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FAUX TITRE
315
ISBN: 978-90-420-2412-0
© Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2008
Printed in The Netherlands
A Hannie Wolff,
à Marianne Willems-Hendrix,
à ma grand-mère,
aux rescapés
Table des matières
Remerciements 11
Avant-propos 13
Prologue
Perspectives historiques, psychanalytiques et littéraires 23
Première partie
Témoignage et fiction
Chapitre 1
Un témoin qui n’a rien vu. Georges Perec : Un homme qui dort 59
Chapitre 2
Le témoignage par le biais de la fiction.
Patrick Modiano : Dora Bruder 91
Chapitre 3
Ni victime ni témoin. Henri Raczymow et
la difficulté d’écrire la Shoah 129
Seconde partie
Ecrire le lieu
Chapitre 4
Un univers disparu 161
Chapitre 5
La mémoire absente 187
Chapitre 6
Une remémoration qui passe par les lieux :
Rue des boutiques obscures et W ou le souvenir d’enfance 213
Chapitre 7
Ecrire l’espace 247
1. L’appartement 249
1.1. Un espace inutile (Perec, Espèces d’espaces) 249
1.2. Avant le déluge (Raczymow, Avant le déluge) 253
1.3. 15 Quai Conti (Modiano, Livret de famille) 257
2. Le quartier 263
3. La ville 273
3.1. Perec ou le lieu improbable (Espèces d’espaces) 274
3.2. Le Paris littéraire et intime de Raczymow 275
3.3. Modiano ou la topographie d’une double dérive
(Accident nocturne) 276
10 Perec, Modiano, Raczymow
Epilogue
Autobiographie et photographie 287
Bibliographie 321
Remerciements
1
Cf. A. Wieviorka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Plon, 1992.
Sauf indication contraire le lieu de publication est Paris.
14 Perec, Modiano, Raczymow
2
Il faut se rendre compte que Wiesel et Schwarz-Bart, tous deux nés en 1928, font
également partie de cet ensemble, ce que peu de commentateurs ont remarqué. On
voit combien les limites entre les générations sont fluides en réalité.
3
Henri Raczymow, « La mémoire trouée », Pardès 3, 1986, p. 180.
4
L’expression vient de Shoshana Felman : « a witness to the trauma witness », in
Shoshana Felman & Dori Laub, Testimony. Crises of witnessing in Literature,
Psychoanalysis and History, Londres, Routledge 1992, p. 58.
5
Elisabeth Will, « Ravensbrück et ses commandos », in De l’Université aux camps de
concentration. Témoignages strasbourgeois, Strasbourg, La Faculté des Lettres de
l’Université de Strasbourg, et Paris, Les Belles Lettres, 1947, p. 382.
Avant-propos 15
6
Verticales/Le Seuil, 2002.
7
Cf. Prologue, § 3.
8
Steven Jaron, « Autobiography and the Holocaust. An examination of the liminal
generation in France », French Studies, vol. LVI, no. 2, Avril 2002, pp. 207-219.
9
Ibid., p. 209.
16 Perec, Modiano, Raczymow
une compréhension adulte de ce qui leur arrivait mais assez âgés pour
avoir été là pendant la persécution nazie des Juifs »10.
La différence essentielle entre ceux qui sont nés après, comme
Modiano et Raczymow, et ceux qui sont nés peu avant comme Perec,
reste en effet que les derniers ont une expérience vécue, directe, des
événements, alors que les premiers portent le lourd héritage d’une
expérience qui n’a pu être vécue qu’indirectement, par le biais de la
mémoire des survivants et des images. Pourtant, cette différence n’est
pas aussi tranchée qu’il le semble ; en effet, les survivants-enfants ont
vécu l’Occupation « avant la formation d’une identité stable »11, à un
âge tendre où ils ne pouvaient vivre consciemment les événements,
leur accorder une place par la réflexion. Certes, cela vaut dans une
certaine mesure pour tous les survivants, adultes et enfants, qui furent
traumatisés par les événements. Mais chez les enfants, le risque de
demeurer traumatisé est beaucoup plus grand que chez les adultes.
Chez Perec par exemple, le traumatisme enfantin causé par la
séparation de la mère et par son expérience d’enfant caché s’est traduit
par un effacement radical du passé. De l’avant-guerre, il ne conserve
que des images fragmentaires et répétitives. A cause de ce blanc dans
sa mémoire, on peut dire que Perec était là mais en même temps qu’il
ne l’était pas, n’ayant pas vécu consciemment les événements. Il est
un témoin absent et dans cette mesure, son expérience est comparable
à celle de Modiano ou Raczymow.
Même si les différences entre la génération liminale et la
deuxième génération sont importantes, ils partagent donc l’expérience
de l’absence et de l’après : par rapport à la première génération, celle
des témoins des camps, ils viennent après, selon la formule de cet
autre survivant-enfant, George Steiner : « we who come after »12. Ce
terme de Steiner indique bien la condition des trois écrivains qui sont
au centre de cet essai : absents de la scène, ils écrivent plus tard, après
les témoins, dans un sens non seulement chronologique, mais aussi au
sens où, dans leurs textes, ils dialoguent subrepticement ou ouver-
10
S. Rubin Suleiman, « The 1.5 Generation : Thinking about Child Survivors and the
Holocaust », American Imago, vol. 59, no. 3, Automne 2002, p. 277. Cf. aussi son
livre Crises of Memory and the Second World War, Cambridge MA, Harvard
University Press, 2006.
11
Suleiman, art. cit., ibid.
12
G. Steiner, Language and silence, Londres, Faber and Faber, 1985, p. 189.
Avant-propos 17
tement avec les livres des grands témoins13. Pour demeurer dans cette
terminologie de l’après, leur mémoire est une « postmémoire », selon
le terme forgé par Marianne Hirsch. Pour Hirsch, le terme s’applique
uniquement à la deuxième génération, ceux qui sont nés après 45,
mais on pourrait en étendre le sens à la « génération liminale » de
Perec. La postmémoire est « vicarious and belated »14 . Elle est une
mémoire retardée, différée, qui ne surgit qu’après coup, à propos
d’événements que le sujet n’a pas vécu lui-même ou qu’il a refoulés ;
il s’agit d’une mémoire par procuration (« vicarious ») car elle est
empruntée aux récits des autres : « La postmémoire est l’expérience
de ceux qui ont grandi dans la domination de récits d’avant leur
naissance. Leurs propres récits différés sont évincés par les récits des
générations précédentes et déterminés par des événements traum-
atiques qui ne sauraient être pleinement compris ni remémorés. »15 Le
concept de postmémoire, par sa dimension imaginative et créatrice, se
révèle extrêmement fécond pour la littérature. En effet si la
postmémoire a son origine dans les récits des survivants, elle est à son
tour productrice de récits et d’œuvres d’imagination : « elle crée
lorsqu’elle ne peut recouvrir ; elle imagine ce qu’elle ne peut
remémorer »16. Cette dimension de fiction, d’imagination est aussi ce
qui distingue la littérature de la génération d’après de la littérature de
témoignage, et ce qui rend celle-ci d’autant plus intéressante du point
de vue littéraire.
Pour Marianne Hirsch, la postmémoire est une mémoire
« pleine » : « Le Czernowitz de ma postmémoire est une ville imagi-
naire, mais cela rend [l’image que j’en ai] non moins présente, non
moins vivante et non moins fidèle. »17 Si pour elle, « il y avait parfois
trop de récits » qui lui étaient transmis, c’est tout le contraire pour
Perec, Raczymow et Modiano. Pour eux, l’expérience de l’après est
celle d’une « mémoire absente » (le terme est de Raczymow), d’un
rapport incontournable à un passé disparu, et transmis peu ou prou par
13
Je ne souscris pas l’opinion de Steiner selon laquelle seuls ceux qui « étaient là »,
ceux qui ont survécu aux camps, auraient droit à la parole (parole qui en plus se
devrait d’être pénétrée de silence).
14
Marianne Hirsch, « Surviving Images: Holocaust Photographs and the Work of
Postmemory », The Yale Journal of Criticism, vol. 14, nr. 1, 2001, p. 9.
15
M. Hirsch, « Past Lives: Postmemories in Exile », Poetics Today 17: 4, hiver 1996,
p. 662; ma traduction.
16
Hirsch, ibid., p. 664.
17
Hirsch, ibid.
18 Perec, Modiano, Raczymow
18
Je développerai plus amplement cette notion dans le Prologue, § 4.
19
The theme of nazi concentration camps in French literature, La Haye, Mouton,
1973.
Avant-propos 19
20
Cf. bibliographie.
21
Charlotte Wardi, Le génocide dans la fiction romanesque, Presses universitaires de
France, 1986 ; Ellen Fine : Legacy of Night. The literary universe of Elie Wiesel,
Albany, State University of New York Press, 1982.
22
Lawrence D. Kritzman, éd., Auschwitz and After. Race, culture and the « Jewish
Question » in France (Londres, Routledge, 1995). Les contributions de ce livre sont
en prévalence américaines, ce qui étonne moins lorsqu’on songe que des historiens
comme Robert Paxton et Zeev Sternhell, qui modifièrent profondément notre image
de Vichy, étaient respectivement américain et israélien.
23
Cf. Prologue, § 2. La réception des recherches en prévalence américaines et
israéliennes sur la psychologie des enfants de survivants a été faite notamment par
Nathalie Zajde dans Enfants de survivants. La transmission du traumatisme chez les
enfants des Juifs survivants de l’extermination, Odile Jacob, 1995.
24
Efraim Sicher, éd., Breaking Crystal. Writing and Memory after Auschwitz, Urbana
and Chicago, University of Illinois Press, 1998.
20 Perec, Modiano, Raczymow
25
Anny Dayan-Rosenman, Deuil, identité, écriture. Les traces de la Shoah dans la
mémoire juive en Fance, thèse Paris VII, 1995, non publiée.
26
Notamment le volume du colloque de Cerisy de 1998, Vivre et écrire la mémoire de
la Shoah. Littérature et psychanalyse, dir. par Charlotte Wardi & Perel Wilgowicz,
Alliance Israélite Universelle, 2002.
Avant-propos 21
Perspectives historiques,
psychanalytiques et littéraires
1
H. Rousso, Vichy. L’événement, la mémoire, l’histoire, Introduction, Gallimard,
2001, p. 42.
2
Pierre Nora, « Mémoire et identité juives dans la France contemporaine. Les grands
déterminants », Le Débat, octobre 2004, p. 23.
3
Nora, art. cit., p. 25.
Prologue 25
4
Depuis 1993, le 16 juillet est la « Journée nationale des persécutions racistes et
antisémites commises sous Vichy ».
5
Nora, art. cit., p. 20.
6
Cf. Nora, art. cit., et Wieviorka, L’ère du témoin, Plon, 1998.
26 Perec, Modiano, Raczymow
obsédante du génocide des Juifs » depuis la fin des années 70. Pour
expliquer ce phénomène, elle remonte à la période qui précède, qui
enveloppe près d’une vingtaine d’années (de la fin des années 40 à la
moitié des années 60) et constate, plus radicalement que Rousso, un
« détournement de mémoire » : tout ce qui touche à Vichy et à la
Collaboration tout autant qu’à la spécificité du génocide juif est frappé
de tabou. Cependant, et c’est l’une des principales thèses du livre de
Wieviorka, du côté des survivants, les toutes premières années après la
Libération (1944-1948) furent celles non pas du silence, mais d’une
masse de témoignages. Toutefois, s’adressant d’abord à la radio,
ensuite à la presse et enfin aux éditeurs, les rescapés durent faire face
à un intérêt vite épuisé et donc à un marché rapidement saturé. Suivent
de longues années de silence et d’indifférence de la part du public,
alors que les ouvrages sur la Résistance tiennent le dessus du pavé7.
Les témoins d’ailleurs sentent très bien eux-mêmes cette immaturité
de l’opinion : Charlotte Delbo par exemple, qui a écrit ses ouvrages
dès 1946-47, mais ne les publie qu’à partir de 1966. L’espèce humaine
de Robert Antelme paraît d’abord en 1947, Se questo è un uomo de
Primo Levi la même année, mais les deux livres n’auront leur
véritable impact que lors de leur seconde édition8. Ces grands témoins
– Antelme, Levi, mais aussi Charlotte Delbo et Anna Langfus, qui
publient leurs œuvres au cours des années 60 – sont très en avance sur
une opinion publique qui longtemps refuse leur témoignage. Depuis
1945, pendant de longues années, la littérature de la Shoah et des
camps se poursuit dans l’isolement, en retrait du domaine public ; elle
anticipe sur l’évolution ultérieure de l’opinion, elle contribue à former
celle-ci et surtout, nous le verrons, les grands témoignages serviront
de modèles pour la nouvelle littérature de la Shoah qui naîtra autour
de 1970.
Pour que cette littérature soit entendue – celle des survivants
comme celle de la génération d’après –, pour que le silence soit
rompu, il faudra, en France comme ailleurs, un tournant au niveau de
la conscience : il faudra l’avènement de ce que Wieviorka nomme
« l’ère du témoin ». Il s’agit là d’abord d’un phénomène international.
Comme elle le montre dans L’ère du témoin (1998), le silence sera
définitivement rompu en 1961, avec le procès Eichmann. Avec ses
7
Cf. Rousso, Le syndrome de Vichy, I, chap. 2.
8
1978 pour Antelme, 1956 pour la seconde édition italienne de Primo Levi.
Prologue 27
9
Pour ce qui suit, cf. Annette Wieviorka, L’ère du témoin, op. cit.
10
Wieviorka, op. cit., p. 82.
11
Ibid., p. 117.
12
Sur Barbie, cf. Rousso, op. cit. p. 229-248.
13
A. Wieviorka, L’ère du témoin, op. cit., p. 97, note 2.
14
Sur l’impact de Holocaust, cf. Rousso, op. cit., p. 170.
28 Perec, Modiano, Raczymow
passé qui ne passe pas », pour reprendre le titre d’un autre ouvrage de
Henry Rousso et Eric Conan sur la mémoire de Vichy15. « Un passé
qui ne passe pas » : en grammaire, c’est la définition bien connue de
l’imparfait, le temps d’un passé dont les conséquences se font encore
sentir aujourd’hui. L’imparfait : le temps du traumatisme, de la
performance répétée, obsessive, d’un événement du passé qui ne finit
pas de nous travailler, dans un travail du deuil qui demeure imparfait
dans tous les sens du terme. Si l’un des caractères essentiels du
traumatisme, c’est d’être différé, de demeurer longtemps enfoui dans
les profondeurs de l’inconscient, pour n’affleurer à la conscience
qu’après un long laps de temps, cela explique pourquoi certains
survivants n’ont pu prendre la parole que des dizaines d’années plus
tard. 16 C’est le cas de Sarah Kofman qui, après plus de quarante
années, a parlé de la déportation de son père dans Paroles suffo-
quées17, et de ses propres années d’enfant caché dans son récit Rue
Ordener rue Labat18. Au moment où elle écrit ces deux ouvrages, elle
a déjà écrit presque toute son œuvre philosophique, où son passé
n’intervient que par des voies obliques.
Autour de 1970, il y eut donc plusieurs mouvements très
différents qui coïncidèrent et qui vinrent se renforcer, et c’est ce qui
explique l’émergence d’une nouvelle mémoire de la Shoah. D’une
part, au niveau national, le « miroir brisé » et « l’anamnèse pro-
gressive » du rôle joué par Vichy dans les persécutions, tel que le
décrit Rousso. D’autre part, au niveau plus particulier de la mémoire
juive de la Shoah, il y a ce qu’on pourrait appeler un deuxième élan,
beaucoup plus incisif que le premier. Or cet élan est double. La
deuxième série de témoignages de la part des survivants, dans les
années 70 et 80, coïncide en effet avec l’accès à l’âge adulte et la
venue à l’écriture des nouvelles générations, qui apportent un
renouveau de la culture et de la littérature juives19.
15
Vichy. Un passé qui ne passe pas, Fayard, 1994.
16
Cf. plus loin § 2.
17
Galilée, 1987.
18
Galilée, 1994.
19
Sur tout ce contexte historique et la naissance d’une nouvelle conscience juive, cf.
L. Kritzman (réd.), Auschwitz and After, op. cit.
Prologue 29
20
« [...] tous les processus d’excitation qui se produisent dans les autres systèmes y
[dans la conscience] laissent des traces durables qui constituent le fondement de la
mémoire, donc des restes mnésiques qui n’ont rien à faire avec le fait de devenir
conscients », Freud, Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse,
Lausanne, Payot, 1981, p. 66.
21
G. Hartman, « On Traumatic Knowledge and Literary Studies », New Literary
Theory, 26, 1995, p. 537.
30 Perec, Modiano, Raczymow
22
Freud, « Remémoration, répétition, perlaboration », in La technique psych-
analytique, Presses Universitaires de France, 1981, p. 108.
23
Trauma. Explorations in Memory, Cathy Caruth ed., Chicago, The Johns Hopkins
University Press, 1995, pp. 4-5.
24
J. Laplanche & J.-B. Pontalis, Vocabulaire de psychanalyse, Presses Universitaires
de France, 2002, p. 305.
Prologue 31
25
Cf. Ernst van Alphen, « Caught by images: on the role of visual imprints in
Holocaust testimonies », Journal of Visual Culture, 2002, vol. 1 (2), pp. 205-221; cf.
aussi son essai récent Schaduw en spel. Herbeleving, historisering en verbeelding van
de Holocaust, Rotterdam, Nai Uitgevers, 2004.
26
D. LaCapra, Memory and History after Auschwitz, Ithaka NY, Cornell University
Press, 1998, p. 23.
27
Le sel et le soufre (1960) et Les bagages de sable (1962).
28
Cf. la bibliographie fournie par le site internet www.up.univ-mrs.fr/oriental/bitton/
pages/notice/langfus.htm
29
Anna Langfus, Les bagages de sable, Gallimard, 1962, p. 10.
32 Perec, Modiano, Raczymow
30
Enfants de survivants. La transmission du traumatisme chez les enfants des Juifs
survivants de l’extermination nazie, op. cit., p. 123. Le corpus de Zajde est assez
limité cependant.
31
Sagi, A., Van Ijzendoorn, M.H., Grossmann, K. e. a., Child Survivors – But not
their Children – Suffer from Traumatic Holocaust Experiences, Haifa, University of
Haifa (à paraître); une prépublication a eu lieu dans Van Ijzendoorn, M.H., « Drie
generaties Holocaust ? », Amsterdam, Académie Royale des Sciences, 2002. Comme
Prologue 33
le titre anglais l’indique, cette enquête diffère des autres en ce qu’elle a pour objet les
survivants-enfants et leurs descendants, et non les survivants qui ont vécu
l’Occupation à l’âge adulte, et dont les enfants sont nés dans l’immédiat après-guerre.
De plus, il s’agit d’un groupe de survivants-enfants qui a émigré en Israël peu après la
Libération.
32
Helen Epstein, Children of the Holocaust. Conversations with Sons and Daughters
of Survivors, New York, Putnam, 1979.
33
Nadine Fresco, « La diaspora des cendres », Nouvelle Revue de Psychanalyse, no.
24, Automne 1981, pp. 205-220.
34 Perec, Modiano, Raczymow
guerre » (209). Dans les deux cas, la guerre, la Shoah restent « le trou
noir, béant, vertigineux d’années indicibles » (206). Lourdement
traumatisés, les survivants sont dans l’impossibilité de parler d’une
expérience qui pour eux demeure un interdit, un sujet-tabou, sur lequel
il faut garder le silence non seulement pour épargner ces horreurs aux
enfants, mais encore et surtout pour préserver un fragile équilibre
psychologique. Quelles que soient les causes de ce silence, les enfants
grandissent dans le « noir mystère d’avant leur naissance » (209).
Dans les témoignages recueillis par Nadine Fresco, l’emprise
du silence va de pair avec un sentiment d’exclusion par rapport au
passé. Sans exception, les interviewés se sentent « les Juifs de
l’après », des « Juifs posthumes » (215), des « Juifs retardataires »
(211). C’est l’expérience que résume l’expression de Raczymow déjà
citée, celle « d’avoir raté un train ». Devant le sentiment que
l’essentiel, le tout-déterminant a eu lieu avant leur naissance, ils vivent
dans « l’intense frustration qui découlait pour eux et de l’impossibilité
de s’identifier aux victimes et de la quasi-certitude de n’en jamais
faire partie » (211). Cependant, préalablement à ce constat d’impos-
sibilité, les enfants sont bel et bien exhortés par les parents à
s’identifier avec les victimes. Et cette exhortation se fait, tacitement
pour la plupart, dès la naissance, notamment en donnant à l’enfant le
prénom de son frère ou de sa soeur déportés. Aux Etats-Unis, ces
enfants sont appelés des « memorial candles » : ils sont littéralement
des chandelles allumées à la mémoire de l’enfant déporté, qu’ils sont
censés remplacer. Ils ont « l’impossible devoir de réparation d’une
perte irréparable » (217). Pour les enfants des survivants, l’iden-
tification aux victimes est donc loin d’être un choix ; pour emprunter
le terme heideggerien, ils sont d’emblée « jetés » dans cette situation,
qui est pour eux incontournable. Jetés, menés à vivre une vie qui n’est
pas la leur, une vie « par procuration » impossible à assumer (cf. 215-
216). Très souvent, la formation de leur personnalité propre et leur
rapport aux parents s’en trouvent gravement troublés.
Il importe de voir que la question du traumatisme ne se pose
pas de la même manière pour les survivants que pour leurs enfants.
Pour les premiers, la mise en acte du passé et la répétition d’images et
de conduites peut être compulsive, incontournable, même si celles-ci
se doublent, dans bien des cas, d’une perlaboration et d’un travail de
deuil avancés. Chez ceux qui sont nés après, des formes extrêmes
Prologue 35
34
Dans The War After: Living with the Holocaust, (Londres, Minerva, 1996), Ann
Karpf décrit comment elle a souffert d’un grave eczéma qui est selon elle le
symptôme psychosomatique d’une détresse posttraumatique qu’elle a héritée de ses
parents. Sur Ann Karpf, cf. Efraim Sicher, « Tancred’s Wound. From Repression to
Symbolization of the Holocaust in Second Generation Narratives », Journal of
Modern Jewish Studies, vol. 5, nr. 2, (section spéciale: Writing the Memory of the
Shoah at the Turn of the Century, A. Schulte Nordholt éd.), juin 2006, pp. 189-201.
35
Cité par Nathalie Zajde, op. cit., p. 142.
36
Froma Zeitlin, « The Vicarious Witness. Belated Memory and Authorial Presence
in Recent Holocaust Literature », History and Memory, vol. 10, no. 2, automne 1998,
p. 6.
37
La postmémoire de Marianne Hirsch est aussi un tel « retrospective witnessing by
adoption. It is a question of adopting the traumatic experiences – and thus also the
memories – of others as experiences one might oneself have had, and of inscribing
them into one’s own life story » (Hirsch, art. cit., 2001, p. 10).
36 Perec, Modiano, Raczymow
38
Passage librement traduit d’après Dominick LaCapra, History and Memory After
Auschwitz, op. cit., pp. 20-21.
39
Dans son article « Trauma, Transference and ‘Working Through’ in Writing the
History of the Shoah », (History and Memory vol. 4, no. 1, Printemps-Eté 1992, p. 51-
55), Friedlaender élabore les formes concrètes que peut prendre la perlaboration en
historiographie.
40
LaCapra, History and Memory after Auschwitz, op. cit., p. 124.
41
Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, op. cit., p. 272. Comme preuves de la
sacralisation du film Shoah, on peut mentionner l’introduction de Simone de Beauvoir
à l’édition en livre du script (Fayard, 1985) et Shoshana Felman, Testimony. Crises of
witnessing in literature, psychoanalysis and history, Routledge 1992, ch. 7: « The
return of the voice. Claude Lanzmann: Shoah ».
Prologue 37
42
Données empruntées au lemme d’Annette Wieviorka sur C. Lanzmann dans
Jacques Julliard & Michel Winock éds., Dictionnaire des intellectuels français. Les
personnes, les lieux, les moments, Seuil, 2002, p. 817-818.
43
LaCapra, History and Memory, op. cit., p. 100, mes italiques.
44
LaCapra, op. cit., p. 135.
38 Perec, Modiano, Raczymow
48
Sur la conversion des « maos » aux études religieuses, cf. Judith Friedlaender, Vilna
on the Seine. Jewish Intellectuals in France since 1968, New Haven/Londres, Yale
University Press, 1990.
49
« Le volcan juif », table ronde avec Shmuel Trigano, Charles Mopsik et Alain
Finkielkraut, Libération du 22-23 décembre 1984, pp. 31-32.
50
Dans « Aujourd’hui, le roman juif ? », Traces no. 3, 1980, p. 71, Henri Raczymow
cite et fait la critique de ce terme.
40 Perec, Modiano, Raczymow
51
Raczymow, ibid., p. 74.
52
Traces, 1981, no. 3.
53
Pardès no. 21, Cerf, 1995, sous la direction d’Henri Raczymow.
54
Thèse Paris VII, 1993, non-publiée.
55
Syracuse, Syracuse University Press, 2006.
Prologue 41
56
Dayan-Rosenman, op. cit., p. 45, mes italiques.
57
Ibid., p. 83.
58
Lazare Bitoun, « Israélites hier, juifs aujourd’hui », Traces no. 3, p. 82.
42 Perec, Modiano, Raczymow
59
Dayan-Rosenman, op. cit., p. 49.
60
Ibid., p. 51.
61
Thomas Nolden, op. cit., p. 79.
62
Ibid., p. 52.
63
Ibid., p. 83, mes italiques. Lazare Bitoun, art. cit.
Prologue 43
64
Certains de ces auteurs n’ont jamais dépassé une première oeuvre, d’autres ont
poursuivi une oeuvre romanesque en se délestant de ces attaches juives, d’autres
encore se sont lancés dans d’autres genres comme la biographie et l’essai.
65
La faille, c’est également le terme dont se sert Raczymow pour caractériser la
manière dont Modiano, Perec et Doubrovsky diffèrent du « roman juif français » des
années 80, cf. Pardès no. 21, 1995, Avant-propos, p. 13.
66
Raczymow, ibid., p. 12.
67
Dayan-Rosenman, op. cit., p. 53.
68
La vie mode d’emploi, Hachette, 1978, p. 361. Il faut mentionner que plus tard, la
retraite venue, Cinoc se reprochera ce travail de rature. ll va se mettre à collectionner
les mots oubliés et à les réunir en dictionnaire.
44 Perec, Modiano, Raczymow
69
La comparaison entre Perec et Modiano a été esquissée préalablement par plusieurs
commentateurs. Cf. notamment Jeanne Bem : « La mémoire, l’écriture et l’impossible
à dire : Robert Antelme, Patrick Modiano, Georges Perec », Colloquium Helveticum
27, 1998, pp. 25-41 ; Dervila Cooke, Present Pasts. Patrick Modiano’s (Auto)bio-
graphical Fictions, Amsterdam-New York, Rodopi, 2005, pp. 147-150, 177-178 (à
propos de La petite bijou) ; Claude Burgelin, Les parties de domino chez Monsieur
Lefèvre. Perec avec Freud. Perec contre Freud, Circé, 1996, p. 157 ss. et dans son
article « Voyages en arrière-pays. Littérature et mémoire aujourd’hui », L’inactuel,
no. spécial Etats de mémoire. Nouvelle série no. 1, octobre 1998 ; Manet van Mont-
frans, Georges Perec. La contrainte du réel, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1999. Timo
Obergoeker est le seul à avoir systématiquement élaboré la comparaison dans son
intéressante thèse de doctorat : Ecritures du non-lieu. Topographies d’une impossible
quête identitaire : Romain Gary, Patrick Modiano et Georges Perec, Francfort-sur-le-
Main, Peter Lang, 2005.
Prologue 45
70
La question a également été posée par Judith Klein dans « ‘Littérature de
l’holocauste’ et littérature moderne : filiation ou rupture ? » (in Catherine Coquio éd.,
Parler les camps, penser les génocides, Albin Michel, 2000, pp. 430-437) mais
comme le titre l’indique, elle ne fait pas la différence entre la littérature de
témoignage et celle de la génération d’après, distinction essentielle à mon sens.
71
« La mémoire trouée », Pardès no. 3, 1986, p. 178.
46 Perec, Modiano, Raczymow
vide est bien réel : il est ressenti comme un manque, que nombre de
jeunes Juifs ont essayé de réparer dans les années 80, lors du
renouveau culturel juif dont il a été question plus haut.
Cette perte de la judéité traditionnelle se trouve renforcée par
la conscience aiguë de la disparition de l’univers juif d’avant-guerre,
de la terre et de la culture d’origine des ancêtres : les parents et les
grands-parents de la génération d’après. Dans le cas de Raczymow et
de Perec, il s’agit de la Pologne juive d’avant-guerre, avec sa culture
yiddish. Cette culture, cet univers, définitivement détruits par la
Shoah, Raczymow l’appelle « la préhistoire », car il est aussi lointain
que l’ère des dinosaures72 ! Tout ce qu’il en reste, ce sont les histoires
des aînés, et leur mémoire est fragmentaire, défectueuse : « mémoire
trouée » comme celle du grand-père du narrateur dans Contes d’exil et
d’oubli. Reste à en recueillir les traces, quitte à les réinventer, comme
le fait Raczymow dans ce récit.
Mais la génération d’après ne grandit pas seulement dans la
mémoire absente de la judéité et de l’univers juif d’avant-guerre, mais
encore avec une absence, un trou autrement insistant et béant : c’est le
« trou dans la mémoire de la Shoah »73. Il faut ici différencier nette-
ment entre les survivants et leurs enfants. Pour Raczymow et les
enfants de survivants, cela signifie concrètement, d’abord, de grandir
dans une famille « plein(e) de trous, d’absences, de cases manquan-
tes : le nom des morts »74. Pour lui, les morts ne sont que des noms
sans visage, des « cases vides » : il ne les a pas connus et souvent les
portraits photographiques s’avèrent détruits ou disparus. L’absence,
justement parce qu’elle est si peu nourrie de souvenirs, n’en est que
plus profonde, et elle ne diminue guère avec les années. C’est ce qui
se trouve puissamment exprimé à la fin d’Un cri sans voix :
72
« Qui encore s’intéresse aux dinosaures, aux brontosaures ? » (Contes d’exil et
d’oubli, op. cit., p. 66)
73
« La mémoire trouée », art. cit., p. 181.
74
Ibid., p. 179-80.
Prologue 47
75
Un cri sans voix, Gallimard 1985, p. 195.
76
Ibid., p. 181, mes italiques.
77
Ibid., mes italiques.
78
On verra plus loin (I, chap. 3) que Raczymow, à sa manière – non-réaliste, créatrice
– vise tout autant à préserver une mémoire, à « sauver les noms » des disparus, en les
inscrivant inlassablement dans ses livres.
79
Parmi l’abondante littérature sur la poétique de Blanchot, je me permets de signaler
mon ouvrage Maurice Blanchot. L’écriture comme expérience du dehors (Genève,
Droz, 1995), I, chaps. 2-3.
80
Blanchot, La part du feu (Gallimard, 1949), p. 71.
48 Perec, Modiano, Raczymow
81
Raczymow, « La mémoire trouée », art. cit., p. 177.
82
Ibid.
83
Ibid.
84
Raczymow, « La mémoire trouée », art. cit., p. 181.
85
Cf. notamment « Etre juif », dans L’entretien infini, Gallimard, 1969.
Prologue 49
86
Pour reprendre le sous-titre du livre d’interviews élaboré par Marcel Cohen :
Edmond Jabès. Du désert au livre, Belfond, 1980.
87
Jabès, Le Livre des Questions, Gallimard, 1963, p. 132.
50 Perec, Modiano, Raczymow
88
Sur cette critique du Nouveau Roman, cf. Manet van Montfrans, op. cit., chap. 1.
89
Cf. ses nombreux articles et sa monographie Georges Perec (Seuil, 1990).
90
Manet van Montfrans, op. cit., p. 6.
91
Entretien avec Bernard Noël sur France Culture, 20 février 1977, cité par Van
Montfrans, op. cit., p. 7.
Prologue 51
Tout a l’air normal, tout a l’air sain, tout a l’air significatif mais, sous l’abri
vacillant du mot, talisman naïf, gris-gris biscornu, vois, un chaos horrifiant
transparaît, apparaît : tout a l’air normal, tout aura l’air normal mais dans un
jour, dans huit jours, dans un mois, dans un an, tout pourrira : il y aura un
trou qui s’agrandira, pas à pas, oubli colossal, puits sans fond, invasion du
blanc. Un à un, nous nous tairons à jamais.94
On voit que chez Perec comme chez Raczymow – mais d’une autre
manière – c’est grâce aux recherches formelles des années 70 que
l’absence, que la disparition pourra être dite.
4.3. Modiano : obsédé par une Histoire qu’il n’a pas vécue
92
Cf. Magné, Georges Perec, Nathan Université, 1999.
93
Régine Robin, « Je ne parle pas la langue que mes parents parlèrent », in Le deuil
de l’origine. Une langue en trop, la langue en moins, PUV, 1993.
94
La disparition, p. 31-32, mes italiques.
52 Perec, Modiano, Raczymow
95
« Sur la sellette : Patrick Modiano ou le passé antérieur », interview avec Jean-
Louis Ezine, Les Nouvelles littéraires, 6-12 octobre 1975, p. 5.
Prologue 53
96
« [J’]écris dans la langue française la plus classique […] parce que cette forme est
nécessaire à mes romans : pour traduire l’atmosphère trouble, flottante, étrange que je
voudrais leur donner, il me fallait bien la discipliner dans la langue la plus claire, la
plus traditionnelle possible. Sinon, tout se serait éparpillé dans une bouillie confuse. »
(J.-L. Ezine, « Sur la sellette », interview citée)
54 Perec, Modiano, Raczymow
97
Charlotte Wardi, « Mémoire et écriture dans l’oeuvre de Patrick Modiano », Les
Nouveaux Cahiers no. 80, printemps 1980, p. 42.
98
Jacques Bersani, « Modiano agent double », La Nouvelle Revue française no. 298,
nov. 1977, p. 78.
99
Ibid.
Prologue 55
a lus pour « y trouver des ‘trucs’. Des trucs pour trahir, des trucs à
trahir »100 en les parodiant, en les poussant à bout. Pourquoi ce besoin
de parodie ? C’est qu’entre les Nouveaux Romanciers et Modiano, il y
a une différence de taille : alors que les premiers visaient à créer un
univers textuel autonome, en apparence coupé de l’Histoire, chez
Modiano il s’agit de sauvegarder la mémoire du passé, même si c’est
un passé qu’il n’a pas vécu. Cette mémoire absente n’en est que plus
obsédante : c’est la mémoire de Vichy, de l’Occupation et par
extension, des déportations, de la Shoah.
Chez Modiano comme chez Perec et chez Raczymow, il est
donc question d’une « contrainte du réel » (pour reprendre le terme de
Manet van Montfrans), d’une donnée historique incontournable : celle
d’être juif et écrivain dans la France d’après-guerre, d’être l’héritier de
cette Histoire en même temps que de cette littérature, en positif
comme en négatif.
100
Bersani, ibid., p. 83.
Première partie
Témoignage et fiction
Chapitre 1
A première vue, Un homme qui dort est un récit sur le sommeil et les
rêves, et sur leur corrélat diurne, l’« indifférence ». Les chapitres
alternés décrivent tantôt la vie nocturne tantôt la vie diurne d’un
personnage anonyme, qui est désigné comme « tu ». Le récit se fait
donc à la deuxième personne du singulier. On sait que ces descriptions
cliniques très détaillées du sommeil et de l’endormissement furent
inspirées par les recherches sur le sommeil menées dans le laboratoire
de neurophysiologie de l’Hôpital S. Antoine, où Perec était
documentaliste à l’époque. Dans le récit, on trouve des transpositions
fictionnelles de ces recherches, qui vont jusqu’au pastiche et à la
parodie. Mais Un homme qui dort n’est pas seulement un livre sur le
sommeil. C’est également l’exploration systématique de l’indiffé-
rence, équivalent diurne du sommeil : un état de prostration, de rêve
éveillé où le protagoniste s’est distancié de tout jugement de goût, de
toutes valeurs, et erre comme un somnambule à travers Paris.
Ce qui frappe dès l’abord, c’est qu’Un homme qui dort se
limite à décrire une expérience, celle de l’indifférence, sans apporter
le moindre élément d’explication. Le choix du terme neutre d’in-
différence implique même le refus d’une telle explication. L’expé-
rience, et rien qu’elle, ainsi que son évolution, est au centre du récit,
qui constitue une tentative de décrire cette expérience telle qu’elle est
vécue immédiatement par le sujet. Tentative qui se heurte d’emblée à
un obstacle : comment relater l’expérience du sommeil et même de
l’endormissement ? Elle ne saurait être relatée à la première personne
car, comme le disait Roland Barthes, dire « je dors » revient à la
60 Perec, Modiano, Raczymow
même absurdité que de dire « je suis mort »1. Mais la troisième per-
sonne convient encore moins puisque je ne puis faire l’expérience du
sommeil d’autrui. C’est là une des raisons du choix de la deuxième
personne du singulier dans Un homme qui dort. Ce qui importe ici est
que Perec cherche un point de vue qui adhère au sujet de l’expérience,
sans pour autant se substituer à lui.
Un homme qui dort relate donc une expérience tout intérieure,
située dans le domaine psychique ; cette expérience respire une
atmosphère parfaitement intemporelle : elle se situe dans un présent
éternel où certains gestes, certains objets ou certains bruits se répètent
sans fin. A première vue, le récit se situe au plus loin de son auteur, de
son histoire personnelle et de l’Histoire en général. Pourtant, le texte
est parsemé d’allusions et d’indices autobiographiques et historiques.
Autobiographie et Histoire, inextricablement liées chez Perec, trans-
paraissent dans nombre d’images, de noms de lieux, d’intertextes et
dans l’inscription de dates-clefs dans les nombres. Il y a donc tout lieu
de croire que, comme W ou le souvenir d’enfance mais de manière
beaucoup plus indirecte, Un homme qui dort a pour centre dérobé le
vide laissé par « la guerre, les camps ». Dans cette formule souvent
citée de W, on a reconnu en effet une allusion aux destins conjoints du
père, mort au front en 40 (« la guerre »), et de la mère, morte en
déportation.
Dans sa monographie de 1990, Claude Burgelin est le premier
à montrer l’importance de ce noyau autobiographique, et à rapprocher
l’expérience décrite dans Un homme qui dort à la condition de
survivant qui est celle de Perec. Condition très spécifique, qui n’est ni
celle du témoin adulte ni celle de l’enfant de survivant. Il s’agit
précisément de la condition de ce que, dans l’Avant-propos de cet
essai, j’ai appelé le témoin absent : témoin parce qu’il était là, parce
qu’il a été le contemporain des événements, mais absent parce qu’il
les a vécus enfant, hors d’état de les comprendre, et loin de l’épicentre
des camps. Burgelin considère l’homme qui dort comme une
figuration fictionnelle de cette condition contradictoire de témoin
absent : il est « un témoin qui n’a rien vu ; comme un somnambule, il
a erré les yeux ouverts aux prises avec une souffrance qu’il ne pouvait
ni reconnaître ni dire ; un enfant ainsi absenté de son histoire peut
1
Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Seuil, 1984, p. 316.
Un homme qui n’a rien vu 61
2
C. Burgelin, Georges Perec, Seuil, 1990 p. 71.
3
Ph. Lejeune, La mémoire et l’oblique. Georges Perec autobiographe, POL, 1991.
4
Burgelin, op. cit., p. 72.
5
C. Burgelin, « Perec et la judéité : une transmission paradoxale », Revue d’histoire
de la Shoah, no. 176, sept-déc. 2002, p. 173.
62 Perec, Modiano, Raczymow
2. L’intertexte Proust
9
Cf. M. van Montfrans, « Proust et Perec à Venise : Sainte Ursule de Carpaccio dans
Albertine disparue et dans La vie mode d’emploi », art. en néerlandais (avec résumé
en français), Jaarboek Marcel Proust Vereniging 1999-2000, no. 26-27, pp. 98-119.
10
Cf. mon Le moi créateur dans A la recherche du temps perdu, L’Harmattan, 2002,
p. 69 ss.
11
Cf. Manet van Montfrans, « Proust et Perec à Venise », art. cit., p. 99.
12
Cf. Un homme qui dort, Gallimard Folio, 1999, pp. 15-16. Dans la suite du chapitre,
Un homme qui dort sera désigné par l’abréviation HD.
13
La première partie du roman, divisée en onze chapitres non-numérotés, est
construite sur l’alternance entre chapitres sur la veille et chapitres sur le sommeil,
64 Perec, Modiano, Raczymow
alors que dans la deuxième partie, l’insomnie est devenue dominante (cf. Van
Montfrans, La contrainte du réel, op. cit., p. 80, 94).
14
R. Barthes, Le bruissement de la langue, op. cit., p. 316.
15
Georges Perec, op. cit., p. 17.
16
A la recherche du temps perdu, I, op. cit., p. 9.
17
R. Barthes, op. cit.
Un homme qui n’a rien vu 65
3. L’indifférence se déclare
18
Cf. M. van Montfrans, La contrainte du réel, op. cit., p. 89 ss.
19
Ibid., p. 93.
66 Perec, Modiano, Raczymow
20
Les chapitres d’Un homme qui dort ne sont pas numérotés, mais leur place dans la
succession de chapitres a son importance, comme on le verra plus loin.
21
Dans son commentaire, fortement déterminé par les modèles littéraires du récit,
notamment le Bartleby de Melville et le cogito cartésien, Manet van Montfrans (La
contrainte du réel, op. cit.) me semble avoir une vue un peu volontariste de ce début
du récit. Pour elle, le « tu » est « animé par une farouche volonté d’indifférence »
(76), il « suspend ses occupations quotidiennes, rompt ses contacts sociaux, s’enferme
dans sa chambre et essaie de vider son esprit de tout savoir préalable » (82), il
« cherche la réclusion » afin de « faire l’apprentissage de l’indifférence » (82).
Un homme qui n’a rien vu 67
22
HD 17, 18, 22, 24, 27, 49, 89, 123.
23
C. Burgelin, « Perec et la cruauté », Cahiers Georges Perec no. 1, P.O.L. 1985, p.
33.
24
Ibid. p. 32.
Un homme qui n’a rien vu 69
25
C. Burgelin, « Perec et la judéité », art. cit., p. 178.
26
Pour la définition de l’aencrage, cf. Bernard Magné, Georges Perec, Nathan-
Université, 1999, p. 28.
70 Perec, Modiano, Raczymow
27
Il y aussi ici un jeu sur le nombre 6 : trois paires de chaussettes font six chaussettes,
le chiffre 6 est répété 6 fois dans ce deuxième chapitre ; 6 fois 6 font 36 : 1936 est
l’année de la naissance de Perec.
28
Van Montfrans, op. cit., p. 82, note 21.
Un homme qui n’a rien vu 71
29
Manet van Montfrans signale cet aencrage, mais l’opération arithmétique
permettant d’y arriver reste implicite chez elle ; cf. La contrainte du réel, op. cit., p.
83, note 24.
30
La vie mode d’emploi, Hachette 1978, p. 303. Je remercie Bernard Magné de cette
précision.
31
Magné, op. cit., p. 66.
32
Magné, op. cit., p. 57.
72 Perec, Modiano, Raczymow
5. La mise-en-scène de la répétition
33
Comme le montre Burgelin, « le souvenir de sa mère n’existe que dans la
métonymie : un lieu, un moment, un objet chargé de signes », c’est tout ce qui lui
reste de la scène des adieux, en 1942 (Les parties de dominos, op. cit. p. 85).
Un homme qui n’a rien vu 73
34
« Perec et la cruauté », art. cit., pp. 33-34.
35
Chris Andrews, « Puzzles and lists. Georges Perec’s Un homme qui dort », Modern
Language Notes, vol. 111, no. 4, 1996.
74 Perec, Modiano, Raczymow
36
« Remémoration, répétition et perlaboration », art. cit., p. 109.
37
Burgelin, Les parties de dominos, op. cit., p. 103.
38
Burgelin, ibid., p. 22.
Un homme qui n’a rien vu 75
39
Perec, Cantatrix sopranica L. Et autres écrits scientifiques, Seuil, 1991 ; N.
Abraham & M. Torok, « Deuil ou mélancolie », in L’écorce et le noyau, Aubier-
Flammarion, 1978.
40
« Perec et Freud ou le mode du réemploi », Cahiers Georges Perec no. 4, Editions
du Limon, 1990, p. 123.
41
PUF, 1969.
42
Différence et répétition, op. cit., p. 136-137.
76 Perec, Modiano, Raczymow
43
Burgelin, « Perec et la cruauté », art. cit., p. 32.
44
Burgelin, Les parties de dominos, op. cit., p. 169.
45
Dans ce sens, M. van Montfrans a raison de l’affirmer, c’est lui, le réel, la plus
grande contrainte pour Perec.
46
Différence et répétition, op. cit., p. 28.
47
Ibid., p. 137.
Un homme qui n’a rien vu 77
48
Les occurrences de ce phénomène sont multiples : cf. HD 15, 35.
Un homme qui n’a rien vu 79
49
L’apparition du mot « contrainte », dans le passage sur le jeu de cartes (HD 73),
montre à quel point toutes les formes de jeu dans ce roman – mots croisés, flâneries,
règlements de son emploi du temps et de son budget (HD 119-120) – préfigurent déjà
la conception de l’écriture comme jeu des contraintes, qui sera explicitement celle de
Perec à partir de La disparition.
80 Perec, Modiano, Raczymow
tu n’existes plus : suite des heures, suite des jours, [...] tu survis, sans gaieté
et sans tristesse, sans avenir et sans passé, comme ça, simplement,
évidemment, comme une goutte d’eau qui perle au robinet d’un poste d’eau
sur un palier, comme six chaussettes trempées dans une bassine de matière
plastique rose, comme une mouche ou comme une huître, comme une
vache, comme un escargot, comme un enfant ou comme un vieillard,
comme un rat. (HD 77)
50
Cf. resp. HD 25, 94, 113. L’image du rat est historiquement chargée, c’est la
vermine que les nazis choisirent comme image du Juif, et qui est subtilement reprise
par Art Spiegelman dans son roman-bande dessinée Maus (1986). Burgelin a analysé
l’ambivalence de cette image: d’un côté, certes, le rat est une « image intériorisée (je
82 Perec, Modiano, Raczymow
suis un rat) » mais « elle mobilise aussi un propos de rejet et de haine » : « l’horreur
d’appartenir au groupe des vaincus », la révolte, la colère contre les siens de s’être
laissé traiter comme de la vermine (Burgelin, « Perec et la judéité », art. cit., p. 176).
Un homme qui n’a rien vu 83
L’homme qui dort est un homme qui marche sans savoir qu’il marche,
il marche dans la mesure où il survit, entre la vie et la mort, comme
telle ou telle figure de Beckett ou de Blanchot. Alors, l’espace urbain,
d’espace immense de la liberté qu’il était, se mue en une prison
blafarde comparable à la chambre de bonne initiale : « Tu marches
dans les avenues désolées, longeant les arbres rabougris, les façades
pelées, les porches noirs. […] Les squares dont les grilles t’emprison-
nent, les marais stagnant près des bouches d’égout, les portes monstru-
euses des fabriques » (HD 109). De « maître du monde », l’homme
qui dort est devenu le prisonnier de cet espace urbain qu’il dominait
jadis : « Comme un prisonnier, comme un fou dans une cellule.
Comme un rat dans le dédale cherchant l’issue. Tu parcours Paris en
tous sens » (HD 118).
Par mille indices cachés, le « tu » va se retrouver acculé à la
douleur qu’il s’ingéniait à engourdir et à maîtriser par la flânerie. A
première vue, le passage suivant décrit une errance qui va
parfaitement au hasard. Et pourtant, le passé, personnel comme
collectif, revient :
arbre, de l’eau, un porche, des grilles, des affiches, des pavés, un passage
clouté, une devanture […], un escalier, un rond-point... (HD 88, mes
italiques)
51
« Les lieux d’une fugue », in Je suis né, Seuil, 1990. Le texte date de 1965, il est
donc antérieur de peu à Un homme qui dort, ce qui rend l’hypothèse d’un écho dans le
roman plus que plausible. Le rond-point des Champs-Elysées est aussi un des douze
lieux revisités tous les ans pour le projet inachevé de Lieux.
52
C. Burgelin, Georges Perec, op. cit. p. 72.
53
Cf. le « RUE LAURISTON ! RUE LAURISTON ! », de La place de l’étoile,
Gallimard-Folio, p. 203.
54
Cf. Deuxième partie, « Ecrire le lieu ».
Un homme qui n’a rien vu 85
55
C. Burgelin, « Perec et la judéité », art. cit., p. 178.
56
Lettre de Perec citée dans H. Hartje, « Un homme qui dort. Le lu et le tu », in Actes
du colloque international Georges Perec de Cluj-Napoca, éd. Y. Goga, Cluj-Napoca,
éd. Dacia, 1997, pp. 81-82.
86 Perec, Modiano, Raczymow
57
« Mais nulle errante Rachel [...] tu viennes témoigner. » (HD 139) et « Regarde !
Regarde-les. [...] l’appel rauque des oiseaux de mer. » (HD 144)
58
Manet van Montfrans, La contrainte du réel, op. cit., p. 111.
59
Moby Dick, Harmondsworth, Penguin English Library, 1983, p. 687; la citation est
identifiée et reprise dans M. van Montfrans, La contrainte du réel, op. cit., p. 110,
note 64.
Un homme qui n’a rien vu 87
60
Moby Dick, chapitre 128.
61
Moby Dick, op. cit., p. 632.
62
Moby Dick, op. cit., p. 641.
88 Perec, Modiano, Raczymow
63
Freud cité et commenté par Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse,
op. cit., p. 114.
64
W ou le souvenir d’enfance, L’imaginaire Gallimard, 1993, p. 10. Dorénavant, dans
les citations, l’abréviation W sera employée pour désigner le titre de ce roman,
Un homme qui n’a rien vu 89
65
Moby Dick, op. cit., p. 687.
90 Perec, Modiano, Raczymow
n’est jamais laissé au hasard par Perec et le 16, comme l’a montré
Manet van Montfrans, constitue ici encore une référence à la date de
la mort du père, le 16 juin 1940 66 . La mort du père au front (« la
guerre ») frappe d’insignifiance le périple de l’homme qui dort.
Cette insignifiance, cette absence de conséquences, ce
caractère somme toute gratuit de l’indifférence revient à de multiples
reprises : « Tu n’es pas devenu fou » (HD 142), « Tu n’es même pas
malade » (ibid.), la vie continue comme avant. Chez Perec, témoin
absent, qui a survécu loin de l’épicentre des événements, on sent
l’étrange frustration, si commune chez ceux qui sont nés après, d’être
resté hors du coup : « Les désastres n’existent pas, ils sont ailleurs. »
(HD 142) Après s’être assimilé aux « porteurs d’invisibles d’étoiles »
c’est-à-dire aux Juifs et aux autres persécutés, le « tu » se rend compte
que sa situation à lui est tout à fait différente : « Nulle malédiction ne
pèse sur tes épaules [...] Nul ne te condamne et tu n’as pas commis de
faute. Nul ne te regarde pour aussitôt se détourner de toi avec
horreur » (HD 142-143). On songe ici à Gregor Samsa métamorphosé
en vermine mais aussi à l’antisémitisme le plus primitif, qui se
détourne du Juif comme d’un monstre abject.
Et si rien ne s’est passé, alors comment témoigner ? L’homme
qui dort n’est témoin de rien : « tu n’as rien appris, tu ne saurais
témoigner » (HD 138). On retrouve cette idée dans la seconde citation
de Melville. Pour témoigner, il faut avoir vécu le naufrage, le
désastre : « La plus petite catastrophe aurait peut-être suffi à te
sauver : tu aurais tout perdu, tu aurais eu quelque chose à défendre,
des mots à dire pour convaincre, pour émouvoir » (HD 142). Ce
témoin-là, Perec ne le sera jamais, ni ici ni dans W ou le souvenir
d’enfance. Avec W cependant, il franchira une étape décisive : en
inventant l’île de W, il mettra en scène la catastrophe, qu’il n’a pas
vu ; en dressant, face à cette fiction, le pan de sa propre histoire, et en
la reliant au désastre par de multiples « sutures », il lui rendra la place
qui lui revient, et à laquelle elle n’a pu accéder dans Un homme qui
dort. Il deviendra ce témoin absent qui se trouve préfiguré dans ce
récit.
66
Manet van Montfrans, La contrainte du réel, op. cit., p. 116.
Chapitre 2
1
Michèle Breut, « Un cirque passe. Un tour de passe-passe romanesque », in Patrick
Modiano. Etudes réunies par Jules Bedner, CRIN no. 26, Amsterdam, Rodopi 1993,
p. 103 ; Nathalie Rachlin, « The Modiano Syndrome : 1968-1997 », in Paradigms of
Memory. The Occupation and other hi/stories in the novels of Patrick Modiano,
Martine Guyot-Bender & William VanderWolk éds., New York, Peter Lang, 1998,
pp. 121 ss.
2
Cf. N. Rachlin, art. cit., p. 128; Juliette Dickstein, « Inventing French Jewish
Memory: the Legacy of the Occupation in the works of Patrick Modiano », in
Paradigms of Memory, op. cit., pp. 145-163.
3
Folio, p. 116.
92 Perec, Modiano, Raczymow
4
N. Rachlin, art. cit.
5
Cf. entre autres Fleurs de ruine, Points Seuil, 2002, 19901.
6
Sur La place de l’étoile, cf. II, chap. 4, § 4.
Le témoignage par le biais de la fiction 93
7
Alan Morris, Patrick Modiano, Oxford-Washington, Berg, 1996, pp. 42-43.
8
Morris, op. cit., p. 205.
9
Edition utilisée: Folio, 1999 ; abréviation : DB.
94 Perec, Modiano, Raczymow
10
No. 714, 1997, p. 7-8.
11
Akane Kawakami, A Self-conscious Art. Patrick Modiano’s Postmodern Fictions,
Liverpool, Liverpool University Press, 2000, p. 121.
12
Denise Cima, Etude sur Modiano Dora Bruder, Ellipses, 2003, p. 24.
13
G. Hartman, Realism, « Authenticity and the New Biographical Culture », in Scars
of the spirit. The struggle against inauthenticity, Palgrave, Macmillan, 2002, p. 58.
14
Ibid., p. 57.
Le témoignage par le biais de la fiction 95
15
Ibid., p. 60.
16
Modiano: « Avec Klarsfeld, contre l’oubli », Libération du 2 novembre 1994, p. 8.
17
Le Mémorial de la déportation des Juifs de France, Paris, Association pour le
jugement des criminels nazis qui ont opéré en France, 1978.
18
Modiano, « Avec Klarsfeld, contre l’oubli », art. cit.
96 Perec, Modiano, Raczymow
19
Le Mémorial des enfants juifs déportés de France, Paris, Les Fils et les Filles des
Déportés juifs de France, 1994 ; réédité comme volume 4 de Serge Klarsfeld, La
Shoah en France (Fayard, 2002).
20
Voir Alan Morris, « Avec Serge Klarsfeld contre l’oubli. Patrick Modiano’s Dora
Bruder », Journal of European Studies,vol. 36, no. 3, septembre 2006, pp. 269-293. Je
remercie l’auteur de m’avoir gentiment communiqué ces données.
Le témoignage par le biais de la fiction 97
21
Cette explication rejoint celle d’Alan Morris dans l’article cité.
98 Perec, Modiano, Raczymow
22
Norbert Czarny, art. cit., p. 8.
23
Thierry Laurent, L’œuvre de Patrick Modiano. Une autofiction, Lyon, Presses
Universitaires de Lyon, 1997.
Le témoignage par le biais de la fiction 99
other than the text, the title and the name of the author » 24. Autrement
dit, si même le lecteur occasionnel, qui ignore tout du contexte
autobiographique, a le sentiment que l’auteur s’invente une vie et met
en question la distinction entre réalité et fiction, alors et alors
seulement on peut parler d’autofiction. Ce n’est pas le cas pour Dora
Bruder qui ne contient aucun fait inventé, mais dont le style, nous le
verrons, est éminemment romanesque.
Mais même si aucun des faits autobiographiques, dans Dora
Bruder, n’est inventé, cela n’empêche pas que, par l’intermède de
Dora Bruder et en s’identifiant à elle, Modiano tente de revivre le
passé dont sa naissance tardive l’a privé. Dora, née vingt ans avant lui,
subit en effet un destin qui aurait pu être le sien. En elle, il reconnaît le
même esprit de rébellion qui fut le sien à quinze ans. En variant sur le
titre de Joyce, on pourrait donc dire que Dora Bruder est un « portrait
de l’artiste en Dora Bruder ». Enquêter sur Dora Bruder lui permet de
devenir le contemporain de son propre père. Or c’est là un procédé
éminemment romanesque, qui rappelle les premiers romans de
Modiano, notamment Les boulevards de ceinture où, journaliste
collabo, le narrateur s’introduit dans la vie de son père avant sa propre
naissance.
Si l’on s’en remet au titre, Dora Bruder n’est autre que la biographie
de Dora : c’est son histoire qu’on va lire. Parce qu’elle a péri à
Auschwitz, elle n’a pas de tombeau25 ; cela nous mène à lire ce titre
comme un nom inscrit sur l’épitaphe qu’est le livre. En tant qu’une
telle épitaphe, le roman se situe effectivement dans le prolongement
du Mémorial de Klarsfeld, donc du témoignage. Mais ce témoignage
biographique n’est pas une simple reconstruction de l’itinéraire
parcouru par la jeune fille. Certes, le récit retrace l’histoire de Dora ; il
suit grosso modo les grandes étapes de la brève vie de celle-ci –
24
Dervila Cooke, Present pasts. Patrick Modiano’s (Auto)Biographical Fictions,
Amsterdam-New York, Rodopi, 2005, p. 75.
25
Il existe cependant, au cimetière de Bagneux, un médaillon avec photographie
(retrouvée par Serge Klarsfeld), et probablement une inscription, cf. Denise Cima,
Etude sur Modiano, Dora Bruder, op. cit., p. 68, qui cite un portrait de Serge
Klarsfeld par Marion van Renterghen dans Le Monde du 9 novembre 2001, p. 16.
100 Perec, Modiano, Raczymow
28
En fait, il faudrait parler de fragments plutôt que de chapitres. Comme dans Un
homme qui dort, ceux-ci ne sont pas numérotés.
102 Perec, Modiano, Raczymow
29
Kawakami, op. cit., p. 28.
Le témoignage par le biais de la fiction 103
assez imprécis. Les visites au marché aux Puces sont relatées dans un
imparfait à sens itératif : « Nous descendions de l’autobus […] » et
descriptif : « En hiver, sur le trottoir de l’avenue, le long de la caserne
Clignancourt, dans le flot des passants, se tenait, avec son appareil à
trépied, un photographe […] » (DB 8).
Mais le souvenir se précise au paragraphe suivant : « Je me
souviens du boulevard Barbès et du boulevard Ornano déserts, un
dimanche après-midi de soleil, en mai 1958. A chaque carrefour, des
groupes de gardes mobiles, à cause des événements. » (ibid.) Ce n’est
pas un hasard si c’est justement la guerre d’Algérie qui permet au
narrateur de dater ce souvenir. Sur le quartier de Dora Bruder, elle
laisse planer une atmosphère menaçante comparable à celle de
l’Occupation. Ainsi, par le biais de la guerre d’Algérie, le narrateur
revit cette autre guerre, à l’époque de laquelle il n’était pas né.30
Le paragraphe suivant, sans transition aucune, s’ouvre sur un
troisième niveau temporel : « J’étais dans ce quartier l’hiver 1965. »
(DB 8) Encore une fois, c’est par le lieu que se fait l’association mais
après l’enfance, c’est la jeunesse qui est évoquée ici, l’amour à vingt
ans : « J’avais une amie qui habitait rue Championnet. Ornano 49-
20. » (DB 8) Pour le narrateur (mais cela reste implicite à ce stade du
roman), les moments d’attente et de solitude vécus alors sont
comparables à ce que Dora Bruder a pu vivre dans ce quartier, lors de
sa fugue, en 1942. Si l’évocation de ce souvenir est à l’imparfait de
l’indicatif, le passé se fait présent d’une autre manière, par le style
télégraphique propre au journal de bord : « Janvier 1965. La nuit
tombait vers six heures sur le carrefour du boulevard Ornano et de la
rue Championnet. […] » (DB 8) 31 . Par cette inscription d’une date
précise en tête du souvenir, narrateur et lecteur le vivent comme au
30
C. Nettelbeck et P. Hueston soutiennent que chez Modiano, le Paris de l’Occu-
pation est toujours une métaphore de notre société contemporaine, que la référence à
l’Occupation est au fond une référence à aujourd’hui. A mon sens c’est l’inverse :
pour la sensibilité du narrateur modianien, traumatisé par l’Occupation et par ses
séquelles, les guerres et l’atmosphère menaçante d’aujourd’hui sont une répétition
d’hier (cf. C. Nettelbeck & P. Hueston, Pièces d’identité. Ecrire l’entre-temps,
Minard, 1986, p. 32). Il y a d’autres exemples de ce phénomène de répétition du passé
dans Modiano, par exemple dans Livret de famille où la guerre de Corée et plus tard
celle du Kippour suscitent les mêmes réactions chez le protagoniste que l’Occupation
(cf. chaps. 6 et 8).
31
Un même style télégraphique, propre au journal ou à la chronique, est employé dans
le récit du périple d’Ernest Bruder dans la Légion Etrangère (cf. DB 23-24).
104 Perec, Modiano, Raczymow
Le narrateur (auto)biographe
34
Perec: « Les lieux d’une fugue », in Je suis né, Seuil 1990. Cette approche est
encore plus frappante dans le film que Perec a tiré de ce texte, en 1978. Ici, une voix
off lit le texte tandis que la caméra glisse lentement d’un lieu à l’autre, de la rue de
l’Assomption (où Perec habita après la guerre) au Rond-Point des Champs Elysées,
s’attardant sur les bancs, les lampadaires. Comme dans la version filmée d’Un homme
qui dort (1974), on découvre un Paris désert, sans âme qui vive, des lieux
parfaitement désertés et solitaires, à l’image de l’expérience du protagoniste.
35
Dans Les boulevards de ceinture, un autre personnage de Modiano, la collabo
Sylviane Quimphe qui, comme Dora, hante le 12ème arrondissement, rêve à une fugue
depuis la Gare de Lyon, non pour passer en zone libre, mais afin de faire de la
« prostitution itinérante » dans les trains internationaux ! (cf. Les boulevards de
ceinture, Folio, p. 75).
Le témoignage par le biais de la fiction 107
36
DB 57 & 77-78.
108 Perec, Modiano, Raczymow
37
Notamment dans Les boulevards de ceinture, dans Une jeunesse et dans Fleurs de
ruine.
Le témoignage par le biais de la fiction 109
38
Denise Cima, op. cit., p. 54-55. C’est également la thèse de Dervila Cooke,
« Hollow Imprints : history, literature, and the biographical in Patrick Modiano’s
Dora Bruder », Journal of Modern Jewish Studies, Vol. 3, no. 2, juillet 2004, p. 132.
Article repris dans sa monographie Present Pasts, op. cit., chap. 7.
110 Perec, Modiano, Raczymow
rends compte aujourd’hui qu’il m’a fallu écrire deux cents pages pour
capter, inconsciemment, un reflet de réalité. » (DB 54) Le roman
devient ici un véritable exercice de voyance, qui ne consiste pas à
inventer la vie de Dora, à lui donner une destinée imaginaire, mais à
parvenir, par l’onirisme et la voyance, au savoir, à la connaissance de
faits réels du passé.
Réalisme et onirisme ne sont nullement en opposition pour
Modiano. Ils se confondent presque dans la référence à Victor Hugo,
le grand voyant. Dans les livres cinquième et sixième des Misérables,
Modiano trouve un exemple parfait de cette voyance au sens habituel
du terme, comme intuition d’un événement à venir. En fuite devant le
commissaire Javert, Jean Valjean et Cosette traversent un « Paris
imaginaire » que Hugo nomme le Petit-Picpus. Et c’est justement au
sein de cette topographie imaginaire que surgit le couvent où ils se
réfugient. Or ce lieu est en tout point semblable à l’internat de Dora, et
en plus situé à la même adresse (cf. DB 51-52) ! Fuite d’une petite
fille traquée par la police, refuge dans un couvent : c’est comme si
Hugo avait, quatre-vingts ans avant l’heure, « vu », senti la présence
de cette autre petite fille qui devait s’y réfugier au plus noir de
l’Occupation.
C’est cela la voyance, plus peut-être que la coïncidence des
lieux, aussi frappante soit-elle. La description minutieuse qu’en donne
Hugo ne fait que révéler que, dès 1860, il y avait à cet endroit un
couvent, et que la topographie décrite est donc plus fidèle à la réalité
qu’on ne le croit39. Entre le Paris imaginaire de Hugo et le Paris réel, il
y a le même rapport d’étrangeté qu’entre les rues où on marche en
rêve et les rues réelles (cf. DB 51). Ce qui provoque une « inquiétante
étrangeté », ce n’est pas la différence radicale entre les deux univers,
mais au contraire le fait que ces rues soient presque semblables aux
rues réelles : « décalquées sur celles qui vous sont familières le jour »
(ibid.). Or, c’est précisément ainsi qu’on pourrait caractériser la topo-
graphie des romans de Modiano : les rues sont les mêmes que dans la
réalité, on les retrouve dans le Répertoire des rues, et en même temps,
composantes d’un texte littéraire, elles se muent en autre chose, elles
composent un univers imaginaire.
39
Cependant, les critiques s’accordent à considérer le quartier imaginaire du Petit-
Picpus, dans Les Misérables, comme une transposition du quartier de la rue de
Tournefort…
112 Perec, Modiano, Raczymow
40
Pour Dervila Cooke, Dora Bruder est surtout un personnage pour le lecteur familier
de Modiano, qui perçoit en elle des échos d’autres personnages féminins de Modiano
(les narratrices de Des inconnues et de La petite bijou) ; elle l’est beaucoup moins
pour le lecteur qui ne lit que ce récit-là, et qui est surtout sensible à l’aspect
documentaire, historique. En définitive, Cooke lui confère le statut de
« personnage » : les guillemets expriment le statut partiellement fictionnel de Dora
Bruder (art. cit., p. 142).
Le témoignage par le biais de la fiction 113
41
W ou le souvenir d’enfance, Gallimard L’imaginaire, 1995.
116 Perec, Modiano, Raczymow
côté de Perec également, les choses sont loin d’être simples. Sur
l’enfant Georges Perec, sur l’enfance de celui-ci, il est tout aussi
ignorant que Modiano sur l’enfant Dora Bruder. Comme on le verra,
les deux (auto)biographes, malgré leurs différentes positions de
départ, sont également coupés, aliénés de ce qui fait l’objet de leurs
recherches, c’est pourquoi ils adoptent la même approche par
l’enquête et le document, mais aussi par la fabulation.
Afin de cerner de plus près le rapport du biographe à son
objet, dans les deux œuvres, il faut examiner la question du sujet de
l’énonciation. Question fort complexe chez Perec, on le sait. Le
double w du titre renvoie non seulement à l’île portant ce nom, mais
également à toute une série de redoublements au niveau du sujet de
l’énonciation. Dans la première partie, il y a d’abord les deux
narrateurs des chapitres alternés : le je de Gaspard Winckler et le je
autobiographique. Narrateurs eux-mêmes également dédoublés
puisque Gaspard Winckler adulte est envoyé à la recherche d’un
Gaspard Winckler enfant dont il porte le nom ; en outre, il y a un
clivage entre le je autobiographique adulte et l’enfant dont il tente de
reconstruire l’histoire. Cette complexité au niveau du sujet de
l’énonciation a été l’objet d’abondants commentaires mais dans le
cadre qui nous occupe, je retiendrai uniquement celui de Janneke
Lam, particulièrement radical. Pour elle, les deux Gaspard Winckler
constituent une seule et même personne, personnalité profondément
clivée par le « traumatisme enfantin » dont souffre le jeune Gaspard
Winckler (W 36). Ce traumatisme, dont son entourage ignore la nature
– mais Lam constate, dans l’histoire du jeune Winckler, l’absence
totale du père, et c’est le non-dit de cette « disparition » qui selon elle
a pu causer le traumatisme – a pu causer un clivage ou une
dissociation de la personnalité qui fait que pour Winckler adulte,
Winckler enfant est un autre, un inconnu dont il lui faut (re)découvrir
l’histoire42. Si, au début du chapitre IX où Apfelstahl lui raconte cette
histoire, Winckler est encore bien convaincu de son identité immuable
– « Que viens-je faire d’autre dans cette histoire que d’y avoir un
homonyme noyé ? » (W 61) –, cette identité va devenir de plus en plus
vacillante : « M’appelais-je encore Gaspard Winckler ? Ou devrais-je
aller le chercher à l’autre bout du monde ? » (W 63). L’interprétation
42
Janneke Lam, Whose Pain? Childhood, Trauma, Imagination, Amsterdam, Asca
Press, 2002, pp. 61-62.
Le témoignage par le biais de la fiction 117
43
Cf. Dervila Cooke, art. cit., 138.
44
Cf. Dora Bruder, pp. 83-130.
118 Perec, Modiano, Raczymow
séparés par les limites de chapitre45. Certes, dans Dora Bruder, l’effet
de ces juxtapositions est très différent. Alors que dans la première
partie de W, les récits de Gaspard Winckler et du moi autobio-
graphique sont comme les deux fils d’une tresse, qui restent
symétriques mais ne coïncident jamais, les fragments de Dora Bruder
semblent constamment rechercher la coïncidence, par la surimpression
de l’espace et du temps. Mais au delà de ces différences, Dora Bruder,
comme W, est un récit double au niveau des personnages comme de la
structure : le récit de Modiano, comme celui de Perec, raconte une
histoire par l’autre et inversement, dans une complémentarité
vertigineuse.
Comme je l’ai mentionné au début de ce paragraphe, ces
dédoublements au niveau des protagonistes résultent d’une même
situation de départ, chez Modiano et Perec : l’ignorance totale
concernant l’objet de leurs recherches. Pour Perec adulte, l’enfant
Perec est un aussi grand mystère que l’est Dora Bruder pour Modiano.
Dans les deux cas, cette vie d’un enfant juif qu’ils visent à
reconstruire est désignée comme un blanc, un manque, un inconnu.
C’est une vie effacée par l’amnésie : amnésie personnelle pour Perec,
affecté du traumatisme d’enfance causé par la séparation de sa mère et
par la disparition successive de celle-ci ; amnésie collective pour
Modiano, due au traumatisme collectif de l’Occupation. On peut voir
en Dora Bruder, comme en W, des tentatives de remédier à ce vide, de
défier cet effacement, par l’écriture. Mais dans les deux cas, l’écriture
n’est pas ce qui comble le vide mais plutôt ce qui le figure, ce qui le
rend sensible. Pourquoi cette insistance à vouloir figurer le vide ?
C’est que le vide, dans ces deux textes, n’est pas uniquement celui de
l’ignorance et de l’oubli, il est encore et surtout celui de la disparition,
au sens perecquien du terme.
Au niveau le plus profond, ces deux textes communiquent
parce que, tous deux, ils ont pour sujet la disparition. Série de
disparitions dans W : au niveau autobiographique d’abord, disparition
de la mère et de toute une partie de la famille ; au niveau fictionnel
ensuite, disparition en mer de l’enfant Gaspard Winckler mais aussi, à
la fin de la première partie, disparition abrupte de Gaspard Winckler
adulte, qui en est le narrateur. Dora Bruder aussi tourne autour de la
45
Sur les sutures dans W, cf. Bernard Magné, « Les Sutures dans W ou le souvenir
d’enfance », Cahiers Georges Perec no. 1, 1985, pp. 173-177.
Le témoignage par le biais de la fiction 119
46
Sur le projet de Lieux, cf. Philippe Lejeune, La mémoire et l’oblique, op. cit. Cf.
également infra, II, ch. 4, sur les fragments de Lieux consacrés à la rue Vilin.
120 Perec, Modiano, Raczymow
47
Cf. « Vilin-Souvenirs. Georges Perec, par Philippe Lejeune », Genesis. Revue
internationale de critique génétique de l’ITEM, 1992, no. 1. Je reviendrai en détail à
cette question dans la IIème partie, ch. 4.
122 Perec, Modiano, Raczymow
48
Dervila Cooke, art. cit., p. 136-137.
Le témoignage par le biais de la fiction 123
49
David Bellos, Georges Perec. A life in words, Londres, the Harvill Press, 1995, p.
46.
50
Cécile Bruder naît en 1907, Cécile Perec en 1913.
124 Perec, Modiano, Raczymow
6. Identification et distance
51
N. Rachlin, art. cit., p. 129.
Le témoignage par le biais de la fiction 125
52
« […] by acting them out compulsively over and over again », N. Rachlin, art.cit.,
p. 130.
53
G. Hartman, « Shoah and intellectual witness », Partisan Review, Janvier 1998, p.
42 (ma traduction).
54
Ibid.
126 Perec, Modiano, Raczymow
55
La « lecture autobiographique » consiste à lire les textes des autres comme si leur
histoire eût été la nôtre, cf. S. Rubin Suleiman, Risking who one is, Cambridge MA,
Harvard University Press, 1994, ch. 11. Il faut évidemment dans ce cas distinguer
ceux qui, comme Susan Suleiman ou comme Georges Perec dans Récits d’Ellis
Island, sont eux-mêmes des survivants, lisant leur histoire virtuelle dans celle d’autres
survivants, de ceux qui, comme Patrick Modiano, sont nés après.
Le témoignage par le biais de la fiction 127
56
Une de ces photographies est pourtant reproduite sur la première de couverture de
l’édition américaine, je ne sais trop à l’initiative de qui (Dora Bruder, traduction de
Joanna Kilmartin, Berkely CA, University of California Press, 1999).
57
Marianne Hirsch, Family Frames. Photography, narrative and postmemory,
Cambridge MA, Harvard University Press, 1997, p. 3.
128 Perec, Modiano, Raczymow
58
C’est encore une fois la genèse du roman de Modiano, et notamment sa
collaboration avec Serge Klarsfeld, qui résout cette question. En effet, les
photographies décrites dans Dora Bruder ont été découvertes par Klarsfeld et il les a
publiées dans les éditions successives du Mémorial des enfants. Cf. sur ce point, Alan
Morris, art. cit.
Chapitre 3
Chacun à leur manière, nous l’avons vu, Perec et Modiano sont des
témoins absents, ils témoignent d’une mémoire absente. L’absence, le
blanc s’inscrit au coeur même de leur écriture, dans ses techniques
mêmes. Un homme qui dort est l’histoire d’un témoin qui n’a rien vu ;
c’est un texte construit autour d’un grand vide : l’absence de la mère,
qui se trouve encodée notamment dans les « aencrages ». Dans Dora
Bruder, l’absence s’inscrit dans les failles de l’histoire de Dora, mais
aussi dans la structure éclatée du récit, dans le flou temporel et dans la
description des lieux. Ainsi, chez Modiano mais surtout chez Perec,
on constate la paradoxale convergence entre d’une part une expérience
historique – celle de la Shoah vécue comme « disparition » –, et de
l’autre un moment de la littérature française qui se dit étranger à
l’Histoire mais qui se révèle particulièrement apte à exprimer cette
expérience de l’absence : celui, nous l’avons vu, des recherches
formelles des années 50-60.
C’est par le biais d’une telle convergence entre expérience
historique et écriture que je voudrais aborder le troisième auteur qui
est au centre de cet essai, Henri Raczymow. Chez lui, cette conver-
gence trouve une forme des plus achevées. Raczymow, a dit Norbert
Czarny, est à la fois « fils des livres » et « enfant de Belleville, donc
des contes d’exil et d’oubli »1. Une telle formule résume bien la dou-
ble dimension de l’œuvre de Raczymow qui, rappelons-le, est le petit-
fils d’immigrants juifs polonais arrivés en France dans les années 20.
Comme cet autre grand écrivain d’ascendance juive-polonaise, Jean-
Claude Grumberg, il grandit dans le milieu artisan et populaire des
ateliers de confection de l’est parisien, où le yiddish n’est pas encore
lettre morte. Héritier de l’univers disparu du judaïsme est-européen, il
1
« De Belleville à la Lorrèze », La Quinzaine littéraire, no. 625, 1er juin 1993, p. 10.
130 Perec, Modiano, Raczymow
2
Tout ce contexte biographique a été très bien décrit dans l’article sur Henri
Raczymow de Karein Goertz dans Holocaust Novelists, Dictionary of Literary Bio-
graphy no. 299, Efraim Sicher ed., Detroit, New York et San Diego, Bruccoli Clark
Layman, 2004, pp. 271-276.
3
Gallimard, Le chemin, 1973. Abréviation employée : S.
Ni victime ni témoin 131
4
Selon une précision fournie par l’auteur, « Irtych » est le nom d’un fleuve de Russie.
Il lui fallait un nom à consonance russe parce que son propre nom sonne « russe »
aussi, comme on se plaisait à le lui dire dans son enfance.
136 Perec, Modiano, Raczymow
lui confisquer ses images et ses meubles, réduisant à zéro son difficile
processus d’adaptation à son nouveau pays. « Ils ont tout effacé » (S
39), toute la modeste vie qu’Irtych s’était construite : « Tout était
redevenu blanc comme aux temps primitifs de ma venue dans ce pays,
et singulièrement dans ce quartier. » (S 38) Or, quel qu’abstrait,
intemporel que soit le récit d’Irtych, cette saisie, pseudo-légitimée par
un terme juridique, rappelle immanquablement le sort réservé aux
Juifs étrangers en France pendant l’Occupation. Comme ceux-ci,
Irtych est traité d’usurpateur, il est accablé d’« accusations sordides »,
de « sombres médisances » ; comme les héros de Kafka, il est amené à
s’auto-accuser et à désirer l’auto-expiation (cf. S 44). Ainsi, de mesure
en mesure, d’interdit en interdit, « progressivement leurs fils se
resserraient autour de moi, m’étouffant » (S 46) : voilà encore qui
rappelle de manière insistante les persécutions ordonnées par Vichy et
par l’occupant, et exécutées par la police française.
« Mon premier livre, La saisie, un récit sans thématique juive,
disait le rien », a constaté après coup Henri Raczymow dans « La
mémoire trouée ». Il y affirme avoir eu conscience, à l’époque, que ce
rien lui venait de Flaubert et du Nouveau Roman, mais non qu’il
constituait également le noyau même de sa judéité. Ce n’est que cinq
ans plus tard qu’il écrira son premier « livre juif » : Contes d’exil et
d’oubli5.
5
Gallimard, Le Chemin, 1979. Abréviation employée : CE.
Ni victime ni témoin 137
juifs polonais, mais tout à fait français pourtant, qui vit à Paris dans
les années ’60 ; elle peut également être considérée comme un
marqueur autobiographique.
Avec Matthieu Schriftlich, pour la première fois, Raczymow
met en scène le Juif de l’après, coupé de la Pologne juive de ses
ancêtres. Cet univers dont rien ne subsiste, Raczymow l’appelle la
« préhistoire »6, pour marquer que ce temps est définitivement révolu,
aussi lointain que l’ère des dinosaures, et aussi inconnu, sujet à
l’oubli : « Qui parlerait encore de la vie d’avant, de là-bas, de cette vie
effacée, gommée, vie préhistorique, importune même aux survi-
vants ? » (CE 44). Aussi, le point de départ de son entreprise est-il le
constat de sa totale ignorance : « Je ne sais rien de Konsk. » (CE 19)
Le savoir sur ce monde disparu est à jamais perdu, et à rien ne sert de
retourner sur les lieux, comme l’a fait l’oncle Noïoch Ochsenberg :
« A Konsk par exemple, tout avait changé. A Kaloush, plus de
quartier juif. Et plus de Juifs du tout. Et dans le petit cimetière juif où
il se rendit, Noïoch eut grand peine à discerner les étoiles de David,
les portraits dans les médaillons […] » : « Quelle tristesse, se dit-il, ils
ont tout gommé, tout effacé. » (CE 30)
Reste une seule voie : interroger les témoins, le seul témoin
encore vivant, son grand-père. Aussi, la tâche de Matthieu Schriftlich
sera-t-elle de mettre par écrit les bribes d’histoires, de légendes, de
souvenirs qui lui sont relatés par son grand-père. Comme La saisie,
Contes d’exil et d’oubli est donc une construction en abyme : il s’agit
de Matthieu qui raconte les histoires racontées par son grand-père –
histoires qui sont à chaque fois introduites par un rituel : « Simon
raconte : ». Cette construction en abyme a d’ailleurs été remarquée par
plusieurs commentateurs, dont récemment Mounira Chatti : « Dans ce
texte onirique et fantasmatique, une structure en abyme donne à voir,
par un procédé d’enchâssement, des histoires qui s’emboîtent les unes
dans les autres comme des poupées russes. Chaque narrateur et chaque
récit révèlent et dissimulent un autre narrateur et un autre récit. » 7 Ce
commentaire montre déjà que l’introduction du grand-père comme
6
« Préhistoire », tel est le titre de la troisième section, la plus longue, de Contes d’exil
et d’oubli.
7
M. Chatti, « Le palimpseste ou une poétique de l’absence-présence », in La Shoah,
témoignages, savoirs, œuvres, Claude Mouchard & Annette Wieviorka, éds, Saint-
Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1999, p. 298.
138 Perec, Modiano, Raczymow
8
Isaac Leib Peretz (1851-1915).
9
Sur le rabbin de Kotzk, cf entre autres. M. Buber, Contes hassidiques et E. Wiesel
qui, dans ses Célébrations hassidiques, lui consacre un chapitre entier.
Ni victime ni témoin 139
10
« La mémoire trouée », art. cit., p. 181.
11
Chatti, art. cit., p. 298.
140 Perec, Modiano, Raczymow
12
Ibid.
Ni victime ni témoin 141
13
« La mémoire trouée », art. cit., p. 181.
14
Notamment dans Le pas au delà et L’écriture du désastre.
15
« La mémoire trouée », art. cit., p. 179.
16
Gallimard, 1985. Abréviation employée : CV.
142 Perec, Modiano, Raczymow
17
« La mémoire trouée », art. cit., p. 180.
18
Ibid.
19
Ibid.
Ni victime ni témoin 143
Par fragments, Un cri sans voix imagine et recrée l’histoire des Litvak,
une famille parisienne d’origine juive polonaise, pendant et après
l’Occupation : les Litvak. Le père, Charles, survit en s’engageant dans
un réseau de résistance juive pendant que la mère se planque en Zone
Sud avec Esther, leur fille, qui est née à Paris en 1943. Après la guerre,
20
Cf. Ellen S. Fine : « The Absent Memory: the Act of Writing in Post-Holocaust
French Literature », in Writing and the Holocaust, ed. Berel Lang, New York, Holmes
& Meier, 1988, pp. 41-57; ead.: « Transmission of Memory: the Post-Holocaust
Generation in the Diaspora », in Breaking Crystal, op. cit., pp. 185-201; Juliette
Dickstein : Born after Memory. Repercussions of the Second World War on Postwar
French Jewish Writing, thèse présentée à Harvard University, 1997; M. Chatti, « Le
palimpseste ou une poétique de l’absence-présence chez Henri Raczymow », in La
Shoah. Témoignages, savoirs, oeuvres, éd. Annette Wieviorka, Saint-Denis, Presses
Universitaires de Vincennes, 1999, pp. 297-312 ; F. Zeitlin : « The vicarious witness.
Belated memory and authorial presence in recent Holocaust literature », History and
Memory, vol. 10, nr. 2, 1998, pp. 5-40; Anny Dayan-Rosenmann : « Héritiers d’un
désastre sans mots », in La Shoah dans la littérature française, numéro spécial de la
Revue d’histoire de la Shoah, no. 176, sept.-déc. 2002, pp. 147-166; Annelise Schulte
Nordholt : « Ni victime ni témoin. Henri Raczymow et la difficulté d’écrire la
Shoah », Lettres Romanes tome LVI, no. 1-2, 2002, pp. 127-142 ; ead., « Re-enacting
the Warzaw Ghetto. Henri Raczymow : Writing the Book of Esther », Journal of
Modern Jewish Studies, Vol. 3, nr. 2, juillet 2004, pp. 183-194.
144 Perec, Modiano, Raczymow
21
Le titre de la traduction américaine va d’ailleurs dans ce sens : Writing the Book of
Esther, trad. Dori Katz, New York, Holmes & Meier, 1995.
146 Perec, Modiano, Raczymow
Pour Mathieu, un tel pastiche – terme qui n’a ici rien de péjoratif
– constitue une manière de replonger dans une réalité que ni lui ni Esther
n’ont vécue. Ainsi, en écrivant « le roman d’Esther », au lieu de tenter
une reconstruction historique après coup, il se met « en demeure de
traverser ce que je crois qu’elle a traversé par la pensée : l’extermination
des Juifs d’Europe par les nazis » (CV 14). Tentative de recréation qui
touche donc non aux camps mais à l’univers du ghetto : l’antichambre de
la déportation. Il est certain que cette manière de faire revivre le ghetto
par le pastiche du journal personnel a un effet puissant sur le lecteur.
Cependant, comment le lecteur est-il averti que ce qu’il lit n’est
pas un journal trouvé dans une bouteille enfouie (comme c’est le cas de
tant de journaux du ghetto) ? En réalité, le lecteur doit être bien distrait
pour y croire, car les signes avertisseurs abondent. Le genre du journal se
trouve systématiquement sapé, miné. Un premier élément à souligner est
qu’Esther est ici le focalisateur – la vie du ghetto est vue par ses yeux –
mais qu’elle n’est pas le narrateur. Ses intuitions sont décrites à la
troisième personne du singulier par un narrateur invisible qui raconte
l’histoire de l’intérieur. Mais il est clair qu’un récit qui n’est pas écrit à la
première personne du singulier ne saurait être un journal. Aussi la
première partie est-elle plutôt une mise en scène, sous forme de journal,
de l’invention du « roman d’Esther ». En même temps, le narrateur
commente sa propre écriture de cet imaginaire « roman d’Esther » (car il
n’est pas sûr qu’Esther ait jamais écrit rien de tel) : métadiscours qui
évidemment contribue à saper le genre du journal. Si le gros du récit est
fait à la troisième personne du singulier – « Esther », « elle » – il y a, au
moins une fois par page, un passage soudain à la première personne.
Tout à coup, sans guillemets, c’est comme si un fragment de journal était
directement cité. Ces passages au « je » semblent avoir lieu lorsque le
sujet est particulièrement cause d’émotions pour Esther. Ainsi lorsque
son père a fui le ghetto, abandonnant la famille : « Rosh Hashana. Papa
me manque jusqu’à la douleur. Je n’aurais pas cru ça. » (CV 59)
Au bout d’une centaine de pages, le « roman d’Esther » se
trouve brusquement interrompu, ce qui est tout à fait conforme aux
journaux qui nous restent des ghettos. Un blanc, dont il faudra interroger
le sens, sépare la première de la deuxième partie, qui commence par un
saut énorme dans l’espace et le temps. Brusquement, le lecteur se trouve
transporté du ghetto de Varsovie au Belleville d’après-guerre. Au niveau
narratif, il y a un changement radical de focalisateur. Esther n’est plus
vue à travers ses propres yeux, mais à travers ceux d’une multiplicité de
Ni victime ni témoin 147
On m’a inculpé comme prisonnier évadé et, quand on m’a relâché pour cette
infraction, on m’a inculpé à nouveau comme Juif non recensé.
Un silence.
Et puis, on m’a déporté, on m’a déporté...
Un silence. Là, ça ne passe pas. (CV 178)
22
Ce qui est confirmé ailleurs : « Mais elle, Esther, qu’a-t-elle connu au juste ? De
quoi, au berceau encore, a-t-elle été témoin ? Oui, elle a échappé à Drancy et au train.
Mais elle y a échappé justement ! » (CV 129). Sur ce contraste entre les expériences
d’Esther et celles de l’oncle Avroum, cf. aussi CV 185.
23
Shoshana Felman & Dori Laub, Testimony. Crises of witnessing in literature,
psychoanalysis and history (Londres, Routledge, 1992), ch. 2.
Ni victime ni témoin 149
24
Anny Dayan-Rosenman : « Héritiers d’un désastre sans mots », art. cit., p. 161.
25
Ibid., p. 165.
150 Perec, Modiano, Raczymow
26
Cf. H. Raczymow, « Mémoire, oubli, littérature. L’effacement et sa repré-
sentation », in Vivre et écrire la mémoire de la Shoah. Littérature et psychanalyse, P.
Wilgowicz & C. Wardi éds., Alliance Israélite Universelle, 2002 p. 49 ; cf. aussi, pour
cette image de la case manquante, « La mémoire trouée », art. cit., p. 179.
Ni victime ni témoin 151
27
« La mémoire trouée », art. cit., p. 180.
152 Perec, Modiano, Raczymow
28
Chez George Steiner aussi, on trouve une critique de cette idée. Pour lui, il existe
une irréductible solution de continuité entre la barbarie nazie et le haut développement
culturel de ces mêmes nazis, amateurs de Bach et de Beethoven. Cf. par exemple
Language and silence, Londres, Faber and Faber, 1985, p. 174.
Ni victime ni témoin 153
29
Sur Pitchipoï, voir également les Contes d’exil et d’oubli, chapitre 5.
154 Perec, Modiano, Raczymow
30
« Mémoire, oubli, littérature : l’effacement et sa représentation », art. cit., p. 50.
31
Ibid., p. 57.
32
Quartier libre (Gallimard 1995), p. 13.
33
Gallimard, 1989. Sur cet essai, voir mon article « Henri Raczymow entre Flaubert
et Proust », Neophilologus 86, 2002, pp. 363-385.
34
« Mémoire, oubli, littérature », art. cit., p. 51.
Ni victime ni témoin 155
reconnaît plus35.
De cet « effacement » propre à la création littéraire, Proust avait
d’ailleurs conscience. Dans Le Temps retrouvé, lorsque le narrateur
réfléchit sur l’œuvre qu’il va écrire, il se fait d’amers reproches. Dans la
conception proustienne, l’écrivain est celui qui, de sa propre souffrance
et de celle des autres – qu’ils lui soient proches ou indifférents – extrait
la vérité générale, la « loi » universelle. Cette généralisation se fait
nécessairement dans un impitoyable oubli de ces êtres individuels et de
leurs souffrances particulières. Aussi le narrateur proustien se reproche-t-
il d’avoir « utilisé » leur souffrance : « Tous ces êtres qui m’avaient
révélé des vérités et qui n’étaient plus, m’apparaissaient comme ayant
vécu une vie qui n’avait profité qu’à moi, et comme s'ils étaient morts
pour moi. » 36 . Dans la transfiguration qu’opère l’œuvre littéraire, les
noms des individus s’effacent, comme il est dit dans le célèbre passage
du Temps retrouvé : « un livre est un grand cimetière où sur la plupart
des tombes on ne peut plus lire les noms effacés. »37 Et pourtant, avec
Proust et le narrateur, il faut bien admettre que cette transposition est la
seule manière de perpétuer la mémoire des êtres chers: leurs noms
oubliés, il faut « les transcrire d’abord en un langage universel mais qui
du moins sera permanent, qui ferait de ceux qui ne sont plus, en leur
essence la plus vraie, une acquisition perpétuelle pour toutes les
âmes »38. Les auto-reproches de Proust se soldent donc par un idéalisme
rédempteur.
Nulle trace d’un tel idéalisme chez Raczymow, qui médite
régulièrement la phrase de Proust sur le roman-cimetière39, ni chez son
alter ego, le narrateur d’Un cri sans voix, qui est travaillé par une
profonde honte d’écrire. Dans le prolongement de Marcel, qui a le
sentiment que les êtres chers qu’il a décrits sont en quelque manière
« morts pour lui », Mathieu se compare au nécrophore. En exergue à la
seconde partie, nous en trouvons la définition, tirée du Petit Robert: « le
nécrophore est un insecte coléoptère qui enfouit des charognes, des
cadavres de taupes, de souris, sur lesquels il pond ses oeufs. » Ainsi, la
35
Ibid., p. 52-53.
36
A la recherche du temps perdu, Gallimard, Pléiade, 1989, vol. IV, p. 481, mes
italiques.
37
Ibid., p. 482.
38
Ibid.
39
Notamment dans Le cygne de Proust (p. 61) et dans l’essai « Mémoire, oubli,
littérature », art. cit., p. 52.
156 Perec, Modiano, Raczymow
40
Cf. Prologue § 4.
41
« Mémoire, oubli, littérature », art. cit., p. 57.
42
Ibid.
Seconde partie
Ecrire le lieu
Chapitre 4
Un univers disparu
1
Sur la « surimpression », cf. II, chap. 2, § 5.
2
Cf. II, chap. 2, ibid.
3
Cf. I, chap. 3.3.
Un univers disparu 163
4
Cf. II, ch. 7, § 1.2.
5
Gallimard, 1993.
6
Espèces d’espaces, Galilée, 1974, p. 179.
7
Cf. I, ch. 1.
8
« Les lieux d’une fugue », in Je suis né ; « Les lieux d’une ruse » in Penser/Classer,
Hachette, 1985.
164 Perec, Modiano, Raczymow
2 Un « semblant de shtetl »
9
I, ch. 3, § 1.
10
II, ch.5, § 5.
11
II, ch. 6, § 3.2.
12
Sarah Kofman, Comment s’en sortir ?, Galilée, 1983.
13
Gallimard, 1982. Abréviation utilisée : RE.
Un univers disparu 165
14
Pour un rapprochement entre le Belleville de Raczymow et celui de Perec, cf. II, ch.
7, § 1.2.
Un univers disparu 167
étoile, c’est ce que le narrateur appelle « les rues de par chez soi »
(ibid.). Même si, de multiples manières, ces rues renvoient à l’exil, il
n’en reste pas moins que ce sont « les rues de par chez soi » : ancrage
s’il en est. Belleville, restitué par la mémoire, constitue en quelque
sorte un ancrage pour la postmémoire d’un univers disparu, qu’il
s’agisse de la Pologne du grand-père ou de terres d’exil encore plus
lointaines, comme Babylone ou les terres des Khazars.
Chez Perec, on le sait, les racines le reliant à son passé, et à plus forte
raison à l’univers disparu d’Europe de l’Est, ont été coupées plus
radicalement que chez Raczymow. En 1945, il se retrouve orphelin,
sans père ni mère qui puissent lui transmettre quoi que ce soit du
passé ; élevé par sa famille paternelle, il se voit pourtant le dernier à
porter le nom de Perec en France15. Ce sont ces deux expériences qui
l’incitent peut-être à une quête plus urgente que celle qui transparaît à
travers le récit de Raczymow que nous venons d’examiner.
L’intérêt pour les ancêtres, pour l’univers juif-polonais
d’avant-guerre : tout cela culmine dans deux projets de Perec, l’un au
début de sa carrière d’écrivain, l’autre vers la fin. Le premier, celui de
L’arbre, reste à l’état de projet, toute sa vie durant. Le second, Récits
d’Ellis Island, résultera en un livre et un film16. Pour Perec, la quête
des ancêtres et de leurs histoires sera plus difficile encore que pour
Raczymow, puisqu’il grandit dans le milieu bourgeois et assimilé des
Bienenfeld ; l’adoption en effet l’aliène du milieu populaire juif
polonais qui était le sien à Belleville ; de ce fait aussi, la tradition
juive et le yiddish ne lui sont pas transmis. « L’ARBRE. Histoire
d’Esther et de sa famille. C’est la description, la plus précise possible,
de l’arbre généalogique de mes familles paternelle, maternelle, et
adoptive(s) » : c’est ainsi que Perec décrit originellement le projet
dans sa « Lettre à Maurice Nadeau »17. Dans Le deuil de l’origine,
Régine Robin a analysé ce projet d’assez près, et elle a recherché les
causes de son échec. Selon elle, le projet a avorté parce que Perec
n’avait pas assez d’affinité avec l’univers juif-polonais, qu’il en savait
15
Pour un arbre généalogique succinct des Perec, cf. David Bellos, op. cit., p. 17.
16
Sur Récits d’Ellis Island, cf. Epilogue.
17
Je suis né, op. cit., p. 53.
168 Perec, Modiano, Raczymow
trop peu, et surtout parce qu’un tel projet ne laissait pas de place pour
l’invention, pour la métonymie et le déplacement. Cependant, on vient
de le voir avec les Contes d’exil et d’oubli de Raczymow, il existe des
approches expérimentales d’un tel sujet, par la fiction et l’invention
verbale.
Cependant, le projet de Perec posait plusieurs autres
problèmes : L’arbre était bel et bien un projet autobiographique, mais
l’entreprise constituait une quête du passé collectif, non individuel : il
s’agissait non d’écrire sa propre histoire, mais celle de ses familles.
Mais en écrivant l’histoire de sa famille avant sa naissance, ne
risquait-il pas d’escamoter sa propre histoire dans une telle entreprise,
comme cela est par exemple le cas dans Le Labyrinthe du monde de
Marguerite Yourcenar, où le récit de sa propre naissance n’occupe
qu’une place très limitée ? Or pourquoi écrire l’histoire de ses ancêtres
si ce n’est pour se construire une identité, une ascendance ? Si le
projet de L’arbre a appris quelque chose à Perec, c’est peut-être que
sa filiation est moins dans la chair que dans les livres, dans ses auteurs
préférés dont il se sent descendre, comme il l’affirme vers la fin de W
ou le souvenir d’enfance.
Un autre problème de L’arbre, qui a été signalé par tous les
commentateurs, c’est que la famille maternelle – les Shulewitz –, qui
est présente dans la déclaration d’intentions de la Lettre à Maurice
Nadeau, disparaît dans les versions suivantes du manuscrit, où Perec
plonge surtout dans les Perec et dans les Bienenfeld, la famille
paternelle. L’arbre bute donc sur le noeud, le problème essentiel qui
caractérise toute quête autobiographique chez Perec : l’oblitération
traumatique du versant maternel. Il s’agit du même noeud que dans
« Lieux où j’ai dormi » où, comme on sait, manque la chambre paren-
tale18, et dans Lieux qui, on le verra, peut être considéré comme une
quête de la maison disparue de la rue Vilin. Faute de pouvoir être la
quête de l’origine perdue, L’arbre manque son but et sera finalement
abandonné, remplacé par d’autres projets.
La quête de l’origine se traduit avant tout par la recherche, la
nostalgie d’un lieu stable. Elle se trouve exprimée sans ambages dans
un passage bien connu, à la fin d’Espèces d’espaces :
18
Sur « Lieux où j’ai dormi », cf. II, ch. 5, § 5.
Un univers disparu 169
références, des points de départ, des sources : Mon pays natal, le berceau de
ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir (que
mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance
empli de souvenirs intacts... De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils
n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence [...]
L’espace est un doute ; il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est
jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête.
Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne
ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs trahiront, l’oubli s’infiltrera
dans ma mémoire, je regarderai sans les connaître quelques photos jaunies
aux bords cassés. Il n’y aura plus écrit en lettres de porcelaine blanche
collées en arc de cercle sur la glace du petit café de la rue Coquillière : « Ici,
on consulte le Bottin » et « Casse-croûte à toute heure.
J’ai choisi, à Paris, douze lieux, des rues, des places, des carrefours, liés à
des souvenirs, à des événements ou à des moments importants de mon
existence. Chaque mois, je décris deux de ces lieux ; une première fois, sur
place (dans un café ou dans la rue même) je décris « ce que je vois » de la
manière la plus neutre possible, j’énumère les magasins, quelques détails
d’architecture, quelques micro-événements (une voiture de pompiers qui
170 Perec, Modiano, Raczymow
passe, une dame qui attache son chien avant d’entrer dans une charcuterie,
un déménagement, des affiches, des gens, etc.) ; une deuxième fois,
n’importe où (chez moi, au café, au bureau) je décris le lieu de mémoire,
j’évoque les souvenirs qui lui sont liés, les gens que j’y ai connus, etc.19
19
Je suis né, op. cit., p. 58-59.
20
La mémoire et l’oblique, op. cit., p. 146.
21
Ibid.
Un univers disparu 171
22
Cité par David Bellos, op. cit., p. 418.
23
Cf. Lejeune, La mémoire et l’oblique, op. cit., p. 196.
24
J.-D. Bertharion, « Des Lieux aux non-lieux : de la rue Vilin à Ellis Island », Le
Cabinet d’amateur no. 5, juin 1997, p. 53.
25
M. Soussan, « La mémoire vivante des lieux : Georges Perec et Robert Bober », Le
Cabinet d’amateur, décembre 2000, version électronique sur www.cabinetperec.org/
172 Perec, Modiano, Raczymow
cette approche oblique est la même que dans « Les lieux d’une
fugue » ou dans « Les lieux d’une ruse ». Dans les trois cas, c’est en
décrivant l’espace extérieur – la rue Vilin, le square Franklin
Roosevelt, la pièce où a lieu l’analyse – que Perec tente d’approcher
une expérience intérieure difficilement accessible : la petite enfance,
la fugue, l’analyse.
A lire les Vilin Souvenirs, l’habitué de Perec retrouve les
mêmes « souvenirs » que dans W : la lettre hébraïque, le don de la
clef, le dessin de l’ourson brun... A cette différence près que ces
« souvenirs » sont beaucoup moins nets, beaucoup plus vagues et
incertains. On souligne toujours le caractère fragmentaire et maigre
des souvenirs autobiographiques dans W, mais ils sont extrêmement
nets et articulés par rapport à ceux de Lieux. Examinons Vilin
Souvenir no. 1 (août 1969), qui est pourtant un des plus longs de la
série. La ritournelle de ces pages, c’est la constatation de l’absence de
tout souvenir. Après avoir mentionné la rue Vilin et l’habitation de la
tante Esther, à Passy (dont il ne se rappelle pas l’adresse précise), il
conclut : « je ne me souviens d’aucun de ces deux endroits »29. Deux
pages plus loin : « Même compte tenu de ces diverses particularités, il
reste inconcevable que je n’ai aucun souvenir de la rue Vilin où j’ai du
pourtant passer l’essentiel des sept (ou six) premières années de ma
vie ; j’insiste sur cet aucun cela signifie aucun souvenir des lieux,
aucun souvenir des visages. » 30 Et les quelques données, souvent
inexactes, qu’il fournit sont entourées de points d’interrogation,
d’hésitations, de ratures : éléments tous visibles sur ce texte dacty-
lographié qui n’a subi aucune correction (toute correction supposant
une relecture, ce qui était contraire à la règle du jeu). Un exemple :
« Pendant toute la durée de l’exode (mais combien de temps dura
l’exode ?) je fus envoyé ‘à la campagne’, en Normandie peut-être ?
chez une paysanne ? je crois me souvenir que [...] » 31.
Ce premier Vilin Souvenir donne une image assez fidèle de
l’état de la mémoire de Perec lorsqu’il commence le projet de Lieux :
mémoire « trouée », où tout est vague, incertain, où il ne démêle pas
les souvenirs personnels des témoignages reçus, des images fournies
par des photographies. Ces données sont le plus souvent inexactes,
29
« Vilin Souvenirs. Georges Perec, par Philippe Lejeune », Genesis no. 1, 1992, p.
131. Cet article publie les facsimile des cinq Vilin Souvenirs.
30
Ibid., p. 133.
31
Ibid., p. 132.
174 Perec, Modiano, Raczymow
32
p. 131.
33
Ibid.; je reproduis tel quel le facsimile.
34
Ibid. p. 132.
Un univers disparu 175
35
Sauf pour l’année 1971, où le Réel est fait au mois de janvier, le Souvenir onze
mois plus tard, au mois de décembre, cf. la table des permutations reproduite dans P.
Lejeune, La mémoire et l’oblique, op. cit., p. 156.
36
Cf. P. Lejeune, ibid. Il s’agit là évidemment du programme, non de son exécution ;
mais il semble que dans le cas de la rue Vilin, Perec se soit plus au moins tenu aux
dates qu’il s’était imposées.
176 Perec, Modiano, Raczymow
Comme la plupart des gens sans doute, je me suis aperçu que je pouvais,
quand j’étais couché dans l’obscurité, ressusciter presque sans effort une
chambre ancienne, retrouver l’emplacement des murs par rapport au lit, des
meubles, des portes et des fenêtres, et ressentir presque physiquement le
souvenir cénesthésique de la position de mon corps par rapport à la
chambre. Lieux où j’ai dormi va être une sorte de catalogue de chambres,
dont l’évocation minutieuse (et celle des souvenirs s’y rapportant) esquis-
sera une sorte d’autobiographie vespérale38.
37
Comparer le Vilin Souvenir no. 1, Genesis, art. cit., p. 132 et, pour le premier Réel,
« La rue Vilin », in L’infra-ordinaire, Seuil, 1989, p. 15-23.
38
Je suis né, op. cit., p. 61, c’est moi qui souligne.
39
Sur le projet des chambres, cf. II, 5, § 1.5.
Un univers disparu 177
40
Lettre de souscription à La Clôture, Cahiers Georges Perec no. 5, 1992, p. 153.
41
J.-D. Bertharion, art. cit., p. 56.
42
Ibid.
43
Lejeune, op. cit., p. 146.
44
Dans L’Humanité, 11 novembre 1977.
45
Bertharion, art. cit., p. 59.
178 Perec, Modiano, Raczymow
46
Ibid., p. 60.
47
L’infra-ordinaire, p. 16.
48
Ibid., p. 18-19.
Un univers disparu 179
« l’allure d’un S très allongé (comme dans le sigle SS) »49. Si, comme
le font la plupart des commentateurs, on interprète ce sigle comme le
sigle nazi, la rue Vilin s’avère double, ambiguë : c’est à la fois le lieu
de l’origine, le foyer perdu, et le symbole de « la disparition ». C’est
le lieu où Perec a vécu quelques années heureuses avec ses parents,
mais aussi le lieu qui a vu la déportation de sa mère et de ses grands-
parents : paysage définitivement souillé, « coupable », selon la formu-
le de l’artiste néerlandais Armando.
A ce moment-là, la démolition progressive de la rue, décrite
dans les Réels, devient l’image tangible, retardée de la catastrophe qui
a frappé ce lieu dans le passé. Dans ce Réel no. 1, et plus encore dans
ceux qui suivent, les termes dénotant la démolition abondent : « un
magasin fermé », « une maison condamnée », « des fenêtres aveu-
gles », « on a muré les trois portes »... Aveugle, muré, condamné : ce
sont assurément là des termes techniques mais, répétés de manière
obsessive comme ils le sont ici, ils reprennent leur sens littéral. Par le
biais de la démolition progressive de la rue, Perec parle indirectement
de la Shoah, ce qui ne le rend que plus douloureux. Dans son analyse
des Récits d’Ellis Island, Myriam Soussan constate la même chose à
propos de la description de ces lieux : « Perec décrit méticuleusement
l’état de délabrement de l’île sur fond d’images de fenêtres grillagées
et de salles vides » 50 , il fait l’inventaire détaillé de tous les objets
hétéroclites qui encombrent ces lieux : « des monceaux de meubles,
des piles de matelas, des amoncellements de d’oreillers crevés » 51 .
Selon Soussan, « L’‘entassement’, le ‘tas’, les ‘monceaux’, les ‘piles’,
les ‘amoncellements’ sont des termes qui fondent un réseau lexical
récurrent dans le texte perecquien, et qui ancrent la spécificité du
génocide juif en y inscrivant la mort anonyme, l’assassinat en
masse. » 52 Or dans les Vilin-Réels, surtout dans les derniers, qui
décrivent le paroxysme de la destruction, on trouve également de tels
termes : « tas d’ordures amoncelées », des carcasses de voitures »,
« tas d’ordures non ramassées »53.
49
Remarquons que Robert Bober, dans son remarquable film « En remontant la rue
Vilin » (1992), refuse cette interprétation.
50
Soussan, art. cit.
51
Récits d’Ellis Island, op. cit., p. 54.
52
M. Soussan, art. cit., p. 3.
53
L’infra-ordinaire p. 30, mes italiques.
180 Perec, Modiano, Raczymow
Il y a eu la guerre et vingt ans ont passé (ils ont évidemment tout broyé) et
repasse par hasard, un jour, à St. P. du V. je descends (je me souviens que je
venais souvent, jadis), je crois même reconnaître la gare, le chemin...
J’arrive au Moulin ; il est peuplé par des étrangers, jolis, à peine hostiles,
indifférents, ils ne savent pas. Personne ne se souvient de S., ni de ses
enfants, ni de rien. [sic]
Blévy
Druyes
Nivillers ! (il faudrait se souvenir de Nivillers : le lieu où je dormais avec
son immense salle étroite et ses étains)57
56
Art. cit., Genesis, p. 137; cf. aussi W ou le souvenir d’enfance,p. 125.
57
Ibid.
58
Penser/Classer, p. 26.
59
Art. cit., Genesis, p. 136.
60
Penser/Classer, p. 28.
182 Perec, Modiano, Raczymow
61
Espèces d’espaces, p. 180.
62
Art. cit., Genesis, p. 144.
Un univers disparu 183
63
La place de l’étoile, op. cit., p. 160.
64
Livret de famille, Gallimard Folio, p. 194, mes italiques.
184 Perec, Modiano, Raczymow
65
Voir à ce sujet l’article de Jules Bedner, « Patrick Modiano. Visages de l’étranger »,
CRIN 26 (1993), qui offre une belle analyse de cette thématique récurrente. Je ne crois
pas, en revanche, que cette thématique renvoie chez Modiano à « l’aliénation de
l’homme moderne » (44) et que, dans l’œuvre postérieure à la trilogie, il se trouve
élargi à « une allégorie de la condition humaine » (52).
Un univers disparu 185
66
La place de l’étoile, p. 115.
67
Ibid., p. 45.
186 Perec, Modiano, Raczymow
La mémoire absente
Introduction
1. Retourner Proust ?
5
Espèces d’espaces, op. cit., p. 31.
6
Ibid., p. 26.
7
Les parties de domino chez Monsieur Lefèvre, op. cit., p. 66.
8
Le moi créateur dans A la recherche du temps perdu, op. cit., pp. 84-85.
190 Perec, Modiano, Raczymow
d’un vide, d’une absence qui fera que, force centripète de leurs
œuvres, elle se fera « mémoire trouée », mémoire absente, selon le
mot de Raczymow.
J’ai cité plus haut le passage à la fin d’Espèces d’espaces où Perec dit
sa nostalgie d’une enfance, d’un passé enraciné dans un lieu :
m’avait dit qu’elle faisait des progrès. Elle apprenait le solfège par la
méthode Beyer et bientôt jouerait de petits morceaux de Wolfgang
Amadeus Mozart. » 9 Plus loin il est même question d’une mère qui
vient lui dire bonsoir, mais en se penchant sur lui « comme chaque
soir, avant d’éteindre la lumière », loin de lui dire des douceurs, elle
lui glisse à l’oreille : « Tu finiras sur l’échafaud ! »10 En se mettant
dans la peau de Swing Troubadour, l’agent double, Modiano tente de
revivre un passé antérieur à sa propre naissance, dont il ignore tout
mais qui l’a profondément déterminé. Ainsi, selon le mot souvent cité,
il tente de « se créer un passé et une mémoire avec le passé et la
mémoire des autres »11.
Cette enfance idyllique à la Proust, dont Modiano et Perec ne
peuvent que rêver, Raczymow est peut-être le seul des trois à l’avoir
vécue, pendant ses premières années. Dans son récit autobiographique
récent, Le plus tard possible, il décrit, en termes très proustiens et
avec humour, l’amour exclusif qui le liait à sa mère, pendant les
quelques années qui précédèrent la naissance de son frère : « Cabourg,
Houlgate, Trouville où ma mère m’emmenait enfant, alors que j’étais
encore son fils unique et que mon père restait à Paris pour gagner des
sous. »12 Symbiose qui prend fin avec la naissance de son frère, pour
faire place à la jalousie et, vis-à-vis de la mère, d’un rapport ambigu
d’amour-haine. A la différence de la Recherche, où les thèmes de
l’amour-haine, de la cruauté, bref de ce que Proust appelait « les
mères profanées » restent à l’état oblique, caché, Le plus tard possible
est un récit d’après Freud. Il y a ici une claire conscience de ces
thèmes, et même un sentiment de déjà vu, grâce à Freud mais aussi à
Proust. Grâce à eux, dans son amour exclusif et déçu pour sa mère, le
narrateur reconnaît « la bonne vieille oedipienne névrose des
familles »13, et peut la considérer avec ironie et humour. Cependant,
Le plus tard possible est d’abord le livre du deuil et du souvenir, écrit
en mémoire de la mère, mais aussi du frère mort prématurément. Et
c’est là que se révèle le côte profondément proustien de l’entreprise :
semblable au narrateur lors de la mort de la grand-mère, le narrateur
9
La ronde de nuit, Gallimard Folio, p. 21.
10
Ibid., p. 46.
11
E. Berl, « Interrogatoire par Patrick Modiano » suivi de « Il fait beau, allons au
cimetière », préface p. 9, Gallimard, 1976.
12
Le plus tard possible, Stock, 2003, p. 168-169. Abréviation : PTP.
13
Ibid. p. 127.
192 Perec, Modiano, Raczymow
16
A. Morris, Patrick Modiano, Oxford, Washington D.C., Berg, 1996, pp. 142-143.
194 Perec, Modiano, Raczymow
3. Figures de l’oubli
17
A la recherche du temps perdu, Gallimard Pléiade, 1988, vol. III, p. 630.
18
Ibid. p. 628.
19
Ibid. p. 371. Sur cette question du rôle de l’oubli et de la mémoire dans les demi-
réveils, cf. mon « Le Dormeur éveillé comme figure du moi proustien »,
Neophilologus 80, 1996, pp. 539-554.
La mémoire absente 195
20
Cf. I, chap. 1.
21
Livret de famille, Gallimard Folio, p. 116. Abréviation : LF.
22
Sur cette « Suisse du cœur », cf. F. Salaün, « La Suisse du cœur », CRIN Modiano,
no. 26, 1993, pp. 15-42.
23
L’initiale D. renvoie à Darquier de Pellepoix.
196 Perec, Modiano, Raczymow
24
Je reviendrai en détail à ce roman au chapitre suivant.
25
Cette date ne saurait être déduite du premier chapitre, mais les lettres de Hutte au
protagoniste, citées par la suite, sont datées 1965, ce qui nous permet de dater l’action
(cf. RBO 43).
La mémoire absente 197
d’amnésie »26 (RBO 11). Avec Dervila Cooke, on peut imaginer que
Guy Roland alias Pedro Stern, sous le choc de cette disparition, aspire
d’abord à oublier et que ce désir d’oublier est si profond, si radical
qu’il se mue, progressivement, en une impossibilité de se souvenir, en
amnésie : « Thus, it seems more than likely that an initial desire for
blankness and a voluntary disappearance in Mégève in 1943 may have
predated Roland’s loss of memory in 1955. »27
En définitive, chez Modiano, et encore moins chez Perec,
l’oubli n’est jamais simple, ni innocent. Il est à lire comme la trace
d’un événement traumatique, de ce qui n’a pu être vécu consciem-
ment, et qui est pour cela infiniment répété, revécu. Certes, on trouve
un mécanisme semblable dans les « intermittences du cœur », chez
Proust, où la douleur causée par la mort de la grand-mère se trouve
censurée, différée d’une année, mais à la différence de Proust,
Modiano et Perec sont d’après Freud, et leur écriture témoigne d’une
conscience aiguë du fonctionnement de l’inconscient. La disparition
de Perec est naturellement le maître d’œuvre d’une telle conception de
l’oubli : ici, la disparition, la censure du e entraîne un massacre
généralisé, une souffrance sans cause apparente. Absence de lettre,
lettre-trou, elle fait tout basculer dans le vide et dans l’oubli, tout en
gardant les apparences de la normalité : « […] tout a l’air normal, tout
aura l’air normal, mais dans un jour, dans huit jour, dans un mois,
dans un an, tout pourrira : il y aura un trou qui s’agrandira, pas à pas,
un oubli colossal, puits sans fond, invasion du blanc. »28
Chez Raczymow, l’oubli occupe une place moins prépondé-
rante que chez Modiano ou Perec, mais Un cri sans voix est un roman
tendu entre deux oublis, entre deux silences très différents. Le premier
est l’oubli que cause un événement traumatique. Il ouvre le roman,
c’est le suicide d’Esther : « Sa disparition ne provoqua chez nous
aucun chagrin, en tout cas visible. » (CV 11) Chez la famille Litvak,
cette mort violente n’a qu’un impact assez léger. Bien vite, la vie
reprend le dessus, comme si de rien n’était : « Ce fut davantage encore
26
Rue des boutiques obscures, Gallimard Nrf, 1978, p. 11. Abréviation employée :
RBO.
27
Dervila Cooke, Present Pasts, op. cit., p. 185. De manière nuancée, Cooke allègue
également les multiples occurrences, ailleurs dans l’oeuvre, d’un hiatus semblable de
douze années, qu’on peut mettre en rapport avec des périodes de vide au niveau
autobiographique, comme après la mort de son frère Rudy, en 1957, ou après la
disparition de son père en 1968 (cf. ibid. p. 187).
28
La disparition, L’imaginaire Gallimard, p. 31, mes italiques.
198 Perec, Modiano, Raczymow
que l’oubli : rien n’avait eu lieu. Dans notre silence au sujet d’Esther,
nulle volonté délibérée de ne plus évoquer son souvenir. [...] Il
semblait si naturel, ce silence, si peu le résultat d’un effort, qu’il fallait
croire qu’Esther, vraiment, n’avait jamais existé. » (CV 12) L’essence
du traumatisme, dit Freud, c’est qu’il est causé par un événement si
douloureux qu’il n’a pas pu être vécu, assumé par la conscience, c’est
pourquoi il est (temporairement) effacé de la mémoire. Et pourtant,
« un jour, la morte remonta à la surface. » (CV 12) Des événements
extérieurs provoquent le retour du refoulé, donnant lieu à la recherche
obsédée, par Mathieu, de la vie de sa soeur.
Cependant, à l’autre extrême de ce roman-mémorial, celui-ci
se referme également sur l’effacement et l’oubli. Mais il s’agit là d’un
oubli qui a un tout autre caractère. Comme il existe un oubli d’avant le
souvenir, il existe un oubli d’après le souvenir, qui l’absorbe et en
même temps en prend congé. Dans l’épilogue d’Un cri sans voix, je
l’ai montré29 , Mathieu décide, au terme de son enquête sur Esther,
après lui avoir rendu hommage, de « tourner la page », et le livre écrit
est paradoxalement l’instrument de cet oubli : en assignant à Esther sa
place, qui est dans le livre, il l’expulse de lui-même, comme on
exorcise un homme possédé par un dybbouk (auquel Mathieu se
compare d’ailleurs à un moment de sa quête). Contrairement à l’oubli
qui ouvre le roman, ce second oubli est bénéfique, salutaire et durable.
4. Le devoir de mémoire
29
Cf. I, ch. 3, § 3.
La mémoire absente 199
30
« Mémoire, oubli, littérature : l’effacement et sa représentation », in Vivre et écrire
la mémoire de la Shoah, op. cit., p. 57.
31
Quartier libre (Gallimard, 1995) p. 13. Heinz Dawidowicz figure également dans
Le plus tard possible et, de manière oblique, dans Reliques (Gallimard, 2005, 32).
32
Contes d’exil et d’oubli (le grand-père, Simon Dawidowicz, le grand-oncle Noïoch
Ochsenberg) ; Rivières d’exil (les mêmes, plus la mère, Anna, et la grand-mère, Mania
Dawidowicz) ; Quartier libre, qui est construit autour du père, Etienne, et de la mère
Anna ; Le plus tard possible, enfin, comme on l’a vu, reprend tous ces noms, et y
ajoute celui du frère, Alain.
200 Perec, Modiano, Raczymow
J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un
parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leurs corps ;
j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en
est l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma
vie. (W, 59)
33
Cf. I, ch. 1, § 4.
34
Cf. II, ch. 6, § 1 & 3.
35
Cf. Dervila Cooke, Present pasts. Patrick Modiano’s (Auto)biographical Fictions,
op. cit.
36
I, ch.. 2.
La mémoire absente 201
5. Le travail de la mémoire
37
I, ch. 5, § 5.
38
In Je suis né, op. cit. Abréviation employée : JN.
202 Perec, Modiano, Raczymow
La surimpression
39
Vestiaire de l’enfance, Gallimard Nrf 1989, p. 37. Abréviation : VE.
La mémoire absente 203
40
A la recherche du temps perdu, Gallimard, Pléiade, 1987, vol. I, p. 46, mes
italiques. Dans la suite, j’emploierai des abréviations sur le modèle suivant : RTP, I,
37.
204 Perec, Modiano, Raczymow
41
Cf. II, ch. 6, § 3.
La mémoire absente 205
L’hypermnésie
42
Sur ce clivage du moi, qui résulte en une identité duelle, chez Perec comme chez
Modiano, cf. II, ch. 6, § 2.
43
Cf. par exemple la « Tentative d’inventaire des aliments liquides et solides que j’ai
ingurgités au cours de l’année mil neuf cent soixante-quatorze », in L’infra-ordinaire,
Seuil, 1989.
44
Les dominos de Monsieur Lefèvre, op. cit., p. 77.
45
R. Robin, « Georges Perec. ‘Je ne parle pas la langue que mes parents parlèrent’ »,
in Le deuil de l’origine. Une langue en trop, la langue en moins, Saint-Denis, Presses
universitaires de Vincennes, 1993, p. 220.
46
Perec & Mathews, « Roussel et Venise », repris dans Cantatrix sopranica, est un
pastiche de Nicolas Abraham et Maria Torok, « Deuil ou mélancolie. Introjec-
ter/incorporer », repris dans L’Ecorce et le noyau, Aubier-Flammarion, 1978.
206 Perec, Modiano, Raczymow
Lieu du deuil à jamais impossible à élaborer [...] »47. Or, si les deux
commentateurs en arrivent à la même conclusion, c’est qu’ils puisent
tous deux à la même source : il s’agit des écrits de Pontalis sur « le cas
Perec ». Leur interprétation des chambres est basée sur un bref
passage de L’amour des commencements, de Jean-Baptiste Pontalis,
dénué de toute ambiguïté : « les chambres de Pierre : plus je les voyais
remplies d’objets, plus elles me paraissaient vides [...]. Il n’y avait là
que des reliques. Il n’y avait personne [...] La mère de Pierre avait
disparu dans les chambres à gaz. Sous toutes ces chambres vides qu’il
n’en finissait pas de remplir, il n’y avait que cette chambre-là. [...]
Sous toutes ces reliques, une mère perdue sans laisser de traces. »48
Sans vouloir écarter a priori l’interprétation de Pontalis, on
peut constater que ni Robin ni Burgelin ne soumettent les textes des
chambres à une analyse plus approfondie, ce qui eût pu les mener à
une toute autre perspective. Et si, au lieu de renvoyer à cette image
terminale et impossible de la chambre à gaz, les chambres étaient une
référence à cet autre lieu « oublié », la chambre de la première
enfance, rue Vilin, lieu qui était loin d’être vide, où l’union du fils et
de la mère était encore en place ? Il faudrait à ce moment-là se
demander pourquoi cette chambre d’enfance a été évincée par la
mémoire : évincée par le traumatisme que fut la déportation de la
mère ? et donc indirectement par cette autre chambre, la chambre à
gaz ? Cependant, sauf les spéculations de Pontalis, rien ne nous
prouve que c’est à cela que renvoie le projet des chambres. Mettre en
valeur la référence à la chambre d’enfance, absente, c’est aussi faire
une lecture plus proustienne des chambres, plus proche donc de
l’intertexte qui marque cet ensemble. Le but premier du projet des
chambres est proche de celui de Lieux : c’est celui, bien proustien, de
faire resurgir un passé oublié. Dans Lieux, en essayant tantôt de
décrire l’état actuel d’un lieu (le « réel »), tantôt de faire resurgir des
souvenirs liés à ce lieu, et cela pendant douze années de suite, Perec
tente de forcer la mémoire, de la débusquer du trou où elle se tapit.49
C’est le même espoir qui anime le projet des chambres.
Dans un article récent, « Perec et Proust : le travail de la
mémoire », Danielle Constantin a, la première, fait l’analyse du
47
Les dominos de Monsieur Lefèvre, op. cit., p. 141.
48
Jean-Baptiste Pontalis, L’amour des commencements, Gallimard, 1986, cité par
Régine Robin, op. cit., p.219.
49
Cf. II, ch. 4, § 3.
La mémoire absente 207
50
Danielle Constantin : « Perec et Proust : le travail de la mémoire », à paraître dans
Mémoire et culture, sous la direction de Claude Filteau et Michel Beniamino, Presses
Universitaires de Limoges. Je remercie Danielle Constantin de m’avoir communiqué
la version manuscrite de cet article.
208 Perec, Modiano, Raczymow
51
Cette phrase reprend la fin de la phrase suivante de Proust : « Et avant même que
ma pensée [...] eût identifié le logis [...], lui – mon corps – se rappelait pour chacun le
genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir,
avec la pensée que j’avais [...] » (RTP I, 6).
52
Danielle Constantin souligne à juste titre qu’il ne s’agit pas ici d’une « croyance en
l’hégémonie de la mémoire involontaire, mais bien plutôt que la chambre
perecquienne, comme la forme en expansion de la coquille Saint-Jacques qui moule le
petit gâteau, ressuscite par métonymie tout le contexte spatio-temporel [...] », art. cit.,
p. 8.
La mémoire absente 209
53
Cf. Danielle Constantin, art. cit. : « le travail prérédactionnel [...] suggère la
pratique d’une mémoire artificielle, une ‘mémoire exercée’, pour reprendre
l’expression de Paul Ricoeur », bref d’un « art de la mémoire » (art. cit., p. 10).
54
Art. cit., p. 8.
55
Ibid., p. 9.
56
Cf. « Vilin Souvenirs. Georges Perec, par Philippe Lejeune », art. cit. Cf. à ce
propos, infra, II, chap. 4, § 3.
210 Perec, Modiano, Raczymow
57
Cf. ce ch., § 1.
58
Cf. D. Constantin, art. cit., p. 6.
La mémoire absente 211
81), par un processus conscient, voulu : « pour moi, tout cela c’est une
sorte de mémoire active. J’essaie de me souvenir, je me force à me
souvenir. » (JN 82). Pour ce qui est de W ou le souvenir d’enfance,
Perec souligne également la dimension de travail qui lui est sous-
jacente : cette « autobiographie de l’enfance s’est faite à partir de
descriptions de photos [...]. En fait elle s’est faite à travers une
exploration minutieuse, presque obsédante à force de précisions, de
détails. » (JN 84) Décrire, analyser, décomposer : « à travers cette
minutie dans la décomposition, quelque chose se révèle. » (ibid.), tout
en restant profondément occulté, car « Tout le travail d’écriture se fait
toujours par rapport à une chose qui n’est plus, qui peut se figer un
instant dans l’écriture, comme une trace, mais qui a disparu. » (JN 91)
A la différence de Proust, l’écriture perecquienne fait resurgir non le
passé lui-même, « l’édifice immense du souvenir », mais uniquement
sa trace.
Chapitre 6
3
J. Bersani, « Patrick Modiano, agent double », Nouvelle Revue française, no. 298,
novembre 1977, p. 78. Sur la question de la modernité de Modiano, cf. aussi infra,
Prologue § 4.3.
4
D. Cooke, Present Pasts, op. cit., p. 178 sq.
Une remémorisation qui passe par les lieux 215
5
La boutique obscure. 124 rêves, Denoël, 1973 ; cf. D. Cooke, op. cit., p. 178.
6
La rue des Boutiques obscures, qui constitue l’une des limites de l’ancien ghetto de
Rome, est également une référence à la judéité de Jimmy Pedro Stern alias Pedro
McEvoy.
216 Perec, Modiano, Raczymow
7
Selon Ch. Wardi, la « spécificité juive » du narrateur est révélée « par le nom
symbolique, vrai patronyme du narrateur, Stern, qui signifie étoile, étoile jaune
comme dans La place de l’étoile et dont la lumière le guide. » (« Mémoire et écriture
dans l’oeuvre de Patrick Modiano », Les Nouveaux Cahiers, no. 80, printemps 1985,
p. 46). Mais comment être sûr que Stern est le « vrai patronyme » de Guy Roland ?
Cela, justement, le roman ne nous le confirme pas.
8
A. Morris, Patrick Modiano, op. cit., p. 87: « the memories of the années noires
which, through Guy, Modiano recalls are those which belong to his father, or those
which might well belong to him. »
Une remémorisation qui passe par les lieux 217
9
Manet van Montfrans, La contrainte du réel, op. cit., p. 162.
10
Ibid.
Une remémorisation qui passe par les lieux 219
11
Comme le montre Alain Boni, la neige n’est que « le dernier avatar du blanc », d’un
« sémantisme de la blancheur » qui parcourt d’un bout à l’autre le roman, et dont il
mentionne des dizaines d’occurrences. Ainsi l’amnésie, la disparition et l’absence
sont-elles inscrites non seulement dans l’intrigue, mais encore et surtout dans la trame
des images (« Suite en blanc », Critique no. 468, vol. XLII, 1986, p. 653-667).
220 Perec, Modiano, Raczymow
L’amnésie, dans les deux romans, donne lieu à une quête d’identité
acharnée. Car chez Modiano comme chez Perec, l’identité fait
problème, elle est vacillante, duelle même. Un des symptômes en est
l’abondance des faux noms. De manière frappante, les deux romans
s’ouvrent par la réception d’un faux nom, ou du moins d’un nom
emprunté. Ainsi Gaspard Winckler, le héros du récit fictionnel de W,
porte le nom de l’enfant Gaspard Winckler, disparu en mer. Ce nom
12
D. Cooke, op. cit., p. 185; cf. infra, I, ch. 2, § 3.
Une remémorisation qui passe par les lieux 221
13
Whose Pain? Childhood, Trauma, Imagination, Amsterdam, Asca Press, 2002, p.
34.
14
Lam, op. cit., p. 62.
222 Perec, Modiano, Raczymow
15
Comme on sait, le narrateur de la deuxième partie du récit fictionnel, c’est-à-dire de
la description de l’île de W, n’est pas Gaspard Winckler, mais un narrateur beaucoup
plus général et impersonnel, hétérodiégétique de plus.
Une remémorisation qui passe par les lieux 223
16
Dans ce qui suit, je me limite presque exclusivement au récit autobiographique.
224 Perec, Modiano, Raczymow
17
Cf. notamment Philippe Lejeune, « La lettre hébraïque. Un premier souvenir en sept
versions », repris dans La Mémoire et l’Oblique, op. cit. ; Mireille Ribière,
« L’autobiographie comme fiction », Cahiers Georges Perec no. 2 (1988).
18
Dans les « Vilin-Souvenirs », on retrouve la lettre et la clef, de manière répétée, cf.
infra, II, ch. 4, § 3. Mais la répétition infinie de ces quelques souvenirs n’apporte
aucun élément supplémentaire. Au contraire, il renforce le sentiment de stérilité de ces
souvenirs.
Une remémorisation qui passe par les lieux 225
19
Selon Alain Boni, le livre lui-même est transformé en document : « Les papiers
d’identité, ce sont les pages du livre, avec la trace laissée par l’écriture, noir sur
blanc. » (« Suite en blanc », art. cit., p. 665), cité par D. Cooke, op. cit., p. 179.
20
Emmanuel Berl. Interrogatoire, op. cit., p. 9.
Une remémorisation qui passe par les lieux 227
21
C. Burgelin, Les parties de domino chez Monsieur Lefèvre, op. cit., p. 82.
22
Ibid., p. 85.
23
Ibid., note 12.
230 Perec, Modiano, Raczymow
24
A-t-on jamais remarqué que ce fameux passage sur le X et le W apparaît
précisément au chapitre XV, « ix vé », dont les chiffres romains tracent précisément
les lettres x et v ? L’abondance des X et des V est peut-être un élément qui explique la
prédilection de Perec pour les chiffres romains, dont il se sert non seulement ici, mais
également dans La vie mode d’emploi.
Une remémorisation qui passe par les lieux 231
25
Cf. cependant le ch. II, où « W » se trouve introduit sous toutes ses formes (W 14).
232 Perec, Modiano, Raczymow
26
Van Montfrans, op. cit., p. 177.
27
Ibid.
28
Van Montfrans, op. cit., p. 173.
Une remémorisation qui passe par les lieux 233
29
B. Magné, « Les sutures dans W ou le souvenir d’enfance », Cahiers Georges Perec
no. 2, p. 28.
30
Pour une analyse de « l’appareil titulaire » de W, cf. Vincent Colonna, « W, un livre
blanc », Cahiers Georges Perec no. 2, p. 5.
234 Perec, Modiano, Raczymow
31
Cf. infra I, ch. 3, § 1.
32
L’écriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 131.
Une remémorisation qui passe par les lieux 235
33
M. Ribière, « L’autobiographie comme fiction », art. cit., p. 26.
34
Cf. notamment Janneke Lam, op. cit., chap. 2.
236 Perec, Modiano, Raczymow
35
Manet van Montfrans, op. cit., p. 174 ss.
36
Dans « Schuldig landschap », Armando explique lui-même cette notion, centrale
dans son œuvre de peintre comme d’écrivain : « Dans la première moitié des années
70, Armando commença à peindre des séries de tableaux et de dessins qu’il intitula
‘Paysage coupable’. Un paysage coupable, c’est un paysage qui a vu arriver, car dans
les paysages, dans la nature, il arrive souvent des scènes horribles. Des batailles. Des
meurtres. Une lutte d’homme à homme. La construction et l’entretien de camps. Des
baraquements. Des lieux destinés à torturer des créatures innocentes. », Uit Berlijn, in
Armando, Schoonheid is niet pluis [recueil de proses], Amsterdam, De Bezige Bij,
2003, p. 448 (ma traduction). Chez Armando, il s’agit en particulier de paysages
naturels, en quelque sorte maculés par l’action humaine.
Une remémorisation qui passe par les lieux 237
avec le Villard/W de Perec : « Pitchipoï, précisément, c’est nulle part. Ou alors très
loin, plus loin encore que loin. C’est un lieu si distant que personne encore n’a réussi
à y parvenir. […] C’est un lieu impossible. un lieu mythique. Un lieu dérisoire. […]
C’est un lieu d’aucune carte » (Contes d’exil et d’oubli,op. cit., p. 111).
39
Le caractère d’être sans nom revient, lui aussi, régulièrement dans la littérature
concentrationnaire, cf. par exemple Charlotte Delbo qui parle d’une d’« une gare qui
n’a pas de nom » (Aucun de nous ne reviendra, Minuit 1970, p. 12) ; plus loin : « La
plaine était glacée et la ville n’avait pas de nom » (p. 25).
40
A. Soljenitszyne, L’archipel du goulag, Seuil, 1974.
Une remémorisation qui passe par les lieux 239
41
M. van Montfrans, op. cit., p. 184.
240 Perec, Modiano, Raczymow
42
Haïm Vidal Sephiha, « Nuit et brouillard », www.sefarad.org/publication/lm/022/
nuit/html (consulté le 26-02-06).
43
Burgelin, « Perec et la cruauté », art. cit., p. 33.
Une remémorisation qui passe par les lieux 241
44
Cf. I, ch. 1.
45
Burgelin, « Perec et la judéité », art. cit., p. 173.
242 Perec, Modiano, Raczymow
46
Cf. à ce sujet, Geneviève Mouillaud-Fraisse, « W. La maldiction », dans Les fous
cartographes. Littérature et appartenance (L’Harmattan, 1995) ; Bernard Magné sur
l’aencrage de la cassure, Georges Perec, Nathan Université, 1999, pp. 48-49.
47
On le voit, la « boutique obscure » n’est pas loin.
Une remémorisation qui passe par les lieux 243
48
Burgelin, op. cit., p. 82.
244 Perec, Modiano, Raczymow
biais n’en est pas moins purement imaginaire. A cet égard, la double
structure de W est significative : face à la maigre histoire du moi
autobiographique, surgit l’histoire imaginaire de Gaspard Winckler,
reprise dans La vie mode d’emploi.
Dans Rue des boutiques obscures, il se passe quelque chose de
comparable. C’est à partir du moment où Guy Roland va s’assimiler à
Pedro Stern/MacEvoy qu’il va retrouver peu à peu une identité, un
passé. Mais s’agit-il là d’une identité retrouvée ? De la sienne propre ?
Ou d’une nouvelle identité empruntée (comme le nom qu’il porte),
construite, créée par le biais des résultats de l’enquête : documents,
photographies etc. De manière typiquement modianienne, le lecteur
restera incapable de trancher, car le témoignage décisif, celui de
Freddie, reste hors de portée. Et d’ailleurs, même si on assume que
Guy Roland est Pedro, est-il Pedro Stern ou Pedro MacEvoy ? Et les
deux Pedro sont-ils une seule et même personne ? Cette incertitude
renforce le caractère construit de l’identité de Guy Roland. En effet, le
roman n’est pas seulement le récit d’une telle construction d’identité,
mais également une réflexion sur le processus de cette construction,
qui s’avère comparable à l’invention littéraire d’un personnage. A
propos de Guy Roland, comme le fait Dervila Cooke, on peut encore
une fois reprendre la fameuse formule d’Emmanuel Berl. Inter-
rogatoire : il « [se crée] un passé et une mémoire avec le passé et la
mémoire des autres », et il le fait « in an ironic commentary on
Modiano’s urge to create alter egos for himself by identifying with
other people, both fictional and real. »49
49
D. Cooke, Present pasts, op. cit., p. 181.
Une remémorisation qui passe par les lieux 245
Ecrire l’espace
Introduction
Dans son « Vilin Souvenir no. 2 », Perec joue sur les homonymes,
établissant une distinction nette entre « signe d’ancrage » et « signe
d’encrage ». La villa d’Annecy où il écrit ce texte ravive chez lui le
regret d’un « pays natal », d’une « demeure ancestrale » telle que
celle-ci, porteuse de « signes d’ancrage ». Ainsi, « même et surtout le
carrelage des chiottes, carreaux blancs aux coins écornés par des petits
losanges bleus […] suffirait à enraciner une existence, à justifier une
mémoire, à fonder une tradition ». Tout cela est en contraste flagrant
avec sa propre condition : « ma seule tradition, ma seule mémoire,
mon seul lieu est rhétorique : signe d’encrage. »1 Avoir pour seul lieu
l’écriture, les chiffres et les lettres : telle est la condition non
seulement de Perec, mais de Raczymow et de Modiano. Condition qui
est peut-être celle de tout écrivain, mais chez eux elle prend un sens
particulier. Dans les trois œuvres, on l’a vu, on trouve une même
expérience de l’univers disparu (disparition à la fois d’un pays natal et
d’une langue des origines), une même conscience douloureuse du vide
béant ouvert par la Shoah. Vide, absence qui a battu en brèche toute
expérience heureuse de l’espace, comme espace habitable, où on peut
se sentir chez soi.
« Ecrire l’espace », tel est le titre d’un bel essai de Marie-
Claire Ropars-Willeumier2. L’idée centrale est que la littérature relève
de l’espace, dans la mesure où l’œuvre littéraire produit un espace
propre. Idée proche de la notion d’espace littéraire élaborée jadis par
Blanchot, dans le prolongement du « Livre » de Mallarmé : le livre
devenu « l’espace de son déploiement », « l’espace qui n’est pas, mais
1
Toutes ces citations sont extraites de Ph. Lejeune, « Vilin Souvenirs », art. cit., p.
136.
2
Ecrire l’espace, Presses universitaires de Vincennes, 2002.
248 Perec, Modiano, Raczymow
3
Blanchot, Le livre à venir, Gallimard Idées, 1971, p. 351.
4
Cf. par exemple dans Livret de famille le moulin « en style anglo-normand » de
l’oncle Alex, qui rêve de s’établir à la campagne, dans « un ravissant petit village »
(LF 136). Tous ces lieux sont d’ailleurs passablement stéréotypés, et tournés en
dérision, rendant tout « lieu d’ancrage » d’autant plus inaccessible.
Ecrire l’espace 249
1. L’appartement
5
Ropars-Willeumier, op. cit., p. 25 & 27.
6
On sait que c’est un genre que Perec appréciait, et qu’il a pratiqué ailleurs, comme
on le verra plus loin.
250 Perec, Modiano, Raczymow
7
N. Abraham et M. Torok : « Deuil ou mélancolie », in L’écorce et le noyau, Aubier-
Flammarion, 1978. G. Perec, « Roussel et Venise. Esquisse d’une géographie
mélancolique », in Cantatrix sopranica L. et autres écrits scientifiques, Seuil, 1991.
252 Perec, Modiano, Raczymow
8
Cité par Burgelin, op. cit., p. 144.
9
Sur les « lieux où j’ai dormi », cf. II. chap. 4, § 5.
10
C. Burgelin, op. cit., p. 141.
11
Ibid., p. 150.
Ecrire l’espace 253
12
Ibid.
13
Ropars-Willeumier, op. cit., p. 23.
14
Burgelin, op. cit., p. 75.
15
Philéas Fogg, 2005 ; abréviation AD.
254 Perec, Modiano, Raczymow
16
Pour ces deux termes, cf. Récits d’Ellis Island, p. 55.
17
Burgelin : « Comment la littérature réinvente la mémoire », article paru sur
Internet : www.11101.net/Writings/Essays_Research/La_Recherche/claude_burgelin.-
php (3 avril 2006).
Ecrire l’espace 255
18
Pour ces rapports complexes de substitution, cf. Le plus tard possible, et cf. infra, II,
chap. 5, § 2.
19
Appartement qui est d’ailleurs décrit dans d’autres récits de Raczymow, comme
Rivières d’exil.
256 Perec, Modiano, Raczymow
23
D. Cooke, Present Pasts, op. cit., p. 93 ss.
Ecrire l’espace 259
24
La figure de Maurice Sachs hante l’univers de Modiano. Elle resurgit notamment
dans Dora Bruder, pp. 98-99. Sur Maurice Sachs, cf. la monumentale biographie par
Henri Raczymow : Maurice Sachs ou Les travaux forcés de la frivolité, Gallimard,
1988.
25
Cf. I, chap. 2, § 3.
Ecrire l’espace 261
26
A la recherche du temps perdu, Gallimard, Pléiade, 1989, IV, p. 623.
27
Cf. notre article « Pastiches de Proust. La place de l’étoile de Patrick Modiano »,
art. cit.
Ecrire l’espace 263
2. Le quartier
Pour Perec comme pour Modiano, et dans une moindre mesure pour
Raczymow, il s’agit, par l’imaginaire et par l’écriture, de structurer
l’espace, de le maîtriser pour le rendre habitable. Or une manière de
structurer l’espace c’est de le diviser : il en ressort un Paris structuré
en quartiers, et nous verrons l’importance du quartier, notamment
chez Modiano. Dans Espèces d’espaces, Perec rappelle que le
quartier, c’est littéralement le quart d’un arrondissement (EE 113).
Surtout chez Modiano, on le sait, l’unité administrative qu’est
l’arrondissement prend les dimensions d’une entité symbolique, avec
ses frontières, ses zones neutres, ses connotations historiques et
personnelles.
Chez Perec, on trouve très peu en fait sur le quartier, c’est un
chapitre d’Espèces d’espaces qui semble l’embarrasser un peu. Une
seule question, de taille, le préoccupe à ce sujet : le quartier –
traditionnellement une image de rassemblement – peut-il aussi être
vécu dans la dispersion ? Ainsi, Perec tente de briser l’image, tentante
pour certains, d’une vie claquemurée dans l’univers familier du
quartier, insuffisante à son sens : « mais on aurait beau faire, ça ne
ferait pas une vie, ça ne pourrait même pas donner l’illusion d’être une
vie » (EE 114). D’où cette merveilleuse fantaisie libératrice : pourquoi
ne pas vivre simultanément dans plusieurs quartiers ? « […] pourquoi
n’aurait-on pas, éparpillées dans Paris, cinq à six chambres ? » (ibid.),
une en fonction de chaque activité (dormir, écrire, écouter de la mu-
28
Cf. I. chap. 2, § 2.
264 Perec, Modiano, Raczymow
29
cf. II. chap. 4, § 2.
30
Cf. I, chap. 3, § 3.4. « Sauver les noms ? »
31
Parigramme, 1995.
Ecrire l’espace 265
32
Le Paris littéraire et intime de Proust, p. 119.
33
Ibid. Raczymow emprunte le terme à Roland Barthes.
34
Paris littéraire, op. cit., p. 59.
266 Perec, Modiano, Raczymow
35
Cf. à ce propos mon article « Pastiches de Proust », art. cit.
36
Paris littéraire, op. cit., p. 36.
37
Sur la référence à Proust, cf. Alan Morris, Patrick Modiano, op. cit., pp. 124-125 ;
Dervila Cooke, Present pasts, op. cit., p. 158.
Ecrire l’espace 267
38
Cf. notamment l’article de Manet van Montfrans : « Rêveries d’un riverain », CRIN
26, 1993, pp. 85-102.
39
Pour ce vocabulaire guerrier, cf. l’article de M. van Montfrans sus-cité.
Ecrire l’espace 269
40
Un autre exemple, plus récent : dans Accident nocturne, Jacqueline Beausergent –
l’objet de la quête du narrateur – est originaire du village de Fossombronne-la-Forêt,
en Sologne. Nom propre qui a les mêmes connotations de forêt, de vallées, de l’ombre
des feuillages… mais aussi de la fosse !
270 Perec, Modiano, Raczymow
interrogerons uniquement ici sur les origines d’un tel réseau d’asso-
ciations. Si les associations d’innocence avec la rive gauche sont
largement subjectives, personnelles, la surdétermination de la rive
droite, elle, a bel et bien des racines historiques. Et l’on sait l’immense
travail de documentation qui est à la base de ces deux premiers
romans. Cependant, même à l’époque où Modiano publie ses premiers
romans, à la fin des années ’60, personne n’associe plus le 16ème avec
les trafics louches qui y avaient lieu pendant l’Occupation. Dans une
large mesure, Modiano réanime donc un passé oublié. En ressuscitant
cette atmosphère, il fait du 16ème un quartier hanté, surdéterminé, il
quadrille l’espace des points de repère que sont les noms de rues, de
places, les adresses précises. Or cette surdétermination des quartiers
du 16ème, tout en ayant des racines historiques, a elle aussi un caractère
puissamment personnel. En effet, c’est en fouillant le passé du père,
pendant l’Occupation, que Modiano est devenu sensible à cette
dimension du 16ème arrondissement41.
Mais quelles qu’en soient les origines – historiques ou
personnelles, les deux sans doute – on peut se demander si cette topo-
graphie bipolaire est un fait éternel et immuable chez Modiano. Dans
une analyse détaillée d’Un cirque passe (1992) – qui était alors le
dernier roman en date de Modiano – Van Montfrans a montré que
dans ce roman, les rapports entre les deux s’étaient considérablement
modifiés : « la rive gauche a perdu sa fonction de refuge et est cette
fois entièrement livrée à l’attraction fatale de la rive droite »42. Malgré
le fait que ce roman se passe pendant les années soixante, il y règne la
même atmosphère angoissante que dans les années ’40, telles qu’elles
sont décrites dans la trilogie. Ainsi l’époque trouble que furent les
années ’60 (avec la Guerre d’Algérie) « ne se substitue-t-elle pas à
celle de l’Occupation mais s’y superpose, l’une étant vécue par
l’autre »43. Dans Un cirque passe, comme le remarque Van Montfrans,
on trouve relativement peu d’allusions à l’Occupation et cependant la
même atmosphère trouble règne, comme si Modiano faisait confiance
41
Le père en effet avait ses bureaux dans les alentours des Champs Elysées, qui
forment l’épicentre de ses louches activités.
42
M. van Montfrans, art. cit., p. 89.
43
Ibid., p. 87.
Ecrire l’espace 271
avec ce passé, avec ce quartier qui était le sien. Par sa quête, comme le
suggère la quatrième de couverture de l’édition Folio, c’est donc
« tout un quartier perdu de la mémoire qui est ainsi revisité ».
Enfin, on peut donner un sens temporel à la formule, comme
le fait Cooke, qui renvoie au « quart d’année perdu » (les trois mois
occultés dans la vie du narrateur, la période de sa relation avec
Carmen, cf. QP 149). Ce qui me semble plus convaincant, c’est de lire
ce « quartier » comme la part oubliée de la vie du protagoniste : part
qui constitue environ le quart de sa vie (les premiers vingt ans). C’est
ce « morceau de ma vie » (QP 51), ce quart(ier) perdu qu’Ambrose
Guise s’ingénie à retrouver dans le cours de sa quête.
Il faut souligner pour finir que le 16ème, tel qu’il apparaît dans
Quartier perdu, présente une tonalité positive qui était absente dans la
trilogie. Le 16ème n’y est plus uniquement le quartier d’un « monde
interlope », mais il est également celui de Carmen Blin, la figure
féminine dont le jeune Jean Dekker est secrètement amoureux. Papil-
lon nocturne, elle est certes membre de la bande de noctambules qui,
pendant un temps, porte le nom de son mari (la « bande de Lucien
Blin »). Mais vu qu’elle a vingt ans de plus que le narrateur, les com-
mentateurs s’accordent à la considérer comme une des nombreuses
figures de la mère, chez Modiano 47 . Un indice en est que Carmen
prend Jean Dekker pour le fils de son premier amant, Bernard Farmer
(cf. QP 120) et éprouve pour cela un amour filial pour lui, que lui rend
jalousement ce jeune homme toujours en quête d’une mère qui ne
l’abandonne pas48. Or c’est comme si cet amour pour une mère de
substitut rayonnait sur tout le quartier, lui conférant une autre tonalité.
Si le 16ème de la bande est un quartier nocturne, désert, ici au contraire
le quartier est vu de jour, animé, ensoleillé ; l’impression d’étouf-
fement a fait place à un sentiment de fraîcheur et de liberté : « Place
de l’Alma, pas une seule table libre aux terrasses des cafés, sous le
soleil. J’ai marché au hasard, croisant des groupes d’hommes et de
femmes, tous habillés – si j’ai bonne mémoire – de costumes clairs et
de robes en voile et en mousseline. Le vent agitait les feuillages des
arbres de l’avenue Montaigne – un vent vif qui vous donnait l’illusion
de suivre une promenade de bord de mer. » (QP 110) Pour la première
47
Cf. Cooke, op. cit., p. 160.
48
Cette quête de la mère n’est nulle part explicite dans Quartier perdu, elle n’est
connue que du « lecteur de texte multiples », qui soit également au courant de la
dimension autobiographique de l’œuvre.
Ecrire l’espace 273
3. La ville
49
Cf. I, chap. 1, § 6.
274 Perec, Modiano, Raczymow
comme pour Modiano (et pour Raczymow, dans une moindre mesure
sans doute), la déambulation imaginaire dans Paris exprime un rapport
obsessif à l’espace urbain, visant à établir des rapports nécessaires
entre les quartiers, à structurer et par là même à maîtriser l’espace à
l’échelle de la ville. Les divers parcours de leurs héros, décrits en
détail, forment un réseau qui quadrille, qui structure cet espace et qui
le transfigure, le transformant en un espace littéraire, un espace écrit.
La flânerie dans Paris n’a pas une place centrale dans l’œuvre de
Raczymow, comme elle l’a chez Perec ou Modiano. Cependant dans
son roman récent, Le plus tard possible, elle a une fonction
structurante. En effet, l’histoire d’amour du narrateur avec Lilah est
d’emblée liée aux lieux parisiens, et plus précisément à des lieux de
mémoire à la fois littéraires et personnels. Séduire Lilah, essayer de
gagner son amour, c’est communier avec elle dans les lieux littéraires,
au cours de longs périples dans Paris. Communion qui a pour point de
départ les lieux littéraires – ceux du narrateur bien entendu, non ceux
de Lilah... Dans ce récit à forte coloration autobiographique, il s’agit
du « Paris littéraire et intime » de Raczymow, qui recouvre en grande
partie celui de ses deux auteurs préférés, Proust et Flaubert. Ainsi,
avec Lilah, le narrateur parcourt l’Allée Marcel Proust : « J’ai évoqué
auprès de Lilah les jeux ambigus de Marcel et de Gilberte, lui ai
montré le buisson même où Marcel avait connu le plaisir… » (PTP
83). L’humour résulte de la distance qui sépare la naïveté du
protagoniste, tout à son jeu de séduction, d’imitation de l’amour
proustien, et l’ironie du narrateur relatant après coup l’aventure, tout à
fait conscient des causes de son échec : « Au cours de nos rencontres,
j’ai expliqué des choses à une Lilah attentive. J’ai revêtu
spontanément le masque d’un vieux professeur, et elle d’une élève,
d’une première de la classe. » (ibid.)
Dans tout le récit, le narrateur se moque gentiment de sa
propre idolâtrie esthétique, fort proustienne elle aussi : de sa manie
des voyages à Cabourg ou Houlgate, de sa veste achetée sur le quai
276 Perec, Modiano, Raczymow
50
Le cygne de Proust, op. cit., p. 155. Cf. infra I. chap. 3, § 3.4. « Sauver les noms? ».
Ecrire l’espace 277
(le plus souvent inconnu) qui fait l’objet de son désir, de sa quête. On
en trouve un exemple-type dans Quartier perdu : il s’agit de la course
nocturne en voiture du protagoniste, Ambrose Guise, avec Tintin
Carpentier 51 . Filature digne de Tintin, en effet, qui a pour objet la
fantômatique Lancia blanche de Georges Maillot, un des membres de
la bande de Lucien Blin, qui hantait le 16ème arrondissement vingt ans
auparavant. Car ce parcours obsessif, répété chaque nuit, selon le
même itinéraire, s’effectue entièrement dans le 16ème, dans l’étroit
triangle Etoile-Trocadéro-Concorde. Autrement dit – c’est ce qu’on
découvre en consultant un plan topographique – ce parcours est parfai-
tement circulaire, la voiture tourne en rond, enfermée dans le quartier.
Cela est d’ailleurs confirmé par d’autres détails. En arrivant Place de
l’Etoile, Tintin Carpentier raconte : « Là, il risque de faire plusieurs
fois le tour de la place […] Une nuit, j’ai tourné, comme ça, quatorze
fois de suite derrière lui… » (QP 72-73). De plus, à plusieurs reprises,
la voiture fait demi-tour, reprenant le même chemin. Une voiture-
fantôme ? Georges Maillot, tout l’indique, est un revenant : donné
pour mort, il hante le quartier la nuit, dans une voiture blanche, ses
cheveux et son imperméable sont blancs – « sémantisme de la
blancheur » amplement analysé par Alain Bony52.
Comme dans certains romans policiers, il est voué à revenir de
manière obsessive sur le « lieu du crime » : dans ce 16ème arron-
dissement qui est le lieu des « virées nocturnes » de la bande mais
aussi le quartier où Ludo Fouquet finit par être assassiné. En faisant la
filature de Georges Maillot, Ambrose Guise est, lui aussi, malgré lui,
voué à la pulsion de répétition, à la mise en acte différée des évé-
nements traumatisants de vingt ans auparavant. C’est le prix à payer
pour sa « descente dans le passé », à la recherche de son identité
perdue. En restant dans le contexte psychanalytique, on peut observer
que, dans Quartier perdu, le travail du deuil et la perlaboration ont bel
et bien lieu, et ce par l’écriture, mise en abyme dans le roman (le
« livre de souvenirs » auquel travaille Jean Dekker, dont il est ironi-
quement question au début, QP 22). Cependant, même le périple
nocturne se solde par une expérience de libération momentanée dont
le lieu, comme souvent chez Modiano, est un pont: le pont Alexandre
III, où Ambrose Guise et Tintin Carpentier sortent de leur voiture et
51
Cf. Quartier perdu, pp. 72-79.
52
A. Bony : « Suite en blanc », art. cit.
278 Perec, Modiano, Raczymow
53
Le pont en effet, comme l’a montré Manet van Montfrans, a une signification
particulière chez Modiano. Comme les îles, le métro aérien et les quais, il est une zone
franche, une zone neutre, où on est un instant à l’abri des zones d’attraction que sont
les deux rives (art. cit., p. 93). Ainsi le pont de Passy, dans La Ronde de nuit,
constitue un « no man’s land entre les deux rives », un non-lieu où le protagoniste est
certes à l’abri de l’hostile rive droite comme de l’innocente rive gauche, mais où il
ressent fortement que Paris est devenu inhabitable pour lui : « Je n’avais ma place
nulle part. Pas plus rue Boisrobert que Square Cimarosa. » (RN 137-138)
54
Gallimard, 2004. Abréviation : AN.
Ecrire l’espace 279
55
Par exemple la sensation de se trouver dans un hôtel de montagne (AN 17), de
glisser sur la neige (ibid., p. 18) et le mot « Engadine » (ibid., p. 20). Sur cette
association de l’oubli avec la Suisse, cf. II, chap. 4, § 3.
56
Pour le lecteur de textes multiples, quelques détails (la rue du Docteur-Kurzenne, à
Jouy-en-Josas, AN 86) amènent à considérer cet épisode d’enfance comme un renvoi
à Remise de peine, et donc comme un fragment d’autobiographie.
280 Perec, Modiano, Raczymow
57
Dans sa monographie L’œuvre de Patrick Modiano : une autofiction, Thierry
Laurent consacre un chapitre à la figure de la mère (Presses Universitaires de Lyon,
1997), chap. 5.
284 Perec, Modiano, Raczymow
58
Art. cit., CRIN, p. 89.
59
« Op papier krimpt alles in elkaar », interview avec Yra van Dijk, NRC
Handelsblad, 22 octobre 2004, p. 28.
Ecrire l’espace 285
Autobiographie et photographie
1
Brassaï Modiano : Paris Tendresse, Hoëbeke, 1990 (abréviation : PT).
2
Georges Perec avec Robert Bober, Récits d’Ellis Island. Histoires d’errance et
d’espoir, POL, 1994 (Editions du Sorbier, 19801) (abréviation : REI). Le film, lui,
porte la date 1978-1980, et fut diffusé par l’Institut National de l’audiovisuel.
3
Henri Raczymow, Reliques, Gallimard, 2005 (abréviation : R).
Autobiographie et photographie 289
Avant d’en venir à ces textes, récapitulons ce que les analyses qui
précèdent nous ont appris sur la dimension autobiographique de ces
trois œuvres. A l’origine de la « quête autobiographique » des trois
auteurs, on ne trouve nul « fol désir de se peindre ». L’autoportrait,
l’introspection : ces éléments sont pratiquement absents de l’œuvre de
Perec comme de celle de Modiano et de Raczymow. On se souvient
du calembour de Perec sur la fameuse formule platonicienne « gnôthi
seauton » (connais-toi toi-même) dans son titre Les gnocchis de
l’automne. Ce n’est pas un excès de moi, d’identité mais plutôt un
manque initial du moi, une identité défectueuse qui, dans les années
de jeunesse, provoque une véritable crise d’identité. Un homme qui
dort, nous l’avons vu, est l’expression d’une telle crise, qui porte le
protagoniste à se détourner du temps et de l’Histoire pour se réfugier
dans un immobilisme mortifère4. C’est en effet chez Perec que la crise
est initialement la plus forte, lui qui, en tant que survivant-enfant, est
affecté à la fois par « la disparition des parents et [par] la disparition
du souvenir de cette disparition », comme le dit si bien Bernard
Magné5.
Perec, comme Modiano, a mis de longues années avant de
publier son premier récit partiellement, mais ouvertement
autobiographique : W ou le souvenir d’enfance. Cependant, le travail
de Philippe Lejeune sur les inédits révèle une extraordinaire
concentration de projets autobiographiques dans les années 1966-
1975, donc entre l’achèvement de Un homme qui dort et la publication
de W. Il en conclut que l’écriture autobiographique est chez Perec une
phase : « elle correspond à la phase médiane, à une crise, à une
métamorphose, après laquelle elle s’est effacée, est revenue au second
plan. » 6 Les textes que j’ai commentés dans la présente étude
appartiennent, pour la plupart, à cette phase de crise de l’autobio-
graphique, où Perec tenta, par de multiples voies obliques, de se frayer
un chemin vers un passé profondément censuré. C’est le cas de Lieux.
Loin d’être les catalyseurs de la mémoire, comme les onze autres lieux
du projet, les Vilin Souvenirs sont plutôt l’expression nue de
l’amnésie en ce qui concerne l’avant-guerre chez Perec. La pauvreté
4
Cf. I, chap. 1.
5
B. Magné, Georges Perec, op. cit., p. 27.
6
Lejeune, op. cit., p. 30.
290 Perec, Modiano, Raczymow
7
Cf. II, chap. 4, § 3.
8
Cf. II, chap. 5, § 5.
9
Cf. I, chap. 4.
Autobiographie et photographie 291
10
Cf. II, chap. 4, § 4.
11
J.-F. Josselin, « Mondo Modiano », Le Nouvel Observateur, 8-14 janvier 1988, p.
59.
292 Perec, Modiano, Raczymow
12
Cf. I, chap. 3.
Autobiographie et photographie 293
13
Cf. I, chap. 3, § 1.
14
« La mémoire trouée », art. cit., p. 177.
15
« The vicarious witness », art. cit.
294 Perec, Modiano, Raczymow
16
Cf. II, chap. 4, § 2.
17
Cf. II, chap. 5, § 2.
18
Marianne Hirsch, Family Frames. Photography, Narrative and Postmemory, ch. 1,
« Mourning and postmemory », Harvard University Press, 1997.
Autobiographie et photographie 295
19
Susan Sontag, On Photography, New York, Anchor Doubleday, 1989, p. 70.
Autobiographie et photographie 297
20
Dervila Cooke : « Paris Tendresse by Modiano (with Photographs by Brassaï) : a
Photobiographical Creation », Australian Journal of French Studies, vol. 42, no. 2,
2005, p. 145.
298 Perec, Modiano, Raczymow
21
Myriam Soussan : « La mémoire vivante des lieux : Georges Perec et Robert
Bober », Le Cabinet d’amateur, www.cabinetperec.org, décembre 2000, p. 3.
Autobiographie et photographie 299
Celui qui un jour pénétrera dans la Forteresse n’y trouvera d’abord qu’une
succession de pièces vides, longues et grises. Le bruit de ses pas résonnant
sous les hautes voûtes bétonnées lui fera peur, mais il faudra qu’il poursuive
longtemps son chemin avant de découvrir, enfouis dans les profondeurs du
sol, les vestiges souterrains d’un monde qu’il croira avoir oublié : des tas de
dents d’or, d’alliances, de lunettes, des milliers et des milliers de vêtements
en tas, des fichiers poussiéreux, des stocks de savon de mauvaise
qualité… (W, 218)
22
Raczymow, « Mémoire, oubli, littérature », art. cit., p. 64.
300 Perec, Modiano, Raczymow
23
Dans le film, c’est uniquement par cette technique de « remise en situation » des
photos d’archive, que celles-ci nous sont montrées.
24
Une lecture à la Modiano nous conduirait presque à y voir une image utopique de
Perec avec ses deux parents, fraîchement débarqués d’Europe, à la fin des années
30….
Autobiographie et photographie 301
25
Philippe Lejeune : « Vilin Souvenirs de Georges Perec », art. cit., p. 136.
26
La chambre claire, op. cit., p. 156.
302 Perec, Modiano, Raczymow
27
M. Hirsch : « Surviving images : Holocaust photographs and the Work of Post-
memory », art. cit., p. 24.
28
Ibid. Jeu de mots sur « to be shot », qui signifie à la fois « être photographié » et
« être exécuté » par une arme à feu.
29
R. Barthes, La chambre claire, op. cit., p. 31.
30
M. Hirsch, art. cit., p. 28.
31
Ibid.
32
Ibid., p. 29.
304 Perec, Modiano, Raczymow
33
R. Barthes, La chambre claire, op. cit., p. 129.
34
D’ailleurs l’épisode d’un emprisonnement du père à Angoulême ne surgit dans
aucun autre roman de Modiano.
35
Comme l’a bien montré Dervila Cooke, « Paris Tendresse by Modiano », art. cit.
149-151.
Autobiographie et photographie 307
ment une tout autre image qu’on pourrait rattacher à la mère : c’est la
photo intitulée « Batifolage », où on voit une mère avec un petit
garçon nu de deux ans à peine, qui se serre contre son dos (PT 65).
L’enfant se serre contre elle mais elle lui tourne le dos et semble se
crisper, poings fermés : est-ce à lire comme une image des rapports
ambigus de tous les narrateurs modianiens avec leur mère ?
De la mère à l’enfant. Tout lecteur est frappé par le nombre
d’enfants sur ces photos : il y a tout d’abord le petit garçon, presqu’in-
visible dans l’ombre, chez l’horloger déjà mentionné (PT 13). Et le
boucher des Halles, si grand et si gros, pris en contre-bas, n’est-il pas
tel qu’un enfant le verrait (PT 14) ? Dans le public du montreur de
chats, il y a deux petits garçons vêtus de manière identique, tous deux
coiffés d’un bonnet : deux frères ? et l’on songe immédiatement à
Patrick Modiano et à son frère Rudy… Il en est de même des trois
photos qui semblent former une séquence, intitulés « L’événement »
(PT 63). Deux petits garçons vêtus d’un tablier d’écolier, puis trois,
puis quatre, regardent par la fente d’une palissade un spectacle
interdit : est-ce la « séance pour les adultes à partir de 16 ans » que
nous voyons à la page précédente ? Encore une fois, ce n’est qu’à la
fin du texte que Modiano fera explicitement une telle suggestion : « Et
les enfants qui regardent à travers les fentes de la palissade, c’était
nous. Leurs vêtements et leur coupe de cheveux sont-ils si différents
de ceux des enfants du début des années cinquante ? » (PT 85, mes
italiques).
« C’était nous » : ce n’est qu’à la fin du texte que Patrick
Modiano suggère la portée de ces photos, dans leur enchevêtrement
avec les textes : comme Perec avec Récits d’Ellis Island, il écrit en
quelque sorte son « autobiographie probable », il dessine les contours
d’une « mémoire potentielle ». Ce faisant, il fait doublement œuvre
d’autobiographie, par le biais des photos de Brassaï. Certes, il se
projette dans l’enfant qu’il aurait pu être dans les années 30, si au lieu
de naître en 1945, il était né aux alentours de 1925 : quelle aurait été
sa vie, son univers s’il etait né plut tôt, s’il avait été l’enfant de ses
parents dans les annees 30, au lieu des annees 50 ? C’est-à-dire à une
époque innocente, sur laquelle ne planait pas encore l’ombre de
l’Occupation ? Mais Modiano s’identifie non seulement aux enfants
de Paris Tendresse, mais aussi à la figure du père, au jeune homme
populaire auprès des femmes. Comme dans La ronde de nuit, il se
Autobiographie et photographie 309
glisse dans sa peau, il veut vivre la vie de celui-ci, afin de savoir enfin,
de connaître le passé.
Un phénomène semblable, nous le verrons, a lieu dans Récits
d’Ellis Island, mais avant d’être une « autobiographie probable », le
livre et le film sont eux aussi à caractère biographique, documentaire :
ils relatent et documentent les vies des millions d’émigrants qui
passèrent par l’île entre 1892 et 1954. Ils racontent d’une part leur
histoire collective : leur provenance, leur voyage, leur arrivée à Ellis
Island, le traitement qui leur est réservé… La deuxième partie du
livre, « Description d’un chemin », contient la majeure part des
chiffres, dates et autres données. Texte éminemment littéraire
cependant, qui fait l’effet d’un poème en prose. Prenons par exemple
la liste des nombres d’émigrants, par pays. La typographie d’abord –
la disposition du texte sur la page, les blancs, l’absence de majuscules
et de ponctuation – renvoie tout droit à la poésie, au vers libre:
Hasard qui n’a rien de banal, qui est au contraire déterminant : il a fait
que, restés en Europe, les parents de Perec ont péri, ainsi que ses deux
grands-pères (cf. W 57), et que, dans « le pays de mes ancêtres, à
Lubartow ou à Varsovie » (REI 59), rien ne subsiste des Perec. Certes,
tout cela reste parfaitement implicite, dans Récits d’Ellis Island. Mais
cela explique que Ellis Island soit, pour Perec comme pour Bober, le
lieu d’une « mémoire potentielle, d’une autobiographie probable ».
(REI 55). C’est là un mouvement de pensée qui rejoint celui de
Modiano devant les photos de Paris dans les années 30 : « si, au lieu
de s’arrêter à Paris dans les années vingt, mes parents eussent
poursuivi leur émigration jusqu’en Amérique, quelle eût été ma vie
aujourd’hui ? Citoyen américain, écrivain américain peut-être, j’aurais
visité Ellis Island avec eux aujourd’hui, écouté et transcrit leur
Autobiographie et photographie 311
36
C’est en particulier le cas de la photo de M. et Mme Merow, Juifs russes émigrés en
1921 (REI p. 106).
37
Op. cit., p. 45.
312 Perec, Modiano, Raczymow
une langue » (REI 58). Ni la religion juive, ni les rites qui en restent,
ni le yiddish d’ailleurs, ne jouent un rôle ici :
38
Sur le rapport entre écriture et judéité, chez Perec, lire aussi le bel article de Claude
Burgelin, « Perec et la judéité : une transmission paradoxale », Revue d’histoire de la
Shoah, numéro spécial « La Shoah dans la littérature française », no. 176, septembre-
décembre 2002, pp. 167-182.
39
Edmond Jabès, Du désert au livre. Entretiens avec Marcel Cohen, Belfond, 1980, p.
95-96.
40
Jabès, op. cit., p. 79.
Autobiographie et photographie 313
41
Pas forcément moins naïf, d’ailleurs, comme le montre Raczymow dans Quartier
libre, où avec une gentille ironie, il parle du passage de son père dans le réseau
résistant des FTP-MOI à Lyon et à Grenoble (QL 91).
Autobiographie et photographie 315
42
Maurice Sachs ou les travaux forcés de la frivolité, Gallimard.
43
Pauvre Bouilhet, Gallimard, série L’un et l’autre, 1998 ; Bloom & Bloch, Gallimard
Nrf, 1993 ; sur ce thème, cf. mon article « Henri Raczymow entre Flaubert et Proust »,
art. cit., 2002. Cf. aussi de Cécile Hanania, « Bloom & Bloch d’Henri Raczymow : du
roman au ‘judan’ », The French Review, vol. 79, no. 5, avril 2006, pp. 1024-1035.
316 Perec, Modiano, Raczymow
ses cinq ans, mère toute à ses nouvelles amours, qui se débarrasse très
tôt de lui44. Mais dans ce passage de Reliques, c’est surtout lui-même,
Raczymow, que concerne cet aveu. Qu’est-ce qui s’est donc « mal
goupillé » au départ, dès la naissance, comme semble le dire
Raczymow ? Dans quel sens a-t-il pu ressentir sa propre naissance
comme une « bévue » ? Cela touche, comme chez Sachs, à la
configuration familiale, mais de manière bien différente, certes.
Comme il le dit ici, Raczymow est souvent revenu là-dessus, dans
tous ses récits autobiographiques (dont c’est peut-être la raison d’être),
depuis Rivières d’exil et On ne part pas jusqu’à récemment, Le plus
tard possible et son essai Le Cygne invisible, où il questionne
longuement le tableau de Léonard de Vinci, « La Vierge, l’enfant
Jésus et sainte Anne ». Tableau qui le concerne profondément car,
dans son enfance, comme l’enfant Jésus entre deux femmes aux traits
semblables, il s’est trouvé déchiré entre mère et grand-mère. Dans un
essai récent, « Histoire : Petit h et grande hache », il explique en
termes fort sobres ce déchirement, qui est en étroit rapport avec la
problématique de la génération d’après : « Mon hypothèse fut de me
dire que dès ma naissance, quelque chose fit qu’elle et moi ne devions
pas nous entendre, ne devions pas nous aimer. Cette « chose », c’était
sa mère à elle. Sa mère à elle avait un fils, Henri, qui était mort en
déportation, à l’âge de vingt ans. Quand je suis né, il était évident que
je m’appellerais Henri, en raison du prénom de l’autre fils, mort à
Majdanek. Cette identification alla beaucoup plus loin. Ma mère me
donna à sa mère, qui me réclamait, pour remplacer l’autre, son fils
Henri. J’eus deux mères, ainsi. Et j’ai détesté ma mère parce qu’elle
m’avait abandonné à sa mère à elle, pour remplacer un mort, un autre
fils, un autre Henri, qui était mort. »45
Avec cet « accident de parcours » (ibid.), nous touchons à
l’origine du fonds autobiographique, chez Raczymow. Fonds toujours
présent, depuis le commencement de l’œuvre, mais qui s’affirme plus
ouvertement que jamais avec Reliques, grâce aux photographies.
Après ce premier tiers du livre où, par le biais de l’image et des
44
Sur la mère de Sachs, qu’il suffise de citer le passage suivant, lapidaire : « Andrée
Sachs s’occupa bien de son fils mais celui-ci mort. Alors seulement elle revint
d’Angleterre. De son vivant, elle ne s’en soucia pas. » (Raczymow, Maurice Sachs,
op. cit., p. 14).
45
Raczymow : « Histoire : Petit h et grande hache », à paraître dans Annelise Schulte
Nordholt (éd.), Ecrire la mémoire de la Shoah, CRIN, Rodopi, Amsterdam, 2008.
Autobiographie et photographie 317
46
« Mémoire, oubli, littérature », art. cit., 2002, p. 53.
47
Ibid.
48
Art. cit., p. 55.
49
Art. cit., p. 57.
Autobiographie et photographie 319
50
Cf. I, chap. 3, § 3.4.
51
Raczymow, « Mémoire, oubli, littérature », art. cit., p. 57.
Bibliographie
Romans et récits :
Essais et articles :
1
Sauf indication contraire, le lieu de publication est Paris.
322 Perec, Modiano, Raczymow
Romans et récits :
Romans et récits :
Essais et interviews :
8. Autres œuvres
Georges Perec. Récits d’Ellis Island ; Les lieux d’une fugue, 2 dvd,
Institut national de l’audiovisuel, 2007.
Georges Perec et Bernard Queysanne : Un homme qui dort, avec
Jacques Spiesser, 1974.
Robert Bober : La génération d’après, 1970-71.
: En remontant la rue Vilin, 1992.