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DE LA SIRÈNE
Patrick Legros
patrick.legros12@wanadoo.fr
MCF-HDR Sociologie, Université de Tours.
« Qu’on le veuille ou non, la mythologie est première par rapport non seulement à toute
métaphysique, mais à toute pensée objective, et c’est la métaphysique et la science qui
sont produites par le refoulement du lyrisme mythique » [1]. Ce postulat de Gilbert
Durand offre au chercheur un nœud épistémique dont il ne peut se défaire s’il ne dépasse
pas les conceptions à la fois évolutionniste et dialectique, ce va-et-vient entre la
« puissance » et la « forme », entre le noumène et le phénomène.
Le mythe ne doit pas, pour Gilbert Durand, être limité à son acception ethnologique
classique d’envers représentatif d’un acte rituel. Il représente un système complexe
d’archétypes et de symboles. Les premiers permettent de découvrir les « idées », c’est-à-
dire l’anthropologie de la forme ; les seconds dévoilent les « mots », c’est-à-dire
l’historicité de la forme. En analysant le mythe, on découvre ainsi l’homme dans son
environnement et l’environnement de l’homme. Le mythe de la sirène, par exemple,
permet de comprendre la principale finalité d’une figure imaginaire (l’euphémisation de
la mort) et l’expression de doctrines historiquement promues (dépendantes par
conséquent de leur bassin sémantique). Il est d’autant plus exemplaire que ce monstre
parcourt les siècles en subissant à la fois des transformations de forme (oiseau à poisson)
et de valeur (âme des morts à femme dépravée).
La question que pose le mythe est de savoir comment une même narration peut être
comprise dans des « bassins historiques » [2] différents. La sirène en tant que créature
mythique peut servir d’exemple pour comprendre cette évolution. En effet, en premier
lieu, de nature psychopompe elle devient à travers l’histoire perversité humaine ou
promotrice de la civilisation humaine. Mais ces assignations font oublier l’origine
imaginaire du monstre, ce pour quoi il vient accompagner la destinée humaine. En effet,
cette première explication pose l’écueil de l’« arrêt sur image », l’interprétation à un
moment donné ne pouvant être qu’une simplification du mythe qui, lui, est toujours
mouvant et constant. De fait, la séparation par paliers historiques impose un présupposé
évolutionniste et uniformise les productions imaginaires. Dans cette perspective, la
sirène est relative, par exemple, à l’âme des morts sous l’Antiquité, à la sexualité débridée
féminine au Moyen Âge, ou à l’amour pur à l’époque moderne. Pourtant, sa nature ainsi
atténuée ne permet pas de relever l’ambiguïté anthropologique que la « fonction
fantastique » lui accorde. Sa complexité est niée par cette perspective historique
momentanée.
Cette topique est, par conséquent, soumise à une double lecture de l’historicité : l’histoire
de l’évolution dialectique des bassins sémantiques et l’histoire anthropologique de la
formation sociale produite par un « inconscient social (…) diffus [variant] au stade le
plus large des millénaires » [4]. La première est celle du chercheur dans son époque,
menant une étude instantanée sur un objet défini par le bassin sémantique dans lequel
il exerce. Pour le mythe de la sirène, par exemple, cette lecture l’amène à considérer le
monstre comme un révélateur d’une condition morale spécifique d’existence sociale. La
seconde l’entraîne dans un travail herméneutique dont la concrétisation est rendue
impossible du fait d’un continuum temporel traversant les bassins sémantiques, « un
courant mythologique qui va s’abreuver aux profondeurs du ça, de l’inconscient social »
[5], un mythe qui « passe dans l’oubliette pour un temps, s’éclipse mais ne peut mourir
puisqu’il tient à l’anatomie mentale la plus intime du Sapiens » [6]. Dans ce cadre, la
sirène relève du monstrueux et non plus du monstre ; elle se meut en figure archétypale,
« une carcasse mythique globale et, à l’intérieur, énormément de mouvements, de
remous » [7] dépendants du bassin qui la révèle. Dans une perspective identique,
Friedrich Nietzsche [8], par exemple, énonce que la culture perdrait de sa fécondité si
elle n’était enserrée de toute part par des mythes qui assurent ainsi l’unité de la
civilisation.
Le mythe étant de nature mouvante, chaque objet s’y rapportant peut ou non changer de
formes ou de valeurs. La sirène, tout en gardant son unité nominale, a subi au cours du
temps de profondes transformations. La révélation de son existence dans le chant XII de
l’Odyssée a, certes, eu une influence à la hauteur de la célébrité de l’œuvre et modèle ainsi
une figure qui semble surpasser son contexte historique. Pourtant, du fait notamment
que l’aède ne décrit pas ses caractéristiques physiques, son image sera élaborée à partir
d’un motif que l’on retrouve aussi bien à travers les arts gréco-romains, byzantins ou
encore musulmans : un oiseau à tête humaine. Ce type iconographique et littéraire est
séculaire et relève du monstrueux plus que du monstre ainsi que précisé plus haut. Sa
morphologie implique que la forme, bien que dépendante de son environnement de
création, va au-delà de ce qu’elle représente. Ainsi, on retrouve dans la traduction
grecque de l’Ancien Testament, la Septante, les mots hébreux signifiant « chacal » et
« autruche » transformés en « sirène » [9]. Il importait de décrire un être au-delà des
mers maîtrisées dont la vocation démoniaque était à redouter. L’anatomie du monstre a
peu d’importance même si elle va être au centre des préoccupations naturalistes des
Étymologies d’Isidore de Séville ou du Physiologus par exemple. Qu’elle soit
ornithomorphe ou ichtyomorphe, la sirène est toujours anthropomorphique, c’est-à-dire
qu’elle parle de et à l’homme, au-delà de ce qu’il peut réaliser.
La production imaginaire est en effet ambivalente. Si le mythe paraît traduire une pensée
unique puisqu’il est adapté à l’époque qui le modèle, les éléments qui le constituent
subissent nécessairement cette bipolarité. En d’autres termes, l’histoire donne sens au
mythe, l’anthropologie lui procure une valorisation binaire. La sirène a ainsi une double
valeur évidente sous l’Antiquité, à la fois alliée et adversaire funéraire ; elle est également
de nature « aphrodistique », masculine et féminine. Cette dichotomie est bien moins
apparente au Moyen Âge puisqu’elle symbolise essentiellement la perdition sexuelle et la
féminité dangereuse ; elle demeure néanmoins, de manière cachée, attractive. En effet,
en s’opposant à l’image parfaite de la Vierge, elle contient en elle l’opposition entre les
clercs et les laïcs, entre les hommes et les femmes ; elle est finalement le signe révélateur
de l’expansion religieuse marquée notamment par son importante figuration sculpturale
effectuée lors de l’édification des églises du XIe au XIIIe siècles.
Ainsi, la sirène, si elle n’est pas perçue comme modèle anthropologique, ne possède que
des contrefaçons, des avatars imposant l’idée que son historicité ne peut être envisagée
sous une forme « coagulante » mais sous celle d’une « dispersion » pour reprendre les
termes de Michel Foucault [10].
Toutefois, si le mythe est bien anhistorique, il est plus ou moins actif dans un bassin
culturel. Il est, pour reprendre les termes de Mircea Éliade, le support même de la vie
religieuse lorsqu’il « ne parle que des réalités » [11]. Le mythe de la sirène offre une
variabilité autant dans ses formes que dans son impact sur la sphère culturelle qui le met
en jeu. Son lien avec l’histoire qu’il promeut est donc de nature différente. Il est central
à certaines époques antiques et médiévales et sa puissance est dépendante des schèmes
symboliques qui le constituent.
Diachronie et synchronie
La sirène est un monstre et, en tant que tel, est une « surface d’inscription » à la fois
« vide » et « ostensible » [12]. Sa forme dépend des schèmes verbaux historiquement
repérables. Si elle est dépendante de l’histoire, elle y échappe en tant que matière creuse
et puissance symbolique. Elle apparaît néanmoins plus fréquemment à l’« âge
symbolique » de l’art, pour reprendre la distinction qu’opère Friedrich Hegel [13] pour
envisager son étude. Mais elle demeure une figure anhistorique en tant que forme
imaginaire ; elle dégage un « ailleurs » [14], en-deçà de ce qu’elle montre. La dynamique
évolutionniste est en effet contrainte par son environnement formateur ; le « temps de
l’histoire » implique à la fois la « mémoire » [15] et la « fausse interprétation du
sentiment d’irréversibilité » [16]. La sirène est, dans ce cadre herméneutique, une figure
diachronique et synchronique ou, plus précisément, une expression reliant la diachronie
et la synchronie. Les éléments singuliers à chaque sirène étudiée ne le sont qu’en fonction
de la comparaison assimilatrice et distinctive opérée entre elles. Leurs similitudes et
différences offrent alors un autre régime de temporalité, une « pure matière historique »
[17] éloignée de la concrétisation directe de l’objet. Cette figure imaginaire se manifeste
ainsi en un temps court, celui de l’histoire, et un « temps de longue durée » [18], celui
de la structure archétypale. Leur dialectique est finalement à la source de son
interprétation.
L’époque romane, qui voit cette transformation s’opérer, est caractéristique d’une
création faite d’emprunt (ici à l’Antiquité) et de contingence (diffusion architecturale de
la religion chrétienne et dénonciation de la perversité féminine). Le thème classique (la
sirène ornithomorphe) se dissocie de son motif [23]. Par un jeu d’influences complexe,
le motif modifie le thème (la sirène pisciforme). Ces orientations ne sont pas subies. Le
sculpteur l’époque médiévale, par exemple, opère un choix volontaire lorsqu’il emprunte
à la sirène antique son sens formel et lorsqu’il lui inocule de nouvelles variations. Il
résulte de ce travail des formes synthétiques singulières qui font des représentations du
mythe de la sirène des expressions presque toujours particulières. Ainsi, Jacqueline
Leclercq-Marx recense une cinquantaine de sous-sections thématiques en catégorisant
les sirènes de l’art roman et conclut sur le fait qu’elles « diffèrent toujours les unes des
autres par une infinité de détails » [24]. Le principe d’unité que sous-entend la
pronominalisation générique et, par delà, le mythe, est fragilisé par la réalité protéiforme
des expressions.
Il y a des différences notoires entre les diverses représentations des sirènes qui ne sont
pas toujours dépendantes de leur environnement historique. La sociologie de
l’imaginaire a pour finalité, dans ce cadre, de cerner ce pouvoir des archétypes présents
lors de chaque phase historique « dans une double et antagoniste motivation : pédagogie
de l’imitation, de l’impérialisme des images et des archétypes tolérés par l’ambiance
sociale, mais également fantaisies adverses de la révolte dues au refoulement de tel ou
tel régime de l’image par le milieu et le moment historique » [29]. La mythanalyse, quant
à elle, dépasse les frontières disciplinaires en approfondissant l’analyse du mythe dans
ses fondations. Celui de la sirène est avant tout celui du monstrueux, une création dont
la fonction est de répondre à l’angoisse de la finitude.
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