaire de la richesse par rapport aux


populations respectives en 1820, à la veille du tournant néolibéral, le Graphique 6 - pm par habitant, 1980-2050
déséquilibre est maximal: l'Europe et les pays neufs (EU, Canada, (dollars de PPA de 2005, en % du niveau américain)
Japon, Australie, NZ) concentrent 50% de la richesse mondiale pour
14% de la population. Trente ans plus tard, ce formidable écart se •.
résorbe à vive allure comme l'indiquent les deux graphiques suivant. .. .. .

En effet, si l'on prolonge les tendances actuelles et toutes choses


étant égales par ailleurs, la Chine devrait rattraper les Etats-Unis en i·
l
volume de richesse produite dans 25 ans et atteindre un niveau quasi 1
! ..
équivalent en termes de richesse par habitant dans 40 à 45 ans. RUS
..... .... ••••••• • •••••••••••

DRA
-_
..
.. ..
..
;

1980 2000 2010 2020 2030 2050


---CHN _ ..- IND -R.US -jPN •••- -UE
0.75

!
Qu'adviennent-ils alors des formidables inégalités de développement 0.70
1
entre pays constatés précédemment? Trois mesures sont possibles
pour approcher cette question: . !

!
1
1) Les inégalités entre pays: cette mesure consiste à classer les pays 0.60 .
! ···1.
en fonction de leur Pib par tête et à calculer un indicateur de 1
répartition, par exemple le coefficient de Gini, qui mesure l'écart ......... .• !
0.55 .. .. 1
entre la distribution observée et une distribution parfaitement
égalitaire 53. Dans ce cas, chaque pays compte comme 'un individu'. 1
0.50
On obtient alors le Gini 1.
!
1
2) Les inégalités entre pays pondérés par leur population. Dans le 1 i j 1 I i i 1

calcul précédent, un petit pays riche (le Luxembourg) pèse autant 1950 1970 1975 1985 1995 2000 2005 2010

qu'un grand pays pauvre (la Chine). Pour compenser ce biais, on


pondère chaque pays en fonction de sa population. La Chine
Ces trois indicateurs évoluent de manière différente sur les dernières
comptera plus que le Luxembourg. On obtient le Gini 2.
décennies. Quand on compte chaque pays comme un seul individu
(Gini 1), l'indicateur correspondant évolue à la hausse entre 1980 et
3) Les inégalités globales. Le calcul n'est pas satisfaisant car chaque
2000 : la mondialisation tend donc à accroître les écarts entre pays.
chinois figure avec un revenu chinois moyen. Or, les inégalités
Mais cet indicateur n'est pas vraiment satisfaisant. Si l'on tient
peuvent se creuser à l'intérieur d'un pays, ce qui est le cas par
compte de la population relative de chaque pays (Gini 2) l'indicateur
exemple en Chine. Il faut donc calculer un indice global qui mélange
tend à baisser à partir de 1980, en raison de la croissance du Pib par
l'ensemble des habitants de la planète. On obtient alors le Gini 3 qui
tête dans les grands pays émergents : d'abord Chine,
représente donc un indicateur d'inégalité globale.
essentiellement, puis l'Inde au cours de la dernière décennie. Mais si
l'on veut avoir une idée des inégalités globales (chaque individu de
la planète compte alors pour un), l'indicateur (Gini 3) présente une
évolution différente. Les inégalités se creusent à partir de 1980 et se
stabilisent à un niveau élevé.

Sur plus longue période, les inégalités mondiales en termes de Gini 3


n'ont pratiquement jamais cessé de se creuser depuis le début du
capitalisme. Les seules exceptions correspondent aux périodes
pendant lesquelles de grands pays du Sud ont adopté un modèle de
53 Le coefficient de Gini varie entre 0 (répartition parfaitement inégalitaire) et 1 croissance plus autocentré : entre-deux guerres et 'Trente glorieuses'
(répartition parfaitement égalitaire correspondant à la diagonale de la répartition (cf. graphique ci-dessous). L'originalité actuelle est que la
entre la population et les revenus)..
stabilisation actuelle résulte, non plus d'une politique autocentrée,
mais d'une ouverture très extravertie.

Les inégalités mondiales (1820-2007)


0.75 -r _._ _ ,

2002
0.70

0.65

0.60

0.55

0.50 ------

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