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André Laks

Jacob le Cynique: Philosophes et philosophie dans la Griechische Kulturgeschichte •.

Lieu de publication originelle : L. Burckhardt et H. Gercke (éds.), Jacob Burckhardt und


die Griechen (= Beiträge zu Jacob Burckhardt Bd. 6), Basel/Münich : Schwabe/Beck, 2006,
p. 325-335.

Burckhardt, de manière générale, n’aimait guère la philosophie, même s’il a un temps


manifesté une certaine tendresse pour Schopenauer, pessimisme oblige1. Les pages qu’il
consacre aux philosophes grecs dans la Griechische Kulturgeschichte portent la marque de
cette aversion. Pourtant, la Griechische Kulturgeschichte est traversée par une
remarquable tension: tandis que Burckhardt nourrit, à l’égard des philosophes grecs, des
sentiments pour le moins ambigus et plutôt hostiles (le fait même que le cynisme ait ses
faveurs, comme nous le verrons, est caractéristique), il reconnaît à la philosophie un certain
nombre de mérites qui l’amènent à porter sur elle des jugements fort élogieux. Certes, la
position de Burckhardt à l’égard de la philosophie elle-même n’est pas univoque. La portée
de jugements qui, dans certains passages, frisent l’enthousiasme (c’est notamment le cas
quand la philosophie apparaît comme le terrain par excellence où la “libre personnalité”
trouve à se déployer), est limitée par une réserve liminaire concernant le rôle qui lui revient
au sein de la culture grecque. Car la philosophie accomplit, c’est une thèse récurrente de
Burckhardt, la rupture avec le mythe. Significatif à cet égard est que, dans le plan originel
du cours, la section où il est traité de manière le plus systématique de la philosophie
grecque ne s’intitule pas “Zur Philosophie (Redekunst) und Wissenschaft”, mais “Der


Les références à la Griechische Kulturgeschichte sont aux volumes 19 et 21 de Jacob Burckhardt, Kritische
Gesamtausgabe (=KGA) et à l’édition Oeri (numéro du volume dtv suivi de la page). J’ai indiqué les
éventuelles équivalences, pour autant que j’ai pu les répérer. Indépendamment même du fait que la section 5,
“Zur Gesamtbilanz des Griechischen Lebens”, qui est importante pour le sujet, n’est pas encore éditée dans la
KGA (elle figure dans le vol. II de l’édition Oeri), une partie significative du matériel figurant dans Oeri ne se
retrouve pas dans la KGA (notamment pour ce qui est de la section “Die freie Persönlichkeit”). Les
équivalences indiquées ne sont pas toujours strictes, le texte pouvant varier d’une édition à l’autre.
1
Löwith 1984 (1936), p. 103ss. Bauer 2001, p. 76. Burckhardt devait cependant prendre ses distances avec
Schopenauer dans les années 80 (voir Kaegi 1977a, VI, p. 158s.).
Bruch mit dem Mythos”2. Bien que Burckhardt appelle aussi cette rupture “libération”3,
reste que la culture grecque tient à ses yeux sa plus grande valeur du mythe, comme il
ressort de la célèbre déclaration: “wir wollen zugeben : Die wahre, unerreichbare Grösse
des Griechen ist sein Mythus ; so was wie seine Philosophie hätten Neuere auch zu Stande
gebracht, den Mythus nicht”4. Ce que la philosophie peut avoir de grand n’est donc tel que
sur le fond d’une perte irrémédiable, évoquée par exemple à propos de l’éthique: “Freilich
alle Ethik der philosophischen, literarischen und rhetorischen Zeit tritt für die Nachwelt …
in den Schatten neben der edeln und—trotz aller Leidenschaft und Gewalttat—so reinen
homerischen Welt. Hier waltet eine noch nicht durch Reflexion zersetzte Empfindung, eine
noch nicht zerschwatzte Sitte, eine Güte und ein Zartgefühl, woneben das ausgebildete
Griechentum mit all seiner geistigen Verfeinerung seelisch roh und abgestumpft
erscheint”5. La philosophie n’est sans doute pas la seule à être visée par cette déclaration
aux relents désagréables (“eine nicht durch Reflexion zersetzte Empfindung”), mais la
référence à la “réflexion” fait évidemment qu’elle est concernée au premier chef.

Le mépris de Burckhardt pour les philosophes grecs va assez loin. Il regretterait presque,
par exemple, que l’intérêt que les Grecs eux-mêmes ont manifesté à l’égard de leurs
propres philosophes ait été si puissant qu’ils en ont volontiers écrit l’histoire, contraignant
ainsi les historiens modernes à s’y intéresser à leur tour :
“Und folgerichtig hat auch ein ganzer grosser Zweig der modernen
Geschichtswissenschaft sich mit Ergründung und Darstellung der griechischen Philosophie
abgeben müssen und dabei dem Objekt selbst einen beträchtlich höhern Wert beigelegt als
es im Grunde verdiente”6.
Bien que Burckhardt souligne à l’occasion les limites intrinsèques de la philosophie
grecque (il remarque en particulier qu’elle aura laissé en suspens “le grand problème de la

2
Voir la note des éditeurs, KGA 21, p. 789. Le développement sur la rhétorique, entre la philosophie et la
libre personnalité, résulte d’une modification du plan primitif: ibid., 791.
3
“Grosse Aufgabe der Philosophie: Die Befreiung von dem das ganze Leben umfluthenden Mythus”, KGA 21,
p. 333.
4
KGA 21, p. 346 = III, p. 348. Sur Fatum et pessimisme, voir la citation tirée de la conférence sur Pythagore,
infra, n. 35.
5
II, p. 322.
6
KGA 21, p. 346f. = III, p. 347.
liberté et de la nécessité”, d’autant plus important que l’idée de Fatum est un élément
fondamental du pessimisme grec7), son anti-philosophie a d’abord des raisons culturelles :
non seulement la réflexion philosophique rompt avec le mythe, mais elle est aussi, en
Grèce, fondamentalement anti-artistique – cette seconde détermination pouvant au reste
être construite, dans une perspective burckhardtienne, comme une spécification de la
première. Très éclairante à cet égard est la manière dont Burckhardt conçoit la relation
entre les philosophes et les arts plastiques dans la section 6, “Die (bildende) Kunst”8, et qui
se laisse résumer en quatre points :
a) Les philosophes ont peu écrit sur l’art, et, à l’exception de Démocrite, il n’y a guère
de traité philosophique qui leur ait été consacré9.
b) Quand ils en parlent, c’est pour le critiquer, voire s’en défaire. Burckhardt s’appuye
ici essentiellement sur les Lois de Platon, ainsi que sur les Stoïciens10.
c) Il n’en reste pas moins que les artistes dressent aux philosophes des statues : ils ne
sont pas rancuniers11.
d) Paradoxalement, l’indifférence et l’hostilité des philosophes a garanti aux arts
plastiques, plus qu’à la poésie ou plus généralement à la littérature, une indépendance
enviable12.
Les philosophes, comme souvent chez Burckhardt, sont traités comme un groupe
homogène, à moins que, par synecdoque pour ainsi dire, une tendance soit censée
représenter l’ensemble, ce qui se justifie peut-être mieux dans ce cas que dans d’autres.
Burckhardt décèle la raison de l’indifférence (au mieux) ou de l’hostilité des philosophes à
l’égard des beaux-arts d’une part dans le statut social, banausique, de l’artiste, mais plus
encore dans le fait que les arts valorisent le mythe dont la philosophie cherche justement à
se défaire. En outre, l’art, c’est l’individu ; or les philosophes, même si leur activité est

7
KGA 21, p. 352 = III, p. 348.
8
KGA 21, p. 40ss. = III, p. 47ss.
9
Cf. la notice sur Démocrite, KGA 21, p. 398s. = III, p. 381.
10
III, p. 49. Burckhardt indique comment la réforme du culte domestique dans les Lois signifie la mort de
l’art.
11
III, p. 51f.
12
KGA 21, p. 41 = III, p. 52. Cf. III, p. 381: “nur von den bildenden Künsten wurde… fast gar nicht
gehandelt; es ist dies, bei Lichte besehen, ein grosses Glück für dieselben gewesen”.
aussi l’expression, et d’une certaine l’expression la plus haute, de la libre individualité13,
sont officiellement hostiles à l’individu (Burckhardt généralise à partir de Platon).
Burckhardt s’indigne quand Platon se réclame dans les Lois de la tradition héritée, “das
Vaterländische”, pour rejeter toute innovation extérieure en matière esthétique : “Als das
Buch von den Gesetzen verfasst war, war Skopas und vielleicht auch Praxiteles in voller
Tätigkeit, und beide brauchten von Platons Ansichten keine Kenntnis zu nehmen, sonst
würden sie ihn vielleicht darüber belehrt haben was bei den Griechen ‘vaterländisch’ sei,
nämlich die höchste Ausbildung der Anlage des einzelnen”14.
L’ attitude très largement négative de Burckhardt à l’égard des philosophes grecs est le
corollaire du projet même d’une histoire de la culture au sein de laquelle les dits
philosophes jouent un rôle nécessairement secondaire, parce que se situant, comme par
définition, en marge de cette culture, ils peuvent difficilement la représenter. Ainsi à propos
de l’éthique philosophique :
“Es gibt… bei entwickelten Völkern zweierlei Ethik : die wirkliche, welche die bessern
tatsächlichen Züge des Volkslebens enthält, und die der Postulate, meist von den
Philosophen vertretene. Auch die letztere kann ihre Nationale Bedeutung haben, aber nur,
insofern sie uns sagt, an welchen Stellen die Nation wenigstens hätte ein böses Gewissen
haben sollen”15.
Et encore :
“Man gelängt nicht leicht zu richtigen Durchschnittsurteilen über griechisches
Empfinden, wenn man das Denken der Philosophen zum Masstab nimmt, dessen Wert für
uns an einer ganz Stelle liegt...”16.
La marginalité philosophique est illustrée par référence à l’attitude des philosophes à
l’égard de vertus et de vices considerés comme typiquement grecs. La sophrosune fait
exception ; elle n’est pas une création de l’éthique philosophique, mais représente un idéal
réellement populaire, le pôle négatif dont la kalokagathia est la contrepartie positive17.
Mais quand Pythagore dénonce le mensonge – significativement nommé par les Romains

13
Voir plus bas, sur le contenu de la section “Die freie Persönnlichkeit”.
14
III, p. 50.
15
II, p. 340.
16
II, p. 362. La valeur réside, en l’occurrence, dans la manifestation de la libre personnalité.
17
II, p. 320s.
Graeca fides – il le fait au nom de ce qui n’est que “Lehre und Warnung”18. L’affrontement
entre la culture et la philosophie donne parfois lieu à une forme de ruse de la culture, dont
celle-ci sort vainqueur au détriment des philosophes, comme par exemple dans le cas des
passions. Les philosophes (les Stoïciens) y sont évidemment hostiles, par exemple à la
vengeance19; mais de la théorie à la pratique, il y a loin. Burckhardt ironise à propos de
l’emportement où tombent les Stoïciens dès qu’ils parlent d’Epicure20. C’est là un topos,
qui peut être généralisé: « Sonst aber scheinen die Philosophen, wenn ihr Sektenhass sie
gegeneinander aufbrachte, ihre Impassibilität nur zu oft eingebüsst zu haben… »21.

Ce n’est à vrai dire que dans la mesure où les philosophes rencontrent le sentiment
populaire, et non quand ils vont là-contre, qu’il peut valoir la peine d’y faire référence :
« Von den sonstigen Ansichten der Philosophen kann im folgenden nur insoweit hie und da
die Rede sein, als ihre Worte nicht von ihrem besondern System abhängen, sondern
deutlich einer Seite des Volksbewusstseins entsprechen”22. Nous avons déjà mentionné le
cas de la sophrosune. Cela vaut aussi, et éminemment, pour le pessimisme, qui, selon une
des thèses majeures de la Griechische Kulturgeschichte, constitue un élément essentiel de
la culture grecque, à l’enseigne du choeur de l’Oedipe à Colone de Sophocle, déclarant que
le mieux est de ne pas être né23. Ainsi Platon, “insofern er pythagoreisch empfindet, ist
Pessimist”24 ; Aristippe l’hédoniste, interprété à la lumière de son disciple Hegesias, qui
avait été surnommé “l’incitateur à la mort” (Peisithanatos), aussi25. C’est dans ce cadre que
Burckhardt relève que des philosophes comme Thalès ou Démocrite ne sont pas favorables
à la procréation, et qu’il s’intéresse au suicide des philosophes26. Pas seulement Hegesias,
mais également Socrate et Epicure sont inclus parmi les candidats au suicide, le premier

18
II, p. 326.
19
II, p. 322s.
20
II, p. 325.
21
II, p. 337, à propos de l’apathie stoïcienne. Cf. KGA 21, p. 379s.
22
II, p. 362.
23
II, p. 348ss. Sophocles, Oedipe à Colonne, 1211ss. (cité par Burckhardt en II, p. 371s.). Sur l’autre face,
optimiste, de la culture grecque, qui vient non de la “réflexion”, mais du “tempérament”, voir infra, n. 35.
24
Les textes de Burckhardt sur Pythagore ne permettent pas de voir exactement en quoi consiste ce
pessimisme pythagoricien. S’agit-il de la doctrine de la réincarnation, conçue comme une expression
spécifique du Fatum ?
25
II, p. 362s.
26
II, p. 377 et 393ss.
parce que, en dépit de l’optimisme fondamental qui le caractérise, il a refusé de fuir et
accepté le poison (“der tatsachliche Selbstmord des Socrates”), le second, pour avoir dit
que, la douleur se faisant insupportable, on pouvait sortir de la vie “comme d’un theâtre”27.
Burckhardt a l’honnêteté de signaler que, en règle générale, il n’est pas facile de décider si
une philosophie est optimiste ou pessimiste. A titre d’exemples où l’hésitation est permise,
Burckhardt cite le Cynisme et l’Epicurisme28.
La situation marginale des philosophes au sein de la culture grecque se reflète dans le
schéma de développement que Burckhardt adopte souvent, à propos d’un sujet donné :
d’abord Homère, puis les sources littéraires, et enfin, comme un appendice souvent
problématique, les philosophes. S’agissant par exemple de la doctrine des biens suprêmes,
Burckhardt commence par parler, sur quatre pages, d’Homère, Solon, Théognis,
Aristophane, Euripide, d’autres encore. Puis vient : “Wir haben bisher die Philosophen und
ihre ethische Reflexion, welche überall Tugend und Tugenden als das Wünschbare preist,
übergegangen, doch ist ihrer insoweit zu gedenken, als sie anderswo über das
volkstümliche Wünschen sich geaussert haben oder irgendwie darauf eingegangen sind”29.
Les philosophes ne valent pas pour eux-mêmes, mais comme documents de ce qu’ils ne
sont pas.

Les philosophes n’intéressent donc la culture que marginalement. Il n’en va pas de


même de la philosophie. La philosophie, contrairement aux philosophes, retient l’attention
de Burckhardt dans la mesure où elle possède par elle-même une dimension proprement
culturelle. Cela est d’abord vrai de sa détermination essentielle, pour négative qu’elle soit,
qui est la rupture avec le mythe, déjà insctrite dans les propriétés de la langue grecque, avec
en particulier sa tendance à l’abstraction, sur laquelle Burchkardt insiste30. Cela l’est encore
plus du rôle qu’elle joue dans la promotion de la “libre personnalité” (“Freie

27
II, p. 394.
28
II, p. 363. Il est vrai que la question est dénuée de réelle importance, s’agissant de philosophes: “Halten wir
uns nun an die Überlieferungen aus dem Volksbewussstein”.
29
II, p. 347.
30
KGA 21, p. 328 = III, p. 279: “Diese Sprache ist nicht bloss Handwerkzeug, das man allmällig zum
Zwecke sich anschafft, sondern sie ist schon Philosophie….”. La même page de la KGA indique que
Burckhardt a tiré la liste d’exemples de termes abstraits de la Geschichte der griechischen Philosophie d’A.
Schwegler (1870).
Persönnlichkeit”), à laquelle elle est étroitement associée31. De ce point de vue, la
configuration de la 8e section (“Zur Philosophie, Redekunst und Wissenschaft”) est
révélatrice. Ce n’est pas seulement que le chapitre intitulé “Die Freie Persönnlichkeit” y
trouve sa place, mais surtout que c’est de la philosophie (et de la philosophie seulement)
que Burckhardt traite sous cet intitulé – de la philosophie, mais aussi des philosophes, ou
du moins de certains d’entre eux. Il y a ici comme un retournement, par rapport à ce que le
cadre général de la réflexion burckhartienne pouvait laisser attendre. Ce sont les passages
où l’enthousiasme perce. La philosophie, va jusqu’à dire Burckhardt, est créatrice, à côté de
la Religion et du Mythe, d’un “autre monde spirituel”32. Elle possède une dimension
“Welthistorisch”33. Cela tient au fait, précisément, que “Die Philosophie als solche hat …
ihre absoluten Verdienste um alles Geistiges”34. Il y a une “Beglückung durch den Geist”,
où les philosophes se trouvent au côté des artistes et des poètes. Anaxagore est ici
représentatif, pour avoir dit, en une réaction au pessimisme grec qui n’est pas moins
parfaitement grecque que ce pessimisme même35 : “das Geborenwerden sei dem
Nichtgeborenwerden vorzuziehen, um der Betrachtung des Himmels und des Weltganzen
willen”36. Burckhardt est d’autant moins enclin à rejeter cet “optimisme intellectuel” qu’il
revendique pour lui-même une vie dédiée au savoir. Sa louange de l’ascèse théorico-
scientifique s’inscrit bien dans cette perspective37. On peut voir, dans cette promotion de la
philosophie au détriment des philosophes, une contradiction dans la pensée de Burckhardt,
ou le reflet d’une certaine complexité.

La “Freie Persönnlichkeit” est rendue possible par une circonstance “politique”, et en ce


sens éminemment culturelle. Il est arrivé que l’état combatte les philosophes, notamment

31
KGA 21, p. 347ss. = III, p. 339ss.
32
III, p. 342.
33
III, p. 340.
34
III, p. 340.
35
Cf. KG 19, p. 354 : “In der griechiechen Stimmung war die wahre Mischung: die Reflexion war
pessimistisch, das Temperament optimistisch…”; ainsi que KG 13, p. 428 (la conférence sur Pythagore): “Das
Herrschende war das Fatum und die Griechen, welchen man so gerne eine heitere Lebensansicht zuschreibt,
waren lauter pessimistischer Klage über das Erdenleben.Nur dass sie sich doch nicht zu blosser
Beschaulichkeit resignirten und nie auf Wirken und Wollen verzichteten”.
36
II, p. 362. L’apophtegme est rapporté par Aristote, Ethique à Eudème, 1216a11 (= 59A30 Diels-Kranz). Il
est aussi cité en relation avec le motif de la contemplation chez Pythagore dans la conférence consacrée à ce
dernier, KGA 13, p. 432.
37
Hardtwig 1990.
dans les cas des procès d’asébie (Anaxagore, Socrate), ou encore quand la loi de Sophocle,
en 306, interdit la présence d’écoles philosophiques à Athènes. A propos de ce dernier cas,
Burckhardt écrit significativement: “Also es gab einen Fall, da der Staat den Philosophen
nachging und sie kontrollierte. Diese wunderhübsche Geschichte (= les philosophes quittant
Athènes, puis y revenant après que Sophocle eut été accusé d’illégalité par Phillion) ist aber
recht genau zu besehen, weil Athen hier plötzlich auf einen Moment überaus und
impertinent modern wird”38. La modernité intempestive d’Athènes, c’est le contrôle par
l’Etat d’établissements d’enseignement et de recherche. L’hostilité virulente et active des
responsables politiques à l’égard des philosophes reste cependant une exception. La règle,
dans le monde “ancien” (en l’occurrence Athènes, mais aussi de manière générale dans le
monde grec), c’est plutôt l’indifférence. Ce qui peut être considéré comme une déficience
de la part des cités est en même temps condition de l’indépendance des philosophes. Les
philosophes, de leur côté, sont caractérisés par leur “apolitie”39 – un terme récurrent chez
Burckhardt, qui présente cette absence de participation à la vie de la cité comme “die
natürliche Reaktion gegen den Despotismus der Polis”40. Il est remarquable que la première
apparition des philosophes dans la Griechische Kulturgeschichte se trouve dans la section
du chapitre “Die Polis” intitulée “Objective Betrachtung der Staatsformen”41. Les utopies
politiques des philosophes, qui occupent l’essentiel de cette section, constituent
manifestement la contrepartie compensatoire de leur désengagement.
Une forme particulière de l’apolitie des philosophes consiste dans leur indifférence à la
richesse, et leur capacité à vivre dans la pauvreté, un trait de leur “libre personnalité” sur
lequel Burckhardt insiste beaucoup42, tout comme leur résignation devant l’exil et le destin.
Ceci explique que, par une de ces synecdoques dont Burckhardt est coutumier, les
philosophes par excellence, dans le chapitre sur la “Freie Persönnlichkeit”, soient les
Cyniques, auxquels Burckhardt consacre sept pages, contre quatre à Socrate43, et une
respectivement à Platon, aux Stoïciens, à Epicure et aux Sceptiques. Diogène de Sinope,
aux yeux de Burckhardt, est ce que la philosophie a produit de plus haut : “die höchste
38
III, p. 374.
39
III, p. 344.
40
III, p. 355. Cf. KGA 21, p. 371.
41
KGA 19, p. 212ss. = I, p. 262ss. Sur cette section, voir Bauer 2001, p. 185ss.
42
III, p. 342.
43
Respectivement III, p. 354-361et 348-352.
Steigerung der freien Persönnlichkeit”44. De surcroit, il peut être vu comme une expression
du pessismisme grec, bien qu’il s’agisse en l’occurrence d’un pessismisme que Burckhardt
qualifie de “gai” (“heitere Pessimist”)45. Qu’aurait fait d’eux la police bâloise? se demande-
t-il46. Burckhardt souligne au reste aussi l’importance de l’ascèse cynique, qui les rapproche
en particulier des Pythagoriciens47. De manière générale, l’ascèse philosophique est le
revers de l’apolitie, quelque chose comme l’expression culturelle d’un contre-pouvoir,
capable d’attirer une proportion inhabituelle d’individus48.

Une forme particulière de l’ambivalence de Burckhardt à l’égard de la philosophie est


repérable dans la description qu’il donne des rapports entre la philosophie et la science. Il
est incontestable que Burckhardt manifeste une grande admiration pour la science grecque,
en dépit de remarques comme celle-ci: “nicht das Wissen ist die Starke Seite der Griechen
gewesen, sondern ihre Poesie und Kunst, mit denen wir vollkommen zufrieden sein
könnten, wenn wir auch nichts anderes von ihnen hätten”49. Burckhardt procède à une
comparaison entre la science grecque, caractérisée par sa totale indépendance, et les
sciences orientales (babyloniennes, égyptiennes), plus organisées, dépendantes d’un clergé,
qui assure la transmission du savoir dans un cadre rigide. C’est dans ce contexte que
Burckhardt prend position par rapport à Usener, qui, dans un article paru en 1884, avait
campé Platon et Aristote en directeurs d'institut de recherche50. S’élevant contre sa vision
modernisante, il insiste sur le contraste entre les conditions d’organisation de la science
grecque et la nôtre, du point de vue de la documentation, des bibliothèques, de la
transmission, bref de tout ce que l’on pourrait appeler la rationalisation. “Sie waren …

44
III, p. 354.
45
III, p. 337.
46
III, p. 360.
47
A propos desquels il note cependant: “Ihre Askese ist insofern echter als die kynische, als sie mit religiösen
Gedanken zusammenhängt”, III, p. 361. Cf. KGA 21, p. 370s. et KGA 13, p. 436s.
48
Cet aspect est bien mis en relief par Flaig 1987, p. 165-169, qui établit, p. 167, un parallèle avec la fin du
livre sur Constantin: “Die Eremiten und Anachoreten retten die freie Geisttigkeit nicht bloss gegen das
kollabierende Imperium, sondern ebenso gegen die christliche Kirche. Die Asket ist die Rettungsfigur in den
schwersten Krisen der europäischen Kultur. Und er findet seine abendländische Präformation in der
griechischen Philosophie”.
49
III, p. 382.
50
III, p. 383, n. 330 (cf. KGA 13, 347). Peu après Usener, Diels 1887 devait étendre le modèle de l’“école” à
la période présocratique, en réaction à l’individualisme dominant. Burckhardt était-il implicitement visé ? Sur
la démonstration de Diels, voir Laks 2005 (références à Burckhardt, p. 20 et 26 n. 1).
sobald sie wollten, der grössten und umfassendsten empirischen Forschung fähig, allein
weil… keine Polis in Examenform einen bestimmten Grad des Buchwissens von
Schulkindern und später von Beamten verlangte, und weil keine Priesterschaft den Geist
der Bevölkerung gegen Wahn und Aberglauben hin abzugrenzen und zu hüten suchte,
waren sie bei ihrer Art von Bildung niemals genötigt, die Resultate der höhern Forschung
oder eine bestimmte Quote von Einseltatsachen daraus offiziell in sich aufzunehmen, und
an diesen Verhältnissen, die später bei den Italiern der Renaissance ganz ähnlich
wiedergekehrt sind, änderte auch keine Diadochenzeitalter und keine alexandrinische
Schule das mindeste”51. En même temps, l’absence (relative) d’organisation garantit
l’indépendance, la souplesse, l’imagination, l’audace de la recherche52. Les spéculations
présocratiques sont citées avec admiration, puis Aristote, qui n’est guère présent quand il
est question de philosophie, mais qui apparaît ici, selon la formule de Dante, comme “der
Vater derer, die etwas wissen”53. Il peut surprendre, mais est en vérité typique des intérêts
de Burckhardt, que ce soient les Problemata qui soient mis en avant, tandis que la
Métaphysique est traitée comme quantité négligeable54.
Mais Burckhardt admet que les sciences sont en grande partie une création de la
philosophie et en dépendent, ne serait-ce qu’en raison des prétentions universelles de la
philosophie, qui se mêle pratiquement de tout (sauf de l’art, comme nous l’avons vu) :
“besonders aber schafft die Philosophie die Wissenschaften, insofern sie grosse Zweige des
Thuns und Könnens durch ihre Einmischung systematisierte, sie ihren Ideen unterthan
machte”55. Un des indices de l’intrication de la philosophie et des sciences se trouve dans
les catalogues des oeuvres des philosophes, dont nous connaissons un certain nombre:
“Man weiss nie wo die Philosophie aufhörte und das Spezialwissen anfing”56. C’est la
raison pour laquelle Burckhardt traite de la science dans le cadre de la philosophie57.

51
III, p. 390s. Les sciences sont affaiblies, en raison même de l’absence d’organisation ; elles sont exposées
au retour du mythe, représenté ici par l’Historia animalium d’Elien, face à celle d’Aristote (p. 388ss.).
52
III, p. 384s. Voir aussi Burckhardt 1881, ainsi que la section du livre de Löwith1984 intitulée “Die
Vorbildlichkeit der griechischen Wissenkraft”, p. 113ss.
53
III, p. 388.
54
III, p. 386-388.
55
KGA 21, p. 397 = III, p. 380
56
KGA 21, p. 397 = III, p. 380
57
Cf. La remarque des éditeurs de la KGA 21, p. 790, commentant la disposition quadripartite des matières
(Philosophie, Redekunst, Geschichte und Ethnographie, Wissenschaft überhaupt) : “Die Auführungen zum
On peut peut-être soutenir que la tension que j’ai essayé d’illustrer en opposant la
dépréciation des philosophes à l’éloge de la philosophie reflète celle entre la forme de la
philosophie, et son contenu. De fait, Burckhardt, sur le point de traiter de la “Freie
Persönnlichkeit”, peut affirmer : “Wir verzichten für diese Darstellung überhaupt auf den
Inhalt der griechischen Philosophie, um uns dafür der Betrachtung der freien
Persönnlichkeit zuzuwenden”58. Ce qui est aussi le sens de la célèbre formule : “Uns
interessiert nicht sowohl zu sehen, wie weit es die Griechen in der Philosophie, als wie weit
es die Philosophie mit ihnen gebracht hat”59. Cette impasse sur le contenu va de pair avec
l’attention portée à la forme de la personnalité. D’où un usage abondant d’un matériel
biographique et anecdotique tiré en particulier de Diogène Laërce, qui aura quand même
bien servi, en fin de compte. On peut considérer que cette dissociation de la forme et du
contenu, dont l’éloge du Cynisme est une expression exemplaire, constitue une originalité
de Burckhardt. Elle a son équivalent chez Nietzsche, sans parler d’approches plus récentes,
marquées par l’histoire culturelle et l’anthropologie.

Thema Wissenschaft überhaupt finden sich in Manuskript nicht am Schluss, sondern vor allem in Abschnitt
zu Philosophie (H1-23)”.
58
III, p. 348.
59
KGA 21, p. 352 = III, p. 348.
Bibliogaphie

Bauer, S., Polisbild und Demokratieverständnis in Jacob Burckhardts“Griechische


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