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Pierluigi Basso-Fossali
Plan
1. Kitsch et écologie des valorisations
1.1. Le kitsch comme forme d’appréhension processuelle
1.2. Perception du kitsch et société d’objets
1.3. Kitsch et observation de deuxième ordre
1.4. Kitsch, camp et avant-garde
2. Au dedans le kitsch, au-delà du camp : le cas extrême de David Lynch
2.1. Du kitsch qui figure dans les mondes oniriques
2.2. Au-delà du sarcasme
Texte intégral
Cet essai s’articule en deux temps. Tout d’abord une petite introduction théorique entreprend de délimiter le concept
de kitsch2, entre le bazar – amas d’objets ne permettant pas de déceler un tri cohérent – et l’esthétique-kitsch – qui traite
les produits du mauvais goût par une assomption de deuxième degré. En particulier, il s’agit d’éclaircir le mode
d’existence potentialisé du kitsch dans notre société et sa contre-liturgie de la valorisation car le kitsch devrait être étudié
dans le cadre d’une gestion des valorisations et d’une pratique du reframing (re-encadrement). La deuxième partie de
notre essai est entièrement consacrée à l’analyse d’un cas filmique (Lost Highway de David Lynch) où le kitsch se
manifeste comme un point de dissolution d’un style énonciatif et de stabilisation des « saveurs » perceptives énoncées. La
visée de notre argumentation est (in nuce) de développer un discours critique autour des relations entre art et mode en
tant qu’observation de deuxième ordre portant sur les valeurs identitaires socialisées. Plus précisément, il s’agit de dresser
une petite cartographie des stratégies d’émergence du kitsch en art.
entrent dans une connexion déictique fluctuante ; l’initiative modale est bilatérale mais le résultat final tend vers la
« paralysie » réciproque. L’objet kitsch est un échantillonnage de la stratification de la sémiosphère qu’on respire, mais
par rapport à laquelle on voudrait sans cesse prendre ses distances. Le kitsch appartient à l’« air » que nous partageons
mais il est asphyxiant. Il est topiquement attesté, mais il semble envelopper le sujet de l’évaluation. L’observateur
retourne sans cesse dans l’exploration perceptive de l’objet, jusqu’à le « surdétailler » ce qui aboutit au Verfremdung, au
« surréalisme » du kitsch (proximité du regard/éloignement de l’affect).
L’appréhension du kitsch s’accompagne donc d’un vertige constitutif. S’y ajoute une sorte de prosodie de la
valorisation, une organisation expérientielle d’un paysage d’objets qui témoigne d’un excès de familiarité ; la stratification
des rencontres avec des objets normaux, banals, devient une forme rudimentaire, appauvrie, qui modifie avec ironie notre
compétence, notre regard sur l’objet en introduisant un accent tonique dans la syntaxe des figures du quotidien.
Le kitsch est gluant, car il est très difficile de s’en tenir à la bonne distance. Il va désolidariser, chez le sujet
observateur, la compétence auto-attribuée et la compétence révélée par la centralité assignée (subrepticement et
compulsivement) à la banalité. Le kitsch risque de rompre l’assiette du goût, la palette personnelle des saveurs.
L’objet kitsch est trop « moyen » pour être une simple occurrence, pour se manifester seulement lui-même ; il brille
d’une médiocrité plus voyante. Son caractère provocant est lié à la commensurabilité des compétences subjectales et
objectales qu’il construit à travers sa manifestation accidentelle et incidente dans l’exploration perceptive : l’oeil tombe
sans cesse et avec une intensité démesurée sur l’objet qui ne mérite pas cette focalisation.
Objet valorisé sans raison par cette écologie de la perception, la chose kitsch met l’observateur au défi de fournir une
réponse à l’attention immotivée, une réponse qui vaut déjà pour une reconnaissance d’un théâtre de valeurs communs. Se
passionner contre l’objet kitsch, c’est avoir déjà adopté sérieusement sa stimmung mystificatrice3, son potentiel figural
absurde – le kitsch est trop banal et raté pour se proposer comme un réargumentation rhétorique de la réalité.
L’hypersensibilisation à l’objet kitsch témoigne d’une articulation fastidieuse de l’attitude personnelle avec son
inadéquation stylistique4. Céder à l’objet kitsch ou prétendre enfin à sa disparition, sa destruction, c’est partager sa
« médiocrité », sa « médiocratie ».
peut corriger un réel qui se présente comme une anamorphose de lui même ou comme si l’anamorphose coïncidait avec la
« bonne forme », comme si la norme formelle correspondait à l’aberration d’une chose « trop réelle » mais enfin perdue6.
La seule perspective susceptible de corriger le kitsch consisterait en une observation de deuxième ordre7 : se voir devant
le kitsch pour lui apposer des guillemets.
Pete Dayton vient de participer à un cambriolage dans la villa d’Andy ; il est surtout responsable de la mort de ce
dernier. Pendant cette action criminelle, une projection de film porno a lieu dans le salon et la protagoniste du film est la
femme de Pete (Alice). Donc, le protagoniste de la deuxième partie du film est vraiment traversé par un bouleversement
thymique qui s’exprime par un saignement de nez. Il demande à sa copine où se trouvent les toilettes. Celle-ci répond :
« Au fond du couloir du premier étage ». Il monte l’escalier tandis qu’une musique anticipant un changement de climat
énonciatif fait son apparition. La vision subjective de Pete se déstabilise, avec celle de l’énonciataire. Pete est pris de
vertige. Des éclairs bleus traversent le premier étage : l’image devient surexposée. Pete ne semble plus viser la porte au
fond du couloir (les toilettes) mais regarde les portes latérales marquées par des numéros comme les chambres d’hôtel. Il
décide d’entrer dans la chambre 26. Au moment où il entre, une lumière rouge sature le cadre entier de l’image. Dans un
miroir apparaît une femme engagée dans un acte sexuel avec un homme collé à ses épaules. La bande supérieure de
l’image est très déformée et semble filtrée par un dispositif, par exemple un enregistreur vidéo dont le tracking (la
position de la tête d’enregistrement) est mal réglé. Toutefois, la distorsion est attribuée à la subjectivité de Pete, la
sémantisation de la production de l’image se trouvant ainsi empêchée et transformée en une impossibilité à soutenir la
vision : cette image d’un kitsch absolu signifie en fait l’expérience proprioceptive de Pete ! Des contrechamps nous
montrent, en gros plan, le visage de Pete : l’image paraît perturbée par un mouvement tellurique. L’énonciation semble se
déstabiliser, les conditions de prise de vue paraissant perturbées par des forces hétéronomes supérieures.
Le semisymbolisme rouge/bleu signale la compétition entre les images qui retrouvent, comme une précondition de
commensurabilité, une origine commune : le vidéo porno qui est montrée dans la salle (bleu) et le détournement du film
sur le support magnétique (l’image devient rouge monochrome). Mieux encore, on peut penser que la mémoire discursive
du porno va contaminer l’énonciation filmique : le bleu, c’est le passé du porno (il témoigne de la performance d’Alice) par
rapport au rouge qui se pose comme la « présentification » du passé, ou bien l’évidence que la femme de Pete s’est
adonnée aux rapports charnels (d’ailleurs elle vient de « concéder » son corps à Andy, pour favoriser le vol dans la villa).
La virtualité bleue du film porno – encore susceptible d’une lecture fictionnalisante –s’actualise dans la chambre en
entrant en contact avec la chair réelle (rouge) du corps du personnage (Pete est dégoûté).
La femme s’adresse à Pete: « Did you want to talk to me? – elle s’en moque – Did you want to ask me “why”? ». La
prononciation de cette question, du why, semble se poser comme une totale négation d’assomption énonciative, étant
donnée l’évidente imputation de la question au visage interrogateur de Pete. Why semble être aussi une marque de
dérision adressée à l’interlocuteur (l’ingénuité de la question et la moralisation qui la soutient sont l’occasion d’une
raillerie). C’est un why dissonant, kitsch comme tout le reste, qui se moque aussi de la disposition pathémique et
cognitive du spectateur. C’est un why stratifié par toutes les répétitions naïves de la question.
La saturation débordante du rouge est une évidente perte de contrôle des variables plastiques ; l’énonciation est
colonisée par une musique heavy metal : le titre de la chanson c’est Rammstein du groupe allemand homonyme.
L’intérieur de la chambre 26 doit être considéré comme l’acmé de la rhétorique discursive du film, sachant que d’un coté il
correspond à un passage textuel à haute connectivité tandis que de l’autre, l’assiette, la palette sensorielle du film semble
dépassée par un œil et une oreille étrangers. C’est un kitsch dépourvu de guillemets ; il gagne la partie pour le moment sur
le style lynchien. L’énonciateur est dépossédé de sa souveraineté discursive. L’hyperesthésie des éclairs bleus du couloir
correspond à la langueur d’un corps percevant exténué par l’expérimentation de savoirs inadmissibles.
Pete est réduit à tenir un rôle actantiel dans la longue chaîne des hommes qui ont possédé Alice : la chair acquiert un
caractère anonyme et l’affirmation identitaire de Pete en tant qu’amant est perdue : il n’est qu’un stéréotype mis en scène
par le porno. Why me ? – demande Pete à Alice dans la séquence suivante.
Le corps d’Alice lui-même trouve une chaîne infinie et incontrôlable de suppléments, de simulacres répandus à travers
les vidéocassettes des films pornographiques.
Le kitsch survient sur la stylisation esthésique d’une forme de vie ; soit Pete, protagoniste de la deuxième partie du
Lost Highway, soit Fred, protagoniste de la première, sont définis comme la meilleure oreille de la ville. Mais le film de
Fred et celui de Pete, c’est-à-dire les deux moitiés du film, sont très différentes : le premier est puriste ; le second, plein de
citations et des tonalité pulp fiction. Un jour, en prison, Fred – meurtrier de sa femme – a laissé sa place à Pete dans la
cellule sans que la substitution soit jamais expliquée. Le dédoublement du protagoniste devient aussi dédoublement
stylistique. Le « Lynch » qui raffine sa langue propre (Grandmother, Eraserhead) se trouve devant l’alter ego, le
« Lynch » qui joue avec les stéréotypes (Twin Peaks, Sailor et Lula). Dans Lost Highway on trouve une métaréflexion sur
l’identité autoriale où deux styles différents exercent des pressions spécifiques en tant que systèmes de cohérence
énonciative concurrentiels.
Dans l’oeuvre de Lynch,la citation entre guillemets du kitsch (assomption de deuxième ordre) montre que cette
modalité énonciative est sans issue ; dans tout les cas, l’étape ultime du camp, c’est le renoncement à son propre style
personnel. Il faut plutôt laisser le kitsch s’étendre comme une tache, de manière à conduire sa déformation constitutive
vers une pleine révélation. Il faut que l’oeil accepte d’absorber jusqu’au bout le kitsch pour en fournir le vaccin. Le kitsch
porté à son paroxysme ne va plus redoubler les tonalités discursives du film (d’une part, le ridicule de l’énoncé ; de l’autre,
le sarcasme de l’énonciation) comme dans la stratégie du camp. L’artiste adresse ses sarcasmes à son adversaire ridicule
(la culture de masse) cependant un side effect vient immédiatement affecter sa propre image qui se trouve raillée à son
tour en raison de l’avilissement du rôle et de la compétence de l’interlocuteur (ou spectateur). L’amertume du ton
sarcastique s’explique par cette contamination du ridicule ; la cible discursive a déjà « lacéré la chair » (σαρκάζω16) de
l’énonciateur sarcastique.
Le sarcasme produit une soustraction au niveau de l’observation de deuxième ordre, un procès de réduction de tous les
énonciateurs au « plus petit multiple commun », un appauvrissement de toutes les singularités. Le monitorage de la
médiocrité, du kitsch dominant, est froid car les observations de premier ordre de l’énonciateur sont elles-mêmes enfin
posées entre guillemets.
La passion du monitorage, à travers lequel on peut observer la combustion des éléments kitsch par juxtaposition, n’est
pas encore satisfaisante. Certes, la juxtaposition paratactique du montage filmique ne reconstruit plus un bazar des
stéréotypes, mais elle les rend cependant mutuellement dérisoires : c’est l’esthétique pulp. Toutefois, toute adhésion
émotive à la matière narrative est exclue, sans issue. Dans le cinéma de David Lynch, cette adhésion émotive doit être
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récupérée, tandis que le plan de l’expression tout entier peut être attribué à l’objet kitsch car l’excès de manifestation est
révélatrice de l’absurdité17. Au stock de sens détensif mis en mémoire dans l’objet kitsch, il faut substituer la
surabondance de son expression ; l’explosion d’absurdité qui se manifeste dans l’expansion paroxystique du kitsch est un
manque de sens récupérable, dans le plan d’énonciation, en terme d’assomption du risque, de cooptation du vertige. La
paralysie qu’occasionne l’absurde doit être vaincue par une compensation imaginative régie par les renforts de
l’émotion18. Le daydream du kitsch peut être renversé dans la nuit d’un esprit qui efface (eraserhead) les connexions
figuratives pour restaurer le théâtre des valeurs.
Si le kitsch se laisse identifier, dans un paysage d’objets, comme le symptôme d’un cancer interne à la praxis
productive, il devient dans le cinéma de David Lynch une sorte de trou noir (vertige de l’absurde) ouvrant sur un monde
onirique qui assure un diagnostic, la caractérisation émotive de chaque manque de sens rendant ce diagnostic possible.
L’exacerbation locale du kitsch (point d’incandescence, tache qui s’élargit en saturant la vision, porte ouverte sur
l’horreur) conduit le vertige du goût vers une catharsis stylistique susceptible de redémarrer, de re-initialiser une
appréhension euphorique et singulière du monde sensible.
A la dialectique discursive entre les tons (ridicule/sarcastique) du camp se substitue une maladie du style et le procès
incertain de sa guérison. Le monitorage des stylisations (des modes) n’est pas refusé a priori (c’est « la » condition même
du postmoderne), mais il cède sous un procès de ré-immersion émotive qui, loin de viser une saisie totalisante du monde
de référence, cherche à situer les valences dans des mondes différents, aucun d’eux ne parvenant à saturer la signification
d’une forme de vie. Voici la raison pour laquelle, dans le cinéma lynchien, le monde onirique redouble la réalité, mais
laisse place aussi à un empilement de songes. L’empilement des mondes apparaît comme une dénonciation de
l’impropriété obsédante des valorisations proposées par le kitsch. En effet, le kitsch n’est que la déformation obtenue par
application récursive du même code praxique à la production d’objets. Le caractère asphyxiant du kitsch va se préciser : il
émerge sur un fond d’applications homologantes et réductionnistes qui, toujours récursives, manquent de références
extérieures, de passages à d’autres cadres de signification. Pour cette raison, la décontextualisation apparaît comme un
traitement « expiatoire » de l’objet kitsch, qui n’aboutit qu’à une dialectique d’aliénation entre instances ridiculisées et
instances sarcastiques. De plus, elle ne permet pas de contrecarrer ni l’avancée ni l’ubiquité du kitsch (le kitsch n’est que
l’avant-garde du mauvais goût). A l’isolement de l’objet kitsch du Pop Art, se substitue, chez Lynch, son insertion dans des
réseaux figuraux multiples. A la juxtaposition dérisoire d’éléments kitsch et au monitorage passionnel des pulp films
(développés par Joel et Ethan Coen, Tarantino et le Lynch de Twin Peaks dans les années 90), se substitue aussi
l’immersion émotive dans un empilement de mondes différents. La dramatisation progressive de l’énonciation dans le
cinéma lynchien s’accompagne d’une propagation du kitsch et de son parcours thérapeutique fantasmé, songe après
songe, le risque étant d’aboutir à des solutions esthétique idiosyncratiques et élitistes (Inland Empire).
Les stratégies camp et pulp peuvent en outre s’articuler avec la mode. La désinvolture dont témoigne le traitement du
kitsch tient à son indifférence vis-à-vis du goût personnel. Parce qu’il est marqué d’anonymat, le kitsch est en effet un
matériel culturel dénué de goût, plutôt qu’un produit de mauvais goût. Dans la mesure où la mode est un jeu social
utilisant des positions identitaires différentielles et relèvant d’une observation de deuxième ordre, les stratégies camp
utilisent en ce cas les propriétés kitsch comme des marques distinctives sans lien avec leur contenu originel. Ce contenu
est alors mis entre guillemets, ce qui ne l’empêche pas de révéler son immanence radicale : l’immanence du code appliqué
de façon récursive devient immanence du marché identitaire (mode). Jouer « le kitsch » comme atout dans une partie
identitaire purement différentielle ne préserve pourtant pas des valences transcendantes. Le risque encouru n’est pas
seulement l’autoréférentialité, mais aussi le blocage de la circulation écologique des valeurs, laquelle réclame la
transcendance, c’est-à-dire des passages interprétatifs entre des univers de discours divers, des univers sociaux différents.
La ridiculisation du kitsch apparaît encore comme une application récursive de son principe constitutif (l’ironie de chaque
singularisation), une participation à la déformation de l’initiative énonciative ; on risque l’asphyxie dans cette cérémonie
permanente du kitsch qui ne manque jamais ni de délégués ni d’officiants (involontaires ou pas). Dès lors qu’il est
focalisé, le kitsch a pour ainsi dire gagné la partie puisque l’établissement d’une écologie « trans-mondaine » suppose sa
transformation en un signe rhématique et son transfert dans un autre monde de référence. Si on l’observe de plus près, le
kitsch nous enseigne donc un surplus de laïcité puisqu’il dépasse les confrontations entre doxa et para-doxa, recherche
ou rétablit une polyscopie hétérodoxastique. La multiplication des accès au sens rend alors justice aux chances
rhématiques de notre organisation discursive, à leurs capacités à transiter entre des fonds de sémantisation (mondes)
différents. Pour le reste, nous savons que l’exotisme domestiqué est la première source de « kitschisation ».
Pour être plus précis, le kitsch ne sort pas vaincu des transpositions entre des univers de discours différents. Comme
l’ont montré les pratiques rhétoriques, les jeux figuraux de la rhétorique vont construire des allotopies, des croisements
isotopiques, des conflits entre différents mondes actualisés. La circulation des enjeux discursifs entre scènes figuratives
déconstruites et reconstruites n’empêche pas que la rhétorique puisse donner un résultat qui, à son tour, relève du kitsch.
Cette débâcle est une fois encore liée à la récursivité dans l’application du même principe productif, à la stratification
déformante d’une praxis énonciative : une solution rhétorique devient, par exemple, abusée ou se surcharge d’emphase.
Une fois devenue kitsch, la solution rhétorique donne un résultat intransitif, diaphane : le jeu figural (transposition de
diagrammes de relations entre univers figuratifs différents) se fige, se glace, et perd son potentiel émotionnel : le destin de
la signification est fixé. Si dans l’objet kitsch, la « main » de l’énonciateur est perdue (elle se trouve réduite au plus petit
dénominateur commun entre toutes les « mains » qui ont produit la même chose), cette réponse préétablie de
l’observateur l’affranchit de toute individualité. Dans cette perspective, Umberto Eco19 a élaboré une critique de la
définition de kitsch artistique en tant que préfabrication et imposition de l’effet. Cet apport ne doit nous faire perdre de
vue ni le paysage esthétique contemporain ni celui de la communication. Loin de vouloir stigmatiser aujourd’hui un art
maniériste, il s’agit de problématiser des enjeux sémiotiques plus sophistiqués où prévaut l’observation de deuxième
ordre et où le kitsch est assumé entre guillemets.
Références bibliographiques
http://epublications.unilim.fr/revues/as/3281 6/8
04/10/2018 Les seuils du kitsch
Notes
1 La traduction est due à l’auteur avec Anne Beyaert.
2 Pour une histoire terminologique du Kitsch voir Ludwig Giesz, Phaenomenologie des Kitsches, Heidelberg, Rothe
Verlag, 1960.
3 Lotte H. Eisner (1968, p. 202) a utilisé la notion de « stimmung mystifiée » pour caractériser le film kitsch. Voir à ce
sujet Il Kitsch nel cinema (1968), cité dans Gillo Dorfles, Il Kitsch, Milano, Mazzotta, 1972 (1968).
4 « Kitsch est la réalisation de motifs artistiques faussés par hypersensibilité ou par inadéquation stylistique »,
Encyclopédie de Knaur (cité par L. Eisner, idem, p. 200).
5 Julius von Schlosser, Die Kunst–und Wunderkammern der Spätrenaissance, Leipzig, 1908 (nouvelle édition,
Braunschweig, 1978) ; trad. it. part. Raccolte d’arte e di meraviglie del tardo Rinascimento, Firenze, Sansoni, 2000.
6 L’appauvrissement reproductif s’affirme de manière péremptoire dans l’objet kitsch et, dans le même temps, il
manifeste l’ironie de l’exemplum originel. Le principe d’adéquation des stéréotypes est aussi un principe de dissolution.
7 Nous avons tâché (Basso 2002) d’importer en sémiotique la notion d’observation de deuxième ordre, élaborée dans la
théorie de systèmes puis développée dans la sociologie de Niklas Luhmann. Cette notion désigne l’observation
d’observateurs ou l’auto-observation. Les observations de premier ordre offrent une sémantisation fondée sur des
catégorisations différentielles et des diagrammes saillants qui vont repérer les relations entre corps et milieu, ou entre
moi-chair et alterité. Cependant si une instance subjectale devient capable de s’autoreprésenter comme incluse dans
l’entour en tant qu’acteur parmi les autres, elle réussit à élaborer un domaine de catégories participatives qui vont motiver
la multiplication des perspectives de sémantisation (prégnances) et la projection/assomption d’identités fictives. Cette
observation de deuxième ordre est à la base de la transformation d’un territoire d’expérience dans un terrain de jeu.
L’observation de deuxième ordre révèle une immanence de couplages entre systèmes et milieu ; pour cette raison, même
une telle observation ne sort pas de cette immanence, et découvre par contre sa condition consubstantielle.
8 Arthur Danto, The Philosophical Disenfranchisement of Art, New York, Columbia University Press, 1986.
9 L’observation de deuxième ordre est très explicite dans l’argumentation de Sontag : «Camp is the relation to style in a
time in which the adoption of style – as such – has become altogether questionable». Voir à ce sujet « Note on “Camp”, in
S. Sontag, Against interpretation : and other essays, New York, Farrar Straus & Giroux, 1964.
10 L’objet kitsch est un roi nu dans le musée, mais son ascension au trône n’est pas totalement déconnectée de son
ambition originelle. En effet, le kitsch résulte aussi d’un souci de perfectionnement, à moins qu’il ne soit une sorte de
résultat difforme mais émergeant à l’issue d’un procès de reproduction qui n’est pas encore perfectible. Pour cette raison,
l’objet kitsch est toujours bien poli, bien lustré comme pour signaler une aspectualisation terminative et perfective du
procès d’instanciation. L’ostension de cet achèvement participe du vertige provoqué par l’objet kitsch. En outre, cette
ostension s’explique en terme de décoration, toujours considérée comme un accomplissement final de l’oeuvre
architectonique voire comme un supplément postiche.
11 « Camp sees everything in quotation marks. It’s not a lamp, but a “lamp”; not a woman, but a “woman.” To perceive
Camp in objects and persons is to understand Being-as-Playing-a-Role. It is the farthest extension, in sensibility, of the
metaphor of life as theater», Sontag, idem.
12 Nous ne cherchons pas à restituer l’argumentation de Susan Sontag à propos du camp mais, bien au contraire, à
obtenir une vision critique de l’autovalidation de l’esthétique camp rédigée par Sontag : «Camp taste is a kind of love,
love for human nature. It relishes, rather than judges, the little triumphs and awkward intensities of “character’’. » [...]
Camp taste identifies with what it is enjoying. People who share this sensibility are not laughing at the thing they label
as “a camp”, they're enjoying it. Camp is a tender feeling».
http://epublications.unilim.fr/revues/as/3281 7/8
04/10/2018 Les seuils du kitsch
13 «Pop Art is more flat and more dry, more serious, more detached, ultimately nihilistic» explique Sontag.
14 Pour un encadrement général de la poétique de David Lynch, on reporte à Basso Fossali, Interpretazione tra mondi. Il
pensiero figurale di David Lynch, Pisa, ETS, 2006.
15 Voir Basso-Fossali, idem.
16 L’étymologie de sarcasme est liée au mot grec σαρκάζω dont la signification est « lacérer la chair ».
17 Jacques Fontanille, “L’absurde”, RSSI (Recherches sémiotiques), numéro monographique « Les formes de vie », 1993
18 A propos des rapports entre vertige et émotions voir Pierluigi Basso, “La gestion du sens dans l’émotion”, Semiotica, n.
163–1/4, 2007, pp.131-158.
19 Umberto Eco, Apocalittici e integrati. Comunicazioni di massa e teorie della cultura di massa, Milano, Bompiani,
1995 (1964), p. 66.
http://epublications.unilim.fr/revues/as/3281 8/8