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Dix-huitième Siècle

Diderot historien de l'art ?


Annie Becq

Abstract
Annie Becq : Diderot art historian ?
The questioning title indicates that the issue is the very possibility, and not the nature of art history in France at this date.
This article tries to explain the historical dimension of the Salons as documents of their time and inasmuch as their critical
judgements imply a historical perspective, limited by the normative nature of this criticism. The normative point of view
interferes with the explicitly historical projects laid out, for example in the articles art and encyclopédie. The archaic
conception of cyclical revolutions which is still at the basis of historical knowledge is here combined with the opposition
between Ancients and Moderns. Thus we have a model for understanding the historical nature of art which indicates that
Diderot, like many Enlightenment thinkers, had problems with history and time.

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Becq Annie. Diderot historien de l'art ?. In: Dix-huitième Siècle, n°19, 1987. La franc-maçonnerie. pp. 423-438;

doi : https://doi.org/10.3406/dhs.1987.1666

https://www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_1987_num_19_1_1666

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DIDEROT, HISTORIEN DE L'ART ?

Si le titre de cet article ne se terminait pas par un point d'interro¬


gation, il impliquerait certains présupposés et justifierait certaines
attentes : il existe à l'époque où écrit Diderot un secteur du savoir
identifiable à l'aide de la catégorie moderne d'histoire de l'art, et
le discours de Diderot s'y inscrit, en totalité ou en partie ; le
problème serait alors de décrire et d'apprécier les modalités de
cette inscription. Or le projet d'étudier Diderot historien de l'art
ne peut s'énoncer que sous la forme interrogative : non seulement
il n'a rien écrit qui s'intitule « histoire de l'art » mais, s'il n'a rien
écrit sous ce titre, c'est moins la conséquence d'un choix individuel
que celle des conditions de possibilité de la production d'un dis¬
cours historique sur l'art dans l'espace du savoir de l'âge classique.
Aussi ce point d'interrogation a-t-il pour fonction de faire basculer
la question simple des modalités d'un discours d'histoire de l'art
dans celle de la possibilité même de ce discours ; question qui
s'inscrit dans la question générale de l'écriture de l'histoire à l'âge
classique.

Diderot est l'auteur de comptes rendus des grandes expositions


bisannuelles des Salons ; ce discours est celui de la critique d'art
dont l'émergence est justement liée à l'institution des Salons et
d'une critique qui porte sur les productions de l'actualité la plus
immédiate. Il n'y a donc aucune raison pour que ce discours
adopte une dimension historique. D'autre part, on sait que, lors¬
que le visiteur des Salons s'écarte de l'examen critique de l'art
contemporain, c'est surtout pour se livrer à des réflexions généra¬
les sur l'art et le beau, propres à esquisser ce que le savoir moderne
appellera « esthétique », et qui témoignent d'un penchant à la
spéculation théorique, manifesté dès 1751 dans les abstractions de
l'article BEAU de Y Encyclopédie ou la Lettre sur les sourds et
muets. Il n'est pourtant pas impossible de dégager un discours
historique des jugements du critique, dans la mesure où ceux-ci
engagent, plus ou moins nécessairement, des mises en perspective
historiques,
discours des et
Salons.
où le souci de l'histoire habite, voire hante le

DIX-HUITIÈME SIÈCLE, n° 19 (1987)


424 ANNIE BECQ

d'années
Ce discours
où s'effectuent
s'est tenu de
sinon
1759une
à 1781,
révolution
soit pendant
du moins
une des
vingtaine
muta¬

tions importantes dans la peinture française. Il est donc possible


de lire les Salons de Diderot en historien d'art, en les considérant
comme un document privilégié sur la deuxième moitié du siècle.
Il convient cependant de souligner d'entrée de jeu les limites
de ce témoignage : les comptes rendus de Diderot permettent à
l'historien de caractériser les Salons et d'apprécier leur valeur
respective : beauté de celui de 61 (« Jamais nous n'avons eu un
plus beau Salon », V, 97 *), pauvreté en revanche de celui de 69
(« Le pauvre Salon que nous avons eu cette année ! », VIII, 393) ;
mais cette pauvreté n'est pas l'indice d'une diminution ou d'une
dégradation de la production picturale : Diderot prévient lui-
même cette interprétation : « Ce n'est pas que nos artistes aient
chômé, ils ont travaillé et beaucoup, mais ou leurs ouvrages sont
passés en pays étranger, ou ils ont été retenus dans des cabinets
d'apprentis amateurs qui en sont encore à la première fureur d'une
jouissance qu'ils ne veulent partager avec personne »(VIII, 393) ;
sans parler du refus d'exposer au Salon de certains grands peintres
dont le renom autorise cette licence. Diderot l'a vivement déploré
en 67 : si ce Salon est également pauvre, c'est que « plusieurs
artistes de réputation ne sont plus et que d'autres dont les bonnes
et les mauvaises qualités m'auraient fourni une récolte abondante
d'observations ne s'y sont pas montrés cette année. Il n'y avait
rien ni de Pierre, ni de Boucher, ni de La Tour, ni de Bachelier,
ni de Greuze. Ils ont dit pour leurs raisons qu'ils étaient las de
s'exposer aux bêtes et d'être déchirés » (VII, 29). Les Salons de
Diderot ne dressent donc pas un inventaire complet de la peinture
contemporaine.
Ils n'en constituent pas moins un témoignage circonstancié et
précieux à bien des égards, sur les conditions matérielles de l'acti¬
vité du peintre par exemple. Dans la masse des brochures qui se
publient sous des titres divers, à l'occasion des Salons, rares sont
celles qui se livrent à des considérations de cet ordre, sauf lors¬
qu'elles sont rédigées par des artistes, qui gardent souvent l'ano¬
nymat. Le problème des ressources de l'artiste avait été immédia¬
tement posé en riposte aux premières manifestations de la critique
d'art, soit en 1747 avec les Réflexions sur quelques causes de l'état
présent de la peinture en France de La Font de Saint-Yenne. Celui-
ci revendiquait le droit à la critique publique du non-praticien de
l'art, ouvrant par là une interminable et insoluble discussion, liée
à la notion moderne de l'artiste 2 qui se veut plus qu'un simple
technicien et aspire à la fois, d'une manière qui peut devenir
DIDEROT, HISTORIEN DE L'ART ? 425

contradictoire, à la reconnaissance admirative de son individualité


et à des rémunérations plus concrètes. La nature économique des
torts que peut faire une critique malveillante se précisera de plus
en plus à mesure qu'on avance dans le demi-siècle, et se fait
particulièrement insistante à partir de 1780.

Diderot a depuis longtemps conscience de ces problèmes ; il


sait que l'artiste ne vit pas que de gloire ; il fait écho à Chardin
qui recommande aux critiques « de la douceur » et s'en prend à
la « maudite race des amateurs » qui détournent à leur profit les
bénéfices que l'espèce de publicité qu'ils leur assurent peut faire
réaliser aux artistes. Il n'en reste pas moins un fervent défenseur
de la pratique des expositions et des vertus de la critique publique.
N'oublions
dance littéraire
pas que
de Grimm,
ces comptes
circulaient
rendus,dans
destinés
un cercle
à la Correspon¬
restreint,

donc qu'il les aurait certainement rédigés de manière moins bru¬


tale s'ils avaient dû atteindre le grand public. Diderot n'admet pas
qu'un grand peintre refuse d'exposer au Salon, et les pages qu'il
consacre à ce problème constituent un témoignage précieux pour
analyser la fonction de ces expositions, en tant que cadre institu¬
tionnel
et se fortifie
de la dans
vie artistique.
l'admiration
Solennités
le lien entre
ostentatoires
le souverain
où se et
scelle
ses
sujets, on ne saurait les confondre avec l'étalage d'un marchand ;
aussi bien les règlements de l'Académie interdisent-ils à ses mem¬
bres de tenir boutique. En exposant, le peintre se montre bon
sujet, bon citoyen, sans parler des avantages qu'il est censé retirer,
du point de vue de ses progrès, des critiques qui lui sont adressées
et de l'émulation qui ne peut que naître de la confrontation avec
les autres, tous soumis au jugement de cet être mythique qu'est
la Nation, en qui se dissolvent et se subliment les envies mesquines
et les incompétences. Quelque chose qui n'est pas sans rappeler
la notion politique de « volonté générale ».

Mais une autre raison de ne pas déserter le Salon, est que c'est
le meilleur moyen de se faire connaître non seulement de la Nation
qui communie avec le génie dans une administration désintéres¬
sée, mais de cette nation conçue de façon plus étroite en tant que
public d'éventuels acheteurs. Quelques pages du Salon de 1767
(VII, 31) sont un symptôme précis, dans l'ambiguïté qui s'y donne
à voir, de la mutation qui affecte à cette époque la fonction des
expositions, passage d'un système de valeurs à un autre, mutation
à travers laquelle on voit comment, au niveau des conditions
économiques de l'activité artistique, le système de la commande
privée (au reste déjà modifié par le mécénat monarchique) tend
426 ANNIE BECQ

à s'effacer au profit de celui de la production pour le marché,


visant un public d'acheteurs imprévus et anonymes.

D'autre part, malgré les limites que nous avons signalées, l'en¬
semble des Salons de Diderot ne laisse pas de fournir une masse
d'informations sur la vie artistique de son temps. Le lecteur y suit
l'évolution des remous qui ont agité le petit monde des artistes :
la percée triomphale de Loutherbourg en 63 (V, 437), propre à
éclipser momentanément son maître Casanove dont on se
demande avec inquiétude ou perfidie si l'élève n'était pas l'auteur
des meilleurs tableaux ; puis la revanche de Casanove que Diderot
enregistre en 69, non sans satisfaction (VIII, 431) ; ou bien encore
l'échec de la candidature de Greuze à l'Académie comme peintre
d'histoire (VIII, 447). La Correspondance littéraire contient aussi
des informations d'ordre biographique : Diderot publie en 63 un
éloge du sculpteur Bouchardon (V, 291), mort en 62, ou insère
dans le Salon de 1765 des espèces de notices nécrologiques sur
Carie Van Loo (VI, 37), Deshays (VI, 76), le sculpteur Slodtz
la
(VI,
« vie
234)d'artiste
; pratique
» dans
qui tient
la tradition
de l'information
de Vasari.
journalistique et de

Dans leur ensemble, les Salons nous rendent sensible l'évolu¬


tion de certains de ces peintres : progrès de Lagrenée en 63 puis
en 65 (« O le grand peintre si l'humeur lui vient ! », VI, 58) mais
elle ne lui viendra pas, si on en croit Diderot, et son insuffisance
trouve un symptôme qui ne trompe pas dans la prolifération
quasiment malsaine de ses productions en 69 (VIII, 407-8). Matu¬
rité de Chardin en 65 (« L'artiste commence à vieillir. Il a fait
quelquefois aussi bien ; jamais mieux », VI, 90), alors que débu¬
tent Leprince (VI, 166),Fragonard(VI, 200), puis Hubert Robert
en 67 (« Il revient d'Italie d'où il a rapporté de la facilité et de la
couleur », VII, 261), et finit Boucher que Diderot salue en 1769
d'une manière toujours ambiguë (VIII, 396). L'évolution indivi¬
duelle de ces peintres s'inscrit dans le mouvement de refonte,
sinon de rupture ou de révolution, qui affecte la peinture française
dès 1747
beau ; mouvement
où Boucher
dont
subit
Diderot
déjà des
est critiques
le témoinau
mais
nomaussi,
du grand
dans
une certaine mesure, l'un des agents. Il a conscience d'avoir assisté
à un certain nombre de mutations dans le système des valeurs
artistiques : « J'aurais vu, écrit-il en 69, changer les goûts et les
mœurs trois ou quatre fois et je n'aurais pas vécu longtemps »
(VIII, 456). Même s'il ne peut s'agir encore à cette date de muta¬
tions décisives, il a partagé l'élan admiratif suscité par le genre
antiquisant de Vien en 63 (V, 413-15), par la magie de Fragonard
DIDEROT, HISTORIEN DE L'ART ? 427

en 65 (VI, 200), par les « grandes machines » (sans signification


péjorative) de Vien et de Doyen en 67 ; il saluera David en 81.

Nous laisserons les spécialistes de l'histoire de l'art s'interroger


sur la portée réelle de cette sensibilité. P. Rosenberg se demande,
dans le catalogue de l'exposition de 1984 (Hôtel de la Monnaie),
si Diderot « a vu dans quelle voie la peinture française s'enga¬
geait », s'il en a « compris », par delà les courants contradictoires,
les lignes de force et les proches transformations, en un mot s'il
a « pressenti la révolution néo-classique ». Peut-être n'a-t-il pas
perçu tout ce qui se passait au niveau proprement pictural de la
« vie des formes ». Ses analyses et ses réactions n'en témoignent
pas moins avec une force particulière du vaste mouvement de
sensibilité, qui déborde le seul retour à l'antique et préfère, sous
le signe du grand, à la « petite manière » de Boucher, les valeurs
composites du « grand goût » de Le Brun, du premier classicisme
dit italo-français de Le Sueur ou de Poussin, des Italiens de Bolo¬
gne et des grands Renaissants, prestiges de la couleur comme de
l'écriture pure et linéaire issue des modèles antiques. Aspiration
au grand, au noble, à l'élevé ; sublime auquel peuvent se hausser
également les scènes familiales d'un Greuze ; la vertu a aussi
ses fastes. Peut-être Diderot cherche-t-il moins à comprendre
la cohérence propre d'une écriture picturale qu'à juger de la
conformité à un idéal qui s'accorde, on l'a souvent montré, avec
la politique culturelle de la monarchie et le programme de l'Aca¬
démie qui cherche à réactiver la grande peinture d'histoire.

La démarche critique de Diderot procède en effet constamment


par comparaison du présent aux maîtres du passé et, à ce titre,
puisque notre objet n'est pas d'évaluer la critique mais la dimen¬
sion historique de cette critique, un discours historique pourrait y
trouver sa condition de possibilité. La référence au passé pourrait
induire une mise en perspective historique de ces peintures et
de ces styles. Or Diderot se tourne vers le passé moins pour
comprendre comment les choses ont pu exister, dans leurs liaisons
réciproques (comme l'a fait un Montesquieu dans le domaine des
lois) et ainsi pour comprendre le présent à la fois dans sa cohérence
propre et dans ses relations à ce qui l'a précédé, que pour énoncer
des jugements de valeur sur ce présent en fonction des critères
fournis par le passé. Il écrase ou exalte ses contemporains en
invoquant constamment Poussin et Le Sueur, Jouvenet, Claude
Lorrain, Largillière, Le Corrège, l'Albane, les Carrache, Raphaël,
mais aussiVan
Téniers, Rubens
Ostade,
et ce Wouwermans...
qu'il appelle l'École du Nord, Rembrandt,
428 ANNIE BECQ

Mais ce n'est pas seulement le point de vue d'une critique plutôt


normative qui bloque la possibilité d'un discours historique. Le
point de vue normatif habite et limite les projets historiques eux-
mêmes, lorsqu'ils viennent à s'exprimer. On peut le constater bien
avant les Salons , dans les articles ART et ENCYCLOPÉDIE par
exemple. Le premier qui traite non des beaux-arts mais des arts
dits mécaniques, pose la question de l'écriture de l'histoire : « Que
ferait un philosophe qui se proposerait d'écrire l'histoire de ces
arts ? » (II, 341). Il s'agit de la verrerie et de la papeterie dont
Diderot suppose
question est posée
qu'on
dans ignorerait
le cadre d'une
l'origine
section
et les
de l'article,
progrès. intitulée
Or cette
« Projet d'un traité général des arts mécaniques », dont la finalité
est toute pratique : il s'agit de mettre les artistes (au sens ancien
du terme) « sur la voie qu'ils auraient à suivre pour approcher
davantage de la perfection ». Le but n'est donc pas de chercher à
connaître le passé en tant que tel, non seulement parce que l'ab¬
sence de documents rend le plus souvent cette recherche quasi
impossible,
vue d'une meilleure
mais parce
pratique
que cette
de ces
connaissance
arts. Orientation
n'a d'intérêt
caractéristi¬
qu'en
que du projet d'ensemble des encyclopédistes : l'article HISTOIRE,
rédigé par Voltaire, conçoit la possibilité d'une « histoire des
arts », « peut-être la plus utile de toutes, quand elle joint à la
connaissance
de leur mécanisme
de l'invention
». et du progrès des arts, la description

Aussi importe-t-il moins de reconstruire une histoire véritable,


même si on le pouvait, que de produire celle de ce qui a dû se
passer, autrement dit une genèse, la supposition purement logique
des conditions de possibilité et d'émergence de ces arts. Il faut
élaborer ce que Diderot appelle « des suppositions philosophi¬
ques, partir de quelque hypothèse vraisemblable, de quelque évé¬
nement premier et fortuit et [...] s'avancer de là jusqu'où l'art a
été poussé » (II, 341). « En s'y prenant ainsi, poursuit-il un peu
plus loin, les progrès d'un art seront exposés d'une manière plus
instructive et plus claire que par son histoire véritable, quand
on la saurait ; les obstacles qu'on aurait eus à surmonter pour
perfectionner l'art, se présenteraient dans un ordre entièrement
naturel ; et l'explication synthétique des démarches successives
de l'art, en faciliterait l'intelligence aux esprits les plus ordinaires,
et mettrait les artistes sur la voie qu'ils auraient à suivre pour
approcher davantage de la perfection » (ibid,.). L'article ENCY¬
CLOPÉDIE confirme cette position : « Il faudrait indiquer l'origine
d'un art, et en suivre pied à pied les progrès quand ils ne seraient
pas ignorés, ou substituer la conjecture et l'histoire hypothétique
DIDEROT, HISTORIEN DE L'ART ? 429

à l'histoire réelle. On peut assurer qu'ici le roman serait souvent


plus instructif que la vérité » (II, 450).
Cette attitude à l'égard de l'histoire n'a rien d'exceptionnel
à cette date. Le système figuré des connaissances humaines de
Y Encyclopédie ne reconnaît pas à l'histoire le statut de science en
la rangeant sous la juridiction de la mémoire et non de la raison.
Rousseau n'est pas le seul à tenir pour incertains ses témoignages,
et on sait qu'il reconstitue dans le second Discours par supposi¬
tions, conjectures et déductions une histoire hypothétique de l'hu¬
manité, orientée elle aussi par le souci de comprendre comment
on a pu en arriver à l'état social actuel afin de remédier à ses
injustices. Il est notable que les notions de conjecture et l'histoire
hypothétique apparaissent dans un texte de Diderot publié en
1755, l'article ENCYCLOPÉDIE, soit en même temps que le second
Discours. Échos des discussions épistémologiques entre les deux

toire
précéder
trouve
mais
chronologique
tres
sculptée
amis
«
Citez-moi
d'où
J'enet
hypothétique
?laappelle
c'est
Touchant
illustrée
des
nature
»l'appel
un
à(VI,
sculpteurs,
propos
peuple
àde
dans
présent
du
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les
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chez
l'expérience
culte
beaux-arts,
du
Yqui
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sans
Diderot.
problème
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sur
des
banni
idées
la
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statues
nous
sur
La
peinture
ni
assez
conjectures
la
àtemple,
démarche
lan'avons
l'expérience,
toile
peinture
et
circonscrit
des
decoloriée
ou
1765
pas
tableaux,
qui
vraisemblables
avec
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consiste
(VI,
écrit
de
laprojet
des
et
sculpture
la
306-308),
des
la
Diderot.
temples
priorité
àpierre
d'his¬
pein¬
faire
se:

De façon générale il est manifeste que toute réflexion capable


d'ouvrir sur l'histoire est bloquée par le sens d'une Norme : « Les
artistes varieront leurs compositions à l'infini », écrit-il au début
du Salon de 1 767 (VII, 27), mais « les règles de l'art, ses principes
et leurs applications resteront bornées ». Aussi importe-t-il de
connaître ces règles le mieux possible, et c'est là l'intérêt des
comparaisons : ainsi il faut envoyer le sculpteur Vassé à Saint-
Gervais voir le tombeau du chancelier Séguier sculpté par Girar-
don : « Ces sortes de comparaisons, Diderot dit le savoir par
expérience, avancent infiniment dans la connaissance de l'art »
{Salon de 1763, V, 466). Aussi déplore-t-il amèrement, au début
du Salon de 1767, l'échec d'un projet de voyage en Italie, jamais
réalisé : « Supposez-moi de retour d'Italie, dit-il à Grimm, et
l'imagination pleine des chefs-d'œuvre que la peinture ancienne
a produits dans cette contrée. Faites que les ouvrages des écoles
flamandes et françaises me soient familiers [...]. Les artistes des
siècles passés mieux connus, je rapporterais la manière et le faire
430 ANNIE BECQ

d'un moderne, au faire et à la manière de quelque ancien la plus


analogue à la sienne, et vous auriez tout de suite une idée plus
précise de la couleur, du style, et du clair-obscur » (VII, 28).
En revanche, son voyage en Russie lui permettra de voir les
galeries allemandes et néerlandaises, mais ce que cette expérience
est venue enrichir et alimenter, c'est le projet d'un dictionnaire
des peintres, qui doit beaucoup à l'Allemand Hagedorn, comme
l'a montré Else Marie Bukdahl 4. Ce dictionnaire embrasse plus
que la seule école française dont Diderot avait dressé le tableau
en 1767, selon la très classique hiérarchie des genres, mais il
reste aussi peu historique dans sa finalité, puisqu'il distribue les
phénomènes non sur l'axe du temps, cadre des transformations,
mais dans l'espace du tableau qui classe et hiérarchise. Le système
classique des genres garde tout son poids et la trajectoire d'un
artiste peut être décrite dans les Salons en termes de postes à
occuper : d'Oudry, évoqué au passé en 1761 car Diderot ne juge
pas ses productions actuelles dignes des précédentes, il est dit :
« C'était le premier peintre de notre école pour les tableaux d'ani¬
maux, et il n'est pas encore remplacé » (V, 79).
Tant il est vrai que le discours sur l'art de l'âge classique, s'il
met en question avec Diderot en particulier la notion de règles
sous les espèces étroites des conventions académiques prétendant
imposer des formules et des proportions, ne peut pas se déprendre
de celle d'une Norme absolue qu'il appelle alors « Nature ». Et
dans la mesure où le discours sur le passé s'organise plus ou moins
en fonction des valeurs et des principes esthétiques du présent où
il se tient, celui d'un homme de l'âge classique ne peut que présen¬
ter le devenir artistique comme une évolution vers la perfection.
Tout projet historique se formule en termes d'origine et de pro¬
grès. Mais cette évolution ne s'effectue pas de manière continue
depuis les origines : il y a émergence, épanouissement puis déca¬
dence selon le schéma archaïque des cycles, dits révolutions au
sens astronomique de ce terme, qui organise encore largement le
savoir historique en général, à l'âge des Lumières 4. Comme les
perfection
sciences, les
à partir
beaux-arts
duquelatteignent
ils ne peuvent
progressivement
qu'entrer en un
décadence.
point de

S'agit-il de la perfection ? Faut-il donner valeur absolue à celle


dont il s'agit au début du Salon de 1763 ? « Pourquoi de si grands
poètes chez les Anciens ? » demande Diderot. « C'est qu'il y avait
des combats de poésie et des couronnes pour les vainqueurs.
Qu'on institue parmi nous les mêmes luttes, qu'il soit permis
d'espérer les mêmes honneurs et les mêmes récompenses, et bien-
DIDEROT, HISTORIEN DE L'ART ? 431

tôt nous verrons les beaux-arts s'avancer rapidement à la perfec¬


tion » (V, 394). Les mêmes articles définis reparaissent dans le
texte célèbre du Salon de 1767 où s'esquisse une théorie de l'his¬
toire des arts : « A l'origine des sociétés, on trouve les arts bruts,
le discours barbare, les mœurs agrestes ; mais ces choses tendent
d'un même pas à la perfection jusqu'à ce que le grand goût naisse.
Mais ce grand goût est comme le tranchant d'un rasoir sur lequel
il est difficile de se tenir. Bientôt les mœurs se dépravent ; l'empire
de la raison s'étend ; le discours devient épigrammatique, ingé¬
nieux, laconique, sententieux ; les arts se corrompent par le raffi¬
nement. On trouve les anciennes routes occupées par des modèles
sublimes qu'on désespère d'égaler. On écrit des poétiques. On
imagine de nouveaux genres. On devient singulier, bizarre,
maniéré... » (VII, 412). Ces modèles ont précisément le visage
des anciens ou des grands modernes qui étaient justement les
partisans des anciens dans la célèbre querelle sur laquelle se clôt
le siècle dit classique et qui n'a cessé de hanter celui dit des
Lumières.

C'est en effet l'opposition entre antique et moderne qui struc¬


ture les jugements de valeur ou les ébauches de mise en perspec¬
tive historique dans le discours de Diderot sur l'art, en ce sens
que l'usage de cette espèce de modèle de lisibilité coïncide chez
lui avec une relation difficile à l'Histoire et au temps, peut-être
issue de problèmes intimes, expression certaine et particulière¬
ment significative d'une inquiétude plus générale. Cet homme des
Lumières a un sens aigu sinon pathétique, de la décadence et de
la dégradation 5. La représentation archaïque du devenir comme

corruption
dans
«
le
monde
homme,
de
bons,
arts
année
Tout
Il
texte
destruction
semble
; Ymême
les
Esprit
donné
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126).
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heureuse
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(VII,
universelle
se
ne
détestables.
qui
les
àsont
Diderot
sont
l'œuvre
règle
beaux-
27),
secret
cette
d'un
que
et
le:

Vous aurez de la peine à deviner à propos de qui je fais cette


observation ; c'est à propos de Vernet, oui, de ce Vernet que
j'aime... » (VIII, 424).
Comment cela ? En raison d'une espèce de tarissement fatal
qui affecte les individus comme les nations ? « On ne peint plus
432 ANNIE BECQ

en Flandre, dit-il en conclusion du Salon de 1761, s'il y a des


peintres en Italie et en Allemagne, ils sont moins réunis, ils ont
moins d'émulation et d'encouragements. La France est donc la
seule contrée où cet art se soutienne et même avec quelque éclat »
(V, 97). Cet optimisme national, fondé sur l'existence de certains
cadres institutionnels de la vie artistique, se confirme en 65, quoi¬
que le Salon soit moins « riche en grands tableaux qu'il y a deux
ans », car « quelques artistes ont, selon Diderot, montré des
talents qui peuvent s'élever à tout ». « Je me trompe fort, conclut-
il, ou l'école française, la seule qui subsiste, est encore loin de son
déclin. Rassemblez, si vous pouvez, tous les ouvrages des peintres
et des statuaires de l'Europe, et vous n'en formerez point notre
Salon. Paris est la seule ville du monde où l'on puisse tous les
deux ans jouir d'un spectacle pareil » (VI, 20). Ce qui n'exclut
pas les menaces latentes de dégradation. L'éloge des expositions
qui ouvre le Salon de 1 763 leur attribue seulement le recul de la
décadence de la peinture, soit, il est vrai, selon ces prédictions,
un répit de « plus de cent ans peut-être » (V, 393), et c'est là
que l'analyse fait intervenir des facteurs proprement historiques,
d'ordre idéologique, culturel ou socio-économique, capables d'ac¬
célérer ou de freiner la grande loi des cycles, mais non d'en
annuler le rythme quasi fatal. Si l'institution des Salons est un
facteur
la reconnaissance
favorable aux
sociale
beaux-arts,
des artistes
dans la
et mesure
contribue
où elle
à former
consacre
un

public exigeant, combien l'époque moderne ne crée-t-elle pas de


conditions fâcheuses, propres à renchérir sur l'espèce de répétition
fatale, pesanteur qui pousse à l'imitation et dont le danger se
conjugue avec celui, qu'elle a rendu possible, d'une distance
réflexive et critique, qui constitue secrètement mais aussi menace
de mort les progrès des choses de l'esprit ?
C'est, selon Diderot, la montée des puissances d'argent, telle
qu'elle se manifeste aussi bien dans la vénalité des charges que
dans l'essor industriel et la spéculation bancaire, qui a le plus
accéléré la dégradation. Une longue diatribe, inscrite dans le
Salon de 1767 (VII, 116-17), incrimine non le luxe en soi mais
celui qui résulte de cette forme de richesse et exalte l'agriculture,
dans une perspective d'inspiration physiocratique : la terre est la
seule source de richesse réelle et l'agriculture, la forme d'activité
économique propre à développer une activité intellectuelle au
plus près de la vérité et que ne sauraient compromettre la fantaisie,
les passions, les préjugés ou les opinions. Opposition du réel à
l'illusoire des spéculations, à tous les sens du mot, qui ont trop
donné au jeu des signes. De cette terre-mère, principe et fin de
DIDEROT, HISTORIEN DE L'ART ? 433

tout (« Tout vient de la terre et tout y retourne », Salon de 1767,


VII, 117), de la richesse solide qui en est tirée, procédera un luxe
bénéfique, capable de « multiplier les jouissances ou les moyens
infinis d'être heureux » ; les beaux-arts en font partie : « Les
peintres, les poètes, les sculpteurs, les musiciens et la foule des
arts naissent de la terre » (VII, 118), et il semble qu'ils en tirent
non seulement leur origine mais une garantie de perpétuité : « Je
vous réponds que partout où ils tireront leur origine de cette sorte
de luxe, ils fleuriront et fleuriront à jamais ».
Le cycle fatal des dégradations serait-il alors enrayé ? Il semble,
dans cette argumentation, que le mythe de la corruption univer¬
selle recule devant l'explication de la décadence par un contexte
économique et culturel, propre à favoriser un discours historique,
mais n'est-ce pas une espèce de pensée mythique qui sous-tend le
projet socio-politique d'une monarchie à richesse agraire, rêve
d'éternité, d'une histoire qui s'immobilise et fixe les arts dans une
perfection, source de plaisirs infinis ? Au reste, les arts ne trouvent
pas seulement dans la terre-mère leur origine et la garantie d'une
éventuelle pérennité ; lorsque la corruption les atteint, c'est en
elle qu'ils s'enfouissent et c'est d'elle qu'ils renaissent : si « le
tempsconserve
terre anéantit les
tousdébris
les tableaux,
du marbre
écrit
etDiderot
du bronze
en 65
». (VI,
C'est234),
de son
la

sein qu'on a exhumé, qu'on exhumera dans un avenir lointain, les


fragments fabuleux d'un merveilleux corps primitif, vestiges de
l'ancienne Rome qui ont suscité la nouvelle (VIII, 541), vestiges
des statues de Falconet ou de Pigalle qui attesteront de la grandeur
de leur siècle (VI, 222). Image insistante, quasi fascinante de
l'évocation des ombres et des débris du passé qui ne sont pas
considérés comme simples témoignages d'une civilisation
ancienne mais cristallisent des aspirations foncièrement
nostalgiques.
Le discours sur l'art de Diderot est en effet habité d'une tension
interne qui n'est pas seulement celle du discours classique où
la visée critique dogmatique entrave le projet historique ; cette
tension témoigne d'une relation difficile à l'histoire elle-même.
D'une part, on le voit, dans l'article ENCYCLOPÉDIE de 1755,
proclamer et revendiquer sa modernité d'homme du 18e siècle,
parce que son temps est non seulement celui des progrès de la
raison critique (II, 376-77), mais celui où Lillo écrit Le Marchand
de Londres , pièce qui « étincelle de beautés sublimes » (II, 431).
La Lettre sur les sourds et muets avait affirmé, quatre ans aupara¬
vant : « Nous avons déjà, dans presque tous les genres, des ouvra¬
ges à comparer avec ce qu'Athènes et Rome ont produit de plus
434 ANNIE BECQ

beau », mais on inclut dans ce « nous » les grands Modernes du


siècle précédent (II, 601-602). En 1765, L'Amitié de Falconet est
égalée aux antiques : « Si l'on avait exhumé ce morceau, on en
ferait le désespoir des modernes » (VI, 228). La célèbre préface
au Salon de 1 767 est une pièce essentielle de ce dossier ; la discus¬
sion sur le beau idéal engage une réflexion historique puisqu'il
implique l'idée d'épanouissement, et la préface peut se lire comme
un appel à assumer pleinement sa modernité. Diderot explique à
un interlocuteur imaginaire, artiste, que le beau idéal ne jouit
d'aucune existence objective ; il n'est pas question d'espérer le
rencontrer pour le copier. S'inspirer de beaux modèles individuels
à qui on emprunte telle ou telle partie, tel le Zeuxis de la tradition,
suppose qu'on ait déjà pu former l'idée en fonction de laquelle
pratiquer ces choix. L'artiste contemporain de Diderot peut pré¬
tendre concevoir cette idée grâce aux « belles antiques » ; mais
comment ont donc procédé les anciens ? Ce cercle logique se
dénoue par le recours
tâtonnements de l'humanité.
au temps
Diderot
et à l'histoire
manifeste
où s'accumulent
ici un sens tout
les

historique de l'épaisseur temporelle, du besoin de temps par


lequel s'opèrent les transformations décisives. On connaît le pas¬
sage célèbre qui répond à la question : « Par une longue observa¬
tion, par une expérience consommée, par un tact exquis, par un
goût, par un instinct, une sorte d'inspiration donnée à quelques
rares génies, peut-être par un projet naturel à un idolâtre d'élever
l'homme au-dessus de sa condition et de lui imprimer un caractère
divin... » (VII, 38).
La notion de beau idéal est présentée comme le produit d'une
culture qui porte pour ainsi dire le génie : en effet l'intervention
d'un « génie rare et violent » n'est pas à exclure des principes
d'explication, « mais je prétends, corrige Diderot (VII, 41), que
ce génie s'est fait attendre et qu'il n'a pas pu faire seul, lui seul,
ce qui est l'ouvrage du temps et d'une nation entière ». Dès 1751
la Lettre sur les sourds et muets avait longuement développé cette
idée essentielle, peut-être en écho à la lecture de L'Esprit des
lois : « Il me semble qu'avant de prononcer sur ces objets [il s'agit
de la « définition de la belle nature »] il faudrait avoir pris parti
sur une infinité de questions relatives aux mœurs, aux coutumes.
au climat, à la religion et au gouvernement [...]. Le despotisme
affaisse les voûtes et les cintres, le culte brise les images humaines
et les bannit de l'architecture, de la peinture et des palais »
(II, 577), et plus loin : « Tout a sa raison suffisante ; mais il n'est
pas toujours facile de la découvrir. Il ne faut qu'un événement
pour l'éclipser sans retour. Les seules ténèbres que les siècles
DIDEROT, HISTORIEN DE L'ART ? 435

laissent après eux suffisent pour cela et dans quelques milliers


d'années, lorsque l'existence de nos pères aura disparu dans la
nuit des temps, et que nous serons les plus anciens habitants du
monde auxquels l'histoire profane puisse remonter, qui devinera
l'origine de ces têtes de bélier, que nos architectes ont transportées
des temples païens sur nos édifices ? » (II, 579).
Le beau idéal n'est ni le produit d'une fantaisie individuelle, ni
la réminiscence dans un esprit, individuel aussi, d'un archétype
platonicien. Il n'est pas question de « remonter » à l'idée de
beauté qu'on posséderait, innée, dans son imagination, « avant
d'avoir fait une seule belle chose » (VII, 41). La conception du
beau idéal est indissociable d'une pratique, et c'est en cela que
les anciens sont à imiter : non dans les produits de leur activité
mais dans cette activité elle-même, modèle de liberté créatrice au
plus près de la Nature, et fortement enracinée dans un contexte
historique avec lequel ce beau risque de disparaître : « modèle
idéal de la beauté, écrit Diderot, ligne vraie non traditionnelle
qui s'évanouit presque avec l'homme de génie, qui forme pendant
un temps l'esprit, le caractère, le goût des ouvrages d'un peuple,
d'un siècle, d'une école ; modèle idéal de beauté, ligne vraie dont
l'homme de génie aura la notion la plus correcte selon le climat, le
gouvernement, les lois, les circonstances qui l'auront vu naître. . . »
(VII, 39). La valeur de modèle des anciens tient moins à ce qu'ils
sont été
ont l'origine,
forcés à
propre
une recherche
à fournir créatrice.
un modèle C'est
absolu,
une qu'à
des manières
ce qu'ils

d'entendre le privilège accordé par Diderot à « l'état de barba¬


rie », car on y est obligé à la lenteur modeste des tâtonnements
d'où surgit la créativité, interdite à ceux qui trouvent des modèles
tout prêts à imiter. L'histoire de l'art est une marche en avant,
animée par l'aspiration à un beau idéal qui serait l'expression
artistique, échappant à la pétrification des formules, de l'irrempla¬
çable individualité d'une époque, qui trouverait son caractère
absolu de perfection dans son essentielle relativité. On n'est pas
loin ici
une dimension
de ce quefondamentale
Baudelaire appellera
du beau.la modernité et dont il fera

Interroger la notion de beau idéal ne peut qu'engager une


réflexion d'ordre historique. Diderot l'entrevoyait en 1751 :
« Vous voyez, Mademoiselle, sans attendre si longtemps, dans
quelles recherches s'engagerait dès aujourd'hui celui qui entre¬
prendrait un traité historique et philosophique sur le goût », mais
il reculait devant l'entreprise : « Je ne me sens pas fait pour
surmonter ces difficultés qui demandent encore plus de génie
que de connaissances. Je jette mes idées sur le papier et elles
436 ANNIE BECQ

deviennent ce qu'elles peuvent » (II, 579). La préface au Salon


de 1767 qui s'attache au problème plus circonscrit de l'histoire de
l'art chez les anciens que Winckelmann vient d'aborder d'une
manière propre à constituer une scansion essentielle de l'historio¬
graphie de l'art, pose le problème de la production du beau idéal
en mettant
moderne de en
l'histoire.
œuvre Ondes vient
notions
de voir
aptescomment
à favoriser
ce beau
une idéal
pensée
se

définissait moins par un contenu pour ainsi dire qu'en tant que
relation, particulièrement adéquate à une culture dont il exprime¬
rait au mieux le système de valeurs. Notion de valeur et de système
culturel donc, mais aussi de travail, dans et par lequel s'effectuent
des transformations. L'idéal ne saurait être le résultat d'une simple
accumulation d'éléments empruntés au réel : « Je vous déclare,
écrit Diderot, que ce n'est point à l'aide d'une infinité de petits
portraits isolés qu'on s'élève au modèle originel et premier, ni de
la partie, ni de l'ensemble et du tout. » La voie qu'ont suivie les
artistes antiques est « celle de l'esprit humain dans toutes ses
recherches », c'est donc aussi celle des sciences qui, loin de procé¬
der par inventaire empirique cumulatif, construisent leurs objets.
Comme la loi scientifique, le modèle idéal est à produire, aux deux
sens du terme, et cette opération est un travail. C'est pourquoi il
est important que Diderot tienne à la notion de modèle idéal car,
indépendamment du fait qu'elle véhicule des relents d'idéoréa-
lisme platonicien comme des menaces d'académisme (dont
Grimm soupçonne bien à tort son ami), elle permet avant tout,
même avec l'outillage conceptuel de l'idéalisme, de penser l'écart
absolu au réel qui caractérise les productions de l'art comme celles
des sciences. Travail, valeur, système culturel : autant de notions
essentielles à la production d'un discours proprement historique.
Mais comment Diderot peut-il avoir par exemple formulé des
réserves à son admiration pour Rubens qui, lit-on dans les Pensées
détachées sur la peinture (XII, 370-71), « faisait un cas infini des
anciens » tout en s'en tenant aux « formes grossières de son
pays » ? La postface du Salon de 1767 lui reprochait déjà une
« manière nationale », toujours à propos du même problème : la
représentation de la femme. Diderot raisonne comme s'il y avait
une Idée de la Femme, non pas certes un intelligible platonicien
mais une sorte d'archétype pratique, cautionné par la « Nature » :
« Qu'est-ce que la femme ? Le premier domicile de l'homme »
(VII, 414) et il souhaite « apercevoir ce caractère dans la largeur
des hanches et des reins » ; ce qui exclut la recherche de l'élégance
et de la sveltesse (on ne lui montrerait alors que « le domicile du
plaisir ») mais ne va pas jusqu'à se contenter des « grosses fesses »
DIDEROT, HISTORIEN DE L'ART ? 437

et des « lourdes mamelles » de « la vilaine et matérielle nature


flamande ». Il se demandera de même, devant les grands maîtres
de l'école hollandaise qu'il voit pendant son voyage de 74, si
« l'esprit de commerce » n'a pas « rétréci la tête de ces hommes
merveilleux. Quelque habiles qu'aient été les peintres hollandais,
ils se sont rarement élevés à la pureté du goût et à la grandeur des
idées et du caractère » (XI, 405). Le beau idéal tel que les anciens
l'ont conçu et lui ont donné forme aurait-il une valeur éternelle ?
C'est ici qu'il faut reconnaître qu'en dépit de ses professions
de foi modernes, Diderot reste comme pris dans le prestige de
l'Antiquité, dans la nostalgie des origines, dans cette « fascination
archéologique des objets miraculeusement arrachés au temps et
à la terre », dont parle J. Starobinski. La Valeur est derrière nous.
Diderot admet l'existence d'un double beau ou plutôt de « deux
jugements opposés » sur la beauté, « l'un de convention, l'autre
d'étude » : « ce jugement contradictoire, écrivait-il en 61
(VI, 63), d'après lequel nous appelons beau dans la rue et dans
nos cercles ce que nous appellerions laid dans l'atelier, et beau
dans l'atelier ce qui nous déplairait dans la société, ne nous permet
pas d'avoir une certaine sévérité de goût ; car il ne faut pas croire
qu'on fasse comme on veut abstraction de ses préjugés ni qu'on
en ait impunément ». Ce qui revient à admettre un écart entre
l'art et les valeurs vécues, vivantes pour ainsi dire, qui sont minimi¬
sées et traitées de préjugés. Il n'est pas surprenant qu'il n'ait pas
beaucoup aimé Watteau (VI, 294). Baudelaire proclamera dès ses
premiers Salons « l'héroïsme de la vie moderne », « combien
nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes
vernies » {Salon de 1845). Ici au contraire la prégnance de la
représentation cyclique de l'histoire témoigne de celle de la Norme
absolue qu'elle permet justement de préserver dans une pensée
du devenir. La révolution dont rêvent certains de ceux qu'on
appellera les néo-classiques répondrait à l'espoir de « revivre dans
l'antique lumière », selon la Norme éternelle, pour citer encore
Starobinski. Leur maître, Winckelmann, père fondateur de l'his¬
toire moderne
cours de Diderot,
de l'art,
où seinspire
retrouve
bien
la des
mêmedéveloppements
contradiction du
fonda¬
dis¬
mentale entre l'étude historique des conditions d'apparition de
l'art des anciens et l'obstination à les ériger en modèles
inégalables.
La possibilité de l'histoire moderne de l'art exigeait l'avènement
de l'esthétique, au sens où cette notion est exigée dans l'espace
du savoir moderne par une conception du beau comme expression
historique d'une individualité et d'une culture qui assument leur
438 ANNIE BECQ

différence. Diderot a compris qu'il fallait renoncer à mimer les


anciens, qu'ils ne devaient être que des modèles d'énergie créa¬
trice, il a reconnu que la spécificité de son siècle était l'aptitude à
l'écart réflexif mais il ne pouvait écrire l'histoire qu'en acceptant
de la vivre : « Dans l'instant où la conscience historique retrouve
la lumière de l'origine, elle mesure la distance qui l'en sépare et
elle voit s'éloigner le modèle de l'antique harmonie [...]. La seule
relation authentique avec la Grèce et ses dieux est celle qui nous
engage à accepter leur disparition : il faut consentir à l'irréductible
différence qui nous voue à vivre notre propre histoire et nous
projette dans un destin qui dorénavant ne pourra plus suivre la
trace d'un modèle antécédent ». C'est ainsi que J. Starobinski
{art. cité) a commenté l'ode de Schiller, Les Artistes : le beau tel
qu'il resplendit dans le passé grec invite à l'identification, mais
l'ode la
dans dit beauté
aussi que
se livre
« la vérité
maintenant
qui s'offrit
à nous
autrefois
dans leaux
savoir.
hommes
Un

pouvoir nouveau a pris naissance qui nous éloigne de la beauté


naïve du commencement, tout en nous aidant à la reconnaître
comme la préfiguration de notre savoir ». L'essence même de la
conscience est désormais le pouvoir d'écart et de réflexion. La
poésie et l'art moderne s'originent dans le sens de l'impossibilité
du retour à l'origine, « lyrisme de la conscience séparée et de la
présence perdue ».

Université
Annie Becq,
de Caen.

NOTES

1. Nos références (tome, page) renvoient à l'édition Lewinter, du Club fran¬


çais du livre.
2. Voir, sur ce problème, mon article dans le n° 14 de Dix-Huitième
Siècle (1982).
3. « Le dictionnaire des peintres de Diderot », Hafnia, 1980 (Copenhagen
Papers in the History of Art, Univ. de Copenhague).
4. Voir les travaux de J. -M. Goulemot.
5. Voir H. Vyveberg, Historical pessimism in the French Enlightenment
(Cambridge 1958).
6. « L'Idée de régénération dans l'esthétique de la fin du 18e siècle », Lettere
italiane , tome XXI, n° 1 (1969).

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