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Arnaud Halloy
« Chez nous, le sang règne ! »
L’apprentissage religieux dans le culte Xangô de
Recife (Brésil)
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Référence électronique
Arnaud Halloy, « « Chez nous, le sang règne ! » », Terrain [En ligne], 55 | 2010, mis en ligne le 25 août 2010. URL :
http://terrain.revues.org/index14049.html
DOI : en cours d'attribution
Distribution électronique Cairn pour Ministère de la culture / Maison des sciences de l’homme et pour Revues.org
(Centre pour l'édition électronique ouverte)
© Terrain
« Chez nous, La quête de l’Afrique apparaît comme une
constante depuis la formation des premières
grandes maisons de candomblé 1 au Brésil, à la
le sang règne ! »
fin du xx e siècle. Assimilée à un retour aux
sources de nature « mystique » ou « spirituelle »
par ses membres, plusieurs auteurs ont montré
de manière convaincante qu’une telle quête
revêt également une forte dimension politique
L’apprentissage religieux (Dantas 1982 ; Boyer-Araújo 1993 ; Capone
1996, 1999). Elle contribue à la construction
dans le culte Xangô de Recife d’un discours conduisant – non sans l’aide de
certains anthropologues – à la hiérarchisation
des modalités des cultes afro-brésiliens fondée sur
Arnaud Halloy la proximité, avérée ou imaginaire, avec lesdites
Université de Nice-Sophia-Antipolis, « racines » africaines. Des voyages en Afrique,
Laboratoire d’anthropologie et de sociologie l’étude des langues et des systèmes oraculaires
Mémoire, identité et cognition sociale africains, le rejet d’un syncrétisme chrétien
arnaud.halloy@gmail.com ou encore la manipulation des généalogies
initiatiques comptent parmi les signes les plus
visibles de cette recherche d’« authenticité » ou
de « pureté » africaine (Capone 1996, 1999). Ces
pratiques constituent une part importante de
l’élaboration d’un modèle légitime d’« africanité »,
pierre angulaire du positionnement des cultes
dans le vaste champ religieux afro-brésilien.
À partir de mes recherches ethnographiques
sur le culte Xangô de Recife – décrit par les
afro-brésilianistes comme l’un des plus anciens
et « traditionnels » du Brésil –, je m’efforcerai
de nuancer ce modèle analytique en montrant
que la formation d’un savoir « traditionnel » ne
passe pas nécessairement par la poursuite d’un
savoir africain « originel » mais bien, dans ce
cas précis, par la valorisation d’un savoir et,
surtout, d’un savoir-faire familial qui trouve sa
légitimité dans ses conditions de transmission.
En d’autres termes, perpétrer ou « inventer » une
tradition, pour reprendre l’expression chère à
Eric J. Hobsbawm (1983), consisterait à appren-
dre à transmettre traditionnellement. L’objectif
de cet article est de décrire les propriétés de ce
Bain de « feuilles » (amasí)
pendant lequel la tête et le corps « transmettre » coutumier par une analyse du
de l’initié sont « nettoyés ». discours des membres du culte sur la « tradition »
(photos A. Halloy) ainsi que des pratiques qui l’actualisent.
2. Je m’approprie ici une catégorie couram- personnes avec qui j’ai mené mon enquête ne Maceió et à Bahia avant d’effectuer un voyage
ment employée par les membres du culte pour l’utilisant qu’à de très rares occasions. sur le continent africain dans la ville natale
désigner l’ensemble des êtres peuplant le 4. Pai Adão est un des personnages les plus de son père. À la mort de Tia Inês, une des
monde spirituel, toutes modalités de cultes emblématiques du Xangô de Recife. D’après Africaines fondatrices du Sítio, il aurait pris
confondues. ses descendants actuels, le Pai Adão serait né en charge la direction de cette maison de culte
3. J’ai découvert cette dernière appellation en 1877 et aurait été le fils d’un esclave africain qui allait ensuite porter son nom, et ce jusqu’à
dans mes recherches bibliographiques, les originaire de Lagos (Nigéria). Il aurait résidé à sa mort en 1936.
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« Chez nous, le sang règne ! »
nature (rivière, mer, forêt, orage…) ou à certaines j’appris et qui me fut répétée à maintes reprises
activités humaines (chasse, forge…). Selon les au cours des entretiens menés avec ces chefs de
conceptions de la personne dans le culte des culte, désignés par ailleurs par les membres du
orixás, tout individu est le « fils » ou la « fille » culte comme les personnes « de racine » (de raiz)
d’une ou de plusieurs divinités. Les adeptes du candomblé Nagô 7 de Recife. Cette expression
du Xangô distinguent l’orixá principal, appelé recouvre une double acception dans le Xangô,
« orixá-de-tête » (orixá de cabeça) et le juntó ou correspondant au double rôle social joué par la
adjuntó, celui qui, littéralement, « accompagne » consanguinité. D’une part, elle tend à légitimer
l’orixá principal. L’identification des divinités l’existence d’une « aristocratie » religieuse dotée
d’une personne s’appuie tantôt sur la recon- de privilèges et d’attributs. D’autre part, elle
naissance d’une série de traits physiques et /ou conforte le leadership rituel de ces chefs de culte à
psychologiques habituellement associés aux qui l’on reconnaît, comme nous allons le préciser,
« enfants » de telle ou telle autre divinité, tantôt une compétence rituelle et des connaissances
sur la consultation de l’oracle qui, dans tous les dont ils seraient les seuls détenteurs.
cas, statuera définitivement sur l’identité des Cette entrée en matière soulève une question
orixás d’un individu (Augras 1992 ; Goldman centrale : quel rôle les fidèles du Xangô attri-
1987 ; Lépine 2000 ; Segato 1995). buent-ils à ce « lien de sang » dans leur concep-
L’histoire de la famille-de-saint étudiée ici se tion de la transmission religieuse ? Une anecdote
confond, du moins en partie, avec l’histoire du Ilê ethnographique ouvrira notre réflexion.
Obá Ogunte 3 – mieux connu sous la dénomination Le 11 juin 2003, je m’étais rendu chez Zite,
« Sítio de Pai Adão » – et, dans une certaine mesure, mère-de-saint et fille aînée de Malaquías, afin
avec la genèse du Xangô de Recife au vu de d’assister au match amical de football entre le
l’influence que le Pai Adão4 et plusieurs de ses Brésil et le Nigéria. Júnior, son fils, jeune chef
descendants ont exercée et exercent toujours de culte de vingt-six ans ainsi que plusieurs de
sur cette tradition religieuse dans la capitale leurs initiés respectifs étaient présents ce jour-là
pernamboucaine5 (de Carvalho 1987). devant le petit écran de son salon.
Quelle place attribuer à ces quelques élé- Au moment de l’hymne national du Nigéria,
ments de l’histoire et de l’organisation sociale avant que ne commence la partie, plusieurs
du Xangô de Recife dans les mécanismes d’éla- commentaires de Zite à propos des joueurs
boration et de transmission de cette religion africains attirèrent mon attention : « Mes ancê-
afro-brésilienne ? tres étaient comme eux ! » Alors que la caméra
se déplaçait lentement sur le visage de chacun
des joueurs, Zite s’amusa à les comparer avec
les membres de sa famille : « Regarde, là c’est
Deux modèles Paulo 8 ! Là c’est Bíno 9 ! Mais regardez donc,
de transmission religieuse c’est Paulínho tout craché10 ! » Ce qui fut sur-
prenant, c’est qu’elle répéta ces trois prénoms à
Transmission et consanguinité : plusieurs reprises, et pas une seule fois celui de
une question d’héritage son fils. Une fois l’hymne du Nigéria terminé,
Comme nous venons de le voir, la plupart des Júnior se tourna vers sa mère et l’interpella :
leaders religieux de la famille-de-saint étudiée « Et moi alors ? » Zite prit conscience alors de
sont des descendants en droite ligne du célèbre sa maladresse et s’exclama : « Toi aussi tu as du
Pai Adão6 . Ce fut l’une des premières choses que sang africain ! »
5. Une dispute pour la succession du Sítio éclata recherches – ainsi que sur une nouvelle direction la famille symbolique. »
en 1971 entre Malaquías Felipe da Costa, fils du Sítio assumée par Manuel « papai ». 7. Ethnonyme endogène soulignant l’origine
cadet du Pai Adão, et Manuel Felipe da Costa, fils 6. Comme le nota Marion Aubrée (1984 : 234) yoruba des esclaves africains ayant fondé le culte.
de José Romão Felipe da Costa, un frère aîné de lors de son enquête de terrain sur le site du 8. Fils aîné de Malaquías et patriarche de la
Malaquías. Ce conflit déboucha sur le départ de Pai Adão au début des années 1980 : « Nous famille-de-saint étudiée.
Malaquías et de ses descendants et initiés – la avons ici un cas très spécifique puisque c’est 9. Un des fils de Paulo.
famille-de-saint sur laquelle j’ai mené mes la famille génétique qui constitue le noyau de 10. Un autre fils de Paulo.
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Transmettre
Je pense que l’omission de Zite, bien qu’elle ce savoir-faire singulier et la consanguinité est
fût de toute évidence non intentionnelle, n’était régulièrement rappelé par ces chefs de culte
pas due au hasard. Elle s’enracine dans l’idée dans des expressions telles que « C’est dans
culturellement prégnante – mais largement le sang ! » (« Ca no sangue ! ») ou encore « Nous
implicite – que la « descendance africaine », avons une descendance forte ! » (« A gente tem
comme l’appellent parfois les membres du culte, uma descendençia forte ! »).
est principalement transmise par la lignée pater- Comme ces paroles le soulignent, la théorie
nelle. Lorsqu’elle s’établit via la mère, ainsi est-ce de la transmission sous-jacente est que l’héritage
le situation de Júnior, elle serait plus faible ou par le sang constitue une condition nécessaire
incomplète. Une telle différenciation est d’autant à la perpétuation des savoirs « fondamentaux »
plus accentuée dans le cas de Júnior que son père ( fundamentos) de la religion. Selon cette perspec-
était considéré comme « blanc » par sa famille. tive, les descendants du Pai Adão partageraient
Júnior, lui-même « métis foncé » (mestiço escuro), une « essence » commune, qu’ils seraient les seuls
aurait hérité de la « blancheur » de son père, à posséder, et qui serait rendue manifeste par
comme Paulo l’exprima un jour explicitement : une compétence rituelle exceptionnelle. Paulo,
« C’est pour cette raison que Júnior est blanc, le patriarche actuel de la famille-de-saint, syn-
parce que son père était blanc. » Une fois encore, thétise cette conception de la transmission dans
le terme « blanc » ne renvoie à aucun caractère une jolie formule : « Chez nous [dans la famille],
phénotypique, mais bien à un idéal agnatique le sang règne ! » (« Aqui o sangue reina ! »)
de l’héritage d’africanité11. Lorsque j’invitais les membres du culte à
Ce premier épisode, me semble-t-il, n’est être plus précis à propos des origines de leur
qu’une variation autour du thème de la consan- compétence rituelle singulière, ils se référaient
guinité et de ses relations avec la transmission invariablement au voyage en Afrique effectué
religieuse. Hériter « par le sang » est central dans par le Pai Adão à la fin du xx e siècle. Ils se
le processus de naturalisation de la position montraient particulièrement fiers d’évoquer cet
sociale des descendants du Pai Adão au sein épisode de la vie de leur aïeul, même si la majo-
du culte, mais également par rapport au savoir rité d’entre eux étaient bien incapables d’avancer
« authentique » dont ils seraient les uniques la moindre information tangible sur ce qu’il y
dépositaires. Je vais à présent développer ce aurait effectivement fait, sur les personnes qu’il
second point. y aurait rencontrées. Mais tous sans exception
Les petits-enfants et arrière-petits-enfants reconnaissaient que ce voyage fut décisif dans
du Pai Adão – tout comme ses enfants à l’épo- l’approfondissement des « préceptes » ( preceitos)
que12 – sont connus dans le Xangô pour être du culte, à savoir les connaissances liturgiques
des ritualistes d’exception : les jeunes musiciens et initiatiques.
sont des joueurs d’ilu13 recherchés, tandis que L’ethnomusicologue brésilien José Jorge
les chefs de culte maîtrisent parfaitement le de Carvalho (1987) mentionne que ce même
savoir-faire rituel et initiatique ainsi qu’un vaste événement était déjà raconté dans des propor-
répertoire musical et invocatoire en « yoruba14 » tions épiques à la fin des années 1970 lorsqu’il
de plus de trois cents chants (de Carvalho 1987). conduisait son ethnographie dans cette même
Cette compétence rituelle est très appréciée famille-de-saint. Il notait déjà le ton de fierté
non seulement pour son efficacité présumée, empreint de nostalgie qui colorait la narration
mais également pour sa dimension esthétique : de cette histoire.
« Personne ne rend un culte comme nous le Mais pour la nouvelle génération de lea-
faisons ! », affirmait Lucínha, mère-de-saint et ders religieux, le Pai Adão n’est plus le seul à
sœur cadette de Zite et Paulo. Et le lien entre éveiller de tels sentiments. Malaquías, son plus
11. Je soupçonne la rencontre de Paulo avec (1987) et Rita Laura Segato (1995). mesure où les langues africaines du candomblé
un étudiant nigérian d’être à l’origine de cette 13. « Ilu » signifie « tambour » en yoruba et contemporain sont des langues rituelles ayant
vision de la transmission, que je n’ai rencontrée désigne les tambours consacrés du Xangô de subi de nombreuses transformations au cours
nulle part ailleurs dans le culte. Recife. d’un siècle de transmission (essentiellement)
12. Voir notamment José Jorge de Carvalho 14. Les guillemets sont ici nécessaires dans la orale (do Carmo Póvoas 1989).
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« Chez nous, le sang règne ! »
Force et expressivité de l’orixá Xangô, une des divinités les plus appréciées du candomblé Nagô de Recife.
jeune fils qui mourut au début des années 1980 autobiographiques témoignant de sa compétence
dans des circonstances tragiques, est lui aussi et de ses qualités humaines extraordinaires.
devenu une figure emblématique et admirée De tels sentiments sont de plus fréquemment
par ses descendants (biologiques et initiatiques) réactivés au cours d’événements rituels tels
actuels. Les raisons de sa popularité et de cette que les sacrifices annuels destinés aux ancêtres
exaltation sont multiples. À en croire ses enfants, (obrigações de balé) et les épisodes de possession
petits-enfants et initiés, il était un chef de culte lorsque ce sont les orixás de ces mêmes ancêtres
charismatique et très apprécié, ainsi qu’un qui sont invoqués et invités à se manifester parmi
« bon père de famille ». Aussi, contrairement au les initiés d’aujourd’hui.
Pai Adão, l’ensemble des chefs de culte actuels Ainsi, la théorie de l’« héritage par le sang »
l’ont connu et côtoyé. Ils alimentent le souvenir se voit lestée d’une forte charge affective à
de ce personnage d’anecdotes et d’épisodes l’intérieur de cette famille-de-saint. Elle n’est
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Transmettre
Le vocabulaire de la transmission
Apprendre dans le candomblé procède avant tout
Sortie initiatique (saída de iaô). La divinité du jeune initié salue
son initiateur.
d’un investissement individuel et d’une participa-
tion régulière à la vie d’une maison de culte plutôt
que d’une transmission explicite et méthodique.
Márcio Goldman, un anthropologue brésilien,
toutefois pas la seule existante. Elle peut même suggère à cet égard l’expression « catar folhas », qui
apparaître marginale si nous sortons du cercle signifie littéralement « ramasser des feuilles », et
des consanguins du Pai Adão où elle prédomine. révèle de cette manière le caractère diffus, mais
Une seconde théorie est en effet plus largement aussi potentiellement risqué de l’apprentissage
acceptée au sein du Xangô, mais également dans religieux dans les cultes afro-brésiliens15.
le candomblé de manière plus générale. Les membres du Xangô, quant à eux, font
souvent référence à la convivênçia, c’est-à-dire
Transmission et initiation : au fait de « vivre ensemble », pour expliquer
une question de participation le mode de fonctionnement réel de l’initiation
L’initiation dans le candomblé a souvent été décrite religieuse, entendue ici au sens large. Il est dit
comme le lieu par excellence de l’apprentissage du novice qu’il « s’approfondit dans le saint16 » et
religieux (Bastide 1960 ; Elbein dos Santos 1975 ; d’un initiateur ou d’un initié expérimenté qu’il
Verger 1957 ; Vogel, da Silva Mello & Pessoa « est averti ou avisé dans les choses du saint ».
de Barros 1993). Les novices y apprendraient L’emploi de la forme passive des verbes « entender »
(à contrôler) la danse de possession de leur orixá, (comprendre) et « saber » (savoir) souligne l’idée
ainsi que les « différents répertoires vocaux » d’une passivité dans l’apprentissage, pointant
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« Chez nous, le sang règne ! »
15. L’initié n’apprend pas un simple savoir- être une source de bien-être mais aussi de mission « oblique » entre les jeunes initiés et
faire. Il acquiert une compétence susceptible danger potentiel. les initiés plus expérimentés constituent, me
de le transformer et de changer sa relation au 16. « Ele é entendido / sabido no santo. » semble-t-il, le principal vecteur de la trans-
monde invisible qui, faut-il le rappeler, peut 17. Le « savoir-prendre » ainsi que la trans- mission des savoirs au sein du Xangô.
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Transmettre
seraient requises pour devenir un formelles vont de pair avec un man- l’attention de Paulo, et parmi eux,
membre à part entière, comme par que généralisé de curiosité pour les surtout, les livres d’initiés africains.
exemple l’intérêt et la curiosité pour récits mythologiques à proprement Son intérêt était avant tout éveillé par
« les choses du saint », l’humilité et parler, qui contraste avec un vif inté- les livres contenant des connaissances
la persévérance, une dévotion sans rêt pour les « préceptes » ( preceitos) susceptibles d’enrichir sa pratique
faille pour ses orixás ainsi que des ou « fondements » ( fundamentos) du rituelle, comme par exemple des
marques constantes de déférence à culte, c’est-à-dire avec l’ensemble des chants et des invocations en yoruba,
l’égard de ses initiateurs. connaissances et des commentaires des noms d’odus20 , etc. Le rapport
Outre ces attentes culturelles relatifs à l’activité rituelle et à sa aux livres des membres du Xangô
relatives aux vertus individuelles bonne réalisation. est bien résumé par Júnior, le jeune
des novices, comment mieux définir L’apprentissage de tels préceptes chef de culte déjà mentionné :
le type de savoir transmis, ainsi que dépend étroitement de l’implication
la façon dont il l’est effectivement ? des individus dans la pratique reli- Les livres sont bons parce
gieuse, car leur explicitation découle qu’ils ont la théorie, les odus, etc.
généralement d’« accrochages » La pratique, ce n’est pas un
Le biais « ritualiste » rituels, qu’il s’agisse de l’hésitation problème, c’est au jour le jour…
d’un initié face à une tâche litur-
En général, on peut considérer les gique à accomplir ou de différences Comme l’illustre bien ce commen-
leaders actuels de la famille-de- dans l’action observées dans d’autres taire, une troisième conséquence du
saint étudiée comme d’authentiques maisons de culte. Dans le premier biais ritualiste est l’attention portée
ritualistes : leur intérêt est avant tout cas, les commentaires prendront la par les adeptes sur la participation
centré sur la performance rituelle forme d’injonctions et d’instructions rituelle comme mode privilégié de
– la bonne exécution des rites – plus adressées directement au novice, transmission religieuse. Dans la
que sur le maintien d’un corpus dans le second, ces commentaires mesure où les savoirs les plus valo-
de connaissances mythologiques s’apparenteront davantage à des risés relèvent de l’activité liturgique,
ou cosmogoniques. Cette attitude ragots, voire à des moqueries portant c’est principalement à travers une
résolument « orthopraxe » a plusieurs sur les compétences d’autres chefs participation in situ à ces activités
conséquences sur la manière dont de culte. que l’initié sera amené à apprendre.
l’apprentissage est appréhendé et Une seconde conséquence de Une remarque de Paulo à propos de
mis en œuvre dans le culte. la voie « ritualiste » dans la trans- l’attitude de son père, Malaquías,
Tout d’abord : la valorisation de mission religieuse est l’usage margi- envers ses initiés vient renforcer
l’action rituelle au détriment de la nal des livres dans la famille-de-saint. cette idée :
production / transmission exégé- La plupart du temps, seuls les livres
tique de type mythologique. J’ai contenant des photographies de Il se contentait d’ordonner
montré dans un travail précédent cultes africains ou d’autres modalités aux gens de faire les choses !
(Halloy 2005) que la mythologie de candomblé retenaient l’attention Lorsque tu faisais une erreur,
du Xangô contemporain se carac- des membres du Xangô. Quant il t’arrêtait et te corrigeait.
térise notamment par sa forme peu aux chefs de culte, ils se montraient D’après mon père, mon grand-
narrative et largement « fragmen- foncièrement suspicieux à l’égard père était également comme cela…
taire18 », par son « hétérogénéité » de des informations contenues dans les
forme et de contenu19 ainsi que par livres, et tout particulièrement dans Une quatrième conséquence de
le lien étroit qu’elle entretient avec ceux des anthropologues. Seuls les l’attitude orthopraxe des membres du
l’action rituelle. Ces caractéristiques livres écrits par des initiés retenaient Xangô, et non la moindre, concerne
18. Il peut s’agir de fragments d’épisodes obtenue par le jet d’objets destinés à rendre les le faste et la pompe d’autres modalités de can-
mythiques, mais aussi de rêves, d’épisodes oracles – généralement des cauris (coquillages) domblé de « carnaval ».
vécus ou de messages délivrés au cours de dans le candomblé. Chaque odu est associé 22. Orixás parfois dépeints comme des « petits
consultations oraculaires. à un ou plusieurs orixás, à des « messages » robots ».
19. Rita Laura Segato (1995) faisait le même (recados), à des événements mythologiques
constat il y a près de trente ans. ainsi qu’à certaines prescriptions rituelles.
20. Le terme « odu » désigne la configuration 21. Les membres du Xangô signalent souvent
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« Chez nous, le sang règne ! »
Le style rituel s’exprime également dans la manière de disposer les offrandes sur l’autel des divinités.
les mécanismes de légitimation des mener sans accrocs les séquences Tensions entre deux modèles
savoirs transmis. Dans un contexte complexes d’actions de la liturgie du de la transmission
religieux où l’on insiste d’abord sur la Xangô, par un rejet de l’apparat 21 et
maîtrise d’une compétence rituelle, une esthétique du dénuement et de Les deux modèles de la transmission
celle-ci devient, en elle-même, la la force, par un fort investissement présentés dans les pages précédentes
marque d’« authenticité » d’un savoir émotionnel, par l’habileté à former peuvent tantôt donner lieu à des
légitime. Ainsi, on reconnaîtra la légi- de « beaux » orixás – comprendre : dissensions au sein de la famille-de-
timité d’un chef religieux du Xangô des orixás expressifs et individualisés, saint, tantôt être confondus ou placés
par son « style rituel », style qui, en par opposition aux orixás décrits côte à côte sans la moindre contra-
l’occurrence, donne à voir la « rela- comme étant excessivement nor- diction apparente. Commençons
tion de transmission » qui unit l’initié malisés dans d’autres modalités de par illustrer cette seconde situation
à son initiateur (Déléage 2009 : 147). cultes afro-brésiliens22 – et, enfin, avec les commentaires de Lucínha
Dans la famille-de-saint étudiée, par certains gestes et intonations et Paulo :
le style rituel des chefs de culte se de voix évoquant de prestigieux
caractérise, outre la maîtrise d’un chefs de culte, tels des membres Je suis né en sachant déjà !
vaste répertoire de chants et d’invo- de leur propre famille biologique Notre savoir vient du bas vers
cations en yoruba et la capacité à (Halloy 2005). le haut. Il doit venir d’une
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Transmettre
23. L’emploi du terme « faire » renvoie à l’ex- 24. Une étape obligatoire de l’initiation qui 26. Le rituel d’obori est censé être accompli
pression « faire le saint » (fazer o santo), qui consiste à « nourrir la tête » de l’initié. chaque année par les initiés du Xangô.
signifie symboliquement « être initié » dans 25. Une des séquences rituelles les plus char- 27. Sa principale technique consiste à extraire
le candomblé. gées symboliquement de cette cérémonie. des livres en sa possession des invocations ou
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« Chez nous, le sang règne ! »
des parties de chants en yoruba et ensuite à leur et ses possédés. Je développe la question de divinatoire composée de huit moitiés de noix
ajouter une mélodie. l’initiation à la possession dans un livre et dans de cola, appelée opele, ainsi que des noix de
28. Notons que l’apprentissage de la danse de plusieurs articles en cours de rédaction. palme apellées ikins.
possession dans le Xangô ne peut avoir lieu qu’au 29. Le principal mode oraculaire du Xangô est 30. Je décris ce processus dans un autre article
moment de la possession. Il s’opère essentiel- basé sur la manipulation d’un jeu de quatre, (Halloy à paraître).
lement au cours des cérémonies publiques et huit ou seize cauris, tandis que la divination
privées, dans des face-à-face entre l’initiateur par Ifá emploie, entre autres objets, une chaîne
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Transmettre
31. Gérard Lenclud fut, à ma connaissance, un tage en valeur l’idée de « conservation dans le le caractère réflexif ou « méta-représentation-
des premiers auteurs à défendre l’idée de la temps » et de « contenu socialement important, nel » des savoirs traditionnels tels qu’envisagés
tradition comme « mode particulier de trans- culturellement significatif » (ibid. : 115). dans notre analyse.
mission » (Lenclud 1987 : 112), par contraste 32. La notion d’« épistémologie » développée
avec deux autres acceptions qui mettent davan- par Pierre Déléage (2009) traduit parfaitement
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« Chez nous, le sang règne ! »
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