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Abélès Marc. Pour une anthropologie des institutions. In: L'Homme, 1995, tome 35 n°135. La formule canonique des mythes.
pp. 65-85;
doi : https://doi.org/10.3406/hom.1995.369951
https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1995_num_35_135_369951
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1. J'ai eu la chance de pouvoir exposer les résultats de mes travaux dans des contextes et devant des
publics différents d'anthropologues et de politistes. C'est pourquoi, plutôt que de répondre ad homi-
nem à l'un ou à l'autre de mes interlocuteurs, je préfère reprendre quelques-unes des remarques et
des objections qui me semblent les plus récurrentes et les plus significatives. J'ai également
bénéficié de la réflexion collective menée au sein de l'équipe du Laboratoire d'anthropologie des
institutions et des organisations sociales (LAIOS) sur la question des institutions.
2. Voir sur ce point Clifford & Marcus 1986, Geertz 1988, Rosaldo 1989 et les remarques
d'AuGÉ 1994.
3. C'est dans cette perspective que se situent Marcus et Fischer (1986) qui voient dans
l'anthropologie « a cultural critique » où l'on développe « a strategy of defamiliarization » à l'égard des
données du sens commun. Comme ils l'indiquent : « The critique of institutions and the culture of
professionnals is another promising area for the anthropologists » (1986 : 154). Sur ces thèmes, on
se référera à l'ouvrage édité par Marcus (1983) et consacré aux élites.
4. Voir notamment l'œuvre qu'il a consacrée à l'institution de l'enfermement (Foucault 1961, 1975)
et les articles qui font apparaître en contrepoint les enjeux de cette stratégie de recherche
(Foucault -1994).
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5. « Ce sont des mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de notre
conscience » (Sarraute 1956 : 8).
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6. «Les institutions, ce sont des manières d'agir, de sentir et de penser 'cristallisées', à peu près
constantes, contraignantes et distinctives d'un groupe donné » (Boudon & Bourricaud 1986 :
327).
7. Dans sa définition, Littré retient les deux acceptions : « Action par laquelle on institue ou établit » et
« chose instituée ».
8. Abélès 1983.
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9. Comme je l'ai indiqué ailleurs (Abélès 1990 : 79-87), on a surtout retenu la typologie bien connue
où s'inscrit l'analyse wébérienne de la bureaucratie, alors que d'autres textes présentent une
perspective plus subtile sur le phénomène étatique contemporain.
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directement l'anthropologue10. Celui-ci est tout entier absorbé par les activités
qu'il observe au jour le jour. Travail ingrat, me dira-t-on, et dont la portée
scientifique semble limitée. N'a-t-on pas ici affaire à une conception minima-
liste identifiant l'anthropologie à une pure et simple chronique du quotidien ?
Pour répondre à cette objection, j'essaierai de montrer que sous sa modestie
apparente, ce travail peut avoir une portée théorique bien réelle. J'avancerai
l'idée que le quotidien d'une institution met en jeu trois types de rapports : un
rapport à l'espace, un rapport au temps et un rapport au pouvoir. Cette mise en
perspective des observations locales est inséparable d'un questionnement
global sur la nature et le devenir de l'institution.
Le rapport à l'espace. Une observation approfondie des pratiques dans les
institutions européennes amène à mettre en lumière deux données essentielles :
la déterritorialisation et le déplacement d'échelle. J'ai évoqué les multiples va-
et-vient réguliers des députés européens entre Bruxelles et Strasbourg. D'autres
réunions ont lieu dans différents pays européens : journées d'études des
groupes parlementaires, réunions de commissions. L'un des caractères les plus
apparents de l'activité parlementaire est son nomadisme. Il y a un mode
d'organisation spécifique qui correspond à une certaine représentation du territoire,
conçu comme un espace ouvert (l'Europe peut continuer à s'agrandir) et non
centré. Bien que Bruxelles soit, de fait, la ville où se concentre l'essentiel des
institutions communautaires, l'idée d'une capitale unique de l'Europe n'a
jamais fait l'unanimité. Nous sommes aux antipodes de la représentation qui a
cours dans les États-nations. Les pratiques politiques dans le contexte national
se déploient toujours en référence à des divisions territoriales. À l'inverse,
l'Europe constitue un espace englobant et indéterminé. Les députés sont eux-
mêmes déchirés entre des configurations d'appartenance qui ne se recouvrent
pas. S'ils légifèrent, c'est dans la perspective communautaire d'une Europe en
construction. En même temps, ils ne sauraient oublier qu'ils sont aussi des
représentants et qu'ils doivent prendre en compte tout à la fois les intérêts de
leur pays, voire de leur région, et les exigences de certaines catégories
socioprofessionnelles. De même, dans leurs pratiques, les parlementaires manifestent
leur propre inscription dans une tradition culturelle bien précise, comme en
témoignent les crispations qui surgissent par exemple à propos des questions
d'environnement et prennent parfois des formes presque caricaturales :
l'opposition stérotypée entre protecteurs du nord et pollueurs du sud est à cet égard
significative.
Plus profondément, l'observation au jour le jour de l'activité parlementaire
implique qu'on étudie la manière dont sont préparés et traités les dossiers. Il est
évidemment impossible d'avoir une vision exhaustive de la masse des ques-
10. Ce qui ne signifie nullement qu'il soit imperméable à ce type d'analyse. Bien au contraire, les
travaux des sciences politiques et administratives, par exemple les études relatives aux institutions
européennes, constituent un instrument précieux pour les anthropologues. Nous avons affaire à des
démarches qui se développent à partir de points de vue différents, mais qui peuvent utilement se
compléter.
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11. L'enquête, réalisée en 1993 en collaboration avec Irène Bellier et Maryon McDonald, a donné
matière au rapport intitulé : « Approche anthropologique de la Commission des Communautés
européennes ». Les remarques qui suivent n'engagent bien évidemment que leur auteur.
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nationalité différente peut toujours être mise en cause dans la mesure où son
action peut être conçue comme relevant d'un référentiel différent.
En outre, cette homogénéité apparente et le formalisme des hiérarchies
laissent entrevoir un univers de relations plus souples, axées sur des
phénomènes de don et de contre-don de l'information — une ressource essentielle
dans ce type d'organisation — où entrent en jeu des affinités fondées sur la
nationalité, mais aussi sur la politique ou sur la religion. Sous l'ordre
hiérarchique, l'anthropologue met au jour des réseaux d'affinité. Le système ménage
en effet suffisamment de zones d'ambiguïté pour donner cours à de tels circuits
informels. Si les positions sont claires en apparence, dès qu'on gratte un peu les
étiquettes apparaissent des fissures. Dans l'institution, la question du pouvoir
comme « capacité d'agir sur l'action des autres » est toujours présente. En ce
sens, la thématique de l'institution est partie intégrante de l'anthropologie
politique. L'intérêt de cette approche consiste dans son aptitude à explorer les
pouvoirs informels qui prolifèrent sous les hiérarchies officielles. Jean Monnet,
grand praticien en la matière, aimait à souligner le rôle des « hommes clés »,
ceux qui n'occupent pas le devant de la scène, mais qui, en raison d'un type de
compétence spécifique et de par leur position aux confins de différents réseaux,
détiennent les leviers de l'action. Encore faut-il être conscient, dans le cas de la
Commission, que ces pouvoirs s'alimentent de la tension permanente entre
deux représentations : l'une qui privilégie l'homogénéité et l'unité, à l'image
d'une communauté européenne enfin réalisée ; l'autre, résolument axée sur la
diversité, voire l'hétérogénéité des appartenances culturelles.
Pour accéder à la connaissance de l'institution comme politique,
l'ethnographie du quotidien offre les instruments les plus adéquats. L'observation des
pratiques est le plus sûr moyen d'analyser les dynamiques de pouvoir internes.
Les rapports de forces qui sont à l'œuvre dans l'institution ne sauraient se
réduire à un jeu réglé entre des partenaires bénéficiant de ressources
différentes. Ils impliquent en effet l'investissement de représentations qui ne
relèvent pas nécessairement d'une même logique. Vue de l'intérieur, et
contrairement à une image réductrice, l'institution est un espace ouvert et non un
système clos. J'ai délibérément évoqué l'exemple de la Commission européenne,
qui peut sembler un modèle de bureaucratie fermée, pour montrer que les
rigidités apparentes de l'organisation n'entravent nullement les processus internes
d'assomption, de contestation, de négociation du pouvoir en son sein. Cette
remarque vaut a fortiori pour des institutions moins sophistiquées que l'organe
bruxellois. Il est clair qu'une approche des institutions comme lieux politiques
implique un approfondissement de nos connaissances de ces processus. L'un
des points essentiels concerne, non point tant le pouvoir en tant que tel que les
rapports qui se nouent autour de cet enjeu et les anticipations auxquelles il
donne matière. C'est ici que le travail de déconstruction qu'effectue
l'anthropologue se montre indispensable parce qu'il restitue la complexité réelle d'une
situation donnée. Cette démarche présuppose que l'institution, loin d'être
traitée comme une structure formelle, doit être pensée comme espace de confronta-
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tion entre des représentations : dans cet espace se croisent des trajectoires en
quête de pouvoir. Ce qui fait la vie de l'institution, c'est bien cette quête
multiforme, les tensions qu'elle manifeste entre représentations hétérogènes et les
conflits qu'elle occasionne.
14. J'emprunte à dessein cette expression à J. Revel (1989). Ma démarche s'apparente en effet à celle
des tenants de la micro-histoire qui, partant d'observation fines et faisant varier la focale, produisent
des analyses historiques de portée beaucoup plus vaste.
15. Pour plus de précisions je renvoie à l'ouvrage collectif dirigé par S. Wright (1994).
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ABSTRACT
Marc Abélès, For an Anthropology of Institutions. — On the basis of research conducted in
different contexts (especially in European institutions), this article seeks to respond to
theoretical and methodological questions arising out of the development of the anthropology of
institutions. Thanks to such an experience, this approach can be more clearly defined; and
the issues and perspectives of an anthropology of institutions, better understood.
RESUMEN
Marc Abeles, Por una antropología de las instituciones. — El objeto de este artículo es de
responder a cierto número de cuestiones teóricas y metodológicas suscitadas por el
desarrollo de la antropología de las instituciones. El autor se basa en los trabajos llevados a cabo
en diferentes contextos, especialmente en el marco de las instituciones europeas. Es a partir
de tal experiencia que es posible definir de manera más precisa este enfoque y aprehender lo
que se dirime y las perspectivas de una antropología de las instituciones.