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Perec, Modiano, Raczymow

FAUX TITRE

315

Etudes de langue et littérature françaises


publiées sous la direction de

Keith Busby, M.J. Freeman,


Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
Perec, Modiano, Raczymow
La génération d’après et
la mémoire de la Shoah

Annelise Schulte Nordholt

AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2008


Photographies couverture :
Portrait de Georges Perec (juin 1978) par Anne de Brunhoff,
© Anne de Brunhoff & Ela Bienenfeld.
Portrait de Patrick Modiano (2001) par Jacques Sassier, © Gallimard.
Portrait d’Henri Raczymow, propriété de l’auteur.
Carte : Ménilmontant, Paris 20ème, ± 1970,
avec l’autorisation de la Broer Map Library.

Maquette couverture : Aart Jan Bergshoeff

The paper on which this book is printed meets the requirements of


‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents -
Requirements for permanence’.

ISBN: 978-90-420-2412-0
© Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2008
Printed in The Netherlands
A Hannie Wolff,
à Marianne Willems-Hendrix,
à ma grand-mère,
aux rescapés
Table des matières

Remerciements 11

Avant-propos 13

Prologue
Perspectives historiques, psychanalytiques et littéraires 23

1. Perspectives historiques : la résurgence de la mémoire 23


2. Perspectives psychanalytiques : mémoire et traumatisme 29
3. Perspectives littéraires I : la nouvelle littérature juive
des années 80 39
4. Perspectives littéraires II : de la mémoire absente
à une poétique de l’absence 45

Première partie
Témoignage et fiction

Chapitre 1
Un témoin qui n’a rien vu. Georges Perec : Un homme qui dort 59

1. Une exploration du sommeil ? 59


2. L’intertexte Proust 62
3. L’indifférence se déclare 65
4. L’inscription de l’autobiographie dans l’espace et
dans les choses 67
5. La mise en scène de la répétition 72
6. Le périple de l’homme qui dort 77
7. « Tu n’as rien appris, tu ne saurais témoigner » 85
8 Perec, Modiano, Raczymow

Chapitre 2
Le témoignage par le biais de la fiction.
Patrick Modiano : Dora Bruder 91

1. « Ma mémoire précédait ma naissance » 91


2. « Avec Serge Klarsfeld contre l’oubli » 93
3. La structure temporelle de Dora Bruder 99
4. La figure du narrateur : (auto)biographe et romancier 104
5. W ou le souvenir d’enfance comme intertexte de
Dora Bruder 115
6. Identification et distance 124

Chapitre 3
Ni victime ni témoin. Henri Raczymow et
la difficulté d’écrire la Shoah 129

1. Un homme assis dans une chambre vide : La saisie 130


2. « La mémoire trouée »: Contes d’exil et d’oubli 136
3. Un cri sans voix 141
3.1. Esther et Matthieu 143
3.2. Les figures de la focalisation 145
3.3. La Shoah : le blanc, la solution de continuité 149
3.4. Sauver les noms ? 153

Seconde partie
Ecrire le lieu

Chapitre 4
Un univers disparu 161

1. Le paradoxe des lieux 161


2. Un « semblant de shtetl » 164
3. Perec et la rue Vilin 167
4. Modiano : L’introuvable place de l’étoile 183
Table des matières 9

Chapitre 5
La mémoire absente 187

1. Retourner Proust ? 188


2. Perec, Modiano, Raczymow et l’utopie de l’enfance
proustienne 190
3. Figures de l’oubli 194
4. Le devoir de mémoire 198
5. Le travail de la mémoire 201

Chapitre 6
Une remémoration qui passe par les lieux :
Rue des boutiques obscures et W ou le souvenir d’enfance 213

1. Romans du père et de la mère ? 215


2. Une identité duelle 220
3. De l’amnésie à l’invention d’une mémoire 223
3.1. Le recours aux documents 225
3.2. Le recours aux lieux 227
3.3. Retour à la continuité ? 241

Chapitre 7
Ecrire l’espace 247

1. L’appartement 249
1.1. Un espace inutile (Perec, Espèces d’espaces) 249
1.2. Avant le déluge (Raczymow, Avant le déluge) 253
1.3. 15 Quai Conti (Modiano, Livret de famille) 257
2. Le quartier 263
3. La ville 273
3.1. Perec ou le lieu improbable (Espèces d’espaces) 274
3.2. Le Paris littéraire et intime de Raczymow 275
3.3. Modiano ou la topographie d’une double dérive
(Accident nocturne) 276
10 Perec, Modiano, Raczymow

Epilogue
Autobiographie et photographie 287

1. La quête autobiographique chez Perec, Modiano


et Raczymow 289
2. La photographie : revivre ou remémorer le passé ? 294
3. Le livre de photographie : mémorial et autobiographie 304

Bibliographie 321
Remerciements

Au terme de ce travail, je tiens à remercier tout d’abord l’Académie


Royale Néerlandaise des Sciences et des Arts, qui a généreusement
soutenu ma recherche pendant cinq ans en m’accordant un poste de
« Akademie Onderzoeker ». Merci aussi au Département de Langue et
de Littérature française de l’Université de Leyde qui, en la personne
du regretté Evert van der Starre, Professeur émérite de Littérature
française, et de Paul Smith, son successeur, a favorisé et facilité cette
recherche de multiples manières.
Ce livre a pour origine une multitude d’autres livres, mais tout
particulièrement l’essai Vervolging, vernietiging, literatuur du regretté
Sem Dresden, Professeur émérite de Littérature française et générale à
l’Université de Leyde, qui, depuis ma vingtième année, m’a honorée
de son amitié et de ses conseils. Conjointement, au cours de cette
recherche, j’ai pu bénéficier du contact fréquent avec quelques collè-
gues, proches ou lointains, spécialistes en la matière : Elrud Ibsch,
Manet van Montfrans et Efraïm Sicher, que je remercie de leur intérêt
et de leur sollicitude. Chemin faisant, j’ai eu l’immense chance de
rencontrer Henri Raczymow, qui m’a accordé son soutien constant et
sa sollicitude, ce qui a beaucoup enrichi cette recherche. Un grand
merci ! Merci aussi, en ordre alphabétique, à Ernst van Alphen, Geof-
frey Hartman, Marianne Hirsch, Steven Jaron, Alan Morris, Susan
Rubin Suleiman, Katarzyna Thiel-Janczuk et Froma Zeitlin qui, tous,
à un moment ou à un autre, m’ont fait bénéficier de leur apport
essentiel à cette recherche. Merci à l’Association Georges Perec qui,
en la personne de Danielle Constantin et de Marcel Bénabou, m’a
grâcieusement ouvert l’accès et au fonds documentaire et au séminaire
de l’Association. Merci enfin à mon amie et collègue Christa Stevens,
qui a bien voulu se charger de la mise en page.
Avant-propos

Si aujourd’hui, plus de soixante ans après la fin de la Seconde Guerre


Mondiale, on tente de survoler les textes littéraires d’expression
française qui, de 1945 à nos jours, ont été consacrés à la mémoire de
la Shoah, on est impressionné par la richesse de l’ensemble. Mais si,
dans un premier temps, on s’en tient à la littérature de témoignage,
écrite dans les années 50 et 60 par les survivants des camps, saurait-on
parler d’une « mémoire de la Shoah » ? Chez les témoins de
l’immédiat après-guerre, comme David Rousset, Robert Antelme et
Charlotte Delbo, on ne trouve en effet ni le terme de « Shoah » ni la
notion d’un génocide du peuple juif, du moins considéré comme un
phénomène à part, différent de la mise à mort généralisée qui eut lieu
dans les camps. Et pour cause : à l’exception d’Elie Wiesel, cette
première littérature de témoignage fut surtout le fait de détenus
politiques – communistes pour la plupart – qui tentèrent de démonter
les mécanismes de « l’univers concentrationnaire ». Certes, leurs
impressionnants témoignages contribuèrent à la prise de conscience
générale de l’horreur des camps mais, comme l’a montré Annette
Wieviorka, dans l’esprit du public, camps de concentration et camps
d’extermination ont longtemps été confondus et, pour de multiples
raisons, une mémoire spécifiquement juive des persécutions et des
déportations tarda à se mettre en place1.
Ce n’est que dans les années 70 que l’on peut parler d’une
« mémoire de la Shoah » (le terme de « Shoah » n’apparaîtra
d’ailleurs en France qu’en 1985, avec la diffusion du film homonyme
de Claude Lanzmann) au sens d’une mémoire distincte de celle de
Vichy ou plus généralement de la Seconde Guerre Mondiale. En effet,
on voit alors deux phénomènes parallèles en France. D’une part, trente
ans après les premiers témoignages, on voit une seconde série de
textes, longuement retardée, de la part des survivants. Il s’agit en
prévalence de ceux qui étaient fort jeunes pendant la guerre, des

1
Cf. A. Wieviorka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Plon, 1992.
Sauf indication contraire le lieu de publication est Paris.
14 Perec, Modiano, Raczymow

survivants-enfants, comme Sarah Kofman, Marcel Cohen ou Georges


Perec2. En même temps, et surtout, on assiste à la venue à l’écriture
des enfants de survivants, de la deuxième génération, avec leur
problématique spécifique : leur quête du passé – tout autant celui de la
Shoah que celui, plus lointain, d’une culture juive disparue – est
d’autant plus acharnée que ce passé est hors de portée pour eux, qui
sont nés après. Longtemps, ils ont eu le sentiment que leurs aînés – les
véritables témoins, les survivants – leur déniaient tout droit à la
parole. En effet, de quoi pouvaient-ils témoigner, eux qui ne sont « ni
victime, ni rescapé, ni témoin de l’événement »3 ? Aussi leur droit à la
parole fut-il loin d’être un fait acquis. Aujourd’hui, on s’accorde sur le
fait que, sans être des témoins oculaires, ils sont « témoins des
témoins »4 (des survivants, leurs aînés, qui souvent n’ont pu parler).
Mais aussi, enfin, témoins d’eux-mêmes, de la mémoire bien
particulière qui est la leur. A la différence de leurs aînés qui, si on
excepte de grands romanciers comme Schwarz-Bart ou Gary,
s’interdisaient la fiction, ils (ou elles) font œuvre d’imagination. Ainsi,
certains de leurs romans ont tenté de répondre au vœu exprimé par une
survivante de Ravensbrück, au terme de son témoignage : « C’est au
romancier qu’il faudrait faire appel pour orchestrer le schème de
tragédie, pour faire des coupes en profondeur qui mettraient le lecteur,
ne fût-ce que pour un instant, dans cette ambiance de fatigue,
d’oppression et de crainte, dans ce jeu alterné de la lassitude, du
dégoût et de l’attachement forcené à la vie. Le tableau serait peut-être
plus diffus, mais aussi plus véridique ; moins complet, mais tellement
plus émouvant. Seul un récit qui serait une œuvre d’art saurait
restituer, dans son évocation ramassée et poignante, ce que fut
véritablement notre existence en enfer. »5
Si on se limite cette fois à l’ensemble de textes d’expression
française qui, des années 70 à nos jours, ont été consacrés à la

2
Il faut se rendre compte que Wiesel et Schwarz-Bart, tous deux nés en 1928, font
également partie de cet ensemble, ce que peu de commentateurs ont remarqué. On
voit combien les limites entre les générations sont fluides en réalité.
3
Henri Raczymow, « La mémoire trouée », Pardès 3, 1986, p. 180.
4
L’expression vient de Shoshana Felman : « a witness to the trauma witness », in
Shoshana Felman & Dori Laub, Testimony. Crises of witnessing in Literature,
Psychoanalysis and History, Londres, Routledge 1992, p. 58.
5
Elisabeth Will, « Ravensbrück et ses commandos », in De l’Université aux camps de
concentration. Témoignages strasbourgeois, Strasbourg, La Faculté des Lettres de
l’Université de Strasbourg, et Paris, Les Belles Lettres, 1947, p. 382.
Avant-propos 15

mémoire de la Shoah, on s’aperçoit que, loin de tarir, cet ensemble ne


cesse de grandir et de s’enrichir. A la voix des enfants de survivants,
nés peu après la guerre, s’est ajoutée aujourd’hui celle des petits-
enfants des survivants, comme Marianne Rubinstein dont le reportage,
Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin6, a récemment suscité
l’intérêt du public. Parallèlement, les années 80 ont vu une floraison
de romans de jeunes écrivains d’origine ashkénaze ou séfarade à forte
dimension identitaire 7 . La présente étude ne prétend pas faire la
synthèse de ce vaste ensemble, mais se concentre sur trois auteurs :
Perec, Modiano et Raczymow. Elle les réunit sous l’égide de la
« mémoire de la Shoah » et de la « génération d’après ». Comme on
sait, La génération d’après (1971) est le titre d’un film de Robert
Bober sur les enfants cachés, sur les survivants-enfants. Comme
Bober, Perec (né en 1936) fait partie de ce groupe. En reprenant le
terme de « génération d’après » dans le présent ouvrage, je veux
cependant lui donner un sens plus large, qui enveloppe à la fois les
survivants-enfants et les enfants des survivants. Cela me permettra,
tout en attestant la différence entre leurs expériences respectives, de
dégager l’expérience commune qui relie l’œuvre de Perec à celles de
Modiano et de Raczymow – celle d’une mémoire absente – et leur
proximité par rapport à une poétique de l’absence qui vient tout droit
des recherches formelles des années 60-70.
Certes, les quelques critiques qui, jusqu’ici, se sont occupés
des survivants-enfants, ont clairement montré que ceux-ci forment une
catégorie à part, qui se situe à cheval entre la première et la deuxième
génération. Steven Jaron, qui a consacré plusieurs articles aux œuvres
littéraires des survivants-enfants en langue française, les désigne
comme « la génération liminale » 8 . Leur condition est celle de
« l’entre-deux » : entre la première et la deuxième génération, entre
l’enfance et l’adolescence, entre le judaïsme et le christianisme, entre
la mémoire et l’histoire, entre la fiction et l’historiographie »9. Susan
Rubin Suleiman soutient la même thèse, en désignant les survivants-
enfants comme « la génération 1,5 » : ils sont « trop jeunes pour avoir

6
Verticales/Le Seuil, 2002.
7
Cf. Prologue, § 3.
8
Steven Jaron, « Autobiography and the Holocaust. An examination of the liminal
generation in France », French Studies, vol. LVI, no. 2, Avril 2002, pp. 207-219.
9
Ibid., p. 209.
16 Perec, Modiano, Raczymow

une compréhension adulte de ce qui leur arrivait mais assez âgés pour
avoir été là pendant la persécution nazie des Juifs »10.
La différence essentielle entre ceux qui sont nés après, comme
Modiano et Raczymow, et ceux qui sont nés peu avant comme Perec,
reste en effet que les derniers ont une expérience vécue, directe, des
événements, alors que les premiers portent le lourd héritage d’une
expérience qui n’a pu être vécue qu’indirectement, par le biais de la
mémoire des survivants et des images. Pourtant, cette différence n’est
pas aussi tranchée qu’il le semble ; en effet, les survivants-enfants ont
vécu l’Occupation « avant la formation d’une identité stable »11, à un
âge tendre où ils ne pouvaient vivre consciemment les événements,
leur accorder une place par la réflexion. Certes, cela vaut dans une
certaine mesure pour tous les survivants, adultes et enfants, qui furent
traumatisés par les événements. Mais chez les enfants, le risque de
demeurer traumatisé est beaucoup plus grand que chez les adultes.
Chez Perec par exemple, le traumatisme enfantin causé par la
séparation de la mère et par son expérience d’enfant caché s’est traduit
par un effacement radical du passé. De l’avant-guerre, il ne conserve
que des images fragmentaires et répétitives. A cause de ce blanc dans
sa mémoire, on peut dire que Perec était là mais en même temps qu’il
ne l’était pas, n’ayant pas vécu consciemment les événements. Il est
un témoin absent et dans cette mesure, son expérience est comparable
à celle de Modiano ou Raczymow.
Même si les différences entre la génération liminale et la
deuxième génération sont importantes, ils partagent donc l’expérience
de l’absence et de l’après : par rapport à la première génération, celle
des témoins des camps, ils viennent après, selon la formule de cet
autre survivant-enfant, George Steiner : « we who come after »12. Ce
terme de Steiner indique bien la condition des trois écrivains qui sont
au centre de cet essai : absents de la scène, ils écrivent plus tard, après
les témoins, dans un sens non seulement chronologique, mais aussi au
sens où, dans leurs textes, ils dialoguent subrepticement ou ouver-

10
S. Rubin Suleiman, « The 1.5 Generation : Thinking about Child Survivors and the
Holocaust », American Imago, vol. 59, no. 3, Automne 2002, p. 277. Cf. aussi son
livre Crises of Memory and the Second World War, Cambridge MA, Harvard
University Press, 2006.
11
Suleiman, art. cit., ibid.
12
G. Steiner, Language and silence, Londres, Faber and Faber, 1985, p. 189.
Avant-propos 17

tement avec les livres des grands témoins13. Pour demeurer dans cette
terminologie de l’après, leur mémoire est une « postmémoire », selon
le terme forgé par Marianne Hirsch. Pour Hirsch, le terme s’applique
uniquement à la deuxième génération, ceux qui sont nés après 45,
mais on pourrait en étendre le sens à la « génération liminale » de
Perec. La postmémoire est « vicarious and belated »14 . Elle est une
mémoire retardée, différée, qui ne surgit qu’après coup, à propos
d’événements que le sujet n’a pas vécu lui-même ou qu’il a refoulés ;
il s’agit d’une mémoire par procuration (« vicarious ») car elle est
empruntée aux récits des autres : « La postmémoire est l’expérience
de ceux qui ont grandi dans la domination de récits d’avant leur
naissance. Leurs propres récits différés sont évincés par les récits des
générations précédentes et déterminés par des événements traum-
atiques qui ne sauraient être pleinement compris ni remémorés. »15 Le
concept de postmémoire, par sa dimension imaginative et créatrice, se
révèle extrêmement fécond pour la littérature. En effet si la
postmémoire a son origine dans les récits des survivants, elle est à son
tour productrice de récits et d’œuvres d’imagination : « elle crée
lorsqu’elle ne peut recouvrir ; elle imagine ce qu’elle ne peut
remémorer »16. Cette dimension de fiction, d’imagination est aussi ce
qui distingue la littérature de la génération d’après de la littérature de
témoignage, et ce qui rend celle-ci d’autant plus intéressante du point
de vue littéraire.
Pour Marianne Hirsch, la postmémoire est une mémoire
« pleine » : « Le Czernowitz de ma postmémoire est une ville imagi-
naire, mais cela rend [l’image que j’en ai] non moins présente, non
moins vivante et non moins fidèle. »17 Si pour elle, « il y avait parfois
trop de récits » qui lui étaient transmis, c’est tout le contraire pour
Perec, Raczymow et Modiano. Pour eux, l’expérience de l’après est
celle d’une « mémoire absente » (le terme est de Raczymow), d’un
rapport incontournable à un passé disparu, et transmis peu ou prou par

13
Je ne souscris pas l’opinion de Steiner selon laquelle seuls ceux qui « étaient là »,
ceux qui ont survécu aux camps, auraient droit à la parole (parole qui en plus se
devrait d’être pénétrée de silence).
14
Marianne Hirsch, « Surviving Images: Holocaust Photographs and the Work of
Postmemory », The Yale Journal of Criticism, vol. 14, nr. 1, 2001, p. 9.
15
M. Hirsch, « Past Lives: Postmemories in Exile », Poetics Today 17: 4, hiver 1996,
p. 662; ma traduction.
16
Hirsch, ibid., p. 664.
17
Hirsch, ibid.
18 Perec, Modiano, Raczymow

les survivants18. Cette mémoire absente est un premier élément qui


relie en profondeur les œuvres de Perec, de Modiano et de Raczymow,
et dont je développerai les différentes variantes. Mais il y a un autre
élément fondamental qui fait que leurs œuvres sont proches. C’est la
conception de l’écriture – et les pratiques d’écriture – qui résultent de
cette mémoire absente. En effet, parce que déterminées par un vide,
par une absence, autour duquel elles se sont construites, ces trois
œuvres se sentent une affinité avec les recherches d’une modernité
typiquement française qui, depuis Mallarmé et même Flaubert (le
fameux « livre sur rien »), en passant par Proust, Blanchot, Oulipo ou
le Nouveau Roman, a fait de l’écriture une expérience propre, qui
crée, présente son propre univers imaginaire au lieu de représenter la
réalité. Quels sont les rapports respectifs de Perec, de Modiano et de
Raczymow à cette modernité ? Certes, c’est à Oulipo (dans le cas de
Perec) et au Nouveau Roman (dans le cas de Raczymow) qu’ils
doivent leur orientation première, mais dans un second temps,
l’incursion de l’Histoire transformera cette orientation première, et les
procédés formels de la modernité seront mis au service d’une
entreprise tout à fait originale.
Si l’on considère les travaux de recherche sur la « littérature
de la Shoah » de langue française, on aperçoit un net décalage entre la
France et l’étranger. Longtemps, c’est surtout à l’étranger que cette
littérature semble susciter l’intérêt des chercheurs. La première étude
systématique sur la question fut celle de Cynthia Haft, qui prétend à
l’exhaustivité et propose une bibliographie étendue19. Comme l’indi-
que le titre de son ouvrage, en ces années 70, il s’agit encore et surtout
d’une mémoire des camps, donc de la littérature de témoignage, toutes
provenances confondues. Suit, aux Etats-Unis surtout, pendant les
années 80, un véritable déferlement d’études sur ce qui s’appellera
désormais la « Holocaust literature ». Ouvrages de référence qui non
seulement étudient cette littérature dans une perspective inter-
nationale, mais qui, en conjonction le plus souvent avec la « théorie du
trauma » revisitée, proposent également une réflexion approfondie sur
les présupposés théoriques d’une telle littérature. Je ne fais ici que
mentionner le recueil collectif de Berel Lang et les études de James E.
Young, Geoffrey Hartman, Sidra Dekoven Ezrahi, Allan L. Berger et

18
Je développerai plus amplement cette notion dans le Prologue, § 4.
19
The theme of nazi concentration camps in French literature, La Haye, Mouton,
1973.
Avant-propos 19

Dominick LaCapra20. Ces ouvrages cependant se consacrent majori-


tairement à la littérature d’expression anglo-saxonne. En même temps,
quelques rares ouvrages, souvent publiés hors de France, et parfois
même en anglais (ce qui diminue sérieusement leur réception en
France), se consacrent entièrement ou partiellement à la littérature de
la Shoah en langue française. Mentionnons, pour les années 80, le bel
essai de Charlotte Wardi et les travaux d’Ellen Fine21. Dans les années
90, c’est en anglais que paraît le premier volume collectif qui, se
concentrant sur la littérature de témoignage d’expression française, la
situe dans le contexte de Vichy et de l’antisémitisme de souche
française22.
Les années 80 et 90 sont également l’époque où, aux Etats-
Unis et en Israël, la problématique de la génération d’après se fait
jour, ce qui donne lieu à de multiples travaux, sociologiques,
psychologiques et littéraires23. La meilleure synthèse, à ce jour, de la
littérature de la génération d’après est celle du volume collectif
d’Efraim Sicher, Breaking Crystal, ouvrage qui considère cette
littérature dans une perspective israélienne, opposant Israël à la
diaspora24. En France, malgré la venue à l’écriture de la génération des
enfants de survivants, la reconnaissance de la part des chercheurs se
fait attendre. Ce n’est que depuis dix ans environ que la littérature de
la génération d’après commence à susciter un intérêt discret en milieu
universitaire. La thèse de doctorat d’Anny Dayan-Rosenman accorde
une place importante à la génération d’après mais, à force de vouloir
embrasser toute la littérature de la Shoah, l’ouvrage prend un caractère

20
Cf. bibliographie.
21
Charlotte Wardi, Le génocide dans la fiction romanesque, Presses universitaires de
France, 1986 ; Ellen Fine : Legacy of Night. The literary universe of Elie Wiesel,
Albany, State University of New York Press, 1982.
22
Lawrence D. Kritzman, éd., Auschwitz and After. Race, culture and the « Jewish
Question » in France (Londres, Routledge, 1995). Les contributions de ce livre sont
en prévalence américaines, ce qui étonne moins lorsqu’on songe que des historiens
comme Robert Paxton et Zeev Sternhell, qui modifièrent profondément notre image
de Vichy, étaient respectivement américain et israélien.
23
Cf. Prologue, § 2. La réception des recherches en prévalence américaines et
israéliennes sur la psychologie des enfants de survivants a été faite notamment par
Nathalie Zajde dans Enfants de survivants. La transmission du traumatisme chez les
enfants des Juifs survivants de l’extermination, Odile Jacob, 1995.
24
Efraim Sicher, éd., Breaking Crystal. Writing and Memory after Auschwitz, Urbana
and Chicago, University of Illinois Press, 1998.
20 Perec, Modiano, Raczymow

un peu énumératif25. Signalons aussi toute une série de volumes col-


lectifs et de numéros spéciaux de revue, où la littérature de la
génération d’après en France est finalement étudiée dans sa spécifi-
cité26. Cependant – et c’est le danger qui guette toute recherche sur ce
sujet – ces articles se bornent trop souvent à une étude monographique
et thématique, sans prendre en compte les procédés formels et les
choix théoriques de ces textes dans une perspective comparative.
L’ambition de la présente étude est de considérer chacune des trois
œuvres dans sa spécificité mais en même temps d’attester leurs
rapports mutuels, parfois très étroits, notamment leur place respective
dans le contexte des tendances modernistes des cinquante dernières
années.
Le plan de cet ouvrage est le suivant. Le Prologue a un double
but : en esquissant les divers contextes de la littérature de la
génération d’après – contexte historique, psychanalytique et littéraire
– il donne également un aperçu des différentes approches choisies. En
effet, mon approche des œuvres de Perec, de Modiano et de
Raczymow ne saurait être exclusivement littéraire. Il faut également
garder à l’esprit le moment historique très particulier où elles ont
surgi : celle de la résurgence de la mémoire juive dans les années 70.
Outre cette perspective historique, il est une autre perspective qui
guidera cet ouvrage : c’est la perspective psychanalytique de réflexion
sur le traumatisme et sur sa transmissibilité. Après ces perspectives
générales, la première partie nous fera plonger en profondeur. Elle
propose trois études monographiques qui s’attachent chacune à un
seul roman – représentatif à mon sens – de l’auteur en question. C’est
dans leur spécificité, et donc provisoirement sans souci comparatif que
j’étudierai successivement Un homme qui dort de Perec (1967), Dora
Bruder de Modiano (1997) et Un cri sans voix de Raczymow (1985).
Afin de faciliter la comparaison, la seconde partie s’attache à une
expérience-clef, commune aux trois œuvres, celle de l’espace devenu
question. C’est la conscience d’une double perte, d’un double manque
de l’espace : perte du lieu d’origine d’une part, avec la disparition de
l’univers de la judéité d’Europe orientale, et d’autre part la conscience

25
Anny Dayan-Rosenman, Deuil, identité, écriture. Les traces de la Shoah dans la
mémoire juive en Fance, thèse Paris VII, 1995, non publiée.
26
Notamment le volume du colloque de Cerisy de 1998, Vivre et écrire la mémoire de
la Shoah. Littérature et psychanalyse, dir. par Charlotte Wardi & Perel Wilgowicz,
Alliance Israélite Universelle, 2002.
Avant-propos 21

du non-lieu qu’est l’univers concentrationnaire. Or la conscience


aiguë de ces espaces à jamais absents va de pair, chez les trois auteurs,
avec une véritable obsession de l’espace et des lieux parisiens.
Comment comprendre ce mouvement paradoxal ? La topographie
urbaine vient-elle suppléer aux lieux perdus ? Ou bien s’agit-il de la
création d’un espace écrit, « encrage » plutôt qu’ancrage (pour re-
prendre le jeu de mots perecquien) capable de dire la disparition et la
mémoire absente ?
Prologue

Perspectives historiques,
psychanalytiques et littéraires

1965 : Les Choses de Georges Perec ; 1968 : La place de l’étoile de


Patrick Modiano ; 1973 : La saisie de Henri Raczymow. En alignant
ces simples dates, on s’aperçoit que tous trois, ces auteurs publient
leur premier roman à une même époque, fin des années 60-début des
années 70. Avant d’aborder leurs œuvres, il faut esquisser le contexte
commun, la perspective dont elles naissent. Perspective historique
commune d’abord : il s’agit de la résurgence de la mémoire de
l’Occupation et de la Shoah, que ces œuvres contribueront à modeler.
Perspective générationnelle aussi : c’est l’époque où, en s’appuyant
sur la psychanalyse revisitée, les enfants de survivants prennent
conscience d’une problématique commune, de l’existence d’une
« deuxième génération », qui pourrait avoir hérité les traumatismes de
ses parents. Enfin – et c’est la perspective qui compte le plus, pour un
écrivain – il y a le contexte littéraire commun : celui d’une nouvelle
littérature juive mais, plus fondamentalement, pour ces trois auteurs,
le rapport aux recherches formelles des générations précédentes
(Oulipo, Nouveau Roman, modernité sous toutes ses variantes).

1. Perspectives historiques : la résurgence de la mémoire

Vers la fin des années 60, on voit en France une résurgence de la


mémoire de l’Occupation et de la Shoah, que l’œuvre de Modiano
notamment contribue à modeler. Sur le phénomène de cette résur-
gence, les historiens s’accordent désormais. Dans Le syndrome de
Vichy (1987), Henry Rousso avait, le premier, avancé la thèse d’un
oubli collectif, traumatique, de Vichy, dans les années 50 et 60, auquel
aurait succédé, autour de 1970, après la mort de De Gaulle, le phéno-
24 Perec, Modiano, Raczymow

mène du « miroir brisé », c’est-à-dire de la démythification du mythe


résistancialiste. Cette démythification conduisit à une prise de
conscience de l’ampleur des déportations en France et de la
Collaboration qui fut le fait d’une part importante de l’administration
française. A partir de la seconde moitié des années 70, comme on sait,
une suite d’« affaires » autour de fonctionnaires de l’administration de
Vichy (Papon, Touvier, Darquier de Pellepoix, Bousquet) secouent la
France ; en même temps, les publications historiques, littéraires et les
productions cinématographiques s’accumulent : c’est la période que
Rousso avait alors appelé « l’obsession », qui dure jusqu’à nos jours.
C’est également l’époque d’une résurgence de la mémoire juive de la
Seconde Guerre Mondiale, qui est fondamentalement une mémoire de
la Shoah.
Dans son ouvrage récent, Vichy. L’événement, la mémoire,
l’histoire (2001), Rousso revient sur cette « anamnèse progressive de
Vichy », qui dure depuis trente ans aujourd’hui, et tente de discerner
ce qui caractérise en propre chaque décennie. Ainsi, après les années
70, marquées par la discussion sur les rapports entre Vichy et le
« fascisme français », les années 80 sont à proprement dire la décennie
de la résurgence d’une mémoire de la Shoah. Ce sont, dans le débat
public, les années où la mémoire de la Seconde Guerre Mondiale va
venir coïncider avec celle des persécutions antisémites et de la Shoah.
En France comme dans le monde, il constate une « hégémonie de plus
en plus nette de la mémoire du Génocide au regard d’autres catégories
de victimes et d’autres lectures de la guerre. » 1 C’est également le
constat d’un autre historien de la période, Pierre Nora, dans un très bel
article qu’il consacre à la « Mémoire et identités juives dans la France
contemporaine » : « la Shoah, à partir du milieu des années 1980,
[devient] le pilier d’un type nouveau de religion séculière, le
fondement de l’identité juive contemporaine. »2
Qu’il y ait une sacralisation de la Shoah, élevée au rang de
critère moral universel, personne ne saurait le nier en voyant la
« fièvre commémorative » 3 qui a marqué la création du Holocaust
Memorial Museum de Washington, de nombreux monuments de

1
H. Rousso, Vichy. L’événement, la mémoire, l’histoire, Introduction, Gallimard,
2001, p. 42.
2
Pierre Nora, « Mémoire et identité juives dans la France contemporaine. Les grands
déterminants », Le Débat, octobre 2004, p. 23.
3
Nora, art. cit., p. 25.
Prologue 25

commémoration, celui de Berlin notamment, et l’institution de


nouvelles journées commémoratives, comme le 16 juillet en France4.
Faut-il, comme Rousso, dénoncer cette vision morale de la Shoah
comme pour le moins datée et susceptible de critique ? Peut-être, mais
là n’est pas la question, dans notre perspective, car il faut faire une
distinction nette entre cette mémoire nationale de l’Occupation et de la
Shoah, dans l’opinion publique d’une part, et d’autre part la mémoire
juive de la Shoah : phénomène parallèle chronologiquement, mais qui
ne coïncide pas avec la première. Aussi faut-il critiquer et compléter la
formule de Nora citée ci-dessus : à partir des années 80, la Shoah
devient certes, dans la conscience nationale, en France comme
ailleurs, « le pilier d’un type nouveau de religion séculière », mais
devient-elle en même temps « le fondement de l’identité juive
contemporaine » ? Il faut savoir que tout l’essai de Nora part du juste
constat qu’aujourd’hui, « la mémoire et l’identité juives [ont] acquis
une autonomie et une positivité spécifiques », autrement dit le constat
d’une identité juive renouvelée. 5 Ce phénomène s’explique par une
conjonction de facteurs, internationaux d’une part (depuis la Guerre
des Six Jours à la Crise de Suez), nationaux de l’autre, comme
l’arrivée massive en France des Juifs d’Afrique du Nord et, dans le
sillage de Mai 68, le réveil des particularismes sociaux et régionaux6.
Mais à l’intérieur de cette identité juive renouvelée, Nora distingue
plusieurs composantes : non seulement ce que, d’une formule un peu
malencontreuse, il appelle « la dimension génocidaire », mais encore
la « dimension israélo-sioniste » et aussi « la dimension éthico-reli-
gieuse ». Par cette formule, il fait référence à tout le renouveau qui a
lieu sur le plan de la spiritualité, de la pensée et de la littérature juives,
en ces années 80. Identité composite donc, où la mémoire de la Shoah
joue un rôle central certes, mais non exclusif.
Voyons à présent d’un peu plus près cette résurgence d’une
mémoire proprement juive de la Shoah, magistralement analysée par
l’historienne Annette Wieviorka dans ses nombreux ouvrages. Dans
Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, son ouvrage sur
la perception collective de la Shoah dans la France de l’immédiat
après-guerre (1944-1948), elle fait le même constat de la « présence

4
Depuis 1993, le 16 juillet est la « Journée nationale des persécutions racistes et
antisémites commises sous Vichy ».
5
Nora, art. cit., p. 20.
6
Cf. Nora, art. cit., et Wieviorka, L’ère du témoin, Plon, 1998.
26 Perec, Modiano, Raczymow

obsédante du génocide des Juifs » depuis la fin des années 70. Pour
expliquer ce phénomène, elle remonte à la période qui précède, qui
enveloppe près d’une vingtaine d’années (de la fin des années 40 à la
moitié des années 60) et constate, plus radicalement que Rousso, un
« détournement de mémoire » : tout ce qui touche à Vichy et à la
Collaboration tout autant qu’à la spécificité du génocide juif est frappé
de tabou. Cependant, et c’est l’une des principales thèses du livre de
Wieviorka, du côté des survivants, les toutes premières années après la
Libération (1944-1948) furent celles non pas du silence, mais d’une
masse de témoignages. Toutefois, s’adressant d’abord à la radio,
ensuite à la presse et enfin aux éditeurs, les rescapés durent faire face
à un intérêt vite épuisé et donc à un marché rapidement saturé. Suivent
de longues années de silence et d’indifférence de la part du public,
alors que les ouvrages sur la Résistance tiennent le dessus du pavé7.
Les témoins d’ailleurs sentent très bien eux-mêmes cette immaturité
de l’opinion : Charlotte Delbo par exemple, qui a écrit ses ouvrages
dès 1946-47, mais ne les publie qu’à partir de 1966. L’espèce humaine
de Robert Antelme paraît d’abord en 1947, Se questo è un uomo de
Primo Levi la même année, mais les deux livres n’auront leur
véritable impact que lors de leur seconde édition8. Ces grands témoins
– Antelme, Levi, mais aussi Charlotte Delbo et Anna Langfus, qui
publient leurs œuvres au cours des années 60 – sont très en avance sur
une opinion publique qui longtemps refuse leur témoignage. Depuis
1945, pendant de longues années, la littérature de la Shoah et des
camps se poursuit dans l’isolement, en retrait du domaine public ; elle
anticipe sur l’évolution ultérieure de l’opinion, elle contribue à former
celle-ci et surtout, nous le verrons, les grands témoignages serviront
de modèles pour la nouvelle littérature de la Shoah qui naîtra autour
de 1970.
Pour que cette littérature soit entendue – celle des survivants
comme celle de la génération d’après –, pour que le silence soit
rompu, il faudra, en France comme ailleurs, un tournant au niveau de
la conscience : il faudra l’avènement de ce que Wieviorka nomme
« l’ère du témoin ». Il s’agit là d’abord d’un phénomène international.
Comme elle le montre dans L’ère du témoin (1998), le silence sera
définitivement rompu en 1961, avec le procès Eichmann. Avec ses

7
Cf. Rousso, Le syndrome de Vichy, I, chap. 2.
8
1978 pour Antelme, 1956 pour la seconde édition italienne de Primo Levi.
Prologue 27

cent onze témoignages, ce procès marque « l’avènement du témoin ».9


C’est le premier procès à être entièrement construit sur les témoigna-
ges des survivants : masse de témoignages qui fait qu’Eichmann lui-
même est plus ou moins évincé de la scène, en faveur de la « leçon
d’histoire »10 que le procès veut donner aux nouvelles générations, en
Israël comme ailleurs. Grâce à la télévision, cette « leçon » sera
largement diffusée dans le monde entier, ce qui est également une
nouveauté à l’époque.
Ainsi, le procès Eichmann ouvre une nouvelle ère, celle du
témoin. Au terme de plus de quinze années de silence, il a « libéré la
parole des témoins »11, il a ouvert la voie à une deuxième vague de
témoignages, audiovisuels pour la plupart, comme ceux qui sont
recueillis par la Fondation des Archives Fortunoff de l’Université de
Yale, aux Etats-Unis ou, à partir des années 90, par le vaste projet de
Steven Spielberg, Survivors of the Shoah Visual History Foundation.
En France, l’ère du témoin commence au début des années 80, avec la
capture de Barbie (1983) et son procès (1987) qui, au niveau national,
se veut une leçon d’histoire comparable à celle du procès Eichmann12.
Elle se poursuit avec la création de l’antenne française des Archives
Fortunoff, par Annette Wieviorka, en 199013. Parallèlement, la sensi-
bilisation du public à la mémoire de la Shoah se poursuit de mille
manières, fort diverses comme la diffusion de la série télévisée
Holocaust en 197814 mais aussi du grand film de Lanzmann, Shoah
(1985). 1978 est également l’année où Serge Klarsfeld et son équipe
publient le Mémorial de la Déportation des Juifs de France, premier
d’une longue série d’ouvrages qui archivent et publient les données
biographiques essentielles des déportés juifs, adultes et enfants. Nous
verrons l’impact qu’auront ces mémoriaux sur Patrick Modiano et le
rôle qu’ils ont joué dans l’enquête de Dora Bruder.
A la fin des années 60, et au cours des deux décennies qui
vont suivre, grâce à l’avènement de « l’ère du témoin », la mémoire
juive de la Shoah va enfin pouvoir se faire entendre. Comment
caractériser cette mémoire ? Pour les survivants, la Shoah est « un

9
Pour ce qui suit, cf. Annette Wieviorka, L’ère du témoin, op. cit.
10
Wieviorka, op. cit., p. 82.
11
Ibid., p. 117.
12
Sur Barbie, cf. Rousso, op. cit. p. 229-248.
13
A. Wieviorka, L’ère du témoin, op. cit., p. 97, note 2.
14
Sur l’impact de Holocaust, cf. Rousso, op. cit., p. 170.
28 Perec, Modiano, Raczymow

passé qui ne passe pas », pour reprendre le titre d’un autre ouvrage de
Henry Rousso et Eric Conan sur la mémoire de Vichy15. « Un passé
qui ne passe pas » : en grammaire, c’est la définition bien connue de
l’imparfait, le temps d’un passé dont les conséquences se font encore
sentir aujourd’hui. L’imparfait : le temps du traumatisme, de la
performance répétée, obsessive, d’un événement du passé qui ne finit
pas de nous travailler, dans un travail du deuil qui demeure imparfait
dans tous les sens du terme. Si l’un des caractères essentiels du
traumatisme, c’est d’être différé, de demeurer longtemps enfoui dans
les profondeurs de l’inconscient, pour n’affleurer à la conscience
qu’après un long laps de temps, cela explique pourquoi certains
survivants n’ont pu prendre la parole que des dizaines d’années plus
tard. 16 C’est le cas de Sarah Kofman qui, après plus de quarante
années, a parlé de la déportation de son père dans Paroles suffo-
quées17, et de ses propres années d’enfant caché dans son récit Rue
Ordener rue Labat18. Au moment où elle écrit ces deux ouvrages, elle
a déjà écrit presque toute son œuvre philosophique, où son passé
n’intervient que par des voies obliques.
Autour de 1970, il y eut donc plusieurs mouvements très
différents qui coïncidèrent et qui vinrent se renforcer, et c’est ce qui
explique l’émergence d’une nouvelle mémoire de la Shoah. D’une
part, au niveau national, le « miroir brisé » et « l’anamnèse pro-
gressive » du rôle joué par Vichy dans les persécutions, tel que le
décrit Rousso. D’autre part, au niveau plus particulier de la mémoire
juive de la Shoah, il y a ce qu’on pourrait appeler un deuxième élan,
beaucoup plus incisif que le premier. Or cet élan est double. La
deuxième série de témoignages de la part des survivants, dans les
années 70 et 80, coïncide en effet avec l’accès à l’âge adulte et la
venue à l’écriture des nouvelles générations, qui apportent un
renouveau de la culture et de la littérature juives19.

15
Vichy. Un passé qui ne passe pas, Fayard, 1994.
16
Cf. plus loin § 2.
17
Galilée, 1987.
18
Galilée, 1994.
19
Sur tout ce contexte historique et la naissance d’une nouvelle conscience juive, cf.
L. Kritzman (réd.), Auschwitz and After, op. cit.
Prologue 29

2. Perspectives psychanalytiques : mémoire et traumatisme

Le schéma de Rousso (où il est question de « syndrome de Vichy », de


retour du refoulé) mais aussi la réflexion récente sur la « mémoire de
la Shoah », en Europe mais surtout aux Etats-Unis : tous ces éléments
doivent beaucoup à Freud et à la psychanalyse, en particulier à la
théorie freudienne du traumatisme, récemment revisitée et ré-élaborée
par des historiens, des philosophes et des chercheurs dans le domaine
des arts visuels et de la littérature. La théorie du traumatisme est
devenue une perspective théorique indispensable, également dans les
études littéraires, qu’elles concernent la littérature de témoignage ou
celle de la génération d’après. Dans le prolongement de Freud,
Geoffrey Hartman rappelle que le traumatisme se compose de deux
éléments essentiellement contradictoires. Il y a d’un côté l’événement
traumatique : un événement si incisif, si blessant qu’il n’a pu être vécu
consciemment, être « reçu » par l’appareil psychique. C’est une expé-
rience ou un événement manqué, c’est pourquoi il ne saurait être
volontairement remémoré : le sujet ne conserve aucun souvenir du
traumatisme. Cependant, l’événement a été enregistré, il en reste des
« traces mnésiques » 20 et leur manifestation, dans « une sorte de
mémoire de l’événement », constitue l’autre versant du traumatisme21.
Hallucinations répétées, flashes, rêves, idées ou conduites, ces
manifestations du traumatisme ont deux caractéristiques communes :
leur caractère tardif, retardé – on le sait depuis les travaux de Freud
sur les victimes de la Première Guerre Mondiale, les troubles ne se
manifestent qu’après coup, après une période plus ou moins longue de
latence – et leur caractère répétitif, obsessif.
Dans un article antérieur à la Première Guerre Mon-
diale, « Remémoration, répétition et perlaboration » (1914), Freud
avait désigné cet ensemble de manifestations traumatiques par le
terme de « mise en acte » (Agieren), universellement adopté
aujourd’hui (c’est le acting out ou re-enactment anglo-saxon). Celui

20
« [...] tous les processus d’excitation qui se produisent dans les autres systèmes y
[dans la conscience] laissent des traces durables qui constituent le fondement de la
mémoire, donc des restes mnésiques qui n’ont rien à faire avec le fait de devenir
conscients », Freud, Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse,
Lausanne, Payot, 1981, p. 66.
21
G. Hartman, « On Traumatic Knowledge and Literary Studies », New Literary
Theory, 26, 1995, p. 537.
30 Perec, Modiano, Raczymow

qui souffre d’une névrose obsessionnelle, dit-il, « n’a aucun souvenir


de ce qu’il a oublié ou refoulé et ne fait que le traduire en actes. Ce
n’est pas sous forme de souvenir que le fait oublié reparaît, mais sous
forme d’action. Le malade répète évidemment cet acte sans savoir
qu’il s’agit d’une répétition »22. Aussi, dans le prolongement de Freud,
la plupart des théoriciens aujourd’hui font une distinction nette entre
traumatisme et mémoire : dans le traumatisme, les images sont
absolument claires et littérales, mais elles sont spontanées, elles ne
peuvent être ni volontairement évoquées, ni refusées : elles sont subies
par le survivant. Comme le formule Cathy Caruth, « être traumatisé
c’est être possédé par une image ou un événement »23.
Dès son article de 1914, Freud avait cherché, dans l’analyse, à
faire face à la névrose obsessionnelle (ou à ce qu’il appellera plus tard
le traumatisme) et c’est ici que surgit l’autre terme central de
« perlaboration » ou celui, également employé en France, de
« working-through » (Durcharbeitung) : c’est, selon la définition de
Pontalis, le « processus par lequel l’analyse intègre une interprétation
et surmonte les résistances qu’elle suscite. Il s’agirait là d’une sorte de
travail psychique qui permet au sujet d’accepter certains éléments
refoulés et de se dégager de l’emprise de mécanismes répétitifs. »24
Depuis Freud, la notion de perlaboration a été largement adoptée, aux
Etats-Unis comme en France, pour désigner de multiples formes de
prise de conscience du traumatisme, à l’intérieur aussi bien qu’à
l’extérieur du cadre de l’analyse. Dans le contexte de la mémoire de la
Shoah, elle a aussi été largement assimilée à cette autre notion
freudienne, le « travail de deuil ».
Dans plusieurs de ses publications, le théoricien Ernst van
Alphen souligne à juste titre que depuis les années 80, il y a une
évolution dans la manière dont le public perçoit, reçoit les diverses
figurations de la Shoah dans la littérature. Après ce qu’on pourrait
appeler l’ère de la représentation historique, où les genres docu-
mentaires (témoignages, journaux, mémoires) furent privilégiés, nous
sommes à présent dans ce qu’on pourrait appeler l’ère de la visualité.

22
Freud, « Remémoration, répétition, perlaboration », in La technique psych-
analytique, Presses Universitaires de France, 1981, p. 108.
23
Trauma. Explorations in Memory, Cathy Caruth ed., Chicago, The Johns Hopkins
University Press, 1995, pp. 4-5.
24
J. Laplanche & J.-B. Pontalis, Vocabulaire de psychanalyse, Presses Universitaires
de France, 2002, p. 305.
Prologue 31

Il ne s’agit pas là d’une prétendue dominance du visuel sur le verbal,


mais du phénomène que des œuvres littéraires qui, loin de rendre
compte après coup des événements, revivent et font revivre des
aspects de la Shoah par des images obsédantes, traumatiques, sont
devenues recevables auprès du public25. Phénomène qui semble lié à
ce que Dominick LaCapra a appelé « the turn to trauma » (variante du
« linguistic turn ») 26. C’est le cas de l’œuvre de plusieurs survivants,
celle de Charlotte Delbo par exemple. Malgré le fait qu’elle ait attendu
vingt ans avant de publier, dans les années 60, la trilogie Auschwitz et
après, ces trois ouvrages n’ont véritablement été reçus par la critique
et le public qu’à partir des années 80-90. Il en est de même des deux
romans déjà mentionnés d’Anna Langfus, publiés au début des années
60 27 . Malgré le prix Goncourt attribué au second, Les bagages de
sable, la réception de son œuvre reste longtemps confinée aux médias
de la communauté juive, comme L’Arche, Pardès, Les Nouveaux
Cahiers28. Dans Les bagages de sable, le récit sur la vie au jour le jour
d’une jeune femme juive à Paris, aux lendemains de la Libération, est
régulièrement interrompu par des hallucinations où son mari et ses
parents déportés surgissent soudain à ses côtés, comme des êtres avec
qui on converse et que le lecteur perçoit en première instance comme
vivants : « Ils sont assis tous les trois, dans la pénombre, sur les deux
chaises et sur mon lit. Ils tournent vers moi des visages vidés de toute
expression – des masques préparés pour une éternelle attente. [...] Ils
sont là, tous les trois, et comme ils ne cessent pas de me regarder, je
répète : ‘Me voilà’ ».29 Dans la perception de la jeune femme et du
lecteur, ces images obsessives du passé sont le seul présent.
Pourtant, ni les livres de Charlotte Delbo ni ceux d’Anna
Langfus ne sauraient être considérés comme pure figuration du
traumatisme, de la névrose obsessionnelle. En effet la formule
« figuration du traumatisme » est déjà une contradiction dans les

25
Cf. Ernst van Alphen, « Caught by images: on the role of visual imprints in
Holocaust testimonies », Journal of Visual Culture, 2002, vol. 1 (2), pp. 205-221; cf.
aussi son essai récent Schaduw en spel. Herbeleving, historisering en verbeelding van
de Holocaust, Rotterdam, Nai Uitgevers, 2004.
26
D. LaCapra, Memory and History after Auschwitz, Ithaka NY, Cornell University
Press, 1998, p. 23.
27
Le sel et le soufre (1960) et Les bagages de sable (1962).
28
Cf. la bibliographie fournie par le site internet www.up.univ-mrs.fr/oriental/bitton/
pages/notice/langfus.htm
29
Anna Langfus, Les bagages de sable, Gallimard, 1962, p. 10.
32 Perec, Modiano, Raczymow

termes, car le névrosé – le personnage de la jeune femme dans


Bagages de sable – est muet, il n’exprime ni ne figure rien, il est
enfermé dans ses images. En tant que narrateur par contre – et ce
narrateur est une figure de l’auteur –, la jeune femme exprime bel et
bien ses images obsessionnelles. Avec l’événement de l’écriture, la
répétition compulsive d’images absolument particulières va de pair
avec autre chose, avec ce qu’on pourrait appeler une « perlaboration »
par et dans l’écriture. L’auteur de 1962 a pris conscience des
résistances de la jeune femme de 1945-46. Pour ceux des écrivains de
la première génération qui, comme Langfus, Delbo, ont tenté
d’inscrire une trace du traumatisme dans leur écriture, la question est
de savoir comment se fait cette inscription, comment elles arrivent à
en faire un des enjeux de son œuvre ? C’est une des questions
principales que je poserai à propos de Perec.

Traumatisme et deuxième génération

Pour ce qui est des auteurs nés après, la question de la transmission du


traumatisme se pose inévitablement. Est-ce que, et dans quelle
mesure, les survivants ont transmis leur traumatisme à leurs enfants ?
Et le cas échéant, ceux-ci souffrent-ils des mêmes maux que les
survivants ? Les manifestations visibles du traumatisme – images
obsédantes qui surgissent dans les cauchemars et dans le rêve éveillé,
angoisses, conduites compulsives – seraient-elles transmissibles d’une
génération à l’autre ? De nombreux psychiatres et psychologues, qui
se basent sur du matériel clinique, tendent à l’affirmative. En France,
Nathalie Zajde a fait une étude de cas qui la mène au constat suivant :
« le fait traumatique perdure intact d’une génération à l’autre » 30 .
Récemment, un groupe international de chercheurs a soutenu le
contraire : « la transmission intergénérationnelle du traumatisme
n’existe pas »31. Cependant, les diverses enquêtes sont difficilement

30
Enfants de survivants. La transmission du traumatisme chez les enfants des Juifs
survivants de l’extermination nazie, op. cit., p. 123. Le corpus de Zajde est assez
limité cependant.
31
Sagi, A., Van Ijzendoorn, M.H., Grossmann, K. e. a., Child Survivors – But not
their Children – Suffer from Traumatic Holocaust Experiences, Haifa, University of
Haifa (à paraître); une prépublication a eu lieu dans Van Ijzendoorn, M.H., « Drie
generaties Holocaust ? », Amsterdam, Académie Royale des Sciences, 2002. Comme
Prologue 33

comparables entre elles, et ce n’est pas le lieu ici d’apporter une


réponse définitive à une question aussi controversée. Il suffit de
constater la présence insistante de cette problématique dans la
littérature qui nous occupe : de manières fort différentes, la
thématique de la transmission du traumatisme et de l’identification au
passé surgit chez Raczymow comme chez Modiano.
Aux Etats-Unis et ailleurs, depuis la fin des années 70, de plus
en plus d’enfants de survivants se révélaient affectés par les
traumatismes de leurs parents, et leurs expériences ont été décrites par
les psychologues et les psychanalystes. Même si les romans de
Raczymow et de Modiano sont bien loin de se résumer à cette
problématique-là, il faut pourtant en dire un mot pour saisir le
contexte de leur œuvre. La journaliste américaine Helen Epstein est
l’une des pionnières dans ce domaine. Au cours des années 70, elle a
interrogé des dizaines de Juifs américains de son âge, comme elle
« obsédés par une histoire qu’ils n’ont pas vécue », et c’est grâce à ses
travaux notamment qu’autour de 1980, la problématique de la
deuxième génération est reconnue dans sa spécificité 32 . Dans le
domaine psychologique comme dans le domaine littéraire ou
artistique, les tenants de cette génération ont dû lutter, revendiquer
leur légitimité et leur droit à la parole. A peu près à la même époque,
en France, l’historienne Nadine Fresco publie son important essai
« Diaspora des cendres », où elle fond huit récits anonymes d’enfants
de survivants en un seul : approche tout à fait justifiée du fait que ces
récits, mêlés au sien propre, forment « presque un seul récit »,
tellement leurs thèmes présentent de convergences.33
Un premier thème, bien connu, est celui de la non-
transmission. C’est ce que Nadine Fresco appelle « l’emprise du
silence ». Il s’agit du phénomène bien connu des parents qui ne
parlent pas à leurs enfants de ce qui s’est passé, ou qui leur racontent
une histoire filtrée, fragmentaire : « les morceaux choisis de la

le titre anglais l’indique, cette enquête diffère des autres en ce qu’elle a pour objet les
survivants-enfants et leurs descendants, et non les survivants qui ont vécu
l’Occupation à l’âge adulte, et dont les enfants sont nés dans l’immédiat après-guerre.
De plus, il s’agit d’un groupe de survivants-enfants qui a émigré en Israël peu après la
Libération.
32
Helen Epstein, Children of the Holocaust. Conversations with Sons and Daughters
of Survivors, New York, Putnam, 1979.
33
Nadine Fresco, « La diaspora des cendres », Nouvelle Revue de Psychanalyse, no.
24, Automne 1981, pp. 205-220.
34 Perec, Modiano, Raczymow

guerre » (209). Dans les deux cas, la guerre, la Shoah restent « le trou
noir, béant, vertigineux d’années indicibles » (206). Lourdement
traumatisés, les survivants sont dans l’impossibilité de parler d’une
expérience qui pour eux demeure un interdit, un sujet-tabou, sur lequel
il faut garder le silence non seulement pour épargner ces horreurs aux
enfants, mais encore et surtout pour préserver un fragile équilibre
psychologique. Quelles que soient les causes de ce silence, les enfants
grandissent dans le « noir mystère d’avant leur naissance » (209).
Dans les témoignages recueillis par Nadine Fresco, l’emprise
du silence va de pair avec un sentiment d’exclusion par rapport au
passé. Sans exception, les interviewés se sentent « les Juifs de
l’après », des « Juifs posthumes » (215), des « Juifs retardataires »
(211). C’est l’expérience que résume l’expression de Raczymow déjà
citée, celle « d’avoir raté un train ». Devant le sentiment que
l’essentiel, le tout-déterminant a eu lieu avant leur naissance, ils vivent
dans « l’intense frustration qui découlait pour eux et de l’impossibilité
de s’identifier aux victimes et de la quasi-certitude de n’en jamais
faire partie » (211). Cependant, préalablement à ce constat d’impos-
sibilité, les enfants sont bel et bien exhortés par les parents à
s’identifier avec les victimes. Et cette exhortation se fait, tacitement
pour la plupart, dès la naissance, notamment en donnant à l’enfant le
prénom de son frère ou de sa soeur déportés. Aux Etats-Unis, ces
enfants sont appelés des « memorial candles » : ils sont littéralement
des chandelles allumées à la mémoire de l’enfant déporté, qu’ils sont
censés remplacer. Ils ont « l’impossible devoir de réparation d’une
perte irréparable » (217). Pour les enfants des survivants, l’iden-
tification aux victimes est donc loin d’être un choix ; pour emprunter
le terme heideggerien, ils sont d’emblée « jetés » dans cette situation,
qui est pour eux incontournable. Jetés, menés à vivre une vie qui n’est
pas la leur, une vie « par procuration » impossible à assumer (cf. 215-
216). Très souvent, la formation de leur personnalité propre et leur
rapport aux parents s’en trouvent gravement troublés.
Il importe de voir que la question du traumatisme ne se pose
pas de la même manière pour les survivants que pour leurs enfants.
Pour les premiers, la mise en acte du passé et la répétition d’images et
de conduites peut être compulsive, incontournable, même si celles-ci
se doublent, dans bien des cas, d’une perlaboration et d’un travail de
deuil avancés. Chez ceux qui sont nés après, des formes extrêmes
Prologue 35

d’identification aux survivants ont été observées34. Celles-ci révèlent


ce que Judith Kestenberg, dans ses travaux sur les enfants de
survivants, a appelé la transposition : la tendance qu’ont ceux-ci à
s’approprier les faits passés (qu’ils n’ont pas vécu) et à les revivre
dans l’actuel35. Cependant, cette tendance à la transposition se double
chez nombre d’entre eux de principes éthiques et esthétiques. Un
aspect bien connu de la problématique de la deuxième génération est
en effet qu’elle se sent moralement appelée à prendre sur elle les
souffrances des aînés, jusqu’à les revivre dans l’imaginaire. D’autre
part, plus les événements se font lointains, plus il devient nécessaire
esthétiquement de recréer le passé dans le présent, « par des formes de
mise en acte (modes of reenactment), même de réanimation par
lesquelles le moi qui « n’était pas là » prend le rôle de présence active,
directrice »36. La littérature, œuvre d’imagination, est évidemment une
des voies royales d’une telle mise en acte ou transposition. Le roman
en effet est éminemment apte à devenir une « lived performance »,
c’est-à-dire une représentation – au sens théâtral du terme – qui
enveloppe également le lecteur/auditeur, en lui faisant revivre le
passé37.
Cependant, comme le souligne à juste titre le théoricien
Dominick LaCapra, la tendance à la transposition et à la mise en acte
peut prendre des proportions excessives, surtout si elle est le fait d’un
écrivain né après. Dans Memory and History after Auschwitz, il fait
une distinction nette entre deux formes de mémoire : la mémoire
primaire et la mémoire secondaire. La mémoire primaire « appartient
à une personne qui a vécu les événements et qui s’en souvient d’une

34
Dans The War After: Living with the Holocaust, (Londres, Minerva, 1996), Ann
Karpf décrit comment elle a souffert d’un grave eczéma qui est selon elle le
symptôme psychosomatique d’une détresse posttraumatique qu’elle a héritée de ses
parents. Sur Ann Karpf, cf. Efraim Sicher, « Tancred’s Wound. From Repression to
Symbolization of the Holocaust in Second Generation Narratives », Journal of
Modern Jewish Studies, vol. 5, nr. 2, (section spéciale: Writing the Memory of the
Shoah at the Turn of the Century, A. Schulte Nordholt éd.), juin 2006, pp. 189-201.
35
Cité par Nathalie Zajde, op. cit., p. 142.
36
Froma Zeitlin, « The Vicarious Witness. Belated Memory and Authorial Presence
in Recent Holocaust Literature », History and Memory, vol. 10, no. 2, automne 1998,
p. 6.
37
La postmémoire de Marianne Hirsch est aussi un tel « retrospective witnessing by
adoption. It is a question of adopting the traumatic experiences – and thus also the
memories – of others as experiences one might oneself have had, and of inscribing
them into one’s own life story » (Hirsch, art. cit., 2001, p. 10).
36 Perec, Modiano, Raczymow

certaine manière », en prenant en compte des formes de déni, de


refoulement et de suppression. La mémoire secondaire « est le résultat
d’un travail critique sur la mémoire primaire ». Celui-ci peut être
effectué par celui qui a vécu les événements ou bien par ce que
LaCapra appelle un témoin secondaire, c’est-à-dire un analyste, un
observateur. Les historiens appartiennent à cette catégorie, mais aussi
les écrivains nés après38. On voit donc que la distinction entre mé-
moire primaire et secondaire ne recoupe nullement celle entre
survivants et enfants de survivants. Un survivant peut parfaitement, au
moyen d’une réflexion critique, transformer sa « mémoire primaire »,
traumatique, en une mémoire secondaire où la perlaboration rend
possible le travail de deuil. C’est le cas par exemple de Saul
Friedlaender, qui survécut comme enfant caché et devint plus tard
l’historien qu’on sait39.
Mais c’est le cas inverse qui nous intéresse ici : celui de
l’écrivain ou de l’artiste né après qui pourtant s’identifie aux victimes
jusqu’à devenir à son tour une « victime par procuration » (vicarious
victim)40. Celui qui se limite à mettre infiniment en acte une mémoire
primaire empruntée, tout en refusant toute réflexion, toute « mémoire
secondaire », alors qu’il/elle est lui-même un témoin secondaire. Pour
LaCapra, l’exemple-type d’une telle approche est le film Shoah de
Claude Lanzmann, dont il fait la critique. Ce film de 9 heures et demie
a été unanimement loué parce qu’il a pour sujet « non pas le génocide
comme phénomène historique mais sa survivance et son inaltérable
épaisseur dans le présent, dans la mémoire des témoins et des
spectateurs » 41 . Or aux yeux de LaCapra, cette « épaisseur dans le
présent » est justement ce qui en fait l’exemple par excellence de
l’identification excessive avec les victimes, qui mène à un dangereux

38
Passage librement traduit d’après Dominick LaCapra, History and Memory After
Auschwitz, op. cit., pp. 20-21.
39
Dans son article « Trauma, Transference and ‘Working Through’ in Writing the
History of the Shoah », (History and Memory vol. 4, no. 1, Printemps-Eté 1992, p. 51-
55), Friedlaender élabore les formes concrètes que peut prendre la perlaboration en
historiographie.
40
LaCapra, History and Memory after Auschwitz, op. cit., p. 124.
41
Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, op. cit., p. 272. Comme preuves de la
sacralisation du film Shoah, on peut mentionner l’introduction de Simone de Beauvoir
à l’édition en livre du script (Fayard, 1985) et Shoshana Felman, Testimony. Crises of
witnessing in literature, psychoanalysis and history, Routledge 1992, ch. 7: « The
return of the voice. Claude Lanzmann: Shoah ».
Prologue 37

transfert du traumatisme de ceux-ci sur le spectateur. Lanzmann, bien


que né en 1925, n’est ni victime ni témoin des camps (il prend le
maquis pendant la dernière année de l’Occupation42). Il n’a connu ni
les camps de concentration ni les camps de la mort, or Shoah porte
exclusivement sur ces derniers. Les témoins qu’il interroge sont les
rares rescapés des chambres à gaz (membres des « Sonder-
kommando » notamment). Selon LaCapra, le film entier baigne dans
une identification totale avec les victimes de cette expérience extrême.
Une telle identification vise non pas à reconstruire l’expérience des
camps – par des images d’archive par exemple – mais à « la réincar-
ner, la revivre vraiment, dans une mise en acte compulsive du passé –
en particulier de la souffrance traumatique qui lui fut propre – dans le
présent »43. De là que le film consiste uniquement en témoignages de
survivants : ceux-ci sont appelés, exhortés non à raconter mais à
revivre, à « rejouer », si l’on ose dire, au sens théâtral du terme, la
scène de leur déportation devant la caméra. Lanzmann en effet refuse
que le témoignage prenne la forme du récit car alors la continuité entre
présent et passé serait rétablie, or la Shoah telle qu’il la conçoit est le
présent, un présent qui ne deviendra jamais passé, tant que les
victimes seront là pour le répéter et le revivre sans fin. Pour LaCapra,
la grandeur de ce film n’enlève rien au risque qu’il représente : celui
de retraumatiser les victimes et, par un puissant transfert, de
transformer en victimes les spectateurs et, plus généralement, toute la
génération d’après-guerre.
Loin de s’acharner à la mise en acte du traumatisme – à
revivre et à répéter infiniment le traumatisme –, le témoin secondaire
se doit de travailler à la perlaboration. Son empathie avec les victimes
doit se limiter à « enregistrer un traumatisme atténué (muted trauma)
et à le transmettre au lecteur ou au spectateur »44. Alors seulement, la
mélancolie et la mise en acte peuvent être contrecarrées par des forces
contraires, comme la réflexion et la perlaboration. En appelant
historiens, artistes et écrivains à reconnaître les risques de la mise en
acte du passé, LaCapra prend évidemment une position normative,
prescriptive. Pour les écrivains, il est particulièrement difficile de

42
Données empruntées au lemme d’Annette Wieviorka sur C. Lanzmann dans
Jacques Julliard & Michel Winock éds., Dictionnaire des intellectuels français. Les
personnes, les lieux, les moments, Seuil, 2002, p. 817-818.
43
LaCapra, History and Memory, op. cit., p. 100, mes italiques.
44
LaCapra, op. cit., p. 135.
38 Perec, Modiano, Raczymow

répondre à un tel appel puisque l’imagination créatrice est au centre de


leurs activités. La force propre de la littérature de la Shoah consiste
justement dans cette capacité de recréer le passé, de susciter un instant
l’illusion du présent. Cependant, la littérature dispose aussi de
stratégies qui vont à l’encontre d’une identification totale: c’est ce
qu’on pourrait appeler des procédés de médiation. La recherche de ce
difficile équilibre entre recréation et médiation, entre mise en acte et
perlaboration est un des éléments essentiels qui relient Perec, Modiano
et Raczymow. Quels sont donc, dans les trois œuvres étudiées, les
procédés d’immédiation autant que de médiation ? C’est là une des
questions qui sera au centre du présent essai.
Pour donner un exemple, il s’agit premièrement de l’auto-
réflexion, constante chez les trois auteurs. Comme le remarque Judith
Klein, le métadiscours et l’autoréflexion sont une constante qui
caractérise toute la littérature de la Shoah, celle des survivants comme
celle de la génération d’après. Sans exception, ces auteurs s’inter-
rogent sur le fonctionnement de la mémoire et sur l’oubli, sur
l’écriture elle-même, sur sa possibilité ou impossibilité, jusqu’à douter
du langage lui-même45. Cependant, si les survivants questionnent la
possibilité et l’impossibilité de parler de la Shoah, leurs enfants posent
plutôt la question de la légitimation de leur parole de témoins
secondaires. Comme le formule Henri Raczymow : « Je ne pouvais
pas, comme Elie Wiesel, poser la question : Comment parler ?
Comment trouver les mots ? [...] Mais ma question était celle-ci : de
quel droit parler, si l’on n’a été, comme c’est mon cas, ni victime, ni
rescapé, ni témoin de l’événement ? »46 Le métadiscours sur l’écriture,
nous le verrons, est très important dans le premier récit de Raczymow,
La saisie, mais aussi dans Dora Bruder de Modiano et dans les
fragments autobiographiques de W ou le souvenir d’enfance 47 . Un
second exemple d’une telle procédure de médiation est le rapport
intertextuel constant à la « littérature de témoignage ». La génération
d’après se situe dans le prolongement de ses aînés. Antelme, Levi,
45
Judith Klein, Literatur und Genozid. Darstellungen der nationalsozialistischen
Massenvernichtung in der französischen Literatur, Vienne-Cologne-Weimar, Böhlau
Verlag, 1992, p. 166-174.
46
« La mémoire trouée », art. cit., p. 180.
47
On peut comparer le rôle du métadiscours ici avec une des propositions de S.
Friedlaender pour l’historiographie, qui consiste à faire clairement entendre, au sein
du discours historique, la voix du commentateur (« Trauma, Transference and
Working Through », art.cit., p. 53).
Prologue 39

Rousset, Wiesel, la littérature des ghettos : c’est à eux que Perec,


Raczymow et Modiano se mesurent et en même temps ils affirment
leur indépendance.

3. Perspectives littéraires I : la nouvelle littérature juive des


années 80-90

L’émergence des nouvelles générations, à partir de la seconde moitié


des années 70, va de pair avec un important renouveau culturel et
littéraire juif. Renouveau à la fois religieux et laïc. Bon nombre de
jeunes Juifs, le plus souvent élevés sans beaucoup d’attaches avec le
judaïsme, s’initient aux langues juives et aux grands textes de la
tradition (ce qui résulte en une floraison de traductions du Talmud, du
Zohar), inspirés par leurs aînés, par de grands penseurs juifs comme
Levinas et Jacob Gordin48. Pour la plupart d’entre eux cependant, ce
retour aux sources est intellectuel et culturel plutôt que religieux. Les
jeunes tentent « de saisir l’envergure intellectuelle et universelle de la
tradition juive », « sans pour autant redevenir orthodoxes »49. Ce re-
nouveau des études religieuses n’est en fait qu’un aspect d’une
effervescence qui se manifeste dans tous les secteurs de la culture
juive : histoire, essai, cinéma, mais surtout littérature.
En effet, les années 80 connurent un foisonnement littéraire
sans précédent. En l’espace de quelques années, parut une multitude
de romans à thématique juive, venant de jeunes auteurs inconnus pour
la plupart, nés pendant ou juste après la guerre, tant ashkénazes que
séfarades. Foisonnement tel qu’on parla un peu facilement, à un
moment, d’un « roman juif français », ou même d’une « Ecole
française du roman juif », en faisant le parallèle avec le roman juif
américain des années 60-7050. Parallèle un peu rapide car cette nou-
velle littérature juive ne formait nullement un ensemble homogène.
Du côté ashkénaze, les enfants des survivants vivent leur avènement à

48
Sur la conversion des « maos » aux études religieuses, cf. Judith Friedlaender, Vilna
on the Seine. Jewish Intellectuals in France since 1968, New Haven/Londres, Yale
University Press, 1990.
49
« Le volcan juif », table ronde avec Shmuel Trigano, Charles Mopsik et Alain
Finkielkraut, Libération du 22-23 décembre 1984, pp. 31-32.
50
Dans « Aujourd’hui, le roman juif ? », Traces no. 3, 1980, p. 71, Henri Raczymow
cite et fait la critique de ce terme.
40 Perec, Modiano, Raczymow

l’écriture : fils ou petits-fils d’immigrants d’Europe de l’Est, Henri


Raczymow, Guy Konopnicki, Myriam Anissimov, Paul Fuks, Claude
Gutman et, à partir des années 90, Cécile Wajsbrot se ressourcent à la
« yiddishkeit » de leurs aïeux. En même temps, mais non en
consonance, une nouvelle génération de jeunes séfarades, fils et filles,
eux, des immigrants du Maghreb, commence à publier. Ils ont le
même âge que les premiers mais leur expérience est assez différente :
c’est l’expérience « d’une enfance entre le souk et la plage, entre
l’enclume arabe et le marteau colonial français ; celle aussi d’un exil
difficile en France ; ils écrivent tous un premier roman où ils tentent
avec différents bonheurs, mais toujours avec verve, humour, chaleur,
de dire leur là-bas outre-Méditerranée. » 51 Paula Darmon, Gil Ben
Aych, Ami Bouganin, Paula Jacques, Marco Koskas, Katia
Rubinstein : c’est toute une nouvelle littérature judéo-maghrébine qui
se manifeste, par des récits hauts en couleur.
A ce jour, relativement peu de travail a été fait sur cette
nouvelle littérature juive. La revue Traces – dont l’existence, brève
mais intense, de 1981 à 1985, accompagna et stimula le renouveau
littéraire juif de l’époque – fut la première, dès l’automne 1981, à lui
consacrer un dossier : « Ecriture juive ?52 » Il est frappant de constater
que dès alors, cette revue de signature surtout ashkénaze eut du mal à
rallier la collaboration des écrivains séfarades… Suit, une quinzaine
d’années plus tard, le numéro spécial de Pardès, Littérature et judéité
dans les langues européennes qui, sans être centré sur la littérature
d’expression française, fournit pourtant des éléments précieux du
dossier53. Depuis, quelques travaux universitaires se sont attachés au
phénomène de la littérature juive française des années 80-90. Dans sa
thèse, Deuil, identité, écriture. les traces de la Shoah dans la mémoire
juive en France54, qui dans son corpus ne se limite pas à la génération
d’après, Anny Dayan-Rosenman commente un bon nombre de ces
romans. Son travail est surtout descriptif et analytique, comme celui,
beaucoup plus récent, du chercheur américain Thomas Nolden, qui
publia en 2006 l’essai In lieu of memory. Contemporary Jewish
Writing in France55. Cet essai brosse un riche portrait, bien documenté

51
Raczymow, ibid., p. 74.
52
Traces, 1981, no. 3.
53
Pardès no. 21, Cerf, 1995, sous la direction d’Henri Raczymow.
54
Thèse Paris VII, 1993, non-publiée.
55
Syracuse, Syracuse University Press, 2006.
Prologue 41

quant au contexte historique et culturel, des œuvres des écrivains juifs


français nés après 1945. Il présente le double avantage de couvrir plus
de trente cinq années, et de réunir en un seul volume auteurs
ashkénazes et séfarades. La richesse du corpus étudié, rangé par
thèmes très généraux – filiations, expérience de la diaspora – a
cependant pour corollaire un style passablement énumératif, qui fait
que cet essai se transforme par moments en liste de compte rendus
d’œuvres. Il lui manque la distance déjà si présente chez Lazare
Bitoun, dès 1981 dans Traces, et chez Raczymow (dans Traces mais
surtout quinze ans après, dans Pardès), qui tentent, dans l’espace
beaucoup plus bref d’un article, un jugement critique.
Pourtant, toutes ces études dégagent à peu près les mêmes
constantes. Premièrement la revendication identitaire (ou « retour
identitaire », Nolden) propre à cette littérature. Pour reprendre les
termes d’Anny Dayan-Rosenman : « au cours des dernières décennies,
se sont multipliées les œuvres littéraires où la langue française est le
véhicule d’une affirmation identitaire juive. » 56 Tous ces romans
posent la même question : qu’est-ce qu’être juif – d’ascendance
polonaise, marocaine ou tunisienne – et vivre en France dans les
années 80 ? Dans le prolongement des particularismes ethniques et
régionaux des années 70, on est juif comme on est breton ou basque,
et on écrit pour rendre compte de l’expérience juive en France ou dans
le pays d’origine. L’expérience de l’immigration explique le thème
persistant de l’exil dans ces récits qui chantent avec nostalgie parfois
le shtetl d’Europe orientale ou le mellah marocain. Ce faisant, dit
Lazare Bitoun, seuls quelques uns parviennent à éviter les pièges de
l’exotisme et du « folklorisme de mauvais goût »57. Deuxième con-
stante : le point de vue autobiographique. La plupart de ces ouvrages
sont ouvertement autobiographiques ; dans certains, l’autobiographie
est légèrement déguisée en roman ou en conte58. Il s’agit donc surtout
de témoignages, directs ou indirects. Cette prévalence de l’auto-
biographie traditionnelle est intimement liée d’ailleurs à la dimension
identitaire, comme l’explique Dayan-Rosenman : elle est dûe « à la
situation historique d’une grande partie des Juifs en France, séparés
des lieux et des mondes de leur enfance ou de celle de leurs parents,
par des traumatismes aussi irréversibles que la Shoah ou que l’exil

56
Dayan-Rosenman, op. cit., p. 45, mes italiques.
57
Ibid., p. 83.
58
Lazare Bitoun, « Israélites hier, juifs aujourd’hui », Traces no. 3, p. 82.
42 Perec, Modiano, Raczymow

colonial »59. Cette disparition à la fois d’un univers et d’une langue,


d’une culture d’origine explique que, presque sans exception, les
romanciers juifs des années 80 font œuvre de mémoire et de
transmission. Leur écriture est en quelque sorte une « écriture
filiale »60, qui frise parfois l’hagiographie. Ici, la vision de Thomas
Nolden est plus subtile, qui allègue la notion, forgée par Robert
Ouaknine, d’« autojudéographie », qui suggère que pour le romancier,
c’est l’acte d’écrire sa vie comme Juif, plus que l’appartenance
ethnique, qui est déterminant pour son identité juive61.
Une œuvre de mémoire et de transmission, qui fait de
l’écrivain un scribe, destiné surtout à être « un lien entre les
générations » 62 : est-ce que cette formule peut s’appliquer indif-
féremment à tous les écrivains de la génération d’après ? Il faut, à mon
sens, distinguer ici deux conceptions très différentes de la mémoire.
D’une part ce qu’on pourrait appeler la « mémoire pleine », de l’autre
la mémoire comme faille. Il existe des écrivains pour qui une mémoire
juive « pleine » est une évidence, susceptible de transmission d’une
génération à l’autre, et ce malgré les horreurs de l’Histoire. Parmi les
aînés, les survivants de la Shoah, ce « devoir de mémoire » a donné
lieu à de grandes œuvres, comme celles d’Elie Wiesel et d’André
Schwarz-Bart. Redevables à une conception semblable, quoique
moins universaliste, de la mémoire, les générations nées après-guerre
ont publié des œuvres très diverses, mais souvent centrées sur un
univers local : Belleville communiste (Guy Konopnicki), mellah ma-
rocain (Ami Bouganin), Juifs d’Egypte (Paula Jacques), de Tunisie
(Marco Koskas, Katia Rubinstein) ou d’Algérie (Guy Sitbon, Gil Ben
Aych)… Avec lucidité, Bitoun examine les qualités littéraires de ces
romans, pour conclure que la plupart sont de facture traditionnelle et
que « seuls quelques uns – Ben Aych, Koskas, Rubinstein, Raczy-
mow, Sitbon – arrivent à trouver le ton juste qui renouvelle et enrichit
le langage du roman et introduit un style à la limite des deux cultures
[la culture yiddish ou judéo-arabe versus la culture française] »63. Il
rejoint là les conclusions de Raczymow, qui constate dans Pardès que
cette thématique de l’identité juive retrouvée s’est avérée assez limi-

59
Dayan-Rosenman, op. cit., p. 49.
60
Ibid., p. 51.
61
Thomas Nolden, op. cit., p. 79.
62
Ibid., p. 52.
63
Ibid., p. 83, mes italiques. Lazare Bitoun, art. cit.
Prologue 43

tée, et donc vite épuisée pour la plupart de ces écrivains 64 . C’est


comme si, au niveau de la génération d’après, la conception d’une
mémoire « pleine » aboutissait à une impasse.
Mais tous les jeunes écrivains juifs des années 80 partagent-ils
cette conception de la mémoire ? Pour nombre d’entre eux, la Shoah a
fondamentalement modifié les données de cette mémoire, et de
l’identité juive. Survivants-enfants ou fils de survivants, et donc
déterminés par un passé qui ne leur a été transmis que de manière
fragmentaire, leur expérience de la mémoire et de la judéité est une
expérience du manque, de la faille65. Impossible donc de se rallier à
une « affirmation massive de l’identité » et à « la réappropriation
d’une histoire, d’une culture, d’un destin et même d’une langue. »66
Dans sa thèse, sans d’ailleurs creuser ultérieurement la question,
Dayan-Rosenman donne un excellent exemple d’une telle mémoire. Il
s’agit, dans La vie mode d’emploi de Perec, de la figure étonnante de
Cinoc (chap. LX), qu’elle appelle « le scribe inversé » 67 : « il tra-
vaillait à la mise à jour des dictionnaires Larousse. Mais alors que
d’autres rédacteurs étaient à la recherche de mots et de sens nouveaux,
lui devait, pour leur faire de la place, éliminer tous les mots et tous les
sens tombés en désuétude. »68 Retrancher, effacer, raturer : nous som-
mes au cœur de la « disparition » qui, de multiples manières, traverse
les textes de Perec.
Un scribe inversé, qui retranche au lieu d’ajouter, ce serait
également une bonne caractéristique de Mathieu, le narrateur de
Contes d’exil et d’oubli de Raczymow (1979). Ce récit n’a rien d’un
témoignage autobiographique. Par son titre même, il se situe en
contre-point des multiples témoignages qui paraissent dans ces
années-là. Dans Contes d’exil, un petit-fils demande à son grand-père
de lui raconter la Pologne d’avant-guerre mais les souvenirs du grand-

64
Certains de ces auteurs n’ont jamais dépassé une première oeuvre, d’autres ont
poursuivi une oeuvre romanesque en se délestant de ces attaches juives, d’autres
encore se sont lancés dans d’autres genres comme la biographie et l’essai.
65
La faille, c’est également le terme dont se sert Raczymow pour caractériser la
manière dont Modiano, Perec et Doubrovsky diffèrent du « roman juif français » des
années 80, cf. Pardès no. 21, 1995, Avant-propos, p. 13.
66
Raczymow, ibid., p. 12.
67
Dayan-Rosenman, op. cit., p. 53.
68
La vie mode d’emploi, Hachette, 1978, p. 361. Il faut mentionner que plus tard, la
retraite venue, Cinoc se reprochera ce travail de rature. ll va se mettre à collectionner
les mots oubliés et à les réunir en dictionnaire.
44 Perec, Modiano, Raczymow

père sont fragmentaires et vagues : il a la « mémoire trouée ». De ce


fait, il ne saurait produire que des « contes » ; avec son petit-fils, il
invente une Pologne largement fictive, mythique. Ici, contrairement à
certains récits du shtetl ou du mellah, nulle trace de nostalgie, nul
sentimentalisme. Matériellement, le narrateur en est conscient, l’uni-
vers du shtetl a tout à envier à la vie actuelle, prospère, qu’il mène.
Mais la raison profonde de cette absence de nostalgie est que la
disparition de cet univers est précisément un des éléments qui a fait
naître l’écriture de Raczymow. Ce détour par la fiction, indispensable
lorsqu’il s’agit d’avoir accès à l’univers disparu d’avant-guerre et, à
plus forte raison, nous le verrons, au traumatisme causé par la Shoah,
Raczymow le partage avec Modiano et avec Georges Perec.
Cette expérience de la mémoire et de la judéité comme faille,
comme manque, c’est ce qui noue ensemble toute une série d’œuvres.
Celles de survivants-enfants comme Perec, Serge Doubrovsky et
Raymond Federman, et celles d’enfants de survivants, tels Raczymow
et Modiano, mais aussi d’écrivains moins connus, comme Cécile
Wajsbrot et Gérard Wajcman. Dans ce qui suit, je désignerai leur
expérience de la mémoire par le terme de Raczymow, « la mémoire
absente ». La mémoire absente, figurée par le biais de la fiction
littéraire : c’est là le noyau qui m’a incitée à étudier ensemble ces trois
œuvres69, à les considérer comme originales à la fois par rapport à la
littérature de témoignage, qui les précède, et par rapport à l’écriture
autobiographique des années 80, dont je viens d’esquisser les
principaux traits.

69
La comparaison entre Perec et Modiano a été esquissée préalablement par plusieurs
commentateurs. Cf. notamment Jeanne Bem : « La mémoire, l’écriture et l’impossible
à dire : Robert Antelme, Patrick Modiano, Georges Perec », Colloquium Helveticum
27, 1998, pp. 25-41 ; Dervila Cooke, Present Pasts. Patrick Modiano’s (Auto)bio-
graphical Fictions, Amsterdam-New York, Rodopi, 2005, pp. 147-150, 177-178 (à
propos de La petite bijou) ; Claude Burgelin, Les parties de domino chez Monsieur
Lefèvre. Perec avec Freud. Perec contre Freud, Circé, 1996, p. 157 ss. et dans son
article « Voyages en arrière-pays. Littérature et mémoire aujourd’hui », L’inactuel,
no. spécial Etats de mémoire. Nouvelle série no. 1, octobre 1998 ; Manet van Mont-
frans, Georges Perec. La contrainte du réel, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1999. Timo
Obergoeker est le seul à avoir systématiquement élaboré la comparaison dans son
intéressante thèse de doctorat : Ecritures du non-lieu. Topographies d’une impossible
quête identitaire : Romain Gary, Patrick Modiano et Georges Perec, Francfort-sur-le-
Main, Peter Lang, 2005.
Prologue 45

4. Perspectives littéraires II : de la mémoire absente à une


poétique de l’absence

La mémoire absente : le terme, profondément paradoxal, est d’Henri


Raczymow mais sous diverses formes, il traverse de manière obses-
sive les romans et les récits des trois auteurs. Il est en effet le noyau
central des préoccupations de tout un pan de la génération d’après :
ceux pour qui la mémoire est vécue non comme plénitude, mais
comme faille. En outre, chez Raczymow, Perec et Modiano, la
mémoire absente donne lieu à une poétique particulière : poétique de
l’absence qui est à la fois en harmonie et en rupture avec les théories
et les recherches formelles des années 50-60 (entre autres le Nouveau
Roman) et qui cherche sa place par rapport aux penseurs déterminants
de la période, Blanchot notamment. Dans ce qui suit, on essaiera de
discerner l’impact de ces théories chez les trois auteurs 70 . Pour ce
faire, il faut d’abord creuser ultérieurement la notion de mémoire
absente.

4.1. Raczymow : « j’avais à dire le rien »

Dans son essai « La mémoire trouée », Raczymow caractérise son


propre itinéraire – et plus généralement, celui de la génération d’après
– comme la prise de conscience d’une double absence, d’un double
« trou dans la mémoire » : trou dans la mémoire de la judéité et
conscience de la disparition de l’univers juif d’avant-guerre, mais
aussi, plus radicalement, trou dans la mémoire de la Shoah. Le
premier phénomène, comme le rappelle Raczymow, est bien antérieur
à la Shoah. Dès le XVIIIe siècle, la sécularisation et l’émancipation
juives, qui allèrent de pair avec une véritable ère des Lumières dans la
pensée juive (la « Haskalah »), vidèrent le judaïsme traditionnel de
son contenu. Depuis, le Juif moderne est « orphelin du judaïsme »71,
sa judéité est réduite à un rien, mais « un rien positif », au sens que ce

70
La question a également été posée par Judith Klein dans « ‘Littérature de
l’holocauste’ et littérature moderne : filiation ou rupture ? » (in Catherine Coquio éd.,
Parler les camps, penser les génocides, Albin Michel, 2000, pp. 430-437) mais
comme le titre l’indique, elle ne fait pas la différence entre la littérature de
témoignage et celle de la génération d’après, distinction essentielle à mon sens.
71
« La mémoire trouée », Pardès no. 3, 1986, p. 178.
46 Perec, Modiano, Raczymow

vide est bien réel : il est ressenti comme un manque, que nombre de
jeunes Juifs ont essayé de réparer dans les années 80, lors du
renouveau culturel juif dont il a été question plus haut.
Cette perte de la judéité traditionnelle se trouve renforcée par
la conscience aiguë de la disparition de l’univers juif d’avant-guerre,
de la terre et de la culture d’origine des ancêtres : les parents et les
grands-parents de la génération d’après. Dans le cas de Raczymow et
de Perec, il s’agit de la Pologne juive d’avant-guerre, avec sa culture
yiddish. Cette culture, cet univers, définitivement détruits par la
Shoah, Raczymow l’appelle « la préhistoire », car il est aussi lointain
que l’ère des dinosaures72 ! Tout ce qu’il en reste, ce sont les histoires
des aînés, et leur mémoire est fragmentaire, défectueuse : « mémoire
trouée » comme celle du grand-père du narrateur dans Contes d’exil et
d’oubli. Reste à en recueillir les traces, quitte à les réinventer, comme
le fait Raczymow dans ce récit.
Mais la génération d’après ne grandit pas seulement dans la
mémoire absente de la judéité et de l’univers juif d’avant-guerre, mais
encore avec une absence, un trou autrement insistant et béant : c’est le
« trou dans la mémoire de la Shoah »73. Il faut ici différencier nette-
ment entre les survivants et leurs enfants. Pour Raczymow et les
enfants de survivants, cela signifie concrètement, d’abord, de grandir
dans une famille « plein(e) de trous, d’absences, de cases manquan-
tes : le nom des morts »74. Pour lui, les morts ne sont que des noms
sans visage, des « cases vides » : il ne les a pas connus et souvent les
portraits photographiques s’avèrent détruits ou disparus. L’absence,
justement parce qu’elle est si peu nourrie de souvenirs, n’en est que
plus profonde, et elle ne diminue guère avec les années. C’est ce qui
se trouve puissamment exprimé à la fin d’Un cri sans voix :

Puis la naissance de Mathieu, après la guerre, agrandit le cercle de famille.


Le cercle de famille élargit le trou en son milieu. Le cercle de famille
décrivait le pourtour d’un trou. Un trou que rien ni le temps ne
combleraient. Ni la naissance de Yanick. Ni le mariage d’Esther avec Simon
P. Ni celui de Mathieu avec Véronique Piquet. Ni la naissance de Julien :

72
« Qui encore s’intéresse aux dinosaures, aux brontosaures ? » (Contes d’exil et
d’oubli, op. cit., p. 66)
73
« La mémoire trouée », art. cit., p. 181.
74
Ibid., p. 179-80.
Prologue 47

plus le cercle s’agrandissait, plus le trou, au centre, s’élargissait. Un jour, il


deviendrait vaste comme la mer.75

Un puissant paradoxe sous-tend toute l’œuvre de Raczymow : c’est


que ce trou dans la mémoire, cette absence est justement ce qui
« fonde » l’écriture, c’est précisément l’expérience où elle trouve son
origine. Il le dit sans ambages, dès 1981, dans « La mémoire trouée » :
la mémoire absente « est chez moi le moteur de l’écriture. »76 Il en
découle une poétique qui aspire à dire l’absence et le silence : « Et
mes livres ne cherchent pas à combler cette mémoire absente – je
n’écris pas, banalement, pour lutter contre l’oubli – mais à la
présenter, justement, comme absente. » 77 Par cette formule, Raczy-
mow se démarque de toute poétique réaliste, visant à représenter, à
décrire une réalité préexistante, et plus particulièrement, on pourrait le
supposer, du « roman du shtetl » ou du mellah dont on vient de parler,
fidèle au « devoir de mémoire ».78 Dans cette écriture naissant para-
doxalement du silence, du vide et de l’absence, on sent la proximité
des recherches formelles des années 50-60.
La proximité de Blanchot tout d’abord, jamais nommé, mais
déterminant pour toute la génération de Raczymow. Dans le
prolongement (et la radicalisation) de Hegel et de Mallarmé, Blanchot
avait, dans L’espace littéraire notamment, caractérisé l’écriture
comme un mouvement de négation infinie des choses comme des
mots, une force de contestation à l’égard de toute représentation, de
tout réalisme qui, poussée à l’extrême, débouchait sur une dimension
d’absence, de vide et de silence : « l’autre nuit », « le dehors » ou « le
neutre ». Ecrire, c’est alors à la fois se confronter à ce silence originel,
et le dépasser, le « trahir » par la parole.79 Dans ses récits, Blanchot se
débat avec le paradoxe qui tourmentait déjà Mallarmé : comment
« faire du silence avec des mots »80 ? Ou bien, pour reprendre l’adage

75
Un cri sans voix, Gallimard 1985, p. 195.
76
Ibid., p. 181, mes italiques.
77
Ibid., mes italiques.
78
On verra plus loin (I, chap. 3) que Raczymow, à sa manière – non-réaliste, créatrice
– vise tout autant à préserver une mémoire, à « sauver les noms » des disparus, en les
inscrivant inlassablement dans ses livres.
79
Parmi l’abondante littérature sur la poétique de Blanchot, je me permets de signaler
mon ouvrage Maurice Blanchot. L’écriture comme expérience du dehors (Genève,
Droz, 1995), I, chaps. 2-3.
80
Blanchot, La part du feu (Gallimard, 1949), p. 71.
48 Perec, Modiano, Raczymow

de Flaubert, comment « faire un livre sur rien » ? A leur manière, les


Nouveaux Romanciers reprendront ces problèmes : « ils se plaisaient à
répéter que, dans leur travail, ils n’avaient rien à dire, qu’ils avaient à
faire, à fabriquer des formes fictionnelles. » 81 A un moment, leurs
théories ont pu séduire le jeune Raczymow qui « avai[t] un immense
désir d’écrire, […] et dans le même temps, […] le sentiment de
n’avoir rien à dire. »82 Comme nous le verrons, ses premiers romans –
notamment La saisie – mettent en œuvre bien des techniques carac-
téristiques du Nouveau Roman, comme la mise en abyme et le
métadiscours à outrance, mais tout en écrivant, Raczymow se rend
compte que sa propre visée, quoique liée à celle des Nouveaux
romanciers et, ajoutons-le, de Blanchot, est foncièrement différente :
« je n’avais, sinon rien à dire […], mais j’avais à dire le rien » et qui
plus est, que ce rien était « un rien positif, c’était ma propre judéité.
Ma judéité n’était pas rien, elle était le rien, une sorte d’entité propre,
avec un poids, une valeur, une forme ou des formes possibles, des
contours, des couleurs, un ancrage. »83 Constat diamétralement oppo-
sé, on peut le dire, à la « judéité pleine », aux revendications
identitaires que nous venons de voir. Mais c’est aussi un constat qui
implicitement, se distancie des propositions formalistes des Nouveaux
Romanciers : d’une abstraction vide, l’absence devient, chez Raczy-
mow, une entité historique concrète, dont les racines plongent dans
l’Histoire récente. En devenant le noyau de la judéité, l’absence perd
son abstraction pour s’incarner historiquement ; comme l’observe
Raczymow, le trou symbolique, propre à tout homme, « rejoint un trou
dans le réel » 84 Inversement, l’apport des recherches formelles sur
l’écriture est qu’elles ôtent à la thématique juive le côté anecdotique,
folklorique qui est parfois le sien, sans pourtant réduire la judéité à un
symbole, une image de l’écriture, comme c’est le cas chez Blanchot85.
Une autre référence contemporaine qui est présente en
filigrane dans la conception de la judéité comme « mémoire absente »
et comme faille, c’est Edmond Jabès, dont la pensée est, à son tour,
puissamment redevable à Blanchot. L’itinéraire que Jabès décrit

81
Raczymow, « La mémoire trouée », art. cit., p. 177.
82
Ibid.
83
Ibid.
84
Raczymow, « La mémoire trouée », art. cit., p. 181.
85
Cf. notamment « Etre juif », dans L’entretien infini, Gallimard, 1969.
Prologue 49

comme le sien, « du désert au livre » 86 , implique une traversée du


désert – image de la mort en même temps que du silence, de la page
blanche – qui, in extremis, se renverse en avènement de la parole. On
reconnaît le mouvement paradoxal qui est à la base de la poétique
blanchotienne. Ce qui caractérise alors en propre l’entreprise de Jabès,
c’est le surprenant parallélisme entre la condition de l’écrivain et celle
du Juif. Ils se rejoignent dans la même expérience du désert, de
l’absence et de la non-appartenance comme avènement et condition de
la parole. Je rappelle la phrase souvent citée : « Je vous ai parlé de la
difficulté d’être Juif, qui se confond avec la difficulté d’écrire ; car le
judaïsme et l’écriture ne sont qu’une même attente, un même espoir,
une même usure. »87 Sans aller jusqu’à une telle mise en équivalence,
et sans vouloir à aucun prix faire du Juif un symbole (de l’écrivain et
d’une souffrance universelle), comme le fait Jabès, Raczymow a pu
être séduit à un moment par cette pensée qui allie si bien en elle
judéité et écriture, toutes deux vécues comme faille, comme question.
Nous verrons comment, dans ses premiers romans et récits, il reprend
l’apport de Blanchot, de Jabès ou du Nouveau Roman tout en le
mettant en question par la parodie et l’ironie.

4.2. Perec : dire la disparition

Chez Perec, le rapport à la théorie et aux recherches formelles est


beaucoup plus direct et plus visible que chez Raczymow. Son
adhérence à Oulipo en 1967 lui donne une nouvelle impulsion, dont
résultera notamment La disparition. Dans ce roman, la privation du e
n’est pas seulement la contrainte, la méthode qui génère le texte, mais
aussi son thème fondamental. En effet, dès sa première page, La
Disparition est un véritable catalogue de toutes les formes possibles
de mise à mort : mort par inanition, intoxication, guillotinage, pogrom,
massacre… Le détective Aloysius Swann découvre que les victimes
ont ceci en commun qu’elles appartiennent toutes à la même famille,
ce qui a été vu par certains commentateurs comme une référence à la
Shoah. Mais il y a une raison plus profonde à ce massacre généralisé,
c’est le bannissement du e. La disparition est donc un roman qui

86
Pour reprendre le sous-titre du livre d’interviews élaboré par Marcel Cohen :
Edmond Jabès. Du désert au livre, Belfond, 1980.
87
Jabès, Le Livre des Questions, Gallimard, 1963, p. 132.
50 Perec, Modiano, Raczymow

raconte sa propre contrainte, son propre principe. Parce que le texte a


pour thème son propre principe, il est en quelque sorte le miroir de lui-
même. Effet de miroir qui certes rappelle l’obsession d’autoréfé-
rentialité et de mise en abyme qui caractérisait le Nouveau Roman et
Tel Quel. Pourtant, dès la fin des années 50, Perec polémique contre
les théories du Nouveau Roman qui, du point de vue marxiste qui est
alors le sien, lui semblent passablement gratuites88.
Longtemps, La disparition a été lu comme un exercice
oulipien brillant mais gratuit. Approche qui, depuis une décennie déjà,
a fait place à une toute autre vision de Perec. Claude Burgelin89 et plus
récemment Manet van Montfrans ont montré que les contraintes
formelles de Perec sont loin d’être un jeu gratuit, une expérimentation
pure avec le langage. Les contraintes sont intrinsèquement liées à la
thématique fondamentale de Perec, elles constituent la seule voie pour
y avoir accès. Or on pourrait résumer cette thématique par le terme de
« la disparition » : c’est l’incontournable donnée autobiographique
que, très jeune, Perec a perdu ses deux parents – son père étant mort
au front en 1940 et sa mère déportée à Auschwitz en 1943. Aussi,
comme l’a montré Manet van Montfrans, est-ce par cette « contrainte
du réel » que tout commence chez Perec : par la réalité incontournable
de la disparition, de la perte causée par « la guerre, les camps » (pour
reprendre la formule bien connue de W ou le souvenir d’enfance ).
« Contrainte » à la fois sentie et refoulée, c’est pourquoi elle ne saurait
être directement exprimée, représentée par le biais d’un récit réaliste.
La disparition fonctionne alors comme la « contrainte originelle » 90 de
l’œuvre de Perec, comme son noyau générateur, car c’est d’elle que
dérivent les contraintes formelles qu’il s’impose dans l’écriture.
Comme il le dit dans une interview : en produisant un hasard contrôlé,
les contraintes – règles, structures – « lèvent la censure, l’inhibition, le
blocage, ils donnent la possibilité de construire à partir de ce vide, de
cette sensation d’impossible. »91 La sensibilisation de Perec au fonc-
tionnement de l’inconscient lui permet ainsi de retourner les « con-
traintes » de l’inconscient – le refoulement, la censure, la répétition,

88
Sur cette critique du Nouveau Roman, cf. Manet van Montfrans, op. cit., chap. 1.
89
Cf. ses nombreux articles et sa monographie Georges Perec (Seuil, 1990).
90
Manet van Montfrans, op. cit., p. 6.
91
Entretien avec Bernard Noël sur France Culture, 20 février 1977, cité par Van
Montfrans, op. cit., p. 7.
Prologue 51

qui sont les caractères propres du traumatisme – en règles formelles de


son écriture et par là même de les maîtriser.
Thèse qui est confirmée par les recherches de longue date de
Bernard Magné sur les « aencrages » – nœuds textuels où se re-
joignent un procédé formel et un contenu thématique –, qui tournent
tous autour du manque et de la cassure92. Il faut d’ailleurs signaler
que, plus qu’aux violences de La disparition, le terme de « dispa-
rition » renvoie à un autre registre, moins spectaculaire mais non
moins intense. C’est tout le paradigme de l’effacement, du vide, du
manque, de l’absence, du blanc, dont Régine Robin avait déjà signalé
l’omniprésence chez Perec93. Situation décrite dès La disparition, et
que nous rencontrerons à plusieurs reprises. Tout paraît normal, mais
tout est menacé d’effondrement :

Tout a l’air normal, tout a l’air sain, tout a l’air significatif mais, sous l’abri
vacillant du mot, talisman naïf, gris-gris biscornu, vois, un chaos horrifiant
transparaît, apparaît : tout a l’air normal, tout aura l’air normal mais dans un
jour, dans huit jours, dans un mois, dans un an, tout pourrira : il y aura un
trou qui s’agrandira, pas à pas, oubli colossal, puits sans fond, invasion du
blanc. Un à un, nous nous tairons à jamais.94

On voit que chez Perec comme chez Raczymow – mais d’une autre
manière – c’est grâce aux recherches formelles des années 70 que
l’absence, que la disparition pourra être dite.

4.3. Modiano : obsédé par une Histoire qu’il n’a pas vécue

La mémoire absente : le terme ne se retrouve pas chez Modiano mais


l’expérience d’une telle mémoire est centrale dans son œuvre. C’est
l’expérience d’être profondément lié à une époque qu’il n’a pas vécue
– qu’il a manquée, comme Raczymow parlait d’un train manqué – et
qui ne lui a pratiquement pas été transmise, à cause du scénario
familial qui est le sien : comme on sait, son père, Juif apatride
traumatisé par son rôle ambigu pendant l’Occupation (à la fois
persécuté et compromis par sa participation au marché noir), fut fort

92
Cf. Magné, Georges Perec, Nathan Université, 1999.
93
Régine Robin, « Je ne parle pas la langue que mes parents parlèrent », in Le deuil
de l’origine. Une langue en trop, la langue en moins, PUV, 1993.
94
La disparition, p. 31-32, mes italiques.
52 Perec, Modiano, Raczymow

absent dans la vie de son fils. Quant à sa mère, actrice de théâtre et de


musical, elle s’occupa fort peu de son fils. Enfin, la mort prématurée
de son frère Rudy acheva de compléter la solitude totale où il se
trouva à partir de sa douzième année. C’est ce contexte familial
traumatisant qui fait que, pas plus que Perec, mais pour d’autres
raisons, Modiano n’a de souvenirs d’enfance. Son passé, introjecté et
non élaboré, est infiniment repris, répété d’un roman à l’autre, inventé,
imaginé, rêvé à travers le passé plus lointain de l’Occupation, qu’il se
construit à partir de la mémoire des autres, des données qu’il réunit,
bref de la « postmémoire ». « Trou dans la mémoire » donc, aussi bien
celle de l’avant-guerre (nous verrons que Modiano en sait moins
encore que Perec ou Raczymow sur les origines juives de sa famille)
que celle de la guerre, de l’Occupation elle-même, et trou dans sa
mémoire personnelle, celle de son enfance. A première vue, ce « trou
dans la mémoire » est surtout présent au niveau thématique : quête
obsessive du passé, oubli et même amnésie, identités vacillantes… A
l’origine de l’écriture, chez Modiano comme chez Raczymow et
Perec, il y a un malaise profond, un manque qui s’affirme bientôt
comme hantise d’un passé vécu comme un blanc, comme un trou dont
il faut inlassablement essayer de s’approcher.
Mais, chez Modiano, cette mémoire absente se traduit-elle
aussi en une poétique de l’absence, en rapport étroit avec les poétiques
formelles des années 50 et 60 ? C’est beaucoup dire puisqu’il a
longtemps été vu comme le romancier qui gardait ses distances par
rapport aux expérimentations du Nouveau Roman et de la théorie
littéraire. Ses romans sont universellement loués à cause du
classicisme, de la sobriété de son style, bref d’une « clarté » bien
française. Il est frappant pourtant que cette image de classicisme a été
créée par Modiano lui-même, autrement dit, c’est une image
stratégique. Dans ses nombreuses interviews, surtout à ses débuts, il
attaquait volontiers les recherches formalistes des années 50-60 et
leurs avatars contemporains : « La littérature pour la littérature, les
recherches sur l’écriture, tout ce byzantinisme pour chaires et
colloques, ça ne m’intéresse pas ; j’écris pour savoir qui je suis, pour
me trouver une identité. »95

95
« Sur la sellette : Patrick Modiano ou le passé antérieur », interview avec Jean-
Louis Ezine, Les Nouvelles littéraires, 6-12 octobre 1975, p. 5.
Prologue 53

Mais cette réputation auto-fabriquée de classicisme corres-


pond-elle à la réalité ? Modiano est-il l’auteur classique qu’il prétend
être ? On ne peut le soutenir que si on laisse de côté ses trois premiers
romans, en particulier son début, La place de l’étoile, qu’on peut à
juste titre qualifier d’iconoclaste : ce roman rompt avec toutes les
conventions classiques. C’est le récit de la vertigineuse quête
d’identité d’un jeune Juif d’après-guerre, qui tente de trouver sa place
dans la France contemporaine, contaminée par le virus de la
Collaboration. Le style est loin d’être classique : long monologue
délirant où dominent la parodie, l’hyperbole et l’ironie, La place de
l’étoile pastiche à peu près toute la littérature française. Ce style
fiévreux, loin de toute transparence et limpidité françaises – qui tout
au contraire parodie celles-ci – se poursuit dans La ronde de nuit et
Les boulevards de ceinture, mais au terme de cette trilogie, avec la
parution de Villa Triste en 1975, il se renverse radicalement, faisant
place au style classique dont se réclame Modiano.
Comment expliquer ce renversement ? Modiano l’a lui-même
expliqué dans ses interviews. La principale raison de ce retour à une
phrase bien structurée, fluide et non hachée comme celle de La place
de l’étoile, c’est que dans sa forme classique, le langage apporte un
soutien. La stabilité du style est un support nécessaire pour pouvoir
affronter l’univers trouble, instable qui est celui des romans de
Modiano96. Mais le problème – d’ailleurs déjà thématisé dans La place
de l’étoile – est que le jeune Modiano, malgré sa formation, ne saurait
s’identifier entièrement à ce langage limpide qu’est le français
classique. C’est un langage qui, selon Modiano, a été contaminé par
un antisémitisme généralisé, qui touche tout aussi bien Gide et Paul
Morand que des écrivains de droite comme Céline ou Drieu la
Rochelle. Faut-il alors tourner le dos à ce beau style classique, comme
l’a fait Proust ? Modiano a été un moment tenté de le faire mais en
écrivant le brillant pastiche de Proust dans La place de l’étoile, il en
est définitivement guéri, et choisit une autre voie. Il adoptera le style
classique mais il s’ingéniera à le remettre en question, à le miner par
tous les procédés techniques que la modernité a mis à sa disposition.

96
« [J’]écris dans la langue française la plus classique […] parce que cette forme est
nécessaire à mes romans : pour traduire l’atmosphère trouble, flottante, étrange que je
voudrais leur donner, il me fallait bien la discipliner dans la langue la plus claire, la
plus traditionnelle possible. Sinon, tout se serait éparpillé dans une bouillie confuse. »
(J.-L. Ezine, « Sur la sellette », interview citée)
54 Perec, Modiano, Raczymow

C’est pourquoi Charlotte Wardi qualifie à juste titre son écriture de


« ‘pseudo-classique’, [d’]écriture de rejet hors de la langue, c’est-à-
dire hors de la communauté culturelle française » 97 . Sans sortir du
contexte français, Jacques Bersani, dès 1977, signale la rupture de
Modiano avec « le parfait récit à la française, modèle 1920, marque
NRF »98. Sa subtile analyse, publiée de surcroît dans la Nouvelle Re-
vue française, démasque Modiano comme « agent double », qui
« trahit les Modernes avec les Anciens et les Anciens avec les
Modernes »99.
Qu’y a-t-il donc de si insidieux dans le style de Modiano ? Au
moyen de quelles stratégies prend-il le lecteur au piège ? Ecrits à la
première personne, ses romans sont, presque sans exception,
construits autour d’un narrateur transparent, neutre. Mais ce narrateur
n’est-il pas transparent au point d’être sans qualités, de n’être
personne, une figure désorientée qui, pareille à un détective raté,
tâtonne dans l’obscurité ? Les autres personnages sont tout aussi
dénués de consistance que le narrateur, tout aussi insaisissables : ce
sont des ombres qui ne surgissent que pour disparaître. Les nombreux
effets de réalité – noms de lieux, données, adresses, documents – ont
beau donner l’illusion d’une réalité tangible, historique. Mais il y a
toujours une pièce manquante au puzzle, qui fait tout basculer dans
l’irréel : univers ambigu, « entre chien et loup », aussi trouble que
celui des collabos des premiers romans de Modiano.
Modiano doit-il donc plus au Nouveau Roman qu’il n’ose le
dire ? Certes, mais là aussi il y a anguille sous roche. Considérons par
exemple Rue des boutiques obscures (1978). Le protagoniste a perdu
la mémoire. Sa quête de son propre nom et de son identité passe par
des séries d’entretiens avec les autres, où il cherche désespérément
quelqu’un qui a pu le connaître autrefois. A première vue, on songe à
tel roman de Robbe-Grillet ou de Butor où un narrateur anonyme erre
dans un labyrinthe de demi-vérités, de mises en abyme, dans un
espace instable, plein de métamorphoses, où le temps n’a plus grand
chose à voir avec celui des horloges. Tous ces éléments, bien présents
chez Modiano, prouvent qu’il a bien lu ses contemporains, mais il les

97
Charlotte Wardi, « Mémoire et écriture dans l’oeuvre de Patrick Modiano », Les
Nouveaux Cahiers no. 80, printemps 1980, p. 42.
98
Jacques Bersani, « Modiano agent double », La Nouvelle Revue française no. 298,
nov. 1977, p. 78.
99
Ibid.
Prologue 55

a lus pour « y trouver des ‘trucs’. Des trucs pour trahir, des trucs à
trahir »100 en les parodiant, en les poussant à bout. Pourquoi ce besoin
de parodie ? C’est qu’entre les Nouveaux Romanciers et Modiano, il y
a une différence de taille : alors que les premiers visaient à créer un
univers textuel autonome, en apparence coupé de l’Histoire, chez
Modiano il s’agit de sauvegarder la mémoire du passé, même si c’est
un passé qu’il n’a pas vécu. Cette mémoire absente n’en est que plus
obsédante : c’est la mémoire de Vichy, de l’Occupation et par
extension, des déportations, de la Shoah.
Chez Modiano comme chez Perec et chez Raczymow, il est
donc question d’une « contrainte du réel » (pour reprendre le terme de
Manet van Montfrans), d’une donnée historique incontournable : celle
d’être juif et écrivain dans la France d’après-guerre, d’être l’héritier de
cette Histoire en même temps que de cette littérature, en positif
comme en négatif.

100
Bersani, ibid., p. 83.
Première partie

Témoignage et fiction
Chapitre 1

Un témoin qui n’a rien vu.


Georges Perec : Un homme qui dort

1. Une exploration du sommeil ?

A première vue, Un homme qui dort est un récit sur le sommeil et les
rêves, et sur leur corrélat diurne, l’« indifférence ». Les chapitres
alternés décrivent tantôt la vie nocturne tantôt la vie diurne d’un
personnage anonyme, qui est désigné comme « tu ». Le récit se fait
donc à la deuxième personne du singulier. On sait que ces descriptions
cliniques très détaillées du sommeil et de l’endormissement furent
inspirées par les recherches sur le sommeil menées dans le laboratoire
de neurophysiologie de l’Hôpital S. Antoine, où Perec était
documentaliste à l’époque. Dans le récit, on trouve des transpositions
fictionnelles de ces recherches, qui vont jusqu’au pastiche et à la
parodie. Mais Un homme qui dort n’est pas seulement un livre sur le
sommeil. C’est également l’exploration systématique de l’indiffé-
rence, équivalent diurne du sommeil : un état de prostration, de rêve
éveillé où le protagoniste s’est distancié de tout jugement de goût, de
toutes valeurs, et erre comme un somnambule à travers Paris.
Ce qui frappe dès l’abord, c’est qu’Un homme qui dort se
limite à décrire une expérience, celle de l’indifférence, sans apporter
le moindre élément d’explication. Le choix du terme neutre d’in-
différence implique même le refus d’une telle explication. L’expé-
rience, et rien qu’elle, ainsi que son évolution, est au centre du récit,
qui constitue une tentative de décrire cette expérience telle qu’elle est
vécue immédiatement par le sujet. Tentative qui se heurte d’emblée à
un obstacle : comment relater l’expérience du sommeil et même de
l’endormissement ? Elle ne saurait être relatée à la première personne
car, comme le disait Roland Barthes, dire « je dors » revient à la
60 Perec, Modiano, Raczymow

même absurdité que de dire « je suis mort »1. Mais la troisième per-
sonne convient encore moins puisque je ne puis faire l’expérience du
sommeil d’autrui. C’est là une des raisons du choix de la deuxième
personne du singulier dans Un homme qui dort. Ce qui importe ici est
que Perec cherche un point de vue qui adhère au sujet de l’expérience,
sans pour autant se substituer à lui.
Un homme qui dort relate donc une expérience tout intérieure,
située dans le domaine psychique ; cette expérience respire une
atmosphère parfaitement intemporelle : elle se situe dans un présent
éternel où certains gestes, certains objets ou certains bruits se répètent
sans fin. A première vue, le récit se situe au plus loin de son auteur, de
son histoire personnelle et de l’Histoire en général. Pourtant, le texte
est parsemé d’allusions et d’indices autobiographiques et historiques.
Autobiographie et Histoire, inextricablement liées chez Perec, trans-
paraissent dans nombre d’images, de noms de lieux, d’intertextes et
dans l’inscription de dates-clefs dans les nombres. Il y a donc tout lieu
de croire que, comme W ou le souvenir d’enfance mais de manière
beaucoup plus indirecte, Un homme qui dort a pour centre dérobé le
vide laissé par « la guerre, les camps ». Dans cette formule souvent
citée de W, on a reconnu en effet une allusion aux destins conjoints du
père, mort au front en 40 (« la guerre »), et de la mère, morte en
déportation.
Dans sa monographie de 1990, Claude Burgelin est le premier
à montrer l’importance de ce noyau autobiographique, et à rapprocher
l’expérience décrite dans Un homme qui dort à la condition de
survivant qui est celle de Perec. Condition très spécifique, qui n’est ni
celle du témoin adulte ni celle de l’enfant de survivant. Il s’agit
précisément de la condition de ce que, dans l’Avant-propos de cet
essai, j’ai appelé le témoin absent : témoin parce qu’il était là, parce
qu’il a été le contemporain des événements, mais absent parce qu’il
les a vécus enfant, hors d’état de les comprendre, et loin de l’épicentre
des camps. Burgelin considère l’homme qui dort comme une
figuration fictionnelle de cette condition contradictoire de témoin
absent : il est « un témoin qui n’a rien vu ; comme un somnambule, il
a erré les yeux ouverts aux prises avec une souffrance qu’il ne pouvait
ni reconnaître ni dire ; un enfant ainsi absenté de son histoire peut

1
Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Seuil, 1984, p. 316.
Un homme qui n’a rien vu 61

devenir un homme qui dort, cherchant à échapper par ce faux sommeil


aux émotions qui pourraient déferler. »2
Cependant, Burgelin a raison de le souligner, « cette histoire-
là n’est jamais évoquée », elle n’est racontée nulle part dans Un
homme qui dort, dont le protagoniste est un personnage romanesque
qui par bien des côtés, se différencie nettement de son auteur. En effet,
la vie du protagoniste ne contient aucun drame caché, ni guerre ni
parents disparus prématurément. Si l’autobiographie est présente, elle
l’est de manière cachée, indirecte, oblique, pour reprendre les termes
de Philippe Lejeune3, au niveau d’un hypotexte qu’il s’agira ici de
dégager. Dans Un homme qui dort, la codification est à son degré le
plus intense ; en disant « tu », ce roman semble au plus loin de toute
autobiographie, et pourtant ce texte prépare le récit partiellement
autobiographique qui va suivre, W ou le souvenir d’enfance, où le
narrateur dira finalement « je » : « Pour qu’advienne le ‘je’ de W, il
fallait en découdre avec ce ‘tu’, prisonnier d’une chambre de bonne,
avec ce double qui dort dans une bulle blanche. »4
Un homme qui dort est donc le récit d’une expérience, d’un
apprentissage. C’est là un deuxième aspect que je me propose
d’analyser dans ce qui suit. Le roman en effet n’offre pas la
description statique d’un état, mais esquisse un processus, une
expérience évolutive, avec un début – le glissement dans l’indif-
férence –, un milieu – c’est l’apogée de l’indifférence, qui se situe
exactement à mi-chemin du récit – et une fin : le retour à la normale.
Dans ce périple de l’homme qui dort on peut lire, de manière oblique,
le rapport de Perec à sa propre histoire, qui connaît lui aussi une
évolution. Dans un article récent, Burgelin formule la même
hypothèse : dans Un homme qui dort, « Perec dit de façon à la fois
opaque et transparente quelque chose de sa relation à son histoire, à sa
judéité et à son statut de rescapé. » 5
En effet si le refuge dans le sommeil et l’indifférence est en
première instance une tentative de se protéger contre le passé, il
semble aboutir à son exact contraire, à la douloureuse confrontation
avec le passé. Paradoxalement, par l’intermédiaire de son personnage,

2
C. Burgelin, Georges Perec, Seuil, 1990 p. 71.
3
Ph. Lejeune, La mémoire et l’oblique. Georges Perec autobiographe, POL, 1991.
4
Burgelin, op. cit., p. 72.
5
C. Burgelin, « Perec et la judéité : une transmission paradoxale », Revue d’histoire
de la Shoah, no. 176, sept-déc. 2002, p. 173.
62 Perec, Modiano, Raczymow

Perec vit une expérience qui s’apparente à celle de ses proches,


victimes de la guerre et des camps. Comme si, par l’indifférence, le
protagoniste en quelque sorte mimait les horreurs de la Shoah, dans
une « transposition » qui est caractéristique de la génération d’après.
Encore une fois, Burgelin a été le premier à entrevoir cet aspect du
récit. Dans Un homme qui dort il a vu une « tentative pour fantas-
matiquement rejoindre les parents-ancêtres anéantis », « tentative
contradictoire de s’identifier à eux »6. La formule est fort juste, mais il
ne s’agit pas à proprement parler d’une tentative consciemment vou-
lue. En effet, le protagoniste tente plutôt, par l’indifférence, de se
protéger contre l’impact de la mémoire et de l’Histoire. Malgré lui, il
sera acculé à la souffrance, à l’angoisse.
Dans la lecture qui suit, je m’attacherai donc d’une part aux
indices autobiographiques ou historiques et d’autre part au périple
auquel ceux-ci renvoient.

2. L’intertexte Proust

Comme l’ont observé plusieurs commentateurs, Un homme qui dort


est un texte qui a été écrit « en grande partie si ce n’est entièrement, à
partir d’autres textes »7. Kafka, Melville et beaucoup d’autres auteurs
y sont présents à l’état d’intertextes, de citations implicites c’est-à-dire
d’ « implicitations », pour reprendre le terme employé dans la critique
perecquienne. Mais le récit fait tout d’abord résonner un autre inter-
texte : Proust. Comme on sait, Un homme qui dort contient une double
référence à Proust. Il y a d’abord le titre, qui reproduit le début d’une
phrase célèbre de la Recherche : « Un homme qui dort tient en cercle
autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. »8
Phrase tirée des pages initiales du roman, sur l’insomnie et les demi-
réveils. Et, deuxième convergence avec Proust, les pages d’ouverture
du roman de Perec décrivent elles aussi un homme dans le difficile
processus de s’endormir. Titre et ouverture se conjuguent ainsi pour
annoncer le thème principal du roman : le sommeil versus l’insomnie,
qui sera au centre de la moitié des chapitres qui suivront. Comme
toujours chez Perec, il ne s’agit pas là d’une simple citation de Proust,
6
Burgelin, ibid.
7
Cf. Manet van Montfrans, La contrainte du réel, op. cit., p. 78.
8
A la recherche du temps perdu, Gallimard (Col. Pléiade), 1987, vol. I, p. 5.
Un homme qui n’a rien vu 63

mais d’une référence intertextuelle, qui à la fois paye un tribut au texte


de source et en bouleverse le sens en profondeur.
Le rapport de Perec à Proust justifierait à lui seul une étude
entière. Je me limiterai ici à en dire quelques mots, uniquement à
propos d’Un homme qui dort. Jusqu’ici, les commentateurs ont surtout
souligné l’opposition entre Proust et Perec, rapport à la mémoire et à
l’endormissement.9 Pour Proust, les demi-réveils sont un des moteurs
de la mémoire involontaire, alors que pour Perec ils sont facteur
d’oubli et d’inconscience. Chez Proust en effet, malgré la confusion
qui leur est propre, les demi-réveils correspondent à diverses formes
de mémoire involontaire puisque spontanée (mémoire du rêve,
mémoire du corps), elles constituent une sorte d’anamnèse dont
émerge graduellement le moi, ainsi qu’un pan considérable de son
passé10. Rien de tel dans l’ouverture d’Un homme qui dort, ni dans les
autres sections sur le sommeil. Ici, l’endormissement ouvre un espace
où aucun souvenir aussi ténu soit-il ne saurait s’insérer. Autant le
sommeil est fécond chez Proust, autant il est stérile chez Perec.
Pourquoi ? Manet van Montfrans a montré que les endormissements
décrits par Perec restent à la surface : ils ne produisent que des images
qui proviennent de vagues perceptions du monde alentour et
d’impulsions du cortex cérébral ; tant que le sommeil profond se fait
attendre, il n’y a ni rêves ni souvenirs 11 . En effet, dès ces pages
d’ouverture, le sommeil ne dépasse pas le stade d’endormissements
sans cesse interrompus, il y a échec de la tentative de s’endormir. Le
protagoniste ne parvient pas à se hisser sur la « planche » du sommeil,
l’unité de son corps se désagrège, et l’expérience se solde par une
migraine12. Dans cette mesure, l’ouverture est d’ailleurs une mise en
abyme du reste du roman : elle annonce clairement la suite, où chaque
assoupissement, peuplé de cauchemars, ne fera qu’écarter encore plus
le sommeil, le rendant enfin tout à fait impossible13.

9
Cf. M. van Montfrans, « Proust et Perec à Venise : Sainte Ursule de Carpaccio dans
Albertine disparue et dans La vie mode d’emploi », art. en néerlandais (avec résumé
en français), Jaarboek Marcel Proust Vereniging 1999-2000, no. 26-27, pp. 98-119.
10
Cf. mon Le moi créateur dans A la recherche du temps perdu, L’Harmattan, 2002,
p. 69 ss.
11
Cf. Manet van Montfrans, « Proust et Perec à Venise », art. cit., p. 99.
12
Cf. Un homme qui dort, Gallimard Folio, 1999, pp. 15-16. Dans la suite du chapitre,
Un homme qui dort sera désigné par l’abréviation HD.
13
La première partie du roman, divisée en onze chapitres non-numérotés, est
construite sur l’alternance entre chapitres sur la veille et chapitres sur le sommeil,
64 Perec, Modiano, Raczymow

Or c’est là que se situe la proximité avec Proust : pas plus que


le protagoniste de Perec, le Dormeur éveillé n’est un homme qui dort
paisiblement. Tout au contraire, il est l’Insomniaque (c’est ainsi que
Proust l’appelle dans les avant-textes). La Recherche s’ouvre au
moment où ce que Barthes a appelé « le bon sommeil » – le sommeil
« ouvert, inauguré, permis, consacré par le baiser vespéral de la
mère »14 – a définitivement abandonné le narrateur. La phrase prous-
tienne à laquelle le titre est emprunté – Claude Burgelin l’avait déjà
observé – exprime donc « un rêve de maîtrise »15, qui n’est pas plus
réalisé chez Proust que chez Perec. Ainsi, Un homme qui dort est
peut-être un titre à lire par antiphrase, car la réalité décrite lui est
diamétralement opposée : c’est la perte de toute maîtrise sur l’espace
et le temps, allant de pair avec la perte du sommeil.
Dans La Recherche, l’ouverture sur les demi-réveils précède
immédiatement le célèbre « drame du coucher », et il y a entre les
deux scènes un lien direct. Car si le narrateur adulte est insomniaque,
c’est qu’enfant, il était incapable de dormir tant que sa mère n’était
pas venue l’embrasser. Le texte est clair là-dessus : la hantise du petit
Marcel était « de rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand-
mère. »16 Adulte, et définitivement séparé de la mère par la mort de
celle-ci, il sera donc à jamais insomniaque : c’est le « mauvais
sommeil », le sommeil loin de la mère 17 . Or voilà qui révèle la
dimension autobiographique cachée que pourrait avoir l’intertexte
Proust chez Perec. L’insomnie du protagoniste de Perec serait-elle
profondément liée à la « disparition » précoce de la mère de Perec, et
au deuil différé qui en résulte ? A ce stade de l’analyse, ce n’est
qu’une hypothèse, que seule la suite pourra corroborer, en particulier
les marquages autobiographiques que comporte le texte. Le sommeil
est donc, au début du roman, une fuite dans l’inconscience et l’oubli,
mais plus le protagoniste progresse dans son expérience, moins il
parvient à dormir. Insomniaque pareil au narrateur proustien, il est
accolé au passé, au vide laissé par la mère disparue.

alors que dans la deuxième partie, l’insomnie est devenue dominante (cf. Van
Montfrans, La contrainte du réel, op. cit., p. 80, 94).
14
R. Barthes, Le bruissement de la langue, op. cit., p. 316.
15
Georges Perec, op. cit., p. 17.
16
A la recherche du temps perdu, I, op. cit., p. 9.
17
R. Barthes, op. cit.
Un homme qui n’a rien vu 65

3. L’indifférence se déclare

L’indifférence, c’est par ce terme que l’état qui affecte le protagoniste


est le plus souvent désigné. Par qui ? Par le narrateur, non par le
protagoniste lui-même. Il faut ici dire un mot de la formule du « tu »,
et de la remarquable structure énonciative qui en résulte. Comme l’a
montré Manet van Montfrans, « tu », ce n’est pas, comme on s’y
attendrait, le pronom employé par un je qui se parle, ce n’est pas la
formule du dialogue intérieur, mais la mise-en-scène de deux
instances distinctes. Le « tu » en effet présuppose quelqu’un qui lui
parle, qui s’adresse à lui en lui disant « tu ». Ce quelqu’un n’est pas à
proprement parler un personnage : extra-diégétique, il n’est pas
représenté au niveau de l’histoire, il se réduit à la fonction – décisive –
de narrateur. Il y a donc d’une part un narrateur implicite, extérieur à
l’histoire, de l’autre un « tu » qui par la même devient narrataire, celui
à qui le narrateur raconte son histoire (celle du narrataire).18
Pourquoi cette formule énonciative passablement recherchée ?
Elle constitue la réponse à un puzzle, à un casse-tête : comment
représenter les expériences d’un homme qui dort ? D’un homme qui
vit comme un somnambule, un être végétal, ayant banni toute
réflexion et toute communication avec les autres ? Comment faire
parler un homme qui ne parle pas ? Cependant, le narrateur invisible
est loin d’être le narrateur omniscient, qui voit tout, tel qu’on le
rencontre dans le roman du XIXe siècle. Sa position focale varie : il
évolue tantôt au ras des cauchemars du « tu » – sans pourtant en
pénétrer le sens – tantôt il prend ses distances et ébauche un début de
réflexion19.
C’est à un tel moment de réflexion que le narrateur introduit
le terme d’« indifférence » : « tu es un dur noyau d’indifférence » (HD
29), terme qui va ensuite résumer à lui seul toute l’expérience narrée.
Comme nous l’avons vu, le terme dénote la volonté de décrire
l’expérience du « tu » dans toute sa nudité, telle qu’elle est vécue par
le « tu » lui-même, avant toute interprétation, qu’elle soit psycho-
logique, philosophique, religieuse ou idéologique. Parler d’indif-
férence, c’est refuser de coller une étiquette à cette « aventure » : cri-
se, dépression ou au contraire expérimentation intellectuelle compa-

18
Cf. M. van Montfrans, La contrainte du réel, op. cit., p. 89 ss.
19
Ibid., p. 93.
66 Perec, Modiano, Raczymow

rable au cogito cartésien, dont le texte contient quelques échos. C’est


également laisser entrevoir que l’indifférence frappe en même temps
toute interprétation, tout don de sens, donc toute possibilité de « coller
des étiquettes ». Une dernière connotation d’importance, dans le mot
« indifférence », est celle de la passivité. L’indifférence est au plus
loin de tout volontarisme, de toute volonté mais aussi de tout refus.
Ainsi, les nombreux « ne pas » par quoi l’indifférence se déclare (« Tu
ne revois pas tes amis. Tu n’ouvres pas ta porte. Tu ne descends pas
chercher ton courrier » etc., HD 25) ne sont pas le signe d’un refus,
mais uniquement d’une abstention.
Cette passivité est visible tout particulièrement dans la
manière dont l’indifférence se déclare, au second chapitre 20 , qui
constitue un condensé du roman entier. En première instance, il s’agit
d’une sensation toute physique qui envahit le « tu » :

une espèce de lassitude, de fatigue, comme si tu t’apercevais soudain que


depuis très longtemps, depuis plusieurs heures, tu es la proie d’un malaise
insidieux, engourdissant, à peine douloureux et pourtant insupportable,
l’impression doucereuse d’être sans muscles et sans os, d’être un sac de
plâtre au milieu de sacs de plâtre. (HD 17)

Sensation indéterminée qui se déclare à l’insu du sujet. La prise de


conscience de cette lassitude vient bien après le moment où elle a
envahi le sujet. Il est important de le souligner parce que ce sera
seulement lorsque le protagoniste en aura pris conscience qu’il
s’ingéniera à transformer cet état involontaire en tâche, de maîtriser
cet état en le poussant à bout.
Ce qu’il importe de souligner ici, c’est que l’indifférence ne
commence pas par un mouvement de refus conscient de la part du
« tu », mais par un glissement inconscient, et pour cela incon-
tournable, vers la passivité. 21 C’est ce que souligne le présent qui
ouvre le récit et qui persiste d’un bout à l’autre de celui-ci : « Tu es

20
Les chapitres d’Un homme qui dort ne sont pas numérotés, mais leur place dans la
succession de chapitres a son importance, comme on le verra plus loin.
21
Dans son commentaire, fortement déterminé par les modèles littéraires du récit,
notamment le Bartleby de Melville et le cogito cartésien, Manet van Montfrans (La
contrainte du réel, op. cit.) me semble avoir une vue un peu volontariste de ce début
du récit. Pour elle, le « tu » est « animé par une farouche volonté d’indifférence »
(76), il « suspend ses occupations quotidiennes, rompt ses contacts sociaux, s’enferme
dans sa chambre et essaie de vider son esprit de tout savoir préalable » (82), il
« cherche la réclusion » afin de « faire l’apprentissage de l’indifférence » (82).
Un homme qui n’a rien vu 67

assis, torse nu, vêtu seulement d’un pantalon de pyjama, dans ta


chambre de bonne […] » (HD 17). Par ce présent initial, d’une puis-
sance extraordinaire, voici le protagoniste, et le lecteur avec lui,
plongés d’un seul coup dans cette chaude après-midi de mai, et dans
l’indolence qui prélude à l’indifférence. C’est le présent d’un état de
fait incontournable, il enferme irrémédiablement le protagoniste dans
un présent aussi étroit et étouffant que la chambre, excluant toute
projection dans l’avenir comme toute rétrospection vers le passé. Dès
cette première phrase, le « tu » coïncide de manière absolue avec le
présent, il y adhère immédiatement, sans aucune possibilité de prendre
ses distances. La distance de la réflexion est en effet uniquement
donnée au narrateur, et non au narrataire.
Quel est donc cet état de fait incontournable dans lequel glisse
imperceptiblement le protagoniste au début du récit ? Quelle est la
nature de l’expérience qui s’amorce ici ? Sur ce point, rien n’est
précisé. L’espace où évolue le protagoniste, et les quelques objets qui
l’entourent, constituent les seuls indices laissant deviner la nature de
cette expérience.

4. L’inscription de l’autobiographie dans l’espace et dans les


choses

La lassitude, l’indolence qui, imperceptiblement, envahissent le


protagoniste semblent inséparables de l’espace exigu de la chambre de
bonne et des rares objets qui la meublent : un livre de Raymond Aron,
une étagère avec un bol et un paquet de cigarettes, une bassine en
plastic rose avec des chaussettes à tremper, une banquette en guise de
lit, un miroir brisé. Ces objets hétéroclites créent un espace d’un
dépouillement extrême, où l’expérience de l’indifférence pourra être
vécue dans toute sa nudité. Cette presque absence de tout objet, cette
cessation de toute activité et de tout rapport à autrui rappelle certes la
table rase cartésienne, comme l’ont observé plusieurs commentateurs.
Dénué de toute distraction, le protagoniste en est réduit, dans sa
chambre, à en mesurer sans fin les dimensions exiguës de la pièce, à
passer en revue les quelques objets qui s’y trouvent, à écouter les
menus bruits venus de l’extérieur. Méditation cartésienne, donc ?
Mais le protagoniste ne cherche nul fondement du savoir.
68 Perec, Modiano, Raczymow

Le trait essentiel de la chambre de bonne du protagoniste,


c’est son exiguïté. Au point que le protagoniste en donne les mesures
exactes : « ce galetas long de deux mètres quatre-vingt-douze, large
d’un mètre soixante-treize, soit un tout petit peu plus de cinq mètres
carrés » (HD 23-24). Cet espace qui, en largeur, fait tout juste la taille
d’un homme pas trop grand, ne permet pas à son habitant de bouger,
de marcher. Deux positions seules sont alors possibles : être assis ou
bien être couché sur la banquette, à partir de laquelle le protagoniste,
comme le Malone de Beckett, peut atteindre tous les points de la
chambre, de l’étagère au lavabo (cf. HD 18). Positions d’ailleurs
également inconfortables : assis, le protagoniste est « coincé entre la
banquette et l’étagère » (HD 22), couché, il ne peut étendre les jambes
ni se retourner parce que la banquette est à la fois trop courte et trop
étroite (HD 24).
La banquette trop étroite : c’est là un des éléments qui sont
répétés de manière obsessive tout au long du texte, huit fois au total22.
Elle rappelle un des pires châtiments du Moyen Age : l’enfermement
dans un espace trop bas pour la station debout, trop exigu pour être
couché, qui ne permettait donc que la position assise… Ces détails en
apparence comiques donnent donc en réalité l’image d’une torture,
d’une « cruauté » qui, selon Claude Burgelin, parcourt toute l’œuvre
de Perec : « L’homme qui dort, reclus dans sa chambre ou prisonnier
du labyrinthe de la ville, vit une sorte de mort psychique [...] une
souffrance mate, blanche, jamais hurlable, jamais hurlée »23. Souffran-
ce blanche c’est-à-dire « irreprésentable, innommable », car « la mort
de la mère est indatable et inimaginable. Il n’y a pas eu mort, mais dis-
parition. »24 L’enfermement subi par le protagoniste d’Un homme qui
dort s’apparente par là aux multiples formes de violence de La dispa-
rition. En imaginant cet espace de torture qu’est la chambre, Perec vit-
il sa propre version de l’enfer concentrationnaire souffert par ses
aînés ? Les termes de « boyau » et de « soupente » sont alors particu-
lièrement bien adaptés pour décrire cet univers. Auschwitz ne fut-il
pas désigné comme l’anus du monde ? Burgelin, dans un article
récent, semble de cet avis également : « S’enfermer dans sa chambre
et faire le mort en cette ‘clôture’, c’est peut-être tenter d’approcher la

22
HD 17, 18, 22, 24, 27, 49, 89, 123.
23
C. Burgelin, « Perec et la cruauté », Cahiers Georges Perec no. 1, P.O.L. 1985, p.
33.
24
Ibid. p. 32.
Un homme qui n’a rien vu 69

‘chambre’ où a péri sa mère et la ‘clôture’ que représente sa dispa-


rition. »25
Dans l’espace exigu de la chambre, les objets sont rares autant
qu’insignifiants à première vue. En raison même de cela, ils prennent
paradoxalement un poids exorbitant, ils acquièrent une présence
extraordinaire. Dans un constat récapitulatif, le narrateur invisible les
élève même au rang de cause efficiente :

il a suffi, il a presque suffi, un jour de mai où il faisait trop chaud, de


l’inopportune conjonction d’un texte dont tu avais perdu le fil, d’un bol de
Nescafé au goût soudain trop amer et d’une bassine de matière plastique
rose remplie d’une eau noirâtre où flottaient six chaussettes, pour que
quelque chose se casse, s’altère, se défasse […] (HD 26-27).

Certes, il y a un contraste comique entre cette théorie de la causalité


(« l’inopportune conjonction ») et la banalité incongrue des objets
qu’elle allègue. Impossible au lecteur de comprendre que ces quelques
objets, même mis ensemble, puissent susciter une telle crise. A moins
qu’ils ne soient les indices d’un événement-clef au niveau de
l’autobiographie...
Dans ce chapitre 2, et tout le long du récit, les quelques rares
objets qui meublent l’espace apparaissent de manière répétée, jusqu’à
l’obsession. Or la répétition est chez Perec l’indice le plus sûr
permettant de déceler la présence d’un « aencrage ». Par ce terme, on
le sait, Bernard Magné a désigné et défini un mécanisme majeur
d’inscription du matériau autobiographique dans le texte perecquien.
L’aencrage – comme le montre le néologisme – est un lieu rhétorique
où se nouent deux choses : une forme, c’est-à-dire un procédé concret
d’écriture (l’encrage) et un sens qui est un épisode-clef de la
biographie de Perec : « la mort tragique de ses parents, en particulier
celle de la mère déportée et disparue à Auschwitz » (l’ancrage) 26 .
Dans sa monographie de Perec, Magné distingue plusieurs sortes
d’aencrages : thématiques, arithmétiques, géométriques et linguis-
tiques. Or l’aencrage qui nous intéresse ici est de nature arithmétique.
Il s’agit de nombres privilégiés qui, mis en relation, constituent des
signaux renvoyant à des dates-clefs de l’autobiographie.

25
C. Burgelin, « Perec et la judéité », art. cit., p. 178.
26
Pour la définition de l’aencrage, cf. Bernard Magné, Georges Perec, Nathan-
Université, 1999, p. 28.
70 Perec, Modiano, Raczymow

Revenons à présent au noeud formé par trois objets – un livre,


un bol, une bassine avec trois paires de chaussettes –, qui semble
déclencher le glissement dans l’indifférence. Deux de ces objets, mis à
la suite, contiennent un tel aencrage. Il s’agit du livre de Raymond
Aron laissé ouvert à la page 112 et des trois paires de chaussettes. Ces
chiffres contiennent deux aencrages, le 11 et le 43, qui composent
ensemble la date de la mort supposée de la mère : le 11 février 1943.
Ils ne sauraient évidemment être reconnus comme aencrages que dans
la mesure où ils font série, où ils se répètent à l’intérieur d’Un homme
qui dort, et même de l’œuvre entière. Cela est surtout le cas pour les
trois paires de chaussettes trempant dans la bassine : elles apparaissent
de manière obsessive tout au long du récit, mais surtout dans ce
chapitre deux, où on en trouve six occurrences27.
Voyons d’abord le 11. C’est, à en croire Bernard Magné, un
des aencrages les plus riches chez Perec. Or il surgit dès la première
phrase du chapitre 2 : « Tu es assis, torse nu […] sur l’étroite
banquette qui te sert de lit, un livre, les Leçons sur la société
industrielle de Raymond Aron, posé sur tes genoux, ouvert à la page
112. » (HD 17) L’importance décisive de cette scène s’impose déjà au
lecteur du fait que c’est la première image que nous entrevoyons du
protagoniste, après l’ouverture passablement abstraite sur le sommeil.
Nous le voyons non en train de faire quelque chose, mais en train
d’arrêter de faire quelque chose : c’est le premier signe de l’arrêt, de la
suspension qui va tout frapper. Manet van Montfrans a été la première
à décomposer ce nombre 112 en 11 et 2, qui forment ensemble la date
encodée de 11-2, c’est-à-dire du 11 février. Elle signale également la
référence autobiographique contenue dans le titre du livre d’Aron, qui
figurait au programme l’année où Perec commença (et abandonna) des
études d’histoire en Sorbonne 28 . Le livre d’Aron perd ici son sens
autobiographique direct (un livre étudié par Perec) pour acquérir une
dimension autobiographique indirecte, mais d’autant plus riche. Le
souvenir (si souvenir il y a) est présenté comme absent, enfoui dans un
palimpseste littéraire difficile à déchiffrer.
A première vue, les chaussettes trempant dans la bassine
constituent un détail comique dans sa banalité, renvoyant à la vie

27
Il y aussi ici un jeu sur le nombre 6 : trois paires de chaussettes font six chaussettes,
le chiffre 6 est répété 6 fois dans ce deuxième chapitre ; 6 fois 6 font 36 : 1936 est
l’année de la naissance de Perec.
28
Van Montfrans, op. cit., p. 82, note 21.
Un homme qui n’a rien vu 71

estudiantine. Pourtant, les références répétées aux chaussettes


contiennent l’aencrage 43, qui renvoie à l’année 1943, année de la
mort de la mère à Auschwitz. La première de ces références – « trois
paires de chaussettes » (HD 20) – ne fait sens que si on la met en
rapport avec le constat récapitulatif fait deux pages plus loin : «Tu
as vingt-cinq ans et vingt-neuf dents, trois chemises et huit
chaussettes » (HD 24). Alors seulement, les trois paires de chaussettes
trempant dans la bassine nous apparaissent comme trois des quatre
paires qu’il possède. Reste à faire l’inversion de 3-4 en 4-3 pour
aboutir au 43 caché dans le texte29. Au chapitre 52 de La vie mode
d’emploi, l’histoire de Grégoire Simpson constitue une reprise de celle
d’Un homme qui dort. Ce Grégoire Simpson – dont le nom l’apparente
au Grégoire Samsa de La métamorphose de Kafka – passe « des
journées entières à faire des réussites ou à laver trois de ses quatre
paires de chaussettes dans une bassine de matière plastique rose. »30
Ici seulement, nous trouvons la formule « trois des quatre », qui est
absente d’Un homme qui dort.
L’aencrage 43 se trouve donc doublement caché, encodé dans
Un homme qui dort : pour reprendre les termes de Magné, non
seulement il s’y trouve de manière indirecte, dissociée (le 4 et le 3
sont dissociés dans le texte, au lecteur de faire le rapprochement entre
eux) mais encore sa découverte demande sa mise en rapport avec un
autre fragment textuel, celui sur les huit chaussettes possédées au
total. Un seul élément pourrait, selon Magné (qui ne mentionne
d’ailleurs pas cette occurrence du 43), faciliter la tâche du lecteur :
c’est que l’aencrage 43 se rencontre le plus souvent en association
avec le 11, comme c’est le cas ici31.
Reste à savoir pourquoi seule la date de la disparition de la
mère se trouve encodée dans le texte. C’est là une donnée aussi
maigre que les objets raréfiés qui meublent la chambre, mais c’est la
seule donnée tangible qui reste à Perec : la date de sa déportation, non
de sa mort, comme on sait32. Cette date n’est donc à son tour qu’un

29
Manet van Montfrans signale cet aencrage, mais l’opération arithmétique
permettant d’y arriver reste implicite chez elle ; cf. La contrainte du réel, op. cit., p.
83, note 24.
30
La vie mode d’emploi, Hachette 1978, p. 303. Je remercie Bernard Magné de cette
précision.
31
Magné, op. cit., p. 66.
32
Magné, op. cit., p. 57.
72 Perec, Modiano, Raczymow

renvoi indirect, elle n’est que référence à la disparition et à l’absence


de toute date inscrite dans une pierre tombale. Dans ce sens, les livres
de Perec rappellent, à un niveau individuel, le Mémorial de Serge
Klarsfeld, ils constituent une sorte d’épitaphe en forme de livre, qui
conserve indirectement le nom, les dates de quelques personnes (non
seulement celles de la mère, celles du père aussi, et la date de
naissance de Perec lui-même). Cette date est également un signe
d’impuissance : elle dit l’impossibilité de commémorer, de remémorer
la mère, dont il ne possède nul souvenir direct33.
En examinant, ces deux aencrages – le 11 et le 43 – il y a lieu
de conclure, pour reprendre les termes de Magné, qu’ils
surdéterminent non seulement localement, mais globalement le texte
d’Un homme qui dort. C’est dans ces allusions autobiographiques
dérobées qu’il faut, à mon sens, chercher le sens général de
l’« indifférence », de la crise qui affecte le protagoniste. Comme
l’invention de l’espace exigu et étouffant de la chambre, l’inscription
des aencrages dans le texte peut constituer une manière dérivée,
indirecte de « vivre ce que mes parents ont vécu ». En dissimulant les
dates de la disparition de sa mère dans des objets et des nombres,
Perec vit en quelque sorte cette disparition au niveau du texte. Du
moment où c’est lui qui la met en scène, il est comparable à l’enfant
freudien qui, par son jeu du « Fort Da », va maîtriser l’absence de la
mère.

5. La mise-en-scène de la répétition

Dans le seul chapitre 2, nous l’avons vu, les chaussettes dans la


bassine reviennent six fois. Dans l’ensemble du roman, le plafond et la
banquette apparaissent non moins de huit fois, la goutte d’eau tombe
au moins douze fois. Cette répétition d’objets, de gestes, de menus
bruits n’a échappé à aucun commentateur. Elle s’inscrit dans l’espace
solitaire et silencieux de la chambre meublée de quelques objets
raréfiés. Dans ce lieu désertique, les objets se trouvent investis d’un
poids extraordinaire, surdéterminés dans la mesure où ils contiennent
souvent des « aencrages », que seule la répétition rend sensibles.

33
Comme le montre Burgelin, « le souvenir de sa mère n’existe que dans la
métonymie : un lieu, un moment, un objet chargé de signes », c’est tout ce qui lui
reste de la scène des adieux, en 1942 (Les parties de dominos, op. cit. p. 85).
Un homme qui n’a rien vu 73

Comme corrélat de l’aencrage, la répétition renvoie au


contenu latent – autobiographique, historique – du récit. Ainsi, pour
Claude Burgelin, ce « parti pris des choses » – si différent de celui de
Michaux –, exprime aussi l’absence de toute relation à soi et aux
autres. Cette « relation insistante et inutile avec les objets », ces
« ressassements, ces martèlements répétitifs et sourds » donnent à
entendre « le travail de la cruauté »34. La répétition – les gestes ritua-
lisés, les parcours immuables – renvoie au « trou, [au] blanc, [au]
vide » laissés par la mort des parents.
Mais qu’est-ce qui se répète dans Un homme qui dort ?
Certes, ce sont des objets ou des bruits isolés, mais au delà, il s’agit
surtout de mouvements et de gestes. Si la bassine avec les chaussettes
revient sans cesse, c’est que le protagoniste la fixe : « Tu regardes la
bassine, l’étagère, tes genoux, ton regard […]. Tu écoutes les bruits de
la rue, la goutte d’eau au robinet du palier […]. Tu suis, sur le plafond,
la ligne sinueuse d’une mince fissure […] » (HD 24, mes italiques).
La structure énumérative du passage souligne cette primauté du geste
compulsif, et le récit entier est bâti sur de telles séries de gestes, ce qui
laisse une impression d’obsessive monotonie. Comme l’a observé
Chris Andrews, Un homme qui dort est largement composé de listes
(listes d’objets, de bruits, de lieux…), c’est même, à cause du rythme
et des allitérations, l’essentielle dimension poétique du récit35.
Récurrence obsessive d’objets isolés, séries de gestes répétés :
tout porte à croire qu’au niveau de l’histoire comme à celui du récit,
une véritable compulsion de répétition est à l’œuvre. Par bien des
côtés, l’activité frénétique, monotone et ininterrompue du protagoniste
rappelle la mise en acte compulsive qui, chez Freud, est l’un des
symptômes de la névrose traumatique. « Agieren » : mieux que le
substantif français « mise en acte », l’infinitif allemand exprime une
activité constante, une agitation sans fin. Dans le récit, cette agitation
se situe entièrement dans un présent absolu, dans une actualité
incontournable, nous l’avons vu. C’est le présent comme temps où le
passé « oublié » est infiniment revécu, répété, alors que pour le sujet,
il est à chaque fois entièrement nouveau, premier. Et qui plus est, le
passé est transféré sur « toutes ses autres occupations et relations

34
« Perec et la cruauté », art. cit., pp. 33-34.
35
Chris Andrews, « Puzzles and lists. Georges Perec’s Un homme qui dort », Modern
Language Notes, vol. 111, no. 4, 1996.
74 Perec, Modiano, Raczymow

actuelles »36. Or le protagoniste de Un homme qui dort n’a plus de


relations avec autrui. On comprend alors que le transfert s’effectue
exclusivement sur les choses – les objets de la chambre – et les lieux,
les rues de Paris notamment.
Ce transfert sur les choses a été observé par plusieurs
commentateurs. Ainsi selon Burgelin, dans « Les lieux d’une ruse »,
texte centré sur son analyse, Perec « s’arcboute sur les ‘choses’ (‘il y
avait de la moquette sur le sol, des moulures au plafond, du tissu sur
les murs’) pour ne pas parler des êtres [...]. Le transfert sur le lieu et le
cadre est une façon de dire et de ne pas dire le transfert sur la
personne. »37 Dans ce texte, Perec donne une description minutieuse
du décor, mais ne révèle rien de ce qui s’y est dit. Alors, comme dans
Un homme qui dort, ce décor devient surdéterminé. Un exemple : dans
« Les lieux d’une ruse » comme dans notre récit, le plafond est un
élément prédominant. Comme Perec sur le divan, le protagoniste
passe de longues heures à fixer le plafond, véritable miroir de son
visage et de son psychisme dissocié. Dans le prolongement de
Burgelin, qui lit La vie mode d’emploi comme une « métaphorisation
ludico-dramatique de la psychanalyse »38 (de la situation analytique),
je propose un même parallèle pour Un homme qui dort : si le décor –
banquette, plafond – est là, l’analyste, lui, se cache, ce qui sied bien à
sa discrète présence. Est-il le narrateur implicite qui, au « tu », raconte
son histoire ? Ou faut-il plutôt le chercher du côté de l’éternel voisin :
muet, comme l’analyste, il ne signale sa présence que par l’occurrence
répétée de sa toux, de ses pas : « Quelqu’un va et vient dans la
chambre voisine, tousse, traîne les pieds, déplace les meubles, ouvre
les tiroirs. » (HD 18)
La question est alors de savoir s’il faut pour autant considérer
Un homme qui dort comme une mise en scène littéraire, comme une
dramatisation de la compulsion de répétition et de la mise en acte. On
peut l’affirmer, à condition d’insister sur ce caractère de mise en
scène, de mime, de dramatisation, qui implique une reprise ludique et
par là même critique des processus psychiques décrits par Freud. Ce
jeu peut aller jusqu’au pastiche et à l’impli-citation, comme dans le
texte « Roussel et Venise. Esquisse d’une géographie mélancolique »,
où Perec cite sans référence des fragments entiers de l’article de

36
« Remémoration, répétition et perlaboration », art. cit., p. 109.
37
Burgelin, Les parties de dominos, op. cit., p. 103.
38
Burgelin, ibid., p. 22.
Un homme qui n’a rien vu 75

Nicolas Abraham et Maria Torok, « Deuil ou mélancolie ».39 Rien de


tel dans Un homme qui dort, mais ici des notions-clefs de Freud,
comme la compulsion de répétition, sont mises en scène. Dans le récit
de Perec, il y a une forme de répétition où prime la différence, le
déplacement et le déguisement des notions freudiennes.
Jacques Lecarme a montré que le Freud de Perec est un Freud
connu « de seconde main »40. Perec semble en effet avoir assez peu
pratiqué Freud, mais plutôt ses commentateurs tels Marthe Robert,
Olivier Mannoni et Nicolas Abraham. « De seconde main » : cette
formule a un sens dépréciatif chez Lecarme, qui tend à minimaliser
l’apport freudien. A mon sens, c’est au contraire une excellente
formule pour caractériser la manière de travailler de Perec. Le fait que
seuls des textes « secondaires » sur Freud soient repérables chez Perec
confirme qu’il voit sa propre écriture comme un mime, une mise en
scène aussi sélective, « déplacée » que ludique. Dans ce sens, il traite
Freud exactement comme il traite « ses » autres auteurs (Kafka, Proust
ou Melville) : en le trahissant à dessein. Dans sa reprise de la
compulsion de répétition, il présente celle-ci non comme répétition du
même, mais comme production de la différence. Par ce primat de la
différence, Perec semble proche de Deleuze qui, dans Différence et
répétition41, défend une conception semblable de la répétition.
Dans cet ouvrage, Deleuze fait la critique de la théorie
freudienne du traumatisme, qui resterait redevable au primat de
l’identité, de la représentation42. Dans la névrose traumatique, le sujet
revivrait sans fin un « événement traumatique » situé dans un lointain
passé, mais réel. C’est cette conception réaliste, traditionnelle de la
répétition comme répétition nue du même que Deleuze met sous
accusation, en montrant les incohérences de Freud : tout en sachant
que cet événement originaire n’a rien de réel, qu’il s’agit d’une scène
fantasmatique, Freud reste pourtant réaliste et croit à la possibilité de
ramener à la surface de la conscience cet événement dans sa nature
originaire, comme un souvenir immuable.

39
Perec, Cantatrix sopranica L. Et autres écrits scientifiques, Seuil, 1991 ; N.
Abraham & M. Torok, « Deuil ou mélancolie », in L’écorce et le noyau, Aubier-
Flammarion, 1978.
40
« Perec et Freud ou le mode du réemploi », Cahiers Georges Perec no. 4, Editions
du Limon, 1990, p. 123.
41
PUF, 1969.
42
Différence et répétition, op. cit., p. 136-137.
76 Perec, Modiano, Raczymow

Or dans Un homme qui dort, la répétition met en cause cette


conception traditionnelle. Prenons l’exemple des six chaussettes et de
la date que celles-ci recèlent. La répétition est ici un mouvement où
l’événement – quelque massif, historique qu’il soit – régresse sans
cesse, dans un déplacement infini. En effet, des six chaussettes, on
régresse vers les chiffres qui y sont encodés, ensuite vers la date qu’ils
composent, par le biais d’une opération arithmétique compliquée. Et
la répétition de la date – encodée, déguisée, déplacée – ne renvoie à
aucun événement vécu directement, puisque Perec n’a été qu’un
« témoin absent », qui n’a rien vu. Les dates encodées dans ses textes
ne font que témoigner du fait que « la mort de sa mère est indatable et
irreprésentable », comme le dit Claude Burgelin 43 . Ainsi l’édifice
entier de la répétition est bâti sur un vide intérieur où « il n’y a rien à
voir […] parce qu’il n’y a rien, sinon un blanc, un effacement », d’où
« même le chagrin originel a disparu »44. Etrange paradoxe – qui est
peut-être celui de la génération d’après – : d’une part, le réel,
l’Histoire « avec sa grande hache » a fait incursion dans la vie de
Perec, la déterminant à jamais45. De l’autre, ce réel, cet événement par
excellence n’a jamais été directement vécu par lui, il ne peut être que
répété sur le mode du fantasme.
C’est sur ce point que la répétition perecquienne, où rien ne se
répète, sauf le vide et l’absence, me semble proche de Deleuze. Pour
reprendre les termes de Différence et répétition : « la répétition est
symbolique dans son essence », non réelle, elle ne répète rien de réel,
« il n’y a pas de premier terme qui soit répété »46, pas d’événement
originel qui puisse être isolé, vu séparément du mouvement même de
la répétition, qui le constitue. Si un « ancien présent » est en jeu, il agit
sur le présent actuel, mais non dans sa réalité objective, irrécupérable,
mais « dans la forme où il a été vécu ou imaginé »47

43
Burgelin, « Perec et la cruauté », art. cit., p. 32.
44
Burgelin, Les parties de dominos, op. cit., p. 169.
45
Dans ce sens, M. van Montfrans a raison de l’affirmer, c’est lui, le réel, la plus
grande contrainte pour Perec.
46
Différence et répétition, op. cit., p. 28.
47
Ibid., p. 137.
Un homme qui n’a rien vu 77

6. Le périple de l’homme qui dort

L’indifférence, nous l’avons vu, n’est pas un état statique mais un


cheminement, une série de phases que traverse le protagoniste. Ainsi,
ayant glissé dans une paralysie physique et mentale, il s’ingénie à
transformer celles-ci en projet, en maîtrise, dans le but d’engourdir la
douleur et de dominer la solitude (en en faisant une solitude
délibérément choisie). C’est l’indifférence devenue projet : il s’agit
alors d’une entreprise voulue, non subie, comme au début. Pour
atteindre l’état désiré, le « tu » décide paradoxalement d’aller jusqu’au
bout de l’indifférence : dormir, ou vivre comme un homme qui dort,
mettre hors jeu non seulement toute émotion, mais toute sensation
physique, plonger dans un bienheureux « oubli ». Mais para-
doxalement, cette entreprise aboutit à l’effet contraire : au lieu d’offrir
un carcan contre la douleur et contre le passé, l’indifférence accule le
« tu » à cette douleur, à la mémoire. En fin de compte, loin de faire de
lui « le maître du monde », l’indifférence le rendra semblable aux rats
et aux monstres (HD 113). C’est le phénomène bien connu en
psychanalyse : plus le refoulement se fait profond, plus le « retour du
refoulé » sera violent, par la répétition et la mise en acte. Ainsi, de
même que le sommeil s’était mué en insomnie et l’oubli en mémoire
obsédante, l’indifférence elle-même se retournera en hypersensibilité,
vulnérabilité. Par des images comme celle du rat, et par des noms de
lieux, nous le verrons, ce cheminement a une dimension auto-
biographique cachée, qui touche au rapport de Perec à son propre
passé et à la mémoire de la Shoah.
En première instance, faut-il le rappeler, l’indifférence est une
expérience subie par le protagoniste : de manière imperceptible, il
glisse, il sombre dans une paralysie, une indolence qui reste longtemps
sans nom. Ce n’est qu’en seconde instance, lorsque le narrateur aura
mis un nom dessus – « tu n’es qu’une ombre trouble, un dur noyau
d’indifférence » (HD 29) – que l’indifférence se mue en une entreprise
voulue, en un projet. Paradoxalement, ce projet consiste à vouloir la
cessation de toute volonté : « tu n’as pas besoin de parler, de vouloir »
(HD 27) mais en même temps : « tu ne veux que l’attente et l’oubli »
(HD 25). Comme l’indique également cette dernière citation, une
composante essentielle de l’indifférence, c’est l’oubli : le « tu » rêve
de devenir « amnésique errant au Pays des aveugles » (HD 28), « l’ou-
bli s’infiltre dans sa mémoire » (HD 30). Oubli de quoi ? Si on en
78 Perec, Modiano, Raczymow

reste au niveau explicite du récit, il ne peut que s’agir de la vie passée


du protagoniste : par l’oubli, le protagoniste vise à se défaire de son
« histoire tranquille et rassurante d’enfant sage, de bon élève, de franc
camarade » (HD 28), bref d’une vie socialement conditionnée. Par
l’indifférence, le « tu » vise à se libérer de ce conditionnement-là.
Mais il y a autre chose que le protagoniste aspire à oublier, même si
c’est moins explicite, et c’est l’histoire : devenir « celui sur qui l’his-
toire n’a pas de prise » (HD 95), voilà le but, non-spécifié ici, de toute
l’entreprise.
Le protagoniste y aspire de deux manières au moins : par le
sommeil et par la flânerie. Le sommeil est bien évidemment la voie
royale de l’oubli ; il est, dans Un homme qui dort, l’image centrale de
cette inconscience qui est au centre du récit. Et pourtant, relisons le
prologue et nous verrons que, d’emblée, ce refuge contre la
douloureuse mémoire lui est refusé. En effet, nous l’avons vu,
l’homme qui dort est en fait un homme qui ne dort pas, un
insomniaque qui reste infiniment au bord du sommeil, sans pouvoir y
plonger48.
« Parfois, maître du temps, maître du monde, petite araignée
attentive au centre de ta toile, tu règnes sur Paris. » (HD 53) : régner
sur Paris, c’est régner sur l’espace urbain, et la marche obsessive qui
en résulte est une deuxième manière dont le protagoniste tente de se
protéger contre l’histoire et le passé. Il y parvient en faisant de sa
chambre son royaume. Ce boyau, cette soupente à l’atmosphère
étouffante où il se sentait d’abord emprisonné, le « tu » va en faire « le
centre du monde » (HD 49), à force d’en fixer les rares objets, de
répéter infiniment quelques gestes quotidiens. De telle manière,
l’espace exigu de la chambre – lui-même extension du corps du « tu »
qui, étendu, le remplit presque entièrement – pourra s’étendre, se
dilater énormément jusqu’à devenir un microcosme qui sera le reflet
du macrocosme de l’espace urbain qui l’entoure. Alors, la ville ne sera
plus ce monde extérieur menaçant contre lequel la chambre le protège
(HD 27), mais elle deviendra une extension de lui-même et de son
espace privé, espace urbain qu’il pourra arpenter, parcourir dans tous
les sens pour s’en faire le maître absolu.
Une manière privilégiée de se rendre maître de l’espace
urbain, c’est d’en faire un espace de jeu, parcouru sans aucune finalité

48
Les occurrences de ce phénomène sont multiples : cf. HD 15, 35.
Un homme qui n’a rien vu 79

(le « tu » ne va nulle part) mais selon un système compliqué de règles


et d’interdits, dont le « tu » est le seul inventeur : « tu inventes des
périples compliqués, hérissés d’interdits qui t’obligent à de longs
détours » (HD 69). Comme le jeu de cartes, que le « tu » pratique seul,
le jeu avec l’espace est à la fois compulsif et libérateur. S’il vise à
éliminer tout hasard, c’est en transformant les contraintes de celui-ci
en contraintes qu’il s’impose lui-même, contraintes auxquelles il est
soumis, mais dont il est le seul maître.49
Au début, la marche du protagoniste s’apparente à la flânerie
parisienne si souvent célébrée, d’Apollinaire aux surréalistes et à
Walter Benjamin, dont on trouve des échos dans le texte de Perec.
Marche au hasard, marche inlassable, sans but précis, où tous les lieux
deviennent équivalents : « Tu t’enfonces dans l’Ile Saint-Louis, tu
prends la rue de Vaugirard, tu vas vers Pereire, vers Château-
Landon. » (HD 56). Parce que le flâneur cesse de se servir de l’espace
dans un but utilitaire (pour aller d’un endroit à l’autre), il voit
intensément ce qui, pour le passant ordinaire, n’est que le banal, le
quotidien. La flânerie du protagoniste est déjà une expérience de
l’infra-ordinaire, telle que Perec la décrira dans Espèces d’espaces et
dans tant d’autres textes. Ainsi, la vertigineuse description du flot des
passants vue par le « tu » assis à la terrasse d’un café est déjà une
« tentative de description d’un lieu parisien » (HD 57). Découverte du
quotidien, elle est également exploration de lieux cachés, désolés,
soustraits au temps, sortie des sentiers battus : « Tu découvres des rues
où nulle voiture jamais ne passe, où nul presque ne semble habiter,
sans autre magasin qu’une boutique fantôme […] » (HD 59). C’est
également le cas des passages, chers aux surréalistes et à Benjamin, où
le temps semble s’être arrêté : « Passage Choiseul, Passage des
Panoramas […], leurs marchands de modèles réduits, de pipes, leurs
bijoux en strass, de timbres, leurs cireurs, leurs comptoirs à hot-
dogs. » (HD 60)
Mais pour devenir « celui sur qui l’histoire n’a plus de prise »,
il ne suffit pas de somnoler et de flâner sans fin, encore faut-il
accorder toute sa vie à cette indifférence à laquelle il aspire. Or

49
L’apparition du mot « contrainte », dans le passage sur le jeu de cartes (HD 73),
montre à quel point toutes les formes de jeu dans ce roman – mots croisés, flâneries,
règlements de son emploi du temps et de son budget (HD 119-120) – préfigurent déjà
la conception de l’écriture comme jeu des contraintes, qui sera explicitement celle de
Perec à partir de La disparition.
80 Perec, Modiano, Raczymow

l’indifférence, c’est se rendre insensible non seulement à toute


douleur, mais aussi à toute jouissance. De manière systématique, le
protagoniste va se priver de tout jugement de valeur, de toute
discrimination, que ce soit en matière de nourriture ou de goût
esthétique. Ainsi chaque bouchée va prendre « le même goût atone »
(HD 55), les tableaux exposés au musée seront perçus « comme s’ils
étaient des bouts de mur, de plafonds » (HD 56). Tout sombre dans la
même grisaille de la neutralité. Dans cette décision de se priver de tout
plaisir, dans cette existence dépouillée jusqu’à l’extrême – à l’image
de la chambre où vit le protagoniste – y a-t-il une manière de revivre,
de s’assimiler les privations infligées aux victimes de la Shoah,
comme Burgelin semble le croire ? Rien ne permet, dans ces passages
sur la nourriture ou sur d’autres aspects de la vie quotidienne, de
trancher cette question.
Exactement au milieu du récit, à la fin du chapitre 8,
l’indifférence semble atteindre son paroxysme. Menée à son terme,
elle suscite un sentiment de liberté et même « un bonheur presque
parfait, fascinant », « un repos total, tu es, à chaque instant, épargné,
protégé. » (HD 76-77). Bonheur, repos, « bienheureuse parenthèse » :
on songe à l’ataraxie stoïcienne. Ne fût-ce que le bonheur total se situe
en deçà de la vie, il consiste à ne plus exister, sinon comme une
chose :

tu n’existes plus : suite des heures, suite des jours, [...] tu survis, sans gaieté
et sans tristesse, sans avenir et sans passé, comme ça, simplement,
évidemment, comme une goutte d’eau qui perle au robinet d’un poste d’eau
sur un palier, comme six chaussettes trempées dans une bassine de matière
plastique rose, comme une mouche ou comme une huître, comme une
vache, comme un escargot, comme un enfant ou comme un vieillard,
comme un rat. (HD 77)

Ces images sont presque toutes empruntées à l’univers des animaux et


des choses. Leur existence est associée à la non-existence. A
l’exception de l’enfant et du vieillard, il s’agit ici d’êtres inanimés et
de plus, dénués de parole (l’enfant et le vieillard – celui du Luxem-
bourg, HD 61, – y inclus). Ailleurs, le protagoniste est fasciné par un
arbre, qui se limite à être un arbre (HD 41) et sent approcher « ta vie
végétale, ta vie annulée » (HD 52). S’il n’y a pas littéralement ici de
retour à l’inorganique, on discerne cependant une forme d’entropie, de
retour en arrière, vers un état antérieur (végétal, animal, chose).
Un homme qui n’a rien vu 81

Entropie que Freud, comme on sait, a assimilé à cet « au-delà du


principe de plaisir » qu’est la pulsion de mort.
En effet, le sommeil, la somnolence constituent l’expérience
en même temps que l’image par excellence de cette pulsion de mort
qui affecte le protagoniste. Un indifférent est un homme qui, par le
sommeil, tente d’éteindre la lumière de la conscience, de manière à
engourdir la douleur, à enrayer toute sensation, toute émotion. Le
sommeil, auquel le protagoniste se laisse aller, est ici un analgésique,
stupéfiant : « Tu t’étends. Tout est lourdeur, bourdonnement, torpeur.
Tu te laisses glisser. Tu plonges dans le sommeil » (HD 30). Le som-
meil est à l’image de la mort à laquelle il aspire, mais dont il ne fait
que rêver : « Parfois, tu rêves que le sommeil est une mort lente qui te
gagne, une anesthésie douce et terrible à la fois, une nécrose
heureuse : le froid monte le long de tes jambes, le long de tes bras,
monte lentement, t’engourdit, t’annihile » (HD 132). Or, c’est cette
mort justement qui, au cours du roman, s’avèrera de plus en plus
impossible, de même que le sommeil dont il se trouve d’emblée privé.
Mais la série de comparaisons de la citation ci-dessus révèle
autre chose encore : c’est la dimension autobiographique cachée du
récit. Au moment même où le stade du suprême oubli, de la libération
semble atteint, celui-ci se trouve contrecarré par les éléments mêmes
qui le constituent. En effet, la mention des six chaussettes trempées
dans la bassine marque la ennième inscription, obsessive, de la date de
la disparition de la mère. La plongée dans l’inconscience et l’oubli
semble donc aboutir à son exact contraire : à l’émergence, aussi
déplacée, déguisée soit-elle, du passé. C’est également le cas pour les
autres éléments de la série, qui sont loin d’être aussi arbitraires qu’ils
le semblent. Tous, ils constituent des références intratextuelles, des
renvois en arrière ou en avant. L’huître renvoie à : « Tu es un oisif, un
somnambule, une huître » (HD 25). La vache, dans son indifférence
bovine, revient plus loin : « Parfois, tu ressembles à une vache » (HD
134). Quant au rat, image aux tonalités antisémites, il est une
constante dans le roman : rat qui ne sort que la nuit, rat de laboratoire,
il est une image de l’exclu, du paria que finit par devenir le
protagoniste50. Le vieillard est encore celui du Luxembourg, envié par

50
Cf. resp. HD 25, 94, 113. L’image du rat est historiquement chargée, c’est la
vermine que les nazis choisirent comme image du Juif, et qui est subtilement reprise
par Art Spiegelman dans son roman-bande dessinée Maus (1986). Burgelin a analysé
l’ambivalence de cette image: d’un côté, certes, le rat est une « image intériorisée (je
82 Perec, Modiano, Raczymow

le protagoniste pour sa vie végétative (HD 61-62). L’enfant serait-il


l’enfant Perec ?
Par leurs résonances autobiographiques cachées, ces images
laissent donc entendre un tout autre message que le contenu explicite
de cette citation, où il est question de libération et même de bonheur.
En cette fin du chapitre 8, un renversement s’opère où s’amorce
l’échec de l’indifférence. Au chapitre suivant, un même renversement
s’annonce au niveau de la somnolence du protagoniste, qui se mue en
impossibilité de dormir, d’oublier. Longuement repoussés, les sou-
venirs finissent par s’imposer dans les rêves du protagoniste, mais ils
demeurent impossibles à identifier : ainsi lorsqu’il se voit sur un
navire qui progresse sur la mer noire, cette image lui semble « un
souvenir réel, exact dans tous ses détails », mais elle ne suscite aucune
sensation chez lui, sauf celle de savoir « l’impossibilité et l’irré-
ductibilité d’un tel souvenir » (HD 82-83). Ce souvenir qui tente de se
frayer un chemin mais n’y parvient pas est indicatif du degré de
censure qui affecte le passé de Perec, au moment où il écrit Un homme
qui dort. S’y ajoute, dans ce rêve, l’image de la tête de panthère aux
crocs acérés qui, par trois fois, se mue en étoile qui menace
mortellement le protagoniste, puis l’évite de justesse (HD 83-84). Il
est tentant d’y voir une figuration des dangers auxquels l’enfant Perec
a échappé lorsque, pendant l’Occupation, il portait l’étoile, et de faire
résonner ce passage avec la formule, vingt pages plus loin, des
« invisibles porteurs d’étoiles » qui, elle, est plus facilement inter-
prétable dans ce contexte autobiographique de la judéité.
D’une manière générale, dans la seconde moitié du récit, les
cauchemars produisent des images d’une rare violence : angoisse,
traduite par l’image de la chute vertigineuse (HD 99-100), torture
physique, où le corps se trouve écartelé, morcelé jusqu’à la
liquéfaction (ibid.) par des bourreaux forts concrets qui, sur le mode
comique, rappellent ceux de Kafka, outre toute l’imagerie médiévale
de la torture des damnés : « L’un te fourre une éponge pleine de craie
dans la bouche, l’autre te bourre les oreilles de coton ; quelques
scieurs de long se sont installés dans tes sinus, un pyromane incendie
ton estomac [...] » (HD 101). Nous sommes ici aux antipodes de

suis un rat) » mais « elle mobilise aussi un propos de rejet et de haine » : « l’horreur
d’appartenir au groupe des vaincus », la révolte, la colère contre les siens de s’être
laissé traiter comme de la vermine (Burgelin, « Perec et la judéité », art. cit., p. 176).
Un homme qui n’a rien vu 83

l’indifférence, qui prétendait offrir une protection contre la souffrance.


L’insensibilité, de toute évidence, s’est inversée en son contraire.
Si le sommeil s’inverse en insomnie, en cauchemars qui
réveillent, même imparfaitement, la mémoire, il en est de même pour
la flânerie, qui prend un tout autre caractère dans la seconde moitié du
récit : « Tu traînes, tu traînes, tu traînes. Tu marches. » (HD 86). Ici, le
« tu » n’est plus ce flâneur surréaliste pour qui les lieux, quelque
« déceptif(s), inepte(s) ou même provocateur(s) » qu’ils soient, restent
pourtant « un but, c’est-à-dire une tension, une volonté, une
émotion. » (HD 87). La marche devient errance, dérive, compulsion à
marcher de jour comme de nuit. Toute la légèreté de la flânerie a
disparu :

Marche incessante, inlassable. Tu marches comme un homme qui porterait


d’invisibles valises, tu marches comme un homme qui suivrait son ombre.
Marche d’aveugle, de somnambule, tu avances d’un pas mécanique,
interminable, jusqu’à oublier que tu marches. (HD 93).

L’homme qui dort est un homme qui marche sans savoir qu’il marche,
il marche dans la mesure où il survit, entre la vie et la mort, comme
telle ou telle figure de Beckett ou de Blanchot. Alors, l’espace urbain,
d’espace immense de la liberté qu’il était, se mue en une prison
blafarde comparable à la chambre de bonne initiale : « Tu marches
dans les avenues désolées, longeant les arbres rabougris, les façades
pelées, les porches noirs. […] Les squares dont les grilles t’emprison-
nent, les marais stagnant près des bouches d’égout, les portes monstru-
euses des fabriques » (HD 109). De « maître du monde », l’homme
qui dort est devenu le prisonnier de cet espace urbain qu’il dominait
jadis : « Comme un prisonnier, comme un fou dans une cellule.
Comme un rat dans le dédale cherchant l’issue. Tu parcours Paris en
tous sens » (HD 118).
Par mille indices cachés, le « tu » va se retrouver acculé à la
douleur qu’il s’ingéniait à engourdir et à maîtriser par la flânerie. A
première vue, le passage suivant décrit une errance qui va
parfaitement au hasard. Et pourtant, le passé, personnel comme
collectif, revient :

Tu te laisses aller, tu te laisses entraîner : il suffit que la foule monte ou


descende les Champs Elysées, il suffit d’un dos gris qui te précède de
quelques mètres et oblique dans une rue grise ; ou bien une lumière ou une
absence de lumière, un bruit ou une absence de bruit, un mur, un groupe, un
84 Perec, Modiano, Raczymow

arbre, de l’eau, un porche, des grilles, des affiches, des pavés, un passage
clouté, une devanture […], un escalier, un rond-point... (HD 88, mes
italiques)

La conjonction des deux expressions soulignées – « Champs Elysées »


et « rond-point » – fait disparaître tout arbitraire : nous voilà à nou-
veau sur « Les lieux d’une fugue », de la fugue faite par Perec à onze
ans. Référence voilée à un épisode poignant de la vie de l’enfant
Perec, étroitement lié à « l’Histoire grande hache » et à son état
consécutif d’orphelin51.
Le passé s’impose également dans les « papiers, lettres et
photos » trouvées dans le caniveau, « qui t’ont presque tiré les larmes
aux yeux » (HD 92) : traces de vies disparues, inconnues. Préludent-
elles aux photographies et aux documents commentés dans W ou le
souvenir d’enfance ? De manière moins voilée, la persécution nazie, et
la complicité de l’administration française, réapparaissent dans cer-
tains noms de rues : « la rue de la Pompe, la rue des Saussaies, la
place Beauvau, le quai des Orfèvres » (HD 87). Comme l’avait déjà
remarqué Claude Burgelin52, ce sont des références aux années noi-
res : on y retrouve deux adresses de la Gestapo, celle du Commissariat
aux Questions Juives et du Commissariat de Police. Adresses qui peu
après, avec La place de l’étoile de Modiano (qui paraît en 1968, un an
après Un homme qui dort), deviendront tristement célèbres. Pourtant,
sur ce point, il y a une différence considérable entre Perec et Modia-
no : si le premier fait subrepticement allusion à ces lieux, littéralement
entre parenthèses, le second les criera tout haut53, il les ressassera sans
fin, en en faisant les protagonistes de ses romans54.
Une autre référence autobiographique est celle, déjà citée, où
le « tu » s’assimile aux « bannis, parias, exclus, porteurs d’invisibles
étoiles » (HD 114). Cependant, il faut éviter de réduire cette formule à
une référence à la judéité de Perec, alors qu’elle a une visée
universelle : les bannis, les parias et les exclus sont les marginaux, les

51
« Les lieux d’une fugue », in Je suis né, Seuil, 1990. Le texte date de 1965, il est
donc antérieur de peu à Un homme qui dort, ce qui rend l’hypothèse d’un écho dans le
roman plus que plausible. Le rond-point des Champs-Elysées est aussi un des douze
lieux revisités tous les ans pour le projet inachevé de Lieux.
52
C. Burgelin, Georges Perec, op. cit. p. 72.
53
Cf. le « RUE LAURISTON ! RUE LAURISTON ! », de La place de l’étoile,
Gallimard-Folio, p. 203.
54
Cf. Deuxième partie, « Ecrire le lieu ».
Un homme qui n’a rien vu 85

« Juifs » d’aujourd’hui, ils sont stigmatisés même s’ils n’en portent


pas la marque concrète, comme les Juifs pendant l’Occupation. D’où
aussi les références à des violences plus récentes, infligées par la
police, que le nom seul de Charonne suffit à évoquer : « boulevard à
flics », qui transforma Paris en « ville-charnier » (HD 118). L’ensem-
ble de cette flânerie qui a dégénéré en fuite, dans une ville devenue un
piège à rats, semble encore mimer, reproduire le sort réservé aux
proches de Perec pendant l’Occupation : « Errer dans Paris en y rôdant
comme un homme traqué, c’est peut-être retrouver la peur ou le
sentiment d’abandon qui furent ceux de ses proches. »55
Cependant, ayant touché l’extrême de la souffrance et de
l’insomnie, le « tu » se redresse : il règle sa vie, ses itinéraires et ses
habitudes comme une montre et de telle manière, il échappe de
justesse au destin de Bartleby, la mort : « c’est ainsi parce que je l’ai
voulu ainsi, je l’ai voulu ainsi ou sinon je suis mort » (HD 122).
Qu’est-ce qui déclenche ce tournant, ce retour à la normale ? Il est
difficile de le dire. Selon une lettre de Perec à Paulette, citée par Hans
Hartje, Perec a voulu une fin sans solution explicite, car apporter une
solution à l’indifférence, c’eût été lui conférer un sens, alors que
l’indifférence, c’est l’épuisement du sens et des signes. Perec a voulu
éviter la « récupération logique » qu’il croyait discerner chez Sartre,
Camus, Le Clézio et d’autres, qui avaient traité des thèmes proches. Il
faut que l’indifférence « tombe » tout simplement, qu’elle cesse
spontanément, telle qu’elle est venue56. Comme il avait imperceptible-
ment glissé dans l’indifférence, de même il se retrouve maintenant
dans le monde ordinaire : « C’est un jour comme celui-ci, un peu plus
tard, un peu plus tôt, que tout recommence, que tout commence, que
tout continue » (HD 143).

7. « Tu n’as rien appris, tu ne saurais témoigner »

Le récit se clôt par un épilogue qui offre quelques indices importants


pour juger de la portée autobiographique de ce texte. Cet épilogue est
une sorte de collage de références littéraires : noms de héros de

55
C. Burgelin, « Perec et la judéité », art. cit., p. 178.
56
Lettre de Perec citée dans H. Hartje, « Un homme qui dort. Le lu et le tu », in Actes
du colloque international Georges Perec de Cluj-Napoca, éd. Y. Goga, Cluj-Napoca,
éd. Dacia, 1997, pp. 81-82.
86 Perec, Modiano, Raczymow

roman, citations ou plutôt « impli-citations », puisqu’elles ne sont pas


signalées par des guillemets ou d’autres signes conventionnels. Ce
sont plutôt des intertextes, dont certains parcourent le récit entier.
Cette confrontation aux grands modèles littéraires, avec qui le « tu »
eût pu comparer son aventure, aboutit presque dans tous les cas à
relativiser sa propre aventure. Ainsi, l’énumération des héros
littéraires de tous bords – Robinson, Roquentin, Meursault, Leverkühn
– renvoie dos à dos ces héros, et dénonce leur aventure comme une
« histoire modèle » trompeuse (HD 138).
Comme l’a bien observé Manet van Montfrans, un seul
modèle demeure en place, c’est la figure d’Ishmaël, du Moby Dick de
Melville, qui revient dans deux citations de cet épilogue 57 . Après
s’être longtemps miré à Bartleby, le « tu » se mesure maintenant à
Ishmaël : la différence est certes de taille. Mais faut-il y voir « l’oppo-
sition entre la bibliothèque et la vie », la « fin d’un voyage livresque »
et avec celle-ci, « l’invitation au vrai voyage »58? Il est difficile de le
croire lorsqu’on relit le fragment final du récit qui, après la deuxième
citation de Moby Dick, sur la « rêverie océanique », ne laisse rien
transparaître d’une telle libération : « Tu as peur, tu attends. Tu at-
tends, place Clichy, que la pluie cesse de tomber » (HD 144).
Examinons de plus près la première citation : « Mais nulle
errante Rachel ne t’a recueilli sur l’épave miraculeusement préservée
du Pequod pour qu’à ton tour, autre orphelin, tu viennes témoigner »
(HD 139). Le texte-source est la dernière phrase de l’épilogue de
Moby Dick : « It was the devious-cruising Rachel that in her retracing
search after her missing children, only found another orphan. »59 Cette
phrase se réfère au sauvetage d’Ishmaël, après le naufrage du Pequod.
Lorsque la baleine blanche et Ahab ont sombré dans les profondeurs,
Ishmaël est en effet le seul rescapé ; il est recueilli par un navire qui
porte le nom de Rachel. Or le Rachel était déjà « à la recherche de ses
enfants disparus », en particulier du fils du capitaine, un enfant de
douze ans, qui avait disparu en mer sur un autre baleinier. Pour
retrouver cet enfant, le capitaine du Rachel avait demandé l’aide

57
« Mais nulle errante Rachel [...] tu viennes témoigner. » (HD 139) et « Regarde !
Regarde-les. [...] l’appel rauque des oiseaux de mer. » (HD 144)
58
Manet van Montfrans, La contrainte du réel, op. cit., p. 111.
59
Moby Dick, Harmondsworth, Penguin English Library, 1983, p. 687; la citation est
identifiée et reprise dans M. van Montfrans, La contrainte du réel, op. cit., p. 110,
note 64.
Un homme qui n’a rien vu 87

d’Ahab, qui la lui avait refusée 60 . La nuit d’avant, les matelots du


Pequod avaient entendu des cris étranges : c’étaient, à leur sens, les
« voices of newly drowned men at sea »61 , signe précurseur car, le
lendemain, un de leurs hommes était tombé en mer et s’était noyé.
La dernière phrase de l’épilogue, sur le sauvetage d’Ishmaël,
évoque donc non seulement le naufrage du Pequod, mais toute une
série de naufrages, notamment celui de l’enfant de douze ans, cherché
par le Rachel. Ishmaël est « another orphan » comme l’est le fils du
capitaine, disparu, formule que Perec reprend dans le texte d’accueil
(« autre orphelin »). Ce qu’il reprend aussi, c’est la référence à
Rachel : « Nulle errante Rachel... » Si le lecteur non-averti croit à un
personnage féminin, alors que le Rachel est un navire, il n’a pourtant
pas tout à fait tort, car par cette formule, Perec ne fait que reprendre la
personnalisation du Rachel par Melville. Par le biais du nom propre,
qui renvoie à Rachel, l’une des matriarches de l’Ancien Testament, il
transforme le navire en mère éplorée : « But by her still halting course
and winding, woful way, you plainly saw that this ship that so wept
with spray, still remained without comfort. She was Rachel, weeping
for her children, because they were not. » 62 C’est cela, « l’errante
Rachel » qui cherche « her missing children », selon la dernière phrase
de Moby Dick.
L’intertexte melvillien comporte donc non seulement un
naufrage, un père et un enfant, mais aussi une mère. C’est une
constellation qui a une puissante consonance autobiographique chez
Perec. On imagine comment Perec a pu lire Moby Dick de manière
autobiographique, et identifier son sort d’orphelin à celui d’Ishmaël,
lui aussi orphelin et seul rescapé d’un naufrage. Cette interprétation se
trouve confirmée lorsque nous lisons ce passage d’Un homme qui dort
dans une perspective autotextuelle, en conjonction avec des pages
écrites quelques années après par Perec : celles qui, au chapitre XI de
W ou le souvenir d’enfance, décrivent le naufrage du Sylvandre, où
périt la mère de Gaspard Winckler, ainsi que l’équipage, alors que
Gaspard Winckler lui-même disparaît mystérieusement. Dans ce
chapitre, nous retrouvons donc la même constellation que dans Un
homme qui dort : enfant, mère, naufrage, navire. Dans une telle
perspective autotextuelle, la référence au naufrage du Pequod, dans

60
Moby Dick, chapitre 128.
61
Moby Dick, op. cit., p. 632.
62
Moby Dick, op. cit., p. 641.
88 Perec, Modiano, Raczymow

Un homme qui dort (et le naufrage de l’enfant du capitaine, allusé


dans la mention du Rachel) fait corps avec le naufrage du Sylvandre
dans W, et l’ensemble devient une des nombreuses figurations auto-
biographiques du « naufrage » qui a marqué la vie de Perec : la dispa-
rition de la mère et sa propre survie. Quant on reconnaît ce contexte, il
devient plus difficile de lire les citations de Melville comme « l’in-
vitation au vrai voyage ». Ne constituent-elles pas plutôt une allusion
cachée au « naufrage » de l’enfant Perec, qui sera explicitement figuré
dans W ou le souvenir d’enfance et au rapport compliqué du prota-
goniste à celui-ci, indirectement raconté dans le périple de l’indif-
férence ?
Cependant, dans Un homme qui dort, l’histoire de la mère
reste fortement censurée. La citation sur « l’errante Rachel » en effet
affuble cette histoire d’une négation : « nulle errante Rachel » n’a
sauvé le protagoniste, qui n’est donc nullement ce rescapé, cet « autre
orphelin » qui pourra venir témoigner. Pourtant, cette constellation
d’éléments et son rapport autotextuel à W ou le souvenir d’enfance
nous amènent à lire cette négation comme une dénégation : une
négation qui a valeur d’affirmation. C’est une manière, comme l’a
montré Freud, d’admettre le refoulé tout en évitant de l’admettre
entièrement. La dénégation est donc déjà un progrès par rapport à
l’amnésie propre au refoulement total, c’est « un moyen de prendre
connaissance du refoulé », « une sorte d’admission intellectuelle du
refoulé alors que l’essentiel du refoulé persiste »63. Ici, Perec affirme
tout en le niant qu’il est orphelin et témoin.
Avec W ou le souvenir d’enfance, la censure aura beaucoup
diminué, au point qu’au premier chapitre, Gaspard Winckler adulte
pourra enfin dire : « je fus témoin », tout en ajoutant tout de suite la
réserve : « et non acteur. Je ne suis pas le héros de mon histoire. »64
Cette absence d’héroïsme est peut-être à mettre en rapport avec celle
de l’homme qui dort, dans l’épilogue, où il refuse de s’identifier à
toute une série de héros littéraires. Gaspard Winckler au contraire
affirme : « j’étais le seul dépositaire, la seule mémoire vivante, le seul
vestige de ce monde » (W 10). C’est infiniment plus que le « tu » ne
saurait en dire, et cela rappelle l’épilogue de Moby Dick, dont le

63
Freud cité et commenté par Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse,
op. cit., p. 114.
64
W ou le souvenir d’enfance, L’imaginaire Gallimard, 1993, p. 10. Dorénavant, dans
les citations, l’abréviation W sera employée pour désigner le titre de ce roman,
Un homme qui n’a rien vu 89

motto, tiré de Job, est le suivant : « And I only am escaped alone to


tell thee. »65
Peut-être faut-il lire les dernières pages d’Un homme qui dort
en étroite conjonction avec ces premières pages de W ou le souvenir
d’enfance : bien des « sutures » les relient, dont les références à Moby
Dick sont les plus apparentes. En effet, dans ce premier chapitre de W
ou le souvenir d’enfance, le narrateur se compare lui aussi à Ishmaël :
« Ce n’est pas la fureur bouillante d’Achab qui m’habite, mais la
blanche rêverie d’Ishmaël, la patience de Bartleby » (W 10-11). La
référence à Bartleby est une « suture » de plus, qui relie W à Un
homme qui dort. Les deux textes, tous deux riches en métadiscours,
semblent construits en miroir. Dans l’épilogue d’Un homme qui dort,
le narrateur, parvenu au terme du long périple de son protagoniste,
affirme que « rien ne s’est passé » (HD 141), que le protagoniste n’a
été la victime d’aucun désastre, et en plus que l’indifférence ne l’a pas
« rendu différent ». Cette page résonne, par contraste, avec les pages
d’ouverture de W où, avant même d’amorcer son récit, le narrateur
suggère une grande aventure : « les événements dont j’ai été témoin »,
qui « ont bouleversé le cours, jusqu’alors insignifiant, de mon
existence » etc. Le silence que garde le narrateur sur ces événements
les rend d’autant plus exorbitants. Un deuxième point où ces deux
textes se reflètent, c’est que Gaspard Winckler, le protagoniste des
chapitres fictionnels de la première partie de W, est témoin, « mémoire
vivante » des événements, alors que l’homme qui dort est hors d’état
de témoigner de quoi que ce soit, comme le dit notamment la citation
de Melville que je viens de commenter.
Comment expliquer cette mise en contraste ? Si nous consi-
dérons le périple de l’homme qui dort comme une descente aux enfers
qui, loin de le protéger contre « l’histoire » et la souffrance, l’y expose
physiquement, le retour à la normale qui suit apporte cependant au
« tu » la conscience claire des limites de ce périple. Comme le dit la
première phrase de l’épilogue : « Tu n’es pas mort et tu n’es pas plus
sage. » Référence par contraste à Bartleby, dont l’histoire vient d’être
racontée, et qui, lui, « s’est laissé mourir » (HD 136). Mais on peut
aussi y discerner une référence autobiographique cachée, puisque cette
phrase est la première du seizième chapitre d’Un homme qui dort.
Même si les chapitres ne sont pas numérotés, le nombre de chapitres

65
Moby Dick, op. cit., p. 687.
90 Perec, Modiano, Raczymow

n’est jamais laissé au hasard par Perec et le 16, comme l’a montré
Manet van Montfrans, constitue ici encore une référence à la date de
la mort du père, le 16 juin 1940 66 . La mort du père au front (« la
guerre ») frappe d’insignifiance le périple de l’homme qui dort.
Cette insignifiance, cette absence de conséquences, ce
caractère somme toute gratuit de l’indifférence revient à de multiples
reprises : « Tu n’es pas devenu fou » (HD 142), « Tu n’es même pas
malade » (ibid.), la vie continue comme avant. Chez Perec, témoin
absent, qui a survécu loin de l’épicentre des événements, on sent
l’étrange frustration, si commune chez ceux qui sont nés après, d’être
resté hors du coup : « Les désastres n’existent pas, ils sont ailleurs. »
(HD 142) Après s’être assimilé aux « porteurs d’invisibles d’étoiles »
c’est-à-dire aux Juifs et aux autres persécutés, le « tu » se rend compte
que sa situation à lui est tout à fait différente : « Nulle malédiction ne
pèse sur tes épaules [...] Nul ne te condamne et tu n’as pas commis de
faute. Nul ne te regarde pour aussitôt se détourner de toi avec
horreur » (HD 142-143). On songe ici à Gregor Samsa métamorphosé
en vermine mais aussi à l’antisémitisme le plus primitif, qui se
détourne du Juif comme d’un monstre abject.
Et si rien ne s’est passé, alors comment témoigner ? L’homme
qui dort n’est témoin de rien : « tu n’as rien appris, tu ne saurais
témoigner » (HD 138). On retrouve cette idée dans la seconde citation
de Melville. Pour témoigner, il faut avoir vécu le naufrage, le
désastre : « La plus petite catastrophe aurait peut-être suffi à te
sauver : tu aurais tout perdu, tu aurais eu quelque chose à défendre,
des mots à dire pour convaincre, pour émouvoir » (HD 142). Ce
témoin-là, Perec ne le sera jamais, ni ici ni dans W ou le souvenir
d’enfance. Avec W cependant, il franchira une étape décisive : en
inventant l’île de W, il mettra en scène la catastrophe, qu’il n’a pas
vu ; en dressant, face à cette fiction, le pan de sa propre histoire, et en
la reliant au désastre par de multiples « sutures », il lui rendra la place
qui lui revient, et à laquelle elle n’a pu accéder dans Un homme qui
dort. Il deviendra ce témoin absent qui se trouve préfiguré dans ce
récit.

66
Manet van Montfrans, La contrainte du réel, op. cit., p. 116.
Chapitre 2

Le témoignage par le biais de la fiction.


Patrick Modiano : Dora Bruder

1. « Ma mémoire précédait ma naissance »

Plusieurs commentateurs ont constaté le caractère répétitif de l’œuvre


de Modiano1 : d’un roman à l’autre, depuis une trentaine d’années,
l’auteur semble reprendre les mêmes thèmes (l’obsession par
l’Occupation, la recherche d’une identité stable, le père absent, le
temps destructeur), et qui plus est, la même formule narrative : celle
d’un protagoniste-narrateur qui est en même temps l’enquêteur et, en
dernière instance, l’objet de l’enquête. Dans une perspective
psychanalytique comparable à la nôtre, ce caractère répétitif a été mis
en rapport avec la mise en acte d’un passé traumatique : il résulterait
de la nécessité existentielle, pour Modiano, de revivre au présent, de
répéter sans fin les mêmes scènes afin de se faire le témoin absent du
passé qu’il n’a pas vécu2. Ainsi, il met en œuvre une mémoire proche
de la « postmémoire » (Marianne Hirsch) propre à tant d’écrivains de
la génération d’après : « ma mémoire précédait ma naissance », dit le
narrateur de Livret de famille3 . Cette mémoire se prolonge bien au
delà de la mémoire personnelle, elle est alimentée non par des
souvenirs personnels mais par l’enquête et par l’imagination.

1
Michèle Breut, « Un cirque passe. Un tour de passe-passe romanesque », in Patrick
Modiano. Etudes réunies par Jules Bedner, CRIN no. 26, Amsterdam, Rodopi 1993,
p. 103 ; Nathalie Rachlin, « The Modiano Syndrome : 1968-1997 », in Paradigms of
Memory. The Occupation and other hi/stories in the novels of Patrick Modiano,
Martine Guyot-Bender & William VanderWolk éds., New York, Peter Lang, 1998,
pp. 121 ss.
2
Cf. N. Rachlin, art. cit., p. 128; Juliette Dickstein, « Inventing French Jewish
Memory: the Legacy of the Occupation in the works of Patrick Modiano », in
Paradigms of Memory, op. cit., pp. 145-163.
3
Folio, p. 116.
92 Perec, Modiano, Raczymow

Mais ce « passé qui ne passe pas », est-ce un passé personnel


ou collectif ? Ici, les opinions divergent. Longtemps, avec Henry
Rousso, Modiano a été vu comme un des premiers romanciers à
mettre à nu un phénomène collectif : le « syndrome de Vichy », mais
récemment Nathalie Rachlin a rétorqué que Modiano ne représente
que lui-même, et que ses obsessions sont purement personnelles, liées
à son propre passé, même si, avec La place de l’étoile, elles ont un
moment coïncidé avec des obsessions collectives. Modiano souffrirait
uniquement du « syndrome de Modiano » : du fait d’avoir eu un père à
la fois juif et collabo, et par extension des événements vécus par le
père pendant l’Occupation4. La persécution, l’arrestation, la presque-
déportation, la planque, les complicités constituent un ensemble
traumatisant qui a déterminé la conduite, souvent hostile, du père
envers le fils. Modiano découvre très tôt, par lui-même, ce rôle
ambigu joué par son père pendant l’Occupation. Comme on sait, le
père, Juif apatride (et donc appartenant à la catégorie la plus menacée)
a survécu grâce à différents trafics et au marché au noir. Cela le mit en
contact avec des collabos, dont un lui sauva la vie lorsqu’il fut arrêté5.
A la fois victime et coupable ou du moins complice, aux yeux
du fils, la figure du père persistera à hanter les romans de Modiano, de
la trilogie aux romans des dernières années. Obsession par « l’héritage
paternel » qui, chez les narrateurs de Modiano, provoque souvent une
crise d’identité : il leur est impossible de s’identifier au père, comme il
se doit, mais en même temps une telle identification leur est nécessaire
afin de trouver leur identité. Dans Livret de famille, les termes de ce
conflit sont clairement formulés. Le protagoniste, lui-même à peine
devenu père, aspire à découvrir qui est son père, à éclairer les zones
d’ombre dans la vie de celui-ci afin de trouver son identité en tant que
père.
Dans les premiers romans de Modiano, notamment la trilogie,
l’obsession par l’Occupation joue pleinement, explicitement. Le héros
de La place de l’étoile, Schlemilovitch, un Juif né après, revit de
manière fantasmatique le Paris de l’Occupation, où il est tour à tour
Juif persécuté et Juif collabo 6 . Avec La ronde de nuit, qui met en
scène un protagoniste à la fois résistant et collabo, l’ambiguïté atteint
son paroxysme. Les boulevards de ceinture, enfin, met en scène un

4
N. Rachlin, art. cit.
5
Cf. entre autres Fleurs de ruine, Points Seuil, 2002, 19901.
6
Sur La place de l’étoile, cf. II, chap. 4, § 4.
Le témoignage par le biais de la fiction 93

protagoniste qui assume l’héritage paternel en se glissant dans la peau


du père, en revivant par le biais de la fiction son attitude trouble, ses
compromis, sa lâcheté, son humiliation pendant l’Occupation mais
aussi, comme l’observe Alan Morris, en vengeant ainsi le tort fait à
son père. Ainsi, par le biais de l’imaginaire, de la littérature, Modiano
fait ce que son père n’a pu faire : riposter à ses persécuteurs.7 Aussi,
lorsqu’on considère l’ensemble de l’œuvre, dans son évolution
chronologique, comme le fait Alan Morris dans sa remarquable étude,
faut-il se demander si elle prend sa source uniquement dans une mise
en acte infiniment répétée du « syndrome de Modiano », comme le
prétend Nathalie Rachlin. N’y a-t-il pas aussi chez Modiano une réelle
« quête de l’exorcisme personnel » 8 qui se poursuit d’une œuvre à
l’autre ?
Dans les nombreux romans qui suivent la trilogie, la
problématique du rapport au père et à l’Occupation n’est plus aussi
explicite mais, de manière plus elliptique et allusive, elle n’en
détermine pas moins, subrepticement, les termes. Car, que le roman
soit situé pendant les années ’40 ou pendant les années ’60, lors de la
Guerre d’Algérie, une même atmosphère trouble, menaçante règne, le
changement n’est qu’apparent. Avec Dora Bruder9, l’Occupation re-
fait pleinement surface, et de manière plus directe que jamais aupa-
ravant car, pour la première fois, l’enquête du narrateur concerne non
un personnage fictif, mais une personne ayant réellement existé, Dora
Bruder. De cette jeune fille juive persécutée et morte en déportation,
Modiano esquisse la biographie. Et au delà de cette histoire
individuelle, l’histoire collective de la persécution des Juifs parisiens
est explicitement mise au centre d’un roman de Modiano, dans une
entreprise de « travail du deuil » qui touche autant à l’histoire
collective qu’à son histoire personnelle.

2. « Avec Serge Klarsfeld contre l’oubli »

Dora Bruder a paru en 1997 et dès sa parution, le texte posa un


problème de genre aux journalistes et aux critiques. Après tant de
romans, Patrick Modiano venait-il soudain de se convertir au

7
Alan Morris, Patrick Modiano, Oxford-Washington, Berg, 1996, pp. 42-43.
8
Morris, op. cit., p. 205.
9
Edition utilisée: Folio, 1999 ; abréviation : DB.
94 Perec, Modiano, Raczymow

témoignage historique ? « Enquête et non roman. » : telle fut la


première phrase, lapidaire, du compte-rendu de Dora Bruder par
Norbert Czarny dans La Quinzaine littéraire10. Les autres commen-
taires des médias furent du même ordre, proposant une lecture a priori
réaliste. Et les critiques universitaires vinrent, en majorité, confirmer
ces premiers compte-rendus. A juste titre, dans sa monographie,
Akane Kawakami met en valeur le caractère fictionnel, construit des
romans de Modiano. Au moment où elle clôt son ouvrage, Dora
Bruder est le dernier livre en date. Or il lui semble en rupture avec le
reste de l’œuvre. C’est pourquoi Kawakami y discerne un tournant
dans l’œuvre de Modiano : « from fiction to témoignage » 11 . Cette
lecture réaliste, c’est d’ailleurs Modiano lui-même, ainsi que son
éditeur, Gallimard, qui y avaient incité le lecteur. En effet, comme le
rappelle Denise Cima, l’édition originale comportait un bandeau de
couverture, rouge, indiquant « née le 25/02/1926 à Paris, 12ème »,
comme pour certifier l’authenticité du personnage de Dora12.
Malgré ces indices extratextuels, certains critiques se
permettent de douter de l’authenticité de cette histoire, considérant ces
indices comme des effets de réel. Ainsi, Geoffrey Hartman a montré
comment à notre époque, l’autobiographie et le témoignage
envahissent le champ de la fiction, « entremêlant la réalité et la
fiction » (« blending reality and fiction »)13. A propos de Dora Bru-
der, il souligne à juste titre que si l’on se base sur des critères
strictement intra-textuels, il est impossible de savoir si l’histoire
racontée appartient à la réalité ou à la fiction, si Dora Bruder a
réellement existé ou non14. Sans vérifier l’authenticité des nombreux
documents reproduits, comment être sûr que ceux-ci ne soient pas des
documents au moins partiellement forgés, comme dans Livret de
famille ou Rue des boutiques obscures ? De telle manière, Hartman
joue évidemment l’avocat du diable, car il serait moralement
condamnable de forger des documents concernant la déportation. Ce
qu’il vise à montrer, c’est qu’il s’agit ici d’un genre nouveau, qui joue

10
No. 714, 1997, p. 7-8.
11
Akane Kawakami, A Self-conscious Art. Patrick Modiano’s Postmodern Fictions,
Liverpool, Liverpool University Press, 2000, p. 121.
12
Denise Cima, Etude sur Modiano Dora Bruder, Ellipses, 2003, p. 24.
13
G. Hartman, Realism, « Authenticity and the New Biographical Culture », in Scars
of the spirit. The struggle against inauthenticity, Palgrave, Macmillan, 2002, p. 58.
14
Ibid., p. 57.
Le témoignage par le biais de la fiction 95

« le double jeu du fait et de la fiction » (« the double game of fact and


fiction »)15. Et paradoxalement, c’est par le détour de l’imagination ro-
manesque que le fait historique acquiert sa plus grande authenticité, sa
plus grande vérité.
Car, et Geoffrey Hartman ne l’ignore pas, Dora Bruder a bien
existé. La preuve principale en est la mention de Dora Bruder et de ses
parents dans le premier Mémorial de Serge Klarsfeld, et dans le
Mémorial des enfants (à partir de la deuxième édition). Or malgré le
rôle décisif que jouent ces deux mémoriaux dans Dora Bruder, malgré
la citation, dans le roman, de l’extrait concernant Dora et ses parents,
nulle part dans le roman, Modiano ne mentionne leur existence. Il
faudra s’interroger sur ce silence. Il contraste fortement avec les
interviews et les autres textes non-fictionnels de Modiano, en
particulier l’article « Avec Klarsfeld contre l’oubli », publié dans
Libération en 1994, à l’occasion de la parution du premier Mémorial
des enfants16. Dans cet article, Modiano dit toute l’importance qu’ont
eue pour lui les divers Mémoriaux de Serge Klarsfeld. On peut y lire
en filigrane toute la genèse de Dora Bruder. Et déjà, on est frappé par
un usage pour le moins singulier du document. Le premier Mémorial
de Klarsfeld – Le Mémorial de la déportation des Juifs de France17 –
dit Modiano, a été « un des plus grands chocs de notre vie » ; il l’a
d’abord conduit à « douter de la littérature » car pour lui, « le seul
livre qu’il fallait écrire, c’était ce mémorial, comme Serge Klarsfeld
l’avait fait. »18 Ce Mémorial, Modiano l’a compulsé dès sa parution,
en 1978, et dans les années qui suivent. Il a tenté de suivre son
exemple, en cherchant des renseignements sur les personnes qui y sont
mentionnées, des plus connues aux plus obscures, notamment les
enfants : « d’autres, dont le seul nom figure dans le mémorial », alors
que la date et le lieu de naissance font défaut (c’est le cas, entre autres,
de Dora). Il y a donc eu en première instance chez Modiano une
recherche dans le prolongement du Mémorial, mais elle n’était pas
encore centrée sur Dora.
Plus tard seulement, en 1988, il découvre l’annonce dans
Paris-Soir, reproduite en tête de Dora Bruder : « On recherche une

15
Ibid., p. 60.
16
Modiano: « Avec Klarsfeld, contre l’oubli », Libération du 2 novembre 1994, p. 8.
17
Le Mémorial de la déportation des Juifs de France, Paris, Association pour le
jugement des criminels nazis qui ont opéré en France, 1978.
18
Modiano, « Avec Klarsfeld, contre l’oubli », art. cit.
96 Perec, Modiano, Raczymow

jeune fille etc. ». A ce moment-là, il consulte à nouveau le Mémorial


et y retrouve le nom de Dora Bruder et celui de ses parents, avec la
date et le numéro des convois qui les déportèrent à Auschwitz. Le fait
qu’elle figure dans le Mémorial fournit deux données capitales à
Modiano : la certitude qu’elle a péri dans les camps de la mort, et la
date de sa déportation. Or ces données, celles du Mémorial, sont très
exactement reproduites dans le récit : « j’avais lu son nom, BRUDER
DORA – sans autre mention, ni date ni lieu de naissance – au-dessus
de celui de son père BRUDER ERNEST, 21.5.99. Vienne. Apatride,
dans la liste de ceux qui faisaient partie du convoi du 18 septembre
1942 pour Auschwitz. » (DB 54) Cette citation reproduit jusqu’à la
typographie du Mémorial mais, fait étonnant, l’existence du Mémorial
et de son auteur, Serge Klarsfeld, sont ici passées sous silence, ou
peut-être sont-elles supposées connues du lecteur ? Pourtant, c’est la
conjonction de ces deux documents – l’annonce de France Soir plus le
Mémorial – qui a déclenché l’enquête de Modiano : depuis cette
double trouvaille, dit-il, « ces parents et cette jeune fille […] ne
cessent de me hanter. ».
En 1994 enfin, un troisième élément entre en jeu : c’est la
parution de la première édition du Mémorial des enfants19, et c’est à
cette occasion que Modiano écrit l’article de Libération : « Grâce à
Serge Klarsfeld, je saurai peut-être quelque chose sur Dora Bruder. Il
a rassemblé dans le Mémorial 1500 photos. » On a l’impression, dans
l’article, que Modiano a déjà feuilleté ce Mémorial au moment
d’écrire son article mais encore ici, il omet de mentionner un fait
crucial : Dora Bruder n’y figure pas ! Et il y a une raison toute simple
pour cela, c’est que dans le premier Mémorial, celui de 1978, la date
et le lieu de naissance de Dora étaient manquants. Klarsfeld ignorait
donc à ce stade-là que Dora appartenait à la catégorie des enfants, et
ne l’a pas inclue, en première instance, dans le corpus du Mémorial
des enfants.
Dans un article récent, Alan Morris reconstruit en détail tout
ce rapport intertextuel à Klarsfeld20. Il a découvert que, si Dora ne

19
Le Mémorial des enfants juifs déportés de France, Paris, Les Fils et les Filles des
Déportés juifs de France, 1994 ; réédité comme volume 4 de Serge Klarsfeld, La
Shoah en France (Fayard, 2002).
20
Voir Alan Morris, « Avec Serge Klarsfeld contre l’oubli. Patrick Modiano’s Dora
Bruder », Journal of European Studies,vol. 36, no. 3, septembre 2006, pp. 269-293. Je
remercie l’auteur de m’avoir gentiment communiqué ces données.
Le témoignage par le biais de la fiction 97

figurait pas dans la première édition du Mémorial des enfants,


Klarsfeld a pourtant (à la demande de Patrick Modiano ?) fait enquête
sur elle après 1994. Dans les éditions successives de ce Mémorial, et
dans les additifs, figurent de plus en plus de détails sur la jeune fille, et
également les photos qu’il communique, dès avant de les publier, à
Patrick Modiano, et que celui-ci décrira dans le récit. Des passion-
nantes recherches d’Alan Morris, il résulte que Dora Bruder constitue,
pour Serge Klarsfeld autant que pour Patrick Modiano, l’objet d’une
quête permanente, et que leurs deux projets, quoique fort différents, se
complètent dans une espèce de « covert joint venture », qui a un seul
et même but : la lutte contre l’oubli.
Reste à savoir pourquoi, dans le récit, Modiano omet toute
référence à Serge Klarsfeld alors qu’en dehors, dans l’article de
Libération et dans ses interviews, il lui accorde toute la place qui lui
revient. A mon sens, cette manière de taire une source pourtant capi-
tale montre une seule chose : c’est que Modiano a voulu faire de Dora
Bruder autre chose qu’un simple rapport d’enquête. Le récit, comme
souvent chez Modiano, met en scène un narrateur, figure
autofictionnelle, qui mène l’enquête. Dès lors tous les documents
seront présentés comme découverts par lui, le détective. Il faut
d’ailleurs admettre que certains documents décisifs, comme l’extrait
de naissance de Dora, ont été découverts par Modiano, non par
Klarsfeld : c’est peut-être pourquoi il relate si longuement cette
trouvaille. Présenter tous les documents comme découverts par le
narrateur, cela fait partie du « modèle » modianien, sans quoi Dora
Bruder aurait du mal à s’insérer dans l’œuvre de Modiano 21 . La
référence explicite à Klarsfeld eût trop enfreint la liberté du
romancier, en limitant son texte à un compte rendu d’enquête sur un
sujet – Dora Bruder – objectivisé, extérieur à lui-même. Modiano veut
au contraire intérioriser cette donnée, la transformer peut-être afin de
la rendre plus proche de lui-même et du lecteur. Dans cette
perspective, l’annonce de France Soir est un document plus important
pour lui que le Mémorial : riche en romanesque, elle suggère une
fugue d’adolescente. C’est cette fugue notamment qui a fait que
Modiano, lui-même fugueur dans son adolescence, a pu s’identifier à
Dora, et s’intéresser à elle, qu’elle a acquis une position privilégiée
par rapport aux milliers d’autres jeunes Juifs parisiens déportés. Dans

21
Cette explication rejoint celle d’Alan Morris dans l’article cité.
98 Perec, Modiano, Raczymow

ce sens, c’est en premier lieu cette annonce qui déclenche l’enquête,


en lui donnant une direction. Un dernier élément qui entre en jeu, ce
sont peut-être les lacunes des premiers Mémoriaux de Klarsfeld. Elles
incitent paradoxalement Modiano à se lancer dans une enquête tout à
fait indépendante et personnelle : raison de plus pour ne pas se référer
à Klarsfeld.
Cet emploi singulier du document montre que Dora Bruder
n’est pas la pure enquête historique pour laquelle elle a été tenue en
première instance. La lecture a priori réaliste proposée par les
journalistes n’est qu’une lecture assez partielle. Elle ignore le statut
essentiellement ambigu de Dora Bruder : le récit n’est pas « enquête
et non roman » mais enquête et roman, témoignage et fiction,
témoignage qui passe par la fiction, par l’imagination, afin de pouvoir
être pleinement témoignage.
Une autre raison, pour les journalistes, de lire Dora Bruder
comme une enquête ou un témoignage réaliste, c’est la dimension
autobiographique du roman. Plus encore que les autres romans de
Modiano, Dora Bruder donne l’illusion d’une osmose entre prota-
goniste, narrateur et auteur-romancier. Les multiples allusions à des
faits biographiques, l’interrogation obsessive sur le rôle du père
pendant l’Occupation, la dimension politique, le ton émotionnel,
violent et direct : tout incite à lire Dora Bruder comme un roman
autobiographique, comme le suggère Norbert Czarny. Pour lui, le
roman est une confession dont le narrateur n’est autre que l’auteur22.
Cependant, comme on sait, il est difficile chez Modiano de faire la
part de l’autobiographie et de la fiction, ce qui a conduit les
commentateurs à parler d’autofiction. Cependant, dans la discussion
autour de ce terme complexe, contrairement à Thierry Laurent, qui
considère que toute l’œuvre de Modiano est une « fictionnalisation de
soi par et dans la littérature » 23, je souscris ici à la définition beaucoup
plus nuancée de Dervila Cooke. Dans sa monographie Present Pasts,
elle définit comme autofictionnels uniquement les romans qui, comme
Livret de famille ou Remise de peine, « generate a sense of authorial
self-fictionalization even for a single-text reader knowing nothing

22
Norbert Czarny, art. cit., p. 8.
23
Thierry Laurent, L’œuvre de Patrick Modiano. Une autofiction, Lyon, Presses
Universitaires de Lyon, 1997.
Le témoignage par le biais de la fiction 99

other than the text, the title and the name of the author » 24. Autrement
dit, si même le lecteur occasionnel, qui ignore tout du contexte
autobiographique, a le sentiment que l’auteur s’invente une vie et met
en question la distinction entre réalité et fiction, alors et alors
seulement on peut parler d’autofiction. Ce n’est pas le cas pour Dora
Bruder qui ne contient aucun fait inventé, mais dont le style, nous le
verrons, est éminemment romanesque.
Mais même si aucun des faits autobiographiques, dans Dora
Bruder, n’est inventé, cela n’empêche pas que, par l’intermède de
Dora Bruder et en s’identifiant à elle, Modiano tente de revivre le
passé dont sa naissance tardive l’a privé. Dora, née vingt ans avant lui,
subit en effet un destin qui aurait pu être le sien. En elle, il reconnaît le
même esprit de rébellion qui fut le sien à quinze ans. En variant sur le
titre de Joyce, on pourrait donc dire que Dora Bruder est un « portrait
de l’artiste en Dora Bruder ». Enquêter sur Dora Bruder lui permet de
devenir le contemporain de son propre père. Or c’est là un procédé
éminemment romanesque, qui rappelle les premiers romans de
Modiano, notamment Les boulevards de ceinture où, journaliste
collabo, le narrateur s’introduit dans la vie de son père avant sa propre
naissance.

3. La structure temporelle de Dora Bruder

Si l’on s’en remet au titre, Dora Bruder n’est autre que la biographie
de Dora : c’est son histoire qu’on va lire. Parce qu’elle a péri à
Auschwitz, elle n’a pas de tombeau25 ; cela nous mène à lire ce titre
comme un nom inscrit sur l’épitaphe qu’est le livre. En tant qu’une
telle épitaphe, le roman se situe effectivement dans le prolongement
du Mémorial de Klarsfeld, donc du témoignage. Mais ce témoignage
biographique n’est pas une simple reconstruction de l’itinéraire
parcouru par la jeune fille. Certes, le récit retrace l’histoire de Dora ; il
suit grosso modo les grandes étapes de la brève vie de celle-ci –

24
Dervila Cooke, Present pasts. Patrick Modiano’s (Auto)Biographical Fictions,
Amsterdam-New York, Rodopi, 2005, p. 75.
25
Il existe cependant, au cimetière de Bagneux, un médaillon avec photographie
(retrouvée par Serge Klarsfeld), et probablement une inscription, cf. Denise Cima,
Etude sur Modiano, Dora Bruder, op. cit., p. 68, qui cite un portrait de Serge
Klarsfeld par Marion van Renterghen dans Le Monde du 9 novembre 2001, p. 16.
100 Perec, Modiano, Raczymow

naissance, scolarité, internat, début des persécutions – pour se


concentrer sur les années 1941-42 : les fugues successives de Dora,
son arrestation et emprisonnement aux Tourelles, son transfert à
Drancy et enfin sa déportation, le 18 septembre 1942. C’est donc
l’inexorable temps de l’histoire qui structure le récit. Dans cette
mesure, Dora Bruder est une enquête, un récit historique, une
biographie, visant à reconstruire l’ordre des faits.
Cependant, le roman n’a rien d’un récit linéaire. Dès la
première phrase, le flou temporel est total : « Il y a huit ans, dans un
vieux journal, Paris-Soir, qui datait du 31 décembre 1941, je suis
tombé à la page trois sur une rubrique : ‘D’hier à aujourd’hui’. Au bas
de celle-ci, j’ai lu : ‘Paris. On recherche une jeune fille, Dora Bruder
[…]’ ». Suit le signalement de la fugueuse. Remarquons tout de suite
que cette citation comporte une seule date précise, celle du 31
décembre 1941 : la date de l’annonce dans Paris-Soir. Le moment de
la narration, lui, est peu clair. Cinquante pages plus loin seulement, on
découvre que le moment de la narration se situe en 1996, donc tout
récemment (DB 53). La découverte de l’annonce a lieu huit ans
auparavant, donc en décembre 1988.
Pourquoi cet enchevêtrement de couches temporelles, ce flou
dès la première phrase ? Ils indiquent, dès l’abord, que le narrateur –
le sujet autobiographique ou autofictionnel – a une importance égale à
celle de Dora Bruder. De même, le récit de l’enquête prime les
résultats de celle-ci. En mettant ainsi au premier plan le narrateur et
son enquête, cette première phrase laisse entrevoir que ce ne sera pas
le temps de l’histoire, mais celui de la narration qui sera essentiel dans
le roman26. Dans un récit où prédomine le temps de la narration, le
présent de la remémoration prime le passé des faits remémorés. Or
cette primauté de l’ordre de la narration est une constante chez
Modiano, comme l’a montré Akane Kawakami27. Dans les romans de
Modiano, l’ordre réel dans lequel les événements sont arrivés importe
peu. Le récit suit l’ordre dans lequel ils apparaissent à la conscience
26
Le temps, ou l’ordre de la narration, c’est-à-dire, pour reprendre la définition bien
connue de Genette, « l’acte narratif producteur et par extension, l’ensemble de la
situation réelle ou fictive dans laquelle il prend place. » (Figures III, Seuil, 1972, p.
72).
27
« Les différents temps employés pour décrire un fait du passé peuvent être
considérés comme l’expression de l’attitude du narrateur envers cet événement plutôt
que comme des indices de la temporalité. » (Akane Kawakami, A self-conscious art,
op. cit., p. 33).
Le témoignage par le biais de la fiction 101

du narrateur au moment de la narration. Cet ordre, entièrement


subjectif, est plutôt un désordre, dit Kawakami, une ronde folle où
tous les niveaux temporels s’enchevêtrent. Pour le narrateur, ces
niveaux ont tous la même présence, la même actualité, qu’ils soient
proches ou éloignés dans le temps. Ainsi, dans Dora Bruder, les
glissements temporels sont incessants : au sein d’une même phrase
parfois, on glisse de 1941 à 1996, à 1957, 1965, 1988… Dans la
conscience du narrateur, le passé – ces divers passés – est vécu
comme présent.
Pourtant, à la différence des autres romans de Modiano, dans
Dora Bruder, le temps de l’histoire joue un rôle non négligeable, et ce
malgré cette prédominance du temps de la narration. L’ordre de
l’histoire et celui de la narration, l’enquête historique et le roman sont
ici complémentaires. En effet, le plus souvent, le temps de l’histoire
alterne avec le temps de la narration, qui ramène le fait raconté au
récit de l’enquête menée pour le découvrir. Ainsi la naissance de
Dora, soixante-dix ans plus tôt, est le récit des démarches actuelles du
narrateur pour mettre la main sur son acte de naissance. Pour
concrétiser ce jeu entre temps de l’histoire et temps de la narration,
examinons de plus près le début de Dora Bruder.

Les différentes couches temporelles

Le premier chapitre28 de Dora Bruder constitue comme une mise en


abyme des couches temporelles dans le reste du roman. L’incipit, nous
l’avons vu, contient à lui seul trois couches temporelles, dont deux
implicites : 1941, 1988 et 1996. Cette accumulation se poursuit tout au
long du premier chapitre qui, en quelques pages, donne un aperçu de
la conscience temporelle du narrateur, véritable moi stratifié à la
manière du narrateur proustien. A ces trois couches s’ajoutent au
moins deux autres couches temporelles : 1958 (l’enfance du narrateur)
et 1965 (sa jeunesse). Ces tranches de passé sont vécues comme un
présent et en tant que telles, elles viennent interrompre, dès ces
premières pages du roman, le fil de l’histoire de Dora.

28
En fait, il faudrait parler de fragments plutôt que de chapitres. Comme dans Un
homme qui dort, ceux-ci ne sont pas numérotés.
102 Perec, Modiano, Raczymow

Paradoxalement, c’est la couche la plus éloignée dans le passé


– 1941, l’Occupation – qui est la plus immédiatement présente. Cette
présence est suggérée par une stratégie que Modiano adopte tout au
long de cet ouvrage : l’insertion ou le collage de documents
historiques dans le texte romanesque. Le premier document à être
ainsi inséré et cité est l’avis de recherche déjà cité, daté du 31
décembre 1941 : « On recherche une jeune fille, Dora Bruder […].
Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder, 41 boulevard
Ornano, Paris. » (DB 7) Or le temps par excellence d’un tel document,
c’est le présent. Par son insertion dans un roman dont le moment de
narration est 1996, donc l’époque actuelle, le temps de l’histoire (qui
appartient à un lointain passé) bascule d’un seul coup dans le présent.
« On recherche » : aujourd’hui, et non en 1941. Cette annonce, le
narrateur la considérera en effet comme un appel qui lui est
personnellement adressé, et elle déclenchera l’enquête, bien actuelle,
qu’il mènera sur Dora. C’est ce que vient confirmer la reprise
poignante de l’annonce à la fin de ce chapitre, cette fois sans
guillemets : « Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder,
boulevard Ornano, Paris. » (DB 9) Avec cet infinitif présent, qui a le
sens d’une recommandation, la mission qui est à la base du livre se
trouve énoncée. Cette insertion de document historique est la première
manière dont le présent fait incursion dans un récit normalement
raconté au passé composé et à l’imparfait.
C’est l’adresse mentionnée dans l’annonce qui, dans le
fragment suivant, fait surgir un autre niveau temporel, celui de
l’enfance du narrateur : « Ce quartier du boulevard Ornano, je le
connais depuis longtemps. Dans mon enfance, j’accompagnais ma
mère au marché aux Puces de Saint-Ouen. » (BD 7) Remarquons
d’abord ici, avec Akane Kawakami, que le principe d’association
privilégié chez Modiano n’est pas le temps mais le lieu, la
topographie29. Le rapport d’empathie du narrateur avec Dora Bruder
naît d’abord par le lieu : par le fait d’avoir fréquenté les mêmes rues,
les mêmes quartiers. Cette communauté de lieu ne vient-elle pas tout
naturellement suppléer à une communauté de temps absente ? Car
justement, Modiano n’est pas le contemporain de Dora Bruder, et c’est
à ce manque de temporalité commune qu’il tente de pallier par son
enquête. « Dans mon enfance » : cela reste, en première instance,

29
Kawakami, op. cit., p. 28.
Le témoignage par le biais de la fiction 103

assez imprécis. Les visites au marché aux Puces sont relatées dans un
imparfait à sens itératif : « Nous descendions de l’autobus […] » et
descriptif : « En hiver, sur le trottoir de l’avenue, le long de la caserne
Clignancourt, dans le flot des passants, se tenait, avec son appareil à
trépied, un photographe […] » (DB 8).
Mais le souvenir se précise au paragraphe suivant : « Je me
souviens du boulevard Barbès et du boulevard Ornano déserts, un
dimanche après-midi de soleil, en mai 1958. A chaque carrefour, des
groupes de gardes mobiles, à cause des événements. » (ibid.) Ce n’est
pas un hasard si c’est justement la guerre d’Algérie qui permet au
narrateur de dater ce souvenir. Sur le quartier de Dora Bruder, elle
laisse planer une atmosphère menaçante comparable à celle de
l’Occupation. Ainsi, par le biais de la guerre d’Algérie, le narrateur
revit cette autre guerre, à l’époque de laquelle il n’était pas né.30
Le paragraphe suivant, sans transition aucune, s’ouvre sur un
troisième niveau temporel : « J’étais dans ce quartier l’hiver 1965. »
(DB 8) Encore une fois, c’est par le lieu que se fait l’association mais
après l’enfance, c’est la jeunesse qui est évoquée ici, l’amour à vingt
ans : « J’avais une amie qui habitait rue Championnet. Ornano 49-
20. » (DB 8) Pour le narrateur (mais cela reste implicite à ce stade du
roman), les moments d’attente et de solitude vécus alors sont
comparables à ce que Dora Bruder a pu vivre dans ce quartier, lors de
sa fugue, en 1942. Si l’évocation de ce souvenir est à l’imparfait de
l’indicatif, le passé se fait présent d’une autre manière, par le style
télégraphique propre au journal de bord : « Janvier 1965. La nuit
tombait vers six heures sur le carrefour du boulevard Ornano et de la
rue Championnet. […] » (DB 8) 31 . Par cette inscription d’une date
précise en tête du souvenir, narrateur et lecteur le vivent comme au

30
C. Nettelbeck et P. Hueston soutiennent que chez Modiano, le Paris de l’Occu-
pation est toujours une métaphore de notre société contemporaine, que la référence à
l’Occupation est au fond une référence à aujourd’hui. A mon sens c’est l’inverse :
pour la sensibilité du narrateur modianien, traumatisé par l’Occupation et par ses
séquelles, les guerres et l’atmosphère menaçante d’aujourd’hui sont une répétition
d’hier (cf. C. Nettelbeck & P. Hueston, Pièces d’identité. Ecrire l’entre-temps,
Minard, 1986, p. 32). Il y a d’autres exemples de ce phénomène de répétition du passé
dans Modiano, par exemple dans Livret de famille où la guerre de Corée et plus tard
celle du Kippour suscitent les mêmes réactions chez le protagoniste que l’Occupation
(cf. chaps. 6 et 8).
31
Un même style télégraphique, propre au journal ou à la chronique, est employé dans
le récit du périple d’Ernest Bruder dans la Légion Etrangère (cf. DB 23-24).
104 Perec, Modiano, Raczymow

présent. En 1958, c’est l’atmosphère menaçante de la guerre d’Algérie


qui planait sur le quartier ; en 1965, une automobile portant une
plaque de « Grand Invalide de guerre » a le même effet : celui de faire
fusionner le présent et l’Occupation vécue par Dora Bruder. Comme
le narrateur le suggère plus loin, c’est comme si, par sa sensibilité à
cette atmosphère menaçante, il avait senti la présence de Dora Bruder
dans ce quartier avant même de connaître son existence : « Peut-être,
sans que j’en éprouve encore une claire conscience, étais-je sur la
trace de Dora Bruder et de ses parents. Ils étaient déjà là, en
filigrane. » (DB 10-11)
En trois petites pages, ce premier chapitre contient donc déjà
au moins cinq couches temporelles : 1996 (le moment de la narration),
1988 (le moment de la découverte de l’annonce), 1941 (la fugue de
Dora), 1958 (les promenades d’enfance boulevard Clichy) et 1965
(l’amour à vingt ans). En position stratégique, ce chapitre annonce
clairement l’enchevêtrement des niveaux temporels dans le reste du
récit. L’histoire de Dora sera racontée par un narrateur dans l’esprit
duquel toutes ces couches temporelles se confondent, sans ordre ni
hiérarchie : « Avec le recul des années, les perspectives se brouillent
pour moi, les hivers se mêlent l’un à l’autre. Celui de 1965 et celui de
1942. » (DB 10) C’est la seule manière peut-être de vivre une époque
où on n’était pas né…

4. La figure du narrateur : (auto)biographe et romancier

Dans Dora Bruder, l’enquêteur, qui est en même temps le narrateur du


récit et son auteur, est profondément impliqué dans l’histoire qu’il
tente de reconstituer. C’est donc lui qu’il faudra à présent examiner,
dans sa double dimension de biographe et d’autobiographe. A cette
double mission – écrire l’histoire de Dora et écrire sa propre histoire –
correspond une double approche, tantôt historique, tantôt romanesque.
L’avis de recherche qui ouvre le roman, nous l’avons vu, est
le document qui déclenche l’enquête. Sa position stratégique en tête
du roman indique qu’écrire la biographie de Dora Bruder, cela
présuppose d’abord une enquête historique, qui rassemble toutes les
traces tangibles de la vie de celle-ci : documents officiels, photo-
graphies, témoignages oraux. Or, il s’avère vite que ces traces sont
bien minces. Si Modiano s’en fût tenu aux documents découverts, son
Le témoignage par le biais de la fiction 105

compte-rendu n’eût compté que quelques petites pages. En fait, il ne


mentionne que trois ou quatre documents qui concernent
personnellement Dora Bruder : l’avis de recherche, l’acte de naissance
de Dora, l’extrait du registre de l’internat qui mentionne sa fugue, et la
note de son arrestation et de son transfert à Drancy32. Ces quelques
documents lapidaires sont les noyaux générateurs du récit : Modiano
en a tiré un récit qui s’étend sur près de cent cinquante pages. Pour
développer, littéralement ex-pliquer ces quelques sèches données
administratives, il emprunte principalement deux voies : d’une part, la
contextualisation historique, de l’autre l’imagination romanesque.

Le narrateur (auto)biographe

Après l’extrait de naissance de Dora Bruder, dont il sera question plus


loin en rapport avec W ou le souvenir d’enfance de Perec 33 , le
deuxième document qui déploie un pan entier du récit est l’extrait du
registre de l’internat, attestant l’inscription de Dora et, en style
télégraphique, sa fugue : « Date et motif de sortie : 14 décembre 1941.
Suite de fugue » (cité deux fois, DB 36 & 55). Du point de vue
autobiographique, nous venons de le voir, la fugue de Dora est un
point de contact essentiel entre elle et le narrateur. Du point de vue de
la biographie aussi, la fugue est le noyau dérobé de la figure de Dora.
La rébellion et l’indépendance d’esprit qu’elle révèle constituent le
seul trait de caractère connu de Dora. En même temps, cette fugue
reste la lacune dans la biographie de Dora Bruder que Modiano ne
parviendra jamais à combler, et qu’il s’interdit de combler par la
fabulation, car elle constitue « le secret » de Dora Bruder, comme il
appert du très beau paragraphe final du roman, souvent cité :
« J’ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées, où elle se
cachait... » etc. etc. (DB 144-145). Comment alors ex-pliquer, déve-
lopper ce document attestant la fugue ? Voyons comment, ici, Modia-
no a recours à la contextualisation et à l’invention romanesque,
comment il reconstitue le contexte historique de cette fugue, mais
aussi une multitude de circonstances particulières.
32
Comme je l’ai montré au § 2, il faut faire une place à part aux documents reproduits
sans mention de leur provenance, comme l’extrait du Mémorial de Klarsfeld, qui
fonctionne plutôt comme un intertexte.
33
Cf. § 5.
106 Perec, Modiano, Raczymow

Esquisser le contexte historique, c’est tenter de reconstituer


tous les détails de la fugue de Dora. Ainsi, Modiano découvre que la
fugue de Dora a lieu à un moment (décembre 1941) où l’étau se
resserre : « Ce dernier mois de l’année fut la période la plus noire, la
plus étouffante que Paris ait connue depuis le début de l’Occupation. »
(DB 55) Et Modiano de rappeler le détail des couvre-feu, des rafles et
des exécutions qui dominèrent ce mois de décembre 1941. La
disparition, des mois durant, de Dora Bruder, dont le repaire reste
inconnu de ses parents comme de ses persécuteurs, en est d’autant
plus étonnante.
Mais Modiano ne se limite pas à compulser les manuels
d’histoire et les archives, il consulte également de vieux calendriers et
les bulletins météorologiques de l’époque. Ainsi, il découvre que la
fugue de Dora eut lieu un dimanche, donc un jour de sortie, ce qui a
pu faciliter les choses : « Je suppose qu’elle avait profité de ce jour de
sortie pour aller voir ses parents boulevard Ornano. Le soir, elle
n’était pas revenue au pensionnat. » (DB 55) Ici, cette simple donnée
de calendrier offre un début de reconstruction de l’aventure. A
présent, la fugue de Dora est devenue plus concrète, le narrateur en
connaît non seulement la date mais encore le lieu : le quartier de
l’internat. C’est en parcourant dans tous les sens ces « lieux d’une
fugue » que le narrateur va tenter de pénétrer plus avant dans
l’aventure de Dora. On perçoit ici un écho de Perec, surtout dans la
manière elliptique d’en traiter, en décrivant minutieusement les lieux à
la place des faits et des personnes34.
La proximité des lieux par rapport à la Gare de Lyon conduit
le narrateur à supposer la visée possible de cette fugue : l’intention de
tenter de passer en Zone Sud35. Même si le narrateur présente ses idées

34
Perec: « Les lieux d’une fugue », in Je suis né, Seuil 1990. Cette approche est
encore plus frappante dans le film que Perec a tiré de ce texte, en 1978. Ici, une voix
off lit le texte tandis que la caméra glisse lentement d’un lieu à l’autre, de la rue de
l’Assomption (où Perec habita après la guerre) au Rond-Point des Champs Elysées,
s’attardant sur les bancs, les lampadaires. Comme dans la version filmée d’Un homme
qui dort (1974), on découvre un Paris désert, sans âme qui vive, des lieux
parfaitement désertés et solitaires, à l’image de l’expérience du protagoniste.
35
Dans Les boulevards de ceinture, un autre personnage de Modiano, la collabo
Sylviane Quimphe qui, comme Dora, hante le 12ème arrondissement, rêve à une fugue
depuis la Gare de Lyon, non pour passer en zone libre, mais afin de faire de la
« prostitution itinérante » dans les trains internationaux ! (cf. Les boulevards de
ceinture, Folio, p. 75).
Le témoignage par le biais de la fiction 107

sur le mode de la supposition (« J’ignore si […] », DB 74) et de la


question, il y a cependant ici une part d’invention romanesque. Une
des preuves en est la référence au roman de Modiano, Voyage de
noces, où il a mis en scène une héroïne inspirée de Dora Bruder, et qui
trouve refuge en Zone Sud. Ainsi, par la voie romanesque, Modiano a
véritablement mis à l’épreuve ses hypothèses.
Et il ne suffit pas au narrateur de connaître à fond ces « lieux
d’une fugue », encore s’interroge-t-il sur le temps qu’il y faisait
pendant l’hiver 1941-42. Or ces conditions atmosphériques ne font
qu’approfondir le mystère de la disparition de Dora Bruder, pendant
de longs mois, car c’était « le plus ténébreux et dur hiver de
l’Occupation, avec, dès le mois de novembre, des chutes de neige, une
température de moins quinze en janvier, l’eau gelée partout, le
verglas, la neige de nouveau en grande abondance au mois de février »
(DB 61). Plus loin, le narrateur fait, presque jour par jour, le détail des
modifications des conditions atmosphériques entre le mois de
novembre 1941 et le mois d’avril 1942, couvrant toute l’étendue des
quatre mois de sa fugue (cf. DB 89). Ainsi, après les lieux d’une
fugue, c’est le temps qu’il faisait qui vient se substituer à cette fugue
elle-même, dont le narrateur ne sait rien : « Le seul moyen de ne pas
perdre tout à fait de vue Dora Bruder au cours de cette période, ce
serait de rapporter les changements du temps. » (DB 89). Le temps
qu’il fait étant une donnée indépendante de l’Histoire, et de nature
cyclique, sa résurgence est encore un manière de rendre présente,
actuelle l’aventure de Dora, de l’arracher au passé.
Au lieu et au temps qu’il y fait vient s’ajouter alors la
dimension autobiographique, de taille : c’est la référence à la fugue du
narrateur lui-même, le 18 janvier 1960, qui revient à plusieurs reprises
dans le récit36. Tout en reconnaissant les différences fondamentales
entre sa fugue et celle de Dora, le narrateur décèle pourtant bien des
points communs, qui font qu’il s’identifie profondément à Dora,
adolescente rebelle comme lui. La saison d’abord, l’hiver : « Il semble
que ce qui vous pousse brusquement à la fugue, ce soit un jour de
froid et de grisaille qui vous rend encore plus vive la solitude et vous
fait sentir encore plus fort que l’étau se resserre. » (DB 57) L’hiver est
ici l’image par excellence de la solitude et de la menace. Remarquons
la forme du « vous » qui fait soudain incursion dans le texte : c’est le

36
DB 57 & 77-78.
108 Perec, Modiano, Raczymow

signe d’une identification avec Dora, une manière de se mettre dans sa


peau, mais en même temps une généralisation, qui inclut le lecteur.
Généralisation reprise plus loin, lorsque le narrateur recourt à la
psychologie pour « expliquer » le phénomène de la fugue juvénile :
« La fugue – paraît-il – est un appel au secours et quelque fois une
forme de suicide. Vous éprouvez quand même un bref sentiment
d’éternité. » (DB 78, mes italiques) Un deuxième point commun entre
Dora et le narrateur, c’est évidemment leur sentiment de révolte et leur
solitude (cf. DB 57 & 78). En relatant sa propre fugue, le narrateur
devient un peu Dora Bruder : une Dora Bruder des années 60.
Mais autobiographe, Modiano ne l’est pas seulement au sens
où il supplée aux lacunes dans la vie de Dora par des fragments de sa
propre vie. Il l’est encore et surtout en nouant ensemble trois vies :
celle de Dora, celle de son père et la sienne propre. Entre ces trois
vies, il opère une manière de surimpression, en esquissant de
nombreux poins de contact entre eux. Dans cet enchevêtrement, Dora
joue le rôle de médiatrice : née en 1926, elle se trouve,
chronologiquement, à mi-chemin entre le père (né en 1912) et le fils
(né en 1945). Par son intermédiaire, en partant sur ses traces, Modiano
tente de pénétrer plus avant dans la vie que menait son père avant sa
naissance. Ainsi, sur la scène de l’arrestation de Dora, qui met fin à sa
première fugue se greffent deux scènes autobiographiques : d’abord,
la scène récurrente, dans les romans de Modiano, de l’arrestation du
père, pendant l’hiver 194237, ensuite celle de l’arrestation du père et
du fils, vingt ans après, dans les années 60. Pourquoi le narrateur
suppose-t-il en première instance que Dora a été arrêtée en février
1942 (DB 62) ? A cause du froid qu’il faisait à ce moment-là, qui
rendait impossible toute fugue prolongée, mais surtout parce que le
père du narrateur s’est lui aussi fait arrêter à ce moment-là, le 12
février 1942 (DB 89). Le narrateur se demande alors si son père et
Dora se sont par hasard croisés, un soir d’hiver 1942, dans ce panier à
salade, où se trouvait une jeune fille inconnue qui aurait pu être
Dora (DB 63).
Cette supposition romanesque est le point de départ d’une
assimilation du père à Dora. Modiano a certes conscience des
différences entre eux – la différence d’âge, qui est une différence de

37
Notamment dans Les boulevards de ceinture, dans Une jeunesse et dans Fleurs de
ruine.
Le témoignage par le biais de la fiction 109

chances – mais il met l’accent sur les ressemblances. Dora et le père


sont tous deux « des réprouvés » (DB 63), ils n’ont plus d’existence
légale, ce sont des sans papiers, comme on dirait aujourd’hui. Dans
cette mesure, comme Dora, le père est une victime. De ce fait, sa
conduite suspecte pendant l’Occupation – marché noir, trafics avec les
collabos – se trouve justifiée par le fils : ce sont les autres (les nazis)
qui ont fait du père un « hors-la-loi », ce qui lui donnait le droit de se
conduire comme tel afin de survivre (cf. DB 64). On voit donc
comment l’assimilation du père à Dora permet à Modiano de se
resolidariser avec lui, au point de légitimer sa conduite, et même de
l’innocenter. Pour Denise Cima, Dora Bruder marque un tournant
dans le jugement de Modiano sur son père : de la réprobation indirecte
et de la honte qui caractérisent les premiers romans, il passerait ici à
une acceptation et même à une légitimation38. L’enquête sur Dora est,
pour Modiano, une manière détournée d’assumer le passé de son père
en se faisant l’impossible contemporain de celui-ci. Ici, l’autobio-
graphie prime la biographie : c’est de Modiano et de son passé qu’il
est question plus que de Dora Bruder.

Le narrateur comme écrivain et romancier

Malgré ses recherches sur le contexte historique et les circonstances


du périple de Dora, Modiano n’est ni un historien ni un chroniqueur. Il
reste encore et surtout écrivain et romancier et se met en scène en tant
que tel. L’art du roman, loin d’être le pôle opposé de l’enquête, est ici
un des instruments de l’enquête, il est élevé au rang de méthode
pouvant apporter des renseignements complémentaires.
Pour combler les lacunes d’une enquête, Modiano accorde
beaucoup de prix à l’imagination et à l’onirisme. Il s’agit peut-être
moins d’une méthode que d’un don naturel du romancier, inhérent à
son métier. C’est « le don de voyance » : « les efforts d’imagination,
nécessaires à ce métier, le besoin de fixer son esprit sur des points de
détail […] toute cette tension, cette gymnastique cérébrale peut
provoquer de brèves intuitions ‘concernant des événements passés ou

38
Denise Cima, op. cit., p. 54-55. C’est également la thèse de Dervila Cooke,
« Hollow Imprints : history, literature, and the biographical in Patrick Modiano’s
Dora Bruder », Journal of Modern Jewish Studies, Vol. 3, no. 2, juillet 2004, p. 132.
Article repris dans sa monographie Present Pasts, op. cit., chap. 7.
110 Perec, Modiano, Raczymow

futurs’ », dit Modiano en citant le dictionnaire Larousse à la rubrique


« Voyance » (DB 52-53).
Ces intuitions peuvent surgir de la fréquentation assidue d’un
lieu. Ainsi Modiano manque de données sur ce qui s’est passé pour
Dora entre le 15 et le 17 juin 1942, c’est-à-dire au terme de sa
deuxième fugue, tout de suite après son arrestation et sa prétendue
« remise à sa mère » (DB 101). Il se demande si Dora a pu quitter le
commissariat pour rentrer chez elle avec sa mère. Pour le savoir, il
retourne sur les lieux : « J’ai souvent suivi cette rue Hermel dans les
deux sens, vers la Butte Montmartre ou vers le boulevard Ornano, et
j’ai beau fermer les yeux, j’ai peine à imaginer Dora et sa mère
marchant le long de cette rue jusqu’à leur chambre d’hôtel, par un
après-midi ensoleillé de juin, comme si c’était un jour ordinaire. »
(DB 109-110) Ici, la sensation du lieu le mène donc à exclure une
hypothèse. Dans la plupart des cas, c’est la sensation contraire, celle
de la présence de Dora Bruder, qui envahit le narrateur, par exemple
lorsqu’il tente de connaître l’itinéraire que Dora a pu emprunter le soir
de sa fugue. En 1996, en parcourant, deux dimanches durant, les
alentours du pensionnat où habitait Dora, « J’ai eu la certitude,
brusquement, que le soir de sa fugue, Dora s’était éloignée du
pensionnat en suivant cette rue de la Gare-de-Reuilly. Je la voyais,
longeant le mur du pensionnat. » (DB 129, mes italiques)
L’autre manière pour l’écrivain de se faire voyant est, plus
traditionnellement, l’écriture elle-même. C’est également en écrivant
des romans et en lisant ceux des autres que Modiano fait avancer son
enquête. En effet, en 1990, au tout début de l’enquête, lorsque ses
connaissances sur Dora sont encore très limitées, il a eu recours à
l’écriture romanesque. Dans Voyage de noces, il donnera à Dora
Bruder – devenue le personnage d’Ingrid – la destinée qui lui manque
encore dans la vie réelle. Ecrire ce roman, c’était, dit Modiano, « un
moyen comme un autre pour continuer à concentrer mon attention sur
Dora Bruder et peut-être, me disais-je, pour élucider ou deviner
quelque chose d’elle, un lieu où elle était passée, un détail de sa vie. »
(DB 53)
Ce lieu, c’est précisément le quartier du pensionnat, décrit à la
manière de Perec dans « Les lieux d’une fugue » : d’une manière
extrêmement détaillée qui, des lieux, fait les témoins déserts et
silencieux de faits impossibles à relater. Sans savoir encore qu’elle est
passée par là, Modiano y situe une scène de Voyage de noces : « Je me
Le témoignage par le biais de la fiction 111

rends compte aujourd’hui qu’il m’a fallu écrire deux cents pages pour
capter, inconsciemment, un reflet de réalité. » (DB 54) Le roman
devient ici un véritable exercice de voyance, qui ne consiste pas à
inventer la vie de Dora, à lui donner une destinée imaginaire, mais à
parvenir, par l’onirisme et la voyance, au savoir, à la connaissance de
faits réels du passé.
Réalisme et onirisme ne sont nullement en opposition pour
Modiano. Ils se confondent presque dans la référence à Victor Hugo,
le grand voyant. Dans les livres cinquième et sixième des Misérables,
Modiano trouve un exemple parfait de cette voyance au sens habituel
du terme, comme intuition d’un événement à venir. En fuite devant le
commissaire Javert, Jean Valjean et Cosette traversent un « Paris
imaginaire » que Hugo nomme le Petit-Picpus. Et c’est justement au
sein de cette topographie imaginaire que surgit le couvent où ils se
réfugient. Or ce lieu est en tout point semblable à l’internat de Dora, et
en plus situé à la même adresse (cf. DB 51-52) ! Fuite d’une petite
fille traquée par la police, refuge dans un couvent : c’est comme si
Hugo avait, quatre-vingts ans avant l’heure, « vu », senti la présence
de cette autre petite fille qui devait s’y réfugier au plus noir de
l’Occupation.
C’est cela la voyance, plus peut-être que la coïncidence des
lieux, aussi frappante soit-elle. La description minutieuse qu’en donne
Hugo ne fait que révéler que, dès 1860, il y avait à cet endroit un
couvent, et que la topographie décrite est donc plus fidèle à la réalité
qu’on ne le croit39. Entre le Paris imaginaire de Hugo et le Paris réel, il
y a le même rapport d’étrangeté qu’entre les rues où on marche en
rêve et les rues réelles (cf. DB 51). Ce qui provoque une « inquiétante
étrangeté », ce n’est pas la différence radicale entre les deux univers,
mais au contraire le fait que ces rues soient presque semblables aux
rues réelles : « décalquées sur celles qui vous sont familières le jour »
(ibid.). Or, c’est précisément ainsi qu’on pourrait caractériser la topo-
graphie des romans de Modiano : les rues sont les mêmes que dans la
réalité, on les retrouve dans le Répertoire des rues, et en même temps,
composantes d’un texte littéraire, elles se muent en autre chose, elles
composent un univers imaginaire.

39
Cependant, les critiques s’accordent à considérer le quartier imaginaire du Petit-
Picpus, dans Les Misérables, comme une transposition du quartier de la rue de
Tournefort…
112 Perec, Modiano, Raczymow

Dans une certaine mesure, cela vaut également pour la figure


de Dora Bruder : en la mettant au centre d’une œuvre qui, si elle
n’invente rien, n’en est pas moins une œuvre littéraire, Modiano fait
d’elle un personnage40 et la référence à Cosette et aux Misérables ne
fait que renforcer cette dimension littéraire. S’y ajoute le fait que
Modiano se met lui-même en scène comme écrivain-romancier, se
situant dans la lignée d’une foule d’autres écrivains.

Le romancier et ses vies parallèles

Dans Dora Bruder, Patrick Modiano se met en scène comme écrivain


et plus précisément comme écrivain né après. Etre un écrivain né
après, cela signifie que « Beaucoup d’amis que je n’ai pas connus ont
disparu en 1945, l’année de ma naissance » (DB 98). Cette formule
étrange contient tout le paradoxe propre aux écrivains de la génération
d’après : ils vivent et écrivent dans le manque, dans le vide créé par la
disparition de leurs aînés, morts avant l’heure, mais dont ils sont les
héritiers, les successeurs. Au sens littéral d’abord : la vie de Modiano
commence, à quelques mois près, là où la vie de ces écrivains s’est
arrêtée, elle en constitue le prolongement. L’écrivain né après est donc
appelé à poursuivre ces vies prématurément et brutalement inter-
rompues : il doit préserver leur mémoire, « sauver les noms » ; c’est
ce que fait Modiano en esquissant cinq ou six biographies d’écrivains
qui ont péri pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Comme celle de
Dora Bruder, ces biographies d’écrivains ont une dimension fortement
autobiographique : ce sont des vies parallèles à la sienne, par le biais
desquelles Modiano tente de vivre la vie qu’il n’a pas vécue.
Dans cette série de biographies brèves, un premier élément
frappant est leur diversité : on y trouve des écrivains français – Roger
Gilbert-Lecomte, Maurice Sachs, Albert Sciaky, Robert Desnos – dont
Modiano a plus ou moins croisé le chemin, mais aussi deux écrivains

40
Pour Dervila Cooke, Dora Bruder est surtout un personnage pour le lecteur familier
de Modiano, qui perçoit en elle des échos d’autres personnages féminins de Modiano
(les narratrices de Des inconnues et de La petite bijou) ; elle l’est beaucoup moins
pour le lecteur qui ne lit que ce récit-là, et qui est surtout sensible à l’aspect
documentaire, historique. En définitive, Cooke lui confère le statut de
« personnage » : les guillemets expriment le statut partiellement fictionnel de Dora
Bruder (art. cit., p. 142).
Le témoignage par le biais de la fiction 113

allemands, Friedo Lampe et Felix Hartlaub. Diversité politique aussi :


si Maurice Sachs, le plus célèbre d’entre eux, est collabo, Sciaky et
Desnos sont résistants, et les autres sont parfaitement apolitiques. Sans
exception, ces auteurs trouvent la mort par suite directe ou indirecte de
la guerre ou de la Shoah. Pour Modiano, quelle que soit leur
appartenance politique (ou l’absence de celle-ci), ils ne sont pas les
acteurs de l’Histoire. Ce sont des destins particuliers dont la mort est
gratuite, comme celle de Friedo Lampe, abattu par erreur en mai 1945
à Berlin, ou obscure, comme celle de Roger Gilbert-Lecomte qui
meurt du tétanos après s’être drogué pour apaiser la douleur causée
par la déportation de son amie. Pris dans l’Histoire « grande hache »,
qui finira par les happer, ils sont « ailleurs », uniquement préoccupés
de littérature et c’est là que Modiano se reconnaît implicitement en
eux. En Friedo Lampe par exemple, dont la seule passion est de
« décrire le crépuscule qui tombe sur le port de Brême, la lumière
blanc et lilas des lampes à arc, les matelots, les catcheurs […] » bref
« l’atmosphère » du lieu et du moment (DB 93). C’est par leur
existence même d’écrivains, plus que par leur engagement politique,
que ces figures constituent une protestation contre la violence de
l’Histoire.
Outre ce projet d’écrivain, tragiquement interrompu, c’est
encore une fois par les lieux que Modiano communique avec eux. S’il
ressent leur présence c’est, comme dans le cas de Dora, qu’il a marché
sur leurs traces dans Paris, sans le savoir parfois. En Felix Hartlaub,
militaire allemand stationné à Paris pendant l’Occupation, il reconnaît
le poète « flâneur des deux rives », cher à Apollinaire et à lui-même.
Ses flâneries sont décrites dans un caractéristique passage au présent :
« Il prend le métro à la station Solférino. Il descend à Trinité. Il fait
noir. C’est l’été. L’air est chaud. Il remonte la rue de Clichy dans le
black-out […] » (DB 94-95). Passage qui pourrait être tiré de
n’importe quel roman de Modiano. Parfois, la communauté de lieux
est plus directe, comme pour Roger Gilbert-Lecomte : sans le savoir,
Modiano a fréquenté les mêmes rues, les mêmes quartiers que cet
écrivain (cf. DB 96). C’est le même phénomène de coïncidence que
pour Dora Bruder : comme si les lieux pouvaient donner la sensation
de la présence de quelqu’un, et en préserver les traces.
Avec Maurice Sachs et Albert Sciaky, la communauté de
lieux atteint son apogée puisqu’ils ont tous deux habité l’appartement
du 15 quai Conti où Modiano a passé son enfance. Contrairement à La
114 Perec, Modiano, Raczymow

place de l’étoile, Dora Bruder ne contient qu’une brève allusion à


Maurice Sachs, locataire de l’appartement pendant les premières
années de l’Occupation, avant le père de Modiano. En revanche, c’est
une autre figure, bien moins connue, celle d’Albert Sciaky, qui occupe
l’avant-scène ici. Le lien avec l’auteur ne saurait être plus direct,
puisque Sciaky aurait occupé, dans le même appartement du 15 quai
Conti, la pièce qui devait, quelques années plus tard, devenir la
chambre d’enfant de Modiano ! Figure paternelle, comme Maurice
Sachs, car non seulement il est Juif italien de Salonique, mais encore il
s’appelle Albert comme le père. Cependant, pour Modiano, la vie de
Sciaky est plutôt une vie parallèle à la sienne qu’à celle de son père :
non content de loger dans ce qui sera la chambre d’enfant de
Modiano, il publie son premier roman chez Gallimard en 1938, donc
exactement trente ans avant Modiano, qui publie La place de l’étoile
en 1968 (cf. DB 99). La brève biographie de Sciaky met implicitement
en valeur la ressemblance, mais aussi le contraste tragique entre ces
deux destins : celui de Sciaky, dont la vie et l’œuvre se trouvent
prématurément interrompues par la déportation, et celui de Modiano,
né après, et destiné à une longue et fertile carrière d’écrivain. Une telle
anecdote vient renforcer le sentiment de Modiano d’être « né sur le
fumier de l’Occupation ».
Si La place de l’étoile se fait, a posteriori, l’écho de ce
premier roman de Sciaky, son titre reproduit inconsciemment celui
d’un ouvrage de Robert Desnos : La place de l’étoile, publié de
manière posthume après sa mort en déportation en 1945. C’est ce que
Modiano découvre à vingt-trois ans, peu après la publication de son
premier roman (cf. DB 100).
Tous ces exemples, toutes ces coïncidences visent à montrer
comment l’écrivain né après, selon Modiano, mène une foule de vies
parallèles : par sa vie et son œuvre, il est appelé à prolonger celles de
ses prédécesseurs, morts prématurément. D’où l’idée d’un sacrifice
fait par ces écrivains, qui ont fait don de leur vie afin de rendre
possible la sienne. Ainsi Gilbert-Lecomte : « Lui aussi, la foudre l’a
frappé à la même période que les deux précédents [Lampe et Hart-
laub], comme si quelques personnes devaient servir de paratonnerre
pour que les autres soient épargnés. » (DB 95). Et plus loin, plus
explicitement : « D’autres, comme lui [Sciaky], juste avant ma nais-
sance, avaient épuisé toutes les peines, pour nous permettre de
n’éprouver que de petits chagrins. » (DB 99), et Modiano d’alléguer
Le témoignage par le biais de la fiction 115

l’épisode du panier à salade, qui s’est terminé de manière si


inoffensive pour lui. Sacrifice qui est notamment à l’origine du devoir
de mémoire que Modiano réalise en insérant ces biographies d’écri-
vain : il faut témoigner de « ceux qui faisaient le même métier que
moi » (DB 92).
Cependant, dans cette longue série d’écrivains qui ont péri
dans la tourmente de la Deuxième Guerre Mondiale, et dont Modiano
se sent proche, il en manque un, pourtant essentiel : il s’agit de
Georges Perec. Certes Perec, lui aussi né avant la guerre, est l’un des
rares à avoir été épargné, à avoir survécu. Il n’y a donc pas lieu de le
commémorer aux côtés de ces écrivains disparus. Pourtant, pour
Modiano, Perec est beaucoup plus qu’un prédécesseur à qui on rend
grâces. Modiano le sent si proche que de W ou le souvenir d’en-
fance41, il fait un intertexte d’importance primordiale, surtout dans la
première moitié de Dora Bruder. De multiples manières, le récit de
Modiano récrit le roman de Perec, ce qui renforce encore la dimension
littéraire de Dora Bruder.

5. W comme intertexte de Dora Bruder

Comme les chapitres autobiographiques de la première partie de W ou


le souvenir d’enfance, Dora Bruder est une tentative de reconstruire
les premières années d’un enfant juif dans un quartier populaire de
Paris, avant et pendant l’Occupation. Cependant, dira le lecteur, au
delà de cette convergence thématique, tout sépare les deux récits.
Alors que Perec, par le savant enchevêtrement entre autobiographie et
fiction, tente de remonter à une enfance oubliée, mais qui est pourtant
la sienne, Modiano, né après, ne peut que tenter de reconstruire
l’enfance de quelqu’un d’autre. Biographie chez Modiano, auto-
biographie chez Perec ? Mais on ne saurait enfermer ces deux œuvres
dans des oppositions aussi tranchées. D’abord, l’autobiographie n’est
jamais loin, dans Dora Bruder, comme on vient de le voir. Tantôt elle
supplée à l’absence de données biographiques, et Modiano offre des
fragments de sa vie à Dora, tantôt c’est le mouvement inverse :
l’enquête sur la vie de Dora est pour le narrateur une manière
d’ajouter une autre vie à la sienne : une vie d’avant sa naissance. Du

41
W ou le souvenir d’enfance, Gallimard L’imaginaire, 1995.
116 Perec, Modiano, Raczymow

côté de Perec également, les choses sont loin d’être simples. Sur
l’enfant Georges Perec, sur l’enfance de celui-ci, il est tout aussi
ignorant que Modiano sur l’enfant Dora Bruder. Comme on le verra,
les deux (auto)biographes, malgré leurs différentes positions de
départ, sont également coupés, aliénés de ce qui fait l’objet de leurs
recherches, c’est pourquoi ils adoptent la même approche par
l’enquête et le document, mais aussi par la fabulation.
Afin de cerner de plus près le rapport du biographe à son
objet, dans les deux œuvres, il faut examiner la question du sujet de
l’énonciation. Question fort complexe chez Perec, on le sait. Le
double w du titre renvoie non seulement à l’île portant ce nom, mais
également à toute une série de redoublements au niveau du sujet de
l’énonciation. Dans la première partie, il y a d’abord les deux
narrateurs des chapitres alternés : le je de Gaspard Winckler et le je
autobiographique. Narrateurs eux-mêmes également dédoublés
puisque Gaspard Winckler adulte est envoyé à la recherche d’un
Gaspard Winckler enfant dont il porte le nom ; en outre, il y a un
clivage entre le je autobiographique adulte et l’enfant dont il tente de
reconstruire l’histoire. Cette complexité au niveau du sujet de
l’énonciation a été l’objet d’abondants commentaires mais dans le
cadre qui nous occupe, je retiendrai uniquement celui de Janneke
Lam, particulièrement radical. Pour elle, les deux Gaspard Winckler
constituent une seule et même personne, personnalité profondément
clivée par le « traumatisme enfantin » dont souffre le jeune Gaspard
Winckler (W 36). Ce traumatisme, dont son entourage ignore la nature
– mais Lam constate, dans l’histoire du jeune Winckler, l’absence
totale du père, et c’est le non-dit de cette « disparition » qui selon elle
a pu causer le traumatisme – a pu causer un clivage ou une
dissociation de la personnalité qui fait que pour Winckler adulte,
Winckler enfant est un autre, un inconnu dont il lui faut (re)découvrir
l’histoire42. Si, au début du chapitre IX où Apfelstahl lui raconte cette
histoire, Winckler est encore bien convaincu de son identité immuable
– « Que viens-je faire d’autre dans cette histoire que d’y avoir un
homonyme noyé ? » (W 61) –, cette identité va devenir de plus en plus
vacillante : « M’appelais-je encore Gaspard Winckler ? Ou devrais-je
aller le chercher à l’autre bout du monde ? » (W 63). L’interprétation

42
Janneke Lam, Whose Pain? Childhood, Trauma, Imagination, Amsterdam, Asca
Press, 2002, pp. 61-62.
Le témoignage par le biais de la fiction 117

de Lam a l’avantage d’éclaircir le rapport entre les deux Gaspard


Winckler, en même temps elle le simplifie et en méconnaît la
dimension littéraire. En effet, en créant deux personnages qui portent
le même nom, Perec n’a certes pas voulu inciter le lecteur à les
percevoir comme un seul. Le redoublement, à tous niveaux d’ailleurs,
et la double lecture qu’il exige, est au contraire une manière de
déstabiliser toute identité, de miner toute tentative de retour à l’unité.
L’existence de deux Gaspard Winckler, au rapport ambigu, constitue
une image puissante du clivage du je autobiographique adulte, lui
aussi radicalement coupé de son enfance.
Par rapport à Modiano, un point nous intéresse particu-
lièrement ici, c’est le dédoublement de personnages et l’ambiguïté de
l’identité qui en résulte. Comme la première partie de W, Dora Bruder
comporte deux protagonistes : Dora Bruder et le narrateur-enquêteur.
Biographie de Dora Bruder en premier lieu, le récit est tout autant une
autobiographie fragmentaire du narrateur. Au niveau de la structure du
texte, nous retrouvons d’ailleurs une même alternance entre
biographie et autobiographie. Certes, Dora Bruder n’a pas le caractère
construit de W, où les chapitres fictionnels et les chapitres autobio-
graphiques se relaient dans un ordre strict, rigoureusement séparés
jusque dans la typographie. Dans le roman de Modiano, il n’y a pas de
chapitres numérotés mais uniquement des sections plus ou moins
longues. Leur structure même, dit Dervila Cooke, sert à souligner le
caractère fragmentaire des connaissances disponibles. Les infor-
mations sont parfois tronquées, pour être reprises dans la section
suivante, ce qui crée une sensation d’incomplétude. L’absence de
numérotation dénote une même horreur des systèmes clos, assimilés à
ceux de l’administration qui persécutent Dora43.
Malgré cela, Dora Bruder est construit sur le même principe
d’alternance qui régit W : alternance entre fragments biographiques et
autobiographiques et, dans la seconde moitié du roman, entre
l’histoire individuelle de Dora et l’histoire collective des victimes des
persécutions44. Ici, les fragments se succèdent à un rythme beaucoup
plus rapide que dans W. En conséquence, dans le texte, les deux sortes
de fragments ne sont séparés que par une très petite « distance ». Ceci
contrairement aux « sutures » de W, qui établissent des parallélismes

43
Cf. Dervila Cooke, art. cit., 138.
44
Cf. Dora Bruder, pp. 83-130.
118 Perec, Modiano, Raczymow

séparés par les limites de chapitre45. Certes, dans Dora Bruder, l’effet
de ces juxtapositions est très différent. Alors que dans la première
partie de W, les récits de Gaspard Winckler et du moi autobio-
graphique sont comme les deux fils d’une tresse, qui restent
symétriques mais ne coïncident jamais, les fragments de Dora Bruder
semblent constamment rechercher la coïncidence, par la surimpression
de l’espace et du temps. Mais au delà de ces différences, Dora Bruder,
comme W, est un récit double au niveau des personnages comme de la
structure : le récit de Modiano, comme celui de Perec, raconte une
histoire par l’autre et inversement, dans une complémentarité
vertigineuse.
Comme je l’ai mentionné au début de ce paragraphe, ces
dédoublements au niveau des protagonistes résultent d’une même
situation de départ, chez Modiano et Perec : l’ignorance totale
concernant l’objet de leurs recherches. Pour Perec adulte, l’enfant
Perec est un aussi grand mystère que l’est Dora Bruder pour Modiano.
Dans les deux cas, cette vie d’un enfant juif qu’ils visent à
reconstruire est désignée comme un blanc, un manque, un inconnu.
C’est une vie effacée par l’amnésie : amnésie personnelle pour Perec,
affecté du traumatisme d’enfance causé par la séparation de sa mère et
par la disparition successive de celle-ci ; amnésie collective pour
Modiano, due au traumatisme collectif de l’Occupation. On peut voir
en Dora Bruder, comme en W, des tentatives de remédier à ce vide, de
défier cet effacement, par l’écriture. Mais dans les deux cas, l’écriture
n’est pas ce qui comble le vide mais plutôt ce qui le figure, ce qui le
rend sensible. Pourquoi cette insistance à vouloir figurer le vide ?
C’est que le vide, dans ces deux textes, n’est pas uniquement celui de
l’ignorance et de l’oubli, il est encore et surtout celui de la disparition,
au sens perecquien du terme.
Au niveau le plus profond, ces deux textes communiquent
parce que, tous deux, ils ont pour sujet la disparition. Série de
disparitions dans W : au niveau autobiographique d’abord, disparition
de la mère et de toute une partie de la famille ; au niveau fictionnel
ensuite, disparition en mer de l’enfant Gaspard Winckler mais aussi, à
la fin de la première partie, disparition abrupte de Gaspard Winckler
adulte, qui en est le narrateur. Dora Bruder aussi tourne autour de la

45
Sur les sutures dans W, cf. Bernard Magné, « Les Sutures dans W ou le souvenir
d’enfance », Cahiers Georges Perec no. 1, 1985, pp. 173-177.
Le témoignage par le biais de la fiction 119

disparition : double disparition de Dora Bruder, par ses fugues


d’abord, par la déportation ensuite ; mais aussi disparition des nom-
breux jeunes Juifs parisiens commémorés dans la seconde moitié du
roman, et des collègues-écrivains du narrateur : tous ces « amis que je
n’ai pas connus [et qui] ont disparu en 1945, l’année de ma
naissance » (DB 98). L’écriture de Modiano, comme celle de Perec,
est à mi-chemin entre la commémoration et le silence : un silence
lourd, qui rend sensible l’absence. Parmi les multiples manières de
dire le vide, le blanc laissé par leur absence, il y en a deux surtout qui
rapprochent Modiano de Perec : ce sont les lieux et les documents,
tous deux minutieusement décrits.
Pour ce qui est des lieux, j’y reviendrai en détail dans la
deuxième partie de cet ouvrage. Je me limite ici à rappeler le
phénomène bien connu, chez Perec et chez Modiano, d’un
« déplacement » des personnes et des événements vers les lieux. Faute
de pouvoir raconter son enfance, de pouvoir décrire sa mère et ceux
qui l’entouraient, Perec s’attache aux lieux de cette enfance, comme
pour leur arracher un fragment de ce qui fut. Les pages sur la rue
Vilin, dans W, on le sait, sont une récriture des nombreuses pages qui
lui sont consacrées dans le manuscrit de Lieux46. Pour Modiano, les
lieux sont, avec les documents, les seuls vestiges du passé. Il y a chez
lui une même obsession de la topographie, une même aspiration à
décrire les lieux de manière exhaustive, afin de leur arracher quelque
détail sur le passé. Les lieux sont aussi des points de contact avec le
passé, où s’opère la surimpression des personnes et des événements.
Les lieux, dit Modiano, « gardent une légère empreinte des personnes
qui les ont habitées » (DB 28-29). Ainsi le boulevard Ornano, où Dora
a vécu avec sa famille, garde une empreinte en creux de ses habitants :
« J’ai ressenti une impression de vide et d’absence chaque fois que je
me suis retrouvé dans un endroit où ils avaient vécu. » (DB 29)
Mais si Dora Bruder est proche de W, c’est moins par cet
attachement aux lieux que par son emploi du document. Faute de
pouvoir se baser sur des souvenirs directs, les deux enquêtes – celle de
Modiano comme celle de Perec – sont de véritables chasses au docu-
ment. L’acte de naissance de Dora et celui de Georges Perec d’une
part, l’acte de mariage de leurs parents respectifs de l’autre : il y a un

46
Sur le projet de Lieux, cf. Philippe Lejeune, La mémoire et l’oblique, op. cit. Cf.
également infra, II, ch. 4, sur les fragments de Lieux consacrés à la rue Vilin.
120 Perec, Modiano, Raczymow

parallélisme frappant dans la nature des documents sur lesquels ils se


basent pour en tirer les rudiments de l’histoire de leur protagoniste et
des parents de celui-ci (ou de celle-ci, dans le cas de Dora). En outre,
il y a des correspondances frappantes entre les données de ces
documents : dates, noms. En effet, quand on met côte à côte ces deux
actes de naissance, on constate comme une surimpression des dates :
26 février 1926 – 7 mars 1936. Dora Bruder naît à la même heure que
Perec, dix ans et une dizaine de jours auparavant ! Le même
parallélisme se poursuivra pour ce qui est de leurs parents, qui se
marient exactement à dix ans de distance : les parents Bruder en 1924,
les parents Perec en 1934.
Peut-on, à propos de ces textes, parler d’intertextualité ?
Certes, dans les dates et les noms, il y a des correspondances
frappantes, mais si on admet que Modiano n’invente rien au niveau
des faits, il est difficile d’y voir autre chose qu’une étonnante
coïncidence. Si intertextualité il y a, c’est plutôt dans une manière
commune d’insérer le document dans le récit et de le travailler en
détail. Dans les deux cas, ces documents officiels ont le statut de
« pièces à conviction » : ce sont les seules preuves tangibles de
l’existence d’êtres disparus. En outre, malgré leur aridité admini-
strative, ce sont également des témoignages. Ainsi pour Perec, son
propre acte de naissance constitue une des rares traces qui lui restent
de sa mère disparue: parce qu’elle lui en envoya un extrait lorsqu’il se
trouvait déjà à Villard, ce document « constitue l’ultime témoignage
que j’aie de l’existence de ma mère. » (W 32)
Voyons d’abord l’extrait de l’acte de naissance qui, dans les
deux textes, joue un rôle si capital. Ses parents disparus, c’est la seule
preuve concrète que Perec ait en main du fait qu’il est leur fils.
Comportant les noms et dates de naissance des parents, l’acte de
naissance est un condensé de l’histoire d’un individu, de sa genèse ou
généalogie. Le paragraphe autobiographique qui ouvre le chapitre VI
de W est basé sur cet acte de naissance, dont il reproduit le style
officiel : « Je suis né le samedi 7 mars 1936, vers neuf heures du soir,
dans une maternité sise 19, rue de l’Atlas, à Paris, 19ème arrondis-
sement. » (W 31) Dans Dora Bruder, Modiano franchit un pas de plus
en reproduisant littéralement le texte de l’extrait de naissance de Dora,
qui fait une quinzaine de lignes : « Le vingt-cinq février mil neuf cent
vingt-six, vingt et une heure dix, est née, rue Santerre 15, Dora, de
sexe féminin, de Ernst Bruder, né à Vienne [...] » etc. etc.
Le témoignage par le biais de la fiction 121

Chez Perec comme chez Modiano, l’établissement de ces


données exactes a été précédé par une véritable enquête. C’est surtout
le cas de Modiano, qui relate en détail l’épopée de sa chasse à l’extrait
de naissance de Dora, comme une lutte contre « les sentinelles de
l’oubli » (DB 16). C’est, moins visiblement, le cas de Perec qui ne
relate pas ses recherches préalables. Pourtant, son texte, dans sa sèche
exactitude, est également le résultat d’un établissement des faits,
véritable lutte contre les « sentinelles de l’oubli » en lui-même. On
s’en aperçoit lorsqu’on compare ce texte à ceux des Vilin-Souvenirs,
écrits dans les années 1969-1974, années qui précédèrent immé-
diatement celles de la rédaction de W. Dans chacun de ces textes,
Perec tente, de mémoire, de reconstruire les faits autour de sa
naissance et de noter ses « souvenirs d’enfance » mais le résultat est
pétri d’inexactitudes, jusque dans le lieu de naissance47. On peut en
conclure que, pour le texte de W, Perec ne s’est pas uniquement basé
sur sa mémoire, défaillante, mais a sérieusement vérifié les faits (ce
dont témoignent les notes critiques qui suivent immédiatement ce
chapitre VI).
Dans les deux textes, on retrouve la même attention accordée
au côté légal de la naissance, et au rôle du père comme celui qui
donne son nom à l’enfant. Modiano, entre autres détails, cherche à
expliquer le fait que le père n’ait pu déclarer son enfant à la mairie :
« Il semble qu’Ernest Bruder n’ait pu s’absenter de son travail pour
aller déclarer lui-même sa fille ce jeudi 25 février 1926, à la mairie du
XIIème arrondissement. », DB 19). C’est un retraité qui le remplace,
qui vivait dans l’hospice de Rothschild, non loin de l’hôpital Roth-
schild où Dora est née. Ce détail navrant fait déjà d’Ernest Bruder un
exploité, ce qui sera confirmé par la biographie qui suit. Chez Perec,
même attention portée à l’acte de déclarer la naissance, même
flottement aussi sur le rôle du père (« C’est mon père, je crois, qui alla
me déclarer à la mairie »), qui est précisé dans la première des notes
qui suivent ce texte (W 32). Cette furie du détail administratif et cette
tendance à citer ou à reproduire le style officiel du document donnent
dans les deux cas la mesure de l’ignorance du narrateur sur un fait
aussi vital, si l’on ose dire, que la naissance du protagoniste. Une
immense distance semble séparer le narrateur de cet événement, qui a

47
Cf. « Vilin-Souvenirs. Georges Perec, par Philippe Lejeune », Genesis. Revue
internationale de critique génétique de l’ITEM, 1992, no. 1. Je reviendrai en détail à
cette question dans la IIème partie, ch. 4.
122 Perec, Modiano, Raczymow

pris la neutralité d’un événement historique. Pour Perec, coupé de tout


ce qui concerne son enfance, sa naissance est comme celle d’un autre.
Elle lui est aussi étrangère que la naissance de Dora Bruder l’est à
Modiano.
Dans le cas de Dora Bruder surtout, l’acte de naissance fournit
une foule de détails précieux sur la provenance des parents, leur date
de naissance, leur domicile et leur profession. C’est pourquoi ce
document constitue le noyau générateur de l’enquête suivante, qui va
aboutir à un second document : l’acte de mariage des parents Bruder
et, à partir de ces deux documents, à leurs biographies respectives. Or
c’est par les deux biographies des parents de Dora Bruder, que le récit
de Modiano se rapproche le plus du roman de Perec qui, au chapitre
VIII, contient deux biographies que l’on peut considérer comme des
intertextes de Dora Bruder.
Grâce à l’acte de naissance de Dora, Modiano sait qu’Ernest
Bruder est né à Vienne, en 1899. De la jeunesse de celui-ci, il sait bien
peu, c’est pourquoi il pourvoit Ernest Bruder d’un fragment de sa
propre jeunesse : séjour à Vienne souvent évoqué par Modiano,
notamment dans La place de l’étoile. Or cette biographie d’Ernest
Bruder contient une allusion cachée à W ou le souvenir d’enfance,
comme l’a fait remarquer Dervila Cooke : dans la Taubstummengasse,
que Modiano aurait habité à Vienne en 1965, elle voit une allusion à
Gaspard Winckler, l’enfant sourd-muet de la première partie de W. Par
le biais de Gaspard Winckler, l’enfant qui souffre d’un « traumatisme
enfantin », Modiano chercherait une manière d’exprimer ses propres
sentiments de culpabilité du survivant. En même temps, l’allusion
voilée (car en langue allemande) aux sourds-muets est particulière-
ment bien venue pour renforcer le thème de la lutte contre « les
sentinelles de l’oubli » et contre l’administration récalcitrante48. Pour
ma part, je considère cette allusion voilée à W comme une manière
d’annoncer que toute cette section sur les parents Bruder se trouve
sous le signe de W.
Ernest Bruder est, comme Izie Perec, militaire, simple soldat.
Tous deux de nationalité étrangère – l’un autrichien, l’autre polonais –
ils s’engagent volontaires et luttent pour la France dans une guerre qui
n’est pas la leur : Ernest Bruder en Afrique du Nord, Izie Perec dans la
« drôle de guerre ». Ils partagent la même vie dure du « brave à trois

48
Dervila Cooke, art. cit., p. 136-137.
Le témoignage par le biais de la fiction 123

poils » (W 43), le même destin tragique de la chair à canon. Ernest


Bruder en sort mutilé à 100 %, Izie Perec meurt au front. Pour
reprendre la biographie de Bellos : il « est mort dans un régiment
volontaire exclusivement composé d’étrangers, qui s’est battu pour
résister aux Allemands, mal soutenu, c’est le moins qu’on puisse dire,
par ses collègues français en armes. » 49 Quant à Cécile Bruder, les
coïncidences entre sa vie et celle de la mère de Perec ont frappé plus
d’un commentateur : non seulement les deux femmes portent le même
prénom, mais elles n’ont que six ans de différence50 . Toutes deux,
elles sont originaires d’Europe de l’Est – Cécile Bruder est de
Budapest, Cécile Perec de Varsovie – et partagent une enfance
misérable de famille nombreuse, mais c’est le cas de dizaines de
milliers de Juifs apatrides qui vivaient à Paris dans l’entre-deux-
guerres. La seule véritable coïncidence, qui laisse rêveur, c’est
qu’elles furent déportées à Auschwitz par le même convoi du 11
février 1943 (W 57 ; DB 144). On sait le rôle que jouent les chiffres de
cette date dans l’œuvre de Perec. Pour ce qui est de Modiano, le fait
que le destin de ces deux femmes, portant le même prénom, se soit
croisé à Drancy et dans les trains de la déportation est une occurrence
fascinante, dans la réalité cette fois, d’un phénomène qu’il poursuit
tout au long du roman, dans les chemins croisés de Dora Bruder, du
père de Modiano, du narrateur et des multiples écrivains d’avant-
guerre dont celui-ci se sent proche.
Cependant si à propos du rapport de W à ces sections de Dora
Bruder, on peut parler d’intertexte, ce n’est pas seulement parce que
les faits et les noms semblent se répondre. Mais encore et surtout
parce que les deux biographies des parents de Perec constituent un
même mélange paradoxal de recherches consciencieuses et de
fabulation que les biographies des parents de Dora, établies par
Modiano. Dans les deux cas, les auteurs entourent les résultats de leur
enquête de doutes et de précautions. Les deux biographies de W sont
présentées avec tout un appareil critique : datation (il s’agit de textes
écrits quinze ans auparavant), corps de notes plus long que le texte lui-
même. Et qui plus est, dans ces notes, toute « fabulation » (c’est le
mot employé par Perec, W 56) est impitoyablement démasquée. Ainsi
l’image de la mère enfant, vivant dans la misère dans le ghetto de

49
David Bellos, Georges Perec. A life in words, Londres, the Harvill Press, 1995, p.
46.
50
Cécile Bruder naît en 1907, Cécile Perec en 1913.
124 Perec, Modiano, Raczymow

Varsovie, « petite chose de rien du tout, haute comme trois pommes,


enveloppée quatre fois dans un châle tricoté [...] » (W 46) lui semble
tirée d’Andersen et de Victor Hugo plutôt que de la réalité (cf. W 56).
Or c’est exactement à l’aide de telles visions que Modiano imagine,
fabule lui aussi la vie du père et de la mère de Dora Bruder. Il met en
scène le père dans la Vienne qu’il a lui-même connue à vingt ans (DB
22), et nous avons vu comment, en se basant sur la seule mention
« 2ème classe, légionnaire français » (DB 23), il lui prête tout un
périple dans la Légion étrangère en Afrique du Nord. Un métadiscours
constant est ici l’équivalent des notes critiques de Perec (même si
Modiano semble moins critique à l’égard de ses trouvailles que
Perec). Il se traduit en questionnement, en profession d’ignorance,
comme on le voit dans la citation suivante : « Peut-être était-il
d’origine moins misérable que les réfugiés de l’Est ? Fils d’un
commerçant de la Taborstrasse ? Comment le savoir ? » (DB 22).

6. Identification et distance

Pour conclure, je ferai un bref retour à la perspective psychanalytique


esquissée au début de ce chapitre. La puissante dimension autobiogra-
phique de Dora Bruder et les références récurrentes au père semblent
en première instance confirmer la thèse de Nathalie Rachlin selon
laquelle l’œuvre de Modiano est la manifestation d’un traumatisme
non pas collectif mais purement personnel : le « syndrome de
Modiano »51. Ici, le fait traumatisant n’est ni l’Occupation ni la Shoah
dans leur généralité, mais celui, entièrement idiosyncrasique, d’avoir
eu un père qui, Juif et collabo, se trouvait à la fois du côté des
victimes et du côté des complices, donc des coupables. Rachlin parle
de syndrome vu qu’il s’agit non d’un événement précis, mais d’un
ensemble d’évévements traumatisants transmis au fils : la persécution,
l’arrestation, la presque-déportation, la planque, les trafics… En plus,
ces faits sont transmis au fils non par la communication verbale, mais
par l’indifférence et l’hostilité du père envers lui : conduite propre à
un être traumatisé. Cependant, il ne se désolidarise pas du père, mais
s’identifie malgré tout à lui, dans sa quête de l’origine et de l’identité.
Dans Les boulevards de ceinture par exemple, Modiano met en scène

51
N. Rachlin, art. cit., p. 129.
Le témoignage par le biais de la fiction 125

un narrateur qui est le contemporain de son père : ainsi, par le biais


d’un personnage, donc de la fiction, il rejoue la scène du traumatisme.
Le cas de Dora Bruder est un peu différent : Dora Bruder
n’est pas un personnage de roman, mais elle a réellement existé. La
quête de Dora par Modiano témoigne d’une puissante empathie de
l’auteur pour cette jeune fille persécutée. En reconstruisant l’itinéraire
de celle-ci, Modiano s’identifie profondément à elle. Dans ce
processus d’identification, plus directement encore que dans les
romans précédents, il devient le contemporain de son père. Seule, une
telle identification au père (par le biais de Dora Bruder) lui permettra
d’assumer la culpabilité de celui-ci et en fin de compte d’exorciser
cette faute, dans une mise en acte infiniment répétée52.
A plusieurs reprises, Geoffrey Hartman a exposé les risques
d’une telle mise en acte. En particulier chez les écrivains de la
génération d’après, il perçoit la tentation de « se joindre à ceux qui ont
disparu, d’imaginer leur fin en faisant fusion avec eux », dans un désir
de solidarité et d’empathie qui peut aboutir à « chercher une union
mystique avec les morts » ou du moins à transgresser les limites entre
le moi et autrui53. Toute identification, dit-il, « frôle la sur-identifi-
cation et mène à personnifier et à s’approprier l’identité des autres »54.
A cette tentation de la sur-identification, Hartman oppose ce qu’il
appelle le « témoin intellectuel », qui cherche le difficile équilibre
entre identification et distance, et pour qui toute mise en acte vise en
fin de compte la perlaboration du traumatisme et le travail du deuil.
Cela m’amène à une question essentielle à poser à Dora Bruder :
s’agit-il exclusivement ici, comme le soutiennent Nathalie Rachlin et
Juliette Dickstein, d’une mise en acte infiniment répétée du
« syndrome de Modiano » ? Ou, en tant que témoignage et commémo-
ration, le roman dépasse-t-il cette tentation de la fusion avec une
victime singulière (le père, Dora Bruder) pour amorcer le travail du
deuil ? Il y a sur ce plan une ambiguïté dans le roman qu’il convient
d’expliciter.
Certes, bien des éléments dans Dora Bruder viennent
confirmer la thèse de l’empathie et de l’identification. Il y a d’abord le

52
« […] by acting them out compulsively over and over again », N. Rachlin, art.cit.,
p. 130.
53
G. Hartman, « Shoah and intellectual witness », Partisan Review, Janvier 1998, p.
42 (ma traduction).
54
Ibid.
126 Perec, Modiano, Raczymow

rôle prépondérant du narrateur : plus que la biographie de Dora


Bruder, le roman est le récit de l’enquête menée par celui-ci (cf. § 3).
Les glissements continuels de la biographie à l’autobiographie font du
roman un exemple de « lecture autobiographique », comme dirait
Susan Rubin Suleiman 55 . Dans l’histoire de Dora Bruder, Modiano
« lit », déchiffre, projette la sienne propre et celle de son père, au
moyen de comparaisons constantes entre l’expérience de Dora et celle
du père, jusqu’au point où leurs deux destins se croisent littéralement,
dans l’espace exigu du panier à salade lors de l’arrestation du père
(DB 62-63). La primauté du temps de la narration, avec ses multiples
incursions du présent, renforce le processus d’identification. Lorsque
passé et présent se confondent, toute commémoration du passé comme
passé, tout travail du deuil devient impossible (cf. § 3). Un autre élé-
ment qui vient renforcer la thèse de l’identification est le rôle des lieux
comme voie royale de l’association à Dora Bruder : c’est par le biais
des lieux que s’accomplit la fusion la plus poussée du narrateur avec
celle-ci. Enfin, si l’enquête garantit une certaine objectivité et distance
du narrateur par rapport à son objet, la méthode romanesque, elle, a
l’effet contraire : elle met en œuvre une fusion avec Dora Bruder et
avec son objet. En effet, qu’est-ce que la voyance explicitée par
Modiano sinon une fusion presque mystique avec les lieux et, par leur
biais, avec des êtres disparus ? L’exemple le plus frappant de ce
processus, ce sont les « vies parallèles » esquissées par Modiano, qui
assimile sa propre vie à celles de romanciers péris sous l’Occupation,
en fréquentant les mêmes rues, en écrivant un livre portant le même
titre et en habitant les mêmes pièces du même immeuble que l’un
d’entre eux (cf. § 4).
Cependant, il y a également des éléments dans Dora Bruder
qui impliquent une prise de distance, un « exorcisme », pour reprendre
les termes d’Alan Morris, permettant la perlaboration et le travail du
deuil. Le fait qu’il s’agit d’une biographie d’un être ayant réellement
existé, et non du portrait d’un personnage romanesque, impose de
fortes limitations à l’imagination, nous l’avons vu. Si Modiano donne

55
La « lecture autobiographique » consiste à lire les textes des autres comme si leur
histoire eût été la nôtre, cf. S. Rubin Suleiman, Risking who one is, Cambridge MA,
Harvard University Press, 1994, ch. 11. Il faut évidemment dans ce cas distinguer
ceux qui, comme Susan Suleiman ou comme Georges Perec dans Récits d’Ellis
Island, sont eux-mêmes des survivants, lisant leur histoire virtuelle dans celle d’autres
survivants, de ceux qui, comme Patrick Modiano, sont nés après.
Le témoignage par le biais de la fiction 127

libre cours à l’imagination pour ce qui est des détails de la vie de


Dora, il ne comble pas les lacunes essentielles de cette vie, il ne viole
pas le secret de sa fugue. Il ne cède pas non plus à la tentation de faire
le portrait de Dora, même lorsqu’il décrit les photographies de famille.
Les traits de Dora, ses préoccupations, ses activités quotidiennes : tout
cela reste un domaine inconnu, un blanc au cœur même du roman. De
telle manière, malgré tous les mouvements d’empathie à son égard,
Dora n’est guère qu’une silhouette dans le lointain ; la distance entre
elle et le narrateur (et le lecteur) est soigneusement maintenue. L’autre
élément qui accentue cette distance, c’est toute la dimension de
témoignage propre à ce roman. Dora Bruder est un livre-mémorial,
une épitaphe à la fois pour la personne singulière de Dora et pour
l’ensemble des Juifs parisiens, en particulier les enfants et les
adolescents. Comme mémorial et comme chronique des persécutions,
le roman effectue un travail du deuil qui implique nécessairement une
prise de distance, car on ne peut commémorer des faits que s’ils
appartiennent au passé.
Loin de s’en tenir à une mélancolique mise en acte du passé,
Modiano semble donc, dans Dora Bruder, chercher un équilibre
précaire entre identification et distance, entre mise en acte et travail du
deuil. Il en résulte une ambiguïté constante, qui est sensible dans la
mise en œuvre de certains procédés, comme la photographie. En effet,
d’une part, les photographies de famille sont des « pièces à
conviction », qui nous relatent au réel. Ce réel, elles en attestent
l’existence et le rendent à nouveau présent, immédiat et dans cette
mesure, elles constituent un acte de répétition, une mise en acte.
D’autre part cependant, Modiano ne donne aucune reproduction de ces
portraits de famille56. Il se limite à les décrire verbalement, dans un
style neutre qui fait sentir la distance, l’étrangeté des personnes
décrites. Plus que de photographies, il s’agit donc, pour emprunter le
terme à Marianne Hirsch, d’« images-texte »57. Rien ne prouve, tant
qu’on s’en tient au roman uniquement, qu’elles constituent la

56
Une de ces photographies est pourtant reproduite sur la première de couverture de
l’édition américaine, je ne sais trop à l’initiative de qui (Dora Bruder, traduction de
Joanna Kilmartin, Berkely CA, University of California Press, 1999).
57
Marianne Hirsch, Family Frames. Photography, narrative and postmemory,
Cambridge MA, Harvard University Press, 1997, p. 3.
128 Perec, Modiano, Raczymow

description de photographies réelles.58 Comme commémoration d’un


« Ça a été » (Barthes), elles font part intégrante du travail du deuil
effectué dans Dora Bruder.
Parvenue au terme de cette lecture de Dora Bruder, il me
semble que l’ambiguïté signalée au début, entre réalisme et onirisme,
rejoint cette double dimension de mise en acte et de travail du deuil.
Dans sa dimension romanesque, autobiographique, onirique, Dora
Bruder se situe du côté de la répétition et de la mise en acte ; par
contre, dans la mesure où le texte est enquête, biographie et
témoignage, dans son réalisme historique, le roman se situe du côté de
la perlaboration du passé et du travail du deuil. Cette ambiguïté
explique pourquoi, en ce qui concerne le statut de Dora Bruder –
enquête ou roman – les avis des critiques persistent à être partagés.
Dora Bruder est bien une enquête, mais c’est une enquête de
romancier, non d’historien. Par les méthodes employées d’abord : si le
narrateur, en cela pareil à l’historien, fait des recherches en archives, il
fait cependant un usage particulier des documents qui en résultent.
Ces documents, il ne les cite pas mais il les transforme en intertextes,
il les tisse dans son texte. C’est ce que j’ai essayé de montrer à propos
des Mémoriaux de Klarsfeld (§ 2), mais aussi à propos de l’extrait du
registre de l’internat (§ 4). A ce travail de documentation, viennent
s’ajouter des méthodes qui n’appartiennent, elles, qu’au romancier :
l’imagination, la voyance et l’intertextualité littéraire, surtout avec W
ou le souvenir d’enfance de Perec (§ 5). Quant au produit de cette
enquête, le texte que nous lisons, il a beau avoir les apparences d’un
simple rapport d’enquête, mais si on y regarde de près, on découvre un
texte extrêmement travaillé, expérimental même dans sa construction
fragmentaire. Cette fragmentation résulte notamment de la structure
temporelle du récit : non-linéaire, elle va à l’encontre de tout récit
chronologique traditionnel (§ 3). C’est en passant par la fiction, par
l’imaginaire, que le témoignage acquiert ici sa plus grande force.

58
C’est encore une fois la genèse du roman de Modiano, et notamment sa
collaboration avec Serge Klarsfeld, qui résout cette question. En effet, les
photographies décrites dans Dora Bruder ont été découvertes par Klarsfeld et il les a
publiées dans les éditions successives du Mémorial des enfants. Cf. sur ce point, Alan
Morris, art. cit.
Chapitre 3

Ni victime ni témoin. Henri Raczymow et


la difficulté d’écrire la Shoah

Chacun à leur manière, nous l’avons vu, Perec et Modiano sont des
témoins absents, ils témoignent d’une mémoire absente. L’absence, le
blanc s’inscrit au coeur même de leur écriture, dans ses techniques
mêmes. Un homme qui dort est l’histoire d’un témoin qui n’a rien vu ;
c’est un texte construit autour d’un grand vide : l’absence de la mère,
qui se trouve encodée notamment dans les « aencrages ». Dans Dora
Bruder, l’absence s’inscrit dans les failles de l’histoire de Dora, mais
aussi dans la structure éclatée du récit, dans le flou temporel et dans la
description des lieux. Ainsi, chez Modiano mais surtout chez Perec,
on constate la paradoxale convergence entre d’une part une expérience
historique – celle de la Shoah vécue comme « disparition » –, et de
l’autre un moment de la littérature française qui se dit étranger à
l’Histoire mais qui se révèle particulièrement apte à exprimer cette
expérience de l’absence : celui, nous l’avons vu, des recherches
formelles des années 50-60.
C’est par le biais d’une telle convergence entre expérience
historique et écriture que je voudrais aborder le troisième auteur qui
est au centre de cet essai, Henri Raczymow. Chez lui, cette conver-
gence trouve une forme des plus achevées. Raczymow, a dit Norbert
Czarny, est à la fois « fils des livres » et « enfant de Belleville, donc
des contes d’exil et d’oubli »1. Une telle formule résume bien la dou-
ble dimension de l’œuvre de Raczymow qui, rappelons-le, est le petit-
fils d’immigrants juifs polonais arrivés en France dans les années 20.
Comme cet autre grand écrivain d’ascendance juive-polonaise, Jean-
Claude Grumberg, il grandit dans le milieu artisan et populaire des
ateliers de confection de l’est parisien, où le yiddish n’est pas encore
lettre morte. Héritier de l’univers disparu du judaïsme est-européen, il

1
« De Belleville à la Lorrèze », La Quinzaine littéraire, no. 625, 1er juin 1993, p. 10.
130 Perec, Modiano, Raczymow

hérite du même coup de la mémoire absente, des blessures ouvertes


par la Shoah dans sa famille et dans son milieu2.
Mais il ne faut pas oublier que Raczymow est tout autant « fils
des livres », et que ces livres sont loin d’être exclusivement juifs.
Aussi Raczymow n’a-t-il rien d’un romancier juif américain comme
Singer ou Malamud : certes, certaines pages de Contes d’exil et
d’oubli semblent reprendre la tradition juive du conte (les contes
hassidiques notamment) mais cette tradition, nous le verrons, est
passée à travers l’ère du soupçon. Peut-on encore, tout simplement,
raconter une histoire avec un début et une fin, des personnages bien
définis ? Avec son premier récit, La saisie, Raczymow se situe
d’emblée dans la continuité de la littérature à l’heure expérimentale
des années 60. Tout questionnement juif semble absent ; le récit
développe des techniques empruntées au Nouveau Roman, et qui
resteront présentes dans les romans ultérieurs de Raczymow. Or, entre
la mémoire absente, qui est le noyau de la conscience juive pour
Raczymow, et ces techniques formalistes, il existe une convergence,
comme il le découvrira quelques années plus tard, dans son essai « La
mémoire trouée ». Comme on le verra, les techniques du Nouveau
Roman lui permettront de dire ce rien, cette absence qui est au coeur
de sa propre judéité. C’est pourquoi, avant d’aborder le commentaire
d’Un cri sans voix, qui sera au centre de ce chapitre, j’examinerai ces
premières œuvres de Raczymow.

1. Un homme assis dans une chambre vide : La saisie

A première vue, la donnée de La saisie 3 est proche de celle d’Un


homme qui dort, qui date de six années auparavant. Un homme se
trouve assis sur une chaise dans une chambre, qui est tout son univers.
Certes, cet enfermement dans l’univers clos d’une chambre est une
donnée assez répandue dans la littérature de l’époque. C’est pourquoi
il faut surtout s’attacher aux différences. Chez Perec, quelques objets
raréfiés, lourds de sens comme on l’a vu, meublent l’espace de la

2
Tout ce contexte biographique a été très bien décrit dans l’article sur Henri
Raczymow de Karein Goertz dans Holocaust Novelists, Dictionary of Literary Bio-
graphy no. 299, Efraim Sicher ed., Detroit, New York et San Diego, Bruccoli Clark
Layman, 2004, pp. 271-276.
3
Gallimard, Le chemin, 1973. Abréviation employée : S.
Ni victime ni témoin 131

chambre ; chez Raczymow par contre, une mystérieuse saisie a fait le


vide dans l’appartement. Mais qui plus est, l’homme qui dort est muet,
son expérience nous parvient par l’intermédiaire d’un narrateur
dérobé, alors qu’Irtych, le protagoniste de La saisie, parle sans fin, à la
première personne. On mesure déjà la différence de problématique :
celle de l’indifférence chez Perec, et chez Raczymow l’interrogation
de la possibilité du récit. Plus qu’Un homme qui dort, La saisie est une
roman expérimental, proche du Nouveau Roman par ses techniques
mais redevable à Blanchot et à Barthes peut-être pour ce qui est de ses
vues sur l’écriture. Cependant, le ton de Raczymow est léger,
l’humour fuse et on peut se demander si ce roman ne tourne pas en
dérision les techniques ingénieuses d’un Robbe-Grillet ou la poétique
du silence prônée par Blanchot et ses émules.
Le propos du roman est aussi simple que déconcertant. Dans
un style elliptique et chargé de métadiscours, un Je narrateur
dénommé Irtych raconte comment, du jour au lendemain et sans
raison apparente, « ils » sont venus saisir ses meubles et ses
possessions, ne lui laissant qu’une chaise. « Nu comme un ver », il
devient un homme assis sur une chaise dans une chambre vide aux
murs dépouillés. Le terme juridique de « saisie », qui légalise et légi-
time l’opération, rapproche Irtych du protagoniste du Procès de
Kafka : comme celui-ci, il se trouve pris dans un processus d’auto-
culpabilisation à cause d’une faute présumée. La cause de cette saisie,
en effet, demeure peu claire, même si le protagoniste s’adonne à de
multiples hypothèses, toujours enveloppées de propos métadiscursifs,
qui minent son propos : « Dirai-je abruptement : Voilà ce dont il
s’agit : Joshué et moi avons conclu de faire un mauvais coup à la
Compagnie Générale, ce qui, étant donné notre échec relatif, a
occasionné la Saisie dont je fus victime [...] » (S 106).
Mais ce qui compte, au delà de toute explication, c’est que la
saisie a fait table rase de la petite vie que menait le narrateur, entre le
bureau et son appartement dont les murs étaient tapissés de
photographies d’actrices. Elle a fait table rase de tout, laissant Irtych
dans une enveloppe vide, confronté à son passé sur lequel il décide de
faire le point, mais encore et surtout au langage. En effet, dans
l’absence de tout, c’est le langage, ce sont les mots qui prennent le
dessus. D’emblée, il y a un contraste flagrant entre la minceur du
propos du roman, qui raconte la saisie, autrement dit le vide, et la
logorrhée de mots que celui-ci suscite. Comment se fait-il que pour
132 Perec, Modiano, Raczymow

raconter l’absence et le blanc, on en soit réduit à cette surabondance


de mots, même entrecoupés de blancs ? Le roman de Raczymow
semble explorer le paradoxe si magistralement développé par
Blanchot à propos de Mallarmé : écrire, c’est faire du silence avec des
mots. Dans ses essais de La part du feu et du Livre à venir en effet,
Blanchot avait soutenu que la seule manière de dire « l’absence de
tout », c’était non d’observer le silence mais de redonner aux mots
leur épaisseur sensible. Seul l’entrelacs de mots et de blancs qu’est le
texte littéraire serait capable de suggérer le silence et l’absence
originelle auxquels tend l’écriture.
Dans le roman de Raczymow, dans une veine mallarméo-
blanchotienne mais dans un registre plus léger, humoristique même,
l’absence, le silence et l’impossibilité de parler qu’il implique sont
rendus sensibles par les blancs, qui abondent dans le texte. On assiste
à une spatialisation de l’écriture typiquement moderne mais appliquée
de manière si littérale qu’elle suscite le comique. Ainsi, les blancs
dans le texte renvoient d’abord aux vides laissés dans l’appartement
par la saisie des meubles. Lorsqu’il est question, dans la description
extrêmement méticuleuse de l’appartement, de « l’emplacement de
mon lit aujourd’hui disparu », le texte laisse un vide de trois-quarts de
ligne :

Mon lit est


rangé
contre le mur, à droite de la porte d’entrée de la chambre. (S 47)

Une autre manière de dire le vide est de remplacer le mot « blanc »


par un blanc, comme dans la description des murs dépouillés des
images d’actrices dont ils étaient tapissés : « Cela représentait
vraiment pour moi une gêne insupportable, cela me gênait depuis
longtemps d’avoir sans cesse ces quelque cinquante centimètres carrés
de devant les yeux, ce blanc qui peu à peu s’est réduit, jusqu’à ne
plus être que ces quelque cinquante centimètres carrés qui sur le mur
faisaient tâche [...] » (S 26). Ici, l’espace de la chambre est devenu
écriture, espace écrit et inversement, et encore comme chez Mallarmé,
ce jeu des blancs accentue la dimension spatiale de l’écriture.
Si la vision paradoxale de l’écriture qui transparaît dans La
saisie, et qui y est d’une certaine manière parodiée, rappelle surtout
Blanchot, les techniques employées, elles, nous renvoient plutôt au
Nouveau Roman. Métadiscours, mise en abyme, descriptions méticu-
Ni victime ni témoin 133

leuses d’un univers d’où l’homme semble absent : autant de références


aux œuvres d’un Robbe-Grillet ou d’un Pinget. Sur un ton léger et
plein d’auto-ironie qui rappelle celui d’Histoire de Pinget, La saisie
s’interroge constamment sur la possibilité du récit. Cette interrogation
suscite un métadiscours qui diffère sans fin le récit, et par moments
l’évince entièrement. Il n’est que de citer l’incipit du roman de
Raczymow : « Puis-je dire sans ambages, sans précautions, sans la
réflexion mûrie, sans doute si nécessaire pour ce genre de propos, et
afin d’éviter le risque énorme, monstrueux, que constituerait l’arbi-
traire, cette peste à fuir : Ainsi c’est fait, le sort en est jeté, je me
décide, c’est liquidé, bientôt je n’en reparlerai plus ? « (S 9) Dans cet
incipit, il n’est encore aucunement question de ce qui eut lieu, il n’y a
encore qu’une interrogation sur la possibilité, oui ou non, d’en parler.
Interrogation contorsionnée, pleine de précautions oratoires, d’hési-
tations, ce qui contredit de manière comique le désir de « dire sans
ambages, sans précautions ». Par un tel métadiscours, qui s’étend sur
la première trentaine de pages, le récit de ce qui eut lieu – la saisie
annoncée dans le titre – est infiniment différé, retardé, et les phrases
s’enlisent dans un discours qui ne se réfère qu’à lui-même.
En témoignent les nombreux déictiques qui ne renvoient à
rien, du moins à aucun événement narré précédemment : « ce qui eut
lieu » (S 9), « Mais déjà cela est dit » (S 10), « Enfin, c’est fait »
(ibid., mes italiques). Déictiques qui se retrouvent d’ailleurs déjà dans
la première phrase du roman, citée ci-dessus : « le sort en est jeté »,
« c’est liquidé, bientôt je n’en reparlerai plus ». Un tel début
autoréférentiel, qui nie tout début, toute possibilité de commencer, et
qui plonge brusquement le lecteur « in medias res » (sans pourtant que
rien n’arrive), rappelle les incipits des récits de Blanchot. Qu’on se
souvienne de l’incipit de Celui qui ne m’accompagnait pas : « Je
cherchai, cette fois, à l’aborder », ou bien de celui de L’attente
l’oubli : « Ici, et sur cette phrase qui lui était peut-être aussi destinée,
il fut contraint de s’arrêter. » Le récit s’arrête avant même de
commencer. Dans les deux cas, le narrateur parle, écrit toujours déjà
(mais n’est-ce pas aussi le cas du narrateur de La saisie, malgré ses
tergiversations ?) mais – et c’est un point commun avec Raczymow –
les déictiques (cette, l’, ici) ne renvoient à rien, puisque rien ne
précède.
Cette abondance du métadiscours est signe que, chez
Raczymow comme chez Blanchot et les tenants du Nouveau Roman,
134 Perec, Modiano, Raczymow

le protagoniste n’est plus un héros qui agit mais un romancier qui


s’interroge infiniment sur la possibilité de parler, d’écrire. Le monde
extérieur a fait place à un espace restreint : l’univers mental du
créateur. Avec cette interrogation constante, au point d’en être
comique, sur la création littéraire, Raczymow se situe bien évidem-
ment dans le prolongement de Proust, avec qui son œuvre entretient
des rapports étroits, nous le verrons. Par ailleurs, il suffit de relire
L’ère du soupçon pour voir combien Proust, et avec lui tout le roman
moderniste des années 10-20, constituait une référence centrale pour
les Nouveaux Romanciers.
Ce métadiscours de La saisie nous amène à une autre
technique fort prisée par certains Nouveaux Romanciers : la mise en
abyme. Comme celles de ses aînés, les premières œuvres de
Raczymow présentent une architecture très concertée, qui se traduit en
nombreux jeux de miroir et effets de répétition. Dans La saisie, c’est
le métadiscours qui produit l’effet central de mise en abyme, car il
transforme l’histoire en un récit dans un récit. Par l’abondant méta-
discours qui l’entoure, la mince histoire de la saisie est mise en abyme
dans une sorte de récit-cadre. A son tour, l’histoire mise en abyme sert
de cadre à plusieurs intrigues secondaires : l’histoire de la première
visite d’Irtych à M. Voisin (S 59 ss.), la tentative de séduire Mme
Voisin (S 81 ss.) et enfin l’histoire de la sortie à vélo et de l’idylle
avec la même (S 130 ss.). Chaque fois, le récit mis en abyme est
introduit par la même formule : « Oyez donc la belle histoire ». La
mise en abyme, on le verra, est un procédé très fréquent chez Raczy-
mow, qui surgit également dans Contes d’exil et d’errance et dans Un
cri sans voix.
Un troisième élément dans La saisie qui renvoie le lecteur au
Nouveau Roman, ce sont les descriptions très détaillées de l’espace et
des choses. Prenons la « visite guidée de ma chambre », qui amène le
lecteur à connaître de fond en comble ce qui n’est en fait qu’un studio
avec cuisine et « lieu d’aisance » (S 52-56). Description, notons-le
bien, de l’appartement avant la saisie. Il s’agit donc d’une reconstruc-
tion d’un lieu à présent vidé de son contenu. Plus qu’à son habitant et
aux signes de sa présence, cette description s’intéresse à l’espace
géométrique de l’appartement : emplacement des portes, des fenêtres,
distances de l’un à l’autre et surtout dimensions des pièces. Est-ce
pour autant un espace dépersonnalisé comme dans les premiers
romans tant décriés de Robbe-Grillet ? Par la formule de la « visite
Ni victime ni témoin 135

guidée » et par la surabondance du détail, Raczymow parodie ce qu’on


a pu appeler l’objectivisme du Nouveau Roman et montre que tout
espace est habité, même si vidé de son contenu. Il est fonction des
dimensions et des mouvements du corps de son habitant, bref il est
« espace vécu » : « Si [...] vous faites brusquement ou précautionneu-
sement volte-face [...] de façon à être à présent accoudé sur votre
avant-bras droit, le corps orienté dans le même sens, en imprimant à
votre tête un mouvement tournant de la gauche vers la droite, vous
êtes susceptible [...] de distinguer infailliblement l’une des portes du
meilleur lieu d’aisance de l’appartement » (S 53). L’effet comique
vient du fait que la longue description assez compliquée ne débouche
que sur la porte des toilettes! Cette manière d’arpenter les quelques
mètres d’une chambre trop exiguë certes rappelle les descriptions de la
chambre de bonne, dans Un homme qui dort. Cependant, si
l’étouffement et l’angoisse dominent dans le récit de Perec, ici
l’atmosphère est à la plaisanterie.
Par le travail sur le métadiscours, sur la mise en abyme et la
description, La saisie semble à première vue un exercice entièrement
formel, une « recherche sur l’origine et la possibilité du récit »,
comme l’indique la deuxième de couverture. Dans ce premier récit de
Raczymow, la thématique juive, qui deviendra prééminente plus tard,
semble absente. Cependant il ne faut pas s’y tromper, la question de la
judéité est présente en filigrane, notamment à travers le thème de
l’étranger. « Irtych », le texte le suggère explicitement, est un nom « à
consonance étrangère » (S 17), russe plus précisément4. Mais donner
un nom russe à un protagoniste, c’est lui donner un nom exotique,
nom de nulle part, ce qui reflète le registre général du récit,
symbolique et abstrait comme les récits de Kafka. Comme ceux-ci, La
saisie ne se situe en aucun lieu et en aucun temps précis. Ce qui
importe, c’est qu’Irtych est un homme venu d’ailleurs, un immigré
qui, d’une manière ou d’une autre, a « fait son trou » dans son pays
d’accueil.
Le seul lieu où il se sente chez lui, c’est son appartement : ses
meubles et les nombreuses images de divas découpées dans les
journaux illustrés, qui tapissent les murs sans laisser le moindre vide.
Or, du jour au lendemain, « ils » lui enlèvent tout cela. « Ils » viennent

4
Selon une précision fournie par l’auteur, « Irtych » est le nom d’un fleuve de Russie.
Il lui fallait un nom à consonance russe parce que son propre nom sonne « russe »
aussi, comme on se plaisait à le lui dire dans son enfance.
136 Perec, Modiano, Raczymow

lui confisquer ses images et ses meubles, réduisant à zéro son difficile
processus d’adaptation à son nouveau pays. « Ils ont tout effacé » (S
39), toute la modeste vie qu’Irtych s’était construite : « Tout était
redevenu blanc comme aux temps primitifs de ma venue dans ce pays,
et singulièrement dans ce quartier. » (S 38) Or, quel qu’abstrait,
intemporel que soit le récit d’Irtych, cette saisie, pseudo-légitimée par
un terme juridique, rappelle immanquablement le sort réservé aux
Juifs étrangers en France pendant l’Occupation. Comme ceux-ci,
Irtych est traité d’usurpateur, il est accablé d’« accusations sordides »,
de « sombres médisances » ; comme les héros de Kafka, il est amené à
s’auto-accuser et à désirer l’auto-expiation (cf. S 44). Ainsi, de mesure
en mesure, d’interdit en interdit, « progressivement leurs fils se
resserraient autour de moi, m’étouffant » (S 46) : voilà encore qui
rappelle de manière insistante les persécutions ordonnées par Vichy et
par l’occupant, et exécutées par la police française.
« Mon premier livre, La saisie, un récit sans thématique juive,
disait le rien », a constaté après coup Henri Raczymow dans « La
mémoire trouée ». Il y affirme avoir eu conscience, à l’époque, que ce
rien lui venait de Flaubert et du Nouveau Roman, mais non qu’il
constituait également le noyau même de sa judéité. Ce n’est que cinq
ans plus tard qu’il écrira son premier « livre juif » : Contes d’exil et
d’oubli5.

2. « La mémoire trouée » : Contes d’exil et d’oubli

Le narrateur de ce récit s’appelle Matthieu Schriftlich. Comme dans


les romans qui suivront, le nom du protagoniste-narrateur est ici la
combinaison d’un prénom français, chrétien même, avec un nom de
famille d’origine étrangère, à consonance juive peut-être parce
qu’allemand. Par son sens, il confère une fonction symbolique au
personnage qui le porte : par ce nom de « Schriftlich », celui-ci
devient la figure de l’écrivain (« ein schriftlicher Mensch »), un
homme qui consigne par écrit les histoires et les noms d’un monde
disparu, bref un scribe ; il devient par là même un double de
l’écrivain, de l’auteur. La combinaison entre prénom chrétien et nom
de famille juif caractérise bien le protagoniste, petit-fils d’immigrés

5
Gallimard, Le Chemin, 1979. Abréviation employée : CE.
Ni victime ni témoin 137

juifs polonais, mais tout à fait français pourtant, qui vit à Paris dans
les années ’60 ; elle peut également être considérée comme un
marqueur autobiographique.
Avec Matthieu Schriftlich, pour la première fois, Raczymow
met en scène le Juif de l’après, coupé de la Pologne juive de ses
ancêtres. Cet univers dont rien ne subsiste, Raczymow l’appelle la
« préhistoire »6, pour marquer que ce temps est définitivement révolu,
aussi lointain que l’ère des dinosaures, et aussi inconnu, sujet à
l’oubli : « Qui parlerait encore de la vie d’avant, de là-bas, de cette vie
effacée, gommée, vie préhistorique, importune même aux survi-
vants ? » (CE 44). Aussi, le point de départ de son entreprise est-il le
constat de sa totale ignorance : « Je ne sais rien de Konsk. » (CE 19)
Le savoir sur ce monde disparu est à jamais perdu, et à rien ne sert de
retourner sur les lieux, comme l’a fait l’oncle Noïoch Ochsenberg :
« A Konsk par exemple, tout avait changé. A Kaloush, plus de
quartier juif. Et plus de Juifs du tout. Et dans le petit cimetière juif où
il se rendit, Noïoch eut grand peine à discerner les étoiles de David,
les portraits dans les médaillons […] » : « Quelle tristesse, se dit-il, ils
ont tout gommé, tout effacé. » (CE 30)
Reste une seule voie : interroger les témoins, le seul témoin
encore vivant, son grand-père. Aussi, la tâche de Matthieu Schriftlich
sera-t-elle de mettre par écrit les bribes d’histoires, de légendes, de
souvenirs qui lui sont relatés par son grand-père. Comme La saisie,
Contes d’exil et d’oubli est donc une construction en abyme : il s’agit
de Matthieu qui raconte les histoires racontées par son grand-père –
histoires qui sont à chaque fois introduites par un rituel : « Simon
raconte : ». Cette construction en abyme a d’ailleurs été remarquée par
plusieurs commentateurs, dont récemment Mounira Chatti : « Dans ce
texte onirique et fantasmatique, une structure en abyme donne à voir,
par un procédé d’enchâssement, des histoires qui s’emboîtent les unes
dans les autres comme des poupées russes. Chaque narrateur et chaque
récit révèlent et dissimulent un autre narrateur et un autre récit. » 7 Ce
commentaire montre déjà que l’introduction du grand-père comme

6
« Préhistoire », tel est le titre de la troisième section, la plus longue, de Contes d’exil
et d’oubli.
7
M. Chatti, « Le palimpseste ou une poétique de l’absence-présence », in La Shoah,
témoignages, savoirs, œuvres, Claude Mouchard & Annette Wieviorka, éds, Saint-
Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1999, p. 298.
138 Perec, Modiano, Raczymow

témoin n’est qu’une première mise en abyme, qui en dissimule une


série d’autres.
Tentons par un exemple de cerner de plus près cette multiple
mise en abyme : Simon Gorbatch, le grand-père, raconte l’histoire des
amours de Shlomo Grünenflamm qui, à son tour, raconte « l’histoire
du bouc ‘qui s’est fait connaître’, une légende que relate Yitzhak
Leibouch Peretz d’après Rabbi Menahem de Kotzk. Et Simon
Gorbatch de Kaloush raconte à Matthieu Schriftlich » (CE, 50-51).
Simon Gorbatch, Shlomo Grünenflamm, Peretz, le rabbin de Kotzk :
voilà déjà quatre emboîtements, et on oublie encore le cinquième,
puisque c’est Matthieu Schriftlich qui relate ces histoires ! Le vertige
saisit le lecteur, d’autant plus qu’il ne connaîtra jamais le fin mot des
amours de Shlomo ni de l’histoire du bouc. Bref, le grand-père ne
transmet plus aucune mémoire, mais uniquement des cadres vides, et
il en est conscient : « Savez-vous, Matthieu, dit Simon, il me faut bien
un peu inventer moi aussi, ça fait si longtemps » (ibid.). Ce recours à
l’imagination est une invitation implicite à Matthieu d’y recourir à son
tour. Et pour ce faire, il s’autorise d’une tradition narrative fort véné-
rable, où de telles mises en abyme abondent : citer Yitzhak Leibouch
Peretz8, un des plus grands romanciers yiddish que connut la Pologne
de la seconde moitié du XIXe siècle (Perec se réclamait son
descendant), et Rabbi Menahem de Kotzk, le grand rabbin hassidi-
que9, c’est faire appel à la longue tradition juive du conte, qui com-
mence avec les parties midrashiques du Talmud, se poursuit avec les
multiples livres haggadiques (Esther, Haggada de Pâques) pour être
reprise par les rabbins hassidiques, fin XVIIIe siècle-début XIXe
siècle, et enfin revitalisée comme légendes et folklore par les
romanciers profanes yiddish, comme Peretz. Par son titre – Contes
d’exil et d’oubli – et par sa forme, Raczymow place donc son ouvrage
dans une tradition, ou plutôt dans la récriture d’une tradition perdue,
propre à un univers disparu.
Si la mémoire des rabbins hassidiques est à juste titre
légendaire, celle du grand-père en exil, elle, est défectueuse : de
l’énorme arsenal de personnages, de contes et de chansons, il ne lui
reste que des bribes. « Simon, mémoire trouée » H(CE 61) : c’est cette
formule que Raczymow reprendra en titre d’un essai pour caractériser

8
Isaac Leib Peretz (1851-1915).
9
Sur le rabbin de Kotzk, cf entre autres. M. Buber, Contes hassidiques et E. Wiesel
qui, dans ses Célébrations hassidiques, lui consacre un chapitre entier.
Ni victime ni témoin 139

la mémoire de la génération d’après. En s’entretenant avec son grand-


père, le narrateur fait un voyage imaginaire dans la Pologne de ses
ancêtres. Voyage qui le mène dans une Pologne elle aussi largement
imaginaire, mythique. Mais imaginer ne veut pas dire inventer de
toutes pièces, reconstituer, combler le vide de la mémoire absente.
C’est plutôt, comme nous l’avons vu, présenter la mémoire comme
absente, « restituer une non-mémoire, par définition irrattrapable,
incomblable. »10 De tous les récits de Raczymow, Contes d’exil est le
plus proche de cette intention-là. C’est un récit court et fragmentaire,
parsemé de blancs. Les lieux ne sont pas décrits, mais inlassablement
questionnés : « Où était-ce ? où étaient-ils ? » (CE 45, 105) Jusqu’à se
demander si ces lieux ont véritablement existé. Ainsi le fameux lac de
Kamenetz, appelé « lac imaginaire », ou les petits villages évoqués :
« Cela a-t-il existé, Konski en Volhynie, Kaloush en Galicie ? Ou ne
reste-t-il que cela : Kaloush, Konski, ces simples, pauvres mots ? »
(CE 61).
Communiquer avec cet univers disparu, c’est en être réduit à
épeler les noms (cf. CE 45). A force de dire et de redire les mêmes
noms, le narrateur en vient à une intense vision mentale, une sorte de
rêve hallucinatoire. Ici, les lieux sont « rêvés plutôt que remémorés »
(CE 53), dans un rêve éveillé capable de restituer toute une géographie
défunte :

La parole muette de Simon Gorbatch trace devant Matthieu un sillon ténu


absent des cartes, le conduit, le prend par la main, par ses yeux bandés, lui,
aveugle sur les routes absentes, enlisées, englouties, se repérant aux herbes,
aux rosées, aux flammes fragiles des candélabres à sept branches des
synagogues de l’Orient de l’Europe, synagogues-cimetières, lui, caressant
du bout des doigts les inscriptions hébraïques sur les tombes des cimetières.
Podolie. Lituanie. Biélorussie. Mazovie. Où était-ce ? Qui étaient-ils ? Cela
a-t-il été ? (CE 86, mes italiques)

A juste titre, Chatti souligne la dimension poétique des noms dans ce


récit de Raczymow. A son sens, il y a dans Contes d’exil et d’oubli
une véritable « poétique du nom juif »11, c’est-à-dire du nom propre,
qu’il s’agisse de noms de personne ou de lieux. Comme dans la
citation ci-dessus, le récit abonde en énumérations, en listes de noms
récités « telle une litanie ou un kaddish », psalmodiés avec une grande

10
« La mémoire trouée », art. cit., p. 181.
11
Chatti, art. cit., p. 298.
140 Perec, Modiano, Raczymow

intensité poétique »12. Litanie, kaddish, psaume : par la répétition, il


est clair que ces noms prennent un poids non seulement poétique, mais
commémoratif. Faute de pouvoir redonner un visage aux défunts et
aux lieux qu’ils habitèrent, reste à dire et à redire leurs noms – « les
noms chéris » (CEO 60), les « noms bénis » (CE 114). C’est là la
tache imposée par le nom de Schriftlich : « consigner les noms, en
tresser les anneaux épars » (CE 71). Encore faudrait-il que les noms
soient des entités stables ; or ils sont volatiles, incertains par
excellence, ils échappent sans cesse au narrateur : « et à la renverse
partent aussi les noms chéris, partent en rêve, partent en fumée
crématoire : Mendel Zimmermann, Eva Albertstein, Rywka Apflo-
wicz, Szymon Rozenbaum. […] Podolie, Galicie, Volhynie, Lituanie,
Bessarabie, Polésie : mais sur quel atlas lirait-on Konsk, Kaloush ?
L’ombre de Matl Oksenberg recouvre Mathieu qui peut enfin
s’abandonner à l’absence de mémoire » (CE 60, mes italiques).
Cependant, le rôle de Matthieu Schriftlich est loin d’être
purement réceptif. S’il commence par recueillir les propos d’un
témoin, son grand-père, il s’avère bientôt être celui qui les invente ;
visionnaire, il recrée des lieux, des personnages, tout un univers haut
en couleur évoqué avec poésie et humour. Mais Contes d’exil et
d’oubli est beaucoup plus qu’un récit riche en couleur locale sur
la « Yiddishkeit » d’Europe orientale. Ce livre n’a rien des romans
nostalgiques qui mythifient la vie du shtetl. C’est un récit qui
thématise la « mémoire trouée » de la génération d’après, qui s’inter-
roge inlassablement sur la possibilité de se souvenir, de raconter,
d’écrire. Et c’est cette métadiscursivité qui rapproche ce récit de La
saisie. Dans les deux textes, on discerne un même mouvement du
néant à la création. Dans La saisie, c’est la table rase, le vide qui
paradoxalement déclenche l’écriture ; dans Contes d’exil et d’oubli,
c’est la « mémoire trouée » du narrateur qui le conduit à inventer, à
imaginer et en fin de compte à écrire : « mais peut-être cette distance,
cette absence sont-elles nécessaires à Matthieu. Comment sinon [...]
dessinerait-il ces traces monotones et approximatives ? « (CE 92). Ce
passage auto-référentiel place clairement le récit dans la lignée de La
saisie.
Dans Contes d’exil et d’oubli, deux pistes se rejoignent donc
chez Raczymow. Il y a convergence entre deux thématiques en

12
Ibid.
Ni victime ni témoin 141

apparence très différentes : d’une part celle de la « mémoire trouée »


propre à la génération d’après. De l’autre la problématique de la
modernité en littérature : la thématisation du manque, du vide comme
origine de l’écriture, et conjointement la réflexion sur l’impossibilité
et le silence, telle qu’elle nous vient de Mallarmé et de Blanchot. Chez
Raczymow, les deux thématiques se modifient et s’enrichissent
mutuellement. La thématique juive concrétise la problématique de
l’écriture, lui enlève le côté intemporel et abstrait qu’elle a chez
Blanchot ; dans les romans de Raczymow, le vide perd sa légèreté
pour s’incarner historiquement, autrement dit, le trou symbolique,
propre à tout homme, « rejoint un trou dans le réel »13. Inversement, la
problématique de l’écriture ôte à la thématique juive le côté anec-
dotique, folklorique même qui est parfois le sien, sans pour autant
réduire la judéité à un symbole, à une image de l’écriture, comme cela
est le cas chez Blanchot14 et dans une certaine mesure chez Jabès, chez
qui on trouve la même convergence entre judéité et écriture.
Cependant, avec Contes d’exil et d’oubli, la trajectoire de
Raczymow ne fait que s’amorcer. Après coup, il découvre que ce récit
« dessinait une parenthèse marquant l’avant et l’après, l’avant-guerre
et l’après-guerre, un cadre au centre duquel gisait le silence »15. C’est
ce silence, ce blanc, cet « entre-deux » qu’il va s’agir d’exprimer dans
Un cri sans voix16.

3. Un cri sans voix

Si, pour Raczymow et pour beaucoup d’écrivains nés après


45, « Auschwitz » est désigné comme un silence, un blanc, ce n’est
pas à cause de la prétendue impossibilité de dire l’indicible. Avec une
belle simplicité, il se différencie de ceux qui, comme Wiesel et
comme tant de théoriciens, ressassent infiniment la question de savoir
comment parler de la Shoah: « Je ne pouvais pas, comme Elie Wiesel,
poser la question : Comment parler ? comment trouver les mots ? Car
on peut toujours trouver le comment, trouver les mots en accord avec

13
« La mémoire trouée », art. cit., p. 181.
14
Notamment dans Le pas au delà et L’écriture du désastre.
15
« La mémoire trouée », art. cit., p. 179.
16
Gallimard, 1985. Abréviation employée : CV.
142 Perec, Modiano, Raczymow

l’éthique qu’on se fixe. »17 Ayant écarté cette question, Raczymow en


arrive à la véritable cause de son long silence : « Mais l’entre-deux où
tout s’était joué, où tout s’était effondré, cela me restait comme
interdit ou plutôt, j’étais interdit devant cela : pas le droit de
parler. [...] ma question était celle-ci : de quel droit parler ? De quel
droit parler, si l’on n’a été, comme c’est mon cas, ni victime, ni
rescapé, ni témoin de l’événement ? »18. En effet, pendant longtemps,
on avait systématiquement refusé le droit à la parole à ceux qui étaient
nés après. Qui, on ? Certains survivants, qui parfois réclamaient le
droit exclusif à la parole, mais peut-être aussi l’opinion, qui longtemps
n’accordait de valeur qu’au témoignage. Et les enfants des survivants
avaient intériorisé cette censure jusqu’à en faire un interdit, un tabou.
Le dépassement de l’interdit, comme le signale encore Raczymow,
n’est pas le résultat d’un choix délibéré, mais d’une nécessité : « il
faut à un moment ou à un autre se mettre à parler, se mettre à en
parler. C’est le sens de mon dernier livre, pris en abîme entre, pour
moi, la nécessité impérieuse de parler et l’interdit de parler. Ce que
des psychanalystes anglais appellent une ‘double contrainte’ »19. Avec
la parole, l’interdit n’est donc pas brisé, mais il est élaboré et
exprimé : tout au long d’Un cri sans voix, nous le verrons, le
protagoniste persistera à s’interroger sur son droit à la parole et sur la
culpabilité impliquée par ce droit, culpabilité qui culminera dans la
notion de l’écrivain-nécrophore.
Mais de quelle manière Raczymow dépasse-t-il l’interdit qui,
pour sa génération, pèse sur la Shoah ? Est-ce, comme Jean-François
Steiner, en faisant concurrence aux survivants et aux témoins, en
écrivant un (pseudo)roman documentaire, comme Treblinka ? Ou,
comme William Styrone (Le choix de Sophie), en recréant l’univers
concentrationnaire par la voie de la fiction, de l’invention ? Tous
deux, ils abolissent la distance temporelle qui nous sépare des
événements et font abstraction de la position du romancier, né après –
comme Steiner – ou qui n’a aucun lien personnel aux événements –
comme Styrone. Le roman de Raczymow est aux antipodes de ces
deux textes. En effet, il ne témoigne pas directement (il ne témoigne
que pour les témoins), il n’invente rien mais, de manière exemplaire, il

17
« La mémoire trouée », art. cit., p. 180.
18
Ibid.
19
Ibid.
Ni victime ni témoin 143

assume la position de la génération d’après, et l’expérience de


l’écriture qui lui est propre.
A ce titre, Un cri sans voix est aussi le roman de Raczymow
qui a été le plus commenté, dans les pays anglo-saxons d’abord, et
récemment aussi en France20. Du point de vue formel aussi, Un cri
sans voix est aux antipodes des ficelles réalistes de Steiner ou de
Styrone. Comme Contes d’exil et d’oubli, c’est un roman qui
thématise l’écriture, et la difficulté de raconter, de témoigner de ce
qu’on n’a pas vécu. Dans ce qui suit, je m’attacherai encore une fois
aux techniques formalistes, dont certaines sont empruntées au
Nouveau Roman : construction en abyme, métadiscours omniprésent,
quoiqu’il ne présente pas la surabondance parodique de La saisie ; s’y
ajoute un usage très concerté de la focalisation. Mais avant d’en venir
à une analyse technique, voyons brièvement les données essentielles
du roman.

3.1. Esther et Mathieu

Par fragments, Un cri sans voix imagine et recrée l’histoire des Litvak,
une famille parisienne d’origine juive polonaise, pendant et après
l’Occupation : les Litvak. Le père, Charles, survit en s’engageant dans
un réseau de résistance juive pendant que la mère se planque en Zone
Sud avec Esther, leur fille, qui est née à Paris en 1943. Après la guerre,

20
Cf. Ellen S. Fine : « The Absent Memory: the Act of Writing in Post-Holocaust
French Literature », in Writing and the Holocaust, ed. Berel Lang, New York, Holmes
& Meier, 1988, pp. 41-57; ead.: « Transmission of Memory: the Post-Holocaust
Generation in the Diaspora », in Breaking Crystal, op. cit., pp. 185-201; Juliette
Dickstein : Born after Memory. Repercussions of the Second World War on Postwar
French Jewish Writing, thèse présentée à Harvard University, 1997; M. Chatti, « Le
palimpseste ou une poétique de l’absence-présence chez Henri Raczymow », in La
Shoah. Témoignages, savoirs, oeuvres, éd. Annette Wieviorka, Saint-Denis, Presses
Universitaires de Vincennes, 1999, pp. 297-312 ; F. Zeitlin : « The vicarious witness.
Belated memory and authorial presence in recent Holocaust literature », History and
Memory, vol. 10, nr. 2, 1998, pp. 5-40; Anny Dayan-Rosenmann : « Héritiers d’un
désastre sans mots », in La Shoah dans la littérature française, numéro spécial de la
Revue d’histoire de la Shoah, no. 176, sept.-déc. 2002, pp. 147-166; Annelise Schulte
Nordholt : « Ni victime ni témoin. Henri Raczymow et la difficulté d’écrire la
Shoah », Lettres Romanes tome LVI, no. 1-2, 2002, pp. 127-142 ; ead., « Re-enacting
the Warzaw Ghetto. Henri Raczymow : Writing the Book of Esther », Journal of
Modern Jewish Studies, Vol. 3, nr. 2, juillet 2004, pp. 183-194.
144 Perec, Modiano, Raczymow

la famille est réunie à Paris et deux autres enfants naissent: Mathieu et


son jeune frère Yanick. C’est autour d’Esther et de Mathieu (qui est
également le narrateur), de leurs difficiles relations, que tourne le roman.
En effet, Esther et Mathieu incarnent deux figures fort différentes de la
génération d’après. Les quelques années qui séparent leurs deux
naissances constituent un véritable abîme, faisant d’Esther une survi-
vante-enfant, contemporaine des « événements » alors que Mathieu est
né après et se trouve donc radicalement exclu de ce passé.
Trop jeune pour avoir un souvenir précis de la guerre, Esther
ressent vivement ce manque : comme le dit Mathieu avec un humour
cynique, elle a « manqué » la guerre, « manqué » le train des dépor-
tations, et se sent pour cela profondément coupable. Esther s’imagine
devoir son prénom à sa tante Esther, morte en déportation, dont elle se
figure avoir à prendre la place, aux yeux de son grand-père. Son
imagination vive et ses dispositions psychologiques l’amènent à
s’identifier à cette tante dont elle ignore tout, et par son biais aux
déportés. De fil en aiguille, elle s’échafaude une vie imaginaire: celle
d’une jeune insurgée du ghetto de Varsovie, dont son père est originaire.
Elle finit par ne plus distinguer l’imaginaire et la réalité, et se donne la
mort par le gaz, à 32 ans. Ainsi, elle meurt de la même mort que son
modèle imaginaire, déporté à Treblinka.
Mathieu, son jeune frère, semble à première vue le pôle
contraire de sa soeur. Fonctionnaire, marié, il tient rigoureusement à
distance la vie de sa soeur et ne comprend pas ce qui l’affecte. Quitte
à refouler le passé, il choisit l’avenir et la vie, jusqu’au jour où, sept
ans après le suicide de sa soeur, un événement extérieur déclenche le
souvenir. L’été 1982, pendant la guerre du Liban, les médias
comparent insidieusement la situation des Libanais dans Beyrouth-
Ouest occupée par l’armée israélienne à celle des Juifs dans le ghetto
de Varsovie pendant l’Occupation (cf. CV 12). Alors, « la morte
remonta à la surface » (CV 12) : c’est, au terme de sept années
d’autocensure, le travail de la remémoration et du deuil qui s’amorce.
Or Esther avait, de son vivant, des aspirations littéraires : elle rêvait
d’un roman qu’elle n’écrivit pourtant jamais. Ce sont ces aspirations
littéraires, et la vie imaginaire menée par Esther dans le ghetto de
Varsovie, qui amènent Mathieu, son jeune frère, à écrire ce qu’on
Ni victime ni témoin 145

pourrait appeler le « roman d’Esther »21. Double génitif : il s’agit à la


fois d’un roman sur Esther, dont elle constitue le sujet, et de son
roman, du roman qu’elle aurait voulu écrire. Ce faisant, il n’écrira pas
la « véritable histoire d’Esther », car il n’y a pas d’histoire véritable.
Un cri sans voix est plutôt le point de conjonction d’une multitude d’
« histoires d’Esther », d’une multitude d’approches, de voix qui,
toutes, s’emboîtent dans celle du narrateur, dans une perpétuelle mise
en abyme. A cause de cette multitude de voix, il importe, dans ce qui
suit, d’analyser tout particulièrement le rôle de la focalisation, qui
évolue beaucoup tout au long du roman. D’un point de vue qui colle à
Esther, dans la première partie, on passera en effet à des points de vue
de plus en plus éloignés de celle-ci, au fur et à mesure que le roman
progresse.

3.2. Les figures de la focalisation

Le « roman d’Esther » proprement dit se concentre dans le « journal du


ghetto » qu’est la première partie. De cette chronique au jour le jour,
Esther est elle-même le focalisateur. Esther comme la figure imaginaire
qu’elle aurait voulu être, la jeune femme de vingt ans vivant dans le
ghetto de Varsovie. Tout, la vie et les événements quotidiens dans le
ghetto, est vu par ses yeux. Le lecteur non averti sera vite séduit par ses
fantaisies, tout comme son propre frère Mathieu qui, enfant, se demande
si Esther a vraiment été mordue par Bari chien-loup, le chien de
Treblinka (CV 128). Cette première partie est un brillant pastiche du
journal du ghetto comme genre, tel qu’il a été pratiqué par Chaim
Kaplan et Emmanuel Ringelblum. C’est une chronique au jour le jour,
suivant le rythme des fêtes juives, un récit fragmentaire d’événements et
de rumeurs, où surgit une multitude de figures historiques, telles le chef
du ghetto, Adam Cerniakow, le poète Izhak Katzenelson et le pédagogue
Janus Korzcak. La forme du journal est d’ailleurs tout à fait conforme à
ce que nous savons des véritables habitants des ghettos, dont Ringelblum
disait qu’ils « écrivaient tous », intellectuels ou non, adultes et enfants.
En recréant un tel journal, Raczymow rend grâces aux héros du ghetto.

21
Le titre de la traduction américaine va d’ailleurs dans ce sens : Writing the Book of
Esther, trad. Dori Katz, New York, Holmes & Meier, 1995.
146 Perec, Modiano, Raczymow

Pour Mathieu, un tel pastiche – terme qui n’a ici rien de péjoratif
– constitue une manière de replonger dans une réalité que ni lui ni Esther
n’ont vécue. Ainsi, en écrivant « le roman d’Esther », au lieu de tenter
une reconstruction historique après coup, il se met « en demeure de
traverser ce que je crois qu’elle a traversé par la pensée : l’extermination
des Juifs d’Europe par les nazis » (CV 14). Tentative de recréation qui
touche donc non aux camps mais à l’univers du ghetto : l’antichambre de
la déportation. Il est certain que cette manière de faire revivre le ghetto
par le pastiche du journal personnel a un effet puissant sur le lecteur.
Cependant, comment le lecteur est-il averti que ce qu’il lit n’est
pas un journal trouvé dans une bouteille enfouie (comme c’est le cas de
tant de journaux du ghetto) ? En réalité, le lecteur doit être bien distrait
pour y croire, car les signes avertisseurs abondent. Le genre du journal se
trouve systématiquement sapé, miné. Un premier élément à souligner est
qu’Esther est ici le focalisateur – la vie du ghetto est vue par ses yeux –
mais qu’elle n’est pas le narrateur. Ses intuitions sont décrites à la
troisième personne du singulier par un narrateur invisible qui raconte
l’histoire de l’intérieur. Mais il est clair qu’un récit qui n’est pas écrit à la
première personne du singulier ne saurait être un journal. Aussi la
première partie est-elle plutôt une mise en scène, sous forme de journal,
de l’invention du « roman d’Esther ». En même temps, le narrateur
commente sa propre écriture de cet imaginaire « roman d’Esther » (car il
n’est pas sûr qu’Esther ait jamais écrit rien de tel) : métadiscours qui
évidemment contribue à saper le genre du journal. Si le gros du récit est
fait à la troisième personne du singulier – « Esther », « elle » – il y a, au
moins une fois par page, un passage soudain à la première personne.
Tout à coup, sans guillemets, c’est comme si un fragment de journal était
directement cité. Ces passages au « je » semblent avoir lieu lorsque le
sujet est particulièrement cause d’émotions pour Esther. Ainsi lorsque
son père a fui le ghetto, abandonnant la famille : « Rosh Hashana. Papa
me manque jusqu’à la douleur. Je n’aurais pas cru ça. » (CV 59)
Au bout d’une centaine de pages, le « roman d’Esther » se
trouve brusquement interrompu, ce qui est tout à fait conforme aux
journaux qui nous restent des ghettos. Un blanc, dont il faudra interroger
le sens, sépare la première de la deuxième partie, qui commence par un
saut énorme dans l’espace et le temps. Brusquement, le lecteur se trouve
transporté du ghetto de Varsovie au Belleville d’après-guerre. Au niveau
narratif, il y a un changement radical de focalisateur. Esther n’est plus
vue à travers ses propres yeux, mais à travers ceux d’une multiplicité de
Ni victime ni témoin 147

témoins. Cette deuxième partie a le caractère d’une véritable enquête


menée par Mathieu sur Esther, et par son biais, sur l’histoire familiale
avant et pendant la guerre. N’étant lui-même ni victime ni témoin,
Mathieu donne la parole aux survivants, seuls habilités à raconter ce qui
s’est passé. Dans la mesure du possible, il pallie ainsi à la « non-
transmission » du passé si caractéristique de la génération d’après. Par
son enquête, il retrouve les deux dimensions historiques manquantes :
l’avant-guerre et la guerre elle-même. Le récit de Charles, son père, fait
revivre des scènes de la vie dans la Pologne juive d’avant-guerre. Les
récits parallèles des autres témoins – sa mère, Fanny, l’oncle Avroum et
l’ex-mari d’Esther, Simon – restituent des fragments décousus des
années sombres, en France et en Europe de l’Est. Ainsi, dans le cours du
roman, le point de vue, après avoir coïncidé avec Esther, s’éloigne de
plus en plus d’elle, pour se rapprocher progressivement de Mathieu, du
narrateur. Voyons plus en détail les principales phases de ce mouvement.
Dans le chapitre 1 de cette deuxième partie, Mathieu est le
focalisateur, mais non le narrateur. Le récit est fait à la troisième
personne du singulier : « il » ou « Mathieu ». Voilà qui suggère une
distance entre narrateur et focalisateur. Distance qui a au moins deux
aspects. D’abord, à partir des traces disparates qui lui restent de la vie de
sa sœur (casquette, photographie, numéro tatoué sur le bras, Bari chien-
loup) et de fragmentaires souvenirs d’enfance, Mathieu tente d’inter-
préter la vie d’Esther. Il y a donc une distance dans le temps. Ensuite, par
cette réflexion sur la vie et la mort d’Esther, Mathieu effectue
sa « perlaboration » des événements, il va progressivement prendre ses
distances par rapport à elle, opérer le travail du deuil. Ce travail du deuil
s’effectue aussi en plaçant Esther dans un contexte plus large, en
s’interrogeant sur la Shoah en général, sur ses prétendues causes. En
effet, Esther est pour lui le représentant de tous les déportés : « ce
fantôme [Esther] était la déléguée d’autres fantômes » (CV 14).
Les chapitres 2 et 3 marquent un éloignement ultérieur d’Esther.
Ayant examiné ses propres interrogations sur Esther, Mathieu va
maintenant interviewer les survivants de sa famille comme témoins de
l’histoire familiale. Comme dans le chapitre précédent, il n’y a aucune
tentative de reconstituer une histoire cohérente, seuls les fragments d’une
mémoire « trouée » sont exposés. Mémoire traumatisée, aussi, comme
dans le cas de l’oncle Avroum. L’entretien fait explicitement acte, par la
typographie, de tous les silences, les « trous » :
148 Perec, Modiano, Raczymow

On m’a inculpé comme prisonnier évadé et, quand on m’a relâché pour cette
infraction, on m’a inculpé à nouveau comme Juif non recensé.
Un silence.
Et puis, on m’a déporté, on m’a déporté...
Un silence. Là, ça ne passe pas. (CV 178)

Entre les diverses sections, nous voyons un glissement constant


entre les pronoms, qui a son origine dans un glissement entre les
focalisateurs : Charles, le père de Mathieu, Fanny, sa mère, son oncle
Avroum, et Simon, l’ex-mari d’Esther. Tour à tour, ils racontent leur
histoire, en disant « je ». Il en résulte un récit polyphonique, un entrelacs
de voix, où le lecteur se voit contraint de sauter sans cesse d’un témoin à
l’autre. Polyphonie qui met particulièrement bien en valeur la
contemporanéité des expériences des divers témoins, et le contraste entre
elles. Ainsi « Le jour où Charles alla déclarer sa fille [Esther] à la mairie,
l’oncle de Fanny, Avroum, est à Birkenau, Häftling. » (CV 179)
Implicitement, en comparaison avec les horreurs vécues par l’oncle
Avroum, les années de planque en Zone Sud sont désignées comme une
expérience relativement supportable22. Tous ces témoignages, rappelons-
le, sont à la première personne du singulier. Mais face à cette première
personne du témoin interrogé, il y a toujours la première personne du
héros, de Mathieu, qui devient de plus en plus présent. C’est un héros-
narrateur : un héros qui n’agit pas, mais qui écoute, observe, transmet et
met par écrit, bref c’est encore un Mathieu Schriftlich, un scribe ! Selon
la formule de Dori Laub, il est « le témoin du témoin », il participe au
processus du témoignage, il témoigne pour le témoin, pour le
survivant23.
Ce n’est que dans l’épilogue que le narrateur parlera enfin en
son propre nom, et c’est pour définitivement clore son entreprise, pour
constater qu’il en a terminé avec Esther et avec le passé. Ainsi l’histoire
d’Esther décrit une trajectoire qui va du silence au silence. Mais ces deux
silences, initial et final, sont de nature absolument différente. Juste après
le suicide d’Esther, le narrateur et sa famille n’arrivent à éprouver ni
douleur ni deuil ; d’Esther il n’est simplement plus question dans le

22
Ce qui est confirmé ailleurs : « Mais elle, Esther, qu’a-t-elle connu au juste ? De
quoi, au berceau encore, a-t-elle été témoin ? Oui, elle a échappé à Drancy et au train.
Mais elle y a échappé justement ! » (CV 129). Sur ce contraste entre les expériences
d’Esther et celles de l’oncle Avroum, cf. aussi CV 185.
23
Shoshana Felman & Dori Laub, Testimony. Crises of witnessing in literature,
psychoanalysis and history (Londres, Routledge, 1992), ch. 2.
Ni victime ni témoin 149

cercle familial. Silence plus profond que l’oubli : « ce fut davantage


encore que l’oubli : rien n’avait eu lieu » (CV 11-12), c’est-à-dire aucun
travail du deuil. Après coup, il est clair que ce silence stérile qui dure
sept années, nombre biblique, est l’indice même du refoulement. Ce
n’est pas en observant le silence, mais en enquêtant sur Esther, en
écrivant « le roman d’Esther » que Mathieu pourra parvenir au véritable
silence. Les mots, tout en préservant le nom d’Esther dans le livre (donc
hors du narrateur), l’effacent également : à l’avenir, « son nom sera tu.
Mon livre l’aura effacé. Il fallait des mots, curieusement, pour cela. Des
mots, et non du silence. Les mots seuls sont à même d’effacer […] »
(CV 214). Ce silence final ne ressemble en rien au silence du début :
c’est le silence riche de sens de celui qui, par l’écriture, a parcouru tout
l’itinéraire de la disparue et accompli par la même le travail du deuil.
A propos d’Esther, Anny Dayan-Rosenman a introduit la notion
de fantôme, empruntée à Nicolas Abraham et Maria Torok : « Esther
servirait de sépulture, de crypte à cette tante morte. », elle serait habitée
par le fantôme de sa tante morte en déportation24. On pourrait étendre
cette notion à Mathieu qui lui, est possédé par le fantôme d’Esther, par le
deuil inaccompli de sa soeur, qui l’habite comme un dybbuk. Or par son
livre, il a réussi à la déloger, à la « désenclaver »25, en lui assignant sa
place, qui est au cimetière : « Esther est inhumée. […] Son nom est sur la
tombe, et son corps dedans. Localisé. Esther n’est plus en moi. Je l’ai
expulsée, je saurai toujours la tenir à distance. » (CV 214) Ici, la tombe
renvoie non seulement à la tombe matérielle au cimetière de Bagneux,
mais encore et surtout au livre qui s’achève.

3.3. La Shoah: le blanc, la solution de continuité

Entre la première et la deuxième partie d’Un cri sans voix, il y a un


blanc, une solution de continuité. Coupure qui présente plusieurs points
communs avec celle qui sépare les deux parties de W ou le souvenir
d’enfance. Dans les deux romans, le blanc est l’indice du même
événement crucial passé sous silence, celui de la déportation et des
camps. Dans W, le blanc vient à la place d’un chapitre autobiographique
qui aurait probablement relaté la déportation de la mère ; dans le roman

24
Anny Dayan-Rosenman : « Héritiers d’un désastre sans mots », art. cit., p. 161.
25
Ibid., p. 165.
150 Perec, Modiano, Raczymow

de Raczymow, c’est la déportation de la famille Litvak de Varsovie vers


Treblinka qui est tue et plus généralement, l’épisode tristement connu
qu’est la « liquidation » du ghetto en 1943. Un cri sans voix reste donc
au seuil de l’univers concentrationnaire, dont il ne sera question que par
le biais des témoignages des survivants. Perec, lui, reste également au
seuil : de l’univers concentrationnaire, il ne parle que par le biais de
l’allégorie de l’île de W. Dans les deux romans, le blanc qui sépare les
deux parties est non seulement une référence à un épisode manquant,
mais également, à un deuxième niveau, il est une puissante image de la
Shoah elle-même, que les deux auteurs désignent par des termes voisins :
la « disparition » (Perec), « l’effacement » (Raczymow). L’effacement,
pour Raczymow, c’est « la mort redoublée » : la mort qui se double de
l’oubli. Comme nous le verrons plus loin, il s’agit là pour lui d’un
phénomène très général, mais il concerne particulièrement les morts de
la déportation qui, pour la génération d’après, ne représentent plus
qu’une absence, un manque26.
Enfin, à un troisième niveau, dans W comme dans Un cri sans
voix, le blanc constitue une coupure narrative très forte, aux multiples
conséquences sur le plan de la temporalité narrative comme des
personnages et de la focalisation. Sur tous ces plans, il y a solution de
continuité entre la première et la seconde partie de W, autant pour les
chapitres fictionnels que pour les chapitres autobiographiques : ainsi, le
Gaspard Winckler du début disparaît mystérieusement à la fin de la
première partie, et rien ne nous dit qu’il a visité l’île de W qui, dans la
deuxième partie, est décrite par un narrateur différent ; quant aux
chapitres autobiographiques, le saut est immense entre Paris et le
Vercors, entre l’enfant qui vit entouré de ses parents et l’enfant planqué,
plus ou moins proscrit, de la deuxième partie, au point qu’une
dissociation s’opère entre les deux, qui rend impossible la remémoration
de la première enfance. Sans trop pousser la comparaison, on discerne
chez Raczymow aussi un personnage – celui d’Esther – dont l’identité
est en crise : entre son personnage imaginaire – la jeune combattante du
ghetto de la première partie – et sa vie réelle, dans les années 60-70 à
Paris, la dissociation est patente, et impossible à résoudre. Et c’est celle-
ci qui entraîne un redoublement au niveau du temps et du lieu de

26
Cf. H. Raczymow, « Mémoire, oubli, littérature. L’effacement et sa repré-
sentation », in Vivre et écrire la mémoire de la Shoah. Littérature et psychanalyse, P.
Wilgowicz & C. Wardi éds., Alliance Israélite Universelle, 2002 p. 49 ; cf. aussi, pour
cette image de la case manquante, « La mémoire trouée », art. cit., p. 179.
Ni victime ni témoin 151

narration : Varsovie versus Paris, l’avant-guerre versus l’après-guerre.


Dans Un cri sans voix, la portée essentielle de la coupure
demeure pourtant le refus de toute représentation directe de la Shoah. Si
Mathieu refuse de rien laisser voir des horreurs nazies, c’est que toute
représentation directe lui paraît obscène, voyeuriste. Jamais ces horreurs
ne sont mises en scène, elles seront seulement exprimées par le biais des
témoins. L’essentiel est alors la difficile réception de ces témoignages
par Mathieu, par la « génération d’après ». Ainsi, en écoutant le
témoignage de l’oncle Avroum, rescapé des camps de la mort, Mathieu
se dit : « Dans son récit, je ne le vois pas. [...] Je ne vois rien. Je ne peux
rien voir. Je ne veux rien voir. Je ne dois rien voir. Vouloir voir me
placerait du côté du S.S. chargé de voir par l’œilleton de la chambre à
gaz l’état des gazés. » (CV 186) La représentation directe équivaudrait-
elle à la complicité ? Dans ce cas, un interdit la frappe. Interdit qui vaut
d’autant plus pour la génération d’après, qui n’a pas été témoin de la
Shoah. Comme Raczymow lui-même dans « La mémoire trouée »,
Mathieu pourrait ici se poser la question : « De quel droit parler, si l’on
n’a été, comme c’est mon cas, ni victime, ni rescapé, ni témoin de
l’événement ? »27 Pour quelqu’un qui, comme Mathieu, est né après, il
semble à première vue n’y avoir que deux voies possibles: garder le
silence, que symbolise le blanc entre les deux parties, et conjointement
donner la parole aux témoins.
Cependant, outre ces deux voies, une troisième s’esquisse, dans
le roman : celle de l’ironie et du cynisme. Tout le discours de Mathieu
sur les déportations et l’extermination nazie se fait sur ce mode: manière
de garder ses distances par rapport à l’inimaginable, mais qui ne dénote
aucun manque de compassion. Au contraire, l’ironie et le cynisme
marquent ici une dénonciation féroce. Ils permettent également à
Mathieu d’inverser les rôles : la victime, qui était auparavant le
persécuté, l’underdog, est maintenant celui qui mène la partie.
Je voudrais en examiner ici deux figures : l’ironie cynique dans
le discours de Mathieu sur la Shoah et l’euphémisme dans le réemploi de
la terminologie nazie. Dans Un cri sans voix, l’ironie a presque toujours
le caractère d’une fausse louange. L’exemple le plus frappant en est le
suivant : pour Mathieu, les Allemands « eurent le génie » d’inventer la
notion de camp d’extermination et de la mettre à exécution, « Les
Allemands, rendons-leur cette justice, eurent ce génie », après le génie

27
« La mémoire trouée », art. cit., p. 180.
152 Perec, Modiano, Raczymow

de la musique et de la philosophie (CV 162-163). Ironie frôlant le


cynisme, car elle fait semblant de confondre tous les registres moraux.
Elle renvoie à l’idée que l’invention de l’extermination au niveau
industriel découlait logiquement d’une culture et d’une technique
extrêmement développées, comme en Allemagne. Idée bien connue, qui
est implicitement mise sous critique par l’emploi ironique28.
Autre exemple de fausse louange : si les nazis brûlaient les
cadavres, c’était « pour faire propre » (CV 112), et parce que même les
cendres recueillies sont trop encombrantes, elles sont dispersées, mêlées
« à la bonne et fertile terre polonaise », ou jetées à l’eau d’une rivière,
« une abondante et claire rivière » (CV 113). De la Pologne, qui pour
Esther est « un pays de cendres » (CV 207), il n’est parlé que sur le
mode de l’euphémisme, de l’idylle. Ainsi le camp d’extermination de
Treblinka, où périrent la plupart des Juifs du ghetto de Varsovie :
« Treblinka, la jolie petite gare, les fleurs » (CV 115), « joli village-
terminus » (CV 126).
Mais ici, l’ironie est plus subtile, et elle vise en premier lieu
Esther. Treblinka, c’est aussi le camp où Esther, dans son rôle imaginaire
d’insurgée du ghetto de Varsovie, devait logiquement périr. Mais voilà,
parce qu’elle est née après, elle a « raté le train des déportations ». Le
terme « rater » annonce déjà toute une série de termes qui, ironiquement,
vont présenter la déportation comme un sort enviable : être déportée à
Chelmno ou à Treblinka, « non, ça n’aurait pas été possible, je regrette »
(CV 115), alors que le lecteur attend : « Dieu merci ! » Chelmno,
Varsovie, Treblinka : « tant de choses qu’elle n’a pu connaître ! » (ibid.),
comme s’il s’agissait d’un site touristique à ne pas manquer. L’ironie
implique un paradoxe : Esther aurait-elle été moins malheureuse, moins
« malade » si elle avait pu partager réellement le sort des déportés, et non
pas seulement en pensée ?
Sur le mode ironique également, Mathieu réemploie la langue
de bois nazie : Umschlagplatz, Sonderkommando, Sonderbehandlung,
Himmelstrasse…Termes « simples et clairs » (CV 113), comme le dit
ironiquement Mathieu, et souligne par la même combien ces termes sont
dissimulateurs, mensongers. Le « Nazi Deutsch » auquel ils appartien-
nent forme un élément essentiel de l’immense opération de dissimulation

28
Chez George Steiner aussi, on trouve une critique de cette idée. Pour lui, il existe
une irréductible solution de continuité entre la barbarie nazie et le haut développement
culturel de ces mêmes nazis, amateurs de Bach et de Beethoven. Cf. par exemple
Language and silence, Londres, Faber and Faber, 1985, p. 174.
Ni victime ni témoin 153

qu’est également la Shoah : aux victimes, qui croient par exemple à un


« traitement spécial », les termes cachent la réalité ; devant la postérité,
ils contribuent à effacer toutes traces écrites de l’opération.
Pour faire référence à l’innommable, les Juifs aussi développent
un langage spécial. Pendant la guerre, en Europe de l’Est, circulait le
terme de Pitchipoï : lieu mythique provenant des contes yiddish pour
enfants. Dans son innocence fantaisiste, ce nom va alors prendre la
signification d’un lieu situé à l’autre bout du monde, où un mal inconnu
menace les Juifs. Pitchipoï : « nom d’un lieu hors-la-loi, d’un lieu
expulsé par l’anus hors du corps de la loi humaine, où cette loi n’opère
plus, excrément inouï, sans nom jusqu’alors », comme le dit le narrateur
(CV 153)29. Après la guerre, Pitchipoï reste un terme codé pour indiquer
l’innommable, à présent tristement connu. Il s’apparente alors à cette
autre expression elliptique employée par la mère du narrateur : `tu sais
quoi’. En parlant d’elle-même et d’Esther, Fanny dit qu’« elle n’a pas été
… enfin, il sait bien quoi. Il sait bien … Non, il ne. Ah oui, il sait quoi. »
(CV 122)

3.4. Sauver les noms ?

Si Mathieu veut écrire, c’est d’abord afin de comprendre et bien plus, de


vivre, même si c’est par procuration, l’expérience de sa sœur. Il désire
soutenir l’insoutenable: regarder en face le suicide d’Esther, mais aussi,
avec elle, « traverser ce que je crois qu’elle a traversé par la pensée:
l’extermination des Juifs d’Europe par les nazis. » (CV 14) Pourquoi
s’infliger cette douloureuse expérience ? Premièrement, nous l’avons vu,
se mettre dans la peau d’Esther est un stade nécessaire menant à la
remémoration et au travail du deuil. Mais son désir d’écrire a également
une autre cause : c’est qu’il aspire à préserver la mémoire d’Esther et de
ce qu’elle a vécu, à arracher cette morte à l’oubli où elle est plongée.
Ecrire, c’est obéir à l’antique impératif : « Souviens-toi ! » (Yishkor) ou à
ce qu’on appelle aujourd’hui « le devoir de mémoire ». Mémoire qui a
pour objet non pas une collectivité, mais l’individu dans son essence
singulière. Dans un essai récent, c’est précisément là que Raczymow
situe la tâche de l’écrivain telle qu’il la conçoit : « Pour moi, la tâche de
l’écrivain est de renommer les morts, aussi les vivants, c’est-à-dire les

29
Sur Pitchipoï, voir également les Contes d’exil et d’oubli, chapitre 5.
154 Perec, Modiano, Raczymow

morts en puissance. » 30 Plus que l’histoire, qui « ne sauve que du


collectif », la littérature semble apte à préserver les êtres dans leur
individualité singulière, elle aspire à « désanonymer »31. Aspiration qui
est présente, et parfois de manière explicite, dans tous les ouvrages de
Raczymow. Ainsi dans Quartier libre : « C’est pour lui [l’oncle de
l’auteur, dont il porte le prénom] que je fais des livres, pour inscrire son
nom : Heinz Dawidowicz »32.
C’est cette exigence qui sous-tend Un cri sans voix. Pour
Mathieu, nous l’avons vu, écrire est une tentative de « sauver les
noms » : c’est un thème qui est présent en filigrane dans de nombreux
textes de Raczymow. Mais la littérature peut-elle sauver les noms, c’est-
à-dire les êtres individuels, les sauver de l’oubli ? Elle ne le peut qu’en
les transformant, en les transfigurant pour en faire des figures
fictionnelles, c’est là le propre de la création littéraire. Dans Le Cygne de
Proust33, Raczymow analyse ce processus de manière exemplaire. Cet
essai sur Charles Haas, un des prétendus modèles de Charles Swann, est
une réflexion pénétrante sur le processus de la fictionnalisation. Il
montre comment, pour « sauver » l’individu Haas, Proust le dépouille
d’abord de son nom (le « lièvre » – Haas en allemand – devient le
« cygne » – swann en anglais) et ensuite de sa personnalité, comme on
dévide un poulet pour le remplir d’une autre substance (l’image est
empruntée à la Recherche), celle de l’auteur en l’occurrence. Au bout du
compte, l’individu Haas est effacé plus que préservé. Dans la Recherche,
son nom ne se retrouve qu’à l’état de palimpseste, lisible pour le seul
bon entendeur. La littérature, loin de « désanonymer » les êtres, les
plonge dans un anonymat encore plus profond : double anonymat,
« mort redoublée » que Raczymow, appelle l’effacement34. C’est le mê-
me effacement qui frappe, nous l’avons vu au paragraphe précédent, les
déportés qui, pour la génération d’après, ne sont plus que des « cases
manquantes ». Tissé dans la Recherche à la manière d’un palimpseste
devenu « définitivement illisible et indéchiffrable », Charles Haas –
« [sa] figure, [son] nom » – est non seulement mort mais encore il est
oublié, car transformé en un personnage sous les traits duquel on ne le

30
« Mémoire, oubli, littérature : l’effacement et sa représentation », art. cit., p. 50.
31
Ibid., p. 57.
32
Quartier libre (Gallimard 1995), p. 13.
33
Gallimard, 1989. Sur cet essai, voir mon article « Henri Raczymow entre Flaubert
et Proust », Neophilologus 86, 2002, pp. 363-385.
34
« Mémoire, oubli, littérature », art. cit., p. 51.
Ni victime ni témoin 155

reconnaît plus35.
De cet « effacement » propre à la création littéraire, Proust avait
d’ailleurs conscience. Dans Le Temps retrouvé, lorsque le narrateur
réfléchit sur l’œuvre qu’il va écrire, il se fait d’amers reproches. Dans la
conception proustienne, l’écrivain est celui qui, de sa propre souffrance
et de celle des autres – qu’ils lui soient proches ou indifférents – extrait
la vérité générale, la « loi » universelle. Cette généralisation se fait
nécessairement dans un impitoyable oubli de ces êtres individuels et de
leurs souffrances particulières. Aussi le narrateur proustien se reproche-t-
il d’avoir « utilisé » leur souffrance : « Tous ces êtres qui m’avaient
révélé des vérités et qui n’étaient plus, m’apparaissaient comme ayant
vécu une vie qui n’avait profité qu’à moi, et comme s'ils étaient morts
pour moi. » 36 . Dans la transfiguration qu’opère l’œuvre littéraire, les
noms des individus s’effacent, comme il est dit dans le célèbre passage
du Temps retrouvé : « un livre est un grand cimetière où sur la plupart
des tombes on ne peut plus lire les noms effacés. »37 Et pourtant, avec
Proust et le narrateur, il faut bien admettre que cette transposition est la
seule manière de perpétuer la mémoire des êtres chers: leurs noms
oubliés, il faut « les transcrire d’abord en un langage universel mais qui
du moins sera permanent, qui ferait de ceux qui ne sont plus, en leur
essence la plus vraie, une acquisition perpétuelle pour toutes les
âmes »38. Les auto-reproches de Proust se soldent donc par un idéalisme
rédempteur.
Nulle trace d’un tel idéalisme chez Raczymow, qui médite
régulièrement la phrase de Proust sur le roman-cimetière39, ni chez son
alter ego, le narrateur d’Un cri sans voix, qui est travaillé par une
profonde honte d’écrire. Dans le prolongement de Marcel, qui a le
sentiment que les êtres chers qu’il a décrits sont en quelque manière
« morts pour lui », Mathieu se compare au nécrophore. En exergue à la
seconde partie, nous en trouvons la définition, tirée du Petit Robert: « le
nécrophore est un insecte coléoptère qui enfouit des charognes, des
cadavres de taupes, de souris, sur lesquels il pond ses oeufs. » Ainsi, la

35
Ibid., p. 52-53.
36
A la recherche du temps perdu, Gallimard, Pléiade, 1989, vol. IV, p. 481, mes
italiques.
37
Ibid., p. 482.
38
Ibid.
39
Notamment dans Le cygne de Proust (p. 61) et dans l’essai « Mémoire, oubli,
littérature », art. cit., p. 52.
156 Perec, Modiano, Raczymow

vie nouvelle (l’insecte pond ses oeufs) se greffe sur de la matière en


décomposition. Placée en position d’exergue et reprise dans le cours du
roman (CV 144-45), cette définition résume à elle seule toute l’entreprise
de Mathieu. En écrivant le récit de la vie d’Esther, en témoignant sur
elle, il se sent comme cet insecte qui tire sa nourriture, donc sa vie, des
cadavres, de la mort des autres : « écrire à partir de cette mort, sur cette
mort, couché sur elle, faisant de cette pourriture sa nourriture […] » (CV
145).
« Der einer Tod ist der anderen Brot », Mathieu cite ce dicton
allemand dans le contexte des rapports entre déportés dans les camps
(CV 212). Mais il s’applique tout aussi bien à l’écrivain: non pas parce
qu’il battrait littéralement monnaie de sa « victime », mais parce que des
souffrances et de la mort des autres, il tire la matière de son livre, il en
tire « profit » : « Il lui vient parfois la pensée qu’Esther n’est que le fruit
de son imagination. Qu’elle n’a jamais existé qu’en lui-même. Comme
une partie de lui. Une partie morte » (CV 145), c’est-à-dire un cadavre
qu’il parcourt et dont il se nourrit, pareil à l’insecte nécrophore. Le
nécrophore est une image saisissante de la honte d’écrire qui l’envahit,
au fur et à mesure qu’il avance. Il a honte de tirer profit de la vie
malheureuse de sa sœur, mais aussi d’écrire le livre qu’elle eût voulu
écrire : « C’est certain, il écrit à sa place. Il la vole, il lui vole son livre. »
(CV 145) et par là même il lui vole et sa vie et sa mort (ibid.). Sa honte
touche à la Shoah elle-même, à la passivité des victimes, qui le tenaille :
« Oser parler de l’un ou l’autre [du suicide de sa sœur ou de la Shoah]
constituait la pire des indécences. Il écrirait dans la honte le livre de la
honte, le livre qu’Esther n’avait pas pu, pas voulu mener à bien, auquel
elle avait préféré un silence définitif. » (CV 138)
Le dilemme du narrateur d’Un cri sans voix se trouve
admirablement résumé dans la citation suivante : « Mathieu Litvak
tente impossiblement de prolonger le souffle d’une morte. Mais il a de
plus en plus le sentiment de parler à sa place et, indécent ventriloque,
d’être le seul à parler » (CV 142). Il veut dresser un « tombeau » de la
morte, il veut « désanonymiser », « sauver les noms », mais il a la
conscience aiguë qu’on ne saurait sauver les noms sans transfigurer,
dénaturer l’être individuel dont on désire perpétuer la mémoire. La
question est alors : comment échapper à ce dilemme ? ou plutôt com-
ment composer avec lui ? L’œuvre entière de Raczymow constitue
une réponse à cette question : dans Un cri sans voix ou Le cygne de
Proust, il n’aspire pas à rendre présent, sous tous ses aspects, un être
Ni victime ni témoin 157

absent, disparu, il ne prétend pas faire revivre un mort (Esther, Haas).


Il s’applique au contraire à l’évoquer dans son absence même, en en
recueillant les bribes éparses, les maigres traces qui restent de cet être.
Loin de combler le vide, il en accentue la béance, il accuse les
lacunes, les « trous » qui persistent dans l’image qu’il trace de cet
être : c’est la « mémoire trouée », ou absente. Mémoire qui est « chez
moi le moteur de l’écriture », comme nous l’avons vu plus haut40.
Alors, l’écriture devient un jeu de piste sur « les traces des
morts », « jeu de piste où on sait d’avance qu’on n’aboutira nulle
part : seuls importent en vérité le trajet, la démarche, la piste. Et
l’inscription du parcours et des traces, ce qui est la littérature elle-
même. » 41 C’est là encore un trait commun aux ouvrages de
Raczymow : Un cri sans voix comme Le cygne de Proust forment le
précipité d’une véritable enquête menée par un narrateur, qui pour
cela joue un rôle si considérable. Mettre en scène les traces éparses
d’une présence, ainsi que le parcours qui mène à elles : ce sont donc là
deux voies empruntées par Raczymow afin de « représenter
l’effacement », pour reprendre le sous-titre de l’essai déjà cité,
« L’effacement et sa représentation ». De telle manière, « quelque
chose malgré tout est sauvé, sans qu’on puisse vraiment dire quoi. »42

40
Cf. Prologue § 4.
41
« Mémoire, oubli, littérature », art. cit., p. 57.
42
Ibid.
Seconde partie

Ecrire le lieu
Chapitre 4

Un univers disparu

1. Le paradoxe des lieux

Chacune à sa manière, les œuvres de Modiano, de Perec et, de


manière moins insistante, celle de Raczymow sont indissolublement
liées à l’espace parisien. Dans ces romans, Paris est intensément
présent : comme espace topographique d’abord, avec ses rues
infiniment parcourues par les héros de Modiano, mais aussi par
« l’homme qui dort » du roman homonyme de Perec ; comme espace
symbolique ensuite : chez Modiano, les noms de rues comptent autant
que ces rues elles-mêmes. Véritables formules magiques, ces noms
ouvrent au lecteur familier de Modiano tout un réseau de connotations
et d’intertextes. Quel lecteur ayant lu La place de l’étoile ou Dora
Bruder pourra encore prononcer ou lire innocemment les noms de la
Place de l’Etoile ou du boulevard Ornano ? Exemples qui montrent
également comment cette surdétermination des lieux chez Modiano
peut affecter n’importe quelle rue, qu’elle soit célèbre ou obscure. Et
ce sont ici les lieux, plus que les personnages, toujours fuyants, ou
l’intrigue, si mince, qui racontent l’histoire, qui structurent le récit,
nous le verrons.
Mais pourquoi cette obsession des lieux parisiens, chez
Modiano ? Dans ses romans, nous l’avons vu, les rues sont le lieu
d’ancrage de la postmémoire. Pour celui qui, comme Modiano, est né
après, coupé d’un passé qui est pourtant le sien, les lieux sont les rares
points d’attache d’une « mémoire » de ce qui précéda sa naissance.
Par le biais des lieux, par leur fréquentation assidue, le narrateur
modianien entre en contact avec des êtres disparus, dont il sent la
présence dans telle ou telle rue, tel ou tel lieu. Le lieu est chez
Modiano le support indispensable de la surimpression : d’une fusion
ou d’un court-circuit où présent et passé se superposent dans une seule
162 Perec, Modiano, Raczymow

expérience1. Ainsi, le lieu actuel est-il d’autant plus intensément vécu


qu’il renvoie à un espace, à des êtres et des événements absents ou
oubliés par le narrateur. Il peut s’agir, comme dans Vestiaire de
l’enfance, d’un visage oublié surgi de l’enfance du narrateur2, mais le
plus souvent – comme dans la trilogie ou dans Dora Bruder – cet
espace absent, englouti, c’est le Paris de l’Occupation, l’univers
louche de la Collaboration mais aussi, comme dans Dora Bruder,
celui de la persécution qui fut le prélude aux déportations.
Le paradoxe, c’est que la conscience aiguë d’un espace à
jamais absent, peuplé d’êtres disparus va de pair avec une véritable
obsession de l’espace et des lieux parisiens. Comme si par la litanie
des noms de rues et leur description détaillée, Modiano visait à pallier
à l’oubli et à la disparition. Or un même paradoxe traverse l’œuvre de
Perec et de Raczymow. Fils ou petits-fils d’immigrants juifs polonais,
Raczymow et Perec ont, chacun à leur manière, conscience d’un lieu à
jamais perdu, impossible à retrouver : il s’agit de l’« univers disparu »
de la judéité est-européenne, pour reprendre le titre du célèbre album
photographique de Roman Vishniac. Univers doublement disparu, car
après l’émigration d’avant-guerre, la Shoah a définitivement fait le
vide, effaçant jusqu’aux dernières traces de cet univers. Ainsi, comme
nous l’avons vu, le narrateur de Contes d’exil et d’oubli de Raczymow
ignore tout de la Pologne juive d’avant-guerre. Dans Un cri sans voix,
à ce non-lieu de l’origine viendra s’ajouter le non-lieu qu’est
Auschwitz, symbolisé par la page blanche qui sépare les deux parties
du roman3. Il y a donc au départ chez Raczymow une double absence
de lieu : à la perte du lieu d’origine – la Pologne juive d’avant-guerre
– vient s’ajouter la (post)mémoire d’Auschwitz comme d’un lieu exilé
de l’espace et du temps. Cette double absence de lieu, nous l’avons
vu, trouve une expression puissante dans l’image de la saisie, dans le
roman homonyme de Raczymow. Cependant, cette conscience aiguë
de l’absence de lieu, loin de résulter en une œuvre abstraite et
désincarnée, résulte au contraire en un ancrage solide de l’écriture
dans l’espace parisien. Paris est ici plus qu’un décor, où évoluent les
personnages de Raczymow. C’est le Belleville juif des années
cinquante, où grandit le narrateur/auteur, quartier qui est au centre de
Rivières d’exil et qui resurgit dans les œuvres des dernières années,

1
Sur la « surimpression », cf. II, chap. 2, § 5.
2
Cf. II, chap. 2, ibid.
3
Cf. I, chap. 3.3.
Un univers disparu 163

comme Reliques et Avant le déluge4. C’est encore le « Paris littéraire


et intime » de Proust, mais aussi de Flaubert, figuré au travers de la
fabuleuse invention de Bloom & Bloch5.
On discerne un mouvement comparable chez Perec. C’est
chez lui que le contraste entre le vide d’une part, et la pléthore de
lieux, l’obsession de l’espace de l’autre, est le plus frappant. Chez
Perec comme chez Modiano, si l’espace « devient question », s’il est
sans cesse à conquérir, c’est que pour lui, il n’existe pas de « lieux
stables, immobiles, intangibles […] enracinés » 6 . Faute de pouvoir
raconter directement l’événement traumatique de la disparition et de la
perte, l’écriture effectue une espèce de déplacement, de métonymie.
Nous avons vu comment l’expérience de l’indifférence dans Un
homme qui dort se traduit par des inventaires systématiques des rues
parisiennes 7 . De même, la fugue d’adolescence sera déplacée vers
« les lieux d’une fugue », et l’expérience ineffable de l’analyse vers
« les lieux d’une ruse »8. Enfin, le traumatisme premier – la séparation
d’avec la mère et la disparition de celle-ci – prend une multitude de
figures, tout au long de l’œuvre. Celle des « aencrages » arith-
métiques, d’Un homme qui dort à W ou le souvenir d’enfance, mais
aussi du jeu obsessif avec les lieux, comme dans le projet des « Lieux
où j’ai dormi », celui de Lieux ou Tentative d’épuisement d’un lieu
parisien.
C’est ce « paradoxe des lieux », commun aux trois auteurs,
que je m’attacherai à analyser dans les trois chapitres qui suivent. Ce
paradoxe n’est d’ailleurs pas une aporie sans issue : il s’agit plutôt
d’un mouvement, où on peut discerner trois moments. Premièrement,
la conscience d’un univers disparu et conjointement, le rêve d’un lieu
d’origine perdu. C’est le thème de l’exil et de la diaspora : Pologne
juive chez Raczymow et Perec, flou d’un Orient méditerranéen chez
Modiano (ce chapitre). Second moment – et là nous touchons au
noyau de l’aporie –, l’impossible figuration de la Shoah comme non-
lieu, comme vide et absence. Nous en avons déjà vu une des figures

4
Cf. II, ch. 7, § 1.2.
5
Gallimard, 1993.
6
Espèces d’espaces, Galilée, 1974, p. 179.
7
Cf. I, ch. 1.
8
« Les lieux d’une fugue », in Je suis né ; « Les lieux d’une ruse » in Penser/Classer,
Hachette, 1985.
164 Perec, Modiano, Raczymow

avec l’appartement vide de La saisie de Raczymow 9 . La chambre


introuvable des « Lieux où j’ai dormi » de Perec nous en offrira une
autre douloureuse occurrence10. Enfin, au cœur de cette figuration de
la Shoah comme non-lieu, la lettre W qui, chez Perec, est à la fois la
lettre et le lieu de la disparition11. A ce moment-là, « comment s’en
sortir ? » (pour reprendre le titre de l’étude de Sarah Kofman sur
l’aporie12) ? On ne saurait certes prétendre que l’aporie se résout, dans
l’œuvre des trois auteurs en question, mais on pourrait penser qu’elle
s’exprime, qu’elle s’extériorise à travers l’écriture de l’espace
parisien : topographie de lieux à la fois imaginaires et réels, mais tout
d’abord lieux écrits, ville-texte qui figure le manque, l’absence. C’est
cet espace écrit – à la fois contre-poids à l’absence et au vide, et
expression de celles-ci – dont je me propose en dernière instance de
montrer les différentes formes, telles qu’elles apparaissent dans des
œuvres assez diverses : Espèces d’espaces, de Perec, mais aussi
quelques textes récents de Modiano et de Raczymow (chapitre 4).

2 Un « semblant de shtetl »

Je voudrais ici revenir à Contes d’exil et d’oubli, pour le confronter,


dans une perspective légèrement différente, à un autre récit de
Raczymow : Rivières d’exil13 . Ces deux récits sont proches dans le
temps, ils datent tous deux de la fin des années ’70 ou du début des
années ’80. Ils sont proches surtout par leur titre, qui indique qu’ils
racontent une même expérience : celle de l’exil. Mais quel exil ? de
quoi ? Il ne s’agit pas ici, ou pas seulement, de la diaspora, de
l’existence séculaire du peuple juif loin d’Israël. L’exil dont il s’agit
ici n’est pas une donnée lointaine, mais une expérience actuelle,
vécue. Celle des Juifs polonais qui se sont réfugiés en France dans les
années ’20, comme les grands-parents du narrateur. Leur exil, et celui
de leurs descendants, c’est l’exil hors de Pologne. L’univers disparu
dont ils portent le deuil, c’est la Pologne juive d’avant-guerre. Or la
Pologne, c’était déjà la diaspora, pour le peuple juif exilé de la Terre

9
I, ch. 3, § 1.
10
II, ch.5, § 5.
11
II, ch. 6, § 3.2.
12
Sarah Kofman, Comment s’en sortir ?, Galilée, 1983.
13
Gallimard, 1982. Abréviation utilisée : RE.
Un univers disparu 165

Promise. On comprend alors qu’en quittant la Pologne pour venir en


France, le grand-père du narrateur se sente doublement exilé : « on
vous exilait de votre exil même. » (CE, 115)
Contes d’exil et Rivières d’exil racontent deux aspects
différents de cet exil. Dans les Contes, nous l’avons vu, le narrateur,
Matthieu, porte son regard sur ce qu’il appelle « l’avant-passé » :
l’univers d’avant sa naissance, dont il ignore tout, c’est pourquoi cette
Pologne juive d’avant-guerre est largement inventée, à travers la
« mémoire trouée » qu’il emprunte à son grand-père. Nous sommes
donc ici entièrement dans la postmémoire. Rivières d’exil, par contre,
est l’évocation de Paris, Belleville dans les années 50. C’est l’univers
d’après-guerre où grandit le narrateur, et dont il a une mémoire
personnelle. Cet univers est profondément imprégné par la Pologne
d’avant-guerre, dont il constitue en quelque sorte un simulacre : « ce
semblant de shtetl et de yiddishkeit que fut le Belleville ashkénaze
d’après la guerre, un shtetl et une yiddishkeit pleins de trous,
d’absences, de cases manquantes : le nom des morts. » (RE 179-180).
Ainsi, ce « semblant de shtetl », pourtant personnellement vécu par le
narrateur, glisse lui aussi dans la postmémoire. Les rues de Belleville,
qui portent les noms des rivières de l’exil, tout à la fois évoquent cet
exil et lui donnent un lieu d’ancrage.
Rivières d’exil, comme Contes d’exil et d’oubli, est un récit
semi-autobiographique. Le même Mathieu est ici un enfant, qui
grandit à Belleville en écoutant les contes du même grand-père Simon
Dawidowicz. Ce sont encore des « histoires de Pologne » mais cette
fois, ce n’est pas l’histoire familiale, mais le fonds collectif de
légendes sur l’exil qui nous est légué par le judaïsme d’Europe de
l’Est. Le récit est construit sur l’enchevêtrement de deux fils
différents, qui s’alternent d’un chapitre à l’autre : d’un côté la vie
quotidienne de l’enfant dans le Belleville des années 50, de l’autre les
légendes de l’exil racontées par le grand-père. Cette alternance entre
fiction et autobiographie rappelle un peu la construction de W ou le
souvenir d’enfance de Perec – livre qui avait paru sept ans plus tôt. Ce
n’est d’ailleurs pas le seul élément qui rappelle Perec, puisque le récit
entier est situé dans le quartier où vivait Perec avant la guerre (mais
c’est là un rapprochement a posteriori, qui n’est fait à aucun moment
166 Perec, Modiano, Raczymow

par l’auteur)14. Comme dans W, il est impossible de lire séparément


les deux séries de chapitres de Rivières d’exil. Ce qu’il importe de
discerner, ce sont les « sutures », les correspondances entre les deux.
Belleville, c’est tout l’univers de l’enfant, son monde, dont il
ne sort guère les premières années. C’est pourquoi on en trouve une
topographie si détaillée, dans Rivières d’exil. Rue de la Mare, rue du
Jourdain, rue des Cascades, rue des Rigoles... Pour l’enfant à l’âge des
noms, toutes ces rues ont des noms de rivières, des « noms mouillés »,
dit Raczymow. Pourquoi ? Parce qu’elles « sont toutes situées en
contre-bas de la grande rue des Pyrénées, comme si c’étaient de vraies
rivières qui prenaient leur source là-haut dans la montagne » (RE 16).
Par le biais des noms, le quartier – d’ailleurs réellement accidenté –
est transformé en un paysage montagneux avec plein de rivières. Pour
le jeune narrateur à « l’âge des noms », « la rue du Jourdain, c’est le
Jourdain lui-même. Et le Jourdain, c’est la Palestine. » (RE 71)
Ainsi, ce quartier populaire parisien prend comme un petit air
de Terre Promise, et plus largement de Proche Orient. Car ces rues
aux noms de rivières s’enrichissent également d’un autre réseau
d’associations, créé par les histoires du grand-père. Ces rivières,
comme le dit le titre, ce sont aussi les rivières de l’exil : de l’exil de
Babylone, après la Destruction du Temple de Jérusalem en 597 avt.
J.C. Comme le rappelle le grand-père, les Assyriens, après avoir
occupé le pays, transplantèrent – déportèrent, dirions-nous – les dix
tribus d’Israël au delà de l’Euphrate. C’est à partir de cette donnée que
s’échafaude l’immense édifice de légendes sur les dix tribus perdues
d’Israël, où puise le grand-père de Rivières d’exil. Des histoires de
pérégrinations sans fin, jusqu’au delà du Caucase, au royaume des
Khazars. Tout cet univers de légendes, le petit Matthieu et son frère le
projettent sur les rues de Belleville, leur conférant une aura mythique.
Et ce ne sont pas seulement les noms de rues – les noms des
rivières de l’exil – qui font de Belleville une terre juive, mais aussi la
configuration de ces rues. Sur le plan de Paris, elles ont une
configuration en étoile. Toutes ensemble, elles forment une « minus-
cule petite place de l’étoile de David » (RE 47). Si « La place de
l’étoile » de Modiano est quelque part, elle était là, du moins pendant
les années 50, semble vouloir dire Raczymow. Or ce réseau de rues en

14
Pour un rapprochement entre le Belleville de Raczymow et celui de Perec, cf. II, ch.
7, § 1.2.
Un univers disparu 167

étoile, c’est ce que le narrateur appelle « les rues de par chez soi »
(ibid.). Même si, de multiples manières, ces rues renvoient à l’exil, il
n’en reste pas moins que ce sont « les rues de par chez soi » : ancrage
s’il en est. Belleville, restitué par la mémoire, constitue en quelque
sorte un ancrage pour la postmémoire d’un univers disparu, qu’il
s’agisse de la Pologne du grand-père ou de terres d’exil encore plus
lointaines, comme Babylone ou les terres des Khazars.

3. Perec et la rue Vilin

Chez Perec, on le sait, les racines le reliant à son passé, et à plus forte
raison à l’univers disparu d’Europe de l’Est, ont été coupées plus
radicalement que chez Raczymow. En 1945, il se retrouve orphelin,
sans père ni mère qui puissent lui transmettre quoi que ce soit du
passé ; élevé par sa famille paternelle, il se voit pourtant le dernier à
porter le nom de Perec en France15. Ce sont ces deux expériences qui
l’incitent peut-être à une quête plus urgente que celle qui transparaît à
travers le récit de Raczymow que nous venons d’examiner.
L’intérêt pour les ancêtres, pour l’univers juif-polonais
d’avant-guerre : tout cela culmine dans deux projets de Perec, l’un au
début de sa carrière d’écrivain, l’autre vers la fin. Le premier, celui de
L’arbre, reste à l’état de projet, toute sa vie durant. Le second, Récits
d’Ellis Island, résultera en un livre et un film16. Pour Perec, la quête
des ancêtres et de leurs histoires sera plus difficile encore que pour
Raczymow, puisqu’il grandit dans le milieu bourgeois et assimilé des
Bienenfeld ; l’adoption en effet l’aliène du milieu populaire juif
polonais qui était le sien à Belleville ; de ce fait aussi, la tradition
juive et le yiddish ne lui sont pas transmis. « L’ARBRE. Histoire
d’Esther et de sa famille. C’est la description, la plus précise possible,
de l’arbre généalogique de mes familles paternelle, maternelle, et
adoptive(s) » : c’est ainsi que Perec décrit originellement le projet
dans sa « Lettre à Maurice Nadeau »17. Dans Le deuil de l’origine,
Régine Robin a analysé ce projet d’assez près, et elle a recherché les
causes de son échec. Selon elle, le projet a avorté parce que Perec
n’avait pas assez d’affinité avec l’univers juif-polonais, qu’il en savait

15
Pour un arbre généalogique succinct des Perec, cf. David Bellos, op. cit., p. 17.
16
Sur Récits d’Ellis Island, cf. Epilogue.
17
Je suis né, op. cit., p. 53.
168 Perec, Modiano, Raczymow

trop peu, et surtout parce qu’un tel projet ne laissait pas de place pour
l’invention, pour la métonymie et le déplacement. Cependant, on vient
de le voir avec les Contes d’exil et d’oubli de Raczymow, il existe des
approches expérimentales d’un tel sujet, par la fiction et l’invention
verbale.
Cependant, le projet de Perec posait plusieurs autres
problèmes : L’arbre était bel et bien un projet autobiographique, mais
l’entreprise constituait une quête du passé collectif, non individuel : il
s’agissait non d’écrire sa propre histoire, mais celle de ses familles.
Mais en écrivant l’histoire de sa famille avant sa naissance, ne
risquait-il pas d’escamoter sa propre histoire dans une telle entreprise,
comme cela est par exemple le cas dans Le Labyrinthe du monde de
Marguerite Yourcenar, où le récit de sa propre naissance n’occupe
qu’une place très limitée ? Or pourquoi écrire l’histoire de ses ancêtres
si ce n’est pour se construire une identité, une ascendance ? Si le
projet de L’arbre a appris quelque chose à Perec, c’est peut-être que
sa filiation est moins dans la chair que dans les livres, dans ses auteurs
préférés dont il se sent descendre, comme il l’affirme vers la fin de W
ou le souvenir d’enfance.
Un autre problème de L’arbre, qui a été signalé par tous les
commentateurs, c’est que la famille maternelle – les Shulewitz –, qui
est présente dans la déclaration d’intentions de la Lettre à Maurice
Nadeau, disparaît dans les versions suivantes du manuscrit, où Perec
plonge surtout dans les Perec et dans les Bienenfeld, la famille
paternelle. L’arbre bute donc sur le noeud, le problème essentiel qui
caractérise toute quête autobiographique chez Perec : l’oblitération
traumatique du versant maternel. Il s’agit du même noeud que dans
« Lieux où j’ai dormi » où, comme on sait, manque la chambre paren-
tale18, et dans Lieux qui, on le verra, peut être considéré comme une
quête de la maison disparue de la rue Vilin. Faute de pouvoir être la
quête de l’origine perdue, L’arbre manque son but et sera finalement
abandonné, remplacé par d’autres projets.
La quête de l’origine se traduit avant tout par la recherche, la
nostalgie d’un lieu stable. Elle se trouve exprimée sans ambages dans
un passage bien connu, à la fin d’Espèces d’espaces :

J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et


presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des

18
Sur « Lieux où j’ai dormi », cf. II, ch. 5, § 5.
Un univers disparu 169

références, des points de départ, des sources : Mon pays natal, le berceau de
ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir (que
mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance
empli de souvenirs intacts... De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils
n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence [...]
L’espace est un doute ; il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est
jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête.

Ecrit en 1974, ce passage contient en filigrane tout le chemin parcouru


par Perec depuis L’arbre. Avec L’arbre en effet, il s’est mis à la quête
du « berceau de [sa] famille », c’est-à-dire de la Pologne de ses
ancêtres. Avant même d’avoir matériellement visité les lieux (ce qu’il
ne fera qu’en 1980), il sait que le pays de ses ancêtres a disparu et
qu’il n’en reste qu’un mythe, c’est peut-être pourquoi il le désigne par
le cliché « le berceau de ma famille ». Quant à « [son] pays natal »,
« la maison où je serais né », Perec en a été coupé aussi radicalement
que s’il se fût agi de cette même Pologne de ses ancêtres. Certes, la
rue Vilin, où Perec est né, est encore debout, en 1974, mais c’est
assurément à elle que pense Perec lorsqu’il continue :

Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne
ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs trahiront, l’oubli s’infiltrera
dans ma mémoire, je regarderai sans les connaître quelques photos jaunies
aux bords cassés. Il n’y aura plus écrit en lettres de porcelaine blanche
collées en arc de cercle sur la glace du petit café de la rue Coquillière : « Ici,
on consulte le Bottin » et « Casse-croûte à toute heure.

Cette enseigne disparue semble une référence directe à l’enseigne


« Coiffures dames », aux lettres à demi effacées, au numéro 1 de la
rue Vilin : seul vestige, aujourd’hui lui aussi détruit, de la vie qu’y
avaient mené Georges Perec et ses parents, entre 1936 et 1942. Sans
qu’il y soit fait aucune référence directe, ce texte contient tout le
projet auquel Perec travaillait à la même époque : Lieux. Il en dit la
raison d’être, plus clairement que les dossiers de Lieux eux-mêmes.
Rappelons brièvement la nature de ce projet, tel que Perec l’annonce
dans sa lettre à Maurice Nadeau :

J’ai choisi, à Paris, douze lieux, des rues, des places, des carrefours, liés à
des souvenirs, à des événements ou à des moments importants de mon
existence. Chaque mois, je décris deux de ces lieux ; une première fois, sur
place (dans un café ou dans la rue même) je décris « ce que je vois » de la
manière la plus neutre possible, j’énumère les magasins, quelques détails
d’architecture, quelques micro-événements (une voiture de pompiers qui
170 Perec, Modiano, Raczymow

passe, une dame qui attache son chien avant d’entrer dans une charcuterie,
un déménagement, des affiches, des gens, etc.) ; une deuxième fois,
n’importe où (chez moi, au café, au bureau) je décris le lieu de mémoire,
j’évoque les souvenirs qui lui sont liés, les gens que j’y ai connus, etc.19

Cet exercice, Perec se proposait initialement de le répéter pendant


douze ans, ce qui devait générer 288 textes, dont la moitié seraient des
« Réels » – les descriptions écrites sur place –, l’autre moitié des
« Souvenirs » – les textes écrits ailleurs, à un autre moment. Nous
verrons que c’est dans cette scission entre Réels et Souvenirs qu’est la
plus grande originalité de Lieux, mais aussi son caractère
problématique.
Au moment où Perec écrit cette lettre, qui date du 7 juillet
1969, il en est au septième mois de son projet, commencé en janvier
de la même année. Mais comme on sait, cet ambitieux projet n’a été
réalisé qu’à moitié : il a été interrompu définitivement en juin 1975,
alors qu’il devait selon le programme originel mener Perec jusqu’en
1980. Dans La mémoire et l’oblique, Philippe Lejeune a décrit en
détail le projet, son évolution et le corpus qui en résulta, qui n’a été
que partiellement publié jusqu’à ce jour. Pour Lejeune, Lieux est « le
tombeau d’un amour »20. En effet, le projet de Lieux est né, ou plutôt
mis à exécution au lendemain immédiat de la rupture de Perec avec
Suzanne Lipinska, la propriétaire du Moulin de Saint Andé, où Perec
passa des moments heureux avec d’autres oulipiens. Or un des douze
lieux n’est autre que l’île Saint Louis, où Suzanne avait son
appartement parisien, et où Perec est désormais interdit de séjour.
Ainsi, Lieux lui offrira comme un alibi pour aller « traîner » dans cet
endroit au moins une fois par an. Plus essentiellement, le projet est
selon Lejeune une tentative surhumaine de composer avec la perte de
l’aimée, de faire le deuil de son amour, qui appartient désormais au
passé. Dans les enveloppes cachetées de Lieux, « immense pyramide
construite autour d’une chambre secrète »21 (celle de Suzanne), Perec
va littéralement mettre sous scellé le passé, pour ne plus y toucher, il
va l’enterrer.
Mais, on le sait, tout tombeau est également un mémorial, à
plus forte raison lorsqu’il s’agit d’un projet aussi impressionnant,

19
Je suis né, op. cit., p. 58-59.
20
La mémoire et l’oblique, op. cit., p. 146.
21
Ibid.
Un univers disparu 171

même dans son inachèvement. Mettre sous enveloppe cachetée à la


cire chaque bribe recueillie – description ou souvenir –, chaque ticket
de métro, n’est-ce pas en même temps tenter désespérément de
conserver quelque chose ? Revenir chaque année sur les lieux, n’est-
ce pas tout d’abord commémorer ce qui a été ? Perec le dit d’ailleurs
sans ambages dans un fragment de Lieux : « Je ne veux pas oublier.
C’est peut-être ce qui est au fond de toute cette entreprise » 22 . Le
texte-souvenir est souvent aussi un exercice mnémotechnique23. Pour
reprendre le passage d’Espèces d’espaces cité plus haut, c’est parce
que « l’oubli s’infiltrera dans la mémoire », c’est parce que « l’espace
fond comme le sable coule entre les doigts » qu’il faut « essayer
méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque
chose ».
Dans notre perspective, qui est celle de la quête du lieu
d’origine perdu, c’est la rue Vilin, plutôt que l’île S. Louis, qui est le
lieu central. Selon Jean-Denis Bertharion, c’est là « le véritable centre
de gravité de Lieux »24. Les retours à la rue Vilin, qu’ils se fassent
littéralement, dans les Réels, ou par la mémoire, n’ont d’autre but que
de ranimer la mémoire. Mais paradoxalement, Perec n’y retourne que
lorsqu’il apprend que la rue est en cours de démolition. Est-ce parce
que ce lieu de son enfance est en péril qu’il se précipite pour en fixer
les restes ? Mais il y a plus. Dans un bel article sur Georges Perec et
Robert Bober, Myriam Soussan va plus loin. Elle y oppose les lieux
« intacts, mais muets », tel Lubartow, le village des ancêtres de Perec,
en Pologne, aux « lieux en ruine », lieux en voie de démolition qui
deviendraient pour cela fort éloquents, parce qu’ils mettent en branle
la mémoire. Soussan allègue à juste titre l’exemple d’Ellis Island, dans
le film et le texte homonymes, mais cite aussi la rue Vilin : ici, « la
montée des souvenirs associés à ce lieu apparaît comme indissociable
de l’état de délabrement avancé de la rue Vilin »25. Pour Soussan com-
me pour Bertharion, les lieux, et en particulier la rue Vilin, seraient
donc des catalyseurs de la mémoire, des « tremplins pour la mé-

22
Cité par David Bellos, op. cit., p. 418.
23
Cf. Lejeune, La mémoire et l’oblique, op. cit., p. 196.
24
J.-D. Bertharion, « Des Lieux aux non-lieux : de la rue Vilin à Ellis Island », Le
Cabinet d’amateur no. 5, juin 1997, p. 53.
25
M. Soussan, « La mémoire vivante des lieux : Georges Perec et Robert Bober », Le
Cabinet d’amateur, décembre 2000, version électronique sur www.cabinetperec.org/
172 Perec, Modiano, Raczymow

moire », et l’objectif principal de Lieux serait de « contrecarrer


l’érosion de la mémoire » 26.
« Contrecarrer l’érosion de la mémoire » : voilà qui vaut peut-
être pour les autres lieux du projet. Pour la Rue de l’Assomption par
exemple, le lieu de l’adolescence de Perec. Les Assomption Souvenir
se trouvent résumés dans l’ouvrage de Philippe Lejeune. Au Souvenir
no. 5, figure une « description systématique du contenu de chacune
des pièces de l’appartement, faite dans le style ‘inventaire’ de La vie
mode d’emploi : 1. le vestibule, 2. le grand salon, 3. le petit salon, 4. la
salle à manger, 5 la chambre de David et Esther, 5.1 la salle de bains,
6 le couloir deux fois coudé. » 27 Or la série Assomption qui, selon
Lejeune toujours, est « l’une des plus riches et des plus variées » de
l’ensemble, contraste fortement avec les Vilin Souvenir, qui sont
d’une extrême pauvreté. Parmi les douze lieux du projet, la rue Vilin
est le seul lieu d’avant le déluge, d’avant la séparation de Perec de sa
mère, séparation qui frappa d’amnésie tout ce qui précéda. « Je n’ai
pas de souvenirs d’enfance » : cette phrase célèbre de W ou le souve-
nir d’enfance vaut à plus forte raison encore, on le verra, pour les
Vilin-Souvenir, écrits dans les années 1969-1974, donc dans les
années qui précédèrent immédiatement celles de la rédaction
définitive de W (décembre 1973-novembre 1974). Dans les Vilin
Souvenirs, il ne saurait être question de contrecarrer une érosion
progressive de la mémoire puisque cette mémoire a déjà été oblitérée,
d’un seul coup, au moment du traumatisme. D’un moment à l’autre,
tout ce qui concernait les six premières années de sa vie – les visages
de ses parents, la vie commune, la configuration des lieux, de la
maison et de la rue – tout a été effacé28.
C’est à favoriser l’anamnèse que s’emploieront alors ces
textes. Pour ce faire, Perec empruntera une fois de plus le détour des
lieux. Dans l’incapacité de se souvenir des personnes et des événe-
ments, il aura recours aux lieux, il les décrira inlassablement et les
reconstruira infiniment de mémoire. Cette stratégie du déplacement,
26
Bertharion, art. cit., p. 54
27
P. Lejeune, op. cit., p. 195-196.
28
Certains commentateurs soutiennent, à tort, que l’amnésie de l’enfant dans W est
simplement le fait du jeune âge où il a vécu les événements. Mais comme le savent
bien les psychiatres, la mémoire infantile fonctionne pleinement entre 6 et 8 ans, et
même avant, et les enfants de cet âge-là ont des souvenirs au moins partiels des
événements traumatisants. Cf. à ce sujet, Hans Keilson, Enfants victimes de la guerre,
Presses universitaires de France, 1998.
Un univers disparu 173

cette approche oblique est la même que dans « Les lieux d’une
fugue » ou dans « Les lieux d’une ruse ». Dans les trois cas, c’est en
décrivant l’espace extérieur – la rue Vilin, le square Franklin
Roosevelt, la pièce où a lieu l’analyse – que Perec tente d’approcher
une expérience intérieure difficilement accessible : la petite enfance,
la fugue, l’analyse.
A lire les Vilin Souvenirs, l’habitué de Perec retrouve les
mêmes « souvenirs » que dans W : la lettre hébraïque, le don de la
clef, le dessin de l’ourson brun... A cette différence près que ces
« souvenirs » sont beaucoup moins nets, beaucoup plus vagues et
incertains. On souligne toujours le caractère fragmentaire et maigre
des souvenirs autobiographiques dans W, mais ils sont extrêmement
nets et articulés par rapport à ceux de Lieux. Examinons Vilin
Souvenir no. 1 (août 1969), qui est pourtant un des plus longs de la
série. La ritournelle de ces pages, c’est la constatation de l’absence de
tout souvenir. Après avoir mentionné la rue Vilin et l’habitation de la
tante Esther, à Passy (dont il ne se rappelle pas l’adresse précise), il
conclut : « je ne me souviens d’aucun de ces deux endroits »29. Deux
pages plus loin : « Même compte tenu de ces diverses particularités, il
reste inconcevable que je n’ai aucun souvenir de la rue Vilin où j’ai du
pourtant passer l’essentiel des sept (ou six) premières années de ma
vie ; j’insiste sur cet aucun cela signifie aucun souvenir des lieux,
aucun souvenir des visages. » 30 Et les quelques données, souvent
inexactes, qu’il fournit sont entourées de points d’interrogation,
d’hésitations, de ratures : éléments tous visibles sur ce texte dacty-
lographié qui n’a subi aucune correction (toute correction supposant
une relecture, ce qui était contraire à la règle du jeu). Un exemple :
« Pendant toute la durée de l’exode (mais combien de temps dura
l’exode ?) je fus envoyé ‘à la campagne’, en Normandie peut-être ?
chez une paysanne ? je crois me souvenir que [...] » 31.
Ce premier Vilin Souvenir donne une image assez fidèle de
l’état de la mémoire de Perec lorsqu’il commence le projet de Lieux :
mémoire « trouée », où tout est vague, incertain, où il ne démêle pas
les souvenirs personnels des témoignages reçus, des images fournies
par des photographies. Ces données sont le plus souvent inexactes,

29
« Vilin Souvenirs. Georges Perec, par Philippe Lejeune », Genesis no. 1, 1992, p.
131. Cet article publie les facsimile des cinq Vilin Souvenirs.
30
Ibid., p. 133.
31
Ibid., p. 132.
174 Perec, Modiano, Raczymow

mais elles touchent à des questions d’intérêt vital, comme le lieu de


naissance : « Je crois que je ne suis même pas né rue Vilin, mais, non
loin, rue des Pyrénées (dans une clinique ? un hôpital ? un dispen-
saire ?). Je ne sais même pas si la rue Vilin est dans le 19ème ou dans le
20ème etc. »32 : c’est ainsi que commence le Vilin Souvenirs no. 1. Le
contraste est frappant avec la première phrase de W : « Je suis né le
samedi 7 mars 1936, vers neuf heures du soir, dans une maternité sise
19, rue de l’Atlas, à Paris, 19ème arrondissement. » (W 31). D’un côté
la maîtrise, jusque dans la syntaxe et l’expression, de l’autre la
vacillation totale. Ce flottement sur le lieu de naissance témoigne de la
crise d’identité causée par l’oubli radical du visage des parents, donc
de l’origine. Suit l’incertitude sur la période où il a habité la rue
Vilin : « En principe, j’ai vécu rue Vilin de ma naissance – mars 1936
– [notons le vague de cette donnée par rapport à celle de W, qui
mentionne jusqu’à l’heure de naissance] à ma 8ème ou 9ème année 42 ou
43, époque à laquelle je suis parti à Villard. » 33 L’année est ici
partiellement exacte (1942) mais de manière inexplicable, Perec se
donne huit ou neuf ans au lieu des six ans à peine qu’il avait au
printemps de 1942.
Des données élémentaires, comme le lieu de naissance, sont
devenues incertaines. De plus, deux faits déterminants sont évoqués si
brièvement qu’on peut les considérer comme escamotés : il s’agit de
la déportation et du départ pour Villard. Après avoir énuméré ses
grands-parents paternels et maternels et sa tante Fanny, qui habitaient
tous rue Vilin, suit la phrase : « je crois qu’ils furent tous déportés très
tôt, sauf ma grand mère Rose qui parvint à se réfugier à Villard. Il est
possible aussi que pendant toute cette époque, je sois resté à la
campagne. » 34 S’agit-il de la campagne où il était réfugié pendant
l’exode ? C’est improbable puisque dans ce cas, Perec aurait
« oublié » jusqu’à son séjour à Villard, qu’il mentionne pourtant au
début du texte. Le « je crois » initial est d’un flou sidérant, ainsi que la
neutralité de ton de cette phrase. Ce qu’il faut noter ici, c’est
l’omission de toute allusion au destin de la mère. Elle intervient
uniquement, vers la fin du texte, dans le récit, trop bref lui aussi, du
départ de Perec pour Villard. Par contre, dans W, cette scène sera
reprise plusieurs fois, jusqu’en son plus infime détail. Pourtant, la

32
p. 131.
33
Ibid.; je reproduis tel quel le facsimile.
34
Ibid. p. 132.
Un univers disparu 175

déportation de ses deux grands-pères et de la mère, en 1943, et le


départ, dès 1942, de Perec lui-même sont à l’évidence les deux
événements qui ont vidé la rue Vilin pendant la guerre, et qui en ont
fait, après guerre, un « lieu de mémoire » pour Perec, seul survivant.
Cette manière de dire sans dire la déportation et le départ est une
expression on ne peut plus immédiate du traumatisme.
On peut se demander pourquoi ce Vilin Souvenir est tellement
plus flou, plus parsemé d’inexactitudes que les pages correspondantes
de W. Les règles du jeu de Lieux y sont pour quelque chose. Elles
prescrivent de rédiger le texte du premier jet, sans se relire. Cela
implique que seules les corrections et ratures en cours de rédaction
sont admises, mais non celles apportées après coup. Voilà qui
explique que Perec ne soit pas allé vérifier certains faits, pourtant
élémentaires : son lieu de naissance exact, l’arrondissement où se
trouve la rue Vilin etc. L’écriture d’un souvenir doit se faire en
improvisant, sans recherches préalables ni contrôle postérieur. C’est
toute la différence avec l’entreprise de W, pour laquelle Perec a été
chercher tous les documents disponibles et les a décrits méticuleu-
sement.
L’autre règle du jeu d’importance décisive est la séparation
nette entre les Vilin Souvenirs et les Vilin Réels. Ecrits à des moments
différents de l’année, puis mis sous scellé, ils ne communiquent
d’aucune manière, sauf par le souvenir que Perec peut en avoir.
Interdiction donc pour lui de consulter le Réel d’une année donnée
pour rédiger le Souvenir de la même année, ou l’inverse. Or si on
consulte la table des permutations établie par Perec, où on peut lire,
pour chaque mois de chaque année (de 1969 à 1981), les deux lieux à
décrire, on s’aperçoit que dans le cas de la rue Vilin, et pour les
années où Perec a effectivement travaillé au projet (1969-1974), les
Réels se situent le plus souvent avant les Souvenirs35. Ainsi, en 1969,
la première année du projet, le Réel est fait au mois de février, le
Souvenir au mois d’août36. Et qui plus est, dans les autres années, les
Réels et Souvenirs sont très rapprochés dans le temps : en 1970, 1972

35
Sauf pour l’année 1971, où le Réel est fait au mois de janvier, le Souvenir onze
mois plus tard, au mois de décembre, cf. la table des permutations reproduite dans P.
Lejeune, La mémoire et l’oblique, op. cit., p. 156.
36
Cf. P. Lejeune, ibid. Il s’agit là évidemment du programme, non de son exécution ;
mais il semble que dans le cas de la rue Vilin, Perec se soit plus au moins tenu aux
dates qu’il s’était imposées.
176 Perec, Modiano, Raczymow

et 1974, ils se situent à un mois de distance ! En 1975, Réel et


Souvenir devaient même « tomber » le même mois de septembre, mais
Perec avait abandonné le projet depuis le mois de juin. Or malgré leur
rapprochement dans le temps, Réels et Souvenirs ne semblent
communiquer d’aucune manière. Ainsi en août 69, dans le premier
Vilin Souvenir, Perec hésite sur le numéro où il habitait enfant, le
rature alors qu’en février de la même année, il a dénombré et décrit
toutes les maisons de la rue, numéro par numéro37. Qu’est-ce que cela
prouve ? Cela prouve que Perec respectait scrupuleusement les règles
du jeu, qu’il le jouait sérieusement, mais aussi que les deux axes de
son entreprise restent radicalement dissociées, et que le mécanisme de
censure restait fermement en place.
C’est en cela que le projet de Lieux diffère fondamentalement
de celui des « Lieux où j’ai dormi ». Dans la mouvance de Proust, il
s’agissait de reconstruire de mémoire la configuration des lieux et
cette « chambre retrouvée » devait, en seconde instance, faire resurgir
les souvenirs de ce qu’il y avait vécu :

Comme la plupart des gens sans doute, je me suis aperçu que je pouvais,
quand j’étais couché dans l’obscurité, ressusciter presque sans effort une
chambre ancienne, retrouver l’emplacement des murs par rapport au lit, des
meubles, des portes et des fenêtres, et ressentir presque physiquement le
souvenir cénesthésique de la position de mon corps par rapport à la
chambre. Lieux où j’ai dormi va être une sorte de catalogue de chambres,
dont l’évocation minutieuse (et celle des souvenirs s’y rapportant) esquis-
sera une sorte d’autobiographie vespérale38.

Dans ce projet de mémoire du corps, très proustienne, il n’y a sans


doute pas de retour effectif au lieu mais la description détaillée du lieu
doit servir à ressusciter les souvenirs qui lui sont liés, elle est ici bel et
bien un « tremplin pour la mémoire »39.
Mais puisque le projet des Lieux où j’ai dormi, tout comme
celui des Lieux tout court, est resté à l’état de projet, ce qui nous
intéresse c’est l’intention, la démarche prescrite. C’est surtout là
qu’est la différence entre les deux projets : dans le premier, le « Réel »
est destiné à ressusciter les souvenirs, donc à produire le « Souve-

37
Comparer le Vilin Souvenir no. 1, Genesis, art. cit., p. 132 et, pour le premier Réel,
« La rue Vilin », in L’infra-ordinaire, Seuil, 1989, p. 15-23.
38
Je suis né, op. cit., p. 61, c’est moi qui souligne.
39
Sur le projet des chambres, cf. II, 5, § 1.5.
Un univers disparu 177

nir » ; dans le second, « Réel » et « Souvenir » restent rigoureusement


séparés, dissociés, du moins au premier stade du projet de Lieux – or
c’est le seul que nous possédions. Le montage des Réels et des
Souvenirs devait suivre, en seconde instance. Dans le livre qui devait
en résulter, Réels et Souvenirs devaient donc bel et bien
communiquer. Il devait « décrire à la fois les souvenirs qui me
rattachent à cette rue (la maison de mes grands-parents et le magasin
de ma mère au numéro 24) et les vestiges chaque fois plus effacés de
ce que fut une rue. »40 Toujours est-il qu’au stade du projet, par la
contrainte qu’il s’impose, Perec rend impossible de dire à la fois les
souvenirs et les vestiges (c’est-à-dire l’état actuel des lieux). Il ne peut
que les dire tour à tour, et ainsi il « diffère l’activité mnémonique », il
la remet à plus tard, comme le montre J.-D. Bertharion 41 . Selon
Bertharion, l’échec de Lieux est dû à cette « coupure entre ‘réels’ et
‘souvenirs’ – coupure voulue, programmée par la sécheresse d’une
matrice combinatoire, comme s’il était nécessaire de contenir l’effort
de mémoire. » 42
Mais y a-t-il véritablement échec ? Est-il légitime de le dire
uniquement parce que le livre projeté n’a jamais vu le jour ? Comme
l’a montré Philippe Lejeune, le projet de Lieux a été arrêté en 1975
pour de multiples raisons, et cet arrêt a été libérateur : l’essentiel des
textes était passé dans W, la cure psychanalytique de Perec était
terminée, donc Lieux avait perdu sa fonction thérapeutique etc.43 Et il
ne faut pas juger Lieux sur ce qu’il n’est pas devenu, mais sur ce qu’il
est. Difficile d’ailleurs de juger de l’ensemble puisque les textes ne
sont toujours pas publiés, pour la plupart. Limitons-nous donc à la rue
Vilin. Selon Bertharion, les « Réels » de la rue Vilin, détachés par
Perec de l’ensemble et publiés de son vivant44, auraient par la même
changé de statut. De textes autobiographiques, ils seraient devenus des
descriptions de l’infraordinaire, où les lieux, « théoriques soutiens de
la mémoire, ne semblent plus être lisibles, déchiffrables » et où les dé-
tails « dépourvus de sens, [ils] n’ont aucune valeur de symptôme »45.
Et il renchérit : « Les maisons de la rue Vilin sont détruites les unes

40
Lettre de souscription à La Clôture, Cahiers Georges Perec no. 5, 1992, p. 153.
41
J.-D. Bertharion, art. cit., p. 56.
42
Ibid.
43
Lejeune, op. cit., p. 146.
44
Dans L’Humanité, 11 novembre 1977.
45
Bertharion, art. cit., p. 59.
178 Perec, Modiano, Raczymow

après les autres, et avec elles c’est le sens qui s’écroule. » 46 Au


contraire, serais-je tentée de dire. En 1977 peut-être, le lecteur moyen,
qui savait encore bien peu de chose sur Perec et sur son passé (à moins
d’avoir lu W), a pu lire les « Réels » publiés comme le produit d’un
regard neutre sur la réalité urbaine, comme une description de l’infra-
ordinaire. Mais aujourd’hui que la lecture autobiographique s’est
imposée pour pratiquement tous les textes de Perec, chaque maison,
chaque détail de ces textes prend valeur de symptôme, de symbole. Il
devient l’expression oblique de ce qui obsédait Perec dans ces
descriptions : la recherche du lieu d’origine perdu.
Prenons par exemple le Réel no. 1, écrit en février 1969.
Notons d’abord la manière subreptice d’insérer ce qui fait la raison
d’être de toute l’entreprise : le fait que l’auteur est né dans une de ces
maisons et qu’il y a passé ses premières années. Perec passe en revue
tous les numéros de la rue, en commençant par le numéro 1 : « C’était,
m’a-t-on dit, l’immeuble où vivaient les parents de ma mère » (mes
italiques). Suit une brève description de l’état actuel des lieux 47 .
Arrivé à « sa propre maison », c’est uniquement entre parenthèses,
donc de manière à demi dérobée, que ce fait est mentionné : « Au 24
(c’est la maison où je vécus) », et un peu plus loin : « (c’est dans ce
bâtiment-là que nous vivions ; le salon de coiffure était celui de ma
mère) »48. Le ton distant, objectif de cette information n’est nullement
le signe de la neutralité de l’auteur, mais au contraire de son
impossibilité à avoir accès à cette parcelle de passé qui le touche le
plus.
La description exhaustive de tous les numéros de la rue n’a
rien d’une intention ethnologique, somme toute gratuite, mais dénote
le besoin compulsif d’en arriver, par le biais de tous les numéros, à en
savoir plus sur cet unique numéro où il a vécu. La mention, au numéro
27, d’un « magasin fermé, ‘La Maison du Taleth’, avec encore
visibles, des lettres hébraïques et les mots MOHEL, CHOHET,
LIBRAIRIE PAPETERIE, ARTICLES DU CULTE, JOUETS »,
s’érige en symbole de la vie juive disparue dans ce quartier. On a
beaucoup glosé sur les deux angles qui pour Perec, donnent à la rue

46
Ibid., p. 60.
47
L’infra-ordinaire, p. 16.
48
Ibid., p. 18-19.
Un univers disparu 179

« l’allure d’un S très allongé (comme dans le sigle SS) »49. Si, comme
le font la plupart des commentateurs, on interprète ce sigle comme le
sigle nazi, la rue Vilin s’avère double, ambiguë : c’est à la fois le lieu
de l’origine, le foyer perdu, et le symbole de « la disparition ». C’est
le lieu où Perec a vécu quelques années heureuses avec ses parents,
mais aussi le lieu qui a vu la déportation de sa mère et de ses grands-
parents : paysage définitivement souillé, « coupable », selon la formu-
le de l’artiste néerlandais Armando.
A ce moment-là, la démolition progressive de la rue, décrite
dans les Réels, devient l’image tangible, retardée de la catastrophe qui
a frappé ce lieu dans le passé. Dans ce Réel no. 1, et plus encore dans
ceux qui suivent, les termes dénotant la démolition abondent : « un
magasin fermé », « une maison condamnée », « des fenêtres aveu-
gles », « on a muré les trois portes »... Aveugle, muré, condamné : ce
sont assurément là des termes techniques mais, répétés de manière
obsessive comme ils le sont ici, ils reprennent leur sens littéral. Par le
biais de la démolition progressive de la rue, Perec parle indirectement
de la Shoah, ce qui ne le rend que plus douloureux. Dans son analyse
des Récits d’Ellis Island, Myriam Soussan constate la même chose à
propos de la description de ces lieux : « Perec décrit méticuleusement
l’état de délabrement de l’île sur fond d’images de fenêtres grillagées
et de salles vides » 50 , il fait l’inventaire détaillé de tous les objets
hétéroclites qui encombrent ces lieux : « des monceaux de meubles,
des piles de matelas, des amoncellements de d’oreillers crevés » 51 .
Selon Soussan, « L’‘entassement’, le ‘tas’, les ‘monceaux’, les ‘piles’,
les ‘amoncellements’ sont des termes qui fondent un réseau lexical
récurrent dans le texte perecquien, et qui ancrent la spécificité du
génocide juif en y inscrivant la mort anonyme, l’assassinat en
masse. » 52 Or dans les Vilin-Réels, surtout dans les derniers, qui
décrivent le paroxysme de la destruction, on trouve également de tels
termes : « tas d’ordures amoncelées », des carcasses de voitures »,
« tas d’ordures non ramassées »53.

49
Remarquons que Robert Bober, dans son remarquable film « En remontant la rue
Vilin » (1992), refuse cette interprétation.
50
Soussan, art. cit.
51
Récits d’Ellis Island, op. cit., p. 54.
52
M. Soussan, art. cit., p. 3.
53
L’infra-ordinaire p. 30, mes italiques.
180 Perec, Modiano, Raczymow

A propos des Vilin-Souvenirs, Bertharion répète sa première


constatation : il s’agirait de cases vides que Perec ne parvient pas à
remplir, de « traces illisibles, signes vacants que rien ne saurait
expliquer, trous noirs à jamais insondables » 54 . On ne saurait lui
donner tort quant à la pauvreté des souvenirs évoqués. En effet les
Vilin Souvenirs des années suivantes ne diminuent en rien le flou du
premier, au contraire même. Si les deux premiers Vilin Souvenirs sont
les plus nourris, les suivants sont de plus en plus maigres. Mais de là à
les qualifier de « traces illisibles, signes vacants » ! Au contraire. Par
leur caractère spontané, non travaillé, les Vilin Souvenirs constituent
une expression on ne peut plus directe des préoccupations de Perec,
préoccupations largement inconscientes.
Ainsi le Souvenir no. 2 s’ouvre par une réflexion extrêmement
articulée sur la nostalgie du lieu stable, dans des termes très proches
de ceux d’Espèces d’espaces. Au point de départ, la villa sur le lac
d’Annecy, où il écrit ce texte. Elle offre une image éclairante du lieu
d’origine, du foyer : c’est « la demeure ancestrale » dont rêve Perec,
mais qu’il a définitivement perdu. A cette absence de « lieux
d’ancrage » il oppose, dès ici, « ma seule tradition, ma seule mémoire,
mon seul lieu [qui] est rhétorique : signe d’encrage »55. Après quel-
ques paragraphes sur la rue Vilin comme image de la perte du « lieu
d’ancrage », le texte saute à la description d’un fantasme :

Il y a eu la guerre et vingt ans ont passé (ils ont évidemment tout broyé) et
repasse par hasard, un jour, à St. P. du V. je descends (je me souviens que je
venais souvent, jadis), je crois même reconnaître la gare, le chemin...
J’arrive au Moulin ; il est peuplé par des étrangers, jolis, à peine hostiles,
indifférents, ils ne savent pas. Personne ne se souvient de S., ni de ses
enfants, ni de rien. [sic]

Il s’agit, bien évidemment, du fantasme d’un retour au Moulin


d’Andé, et à S[uzanne Lipinska], la maîtresse des lieux et la
compagne de Perec dans ces années-là. Pourquoi évoquer, tout de
suite après la rue Vilin, le Moulin d’Andé ? C’est que le Moulin
d’Andé est, tout autant que la rue Vilin, le prototype de la « demeure
ancestrale », du « lieu d’ancrage ». Et, comme la rue Vilin, le Moulin
d’Andé n’existe plus qu’en tant que disparu, depuis que l’amour est
terminé. Il est assimilé à la rue Vilin au point que dans le fantasme, le
54
Bertharion, art. cit., p. 57.
55
P. Lejeune, art. cit., Genesis, p. 136.
Un univers disparu 181

retour au Moulin d’Andé a lieu après la guerre : « Il y a eu la guerre et


vingt ans ont passé (qui ont évidemment tout broyé) ». Ainsi la
catastrophe de la rupture avec S. – rupture également avec « son » lieu
– est inconsciemment assimilée à la catastrophe de la séparation avec
la mère et de la perte du foyer familial. En termes psychanalytiques,
on pourrait dire que Perec « répète », remet en acte le traumatisme qui
est le sien depuis sa sixième année : dans la perte d’une femme aimée,
indissolublement liée à un lieu qu’il a fait sien, il revit la perte de la
mère et du lieu d’origine. Suit une référence à Villard-de-Lans, autre
« non-lieu de l’enfance » puisqu’en y retournant, « 2 ou 3 ans après, je
n’ai rien reconnu. Où est le collège Turenne ? »56. Ainsi, après la rue
Vilin, Villard-de-Lans est lui aussi éliminé comme possible lieu
d’origine. Le texte devient alors fragmentaire, ne consistant plus qu’en
une liste de noms de lieux détachés :

Blévy
Druyes
Nivillers ! (il faudrait se souvenir de Nivillers : le lieu où je dormais avec
son immense salle étroite et ses étains)57

On reconnaît deux des trois « chambres retrouvées » décrites dans


Penser/Classer. Blévy est la maison de campagne de l’oncle et de la
tante Bienenfeld, où Perec passa mainte vacance de son enfance. C’est
la chambre où il lut « pratiquement tous les romans policiers que j’aie
jamais lus »58 : ici, le « lieu d’ancrage » qu’est cette demeure de cam-
pagne se mue en « lieu d’encrage », où Perec forge ses premiers
« lieux rhétoriques ». Quant à Nivillers, dont Perec se propose de faire
la description en 1970, dans ce Vilin-Souvenir, son cas est plus
complexe. Certes, c’est l’exemple même de la « demeure ancestrale »
où Perec aimerait se retirer, « comme Athos » sur ses terres59. Dans
« Trois chambres retrouvées », la chambre de Nivillers, avec son
immense cheminée, est en effet décrite comme « une reconstitution
plus vraie que nature de ces salles sombres et patinées où Athos
confiait à d’Artagnan ses peines de coeur (la lecture des Trois
Mousquetaires était encore pour moi assez fraîche) »60. Mais dans la

56
Art. cit., Genesis, p. 137; cf. aussi W ou le souvenir d’enfance,p. 125.
57
Ibid.
58
Penser/Classer, p. 26.
59
Art. cit., Genesis, p. 136.
60
Penser/Classer, p. 28.
182 Perec, Modiano, Raczymow

mesure où Perec y retrouve l’univers de ses lectures de Dumas, c’est


déjà aussi un « lieu rhétorique » comme l’est Blévy.
Ce Vilin Souvenir no. 2, malgré sa carence sur la rue Vilin
elle-même, n’est donc nullement un texte fait de « traces illisibles »,
de « signes vacants ». Il est au contraire d’une très grande richesse,
puisqu’il offre une véritable distribution des lieux perecquiens, en
opposant les « lieux d’ancrage » perdus – rue Vilin, Villard de Lans,
Moulin d’Andé – aux « lieux d’encrage » retrouvés : Blévy, Nivillers.
L’ambiguïté de ce dernier lieu montre bien qu’en dernière instance, et
par le projet même de Lieux, les premiers se muent également en lieux
d’encrage, lieux rhétoriques, devenus habitables du fait même que
Perec les a inscrits dans ses textes comme « un sillon, une trace, une
marque ou quelques signes » 61 . Certes, maint texte de Lieux, et en
particulier ceux qui concernent la rue Vilin, ne parvient pas à retenir
plus que ces « quelques signes ». Vu de l’extérieur, c’est peu, comme
le constate également Perec lui-même à la fin du Vilin-Souvenir no.
362, mais n’est-ce pas là l’écriture elle-même, telle qu’il la définit dans
le célèbre dernier paragraphe d’Espèces d’espaces ? Certes, Lieux
n’est jamais sorti du stade du projet, le montage qui aurait mis fin à la
dissociation entre Réels et Souvenirs n’a jamais eu lieu. Mais dans
cette dissociation, il ne faut pas voir une contrainte erronée, ayant
causé l’échec du projet. Elle est au contraire la manifestation expresse
de la dissociation entre présent et passé propre au traumatisme.
L’autre contrainte principale du projet – celle de revenir une fois par
an sur les lieux – est elle aussi dictée par le traumatisme. Elle en
reflète deux aspects bien connus : d’une part la compulsion de
répétition – double répétition, puisque le retour se fait dans la réalité et
par la pensée, induite à ressasser les mêmes souvenirs, année après
année –, de l’autre le déplacement (Verschiebung) déjà mentionné,
c’est-à-dire le détour par l’espace extérieur, par les lieux.
Les Vilin Réels et les Vilin Souvenirs sont donc un
témoignage imposant du traumatisme, de la « fracture » qui est à
l’origine de l’écriture chez Perec. La fracture est en effet « le lieu
essentiel dont est sorti ce livre », comme le dit le romancier à la
quatrième de couverture de W. Or si W, tout en portant la fracture
inscrite dans sa structure même, bipartite, dépasse cette fracture en

61
Espèces d’espaces, p. 180.
62
Art. cit., Genesis, p. 144.
Un univers disparu 183

l’élaborant, en la perlaborant, par le moyen des sutures, Lieux, lui, en


est resté au stade de la fracture. Ici le traumatisme est immédiatement
inscrit dans le texte, dans les contraintes qu’il s’impose, notamment
dans la dissociation radicale entre présent (Réels) et passé (Souvenirs).

4. Modiano : l’introuvable place de l’étoile

Si, chez Perec comme chez Raczymow, le « berceau familial » a


disparu, et si ceux-ci ignorent à peu près tout à son sujet, ils en
connaissent néanmoins les coordonnées dans la Pologne d’avant-
guerre. Perec, on l’a vu, a pu se rendre dans le village de Lubartow,
lieu d’origine des Perec, et s’informer à son sujet. Raczymow, lui, a
pu réunir les témoignages familiaux sur la Pologne mythique des
ancêtres, et la réinventer dans Contes d’exil. Rien de tel chez
Modiano : pour lui, le « berceau familial » est devenu totalement inac-
cessible, que ce soit par le voyage ou par la récolte de témoignages et
l’imagination. Certes, la Shoah a détruit radicalement la communauté
juive de Salonique, dont son père était originaire : « A Salonique,
berceau de ta famille, tu remarquas la même désolation, la colonie
juive de cette ville avait vivement intéressé les Allemands » 63. Mais
les véritables raisons de l’ignorance de Modiano sont autres : le lieu
d’origine est introuvable et l’histoire familiale n’a pas été transmise.
En effet, le père ne saurait être dit originaire de Salonique puisqu’il est
Juif italien né à Alexandrie d’Egypte. Son histoire est déjà un « conte
d’exil et d’errance », mais de manière plus radicale que dans le récit
de Raczymow. Si lieu d’origine il y a, il est donc plus flou chez
Modiano que chez Perec et Raczymow. Alexandrie, Salonique... Ces
noms décrivent non un lieu précis, mais une région : l’Orient
méditerranéen. D’ailleurs la référence ne surgit que très rarement chez
Modiano, notamment dans Livret de famille où, sur la côte d’une
Tunisie paradisiaque, « le ressac de cette mer et le vent m’apportait les
derniers échos d’Alexandrie et de plus loin encore, ceux de Salonique
et de bien d’autres villes avant qu’elles n’aient été incendiées. J’allais
me marier avec la femme que j’aimais et j’étais enfin de retour dans
cet Orient que nous n’aurions jamais dû quitter »64.

63
La place de l’étoile, op. cit., p. 160.
64
Livret de famille, Gallimard Folio, p. 194, mes italiques.
184 Perec, Modiano, Raczymow

Ce sont peut-être ces origines floues qui font que le père de


Modiano, tel qu’il apparaît dans les romans, se caractérise surtout par
la non-appartenance : il n’a pas de racines en France, son histoire est
ailleurs, et c’est de cette non-appartenance qu’hérite le fils, né en
France. Etrangers, fugitifs, apatrides : les personnages de Modiano le
sont à peu près tous, comme on sait65. S’y ajoute le phénomène de la
non-transmission, qui prend ici une forme particulière. Chez
Raczymow, nous l’avons vu, la transmission est incomplète, certes,
mais elle a lieu. Chez Perec, elle est pratiquement absente à cause de
la mort des deux parents, mais à l’époque de L’arbre, il mène une
enquête assez poussée auprès de ceux qui ont survécu. Chez Modiano
par contre, le père survit à la guerre : il eût pu être le seul et unique
témoin familial pour le fils, mais il est hors d’état de parler du passé,
et disparaît bientôt définitivement de la circulation, laissant le fils dans
l’ignorance, passionné par un mystère d’autant plus fascinant qu’il en
sait peu de chose : celui de la vie de son père avant sa propre
naissance, pendant d’Occupation.
Dans le contexte de cette problématique du lieu, La place de
l’étoile, occupe une place privilégiée. Par son titre d’abord, aux
connotations contradictoires. La Place de l’Etoile désigne le quartier
où résida l’Occupant mais encore et surtout, où les divers organes de
la Collaboration avaient leur quartier général. Quartier sinistre, hanté
par les divers narrateurs de Modiano, qui se sentent « né[s] sur le
terreau de l’Occupation ». Mais le titre est également une référence à
l’étoile jaune, à la persécution dont le père a été la victime, et le fils si,
comme il l’imagine souvent, il était né quelques années plus tôt. C’est
de cette conjonction paradoxale, du heurt entre ces deux connotations,
que naît tout le questionnement dramatique de ce premier roman :
quelle est, aujourd’hui, dans les années 60, la place de l’étoile ?
Comment peut-on être, non pas Persan, mais Juif français, Juif dans la
France, dans le Paris d’aujourd’hui : paysage « coupable », surdéter-
miné par le passé ? La place de l’étoile, cela a souvent été dit, est une
quête d’identité qui débouche sur l’impossibilité de toute identité,
l’impossibilité pour le protagoniste de trouver son lieu, de coïncider

65
Voir à ce sujet l’article de Jules Bedner, « Patrick Modiano. Visages de l’étranger »,
CRIN 26 (1993), qui offre une belle analyse de cette thématique récurrente. Je ne crois
pas, en revanche, que cette thématique renvoie chez Modiano à « l’aliénation de
l’homme moderne » (44) et que, dans l’œuvre postérieure à la trilogie, il se trouve
élargi à « une allégorie de la condition humaine » (52).
Un univers disparu 185

avec lui-même. Raphaël Shlemilovitch est un Juif qui cherche


désespérément sa place, son lieu, et ce faisant, passe à travers une
série de métamorphoses, d’identités imaginaires. Identités qui
échouent les unes après les autres : images stéréotypées du Juif, elles
seront successivement démystifiées, et renvoyées dos à dos.
Le périple de Schlemilovitch est proprement vertigineux. Pris
dans un tourbillon temporel et spatial, où passé et présent se
confondent, Schlemilovitch revit de manière fantasmatique deux mille
ans d’Histoire, en s’identifiant tour à tour à toutes les figures du Juif à
travers l’Histoire, ou plutôt à toutes les projections, à toutes les images
antisémites du Juif. Dans son « autocritique », faite à mi-chemin de
cette hilarante épopée, Schlemilovitch résume ainsi ces diverses
figures : « Après avoir été un juif collabo, comme Joanovici-Sachs,
Raphaël Schlemilovitch joue la comédie du « Retour à la terre »
comme Barrès-Pétain. A quand l’immonde comédie du juif militariste,
comme le capitaine Dreyfus-Stroheim ? Celle du juif honteux comme
Simone Weil-Céline ? Celle du juif distingué comme Proust-Daniel
Halévy-Maurois ? Nous voudrions que Raphaël Schlemilovitch se
contente d’être un juif tout court... »66. Cette longue série de méta-
morphoses, de masques assumés et successivement rejetés, est une
quête d’identité désespérée, car comment être juif dans la France
d’aujourd’hui, comment trouver sa place entre le Scylla de
l’assimilation et le Charybde du particularisme juif ?
Si, pour Shlemilovitch et pour Modiano à travers lui, « La
place de l’étoile » demeure introuvable, si tout lieu d’origine est de
l’ordre d’un mythique Orient, à jamais perdu, on comprend mieux la
dénonciation virulente de l’idéal sioniste, dans le roman. Dans une
danse folle où les époques et les lieux se confondent, la dernière
figure, et la plus récente, celle du juif sioniste israélien, est
scandaleusement assimilée à celle du nazi et violemment condamnée.
Cet anti-sionisme est d’ailleurs déjà annoncé dans le roman par
quelques remarques tranchantes, par exemple lorsque la disparition de
Maurice Sachs est expliquée : « Peut-être renouvelle-t-il son expé-
rience du S.T.O. dans un kibboutz israélien. »67
Ainsi, tous les « lieux » auxquels le Juif pourrait s’identifier
sont renvoyés dos-à-dos, qu’il s’agisse du cosmopolitisme ou de son

66
La place de l’étoile, p. 115.
67
Ibid., p. 45.
186 Perec, Modiano, Raczymow

contraire, de l’enracinement dans le terroir, ou encore, troisième


variante, du retour à la Terre Promise, qui est caractérisé comme un
nouveau mythe de l’origine. Restent la non-appartenance et l’exil. La
quête d’identité effectuée dans La place de l’étoile met à l’épreuve et
écarte toutes les positions d’identité stéréotypées (cosmopolitisme,
assimilation, sionisme), ce afin d’accéder à une quête personnelle qui,
chez Modiano, est tout entière centrée sur le père absent, et sur
l’espace de cette quête : Paris. En effet, si tant est qu’on peut parler
d’un « univers disparu » chez Modiano, il ne s’agit pas de l’Orient
mythique de ses ancêtres mais bien plutôt, nous le verrons, de l’espace
urbain en tant que porteur de traces, « lieu de mémoire » des années
noires de l’Occupation.
Chapitre 5

La mémoire absente

Introduction

Impossible de parler de la génération d’après sans parler en même


temps de la mémoire, de ce que, avec Henri Raczymow, nous avons
appelé la mémoire trouée, ou la mémoire absente. Etre né après,
comme il est dit à la fin d’Un cri sans voix, c’est « être né de ce trou,
de [...] cette mer de cendres » qu’est la Shoah, trou qui ne cesse de
s’élargir, « vaste comme la mer » (CV 195-196). Trou ouvert dans le
vif des générations, et tout particulièrement dans la mémoire. Pour la
génération d’après, la Shoah est un vide, un blanc dans la mémoire,
non pas parce qu’il s’agirait là de l’« indicible », mais parce qu’elle ne
peut en témoigner elle-même, et de plus parce que la mémoire, si elle
lui est transmise, est fragmentaire, criblée de trous. On comprend alors
le rôle que la mémoire, à la fois obsessive, nécessaire et impossible,
joue dans ces trois œuvres. La mémoire en constitue le point
névralgique, où se croisent les fils de l’oubli, jusqu’à l’amnésie, et de
la difficile remémoration, sous toutes ses formes.
Cette obsession par la mémoire et par le passé explique la
référence fréquente à Proust, dans les trois œuvres. Les textes de
Raczymow, de Modiano et de Perec non seulement dialoguent
constamment avec Proust, mais ils le récrivent, l’imitent, le pastichent.
C’est dans une confrontation à la mémoire proustienne que j’essaierai
de faire ressortir les caractères propres de la mémoire absente. Nous
verrons comment, dans l’oubli et même l’amnésie – thèmes récurrents
chez Perec et Modiano – un « travail de la mémoire » s’esquisse qui,
sans restituer le passé absent, institue néanmoins un rapport à celui-ci.
Rapport qui, chez Modiano comme chez Perec, passe immanqua-
blement par l’espace, par le lieu : rues parisiennes, « lieux où j’ai
dormi ».
188 Perec, Modiano, Raczymow

1. Retourner Proust ?

La marche irrévocable du temps et de l’oubli, le recours à la mémoire


et à la rêverie : à ce niveau purement thématique, ce sont les romans
de Modiano qui sont le plus proches de Proust. Dès son premier
roman, La place de l’étoile, Modiano met son œuvre sous le parrai-
nage de Proust : le protagoniste, Shlemilovitch, en effet emprunte
temporairement le masque de Proust, il joue le type du Juif snob
d’avant-guerre, ce qui donne lieu à un brillant pastiche où Modiano à
la fois paie son dû à Proust, et affirme son indépendance par rapport à
lui. Dans les romans de la maturité, cela lui permettra de se confronter
librement à Proust, par une communauté de thèmes et une multitude
de références1.
On retrouve un ludisme comparable chez Raczymow : dans
son roman Bloom & Bloch, il met en scène un Albert Bloch qui,
transplanté dans la France contemporaine, se révolte contre l’image
dénigrante et antisémite qu’a brossée de lui son auteur. Roman qui
contient également plusieurs pastiches fort comiques de la Recherche.
L’essai de Raczymow Le cygne de Proust, déjà mentionné, constitue
une autre manière de récrire Proust, non moins critique que la
première. L’auteur y reconstruit la vie de Charles Haas, le modèle de
Swann, en montrant comment celui-ci fut évincé, vidé de sa substance
par la création de ce personnage fictionnel. Par le biais de la figure de
Charles Haas, Raczymow explore les limites entre réalité et fiction au
point de devenir lui-même le narrateur de la Recherche2.
Perec enfin, le champion de la récriture, de l’intertextualité et
de ce qu’on a pu appeler « l’implicitation », se frotte fréquemment lui
aussi à la Recherche, depuis le titre et le récit d’Un homme qui dort3
jusqu’au projet des chambres et jusqu’au subtil travail du texte
proustien dans certains passages de La vie mode d’emploi 4 . Chez
Perec, comme chez Modiano, le pastiche n’est jamais loin, comme
dans l’exergue du chapitre d’Espèces d’espaces intitulé « Le lit » :
1
Sur La place de l’étoile et Proust, cf. mon « Pastiches de Proust. La place de l’étoile
de Patrick Modiano », Marcel Proust Aujourd’hui no. 3, 2005, pp.11-31.
2
Sur ces deux textes de Raczymow, cf. mon « Henri Raczymow entre Proust et
Flaubert », Neophilologus 86, 2002, pp. 363-385. Cf. également infra, I, ch. 3,. § 3.4.
3
Cf. I. chapitre 1, § 2.
4
Manet van Montfrans, « Proust en Perec in Venetië : de Heilige Ursula van
Carpaccio in Albertine disparue en La vie mode d’emploi », Jaarboek Marcel Proust
Vereniging no. 26-27, 2002, p. 110 ss.
La mémoire absente 189

« Longtemps je me suis couché par écrit. [signé] Parcel Mroust. » 5


Cette variante de la première phrase de la Recherche contient une
double inversion. Tout d’abord, elle indique que pour Perec, ce n’est
pas l’espace, et la mémoire qu’il suscite, qui sont premières, comme
dans l’ouverture de la Recherche. Chez Perec, nulle expérience
autonome de l’espace : celui-ci n’est découvert que dans la mesure où
il est parcouru, tracé par l’écriture. Aussi le premier chapitre
d’Espèces d’espaces s’intitule-t-il « La page » : « L’espace commence
ainsi, avec seulement des mots, des signes tracés sur la page
blanche. » 6 La signature « Parcel Mroust » vient à point nommé
confirmer cette inversion. Faut-il pour autant en conclure, comme le
fait Claude Burgelin, que Perec est « l’anti-Proust » ?7 La confiance,
chez Proust, en une mémoire qui coule de source, est en contraste
flagrant avec une mémoire qui, pour Perec, ne saurait être que
trompeuse, manipulatrice et donc, sujet à soupçon. Faut-il donc, d’une
manière générale, situer Perec, mais aussi Raczymow et Modiano, par
opposition à Proust plutôt qu’en accord avec lui ? Il est vrai que dans
les romans de Modiano par exemple, la résurrection de « l’édifice
immense du souvenir » fait place à des bribes éparses, à un flou
persistant.
Cependant, il est difficile, à mon sens, de souscrire à une telle
opposition tranchée, sans adopter une vision pour le moins simpliste
de Proust, car la Recherche est le roman de l’oubli tout autant que de
la mémoire. Ailleurs, dans une analyse du « Dormeur éveillé », j’ai
tenté de montrer l’importance, souvent sous-estimée, des demi-réveils
et des plongées initiales dans l’oubli : c’est de ces ténèbres initiales
que naît la première anamnèse de la Recherche, qui résulte dans la
rêverie des chambres et Combray I8.De multiples manières, la Recher-
che révèle l’impact de l’oubli : depuis le sentiment amoureux qui
s’use puis finit par se muer en indifférence jusqu’à l’oubli comme
analgésique visant à tempérer la douleur de la perte d’un être cher.
Bref si avec Perec, Raczymow et Modiano, la mémoire se fait
problématique, douloureuse, on ne saurait y voir un retournement par
rapport à Proust. Plutôt, la mémoire qui, chez Proust, était déjà
intrinsèquement liée à l’oubli, se creuse chez ces auteurs d’après ’45

5
Espèces d’espaces, op. cit., p. 31.
6
Ibid., p. 26.
7
Les parties de domino chez Monsieur Lefèvre, op. cit., p. 66.
8
Le moi créateur dans A la recherche du temps perdu, op. cit., pp. 84-85.
190 Perec, Modiano, Raczymow

d’un vide, d’une absence qui fera que, force centripète de leurs
œuvres, elle se fera « mémoire trouée », mémoire absente, selon le
mot de Raczymow.

2. Perec, Modiano, Raczymow et l’utopie de l’enfance proustienne

J’ai cité plus haut le passage à la fin d’Espèces d’espaces où Perec dit
sa nostalgie d’une enfance, d’un passé enraciné dans un lieu :

J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et


presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des
références, des points de départ, des sources :
Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais
né, l’arbre qui m’aurait vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma
naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts... (EE 179)

Mon pays natal, le berceau de ma famille : ce sont là évidemment des


clichés, reproduits avec un sourire ironique, mais je ne puis
m’empêcher d’y voir également un clin d’oeil à Proust, d’un Proust
lui-même un peu cliché peut-être : celui de Combray, qui se délecte
dans la résurrection d’un univers magique, du « vert paradis des
amours enfantines ». A cette plénitude du grenier de l’enfance « empli
de souvenirs intacts » répond le constat on ne peut plus sec de W : « Je
n’ai pas de souvenirs d’enfance. » Alors que chez Proust, il y a
Combray, avec ses deux côtés comme points de référence longtemps
intangibles, qui structurent l’espace et la mémoire, rien de tel chez
Perec. Le lieu-source, point de départ, foyer par excellence – la
maison de la rue Vilin – lui a été dérobé et sous le coup de cette
dépossession, il a été effacé de sa mémoire. C’est lui que, dans le
projet de Lieux comme dans celui des chambres, Perec s’ingénie
infiniment à retrouver.
Chez Modiano aussi on sent régulièrement, avec une pointe
d’ironie, ce manque, cette nostalgie d’un passé, d’une enfance stables,
à la Proust. Dans l’univers cruel et déboussolé de La ronde de nuit, le
protagoniste, Swing Troubadour, imagine une enfance idyllique,
proustienne, avec ses amis imaginaires Coco Latour et Esmeralda :
« Rien n’a changé ici [au bois de Boulogne], depuis notre enfance. Te
rappelles-tu ? Tu jouais au cerceau le long des allées du Pré Catelan.
Le vent caressait les cheveux d’Esmeralda. Son professeur de piano
La mémoire absente 191

m’avait dit qu’elle faisait des progrès. Elle apprenait le solfège par la
méthode Beyer et bientôt jouerait de petits morceaux de Wolfgang
Amadeus Mozart. » 9 Plus loin il est même question d’une mère qui
vient lui dire bonsoir, mais en se penchant sur lui « comme chaque
soir, avant d’éteindre la lumière », loin de lui dire des douceurs, elle
lui glisse à l’oreille : « Tu finiras sur l’échafaud ! »10 En se mettant
dans la peau de Swing Troubadour, l’agent double, Modiano tente de
revivre un passé antérieur à sa propre naissance, dont il ignore tout
mais qui l’a profondément déterminé. Ainsi, selon le mot souvent cité,
il tente de « se créer un passé et une mémoire avec le passé et la
mémoire des autres »11.
Cette enfance idyllique à la Proust, dont Modiano et Perec ne
peuvent que rêver, Raczymow est peut-être le seul des trois à l’avoir
vécue, pendant ses premières années. Dans son récit autobiographique
récent, Le plus tard possible, il décrit, en termes très proustiens et
avec humour, l’amour exclusif qui le liait à sa mère, pendant les
quelques années qui précédèrent la naissance de son frère : « Cabourg,
Houlgate, Trouville où ma mère m’emmenait enfant, alors que j’étais
encore son fils unique et que mon père restait à Paris pour gagner des
sous. »12 Symbiose qui prend fin avec la naissance de son frère, pour
faire place à la jalousie et, vis-à-vis de la mère, d’un rapport ambigu
d’amour-haine. A la différence de la Recherche, où les thèmes de
l’amour-haine, de la cruauté, bref de ce que Proust appelait « les
mères profanées » restent à l’état oblique, caché, Le plus tard possible
est un récit d’après Freud. Il y a ici une claire conscience de ces
thèmes, et même un sentiment de déjà vu, grâce à Freud mais aussi à
Proust. Grâce à eux, dans son amour exclusif et déçu pour sa mère, le
narrateur reconnaît « la bonne vieille oedipienne névrose des
familles »13, et peut la considérer avec ironie et humour. Cependant,
Le plus tard possible est d’abord le livre du deuil et du souvenir, écrit
en mémoire de la mère, mais aussi du frère mort prématurément. Et
c’est là que se révèle le côte profondément proustien de l’entreprise :
semblable au narrateur lors de la mort de la grand-mère, le narrateur

9
La ronde de nuit, Gallimard Folio, p. 21.
10
Ibid., p. 46.
11
E. Berl, « Interrogatoire par Patrick Modiano » suivi de « Il fait beau, allons au
cimetière », préface p. 9, Gallimard, 1976.
12
Le plus tard possible, Stock, 2003, p. 168-169. Abréviation : PTP.
13
Ibid. p. 127.
192 Perec, Modiano, Raczymow

de Raczymow vit la maladie et la mort de sa mère comme à distance,


sans parvenir à éprouver de la douleur. Ce n’est que de manière
différée, après une « intermittence du cœur », que revient la douleur,
mais surtout qu’il reconnaît la haine et en analyse les motifs. C’est
alors seulement que le travail du deuil pourra progressivement se
faire.
Jusque là, rien que de très proustien dans ce récit de
Raczymow. Cependant, la trame oedipienne se complique, elle est
renforcée par la problématique de la génération d’après. En effet,
comme Esther dans Un cri sans voix, le protagoniste du récit est un
« enfant de remplacement » : il porte le prénom d’un oncle qui a péri à
vingt ans dans les camps. Cela explique sa relation privilégiée à sa
grand-mère, qui se l’est plus ou moins approprié dans sa petite
enfance : « De mes grands-parents, j’ai tenu lieu du fils qu’ils avaient
perdu. » (PTP 100-101). Les conséquences de cette substitution furent
multiples : d’abord, un problème à la fois de loyauté et d’identité. Qui
suis-je ? Le Henri né après la guerre ou bien cet oncle mort dans les
camps, auquel il est voué à s’identifier ? Et comment aimer à la fois
deux mères, qui vous revendiquent toutes les deux ? Le rapport à la
mère s’en trouve durablement troublé. La haine de la mère, qu’il tarde
à s’avouer, s’explique également par ce phénomène de substitution, si
typique de la génération née après14.
En résumé, pour Perec comme pour Modiano et pour
Raczymow, la plénitude de l’enfance proustienne, liée à un lieu stable,
est surtout une image utopique, au verso de laquelle ils inscrivent leurs
différentes visions du passé et de l’enfance : sous le signe de l’absence
et du vide chez Perec, de la solitude et de l’abandon chez Modiano, et
enfin du déchirement et de la crise d’identité chez Raczymow. Dans
ces conditions, il n’est pas étonnant que ces auteurs n’en viennent que
tardivement à parler de leur propre enfance. Cela vaut pour Perec qui,
tout en faisant très tôt des projets autobiographiques15, n’y parvient
qu’avec W, et encore par des voies obliques et détournées.
14
Ce rapport en quelque sorte triangulaire entre la mère, la grand-mère et le (petit-)fils
est également au coeur du récit Le cygne invisible, où l’auteur questionne quatorze
fois le tableau de Léonard de Vinci, « La Vierge, l’enfant Jésus et Sainte Anne »
(Melville éditeur, 2004). A ce sujet, cf. également mon « Henri Raczymow
romancier : judéité et modernité », in Sjef Houppermans e.a. (ed.), Territoires et
terres d’histoires. Perspectives, horizons, jardins secrets dans la littérature française
d’aujourd’hui, Amsterdam, Rodopi, 2005, pp. 340 ss.
15
Cf. la Lettre à Maurice Nadeau, in Je suis né, op. cit.
La mémoire absente 193

« L’Histoire grande hache » a, de sa hache, tranché la « petite


histoire » de son enfance.
Cela vaut également, de manière moins radicale, pour
Modiano : les « années noires », et en particulier le trouble passé de
son père, lui ont longtemps barré l’accès à sa propre enfance, non
moins traumatique. C’est avec ce passé, avec « la vie et la mémoire
des autres », qu’il a longtemps bâti son identité, qui ne saurait être
autre chose qu’une identité d’emprunt. Comme le montre Alan
Morris, ce n’est qu’au bout de vingt ans, avec son onzième roman,
Remise de peine, qu’il aborde de front son enfance délaissée et met en
scène son frère Rudy, mort à dix ans 16 . Le titre d’ailleurs contient
l’idée d’une partie remise, d’une histoire différée. Alors seulement,
l’instabilité et le sentiment d’insécurité de la jeunesse ont
apparemment rétrocédé.
Chez Raczymow aussi, c’est dans l’œuvre récente seulement
que l’enfance et la jeunesse en sont venues à occuper une place
prépondérante : dans Quartier libre en particulier (1995), qui contient
déjà bien des thèmes qui resurgissent dans Le plus tard possible.
Certes, Rivières d’exil était déjà axé sur l’enfance de Henri et de son
petit frère, mais ce qui importe ici, ce sont les légendes transmises par
le grand-père : tout un univers, celui de la Pologne juive d’avant-
guerre, qui pour eux est la « préhistoire ». On dirait que Raczymow,
avant de parler de sa propre enfance, de son propre passé, s’est senti
tenu à parler d’abord de l’univers disparu de Contes d’exil et d’oubli
et de Rivières d’exil, et ensuite à édifier l’impressionnant mémorial
qu’est Un cri sans voix, où il se confronte à l’Histoire elle-même,
l’Histoire « grande hache » : « la guerre, les camps », selon la formule
de Perec.
Ainsi la mémoire, qui coule de source chez Proust, devient
problématique, elle est différée chez les trois auteurs, et surtout, le
passé qu’elle fait resurgir est bien loin de l’enfance utopique décrite
par Proust. A la mémoire heureuse, spontanée de Proust, on pourrait
opposer ici une mémoire douloureuse, une quête obsessive du passé. Il
n’est pas étonnant que l’oubli, radicalisé, prenne alors une double
dimension. Il n’est plus seulement l’amnésie contre laquelle s’élève le
devoir de mémoire, mais il est également un état enviable, une utopie
impossible à atteindre.

16
A. Morris, Patrick Modiano, Oxford, Washington D.C., Berg, 1996, pp. 142-143.
194 Perec, Modiano, Raczymow

3. Figures de l’oubli

Chez Proust, on le sait, l’oubli joue un rôle crucial, il est


intrinsèquement lié à la mémoire. C’est à partir du sommeil comme
oubli total que naissent la mémoire et la conscience, et inlassablement,
tout au long de la Recherche, Proust s’interroge sur ce qu’il appelle
« le miracle » de cette résurgence. La mémoire, qui resurgit au réveil,
est pour lui l’effet d’un don, non d’un travail : c’est un « don subit »,
spontané donc involontaire17. L’oubli total du sommeil est un « coup
d’éponge » venu effacer « de mon cerveau les signes des occupations
quotidiennes qui y sont tracées comme sur un tableau noir »18, et cette
table rase, le narrateur proustien est loin de la percevoir comme une
perte angoissante. C’est plutôt pour lui une libération salutaire, signe
du véritable repos, c’est pourquoi elle est accueillie avec émer-
veillement : « Alors, de ces sommeils profonds, on s’éveille dans une
aurore, ne sachant qui on est, n’étant personne, neuf, prêt à tout, le
cerveau se trouvant vidé de ce passé qui était la vie jusque là. »19
Dans Un homme qui dort de Perec, nous l’avons vu, le
sommeil est décrit dans les mêmes termes que chez Proust : oubli,
amnésie, à cette différence près qu’ici, l’oubli est consciemment
recherché, désiré, car il constitue une voie pour se protéger contre le
passé, une manière d’engourdir la douleur, de « devenir celui sur qui
l’Histoire n’a pas de prise » (HD 95). Dans ce récit de Perec, l’oubli se
transforme en véritable projet, qui se réalise à la fois dans le sommeil
et dans l’attitude générale de l’« indifférence » : « tu ne veux que
l’attente et l’oubli » (HD 25). Mais, et c’est encore un écart important
par rapport à Proust, ce projet se renverse en son contraire : loin
d’apporter la sérénité et le détachement, le sommeil – qui se mue en
cauchemar puis en insomnie – et l’indifférence constituent une
confrontation intensifiée au passé. La mémoire qui surgit alors, ce ne
sont pas les heureuses retrouvailles proustiennes avec le moi, c’est une

17
A la recherche du temps perdu, Gallimard Pléiade, 1988, vol. III, p. 630.
18
Ibid. p. 628.
19
Ibid. p. 371. Sur cette question du rôle de l’oubli et de la mémoire dans les demi-
réveils, cf. mon « Le Dormeur éveillé comme figure du moi proustien »,
Neophilologus 80, 1996, pp. 539-554.
La mémoire absente 195

mémoire douloureuse, un retour du refoulé qui se traduit par la


répétition et l’obsession20.
Chez Modiano on retrouve cet étonnant désir d’oublier. Par
exemple dans Livret de famille où le protagoniste, désireux de se
délivrer « d’une mémoire empoisonnée », se réfugie en Suisse, le pays
« qui n’avait pas connu les tourmentes ni les souffrances du siècle »21.
Comparable à l’homme qui dort de Perec, qui rêvait de devenir
« amnésique errant au Pays des aveugles » (HD 28), le narrateur aurait
« tout donné au monde pour devenir amnésique » (LF 116). Or en
Suisse, « J’étais heureux. Je n’avais plus de mémoire. Mon amnésie
s’épaississait de jour en jour comme une peau qui se durcit. Plus de
passé. Plus d’avenir. Le temps s’arrêterait et tout finirait par se
confondre dans la brume bleue du lac Léman. J’avais atteint cet état
que j’appelais ‘la Suisse du coeur’ » (LF 117) 22 . Mais même en
Suisse, cet état de béatitude ne tient pas longtemps. Ayant entendu à la
radio la voix d’un certain Robert Gerbauld, « de nouveau, le passé me
submergeait » (ibid.). En cette voix, il croit reconnaître celle de D.,
« l’homme de la rue Greffulhe », le commissaire de la Police des
Questions Juives qui, en mars 1942, vit comparaître le père du
narrateur, arrêté dans une rafle, et le fit envoyer au dépôt, qui était
l’antichambre de la déportation (LF 127)23.
Le narrateur va traquer cet individu mais, tout en ayant
organisé une rencontre où il veut le confronter au passé, il renonce au
dernier moment à l’aborder. On ne saura donc jamais s’il n’y a pas eu
erreur de personne, et tout demeure dans un flou typiquement
modianien. Réalité ou « mirage » (LF 145) ? Mais, se dit le narrateur,
même si Gerbauld et D. sont une seule et même personne, les
événements sont si éloignés dans le temps qu’il a probablement tout
oublié : « La mémoire elle-même est rongée par un acide et il ne reste
plus de tous les cris de souffrance et de tous les visages horrifiés du
passé que des appels de plus en plus sourds, et des contours vagues.
Suisse du coeur » (LF 144). Ici, la Suisse du coeur n’a plus rien d’en-
viable, elle est au contraire un scandale : le scandale de l’oubli. Cet
épisode contient en concentré tout le problème de la persécution des

20
Cf. I, chap. 1.
21
Livret de famille, Gallimard Folio, p. 116. Abréviation : LF.
22
Sur cette « Suisse du cœur », cf. F. Salaün, « La Suisse du cœur », CRIN Modiano,
no. 26, 1993, pp. 15-42.
23
L’initiale D. renvoie à Darquier de Pellepoix.
196 Perec, Modiano, Raczymow

criminels nazis ou collabos : au bout de cinquante ou soixante ans, à


supposer qu’ils soient encore vivants, l’oubli a tout effacé. C’est de ce
poids de l’oubli qu’il s’agit dans cet épisode.
Un an après Livret de famille, comme en écho à cet épisode,
Modiano publie Rue des boutiques obscures, où il met en scène un
véritable amnésique 24 . Ici, il s’agit d’une tout autre dimension de
l’amnésie : ni béatitude de l’oubli, ni scandale de l’oubli. Le prota-
goniste, Guy Roland – c’est le nom qui figure dans ses nouveaux
papiers, car il a oublié jusqu’à son nom – loin d’aspirer à l’oubli,
comme le narrateur de Livret de famille, n’a qu’une seule obsession :
retrouver la mémoire, retrouver le passé, savoir qui il est et quelle est
son histoire. Loin d’être un état de béatitude, l’amnésie est pour lui un
état d’inquiétude permanente, de malaise, causé par son manque
d’identité. Comme le dit la première phrase du roman : « Je ne suis
rien. Rien qu’une silhouette claire, ce soir-là, à la terrasse d’un café. »
On se souvient d’un autre premier chapitre de roman, celui de Dora
Bruder : « Janvier 1965. La nuit tombait vers six heures sur le
carrefour du boulevard Ornano et de la rue Championnet. Je n’étais
rien, je me confondais avec ce crépuscule, ces rues. » (DB 8, mes
italiques)
L’amnésie qui a frappé Guy Roland n’est pas non plus cou-
pable, comme celle de Robert Gerbauld. A première vue, l’amnésique
de Rue des boutiques obscures semble en effet être du côté non des
coupables mais des victimes. Pedro Stern, le personnage à qui il
s’identifie, est un proscrit qui, pendant l’Occupation, se cache,
emprunte un faux nom et, avec sa compagne, se réfugie dans les
Alpes, à Mégève. Innocent ? C’est là sans doute une conclusion hâtive
car, lors de leur tentative de passer en Suisse, il abandonne sa
compagne aux mains d’un passeur qui s’avère après coup un collabo.
Denise Coudreuse, sa compagne, disparaît sans laisser de traces. Sous
le choc de cette disparition, l’amnésie eût pu se déclarer. Or, et c’est
l’un des mystères que pose le roman, ce n’est qu’en 195525, douze ans
après, que celle-ci se déclare : « j’avais brusquement été frappé

24
Je reviendrai en détail à ce roman au chapitre suivant.
25
Cette date ne saurait être déduite du premier chapitre, mais les lettres de Hutte au
protagoniste, citées par la suite, sont datées 1965, ce qui nous permet de dater l’action
(cf. RBO 43).
La mémoire absente 197

d’amnésie »26 (RBO 11). Avec Dervila Cooke, on peut imaginer que
Guy Roland alias Pedro Stern, sous le choc de cette disparition, aspire
d’abord à oublier et que ce désir d’oublier est si profond, si radical
qu’il se mue, progressivement, en une impossibilité de se souvenir, en
amnésie : « Thus, it seems more than likely that an initial desire for
blankness and a voluntary disappearance in Mégève in 1943 may have
predated Roland’s loss of memory in 1955. »27
En définitive, chez Modiano, et encore moins chez Perec,
l’oubli n’est jamais simple, ni innocent. Il est à lire comme la trace
d’un événement traumatique, de ce qui n’a pu être vécu consciem-
ment, et qui est pour cela infiniment répété, revécu. Certes, on trouve
un mécanisme semblable dans les « intermittences du cœur », chez
Proust, où la douleur causée par la mort de la grand-mère se trouve
censurée, différée d’une année, mais à la différence de Proust,
Modiano et Perec sont d’après Freud, et leur écriture témoigne d’une
conscience aiguë du fonctionnement de l’inconscient. La disparition
de Perec est naturellement le maître d’œuvre d’une telle conception de
l’oubli : ici, la disparition, la censure du e entraîne un massacre
généralisé, une souffrance sans cause apparente. Absence de lettre,
lettre-trou, elle fait tout basculer dans le vide et dans l’oubli, tout en
gardant les apparences de la normalité : « […] tout a l’air normal, tout
aura l’air normal, mais dans un jour, dans huit jour, dans un mois,
dans un an, tout pourrira : il y aura un trou qui s’agrandira, pas à pas,
un oubli colossal, puits sans fond, invasion du blanc. »28
Chez Raczymow, l’oubli occupe une place moins prépondé-
rante que chez Modiano ou Perec, mais Un cri sans voix est un roman
tendu entre deux oublis, entre deux silences très différents. Le premier
est l’oubli que cause un événement traumatique. Il ouvre le roman,
c’est le suicide d’Esther : « Sa disparition ne provoqua chez nous
aucun chagrin, en tout cas visible. » (CV 11) Chez la famille Litvak,
cette mort violente n’a qu’un impact assez léger. Bien vite, la vie
reprend le dessus, comme si de rien n’était : « Ce fut davantage encore
26
Rue des boutiques obscures, Gallimard Nrf, 1978, p. 11. Abréviation employée :
RBO.
27
Dervila Cooke, Present Pasts, op. cit., p. 185. De manière nuancée, Cooke allègue
également les multiples occurrences, ailleurs dans l’oeuvre, d’un hiatus semblable de
douze années, qu’on peut mettre en rapport avec des périodes de vide au niveau
autobiographique, comme après la mort de son frère Rudy, en 1957, ou après la
disparition de son père en 1968 (cf. ibid. p. 187).
28
La disparition, L’imaginaire Gallimard, p. 31, mes italiques.
198 Perec, Modiano, Raczymow

que l’oubli : rien n’avait eu lieu. Dans notre silence au sujet d’Esther,
nulle volonté délibérée de ne plus évoquer son souvenir. [...] Il
semblait si naturel, ce silence, si peu le résultat d’un effort, qu’il fallait
croire qu’Esther, vraiment, n’avait jamais existé. » (CV 12) L’essence
du traumatisme, dit Freud, c’est qu’il est causé par un événement si
douloureux qu’il n’a pas pu être vécu, assumé par la conscience, c’est
pourquoi il est (temporairement) effacé de la mémoire. Et pourtant,
« un jour, la morte remonta à la surface. » (CV 12) Des événements
extérieurs provoquent le retour du refoulé, donnant lieu à la recherche
obsédée, par Mathieu, de la vie de sa soeur.
Cependant, à l’autre extrême de ce roman-mémorial, celui-ci
se referme également sur l’effacement et l’oubli. Mais il s’agit là d’un
oubli qui a un tout autre caractère. Comme il existe un oubli d’avant le
souvenir, il existe un oubli d’après le souvenir, qui l’absorbe et en
même temps en prend congé. Dans l’épilogue d’Un cri sans voix, je
l’ai montré29 , Mathieu décide, au terme de son enquête sur Esther,
après lui avoir rendu hommage, de « tourner la page », et le livre écrit
est paradoxalement l’instrument de cet oubli : en assignant à Esther sa
place, qui est dans le livre, il l’expulse de lui-même, comme on
exorcise un homme possédé par un dybbouk (auquel Mathieu se
compare d’ailleurs à un moment de sa quête). Contrairement à l’oubli
qui ouvre le roman, ce second oubli est bénéfique, salutaire et durable.

4. Le devoir de mémoire

Face à l’oubli, et pour lui faire échec, s’érige le « devoir de


mémoire ». Chez Perec, Modiano et Raczymow, le devoir de mémoire
a peu à voir avec les monuments et les commémorations, il a lieu non
dans la sphère publique mais dans l’intimité du texte littéraire. C’est là
que chacun commémore ses morts, dans leur particularité, leur
singularité absolue. Pour Raczymow, comme il le rappelle très
clairement dans un essai récent, il s’agit tout d’abord de nommer les
morts, afin de les arracher à l’anonymat. A propos de Modiano – mais
la phrase s’applique tout autant à lui-même, il affirme : « l’écrivain se
donne alors la tâche, comme une mission un peu sacrée, de renommer

29
Cf. I, ch. 3, § 3.
La mémoire absente 199

l’anonyme, de désanonymer. »30 C’est ce que fait le protagoniste d’Un


cri sans voix, en écrivant l’histoire d’Esther, et en recueillant les
témoignages de sa famille. C’est aussi ce que se propose Raczymow,
dans une veine plus directement autobiographique lorsque, dans
Quartier libre, il renomme l’oncle Henri dont il tient son prénom : « Il
figure dans le Livre de Klarsfeld. Il ne figure pas ailleurs sauf, parfois,
dans mes livres à moi. C’est pour lui, entre autres, que je fais des
livres, pour inscrire son nom : Heinz Dawidowicz. »31 D’ailleurs, les
récits autobiographiques de Raczymow contiennent une foule d’autres
noms provenant de ses familles paternelle et maternelle32. Pourtant, il
ne faut pas en conclure que ses récits ne sont qu’une sorte de
mémorial familial. L’ensemble de ses récits autobiographiques certes
commémore une ou deux familles d’origine juive-polonaise, dans le
Belleville d’après-guerre, mais ces familles sont représentatives d’un
milieu, d’une ambiance : milieu populaire, ouvrier ou artisan, immigré
juif-polonais, des années 50 et 60. C’est aussi à ce milieu, dont il est
issu, que Raczymow rend hommage. D’ailleurs, ce « devoir de
mémoire » ne se limite pas chez Raczymow à une famille, à un milieu.
Comme on sait, il est également le biographe de figures isolées,
souvent un peu oubliées, aussi diverses que Charles Haas (dans Le
cygne de Proust), Maurice Sachs (dans la biographie homonyme) et
Christian Didier, dans L’homme qui tua René Bousquet.
Chez Perec, c’est surtout sur les figures disparues du père et
de la mère que porte le devoir de mémoire. Si, dans W, il dit
explicitement leurs noms et construit leurs biographies respectives,
ailleurs il fait référence à eux de manière beaucoup plus indirecte, par
des jeux complexes sur le nom et surtout par ce que, avec Bernard
Magné, j’ai appelé des « aencrages » : repères à la fois textuels et
autobiographiques, qui peuvent être thématiques (la récurrence de la
thématique du vide, de la négation etc.) ou arithmétiques (comme les

30
« Mémoire, oubli, littérature : l’effacement et sa représentation », in Vivre et écrire
la mémoire de la Shoah, op. cit., p. 57.
31
Quartier libre (Gallimard, 1995) p. 13. Heinz Dawidowicz figure également dans
Le plus tard possible et, de manière oblique, dans Reliques (Gallimard, 2005, 32).
32
Contes d’exil et d’oubli (le grand-père, Simon Dawidowicz, le grand-oncle Noïoch
Ochsenberg) ; Rivières d’exil (les mêmes, plus la mère, Anna, et la grand-mère, Mania
Dawidowicz) ; Quartier libre, qui est construit autour du père, Etienne, et de la mère
Anna ; Le plus tard possible, enfin, comme on l’a vu, reprend tous ces noms, et y
ajoute celui du frère, Alain.
200 Perec, Modiano, Raczymow

nombres qui, dans Un homme qui dort et ailleurs, renvoient à la date


de la disparition de la mère33). Rarement, le devoir de mémoire, la
nécessité et en même temps l’impossibilité de commémorer, a pris une
forme plus explicite que dans ce passage souvent cité de W :

J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un
parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leurs corps ;
j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en
est l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma
vie. (W, 59)

On verra plus loin les formes que prend cette commémoration


impossible, qui passe par une écriture de la disparition34.Chez Modia-
no enfin, le devoir de mémoire prend une forme qui est proche à la
fois de Raczymow et de Perec. On a souvent observé l’abondance des
noms propres chez lui : tous ses romans sont truffés de noms propres,
réels ou imaginaires, et qui plus est, dans un grand nombre d’entre
eux, il s’agit d’une enquête visant à établir la biographie d’un
inconnu35. C’est le cas de Harry Dressel dans Livret de famille, de
Guy Roland dans Rue des boutiques obscures, d’Ambroise Guise dans
Quartier perdu, et j’en passe. Dervila Cooke d’ailleurs considère
l’œuvre dans son ensemble comme une œuvre de « fiction (auto)bio-
graphique » (comme l’indique le soustitre de sa monographie) : en
effet le narrateur modianien – enquêteur, interprète, détective, scribe –
est toujours le biographe de quelqu’un, et qui plus est, il transforme
son lecteur en biographe et détective. Cependant, lorsqu’il s’agit du
devoir de mémoire relatif aux victimes de la Shoah, c’est encore et
toujours à Dora Bruder que nous sommes renvoyés. Comme on l’a
vu, avec son livre, c’est en premier lieu la jeune fille inconnue – son
nom, son histoire – que Modiano a voulu, au prix d’une longue
enquête, arracher à l’oubli mais plus largement, l’ouvrage est
également un mémorial qui rend grâces à tous les jeunes Juifs
parisiens de son âge, arrêtés et déportés36. Dans l’œuvre de Modiano,
Dora Bruder prend la même place centrale que la mère disparue chez
Perec : elle est présente explicitement dans le roman qui porte son

33
Cf. I, ch. 1, § 4.
34
Cf. II, ch. 6, § 1 & 3.
35
Cf. Dervila Cooke, Present pasts. Patrick Modiano’s (Auto)biographical Fictions,
op. cit.
36
I, ch.. 2.
La mémoire absente 201

nom, mais également de manière oblique, dérobée dans Voyage de


noces où, par la voie romanesque, Modiano tentait déjà de
« concentrer [son] attention sur Dora Bruder, et peut-être [...] élucider
ou deviner quelque chose d’elle, un lieu où elle était passée, un détail
de sa vie. » (DB 53) Nous avons montré les multiples relations
intertextuelles entre Dora Bruder et W ou le souvenir d’enfance37.
Si l’urgence du devoir de mémoire saute donc aux yeux, chez
les trois auteurs, le poids de l’effacement et de l’oubli contrecarre
cette exigence. Reste à savoir alors quelles sont les voies qu’emprunte
la mémoire, et comment elles se jouent avec et contre Proust.

5. Le travail de la mémoire

Au miracle proustien de la mémoire involontaire s’oppose, chez


Perec, Modiano et Raczymow, ce qu’on pourrait appeler le travail de
la mémoire, en empruntant le terme à l’entretien de Perec qui porte ce
titre 38 . Certes, nous le verrons, la mémoire spontanée, involontaire,
joue un grand rôle autant chez Perec que chez Modiano mais, plus que
chez Proust, elle va de pair avec un travail de la mémoire : terme qui
chez Perec prend le sens d’une recherche consciente, volontaire, d’une
« mémoire active » (JN 82). C’est le cas pour le mécanisme des
souvenirs de Je me souviens, décrit ici : « J’essaie de me souvenir, je
me force à me souvenir. » (ibid.), et aussi du projet des Chambres,
nous le verrons. Plus largement, dans le cas de W, le terme de « travail
de la mémoire » se réfère au « travail autobiographique [qui] s’est
organisé autour d’un souvenir qui, pour moi, était profondément
occulté, profondément enfoui et d’une certaine manière, nié » (JN 83).
C’est l’« exploration minutieuse » et la description des traces –
photographies, documents – telle que Perec l’a menée pour W (JN 84).
Compris comme une telle quête ou enquête, le terme de travail de la
mémoire s’applique également à Modiano et à Raczymow.
Alors que, dans la Recherche, la mémoire volontaire est assez
vite écartée, comme étant improductive et stérile, fragmentaire,
incomplète, elle joue un rôle important chez ces trois auteurs.
Beaucoup des ouvrages commentés dans la présente étude, je le

37
I, ch. 5, § 5.
38
In Je suis né, op. cit. Abréviation employée : JN.
202 Perec, Modiano, Raczymow

rappelle, ont la forme d’une enquête : Un cri sans voix de Raczymow


est une enquête sur Esther et plus généralement sur le sort des Litvak
pendant l’Occupation, impliquant une recherche de documents, de
photographies, l’interrogation de témoins. Il en est de même du Cygne
de Proust, qui est une enquête sur Charles Haas et sur son milieu. W
ou le souvenir d’enfance de Perec – la partie autobiographique du
roman – appartient le plus explicitement au genre de l’enquête, qui se
prolonge dans les projets, restés inachevés, de Lieux et des « chambres
où j’ai dormi ». De Modiano, enfin, il est difficile de citer un titre en
particulier car presque tous ses romans appartiennent au genre de
l’enquête. Cependant, il importe de rappeler que l’enquête, chez les
trois auteurs, est inséparable de la rêverie (Modiano), de la « mémoire
fictionnelle » (JN 85), ou encore de l’invention du passé (Raczymow).

La surimpression

L’enquête, que l’on pourrait apparenter à la mémoire volontaire de


Proust, est souvent déclenchée par une mémoire spontanée, proche de
la mémoire involontaire proustienne. C’est surtout le cas chez
Modiano, où on trouve un phénomène très proche du souvenir
involontaire tel que le décrit Proust : la « surimpression ». Le terme
provient de Modiano lui-même et il semble reprendre l’« impression »
proustienne, qui est l’équivalent de la réminiscence. La surimpression
est le fait qu’un événement, ou un visage, une sensation, une
atmosphère, un nom ou une localité du présent fait un instant fusion
avec un phénomène semblable dans le passé, qu’il fait par la même
revivre.
Le protagoniste de Vestiaire de l’enfance, Jimmy Sarano, s’est
réfugié, sous un faux nom, dans une ville indéterminée et lointaine qui
est pour lui une sorte de « Suisse du cœur » : il y vit « dans une sorte
d’intemporalité – ou plutôt [...] de présent éternel. » 39 C’est cette
béatitude de l’oubli que viendra rompre l’apparition d’une jeune
femme dont le visage lui rappelle quelque chose : « Il me semblait
déjà avoir vu son visage, mais où ? » (VE 12) En première instance
donc, rien d’autre qu’une sensation de déjà vu. De même que le
narrateur proustien devra répéter plusieurs fois l’ingurgitation du thé

39
Vestiaire de l’enfance, Gallimard Nrf 1989, p. 37. Abréviation : VE.
La mémoire absente 203

avec la madeleine, avant de pouvoir identifier son impression, il


faudra à Jimmy Sarano des rencontres répétées avec la jeune femme
avant qu’un déclic n’ait lieu. Celui-ci a lieu, fort proustiennement,
pendant le demi-sommeil : il a alors une vision du visage de la jeune
femme qui « se détache maintenant sur un fond de velours bleu et je
ne sais plus si je le vois dans mon sommeil ou si je suis encore
éveillé. » (VE 68) Or c’est ce fond de velours bleu qui permettra à
Jimmy Sarano d’identifier la jeune femme : « Mais ce visage est celui
d’une enfant que j’ai connue il y a longtemps. Son prénom n’était-il
pas : Marie, comme l’autre ? » (ibid.) Comme chez Proust encore, une
personne est inséparable du lieu qu’elle habite, comme un cadre dont
elle ne peut être détachée et qui lui confère son identité (que l’on
songe aux jeunes filles en fleur qui se détachent sur un autre fond
bleu, celui de la mer). Le visage de la jeune femme actuelle fait donc
fusion avec celui, vingt ans auparavant, de la petite fille d’une amie de
sa mère, dont Jimmy Sarano avait été le gardien.
Pourtant, après tant d’accords parfaits, il y a une différence de
taille avec Proust : c’est que chez Modiano, le moment présent ne
coïncide jamais entièrement avec le moment passé. La Marie de
l’hôtel Alvear est-elle la petite fille rencontrée à Paris vingt ans
auparavant ? Voilà qui demeurera à jamais incertain. Chez Proust, la
madeleine certes exige un certain travail de la mémoire mais au terme
de celui-ci, le souvenir jaillit avec une clarté et une certitude
absolues : « Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que
le dimanche matin, à Combray... etc. »40 Cela est plus encore le cas
pour les autres souvenirs involontaires, surgis à la fin de la Recherche,
dans « L’adoration perpétuelle ». Ainsi pour le pavé mal équarri, qui
suscite « une vision éblouissante et indistincte » (RTP, IV, 446) : « Et
presque tout de suite je la reconnus, c’était Venise [...] » (ibid., mes
italiques). Rien de tel dans Vestiaire de l’enfance. Tout au long du
roman, les souvenirs spontanés affluent, se précisent, ramenant le
narrateur à sa propre enfance et aux rapports complexes à sa mère,
mais rien n’est tranché, tout demeure dans le flou, dans l’incertitude :
« C’était la même lumière de fin de jour, en été, lorsque je surveillais,
de la fenêtre de chez sa mère, la petite qui faisait rebondir son ballon
sur le trottoir de l’avenue Junot. Tout se confondait par un phénomène

40
A la recherche du temps perdu, Gallimard, Pléiade, 1987, vol. I, p. 46, mes
italiques. Dans la suite, j’emploierai des abréviations sur le modèle suivant : RTP, I,
37.
204 Perec, Modiano, Raczymow

de surimpression – oui, tout se confondait et devenait d’une si pure et


si implacable transparence... » (VE 144-145, mes italiques). De même,
dans Rue des boutiques obscures, l’identité entre Guy Roland et Pedro
Stern demeurera à jamais incertaine, malgré la masse de souvenirs
involontaires qui surgissent dans la seconde moitié du roman.41
Il n’est pas étonnant alors que la mémoire modianienne n’ait
rien du bonheur de la mémoire proustienne. Si le goût de la madeleine
provoque « un plaisir délicieux [...], isolé, sans la notion de sa cause »
(RTP I, 46), que le narrateur n’hésite pas à qualifier de « puissante
joie », de « félicité » (ibid.), rien de tel chez Modiano. L’impression
de déjà vu suscite une sensation d’inquiétante étrangeté, un malaise.
Ce malaise a au moins deux causes. D’abord, la surimpression ne fait
surgir qu’un souvenir incomplet, incertain, elle suscite un sentiment
non de plénitude, comme chez Proust, mais de vide : « La sensation de
vide m’a envahi, encore plus violente que d’habitude [...] il y avait une
telle absence dans l’air... De tout ce que j’ai pu éprouver au cours des
années où j’écrivais mes livres à Paris, cette impression de vide et
d’absence est la plus forte. » (VE 95-96)
Mais il y a aussi une autre raison au malaise qui accompagne
la mémoire. C’est que la surimpression, où le passé surgit dans le
présent sans jamais coïncider avec lui, provoque un clivage, une
dissociation au sein du sujet. C’est le cas pour le protagoniste de
Vestiaire de l’enfance. Les diverses surimpressions qui font resurgir le
passé font que le protagoniste sera désormais non seulement le Jimmy
Sarano actuel, mais aussi le moi qu’il a voulu oublier en se réfugiant
dans cette île : Jean Moreno, un Parisien qui s’est exilé « pour
m’alléger d’un poids qui augmentait au fil des années et d’un
sentiment de culpabilité que j’essayais d’exprimer dans mes livres. »
(VE 48). Culpabilité du fait d’avoir, suite à un accident d’automobile,
quitté la voiture qui s’enfonçait dans l’eau, en abandonnant son
compagnon ? (ibid.) ? C’est là le rêve qu’il a fait pendant longtemps.
Le lecteur pourra donc aisément supposer que suite à cet accident, sa
vie mais aussi son moi se sont brutalement clivés. Mais cela, de
manière typique, Modiano ne le dit pas.

41
Cf. II, ch. 6, § 3.
La mémoire absente 205

L’hypermnésie

La dissociation du moi, comme on le sait, est aussi au centre du travail


autobiographique qu’est W ou le souvenir d’enfance42. Elle s’origine,
comme chez Modiano, dans une amnésie, un trou de mémoire, à
laquelle Perec oppose ce qu’on a appelé une hypermnésie : une obses-
sion de la mémoire, une mémoire obsessive qui vise à tout retenir, tout
archiver, lieux, noms, et jusqu’aux plus menus événements quoti-
diens 43 . Comme le remarque Claude Burgelin, « l’amnésie a été
colmatée par une impressionnante hypermnésie » 44 . Le projet des
« Lieux où j’ai dormi » – plusieurs fois décrit, mais dont Perec n’a
exécuté que quelques fragments – est l’exemple par excellence d’une
telle entreprise. Cette tentative de faire l’inventaire exhaustif de toutes
les chambres où il a dormi, plusieurs commentateurs l’ont interprétée
à partir de l’impossibilité pour Perec de se rapporter à la mort de sa
mère dans les chambres à gaz. Pour Régine Robin, « la fétichisation
des lieux chez Perec est liée à une chambre impensable, infigurable,
chambre de mort, vouée à la mort, celle précisément dans laquelle la
mère a disparu. » 45 Par le biais de l’essai-pastiche que Perec, avec
Harry Mathews, fit du texte d’Abraham et Torok sur l’incorporation et
l’introjection46, elle rapporte cette chambre à la crypte où le mélan-
colique enferme à jamais son deuil. Claude Burgelin, à quelques
années de distance, reprend et développe l’idée d’un Perec crypto-
phore et lit les chambres dans ce sens, comme une image de la
chambre absente qui est celle de la mort de la mère : « C’est toujours à
la chambre de mort où a péri Cyrla Szulewicz qu’on en revient. [...]
Cette chambre de mort serait devenue crypte creusée et enterrée en lui.

42
Sur ce clivage du moi, qui résulte en une identité duelle, chez Perec comme chez
Modiano, cf. II, ch. 6, § 2.
43
Cf. par exemple la « Tentative d’inventaire des aliments liquides et solides que j’ai
ingurgités au cours de l’année mil neuf cent soixante-quatorze », in L’infra-ordinaire,
Seuil, 1989.
44
Les dominos de Monsieur Lefèvre, op. cit., p. 77.
45
R. Robin, « Georges Perec. ‘Je ne parle pas la langue que mes parents parlèrent’ »,
in Le deuil de l’origine. Une langue en trop, la langue en moins, Saint-Denis, Presses
universitaires de Vincennes, 1993, p. 220.
46
Perec & Mathews, « Roussel et Venise », repris dans Cantatrix sopranica, est un
pastiche de Nicolas Abraham et Maria Torok, « Deuil ou mélancolie. Introjec-
ter/incorporer », repris dans L’Ecorce et le noyau, Aubier-Flammarion, 1978.
206 Perec, Modiano, Raczymow

Lieu du deuil à jamais impossible à élaborer [...] »47. Or, si les deux
commentateurs en arrivent à la même conclusion, c’est qu’ils puisent
tous deux à la même source : il s’agit des écrits de Pontalis sur « le cas
Perec ». Leur interprétation des chambres est basée sur un bref
passage de L’amour des commencements, de Jean-Baptiste Pontalis,
dénué de toute ambiguïté : « les chambres de Pierre : plus je les voyais
remplies d’objets, plus elles me paraissaient vides [...]. Il n’y avait là
que des reliques. Il n’y avait personne [...] La mère de Pierre avait
disparu dans les chambres à gaz. Sous toutes ces chambres vides qu’il
n’en finissait pas de remplir, il n’y avait que cette chambre-là. [...]
Sous toutes ces reliques, une mère perdue sans laisser de traces. »48
Sans vouloir écarter a priori l’interprétation de Pontalis, on
peut constater que ni Robin ni Burgelin ne soumettent les textes des
chambres à une analyse plus approfondie, ce qui eût pu les mener à
une toute autre perspective. Et si, au lieu de renvoyer à cette image
terminale et impossible de la chambre à gaz, les chambres étaient une
référence à cet autre lieu « oublié », la chambre de la première
enfance, rue Vilin, lieu qui était loin d’être vide, où l’union du fils et
de la mère était encore en place ? Il faudrait à ce moment-là se
demander pourquoi cette chambre d’enfance a été évincée par la
mémoire : évincée par le traumatisme que fut la déportation de la
mère ? et donc indirectement par cette autre chambre, la chambre à
gaz ? Cependant, sauf les spéculations de Pontalis, rien ne nous
prouve que c’est à cela que renvoie le projet des chambres. Mettre en
valeur la référence à la chambre d’enfance, absente, c’est aussi faire
une lecture plus proustienne des chambres, plus proche donc de
l’intertexte qui marque cet ensemble. Le but premier du projet des
chambres est proche de celui de Lieux : c’est celui, bien proustien, de
faire resurgir un passé oublié. Dans Lieux, en essayant tantôt de
décrire l’état actuel d’un lieu (le « réel »), tantôt de faire resurgir des
souvenirs liés à ce lieu, et cela pendant douze années de suite, Perec
tente de forcer la mémoire, de la débusquer du trou où elle se tapit.49
C’est le même espoir qui anime le projet des chambres.
Dans un article récent, « Perec et Proust : le travail de la
mémoire », Danielle Constantin a, la première, fait l’analyse du

47
Les dominos de Monsieur Lefèvre, op. cit., p. 141.
48
Jean-Baptiste Pontalis, L’amour des commencements, Gallimard, 1986, cité par
Régine Robin, op. cit., p.219.
49
Cf. II, ch. 4, § 3.
La mémoire absente 207

dossier génétique du projet des chambres, en le différenciant de ce


que, à la suite de Gérard Genette, elle appelle les « épitextes » : les
textes programmatiques et descriptifs sur le projet des chambres, tel
celui dans Espèces d’espaces50. Bien que je m’en tienne, dans ce qui
suit, aux « épitextes », mes conclusions rejoignent souvent les siennes.
Le chapitre « La Chambre », dans Espèces d’espaces, est un des textes
les plus importants où Perec présente et décrit des fragments de son
travail sur les chambres. Le texte s’ouvre par un double constat : « Je
garde une mémoire exceptionnelle, je la crois même assez
prodigieuse, de tous les lieux où j’ai dormi, à l’exception de ceux de
ma première enfance – jusque vers la fin de la guerre – qui se
confondent tous dans la grisaille indifférenciée du dortoir de collège. »
(EE 43) En apparence, la « mémoire prodigieuse » prédomine : elle
est en tête de la phrase, et l’oubli semble occuper une place
secondaire, comme l’exception à la règle. Il est presque banalisé,
comme si ces quelques années de la « première enfance » étaient de
peu de conséquence. En vérité, c’est l’inverse, comme on sait : c’est la
« mémoire trouée », l’amnésie pour tout ce qui touche à la première
enfance qui, chez Perec, a mené à un excès de mémoire (hypermnésie)
pour ce qui est de tout le reste, de tout ce qui est venu après.
Hypermnésie qui n’est pas seulement à lire comme une compensation,
mais aussi comme un accès que Perec tente de s’ouvrir vers ce hiatus
de sa mémoire. En faisant l’inventaire de « tous les lieux où j’ai
dormi », en aspirant à l’exhaustivité, comment ne pas espérer qu’un
déclic se fera, que par un prodige quasi proustien, surgira la chambre
oubliée, celle de la rue Vilin ? Cependant, « la guerre, les camps »
n’ont pas seulement oblitéré cette chambre-là, celle où l’union avec la
mère était encore en place, mais aussi, comme le dit la citation, celles
qui ont immédiatement suivi : chambres de pension ou de dortoir où,
de 1942 à 1944, planqué, Perec était coupé de toute famille, isolé. A
l’origine, une chambre heureuse, habitée, et ensuite, des chambres
malheureuses, indifférenciées : c’est là ce qui a déclenché le travail
sur les chambres, mais en même temps ce qui rend ce travail à jamais
impossible. En effet, et Perec le savait, l’accumulation de chambres ne

50
Danielle Constantin : « Perec et Proust : le travail de la mémoire », à paraître dans
Mémoire et culture, sous la direction de Claude Filteau et Michel Beniamino, Presses
Universitaires de Limoges. Je remercie Danielle Constantin de m’avoir communiqué
la version manuscrite de cet article.
208 Perec, Modiano, Raczymow

pouvait mener à la seule chose qui importât : la résurrection de la


chambre de la première enfance
Au moment où il écrit Espèces d’espaces, cependant, Perec a
l’air d’avoir confiance en son projet. Dans une phrase elle-même de
style proustien, il souligne la facilité du travail de mémoire autour des
chambres :

Pour les autres [c’est-à-dire les chambres d’après la guerre], il me suffit


simplement, lorsque je suis couché, de fermer les yeux et de penser avec un
minimum d’application à un lieu donné pour que presque instantanément,
tous les détails de la chambre, l’emplacement des portes et des fenêtres, la
disposition des meubles, me reviennent en mémoire, pour que, plus
précisément encore, je ressente la sensation presque physique d’être à
nouveau couché dans cette chambre.51

Chez Proust, on le sait, il s’agit d’une mémoire du corps : « la


mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules lui présentait suc-
cessivement plusieurs des chambres où il avait dormi. » (RTP I, 6)
Même phénomène chez Perec : « La seule certitude coenesthésique de
mon corps dans mon lit [...] réactive ma mémoire [...], « ici, le seul fait
de savoir [...] que mon lit était à ma droite [...] fait surgir un flot de
détails. » (EE 46) Le procédé est simple, a l’air de dire Perec, et il
donne lieu à un afflux de souvenirs. Le passé ressuscite non comme
passé, mais comme présent, il redevient un instant présent, il est
revécu dans sa dimension physique. Tout cela est très proustien et en
effet, Perec aime à laisser croire au lecteur que son projet « ne
voudrait rien être d’autre que le strict développement des paragraphes
6 et 7 du premier chapitre de la première partie (Combray) du premier
volume (Du côté de chez Swann) de A la recherche du temps perdu. »
(EE 47). L’espace, dit encore Perec, « fonctionne chez moi comme
une madeleine proustienne » (ibid.) 52 . Pourtant, plusieurs aspects
importants de cette expérience séparent Perec de Proust.

51
Cette phrase reprend la fin de la phrase suivante de Proust : « Et avant même que
ma pensée [...] eût identifié le logis [...], lui – mon corps – se rappelait pour chacun le
genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir,
avec la pensée que j’avais [...] » (RTP I, 6).
52
Danielle Constantin souligne à juste titre qu’il ne s’agit pas ici d’une « croyance en
l’hégémonie de la mémoire involontaire, mais bien plutôt que la chambre
perecquienne, comme la forme en expansion de la coquille Saint-Jacques qui moule le
petit gâteau, ressuscite par métonymie tout le contexte spatio-temporel [...] », art. cit.,
p. 8.
La mémoire absente 209

D’abord, le contexte et les conditions de cette expérience ne


sont pas les mêmes. Chez Proust, il y a un contexte naturel, celui des
demi-réveils, du « miracle » de la résurgence de la conscience et de la
mémoire au sortir du sommeil. Le Dormeur éveillé se demande où il
est, qui il est, et la mémoire du corps lui offre une première série de
réponses. Rien de tel chez Perec, où la situation de départ est
purement artificielle, elle est créée afin de stimuler la mémoire.
Significativement, il n’y a ni sommeil ni réveil mais une simulation de
sommeil, par le fait de s’étendre « quelques instants » et de fermer les
yeux (EE 46). Attitude assez proche en fait de celle de l’analyse, où
l’analysant s’étend, ferme les yeux (ou fixe le plafond, comme Perec
l’a décrit dans « Les lieux d’une ruse ») et laisse libre cours à ses
associations. Alors que la mémoire du corps de Proust est un procédé
spontané, une forme primitive de mémoire involontaire, il s’agit chez
Perec d’un procédé délibéré, du moins en ses débuts (« fermer les
yeux et penser avec un minimum d’application à un lieu donné
[...] »)53. Il y faut une certaine tension de la volonté et c’est en quoi les
rêveries de Perec sont plus proches du passage qui suit immédiatement
les demi-réveils, dans Combray, d’ailleurs communément appelé « la
rêverie des chambres » : « [...] je finissais par me les rappeler toutes
[les chambres] dans les longues rêveries qui suivaient mon réveil »
(RTP I, 7).
Une autre différence touche à la nature et à la qualité de ces
souvenirs. En se basant sur les esquisses qui se trouvent dans le
dossier génétique, Danielle Constantin souligne à juste titre la
pauvreté de ces souvenirs : « bribes de souvenirs, fragments du passé,
détails anodins, fugaces, banals [...] » 54 . Le projet des chambres
marque en fait un « échec de la mémoire »55 et c’est ce qui, à mon
sens, le rapproche du projet de « Lieux » : là aussi, en étudiant le
dossier génétique, Philippe Lejeune a constaté l’extrême pauvreté des
souvenirs56. En outre, il y a une différence nette quant à la nature de
ces souvenirs. Chez Proust, la première chambre qui renaît grâce à

53
Cf. Danielle Constantin, art. cit. : « le travail prérédactionnel [...] suggère la
pratique d’une mémoire artificielle, une ‘mémoire exercée’, pour reprendre
l’expression de Paul Ricoeur », bref d’un « art de la mémoire » (art. cit., p. 10).
54
Art. cit., p. 8.
55
Ibid., p. 9.
56
Cf. « Vilin Souvenirs. Georges Perec, par Philippe Lejeune », art. cit. Cf. à ce
propos, infra, II, chap. 4, § 3.
210 Perec, Modiano, Raczymow

cette mémoire du corps est celle de Combray, et elle occupe largement


un alinéa (RTP I, 6). Suit celle de Tansonville, qui est elle aussi
étroitement liée à Combray, donc à l’enfance, même si le souvenir
date de l’âge adulte. Mais chez Perec, nous l’avons vu 57 , un
« Combray » est justement ce qui fait cruellement défaut, et cet oubli
est la raison d’être du travail sur les chambres. Faute de pouvoir
évoquer la chambre de sa première enfance, rue Vilin, Perec a
« entrepris [...] de faire l’inventaire, aussi exhaustif et précis que
possible, de tous les Lieux où j’ai dormi » (EE 47), et il en a recensé
« près de deux cents » (ibid.). Au défaut de la mémoire, il supplée
donc par la quantité, mais aussi par la classification, autre forme de
maîtrise. Dans le dossier génétique, Perec a projeté une classification
géographique 58 mais, dans Espèces d’espaces, il rêve à d’autres
critères de classification, et projette une véritable « typologie des
chambres à coucher » (EE 48). Relevons seulement que le seul ordre
de classification qu’il exclut est l’ordre chronologique (ibid.). La
raison, passée sous silence, pourrait être qu’en adoptant un tel ordre,
l’absence de la chambre primitive apparaîtrait de manière trop
évidente.
Pour Perec donc, nul « miracle » de la mémoire involontaire,
je crois l’avoir assez montré. La mémoire perecquienne est un
« travail de la mémoire », un dur labeur de la mémoire. Dans
l’entretien qui porte ce nom, le terme est d’ailleurs bientôt suivi de
celui d’« anamnèse ». C’est dire que, dans le contexte perecquien, il
ne s’agit pas d’un simple travail d’enquête mais qu’il faut donner au
terme de « travail » son sens psychanalytique : il est en fait
l’équivalent du « Erinnerungsarbeit » freudien, travail au sens d’une
transformation de matériau psychique (comme dans le « travail de
deuil »), qui s’effectue dans le cadre de l’analyse, et qui présuppose la
collaboration de l’analysant. Le terme de travail s’oppose ici à la
compulsion de répétition : il consiste non à se livrer au flot répétitif,
obsessionnel, des souvenirs mais à effectuer un travail conscient,
critique sur le souvenir, une « perlaboration ».
Ce travail conscient est très net dans le cas de Je me souviens,
ensemble de « micro-souvenirs » collectifs. Plus encore que dans le
cas des chambres, il s’agit ici de « souvenirs qui sont provoqués » (JN

57
Cf. ce ch., § 1.
58
Cf. D. Constantin, art. cit., p. 6.
La mémoire absente 211

81), par un processus conscient, voulu : « pour moi, tout cela c’est une
sorte de mémoire active. J’essaie de me souvenir, je me force à me
souvenir. » (JN 82). Pour ce qui est de W ou le souvenir d’enfance,
Perec souligne également la dimension de travail qui lui est sous-
jacente : cette « autobiographie de l’enfance s’est faite à partir de
descriptions de photos [...]. En fait elle s’est faite à travers une
exploration minutieuse, presque obsédante à force de précisions, de
détails. » (JN 84) Décrire, analyser, décomposer : « à travers cette
minutie dans la décomposition, quelque chose se révèle. » (ibid.), tout
en restant profondément occulté, car « Tout le travail d’écriture se fait
toujours par rapport à une chose qui n’est plus, qui peut se figer un
instant dans l’écriture, comme une trace, mais qui a disparu. » (JN 91)
A la différence de Proust, l’écriture perecquienne fait resurgir non le
passé lui-même, « l’édifice immense du souvenir », mais uniquement
sa trace.
Chapitre 6

Une remémoration qui passe par les lieux :


Rue des boutiques obscures et
W ou le souvenir d’enfance

Trois années seulement séparent W ou le souvenir d’enfance (1975) et


Rue des boutiques obscures (1978). Proches dans le temps1, ces deux
romans sont également très proches quant à leur thématique : celle de
l’amnésie et du lent travail de construction de la mémoire. Tous deux,
ils mettent en scène un protagoniste qui a perdu la mémoire. Au « Je
n’ai pas de souvenirs d’enfance » du moi autobiographique de W
semble répondre le « Je n’ai aucune mémoire, monsieur » de Guy
Roland, dans le roman de Modiano. A cette différence près, essen-
tielle, que W comporte une partie ouvertement autobiographique alors
que Rue des boutiques obscures se présente explicitement comme
roman2. Dans le roman de Modiano, la dimension autobiographique
est présente de manière beaucoup moins directe. Comme nous le
verrons, il met en scène une vie inventée non de Modiano lui-même
1
Dans Les parties de domino (op. cit., pp. 157-160), Claude Burgelin consacre
plusieurs pages intéressantes aux ressemblances frappantes entre W et Villa Triste,
romans, cette fois, publiés la même année 1975 : le narrateur apatride, déserteur et
vivant sous un pseudonyme du roman de Modiano resemble en effet comme un frère à
Gaspard Winckler, il souffre de la même « pathologie de la mémoire », des mêmes
« balancements entre amnésie et hypermnésie sélective ». C’est dire que Modiano
n’est nullement le disciple de Perec, mais plutôt son contemporain ; il élabore, au
même moment, une problématique semblable (mais non identique). Cependant, dans
Rue des boutiques obscures, la problématique de la mémoire et de l’oubli est
beaucoup plus élaborée que dans Villa Triste, d’où le choix de ce roman dans ce
chapitre.
2
L’édition Nrf porte le titre « roman » ; et qui plus est, la figure du narrateur ne porte
pas le nom de l’auteur, comme dans les autofictions comme Livret de famille ou
Remise de peine. Dans son essai sur Modiano, Dervila Cooke est la première à faire
une distinction claire entre ces deux genres de textes chez Modiano : d’une part les
récits autofictionnels, de l’autre les romans à thématique autobiographique, cf. Present
Pasts, op. cit., p. 75-76.
214 Perec, Modiano, Raczymow

mais de son père. On revient là à la différence de génération qui


sépare Perec et Modiano : le premier est un survivant en quête de son
propre passé, le second, né après, ne peut être en quête que d’un passé
emprunté, celui de son père. Cela n’empêche pas que les deux textes
suivent la même voie : celle de l’imagination, de l’invention et de la
création du passé. Cette construction a lieu non seulement au niveau
du récit fictionnel – histoire de Gaspard Winckler, dans W, histoire de
Guy Roland, dans le roman de Modiano – mais également au niveau
du récit autobiographique de W.
Si l’autobiographie, chez Perec comme chez Modiano, passe
par la fiction, il y a une différence de taille entre les deux textes. Elle
touche à la forme. Chez Perec, avec l’enchevêtrement du récit de
fiction et du récit autobiographique, la structure compliquée de
correspondances, de « sutures » entre les deux, nous sommes encore
en plein dans la modernité, dans la littérature expérimentale. Car si
cette double structure interrompt sans cesse le récit, le brisant en mille
fragments épars, en même temps, par sa symétrie, elle semble aspirer
à l’unité : les deux fils de l’histoire sont complémentaires, ils tissent
un réseau, comme le dit Perec (W 14). Or chez Modiano, rien de tel.
Après l’expérimentation caractéristique de ses premiers romans, il est
revenu ici à une forme classique, peu remarquable en fait, mais qui a
l’avantage d’être élastique et ouverte. Cependant, comme Jacques
Bersani l’avait remarqué dès l’époque de Villa Triste, ce classicisme
est pure apparence, vernis qui cache une subversion de la forme
traditionnelle du roman 3 . Dans Rue des boutiques obscures, cette
subversion se traduit notamment par une parodie du roman policier et
de l’enquête qui la caractérise. On y trouve un élément ludique qui
allège le sérieux de la quête de soi. Comme l’a bien montré Dervila
Cooke dans son essai récent, il y a une auto-ironie certaine chez
Modiano qui, en accumulant les indices et les coïncidences, en
manipulant son lecteur, souligne le caractère construit, littéraire de
l’enquête de Guy Roland, tournant par la même en dérision les autres
récits autobiographiques de Modiano4.

3
J. Bersani, « Patrick Modiano, agent double », Nouvelle Revue française, no. 298,
novembre 1977, p. 78. Sur la question de la modernité de Modiano, cf. aussi infra,
Prologue § 4.3.
4
D. Cooke, Present Pasts, op. cit., p. 178 sq.
Une remémorisation qui passe par les lieux 215

1. Romans du père et de la mère ?

Le titre de Modiano, comme souvent, est à lire à plusieurs niveaux.


Comme l’ont souligné plusieurs commentateurs, il contient un clin
d’oeil à Perec, à La Boutique obscure, son livre sur les rêves5. Ce titre
annonce le rôle des rêves, de la rêverie dans le roman de Modiano : en
effet, il n’est pas sûr que Guy Roland, par son enquête, retrouve le
passé ; n’est-il pas plutôt en train de le rêver, de l’inventer ? C’est
l’imagination, et non le réel, qui fournit la clef du mystère à résoudre.
Le terme de « boutique obscure » est peut-être aussi une référence au
fait que, chez Modiano, le mystère – ici celui de l’identité de Guy
Roland – reste insoluble. Et la clef s’en trouve, justement, rue des
Boutiques Obscures, à Rome – lieu lié à la mélancolique figure de
l’ex-roi Farouk d’Egypte qui, dans Livret de famille, y donne rendez-
vous au narrateur pour se gaver de sandwiches (cf. LF 148)6 ! A un
autre niveau, qui dit rêve dit inconscient. Le titre annonce également
le rôle de l’inconscient, autre correspondance avec Perec : comme
celui-ci dans La boutique obscure ou dans W, Modiano est en quête de
ce qui a été censuré dans l’amnésie, « oublié » dans le traumatisme.
Si, chez Modiano, l’enquête est inséparable de la rêverie et de
l’imagination, on comprend pourquoi elle passe par la fiction et le
roman. Chez Perec, on voit un même détour par la fiction afin de
réveiller la mémoire : l’histoire de l’île de W, inventée à dix ans et
réinventée à quarante, en conjonction avec les fragments autobio-
graphiques, est la seule manière pour Perec de reprendre contact avec
son histoire. La question qui se pose alors est celle de la dimension
autobiographique des deux romans. Dimension tout à fait claire chez
Perec, qui l’affirme ouvertement dans les chapitres autobiographiques
de W. Chez Modiano, les choses sont moins nettes, du moins dans Rue
des boutiques obscures, qui se présente comme une œuvre de pure
fiction, mettant en scène un protagoniste qui, contrairement à bien
d’autres romans de Modiano, n’est pas un alter ego qui porte jusqu’à
son nom et prénom.
Une histoire inventée donc ? Ce serait fermer les yeux devant
un certain nombre d’indices, de correspondances frappantes : Pedro

5
La boutique obscure. 124 rêves, Denoël, 1973 ; cf. D. Cooke, op. cit., p. 178.
6
La rue des Boutiques obscures, qui constitue l’une des limites de l’ancien ghetto de
Rome, est également une référence à la judéité de Jimmy Pedro Stern alias Pedro
McEvoy.
216 Perec, Modiano, Raczymow

Stern, en qui Guy Roland croit se reconnaître, est, comme le père de


Modiano, né à Salonique en 1912, il est de nationalité grecque comme
lui (RBO 152). Comme Albert Modiano encore, l’Occupation fait de
lui une bête traquée, l’obligeant à prendre un faux nom et en fin de
compte à se réfugier à Mégève, en vue de passer la frontière suisse. Sa
judéité ne se trouve nulle part mentionnée, elle est à la fois absente et
présente dans la combinaison (qui caractérise également le nom
d’Albert Modiano et de son fils) entre un prénom non-juif, espagnol
même, et le nom de famille Stern qui, comme l’a remarqué Charlotte
Wardi, nous ramène à la « place de l’étoile » 7 . Comme le montre
également Alan Morris, la dimension autobiographique est renforcée
par les correspondances implicites entre Rue des boutiques obscures et
le roman qui le précède immédiatement : Livret de famille. Morris
souligne la similitude entre le prénom emprunté de Guy Roland et
celui assumé par le père de Modiano pendant l’Occupation : Guy
Jaspaard de Jonghe (LF 12). En outre, dans Livret de famille, le
narrateur découvre que ses parents se sont mariés en 1944 à Mégève et
se demande pourquoi. Pourquoi ne pas considérer le roman qui suit
comme une réponse – imaginaire – à cette question, donc comme une
vie imaginaire de son père ?8
Comme semble également l’indiquer la dédicace « Pour Rudy.
Pour mon père », Rue des boutiques obscures est, comme Les
boulevards de ceinture, un roman du père, où Modiano, à travers un
personnage romanesque, se glisse dans la peau du père afin de
découvrir, de rêver le passé de celui-ci, qu’il ignore. Dans ce contexte,
on ne s’est jamais demandé pourquoi Modiano met en scène son père
comme un amnésique en quête d’identité. L’amnésie ferait-elle
référence au silence observé par le père sur son passé, à son refus ou
son impossibilité de rien transmettre à son fils ? Dans ce cas, avec Rue
des boutiques obscures, Modiano à la fois tente de comprendre le sens
de ce silence et de lui trouver une alternative imaginaire : celle d’un

7
Selon Ch. Wardi, la « spécificité juive » du narrateur est révélée « par le nom
symbolique, vrai patronyme du narrateur, Stern, qui signifie étoile, étoile jaune
comme dans La place de l’étoile et dont la lumière le guide. » (« Mémoire et écriture
dans l’oeuvre de Patrick Modiano », Les Nouveaux Cahiers, no. 80, printemps 1985,
p. 46). Mais comment être sûr que Stern est le « vrai patronyme » de Guy Roland ?
Cela, justement, le roman ne nous le confirme pas.
8
A. Morris, Patrick Modiano, op. cit., p. 87: « the memories of the années noires
which, through Guy, Modiano recalls are those which belong to his father, or those
which might well belong to him. »
Une remémorisation qui passe par les lieux 217

personnage qui, contrairement au père réel de Modiano, tente de briser


ce silence et de retrouver son propre passé.
Cependant, Rue des boutiques obscures n’est pas seulement
un roman du père, mais aussi de la mère, et là, un autre parallèle
s’esquisse avec W, car la disparition de la mère est le point de fuite
des deux romans. Si un parallèle apparaît ici, le thème révèle
également toute la distance qui sépare Modiano de Perec. C’est,
encore une fois, ce qui distingue l’expérience du survivant de celle de
la génération d’après, vouée à réinventer, par l’imagination, des
événements qu’elle n’a pas vécu. Pour Perec en effet, la disparition de
la mère est un fait incontournable, une donnée historique. C’est, pour
reprendre le titre de l’ouvrage de Manet van Montfrans, « la contrainte
du réel » : la contrainte première, dont toute son œuvre est une
élaboration. Dans W, il la met en scène de multiples manières, dans les
chapitres autobiographiques comme dans les chapitres fictionnels.
Chez Modiano par contre, nulle « contrainte du réel » sur ce plan
strictement autobiographique : sa mère Luisa Colpeyn, non-juive,
n’est pas en danger pendant l’Occupation, à laquelle elle survit sans
problème. Elle est bien un des modèles du personnage de Denise
Coudreuse, avec qui elle partage l’initiale de son nom de famille : C.
Non-juive comme la mère de Modiano, Denise partage pourtant le sort
de son compagnon Pedro Stern, persécuté, en se réfugiant avec lui à
Mégève et se trouve par là elle-même en danger. Lorsque Pedro et elle
tentent de passer la frontière suisse, ils sont victimes d’un passeur
collabo qui les sépare et à partir de ce moment-là, Denise disparaît de
la circulation. C’est surtout par cette disparition sans traces que son
sort est proche de celui de la mère – des mères – dans W. Mais avant
d’y venir, il faut se demander pourquoi une telle mise en scène de la
figure de la mère, chez Modiano. Est-ce une image radicale du rôle
évanescent – c’est le moins qu’on puisse dire – que joua la mère pour
l’enfant Modiano ? Là encore, on songe à Remise de peine et à tant
d’autres récits où la mère, absente, néglige l’enfant, où elle disparaît
pendant des mois sans laisser d’adresse. La mère disparaît, le père est
un amnésique, qui finit par disparaître lui aussi, le petit frère meurt
prématurément : voilà qui pourrait expliquer que l’enfant, né après, se
sente absolument coupé du passé et que, se glissant dans la peau du
père, il parte à la recherche de ce passé, tentant de vaincre l’amnésie,
la neige blanche de l’oubli et de la disparition.
218 Perec, Modiano, Raczymow

Loin de faire le récit de la Shoah, les deux romans y font


allusion par la figure de la disparition, du blanc. Chez Perec comme
chez Modiano, nous l’avons vu, la Shoah c’est le blanc, c’est un trou,
une omission, une absence qui s’impose par son absence même. Pour
écrire cette disparition, ils se servent de multiples procédés formels.
Tout d’abord, il y a le blanc qui s’impose à la place du récit des
événements. Dans W, comme on sait, le récit autobiographique s’inter-
rompt au chapitre X, après le récit du départ de Georges (W 76-77).
Les quelques détails sur le sort de la mère ont déjà été consignés plus
haut, au chapitre VIII : sa tentative de passer en Zone Sud, les dates de
son internement à Drancy et de sa déportation (W 48-49). Demeure le
constat de l’ignorance totale quant à ce qui s’est passé après. Même le
camp où elle a péri demeure inconnu (W 57) : « Nous n’avons jamais
pu retrouver de trace de ma mère ni de sa soeur » (ibid.). Cette
absence de traces et ce vide ne sont pas seulement constatés, mais
encore et surtout, ils sont inscrits dans le texte sous la forme des points
de suspension qui séparent la première et la seconde partie. Ces points
de suspension ont été amplement commentés par les critiques. Selon
Manet van Montfrans, ils renvoient, dans le récit autobiographique
comme dans le récit fictionnel, à un changement de lieu qui n’est pas
raconté, dont ils constituent l’indice. Dans le premier cas, il s’agit du
voyage de l’enfant de Paris à Villard ; dans le second, le lecteur passe
sans transition de l’Allemagne à la Terre du feu, et en plus Gaspard
Winckler « disparaît et cède le pas au narrateur hétérodiégétique qui
entame la description de l’île de W ».9 Van Montfrans signale par là
même le paradoxe d’un « récit de voyage » qui « passe tout simple-
ment sous silence le déplacement des personnages-narrateurs »10.
Comment expliquer ce paradoxe ? Peut-être marque-t-il
l’impossibilité de raconter cet autre voyage qui, structurellement, ne
saurait être raconté : celui de la déportation de la mère vers Drancy et
Auschwitz ? Dans le récit fictionnel, il y a un élément qui semble le
confirmer, c’est le récit de la mort horrible de Caecilia, lors du
naufrage du Sylvandre (W 80-81) : sans vraiment suppléer à cet
épisode absent, il en constitue pourtant une trace. Cette mort en mer a
un point commun avec la mort dans les chambres à gaz : c’est une
mort par enfermement dans un lieu clos, dont le prisonnier cherche

9
Manet van Montfrans, La contrainte du réel, op. cit., p. 162.
10
Ibid.
Une remémorisation qui passe par les lieux 219

désespérément à s’évader : « ses ongles en sang avaient profondément


entaillé la porte de chêne » (W 81). Détail qui fait un point de suture
avec la fin du chapitre XXXV, où Perec raconte sa visite d’une
exposition sur les camps de concentration : « Je me souviens des
photos montrant les murs des fours lacérés par les ongles des gazés
[...] » (W 213).
Dans Rue des boutiques obscures aussi, le sort de Denise
Coudreuse demeure inconnu, il est laissé en blanc. Même contraste,
ici, entre ce blanc et le récit détaillé du départ, au chapitre XXXVII.
Le départ de Paris d’abord, le voyage ensuite, le séjour à Mégève et
enfin, la tentative de passer la frontière suisse. Alors que les autres
chapitres du roman consistent en un récit suivi, ce qui se traduit par un
texte compact, ce chapitre-ci est fait de fragments séparés par des
blancs : c’est une première manière d’écrire le blanc, la disparition,
dans le chapitre même où il atteint son climax du point de vue de
l’histoire. Par cette écriture fragmentaire, ce chapitre s’apparente bien
évidemment à W, où une telle « écriture non liée » (W 93) est une
constante.
Tout ce qui précède la disparition de Denise est décrit en
détail, après quoi plus rien. Elle se laisse emmener seule par le
passeur, qui s’avère après coup être collabo. Un baiser de la main,
semblable au mouchoir blanc agité par la mère de Perec, est son
dernier signe de vie (W 48). Le paragraphe suivant fait absolument
silence sur son sort, il ne donne que son signalement, comme si
Denise était déjà une personne disparue, recherchée : « Elle était
habillée, ce matin-là, d’un manteau de skunks, d’un pull-over
Jacquard et d’un pantalon de ski que lui avait prêté Freddie. Elle avait
vingt-six ans, les cheveux châtains, les yeux verts, et mesurait 1,65
m » (RBO 196). On croirait lire l’avis de recherche de Dora Bruder !
Dans le roman de Modiano, la disparition de Denise
Coudreuse est renforcée par l’image de la neige, image d’une très
grande richesse symbolique11. La neige tombe d’un bout du chapitre à
l’autre, non seulement dans les Alpes mais aussi à Paris, mais sa
signification change progressivement. A Paris, la neige rend la ville

11
Comme le montre Alain Boni, la neige n’est que « le dernier avatar du blanc », d’un
« sémantisme de la blancheur » qui parcourt d’un bout à l’autre le roman, et dont il
mentionne des dizaines d’occurrences. Ainsi l’amnésie, la disparition et l’absence
sont-elles inscrites non seulement dans l’intrigue, mais encore et surtout dans la trame
des images (« Suite en blanc », Critique no. 468, vol. XLII, 1986, p. 653-667).
220 Perec, Modiano, Raczymow

méconnaissable, repoussante même, avec « son odeur de terre


mouillée et de pourriture » (RBO 177). Cette odeur de mort pousse le
protagoniste à partir pour sauver sa vie. Alors, la neige change de
signe : à l’arrivée en Savoie, le « paysage blanc de neige » se fait
« doux » et « amical » (RBO 183). Comment expliquer ce changement
de valeur ? C’est que la neige, conjuguée à un « brouillard blanc et
cotonneux », est protectrice. Elle permet à Pedro et à sa compagne de
devenir invisibles, de se fondre dans le paysage, jusqu’à disparaître :
« peut-être finirions-nous par nous volatiliser », par devenir « cette
buée qui recouvrait les vitres » (RBO 184). Pourtant, il ne faut pas s’y
tromper, cette neige n’est pas moins mortifère que la neige parisienne.
Lorsque, après la disparition de Denise, le protagoniste se couche dans
la neige, il ne désire rien de moins que de mourir. S’il survit, c’est que
la neige est également l’image d’un désir d’oubli : comme celui de
Livret de famille, le protagoniste de Rue des boutiques obscures
cherche une « Suisse du coeur ». Il la cherche même littéralement,
puisqu’il essaie de passer en Suisse ! Comme d’autres commentateurs
l’ont signalé, le désir exprimé dans Livret de famille – « J’aurais tout
donné pour devenir amnésique » (LF 116) – semble exaucé dans Rue
des boutiques obscures. Cet aspect volontaire de l’oubli vient
confirmer la thèse déjà mentionnée de Dervila Cooke sur le décalage
temporel étonnant entre la disparition de Denise Coudreuse (en 1943)
et l’amnésie qui ne se déclare qu’en 1955, douze années plus tard. Elle
soutient en effet que, chez Guy Roland, le refus conscient de se
souvenir se mue peu à peu en amnésie, en impossibilité de se
souvenir.12

2. Une identité duelle

L’amnésie, dans les deux romans, donne lieu à une quête d’identité
acharnée. Car chez Modiano comme chez Perec, l’identité fait
problème, elle est vacillante, duelle même. Un des symptômes en est
l’abondance des faux noms. De manière frappante, les deux romans
s’ouvrent par la réception d’un faux nom, ou du moins d’un nom
emprunté. Ainsi Gaspard Winckler, le héros du récit fictionnel de W,
porte le nom de l’enfant Gaspard Winckler, disparu en mer. Ce nom

12
D. Cooke, op. cit., p. 185; cf. infra, I, ch. 2, § 3.
Une remémorisation qui passe par les lieux 221

que, déserteur, il a reçu de la part d’une organisation suisse de soutien,


n’est pas un faux nom, ses nouveaux papiers sont loin d’être des faux,
car ils lui viennent d’un enfant qui a réellement existé (cf. W 36-37).
Or cette découverte fait vaciller son identité nouvellement acquise :
« M’appelais-je encore Gaspard Winckler ? Ou devrais-je aller le
chercher au bout du monde ? » (W 63) La révélation d’Otto Apfelstahl
l’oblige à se demander « ce qu’il en était advenu de l’individu qui [lui]
a donné [son] nom » (W 29), à partir en quête de celui-ci.
Certes, on a pu soutenir que les deux Gaspard Winckler sont
une seule et même personne. Ainsi Janneke Lam, dont la lecture basée
sur la théorie du traumatisme, considère à juste titre le double w
comme « une invitation à lire le livre de Perec comme un ‘double-
texte’, consistant en deux ‘textes dédoublés’, dont les ‘convolutions
complexes’ tracent l’histoire de son enfance » 13. Dédoublement qui se
prolonge au niveau du narrateur, où Lam discerne une véritable
duplication, ou dissociation de personnalité : entre le narrateur auto-
biographique et le narrateur fictionnel d’abord, mais ceux-ci se dé-
doublent à leur tour. Gaspard Winckler adulte se double de Gaspard
Winckler enfant, dédoublement qui reflète la dualité de Georges Perec
adulte et de Georges Perec enfant. Pour Janneke Lam, le surdo-mutis-
me de l’enfant Gaspard Winckler et son « traumatisme enfantin »
constituent des indices de la dissociation de personnalité de Gaspard
Winckler. Le double w est donc pour elle le signe d’une « double-
vie » (W 62) : « les deux Gaspard Winckler incarnent une seule
personne, et le récit de W concerne un seul et unique Gaspard
Winckler » 14 . Cependant c’est là une lecture un peu hâtive, qui se
montre peu sensible au point de vue choisi par Perec. En effet, ce n’est
pas celui de l’analyste, qui après coup et de haut, tire ses conclusions,
mais celui de l’analysant et du romancier que fut Perec : de l’intérieur,
il exprime la distance qui le sépare, adulte, de l’enfant qu’il fut ; de cet
enfant, il est éloigné, aliéné au point qu’il met en scène l’adulte et
l’enfant comme deux personnes, deux personnages différents
(Gaspard Winckler adulte et Gaspard Winckler enfant). Au niveau du
texte, et c’est justement là sa force, rien n’indique que les deux
coïncident, leur relation demeure au contraire mystérieuse, indéci-
dable. Si on fait foi au chapitre I de W, la quête de Gaspard Winckler

13
Whose Pain? Childhood, Trauma, Imagination, Amsterdam, Asca Press, 2002, p.
34.
14
Lam, op. cit., p. 62.
222 Perec, Modiano, Raczymow

est restée sans aboutissement (« peut-être, cette mission ne fut pas


accomplie », W 9), l’enfant n’est pas retrouvé et qui plus est, au terme
du chapitre XI, le témoin disparaît lui aussi, comme l’indique
l’interruption prématurée de son récit15.
Or on trouve un phénomène comparable dans Rue des
boutiques obscures. « Je ne suis rien. Rien qu’une silhouette claire, ce
soir-là, à la terrasse d’un café. », tel est l’incipit du roman. On ne
s’étonne pas alors d’apprendre, deux pages plus loin, que cet homme,
frappé d’amnésie jusqu’à avoir oublié son nom, a reçu un nom et une
identité d’emprunt de la part de Hutte, le détective privé à qui il s’était
adressé pour l’aider à retrouver « des témoins ou des traces de [son]
passé » (RBO 11). Guy Roland, je l’ai déjà mentionné, porte le
prénom qui figurait également dans les faux papiers d’Albert
Modiano. Le nom de Guy Roland est donc probablement un faux
nom ; contrairement à celui de Gaspard Winckler, il n’a appartenu à
aucune personne vivante. C’est le vrai nom de Guy Roland qui, en
dernière instance, constitue l’objet de la quête qu’il entreprend.
Mais cette quête paradoxalement débouche sur une personne –
Pedro Stern – qui, elle aussi, a probablement pris un faux nom, par
souci de sécurité, pendant l’Occupation. Guy Roland, Pedro Stern,
Pedro McEvoy...: voici trois noms dont le lecteur pourrait supposer
qu’ils se réfèrent à une seule et même personne. Ne lit-il pas ceci, à la
fin de la fiche de signalement de Pedro McEvoy : « Il peut aussi s’agir
d’un individu ayant usé d’un nom d’emprunt et de faux papiers,
comme il était courant à l’époque » (RBO 153) ? Mais dans ce cas,
quel est le vrai nom, McEvoy ou un nom non-mentionné ici ? Par la
disposition face-à-face des deux chapitres, XXIX et XXX, qui four-
nissent le signalement des deux Pedro, Modiano accentue la
complémentarité, mais aussi la non-coïncidence entre les deux. Par ce
dédoublement, la question centrale – celle du vrai nom de Guy Roland
– devient définitivement insoluble. L’identité de Guy Roland demeure
vacillante, duelle comme celle de Gaspard Winckler, dans W. Et
Freddie Howard de Luz, le seul à pouvoir confirmer cette identité,
demeure sur l’île de Padipi en Polynésie et lorsque le protagoniste l’y
cherche, il s’avère avoir disparu dans des circonstances qui rappellent
la disparition du jeune Gaspard Winckler dans l’archipel d’îles de la

15
Comme on sait, le narrateur de la deuxième partie du récit fictionnel, c’est-à-dire de
la description de l’île de W, n’est pas Gaspard Winckler, mais un narrateur beaucoup
plus général et impersonnel, hétérodiégétique de plus.
Une remémorisation qui passe par les lieux 223

Terre du Feu... Freddie est d’ailleurs une figure paternelle : selon le


signalement du chapitre XXXIX, il est né le 30 juillet 1912, donc le
même jour que Patrick Modiano, mais la même année que le père de
Modiano – et que Pedro Stern ! (RBO 200). Il semble par là voué au
rôle du médiateur mais, par sa disparition, cette médiation tourne
court. Comme toujours, le père disparaît.
Comme on voit, les points de contact entre W et RBO sont
nombreux. Un autre point de contact, dans ce chapitre consacré à la
mémoire et à l’oubli, est bien évidemment le mouvement d’anamnèse
qui est décrit dans les deux romans : de l’amnésie à la construction de
la mémoire, bien des liens se tissent entre les deux textes.

3. De l’amnésie à l’invention d’une mémoire

W ou le souvenir d’enfance16, Rue des boutiques obscures : les deux


romans décrivent un même mouvement, une même évolution, de
l’amnésie totale à la quête d’une mémoire, qui s’avèrera construite,
inventée plutôt que retrouvée. Comment le moi autobiographique de
W, et le protagoniste du roman de Modiano, tâtonnent-ils dans le blanc
de l’amnésie ? Et sur quels supports s’appuient-ils dans leur travail de
la mémoire ?
Dans Rue des boutiques obscures, nous l’avons vu, l’amnésie
est la plus radicale : non seulement elle touche à une période beaucoup
plus étendue que dans W, mais surtout elle est une absence totale de
souvenirs, ce qui n’est pas le cas chez Perec. L’image par excellence
de cette absence de mémoire, c’est le brouillard : ce « brouillard blanc
et cotonneux » (RBO 184), le protagoniste s’y enfonce dès son arrivée
en Savoie, et il y tâtonne encore vingt ans après, lorsqu’il amorce son
enquête, à Paris (cf. RBO 41). Dans cette première phase de son
enquête, entièrement privé de souvenirs, il s’en remet à ceux des
autres, mais la mémoire des autres est aussi défectueuse que la
sienne : « Oui... oui... Je crois que j’ai déjà vu Monsieur », balbutie
Heurteur, le propriétaire du restaurant que visite le protagoniste en
compagnie d’une autre vague connaissance, Paul Sonachitzé (RBO
16).

16
Dans ce qui suit, je me limite presque exclusivement au récit autobiographique.
224 Perec, Modiano, Raczymow

Souvenirs absents ou indistincts : la situation dans Rue des


boutiques obscures est assez différente de celle de la première partie
de W, même si dans les deux cas la mémoire est soumise à critique,
démystifiée. Perec adulte ne tâtonne pas entièrement dans l’obscurité
mais, de l’avant-guerre, il ne possède que deux ou trois souvenirs : il
s’agit notamment de la lettre hébraïque et de la clef (W 22-23). Ces
deux souvenirs ont été abondamment commentés par les critiques17 ;
je m’attache uniquement ici au fonctionnement de la mémoire, non à
son contenu. Parce que rares, ces souvenirs sont devenus obsessifs :
ici mais également dans d’autres écrits18, Perec les analyse, les décor-
tique et les retourne infiniment dans tous les sens. Dès l’abord, le
chapitre IV spécifie que les souvenirs qui seront narrés ont une
histoire. Ce n’est pas la première fois qu’ils sont relatés, et ce
processus de répétition et de reproduction, loin d’enrichir ces
souvenirs, de les préciser, les appauvrit. Avant même de les raconter,
Perec les qualifie d’« improbables », de « pas entièrement invraisem-
blables », « profondément altérés, sinon complètement dénaturés » par
ce processus (W 22). Ainsi, le premier souvenir est narré sur le mode
conditionnel (« Le premier souvenir aurait pour cadre [...] »), ce qui
n’ajoute pas à sa crédibilité. Les deux souvenirs sont donc d’emblée
soumis au soupçon, et Perec s’exerce à en rechercher les sources, et à
décrire le déplacement subi par celles-ci dans le « travail de la
mémoire » (terme que j’emploie ici par analogie avec le travail du
rêve freudien). Ainsi, dans le cas de la lettre hébraïque, Perec discerne
une source double : le déchiffrement de lettres dans un journal
français, avec la cousine Fanny (W 24) mais aussi le topos pictural de
la « Présentation au Temple ». En signalant que le souvenir de la clef
a tous les traits d’un rêve, d’une fabulation, Perec semble prêter le
flanc à une interprétation freudienne, ce dont les critiques ne se sont
en effet pas abstenus. Bref, dans ces quelques pages, Perec procède à
la démystification de ses propres souvenirs.

17
Cf. notamment Philippe Lejeune, « La lettre hébraïque. Un premier souvenir en sept
versions », repris dans La Mémoire et l’Oblique, op. cit. ; Mireille Ribière,
« L’autobiographie comme fiction », Cahiers Georges Perec no. 2 (1988).
18
Dans les « Vilin-Souvenirs », on retrouve la lettre et la clef, de manière répétée, cf.
infra, II, ch. 4, § 3. Mais la répétition infinie de ces quelques souvenirs n’apporte
aucun élément supplémentaire. Au contraire, il renforce le sentiment de stérilité de ces
souvenirs.
Une remémorisation qui passe par les lieux 225

3.1. Le recours aux documents

Absence totale de souvenirs (Modiano) ou faux souvenirs, fabulations


(Perec) : dans leurs textes, les deux romanciers y font face en ayant
recours aux documents et à la photographie : s’agit-il là d’une source
sûre ? Rien n’est moins certain : « [...] je n’ai pour étayer mes
souvenirs improbables que le secours de photos jaunies, de
témoignages rares et de documents dérisoires », dit Perec (W 22). Si la
présence de documents – souvent reproduits tels quels dans le texte
romanesque – est une constante dans les romans de la génération
d’après, Perec et Modiano en font pourtant un usage tout à fait
différent. Dans la première partie du récit autobiographique de W, il y
a relativement peu de documents et ils ne font guère avancer la quête
biographique. Ils n’en ont pas moins une importance capitale. Ainsi, à
propos de sa déclaration de naissance, Georges Perec relate en détail
les circonstances mais aussi les données administratives et légales :
« En fait, cette déclaration, répondant aux dispositions de l’article 3 de
la loi du 10 août 1927, fut souscrite par mon père quelques mois plus
tard [après sa naissance le 7 mars 1936], très exactement le 17 août
1936, devant le juge de paix du 20e arrondissement. » (W 32) Pour
aussitôt ajouter qu’il possède « une copie certifiée conforme de cette
déclaration, dactylographiée en violet sur une carte de correspondance
datée du 23 septembre 1942 et expédiée le lendemain par ma mère à
sa belle-soeur Esther [...] » (ibid.). Pourquoi tous ces détails ?
Pourquoi cette manie de la précision ? D’abord, la légalité de toutes
ces données et l’aspiration à « être en règle » qui caractérisait les
parents de Perec (comme tant d’autres Juifs dans la France d’avant-
guerre) contraste douloureusement avec le traitement qui leur fut
infligé, et qui fut méticuleusement exécuté par la même administration
française. Mais surtout, comme Perec le mentionne lui-même, la copie
conforme « constitue l’ultime témoignage que j’aie de l’existence de
ma mère » : autrement dit, c’était son dernier signe de vie. A
l’orphelin que Perec était en passe de devenir, ce signe de vie donnait
deux choses capitales : un nom, donc une identité, et la nationalité
française (cf. W 31).
Dans Rue des boutiques obscures, les documents occupent
beaucoup plus de place. Fiches d’identité, correspondance, pages de
Bottins téléphoniques et mondains, extraits d’archives, coupures de
journal : de tels documents occupent des chapitres entiers dans le
226 Perec, Modiano, Raczymow

roman de Modiano 19 . C’est qu’ils constituent autant de jalons dans


l’enquête quasi policière de Guy Roland, des données précieuses qui
rapprochent le narrateur de son but. Certes, le lecteur en est conscient,
tout est inventé dans ces documents. Sauf peut-être les extraits du
Bottin téléphonique d’avant-guerre : s’il arrive à Modiano de citer des
numéros réels, ce sont des numéros auxquels aucun abonné ne répond
plus. Ainsi, le protagoniste retrace Hélène Pilgram – étape essentielle
de l’enquête – à l’aide de son ancien numéro de téléphone, qu’il
retrouve dans une annuaire d’avant-guerre (cf. RBO 86). Par cette
abondance de documents, Modiano tourne en dérision à la fois le
« docu-novel », basé sur des documents « réels » et le roman policier,
toujours à la recherche de « pièces à conviction ».
Le document par excellence, c’est évidemment la photo-
graphie, dont le roman de Modiano fait également ample usage. Elle a
pour fonction de construire une identité qui n’existait pas préala-
blement. Dans Rue des boutiques obscures, à deux reprises, en effet,
Guy Roland reçoit une boîte de photos. S’il les examine, c’est dans le
but exclusif de se reconnaître dans ces photos et par là de définir son
identité. Cependant, ceux qui lui offrent ces photos se déchargent sur
lui d’un passé qui leur pèse, ils lui passent littéralement le flambeau
(cf. RBO 39). Ainsi, Guy Roland hérite d’abord du trouble passé russe
de Stioppa de Djagoriew (RBO 36-37), ensuite de celui de Freddie
Howard de Luz (RBO 80-81), et enfin de celui des mystérieux sosies
Pedro Stern et MacEvoy. En définitive, comme le faisait Modiano lui-
même en se plongeant dans la vie d’Emmanuel Berl, Guy Roland, qui
affirme être sans identité, « se fabrique une histoire, un passé avec
celui des autres »20.
Avec cette problématique, typique de la génération née après
1945, nous sommes à des milles de celle d’un survivant enfant comme
Perec. Pour Perec, les photographies qui lui restent ne sont pas un
moyen de s’identifier – même si, nous l’avons vu, il y a dissociation
entre son moi actuel et son moi passé – mais une manière d’en savoir
plus sur cette vie d’avant-guerre dont il a perdu toute mémoire, et
surtout sur ses parents. Les photographies doivent suppléer aux
souvenirs absents : il espère, en les déchiffrant, raviver une mémoire

19
Selon Alain Boni, le livre lui-même est transformé en document : « Les papiers
d’identité, ce sont les pages du livre, avec la trace laissée par l’écriture, noir sur
blanc. » (« Suite en blanc », art. cit., p. 665), cité par D. Cooke, op. cit., p. 179.
20
Emmanuel Berl. Interrogatoire, op. cit., p. 9.
Une remémorisation qui passe par les lieux 227

qui refuse le service. Ce but est-il atteint ? On en doute, en lisant les


descriptions détaillées de photographies dans W. En décrivant de
manière exhaustive les vêtements, l’attitude, le regard du père ou de la
mère sur les diverses photos, Perec ne se heurte-t-il pas à la surface
lisse, impénétrable de la photographie, à l’impossibilité justement de
dépasser ce stade de la description neutre, extérieure ? D’autre part,
ces descriptions révèlent également que commenter, déchiffrer une
photo, c’est déjà orienter le regard, fabuler sur son contexte et par
conséquent, fausser la photo. Donc, comme il le fait pour ses
souvenirs, Perec affuble son commentaire de la photo du père d’un
appareil de notes critiquant et corrigeant les erreurs de sa description,
qui date d’une quinzaine d’années auparavant (W 42 & 49). De la
mère, Perec décrit trois photos différentes. Ici, nulle trace de
commentaires critiques. Ces trois photos sont en position isolée dans
le texte, mais ensemble, implicitement, elles racontent une histoire :
celle qui, du bonheur de la symbiose maternelle (photo no. 1, W 69-
70) mène au deuil (photo no. 3, W 74), qui prélude à la séparation. Si
ces photos ne réveillent chez lui aucun souvenir concret, elles portent
pourtant la trace d’un rapport, d’une « mémoire » qui passe par la
chair, et qui s’exprime dans des attitudes, des gestes communs à la
mère et à l’enfant, par quoi précisément il est son enfant : ainsi le fait
que la mère et l’enfant penchent légèrement la tête à gauche (W 70, 71
et 72) pourrait être considéré comme une des preuves « que nous
avons vécu ensemble [...], [qu’] ils [les parents] ont laissé en moi leur
marque indélébile et que la trace en est l’écriture [...] » (W 58).

3.2. Le recours aux lieux

Dans cette première phase de l’anamnèse, où le moi autobiographique


de W comme le narrateur de Rue des boutiques obscures tentent de
s’arracher à l’amnésie, les documents – et les photographies en
particulier – jouent donc un rôle très différent. Si, pour Perec, les
documents constituent un véritable témoignage, pour Modiano ce sont
surtout des indices, des données qui font avancer l’enquête. Comme
on sait, la brève description de la rue Vilin au début du chapitre X de
W est en rapport d’intertextualité étroite avec les différents « Réels »
de la rue Vilin rédigés par Perec dans le cadre du projet de Lieux, dans
les années qui précèdent immédiatement celles de la rédaction de W.
228 Perec, Modiano, Raczymow

Si ces descriptions annuellement répétées n’ont pas mené à la


résurgence du souvenir, tant espérée, elles ont pourtant constitué un
travail de commémoration et de deuil. Elles ont également permis à
Perec de prendre conscience de la profondeur de l’oubli de la rue
Vilin. Dans ce sens, la suite du chapitre X est non pas le souvenir de la
rue Vilin, mais plutôt l’histoire de l’oubli de cette rue : « J’aurais été
incapable, alors, de simplement situer la rue et je l’aurais plus
volontiers cherchée du côté des métros Belleville ou Ménilmontant
que du côté du métro Couronnes. » (W 68) Lorsque enfin, quinze
années après la guerre, Perec y revient, « la rue n’évoqua en moi
aucun souvenir précis, à peine la sensation d’une familiarité
possible » (ibid., mes italiques).
Ici, Perec tâtonne autant dans l’obscurité de l’oubli que Guy
Roland au début de son périple, où le parfum poivré des cheveux de la
jeune mariée lui rappelle quelque chose, « mais quoi ? » (RBO 23). Si,
dans W, les lieux – la rue Vilin en particulier – ne font donc que
confirmer et approfondir la conscience de l’oubli, il en est tout
autrement chez Modiano. Dans Rue des boutiques obscures, comme
dans les autres romans de Modiano, les lieux jouent un rôle primordial
dans la résurgence, ou plutôt dans la production, l’invention de
souvenirs. D’ailleurs les découvertes importantes, dans le cours de
l’enquête, sont souvent ni plus ni moins qu’une adresse (dont la
découverte justifie parfois un chapitre à part, cf. ch. XIX, XLI). Et qui
plus est, le premier « déclic » de la mémoire – qui amorce sa
résurgence – est intimement lié à un lieu, la rue Cambacérès, où Guy
Roland est reconnu par Hélène Pilgram comme étant Pedro MacEvoy
(ch. XV). Cependant, tout au long de ce chapitre, Guy Roland, lui, ne
reconnaît rien de lieux qui devraient pourtant lui être familiers ; c’est à
la fin seulement que, seul dans la chambre qu’il avait occupé avec
Denise, en contemplant la vue qui s’offre de cette chambre, dans le
crépuscule, et les agents de police qui y sont en faction, « une sorte de
déclic » a lieu en lui : « Ces façades, cette rue déserte, ces silhouettes
en faction dans le crépuscule me troublaient de la même manière
insidieuse qu’une chanson ou un parfum jadis familiers. Et j’étais sûr
que, souvent, à la même heure, je m’étais tenu là, immobile, à guetter,
sans faire le moindre geste, et sans même allumer une lampe. » (RBO
103) Dans un langage très proustien, c’est encore le souvenir involon-
taire, suscité par une sensation – sensation visuelle en l’occurrence –
Une remémorisation qui passe par les lieux 229

qui surgit ici. Avec ce premier « déclic » du souvenir, l’anamnèse


s’amorce dans le roman de Modiano.
Nous en arrivons à une différence essentielle entre les deux
romans : chez Modiano, il y a bel et bien un « déclic » du souvenir,
une résurgence du passé oublié (mais la question de l’identité de Guy
Roland ne sera jamais résolue), alors que chez Perec, rien de tel.
Comme le dit Claude Burgelin, « l’‘aveu’ [de W] qui n’est jamais
vraiment énoncé dans toute sa brutalité [est que] Georges Perec n’a,
au bout du compte, aucun souvenir de sa mère »21, ni de sa première
enfance. C’est cela surtout qui ressort de la première partie du récit
autobiographique. Les photographies, nous l’avons vu, ne font
qu’imposer de manière insistante l’absence de souvenir de la personne
vivante. Le souvenir de la mère, dit encore Burgelin, « n’existe que
dans la métonymie : un lieu, un moment, un objet chargé de
signes. »22 De là l’attachement de Perec à la rue Vilin, sa description
détaillée des photographies de la mère. On pourrait même avancer,
comme le fait Burgelin, que le « souvenir d’enfance » du titre touche
non seulement à l’histoire de W, oubliée et retrouvée, mais également,
indirectement, au souvenir de la mère : « Mais on peut se demander si
la négation d’un souvenir n’est pas là pour en désigner-cacher une
autre, celle du souvenir éjecté – et nié d’une certaine manière – de la
mère. »23
Ni l’écriture de W, ni l’analyse à laquelle Perec se soumet
dans les mêmes années, ne donnent lieu à un « retour du refoulé », à
un foisonnement du souvenir tel qu’on le voit dans Rue des boutiques
obscures. Elles donnent lieu à une autre expérience, non moins
capitale : la pleine conscience du blanc, de l’absence de tout ce qui
touche à ce passé, et conjointement la décision de dire ce blanc, cette
absence, en guise de commémoration. C’est ce à quoi s’emploie W,
comme Perec le dit lui-même dans un passage bien connu : « [...] je
sais que je ne dis rien [...] ; je sais que ce que je dis est blanc, est
neutre, est signe une fois pour toutes d’un anéantissement une fois
pour toutes. C’est cela que je dis, c’est cela que j’écris et c’est cela
seulement qui se trouve dans les mots que je trace [...] » (W 58-59). La
grande découverte de W c’est que, faute de pouvoir commémorer des
personnes, des faits, on peut commémorer, exprimer leur absence.

21
C. Burgelin, Les parties de domino chez Monsieur Lefèvre, op. cit., p. 82.
22
Ibid., p. 85.
23
Ibid., note 12.
230 Perec, Modiano, Raczymow

D’ailleurs, Perec n’avait pas cessé de le faire depuis Un homme qui


dort et La disparition.
Cependant, ce blanc, ce silence absolu, il faut le préciser,
concernent surtout la première partie du récit autobiographique. Avec
la première phrase du premier chapitre autobiographique de la
seconde partie, Perec se démarque nettement de cette absence de
souvenir initiale : « Désormais les souvenirs existent, fugaces ou
tenaces, futiles ou pesants, mais rien ne les rassemble » (W 93, mes
italiques). Une deuxième phase s’amorce ici : celle de la « planque » à
Villard, du printemps 1942 à la Libération, en août 1944. Phase
d’incertitude extrême, où l’enfant, séparé de sa mère, sous un faux
nom, erre d’un pensionnat à l’autre. L’« écriture non liée » à laquelle
Perec compare ses souvenirs de l’époque est bien plus qu’une image
puissante de la nature de ces souvenirs. L’incapacité, pour l’enfant, de
faire se souder les lettres les unes aux autres, conjugué aux « dessins
dissociés, disloqués » de « l’époque de W » constituent des symptô-
mes de cette brisure des « fils qui me rattachent à mon enfance » (W
21).

Le X et le W. Noms de pays : le nom

Comme de multiples commentateurs l’ont montré, en l’absence de


souvenirs de scènes et de personnes, l’enfant Georges Perec se
souvient de lettres et de signes. Sa mémoire, s’il en est, est donc
d’emblée langagière, scripturale, depuis la lettre hébraïque (ch. IV)
jusqu’au X (ch. XV) 24 . Or ce qui fascine l’enfant dans la croix de
Saint André, image tangible du x, c’est précisément le caractère
performatif de cette lettre : ce qui distingue le x des autres lettres, c’est
qu’« il est le seul à avoir la forme de ce qu’il désigne » (W 105). Le x
fait ce qu’il dit. Mais que dit-il, au juste ? quel est son signifié ? Sans
doute serait-il plus juste de demander : que désigne-t-il dans l’imagi-
naire perecquien ? Il y réunit toute une isotopie de la négation, de

24
A-t-on jamais remarqué que ce fameux passage sur le X et le W apparaît
précisément au chapitre XV, « ix vé », dont les chiffres romains tracent précisément
les lettres x et v ? L’abondance des X et des V est peut-être un élément qui explique la
prédilection de Perec pour les chiffres romains, dont il se sert non seulement ici, mais
également dans La vie mode d’emploi.
Une remémorisation qui passe par les lieux 231

l’effacement (mot rayé, ablation), qu’il performe en biffant, en


barrant, bref en effaçant. Le X est donc le signe visible de l’effa-
cement, de la disparition. Le X constitue l’extraordinaire coagulation,
en un seul signe, de tout l’imaginaire perecquien de la disparition. Il
exprime à la fois l’impossibilité d’imaginer la disparition (le x est
aussi « l’inconnu mathématique et, osons le dire, l’inconnu tout court,
l’irreprésentable) et la paradoxale expression ou mise en scène de
celle-ci.
Si le X permet une telle mise en scène, c’est grâce à toute la
configuration de lettres et de signes qu’il déploie. En effet, Perec
semble affirmer clairement la primauté du X, au sens où c’est lui qui
produit, génère le W et les autres signes : il est « le point de départ
d’une géométrie fantasmatique dont le V dédoublé constitue la figure
de base et dont les enchevêtrements multiples tracent les symboles
majeurs de l’histoire de mon enfance » (W 106). Ce qui est étonnant
dans le passage qui suit, si souvent commenté, c’est que le W est
désigné (« le V dédoublé ») et même défini dans son rapport au X
(« deux V accolés par leurs pointes dessinent un X »), mais toujours
indirectement. Nulle part dans ce passage la lettre W n’est proprement
tracée. Est-ce encore une instance de sa performativité, au même titre
que celle du X ? Comme le X, le W se désigne par son effacement. On
peut aussi alléguer que W – qu’il s’agisse du nom, du lieu (l’île de W)
ou de l’histoire – ne saurait apparaître dans le récit autobiographique,
dont il constitue la partie non-nommée, innommable25.
Tout autant, sinon plus que le X, le W exprime, et performe
donc la disparition. Dans La contrainte du réel, Manet van Montfrans
analyse en détail la surdétermination de la lettre W : à la fois titre du
livre, initiale du patronyme de Gaspard Winckler, patronyme de l’île
et, ajoutera-t-on, désignation à la fois d’« une histoire de mon
enfance » (W 14) et du feuilleton de la Quinzaine littéraire. Mais ce
qui nous intéresse ici ce sont les multiples manières dont le W connote
l’Allemagne : par le biais de la date de naissance de Gaspard
Winckler, le 25 juin, qui coïncide avec la fête de Saint Guillaume,
Van Montfrans en arrive à l’équivalent allemand de Guillaume :
Wilhelm, et de là à l’empereur Wilhelm et à tout l’imaginaire de
l’Empire prussien, ce qui permet également à l’auteur de donner un
nom à la ville de K., où s’effectue la rencontre avec Otto Apfelstahl.

25
Cf. cependant le ch. II, où « W » se trouve introduit sous toutes ses formes (W 14).
232 Perec, Modiano, Raczymow

K. comme Koblenz, où le Rhin et la Moselle se joignent de surplus


dans un confluent « sous la forme d’un V renversé » 26 , confluent
dénommé le « Deutsches Eck » et qui portait jusqu’en 1945 une statue
équestre de l’empereur Wilhelm ; l’emplacement de ce monument
existe toujours et est doté d’« une prolifération de W, taillés dans le
granit au-dessus des blasons »27. Manet van Montfrans a trouvé confir-
mation de son interprétation dans une interview de Perec où il affirme
qu’il voulait que dans le récit, « l’Allemagne soit présente », non par
la thématique mais surtout par les mots, notamment les noms de lieux
et de personnes. Il suffit de songer à des noms comme Winckler, Otto
Apfelstahl et à la mention explicite de l’Allemagne comme lieu de
résidence de Gaspard Winckler. A travers les W, c’est donc l’Alle-
magne qui est présente, mais de manière codée, plus indirecte que
dans les noms propres.
W comme Wilhelm ou Winckler : cela confirme encore la
thèse d’une origine étrangère – germanique en l’occurrence – de la
lettre w, soutenue par Van Montfrans. Mais il y a un tout autre aspect
de la lettre qui a pu fasciner Perec, c’est sa structure double. Le w est
la seule lettre double en français, comme elle le remarque également,
sans pour autant se demander quel rôle cela a pu jouer pour Perec28.
Or il semble que c’est surtout l’aspect graphique qui intéresse Perec :
le w est littéralement un « double vé », un « v dédoublé » (W 106),
comme par un effet de miroir (ce qui est bien figuré dans la première
de couverture de l’édition de poche du roman, où on voit un W avec
son ombre derrière). Le double vé performe donc le redoublement et
la répétition qui caractérisent le texte à tous ses niveaux : celui de sa
double structure (l’enchevêtrement du récit fictionnel et du récit
autobiographique), de son énonciation plusieurs fois dédoublée
(l’instance énonciatrice se dédouble en je autobiographique et en je
fictionnel : celui de Gaspard Winckler qui à son tour fait place au
narrateur extradiégétique de la seconde partie) et enfin au niveau des
innombrables effets de redoublement, comme par exemple les deux
textes autobiographiques juxtaposés au chapitre VIII.
Aussi faut-il peut-être prendre tout à fait à la lettre la
constatation à la fin de ce chapitre : « Quinze ans après la rédaction de
ces deux textes, il me semble toujours que je ne pourrais que les

26
Van Montfrans, op. cit., p. 177.
27
Ibid.
28
Van Montfrans, op. cit., p. 173.
Une remémorisation qui passe par les lieux 233

répéter […], il me semble que je ne parviendrai qu’à un ressassement


sans issue » (W 58, c’est moi qui souligne). Constatation d’impuis-
sance ? ou plutôt prise de conscience que le redoublement et la
répétition constituent la seule manière de dire l’indicible ? Car le
redoublement, qui scinde infiniment et le texte et ses narrateurs, n’est-
il pas aussi le principe des « sutures », au sens où l’entend Bernard
Magné, c’est-à-dire de « lexies similaires, par récurrence ou par res-
semblance, situées dans deux chapitres contigus appartenant à des
types de texte différents (fiction et autobiographie) »29. Terme particu-
lièrement approprié puisque faire une suture, c’est littéralement
recoudre les bords d’une plaie. La suture renvoie donc à la fois à la
cassure ou rupture et à une forme d’unité recouvrée : par la répétition,
d’un texte à l’autre, des mêmes éléments, le récit fictionnel et le récit
autobiographique se rencontrent, s’enchevêtrent et entretiennent mille
rapports, comme le signale la quatrième de couverture, souvent citée.
Or la lettre W, la double graphie de la lettre W, à mon sens
constitue l’image visible de l’entreprise de « suture », de rejoin-
toiement qui est à l’origine du roman. Dans cette mesure, dans une
fabuleuse mise en abyme, la lettre W résume et reflète le texte entier
et la technique de répétition qui l’a produit. Mais bien entendu, le W
est loin de n’être qu’un signe, une lettre, il est aussi le titre du/des
textes qui s’y réfèrent30. Des textes, des titres, au pluriel : là aussi, on
observe un dédoublement vertigineux. En effet, W est non seulement,
en premier lieu, le titre du roman dans son entier, mais il se dédouble,
lui aussi, selon les deux niveaux, autobiographique et fictionnel, du
roman, et à l’intérieur de ceux-ci. Au niveau autobiographique, il se
réfère comme on sait au récit que le lecteur a en main, ainsi qu’à
l’histoire inventée et écrite à treize ans et au feuilleton publié dans La
Quinzaine littéraire en 1969-70 (cf. W 14). Au niveau fictionnel, le
titre se dédouble en faisant référence au récit tronqué qui a été écrit
par Gaspard Winckler adulte : le récit de son voyage à W, qui occupe
les chapitres fictionnels de la première partie. A travers tous ces titres,
nous sommes incessamment renvoyés à W comme nom de lieu. Après
« nom de pays : le nom », « nom de pays : le pays ».

29
B. Magné, « Les sutures dans W ou le souvenir d’enfance », Cahiers Georges Perec
no. 2, p. 28.
30
Pour une analyse de « l’appareil titulaire » de W, cf. Vincent Colonna, « W, un livre
blanc », Cahiers Georges Perec no. 2, p. 5.
234 Perec, Modiano, Raczymow

W. Noms de pays : le pays

Dès la première phrase de W – « J’ai longtemps hésité avant d’entre-


prendre le récit de mon voyage à W » – il est clair que W est (aussi)
un nom de lieu. C’est d’ailleurs la seule mention de W dans toute la
première partie, absence qui fait contraste avec la précision géo-
graphique avec laquelle, au chapitre XI, Otto Apfelstahl localise le
naufrage du Sylvandre. C’est que, nous le savons depuis le chapitre II,
W n’est pas un lieu réel, mais le nom d’« une histoire de mon
enfance », et de l’imaginaire îlot de Terre de Feu où elle se situe. Au
chapitre I, le lieu dit W reste entouré de mystère, les références qui
sont faites à lui sont elliptiques : « ces villes fantômes », « ces courses
sanglantes », « ces souvenirs », et enfin « ce monde englouti ».
Emploi singulier du déictique : à quoi renvoie-t-il ici ? eh bien, préci-
sément à rien, à aucun passage qui précéderait en tout cas, puisque
nous sommes à la première page du livre. Dans les premières pages de
La saisie de Raczymow, nous avons rencontré le même phénomène31.
Chez Perec comme chez Raczymow, il s’agit de faire partager au
lecteur la quasi-impossibilité de dire l’indicible dont l’île de W et la
saisie sont tous deux des figures. Ces déictiques qui ne renvoient à
rien sont une manière de dire : de « ce monde englouti », en tant que
les témoins absents que nous sommes, nous savons à la fois tout et
rien. Par la confrontation obsessive aux livres de témoignage et aux
photographies des camps, cet univers a pour nous une certaine
familiarité, mais en même temps il nous est parfaitement inconnu.
Comme disait Blanchot : « Le vœu de tous, là-bas, le dernier vœu :
sachez ce qui s’est passé, n’oubliez pas, et en même temps, jamais
vous ne saurez. » 32 D’où « l’incompréhension, l’horreur et la
fascination » (W 9) qui habitent Gaspard Winckler. Pour lui comme
pour tout lecteur né après, la mémoire des camps est une mémoire
transmise, indirecte, une « postmémoire » (Marianne Hirsch) d’événe-
ments à la fois proches et infiniment lointains.
Ici encore, la lettre W est l’indice de l’effacement, de la
disparition qui frappe tout, à tous niveaux. En fait, la remarquable
accumulation de disparitions qui marque la première partie de W ne le
cède en rien à celle de La Disparition, même si celle de W a été

31
Cf. infra I, ch. 3, § 1.
32
L’écriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 131.
Une remémorisation qui passe par les lieux 235

nettement moins commentée. Tout d’abord, comme le stipule Mireille


Ribière, si Perec fait naître Gaspard Winckler en 194333, il est logique
que celui-ci n’ait pu voir W que comme « ce monde englouti », où
« les lianes avaient disjoint les scellements, la forêt avait mangé les
maisons ; le sable avait envahi les stades […] » (W 10). Il faut mettre
ce passage en rapport avec le paragraphe qui clôt le dernier chapitre
fictionnel de W : « Celui qui pénétrera un jour dans la Forteresse n’y
trouvera d’abord qu’une succession de pièces vides, longues et grises
[…] les vestiges souterrains d’un monde qu’il croira avoir oublié : des
tas de dents d’or, d’alliances, de lunettes, des milliers et des milliers
de vêtements en tas, des fichiers poussiéreux, des stocks de savon de
mauvaise qualité… » (W 218). Par ces deux passages, les chapitres I et
XXXVI se répondent d’un bout à l’autre du récit fictionnel, comme
deux indices de ce qui est en jeu dans le roman. Ces images évoquent
celles du film Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, qui montre les
camps dans leur abandon et leur délabrement d’après 1945. Gaspard
Winckler, comme Perec lui-même mais pour une autre raison (sa
naissance tardive), n’a pu voir les camps que comme un univers déjà
en décomposition, et de plus il ne les voit que par le biais des autres,
de leurs témoignages (récits, photographies, films).
L’île de W, qui est au centre du récit fictionnel de la deuxième
partie, est donc dès les premières pages du livre un « monde
englouti », disparu. Cette disparition initiale se prolongera avant la fin
de la première partie par toute une série de disparitions, au niveau du
récit fictionnel. Tout d’abord, au moment du récit, l’enfant Gaspard
Winckler a déjà disparu suite au naufrage du Sylvandre, et sa mère
s’est noyée, engloutie par les flots. Ensuite, et cela est annoncé dès la
première page du roman, Otto Apfenstahl disparaît : « celui qui me la
confia [la mission] a lui aussi disparu » (W 9). Or sans lui, qui est le
point de liaison entre les deux Gaspard, la mission devient impossible.
Enfin, après l’enfant, l’adulte Gaspard Winckler disparaît lui aussi
sans laisser de traces. Il ne sera plus question de Gaspard Winckler et
de sa mission, le témoignage annoncé n’aura pas lieu : manière de dire
que le témoignage direct, que ce soit par la fiction ou par l’auto-
biographie, est impossible. Les points de suspension, si abondamment
commentés34, entre les deux parties, renforcent l’idée d’une solution

33
M. Ribière, « L’autobiographie comme fiction », art. cit., p. 26.
34
Cf. notamment Janneke Lam, op. cit., chap. 2.
236 Perec, Modiano, Raczymow

de continuité entre Gaspard Winckler adulte et Gaspard Winckler


enfant, entre Georges Perec adulte et l’enfant qu’il fut.
Solution de continuité qui touche tout particulièrement les
lieux. Comme l’a bien montré Manet van Montfrans, dans W quatre
lieux s’enchevêtrent, entre lesquels le texte tresse de multiples
correspondances35. Dans la première partie, l’Allemagne de Gaspard
Winckler adulte se juxtapose au Belleville de Georges Perec enfant.
Dans la seconde partie, changement abrupt de lieu : l’île de W va
alterner avec le Vercors de l’enfant caché. Par une analyse détaillée
des noms de lieux, Van Montfrans montre comment l’Allemagne
nazie est subtilement connotée dans ces noms, depuis la Nurm-
bergerstrasse jusqu’à la rue Vilin avec sa forme en S (« comme dans
le sigle nazi ») et le châlet des Frimas, à Villard. La mise à nu des
sutures confirme l’étroit entrecroisement de ces quatre univers, si
différents en apparence.
On peut cependant se demander si l’image d’entrecroisement
et de juxtaposition, avancée par Perec lui-même (quatrième de
couverture de W ), convient vraiment à ce qui se passe ici. N’y a-t-il
pas raison de conclure à une véritable contamination des lieux
« innocents » par des lieux « coupables », par analogie avec les
« paysages coupables » du peintre et artiste néerlandais Arman-
do36 ? Les deux lieux du récit fictionnel – l’Allemagne nazie, omni-
présente dans les premiers chapitres fictionnels de la première partie,
et l’île de W – ne contamineraient-ils pas les deux autres lieux –
Belleville et Villard –, jusqu’à les envahir ? Il faut bien voir le
caractère stratégique de cette contamination : par le biais du
personnage de Gaspard Winckler, elle permet au non-témoin qu’est
Georges Perec, à Paris mais tout particulièrement à Villard, de vivre

35
Manet van Montfrans, op. cit., p. 174 ss.
36
Dans « Schuldig landschap », Armando explique lui-même cette notion, centrale
dans son œuvre de peintre comme d’écrivain : « Dans la première moitié des années
70, Armando commença à peindre des séries de tableaux et de dessins qu’il intitula
‘Paysage coupable’. Un paysage coupable, c’est un paysage qui a vu arriver, car dans
les paysages, dans la nature, il arrive souvent des scènes horribles. Des batailles. Des
meurtres. Une lutte d’homme à homme. La construction et l’entretien de camps. Des
baraquements. Des lieux destinés à torturer des créatures innocentes. », Uit Berlijn, in
Armando, Schoonheid is niet pluis [recueil de proses], Amsterdam, De Bezige Bij,
2003, p. 448 (ma traduction). Chez Armando, il s’agit en particulier de paysages
naturels, en quelque sorte maculés par l’action humaine.
Une remémorisation qui passe par les lieux 237

d’une certaine manière, de mimer ce que sa mère a pu vivre, dans sa


déportation et disparition.
Lieux innocents, lieux coupables… A-t-on jamais observé
comment la scène du départ de l’enfant, plusieurs fois recommencée
au cours de la première partie, constitue comme le reflet inversé de la
scène entre toutes absente du texte37 : celle du départ, de la déportation
de la mère ? Si le convoi de la Croix Rouge emporte l’enfant vers la
Zone Libre, et permet ainsi sa survie, le convoi de la mère l’emporte
vers la mort, et c’est peut-être cet incompréhensible contraste même
qui incite à rapprocher les deux. En effet, en suivant l’interprétation
que leur donne Perec après coup, les fantasmes de bandage herniaire,
de bras en écharpe ou d’appendicite traduisent un « besoin d’étai »
bien compréhensible pour un enfant de six ans qui vient d’être séparé
de sa mère. Or cette précipitation dans le vide, cette rupture de tous les
fils, cette chute « seul et sans soutien » (W 77) n’apparentent-ils pas
son expérience, si différente soit-elle, à la déportation solitaire de sa
mère ? On comprend alors que, dans la seconde partie, de multiples
sutures induiront le lecteur à faire le rapport entre l’expérience de
l’enfant, caché dans le Vercors, et celle des habitants de W.
Examinons à présent quelques unes de ces sutures concernant
les lieux. Les deux premiers chapitres de la seconde partie (XII et
XIII) contiennent la première de ces correspondances de lieu : « Il y
aurait, là-bas, à l’autre bout du monde, une île. Elle s’appelle W. »
(ch. XII, W 89) Comme d’autres lecteurs l’ont remarqué (Montfrans),
cette phrase fait suture avec un fragment du chapitre XIII, concernant
les multiples transferts subis par l’enfant caché dans le Vercors : « On
était là. Ca se passait dans un lieu qui était loin, mais personne
n’aurait très exactement pu dire loin d’où c’était, peut-être simplement
loin de Villard-de-Lans. » (W 94, mes italiques) Le mot « là », lu en
conjonction avec « là-bas », prend une connotation spatiale : il désigne
non seulement une durée dénuée de chronologie (« rester là ») mais
aussi un lieu indéterminé, en quelque sorte hors-lieu38. Ce que con-
37
Cet événement-clef est mentionné explicitement une seule fois (W 49). Sa date –
celle du 11 février 1943 – est à la base de bien des aencrages arithmétiques, comme
on le sait depuis les travaux de Bernard Magné (cf. son Georges Perec, Nathan 1999,
ch. 4).
38
Remarquons que la désignation « là-bas », prise dans ce sens absolu, se retrouve
régulièrement dans la littérature concernant les camps, par exemple dans Contes d’exil
et d’oubli de Raczymow, qui reprend le nom de Pitchipoï, originaire de contes
yiddish, pour en faire le non-lieu de la disparition, qui correspond en bien des points
238 Perec, Modiano, Raczymow

firme la phrase suivante, où l’adjectif « loin » prend un sens absolu,


sans terme de comparaison. Ces phrases se réfèrent à un double exil
de l’enfant : non seulement il est exilé loin de Paris, loin du foyer
familial, mais encore, dans un deuxième temps, il est exilé loin de
Villard, dans diverses maisons d’enfants, loin du foyer de substitution
qu’il avait en première instance trouvé chez son oncle et sa tante (cf.
W ch. XVII).
Ces lieux d’exil de l’enfant ont encore ceci en commun avec
l’île de W qu’ils sont sans nom et sans position précise sur la carte :
« Les choses et les lieux n’avaient pas de noms ou en avaient plusieurs
[…] » (W 94, mes italiques). Après coup, Perec aura du mal à
retrouver le nom et l’emplacement précis du home d’enfants où il se
réfugia avec sa grand-mère en 1944, à Lans-en-Vercors : « Je ne me
souviens ni de son nom ni de son aspect et quand je suis revenu à
Lans, c’est en vain que j’ai essayé de l’identifier […] » ( W 171). Un
lieu sans nom et introuvable sur la carte : c’est également le cas de
l’île de W dans le chapitre XII déjà cité : « sur la plupart des cartes, W
n’apparaissait pas ou n’était qu’une tache vague et sans nom dont les
contours imprécis divisaient à peine la mer et la terre » (W 90, mes
italiques) 39 . Libre au lecteur d’associer ce non-lieu aux camps de
concentration, nazis ou autres, eux aussi introuvables sur les cartes
ordinaires, dont les noms mêmes demeuraient secrets, codés.
Lieu introuvable et sans nom, inconnu au monde extérieur, W
est l’expression par excellence de l’isolement par rapport à ce monde
extérieur. Evidemment, c’est là que l’image de l’île est particuliè-
rement appropriée, et d’ailleurs nullement nouvelle, il n’est que de
penser à l’ « archipel du goulag » de Soljenitszyne, qui venait alors de
paraître en traduction française40. D’ailleurs on retrouve dans toute la
littérature des camps cette idée d’un univers à part, étranger au monde
réel, et tout particulièrement dans la formule de Rousset, « l’univers
concentrationnaire », or on sait l’importance de ce texte dans la genèse

avec le Villard/W de Perec : « Pitchipoï, précisément, c’est nulle part. Ou alors très
loin, plus loin encore que loin. C’est un lieu si distant que personne encore n’a réussi
à y parvenir. […] C’est un lieu impossible. un lieu mythique. Un lieu dérisoire. […]
C’est un lieu d’aucune carte » (Contes d’exil et d’oubli,op. cit., p. 111).
39
Le caractère d’être sans nom revient, lui aussi, régulièrement dans la littérature
concentrationnaire, cf. par exemple Charlotte Delbo qui parle d’une d’« une gare qui
n’a pas de nom » (Aucun de nous ne reviendra, Minuit 1970, p. 12) ; plus loin : « La
plaine était glacée et la ville n’avait pas de nom » (p. 25).
40
A. Soljenitszyne, L’archipel du goulag, Seuil, 1974.
Une remémorisation qui passe par les lieux 239

de W. Entre les deux univers de la seconde partie de W – l’île et le


Vercors – cet isolement ne donne pas lieu à des sutures proprement
dites, mais certainement à des correspondances thématiques. Ainsi,
l’île de W est pratiquement inaccessible pour le non-initié (« aucun
point de débarquement naturel », bas-fonds dangereux, falaises
abruptes, « marécages pestilentiels », W 89) : ce paragraphe est
comme une explication a posteriori de l’échec de l’entreprise de
Gaspard Winckler. L’isolement des habitants de W est donc absolu, ce
qui est également le cas de l’enfant Georges Perec dans la pension
d’enfants d’abord (« Du monde extérieur, je ne savais rien, sinon qu’il
y avait la guerre […] », W 118). Au collège Turenne, où l’enfant ne
voit plus sa famille d’adoption (qui elle aussi s’est réfugiée ailleurs),
cet isolement s’aggrave : « c’était un lieu terriblement éloigné, où nul
ne venait jamais, où les nouvelles n’arrivaient pas, où celui qui en
avait passé le seuil ne le repassait plus. » (W 125) Isolé, coupé du
monde et de surplus, emprisonné : n’est-ce pas exactement là la
condition de l’habitant de W ?
Je mentionne une dernière suture touchant aux lieux, celle qui
relie « le paysage constamment glacial et brumeux » qui entoure et
interdit l’approche de W (W 90) et les associations de l’enfant Perec
avec les noms des villas de Villard habitées par sa famille : les Frimas,
l’Igloo. Dans l’imaginaire de l’enfant, l’igloo et les frimas se
conjuguent pour connoter « la blancheur de la neige et la rigueur du
climat » (ibid.). C’est plus tard seulement, au moment où il écrit, que
Perec découvre le vrai sens de « frimas » : « le brouillard givrant »
(ibid.) et c’est alors seulement que se dessine une suture de plus entre
les chapitres XII et XIII. On pourrait aller plus loin en disant que ce
qui était à l’origine l’imaginaire d’un lieu innocent – l’igloo, la neige,
le froid – se trouve contaminé, envahi par le lieu coupable qu’est l’île
de W, et ne pourra par la suite qu’être lu sous son signe. Manet van
Montfrans, qui signale déjà cette suture, met cette connotation de froid
et de brouillard en rapport avec une réalité extratextuelle, celle du
décret « Nacht und Nebel », expression suggestive qui avait déjà
inspiré le titre du film d’Alain Resnais41 et qui en est venue à désigner
toute la condition du déporté, entre le froid et l’oubli.
On pourrait ajouter à l’appui que l’expression se réfère non
seulement, comme le rappelle Van Montfrans, à un décret nazi fort

41
M. van Montfrans, op. cit., p. 184.
240 Perec, Modiano, Raczymow

précis, mais encore à une catégorie bien particulière de détenus


politiques, les N.N, instaurée par ce décret. Comme l’observe Haïm
Vidal Sephiha, N.N. est le sigle de l’anonyme, il se réfère à une
personne qu’on ne peut ou qu’on ne veut pas nommer (nomen
nescio). Le détenu marqué du sigle N.N était déporté sous le sceau du
secret le plus strict, il était soumis à des poursuites pénales
particulières (les « N.N Prozesse »), tout cela dans le but d’effacer
radicalement toute trace de son existence (la famille non seulement
ignorait où il se trouvait, mais de plus ne recevait jamais aucun avis de
décès42. Bref, le N.N. est littéralement un disparu, il a disparu dans le
brouillard, sans laisser de traces. Voilà qui explique peut-
être l’occurrence répétée du brouillard dans les chapitres XII et XIII.
De l’expression « nuit et brouillard », c’est le brouillard que Perec
retient, parce que apte à figurer la disparition : au « paysage constam-
ment glacial et brumeux » répond « le brouillard givrant » des Frimas.
Pour l’adulte qui écrit, l’enfant – et tout particulièrement celui des
premières années parisiennes – est un disparu, au même titre que les
autres, des deux Gaspard Winckler à la mère fictive et réelle. Il est
celui dont le moi autobiographique n’a conservé aucun souvenir. De
telle sorte, par le biais de l’enfant de Paris et de Villard dont il cherche
les traces, Perec cherche une manière de mimer l’expérience de la
disparition, d’y participer indirectement. Ici encore, l’espace brumeux
de W vient contaminer celui, en apparence innocent, de Villard.
Toutes ces sutures et correspondances ne font que confirmer
mon hypothèse initiale : le récit autobiographique de la seconde partie
écrit en creux, en négatif sa propre version de l’univers concen-
trationnaire et de la disparition. De telle manière, en laissant l’île de W
contaminer l’espace en principe innocent de Villard, Georges Perec
tente de revivre par substitution l’expérience des siens. Comme l’a
bien montré Claude Burgelin, ce n’est pas la même expérience, la
même souffrance qu’il vit, mais c’est « une souffrance mate, blanche,
irreprésentable, innommable »43, dont on pourrait encore rapprocher
les images de blancheur suscitées en l’enfant par les noms de l’Igloo
et des Frimas.

42
Haïm Vidal Sephiha, « Nuit et brouillard », www.sefarad.org/publication/lm/022/
nuit/html (consulté le 26-02-06).
43
Burgelin, « Perec et la cruauté », art. cit., p. 33.
Une remémorisation qui passe par les lieux 241

A propos d’Un homme qui dort, j’avais déjà abouti à la même


conclusion 44 . Nous avons vu comment la tentative, de la part de
l’homme qui dort, de se protéger contre le passé, en se réfugiant dans
le sommeil et l’indifférence, avait abouti à l’effet contraire, à une
confrontation douloureuse avec ce passé. Ainsi, par l’intermédiaire de
son personnage, Perec s’était déjà, insensiblement, rapproché des
horreurs vécues par ses proches, il avait vécu, dans l’écriture, une ex-
périence proche de la leur. Dans le prolongement de Claude Burgelin,
j’avais lu le récit comme « une tentative pour fantasmatiquement
rejoindre les parents-ancêtres anéantis »45. A la fin de cette analyse,
j’avais mis en contraste Un homme qui dort et W ou le souvenir
d’enfance : dans le récit de 1967, le témoin demeure absent, la censure
subsiste, l’expérience se solde par l’impossibilité de témoigner (« tu
ne saurais témoigner », HD 138) et par toute la série de négations de
cette dernière section : « Tu n’es pas mort et tu n’es pas plus sage »
(137), « Tu n’as rien appris » (140), « Mais rien ne s’est passé » (141)
etc. Mais W fait-il vraiment contraste avec Un homme qui dort sur ce
point ? Certes, Gaspard Winckler se dit, au chapitre I, « le seul
dépositaire, la seule mémoire vivante, le seul vestige de ce monde »
(W 10) mais, nous l’avons vu, ce témoin disparaît sans laisser de
traces, et sans avoir témoigné. Tout témoignage direct est par
définition impossible, seul demeure le témoignage qui transparaît à
travers l’enchevêtrement de la fiction et de l’autobiographie, c’est-à-
dire dans les sutures : dans la contamination notamment des lieux par
le biais des sutures, comme nous venons de le montrer. La suture est
donc ici un extraordinaire instrument d’identification : identification
d’un lieu (Villard, Paris) à l’autre (W, l’univers concentrationnaire),
identification de l’enfant Perec à la mère disparue.

3.3. Le retour à la continuité

Au terme de cette analyse du X et du W, revenons aux autres


souvenirs isolés de cette deuxième partie de W, et à leur éventuel
équivalent dans le roman de Modiano. On a souvent commenté la
présence insistante d’accidents causant des cassures physiques de tous
genres : le bras en écharpe le jour du départ, l’omoplate cassée (W

44
Cf. I, ch. 1.
45
Burgelin, « Perec et la judéité », art. cit., p. 173.
242 Perec, Modiano, Raczymow

109-110), la cicatrice (W 141)...46 Comme souvent dans W, le souvenir


est inséparable du « texte déchiffré de ce souvenir » (W 77) qui, sub-
repticement, révèle le travail de l’inconscient sur le souvenir. Ainsi le
souvenir du départ est lié à la triple image du parachute, du bandage
herniaire et du bras en écharpe. « Faux souvenirs », fabulations, mais
Perec montre ici le caractère fonctionnel de tels souvenirs « fabri-
qués » par l’inconscient : par la séparation de la mère et le départ, « je
fus précipité dans le vide ; tous les fils furent rompus ; je tombai, seul
et sans soutien. Le parachute s’ouvrit. La corolle se déploya, fragile et
sûr suspens avant la chute maîtrisée. » (W 77). Ainsi, l’inconscient est
capable de se créer ses propres prothèses, son propre « étai » (ibid.), et
de pourvoir ainsi à la conservation de soi.
Cette seconde phase, celle des souvenirs isolés, dissociés,
pourrait être comparée, dans Rue des boutiques obscures, à la période
qui suit le premier « déclic » de la mémoire. Là aussi, l’amnésie totale
a fait place à des bribes de souvenirs, sans continuité, qui ne forment
pas encore une histoire. Chez Modiano cependant, ce caractère isolé
des souvenirs a une toute autre cause : il est lié à la nature proustienne
de ces souvenirs, nous l’avons vu. Ainsi, un deuxième « déclic » se
produit lorsque, dans le vestibule de l’immeuble de la rue
Cambacérès, Guy Roland est aveuglé par la lumière : « Une
impression m’a traversé, comme ces lambeaux de rêve fugitifs que
vous essayez de saisir au réveil pour reconstituer le rêve entier 47 »
(RBO 104). Et l’image lui revient de ses retours dans le même
immeuble, le soir, il y a de longues années. Les premiers souvenirs qui
reviennent sont des éclairs aussi fugitifs, et aussi isolés, que les
« impressions » sensibles, auxquelles ils sont liés. Ensuite, les
souvenirs, de plus en plus longs, s’enchaînent : première rencontre de
Denise, randonnée commune à Versailles, soirées d’été, anniversaire
de Denise... Enfin, la continuité du souvenir est rétablie :
« Maintenant, il suffit de fermer les yeux. Les événements qui
précédèrent notre départ à tous pour Mégève me reviennent, par
bribes, à la mémoire. » (RBO 176). Le chapitre XXXVII, qui relate le
départ et le séjour à Mégève, est le seul à présenter une structure qui

46
Cf. à ce sujet, Geneviève Mouillaud-Fraisse, « W. La maldiction », dans Les fous
cartographes. Littérature et appartenance (L’Harmattan, 1995) ; Bernard Magné sur
l’aencrage de la cassure, Georges Perec, Nathan Université, 1999, pp. 48-49.
47
On le voit, la « boutique obscure » n’est pas loin.
Une remémorisation qui passe par les lieux 243

ne soit pas fragmentaire, nous l’avons vu. Le fil du passé, des


souvenirs est donc renoué, ce qui n’est pas le cas chez Perec.
Cependant, ce passé n’est-il pas entièrement imaginaire,
construit par Guy Roland ? A ce moment-là, pas plus que chez Perec,
la mémoire modianienne ne restitue une identité, un passé
préexistants. Aucun « temps retrouvé », nous le constations dès le
début de ce chapitre, et c’est une différence essentielle avec Proust.
L’identité, le passé sont bien plutôt quelque chose qu’on construit
comme on construit une œuvre littéraire, et la mémoire, dans son
fonctionnement conscient comme inconscient, est une faculté de
fabulation, d’invention fort proche de l’imagination (à laquelle elle se
confond facilement, surtout chez Modiano). C’est ce qui explique le
caractère éminemment littéraire, langagier, de l’identité qui se révèle à
la fin de W comme de Rue des boutiques obscures. En effet, on l’a
souvent remarqué, dans les derniers chapitres autobiographiques de W,
c’est par la lecture que le jeune Georges Perec se (re)construit une
identité, une origine. Les romans-feuilleton, les romans d’aventures :
ils sont d’une immense importance pour Perec parce qu’ils
« racontaient des histoires. On pouvait suivre ; on pouvait relire et,
relisant, retrouver, magnifiée par la certitude qu’on avait de les
retrouver, l’impression qu’on avait d’abord éprouvée » (W 193, mes
italiques). Suivre, relire, retrouver : nous sommes ici aux antipodes
des souvenirs « non liés » de la période de planque. La discontinuité a
fait place à la continuité. La littérature va-t-elle permettre à Perec de
relier le fil brisé de ses souvenirs ? Il ne serait pas tout à fait exact de
le dire car ce ne sont pas ses souvenirs, son histoire qu’il retrouve,
c’est l’histoire des autres, de personnages inventésqu’il s’approprie. Il
vivra désormais par le biais de ses héros, et de leurs auteurs : Dumas
d’abord, et plus tard Flaubert, Jules Verne, Roussel, Queneau, Kafka
et Leiris (W 193). Ces écrivains prendront en quelque sorte la place
des parents qui lui ont manqué. Le plaisir de les lire et de les relire
sera celui « d’une complicité, d’une connivence, ou plus encore, au-
delà, d’une parenté enfin retrouvée » (ibid., mes italiques). Comme le
remarque à juste titre Claude Burgelin, les écrivains jouent ici le rôle
du père et de la mère retrouvés : « Le point ombilical à partir duquel
se déroulerait le fil de son écriture, c’est le couple de ses parents enfin
réunis. »48 Mais le passé que Perec sera amené à se construire par leur

48
Burgelin, op. cit., p. 82.
244 Perec, Modiano, Raczymow

biais n’en est pas moins purement imaginaire. A cet égard, la double
structure de W est significative : face à la maigre histoire du moi
autobiographique, surgit l’histoire imaginaire de Gaspard Winckler,
reprise dans La vie mode d’emploi.
Dans Rue des boutiques obscures, il se passe quelque chose de
comparable. C’est à partir du moment où Guy Roland va s’assimiler à
Pedro Stern/MacEvoy qu’il va retrouver peu à peu une identité, un
passé. Mais s’agit-il là d’une identité retrouvée ? De la sienne propre ?
Ou d’une nouvelle identité empruntée (comme le nom qu’il porte),
construite, créée par le biais des résultats de l’enquête : documents,
photographies etc. De manière typiquement modianienne, le lecteur
restera incapable de trancher, car le témoignage décisif, celui de
Freddie, reste hors de portée. Et d’ailleurs, même si on assume que
Guy Roland est Pedro, est-il Pedro Stern ou Pedro MacEvoy ? Et les
deux Pedro sont-ils une seule et même personne ? Cette incertitude
renforce le caractère construit de l’identité de Guy Roland. En effet, le
roman n’est pas seulement le récit d’une telle construction d’identité,
mais également une réflexion sur le processus de cette construction,
qui s’avère comparable à l’invention littéraire d’un personnage. A
propos de Guy Roland, comme le fait Dervila Cooke, on peut encore
une fois reprendre la fameuse formule d’Emmanuel Berl. Inter-
rogatoire : il « [se crée] un passé et une mémoire avec le passé et la
mémoire des autres », et il le fait « in an ironic commentary on
Modiano’s urge to create alter egos for himself by identifying with
other people, both fictional and real. »49

Au terme de cette comparaison, les deux romans – de Perec et de


Modiano – s’avèrent encore plus proches qu’au début. En effet, non
seulement, les deux romans décrivent un itinéraire semblable, de
l’amnésie à une problématique tentative de remémoration, mais
encore ils se soldent tous deux par la même impossibilité de recouvrer
le passé disparu. Chez Perec comme chez Modiano, tous les efforts du
protagoniste convergent autour d’une mémoire, d’une expression de
l’absence, de la disparition. Mémoire trouée, absente, pour reprendre
le terme forgé par Henri Raczymow. La découverte principale de ce
chapitre est alors que cet itinéraire, cette mémoire trouée passe en
prévalence par les lieux. Ce sont eux qui constituent la seule trace

49
D. Cooke, Present pasts, op. cit., p. 181.
Une remémorisation qui passe par les lieux 245

visible, mais également muette, du passé disparu. Chez Modiano, les


lieux – parfois réduits à des adresses – provoquent parfois un véritable
déclic de la mémoire, mais en fin de compte tout demeure dans le flou
et l’incertitude. Chez Perec, de manière très différente, c’est l’écriture,
ce sont les lettres, le W et le X – à la fois nom de lieu et lieu
rhétorique – qui sont la seule véritable expression de la disparition et
de l’absence. Ce rôle prépondérant des lieux nous mènera, au chapitre
suivant, à parcourir, avec Perec, Raczymow, et Modiano, toutes les
dimensions de l’espace urbain, si central dans leurs œuvres.
Chapitre 7

Ecrire l’espace

Introduction

Dans son « Vilin Souvenir no. 2 », Perec joue sur les homonymes,
établissant une distinction nette entre « signe d’ancrage » et « signe
d’encrage ». La villa d’Annecy où il écrit ce texte ravive chez lui le
regret d’un « pays natal », d’une « demeure ancestrale » telle que
celle-ci, porteuse de « signes d’ancrage ». Ainsi, « même et surtout le
carrelage des chiottes, carreaux blancs aux coins écornés par des petits
losanges bleus […] suffirait à enraciner une existence, à justifier une
mémoire, à fonder une tradition ». Tout cela est en contraste flagrant
avec sa propre condition : « ma seule tradition, ma seule mémoire,
mon seul lieu est rhétorique : signe d’encrage. »1 Avoir pour seul lieu
l’écriture, les chiffres et les lettres : telle est la condition non
seulement de Perec, mais de Raczymow et de Modiano. Condition qui
est peut-être celle de tout écrivain, mais chez eux elle prend un sens
particulier. Dans les trois œuvres, on l’a vu, on trouve une même
expérience de l’univers disparu (disparition à la fois d’un pays natal et
d’une langue des origines), une même conscience douloureuse du vide
béant ouvert par la Shoah. Vide, absence qui a battu en brèche toute
expérience heureuse de l’espace, comme espace habitable, où on peut
se sentir chez soi.
« Ecrire l’espace », tel est le titre d’un bel essai de Marie-
Claire Ropars-Willeumier2. L’idée centrale est que la littérature relève
de l’espace, dans la mesure où l’œuvre littéraire produit un espace
propre. Idée proche de la notion d’espace littéraire élaborée jadis par
Blanchot, dans le prolongement du « Livre » de Mallarmé : le livre
devenu « l’espace de son déploiement », « l’espace qui n’est pas, mais

1
Toutes ces citations sont extraites de Ph. Lejeune, « Vilin Souvenirs », art. cit., p.
136.
2
Ecrire l’espace, Presses universitaires de Vincennes, 2002.
248 Perec, Modiano, Raczymow

‘se scande’, ‘s’intime’, se dissipe et se repose selon les diverses


formes de la mobilité de l’écrit », bref « l’espace même du livre »3.
Cette conception par excellence moderniste de l’écriture comme
espace propre, est le plus clairement visible dans Espèces d’espaces
de Perec, mais elle est également présente dans les premiers récits de
Raczymow, comme La saisie. Cependant, entre Perec et Raczymow
d’une part, et leurs prédécesseurs modernistes de l’autre, il y a une
différence de taille : si dans Espèces d’espaces, « l’espace commence
ainsi, avec seulement des mots, des signes tracés sur la page blanche »
(EE 26) – pourtant cet espace est d’emblée étonnamment concret,
c’est l’espace urbain sous tous ses aspects : la chambre, l’appartement,
la rue, le quartier… Les observer de près, les décrire, les dénombrer
jusqu’à les épuiser, jusqu’à ce que l’ordinaire vire en infra-ordinaire,
voilà le but que se pose Perec. Et on retrouve chez Modiano, et chez
Raczymow dans une moindre mesure, une même attention obsessive à
l’espace urbain.
On peut se demander s’il y a là un mouvement de substi-
tution : cet espace urbain vient-il suppléer au « pays natal » disparu,
au « terroir » dont tant de narrateurs modianiens ont la nostalgie ? Il
n’en est rien, si l’on songe que ce mythique « pays natal » de Perec ou
de Modiano est par excellence rural : la villa d’Annecy du « Vilin
Souvenir » est le type de la demeure de campagne, et chez Modiano
on trouve divers exemples de telles demeures rurales 4 . Le « pays
natal » étant donc d’essence rurale, et par là définitivement disparu, au
point d’être mythique, l’espace urbain ne saurait se substituer à lui. Il
est plutôt l’espace qui, par le biais de l’écriture – en devenant espace
écrit, ville-texte – est capable d’exprimer, de traduire l’expérience,
fondamentale chez les trois auteurs, de la perte, de l’univers disparu,
et donc de l’errance. L’espace urbain – Paris, ses quartiers, ses rues –
constitue comme la figure tangible de ce manque primordial, de
l’absence d’un espace habitable, c’est pourquoi chez les trois auteurs,
l’expérience de cet espace est essentiellement douloureuse,
mélancolique.

3
Blanchot, Le livre à venir, Gallimard Idées, 1971, p. 351.
4
Cf. par exemple dans Livret de famille le moulin « en style anglo-normand » de
l’oncle Alex, qui rêve de s’établir à la campagne, dans « un ravissant petit village »
(LF 136). Tous ces lieux sont d’ailleurs passablement stéréotypés, et tournés en
dérision, rendant tout « lieu d’ancrage » d’autant plus inaccessible.
Ecrire l’espace 249

Espèces d’espaces fonctionnera comme le pivot de ce


chapitre, cela à plusieurs égards. Non seulement le texte de Perec –
qui est le seul des trois à avoir consacré un ouvrage entier à l’espace –
servira souvent de point de départ à la comparaison mais, de manière
sélective, je lui emprunterai sa structure emboîtée, ce qui nous
permettra de nous arrêter successivement à plusieurs dimensions de
l’espace urbain, de l’appartement au quartier et du quartier à la ville.
La ville comme le lieu d’une flânerie qui prend des allures très
différentes : celles de l’obsession, d’itinéraires à contraintes (Perec),
celles d’une dérive d’une rive à l’autre (Modiano) ou bien celles d’une
flânerie amoureuse comme communion dans les lieux littéraires
(Raczymow).

1. L’appartement

1.1. Un espace inutile

A tous niveaux, dans Espèces d’espaces, on sent une tension entre


l’aspiration à l’ordre, à la maîtrise de l’espace, d’une part, et de l’autre
le défi lancé à cet esprit de géométrie. Comme le constate Ropars-
Willeumier, l’écriture perecquienne explore à la fois, ou tour à tour,
« deux mouvements contraires. L’un développe une prise d’espace,
confiée à la capacité structurante de l’écriture, qui recense, ordonne,
oriente et approprie le monde en le couvrant d’’un ruban continu de
texte » (EE 21) ; l’autre, qui est consubstantiel au premier, fait dans la
page l’épreuve d’une surface sans profondeur, d’une blancheur proche
du vide »5. Le chapitre « L’appartement » est également construit sur
la tension entre ces deux mouvements ou tendances. Par bien des
côtés, comme l’ouvrage dans son ensemble, ce chapitre a l’allure d’un
traité scientifique, ou plutôt d’un pastiche de traité scientifique 6 .
Comme les autres, il contient plusieurs listes et inventaires : celle de
ce qu’on trouve dans un aéroport international (EE 56) et celles,
vertigineuses, entièrement au mode infinitif, respectivement intitulées
« Déménager » et « Emménager » (EE 70-72). La liste, l’inventaire :
ils correspondent au plaisir de mettre de l’ordre, de recenser, de clas-

5
Ropars-Willeumier, op. cit., p. 25 & 27.
6
On sait que c’est un genre que Perec appréciait, et qu’il a pratiqué ailleurs, comme
on le verra plus loin.
250 Perec, Modiano, Raczymow

ser. Tendance à la maîtrise, donc, mais qui se trouve immédiatement


mise en question par ce qu’on pourrait appeler l’excès d’inventaire, et
par les principes de classement, parfaitement farfelus.
En outre, comme tout chapitre d’Espèces d’espaces, « L’ap-
partement » comporte une série de définitions : « une chambre, c’est
une pièce dans laquelle il y a un lit ; une salle à manger, c’est une
pièce dans laquelle il y a une table et des chaises, et souvent un buffet
[etc] » (EE 57-58). Simples lapalissades en apparence, ces définitions
donnent pourtant un air savant au texte, ils constituent un autre aspect
du persiflage du traité scientifique. Que nous apprennent donc ces
définitions ? Tout d’abord, le fait que les différentes pièces d’un
appartement ne se définissent, et ne se différencient que par leur seule
fonction, car « au départ toutes les pièces se ressemblent peu ou prou
[…] : ce ne sont jamais que des espèces de cubes, disons des
parallélépipèdes rectangles » (EE 59). Les termes savants – cube,
parallélépipède mais aussi, plus loin, « nycthémérale » (ibid.) –
forment d’ailleurs partie intégrante de la parodie du traité scientifique.
Pour transfigurer le quotidien, et rendre l’espace habitable, c’est cette
fonctionnalité toute-puissante qu’il s’agira de mettre en question, de
transgresser. Fonctionnalité qui s’exprime tout particulièrement dans
le plaisant emploi du temps qui, de quart d’heure en quart d’heure,
recense les activités des trois membres d’une famille bourgeoise (EE
60-62). Cet emploi du temps est tout aussi bien un emploi de l’espace.
Pour aller au delà de ces lois de l’existence bourgeoise, Perec
commence par inventer de nouveaux principes de distribution des
pièces au sein de l’appartement : en fonction des visites qu’on reçoit,
en fonction des jours de la semaine (cf. EE 64).
Mais, remarque-t-il, « cela ne nous sortirait guère du fonc-
tionnel » (EE 65). « Comment chasser les fonctions, chasser les
rythmes, les habitudes, comment chasser la nécessité ? » (EE 66) Ce
qui fascine Perec, c’est l’idée d’un espace inutile, qui échappe à toute
fonction. Nous touchons là au deuxième mouvement esquissé par
Ropars-Willeumier : celui qui « fait dans la page [et dans l’espace
qu’elle déploie] l’épreuve d’une surface sans profondeur, d’une
blancheur proche du vide ». Car penser un espace sans fonction, c’est
« penser le rien » (EE 67), c’est, pour revenir à la carte de l’océan de
Lewis Carroll reproduite au seuil du livre, penser le blanc, le vide,
sans le cadre qui est autour. Tâche impossible, car « comment penser
le rien sans automatiquement mettre quelque chose autour de ce rien,
Ecrire l’espace 251

ce qui en fait un trou, dans lequel on va s’empresser de mettre quelque


chose, une pratique, une fonction, un destin, un regard, un besoin, un
manque, un surplus… ? » (EE 67). C’est pourtant à « décrire ce rien,
ce vide » – tâche à laquelle « le langage lui-même s’est révélé inapte »
(ibid.) – que Perec va s’évertuer. Les images qui alors surgissent en lui
– Tolstoï, Borges, Escher, Magritte, boîte de Skinner, Pyramides,
Saenredam – lui révèlent qu’aller au delà du fonctionnel, c’est
forcément en arriver à des espaces d’où « la notion même d’habitat
aurait disparu » : espaces inhabitables, fantasmatiques, vertigineux.
Espaces où il est impossible de trouver son assise, son lieu, son
ancrage, comme le vieux prince Bolkonski qui, inquiet du sort de son
fils, ne trouve plus de chambre où il puisse séjourner, trouver le repos
(EE 68-69). Le fantasme central est ici celui de l’enfermement, de
l’étouffement : chambre-boîte de Skinner, « entièrement tendue de
noir », « pièce sans portes ni fenêtres » du texte de Heissenbuttel (EE
69) et enfin, « dans mon propre appartement, une pièce que je ne
connaissais pas » (EE 69).
Ces deux images d’une chambre-boîte, sans voie d’issue, de
plus tendue de noir, nous renvoient à la crypte telle que la conçoivent
Nicolas Abraham et Maria Torok dans « Deuil ou mélancolie », texte
qui comme on sait a été parodié et pastiché par Perec et Matthews
dans « Roussel et Venise. Esquisse d’une géographie mélancolique »7.
Dans Les parties de domino chez Monsieur Lefèvre, Claude Burgelin a
analysé et commenté tout cet ensemble intertextuel. Je ne ferai ici
qu’en reprendre quelques points essentiels. Le « cryptophore » est le
sujet qui n’ayant pas pu faire son deuil d’un être aimé, a enfoui et
l’objet et sa perte – « incorporé » au sens littéral d’avaler – au plus
profond de lui-même, où il a construit une crypte, un caveau autour de
celui-ci. Ce caveau sera parfaitement scellé, fermé, l’objet ainsi que la
souffrance s’y trouvent à jamais enfermés, « conservés », rendant
impossible toute communication : « Tous les mots qui n’auront pu être
dits, toutes les scènes qui n’auront pu être remémorées, toutes les
larmes qui ne pourront être versées, seront avalés, en même temps que
le traumatisme, cause de la perte. Avalés et mis en conserve. Le deuil
indicible installe à l’intérieur du sujet un caveau secret ». Ce passage

7
N. Abraham et M. Torok : « Deuil ou mélancolie », in L’écorce et le noyau, Aubier-
Flammarion, 1978. G. Perec, « Roussel et Venise. Esquisse d’une géographie
mélancolique », in Cantatrix sopranica L. et autres écrits scientifiques, Seuil, 1991.
252 Perec, Modiano, Raczymow

d’Abraham et Torok, cité par Burgelin 8 , résume admirablement la


situation personnelle de Perec. Tout d’abord le mutisme et l’amnésie
qui chez lui, affectent tout ce qui touche à la mère et à la première
enfance : « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance ». Ensuite le phéno-
mène, bien connu en psychanalyse, que l’événement qui a causé le
deuil – la disparition de la mère – est lui-même devenu inaccessible :
il s’agit d’un événement traumatique, qui n’a pu être consciemment
vécu au moment où il a eu lieu et qui ne pourra donc être remémoré. Il
est d’emblée enfoui dans la crypte intérieure.
Revenons à l’espace inutile, aux chambres sans portes ni
fenêtres, à la boîte tendue de noir d’Espèces d’espaces. Comme la
chambre manquante des « Lieux où j’ai dormi »9, ils ne sont pas une
image directe de la chambre de mort où a péri la mère, comme le
soutient Claude Burgelin, mais plutôt une image de l’espace mental,
intérieur, de la crypte où Perec a pu enfermer à la fois le traumatisme
et le « souvenir effacé » de la mère10. Qu’est-ce qui permet donc de
l’affirmer ? Tout d’abord, les images évoquées sont presque toutes
liées à la mort, donc au deuil : le titre de la nouvelle de Borges,
L’immortel, évoque un espace entre la vie et la mort, la chambre
« entièrement tendue de noir » de Skinner et les Pyramides sont tous
deux des tombeaux, de même que la « pièce sans portes ni fenêtres »
(EE 69). En outre, devant l’idée d’un espace inutile, Perec se heurte à
un mur, il se sent voué à la paralysie et au mutisme : « Il m’a été
impossible, en dépit de mes efforts, de suivre cette pensée, cette
image, jusqu’au bout. Le langage lui-même, me semble-t-il, s’est
avéré inapte à décrire ce rien, ce vide, comme si on ne pouvait parler
que de ce qui est plein, utile, fonctionnel » (EE 67, mes italiques). Les
mots que j’ai mis en italiques révèlent un dernier aspect, déterminant,
du rapprochement : c’est que l’espace inutile, comme la crypte de
Nicolas Abraham, est structurellement vide. Comme le souligne en
effet Claude Burgelin, dans la crypte, « il n’y a rien à voir parce qu’il
n’y a rien, sinon un blanc, un effacement. Ce qui était à cacher, c’est
qu’il n’y avait rien en ce lieu du secret désigné »11. La crypte elle-
même, sous toutes ses formes, n’est qu’un vaste échafaudage destiné à
cacher le fait qu’il ne cache rien, qu’il n’y a pas de secret enfoui en

8
Cité par Burgelin, op. cit., p. 144.
9
Sur les « lieux où j’ai dormi », cf. II. chap. 4, § 5.
10
C. Burgelin, op. cit., p. 141.
11
Ibid., p. 150.
Ecrire l’espace 253

son fond : « A l’intérieur, il n’y a que du disparu et le chagrin originel


lui-même disparu. »12
Dans Ecrire l’espace, Ropars-Willeumier observe que chez
Perec, « l’espace se dérobe au fur et à mesure que les lieux se déter-
minent »13. L’espace est l’objet introuvable d’une quête impossible.
La dimension psychanalytique de cette quête explique peut-être
pourquoi l’espace – vécu comme vide, blanc – à la fois attire et rebute
Perec, dans ce texte. Par la multiplication, l’éclatement de l’espace en
lieux, par leur description minutieuse et détaillée, par les listes et les
inventaires des lieux « pleins » (littéralement pleins à craquer, comme
l’immeuble du dessin de Saul Steinberg, EE 82 ss.), il édifie une vaste
crypte intérieure apte à dérober à la vue le secret qu’ils enveloppent :
celui d’un vide, d’un blanc qui est l’espace même. Espèces d’espaces :
maître-œuvre du cryptophore, donc ? Mais en même temps, décrire
minutieusement ces espaces, ce n’est pas uniquement fuir, refouler
l’espace, le vide central, c’est également, par l’écriture, par les
encrages donc, tenter sans fin de s’en approcher, de s’y frotter. Forger
une conscience aiguë, douloureuse du vide : « arracher quelques
bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon,
une trace, une marque ou quelques signes » (EE 180). Et donc
reconstruire, édifier un espace fait de mots.

1.2. Avant le déluge

Pour Perec, « le souvenir de la mère n’existe que dans la métonymie :


un lieu, un moment, un objet chargé de signes » 14 . Ce lieu par
excellence, c’est bien évidemment la rue Vilin, et la chambre de
l’enfance, celle d’avant le déluge. Le projet de « Lieux », celui des
« Lieux où j’ai dormi » et Espèces d’espaces constituent autant de
tentatives (toutes vouées à l’échec) de s’approcher de ce lieu, somme
toute intérieur. Or si Perec eût été encore vivant aujourd’hui, il eût pu
lire l’essai récent de Henri Raczymow, Avant le déluge. Belleville
années 5015. Et il se fût peut-être dit, comme nous aujourd’hui, qu’un
autre écrivain, lui aussi d’origine juive polonaise, né douze ans

12
Ibid.
13
Ropars-Willeumier, op. cit., p. 23.
14
Burgelin, op. cit., p. 75.
15
Philéas Fogg, 2005 ; abréviation AD.
254 Perec, Modiano, Raczymow

seulement après lui, a fait, plus de soixante ans plus tard, la


description minutieuse de quelques pièces – à peine un appartement –
dans une rue à deux pas de la rue Vilin, dans ce même bas Belleville,
toujours aussi misérable, aussi malsain qu’avant la guerre. Même
quartier, même milieu populaire d’émigrés juifs polonais, même
misère. Et peut-être, de même que par les interviews à la fin de Récits
d’Ellis Island, en écoutant les histoires des immigrants, Perec se
construisit une « mémoire potentielle » de ce qu’eût pu être la vie de
ses parents ou de ses grands-parents, s’ils avaient choisi l’Amérique, il
eût pu se construire une « autobiographie probable »16 en empruntant à
Raczymow la mémoire de l’appartement des grands-parents de celui-
ci, tel qu’il était dans l’immédiat après-guerre. Comme le rappelle en
effet Burgelin, « la mémoire est une pillarde, une voleuse et une
tricheuse » : « si la mienne défaille, ne peut ou ne veut se dire, celle
d’autrui peut venir la relayer ou s’y substituer »17. C’est un phéno-
mène bien connu, et fort répandu chez les écrivains de la génération
d’après.
Cependant, cette idée de « mémoire potentielle » ne doit pas
nous empêcher de lire Avant le déluge comme un texte autonome,
occupant une place propre dans l’univers romanesque de Raczymow.
Comme pour le texte de Perec, nous nous demanderons : comment les
encrages – comment l’écriture – ont-ils pu exprimer des ancrages
disparus ? comment l’écriture a-t-elle pu, dans ce texte, transformer,
transfigurer l’espace réel jusqu’à en faire un espace, un lieu écrit ?
Considérons le titre tout d’abord. En jouant avec humour sur
l’hyperbole, le « déluge » renvoie à un double passé disparu : le
Belleville d’avant les transformations urbanistiques des années 70 et
80, d’avant la démolition de rues entières (comme la rue Vilin) et
d’avant le réaménagement radical du quartier ; mais aussi d’avant la
transformation sociale, qui fit définitivement disparaître le Belleville
populaire des années 30-50, où les artisans et les ouvriers pré-
dominaient, qu’ils fussent Français de longue date ou récemment
immigrés d’Europe de l’Est. Aujourd’hui, d’autres immigrés, du
Maghreb et d’Afrique noire, sont venus les relayer. Le Belleville de
Raczymow est donc un Belleville disparu, aussi radicalement que la

16
Pour ces deux termes, cf. Récits d’Ellis Island, p. 55.
17
Burgelin : « Comment la littérature réinvente la mémoire », article paru sur
Internet : www.11101.net/Writings/Essays_Research/La_Recherche/claude_burgelin.-
php (3 avril 2006).
Ecrire l’espace 255

Pologne juive de Contes d’exil et d’oubli. D’où la nécessité d’en


recueillir les traces, photographiques mais aussi textuelles, d’écrire un
espace qui n’existe plus.
Le texte est bâti autour de deux portraits, ceux des grands-
parents maternels de l’auteur, Simon et Mania Dawidowicz. C’est une
ode émouvante au grand-père, chiffonnier, et à la grand-mère, toujours
à sa machine à coudre. Le grand-père, grand narrateur d’histoires, était
déjà la figure centrale de Contes d’exil et d’oubli et de Rivières d’exil,
où il était le maillon reliant le narrateur au passé disparu. Dans ces
deux récits, l’auteur était l’auditeur privilégié, qui recueillait – et
réinventait – les histoires racontées par son grand-père. Ici, les rôles
sont inversés : c’est lui qui, à son tour, se fait narrateur pour nous
raconter ses grands-parents et son univers disparu à lui : non la
Pologne d’avant-guerre, mais le Belleville des années 50. Cela
implique un changement radical de style : après le style écrit, poétique
de Contes d’exil, truffé de métaphores, voici un style parfaitement
oral, familier même, fait de phrases courtes, simples, qui interpelle
régulièrement son auditeur, comme le grand-père jadis interpellait son
petit-fils. Mais pourquoi, se demandera-t-on, le grand-père et la grand-
mère plutôt que les parents de l’auteur ? Il est vrai que Raczymow leur
a consacré de belles pages ailleurs, dans Quartier libre notamment, et
récemment dans Le plus tard possible. C’est que « je l’aimais,
mémère, je l’aimais comme une mère, plus qu’une mère, plus que ma
mère peut-être » (AD 38). Dans ces termes d’une grande simplicité et
franchise, il fait allusion à ce qui a été douloureusement élaboré
ailleurs : élevé les premières années – avant la naissance du frère – par
la grand-mère, c’est avec elle qu’il aura une relation privilégiée,
renforcée du fait que ce petit-fils vient littéralement prendre la place
de son fils Henri, mort dans les camps, et dont l’auteur porte le
prénom18.
C’est donc l’appartement du 34, rue Bisson, longuement
décrit ici, qui était le lieu de la petite enfance de Raczymow, au moins
autant que l’appartement des parents, rue de la Mare, auquel il ne fait
que quelques allusions19. Dans cette mesure, cette description peut être
mise sur le même plan que la rue Vilin de Perec ou bien, nous le

18
Pour ces rapports complexes de substitution, cf. Le plus tard possible, et cf. infra, II,
chap. 5, § 2.
19
Appartement qui est d’ailleurs décrit dans d’autres récits de Raczymow, comme
Rivières d’exil.
256 Perec, Modiano, Raczymow

verrons, l’appartement du quai Conti pour Modiano. Mais contrai-


rement aux appartements de Perec et de Modiano, vides, désincarnés,
où règne un silence de mort, celui de Raczymow est rutilant de vie, de
bruits et d’odeurs. Faute d’avoir pu entrer, avec Perec, dans sa
chambre d’enfance, entrons à présent dans celle de Raczymow. Dans
cet appartement, le lecteur est en effet emmené comme en visite
guidée, par l’auteur âgé de huit ans : « Voilà, c’est un jeudi matin de
1956 et tu me suis sans faire de bruit, sans te faire remarquer, sans
poser de questions, sur mes pas […] » (AD 38). La visite guidée
permet évidemment de parcourir la maison de fond en comble,
systématiquement, depuis « la porte déglinguée qui donne sur une
courette où j’ai jamais mis les pieds », par les escaliers sombres et
défoncés et les toilettes à la turc décrites en détail, jusqu’au deux
pièces exigu avec coin cuisine d’un mètre carré « à tout casser ». Sans
oublier les odeurs – « pisse de chat » dans la cour, effluves des
toilettes – et les bruits : la musique des « postes de téssef qui
résonnent derrière toutes les portes » (AD 39), les chansons de Tino
Rossi et de Philippe Clay.
Une telle « visite guidée » permet également d’assimiler
ironiquement l’immeuble à un haut-lieu culturel, comme le palais de
Versailles (AD 38). En filant la métaphore, les toilettes creusées à
même le mur seront des maisons troglodytes (AD 39), les escaliers
ressemblent à ceux de Chambord, « tout en spirale », « en finesse
d’architecture » (ibid.), les murs suintent « comme une caverne de Cro
Magnon, mais là pas de dessins de bestiaux qui s’abouchent cul à cul
comme aimaient en dessiner les préhistoriques » (AD 40). Ailleurs,
l’appartement, avec « ‘salon’ entre guillemets », est assimilé à une
demeure de luxe, avec sa cuisine qui est « cuisine tout confort et salle
de bains en même temps, tout intégré, fonctionnel, à l’américaine,
moderne, quoi » (AD 41), et « attention aux tapis persans, aux
porcelaines de Saxe, aux Tanagra. On pose pas ses pattes sur les
tableaux des maîtres. Oui, c’est des vrais, parfaitement. » (AD 45)
L’ironie fonctionne à plein ici comme une stratégie qui renforce la
misère, le délabrement de l’immeuble et du quartier – stratégie
infiniment plus puissante que les constats directs, en style parlé :
« chez eux, rue Bisson, faut dire, c’était pas brillant » ou bien, « ces
saletés de rues » (AD 35). C’est avec la même ironie mordante qu’ici,
Ecrire l’espace 257

comme dans Un cri sans voix, on s’en souvient peut-être 20 , il est


question des Allemands et de la guerre. Par exemple lorsqu’en trois
mots, Raczymow raconte l’émigration de ses grands-parents : « il
parlait allemand, pépère, couramment, […] parce qu’il y avait vécu
deux ans, pépère, en Allemagne, c’est-à-dire quand ils ont quitté la
Pologne, après la guerre de 14-18. C’était devenu un pays pas
possible, alors, la Pologne, pour les Juifs. Ils sont allés en Allemagne,
à Düsseldorf, un pays vachement mieux pour les Juifs, et c’est là
qu’est né mon oncle. Heinz ils l’ont appelé, mais ça c’est une autre
histoire » (AD 32-33, mes italiques). L’histoire, à laquelle il est fait
allusion quelques pages plus haut, de son arrestation par un gendarme
français, dans les Charentes où il se cachait avec sa mère et sa sœur, et
de sa déportation (AD 26).
Mais revenons pour finir à l’appartement « franchement
moche » des grands-parents, rue Bisson. Par l’ironie et l’humour
mises en œuvre dans l’écriture, cet espace est transfiguré jusqu’à
devenir, comme la rue Vilin, deux rues plus loin, un espace mental,
qui n’existe plus que dans l’imaginaire, bref un « point d’encrage »21.

1.3. 15, quai Conti

Le titre, les documents d’état civil qui y sont reproduits, un je-


narrateur qui porte le nom et le prénom de l’auteur (LF 30) : tous ces
éléments ont conduit en première instance les commentateurs à faire
une lecture strictement autobiographique, réaliste de Livret de famille.
Il est vrai que le récit date de 1977 et qu’il n’était que le quatrième en
liste de Modiano. Aujourd’hui, trente ans et une vingtaine de romans
après, on est devenu plus sensible à la dimension littéraire, construite
des romans de Modiano, et on a accordé à l’invention et à la
fabulation la place qui leur revient. Ainsi, pour Alan Morris, malgré
l’abondance de détails autobiographiques, Livret de famille demeure
une « autobiographie imaginaire », un roman plutôt qu’une auto-
biographie, à cause de sa structure éclatée (tout le contraire de la
structure chronologique qui caractérise l’autobiographie courante) et à
cause de la construction complexe de thèmes récurrents 22 . Dervila
20
Cf. I, chap. 3.
21
Raczymow, Reliques, Gallimard, 2005, p. 12.
22
Cf. A. Morris, Patrick Modiano, op. cit., p. 70.
258 Perec, Modiano, Raczymow

Cooke, dans sa monographie récente, analyse en détail comment


Modiano joue avec les conventions de l’autobiographie et de la
fiction, et quelles stratégies il déploie pour créer la confusion chez le
lecteur. Pour elle, Livret de famille est une autofiction23. Or ce qui
vaut pour le roman dans son ensemble, vaut également pour le
traitement des lieux. Comme tout roman de Modiano, Livret de famille
est truffé de noms de rues, de lieux réels, mais ceux-ci ne sont souvent
que des effets de réel, constituant le point de départ d’un espace
imaginaire, rêvé et par là même écrit. Ici comme chez Perec et
Raczymow, le point d’ancrage n’existe que dans la mesure où il
devient point d’encrage, lieu surinvesti, transfiguré par l’écriture.
C’est par excellence le cas du 15, Quai Conti, qui est au centre
du chapitre XIV de Livret de famille. Tout lecteur averti sait qu’il
s’agit de l’appartement où Patrick Modiano a passé son enfance. Dans
ce chapitre, vingt ans après, le narrateur visite l’appartement en
étranger, soi-disant en acheteur potentiel. A première vue, la visite de
l’appartement semble mettre en branle une mémoire proustienne, qui
fait resurgir l’enfance du narrateur mais en particulier son
adolescence, vécue souvent seul avec son père : les réveils du samedi,
le soleil… ( LF 199). Atmosphère sécurisante ? Il n’en est rien. Ces
éléments ne sont là que pour contrecarrer une lourde atmosphère de
menace : « la catastrophe que je craignais, sans très bien savoir
laquelle, n’avait pas eu lieu » (ibid.). Quelle catastrophe ? On
découvre alors que cette catastrophe ne renvoie pas au passé, à
l’enfance du narrateur, mais à un passé bien plus lointain, aux
« années qui avaient précédé ma naissance » (LF 200). L’appartement
du Quai Conti a donc ici la même fonction que le 41 Boulevard
Ornano dans Dora Bruder : ces lieux constituent des points de contact
avec un passé qui précède immédiatement la naissance du narrateur :
celui des « années troubles » de l’Occupation. Dans Livret de famille,
le narrateur a une excellente raison de vouloir remonter à ces années,
c’est qu’elles constituent le « terreau dont je suis issu » (LF 202) :
« Sans cette époque, sans les rencontres hasardeuses et contradictoires
qu’elle provoquait, je ne serais jamais né » (LF 207, mes italiques).
En effet, dans ce récit, le narrateur, récemment devenu père, est plus
que jamais en quête de ses origines, de sa genèse familiale. Comment
être père sans savoir qui furent son père et sa mère ? Et sans savoir

23
D. Cooke, Present Pasts, op. cit., p. 93 ss.
Ecrire l’espace 259

comment ils se rencontrèrent et comment ils vécurent jusqu’à sa


naissance ? Or l’appartement du Quai Conti sera le lieu privilégié qui
lui permettra d’entrevoir a posteriori quelques pans de cette vie
d’« avant le déluge ».
Voyons donc comment les lieux se font porteurs de ce passé
inconnu, largement inventé, de cette « postmémoire ». L’appartement,
tout d’abord, est vide, comme le signale innocemment l’annonce :
« Vide. Appartement quai Conti […] » (LF 195). En intégrant straté-
giquement une annonce immobilière, dans toute sa banalité, au texte
littéraire, Modiano vise certes un effet de réel, mais surtout, il met
l’annonce au service de la fiction, il s’en sert pour annoncer
l’expérience du vide faite par le narrateur en entrant. L’appartement
devenu une enveloppe vide, un ensemble d’espaces et de volumes,
sans rien pour les remplir, met en scène l’absence, la disparition du
passé : l’enfance du narrateur mais au delà, le passé d’avant sa
naissance. Effet de vide qui se trouve renforcé par la lumière du soleil
et par le silence (« pas un bruit », LF 197), jusqu’à former l’espace
pur, blanc et vide dont Perec a si peur qu’il se tourne vite vers ce qu’il
y a autour : « l’espace alentour », les lieux.
Pour le narrateur, l’espace vide évoque, ressuscite les meubles
qu’il contenait, dans un mouvement assez proche de la mémoire
corporelle de Proust et de Perec : en se promenant dans l’appartement,
« je me rappelais l’emplacement des meubles ; les deux grands globes
terrestres de chaque côté de l’œil de bœuf. Sous celui-ci, la biblio-
thèque vitrée qui supportait la maquette d’un galion » (LF 197). Suit
une description détaillée de la disposition des meubles. A cette
différence près que la mémoire de Proust et de Perec est in absentia,
par la seule force de l’imagination, alors que Modiano est sur les
lieux. Dans sa visite du bureau du père, le narrateur modianien
rencontre des meubles-fantômes, disparus mais présents dans leur
absence : « Plus de canapé, ni de rideau dont le tissu assorti était orné
de ramages grenat. Plus de portrait de Beethoven au mur, à gauche,
près de la porte. Plus de buste de Buffon au milieu de la cheminée. Ni
cette odeur de chypre et de tabac anglais. Plus rien. » (LF 198) Une
fois les meubles disparus, ce sont les murs nus qui, devenus visibles,
se font le support du passé, avec leurs lambeaux de tissus ou de
papiers peints, qui forment comme les sédimentations fort
proustiennes du passé, que le narrateur va déchiffrer comme un texte,
un palimpseste. Ainsi, la disparition des boiseries bleu ciel de la
260 Perec, Modiano, Raczymow

chambre à coucher du narrateur révèle des « lambeaux de toile de


Jouy, vestiges des locataires qui avaient précédé mes parents et j’ai
pensé que si je grattais ces lambeaux de toile de Jouy, je découvrirais
de minuscules parcelles d’un tissu [et donc d’un passé] encore plus
ancien. » (LF 198) On voit que le narrateur n’est guère à la recherche
de sa propre enfance, mais d’un passé qui est bien plus lointain. A
propos de ces locataires qui ont précédé ses parents, on se souvient
que Modiano a raconté ailleurs comment sa chambre d’enfant avait été
occupée par Maurice Sachs, qui fut quelque temps le propriétaire de
l’appartement. Comme le père de Modiano, il était juif et, les
premières années de l’Occupation, il survécut en se lançant dans le
marché au noir24.
Par tous ces éléments, l’appartement vide met en branle une
« postmémoire » qui, par des flashback, permet au narrateur de voir
des scènes d’un passé qu’il n’a pas vécu. Ainsi, par une voyance
comparable à celle qui est déployée dans Dora Bruder 25 , il voit
soudain la scène de la première arrivée de sa mère, jeune fille, quai
Conti : « A la fin d’une journée de juin 1942, par un crépuscule aussi
doux que celui d’aujourd’hui, un vélo-taxi s’arrête, en bas, dans le
renfoncement du quai Conti, qui sépare la Monnaie de l’Institut. Une
jeune fille descend du vélo-taxi. C’est ma mère. Elle vient d’arriver à
Paris par le train de Belgique. » (LF 200) Le passage au présent, la
précision des détails sur le lieu, la date et l’heure, tout contribue à
l’impression cinématographique que fait cette scène. C’est comme la
scène d’ouverture d’un film que le narrateur se plaît à reconstruire.
Analogie peu étonnante lorsqu’on songe que la mère de Modiano était
actrice et que pendant l’Occupation, elle « travaillait au service
‘sychronisation’ de la Continental, une firme de cinéma allemande,
installée sur les Champs Elysées » (LF 201). De plus, comme souvent
chez Modiano, la scène a le caractère d’une surimpression : c’est
comme si au doux crépuscule d’aujourd’hui se superposait un
crépuscule analogue, dans le passé. La présence du narrateur dans
l’appartement aujourd’hui devient alors comme la répétition de cette
première arrivée de la mère.

24
La figure de Maurice Sachs hante l’univers de Modiano. Elle resurgit notamment
dans Dora Bruder, pp. 98-99. Sur Maurice Sachs, cf. la monumentale biographie par
Henri Raczymow : Maurice Sachs ou Les travaux forcés de la frivolité, Gallimard,
1988.
25
Cf. I, chap. 2, § 3.
Ecrire l’espace 261

Remonter le fil du temps, se glisser dans l’appartement tel


qu’il était en 1942-43 et y voir vivre ses parents avant sa propre
naissance : tel est en fait le but ultime du narrateur. C’est ce que fait
déjà le narrateur des Boulevards de ceinture qui, par le biais du
portrait photographique entrevu dans le bar du Clos Fourré, entre dans
l’univers de ce portrait et traque la vie que menait son père avant sa
naissance. Or dans Livret de famille aussi, c’est une photographie qui
déclenche la seconde scène de voyance de ce chapitre. Il s’agit de la
photographie de ses parents assis sur le divan du salon, « ma mère un
livre à la main droite, la main gauche appuyée sur l’épaule de mon
père qui se penche et caresse un grand chien noir dont je ne saurais
dire la race » (LF 207). Certes, la photographie est une pièce à
évidence, un effet de réalité, qui vise à convaincre le lecteur de la
vérité des faits, mais en même temps, elle est profondément ambiguë :
tout d’abord, ce n’est pas la reproduction d’une photographie, mais
uniquement une « image-texte », c’est-à-dire une description de
photographie, qui nous est donnée (le terme est de Marianne Hirsch).
En outre, la photographie est si petite que le narrateur est contraint de
se servir d’une loupe pour en discerner les détails (LF 206) ; enfin,
malgré l’abondance de détails, le mystère demeure entier, car le
narrateur ignore « qui a bien pu prendre cette photo, un soir de
l’Occupation ? » (LF 207)
Toujours est-il que cette photographie, grâce à son effet
d’immédiatisation et d’identification, déclenche une seconde surim-
pression chez le narrateur. Maintenant, il voit – comme un voyant
encore, comme s’il y assistait – une soirée-type de ses parents dans
l’appartement du quai Conti, pendant l’Occupation : « Soirs où ma
mère, dans la chambre du cinquième, lisait ou regardait par la fenêtre.
[...] Ils dînaient tous les deux, dans la salle à manger d’été du
quatrième. Ensuite, ils passaient au salon [...] Ils parlaient, ils faisaient
des projets. Ils avaient souvent des fous rires. » (LF 207) Image
d’harmonie conjugale, en apparence. Mais il n’en est rien. Ce que lui
communique la photographie, c’est plutôt la « vague inquiétude » du
père, le « climat d’expectative, de gestes en suspens, qui précède les
rafles » (LF 208). C’est cette inquiétude-là que par ses silences, le
père a transmis au fils, d’où sa crainte d’une catastrophe indéterminée,
mentionnée plus haut.
Cependant, à cette vie de ses parents pendant l’Occupation, le
narrateur n’a pas accès uniquement par la « voyance », il dispose
262 Perec, Modiano, Raczymow

également d’un certain nombre de données, d’anecdotes qui ont dû lui


être transmises par ses parents eux-mêmes. Par exemple l’histoire de
leur première rencontre, chez une amie commune (LF 200-201), ou
celle des menaces qui précédèrent l’arrestation du père. A ce propos,
citons une dernière surimpression : « Un jour, à l’aube, le téléphone
sonna et une voix inconnue appela mon père par son véritable nom.
On raccrocha aussitôt » (LF 208). L’anecdote a dû lui être racontée à
un moment ou à un autre par son père. Mais ce qui nous intéresse dans
la perspective des lieux, c’est que la surimpression est déclenchée par
la coïncidence des lieux : « je m’étais assis entre les deux fenêtres, au
bas des rayonnages. La pénombre avait envahi la pièce. En ce temps-
là [c’est-à-dire du temps de l’Occupation], le téléphone se trouvait sur
le secrétaire, tout près. Il me semblait, après trente ans, entendre cette
sonnerie grêle et à moitié étouffée. Je l’entends encore. » (LF 208,
mes italiques) Comme chez Proust, c’est la seule position du corps
dans l’espace qui fait renaître la position des meubles, et la sonnerie
du téléphone n’est pas sans évoquer le tintement de la clochette de la
grille de Combray, qui annonçait le départ de Swann, et que le
narrateur proustien, lui aussi, entend encore de longues années après26.
Il y a cependant deux différences importantes, qui font que la plupart
des références modianiennes à Proust procèdent par parodie 27 .
D’abord, alors que la clochette de Combray annonce enfin la venue
rassurante de la mère auprès de l’enfant, la sonnerie du téléphone dans
Livret de famille est lourde de menaces ; ensuite, alors que la rémi-
niscence proustienne fait revivre l’enfance disparue, la surimpression
modianienne renvoie à un passé plus lointain, au delà de la naissance.
Comme l’appartement d’Espèces d’espaces et comme celui de
Avant le déluge, le 15, Quai Conti existe uniquement comme texte, par
l’écriture. Nous venons de voir comment l’écriture transforme
l’espace, comment les ancrages font place aux encrages. L’espace
vide de l’appartement, au début de ce chapitre XIV de Livret de
famille, nous l’avons vu, est comme la page blanche où le texte va
s’écrire. Les murs avec leurs multiples couches de papier en lambeaux
sont comme des textes, des palimpsestes à déchiffrer. Ainsi, Modiano
a inséré des images qui invitent à lire le texte à un niveau méta-
discursif. Enfin, la série de surimpressions que nous venons de

26
A la recherche du temps perdu, Gallimard, Pléiade, 1989, IV, p. 623.
27
Cf. notre article « Pastiches de Proust. La place de l’étoile de Patrick Modiano »,
art. cit.
Ecrire l’espace 263

commenter confère une structure discontinue au chapitre, où il y a un


constant va-et-vient entre descriptions de l’état actuel et scènes de
voyance qui transfigurent l’espace actuel, le peuplant de fantômes. Ce
chapitre contient d’ailleurs, en vrac, plusieurs autres couches
temporelles : l’enfance avec le frère Rudy (LF 209), l’adolescence
solitaire du narrateur (LF 199), la visite en Tunisie en 1976 (LF 203)
et se termine en 1945, avec la Libération (LF 210). Ainsi, un passé
fragmenté s’enchevêtre avec le présent dans une complexité tempo-
relle qui rappelle le premier chapitre de Dora Bruder28, et qui donne à
toute sensation le même degré d’actualité.

2. Le quartier

Pour Perec comme pour Modiano, et dans une moindre mesure pour
Raczymow, il s’agit, par l’imaginaire et par l’écriture, de structurer
l’espace, de le maîtriser pour le rendre habitable. Or une manière de
structurer l’espace c’est de le diviser : il en ressort un Paris structuré
en quartiers, et nous verrons l’importance du quartier, notamment
chez Modiano. Dans Espèces d’espaces, Perec rappelle que le
quartier, c’est littéralement le quart d’un arrondissement (EE 113).
Surtout chez Modiano, on le sait, l’unité administrative qu’est
l’arrondissement prend les dimensions d’une entité symbolique, avec
ses frontières, ses zones neutres, ses connotations historiques et
personnelles.
Chez Perec, on trouve très peu en fait sur le quartier, c’est un
chapitre d’Espèces d’espaces qui semble l’embarrasser un peu. Une
seule question, de taille, le préoccupe à ce sujet : le quartier –
traditionnellement une image de rassemblement – peut-il aussi être
vécu dans la dispersion ? Ainsi, Perec tente de briser l’image, tentante
pour certains, d’une vie claquemurée dans l’univers familier du
quartier, insuffisante à son sens : « mais on aurait beau faire, ça ne
ferait pas une vie, ça ne pourrait même pas donner l’illusion d’être une
vie » (EE 114). D’où cette merveilleuse fantaisie libératrice : pourquoi
ne pas vivre simultanément dans plusieurs quartiers ? « […] pourquoi
n’aurait-on pas, éparpillées dans Paris, cinq à six chambres ? » (ibid.),
une en fonction de chaque activité (dormir, écrire, écouter de la mu-

28
Cf. I. chap. 2, § 2.
264 Perec, Modiano, Raczymow

sique, manger…). D’une certaine manière, des projets tels que


« Lieux » ou « Projet de description des chambres où j’ai dormi », tout
en tentant de rassembler les divers lieux en un seul texte, confèrent cet
effet de dispersion, de vie en plusieurs endroits.
La vie du grand-père Dawidowicz, par contre, dans Avant le
déluge de Raczymow, constitue une image saisissante de vie
rassemblée, claquemurée dans le quartier : « il sortait jamais de son
quartier, mon grand-père. Sauf quand il allait chercher des shmattès
[chiffons] à Saint-Ouen. » (AD 10) Son accoutrement misérable,
semble dire son petit-fils, le rendait irrecevable ailleurs qu’à Belle-
ville. Son accoutrement mais aussi sa démarche : « les bras écartés, les
paumes des mains retournées, tournées vers l’arrière quand il
cheminait, lui, vers l’avant » (ibid.). Tournées vers l’arrière, « d’où il
venait », c’est-à-dire vers « sa Pologne natale, « au fin fond du trou du
cul du monde, un lieu très sombre forcément » (AD 16). Autrement
dit, la démarche du grand-père n’est pas celle d’un homme qui n’a
jamais vu autre chose que son quartier, mais au contraire celle d’un
exilé, de l’immigré juif polonais qu’il est – voué à la dispersion, à la
diaspora ! On retrouve donc ici la même dichotomie que chez Perec,
celle du rassemblement et de la dispersion.
Dans l’œuvre romanesque de Raczymow, Belleville est le seul
quartier qui soit présent de manière récurrente, surtout dans les récits
autobiographiques. Nous avons vu plus haut comment, dans Rivières
d’exil, par la métaphore, il transfigure les points d’ancrage jusqu’à en
faire des encrages : par les histoires racontées par le grand-père –
toujours lui –, les rues de Belleville, aux noms de rivières, deviennent
les rivières de la Terre Promise, et le quartier finit par devenir en
quelque sorte un « chez nous » 29 . Cependant, dans les essais de
Raczymow aussi, les rapports complexes entre réalité et fiction – lieux
réels, lieux écrits – sont au centre d’une réflexion originale. Dans mon
analyse de Un cri sans voix, j’ai montré comment, dans Le cygne de
Proust, Raczymow s’interroge sur le travail de transfiguration qui du
modèle, mène au personnage30. Avec Le Paris littéraire et intime de
Proust31, Raczymow donne une suite à cet essai, même si c’est dans
un tout autre style : celui d’un album de photographies, accompagné
d’un essai. Malgré ses apparences de « beau livre », il s’agit bien d’un

29
cf. II. chap. 4, § 2.
30
Cf. I, chap. 3, § 3.4. « Sauver les noms ? »
31
Parigramme, 1995.
Ecrire l’espace 265

prolongement du Cygne de Proust : en parcourant, un par un, tous les


quartiers proustiens de Paris (Auteuil, Plaine Monceau, Champs
Elysées, Faubourg S. Germain…), l’auteur visite et décrit en détail les
lieux qui ont pu servir de modèle à Proust, depuis ses propres
demeures successives jusqu’à celles de ses modèles.
Cependant, si ces lieux réels intéressent Raczymow– comme
ils intéressent tout lecteur de Proust – c’est parce que Proust les a
transformés, transfigurés pour en faire des lieux littéraires, des lieux
écrits, comme l’explique l’auteur dans un bref essai en fin de volume
intitulé « La surpuissance de la littérature ». Ici, Raczymow compare
le travail de l’écriture à celui du rêve, qui crée ses images par
condensation et par déplacement. Ainsi, comme le personnage naît de
la fusion de plusieurs modèles, de même le lieu proustien est le
produit de la « condensation » de plusieurs lieux en un seul32, ou bien
d’un déplacement : comme on sait, la maison de Combray est modelée
sur celle d’Illiers mais plus encore, sur la maison rue La Fontaine,
dans le 16ème arrondissement, où Proust est né. Si l’écriture
proustienne transfigure, « magnifie, mythifie » le lieu, c’est parce que
« chez lui, le lieu, comme la personne, est un objet de désir ». Investi
par le désir, surdéterminé, le lieu devient un lieu « habité, enchanté »,
grâce à « la surpuissance de la littérature »33. Il en résulte un phéno-
mène de « métonymie » entre le lieu (ou le nom de lieu) et le
personnage, qui deviennent interchangeables : « tel nom de rue est
l’équivalent de la personne dont nous sommes amoureux et qui
l’habite ». Ainsi, dans son essai, Raczymow voit chaque quartier à
travers le prisme de La Recherche, des personnages proustiens qui
l’ont habité. Il consacre un chapitre particulièrement réussi aux
Champs Elysées. Si nous parcourons aujourd’hui l’allée Marcel
Proust, nous songerons que pour le narrateur de Du côté de chez
Swann, c’est « ‘le douloureux quartier qu’elle habitait’. Elle : la fille
de Swann, qu’il aime, auprès de qui, éloigné de qui, surtout, il apprend
que l’amour est une douleur […] » 34 . Ici comme ailleurs dans la
Recherche, le désir, la douleur du narrateur déteint sur le lieu, lui
laisse son empreinte, et le rend par là même enchanté.
Or, avec cette conception proustienne du lieu, du quartier qui,
par l’écriture, devient hanté, habité par le personnage, nous sommes

32
Le Paris littéraire et intime de Proust, p. 119.
33
Ibid. Raczymow emprunte le terme à Roland Barthes.
34
Paris littéraire, op. cit., p. 59.
266 Perec, Modiano, Raczymow

au plus près de Modiano et de sa capacité à créer des lieux enchantés,


qui fascinent le lecteur (même si cet enchantement est le plus souvent
aussi douleur, menace, hostilité). Comme j’ai tenté de le montrer
ailleurs, Modiano est parfaitement conscient de cette proximité, et à
intervalles réguliers, il paie son tribut à Proust35. Dans Quartier perdu
par exemple, où Rocroy, une des figures du père, habite 45, rue de
Courcelles : l’adresse où a vécu Proust à partir de 1900 ! Dans Le
Paris littéraire et intime de Proust, on trouve une photographie du
superbe escalier de cet immeuble. Et Raczymow de nous offrir la
citation suivante tirée de la Recherche : « Nous étions venus y habiter
parce que ma grand-mère ne se portant pas très bien […] avait besoin
d’un air plus pur. »36 Est-ce un hasard si le protagoniste de Quartier
perdu, Ambrose Guise, lorsqu’il se rapproche de la rue de Courcelles,
sent « Paris redeven[ir] peu à peu ma ville » (QP 49) ? Les commen-
tateurs s’accordent pour dire qu’il s’agit d’un filial coup de chapeau
de Modiano à Proust, référence voilée à la communauté de thèmes
entre les deux romans : en effet dans Quartier perdu, par le biais
d’une mémoire parfois involontaire, un homme est à la recherche d’un
lointain passé, dans une « descente à travers le temps » qui l’amène à
« visiter les ruines et tenter d’y découvrir une trace de soi » (QP 29)37.
Chez Modiano le quartier est beaucoup plus qu’un quartier, il
devient un espace symbolique, chargé de connotations historiques et
personnelles, surdéterminé au point que, dans les romans ultérieurs, il
suffira de mentionner tel nom de rue du 16ème arrondissement pour que
le lecteur familier de son œuvre ait à l’esprit toute l’atmosphère de
sourde menace qui est élaborée dans la trilogie. Par le phénomène de
métonymie ou de déplacement déjà signalé par Raczymow à propos
de Proust, le quartier se substitue au personnage, qui chez Modiano
reste la plupart du temps inconnu, et en vient à coïncider avec lui : le
quartier est devenu le personnage qui est l’objet de désir du narrateur,
l’objet de sa quête et de sa fascination. On se souvient de Dora
Bruder, dont Modiano sait si peu mais qu’il finit par faire fusionner
avec les divers quartiers où elle a vécu : le quartier du boulevard
Ornano mais aussi le 12ème arrondissement, le quartier de l’internat.
Nous avons vu comment, en parcourant et en reconstruisant les

35
Cf. à ce propos mon article « Pastiches de Proust », art. cit.
36
Paris littéraire, op. cit., p. 36.
37
Sur la référence à Proust, cf. Alan Morris, Patrick Modiano, op. cit., pp. 124-125 ;
Dervila Cooke, Present pasts, op. cit., p. 158.
Ecrire l’espace 267

itinéraires de Dora dans ce quartier, Modiano en déduit presque le


désir de fugue de Dora. La proximité de la Gare de Lyon le conduit à
imaginer un des motifs possibles de cette fugue : le désir de passer en
Zone Libre (DB 74).
Or il existe un autre personnage féminin de Modiano qui hante
ce 12ème arrondissement et qui finit par faire une fugue en prenant un
train à la Gare de Lyon : il s’agit de Sylviane Quimphe dans Les
boulevards de ceinture. Elle est membre de la bande de journalistes
collabos fréquentée par le père du narrateur. Ce qui rapproche ces
deux personnages autrement antagonistes (Sylviane Quimphe
persécutrice, Dora Bruder persécutée), c’est cette implantation,
typiquement modianienne, dans un quartier précis de Paris, qui est
comme leur terre nourricière. Chez Modiano, le personnage est
profondément lié au lieu, inséparable du quartier qui est le sien, et qui
semble en large partie déterminer sa destinée. Sylviane Quimphe
« passa toute son adolescence dans un quadrilatère limité au nord par
l’avenue Daumesnil, au sud par les quais de la Rapée et de Bercy. […]
Par endroits, vous vous croyez perdu au fond d’une lointaine province
[…]. Devant l’immeuble, il y avait un petit square où se condensaient,
à la tombée du jour, tout l’ennui et le charme désolé du 12ème
arrondissement. » (BC 74) Au milieu de cette désolation, pour
Sylviane Quimphe comme pour Dora Bruder, la Gare de Lyon est
« une zone privilégiée qui aimante les rêves » (ibid.). C’est comme si
la désolation de ce quartier déterminait le destin sordide qui sera le
sien, celui de la « prostitution itinérante » sur les trains de nuit
internationaux (BC 75).
De cette métonymie du lieu et du personnage, les exemples
sont légion chez Modiano. Mentionnons encore celui de la rue Léon-
Vaudoyer, dans le 15ème arrondissement, qui dans Livret de famille,
constitue l’habitat de la grand-mère du narrateur. Bien qu’écrit vingt
ans avant Dora Bruder, ce chapitre décrit une quête en tous points
semblables. Comme Dora Bruder, la grand-mère est une parfaite
inconnue pour le narrateur : « D’elle, je ne sais presque rien. Je ne
connais pas son visage car toutes les photographies – s’il y en avait –
ont disparu. » (LF 43) Outre quelques maigres données familiales, le
seul élément concret c’est en fait cette rue où elle habitait avant la
guerre (et encore il ignore à quel numéro). A cette rue, à ce quartier, le
narrateur va donc attacher toutes ses conjectures, toutes ses questions,
jusqu’à en faire un véritable personnage de substitution. Ainsi, une
268 Perec, Modiano, Raczymow

correspondance s’esquisse entre la position prétendument marginale


de cette rue, « enclave incertaine » entre le 7ème arrondissement (le
Faubourg S. Germain, le quartier aristocratique) et le 15ème (l’Ecole
militaire) et la position sociale de la grand-mère, marginale elle aussi à
cause de son caractère d’étrangère, d’immigrée (« fille d’un tapissier
de Philadelphie »), de plus mariée à un immigré (comme le père à
d’autres occasions, le grand-père est associé à Alexandrie et au
Venezuela). Ici comme dans Dora Bruder, le narrateur construit une
série de surimpressions et d’associations, qui par le biais de cette rue,
tissent des liens étroits entre l’objet de sa quête – dans Livret de
famille, ce sont ses parents, leur vie hasardeuse d’avant-guerre et, par
extension, celle de ses grands-parents – et lui-même. Il s’agit, déjà, du
même processus que dans Dora Bruder : arpenter les mêmes rues,
« sous le même soleil et le long du même trottoir » (LF 44), c’est
atteindre à un degré extrême d’empathie, d’identification. Par là
même, comme celles du 12ème, cette rue somme toute banale, inconnue
de la plupart des Parisiens, se trouve d’un coup transfigurée, rehaussée
au statut d’un lieu hanté.
Pour le lecteur familier de Modiano, il n’est guère étonnant
que celui-ci s’invente des racines sur la rive gauche : somme toute,
depuis ses premiers romans, c’est là le « bon côté » de Paris, par
opposition à la maléfique Rive Droite. Et comme on sait, Modiano a
passé son enfance et sa jeunesse dans l’appartement du quai Conti,
également sur la rive gauche. Le Paris de Patrick Modiano, plusieurs
commentateurs l’ont montré de manière convaincante, est un univers
bipolaire, divisé en deux par la Seine38. La rive droite et la rive gauche
sont deux zones non pas complémentaires, mais antagonistes, entre
lesquelles règne une tension continue, ce qui transforme Paris en un
véritable champ de bataille, avec des rapports de force (qui, on le
verra, peuvent se modifier), des frontières, des zones neutres (les
ponts notamment), des bastions avancés…39 Depuis La ronde de nuit,
texte fondamental à cet égard, la rive gauche – il s’agit ici surtout des
14ème et 15ème arrondissements – est l’habitat du réseau résistant des
« Chevaliers de l’Ombre », qui y ont leur quartier général. Sauf leur
chef peut-être, aucun de ces résistants n’atteint le statut d’individu : ils
restent sans visage, parfaitement inconnus du lecteur (comme du

38
Cf. notamment l’article de Manet van Montfrans : « Rêveries d’un riverain », CRIN
26, 1993, pp. 85-102.
39
Pour ce vocabulaire guerrier, cf. l’article de M. van Montfrans sus-cité.
Ecrire l’espace 269

narrateur). Anonymat stratégique, certes, mais Modiano en fait habi-


lement usage pour établir, encore une fois, une fusion entre ces
personnages et le quartier. Ainsi les noms de guerre des membres du
réseau sont des noms de stations de métro dans les 14ème et 15ème
arrondissements (cf. RN 104), et ils habitent tous à des adresses de la
rive gauche, où ils seront arrêtés, après la dénonciation par Swing
Troubadour (cf. la liste de noms de rue, RN 66). Un être c’est, encore
une fois, une adresse, et par extension, un quartier, celui de Vaugirard,
qui va se faire la caisse de résonance des « chevaliers de l’ombre ».
Cette fois, Modiano construit une analogie entre l’innocence,
la naïveté des résistants, qui rêvent à la révolution et à un monde plus
juste, et la tranquillité provinciale du quartier qui est le leur : « Le
quartier de Vaugirard s’y prêtait admirablement [à cultiver leurs
chimères]. Calme, réservé, on aurait dit une petite ville de province.
Le nom même de ‘Vaugirard’ évoquait les feuillages, le lierre, un
ruisseau bordé de mousse. Dans une telle retraite, ils pouvaient laisser
libre cours aux imaginations les plus héroïques. Sans aucun risque »
(RN 115). Ici, comme souvent, l’étymologie (« vau » signifie val)
vient à point nommé confirmer les associations personnelles de
l’auteur40. Association, analogie, correspondance : ces termes visent à
souligner deux aspects de cette comparaison entre le personnage et le
quartier. Premièrement, son caractère construit, inventé : le quartier,
comme le personnage, est un espace transfiguré par la littérature et par
là devenu imaginaire, non réel. Deuxièmement son caractère réci-
proque : il n’y a pas d’abord la naïveté des résistants, ensuite
l’innocence provinciale du quartier, qui en serait le reflet, mais dans
l’imaginaire, les deux coexistent, et se contaminent mutuellement.
L’autre terme de l’univers bipolaire de Modiano, la rive
droite, est suffisamment connu pour ne pas être repris in extenso ici.
Depuis son premier roman, le 16ème arrondissement est « la place de
l’étoile », avec toutes les connotations menaçantes que l’on sait. Dans
ce premier roman comme dans La ronde de nuit, c’est le quartier de
l’Occupant mais encore et surtout des collabos : trafiquants, tortion-
naires, pilleurs, criminels de toutes sortes, qui dans le Paris déserté
d’après l’exode de ’40, tiennent « le haut du pavé ». Nous nous

40
Un autre exemple, plus récent : dans Accident nocturne, Jacqueline Beausergent –
l’objet de la quête du narrateur – est originaire du village de Fossombronne-la-Forêt,
en Sologne. Nom propre qui a les mêmes connotations de forêt, de vallées, de l’ombre
des feuillages… mais aussi de la fosse !
270 Perec, Modiano, Raczymow

interrogerons uniquement ici sur les origines d’un tel réseau d’asso-
ciations. Si les associations d’innocence avec la rive gauche sont
largement subjectives, personnelles, la surdétermination de la rive
droite, elle, a bel et bien des racines historiques. Et l’on sait l’immense
travail de documentation qui est à la base de ces deux premiers
romans. Cependant, même à l’époque où Modiano publie ses premiers
romans, à la fin des années ’60, personne n’associe plus le 16ème avec
les trafics louches qui y avaient lieu pendant l’Occupation. Dans une
large mesure, Modiano réanime donc un passé oublié. En ressuscitant
cette atmosphère, il fait du 16ème un quartier hanté, surdéterminé, il
quadrille l’espace des points de repère que sont les noms de rues, de
places, les adresses précises. Or cette surdétermination des quartiers
du 16ème, tout en ayant des racines historiques, a elle aussi un caractère
puissamment personnel. En effet, c’est en fouillant le passé du père,
pendant l’Occupation, que Modiano est devenu sensible à cette
dimension du 16ème arrondissement41.
Mais quelles qu’en soient les origines – historiques ou
personnelles, les deux sans doute – on peut se demander si cette topo-
graphie bipolaire est un fait éternel et immuable chez Modiano. Dans
une analyse détaillée d’Un cirque passe (1992) – qui était alors le
dernier roman en date de Modiano – Van Montfrans a montré que
dans ce roman, les rapports entre les deux s’étaient considérablement
modifiés : « la rive gauche a perdu sa fonction de refuge et est cette
fois entièrement livrée à l’attraction fatale de la rive droite »42. Malgré
le fait que ce roman se passe pendant les années soixante, il y règne la
même atmosphère angoissante que dans les années ’40, telles qu’elles
sont décrites dans la trilogie. Ainsi l’époque trouble que furent les
années ’60 (avec la Guerre d’Algérie) « ne se substitue-t-elle pas à
celle de l’Occupation mais s’y superpose, l’une étant vécue par
l’autre »43. Dans Un cirque passe, comme le remarque Van Montfrans,
on trouve relativement peu d’allusions à l’Occupation et cependant la
même atmosphère trouble règne, comme si Modiano faisait confiance

41
Le père en effet avait ses bureaux dans les alentours des Champs Elysées, qui
forment l’épicentre de ses louches activités.
42
M. van Montfrans, art. cit., p. 89.
43
Ibid., p. 87.
Ecrire l’espace 271

au « lecteur multiple », familier de son œuvre, pour établir lui-même


les analogies qui s’imposent44.
On rencontre un phénomène semblable dans Quartier perdu
(1984). La « recherche du temps perdu » d’Ambrose Guise, revenu à
Paris au bout de vingt ans d’absence, est à la fois une recherche d’une
identité perdue (quête du Jean Dekker qu’il était il y a vingt ans) et du
« quartier perdu » du titre. Ce quartier, c’est encore le 16ème
arrondissement : repaire, terroir de la bande de noctambules dont il a
fait partie autour de 1965. A dessein, Modiano situe donc cette
histoire dans une période bien postérieure à l’Occupation, il fait naître
son protagoniste, Jean Dekker alias Ambrose Guise, en 1945 (comme
lui-même) et pourtant, le 16ème arrondissement y est décrit sous des
couleurs nocturnes et menaçantes qui évoquent La ronde de nuit.
Comme la bande de collabos de La ronde de nuit, le groupe de
noctambules de Quartier perdu est basé sur une bande réelle, la
« bande de la Pompe »45. Dans la seconde moitié de Quartier perdu,
grâce à la visite des lieux et les dossiers de Rocroy, Ambrose Guise
reconstitue peu à peu ce « monde interlope » (QP 31), en bien des
points semblable à celui de La ronde de nuit : « virées nocturnes »
d’un café à l’autre, alcool à outrance, drogue (QP 149), jeu (QP 151),
amour vénal, violence… Dans ce contexte, le meurtre mystérieux dont
Dekker est le complice involontaire n’a rien d’étonnant.
Un « quartier perdu », le 16ème arrondissement ? C’est une
épithète qui risque de surprendre. Pourtant, elle est pertinente dans
plusieurs sens. Tout d’abord, pour Modiano, c’est un quartier
moralement perdu, sous l’Occupation où il était le quartier général des
Allemands et des collabos, mais également plus tard, pendant les
années ’60, où la « bande de la Pompe » y règne. Perdu aussi au sens
où, comme le souligne Dervila Cooke, pour la mémoire collective, ce
passé est bien oublié, enseveli aujourd’hui46. Or un tel « oubli » est
également la clef de la vie de Jean Dekker qui, en s’échappant en
Angleterre, sous une nouvelle identité, a radicalement coupé tout lien
44
Dervila Cooke, dans sa monographie récente, est la première à exploiter
systématiquement cette différence de réception entre le « lecteur de textes multiples »
(multiple-text reader) et le « lecteur-de-texte-unique » (single-text reader). Cf. Cooke,
op. cit., p. 13 pour ces notions.
45
M. Guyot-Bender, « Making sense of narrative ambiguity », in Paradigms of
Memory: the Occupation and other Hi/stories in the Novels of Patrick Modiano, M.
Guyot-Bender & W. vander Wolk, éds., New York, Peter Lang, 1998, p. 19.
46
Cooke, op. cit., p. 161.
272 Perec, Modiano, Raczymow

avec ce passé, avec ce quartier qui était le sien. Par sa quête, comme le
suggère la quatrième de couverture de l’édition Folio, c’est donc
« tout un quartier perdu de la mémoire qui est ainsi revisité ».
Enfin, on peut donner un sens temporel à la formule, comme
le fait Cooke, qui renvoie au « quart d’année perdu » (les trois mois
occultés dans la vie du narrateur, la période de sa relation avec
Carmen, cf. QP 149). Ce qui me semble plus convaincant, c’est de lire
ce « quartier » comme la part oubliée de la vie du protagoniste : part
qui constitue environ le quart de sa vie (les premiers vingt ans). C’est
ce « morceau de ma vie » (QP 51), ce quart(ier) perdu qu’Ambrose
Guise s’ingénie à retrouver dans le cours de sa quête.
Il faut souligner pour finir que le 16ème, tel qu’il apparaît dans
Quartier perdu, présente une tonalité positive qui était absente dans la
trilogie. Le 16ème n’y est plus uniquement le quartier d’un « monde
interlope », mais il est également celui de Carmen Blin, la figure
féminine dont le jeune Jean Dekker est secrètement amoureux. Papil-
lon nocturne, elle est certes membre de la bande de noctambules qui,
pendant un temps, porte le nom de son mari (la « bande de Lucien
Blin »). Mais vu qu’elle a vingt ans de plus que le narrateur, les com-
mentateurs s’accordent à la considérer comme une des nombreuses
figures de la mère, chez Modiano 47 . Un indice en est que Carmen
prend Jean Dekker pour le fils de son premier amant, Bernard Farmer
(cf. QP 120) et éprouve pour cela un amour filial pour lui, que lui rend
jalousement ce jeune homme toujours en quête d’une mère qui ne
l’abandonne pas48. Or c’est comme si cet amour pour une mère de
substitut rayonnait sur tout le quartier, lui conférant une autre tonalité.
Si le 16ème de la bande est un quartier nocturne, désert, ici au contraire
le quartier est vu de jour, animé, ensoleillé ; l’impression d’étouf-
fement a fait place à un sentiment de fraîcheur et de liberté : « Place
de l’Alma, pas une seule table libre aux terrasses des cafés, sous le
soleil. J’ai marché au hasard, croisant des groupes d’hommes et de
femmes, tous habillés – si j’ai bonne mémoire – de costumes clairs et
de robes en voile et en mousseline. Le vent agitait les feuillages des
arbres de l’avenue Montaigne – un vent vif qui vous donnait l’illusion
de suivre une promenade de bord de mer. » (QP 110) Pour la première

47
Cf. Cooke, op. cit., p. 160.
48
Cette quête de la mère n’est nulle part explicite dans Quartier perdu, elle n’est
connue que du « lecteur de texte multiples », qui soit également au courant de la
dimension autobiographique de l’œuvre.
Ecrire l’espace 273

fois dans l’œuvre de Modiano, grâce à l’intimité retrouvée avec une


figure maternelle, le narrateur commence à se sentir chez lui dans le
louche 16ème : « Je me confondais avec cette ville, j’étais le feuillage
des arbres, les reflets de la pluie sur les trottoirs, le bourdonnement
des voix, une poussière parmi les millions de poussières des rues. »
(QP 121)
En somme, chez Modiano, la coloration d’un quartier n’est
pas éternelle et immuable. Un même quartier peut changer de signe
selon le personnage qui l’habite et selon l’époque, ce qui confirme le
caractère fictionnel, littéraire des lieux dans l’univers romanesque de
Modiano. Chez lui comme chez Perec et Raczymow, les lieux sont
plutôt des encrages que des ancrages, malgré le réalisme apparent. Le
Paris de Modiano est un espace écrit, qui transfigure l’espace urbain.
C’est ce que nous verrons tantôt lorsque nous examinerons la
troisième et dernière dimension de cet espace : la ville dans son
ensemble.

3. La ville

En considérant la série de textes qui précède – textes aussi divers


qu’Espèces d’espaces de Perec, Avant le déluge et Le Paris littéraire
et intime de Proust de Raczymow, Livret de famille, La ronde de nuit
et Quartier perdu de Modiano – on constate que les narrateurs qui
sont au centre de ces textes ont comme un air de famille : non
seulement ils ont tous une dimension autobiographique certaine mais
encore et surtout, ils sont tous des flâneurs, parcourant inlassablement
Paris. « Flâneurs des deux rives », ils diffèrent pourtant considé-
rablement d’un Apollinaire ou d’un Breton. Au premier chapitre de
cet essai, nous avions déjà vu comment le héros d’Un homme qui dort
de Perec 49 , loin de se laisser porter par un heureux hasard, tentait
désespérément, par les règles et les contraintes, de contrôler le hasard :
« Ton tourisme, même désabusé et dérisoire, malgré le souvenir
lointain des Surréalistes, restait source de vigilance, emploi du temps,
mesure d’espace. » (HD 87) Ses déambulations nocturnes, selon des
itinéraires obsessifs, répétitifs, circulaires, n’ont rien des flâneries
rêveuses d’un Breton, à la recherche du merveilleux. Pour Perec

49
Cf. I, chap. 1, § 6.
274 Perec, Modiano, Raczymow

comme pour Modiano (et pour Raczymow, dans une moindre mesure
sans doute), la déambulation imaginaire dans Paris exprime un rapport
obsessif à l’espace urbain, visant à établir des rapports nécessaires
entre les quartiers, à structurer et par là même à maîtriser l’espace à
l’échelle de la ville. Les divers parcours de leurs héros, décrits en
détail, forment un réseau qui quadrille, qui structure cet espace et qui
le transfigure, le transformant en un espace littéraire, un espace écrit.

3.1. Perec ou le lieu improbable

Dans Espèces d’espaces comme dans Un homme qui dort, maîtriser


l’espace c’est d’abord explorer les circuits qui existent dans la ville :
déchiffrer les itinéraires des autobus et tenter de saisir le système qui
leur est sous-jacent (cf. EE 103), ou la rationalité mathématique des
numéros des lignes (ibid.). C’est – degré supérieur de maîtrise – par-
courir la ville selon un itinéraire établi à l’avance, qui obéit à certaines
contraintes inventées : « Si j’en avais le temps, j’aimerais […] trouver
un trajet qui, traversant Paris de part en part, n’emprunterait que des
rues commençant par la lettre C. » (EE 124) Et si le voyage peut
fasciner Perec, c’est un voyage lui aussi à contraintes : « On pourrait
s’imposer de suivre une latitude donnée (Jules Verne, Les enfants du
Capitaine Grant), ou parcourir les Etats-Unis d’Amérique en
respectant l’ordre alphabétique (Jules Verne, Le Testament d’un
excentrique), ou en liant le passage d’un Etat à un autre à l’existence
de deux villes homonymes (Michel Butor, Mobile) » (EE 153).
Avec ce dernier exemple, par un mouvement d’extension qui
est également celui qui structure la recherche de Perec, nous avons
déjà transcendé l’échelle de la ville pour aller vers l’échelle du
« monde », du globe terrestre. Dans le chapitre intitulé l’espace, nous
retrouvons la fascination de Perec pour « les positions et les distances
de n’importe quel objet de l’univers » (EE 162). Calculer sa position
dans l’espace, en latitude et longitude, et par rapport à certains points
de repère universellement reconnus (le cercle sur le parvis de Notre-
Dame « à partir duquel se calculent en France toutes les distances
routières », ou le « centre de la France métropolitaine », EE 162-
163) : y a-t-il meilleure manière de maîtriser l’immensité de l’espace ?
De le parcourir selon des itinéraires préfixés, comme un navire
s’oriente sur la mer ? S’orienter, calculer sa position topographique
Ecrire l’espace 275

dans la ville grâce à une boussole, c’est encore dépasser l’ordinaire


(on croit toujours savoir où on est : « on est chez soi, on est à son
bureau, on est dans le métro, on est dans la rue », EE 164) pour aller
vers l’infra-ordinaire, l’inhabituel, vers une expérience de l’espace où
« le lieu devient improbable », étranger, où on se sente précisément
déboussolé (EE 105). L’obsession de la position topographique dénote
donc, paradoxalement, le sentiment général d’être perdu dans
l’espace, comme un navire à la dérive, toujours en quête de « lieux
stables », et dans la conscience que « de tels lieux n’existent pas »,
pour reprendre la fin d’Espèces d’espaces.

3.2. Le Paris littéraire et intime de Raczymow

La flânerie dans Paris n’a pas une place centrale dans l’œuvre de
Raczymow, comme elle l’a chez Perec ou Modiano. Cependant dans
son roman récent, Le plus tard possible, elle a une fonction
structurante. En effet, l’histoire d’amour du narrateur avec Lilah est
d’emblée liée aux lieux parisiens, et plus précisément à des lieux de
mémoire à la fois littéraires et personnels. Séduire Lilah, essayer de
gagner son amour, c’est communier avec elle dans les lieux littéraires,
au cours de longs périples dans Paris. Communion qui a pour point de
départ les lieux littéraires – ceux du narrateur bien entendu, non ceux
de Lilah... Dans ce récit à forte coloration autobiographique, il s’agit
du « Paris littéraire et intime » de Raczymow, qui recouvre en grande
partie celui de ses deux auteurs préférés, Proust et Flaubert. Ainsi,
avec Lilah, le narrateur parcourt l’Allée Marcel Proust : « J’ai évoqué
auprès de Lilah les jeux ambigus de Marcel et de Gilberte, lui ai
montré le buisson même où Marcel avait connu le plaisir… » (PTP
83). L’humour résulte de la distance qui sépare la naïveté du
protagoniste, tout à son jeu de séduction, d’imitation de l’amour
proustien, et l’ironie du narrateur relatant après coup l’aventure, tout à
fait conscient des causes de son échec : « Au cours de nos rencontres,
j’ai expliqué des choses à une Lilah attentive. J’ai revêtu
spontanément le masque d’un vieux professeur, et elle d’une élève,
d’une première de la classe. » (ibid.)
Dans tout le récit, le narrateur se moque gentiment de sa
propre idolâtrie esthétique, fort proustienne elle aussi : de sa manie
des voyages à Cabourg ou Houlgate, de sa veste achetée sur le quai
276 Perec, Modiano, Raczymow

Gustave-Flaubert, à Trouville, où il a logé à l’hôtel Flaubert ( !).


Cependant, au delà de cette ironie, l’idolâtrie esthétique prend un sens
nouveau ici, plus positif. Certes, dans ce récit, le narrateur vit tout
événement – amour, jalousie, solitude, vieillissement, mort d’un être
cher – à travers la littérature, celle de Proust, de Flaubert, de Joyce.
Lorsque Lilah lui échappe, sa jalousie prend explicitement des allures
proustiennes : il rêve de rôder sur les lieux où elle habite, à la Goutte
d’Or et ce faisant, « je pensais à Swann » (PTP 189). Mais pour
Raczymow, cette attitude, loin d’être à éviter pour l’écrivain, est au
contraire une preuve de la « surpuissance de la littérature », de sa
faculté d’investir, d’envahir le réel jusqu’à effacer les limites entre
réel et littérature, entre espace urbain et espace littéraire, écrit. Ainsi,
dans Le cygne de Proust – essai tout entier centré sur ces rapports
ambigus entre réalité et fiction – le narrateur, à force de périples et de
recherches, finit par rencontrer l’« arrière-petite-fille de Haas » et par
se sentir lui-même devenir Marcel50. Aussi, face aux déboires amou-
reux, Le plus tard possible se clôt-il sur les potentialités infinies de
l’écriture : « Quel était mon bien propre ? me répétais-je. C’était
d’écrire. » (PTP 212)

3.3. Modiano ou la topographie d’une double dérive

Parcours proustiens (souvenons-nous du 45 rue de Courcelles, mis en


scène dans Quartier perdu), itinéraires obsessifs : on retrouve tout
cela chez Modiano, mais dans une proportion infiniment supérieure à
ce que nous venons de voir chez Perec et Raczymow. En effet si le
roman modianien, comme on l’a souvent observé, est le plus souvent
le récit d’une quête, cela se manifeste par un héros toujours itinérant,
errant dans Paris, selon des parcours décrits dans un détail extrême.
Parcours qui structurent le récit, et déploient l’espace imaginaire du
roman. Ces parcours sont foncièrement de deux sortes : les parcours
circulaires d’un héros qui hante un lieu, un quartier, une zone précise
d’une part, et d’autre part les trajets qui passent d’une zone à l’autre,
embrassant tout l’espace urbain.
Le protagoniste modianien, on l’a vu, hante certains lieux
parce que, par métonymie, ils incarnent l’événement ou le personnage

50
Le cygne de Proust, op. cit., p. 155. Cf. infra I. chap. 3, § 3.4. « Sauver les noms? ».
Ecrire l’espace 277

(le plus souvent inconnu) qui fait l’objet de son désir, de sa quête. On
en trouve un exemple-type dans Quartier perdu : il s’agit de la course
nocturne en voiture du protagoniste, Ambrose Guise, avec Tintin
Carpentier 51 . Filature digne de Tintin, en effet, qui a pour objet la
fantômatique Lancia blanche de Georges Maillot, un des membres de
la bande de Lucien Blin, qui hantait le 16ème arrondissement vingt ans
auparavant. Car ce parcours obsessif, répété chaque nuit, selon le
même itinéraire, s’effectue entièrement dans le 16ème, dans l’étroit
triangle Etoile-Trocadéro-Concorde. Autrement dit – c’est ce qu’on
découvre en consultant un plan topographique – ce parcours est parfai-
tement circulaire, la voiture tourne en rond, enfermée dans le quartier.
Cela est d’ailleurs confirmé par d’autres détails. En arrivant Place de
l’Etoile, Tintin Carpentier raconte : « Là, il risque de faire plusieurs
fois le tour de la place […] Une nuit, j’ai tourné, comme ça, quatorze
fois de suite derrière lui… » (QP 72-73). De plus, à plusieurs reprises,
la voiture fait demi-tour, reprenant le même chemin. Une voiture-
fantôme ? Georges Maillot, tout l’indique, est un revenant : donné
pour mort, il hante le quartier la nuit, dans une voiture blanche, ses
cheveux et son imperméable sont blancs – « sémantisme de la
blancheur » amplement analysé par Alain Bony52.
Comme dans certains romans policiers, il est voué à revenir de
manière obsessive sur le « lieu du crime » : dans ce 16ème arron-
dissement qui est le lieu des « virées nocturnes » de la bande mais
aussi le quartier où Ludo Fouquet finit par être assassiné. En faisant la
filature de Georges Maillot, Ambrose Guise est, lui aussi, malgré lui,
voué à la pulsion de répétition, à la mise en acte différée des évé-
nements traumatisants de vingt ans auparavant. C’est le prix à payer
pour sa « descente dans le passé », à la recherche de son identité
perdue. En restant dans le contexte psychanalytique, on peut observer
que, dans Quartier perdu, le travail du deuil et la perlaboration ont bel
et bien lieu, et ce par l’écriture, mise en abyme dans le roman (le
« livre de souvenirs » auquel travaille Jean Dekker, dont il est ironi-
quement question au début, QP 22). Cependant, même le périple
nocturne se solde par une expérience de libération momentanée dont
le lieu, comme souvent chez Modiano, est un pont: le pont Alexandre
III, où Ambrose Guise et Tintin Carpentier sortent de leur voiture et

51
Cf. Quartier perdu, pp. 72-79.
52
A. Bony : « Suite en blanc », art. cit.
278 Perec, Modiano, Raczymow

s’accoudent au parapet : « J’avais toujours aimé la vue qui s’offrait de


ce pont. […] Il faisait moins chaud ici et l’air était plus léger à
respirer. » (QP 80)53
Dans Accident nocturne54, vingt ans après Quartier perdu et
plus de trente ans après Ronde de nuit, Modiano revient sur cette
problématique d’un Paris bipolaire et des circuits et réseaux qui relient
une zone à l’autre. Ici, comme dans Quartier perdu, mais de manière
plus radicale encore, les zones changent de signe : comme dans les
romans de la trilogie, Accident nocturne tourne explicitement autour
de la figure du père et de « son » quartier, mais ce quartier s’avère
marqué par un tout autre personnage, Jacqueline Beausergent. Comme
souvent chez Modiano, le roman est le récit d’une anamnèse mais
cette fois-ci, elle est déclenchée non par des lieux ou des documents
trouvés mais par un événement précis, l’accident du titre. Ou plus
précisément, par le souvenir, vingt ans après, de cet accident, qui a eu
lieu « à une date lointaine où j’étais sur le point d’atteindre l’âge de la
majorité » (AN 9). La structure temporelle est donc la même que dans
Quartier perdu : là aussi, vingt ans séparent la quête du protagoniste
et les événements qui en font l’objet. Et dans les deux cas, le roman
replonge dans l’adolescence du protagoniste, dans sa phase la plus
instable, où le père n’avait pas encore tout à fait disparu.
Place des Pyramides, au milieu de la nuit, le protagoniste se
fait renverser et blesser au pied par une voiture. La femme qui était au
volant, Jacqueline Beausergent, est également blessée et son louche
compagnon, Solière, les accompagne tous deux à l’hôpital de l’Hôtel-
Dieu dans un car de police-secours. Là, on lui administre de l’éther, ce
qui lui fait perdre connaissance. Il se réveille tout seul, dans un autre
hôpital ; aussi bien Jacqueline Beausergent que son compagnon ont
disparu, lui laissant une dérogation à signer, ainsi qu’une grosse
somme d’argent, comme pour acheter son silence. C’est à partir de ce
moment-là que, fasciné par Jacqueline Beausergent, il se met en quête

53
Le pont en effet, comme l’a montré Manet van Montfrans, a une signification
particulière chez Modiano. Comme les îles, le métro aérien et les quais, il est une zone
franche, une zone neutre, où on est un instant à l’abri des zones d’attraction que sont
les deux rives (art. cit., p. 93). Ainsi le pont de Passy, dans La Ronde de nuit,
constitue un « no man’s land entre les deux rives », un non-lieu où le protagoniste est
certes à l’abri de l’hostile rive droite comme de l’innocente rive gauche, mais où il
ressent fortement que Paris est devenu inhabitable pour lui : « Je n’avais ma place
nulle part. Pas plus rue Boisrobert que Square Cimarosa. » (RN 137-138)
54
Gallimard, 2004. Abréviation : AN.
Ecrire l’espace 279

de celle-ci et de sa Fiat vert bouteille. Le lecteur-de-texte-unique se


demandera pourquoi. Est-ce pour tirer au clair cette « ténébreuse
affaire » ? Pour mettre la main sur celle qu’il croit un instant
coupable ? Mais le héros modianien n’est jamais d’humeur venge-
resse. C’est plutôt parce qu’il sent en elle une figure amie, complice et
qu’il désire protéger contre son compagnon peu fiable, qu’il associe
avec l’« univers interlope » de son père. En effet si ces deux figures
fascinent le protagoniste, c’est qu’il y sent une fois de plus l’univers
louche qui est celui de son père.
Une autre raison pour essayer d’entrer en contact avec
Jacqueline Beausergent, c’est que le choc de l’accident et l’admi-
nistration de l’éther ont affecté sa mémoire. D’une part, ils affectent la
mémoire à court terme en effaçant les événements récents (le transport
de l’Hôtel Dieu à l’hôpital du 16ème) et en le plongeant dans la
béatitude de l’oubli – oubli associé, comme souvent chez Modiano,
avec la Suisse55. D’autre part cependant, le choc et l’odeur persistante
de l’éther semblent activer la mémoire à long terme. Spontanément, il
revit une série d’accidents tous situés dans la période de l’enfance.
D’abord, dans la petite enfance, quand il a vu un chien écrasé par une
voiture (AN 10, 16). Par la suite, un autre accident se greffe sur le
premier. Cette fois-ci, il en est lui-même la victime. Enfant, il est
renversé par une camionnette, après la classe. Ce qui compte, ce n’est
pas cet accident lui-même, mais la manière dont il resurgit : d’abord,
pendant le transport à l’Hôtel-Dieu, comme un souvenir imprécis (le
visage de Jacqueline Beausergent lui rappelle quelque chose, qu’il
associe « à une maison où [il] avait passé [son] enfance », AN 16) ;
plus tard seulement, le souvenir se précise, évoquant l’image d’une
femme qui s’occupait de lui à l’époque de l’accident, AN 86)56. Nous
sommes ici en présence d’une véritable réminiscence proustienne,
suscitée par une sensation physique : l’odeur de l’éther. Réécriture iro-
nique de Proust, comme souvent, car cette odeur est en contraste
flagrant avec le parfum proustien des aubépines ou des lilas ! A
travers la quête de Jacqueline Beausergent, le narrateur est donc,

55
Par exemple la sensation de se trouver dans un hôtel de montagne (AN 17), de
glisser sur la neige (ibid., p. 18) et le mot « Engadine » (ibid., p. 20). Sur cette
association de l’oubli avec la Suisse, cf. II, chap. 4, § 3.
56
Pour le lecteur de textes multiples, quelques détails (la rue du Docteur-Kurzenne, à
Jouy-en-Josas, AN 86) amènent à considérer cet épisode d’enfance comme un renvoi
à Remise de peine, et donc comme un fragment d’autobiographie.
280 Perec, Modiano, Raczymow

comme souvent chez Modiano, en quête d’un visage du passé, connu,


aimé mais disparu.
L’accident nocturne est donc un accident à répétition : il
déclenche le souvenir progressif d’une série d’accidents du passé. Or
le lieu de l’accident, la place des Pyramides, renvoie, dans l’œuvre de
Modiano, à une série d’événements traumatisants. Tout d’abord, dans
La ronde de nuit, nous l’avons vu, le quartier est la zone frontière
entre le 16ème arrondissement et le quartier Châtelet-Halles, qui est le
lieu de la « décomposition morale », les bas-fonds où le réseau
résistant est attiré dans un guet-apens. Zone frontière, donc : « Place
des Pyramides. L’automobile roule plus lentement, comme si elle était
parvenue aux abords d’une frontière. Passé la rue du Louvre, la ville
semble s’affaisser tout à fait. » (RN 56) Mais on peut se demander
pourquoi, dans La ronde de nuit comme dans Accident nocturne, le
quartier de la place des Pyramides est maléfique chez Modiano. Un
élément autofictionnel entre en jeu ici : c’est ici, dans l’hôtel
Tuileries-Wagram, situé Place des Pyramides, qu’a eu lieu un autre
guet-apens, relaté notamment dans Les boulevards de ceinture. Un
soir de février 1943, le narrateur accompagne son père qui y a rendez-
vous avec un homme qui lui avait proposé de lui faire passer la
frontière belge. Cet homme est un donneur, le père est arrêté et
embarqué dans un « panier à salade » (cf. BC 178-180). C’est cette
scène-là qui, implicitement et par surimpression, détermine bien des
détails de l’accident nocturne, notamment la présence du panier à
salade. En termes psychanalytiques, on pourrait donc dire que le
narrateur d’Accident nocturne revit, répète inconsciemment
l’« accident » vécu par son père pendant l’Occupation, que son trau-
matisme est transmis à la génération suivante. Cependant, l’accident
est « répété » sur un autre mode, beaucoup moins dramatique : alors
que le père était en danger de mort, le fils, lui, « n’avai[t] même pas
une jambe cassée » (AN 20). Reste que l’accident nocturne qui fait
l’objet du récit est implicitement mis en rapport avec l’arrestation et la
presque-déportation du père, qui constitue un thème récurrent dans
l’œuvre de Modiano.
L’accident déclenche une anamnèse qui mène le narrateur à se
demander pourquoi il se trouvait, cette nuit-là, Place des Pyramides
(cf. AN 43). Anamnèse qui le ramène cette fois-ci non à l’enfance
mais à l’adolescence, aux années qui précédèrent immédiatement
l’accident. Années de longues déambulations dans Paris, toujours en
Ecrire l’espace 281

rapport avec le père et avec les dernières rencontres avec celui-ci,


avant qu’il ne disparaisse définitivement de la vie de son fils. Or ces
rencontres successives avec le père dessinent une topographie
particulière de Paris. Elles esquissent la courbe d’une double dérive,
qui touche autant le père que le fils. Il en résulte deux trajectoires
symétriques, en forme de chiasme : le père, du 16ème qui était son
domaine traditionnel, va dériver vers la rive gauche, qui va perdre son
innocence alors que le fils, dont le repaire traditionnel était la rive
gauche, va se réfugier rive droite, Place des Pyramides justement, et
même dans le 16ème qui deviendra le domaine de la femme aimée,
Jacqueline Beausergent.
Trajectoires décrites en détail par le narrateur, qui a recours à
un plan topographique : « Je m’étais souvent demandé pourquoi, en
l’espace de quelques années, les lieux où je rencontrais mon père
s’étaient peu à peu déplacés des Champs Elysées à la Porte d’Orléans
[…] Tout avait commencé dans une zone dont L’ETOILE était le
centre de gravité, avec des échappées à l’ouest, vers le bois de
Boulogne. Puis l’avenue des Champs Elysées. Nous avions glissé
imperceptiblement par la Madeleine et les grands boulevards vers le
quartier de l’Opéra. Plus bas encore, vers le Palais Royal. » (AN 43-
44). Pourquoi est-il question de « dérive » (AN 44) ? C’est que cette
trajectoire est celle de la déchéance sociale et morale : « j’avais
remarqué pour la première fois le costume élimé, les boutons qui
manquaient au pardessus bleu marine » (ibid.), le père devient de plus
en plus « un type louche », destiné à mal finir. Et en effet la trajectoire
se termine Porte d’Orléans : « une dernière fois, j’avais vu sa
silhouette se perdre dans un matin brumeux de novembre – un
brouillard roux – du côté de Montrouge et de Châtillon. Il marchait
tout droit vers ces deux localités dont chacune possède un fort où on
fusillait les gens à l’aube » (AN 45, mes italiques). La couleur rouge –
couleur de sang – du brouillard, du nom de lieu et de l’aube, du sang
des fusillades (allusion à l’Occupation) : tout concourt à évoquer une
atmosphère de perdition, qui envahit toute la rive gauche, incitant le
narrateur à « suivre le chemin inverse » (ibid.).
Jusqu’à l’accident, il habite rue de la Voie-Verte, du côté de la
Porte d’Orléans (AN 31), donc au beau milieu de la zone d’influence
du père : « Des couleurs grises et noires, une atmosphère qui me
semble étouffante rétrospectivement, un automne et un hiver
perpétuels. » (AN 32) C’est en effet « la zone où mon père m’avait
282 Perec, Modiano, Raczymow

donné un dernier rendez-vous » (ibid.). Il y vit dans la zone d’in-


fluence du père : constamment confronté au louche passé de celui-ci,
il reçoit des coups de fil de collègues de son père, parfaitement flous,
il est poursuivi par une vieille femme dont le visage lui rappelle Leni
Riefenstahl (AN 63). Bref, « la vie est un éternel retour » (AN 66).
Comme maints héros modianiens, il tente d’abord d’oublier sa propre
identité, assumant de fausses identités ou se dépouillant de toute
identité. En errant à travers Paris, il craint de perdre la mémoire :
« J’avais l’impression de me fondre dans ce brouillard qui annonçait
la neige. » (AN 52) Pour échapper à cette zone d’influence, le
narrateur fait donc des promenades nocturnes sur la rive droite :
« Vers neuf heures du soir, je quittais la rive gauche en traversant la
Seine par le Pont des Arts et je me retrouvais au Corona [un café place
Saint-Germain-l’Auxerrois où il rencontrait jadis son père]. […] Je
commençais à ressentir un soulagement. J’avais laissé derrière moi, de
l’autre côté du fleuve, une zone marécageuse où je pataugeais. J’avais
pris pied sur la terre ferme. Ici, les lumières étaient plus brillantes.
J’entendais le grésillement du néon. Tout à l’heure, je marcherais à
l’air libre, le long des arcades, jusqu’à la Place de la Concorde. La
nuit serait limpide et silencieuse. L’avenir s’ouvrirait devant moi. »
(AN 45, mes italiques)
Grisaille/lumières brillantes, étouffement/air libre, maréca-
ges/terre ferme, automne/été : toute cette série d’oppositions, au sein
de la même page, construit l’univers bipolaire modianien. A cette
différence près qu’ici, les deux zones ont changé de signe. Le 16ème, si
hostile à l’origine, est maintenant devenu une « zone magnétique »
pour le narrateur (AN 114) : il s’y sent irrésistiblement attiré, s’y
établit même dans un hôtel, afin de mener à bien sa recherche de
Jacqueline Beausergent. Celle-ci est un personnage parfaitement
inconnu, qui existe en fait surtout par métonymie : par le lieu où elle
habite (cf. les nombreuses tentatives du narrateur de découvrir son
adresse), par sa voiture, la mythique Fiat vert bouteille. C’est
d’ailleurs cette voiture qui permettra en fin de compte au narrateur de
la retrouver. Quand il entre dans le café où elle se trouve, nous
sommes en présence d’un des rares moments harmonieux de l’œuvre
de Modiano. Contrairement à la plupart des autres romans, ici la quête
atteint son objet, la tension se résout. Après un long entretien, dans
une atmosphère de confiance et d’intimité, ils gagnent l’appartement
de Jacqueline Beausergent. Le roman se termine sur une séquence très
Ecrire l’espace 283

cinématographique, où on voit le couple s’engouffrer dans un


ascenseur et la lumière s’éteindre tout d’un coup.
Comme les commentateurs l’ont observé, il y a dans les
romans de Modiano de nombreux pères de substitution (pour nous en
tenir à Accident nocturne : Solière mais aussi le philosophe Bouvière
– remarquons la consonance de leurs noms !) ; parallèlement, nous y
trouvons des figures féminines qui jouent le rôle maternel. Et autant
les pères de substitution sont des types louches, terrifiants, autant les
« mères » symbolisent l’innocence, la pureté, l’harmonie perdues.
« Mères » parfois idéalisées, par rapport à l’image esquissée de la
mère du narrateur, toujours absente, introuvable 57 . Chez Jacqueline
Beausergent – dont le nom comme le prénom semblent choisis pour
leur consonance purement française, par opposition à la multitude de
noms étrangers qui peuplent les romans de Modiano – s’y ajoute le
fait qu’elle est née dans cette « France profonde » où les héros
modianiens rêvent de s’enraciner : dans un village de Sologne,
Fossombronne-la-Forêt. Bref, elle est en possession d’un « terroir »,
d’un « lieu d’ancrage », ce qui fait cruellement défaut au narrateur :
« j’avais le sentiment qu’un homme sans paysage est bien démuni.
[…] Aucun village. Pas de terroir. » (AN 140) Mais est-ce que Jacque-
line Beausergent est véritablement capable de libérer le narrateur de
son passé, du marécage où il est plongé ? Est-ce qu’elle incarne
vraiment cet état de grâce où tout se résoudrait ? Autrement dit, est-ce
que, par sa présence, la rive droite changera définitivement de signe,
perdant toutes les connotations maléfiques qui étaient les siennes ? Il y
a lieu d’en douter.
Tout d’abord, Jacqueline Beausergent est trop jeune pour
pouvoir être la femme qui s’occupa du narrateur après son accident
d’enfance (cf. AN 138). Et, quelles que soient ses connotations béné-
fiques, elle est bel et bien l’employée de Solière, figure soupçonnée
d’appartenir au « monde interlope » du père (cf. AN 124-125). De
plus, la réunion de Jacqueline et du narrateur a lieu dans l’appartement
de Solière, donc dans sa zone d’influence. Le nom de Fossombronne-
la-Forêt a d’ailleurs des connotations pour le moins ambiguës : terroir
retrouvé, certes, mais Modiano a également dû choisir ce nom à cause
de ses sonorités menaçantes : la fosse et l’ombre, au sens des ténèbres.

57
Dans sa monographie L’œuvre de Patrick Modiano : une autofiction, Thierry
Laurent consacre un chapitre à la figure de la mère (Presses Universitaires de Lyon,
1997), chap. 5.
284 Perec, Modiano, Raczymow

Enfin, il y a un élément qui, tout à fait à la fin du roman, en inverse le


signe : en effet, le narrateur découvre que Jacqueline Beausergent
n’habite pas rive droite, mais rive gauche, dans le 15ème (AN 141) !
Ainsi, conclut le narrateur, « nous n’habitions pas très loin l’un de
l’autre. Porte d’Orléans. Porte de Vanves. Avec un peu de chance,
nous aurions pu nous rencontrer là-bas, dans cet arrière-pays. Cela
aurait simplifié les choses. Nous étions tous les deux du même
monde. » (AN 142, mes italiques) Découverte rassurante ? Loin de là.
En fin de compte, et malgré sa quête, le narrateur se trouve rejeté à
son point de départ, à cette rive gauche contaminée par la dérive du
père. Pareil à tant de héros modianiens, il a donc tourné en rond, pour
être à nouveau happé par le « monde interlope » du père, et reste
éternellement hanté par l’ombre de l’Occupation. Comme l’a observé
Manet van Montfrans à propos de Un cirque passe, « la rive gauche a
perdu sa fonction de refuge et est cette fois entièrement livrée à
l’attraction fatale de la rive droite. »58 Et de plus, la rive droite, qui a
semblé un instant changer de signe, reprend les connotations
maléfiques qui étaient depuis toujours les siennes.
Comme l’affirme Modiano dans une interview récente, à
propos d’Accident nocturne, l’espace urbain est pour lui parfaitement
imaginaire et fictif, Paris est « une ville intérieure, rêvée, qui n’a rien à
voir avec le Paris réel. La vraie réalité réside dans cette atmosphère de
rêve. »59

En devenant espace écrit, ville-texte, l’espace urbain, sous toutes ses


dimensions – appartement, quartier, ville – parvient donc, dans les
textes des trois auteurs, à se faire lieu d’encrage, venu se substituer
aux points d’ancrage absents. L’analyse qui précède confirme
cependant la distance qui sépare Modiano et Raczymow, nés après, de
Perec, lui-même survivant. En effet, si pour les premiers, l’espace
écrit offre de véritables points de contact avec le passé d’avant leur
naissance et aussi, parfois, avec leur propre enfance, il n’en est rien
chez Perec pour qui l’espace, même écrit, demeure la forme extérieure
d’un vide, d’une béance qui est celle de la disparition. Cependant, il y
a une constante qui persiste à relier intimement les trois œuvres : c’est
le travail de l’écriture qui, par mille procédés, transfigure l’espace

58
Art. cit., CRIN, p. 89.
59
« Op papier krimpt alles in elkaar », interview avec Yra van Dijk, NRC
Handelsblad, 22 octobre 2004, p. 28.
Ecrire l’espace 285

urbain et transforme les ancrages en encrages, en lieux rhétoriques,


purement textuels.
Epilogue

Autobiographie et photographie

Chez Perec, Modiano et Raczymow, l’espace urbain, à tous ses


niveaux, devient un espace écrit, Paris devient une véritable ville-
texte, point d’encrage qui vient prendre la place des ancrages absents.
Si les lieux parisiens viennent prendre la place de l’univers disparu, ils
ne viennent pas en combler l’absence. Bien au contraire, que ce soit le
Belleville de Raczymow, ou la rive droite, si hantée par le passé, de
Modiano, ces espaces constituent une référence vivante au passé,
qu’ils expriment et rendent tangibles. Les lieux parisiens sont donc
l’expression, la mémoire visible et sensible de l’absence et de la
disparition.
S’il faut, au terme de cet ouvrage, dégager quelques lignes de
force qui traversent ces trois œuvres, il s’agira premièrement de cette
dimension mémorielle des lieux : si mémoire il y a, quelque absente et
trouée qu’elle soit – mémoire de la Shoah mais aussi de l’univers
disparu qui la précède – elle passe par l’écriture de l’espace parisien.
En deuxième lieu, et il en a peu été question jusqu’ici, ces trois
œuvres présentent une dimension autobiographique discrète, mais
insistante, qui devient plus explicite au fur et à mesure que l’œuvre
progresse. Conjointement, dans les œuvres de la maturité, cette
autobiographie a fait alliance avec la photographie. Certes, depuis
toujours, les photographies jouaient un rôle considérable chez les trois
auteurs : que l’on songe à la photographie de l’héroïne du ghetto, dans
Un cri sans voix, ou aux boîtes de photos léguées au protagoniste de
Rue des boutiques obscures, ou encore au travail sur les photographies
du père et de la mère, dans W ou le souvenir d’enfance. Cependant,
dans les trois cas, qu’il s’agisse à l’origine de photographies réelles
(Perec, Raczymow) ou imaginaires (Modiano), ces photographies sont
des « images-texte » (pour reprendre le terme de Marianne Hirsch),
288 Perec, Modiano, Raczymow

des photos écrites, des commentaires de photos. La photographie


réelle, si elle existe, n’est jamais reproduite.
Mais, parvenus à un stade plus avancé de leur œuvre, Perec,
Modiano et Raczymow ont tous trois produit leur « album photo »,
véritable autobiographie par l’image, où photographies et texte vont
de pair. Paris Tendresse1, signé Modiano Brassaï, est un hommage au
photographe Brassaï, à l’extraordinaire corpus de ses photographies
du Paris d’avant-guerre. C’est avec cette mémoire photographique des
autres que, cette fois-ci, Modiano va tenter de se construire sa propre
mémoire, son propre passé. Mémoire oblique, indirecte, touchant un
univers et des êtres qu’il n’a pas connus : c’est en quoi Paris
Tendresse ressemble à l’album publié par Perec et Robert Bober en
1978, Récits d’Ellis Island. Album qui est d’abord un film, comme on
sait, un film documentaire sur l’île et sur les millions d’émigrés qui
passèrent par là entre 1880 et 1950 – Juifs polonais entre autres,
comme ses parents, à travers qui Perec se construit une « mémoire
potentielle », une « autobiographie probable » 2. Le troisième volet du
triptyque est le plus récent en date, il s’agit de Reliques de Henri
Raczymow3. Des trois, c’est l’ouvrage le plus proche de l’album de
famille : série de photographies et de documents, rangés en ordre
chronologique, qui sont autant de « strates géologiques » (4ème de
couverture) de sa mémoire personnelle. Cependant, et c’est un des
éléments qui permet de le rapprocher des deux autres textes, ce mince
ouvrage s’ouvre sur une photographie prise à Konskie, Pologne, en
septembre ’39 : « point d’ancrage et d’encrage » de tout le volume,
comme on verra (R 12).
Dans cet épilogue, c’est à travers ce triptyque – Récits d’Ellis
Island, Paris Tendresse, Reliques – que je tenterai de dégager la
dimension à la fois autobiographique et photographique que prend la
mémoire absente dans l’œuvre mûre des trois auteurs.

1
Brassaï Modiano : Paris Tendresse, Hoëbeke, 1990 (abréviation : PT).
2
Georges Perec avec Robert Bober, Récits d’Ellis Island. Histoires d’errance et
d’espoir, POL, 1994 (Editions du Sorbier, 19801) (abréviation : REI). Le film, lui,
porte la date 1978-1980, et fut diffusé par l’Institut National de l’audiovisuel.
3
Henri Raczymow, Reliques, Gallimard, 2005 (abréviation : R).
Autobiographie et photographie 289

1. La quête autobiographique chez Perec, Modiano et Raczymow

Avant d’en venir à ces textes, récapitulons ce que les analyses qui
précèdent nous ont appris sur la dimension autobiographique de ces
trois œuvres. A l’origine de la « quête autobiographique » des trois
auteurs, on ne trouve nul « fol désir de se peindre ». L’autoportrait,
l’introspection : ces éléments sont pratiquement absents de l’œuvre de
Perec comme de celle de Modiano et de Raczymow. On se souvient
du calembour de Perec sur la fameuse formule platonicienne « gnôthi
seauton » (connais-toi toi-même) dans son titre Les gnocchis de
l’automne. Ce n’est pas un excès de moi, d’identité mais plutôt un
manque initial du moi, une identité défectueuse qui, dans les années
de jeunesse, provoque une véritable crise d’identité. Un homme qui
dort, nous l’avons vu, est l’expression d’une telle crise, qui porte le
protagoniste à se détourner du temps et de l’Histoire pour se réfugier
dans un immobilisme mortifère4. C’est en effet chez Perec que la crise
est initialement la plus forte, lui qui, en tant que survivant-enfant, est
affecté à la fois par « la disparition des parents et [par] la disparition
du souvenir de cette disparition », comme le dit si bien Bernard
Magné5.
Perec, comme Modiano, a mis de longues années avant de
publier son premier récit partiellement, mais ouvertement
autobiographique : W ou le souvenir d’enfance. Cependant, le travail
de Philippe Lejeune sur les inédits révèle une extraordinaire
concentration de projets autobiographiques dans les années 1966-
1975, donc entre l’achèvement de Un homme qui dort et la publication
de W. Il en conclut que l’écriture autobiographique est chez Perec une
phase : « elle correspond à la phase médiane, à une crise, à une
métamorphose, après laquelle elle s’est effacée, est revenue au second
plan. » 6 Les textes que j’ai commentés dans la présente étude
appartiennent, pour la plupart, à cette phase de crise de l’autobio-
graphique, où Perec tenta, par de multiples voies obliques, de se frayer
un chemin vers un passé profondément censuré. C’est le cas de Lieux.
Loin d’être les catalyseurs de la mémoire, comme les onze autres lieux
du projet, les Vilin Souvenirs sont plutôt l’expression nue de
l’amnésie en ce qui concerne l’avant-guerre chez Perec. La pauvreté

4
Cf. I, chap. 1.
5
B. Magné, Georges Perec, op. cit., p. 27.
6
Lejeune, op. cit., p. 30.
290 Perec, Modiano, Raczymow

de ces Vilin Souvenirs et leur dissociation par rapport aux Réels en


font un témoignage de la mémoire trouée de Perec. Les Réels, eux, en
décrivant le processus de démolition de la rue dans les années ’70, se
font la trace tangible de la destruction qui frappa la rue trente ans plus
tôt, entraînant la déportation de la famille de Perec et de tant de Juifs
parisiens. L’écriture de Lieux, par la dissociation de sa forme, exprime
puissamment la mémoire de Perec, scindée entre présent et passé 7 .
Dissociation qui, jusqu’à W, rendit impossible toute autobiographie
directe. L’inventaire des « Lieux où j’ai dormi », lui, révèle un autre
aspect de cette impossibilité : l’hypermnésie qui a pris la place de
l’amnésie de Lieux. Cette chambre introuvable n’est pas, comme le
soutiennent certains commentateurs, la chambre à gaz d’Auschwitz où
disparaît la mère, mais elle est bien plutôt, comme dans Lieux, la
chambre de la première enfance, où l’enfant était encore uni à sa mère.
Retrouver cette chambre, c’est là le but implicite, et irréalisable, du
projet8.
Tous ces projets inachevés, ou transformés en autre chose,
aboutissent à W, où le projet autobiographique semble enfin se réaliser
ouvertement, même si de manière oblique, dans l’enchevêtrement du
récit autobiographique et du récit fictionnel et le dédoublement des
narrateurs respectifs des deux récits. Cependant, la « résolution » de la
crise autobiographique ne se fait pas seulement dans W, mais
également dans un texte contemporain de celui-ci, mais moins
commenté : Espèces d’espaces. Texte construit sur un paradoxe, sur la
tension entre deux tendances contraires : d’une part, la tendance à
faire, par les mots, l’inventaire exhaustif, le catalogue de l’espace, de
manière à le maîtriser, à le structurer, de l’autre, la tendance à explorer
les espaces inutiles, vides, qui sont à l’image de la « crypte » de
Nicolas Abraham où Perec a enfoui son deuil. Cependant, et c’est le
propos de mon commentaire de cet ouvrage, l’espace urbain ainsi
décrit devient espace écrit, ville-texte éminemment capable de se faire
la trace tangible de la disparition9. L’autobiographique, nous l’avons
vu, n’est pas uniquement le fait de la « phase de crise » décrite par
Lejeune, il est l’un des fils conducteurs de l’œuvre entière de Perec,
depuis Un homme qui dort jusqu’aux textes postérieurs à W ou le
souvenir d’enfance, comme les Récits d’Ellis Island.

7
Cf. II, chap. 4, § 3.
8
Cf. II, chap. 5, § 5.
9
Cf. I, chap. 4.
Autobiographie et photographie 291

Une telle crise d’identité initiale est également sensible chez


Modiano lorsque, dans ses romans ou ses interviews, il campe le jeune
homme de vingt ans qu’il fut dans les années soixante : perdu, sans
accès au passé de sa famille, qui ne lui est pas transmis, déraciné,
socialement marginalisé. Il n’est pas étonnant alors que ses
protagonistes, si souvent, s’effacent presque à force de n’être
personne, comme le narrateur au début de Dora Bruder : « Je n’étais
rien, je me confondais avec ce crépuscule, ces rues. » (DB 8). Ils sont,
comme Modiano l’affirme de lui-même dans son entretien avec
Emmanuel Berl, des récipients vides qui ne demandent qu’à se remplir
du passé et de l’histoire des autres. Dans La place de l’étoile, c’est
bien évidemment autour de l’identité juive que se joue toute la quête
d’identité. A la fin, comme on sait, toutes les figures du Juif,
successivement assumées par Shlemilovitch, sont renvoyées dos à dos
et il reste les mains vides10. Chez Modiano comme chez Perec, l’auto-
biographie est longtemps restée à la fois une aspiration et une
impossibilité. Après la publication de La place de l’étoile en 1968,
vingt années se sont écoulées avant Remise de peine (1988), le
premier roman où Modiano parle de son enfance. Le caractère
traumatique de cette enfance – quasi-abandon de l’enfant par ses
parents, mort prématurée du frère – est une cause importante de cette
impossibilité à en parler.
Dans une interview, Modiano a affirmé qu’il avait voulu
écrire son premier livre sur ce sujet de l’enfance et du jeune frère mais
qu’il n’a pas pu, qu’il ne l’a fait que vingt ans plus tard, avec Remise
de peine11. La difficulté de parler d’un proche prématurément disparu
et l’absence d’identité stable que ce deuil et son enfance solitaire ont
laissé ont certes pu mener à l’enquête obsessionnelle sur le passé qui
caractérise ses premiers romans. Cependant, cette configuration
familiale ne saurait, à elle seule, expliquer l’impossibilité initiale de
Modiano à parler de lui-même. Chez lui comme chez d’autres auteurs
de la génération d’après, la raison en est plus générale : en tant que fils
de survivant, il lui fallait, avant de parler de son enfance, d’abord
raconter « la préhistoire » c’est-à-dire l’avant-guerre et les années
noires, faire la biographie des autres, du père notamment. Cette
exigence d’être « le témoin du témoin », de parler pour le père et pour

10
Cf. II, chap. 4, § 4.
11
J.-F. Josselin, « Mondo Modiano », Le Nouvel Observateur, 8-14 janvier 1988, p.
59.
292 Perec, Modiano, Raczymow

tous les autres disparus, est le noyau de la quête biographique qui


caractérise tous les romans de Modiano. En effet, comme nous l’avons
vu, la quête de Modiano est biographique tout autant qu’autobio-
graphique, ses romans sont parsemés de biographies, le plus souvent
imaginaires : que l’on songe aux multiples vies imaginaires que se
construit Shlemilovitch, dans La place de l’étoile, aux fiches
d’identité qui, dans Rue des boutiques obscures, fournissent les
données essentielles d’une vie, ou encore, dans Livret de famille, au
narrateur, véritable biographe, en train d’écrire la vie d’Henri Dressel.
Reprenons, enfin, l’exemple de Dora Bruder, seul exemple
d’une biographie non-fictionnelle, sans un détail inventé, entièrement
basée sur des recherches en archives et des rapports de témoins.
Cependant, nous l’avons vu, cette enquête, malgré son caractère
historique, est entièrement animée, portée par une tendance à vouloir
revivre le passé, à le mettre en acte, c’est-à-dire à s’identifier à Dora
Bruder, aux disparus, à se glisser dans leur peau, et c’est là la
dimension profondément autobiographique de ce texte. Le narrateur
veut d’une certaine manière devenir Dora Bruder, il fait son auto-
portrait en Dora Bruder12. Cette tendance autobiographique est pour-
tant sans cesse contrecarrée par la tendance contraire, par la tendance
biographique : elle régit l’enquête, conduisant le narrateur à garder ses
distances par rapport à Dora, à freiner son désir d’identification à elle,
à insister sur sa propre ignorance et à inscrire le blanc et le silence au
cœur du récit. C’est elle aussi qui mène le biographe-archiviste à
élargir son enquête bien au-delà de Dora, à tous les enfants juifs
parisiens de l’époque. Au terme de cet ouvrage, je constate donc une
tension, chez Modiano, entre biographie et autobiographie : d’une
part, il se sent appelé à « sauver les noms », les vies des autres de la
disparition ; de l’autre, il s’agit de pénétrer plus avant dans un
douloureux passé personnel, intimement lié à celui de son père. C’est
ce conflit qui explique peut-être les choix formels de Modiano : chez
lui, l’autobiographie, si elle est présente, reste indirecte, elle passe par
la vie et la mémoire des autres et par le rêve et la fabulation sur son
propre passé. Paris Tendresse en est l’exemple par excellence.
Chez Raczymow enfin, on retrouve la même distance initiale
par rapport à l’autobiographie. Distance qui chez lui semble liée à une
forclusion de l’identité juive, une résistance inconsciente qui pendant

12
Cf. I, chap. 3.
Autobiographie et photographie 293

longtemps, l’a empêché d’assumer la « mémoire absente ». Comme il


l’affirme dans « La mémoire trouée », c’est elle qui serait à l’origine
des tâtonnements initiaux de sa vie de jeune écrivain, et de son
attirance par le « roman sur rien » de Flaubert. Cette occultation de
l’identité juive fait que, dans ses premiers romans, comme La saisie
par exemple, la dimension autobiographique se trouve tout à fait
escamotée. Les personnages, nous l’avons vu, semblent n’être que des
« effets de récit », et le récit, comme le souligne la deuxième de
couverture, « est avant tout le prétexte romanesque à une recherche
sur l’origine et la possibilité du récit »13. Raczymow ne croyait pas si
bien dire, puisque quelques années plus tard, avec Contes d’exil et
d’oubli, il découvrirait que sa propre identité juive n’était justement
pas autre chose que ce rien, cette pure possibilité vide, comme entité
propre14. Et c’est cette identité juive comme vide, comme « mémoire
absente » qui deviendra alors la condition de possibilité même de
l’écriture. Du coup, l’autobiographique fait explicitement son entrée,
le narrateur n’est plus cet être désincarné, pure fonction du texte, mais
un être en chair et en os, appartenant intrinsèquement à l’Histoire : un
jeune homme juif des années ’60 qui interroge son grand-père sur
l’univers disparu de la Pologne.
Avec Contes d’exil, le protagoniste, Mathieu Schriftlich,
devient, comme son nom l’indique, le scribe de cet univers disparu, de
ce qu’il appelle « la préhistoire ». C’est cette fonction-là de l’écriture
qui paraîtra toujours essentielle à Raczymow : la fonction de mémoire,
qui consiste à conserver le nom des êtres disparus. Ecrire, comme «
sauver les noms », c’est parler non pas de soi, mais des autres, pour
les autres, et tout particulièrement pour ceux – disparus, victimes de la
Shoah – qui n’ont pu témoigner. C’est cette conception de l’écriture
comme « témoignage par procuration » (« vicarious witness », selon la
belle expression de Froma Zeitlin 15 ) qui a fait que, longtemps, les
écrivains de la génération d’après n’ont pas pu parler d’eux-mêmes,
n’ont pas pu faire autobiographie. Ou s’ils se sont tournés vers
l’écriture autobiographique, c’est sur le tard et de manière indirecte.
Chez Raczymow, cette écriture autobiographique a emprunté plusieurs
voies.

13
Cf. I, chap. 3, § 1.
14
« La mémoire trouée », art. cit., p. 177.
15
« The vicarious witness », art. cit.
294 Perec, Modiano, Raczymow

Rivières d’exil est encore à mi-chemin entre le roman et le


récit autobiographique : les noms des personnages principaux sont
inventés et Belleville se trouve transfiguré par l’imagination
romanesque du protagoniste et les légendes juives du grand-père 16 .
Avec Quartier libre, Raczymow écrit son premier récit d’enfance,
plus ouvertement autobiographique que Rivières d’exil : c’est un récit
d’enfance où le pacte autobiographique est respecté (les noms propres
sont fidèles à la réalité, le narrateur s’identifie ouvertement avec
l’auteur) mais encore une fois, il est centré non sur l’enfant lui-même
mais sur son univers familial et son quartier : le Belleville juif des
années 50. Ces récits d’enfance trouvent leur prolongement dans les
récits des dernières années – Le plus tard possible, ou Le cygne
invisible – : pour la première fois, Raczymow parle moins du passé et
des autres que de lui-même, notamment du deuil difficile qui a suivi la
mort de sa mère. Ici encore, nous l’avons vu, à travers le deuil, c’est la
problématique de la génération d’après et de son rapport au passé qui
revient à la surface17. Dans Reliques, ces trois fils se rejoignent : récit
de la Shoah, récit d’enfance et récit autobiographique de l’âge mûr,
construisant une véritable autobiographie par l’image.

2. La photographie : revivre ou remémorer le passé ?

Dans le prolongement des thèses de Roland Barthes, Marianne Hirsch


met l’accent sur le statut d’index de la photographie18. Trace tangible
de la personne ou de l’objet, la photographie a une relation matérielle
avec ceux-ci, elle est, comme disait Roland Barthes, une « émanation
du référent ». Emanation qui atteste que l’objet a été, mais aussi qu’il
n’est plus, et c’est là son rapport à la mort. Par tous ces caractères, la
photographie occupe une place privilégiée dans la « postmémoire »
qui est le propre de la génération d’après. Lorsque les témoins ont
disparu ou bien sont hors d’état de témoigner, lorsque les livres sont
épuisés, reste la photographie qui, selon Hirsch, participe à la fois de
la mémoire et de la postmémoire : en montrant ce qui a été, avant ma
naissance, elle me permet d’avoir un accès direct à un passé que je

16
Cf. II, chap. 4, § 2.
17
Cf. II, chap. 5, § 2.
18
Marianne Hirsch, Family Frames. Photography, Narrative and Postmemory, ch. 1,
« Mourning and postmemory », Harvard University Press, 1997.
Autobiographie et photographie 295

n’ai pas connu, elle me donne une mémoire empruntée. En même


temps, nous le verrons, pour celui qui est né après, la photographie
n’est pas seulement un document sur le passé, elle est bien plus encore
un point de départ pour l’imagination, elle va l’inciter à rêver. Faute
de pouvoir s’en souvenir, il va revivre le passé en l’inventant, et c’est
là la puissance créatrice de la postmémoire. Il n’est donc pas étonnant
que, à un moment ou à un autre de leur « carrière » d’écrivain, Perec,
Modiano et Raczymow se soient tournés vers la photographie.
Par le biais de la photographie, ils se tournent tous trois vers
un passé lointain, d’avant leur naissance. Passé qui, dans le cas de
Perec, n’a aucun lien apparent avec son histoire personnelle : il s’agit
des émigrés d’Ellis Island, entre 1880 et 1950. Modiano, lui, par les
photos de Brasssaï, plonge dans le Paris des années 30 : l’univers où
son père a vécu dans sa jeunesse. Dans Reliques de Raczymow –
collage de photographies et de documents personnels rangés en ordre
chronologique – le lien autobiographique est le plus direct. Or un bon
tiers de l’ouvrage couvre la période cruciale d’avant sa naissance : les
années 30 et la Seconde Guerre Mondiale. Si autobiographie il y a,
chez ces trois auteurs, elle plonge donc ses racines bien au delà de la
vie personnelle de leurs auteurs. On peut se demander alors quel est le
rapport qu’ils entretiennent à leurs passés respectifs : la photographie
les appelle-t-elle à revivre, à rejouer indéfiniment un passé qu’ils
n’ont jamais vécu ? Ou bien peut-elle les conduire à remémorer le
passé, à le perlaborer et finir par en faire leur deuil ?
Pour répondre à cette question, il faut commencer par une
question plus concrète : s’agit-il uniquement de photos d’archive, ou
bien y a-t-il également des photos d’aujourd’hui dans ces ouvrages ?
Chez Modiano, pas une seule photographie d’aujourd’hui, puisque
l’immense majorité des photos choisies de Brassaï date des années 30
(à quelques exceptions près : la plus récente est de 1951). Paris
Tendresse a souvent été qualifié de nostalgique, mais le terme est
erroné, car toute nostalgie implique une conscience claire de la
distinction entre présent et passé. Pour qu’on puisse désirer y revenir,
il faut que le passé soit à jamais révolu. Or selon la formule déjà
mentionnée bien des fois dans cette étude, il s’agit chez Modiano d’un
passé qui ne passe pas, d’un passé éternellement présent. C’est un
livre non pas nostalgique mais mélancolique, au sens freudien du
terme, au sens donc d’une perte dont on ne saurait faire son deuil, et
qui pour cela persiste à nous obséder. Plus que les photographies, c’est
296 Perec, Modiano, Raczymow

le texte qui convie cette sensation de « passé devenu présent ». Certes,


il est naturel de décrire une photographie au présent, comme il le fait
pour la seule photo de la Libération (PT 37) : « Six heures du matin, le
25 août 1944. Des jeunes gens, debouts sur le lion de Belfort, place
Denfert-Rochereau, saluent l’arrivée des chars de Patton et de
Leclerc. » (PT 12). Il s’agit là pour ainsi dire d’un présent narratif, ou
historique.
Il en est autrement de la photographie des bals du 14 juillet,
place de la Contrescarpe, en 1932, selon la légende en fin de volume
(PT 67). Sur cette photo qui porte pourtant une date, Modiano va
projeter une toute autre date : « Sur la photo, c’est peut-être le 14
juillet 1939 […]. Les parasols sous la lune, les bouteilles d’eau de
Seltz, les chaises cannées, les pailles dans les verres et tout au fond,
les couples sur la piste… Cette nuit, Paris ressemble à Juan-les-Pins. »
(PT 22). Et nous voilà plongés dans la gaieté insouciante de
l’immédiat avant-guerre, coupés de tout contact avec le présent.
Cependant, en modifiant la date de cette scène, Modiano lui impose
l’atmosphère menaçante d’une guerre imminente et ce faisant, il lui
confère ce que Susan Sontag a appelé l’ironie posthume19 : c’est le
phénomène, particulièrement apparent pour les photographies de
l’immédiat avant-guerre, que nous projetons sur elles un savoir a
posteriori. Contrairement aux gens sur la photo, nous savons, nous,
que ce bal du 14 juillet 1939 était le dernier avant l’Occupation, que la
guerre arrivait, que les personnes sur la photo devaient bientôt être
happées par elle, qu’elles allaient peut-être mourir etc. L’ironie
posthume marque notre impossibilité à voir ces photos autrement.
Cela vaut tout autant pour les photos de Roman Vishniac dans Un
univers disparu ou pour les portraits d’enfants dans le Mémorial des
enfants de Serge Klarsfeld : la connaissance a posteriori de leur mort
rend ces photos, souvent simples portraits de famille, d’autant plus
poignantes. Nous verrons le même phénomène pour la photographie
qui ouvre Reliques de Raczymow. Pour en revenir à Paris Tendresse,
cette ironie posthume est peut-être le seul élément qui relie encore le
récit de Modiano au présent.
Un autre aspect qui éclaire le rapport de l’auteur au passé
évoqué par la photographie, c’est son éventuelle présence sur celles-
ci. Il est clair que Modiano ne saurait figurer sur ces photographies

19
Susan Sontag, On Photography, New York, Anchor Doubleday, 1989, p. 70.
Autobiographie et photographie 297

prises pendant les années trente. C’est là une différence, nous le


verrons, avec Perec et Raczymow qui, en figurant eux-mêmes sur
plusieurs photos, rétablissent le rapport du passé au présent. Modiano,
lui, fait le contraire. En se projetant dans certains personnages des
photos de Brassaï, loin de prendre ses distances, il se glisse dans cet
univers disparu. Ainsi, le photographe, qui figure sur de nombreuses
photos dans l’album, renvoie non seulement à Brassaï, mais à
Modiano lui-même : avec le photographe, le romancier partage le
même regard. En suivant Dervila Cooke dans le bel essai qu’elle a
consacré à Paris Tendresse, on pourrait également considérer les
gargouilles, qui contemplent Paris du haut de Notre Dame (PT 9-11),
comme des images de l’artiste observateur20.
Si la structure temporelle de Paris Tendresse est fort simple –
c’est la présence éternelle du passé – celle des Récits d’Ellis Island,
comme film et comme livre, est plus complexe. Comme le titre
l’indique, Perec propose plusieurs récits sur Ellis Island : ceux
des émigrés d’abord, interrogés dans les interviews en fin de volume
(et de vive voix dans le film), ensuite ceux des visiteurs d’aujourd’hui,
et particulièrement des visiteurs privilégiés que sont Georges Perec et
Robert Bober. Le film comme le livre ne sont autres que le récit de
leur séjour à Ellis Island. Plus que le film peut-être, le livre raconte
l’histoire du film : sa préparation et les épisodes du tournage etc. C’est
dire que Perec et Bober en sont les protagonistes, au même titre que
les émigrés d’autrefois. Cela explique que, dans Récits d’Ellis Island
(et ici, je parle du livre), il y ait trois sortes de photos : d’abord, les
photos prises aujourd’hui, au moment du filmage, ensuite, les photos
d’archive et enfin, celles qui conjuguent les deux. L’ouvrage entier se
situe fermement dans le présent en exhibant, dès les pages
d’ouverture, le double portrait de Perec et Bober sur arrière-fond de
New York. Ailleurs, on voit l’équipe de tournage en train de déjeuner
sur le pouce (REI 98). L’équipe a aussi abondamment photographié
les lieux tels qu’ils sont au moment du filmage, en 1979: salles
sombres, délaissées, parsemées de gravats et d’objets désaffectés, où
filtre une lumière verdâtre d’une extrême mélancolie. Le texte –
prononcé en voix off dans le film – accompagne et détaille cette
décrépitude, énumérant les objets devenus inutiles :

20
Dervila Cooke : « Paris Tendresse by Modiano (with Photographs by Brassaï) : a
Photobiographical Creation », Australian Journal of French Studies, vol. 42, no. 2,
2005, p. 145.
298 Perec, Modiano, Raczymow

Ce que nous voyons aujourd’hui est une accumulation


informe, vestige de transformations, de démolitions,
de restaurations successives

entassements hétéroclites, amas de grilles,


fragments d’échafaudages, tas de vieux projecteurs

des tables, des bureaux, des armoires-vestiaires et des


classeurs rouillés, des montants de lits, des bouts […] (REI 53)

Pourquoi décrire si méticuleusement un lieu en ruines ?


Plusieurs commentateurs se le sont demandé. Pour Myriam Soussan,
l’espace d’Ellis Island « invite à se souvenir » mais il a aussi une
dimension plus sinistre. Dans la citation ci-dessus, et ailleurs dans le
texte, elle met en valeur le réseau lexical autour de l’idée
d’accumulation d’objets hétéroclites, devenus inutiles : accumulation,
entassements, amas, tas, monceaux, piles … Réseau qu’elle met
justement en rapport avec « le génocide juif, la mort anonyme,
l’assassinat de masse »21. Il faut cependant être plus précis. Quelques
pages plus haut, Perec insiste :

c’est ce que l’on voit aujourd’hui


et l’on sait seulement que ce n’était
pas ainsi au début du
siècle

mais c’est cela qui nous est donné à voir


et c’est seulement cela que nous pouvons
montrer (CEI, 45, mes italiques)

La photo qui, à la page précédente, montre Perec assis au milieu de cet


amas d’objets hétéroclites est tout aussi éloquente : « me voici, moi
qui n’ai été qu’un témoin absent des camps, sur les lieux, mais tout ce
que je puis voir, et faire voir, ce sont les traces, les reliques des camps,
de la destruction en masse » (REI 44). C’est à la fois une déclaration
d’impuissance et toute une poétique qui se déploie : poétique de la
disparition et de l’absence dont nous avons vu tant d’exemples dans
les textes de Perec. Pour ce qui est du réseau lexical de l’entassement,

21
Myriam Soussan : « La mémoire vivante des lieux : Georges Perec et Robert
Bober », Le Cabinet d’amateur, www.cabinetperec.org, décembre 2000, p. 3.
Autobiographie et photographie 299

il est à mettre en rapport avec le dernier paragraphe du récit fictionnel


de W :

Celui qui un jour pénétrera dans la Forteresse n’y trouvera d’abord qu’une
succession de pièces vides, longues et grises. Le bruit de ses pas résonnant
sous les hautes voûtes bétonnées lui fera peur, mais il faudra qu’il poursuive
longtemps son chemin avant de découvrir, enfouis dans les profondeurs du
sol, les vestiges souterrains d’un monde qu’il croira avoir oublié : des tas de
dents d’or, d’alliances, de lunettes, des milliers et des milliers de vêtements
en tas, des fichiers poussiéreux, des stocks de savon de mauvaise
qualité… (W, 218)

Par son côté vétuste, abandonné, témoignant des millions de


personnes qui ont passé par là, disparues pour la plupart, Ellis Island,
c’est encore W, cette terrible image de l’univers concentrationnaire,
ou plutôt de ce qu’il en reste, lorsqu’on revient sur les lieux, des
années après. Comme l’on sait, la description de W était inspirée
notamment par le film d’Alain Resnais, Nuit et brouillard (1946), qui
en effet consiste en une série d’images des camps vus après coup, par
l’œil d’un non-témoin : monceaux de cadavres, mais aussi piles de
vêtements, d’objets devenus inutiles. L’image se retrouve d’ailleurs
chez Raczymow : dans « Mémoire, oubli, littérature », il raconte
comment, par le biais du film de Resnais, il en est venu à associer les
montagnes de « shmattès » où il jouait, enfant (les chiffons revendus
par son grand-père) avec le Canada à Auschwitz, où étaient empilés
les vêtements des gazés22.
Ellis Island, c’est encore W, mais c’est aussi tout à fait autre
chose que W ; Ellis Island ouvre de nouvelles perspectives, par
rapport à W. Car, nous l’avons dit, le livre ne comporte pas
uniquement de telles photos de lieux désertés ; il est surtout fait de
photos d’archive : photos du départ, du voyage, de l’arrivée, de
l’attente dans les halls de Ellis Island, des examens médicaux et
autres, et surtout toute une série de magnifiques portraits d’émigrés.
Portraits anciens mais aussi portraits récents, dans la partie finale,
« Mémoires », qui contient les interviews avec les témoins réalisés par
Perec et Bober. Certes, de telles photos d’archive forment une part
intrinsèque du documentaire qu’est également Ellis Island. Mais ils
ont un autre sens encore : tous ces visages plein d’appréhension et
d’espoir semblent dire : « nous voici, nous avons réussi à émigrer, à

22
Raczymow, « Mémoire, oubli, littérature », art. cit., p. 64.
300 Perec, Modiano, Raczymow

arriver dans le pays des libertés, à échapper à la misère et dans


certains cas, aux pogromes et aux persécutions ».
Quoique d’archive, ces photos ne sont en rien figées dans le
passé, comme celles de Paris Tendresse. Perec les actualise de
multiples manières, par les interviews finales notamment, et, au
niveau de la photographie, en les confrontant avec les photos d’Ellis
Island aujourd’hui, et avec les photos du tournage. Ce sont elles qui
arrachent ces photos d’archive au passé où elles sont plongées, par une
technique de montage originale23. Considérons par exemple, dans le
livre, la photo où Perec et Bober ont placé le portrait du couple avec
enfant, qui contemplent la Statue de la Liberté24, contre une caméra
avec trépied (REI 35). La photo en noir et blanc se détache sur fond de
photo en couleur, où on voit une prise de vue d’Ellis Island
aujourd’hui : les tas de ferrailles, le ferry délabré (cf. également REI
108-109). Tout à fait à la fin du volume, il y a une autre photo qui
montre la même « remise en situation » de cette photo d’archive, en
vue du film (REI 158). Remettre en situation une photo d’archive, la
remettre sur le lieu où elle a pu être prise, lui redonner un espace
concret : voilà une manière non de restaurer le contexte historique de
la photo, mais de montrer qu’une telle restauration est impossible, et
de plus indésirable. Le noyau d’Ellis Island, ce n’est pas uniquement
ce qu’il fut aux alentours de 1900, mais ce qu’il représente pour Perec
et Bober en 1979, et pour nous aujourd’hui.
Si Perec fait un savant montage entre photos d’archive et
photos d’aujourd’hui, Raczymow, dans Reliques, les range tout
simplement en ordre chronologique. A première vue, c’est un
classique album de famille qui se déploie sous nos yeux, depuis les
parents avant leur mariage, aux photos d’enfance, de jeunesse, et pour
finir celles de la maturité. Certes, quant à la présence de l’auteur, ce
livre est tout le contraire de Paris Tendresse. Toutes ces photos, de
visages amis ou de lieux familiers, ces documents, ce sont des « temps
de ma vie », ils n’ont de raison d’être que par rapport à l’auteur. Et
pourtant, il y a quelque chose qui cloche dans cette chronologie, car
elle ne saurait trouver son fondement en elle-même. Là où toute

23
Dans le film, c’est uniquement par cette technique de « remise en situation » des
photos d’archive, que celles-ci nous sont montrées.
24
Une lecture à la Modiano nous conduirait presque à y voir une image utopique de
Perec avec ses deux parents, fraîchement débarqués d’Europe, à la fin des années
30….
Autobiographie et photographie 301

autobiographie traditionnelle commence par l’événement de la


naissance, ici tout commence par une photo floue, prise en Pologne en
septembre 1939, bien avant la naissance de l’auteur. Comme il le dit
dans la préface : « le point de départ de ce livre ne se confondra pas
avec mon point de départ à moi, car d’une certaine façon il me
préexiste : il a commencé avant moi. Il ne faut pas confondre point
d’ancrage et point d’encrage. » (R 12, mes italiques). Autrement dit,
l’origine de cette autobiographie par la photographie est ailleurs, dans
un événement dont elle ne saurait témoigner directement, ne l’ayant
pas vécu. Ce jeu de mots sur encrage/ancrage, nous l’avions
également rencontré chez Perec dans le Vilin Souvenir de juillet 1970,
où il distingue les « signes d’ancrage » (pays natal, demeure ances-
trale, où s’enraciner) des « signes d’encrage », exclusivement
langagiers 25 . En l’absence d’ancrages spatiaux, Perec s’était tourné
vers les encrages de l’écriture. Chez Raczymow, le sens est un peu
différent : ses points d’ancrage (quartier, parents, lieux familiers) ne
lui font pas défaut, comme à Perec, mais ils ne sont pas le point de
départ de son écriture, ni dans Reliques ni dans le reste de son œuvre.
Ce point de départ – véritable moteur de l’écriture, chez
Raczymow – s’incarne ici dans une photo et un document : la carte
postale écrite à sa grand-mère maternelle par la mère de celle-ci,
restée à Konskie, en Pologne (R 19). Certes, cette photo, comme il
l’observe immédiatement, est tout à fait opaque en elle-même, elle ne
dit rien, ne nous parle pas, aujourd’hui, sinon par l’intermédiaire d’un
commentateur, et même de plusieurs commentateurs. La photo, avait
également dit Roland Barthes, fort présent dans ce volume, « ne sait
dire ce qu’elle donne à voir » 26 ; non-interprétée, elle reste floue, litté-
ralement « in-signifiante » (R 15). C’est dire toute l’importance du
commentateur comme intermédiaire, qui seul permet de « lire » cette
photo : le grand-oncle Noïoch Oksenberg tout d’abord qui, revenu
dans les années 60 à Konskie, est le récipiendaire de la photo et son
premier commentateur. C’est lui en effet qui y a mis la légende : la
liste, en yiddish, des noms de ces hommes accroupis sur un talus
qu’on voit mal, et qui attendent on ne sait quoi. C’est lui qui, le
premier, a « sauvé les noms ». Mais, soixante ans après, ce yiddish, de
plus manuscrit, n’est plus lisible ni pour Raczymow, son arrière-

25
Philippe Lejeune : « Vilin Souvenirs de Georges Perec », art. cit., p. 136.
26
La chambre claire, op. cit., p. 156.
302 Perec, Modiano, Raczymow

neveu, ni pour nous. Un deuxième intermédiaire apparaît alors : c’est


le traducteur Szulim Rozenberg (R 17), pour la légende de la photo, et
un ami traducteur, lui aussi nommé, pour déchiffrer le polonais de la
carte postale (R 20). Et enfin, il a fallu un troisième intermédiaire, qui
est Raczymow lui-même : en tant qu’écrivain, il a pu publier cette
photo dans une de ses œuvres tout en restituant le contexte. Cette
importance de l’exégèse, bien conforme à la tradition juive, explique
peut-être pourquoi la structure de Reliques est si différente de celle de
Paris Tendresse. Là où Modiano écrit un texte autonome, qui rêve les
photos plutôt que de les commenter, Raczymow opte pour la
didascalie classique, en face à face avec la photo ou le document.
Maintenant qu’est-ce qui fait l’horreur de cette « scène de
massacre » ? C’est qu’elle contredit toute attente qu’on peut avoir
d’un tel sujet. Loin de montrer des monceaux de cadavres, d’exhiber
ouvertement l’horreur et la mort, elle montre une horreur indirecte,
muette en quelque sorte, sensible uniquement à celui qui sait. Par
rapport aux photographies des camps, auxquelles on arrive trop
facilement à se fermer, à force de les avoir eues sous les yeux, l’effet
d’une telle photo, qui ne révèle pas immédiatement son sens – le
massacre – est paradoxalement plus puissant. C’est un effet qui est
retardé, différé par le savoir. Dans ce sens, cette photographie
participe elle aussi de l’effet d’ironie posthume déjà mentionné à
propos de Modiano. L’horreur, au fond, c’est de savoir que ces
hommes attendent la mort, qu’ils seront bientôt exécutés dans les
fosses communes qui précédèrent les camps de la mort : « Que lire sur
le visage de ces hommes ? Résignation ? Attente passive ? Peut-être
ne savent-ils pas qu’on va les tuer. Ne savent-ils pas cette absolue
évidence ? Moi je sais qu’ils savent. » (R 17) C’est ce savoir post-
hume, postérieur à leur mort – savoir à la fois de leur mort imminente
et de leur conscience de celle-ci – qui rend sans doute insoutenable de
regarder une telle photo aujourd’hui, surtout si, comme Raczymow, on
est leur descendant direct.
Mais il y a un autre élément qui rend notre regard insou-
tenable. Comme le mentionne à juste titre l’auteur, cette photo – com-
me toutes celles de son genre – a été prise par un soldat allemand,
donc par les coupables, non par les victimes. Nous oblige-t-elle par là
à prendre la position de l’exécuteur, du coupable ? Marianne Hirsch
pose cette question à propos de photos très semblables à la nôtre,
celles des exécutions de masse qui eurent lieu en Russie, en Lettonie
Autobiographie et photographie 303

et en Ukraine dans les premières années de l’Occupation allemande,


avant la construction des chambres à gaz. Ce sont des photos qui
montrent la même scène que celle de Reliques, mais à un stade un peu
plus avancé dans le temps : les victimes « font face à la caméra
quelques instants avant d’être mis à mort »27. Ici, on peut dire à juste
titre, comme Susan Sontag l’avait déjà fait, que la caméra est
l’équivalent d’une arme, et que le regard photographique est
« monolithique et potentiellement létal » : les victimes sont « shot
before they are shot »28. Une telle vision radicalise celle de Barthes
qui avait déjà insisté sur le statut mortifère de la photographie : par
elle, je deviens « la Mort en personne »29. Cependant, demande Ma-
rianne Hirsch, comment échapper au « regard assassin du national-
socialisme »30, à cette vision de la caméra-mitrailleuse ? A première
vue, cela n’est guère possible. De telles images « résistent au travail
du deuil. […] Elles ne peuvent être sauvées par l’ironie, par le savoir
ou par la compréhension. On ne peut que se confronter à elles, encore
et encore, avec la même douleur, la même incompréhension, la même
distortion du regard, la même mortification. »31 Certes, face à la photo
initiale de Reliques, le regard seul ne saurait aller au delà de cette
distortion, de cette impuissance, mais en intégrant cette photographie
à son livre, Raczymow va au delà de ce simple regard : il rétablit le
contexte, il sauve les noms, il commente l’image, grâce à d’autres
intermédiaires – commentateurs, traducteurs – qui lui en ouvrent
l’accès. Par leurs efforts conjoints, la photo, initialement criminelle,
ou pour tout le moins floue, opaque, reprend sens, recommence à nous
parler et peut même devenir témoin (mais uniquement en rapport
étroit avec le commentaire qui l’entoure). C’est d’ailleurs ce que dit
Marianne Hirsch en conclusion : « Ce n’est que lorsqu’elles [ces
images] sont redéployées dans de nouveaux textes et de nouveaux
contextes qu’elles redeviennent capables de produire la perlaboration
propre à la postmémoire »32.

27
M. Hirsch : « Surviving images : Holocaust photographs and the Work of Post-
memory », art. cit., p. 24.
28
Ibid. Jeu de mots sur « to be shot », qui signifie à la fois « être photographié » et
« être exécuté » par une arme à feu.
29
R. Barthes, La chambre claire, op. cit., p. 31.
30
M. Hirsch, art. cit., p. 28.
31
Ibid.
32
Ibid., p. 29.
304 Perec, Modiano, Raczymow

Face à la photo prise par les coupables, il y a, dans ce premier


chapitre de Reliques, la carte écrite par une des victimes : l’arrière-
grand-mère maternelle de Raczymow. Pareille aux hommes de la
photo car elle aussi, victime future, imminente d’un meurtre qu’elle
suppute déjà ? Cette carte n’est déjà plus purement celle d’une
victime : elle est censurée d’avance, par cette étrange obligation
d’écrire, dans la langue non des victimes – le yiddish – mais dans la
langue du pays, le polonais, donc dans un alphabet – l’alphabet latin –
qui ne lui est guère familier. Voilà qui explique l’écriture enfantine, et
la grammaire hasardeuse, qui se conjuguent à rendre ce texte encore
plus poignant. La crainte de la censure et des représailles en fait la
« lettre combien nécessairement pudique et prudente, au début de
l’extermination » (R 22). Mises face à face à l’intérieur d’un même
texte, la photo et la carte sont des traces matérielles, des index, des
reliques (je reviendrai plus loin au sens que prend ce terme sous la
plume de Raczymow). Des traces de quoi, témoignant de quoi ? Du
« crime incommensurable qui s’apprête à être commis là » (ibid.),
certes, mais aussi d’une « origine, [d’] une provenance. Un point
d’ancrage et d’encrage. Un encrier où je trempe ma plume. D’où mon
sang prend sa source. J’aurais pu naître américain, argentin, australien,
mon sang d’encre eût coulé de là, de cette source. » (R 22-23)

3. Le livre de photographies : mémorial et aubiographie

Rien d’autobiographique, à première vue, dans Récits d’Ellis Island.


Le livre et le film de Perec sont en apparence purement documen-
taires, centrés comme ils le sont sur les masses d’émigrés qui passè-
rent par cette île au large de New York. Il en est de même pour Paris
Tendresse. Dans les deux cas donc, on discerne la tendance primaire à
documenter, à préserver un lieu et une époque, et surtout des êtres, des
visages disparus. C’est également le cas de Reliques, qui est une
véritable galerie de portraits, visant à remémorer les visages d’êtres
chers disparus. Ainsi, si autobiographie il y a, elle est dérobée, et ne se
fait que par le détour de la biographie, du mémorial.
Ce caractère de mémorial est très sensible chez Modiano.
Paris Tendresse est un véritable monument au Paris des années 30,
avec ses types : l’horloger, le boucher des Halles, ses artistes ambu-
lants, son music hall, ses cafés chantants… Les photos de Brassaï sont
Autobiographie et photographie 305

toutes anonymes, il n’est pas – du moins pas dans cet album – le


photographe des célébrités, mais celui des gens ordinaires, et c’est
peut-être pour cela que Modiano se sent attiré par son œuvre. Des
inconnus, et de plus à leur insu, c’est eux qui forment l’objectif
privilégié de Brassaï. C’est ce qui donne leur naturel à ses instantanés,
souvent en gros plan, découpés de manière à parfois amputer l’image.
Le texte de Modiano, quant à lui, est très loin d’être un commentaire,
une didascalie. Il s’agit d’un texte parfaitement autonome, rêverie qui
tente désespérément de percer l’anonymat des personnes
photographiées, de restituer ou d’éclaircir leur histoire individuelle.
Pour lui, la photographie n’est pas la trace d’une époque révolue,
historique, mais un appel, une exigence à vivre ce passé au présent, à
s’y immerger.
Examinons la photographie titrée « Au bal Tabarin, 1932 »
(PT 73). Sous une affiche d’une danseuse vêtue dans un style
provocateur, et l’écriteau « Une tenue correcte est de vigueur », un
agent de police lit paisiblement son journal. Loin de commenter ce
« punctum » qui eût plus à Barthes, Modiano enchaîne immé-
diatement : « J’aimerais bien savoir ce que sont devenues deux
danseuses de cet établissement qui figuraient toujours dans les revues
de Dubout et Sandrini, les directeurs de l’époque. Elles s’appelaient
Gysèle Hollerich et Lydia Rogers. » (PT 12) Suivent l’adresse et
jusqu’au numéro de téléphone, puis la phrase lapidaire : « J’attends
des nouvelles. » On croirait lire l’avis de recherche au début de Dora
Bruder ! Ainsi, la photographie est un appel à reconstruire des
histoires individuelles et surtout à les mettre par écrit, dans l’archive,
le mémorial que devient alors le livre. Autre exemple, la photographie
de Wanda, la petite saltimbanque, qui s’exhibe sur une estrade ouverte
à tous les vents (PT 59). Une seule artiste de rue suffit à Modiano pour
réveiller le souvenir d’une multitude de tels artistes, aux noms
exotiques, oubliés pour la plupart, dont il nous fait la liste, avec
adresses respectives, comme dans ses romans : « Djorye Bruss, la
belle Finlandaise. Les Bréato ‘deux drôles de loustics’ 130 rue Ober-
kampf (11ème). Albert et Jean-Jacques. Renalda la Mystérieuse. » (PT
39) Ainsi, archive de visages, le livre de photographie devient une
véritable archive de noms et d’histoires.
D’où vient cette hantise d’être complet, exhaustif, de mettre
par écrit toutes les données disponibles ? C’est, d’un côté, la volonté
de faire revivre le passé, les êtres disparus, de résoudre tel mystère
306 Perec, Modiano, Raczymow

d’une vie, mais de l’autre la conscience vive que la photographie ne


saurait restituer leur absence. Modiano est ici proche de Barthes qui
insistait sur le fait que « la photographie ne remémore pas le passé
(rien de présent dans une photo) […] elle ne restitue pas ce qui est
aboli »33. Malgré toutes ces données précises, il sent qu’il ne saura
jamais rien de ces vies disparues, qu’elles resteront plongées dans leur
mystère premier, et c’est ce mystère qui le fascine également dans la
photographie. Il lui permet à la fois de donner libre cours à
l’imagination, et d’exercer une certaine retenue, dans sa volonté à
préserver le mystère d’une vie.
Car ces noms et ces histoires, qui semblent tout droits sortis
des journaux de l’époque, sont loin d’être tous historiques. La
commémoration est toujours mêlée à l’invention, chez Modiano.
Ainsi, à propos de Gysèle, une des danseuses du Tabarin, il suggère
que son père l’aurait rencontrée une dernière fois « en août 40, aux
Sables d’Olonne, après qu’il se fut échappé d’une caserne d’An-
goulême, cernée par les Allemands » (PT 12). Impossible ici de
distinguer ce qui est réel de ce qui est inventé, mais la coïncidence
d’une rencontre avec le père à un tel moment est invraisemblable,
c’est le moins qu’on puisse dire 34 . La liste d’artistes inconnus qui
surgit à la vue de la photographie de Wanda semble elle aussi, mi-
imaginaire : les noms semblent en effet sortis d’un roman de Modiano,
avec la référence au père dans le nom d’Albert.
Deux références au père en trois lignes, cela met le lecteur sur
la voie de la dimension autobiographique de Paris Tendresse : les
photographies de Brassaï ne sont-elles pas un moyen, pour Modiano,
de remonter au delà de sa naissance, et d’errer dans ce Paris d’avant-
guerre où son père fut jeune ? C’est tout un univers familial idéal – tel
qu’il eût pu le connaître s’il était né plus tôt, si sa famille n’avait pas
été bouleversée par la guerre et par la mort de Rudy – que Modiano
crée ici de toutes pièces, et qu’il projette rétroactivement sur ces
photos : père, mère, frère, et l’auteur lui-même, enfant. Certes, c’est le
père qui est de loin le plus présent, dans les photos comme dans le
texte 35 . Ce Paris des années trente, avec ses cafés dansants, c’est

33
R. Barthes, La chambre claire, op. cit., p. 129.
34
D’ailleurs l’épisode d’un emprisonnement du père à Angoulême ne surgit dans
aucun autre roman de Modiano.
35
Comme l’a bien montré Dervila Cooke, « Paris Tendresse by Modiano », art. cit.
149-151.
Autobiographie et photographie 307

d’abord son univers. En témoigne la photo de couverture du couple


qui s’embrasse dans le café : photo remarquable à la fois par son
découpage et par l’effet des miroirs, qui redoublent deux fois leur
image. Le père, c’est le beau jeune homme aux cheveux brillantinés,
aimé des femmes, mais de manière significative, il nous tourne le dos,
et ce n’est que le reflet qui nous permet d’apercevoir un fragment de
son visage. Cette image toujours de biais, jamais de face, du père
correspond bien à son personnage, tel qu’il est esquissé dans les
romans de Modiano : être double, aux multiples visages, toujours sur
le point de se volatiliser. Cependant, même pour cette photo pourtant
mise en couverture, le lien autobiographique reste très indirect : il
n’est mentionné que tout à la fin de l’ouvrage : « Sur la banquette d’un
café, un homme a rapproché son visage de celui d’une femme qui
sourit. Il va l’embrasser et leurs deux visages se reflètent dans les
glaces. J’ai cru reconnaître mon père, à cause des cheveux noirs
plaqués en arrière et brillantinés. » (PT 86-87). On peut supposer qu’il
en est de même pour les autres photos de couples amoureux. La photo
nocturne du banc public par exemple (PT 56) où un couple s’embrasse
dans une heureuse insouciance, malgré la présence d’un clochard
derrière eux et, de manière plus inquiétante, d’un homme vaguement
voyeur qui se tient dans l’ombre. Ou bien le gros plan du couple, qui
offre une image d’une intimité attendrissante : Modiano rêve-t-il ici,
comme dans Livret de famille, comment ses parents ont pu se
rencontrer dans le Paris nocturne d’avant-guerre ? (PT 57)
Dans le texte aussi, les allusions au père abondent. Nous en
avons déjà vu quelques unes, dans des passages cités plus haut : ainsi,
les danseuses du Bal Tabarin sont rattachées directement au père de
Modiano, qui les aurait connues (PT 12), et dans la liste d’artistes de
variété qui seraient ses « anciens amis », le nom d’Albert surgit tout à
coup, allusion souterraine au père. Globalement, l’univers du père,
c’est cet univers de petits escrocs, de louches hommes d’affaires qui
tentent tant bien que mal d’échapper à la faillite, pendant la crise des
années 30. C’est par compassion pour son père que Modiano
s’intéresse tant à eux. L’univers de la mère lui fait pendant : celui des
artistes du variété, du cabaret et du music hall, qui occupent une place
si importante dans Paris Tendresse. Des modestes artistes de rue – le
montreur de chats savants (PT 20-21) ou « la petite saltimbanque » qui
fait la roue (PT 58) – jusqu’aux danseuses de la « séance pour adultes
à partir de 16 ans » (PT 60). Les photos de Brassaï montrent égale-
308 Perec, Modiano, Raczymow

ment une tout autre image qu’on pourrait rattacher à la mère : c’est la
photo intitulée « Batifolage », où on voit une mère avec un petit
garçon nu de deux ans à peine, qui se serre contre son dos (PT 65).
L’enfant se serre contre elle mais elle lui tourne le dos et semble se
crisper, poings fermés : est-ce à lire comme une image des rapports
ambigus de tous les narrateurs modianiens avec leur mère ?
De la mère à l’enfant. Tout lecteur est frappé par le nombre
d’enfants sur ces photos : il y a tout d’abord le petit garçon, presqu’in-
visible dans l’ombre, chez l’horloger déjà mentionné (PT 13). Et le
boucher des Halles, si grand et si gros, pris en contre-bas, n’est-il pas
tel qu’un enfant le verrait (PT 14) ? Dans le public du montreur de
chats, il y a deux petits garçons vêtus de manière identique, tous deux
coiffés d’un bonnet : deux frères ? et l’on songe immédiatement à
Patrick Modiano et à son frère Rudy… Il en est de même des trois
photos qui semblent former une séquence, intitulés « L’événement »
(PT 63). Deux petits garçons vêtus d’un tablier d’écolier, puis trois,
puis quatre, regardent par la fente d’une palissade un spectacle
interdit : est-ce la « séance pour les adultes à partir de 16 ans » que
nous voyons à la page précédente ? Encore une fois, ce n’est qu’à la
fin du texte que Modiano fera explicitement une telle suggestion : « Et
les enfants qui regardent à travers les fentes de la palissade, c’était
nous. Leurs vêtements et leur coupe de cheveux sont-ils si différents
de ceux des enfants du début des années cinquante ? » (PT 85, mes
italiques).
« C’était nous » : ce n’est qu’à la fin du texte que Patrick
Modiano suggère la portée de ces photos, dans leur enchevêtrement
avec les textes : comme Perec avec Récits d’Ellis Island, il écrit en
quelque sorte son « autobiographie probable », il dessine les contours
d’une « mémoire potentielle ». Ce faisant, il fait doublement œuvre
d’autobiographie, par le biais des photos de Brassaï. Certes, il se
projette dans l’enfant qu’il aurait pu être dans les années 30, si au lieu
de naître en 1945, il était né aux alentours de 1925 : quelle aurait été
sa vie, son univers s’il etait né plut tôt, s’il avait été l’enfant de ses
parents dans les annees 30, au lieu des annees 50 ? C’est-à-dire à une
époque innocente, sur laquelle ne planait pas encore l’ombre de
l’Occupation ? Mais Modiano s’identifie non seulement aux enfants
de Paris Tendresse, mais aussi à la figure du père, au jeune homme
populaire auprès des femmes. Comme dans La ronde de nuit, il se
Autobiographie et photographie 309

glisse dans sa peau, il veut vivre la vie de celui-ci, afin de savoir enfin,
de connaître le passé.
Un phénomène semblable, nous le verrons, a lieu dans Récits
d’Ellis Island, mais avant d’être une « autobiographie probable », le
livre et le film sont eux aussi à caractère biographique, documentaire :
ils relatent et documentent les vies des millions d’émigrants qui
passèrent par l’île entre 1892 et 1954. Ils racontent d’une part leur
histoire collective : leur provenance, leur voyage, leur arrivée à Ellis
Island, le traitement qui leur est réservé… La deuxième partie du
livre, « Description d’un chemin », contient la majeure part des
chiffres, dates et autres données. Texte éminemment littéraire
cependant, qui fait l’effet d’un poème en prose. Prenons par exemple
la liste des nombres d’émigrants, par pays. La typographie d’abord –
la disposition du texte sur la page, les blancs, l’absence de majuscules
et de ponctuation – renvoie tout droit à la poésie, au vers libre:

cinq millions d’émigrants en provenance d’Italie

quatre millions d’émigrants en provenance d’Italie […] (REI 21)

En outre, les termes répétés – chiffres, « émigrants », noms de pays –


donnent à l’ensemble le rythme d’un poème en prose. Dans son goût
des listes, Perec fait également ample emploi de la magie des noms de
lieux, qui donne un rythme redondant au texte :

ils partaient de Rotterdam, de Brême, de


Göteborg, de Palerme, d’Istanbul, de Naples, d’Anvers,
de Liverpool, de Lübeck, de Salonique, de Bristol [...] (REI 27)

Dans le livre, le texte est imprimé directement sur les photos


d’archives, et parfois même manuscrit, ce qui renforce le lien mutuel
entre le texte et l’image. Au début du film, on voit Perec en train de
feuilleter l’album qui est à la fois le manuscrit du livre et le script du
film : il y a réuni les photographies et les documents sur l’île et inscrit
le commentaire de ces images. Les multiples listes – liste des noms de
villes et des noms de bateaux, liste des diverses traductions de « l’île
aux larmes », listes des objets hétéroclites, liste des maladies des
émigrants… – sont ainsi un instrument à double tranchant : gages
d’exactitude, de précision, ils expriment en même temps, de manière
littéraire, l’envergure du phénomène qu’est Ellis Island.
310 Perec, Modiano, Raczymow

Si le livre raconte une histoire collective, il s’efforce aussi de


raconter des histoires individuelles, et c’est là qu’il devient à
proprement dire biographique. Faute de pouvoir dire « ce que furent
ces seize millions de vies individuelles, ces seize millions d’histoires
identiques et différentes » (REI 51), Perec a rajouté une dernière
partie, « Mémoires », où avec Robert Bober, il a interviewé un bon
nombre d’émigrants encore vivants. Le plus souvent, il s’agit d’entre-
tiens intégralement transcrits, tels qu’ils furent prononcés.
Or la seconde partie, « Description d’un chemin », ne retrace
pas seulement le chemin des émigrants, mais également celui de Perec
lui-même, et de Robert Bober : « pourquoi racontons-nous ces histoi-
res ? que sommes-nous venus chercher ici ? » (REI 55) Les « récits
d’Ellis Island, on l’a dit, sont ceux des émigrants tout d’abord, mais
aussi ceux de Perec et de Bober, le récit de leur expérience de
tournage dans l’île. Si pour les émigrants et pour leurs descendants,
Ellis Island est devenu « un lieu de leur mémoire » (REI 36), il n’en
est rien pour Perec et Bober dont les ancêtres, précisément, n’ont pas
passé par là (voyez la magnifique photo de l’arrière-grand-père de
Bober, refoulé à cause d’un trachome, REI 61). Mais, et c’est là ce qui
les rattache à l’île,

nos parents et nos grands-parents auraient pu s’y trouver


le hasard, le plus souvent, a fait qu’ils sont
ou ne sont pas restés en Pologne, ou se sont arrêtés,
en chemin en Allemagne,
en Autriche, en Angleterre ou en France. (REI 55)

Hasard qui n’a rien de banal, qui est au contraire déterminant : il a fait
que, restés en Europe, les parents de Perec ont péri, ainsi que ses deux
grands-pères (cf. W 57), et que, dans « le pays de mes ancêtres, à
Lubartow ou à Varsovie » (REI 59), rien ne subsiste des Perec. Certes,
tout cela reste parfaitement implicite, dans Récits d’Ellis Island. Mais
cela explique que Ellis Island soit, pour Perec comme pour Bober, le
lieu d’une « mémoire potentielle, d’une autobiographie probable ».
(REI 55). C’est là un mouvement de pensée qui rejoint celui de
Modiano devant les photos de Paris dans les années 30 : « si, au lieu
de s’arrêter à Paris dans les années vingt, mes parents eussent
poursuivi leur émigration jusqu’en Amérique, quelle eût été ma vie
aujourd’hui ? Citoyen américain, écrivain américain peut-être, j’aurais
visité Ellis Island avec eux aujourd’hui, écouté et transcrit leur
Autobiographie et photographie 311

témoignage ». En faisant ces interviews, Perec s’est en quelque sorte


glissé dans le rôle rêvé du fils qui interroge son père ou sa mère sur le
passé36. Ce faisant, comme Modiano, il rêve à une autobiographie qui
eût été autre, où ses parents auraient échappé à « la guerre [et aux]
camps » (ou au traumatisme de la persécution, dans le cas de
Modiano). Mais ce rêve, Perec ne se laisse pas séduire par lui, il ne se
laisse pas aller jusqu’à imaginer une espèce de retour à un utopique
chez soi. Car ce qui le lie intimement aux émigrés – ceux qui sont
juifs tout particulièrement – c’est un destin commun : celui de l’exil et
de l’errance:

ce que moi, Georges Perec, je suis venu questionner ici,


c’est l’errance, la dispersion, la diaspora.
Ellis Island est pour moi le lieu même de l’exil, c’est-à-dire
le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le
nulle part. (REI 56)

C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre les descriptions


détaillées du délabrement : ces lieux déserts, parsemés d’objets
devenus inutiles, nous parlent non pas tant de l’univers concentra-
tionnaire, mais du vide qui existe du fait d’avoir été arraché à « la
continuité d’une tradition, d’une langue, d’une communauté » (REI
59) et de vivre dans la diaspora. La notion de diaspora prend donc ici
un tout autre sens que dans la tradition juive. Elle n’est pas dispersion,
exil par rapport à la Terre d’Israël, mais par rapport à « l’univers
disparu » que fut la Pologne juive d’avant guerre. Exil donc qui exclut
toute possibilité de retour, d’une quelconque « aliyah » : « quitter la
Pologne, être exilé de l’exil même », comme le dit aussi Raczymow
dans Contes d’exil et d’oubli37. La judéité de Perec est loin de tout
utopisme juif comme de tout sionisme. Si pour le sioniste, la diaspora
et l’exil sont un état de manque, à surmonter, pour Perec, c’est l’exil
comme « scission ou coupure » (REI 56), comme non-appartenance,
qui est au centre du « fait même d’être juif » (ibid.). « Judéité », « être
juif » : de tels termes, dans la mesure où ils contournent le terme
traditionnel de « judaïsme », montrent bien que pour Perec, « ce n’est
pas lié à une croyance, à une religion, à une pratique, à un folklore, à

36
C’est en particulier le cas de la photo de M. et Mme Merow, Juifs russes émigrés en
1921 (REI p. 106).
37
Op. cit., p. 45.
312 Perec, Modiano, Raczymow

une langue » (REI 58). Ni la religion juive, ni les rites qui en restent,
ni le yiddish d’ailleurs, ne jouent un rôle ici :

je ne parle pas la langue que mes parents parlèrent,


je ne partage aucun des souvenirs qu’ils purent
avoir, quelque chose qui était à eux, qui faisait
qu’ils étaient eux, leur histoire, leur culture,
leur espoir, ne m’a pas été transmis. (REI 59)

L’identité juive paraît purement négative, en creux, sans racines en


profondeur. Comment peut-elle échapper au risque de devenir non-
entité, de s’effacer tout à fait ? De deux manières. Premièrement,
malgré son caractère creux, elle est « une évidence », une « certi-
tude » : « celle d’avoir été désigné comme juif, et parce que juif
victime » (REI 58). La judéité n’a donc rien d’un choix à assumer
librement ou à refuser, elle s’impose de l’extérieur, par l’Histoire, et
c’est là la seule composante solide d’une judéité comme celle de
Perec, entièrement déterminée par la Shoah et ses séquelles. Deuxiè-
mement, la judéité subsiste en tant que moteur de l’écriture, d’une
écriture puissamment formaliste qui, de multiples manières, tente de
figurer le vide et l’absence, de dire le blanc et la disparition. C’est ce
que j’ai tenté d’explorer tout au long du présent travail38.
C’est ici que l’expérience de Perec s’apparente à la « mémoire
trouée » de Raczymow, mais aussi à la judéité telle qu’elle se trouve
exprimée par Edmond Jabès. Ce n’est qu’avec son exil forcé en
France que celui-ci perçoit pleinement la nature de sa condition juive,
comme exil et non-appartenance : « c’est précisément dans cette
coupure – dans cette non-appartenance en quête de son appartenance –
que je suis sans doute le plus juif. »39. Comme Perec, Jabès met au
centre de sa judéité un questionnement qui est à l’origine de l’écriture:
« N’ayant plus d’appartenance, je pressentais que c’était à partir de
cette non-appartenance qu’il me fallait écrire »40. Dans cette mesure,
Récits d’Ellis Island raconte la même histoire que Lieux, qu’Espèces

38
Sur le rapport entre écriture et judéité, chez Perec, lire aussi le bel article de Claude
Burgelin, « Perec et la judéité : une transmission paradoxale », Revue d’histoire de la
Shoah, numéro spécial « La Shoah dans la littérature française », no. 176, septembre-
décembre 2002, pp. 167-182.
39
Edmond Jabès, Du désert au livre. Entretiens avec Marcel Cohen, Belfond, 1980, p.
95-96.
40
Jabès, op. cit., p. 79.
Autobiographie et photographie 313

d’espaces, et même que W : c’est l’absence d’ancrages qui, très tôt, a


conduit Perec à se tourner vers les encrages, vers l’écriture comme
seul moyen non de combler cette absence, mais de la dire, de dire sans
fin la disparition. Cependant – l’homonymie entre ancrages et
encrages le confirme – les encrages restent toujours liés au lieu, même
s’il s’agit d’un lieu devenu métaphore : « lieu rhétorique », « lieu
comme l’absence de lieu, non-lieu, nulle part » (REI 56) mais tout de
même toujours un lieu.

Mémorial et autobiographie, ce sont là aussi les notions clefs de


Reliques. Comme Paris Tendresse et Récits d’Ellis Island, le petit
livre de Raczymow est une autobiographie qui passe par un hommage
aux disparus, mais aussi par des lieux, des visages d’aujourd’hui.
L’autobiographie est ici beaucoup plus directe que chez Perec et
Modiano : ces lieux et ces visages – vivants ou disparus – forment une
puissante unité en ce qu’ils sont « un point de ma vie » (R 12, mes
italiques). Et ce malgré le fait que, de manière fort proustienne, ces «
temps de ma vie » sont si éloignés dans le temps qu’ils sont devenus
ceux d’« un autre moi-même », mort depuis longtemps (ibid.). Mais,
comme nous l’avons vu en commentant la photo de la scène de
massacre à Konskie, « mon point de départ à moi […] d’une certaine
façon […] me préexiste : il a commencé avant moi » (ibid.). Or cette
première photo est pour ainsi dire l’emblème des pages suivantes, qui
élaborent, développent cette période cruciale d’avant la naissance de
Raczymow. En effet, tout le premier tiers du livre couvre cette période
de « l’Histoire avec sa grande hache », qui ne saurait être approchée
que par le biais de la mémoire des autres, pour l’auteur né après. Pour
Raczymow comme pour Modiano et pour Perec, la photographie est
une manière extraordinaire de répondre à cette question qui les hante :
« quelle fut la vie de mes parents en cette période cruciale que fut
l’Occupation, avant qu’ils ne deviennent mes parents ? ». Ou plus
simplement, quelle tête avait mon père « avant qu’il ne soit mon
père » (R 25) ? Cependant, dans Reliques, la réponse de Raczymow
est très loin de celle de Modiano : chez lui, aucune fiction, aucune
tentative de « rêver » ses parents, d’inventer leur vie à cette époque
d’avant sa naissance. Reliques est une série de photos d’archive
personnelles, dotées d’un commentaire qui n’invente rien, même s’il
reste nécessairement un commentaire a posteriori, qui projette sur la
photo le savoir d’aujourd’hui.
314 Perec, Modiano, Raczymow

Prenons le portrait du père, à seize ans, avec son ami Jacques


Wais (R 24). Ici, tout le « punctum » est dans le contraste entre
l’image heureuse et la date qu’elle porte : 23 septembre 1941. Entre la
légèreté insouciante du portraituré – il se fait photographier « pour se
faire plaisir » (R 27), élégant, brillantiné – et en même temps, mais
cela, c’est un savoir a posteriori, un ou deux mois plus tard, il partira
en Zone Libre, ce qui fera de lui le seul rescapé de sa famille : « Sa
mère avait insisté pour qu’il parte en zone libre : à Paris, on
commençait à rafler les Juifs. Il ne reverra jamais sa mère » (R 25).
C’est encore l’ironie posthume qui, sur ce naïf portrait de jeunesse,
projette tout le poids de l’Histoire. Entre cette photo et celle, quelques
pages plus loin, du père qui pose avec son groupe de résistants juifs,
trois ans à peine ont passé (R 34). Le jeune homme pommadé est
devenu un maquisard communiste armé 41 : extraordinaire raccourci
d’une vie, par le biais de deux photos. Et ici, même ironie posthume :
« A quoi pense-t-il, Etienne, tandis qu’il pose comme un jeune paon ?
Sait-il à ce moment que sa mère est morte à Auschwitz depuis
plusieurs mois ? Ou bien sait-il seulement qu’elle a été déportée deux
étés plus tôt, conduite du camp français de Pithiviers dans le Loiret au
camp allemand d’Auschwitz-Birkenau » (R 36-37).
A la photographie du père, à seize ans, fait pendant celle de la
mère, au même âge, prise en novembre 1944, donc peu après la
Libération (R 38) : voilà la mère « avant qu’elle ne soit ma mère ». Ici
comme pour la photo du massacre, Raczymow s’intéresse à l’itinéraire
de transmission de cette photo : il nous livre également le verso, qui
révèle que cette photo est signée par la mère et destinée à une amie
d’enfance. C’est un des rares endroits où Raczymow fait des
suppositions, comme ailleurs Modiano : « Cette photo est-elle destinée
à Suzanne Rozenbaum, sa meilleure amie restée à Paris, rue Rampo-
neau, tout le temps de l’Occupation ? » (R 39-40). Page modianienne
qui lui permet d’évoquer une autre disparue, plus oubliée que sa mère,
puisque Suzanne n’a eu ni mari ni enfants. Raison de plus pour que
« je la renomme. Pour sa renommée en quelque sorte, je l’inscris ici à
nouveau. » (R 41). Et finalement, on peut s’en étonner, dans ce bref
chapitre, on en apprend plus sur Suzanne Rozenbaum que sur la
mère… Détour qu’il faut peut-être vouer aux rapports difficiles de

41
Pas forcément moins naïf, d’ailleurs, comme le montre Raczymow dans Quartier
libre, où avec une gentille ironie, il parle du passage de son père dans le réseau
résistant des FTP-MOI à Lyon et à Grenoble (QL 91).
Autobiographie et photographie 315

Raczymow avec sa mère, étroitement liés à la problématique des


« enfants de substitution », et qu’il a élaborés dans Le plus tard
possible.
Avant de passer à sa propre enfance, Raczymow donne un
dernier document lié à la Seconde Guerre Mondiale. Il s’agit du
facsimile d’une des dernières lettres de Maurice Sachs, écrite dans la
prison d’Hambourg, en janvier 1945 (R 42). Quel rapport avec les
documents clairement autobiographiques qui précèdent ? Aucun, à
première vue. Cette fois-ci, le lien n’est pas familial, mais c’est un lien
qui passe par l’écriture. Raczymow, comme on sait, a publié en 1988
une volumineuse et passionnante biographie de Maurice Sachs 42 .
Passionnante par son sujet, si plein d’ambivalences et de contra-
dictions, passionnante aussi par sa dimension autobiographique, clai-
rement explicitée dans Reliques : « ma biographie sur Maurice Sachs
(j’allais écrire : mon autobiographie) » (R 44). Ici, Raczymow atteste
que Maurice Sachs est une autobiographie oblique, indirecte, par le
biais de la biographie, d’une autre vie. Dans cette mesure, elle se
rapproche des tentatives entreprises par Modiano, dans Dora Bruder
notamment. Modiano qui fut d’ailleurs tout aussi fasciné par Sachs,
alter ego du père qui hante plusieurs de ses romans, et la maison du 15
Quai Conti. Comme je l’ai montré ailleurs, Raczymow s’est souvent
intéressé à des écrivains qui, d’une manière ou d’une autre, se
confrontent à l’échec. Sachs est un de ceux-là, comme le « pauvre
Bouilhet », dans l’essai homonyme, ou comme le personnage
proustien de Bloch, si brillamment mis en scène dans son roman
Bloom & Bloch43.
Mais ici, Raczymow se sent un autre point commun avec
Maurice Sachs : « revenir sans cesse sur l’écriture de ma propre vie.
Comme si quelque chose s’était mal goupillé au départ, au tout départ,
et qu’il fallait passer tout le reste de sa vie à rajuster, à rattraper, à
réparer cette bévue : sa venue au monde. » (R 44). En ce qui concerne
Sachs, ce qui s’est « mal goupillé » au départ, Raczymow l’explique
dans sa biographie, c’est une configuration familiale comparable à
celle de Modiano, en dix fois pire : père disparu de la circulation dès

42
Maurice Sachs ou les travaux forcés de la frivolité, Gallimard.
43
Pauvre Bouilhet, Gallimard, série L’un et l’autre, 1998 ; Bloom & Bloch, Gallimard
Nrf, 1993 ; sur ce thème, cf. mon article « Henri Raczymow entre Flaubert et Proust »,
art. cit., 2002. Cf. aussi de Cécile Hanania, « Bloom & Bloch d’Henri Raczymow : du
roman au ‘judan’ », The French Review, vol. 79, no. 5, avril 2006, pp. 1024-1035.
316 Perec, Modiano, Raczymow

ses cinq ans, mère toute à ses nouvelles amours, qui se débarrasse très
tôt de lui44. Mais dans ce passage de Reliques, c’est surtout lui-même,
Raczymow, que concerne cet aveu. Qu’est-ce qui s’est donc « mal
goupillé » au départ, dès la naissance, comme semble le dire
Raczymow ? Dans quel sens a-t-il pu ressentir sa propre naissance
comme une « bévue » ? Cela touche, comme chez Sachs, à la
configuration familiale, mais de manière bien différente, certes.
Comme il le dit ici, Raczymow est souvent revenu là-dessus, dans
tous ses récits autobiographiques (dont c’est peut-être la raison d’être),
depuis Rivières d’exil et On ne part pas jusqu’à récemment, Le plus
tard possible et son essai Le Cygne invisible, où il questionne
longuement le tableau de Léonard de Vinci, « La Vierge, l’enfant
Jésus et sainte Anne ». Tableau qui le concerne profondément car,
dans son enfance, comme l’enfant Jésus entre deux femmes aux traits
semblables, il s’est trouvé déchiré entre mère et grand-mère. Dans un
essai récent, « Histoire : Petit h et grande hache », il explique en
termes fort sobres ce déchirement, qui est en étroit rapport avec la
problématique de la génération d’après : « Mon hypothèse fut de me
dire que dès ma naissance, quelque chose fit qu’elle et moi ne devions
pas nous entendre, ne devions pas nous aimer. Cette « chose », c’était
sa mère à elle. Sa mère à elle avait un fils, Henri, qui était mort en
déportation, à l’âge de vingt ans. Quand je suis né, il était évident que
je m’appellerais Henri, en raison du prénom de l’autre fils, mort à
Majdanek. Cette identification alla beaucoup plus loin. Ma mère me
donna à sa mère, qui me réclamait, pour remplacer l’autre, son fils
Henri. J’eus deux mères, ainsi. Et j’ai détesté ma mère parce qu’elle
m’avait abandonné à sa mère à elle, pour remplacer un mort, un autre
fils, un autre Henri, qui était mort. »45
Avec cet « accident de parcours » (ibid.), nous touchons à
l’origine du fonds autobiographique, chez Raczymow. Fonds toujours
présent, depuis le commencement de l’œuvre, mais qui s’affirme plus
ouvertement que jamais avec Reliques, grâce aux photographies.
Après ce premier tiers du livre où, par le biais de l’image et des

44
Sur la mère de Sachs, qu’il suffise de citer le passage suivant, lapidaire : « Andrée
Sachs s’occupa bien de son fils mais celui-ci mort. Alors seulement elle revint
d’Angleterre. De son vivant, elle ne s’en soucia pas. » (Raczymow, Maurice Sachs,
op. cit., p. 14).
45
Raczymow : « Histoire : Petit h et grande hache », à paraître dans Annelise Schulte
Nordholt (éd.), Ecrire la mémoire de la Shoah, CRIN, Rodopi, Amsterdam, 2008.
Autobiographie et photographie 317

documents, l’essentiel est dit sur un ton le plus souvent anodin,


humoristique même, le reste de l’ouvrage consiste en un collage
fascinant de portraits et de documents touchant des ami(e)s d’enfance
et d’après. Comme nous l’avons vu plus haut, il s’agit comme souvent
chez Raczymow de « sauver les noms », de les sauver de l’oubli mais
ce sans combler le vide laissé par la disparition des êtres. C’est
pourquoi, à la différence de Modiano, Raczymow n’invente rien. A
propos de la petite Lydia par exemple, partenaire de danse de la
première enfance sur une photographie attendrissante (R 51) : « Ma
partenaire s’appelle Lydia. C’est tout ce que je sais d’elle », avoue-t-il
dès la première phrase. Aussi, rien de nostalgique, pas de questions,
de suppositions à son propos : « Donc, de ce qu’est devenue Lydia, à
vrai dire je me moque pas mal. » (R 52). Et cela n’est pas de
l’indifférence ostentatoire, mais la simple constatation que, si toute
photographie est une trace, elle n’est pas nécessairement trace de
quelque chose, de quelqu’un : « Donc cette photo n’atteste rien. C’est
la trace de rien. » (ibid.) Est-ce juste un peu de provocation, pour
tromper toutes les théories sémiotiques de la photographie ? Ou bien
ce simple exemple vise-t-il à illustrer, sur un ton bonhomme, le fait
que dans certains cas, le commentaire est hors d’état de faire revivre la
photographie, et qu’il ne doit pas y prétendre ? C’est aussi ce que
Raczymow semble vouloir nous dire à propos de Lise, l’amour de
jeunesse disparu prématurément d’un cancer. A la place d’une photo
d’elle, qu’il ne possède pas, il exhibe la photo d’une petite danseuse
de cirque (R 98) : « Ce pourrait être Lise, cette petite fille du cirque
d’Izis. Mais non. » (R 99) C’est tout le contraire de ce qui se passe
dans Paris Tendresse : là, la danseuse de la photo « est » celle qu’a
connu le père de Modiano, qui projette son autobiographie sur elle,
effaçant sa singularité. Chez Raczymow par contre, la retenue prime
l’invention : « Le portrait que je fais d’eux est nécessairement partiel
et partial » (R 13), car il refuse d’entrer dans un mort « comme dans
un moulin », comme le dit Sartre cité à ce propos (ibid.). Seul un
portrait qui préserve le disparu dans sa singularité, sans percer le
mystère de son anonymat, peut être une relique au sens où l’entend
Raczymow.

Le titre de « reliques », à consonance catholique, a surpris plus d’un


lecteur. Ces photos, ces documents sont-ils donc comme les restes
tangibles, visibles des saints, adorés, entourés d’or, sertis de boîtes et
318 Perec, Modiano, Raczymow

de décorations ? Le titre est plutôt à rattacher à la reproduction de


couverture : « Boîtes de biscuit étiquetées jour par jour », par
Christian Boltanski. Dans son essai « Mémoire, oubli, littérature »,
Raczymow parle de l’œuvre de Boltanski : « ses installations d’urnes
(parfois sous forme de cartons à chaussures, ces cartons où on range
pêle-mêle ses photos de famille), de photomatons assortis de noms, de
dates lacunaires, ou d’installations de photos d’amateurs anonymes
entassés, surmontées de petites auréoles de lumière rasantes comme
pour leur conférer de la sainteté, des ex-voto anonymes »46. L’œuvre
reproduite sur la couverture de Reliques consiste, elle, en des piles
inégales de boîtes appuyées au mur, ne portant aucune étiquette, ni
auréole de lumière. Impossible de savoir si elles contiennent quelque
chose, si elles ne sont pas simplement vides de tout contenu. Et c’est
là justement leur originalité, car loin d’être un mémorial visant à
sauver des noms, des visages, elles sont plutôt un monument à
l’anonymat, un hommage à « la sainteté de l’anonymat, du déchet, de
ce qui est voué à la mort et plus encore à l’oubli, l’effacement […] »47.
Et c’est en cela précisément qu’elles sont des boîtes à reliques : elles
parlent non de la présence des disparus, mais de leur absence, de leur
« effacement », dont elles sont la trace.
C’est dans cette mesure que les boîtes de Boltanski
correspondent parfaitement aux documents et photos présentés dans
Reliques : reliques au sens de chers restes, chéris, adorés, seuls restes
tangibles de « mes morts ». En renommant ces visages, Raczymow en
même temps, consciemment, témoigne de leur disparition, de l’oubli
qui est « la mort à l’œuvre dans la vie »48. Mais la comparaison va
plus loin que Reliques lui-même, jusqu’à envelopper la littérature
entière, pour Raczymow. Les boîtes de Boltanski offrent une image
parfaite de l’effacement, de la « mort redoublée » qui est le propre de
la littérature. Déjà dans Le cygne de Proust, et encore une fois dans
cet essai, Raczymow déploie ce qui pour lui est le paradoxe inhérent à
la littérature : comme l’entrevoyait déjà Proust à la fin de la Recher-
che, le roman, tout en s’ingéniant à « renommer l’anonyme, [à] désa-
nonymer » 49 , par la même replonge les êtres dans l’oubli. En les
transformant en personnages de roman, il rend leurs noms « défini-

46
« Mémoire, oubli, littérature », art. cit., 2002, p. 53.
47
Ibid.
48
Art. cit., p. 55.
49
Art. cit., p. 57.
Autobiographie et photographie 319

tivement illisibles, indéchiffrables ». Pour reprendre la fameuse phrase


de la fin du Temps retrouvé, « un livre est un grand cimetière où on ne
peut plus lire les noms effacés » 50 . En dernière instance, loin de
vouloir « réparer » cet oubli, de vouloir combler cette absence,
l’écriture telle que la pratiquent Raczymow, Modiano et Perec, tente
de les figurer, de mettre en scène le blanc, de telle manière que
« quelque chose, malgré tout, est sauvé, sans qu’on puisse vraiment
dire quoi »51.

50
Cf. I, chap. 3, § 3.4.
51
Raczymow, « Mémoire, oubli, littérature », art. cit., p. 57.
Bibliographie

des œuvres citées ou consultées

1. Œuvres de Henri Raczymow1

Romans et récits :

La saisie, Gallimard Le chemin, 1973 : S.


Contes d’exil et d’oubli, Gallimard Le chemin, 1979 : CEO.
Rivières d’exil, Gallimard Nrf, 1982.
On ne part pas, Gallimard Nrf, 1983.
Un cri sans voix, Gallimard Nrf, 1985 : CV.
Bloom & Bloch, Gallimard Nrf, 1993.
Quartier libre, Gallimard, 1995.
Le plus tard possible, Stock, 2003 : PTP.
Le cygne invisible, Melville, 2004.

Essais et articles :

« La mémoire trouée », Pardès no. 3, 1986, pp. 177-182.


« Aujourd’hui, le roman juif ? », Traces, 1981, no. 3, p. 71-78.
Maurice Sachs ou Les travaux forcés de la frivolité, Gallimard, 1988.
Le cygne de Proust, Gallimard, 1989.
La mort du grand écrivain. Essai sur la fin de la littérature, Stock,
1994.
Avant-propos à Littérature et judéité, numéro spécial de Pardès, no.
21, Henri Raczymow éd., pp. 7-16, Cerf, 1995.
Pauvre Bouilhet, Gallimard, L’un et l’autre, 1998.
Le Paris littéraire et intime de Proust, Parigramme, 1997 ; réédité
sous le titre Le Paris retrouvé de Proust, Parigramme, 2005.

1
Sauf indication contraire, le lieu de publication est Paris.
322 Perec, Modiano, Raczymow

« Proust et la judéité : les destins croisés de Swann et de Bloch », in


La prise de conscience de l’identité juive, Hans Otto Horch &
Charlotte Wardi éds., Tübingue, Max Niemeyer Verlag, 1997,
pp. 161-167.
L’homme qui tua René Bousquet, Stock, 2001.
« Mémoire, oubli, littérature. L’effacement et sa représentation », in
Vivre et écrire la mémoire de la Shoah. Littérature et
psychanalyse, Charlotte Wardi & Pérel Wilgowitz éds., Alliance
Israélite Universelle, 2002, pp. 45-67.
Courbet, l’outrance, Stock, 2004.
Reliques, Gallimard, 2005 : R
Avant le déluge, Phileas Fogg, 2005 : AD
Dix jours « polonais », Gallimard, 2007
« Histoire : Petit h et grande hache », à paraître dans Annelise Schulte
Nordholt (éd.) : Ecrire la mémoire de la Shoah, CRIN,
Amsterdam-New York, Rodopi, 2008.

2. Etudes consacrées à Henri Raczymow

Chatti, Mounira : « Le palimpseste ou une poétique de l’absence-


présence », in La Shoah. Témoignages, savoirs, œuvres, Annette
Wieviorka & Claude Mouchard éds., St.-Denis, Presses
Universitaires de Vincennes, pp. 297-312.
Czarny, Norbert : « De Belleville à la Lorrèze », La Quinzaine
littéraire, no. 625, 1er juin 1993, p. 10.
Dayan-Rosenman, Anny : « Héritiers d’un désastre sans mots », in La
Shoah dans la littérature française, numéro spécial de la Revue
d’histoire de la Shoah, no. 176, sept.-déc. 2002, pp. 147-166 .
Fine, Ellen : « The Absent Memory : The Act of Writing in Post-
Holocaust French Literature », in Writing and the Holocaust,
Berel Lang éd., New York, Holmes & Meier, 1988, pp. 41-57.
Goertz, Karein : « Henri Raczymow », in Holocaust Novelists.
Dictionary of Literary Biography, no. 299, E. Sicher éd., De-
troit, New York etc., Bruccoli Clark Layman, 2004, pp. 271-
276.
Hanania, Cécile : « Bloom & Bloch d’Henri Raczymow : du roman au
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Cantatrix sopranica L. et autres écrits scientifiques, Seuil, 1991.
Lettre de souscription à La Clôture, Cahiers Georges Perec no. 5,
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Penser/classer, Hachette, 1985.
Entretien Georges Perec / Ewa Pawlikowska, Littératures no. 7, prin-
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326 Perec, Modiano, Raczymow

5. Œuvres de Patrick Modiano

Romans et récits :

La place de l’étoile, Gallimard Folio, 1998, 19681 : PE.


La ronde de nuit, Gallimard Folio, 1998, 19691 : RN.
Les boulevards de ceinture, Gallimard Folio, 1997, 19721: BC.
Emmanuel Berl. Interrogatoire, Gallimard, 1976.
Livret de famille, Gallimard Folio 2001, 19771 : LF.
Rue des boutiques obscures, Gallimard Nrf, 1978 : RBO.
Quartier perdu, Gallimard Folio 1999, 19841: QP.
Remise de peine, Seuil, 1996, 19881.
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Nora, Pierre : « Mémoire et identité juives dans la France contem-
poraine. Les grands déterminants », Le Débat, no. 131, septem-
bre-octobre 2004, pp. 20-34.
Pontalis, Jean-Bertrand : Ce temps qui ne passe pas, Gallimard Folio
Essais, 2001.
Poznanski, Renée : Les Juifs en France pendant la Seconde Guerre
Mondiale, Hachette, 1997.
Proust, Marcel : A la recherche du temps perdu, Gallimard Pléiade, 4
volumes, 1987-1989.
Rousso, Henry : Le syndrome de Vichy. De 1944 à nos jours, Points
Seuil, 19902.
 : Vichy. Un passé qui ne passe pas, Fayard, 1994.
 : Vichy. L’événement, la mémoire, l’histoire, Gallimard, 2001.
Schulte Nordholt, Annelise : Maurice Blanchot et la question du
dehors, Genève, Droz, 1995.
 : Le moi créateur dans A la recherche du temps perdu,
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Soljenitszyne, A. : L’archipel du goulag, Seuil, 1974.
Bibliographie 335

Sontag, Susan : On Photography, New York, Anchor Doubleday,


1989.
Wiesel, Elie : Célébration hassidique. Portraits et légendes, Seuil
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Ijzendoorn, M. H., Grossmann, K. e.a. : Child Survivors – But not
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Zajde, Nathalie : Enfants de survivants. La transmission du trauma-
tisme chez les enfants de Juifs survivants de l’extermination,
Odile Jacob, 1995.

9. Films et matériel audiovisuel

Georges Perec. Récits d’Ellis Island ; Les lieux d’une fugue, 2 dvd,
Institut national de l’audiovisuel, 2007.
Georges Perec et Bernard Queysanne : Un homme qui dort, avec
Jacques Spiesser, 1974.
Robert Bober : La génération d’après, 1970-71.
 : En remontant la rue Vilin, 1992.

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