Você está na página 1de 8

04/10/2018 Les seuils du kitsch

Les seuils du kitsch :


de la « logique du bazar » à la « rédemption (apparente) des guillemets »
Essai de sémiologie critique sur la gestion des valorisations1

Pierluigi Basso-Fossali

publié en ligne le 27 mars 2007

Plan
1. Kitsch et écologie des valorisations
1.1. Le kitsch comme forme d’appréhension processuelle
1.2. Perception du kitsch et société d’objets
1.3. Kitsch et observation de deuxième ordre
1.4. Kitsch, camp et avant-garde
2. Au dedans le kitsch, au-delà du camp : le cas extrême de David Lynch
2.1. Du kitsch qui figure dans les mondes oniriques
2.2. Au-delà du sarcasme

Texte intégral
Cet essai s’articule en deux temps. Tout d’abord une petite introduction théorique entreprend de délimiter le concept
de kitsch2, entre le bazar – amas d’objets ne permettant pas de déceler un tri cohérent – et l’esthétique-kitsch – qui traite
les produits du mauvais goût par une assomption de deuxième degré. En particulier, il s’agit d’éclaircir le mode
d’existence potentialisé du kitsch dans notre société et sa contre-liturgie de la valorisation car le kitsch devrait être étudié
dans le cadre d’une gestion des valorisations et d’une pratique du reframing (re-encadrement). La deuxième partie de
notre essai est entièrement consacrée à l’analyse d’un cas filmique (Lost Highway de David Lynch) où le kitsch se
manifeste comme un point de dissolution d’un style énonciatif et de stabilisation des « saveurs » perceptives énoncées. La
visée de notre argumentation est (in nuce) de développer un discours critique autour des relations entre art et mode en
tant qu’observation de deuxième ordre portant sur les valeurs identitaires socialisées. Plus précisément, il s’agit de dresser
une petite cartographie des stratégies d’émergence du kitsch en art.

1. Kitsch et écologie des valorisations

1.1. Le kitsch comme forme d’appréhension processuelle


On dit souvent que le kitsch se situe entre le laid et le comique, ce qui suffit à l’admettre comme une notion pertinente
laissant prise à la catégorisation esthétique. Or, il semble préférable de commencer par décrire le kitsch comme un
résultat d’une articulation entre scénario d’appréhension et distribution de la valeur qui révèle les possibilités
syntagmatiques de l’expérience. En effet, chaque sémantisation relève de contraintes spatiales et temporelles. Si le kitsch
n’a pas reçu une définition univoque, il manifeste néanmoins une certaine clôture contextuelle (douée d’une mémoire
figurative et prédicative), une surabondance d’objets, des destinataires prévus, un destin dysphorique des valorisations
énoncives et une compétence particulière de l’observateur énonciatif. Si l’on veut traiter le kitsch comme une catégorie
esthétique, il faut d’abord souligner son enracinement esthésique, et en particulier son caractère événementiel ; mais en
même temps, la perception locale du kitsch (l’évènement de son appréhension) doit être rattachée à la portée
« prédictionnelle », prémonitoire : de même que les détails augmentent d’extension (saturation de la scène perceptive), le
point de vue évaluatif va se dissocier intensivement des valeurs exhibées par la configuration énoncée. L’horizon
dystopique du kitsch s’ouvre vers la conjoncture destinale d’un procès envahissant (la prolifération des propriétés laides
ou ratées) et d’une dissociation radicale (comique) par rapport aux valeurs « pullulantes ». Le kitsch résulte d’une tension
entre axiologies qui se rendent mutuellement dérisoires ; cette ironie mutuelle permet de distinguer d’un coté, une
contestation de la citoyenneté sociale des objets visés et, de l’autre coté, l’érosion du privilège de la sanction, voire le
persiflage de la compétence « supérieure » de l’observateur énonciatif. Le kitsch va qualifier, en tant qu’émergence
efficace, l’espace d’interaction, en paralysant, d’un coté, l’opérativité des qualités de l’objet, de l’autre, la prise d’initiative
de l’acteur social.
Or, cette description n’est pas encore satisfaisante. Elle mérite une observation plus détaillée car l’engluement entre le
paysage d’objets et l’observateur n’est pas lié seulement à une dérive prédictible et ironique, mais à un enracinement
initial. On ne peut pas « constater » le kitsch ; son appréhension par désolidarisation axiologique est inévitablement
contrebalancée par la séduction de l’objet. L’« avènement » de l’objet kitsch garde en mémoire le paradoxe de sa
proximité, de sa liaison à la praxis énonciative. Sa citoyenneté impropre est vertigineuse : l’observateur et l’observé
http://epublications.unilim.fr/revues/as/3281 1/8
04/10/2018 Les seuils du kitsch

entrent dans une connexion déictique fluctuante ; l’initiative modale est bilatérale mais le résultat final tend vers la
« paralysie » réciproque. L’objet kitsch est un échantillonnage de la stratification de la sémiosphère qu’on respire, mais
par rapport à laquelle on voudrait sans cesse prendre ses distances. Le kitsch appartient à l’« air » que nous partageons
mais il est asphyxiant. Il est topiquement attesté, mais il semble envelopper le sujet de l’évaluation. L’observateur
retourne sans cesse dans l’exploration perceptive de l’objet, jusqu’à le « surdétailler » ce qui aboutit au Verfremdung, au
« surréalisme » du kitsch (proximité du regard/éloignement de l’affect).
L’appréhension du kitsch s’accompagne donc d’un vertige constitutif. S’y ajoute une sorte de prosodie de la
valorisation, une organisation expérientielle d’un paysage d’objets qui témoigne d’un excès de familiarité ; la stratification
des rencontres avec des objets normaux, banals, devient une forme rudimentaire, appauvrie, qui modifie avec ironie notre
compétence, notre regard sur l’objet en introduisant un accent tonique dans la syntaxe des figures du quotidien.
Le kitsch est gluant, car il est très difficile de s’en tenir à la bonne distance. Il va désolidariser, chez le sujet
observateur, la compétence auto-attribuée et la compétence révélée par la centralité assignée (subrepticement et
compulsivement) à la banalité. Le kitsch risque de rompre l’assiette du goût, la palette personnelle des saveurs.
L’objet kitsch est trop « moyen » pour être une simple occurrence, pour se manifester seulement lui-même ; il brille
d’une médiocrité plus voyante. Son caractère provocant est lié à la commensurabilité des compétences subjectales et
objectales qu’il construit à travers sa manifestation accidentelle et incidente dans l’exploration perceptive : l’oeil tombe
sans cesse et avec une intensité démesurée sur l’objet qui ne mérite pas cette focalisation.
Objet valorisé sans raison par cette écologie de la perception, la chose kitsch met l’observateur au défi de fournir une
réponse à l’attention immotivée, une réponse qui vaut déjà pour une reconnaissance d’un théâtre de valeurs communs. Se
passionner contre l’objet kitsch, c’est avoir déjà adopté sérieusement sa stimmung mystificatrice3, son potentiel figural
absurde – le kitsch est trop banal et raté pour se proposer comme un réargumentation rhétorique de la réalité.
L’hypersensibilisation à l’objet kitsch témoigne d’une articulation fastidieuse de l’attitude personnelle avec son
inadéquation stylistique4. Céder à l’objet kitsch ou prétendre enfin à sa disparition, sa destruction, c’est partager sa
« médiocrité », sa « médiocratie ».

1.2. Perception du kitsch et société d’objets


On a souvent remarqué la liaison entre le kitsch et le supermarché (Moles 1971). En effet, il n’y pas de kitsch sans une
société d’objets de référence ; cette dernière, en tant que paysage culturel indexé, motive l’émergence du kitsch en tant
qu’effet particulier de la contextualisation et de la distribution des valeurs. On ne peut pas se limiter à soutenir que, dans
le supermarché, les objets entrent dans des relations de pure équivalence, ni affirmer que les occurrences-objets vont
suivre la déclination apparente d’un type en tant que matrice (la phénoménologie des produits est réduite à une norme, à
un noumène idéal du marché). C’est vrai, mais il y a autre chose : le kitsch n’est pas un effet global, mais local ; il dépend
du global, mais comme effet d’une prosodie du regard dans laquelle l’accent va tomber incidemment sur un exemplaire
raté, sur un objet trop banal pour justifier l’arrêt d’une exploration perceptive valorisante. Une sorte de mise en discours
du réel produit une résolution argumentative même si c’est sous la forme d’un débouché inutilement emphatisé. Le kitsch
se conçoit donc comme un contrecoup d’une expérience esthétique renversée : la valorisation, l’accent va tomber sur un
objet raté, et cet ajustement prosodique du couplage sujet/objet aboutira à une déqualification bilatérale de la
compétence. La sensation d’une participation « sacralisée » au monde sensible, qui est le propre de l’expérience
esthétique, est renversée par la sensation d’une contre-liturgie qui célèbre la coalescence du sujet avec la médiocrité
propre au monde des stéréotypes. L’anonymat de la praxis productive apparaît comme un intestin, comme introjecté par
le sujet de temps immémorial. La rhétorique immotivée et hyperbolique du kitsch est impudique parce qu’elle révèle
l’anonymat des formes familières, c’est-à-dire l’appauvrissement progressif de propriétés que produit la praxis
énonciative lorsqu’elle socialise les formes. Le kitsch est donc le résultat de la déformation propre à cet appauvrissement
anonyme ; une déformation invivable, insoutenable, asphyxiante car elle est le contraire de la singularisation propre à la
forme de vie individuelle.
Le kitsch est révélateur des ruses séductrices de ce qui n’aurait pas le droit d’être noté et mémorisé. Donc, la
motivation d’une collection d’objets trouve une sorte de palinodie, de désaveu, de reniement dans l’émergence de l’objet
kitsch ; cette émergence conteste ouvertement une raison sélective et démontre que le cadre (le frame) cultivé (et donc
imposé par le sujet) est sans fondement, voire constitutivement précaire.
Le supermarché est l’emblème de l’inopportunité des merveilles quelconques ; il est l’hypostase d’une
Wunderkammer, où – selon Julius Von Schlosser – les objets accumulés doivent construire une harmonie d’ensemble, ne
pas trop se répéter et offrir un éventail des valeurs fortement différenciées. C’est donc une chambre d’objets attracteurs
qui va construire une composition syncopée, un « espace jazz » : naturalia et artificialia peuvent vivre ensemble et
accéder, grâce à l’harmonie syncopée de l’exposition, au statut de memorabilia. Von Schlosser remarque que la
Wunderkammer du Ducs de Berry laisse place à des chaufferettes d’or ou « un petit orinal [urinal] de voirre [ivoire]
garni et pendant à IV chaînes d’or »5 (Von Schlosser 1908). Le genre dit curiosa (objets curieux) est plus efficace si
chaque objet relance l’invention (syncope de singularisation) empêchant l’arrêt sur sa mémoire d’utilisation (il y a
éventuellement redécouverte a posteriori d’une fonction possible).
Par contre, le kitsch émerge comme motif iconographique d’une réalité sociale ayant en mémoire la stratification de la
manipulation d’un même archétype (une dé-stylisation), ou de la même matrice (reproduction technique) à l’avantage
d’une performativité déjà attestée. Le kitsch manifeste un réflexe d’aberration optique de la compétence sociale qui se
reconnaît à un modèle appauvri, où les distinctions et les saillances s’estompent jour après jour. Comme dans les images
pieuses, les traits stylistiques d’un tableau original, utilisé comme exemplum canonique, sont réduits aux capacités
représentationnelles des copistes dont ils ont pris le relais : chaque passage de témoin entraîne un appauvrissement des
propriétés qui permettent de repérer la classe de concordance du modèle exécuté. Ainsi la ponctualité du kitsch décèle-t-
elle paradoxalement un abîme temporel creusé par une géologie d’érosions énonciatives.
Le kitsch est le « faire image » d’un objet qui aboutit à la représentation des « grotesques » du temps (abstractions
anti-lyriques), des temps grotesques (mémoires d’érosion) mais efface toutes les valorisations spécifiques d’une forme de
vie. Voir le kitsch c’est déjà lui avoir succombé avec un effet presque paralysant (comme on fut devant la Méduse). Rien ne
http://epublications.unilim.fr/revues/as/3281 2/8
04/10/2018 Les seuils du kitsch

peut corriger un réel qui se présente comme une anamorphose de lui même ou comme si l’anamorphose coïncidait avec la
« bonne forme », comme si la norme formelle correspondait à l’aberration d’une chose « trop réelle » mais enfin perdue6.
La seule perspective susceptible de corriger le kitsch consisterait en une observation de deuxième ordre7 : se voir devant
le kitsch pour lui apposer des guillemets.

1.3. Kitsch et observation de deuxième ordre


L’observation de deuxième ordre de l’esthétique contemporaine surmonte le kitsch. L’art, devenu philosophie de lui-
même8 (Danto 1984), réfléchi à sa relation avec le paysage d’objets quotidiens. Il reconnaît une sorte de bataille perdue :
la provocation du kitsch est un abîme qui n’offre aucune solution dans l’observation de premier ordre. La banalité des
valeurs impliquées n’est rien par rapport à la puissance de la médiatisation des différences perceptibles au niveau social
(c’est le phénomène de la mode). Seule une société caractérisée par la reproduction mécanique et la stéréotypie
industrielle peut connaître le kitsch, mais il est tout aussi vrai que seule une société traversée par la mode peut insérer et
purifier le kitsch selon une observation de deuxième ordre. Le kitsch devient en ce cas une pure position différentielle,
perçue à l’intérieur d’un paysage d’écarts disponibles et évalués par monitorage constant. Le kitsch peut donc assumer,
selon une observation de deuxième ordre, une allure camp, comme dirait Susan Sontag9 (1964). Dans sa version absolue,
il est assumé comme une argutie hors pair et utilisé comme high camp, c’est-à-dire « intentionnellement kitsch ». Si le
kitsch accède au trône, c’est qu’il est convaincu de se détacher du paysage d’objets où il inscrit et placé sous les feux de la
rampe du théâtre de l’affect. L’objet trouvé est alors totalement nu, il s’éteint dans les fastes de la banalité, il crépite dans
la flamme de la purification. Le camp, c’est une ironie élevée au carré.
L’esthétique camp transforme le zèle de l’objet quelconque à mobiliser l’attention dans l’affectation de sa prétention à
régner. L’élévation muséale équivaut donc à détrôner10. Mais en gagnant la partie, l’artiste pop n’obtient qu’une catharsis
objectale et une réponse dénuée d’alternative interprétative. Il conduit l’objet qui le hante vers la dérision de son
accentuation, de son caractère marqué malgré sa stéréotypie, ou mieux, à cause de sa stéréotypie phénoménale. Ceci ne
relance pas tout à fait le jeu des valeurs mais construit plutôt une sorte d’acquiescement dans lequel la déformation
cohérente d’une stylisation semble devenir une prétention excessive. L’anonymat stylistique de l’objet kitsch occasionne-
t-il, en vertu de son désamorçage camp, l’anonymat stylistique de l’artiste ? Le jeu linguistique qui consume les
stéréotypes peut-il s’en tenir effectivement à la saisie esthésique, peut-il relever d’un goût personnel et d’une forme de
vie ?
Aujourd’hui, on travaille à la réversion des signes et surtout, on emprunte des stratégies esthétiques high camp parce
que le kitsch contemporain exerce une pression énonciative de plus en plus forte (en effet, il trouve partout, à titre de
délégués, des objets sans « aucun goût »). Une question se pose donc : jouer la carte du kitsch intentionnel relève-il de
l’aliénation, c’est-à-dire d’un excès d’attention à la scène communicative ou, du moins, d’une cooptation de la mode au
détriment de l’art ?

1.4. Kitsch, camp et avant-garde


Dans l’ouvrage de Susan Sontag (1964) la stratégie esthétique camp consiste à mettre chaque mot entre guillemets11.
Ainsi goût légitimé (art) et mauvais goût (kitsch), qui définissent chacun un rôle sur la scène sociale, deviennent-ils
équivalents. Le camp est alors une sorte de métastratégie susceptible d’interpréter tous les goûts tout en restant elle-
même sans goût (tasteless). En effet, « tasteless » correspond à la signification originelle du mot « camp » dans le slang
homosexuel du début du XXe siècle. La dérivation étymologique semble l’associer au verbe français « camper », en
particulier au sens de « se poser devant quelqu’un en manière provocante ». En tout cas, le camp est une esthétique de
« campement » entre goûts étrangers ; surtout, il n’est plus question de valorisation, de tri des valeurs. Le regard camp
enfouit plutôt la mémoire des (dé)stylisations impliquées dans le paysage d’objets. L’esthétisation du quotidien procède
d’un regard qui va se « camper » dans le prosaïsme du quotidien pour le « surdétailler » et en détecter tous les accents
toniques (les détails kitsch). Cette apparence banale et prosaïque masque une afféterie magistrale qui témoigne d’une
maîtrise parfaite des formes socialisées. La re-motivation du caractère arbitraire des signes quotidiens est donnée par
soustraction progressive des « mains exécutrices », par le réductionnisme stylistique inhérent à la praxis reproductive. La
forme banale des stéréotypes est ainsi ajustée. Le camp relève donc d’une observation de deuxième ordre qui met les
déformations des goûts sociaux entre guillemets. Pour le regard camp, le kitsch est partout, même dans les institutions du
Monde de l’Art, ce qui autorise à mettre les oeuvres célèbres elles-mêmes entre guillemets afin de dénoncer leur facticité.
L’histoire de l’art apparaît alors comme une stratification de la praxis énonciative, c’est-à-dire le fond d’appréhension des
oeuvres contemporaines ; la vision évolutionniste peut être inversée, laissant place à une perspective réductionniste selon
laquelle l’Histoire serait un tribunal déployé devant le Présent (contemporanéité de tous les styles). Selon une
muséification panoptique (se camper devant l’histoire), les variations opérées sur des formes exemplaires paraissent
inévitablement maniérées, affectées. Continuer à produire de l’art relève du kitsch à moins d’adopter une observation de
deuxième ordre, une perspective de jeu supérieure, si possible dépourvue d’une rationalité de valorisation déterminée : on
est seulement « campé ». La dérive ultime du camp est l’illisibilité de la signature ou la signature sans sujet désigné. En
tout cas, l’histoire de l’aptitude camp en art est la chronique vertigineuse d’une disparition, le journal d’une
schizophrénie12 : apologie de la souveraineté de l’objet banal (élévation au statut muséal) ironiquement détrôné (mise à
nu de la facticité) ; dénonciation d’une implication du sujet dans les formes ratées (stylisation ubiquiste) et récit de son
éloignement ironique (légèreté captieuse) ; observation de deuxième ordre et suspension de l’auto-attribution. Le camp
est une sorte de métasensibilisation au kitsch, qui reste cependant sous une forme débrayée, c’est-à-dire déléguée à des
projets locaux de renversement des signes et de mise à nu des (dé)stylisations. L’ironie des goûts, ou bien des
observations de premier degré qui voudraient encore valider les expériences esthétiques, va assumer une allure tragique
sous ses airs de légèreté. Si Susan Sontag oppose la gaieté du camp à la démystification sérieuse de la Pop Art13, cette
sensibilité postmoderne est nécessairement vécue selon une affectivité conjuguée à la troisième personne. D’ailleurs, la
mode se caractérise par un régime de monitorage passionnel, où les rôles émotifs sont aliénés par des clichés affectifs ou
de moods à mettre entre guillemets.
http://epublications.unilim.fr/revues/as/3281 3/8
04/10/2018 Les seuils du kitsch
2. Au dedans le kitsch, au-delà du camp : le cas extrême de David Lynch

2.1. Du kitsch qui figure dans les mondes oniriques


Le cinéma a participé à l’histoire du traitement syntaxique du kitsch en empruntant des trajectoires assez particulières.
Le déploiement diégétique de son espace-temps a favorisé – au moins suite aux expériences camp d’Andy Warhol et John
Waters – la production du kitsch par d’autres moyens que la célébration de l’objet trouvé et le dévoilement de sa
souveraineté ridicule. Le cinéma a plutôt procédé par juxtaposition de scénarios permettant l’émergence du kitsch : la
combustion se produit donc entre des scènes afférentes à des genres et des motifs différents. Les guillemets apposés sur
l’objet kitsch assurent son isolement et lui confèrent un aspect totémique et même fétichiste (c’est le risque pris par le
camp) ; en revanche, la logique de juxtaposition introduit l’objet quelconque, caractérisé par son faux accent tonique
(faux vis-à-vis de la scène d’inscription) dans un itinéraire trans-narratif où il redevient signe rhématique, c’est-à-dire un
élément discursif d’ordre diagrammatique susceptible d’intervenir dans de nouvelles valorisations.
Les liens entre la poétique de David Lynch et le kitsch se présentent exactement de cette façon. Si les films de Lynch
témoignent d’une esthétique largement inspirée par le kitsch (Twin Peaks, Sailor et Lula), le camp n’est pourtant pas son
langage, sa langue cinématographique « maternelle14 ». A ses débuts, Lynch s’est totalement voué à la représentation du
monde subjectif (Grandmother, Eraserhead). Le monde visionnaire du songe-creux est donc un espace de transformation
de valeurs essentiel à l’économie interne de sa forme de vie. Le rêve n’est pas un univers discursif banalement dénié par le
réveil ; nous savons d’ailleurs aujourd’hui que l’équilibre psychique, de même que le dépôt de l’expérience vécue dans la
mémoire à longue terme, dépendent également de l’activité onirique. Or, comme l’indiquait Lotte Eisner (1968), le kitsch
s’affiche comme un daydream objectivé de l’extérieur. Il a perdu l’enchantement figural et redevient paysage de plate
figurativité, qui vit d’aumône et du bricolage le plus élémentaire.
A priori, Lynch devrait rester éloigné du kitsch, comme s’il pouvait exercer une sorte de pression énonciative vers le
réveil, la perte d’enchantement. Mais l’univers du rêve est pour lui le théâtre d’une polémique permanente avec des forces
adverses (Mulholland Dr.). Si le songe-creux purifie dans le rêve les structures de sa forme de vie (la dimension figurale
révèle les abstractions des valorisations du sujet), le kitsch représente la coprésence résiduelle et ubiquiste des éléments
figuratifs marqués par un accent tonique qui ne sont ni des « lieutenants » d’une totalité intégrée, ni les fruits d’une
opération de tri. La forme de vie du songe est comme un sémiosphère dont les dehors sont un fatras d’instances non
encore organisé (Fire Walk with Me). Le chaos représente le milieu vital, le réel qui entre dans le rêve sous l’apparence de
l’« objet kitsch » (du moins, il apparaîtra kitsch s’il ne se prête pas à l’amalgame, s’il prétend avoir cet accent tonique
affranchi du vécu onirique). Esquissées sur fond de rêve, les données réelles résonneront comme arbitraires.
S’introduisant dans le monde rêvé, le kitsch vient perturber la prosodie existentielle de la manifestation des valeurs.
Surtout, le mode de présence de valeurs devient instable. L’artificialité du kitsch révèle alors une désolidarisation, une
désynchronisation où l’expansion durative du rêve devient ce temps sans répit caractéristique de l’angoisse. Chez Lynch,
le kitsch qui se manifeste à l’intérieur d’un monde rêvé, vient affecter directement le plan de l’énonciation et ses variables
spatiales et temporelles. Alors que le temps sans répit produit des accélérations apparemment immotivées de la caméra,
l’espace devient étroit, réduit, si infime que l’on n’accède à la sortie que par les infractuosités qui ouvrent sur des mondes
emboîtes (Eraserhead).
En italien, un mot formidable permet d’exprimer l’étroitesse : angustia. Un espace angusto, étroit, est doublement
modalisé. D’un coté, c’est un espace stratégique inadéquat qui ne se prête pas aux valeurs « opérables » par l’action
programmée ; de l’autre, c’est un espace qui exemplifie une étroitesse dimensionnelle dans la circulation des valeurs,
susceptible d’être analogisée (imitée) par l’espace intime du corps intéressé par la respiration : l’essoufflement
qu’occasionne un espace réduit résulte d’un raisonnement figural de la mémoire corporelle. C’est dans un tel espace
angusto, un espace qui provoque l’essoufflement, que la rencontre de l’objet kitsch se réalise et la pression du kitsch est la
métonymie d’une pression exercée par l’espace oppressant.
Mais il faut préciser les rapport entre kitsch et forme de vie : a) tout d’abord, les conditions de la rencontre avec le
kitsch (espace réduit) favorisent le processus analogique, donc le mélange des substances ; b) ensuite le mélange va créer
une déstabilisation des limites du corps actoriel. c) enfin, la mobilisation du corps percevant se traduit aussi par
l’animation potentielle de l’objet qui obsède à l’intérieur d’un espace étroit.
Ce traitement du kitsch apparaît de façon exemplaire dans Eraserhead. Henry Spencer a décidé de rendre visite à sa
fiancé Mary chez ses parents. Son père a fait la cuisine et invite Henry à trancher la viande sortie du four. Des poulets à la
broche, soi-disant élevés au grain, révèlent alors un sème d’artificialité par un mouvement aussi affecté
qu’invraisemblable (ils sont déjà cuits), tandis que le sang coule, ce qui laisse supposer paradoxalement que la viande est
saignante. Le mouvement est mécanique et suffit à insérer un sème réaliste (il montre que la mise en scène est
délibérément ratée) dans un monde onirique. Le point de vue filmique tombe soudain sur le gros plan des poulets,
occasionnant une proximité extrême de l’énonciataire. Le caractère surdétaillé de la vision est asphyxiant et produit une
sorte d’effondrement dans l’objet kitsch (le poulet).

2.2. Au-delà du sarcasme


Cette description rapide n’est possible que parce que nous avons consacré un livre entier aux films de Lynch15. Elle
prend le parti d’extrapoler les séquences qui se prêtent le mieux à la décontextualisation : celles où le kitsch entre en
scène. D’autres exemples pourraient témoigner de la présence massive de telles séquences chez Lynch mais cette
recension dépasserait les limites de cet article. Il faut commencer alors in media res.
Evoquons néanmoins un autre segment du cinéma lynchien, une courte séquence de Lost Highway en commençant
par motiver ce choix. Nous ne croyons pas à la possibilité de réduire l’analyse à une procédure. Bien que nous la
considérions comme un jeu linguistique différent de l’interprétation, notre opinion est que l’analyse commence et
s’achève sur des enjeux herméneutiques. Or l’analyse de Lost Highway faite plusieurs fois en cours, bute toujours une
séquence indigeste, une sorte de bavure dans la cohérence stylistique et figurale du film. Quand nous avons décidé de
transformer l’expérience didactique en livre, nous avons recommencé à rédiger l’analyse en commençant exactement par
cette séquence, l’enjeu étant de comprendre une partie anomale, hétérogène et avant tout « super kitsch ».
http://epublications.unilim.fr/revues/as/3281 4/8
04/10/2018 Les seuils du kitsch

Pete Dayton vient de participer à un cambriolage dans la villa d’Andy ; il est surtout responsable de la mort de ce
dernier. Pendant cette action criminelle, une projection de film porno a lieu dans le salon et la protagoniste du film est la
femme de Pete (Alice). Donc, le protagoniste de la deuxième partie du film est vraiment traversé par un bouleversement
thymique qui s’exprime par un saignement de nez. Il demande à sa copine où se trouvent les toilettes. Celle-ci répond :
« Au fond du couloir du premier étage ». Il monte l’escalier tandis qu’une musique anticipant un changement de climat
énonciatif fait son apparition. La vision subjective de Pete se déstabilise, avec celle de l’énonciataire. Pete est pris de
vertige. Des éclairs bleus traversent le premier étage : l’image devient surexposée. Pete ne semble plus viser la porte au
fond du couloir (les toilettes) mais regarde les portes latérales marquées par des numéros comme les chambres d’hôtel. Il
décide d’entrer dans la chambre 26. Au moment où il entre, une lumière rouge sature le cadre entier de l’image. Dans un
miroir apparaît une femme engagée dans un acte sexuel avec un homme collé à ses épaules. La bande supérieure de
l’image est très déformée et semble filtrée par un dispositif, par exemple un enregistreur vidéo dont le tracking (la
position de la tête d’enregistrement) est mal réglé. Toutefois, la distorsion est attribuée à la subjectivité de Pete, la
sémantisation de la production de l’image se trouvant ainsi empêchée et transformée en une impossibilité à soutenir la
vision : cette image d’un kitsch absolu signifie en fait l’expérience proprioceptive de Pete ! Des contrechamps nous
montrent, en gros plan, le visage de Pete : l’image paraît perturbée par un mouvement tellurique. L’énonciation semble se
déstabiliser, les conditions de prise de vue paraissant perturbées par des forces hétéronomes supérieures.
Le semisymbolisme rouge/bleu signale la compétition entre les images qui retrouvent, comme une précondition de
commensurabilité, une origine commune : le vidéo porno qui est montrée dans la salle (bleu) et le détournement du film
sur le support magnétique (l’image devient rouge monochrome). Mieux encore, on peut penser que la mémoire discursive
du porno va contaminer l’énonciation filmique : le bleu, c’est le passé du porno (il témoigne de la performance d’Alice) par
rapport au rouge qui se pose comme la « présentification » du passé, ou bien l’évidence que la femme de Pete s’est
adonnée aux rapports charnels (d’ailleurs elle vient de « concéder » son corps à Andy, pour favoriser le vol dans la villa).
La virtualité bleue du film porno – encore susceptible d’une lecture fictionnalisante –s’actualise dans la chambre en
entrant en contact avec la chair réelle (rouge) du corps du personnage (Pete est dégoûté).
La femme s’adresse à Pete: « Did you want to talk to me? – elle s’en moque – Did you want to ask me “why”? ». La
prononciation de cette question, du why, semble se poser comme une totale négation d’assomption énonciative, étant
donnée l’évidente imputation de la question au visage interrogateur de Pete. Why semble être aussi une marque de
dérision adressée à l’interlocuteur (l’ingénuité de la question et la moralisation qui la soutient sont l’occasion d’une
raillerie). C’est un why dissonant, kitsch comme tout le reste, qui se moque aussi de la disposition pathémique et
cognitive du spectateur. C’est un why stratifié par toutes les répétitions naïves de la question.
La saturation débordante du rouge est une évidente perte de contrôle des variables plastiques ; l’énonciation est
colonisée par une musique heavy metal : le titre de la chanson c’est Rammstein du groupe allemand homonyme.
L’intérieur de la chambre 26 doit être considéré comme l’acmé de la rhétorique discursive du film, sachant que d’un coté il
correspond à un passage textuel à haute connectivité tandis que de l’autre, l’assiette, la palette sensorielle du film semble
dépassée par un œil et une oreille étrangers. C’est un kitsch dépourvu de guillemets ; il gagne la partie pour le moment sur
le style lynchien. L’énonciateur est dépossédé de sa souveraineté discursive. L’hyperesthésie des éclairs bleus du couloir
correspond à la langueur d’un corps percevant exténué par l’expérimentation de savoirs inadmissibles.
Pete est réduit à tenir un rôle actantiel dans la longue chaîne des hommes qui ont possédé Alice : la chair acquiert un
caractère anonyme et l’affirmation identitaire de Pete en tant qu’amant est perdue : il n’est qu’un stéréotype mis en scène
par le porno. Why me ? – demande Pete à Alice dans la séquence suivante.
Le corps d’Alice lui-même trouve une chaîne infinie et incontrôlable de suppléments, de simulacres répandus à travers
les vidéocassettes des films pornographiques.
Le kitsch survient sur la stylisation esthésique d’une forme de vie ; soit Pete, protagoniste de la deuxième partie du
Lost Highway, soit Fred, protagoniste de la première, sont définis comme la meilleure oreille de la ville. Mais le film de
Fred et celui de Pete, c’est-à-dire les deux moitiés du film, sont très différentes : le premier est puriste ; le second, plein de
citations et des tonalité pulp fiction. Un jour, en prison, Fred – meurtrier de sa femme – a laissé sa place à Pete dans la
cellule sans que la substitution soit jamais expliquée. Le dédoublement du protagoniste devient aussi dédoublement
stylistique. Le « Lynch » qui raffine sa langue propre (Grandmother, Eraserhead) se trouve devant l’alter ego, le
« Lynch » qui joue avec les stéréotypes (Twin Peaks, Sailor et Lula). Dans Lost Highway on trouve une métaréflexion sur
l’identité autoriale où deux styles différents exercent des pressions spécifiques en tant que systèmes de cohérence
énonciative concurrentiels.
Dans l’oeuvre de Lynch,la citation entre guillemets du kitsch (assomption de deuxième ordre) montre que cette
modalité énonciative est sans issue ; dans tout les cas, l’étape ultime du camp, c’est le renoncement à son propre style
personnel. Il faut plutôt laisser le kitsch s’étendre comme une tache, de manière à conduire sa déformation constitutive
vers une pleine révélation. Il faut que l’oeil accepte d’absorber jusqu’au bout le kitsch pour en fournir le vaccin. Le kitsch
porté à son paroxysme ne va plus redoubler les tonalités discursives du film (d’une part, le ridicule de l’énoncé ; de l’autre,
le sarcasme de l’énonciation) comme dans la stratégie du camp. L’artiste adresse ses sarcasmes à son adversaire ridicule
(la culture de masse) cependant un side effect vient immédiatement affecter sa propre image qui se trouve raillée à son
tour en raison de l’avilissement du rôle et de la compétence de l’interlocuteur (ou spectateur). L’amertume du ton
sarcastique s’explique par cette contamination du ridicule ; la cible discursive a déjà « lacéré la chair » (σαρκάζω16) de
l’énonciateur sarcastique.
Le sarcasme produit une soustraction au niveau de l’observation de deuxième ordre, un procès de réduction de tous les
énonciateurs au « plus petit multiple commun », un appauvrissement de toutes les singularités. Le monitorage de la
médiocrité, du kitsch dominant, est froid car les observations de premier ordre de l’énonciateur sont elles-mêmes enfin
posées entre guillemets.
La passion du monitorage, à travers lequel on peut observer la combustion des éléments kitsch par juxtaposition, n’est
pas encore satisfaisante. Certes, la juxtaposition paratactique du montage filmique ne reconstruit plus un bazar des
stéréotypes, mais elle les rend cependant mutuellement dérisoires : c’est l’esthétique pulp. Toutefois, toute adhésion
émotive à la matière narrative est exclue, sans issue. Dans le cinéma de David Lynch, cette adhésion émotive doit être

http://epublications.unilim.fr/revues/as/3281 5/8
04/10/2018 Les seuils du kitsch

récupérée, tandis que le plan de l’expression tout entier peut être attribué à l’objet kitsch car l’excès de manifestation est
révélatrice de l’absurdité17. Au stock de sens détensif mis en mémoire dans l’objet kitsch, il faut substituer la
surabondance de son expression ; l’explosion d’absurdité qui se manifeste dans l’expansion paroxystique du kitsch est un
manque de sens récupérable, dans le plan d’énonciation, en terme d’assomption du risque, de cooptation du vertige. La
paralysie qu’occasionne l’absurde doit être vaincue par une compensation imaginative régie par les renforts de
l’émotion18. Le daydream du kitsch peut être renversé dans la nuit d’un esprit qui efface (eraserhead) les connexions
figuratives pour restaurer le théâtre des valeurs.
Si le kitsch se laisse identifier, dans un paysage d’objets, comme le symptôme d’un cancer interne à la praxis
productive, il devient dans le cinéma de David Lynch une sorte de trou noir (vertige de l’absurde) ouvrant sur un monde
onirique qui assure un diagnostic, la caractérisation émotive de chaque manque de sens rendant ce diagnostic possible.
L’exacerbation locale du kitsch (point d’incandescence, tache qui s’élargit en saturant la vision, porte ouverte sur
l’horreur) conduit le vertige du goût vers une catharsis stylistique susceptible de redémarrer, de re-initialiser une
appréhension euphorique et singulière du monde sensible.
A la dialectique discursive entre les tons (ridicule/sarcastique) du camp se substitue une maladie du style et le procès
incertain de sa guérison. Le monitorage des stylisations (des modes) n’est pas refusé a priori (c’est « la » condition même
du postmoderne), mais il cède sous un procès de ré-immersion émotive qui, loin de viser une saisie totalisante du monde
de référence, cherche à situer les valences dans des mondes différents, aucun d’eux ne parvenant à saturer la signification
d’une forme de vie. Voici la raison pour laquelle, dans le cinéma lynchien, le monde onirique redouble la réalité, mais
laisse place aussi à un empilement de songes. L’empilement des mondes apparaît comme une dénonciation de
l’impropriété obsédante des valorisations proposées par le kitsch. En effet, le kitsch n’est que la déformation obtenue par
application récursive du même code praxique à la production d’objets. Le caractère asphyxiant du kitsch va se préciser : il
émerge sur un fond d’applications homologantes et réductionnistes qui, toujours récursives, manquent de références
extérieures, de passages à d’autres cadres de signification. Pour cette raison, la décontextualisation apparaît comme un
traitement « expiatoire » de l’objet kitsch, qui n’aboutit qu’à une dialectique d’aliénation entre instances ridiculisées et
instances sarcastiques. De plus, elle ne permet pas de contrecarrer ni l’avancée ni l’ubiquité du kitsch (le kitsch n’est que
l’avant-garde du mauvais goût). A l’isolement de l’objet kitsch du Pop Art, se substitue, chez Lynch, son insertion dans des
réseaux figuraux multiples. A la juxtaposition dérisoire d’éléments kitsch et au monitorage passionnel des pulp films
(développés par Joel et Ethan Coen, Tarantino et le Lynch de Twin Peaks dans les années 90), se substitue aussi
l’immersion émotive dans un empilement de mondes différents. La dramatisation progressive de l’énonciation dans le
cinéma lynchien s’accompagne d’une propagation du kitsch et de son parcours thérapeutique fantasmé, songe après
songe, le risque étant d’aboutir à des solutions esthétique idiosyncratiques et élitistes (Inland Empire).
Les stratégies camp et pulp peuvent en outre s’articuler avec la mode. La désinvolture dont témoigne le traitement du
kitsch tient à son indifférence vis-à-vis du goût personnel. Parce qu’il est marqué d’anonymat, le kitsch est en effet un
matériel culturel dénué de goût, plutôt qu’un produit de mauvais goût. Dans la mesure où la mode est un jeu social
utilisant des positions identitaires différentielles et relèvant d’une observation de deuxième ordre, les stratégies camp
utilisent en ce cas les propriétés kitsch comme des marques distinctives sans lien avec leur contenu originel. Ce contenu
est alors mis entre guillemets, ce qui ne l’empêche pas de révéler son immanence radicale : l’immanence du code appliqué
de façon récursive devient immanence du marché identitaire (mode). Jouer « le kitsch » comme atout dans une partie
identitaire purement différentielle ne préserve pourtant pas des valences transcendantes. Le risque encouru n’est pas
seulement l’autoréférentialité, mais aussi le blocage de la circulation écologique des valeurs, laquelle réclame la
transcendance, c’est-à-dire des passages interprétatifs entre des univers de discours divers, des univers sociaux différents.
La ridiculisation du kitsch apparaît encore comme une application récursive de son principe constitutif (l’ironie de chaque
singularisation), une participation à la déformation de l’initiative énonciative ; on risque l’asphyxie dans cette cérémonie
permanente du kitsch qui ne manque jamais ni de délégués ni d’officiants (involontaires ou pas). Dès lors qu’il est
focalisé, le kitsch a pour ainsi dire gagné la partie puisque l’établissement d’une écologie « trans-mondaine » suppose sa
transformation en un signe rhématique et son transfert dans un autre monde de référence. Si on l’observe de plus près, le
kitsch nous enseigne donc un surplus de laïcité puisqu’il dépasse les confrontations entre doxa et para-doxa, recherche
ou rétablit une polyscopie hétérodoxastique. La multiplication des accès au sens rend alors justice aux chances
rhématiques de notre organisation discursive, à leurs capacités à transiter entre des fonds de sémantisation (mondes)
différents. Pour le reste, nous savons que l’exotisme domestiqué est la première source de « kitschisation ».
Pour être plus précis, le kitsch ne sort pas vaincu des transpositions entre des univers de discours différents. Comme
l’ont montré les pratiques rhétoriques, les jeux figuraux de la rhétorique vont construire des allotopies, des croisements
isotopiques, des conflits entre différents mondes actualisés. La circulation des enjeux discursifs entre scènes figuratives
déconstruites et reconstruites n’empêche pas que la rhétorique puisse donner un résultat qui, à son tour, relève du kitsch.
Cette débâcle est une fois encore liée à la récursivité dans l’application du même principe productif, à la stratification
déformante d’une praxis énonciative : une solution rhétorique devient, par exemple, abusée ou se surcharge d’emphase.
Une fois devenue kitsch, la solution rhétorique donne un résultat intransitif, diaphane : le jeu figural (transposition de
diagrammes de relations entre univers figuratifs différents) se fige, se glace, et perd son potentiel émotionnel : le destin de
la signification est fixé. Si dans l’objet kitsch, la « main » de l’énonciateur est perdue (elle se trouve réduite au plus petit
dénominateur commun entre toutes les « mains » qui ont produit la même chose), cette réponse préétablie de
l’observateur l’affranchit de toute individualité. Dans cette perspective, Umberto Eco19 a élaboré une critique de la
définition de kitsch artistique en tant que préfabrication et imposition de l’effet. Cet apport ne doit nous faire perdre de
vue ni le paysage esthétique contemporain ni celui de la communication. Loin de vouloir stigmatiser aujourd’hui un art
maniériste, il s’agit de problématiser des enjeux sémiotiques plus sophistiqués où prévaut l’observation de deuxième
ordre et où le kitsch est assumé entre guillemets.

Références bibliographiques

http://epublications.unilim.fr/revues/as/3281 6/8
04/10/2018 Les seuils du kitsch

Basso (Fossali), Pierluigi


2002 Il dominio dell’arte, Roma, Meltemi.
2003 Confini del cinema, Torino, Lindau.
2006 Interpretazione tra mondi. Il pensiero figurale di David Lynch, Pisa, ETS.
2007 “La gestion du sens dans l’émotion”, Semiotica, n. 163–1/4, pp. 131–158.
Danto, Arthur C.
1986 The Philosophical Disenfranchisement of Art, New York, Columbia University Press.
Dorfles, Gillo (ed.)
1968 Il Kitsch. Antologia del cattivo gusto, Milano, Mazzotta, 19723.
Eco, Umberto
1964 Apocalittici e integrati. Comunicazioni di massa e teorie della cultura di massa, Milano, Bompiani, 19953.
Eisner, Lotte H.
1968 Il Kitsch nel cinema, dans Gillo Dorfles, Il Kitsch, Milano, Mazzotta.
Fontanille, Jacques
1993 “L’absurde”, RSSI (Recherches sémiotiques), numéro monographique « Les formes de vie ».
Giesz, Ludwig
1960 Phaenomenologie des Kitsches, Heidelberg, Rothe Verlag.
Moles, Abraham
1971 Le kitsch. L’art du bonheur, Paris, Maison Mame (trad. it. dans Il Kitsch. L’arte della felicità, Roma, Officina, 1979).
1972 Psychologie des Kitsches, München, Carl Hanser Verlag (trad. it. dans Il Kitsch. L’arte della felicità, Roma, Officina,
1979).
Sontag, Susan
1964 « Note on “Camp”, in S. Sontag, Against interpretation: and other essays, New York, Farrar Straus & Giroux.
von Schlosser, Julius
1908 Die Kunst–und Wunderkammern der Spätrenaissance, Leipzig (nouvelle édition, Braunschweig, 1978) ; trad. it.
part. Raccolte d’arte e di meraviglie del tardo Rinascimento, Firenze, Sansoni, 2000.

Notes
1 La traduction est due à l’auteur avec Anne Beyaert.
2 Pour une histoire terminologique du Kitsch voir Ludwig Giesz, Phaenomenologie des Kitsches, Heidelberg, Rothe
Verlag, 1960.
3 Lotte H. Eisner (1968, p. 202) a utilisé la notion de « stimmung mystifiée » pour caractériser le film kitsch. Voir à ce
sujet Il Kitsch nel cinema (1968), cité dans Gillo Dorfles, Il Kitsch, Milano, Mazzotta, 1972 (1968).
4 « Kitsch est la réalisation de motifs artistiques faussés par hypersensibilité ou par inadéquation stylistique »,
Encyclopédie de Knaur (cité par L. Eisner, idem, p. 200).
5 Julius von Schlosser, Die Kunst–und Wunderkammern der Spätrenaissance, Leipzig, 1908 (nouvelle édition,
Braunschweig, 1978) ; trad. it. part. Raccolte d’arte e di meraviglie del tardo Rinascimento, Firenze, Sansoni, 2000.
6 L’appauvrissement reproductif s’affirme de manière péremptoire dans l’objet kitsch et, dans le même temps, il
manifeste l’ironie de l’exemplum originel. Le principe d’adéquation des stéréotypes est aussi un principe de dissolution.
7 Nous avons tâché (Basso 2002) d’importer en sémiotique la notion d’observation de deuxième ordre, élaborée dans la
théorie de systèmes puis développée dans la sociologie de Niklas Luhmann. Cette notion désigne l’observation
d’observateurs ou l’auto-observation. Les observations de premier ordre offrent une sémantisation fondée sur des
catégorisations différentielles et des diagrammes saillants qui vont repérer les relations entre corps et milieu, ou entre
moi-chair et alterité. Cependant si une instance subjectale devient capable de s’autoreprésenter comme incluse dans
l’entour en tant qu’acteur parmi les autres, elle réussit à élaborer un domaine de catégories participatives qui vont motiver
la multiplication des perspectives de sémantisation (prégnances) et la projection/assomption d’identités fictives. Cette
observation de deuxième ordre est à la base de la transformation d’un territoire d’expérience dans un terrain de jeu.
L’observation de deuxième ordre révèle une immanence de couplages entre systèmes et milieu ; pour cette raison, même
une telle observation ne sort pas de cette immanence, et découvre par contre sa condition consubstantielle.
8 Arthur Danto, The Philosophical Disenfranchisement of Art, New York, Columbia University Press, 1986.
9 L’observation de deuxième ordre est très explicite dans l’argumentation de Sontag : «Camp is the relation to style in a
time in which the adoption of style – as such – has become altogether questionable». Voir à ce sujet « Note on “Camp”, in
S. Sontag, Against interpretation : and other essays, New York, Farrar Straus & Giroux, 1964.
10 L’objet kitsch est un roi nu dans le musée, mais son ascension au trône n’est pas totalement déconnectée de son
ambition originelle. En effet, le kitsch résulte aussi d’un souci de perfectionnement, à moins qu’il ne soit une sorte de
résultat difforme mais émergeant à l’issue d’un procès de reproduction qui n’est pas encore perfectible. Pour cette raison,
l’objet kitsch est toujours bien poli, bien lustré comme pour signaler une aspectualisation terminative et perfective du
procès d’instanciation. L’ostension de cet achèvement participe du vertige provoqué par l’objet kitsch. En outre, cette
ostension s’explique en terme de décoration, toujours considérée comme un accomplissement final de l’oeuvre
architectonique voire comme un supplément postiche.
11 « Camp sees everything in quotation marks. It’s not a lamp, but a “lamp”; not a woman, but a “woman.” To perceive
Camp in objects and persons is to understand Being-as-Playing-a-Role. It is the farthest extension, in sensibility, of the
metaphor of life as theater», Sontag, idem.
12 Nous ne cherchons pas à restituer l’argumentation de Susan Sontag à propos du camp mais, bien au contraire, à
obtenir une vision critique de l’autovalidation de l’esthétique camp rédigée par Sontag : «Camp taste is a kind of love,
love for human nature. It relishes, rather than judges, the little triumphs and awkward intensities of “character’’. » [...]
Camp taste identifies with what it is enjoying. People who share this sensibility are not laughing at the thing they label
as “a camp”, they're enjoying it. Camp is a tender feeling».

http://epublications.unilim.fr/revues/as/3281 7/8
04/10/2018 Les seuils du kitsch

13 «Pop Art is more flat and more dry, more serious, more detached, ultimately nihilistic» explique Sontag.
14 Pour un encadrement général de la poétique de David Lynch, on reporte à Basso Fossali, Interpretazione tra mondi. Il
pensiero figurale di David Lynch, Pisa, ETS, 2006.
15 Voir Basso-Fossali, idem.
16 L’étymologie de sarcasme est liée au mot grec σαρκάζω dont la signification est « lacérer la chair ».
17 Jacques Fontanille, “L’absurde”, RSSI (Recherches sémiotiques), numéro monographique « Les formes de vie », 1993
18 A propos des rapports entre vertige et émotions voir Pierluigi Basso, “La gestion du sens dans l’émotion”, Semiotica, n.
163–1/4, 2007, pp.131-158.
19 Umberto Eco, Apocalittici e integrati. Comunicazioni di massa e teorie della cultura di massa, Milano, Bompiani,
1995 (1964), p. 66.

Pour citer ce document


Pierluigi Basso-Fossali «Les seuils du kitsch», Actes Sémiotiques [En ligne]. 1970. Disponible sur :
<http://epublications.unilim.fr/revues/as/3281> (consulté le 04/10/2018)

http://epublications.unilim.fr/revues/as/3281 8/8

Você também pode gostar