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en était faite dans les enquêtes. Enfin, les magistrats et


les avocats lui ont ouvert ceux de leurs dossiers où la
Vidéosurveillance: une sociologue derrière
vidéosurveillance avait pu jouer un rôle.
la caméra
PAR JÉRÔME HOURDEAUX
ARTICLE PUBLIÉ LE DIMANCHE 21 AVRIL 2019

La sociologue Élodie Lemaire a passé seize mois


aux côtés des différents acteurs du réseau de
vidéosurveillance d’une ville des Hauts-de-France.
Son livre, L’Œil sécuritaire. Mythes et réalités de
la vidéosurveillance, dévoile une technologie limitée,
par rapport aux promesses de ses promoteurs, par les
luttes de pouvoir entre magistrats, policiers et vidéo-
opérateurs.
Élodie Lemaire a passé près d’un an et demi en
immersion dans le monde de la vidéosurveillance.
Entre les années 2014 et 2015, cette sociologue
spécialisée dans les questions de sécurité et de justice
a vécu le quotidien des différents maillons de la
chaîne assurant la surveillance de Braville, une ville
des Hauts-de-France dont le nom a été modifié De son enquête, Élodie Lemaire a fait un livre,
pour protéger l’anonymat des personnes qu’elle a pu L’Œil sécuritaire. Mythes et réalités (La Découverte,
interroger. mars 2019), qui dévoile l’envers du décor de
Elle a partagé les jours et les nuits de surveillance des la vidéosurveillance. Et celui-ci est souvent peu
vidéo-opérateurs, les yeux rivés durant des heures sur reluisant, loin d’un « Big Brother » omniprésent
les écrans du centre de sécurité urbaine (CSU). Elle et omniscient. À rebours de l’idée commune selon
a assisté à l’extraction et à l’exploitation des vidéos, laquelle les caméras seraient de plus en plus
demandées par les policiers, et suivi l’utilisation qui nombreuses et de plus en plus perfectionnées,
désormais capables de reconnaître des visages ou
même de lire des émotions, Élodie Lemaire décrit
une technologie confrontée à de nombreuses limites,
qu’elles soient techniques, pratiques ou humaines. La
sociologue écorne également le statut de la vidéo,
devenue la nouvelle reine des preuves, alors que sa
production est surtout le produit de confrontations et
de luttes de pouvoir entre plusieurs professions ayant
des visions et des pratiques très différentes.
Le livre d’Élodie Lemaire pénètre dans les entrailles
de la vidéosurveillance, au plus près de ses acteurs,
qu’ils soient à leur poste ou en train de discuter
autour d’un café. « Pour avoir accès à ce terrain,
raconte la sociologue à Mediapart, il a fallu obtenir
des autorisations, constituer un dossier dans lequel on
présente son travail et on prend certains engagements,

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notamment en termes de confidentialité. Il a fallu privés, gérant leur propre réseau interne. « Il y a
ensuite convaincre la hiérarchie. Dans mon livre, je des objectifs différents selon ces opérateurs, poursuit
raconte mon entretien décisif avec le procureur de la Élodie Lemaire. J’ai été frappée par le contraste entre
République de Braville, qui m’a permis d’avoir accès le discours généralement tenu sur la vidéosurveillance
à la fois au palais de justice et au commissariat. » et le très large éventail de dispositifs qui vont de la
Cette barrière administrative passée, Élodie Lemaire a caméra factice à la caméra-dôme. »
pu nouer des liens privilégiés avec ses enquêtés. « Ça Il y a ensuite les limites humaines à ce que le vidéo-
se passe bien à partir du moment où vous respectez opérateur peut voir. « Il ne peut déjà voir que ce que
les codes du terrain, à commencer par la discrétion. la caméra saisit, c’est-à-dire ce qu’il se passe dans
De plus, c’était un terrain qui m’était familier, car j’y les espaces ouverts au public. Il y a donc déjà toute
avais déjà consacré mon enquête doctorale, ce qui m’a une partie de la délinquance qui lui échappe », détaille
permis d’être recommandée par des anciens enquêtés, Élodie Lemaire. L’agent doit également regarder le
explique-t-elle. La méthode d’enquête a également bon écran au bon moment, ce qui est loin d’être
son importance. Je suis partisane de l’observation évident, notamment pour les caméras-dômes, par
participante, qui consiste à partager le quotidien défaut, qui pivotent sur un axe horizontal toutes les
des enquêtés. J’ai passé 16 mois avec eux, dont trente secondes.
trois semaines jour et nuit au centre de sécurité Lorsqu’une infraction se produit, « il faut tout de
urbain. Cela permet de favoriser les relations de suite désactiver le système et reprendre la main sur
confiance. Ils voient que l’on prend en considération la caméra, explique la sociologue. Or, les vidéo-
leur travail et que l’on donne de notre temps, opérateurs ne sont que deux, voire tout seuls, pour
comme eux le font. C’est quelque chose d’important faire face à environ 90 écrans. Ils doivent avoir l’œil
pour les policiers, qui sont des personnes qui font sur tout. Pour l’avoir fait, je peux vous dire qu’au bout
généralement beaucoup d’heures de travail. Partager d’un moment, on ne voit plus rien. C’est un travail qui
ce quotidien, ça aide beaucoup les langues à se n’est pas évident du tout, et qui en plus n’est pas du
délier. » tout reconnu ».
Le premier enseignement de L’Œil sécuritaire est Le livre remet également en cause les effets
que celui-ci est très souvent frappé de cécité. « La supposés de la vidéosurveillance sur la lutte contre
première limite est la qualité de l’image, qui est fort la délinquance. « Les différents acteurs n’ont bien
différenciée selon les usages, explique à Mediapart souvent aucune idée de l’efficacité de leur dispositif
Élodie Lemaire. Par exemple, les vidéo-opérateurs en matière de lutte contre l’insécurité, raconte Élodie
du CSU de Braville trouvaient que les images du Lemaire. De toute manière, ce n’est pas le seul but.
réseau de bus étaient meilleures que les leurs. Il Ce qui est mis en avant, ce sont les nouveaux usages.
y a ensuite les dysfonctionnements techniques qui Un des arguments commerciaux les plus forts des
sont extrêmement fréquents. Ces pannes constantes fabricants, c’est la multifonctionnalité. La caméra
imposent aux techniciens de maintenance une tension est vendue comme un couteau suisse de la sécurité,
permanente. Il y a enfin tous les obstacles physiques permettant de faire de la surveillance, mais également
qui peuvent obstruer la vision de la caméra. Ça peut du contrôle des routes, de la gestion du trafic… »
être une branche d’arbre dont la présence n’a pas
La vidéo a pris, certes, une importance considérable
été prévue lors de l’installation, ou tout simplement la
dans les procédures pénales. Mais celle-ci repose
nuit, la pluie, le brouillard, etc. »
sur une construction progressive qu’Élodie Lemaire
Loin de constituer un réseau unifié, le dispositif de appelle dans son livre « la fabrique de la vidéo-
vidéosurveillance de Braville est en fait constitué d’un preuve». Celle-ci est le fruit du passage des images
patchwork d’opérateurs, certains publics, d’autres entre les mains des différents professionnels, qui

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participent chacun à la construction de la preuve, selon « Ils font également de la rétention d’information pour
le principe d’un « entonnoir à filtres successifs ». qu’ils passent des heures à chercher une séquence
« Chacun y voit ce qu’il pense devoir y voir, explique- vidéo », poursuit Élodie Lemaire. Dans son livre, elle
t-elle. Le vidéo-opérateur pense qu’il doit voir une explique par exemple comment des policiers peuvent
infraction en train de se commettre. Les policiers donner des informations particulièrement vagues sur
attendent de la vidéo de pouvoir identifier des les horaires d’un incident à rechercher dans des
suspects. Et les magistrats, eux, sont plus distanciés, vidéos, contraignant le CSU à des heures de travail
car leur position n’est pas la même dans la procédure. supplémentaires.
La vidéo s’intègre pour eux dans un faisceau de Face à ce dispositif à l’efficacité si douteuse et
preuves convergentes. » suscitant de telles tensions, on pourrait se demander
Derrière le parcours judiciaire, se dissimulent des la raison du succès de la vidéosurveillance. « C’est le
tensions sociales, des luttes de pouvoir influent sur coup de force de cette technologie que de réussir à
la construction de la « vidéo-preuve ». « On voit s’imposer, alors que beaucoup de travaux ont montré
bien que cette chaîne reproduit une hiérarchie sociale, les effets très limités de la vidéosurveillance sur tous
avec d’un côté un pôle manuel, les vidéo-opérateurs, les objectifs sécuritaires, affirme Élodie Lemaire. Ce
et de l’autre un pôle intellectuel, les policiers et les succès repose sur une sorte de croyance commune, et
magistrats. Cette hiérarchie structure toute la vision très peu sur la vérité. Et ce qui est incroyable, c’est que
du rôle des vidéos en tant que preuves », pointe Élodie ça ne va pas s’arrêter. On voit bien d’ailleurs que cette
Lemaire. croyance se diffuse au-delà du domaine sécuritaire
Chacun de ces acteurs aura sa propre approche de chez nous, les citoyens. Filmer est devenu un réflexe
la vidéo et pourra considérer les autres comme des pour garantir la réalité. Alors que, non, ça ne garantit
menaces pour son domaine de compétences. Les pas la réalité des faits. »
tensions sont particulièrement manifestes entre les « Je pense, comme le propose Laurent
policiers et les vidéo-opérateurs. Dans son livre, Mucchielli[sociologue, auteur, notamment, de Vous
Élodie Lemaire raconte par exemple une nuit de êtes filmés. Enquête sur le bluff de la vidéosurveillance
surveillance au sein du CSU, où elle voit une (Armand Colin, mars 2018) – ndlr], qu’il faut effectuer
interpellation en cours sur un écran. Immédiatement, un déplacement. Il ne faut pas se demander à quoi
elle attrape la manette permettant de prendre le sert la vidéosurveillance, mais à qui, poursuit Élodie
contrôle de la caméra. Mais celle-ci se bloque et la Lemaire. Il y a tout d’abord des intérêts extérieurs,
caméra se détourne de la scène. Comme lui explique comme des enjeux politiques ou électoraux. Ensuite,
le vidéo-opérateur, il s’agissait du commissariat, qui la vidéosurveillance s’inscrit dans ces nouveaux
avait d’autorité pris le contrôle afin d’empêcher le modes de gouvernement, qui reposent sur un nouveau
CSU d’assister à l’opération. paradigme : la prévention des risques. Cela va au-delà
« Ce sont des choses qui arrivent, raconte la de la question de la vidéosurveillance. Ce paradigme
sociologue. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il s’agit se propage dans toute la société, où on rencontre
d’un espace hétérogène, composé de professions partout désormais tout un tas d’indicateurs ayant
hétérogènes. Il y a donc des confrontations, des tous le même souci. On passe de la dangerosité à la
réflexes de préservation de territoire. Pour les gestion du risque. Elle constitue la pierre angulaire
policiers nationaux, les vidéo-opérateurs ne sont pas qui s’impose dans tous les domaines. »
des professionnels de la sécurité. Ils n’ont donc pas Or cette pierre angulaire, bien que présentée comme
à voir la scène de l’interpellation. C’est pour eux un une avancée scientifique, n’est pas neutre. « Les
moyen de sécuriser un territoire. » statistiques donnent une vision globale qui cache
un traitement individuel, pointe Élodie Lemaire. On

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surveille certaines personnes en fonction de certains elle va dans le sens d’une vision dominante qui
indicateurs et de certaines catégories. On installe met l’accent sur l’insécurité civile par rapport à
des caméras en priorité dans certains quartiers. La l’insécurité sociale. L’œil sécuritaire, c’est aussi notre
vidéosurveillance a l’objectif qu’on lui assigne. Et œil à nous, notre vision sécuritaire du monde social. »

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