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Ageron Charles-Robert. Gambetta et la reprise de l'expansion coloniale. In: Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 59,
n°215, 2e trimestre 1972. pp. 165-204.
doi : 10.3406/outre.1972.1595
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/outre_0300-9513_1972_num_59_215_1595
Abstract
Was the origin of the colonial policy's revival after 1878 due to Gambetta ? His friends asserted that it
was, and this is not unlikely ; but it would be somewhat rash to accept this statement without going into
the question. The purpose here is therefore to draw out the evolution of Gambetta's way of mind (he
adopted the colonial expansion policy as early as 1878), to define his colonial doctrine and to size up
his various public or underlying activities, through which he strove, as he said himself, for the
reconstruction of our colonial empire. He (at his own, not Courcel's prompting) headed the French
intervention in Tunisia. While in power, he simultaneously provided for an important expedition into
Tonkin and for an expeditionary force to Egypt. The colonization of Black Africa and Madagascar was
also one of the Great Cabinet's designs. Spuller was right then, when he said that Jules Ferry based his
colonial policy upon Gambetta's. Though he was not alone to make use of this opening, Gambetta was
the only man who could win the Republicans over to such a cause. The colonial policy was Gambetta's
political testament to the Third Republic.
Résumé
Gambetta fut-il à l'origine de la reprise de la politique coloniale après 1878 ? Ses amis l'ont affirmé avec
quelque vraisemblance, mais il serait imprudent d'accueillir sans critique leurs propos. On a donc tenté
de cerner ici l'évolution de la pensée de Gambetta, rallié à l'expansion coloniale dès 1878, de définir sa
doctrine coloniale et de mesurer ce que furent les activités, publiques ou occultes, par lesquelles il
s'efforça de travailler, comme il disait lui-même « à la reconstitution de notre empire colonial ». Dans
l'intervention française en Tunisie, il eut la responsabilité initiale et ce ne fut pas Courcel qui le décida.
Lorsqu'il fut au pouvoir, il prépara à la fois une grande expédition pour le Tonkin et un corps de
débarquement pour PÉgypte. La colonisation de l'Afrique noire et de Madagascar fut l'un des autres
desseins du Grand Ministère. Spuller n'avait donc pas tort de dire que Jules Ferry conçut sa politique
coloniale « sur l'inspiration directe de Gambetta ». Bien qu'il n'ait pas été le seul à ouvrir cette voie,
Gambetta était le seul à pouvoir rallier les Républicains. La politique coloniale constitue le testament
politique de Gambetta à la IIIe République.
60« Année 1972
Gambetta et la reprise
de l'expansion coloniale
par
CHARLES-ROBERT AGERON
1. Cet article reprend directement quelques leçons professées devant des étudiants
de licence de l'Université de Tours. On ne s'étonnera donc pas d'y voir rappeler des
faits et des textes bien connus des historiens. En ce qui concerne les citations de
Gambetta, je renvoie une fois pour toutes pour les discours à l'édition publiée par
Joseph Reinach : Discours et plaidoyers..., Paris, 1880-1885, 11 vol. et pour les
lettres, à l'excellent recueil de Daniel Halévy et E. Pillias (1938).
2. Il lisait pourtant assidûment la Revue des deux Mondes favorable à l'expansion
coloniale et montra plus tard qu'il se souvenait de ces lectures anciennes (cf. J. Rei-
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GAMBETTA ET L EXPANSION COLONIALE
nach, « Les lectures de Gambetta », Grande revue, juillet 1910, et La vie politique de
Gambetta, p. 217.
3. Jules Favre avouait le 8 février 1871 qu'il aurait rencontré bien des difficultés
s'il avait fallu envoyer une escadre française pour protéger Tunis. En fait,
diplomatique suffit à arrêter à La Spezia la flotte italienne.
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CHARLES-ROBERT AGERON
6. Toutefois, dans une lettre écrite le 12 mai 1874 au journaliste Ed. Plauchut,
Gambetta notait à propos des perspectives coloniales ouvertes par celui-ci : « II
serait grand temps que l'attention et l'esprit d'entreprise des Français fussent
attirés vers ces graves et fécondes questions ».
7. Lettre à Mme Adam du 17 octobre 1876. Mais le meilleur exposé se trouve
dans les lettres à Arthur Ranc du 2 juin 1875, 20 mars 1876, 10 janvier 1878.
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CHARLES-ROBERT AGERON
Mais cette politique qui pouvait rendre à la France les mains libres
dans le monde, quel en serait le prix ? Pour le connaître, il n'eût pas
déplu à Gambetta d'entrer en conversation directe avec Bismarck, et
cela dès le mois de décembre 1875. A défaut d'avoir rencontré « le
Monstre », Gambetta devinait bien la contrepartie : la renonciation
au droit de revendiquer un jour la restitution de l' Alsace-Lorraine.
C'est pourquoi en 1877 encore Gambetta ne croit pas pouvoir donner
son adhésion à cette politique, qui permettrait sans doute à la France
de retrouver son autorité en Méditerranée et dans le monde, mais
l'abandon de la Revanche.
Il allait pourtant se rapprocher de plus en plus de cette voie difficile,
non sans déchirement, ni retour semble-t-il. Sur cette évolution de
Gambetta, on possède le témoignage précis de Juliette Adam qui fut
longtemps sa confidente. D'après ses carnets aux notes quotidiennes,
celle-ci put reconstituer dans son livre Après V abandon de la Revanche,
le comportement de son ami, mais lui donna le caractère d'un
définitif qu'il n'eut certainement pas. Selon cette femme
et férue de grande politique mais passionnée, ce serait au début
de 1878 que Gambetta aurait pris son parti ; il lui confiait en janvier :
J'ai choisi entre deux maux : celui de l'effacement qu'on appelait
et celui de la participation à l'action diplomatique européenne. Oui,
j'ai choisi l'action (...) Il faut tâter d'une politique d'expansion, conquérir
ou gagner par d'habiles neutralités, l'équivalent de ce que nous avons perdu.
On verra après 8.
Ainsi donc Gambetta était décidé dès avant le discours de Bismarck
du 19 février dont il se déclara le lendemain dans une lettre intime
à Léonie Léon « ravi, enchanté ; c'est plus que nous ne pouvions espérer ».
Le chancelier allemand avait enfin répondu aux approches discrètes de
9. Le 23 avril 1878, il écrit à Léonie Léon : « J'ai vu, j'ai promis. Le Monstre
rentre pour me recevoir ». C'est cette lettre qui a induit Francis Laur en erreur ;
cet auteur raconte l'entrevue de Gambetta avec Bismarck qui n'a jamais eu lieu...
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10. Cf. les citations complètes dans Après l'abandon de la Revanche p. 173, p. 210,
p. 222, p. 226. Il n'y a pas lieu de suspecter l'authenticité de ces propos. La passion
de Juliette Adam pour la Revanche la rendait seulement plus sensible aux moindres
paroles de Gambetta. Elle écrira plus tard à Gheusi : « J'ai voulu la Revanche à
chaque heure préparée, poursuivie. Chaque pelletée de terre coloniale me paraît
une pelletée de terre rejetée de l'Alsace-Lorraine en Prusse. Je ne vois que çà. »
11. Après l'abandon de la Revanche, p. 268.
12. Lettre du 31 janvier 1879 adressée à Léonie Léon.
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GAMBETTA ET L EXPANSION COLONIALE
13. En décembre 1880, selon une lettre de Camille Barrère, Grévy confie à Ribot :
< M. Gambetta ne peut ni ne doit, ni avant, ni après les élections prendre la
des affaires parce que son avènement ne peut signifier qu'une chose : la guerre ».
Bibl. nat., Mss., nouv. acq. franc. 13580.
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17. Ces lettres de Roustan (Bibl. nat., nouv. acq. franc. 13.580) ne sont pas datées
mais il y est question de la présence à Tunis de Billing qui se vante d'avoir une
mission officieuse et « d'être l'interprète des plus hauts personnages de Paris ».
Or Billing séjourne à Tunis du 31 janvier au 15 février 1881.
18. Mémoires de Bernard Lavergne, Paris, 1966, p. 22.
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19. La lettre de Barrère n'est malheureusement pas datée mais se situe d'après
le contexte dans la 2e quinzaine de février. Il n'y est pas fait allusion aux précédentes
démarches de Bismark auprès de Saint-Vallier du 9 juin 1880 et du 29 novembre
1880. Il est vraisemblable que Gambetta les avait connues.
20. C'était exactement le point de vue de Bismarck : « Les Français lâchent la
proie pour l'ombre et jettent aux moineaux grecs la poudre qu'ils devraient réserver
pour le pigeon tunisien ». Le propos fut rapporté par notre ambassadeur, donc
connu de Gambetta.
21. Billing ne donne pas dans ses Mémoires la date exacte de l'entretien mais
il était de retour de son voyage à Tunis et à Rome à la fin de février. Il écrit en effet
le 28 février de Paris au Figaro (renseignement dû à la courtoisie de M. Ganiage).
Billing raconta cet entretien dès 1882 dans le journal La Ligue d'Andrieux
de Gambetta).
22. C'est grâce aux indications de M. Ganiage dans sa thèse que la date de ces
deux entretiens est connue.
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GAMBETTA ET L EXPANSION COLONIALE
tiques a surestimé son rôle. Ne prétend-il pas que « sans (s)a démarche
Gambetta n'aurait sans doute pas songé à la Tunisie » ? On croit plutôt
que le plaidoyer de Courcel fut assez chaleureux pour décider Gambetta
à sortir de sa réserve hostile vis-à-vis de ce bonapartiste, ancien chef
de cabinet et familier de Drouyn de Lhuys. Ce fut au cours d'un second
entretien plus détendu qu'il lui indiqua son choix politique. Courcel
mesura ensuite ce qu'était le pouvoir occulte de Gambetta :
Je sentis partout la main de Gambetta M, son activité, son rayonnement
et en même temps sa sollicitude, sa prévoyance, son remarquable don
d'autorité... M. Jules Ferry se décida à son tour. Son rôle dans l'affaire ne
se dessina qu'à la fin mais il fut essentiel ; il endossa les responsabilités
suprêmes avec une décision dont il a mérité de garder l'honneur M.
Gambetta eut donc la responsabilité initiale dans l'intervention
française en Tunisie. Toutefois il n'était pas partisan pour autant
d'agir sans chercher à calmer les susceptibilités italiennes. Le 19 avril
1881, il indiquait à Alfred Naquet son « sentiment sur la question de
Tunis » :
II faut tirer une réparation éclatante du Bey et des tribus insoumises,
prendre une forte bande de terrain pour assurer l'avenir, faire signer un traité
de garanties effectives au Bardo et revenir sans annexer la Régence tout
entière, mais après avoir fait un acte de force de manière à garder pour
toujours là-bas une situation prépondérante en harmonie avec notre
nos intérêts et nos capitaux dans la Méditerranée. En ne touchant
pas à Tunis, nous ménagerons, suffisamment la susceptibilité italienne et la
secrète jalousie des Anglais et nous tirons de l'entreprise actuelle tous les
fruits que nous sommes en droit d'attendre.
Certes ce langage était en partie destiné aux amis italiens d'Alfred
Naquet ; néanmoins il permet de comprendre qu'en décembre 1881,
Gambetta ait pu dire à la Chambre et au Sénat qu'on n'avait peut-être
pas suffisamment pris garde à ménager les susceptibilités et les
italiennes et qu'on pourrait sans doute tenter de les apaiser en
faisant droit à certains des intérêts italiens a5.
Gambetta n'en défendit pas moins l'expédition tunisienne lorsqu'elle
fut attaquée. Non seulement il félicita Jules Ferry « du fond du cœur »
23. Cette « main de Gambetta », Jules Guesde en avait deviné le rôle puisqu'il
« retrouvait dans les origines scélérates de l'aventure tunisienne la main de M.
en contact journalier avec la main de M. Ferry ».
24. Cité par Hanotaux, Histoire de la France contemporaine, t. IV, pp. 650-651
et Ganiage, Les origines du protectorat français en Tunisie, pp. 636-637.
25. Préoccupé de rejeter la thèse du gouvernement occulte, Gambetta devait
cependant prétendre aussi devant le Sénat le 12 décembre 1881 qu'il ne pouvait
accepter « la responsabilité d'intention, la responsabilité d'origine » dans l'affaire
tunisienne, mais seulement la responsabilité des actes de gouvernement du
ministère.
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CHARLES-ROBERT AGERON
(« II faudra bien que les esprits chagrins en prennent leur parti, un peu
partout : la France reprend son rang de grande puissance ») mais à la
rentrée parlementaire devant une Chambre hésitante et nerveuse, Gam-
betta s'engagea publiquement pour faire « ratifier une politique de
fierté nationale » 26.
A cette date, Gambetta ne faisait plus mystère de son ralliement
à la politique d'expansion coloniale. En mai 1881, il déclarait dans
la salle des fêtes du Grand Orient de France : « La France ne sera jamais
assez grande ni assez peuplée. Lorsqu'on a augmenté le nombre de
ses citoyens, que ce fût aux portes mêmes de la France ou dans ses
prolongements au-delà des mers, on agrandissait la France ». Mais
c'est surtout dans son grand discours à la Chambre du 1er décembre
1881 qu'il fit, avec quelques précautions, l'éloge d'une expansion
qu'on voudrait dire bien tempérée.
Parlant ce jour-là comme Président du Conseil, il s'en prit aux
d'une politique d'abandon en Tunisie et posa la question à la
Chambre : « II s'agit de savoir si, oui ou non, par suite de conditions
commerciales, même historiques, vous avez une politique extérieure
coloniale ». Et de préciser sa conviction que « les sacrifices inévitables
qu'entraîne notre établissement aux colonies » seraient approuvés par
le pays : « Oui, quand on dira au Parlement français (...) qu'on lui
apporte une résolution de nature à conserver le patrimoine colonial
de la France, à l'affermir, à l'agrandir et que la solution qu'on vous
propose est suffisamment respectueuse de l'ordre et du concert
(...) je suis convaincu que (...) il y aura toujours un écho
pour juger et approuver cette politique ». Des députés patriotes ne
sauraient « trahir notre histoire » ni manquer à l'appel des temps
: « Est-ce que vous ne sentez pas que les peuples étouffent sur
ce vieux continent ? Est-ce que vous ne cherchez pas à créer au loin
des marchés, des comptoirs, à favoriser partout une expansion
? » La politique coloniale répond en effet à une double nécessité :
« le devoir d'assurer toujours le développement de la prospérité et de
la grandeur nationales » 27. Ainsi Gambetta retrouvait-il le langage et
26. Cf. lettre à Léonie Léon du 9 novembre 1881 : « ...Un mouvement d'indignation
(qui) m'a poussé à la tribune après-dix-huit votes successifs sur des ordres du jour
plus sots les uns que les autres. Je n'ai pas cru pouvoir tolérer un tel
de la France républicaine devant l'Europe et je suis intervenu. En quelques
minutes je leur ai fait ratifier une politique d'exécution et de fierté nationale et
ils m'ont répondu par 397 voix ».
27. A ceux qui voudraient interpréter ces propos comme la prise de conscience
d'une crise économique liée à la montée du protectionnisme, indiquons simplement
qu'ils paraphrasent étroitement une importante étude, « La colonisation moderne »
parue en février 1863 dans la Revue des deux mondes sous la signature de Charles
Lavollée, membre du lobby colonial de Jules Duval : « Politiquement et
l'Europe étouffe aujourd'hui dans ses limites étroites, elle veut du champ
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GAMBETTA ET L EXPANSION COLONIALE
les accents de tous ceux qui depuis 1830 s'étaient fait les zélateurs de
la colonisation.
ce n'eût pas été long. Gougeard était prêt. Ne tardez pas ! je vous le
conseille ». De plus le consul de France avait bien prévenu : « C'est
lorsqu'on saurait ici qu'une intervention se prépare que les Européens
pourraient être sérieusement en danger ». Il n'est donc guère douteux
que, lors des massacres d'Alexandrie du 11 juin, Gambetta serait
intervenu militairement, s'il avait été encore au pouvoir à cette date.
La crainte d'une expédition d'Egypte avait d'ailleurs joué contre le
ministère Gambetta. On entendit de nouveau, comme au lendemain du
discours de Cherbourg, le cri : « Gambetta veut la guerre » 80. De plus,
même chez les Républicains, il y avait un courant favorable au
national égyptien. « Bombarder Alexandrie, faire la guerre à ce
pays qui se battait pour son indépendance ? Non ! », écrivait Juliette
Adam 31, d'accord sur ce point avec Lesseps et les radicaux « ara-
bistes » qui répétaient que « le colonel Arabi était à l'Egypte ce que
Cavour avait été à l'Italie ». Et beaucoup de députés opportunistes
étaient au fond d'accord avec la politique proclamée par Freycinet
d'une action diplomatique internationale.
Gambetta, qui avait repris le 3 février 1882 la direction effective de
La République française, condamna au contraire très vivement dans ce
journal cette politique d'internationalisation 32. Il en prophétisait
les conséquences, la fin du condominium et de notre
influence dans la Méditerranée orientale : « En perdant l'Egypte, nous
perdrons en outre notre influence dans la Méditerranée. Au delà de
Gabès on cessera de compter avec nous » (1er juin).
Presque quotidiennement, il fustigea la « débilité du gouvernement
français », ses responsabilités vis-à-vis de nos « 16.000 concitoyens
sans défense livrés aux coups des assassins » 83, et vis-à-vis de « la
situation de la France dans toute l'Afrique septentrionale » 34. Il dénonça
le recours à l'intervention turque pour rétablir l'ordre en Egypte
(« Ramener le Turc au pied des Pyramides, c'est jouer avec le feu
en Algérie et en Tunisie »), les encouragements donnés aux rêves d'hégé-
39. On ne peut passer sous silence le fait que le parti colonial allait
poursuivre avec ténacité « la Revanche du second désastre » en recherchant
aussi la réouverture de la question d'Egypte, notamment par les expéditions sur
Fachoda prévues dès 1893.
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CHARLES-ROBERT AGERON
40. « On sait que depuis longtemps on cherchait une occasion d'annexer à nos
possessions françaises de la Cochinchine les parties les plus saines et les plus
de la péninsule. Le Tong-King est certainement une de ces parties. Il est de
plus très riche en objets d'exportation et offre un accès facile pour pénétrer au
cœur même de la Chine ». Cette lettre d'Indochine, du 21 décembre 1873, fut publiée
le 17 février 1874.
41. Article nécrologique publié dès le 12 janvier 1874.
42. Plauchut écrivait : « Ce riche fleuron de la couronne d'Annam doit s'en
un jour comme un fruit trop mûr et tomber entre les mains de la France. Si
nous avions l'imprudence de vouloir précipiter aujourd'hui ce résultat... »
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marqué avec une trop rare circonspection la limite qui en ces matières
doit toujours séparer la conception scientifique et économique de
l'œuvre de colonisation, des rêves, des fictions et des spéculations
malsaines de l'esprit d'aventure, pour que je ne sois pas autorisé à vous
dire que vous devriez nous pousser dans cette grande et noble voie ».
Cela paraît indiquer que Gambetta n'avait pas été favorable à la
tentative de Francis Garnier, ni aux projets annexionnistes des gens
de Saigon. Parlant comme président de la commission parlementaire
Guerre et Marine, il déclarait le 7 novembre 1876 qu'il « faudrait bien
aborder la question non seulement de la Cochinchine mais du Tonkin ;
la question des colonies dont on pousse peut-être l'extension au-delà
des limites rationnelles ».
Toutefois Gambetta allait subir bien des pressions de la part de
ceux qui étaient favorables à l'occupation du Tonkin. Jules Blancsubé,
le député républicain de la Cochinchine, président du Conseil colonial
de Saigon, l'homme qui avait le plus puissamment contribué par ses
écrits et ses démarches à la chute du régime d'administration militaire,
ne cessa de faire connaître à Gambetta ses projets pour l'avenir du
Tonkin, pays dont il dépeignait à l'envi les richesses considérables.
Il se prononçait pour une conquête militaire qu'il présentait comme
une libération. Il le déclara publiquement à la Chambre le 30 mars 1881 :
« Six millions d'hommes veulent se donner à nous avec leurs pays et,
puisqu'il faut le dire, nous ne comprenons rien en Cochinchine aux
hésitations du gouvernement. On s'imagine à tort, je crois, qu'il s'agit
d'une expédition armée, d'une campagne, d'une aventure... Messieurs,
nous n'aurions littéralement qu'à paraître pour que le Tonkin soit à
nous » tt.
Blancsubé n'était pas le seul républicain à prêcher en ce sens. Le
député de la Réunion F. de Mahy, le négociant du Havre, ami de
Gambetta, Félix Faure et ses amis navrais : Paulin Vial, ancien haut
fonctionnaire à Saigon, et Paul Dislère, ingénieur du Génie maritime
qui devait devenir directeur des Colonies quatorze mois durant de 1882
à 1883, tous plaidèrent la politique de l'occupation du Tonkin, non sans
faire miroiter les « richesses du Tonkin-Mines ». Les publicistes ralliés
à l'idée d'un « empire colonial » en Indochine les avaient d'ailleurs
précédés dans cette voie. Dès 1877, un collaborateur de la Revue des
deux mondes, après avoir vivement critiqué ceux qui en 1874 nous
avaient cantonnés « dans l'administration d'un territoire mesquin
lorsque nous étions en situation de dominer bientôt 1* Indochine », se
43. Cette propagande de Blancsubé et des colons de Saigon paraît avoir été très
efficace : le président Grévy déclarait à Lavergne qu'en 1882 « tout le monde
que nous arriverions en libérateurs. Il suffirait de cinquante hommes, me
disait Gougeard (après la sortie du ministère), pour conquérir le Tonkin ».
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CHARLES-ROBERT AGERON
1er44.
octobre
P. Merruau,
1877. L'auteur
« La politique
avait lefrançaise
sentimentende
Gochinchine
plaider une»,cause
Revuedifficile.
des deux Deux
mondes,
ans
après l'opinion publique avait changé, si l'on en croit les explications d'Ed. Plau-
chut qui, reniant son article de 1874, publiait dans le numéro du 15 mars 1880 de
la même Revue des deux mondes un article très favorable à l'annexion : « La sécurité
de notre possession en Cochinchine, les besoins du commerce, auquel l'ouverture
du Tonkin offrirait d'admirables débouchés, exigent une prompte intervention de
la France ». Plauchut parlait déjà de libération du peuple tonkinois « qui n'attend
qu'un signal pour se jeter dans les bras de celui qui le délivrera des Annamites, ses
oppresseurs depuis le commencement de ce siècle ; dans les nôtres si nous les ouvrons,
dans ceux de l'Espagne, de l'Allemagne ou de l'Angleterre, si nous les tenons fermés ».
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57. Écrit à Ville d'Avray le 15 décembre 1882 ; Bibl. nat., nouv. acq. franc. 13.815.
Quant à l'origine de cette dénonciation du « péril jaune », on peut penser à un article
que le géographe Reclus venait de publier dans la Nouvelle géographie universelle.
Mais il signalait surtout le danger pour l'Europe de la concurrence économique des
Jaunes.
et 58.
L'Empire
Cf. les toucouleur
ouvrages d'Y.
(1970)Saint-Martin
et le tome Ier: L'Empire
du Samori,toucouleur
une révolution
et la France
dyula d'Yves
(1968)
Person (p. 364) : « C'est là, sous les murs du village malinké de Sabusirè que fut
donné en septembre 1878 le coup d'envoi pour le partage de l'Afrique ».
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GAMBETTA ET L EXPANSION COLONIALE
VI. — ÉLÉMENTS
D'UNE POLITIQUE MÉDITERRANÉENNE
pour remédier à cette situation revenir à Paris suivant le désir de M. Thiers pour
y constituer un ministère de l'Algérie ».
68. J. Reinach, Le ministère Gambetta, p. 79. En juillet 1881, Jules Ferry avait
déjà fait des ouvertures à Freycinet.
69. Témoignage du comte d'Haussonville, Revue des deux mondes, 1er juillet
1883. Cette offre a été ignorée par le biographe de l'amiral de Gueydon : L. C.
Un gouverneur général de l'Algérie..., Alger, 1909. On sait aussi qu'après
le Seize Mai, Thiers espérant revenir à la présidence de la République avait d'avance
composé son ministère : Gambetta aux Affaires étrangères et l'amiral de Gueydon
à la Marine.
70. Il devait déclarer un peu plus tard : « Même l'Algérie et la Tunisie, c'est
100.000 hommes de moins sur le Rhin », et il vota en faveur de l'évacuation du
Tonkin de 1885.
71. Gambetta n'était pas le seul partisan de l'expansion coloniale à être de cet
avis. Leroy-Beaulieu et Gabriel Charmes professaient le même point de vue : « En
Algérie les Arabes et les étrangers n'étant pas représentés, ce sont les mandataires
d'un petit nombre de colons occupés uniquement de leur intérêt personnel qui
imposent à notre pays une politique aussi absurde que barbare, dont le résultat
infaillible, si l'on n'y prend garde, sera de créer une Irlande africaine de l'autre côté
de la Méditerranée » (G. Charmes).
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CHARLES-ROBERT AGERON
72. Je suis ici les conclusions de J.-L. Miège dans sa thèse Le Maroc et V Europe,
1961-63.
73. Cf. le discours de Gambetta à la Chambre le 10 novembre 1876 : « On a beau
être libre penseur, on ne peut méconnaître, dans un pays qui a le passé et l'héritage
de là France, que ce serait faire une politique détestable de ne pas tenir un très
grand compte, dans les relations de la France avec l'extérieur, de ce que j'appelle
avec l'histoire et les traditions diplomatiques du pays, la clientèle catholique de la
France dans le monde. »
74. Celle du protestant Waddington et du franc-maçon Jules Ferry notamment :
« Le protectorat des chrétiens d'Orient fait partie en quelque sorte de notre domaine
méditerranéen : c'est un pied qu'il nous faut garder dans les affaires orientales,
une tradition sérieuse, une puissance morale », lettre de Jules Ferry à J. Reinach,
10 août 1886.
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pour que les capitaux nous assurent des succès pareils à ceux que nous obtenions
autrefois au moyen de forces morales, il est de toute nécessité que nous les dirigions
et que nous les soutenions énergiquement » ; Politique extérieure et coloniale, 1885,
p. 79.
78. En revanche, je ne leur ai jamais vu citer l'Essai sur les avantages à tirer
des colonies nouvelles de Talleyrand qui concluait pourtant : « II faut s'occuper de
créer des colonies nouvelles pour l'avenir de la richesse nationale et de la tranquillité
publique, en attachant à ces entreprises tant d'hommes agités qui ont besoin d'action,
tant d'hommes malheureux qui ont besoin d'espérance ».
79. Les marxistes allemands reprochaient précisément à la politique coloniale
de Bismark d'être un dérivatif à la question sociale : « Vous exportez la question
sociale, disait Liebknecht à Bismark le 4 mars 1885 (...) C'est dans le pays que la
question sociale doit être résolue, elle ne le sera jamais par une politique coloniale
au loin ». Le psychologue Tarde devait pourtant affirmer que « le résultat des
coloniales doit être de retarder en Europe l'avènement du socialisme » ;
Psychologie économique, t. 1.
80. Actuellement on ne connaît guère, et parce qu'il a été indirectement cité
par Lénine, que l'ouvrage de M. Wahl, La France aux colonies (1896), lequel met
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GHARLES-ROBERT AGERON
la population pauvre qui menace la paix sociale », est bien sûr presque
aussi ancien que la colonisation elle-même. Mais il faut bien reconnaître
qu'à chacune de nos secousses révolutionnaires du xixe siècle on le
voit sans surprise refleurir et spécialement après la Commune et les
premières manifestations anarchistes.
La vieille idée des colonies pénitentiaires trouva même de
.
<■
Ainsi Léopold II, constatant de la même manière l'impossibilité
pour un État faible d'étendre ses frontières en Europe, avait dès 1865,
à son retour d'Extrême-Orient, rédigé un mémoire au titre révélateur :
Sur l'utilité et l'importance pour les États de posséder des domaines et
des provinces en dehors de leurs frontières européennes, surtout lorsque
l'extension de ces dernières est impossible. Par des voies diverses, la
plupart des Républicains arrivèrent aux mêmes conclusions :
S'il est un peuple pour qui ce soit une nécessité en ces temps-ci de faire
Un grand effort pour reconstituer son empiré colonial, c'est assurément le
peuple français. Après avoir rempli le monde dfe sa' bruyante activité, semé
ses légions du Rhin à la Moskowa, voilà qu'aujourd'hui sans rien avoir perdu
de ses vertus militaires, de son besoin de mouvement (...) il se voit enfermé
chez lui par des frontières de fer (Alfred Rambaud) 85.
84. Joseph Reinach l'a répété à plusieurs reprises avant d'aboutir à cette formule
qui correspond sans doute le mieux à la pensée des Gambettistes : « Que la politique
coloniale soit la véritable forme de la politique de recueillement sans qu'elle puisse
toutefois exclure d'autres ambitions plus lentes, plus hautes, cette vérité n'est
plus à démontrer » ; Revue politique et parlementaire,' 21 février 1885.
85. Seule l'idée de la mission civilisatrice de la France sur laquelle devait insister
Jules Ferry fùï, semblè-t-il, oubliée par les Gambettistes. En revanche, parlant
de l'Afrique, Gabriel Charmes la célébra noblement : « Avoir appris à des millions
d'hommes la civilisation et la liberté remplirait la France de cette fierté qui fait
les grands peuples et qui ne disparaît qu'aux jours de décadence ». Dans la Revue
des deux mondes, il fut fait allusion à plusieurs reprises de 1877 à 1880 à la « mission
civilisatrice » de la France en Extrême-Orient.
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CHARLES-ROBERT AGERON
CONCLUSION
Tout indique au contraire que cet appel ne pouvait être fait que par
une équipe nombreuse et diverse : le mouvement en faveur de
coloniale fut la concrétisation d'aspirations vagues, peu à peu
précisées dans le milieu des républicains de gouvernement et il y
aurait artifice à ne pas souligner que cette politique s'imposa à
d'entre eux presque à la même date et pour des raisons voisines.
Pour ne prendre qu'un exemple, il faudra bien tuer la légende selon
laquelle Jules Ferry se tint complètement à l'écart des rêves d'expan-
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GAMBETTA ET L EXPANSION COLONIALE
RÉSUMÉ
86. Maurice Reclus a même commis dans son Jules Ferry de 1947 (p. 291) cette
formule malheureuse : « En 1883, Ferry n'a encore ni construit, ni même conçu la
politique coloniale à laquelle il va attacher son nom ... on ne saurait relever ni dans
ses actes, ni dans ses discours, ni dans ses lettres, ni par aucun témoignage, rien
qui fasse prévoir cette politique ». En fait, il s'agit d'un lapsus calami car l'auteur
écrit (p. 295) que toute la doctrine coloniale de Ferry se trouve, comme il est évident,
exposé dans la préface aux Affaires de Tunisie d'A. Rambaud, publiée en janvier
1882.
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CHARLES-ROBERT AGERON
SUMMARY
Was the origin of the colonial policy's revival after 1878 due to Gambetta ?
His friends asserted that it was, and this is not unlikely ; but it would be
somewhat rash to accept this statement without going into the question.
The purpose hère is therefore to draw out the évolution of Gambetta's way
of mind (he adopted the colonial expansion policy as early as 1878), to define
his colonial doctrine and to size up his various public or underlying activities,
through which he strove, as he said himself, for the reconstruction of our
colonial empire.
He (at his own, not Courcel's prompting) headed the French intervention
in Tunisia. While in power, he simultaneously provided for an important
expédition into Tonkin and for an expeditionary force to Egypt. The
colonization of Black Africa and Madagascar was also one of the Great
Cabinet's designs. Spuller was right then, when he said that Jules Ferry
based his colonial policy upon Gambetta's.
Though he was not alone to make use of this opening, Gambetta was
the only man who could win the Republicans over to such a cause. The
colonial policy was Gambetta's political testament to the Third Republic.
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