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L'Homme

Pour une anthropologie des institutions


Marc Abélès

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Abélès Marc. Pour une anthropologie des institutions. In: L'Homme, 1995, tome 35 n°135. La formule canonique des mythes.
pp. 65-85;

doi : https://doi.org/10.3406/hom.1995.369951

https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1995_num_35_135_369951

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Marc Abeles

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Le travail que je mène depuis quelques années sur deux institutions


européennes, le Parlement et la Commission, et les textes que j'ai rédigés à
ce sujet, ont suscité un certain nombre d'interrogations concernant
notamment le caractère anthropologique de ces recherches et les concepts
qu'elles mettent en œuvre. Ces questions étaient inévitables, et elles recoupent
dans une certaine mesure les problèmes que j'ai pu rencontrer en avançant sur
un terrain à la fois complexe et stimulant. Aussi mon objectif n'est-il pas d'y
répondre sur le ton polémique qui a parfois été celui des objections adressées à
l'entreprise.
À ce point de la démarche, il est indispensable d'affronter des problèmes de
fond et non de les récuser ou de les esquiver par une pirouette rhétorique.
L'intérêt de cet exercice ne se limite pas à la seule satisfaction des éventuels
contradicteurs (qui, comme cela arrive souvent, seront peut-être encore plus
dubitatifs en prenant connaissance de mes arguments). Il s'agit de tirer parti
d'un approfondissement de la réflexion pour tracer quelques pistes de recherche
qui peuvent apparaître aujourd'hui prioritaires1.

1. J'ai eu la chance de pouvoir exposer les résultats de mes travaux dans des contextes et devant des
publics différents d'anthropologues et de politistes. C'est pourquoi, plutôt que de répondre ad homi-
nem à l'un ou à l'autre de mes interlocuteurs, je préfère reprendre quelques-unes des remarques et
des objections qui me semblent les plus récurrentes et les plus significatives. J'ai également
bénéficié de la réflexion collective menée au sein de l'équipe du Laboratoire d'anthropologie des
institutions et des organisations sociales (LAIOS) sur la question des institutions.

L'Homme 135, juil-sept. 1995, pp. 65-85.


66 MARCABÉLÈS

M'étant fait le défenseur d'une anthropologie du politique et des


institutions, il me faut d'abord répondre à la question relative à la légitimité d'un tel
projet (peut-on à bon droit associer les trois termes : anthropologie, politique,
institutions ?) ; j'envisagerai ensuite celle des concepts et des méthodes utilisés.
Pour conclure, je présenterai les perspectives qui s'offrent au chercheur dans
ces domaines. Que le lecteur ne m'en veuille pas de fonder en grande partie
cette réflexion sur mes propres expériences : elles reflètent des difficultés et des
obstacles que d'autres ont aussi rencontrés dans leurs investigations et me
semblent constituer à ce titre un point de départ pertinent.

Depuis quelques années, l'anthropologie a subi un grand nombre de


critiques. Comme c'est bien naturel dans nos disciplines, ces assauts sont venus de
l'intérieur et ont marqué l'ouverture d'une période nouvelle qui se résume non
en une proposition, mais en une préposition. Nous sommes entrés dans le post,
répète chacun à satiété des deux côtés de l'Atlantique. Post-fonctionnalisme,
post- structuralisme, post-marxisme, post-modernisme. Certains parlent même
aujourd'hui de post-post : j'ai entendu cette expression à diverses reprises lors
d'un récent séjour aux États-Unis. En tout cas, il y a une véritable propension à
penser dans l' après, et l'on peut se demander si cela n'est pas le symptôme
d'une difficulté plus profonde. À la recherche de l'homme sous tous ses
aspects, l'anthropologie s'est longtemps identifiée à des démarches combinant
un souci encyclopédique et des ambitions théoriques extrêmement larges.
Chacun à sa manière, les Frazer, Malinowski, Lévi-Strauss, incarnaient tout à la
fois une extraordinaire ouverture à la connaissance, et la quête d'un cadre de
pensée intégrant et unifiant différents ordres de données. L'équilibre s'est
réalisé dans les années soixante où l'anthropologie structurale a connu son apogée.
Mais ce qui frappe, quand avec le recul on considère ces mouvements de
pensée, c'est que, parallèlement aux entreprises grandioses lancées par quelques
grands esprits et leurs disciples, tout un travail monographique se développait,
participant à l'extension presque illimitée de l'objet empirique de
l'anthropologie. Cet effort s'inscrivait d'ailleurs de manière tout à fait cohérente dans la
perspective ouverte par les pionniers. Mythes, rituels, politique, organisation sociale,
techniques : les données s'accumulaient, la division du travail se mettait en
place. La distinction entre l'ethnographie, base de la démarche, et
l'anthropologie, terme ultime du projet, alimente depuis des décennies nos disciplines. Cette
distinction est d'autant plus commode qu'elle permet tout à la fois d'assigner sa
place à l'empirique en déléguant à l'anthropologie une fonction rédemptrice.
L'anthropologie absorbe et épure : elle s'ordonne autour d'une visée
comparative qui évidemment nécessite une conceptualité riche et sophistiquée. Le
structuralisme a donné toute sa crédibilité à ce binôme, en offrant une trame d'analyse
suffisante pour traiter une large quantité de faits.
Une trentaine d'années plus tard on s'aperçoit cependant que le modèle a
été proprement parasité par les effets qu'il a produits. D'un côté,
l'anthropologie a suscité une floraison impressionnante de travaux ethnographiques ; de
Anthropologie des institutions 67

l'autre, il était dans la nature de ce discours théorique d'engendrer des


questions qui mettent enjeu sa cohérence interne. C'est ainsi que l'on a vu
s'amorcer toute une réflexion à propos du travail de terrain et de la production des
textes ethnographiques. Cette entreprise critique de « déconstruction » n'était pas
inutile. Elle réintroduisait la question de l'auteur et les conditions dans
lesquelles s'effectue concrètement la recherche. D'un point de vue plus
philosophique, l'approche « post-moderniste » s'interroge sur ce que l'on pourrait
appeler, après Michel Foucault, « la volonté de savoir » des anthropologues.
Qu'en est-il de la catégorie de vérité dans cette démarche qui prétend déployer
une connaissance des sociétés humaines ? Le modèle des sciences de la nature,
la notion d'expérience, auxquels ont volontiers eu recours les ethnologues pour
légitimer leur démarche sont ici pris sous le feu de la critique. Le parallèle
établi entre le texte ethnographique et la fiction, la reconnaissance de
l'anthropologue comme auteur à part entière, qui n'est pas sans rappeler le romancier-
Dieu moqué par Sartre, mettent en cause radicalement la référence canonique à
la scientificité2.
La critique déconstructionniste peut déboucher sur deux postures épistémo-
logiques très différentes : d'un côté, une vision sceptique qui est la
conséquence ultime de la critique du paradigme scientiste ; de l'autre, une conception
qui retiendra les réflexions les plus incisives du « post-modernisme », mais
refusera de s'enfermer dans un perpétuel retour, somme toute narcissique, sur
le texte ethnographique et les théories qui jalonnent l'histoire de la discipline3.
Le danger qui guette, en effet, est de se perdre dans une certaine forme de
ratiocination sans pour autant assumer le caractère proprement littéraire par ailleurs
attribué à l'ethnologie. À ce compte, l'anthropologue risque de n'être plus
qu'un intellectuel frustré, un auteur qui ne s'assume que dans la négativité.
Face à cette perspective, il peut sembler plus fécond d'avancer en privilégiant
des secteurs problématiques où l'anthropologie doit sans cesse mener une
réflexion critique sur la construction de son objet, mais où l'on est guidé par un
authentique intérêt de connaissance. Je me référerai volontiers ici à Michel
Foucault dont certains anthropologues post-modernes ont retenu plus volontiers
la critique généalogique, mais qui n'a cessé de mettre en œuvre une stratégie
positive en matière d'analyse des pratiques et des discours4.
Il m'a toujours semblé nécessaire d'assigner ainsi des priorités dans le
travail ethnographique auquel nous nous livrons presque quotidiennement. J'ai
pour ma part accordé une importance toute particulière à la question du poli-

2. Voir sur ce point Clifford & Marcus 1986, Geertz 1988, Rosaldo 1989 et les remarques
d'AuGÉ 1994.
3. C'est dans cette perspective que se situent Marcus et Fischer (1986) qui voient dans
l'anthropologie « a cultural critique » où l'on développe « a strategy of defamiliarization » à l'égard des
données du sens commun. Comme ils l'indiquent : « The critique of institutions and the culture of
professionnals is another promising area for the anthropologists » (1986 : 154). Sur ces thèmes, on
se référera à l'ouvrage édité par Marcus (1983) et consacré aux élites.
4. Voir notamment l'œuvre qu'il a consacrée à l'institution de l'enfermement (Foucault 1961, 1975)
et les articles qui font apparaître en contrepoint les enjeux de cette stratégie de recherche
(Foucault -1994).
68 MARC ABÉLÈS

tique et des institutions. Je ne suis pas le premier à le faire et peux me réclamer


d'une tradition illustrée par des auteurs aussi importants et divers qu'Evans-
Pritchard, Gluckman, Balandier et bien d'autres. À vrai dire, ce qui m'a conduit
à fixer mon attention sur ces phénomènes, c'est avant tout un intérêt
philosophique attaché aux concepts politiques : ma lecture des textes, de Hobbes à
Weber en passant par Hegel et Marx, tend à privilégier certaines questions,
comme celles du contrat social, de la domination, de l'État, du rapport entre le
collectif et l'individuel. Voici en quelque sorte mon point de départ. Comme je
l'ai indiqué ailleurs (Abélès 1990, 1992b), la thématique de l'origine de l'État,
le privilège accordé au « pré-étatique » par la tradition anthropologique me
semblent faire problème. Trouvant son expression la plus polémique dans les
travaux de Clastres (1974), cette tradition aboutissait à faire de l'ethnologue le
chantre de la société «contre l'État». L'objet de l'anthropologie coïncidait
avec un ensemble de formes sociopolitiques bien délimitées dans l'espace (le
lointain) et dans le temps (l'archaïque).
L'anthropologie politique s'est donc imposée sous le signe du « grand
partage ». Le paradoxe est que, loin d'être purement négative, cette situation a
permis aux ethnologues d'explorer avec bonheur des formes politiques originales.
Prisonniers d'une limite conceptuelle alors quasi intangible, ils ont tiré profit de
ce cadre et des contraintes empiriques qu'il déterminait. Si l'on se place dans
une perspective déconstructionniste purement critique, il est aisé de faire
apparaître l'arbitraire d'une telle attitude. Pourquoi focaliser systématiquement
l'analyse sur le non-État et aller jusqu'à faire de l'État le spectre à conjurer ?
Position idéologique, certes, mais aussi, sans aucun doute, stratégie de
construction d'une discipline qui ne pouvait s'affirmer qu'en occupant l'un des
bords du grand partage. On pourra longuement épiloguer sur les conséquences
de cette attitude épistémologique. L'ayant moi-même critiquée, il m'a semblé
rapidement plus intéressant d'essayer de mettre à l'épreuve l'approche
anthropologique sur des terrains qu'elle avait évités avec beaucoup de persévérance.
Cela impliquait aussi de marcher sur d'autres plates-bandes, celles de la science
politique et de la sociologie. C'était prendre le parti d'abandonner un certain
confort, celui de la chasse gardée — pour être caricaturale, l'affirmation que les
sociétés dites « exotiques » sont la chasse gardée de l'ethnologue permet aux
autres disciplines de s'en remettre bien volontiers à ses textes — afín d'aborder
d'autres territoires, au risque d'être traité en intrus.
J'insiste sur l'idée de mise à l'épreuve, car elle est doublement importante :
d'une part, comme confrontation d'un type de savoir avec une réalité (en
l'occurrence celle de l'État moderne), d'autre part comme rencontre dialectique
avec d'autres modes de pensée qui jusqu'à présent font autorité dans le champ.
La stratégie de connaissance qu'implique la mise à l'épreuve ne saurait occulter
la question de la légitimité qui lui est opposée par les autres disciplines.
Avancer signifie aussi faire ses preuves, et pas seulement occuper le terrain. Les
autres disciplines ne font pas fi d'interpeller l'anthropologue : mais la situation
se complique encore du fait que le doute s'installe dans son propre milieu d'ori-
Anthropologie des institutions 69

gine. « Est-ce encore de l'anthropologie ? » Question ô combien lancinante, qui


m'a longtemps perturbé, mais qui me semble, avec le recul, s'inscrire dans
cette expérience comme son contrepoint obligé. Depuis des années, ma niche
épistémologique se situe dans l' entre-deux : côté sociologues comme côté
ethnologues, des mouvements d'humeur scandent de temps à autre, positivement
ou négativement, le développement de mes travaux. Rien de tel pour m'
encourager à poursuivre ce véritable travail de fourmi auquel je me consacre avec
enthousiasme.

Animé par quelques questions relatives aux formes politiques


contemporaines, et sur lesquelles je reviendrai, je me suis en effet glissé à l'intérieur des
institutions spécialisées. En apparence, leur mode d'emploi est bien connu, mais
en approfondissant mes investigations, je me suis aperçu à quel point nous
manquions d'éléments pertinents du point de vue anthropologique. Il me fallait
collecter, amasser des matériaux, remplir mon escarcelle d'observations de tous ordres.
Ce socle ethnographique est au fondement de la démarche analytique.
Curieusement, nous n'avons pratiquement aucun équivalent, concernant l'univers politico-
institutionnel français, du travail accompli sur les Nuer ou les Kachin. Bien sûr,
on n'imagine pas un ethnologue pénétrant dans un bureau de l'Hôtel de Ville et
questionnant ainsi l'intéressé à la manière d'Evans-Pritchard. Cela donnerait :
« Comment t'appelles-tu ? Jacques Chirac. Et toi ? etc. » En même temps, une
observation intensive des pratiques politiques et des fonctionnements
institutionnels s'est révélée de plus en plus indispensable : on ne peut se contenter de
témoignages, au premier ou au second degré, selon qu'on a affaire aux acteurs ou aux
observateurs spécialisés. Dans ces conditions, la notion d'enquête devient tout à
fait centrale dans la conception même de l'anthropologie.
L'enquête a un double caractère : c'est d'abord une chasse aux données.
Quand je décidai de porter le regard sur la politique locale en France,
j'entrepris un travail de ce genre, choisissant un département et commençant à
rencontrer des élus et des responsables administratifs. L'enquête, c'est une
méthode de collecte ; les techniques diffèrent selon les sciences sociales, mais
elles ont en commun la volonté d'aller jusqu'au bout, de progresser jusqu'au
résultat, de se mouvoir vers une vérité. En sociologie, l'importance accordée à
l'échantillonnage et aux instruments statistiques témoigne de l'exigence de
rigueur, elle-même sans cesse réaffirmée par les chercheurs. L'enquête, c'est
aussi une histoire, et il convient de souligner cette dimension qui a souvent été
éludée par les spécialistes. Pour la saisir, il faut se tourner vers la littérature
policière. Le parallélisme saute aux yeux quand on lit le début de certains
romans où un privé se trouve projeté dans un univers étranger, voire hostile,
confronté à une énigme, dépourvu de repères. Tout commence là, dans cette
étrangeté et le sentiment de ne pas être à sa place. L'ethnologue aussi s'affronte
à ce qui lui apparaît d'abord comme une situation presque arbitraire :
« qu'est-ce queje fais là ? », ce qui lui est confirmé par les premières réactions
des interlocuteurs. Cependant on n'en reste pas là et l'intrigue s'amorce.
70 MARC ABELES

Mon premier acte est de pénétrer dans la mairie de Quarré-les-Tombes et de


me présenter, pour m' entendre dire : « Vous, vous connaissez bien le système.
Je ne sais pas ce qu'on peut vous apprendre. » Or, précisément, ce n'est pas le
système que je viens voir, mais les gens. Progressivement, on me présente aux
uns et aux autres, et j'entre dans leur histoire. Le temps passe et l'énigme
s'épaissit, un peu comme dans les romans de Chandler où l'on ne sait plus bien
ce que le privé cherchait tellement il est absorbé par les personnages qu'il
côtoie. L'ethnologue lui aussi est pris à ce jeu. Il est partie prenante d'une
intrigue qu'il ne maîtrise pas ; et comme le privé, il n'en sortira pas indemne.
Affectivement aussi bien qu'intellectuellement, quelque chose s'est passé en lui
qui contribue à la fabrication de la connaissance.
Quand j'ai élaboré certaines hypothèses sur les réseaux politiques dans
l'Yonne, c'était à partir d'une enquête de ce genre : je circulais tout à la fois
dans l'espace et dans le temps. D'un côté, j'étais amené à me mouvoir d'un
bout à l'autre du département ; de l'autre, archives et généalogies me
promenaient du présent au passé. Il y a chez l'enquêteur un mélange bizarre de
volontarisme (on s'acharne à suivre la moindre piste) et de passivité (on se laisse
porter par l'événement du jour). Ce balancement fait la séduction des bons
« polars » : l'enquêteur, si déterminé soit-il, y est toujours un peu fragile,
destiné à encaisser des coups imprévus. À sa manière, l'ethnologue est aussi
amené à encaisser des vérités inattendues. Il faut se faire à ce genre de
surprises, quitte à réviser de fond en comble une série de propositions
apparemment cohérentes, mais qui se révèlent à l'expérience de simples idées
préconçues. En ce sens, l'enquête est bien une histoire, un cheminement qui
affecte votre pensée. L'une des différences majeures entre l'approche
anthropologique et celle des autres sciences sociales concerne le statut attribué à
l'enquête. Pour ces dernières, il s'agit de vérifier des hypothèses construites
antérieurement et dont les données recueillies confirmeront ou infirmeront le
bien-fondé. Le terrain ethnographique n'a pas la même fonction : il est lui-
même vecteur de nouvelles hypothèses, inducteur de problématique.
Quand on m'interroge sur les « méthodes » spécifiques de l'anthropologie,
j'ai tendance à mettre de plus en plus l'accent sur le rôle du temps comme
constitutif de l'enquête. C'est parce qu'on dispose de ce précieux adjuvant
qu'est la durée, qu'on est en mesure d'inventer de nouvelles elaborations
conceptuelles à partir de la position spécifique, questionnante et questionnée,
qu'on occupe sur le terrain. Un exemple illustrera cette constatation : dans mon
travail sur l'Yonne (Abélès 1989), les premiers temps de l'enquête ont mis en
lumière le caractère très localisé des réseaux politiques, le primat de la sphère
communale. L'univers politique apparaissait comme un monde clos, « sans
porte ni fenêtre », telle la monade leibnizienne. Cette représentation s'accordait
parfaitement avec notre appréhension spontanée des aspects clochemerlesques
de la vie municipale. Par la suite, cependant, il a fallu, sinon réviser cette
conception, du moins l'affiner. J'ai pu observer les liens qui unissaient des
familles jouant un rôle politique dans des communes différentes, et l'approfon-
Anthropologie des institutions 71

dissement de l'enquête, le va-et-vient entre l'archive et le présent m'ont permis


de mettre au jour un tissu politique plus extensif, un espace de représentation
plus englobant. Donnant le temps au temps, il m'a fallu entièrement repenser la
question du lien politique, en réfléchissant sur l'intrication des dimensions
locales et nationales. Le questionnement sur les réseaux politiques et
l'éligibilité qui est au cœur de cette recherche s'est donc nourri de cette fréquentation
assidue du terrain, qui s'est poursuivie sur plusieurs années.
L'ethnographie, du moins telle queje la conçois, offre une mise en
perspective du réel : elle n'est pas seulement recueil d'énoncés, mais interrogation des
comportements, des anticipations des gens à l'égard de ceux qu'ils fréquentent
quotidiennement. Il y a toute une dimension de la recherche qui nous renvoie à
ce que Nathalie Sarraute appelle la « sous-conversation », les « tropismes5 ».
Mais ici nous ne nous soucions pas d'en faire la matière d'une fiction
romanesque. C'est le point de départ d'une construction intellectuelle de nature
différente. Le « terrain » passe par une perte de repères, l'ethnologue devient
partie prenante d'une histoire ; tout au long de cette histoire se trouvent posés des
balises, des signaux, qui vont permettre à la recherche, tel un navire dans la
brume, de s'orienter, de modifier le cap, si nécessaire, d'avancer au gré des
vents plus ou moins violents qu'elle rencontre sur sa route. L'ethnographie
s'inscrit dans une stratégie de connaissance : elle n'a pas pour objet — et c'est
là que nous nous éloignons de l'univers proprement « littéraire » — de produire
un récit, même s'il est loisible au chercheur de reproduire l'histoire dont il est
tout à la fois l'objet et le sujet. Pour reprendre l'image du navire, ce qui compte
c'est moins l'itinéraire parcouru que les balises, les repères intellectuels que
l'on a posés tout au long. Une grande partie du travail porte sur ces questions-
indices qui ont progressivement émergé et qui viennent alors au premier plan
de l'analyse. Là se situe véritablement la fabrique de l'anthropologie, et j'en
viens à la dimension conceptuelle de l'affaire, celle qui détermine et alimente
l'intérêt de connaissance.

Se fixer comme but anthropologique l'analyse du politique et des


institutions contemporaines, cela a-t-il un sens ? N'est-ce pas travailler à la
tronçonneuse, objectent certains, sachant que, par définition, le point de vue
anthropologique implique de ne pas découper le réel en « objets » indépendants et à
l'inverse de penser ensemble ses différentes dimensions. J'ai moi-même
suffisamment souligné Y imbrication du politique et des autres aspects du social
pour me sentir en devoir de lever ce qui m' apparaît comme un malentendu. On
a affaire en effet à un type de critique qui pourrait tout aussi bien s'appliquer
aux recherches sur la parenté et à la manière dont elles abordent des
fonctionnements empiriques, ce qui ne les empêchent nullement de déboucher sur
des formulations plus générales à propos des modes de filiation, des formes de

5. « Ce sont des mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de notre
conscience » (Sarraute 1956 : 8).
72 MARC ABÉLÈS

l'alliance et de la transmission, ou des rapports entre les sexes. Encore faut-il


pour aboutir à ces conclusions, centrer son attention sur un certain type de
données. La situation est analogue en ce qui concerne l'anthropologie politique. Et
je souhaiterais expliciter ce qui fait le fil conducteur des recherches que je
poursuis : la diversité apparente de mes terrains successifs, une société
éthiopienne, un département français, le Parlement européen et la Commission de
Bruxelles, peut, en l'occurrence, occulter la continuité du projet.
Il est vrai que chacune de ces expériences m'a apporté son lot d'inattendu,
de stimulation et d'inédit. Elles ont successivement fait rebondir ma recherche
à partir d'une interrogation nouvelle. Cependant l'intérêt que je porte aux
formes et aux contenus du pouvoir dans les sociétés humaines, pour m'en tenir
à une formule volontairement englobante, mais qui reflète bien mon projet,
m'incite à développer une certaine problématique, en abordant sous des angles
très différents des thèmes récurrents. Il peut au premier abord paraître un peu
bizarre de passer de l'étude des rituels du président Mitterrand à une recherche
sur le Parlement européen, ce qui semble confirmer une image assez répandue
de l'anthropologue du monde moderne toujours en quête de terrains «
originaux ». Semblable au journaliste, l'ethnologue serait à l'affût des faits de
société : le football, les médias, l'Europe, la famille, etc. Je ne récuse nullement
cette perception de notre travail : dans une large mesure nous alimentons, avec
plus ou moins de talent, la grande chronique de la vie contemporaine. Nous
prolongeons à notre façon les Mythologies de B armes.
Cela rassure nos collègues des sciences sociales, mais les agace parfois :
après tout, les anthropologues s'en tiennent à un sujet de préférence restreint et
qu'ils savent « exotiser » à leur façon ; en même temps n'occupent-ils pas un
peu trop de place, en réescomptant à tout propos ce « regard ethnologique » au
détriment d'analyses plus générales ? L'usage que font les médias de la
référence à l'ethnologie est symptomatique : c'est comme donner un piquant
supplémentaire au témoignage journalistique. En écrivant La Vie quotidienne au
Parlement européen, j'avais conscience du malentendu que cette démarche
pouvait susciter. Lorsque j'explique qu'on m'a demandé de faire l'ethnologie
de la Commission de Bruxelles, d'aucuns me répondent : « Et pourquoi pas
l'ONU ? », comme si j'allais devenir le spécialiste du quotidien des institutions
internationales, me faufilant dans ces hauts lieux avec mon regard
d'ethnologue. Qu'on se rassure cependant : je ne suis pas à la recherche d'un énième
terrain. Quand bien même j'irais voir ailleurs, ce serait mû par une
préoccupation plus profonde. La question qui m'intéresse concerne ce que j'ai appelé « le
lieu du politique » dans nos sociétés. Quel est le statut du pouvoir politique ?
Comment s'institutionnalise-t-il ? Quels espaces circonscrit-il ? Quels rituels
mobilise-t-il ? Pour avancer dans la recherche, il a fallu adopter une certaine
stratégie conceptuelle. C'était la condition indispensable pour aller au delà de
ces évidences tenaces qui nous renvoient à une vision étatiste de l'univers
politique.
La question du lieu du politique m'amenait tout naturellement à explorer les
Anthropologie des institutions 73

lieux du politique, et c'est ainsi que j'ai croisé la thématique de l'institution.


Qu'entend-on exactement par institution ? « Règles publiques de pensée et
d'action », écrit Mauss (1968 : 25). La définition est large. Comme le font
remarquer Boudon et Bourricaud6, le terme condense deux acceptions
différentes : d'une part le processus qui conduit à produire ces règles ; de l'autre
l'organisation qui en découle et qui intègre ses membres dans un système de
contraintes. L'instituant et l'institué sont les deux faces d'une même réalité
dans la mesure où la structure et ses agents sécrètent sans cesse de nouvelles
normes. Dans la chose instituée, il y a toujours référence à l'acte d'instituer7.
En ce sens, l'opposition wébérienne entre les institutions préétablies dont
l'ordre octroyé ne doit rien à la volonté de leurs membres et les organisations
qui se caractérisent par la poursuite d'une activité continue mise au service
d'un but, mérite d'être nuancée. La plupart des organisations renvoient à un
processus originaire d'institution ; à l'inverse les institutions mettent en œuvre
un rapport fonctionnel entre des moyens et des fins. Se reproduisant sous une
forme organisée, plus ou moins complexe, l'institution porte en elle un rapport
assumé ou problématique à son origine et à sa fondation.
Paradoxalement, j'ai découvert la consistance de l'institution dans un
contexte très éloigné de celui qui caractérise nos organismes politiques
modernes. C'était à Ochollo, dans une société d'Ethiopie méridionale8.
L'absence de chef était contrebalancée par l'importance accordée à la
délibération dans le cadre d'assemblées. Ochollo avait ses dignitaires, l'acéphalité étant
en l'occurrence compatible avec l'existence d'une hiérarchie fondée sur la
dépense et la prodigalité. Mais cette hiérarchie n'a jamais donné naissance à une
autorité stable, les dignitaires étant conçus comme des messagers de l'assemblée
et non comme un groupe dominant. Le cas ochollo est intéressant à plus d'un
titre. La capacité de prise de parole et d'influence sur la maîtrise des affaires,
offerte à tous les citoyens, loin de déboucher sur l'anarchie, se révèle le meilleur
garant d'une réelle stabilité. L'ordre qui en découle s'incarne matériellement par
la mise en espace des assemblées correspondant aux différents niveaux
territoriaux (districts, quartiers, village). Il se concrétise aussi socialement par une
exclusion fondatrice, celle des femmes, des potiers et des tanneurs considérés
comme non-citoyens. On ne saurait enfin occulter la dimension symbolique,
avec le référentiel de l'aînesse omniprésent dans les discours et les pratiques.
Le politique à Ochollo ne se résume pas à l'ensemble des relations de
pouvoir endogènes : il est inséparable d'une institution, l'assemblée, qui condense
à elle seule l'ordre de la société. L'assemblée constitue un cadre matériel et
intellectuel à l'intérieur duquel se déploie l'action politique. L'assemblée

6. «Les institutions, ce sont des manières d'agir, de sentir et de penser 'cristallisées', à peu près
constantes, contraignantes et distinctives d'un groupe donné » (Boudon & Bourricaud 1986 :
327).
7. Dans sa définition, Littré retient les deux acceptions : « Action par laquelle on institue ou établit » et
« chose instituée ».
8. Abélès 1983.
74 MARC ABELES

sécrète une conception de l'argumentation, un type de procédures rhétoriques,


un style de gestion des conflits, des formes de négociation qui lui sont
spécifiques. C'est pourquoi une ethnologie de l'institution devient une tâche
prioritaire dès qu'on s'intéresse à l'exercice du politique, quel que soit le type de
société concerné. L'institution doit être conçue comme un processus en acte. Le
cas ochollo est à cet égard tout à fait éclairant. Nous avons affaire à une
institution minimale : il n'y a pas, à proprement parler, d'appareil politique ou
administratif, et cependant chacun peut distinguer aisément ce qui différencie
l'assemblée des fréquentes réunions qui se tiennent quotidiennement dans les
mêmes lieux. Tout un ensemble de signes matériels et de représentations
contribuent à produire l'assemblée dans sa spécificité d'institution : le choix des
emplacements occupés par les différentes catégories de participants, la façon
dont on s'exprime, certains gestes codés, des rituels spécifiques. En même
temps l'institution est pleinement imbriquée dans la vie quotidienne de ceux
qui la font.
D'où l'intérêt d'une approche qui prenne pour point de départ ce quotidien
de l'institution, comme j'ai tenté de le faire à propos de notre modernité. Ce qui
se passe dans une mairie, un conseil général ou une préfecture doit pouvoir
nous en dire aussi long sur l'univers politique national qu'une analyse en
apparence plus globale et plus abstraite relative à la nature de l'État et à son devenir
contemporain. Revenir au concret de l'institution, travailler au ras des faits,
peut permettre de surmonter deux obstacles. En premier lieu, on a souvent
tendance à se placer en haut de la pyramide et à porter la réflexion sur le projet qui
animerait, consciemment ou non, l'institution au travers de ses principaux
protagonistes. C'est à partir de cette représentation qu'est jaugé le travail de
l'institution. Comme disent les initiés, on raisonne ici top-down, c'est-à-dire qu'on
évalue le fonctionnement d'une organisation, ses éventuelles transformations,
mais surtout ses dysfonctionnements, ses blocages, en tenant compte de la
finalité, de l'objectif qu'elle est censée viser. Cette vision des choses correspond
d'ailleurs assez fidèlement à l'image de l'institution, telle qu'elle est proposée
par ses propres élites. On s'intéresse moins à ce qui se produit dans
l'institution, à ce que produit l'institution, qu'à la manière dont elle réalise ou non ses
finalités. Le danger de cette approche, c'est qu'elle tend à considérer son objet
comme un empire dans un empire. Les enquêtes empiriques menées dans cette
perspective mettent au jour les contradictions qui existent entre la marge de jeu
des acteurs, leur capacité d'initiative, et les pesanteurs du système. L'institution
apparaît comme un lieu clos qui s'auto-reproduit en générant malentendus,
tensions et frustrations. Mais on perd de vue les processus de construction de
l'institution.
La vision top-down de l'institution rencontre une autre série de difficultés :
elles tiennent à la conception téléologique implicite associant le développement
de l'institution à des formes de complexité croissante. Tous les discours bien
connus sur la bureaucratisation rampante de l'État moderne vont dans ce sens.
Au point d'orienter la plupart des investigations relatives à nos organisations
Anthropologie des institutions 75

contemporaines. Or les historiens ont bien montré que la complexité pouvait


aussi être l'apanage de formes bien plus archaïques. De même, la notion de
rationalité qu'on accole, en référence à Max Weber9, à celle de bureaucratie,
mériterait plus ample commentaire. Pour évoquer ce regard biaisé qu'on porte
sur les institutions, je citerai un exemple précis : il concerne les phénomènes de
centralisation. Dans les années soixante-dix, les sociologues considéraient la
concentration des pouvoirs au sommet comme un effet inéluctable du devenir
de l' État-nation. À propos de la politique locale en France, on constatait que
désormais l'accès aux responsabilités était conditionné par l'appartenance à un
parti politique national. Ainsi se manifestait le renforcement du noyau central et
des institutions nationales, au détriment du tissu intermédiaire. Les faits, depuis
lors, ont contredit cette estimation : le local n'a cessé de se consolider et ce sont
aujourd'hui les aléas des pratiques politiques autochtones qui viennent mettre
en péril l'univers politique national. On peut voir là les limites d'une approche
qui présuppose l'a- venir de l'institution plutôt que de s'en tenir à la réalité des
pratiques.
Plus généralement, ce qui est en cause ici, c'est le traitement de l'institution
comme système doté d'une rationalité qui commanderait son fonctionnement et
aurait ainsi une incidence directe ou dérivée sur le comportement de ses
membres. On a souvent reproché aux tenants de l'analyse organisationnelle la
prévalence qu'ils accordaient aux déterminations structurelles, au détriment de
l'historicité et du devenir. Aussi certains sociologues, notamment M. Crozier et
E. Friedberg (1977), se sont-ils employés à montrer qu'il n'y a pas
incompatibilité entre système et action. « II est donc vain et fallacieux », écrit Friedberg
(1993 : 225), « de vouloir opposer une sociologie des acteurs à une sociologie
des systèmes, une perspectives actionnaliste (ou culturelle) à une perspective
systémique ». Cette reconnaissance du rôle des acteurs pose cependant plus de
questions qu'elle n'en résout. La notion même d'acteur présuppose en effet que
ce qui meut l'institution, c'est un jeu dont les règles se trouvent elles-mêmes
déterminées par cette dernière : « Tous les contextes, dans une organisation,
sont structurés de cette manière et peuvent se conceptualiser comme des jeux
réglés, et le fonctionnement de l'organisation apparaîtra dans cette perspective
comme le produit d'un ensemble de jeux articulés en un système englobant qui
peut lui-même se comprendre comme un 'méta-jeu', intégrant au premier et au
second degré tous les jeux opérationnels » {ibid. : 227). Le système ne peut se
concevoir sans l'action. Mais l'action se déploie dans l'espace de jeu que lui
impartit le système. Tout jeu suppose des règles, et l'on ne s'étonnera pas
qu'une conception traitant l'institution comme un système clos mette en
évidence les limites dans lesquelles se déroule une action administrative ou
politique. En revanche, la notion d'acteur peut apparaître problématique, voire

9. Comme je l'ai indiqué ailleurs (Abélès 1990 : 79-87), on a surtout retenu la typologie bien connue
où s'inscrit l'analyse wébérienne de la bureaucratie, alors que d'autres textes présentent une
perspective plus subtile sur le phénomène étatique contemporain.
76 MARC ABÉLÈS

réductrice. Elle n'est pas sans évoquer certaines formes de behaviourisme.


L'initiative de l'individu ne se réduit-elle pas à sa capacité de manœuvrer dans
certaines situations, au mieux d'en manipuler les donnes en faisant preuve
d'une plus ou moins grande puissance d'anticipation ?
L'« acteur» présenterait un profil relativement sommaire, s'il n'était par
ailleurs doté d'une ressource spécifiquement humaine : la culture. Mais ici
encore le système reprend toute son importance : des notions telles que
« culture administrative », « culture d'organisation » sont au cœur des analyses,
mettant en évidence l'espace clos dans lequel se meut le sujet. Cette référence à
la culture comme ensemble de croyances et de valeurs partagées présuppose en
effet l'existence d'une définition de l'organisation comme un tout cohérent
animé par un projet unitaire et homogène. A nouveau, nous sommes renvoyés à
l'image que donnent complaisamment d'elles-même les institutions. Certes,
l'anthropologue pourrait se féliciter de l'usage, de plus en plus insistant
aujourd'hui, du concept de culture dans les théories des organisations. En
apparence s'esquisserait une véritable convergence entre des approches longtemps
éloignées. A y regarder de plus près, les choses sont moins simples. En effet, la
conception sous-jacente de la culture comme totalité cohérente, expression
intellectuelle d'un système donné, a été remise en cause par les travaux
d'anthropologues qui, comme Geertz (1983), récusent tout à la fois le
fonctionnalisme et les interprétations culturalistes longtemps dominantes aux États-
Unis. Ce dernier souligne la diversité des processus d'attribution du sens ; c'est
leur concurrence même qui produit la culture, et celle-ci se donne non comme
une structure englobante et figée, mais comme un processus en perpétuel
devenir.
La tâche de l'anthropologue consiste précisément à déconstruire ce qui se
donne comme une institution, autonome dans ses finalités, maîtrisant ses
instruments techniques et intellectuels et sécrétant sa culture. Il s'agit là d'une
approche très différente de celles qui ont longtemps prévalu dans ce domaine.
Tout d'abord elle n'est pas obnubilée par la question de la rationalité de
l'organisation. Ce point mérite d'être souligné : la notion d'un ordre, liée à l'acte
même d'instituer, n'induit pas mécaniquement celle d'ordonnancement réglé eu
égard à une finalité globale. Ce qui intéresse au premier chef l'anthropologue,
ce sont d'une part la matérialité de l'institution, de l'autre les rapports
quotidiens en son sein. L'expérience du terrain est indispensable, car elle permet
d'accéder directement à cette quotidienneté. Il faut avoir suivi les
parlementaires européens dans leurs déambulations entre Bruxelles et Strasbourg, avoir,
dans cette ville, arpenté les couloirs du Palais de l'Europe chargé de cette
masse d'imprimés que représentent les amendements, avis, directives,
règlements, pour appréhender ce qui se produit dans l'institution et ce qu'elle
produit. Un point de vue consiste à expliciter la fonction du Parlement dans le
dispositif européen et à s'interroger sur les moyens dont il dispose pour remplir
son rôle. De même est-il tout à fait pertinent de réfléchir sur les évolutions
possibles de cette assemblée. Voilà pourtant deux questions qui n'intéressent pas
Anthropologie des institutions 77

directement l'anthropologue10. Celui-ci est tout entier absorbé par les activités
qu'il observe au jour le jour. Travail ingrat, me dira-t-on, et dont la portée
scientifique semble limitée. N'a-t-on pas ici affaire à une conception minima-
liste identifiant l'anthropologie à une pure et simple chronique du quotidien ?
Pour répondre à cette objection, j'essaierai de montrer que sous sa modestie
apparente, ce travail peut avoir une portée théorique bien réelle. J'avancerai
l'idée que le quotidien d'une institution met en jeu trois types de rapports : un
rapport à l'espace, un rapport au temps et un rapport au pouvoir. Cette mise en
perspective des observations locales est inséparable d'un questionnement
global sur la nature et le devenir de l'institution.
Le rapport à l'espace. Une observation approfondie des pratiques dans les
institutions européennes amène à mettre en lumière deux données essentielles :
la déterritorialisation et le déplacement d'échelle. J'ai évoqué les multiples va-
et-vient réguliers des députés européens entre Bruxelles et Strasbourg. D'autres
réunions ont lieu dans différents pays européens : journées d'études des
groupes parlementaires, réunions de commissions. L'un des caractères les plus
apparents de l'activité parlementaire est son nomadisme. Il y a un mode
d'organisation spécifique qui correspond à une certaine représentation du territoire,
conçu comme un espace ouvert (l'Europe peut continuer à s'agrandir) et non
centré. Bien que Bruxelles soit, de fait, la ville où se concentre l'essentiel des
institutions communautaires, l'idée d'une capitale unique de l'Europe n'a
jamais fait l'unanimité. Nous sommes aux antipodes de la représentation qui a
cours dans les États-nations. Les pratiques politiques dans le contexte national
se déploient toujours en référence à des divisions territoriales. À l'inverse,
l'Europe constitue un espace englobant et indéterminé. Les députés sont eux-
mêmes déchirés entre des configurations d'appartenance qui ne se recouvrent
pas. S'ils légifèrent, c'est dans la perspective communautaire d'une Europe en
construction. En même temps, ils ne sauraient oublier qu'ils sont aussi des
représentants et qu'ils doivent prendre en compte tout à la fois les intérêts de
leur pays, voire de leur région, et les exigences de certaines catégories
socioprofessionnelles. De même, dans leurs pratiques, les parlementaires manifestent
leur propre inscription dans une tradition culturelle bien précise, comme en
témoignent les crispations qui surgissent par exemple à propos des questions
d'environnement et prennent parfois des formes presque caricaturales :
l'opposition stérotypée entre protecteurs du nord et pollueurs du sud est à cet égard
significative.
Plus profondément, l'observation au jour le jour de l'activité parlementaire
implique qu'on étudie la manière dont sont préparés et traités les dossiers. Il est
évidemment impossible d'avoir une vision exhaustive de la masse des ques-

10. Ce qui ne signifie nullement qu'il soit imperméable à ce type d'analyse. Bien au contraire, les
travaux des sciences politiques et administratives, par exemple les études relatives aux institutions
européennes, constituent un instrument précieux pour les anthropologues. Nous avons affaire à des
démarches qui se développent à partir de points de vue différents, mais qui peuvent utilement se
compléter.
78 MARC ABÉLÈS

tions envisagées. La démarche adoptée consiste, à l'inverse, en un suivi intensif


d'un dossier sous ses différents avatars. Une fois encore, nous nous situons
volontairement dans le micro. Mais ce parti pris a un double avantage. D'une
part il permet de raisonner sur un contenu, c'est-à-dire de ne pas séparer,
comme le font souvent les analystes, la forme du contenu. On peut évidemment
se limiter à l'étude des activités qui sont au cœur de cette institution, et
principalement la pratique du débat. Mais c'est perdre de vue l'objet même de ces
pratiques. Or on ne saurait à bon escient introduire un partage entre ce qui se
produit dans l'institution et ce qu'elle produit. D'autre part, cette réflexion
associant les formes et les contenus de l'activité institutionnelle nous livre de
précieux éléments pour une comparaison entre la forme classique de l'État-
nation et la forme inédite que représente la Communauté européenne.
Ce qu'expérimentent les parlementaires dans ce cadre, c'est le déplacement
d'échelle et la complexité qu'il induit. Légiférer au niveau communautaire
implique une vision autre des problèmes que si l'on s'en tient au point de vue
de l'intérêt national. Non que ce dernier disparaisse comme par enchantement ;
mais il faut l'inscrire dans une perspective plus large. Il devient nécessaire de
négocier et ce qui allait de soi — soutenir tel type de production dans le
domaine agricole, par exemple — n'a plus le caractère d'une évidence, mais se
trouve relativisé en regard d'une logique plus vaste. L'anthropologie des
institutions parlementaires européennes met au jour tout à la fois l'importance que
revêt dans la pratique politique le changement d'échelle, et la place
qu'occupent désormais en tous les domaines la négociation et le compromis. Il
s'agit là d'ingrédients bien connus des politiques nationales, mais la nouveauté
se situe très exactement dans l'équation qui s'opère entre prise de décision et
compromis. On en trouve l'écho dans l'opinion publique qui associe
spontanément l'Europe aux marathons agricoles ou, plus récemment, aux négociations
du GATT. L'intégration du marchandage à la pratique institutionnelle a
également pour effet le renforcement du rôle des lobbies, devenus acteurs à part
entière du processus politique.
Pour étudier le fonctionnement des institutions européennes sous l'angle du
rapport à l'espace, on est parti de données du quotidien, les déplacements des
députés et les commentaires qu'ils engendrent, et l'on parvient à des
propositions générales. Celles-ci concernent, d'une part les caractères de l'espace
politique propre à cette forme supranationale que représente l'Europe
communautaire, d'autre part les implications du changement d'échelle sur le processus de
prise de décision. Cette élaboration théorique n'est pas seulement de nature à
améliorer notre connaissance du phénomène communautaire. Elle devrait
permettre de mieux appréhender ex post certains traits caractéristiques de l'Etat-
nation moderne. La question de l'espace est un fil conducteur de ma recherche
depuis de longues années, et j'ai poursuivi son exploration sur trois domaines
aussi contrastés qu'une société sans État, un État centralisé fortement territoria-
lisé et une forme englobante supra-nationale.
J'en viens maintenant au rapport au temps. J'ai abordé cette question dans
Anthropologie des institutions 79

un travail récent, mené à la Commission européenne de Bruxelles en


collaboration avec deux autres anthropologues11. L'enquête étant réalisée à la demande
de cet organisme, nous avons pu pénétrer à l'intérieur des services, participer
aux réunions, interroger qui bon nous semblait. Adoptant un point de vue
résolument ethnographique, nous nous sommes immergés dans les services
administratifs de la Commission, privilégiant le quotidien et nous concentrant sur
quelques-unes des directions générales qui épaulent les commissaires, à la
manière de nos ministères nationaux. Que ressort-il de cette approche ?
D'abord que l'on peut dépasser certaines images dominantes imprégnées de
wébérianisme concernant les pratiques de la technocratie communautaire. En
apparence la Commission illustre la quintessence de l'organisation. Dans une
représentation spontanément évolutionniste, on décrit généralement la
Commission comme La Mecque de la bureaucratie. Étant supra-nationale cette
organisation présenterait, de manière amplifiée, les bons et les mauvais côtés
des administrations nationales : sous certains aspects, elle ferait preuve d'une
efficacité supérieure et sous d'autres, à l'inverse, elle produirait des blocages
encore plus insurmontables que ceux qu'on observe dans les organes
gouvernementaux classiques. Ce raisonnement est cohérent dans la mesure où il tire
mécaniquement les conséquences d'une observation simple : du national au
communautaire, il y a changement d'échelle, différence de degré d'un type
d'organisation à l'autre. Mais n'y aurait-il pas plutôt une différence de nature ?
Tel est l'une des questions auxquelles nous a conduit le travail de terrain
intensif.
Le thème de la durée est très présent dans cet univers. Ainsi revient souvent
dans le discours de mes interlocuteurs l'idée que la Commission est une
institution jeune. Par contraste avec les administrations nationales, la Commission est
décrite par ses agents comme un organisme qui, en un temps très limité (la
CECA date de 1950), s'est progressivement étoffé et transformé, en liaison
avec les objectifs fixés par les traités européens successifs et avec l'intégration
de nouveaux États membres. L'ancrage historique de l'institution ne constitue
pas une réelle préoccupation. Aucun rituel, aucun symbole : tout se passe
comme si nous avions affaire à une organisation sans mémoire, en dehors de
l'évocation de l' ancêtre-fondateur, Jean Monnet. Ce qui frappe, en revanche,
c'est la toute-puissance du présent. On vit ici dans l'urgence. Un ensemble
d'observations relatives aux représentations du temps dans le travail des
fonctionnaires éclaire bien la spécificité de l'univers communautaire : j'ai été frappé
par l'obsession de conclure, de « finaliser », qui est si manifeste dans ce cadre.
L'important, c'est d'aller de l'avant sans se retourner, vers un avenir qui
donnera son sens définitif au travail réalisé. La Commission n'est jamais aussi
l'aise que dans les périodes où le rythme s'accélère.

11. L'enquête, réalisée en 1993 en collaboration avec Irène Bellier et Maryon McDonald, a donné
matière au rapport intitulé : « Approche anthropologique de la Commission des Communautés
européennes ». Les remarques qui suivent n'engagent bien évidemment que leur auteur.
80 MARC ABELES

Un mot résume toute cette attitude, le vocable « construction » toujours


associé à l'Europe. Celle-ci n'en finit pas de s'édifier ; l'inachèvement est en
quelque sorte la propriété maîtresse du processus communautaire. On parle
sans cesse de conclure, qu'il s'agisse des dossiers en cours, des négociations en
suspens, de l'élargissement qui se profile. Mais dans cette forme politique
inédite que constituent les institutions européennes, mélange d'
intergouvernemental et de supranational12, l'achèvement est remis à plus tard : l'urgence
s'interpose devant l'idéal toujours reporté. L'observation au jour le jour met en relief
le tempo très particulier de cette institution et les angoisses que ne laisse pas
d'engendrer semblable situation. L'inachèvement structurel caractérise la
construction européenne. Ce qui fait la spécificité de la Commission, c'est
moins son caractère bureaucratique que le fait qu'elle fonctionne en grande
partie à l'idéel. L'existence d'un dispositif idéel articulé sur la représentation
d'une Europe à venir est une donnée fondamentale ; ce dispositif est totalement
imbriqué dans l'univers de la Commission.
L'analyse anthropologique est confrontée à la question de « ce qui se
pense » dans l'institution13. Les fonctionnaires qui travaillent à la Commission
européenne sont issus de douze pays. L'hétérogénéité culturelle, la pluralité des
langues et des traditions intellectuelles caractérisent cet univers. De même,
selon les pays, les formations aux fonctions administratives présentent de forts
contrastes : les Britanniques ont une approche « généraliste » ; il n'existe pas
chez eux, à la différence de la France, une école d'administration spécialisée.
Dans les rapports quotidiens, les différences affectent aussi bien les codes de
politesse que les formes de sociabilité ; ces différences peuvent être facteur de
malentendu, voire de conflit où, d'une nationalité à l'autre, on n'hésite pas à se
renvoyer des stéréotypes négatifs. On ne s'étonnera donc pas que la référence à
quelques notions communes devienne indispensable. La Commission n'est pas
une bureaucratie comme les autres, parce que l'enjeu conceptuel y est
essentiel : d'une part, en raison du rôle moteur de l'idéal européen dans une
construction jamais achevée ; d'autre part, pour permettre de contrebalancer les
tendances centrifuges liées aux disparités nationales. Le dispositif idéel, « ce
qui se pense » dans l'institution, consiste en des notions communes, tout à la
fois opératoires et floues, tel ce concept d'intérêt communautaire souvent
invoqué dans les réunions face aux représentants des États membres. Étant tout à la
fois frappé par l'importance attachée à cette notion et par le flou qui l'entoure,
12. Cf. l'analyse de J.-L. Quermonne (1993) qui montre la coexistence permanente au sein des
institutions européennes de deux stratégies, l'une axée sur la coopération intergouvemementale, l'autre
mettant en œuvre le principe de supranationalité.
13. What Institutions Think, pour reprendre le titre d'un ouvrage pionnier de M. Douglas (1986). On
se référera notamment sur cette question à M. Douglas et R. Wildavsky (1983) qui traitent des
représentations associées à la gestion du risque dans nos sociétés. Cette approche peut être utilement
confrontée à l'analyse de F. Zonabend sur une entreprise associée au risque (l'usine de retraitement
nucléaire de La Hague) et les représentations qu'elle induit dans les communautés environnantes
(Zonabend 1989). Une autre perspective féconde est celle développée par M. Herzfeld qui présente
une approche nouvelle de la bureaucratie à partir des constructions symboliques qu'elle génère
(Hertzfeld 1992). Sur la formation des représentations au sein des élites, voir les travaux
d'I. Bellier (1993).
Anthropologie des institutions 81

interrogeant longuement à ce sujet les fonctionnaires que je rencontrais, il m'est


apparu que la pratique politico-administrative à l'échelle européenne se
construit en manipulant et même en bricolant des idéalités de ce type sans
nécessairement les maîtriser. Une notion comme celle d'intérêt européen a
surtout, dans ce contexte, une fonction de marquage et de reconnaissance. C'est un
« signifiant flottant » qui vient en quelque sorte suturer le discours indigène,
mais dont le signifié demeure inassignable : l'intérêt européen est un « trop
plein de sens ».
L'approche anthropologique montre à quel point une institution aussi
bureaucratique en apparence que la Commission européenne est travaillée par
des représentations différentes. Plus on s'enfonce dans les dédales de
l'institution, plus les concepts de système et de jeu réglé paraissent inadéquats pour
rendre compte d'une complexité qui tient précisément à la superposition de ces
représentations. La tension qu'on observe entre des processus centrifuges qui
ont pour origine le pluralisme culturel et une recherche d'homogénéité, en
cohérence avec le statut de fonctionnaire européen, est tout à fait significative.
Nous avons affaire ici à une situation bien particulière, en rapport avec la
nature spécifique de la Commission. Mais il est clair que toute institution est
travaillée par des tensions. Tout l'effort de l'anthropologue doit consister à
faire saillir, à partir des représentations de ses interlocuteurs, des logiques
parfois hétérogènes, leur superposition, les décalages qu'elles induisent.
Dans cette perspective, l'étude des rapports au pouvoir offre un biais
intéressant pour aborder les processus institutionnels, à condition de la lier
étroitement à l'analyse des représentations. Pour reprendre l'exemple de la
Commission européenne, une approche possible consiste à mettre en relief les
aspects purement bureaucratiques de l'organisation. «Normalement 1' 'esprit'
de la bureaucratie rationnelle s'exprime d'une façon générale par : 1) Le
formalisme... 2) L'inclination des fonctionnaires à traiter dans un sens matériel et
utilitaire les tâches d'administration... » Ces observations de Max Weber
(1971 : 231) valent aussi pour l'univers bruxellois. Division stricte des tâches,
répartition des fonctionnaires en directions générales, elles-mêmes subdivisées
en directions qui regroupent chacune plusieurs unités : cette configuration
pyramidale est caractéristique du monde administratif. C'est le règne de
l'organigramme : les positions de chacun y sont clairement formalisées. La notion de
hiérarchie et les pratiques qui s'y attachent apparaissent essentielles. La
Commission peut ainsi être considérée comme une excellente illustration du
paradigme bureaucratique. Ce faisant, on aura retenu une certaine
représentation que l'institution donne d'elle-même, celle d'un univers homogène, doté
d'une rationalité unifiante productrice de notions communes. Cette analyse ne
rend pourtant pas compte du caractère multinational de l'organisation et des
relations identitaires complexes qui s'y nouent. Sous l'homogénéité
bureaucratique de surface se font jour des tensions liées à la diversité des référentiels
culturels. La position hiérarchique n'est pas toujours synonyme de pouvoir
dans une situation qui incline au relativisme : la légitimité d'un supérieur de
82 MARC ABELES

nationalité différente peut toujours être mise en cause dans la mesure où son
action peut être conçue comme relevant d'un référentiel différent.
En outre, cette homogénéité apparente et le formalisme des hiérarchies
laissent entrevoir un univers de relations plus souples, axées sur des
phénomènes de don et de contre-don de l'information — une ressource essentielle
dans ce type d'organisation — où entrent en jeu des affinités fondées sur la
nationalité, mais aussi sur la politique ou sur la religion. Sous l'ordre
hiérarchique, l'anthropologue met au jour des réseaux d'affinité. Le système ménage
en effet suffisamment de zones d'ambiguïté pour donner cours à de tels circuits
informels. Si les positions sont claires en apparence, dès qu'on gratte un peu les
étiquettes apparaissent des fissures. Dans l'institution, la question du pouvoir
comme « capacité d'agir sur l'action des autres » est toujours présente. En ce
sens, la thématique de l'institution est partie intégrante de l'anthropologie
politique. L'intérêt de cette approche consiste dans son aptitude à explorer les
pouvoirs informels qui prolifèrent sous les hiérarchies officielles. Jean Monnet,
grand praticien en la matière, aimait à souligner le rôle des « hommes clés »,
ceux qui n'occupent pas le devant de la scène, mais qui, en raison d'un type de
compétence spécifique et de par leur position aux confins de différents réseaux,
détiennent les leviers de l'action. Encore faut-il être conscient, dans le cas de la
Commission, que ces pouvoirs s'alimentent de la tension permanente entre
deux représentations : l'une qui privilégie l'homogénéité et l'unité, à l'image
d'une communauté européenne enfin réalisée ; l'autre, résolument axée sur la
diversité, voire l'hétérogénéité des appartenances culturelles.
Pour accéder à la connaissance de l'institution comme politique,
l'ethnographie du quotidien offre les instruments les plus adéquats. L'observation des
pratiques est le plus sûr moyen d'analyser les dynamiques de pouvoir internes.
Les rapports de forces qui sont à l'œuvre dans l'institution ne sauraient se
réduire à un jeu réglé entre des partenaires bénéficiant de ressources
différentes. Ils impliquent en effet l'investissement de représentations qui ne
relèvent pas nécessairement d'une même logique. Vue de l'intérieur, et
contrairement à une image réductrice, l'institution est un espace ouvert et non un
système clos. J'ai délibérément évoqué l'exemple de la Commission européenne,
qui peut sembler un modèle de bureaucratie fermée, pour montrer que les
rigidités apparentes de l'organisation n'entravent nullement les processus internes
d'assomption, de contestation, de négociation du pouvoir en son sein. Cette
remarque vaut a fortiori pour des institutions moins sophistiquées que l'organe
bruxellois. Il est clair qu'une approche des institutions comme lieux politiques
implique un approfondissement de nos connaissances de ces processus. L'un
des points essentiels concerne, non point tant le pouvoir en tant que tel que les
rapports qui se nouent autour de cet enjeu et les anticipations auxquelles il
donne matière. C'est ici que le travail de déconstruction qu'effectue
l'anthropologue se montre indispensable parce qu'il restitue la complexité réelle d'une
situation donnée. Cette démarche présuppose que l'institution, loin d'être
traitée comme une structure formelle, doit être pensée comme espace de confronta-
Anthropologie des institutions 83

tion entre des représentations : dans cet espace se croisent des trajectoires en
quête de pouvoir. Ce qui fait la vie de l'institution, c'est bien cette quête
multiforme, les tensions qu'elle manifeste entre représentations hétérogènes et les
conflits qu'elle occasionne.

On mesure mieux toutes les implications théoriques d'une approche « au


ras du sol14» du quotidien des institutions. La connaissance de ce que
produisent ces dernières et de ce qui s'y produit devient aujourd'hui de plus en
plus indispensable dans l'optique d'une meilleure compréhension du monde
contemporain. Tout se passe cependant comme si une image prégnante de
l'institution, issue en grande partie des discours qu'elle sécrète, avait obéré la
plupart des analyses. Système, appareil, pesanteurs, rigidités : tous ces termes
connotent bien un aspect de la réalité. Ils ne rendent compte que partiellement
des processus auxquels est confrontée l'approche anthropologique et qu'elle
tente d'approfondir en référence au temps, à l'espace et au pouvoir.
M' intéressant plus spécialement au politique, j'ai croisé la question des
institutions dans le cadre d'une réflexion sur l'État contemporain. La nécessité
d'une mise en perspective du phénomène étatique impliquait qu'on mène
l'enquête sur les lieux institutionnels. Je m'aperçois d'ailleurs que tout un
ensemble de travaux anthropologiques plus anciens, relatifs aux organisations,
et dont les préoccupations sont connexes, ont été quasiment occulté par
l'histoire de la discipline. Ils furent menés dès les années trente, notamment sous
l'impulsion de Lloyd Warner et Burleigh Gardner à Chicago, puis dans les
années cinquante autour de Max Gluckman à Manchester15. On peut se
demander pourquoi cette source s'est tarie, la sociologie prenant en ce domaine le pas
sur l'anthropologie. Pour répondre à cette question, il faudrait sans doute
évoquer les impasses d'un certain empirisme du proche à un moment où
s'épanouissait l'étude des sociétés éloignées.
La situation est aujourd'hui bien différente, du moins si l'on admet que
l'ethnographie des institutions suscite et alimente, comme j'ai essayé de le
montrer, un questionnement théorique fondamental sur le devenir de nos
sociétés. Les perspectives ouvertes sont d'autant plus intéressantes qu'elles
rencontrent l'intérêt de nombre d'organisations et d'institutions : les évolutions
rapides qui les affectent suscitent en leur sein les interrogations les plus
diverses. Qu'on s'adresse aux anthropologues pour «jeter un regard sur »
l'institution s'inscrit dans cette logique. L'intérêt de ce genre de requête, c'est de
nous offrir un moyen de pénétrer au cœur d'univers parfois difficiles d'accès. Il
y a là l'ouverture de nouveaux terrains et la possibilité d'explorer des domaines
très divers, tels que la culture, l'environnement, l'univers des banques, les
télécommunications, les affaires internationales. Face à ces perspectives, certains

14. J'emprunte à dessein cette expression à J. Revel (1989). Ma démarche s'apparente en effet à celle
des tenants de la micro-histoire qui, partant d'observation fines et faisant varier la focale, produisent
des analyses historiques de portée beaucoup plus vaste.
15. Pour plus de précisions je renvoie à l'ouvrage collectif dirigé par S. Wright (1994).
84 MARC ABELES

agitent le spectre d'une invasion de l'anthropologie par la « recherche


appliquée ». On ne peut que s'inscrire en faux contre ce type d'objection qui se
fonde sur une sous-estimation des enjeux proprement théoriques de
l'anthropologie des institutions. C'est le développement de cette anthropologie qui doit
mobiliser nos efforts. Qu'il rejoigne les préoccupations de la société
environnante n'est qu'un indice supplémentaire de l'intérêt de cette approche. J'espère
avoir pu en illustrer l'apport dans les réflexions qui précèdent.

CNRS, LAWS, Paris

mots clés : anthropologie — politique — institutions — Europe

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1989 La presqu'île au nucléaire. Paris, Odile Jacob.

ABSTRACT
Marc Abélès, For an Anthropology of Institutions. — On the basis of research conducted in
different contexts (especially in European institutions), this article seeks to respond to
theoretical and methodological questions arising out of the development of the anthropology of
institutions. Thanks to such an experience, this approach can be more clearly defined; and
the issues and perspectives of an anthropology of institutions, better understood.

RESUMEN
Marc Abeles, Por una antropología de las instituciones. — El objeto de este artículo es de
responder a cierto número de cuestiones teóricas y metodológicas suscitadas por el
desarrollo de la antropología de las instituciones. El autor se basa en los trabajos llevados a cabo
en diferentes contextos, especialmente en el marco de las instituciones europeas. Es a partir
de tal experiencia que es posible definir de manera más precisa este enfoque y aprehender lo
que se dirime y las perspectivas de una antropología de las instituciones.

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