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1/2016

Proverbes et stéréotypes
Forme, formes et contextes

Nie mów hop, póki nie przeskoczysz

Konia kujĄ , a ŻAbA noGĘ PodStaWia

Études et travaux d’Eur’ORBEM


Études et Travaux est une publication d’Eur’ORBEM (UMR
8224)  ; elle s’inscrit dans le champ des études aréales
européennes et russes. Son objet est de faire connaître et
de diffuser les recherches des chercheurs travaillant sur les
cultures, expressions et sociétés des pays d’Europe centrale,
orientale et balkanique (histoire, histoire culturelle, littératures,
langues, arts et civilisations). Les contributions sont issues de
colloques et de journées d’étude ; elles permettent de faire un
état des lieux sur la recherche dans ce domaine.
Les articles publiés dans ces pages sont déposés sur HAL
(https://hal.archives-ouvertes.fr/EURORBEM-2016-1)  ; les
numéros sont également en ligne sur le site d’Eur’Orbem
(http://eurorbem.paris-sorbonne.fr).

Directeur
de la publication : Adresse de la rédaction :
Xavier Galmiche
Les Éditions d’Eur’Orbem
Secrétaire de rédaction
Stéphanie Cirac
et d’édition :
9 rue Michelet
Stéphanie Cirac
75006 Paris
Traductions : 01 43 26 66 03
Natalia Chumarova
Liudmila Fedorova stephanie.cirac@cnrs.fr
Noal Mellot
Svetlana Skvortsova

L’Unité mixte de recherche (UMR-8224) Eur’ORBEM, sous la


double tutelle de l’Université Paris-Sorbonne et du CNRS, se
consacre aux cultures et sociétés d’Europe orientale, balkanique
et médiane, en partenariat avec le GDR «  Connaissance de
l’Europe médiane » et l’Institut d’études slaves.
L’Eur’ORBEM se définit comme un centre de recherche
fondamentale et d’information à diffusion large sur les
cultures et expressions des pays d’Europe centrale, orientale et
balkanique.
Études et Travaux
volume 1

Proverbes et stéréotypes :
forme, formes et contextes

coordonné par Stéphane Viellard


Note à l’attention des lecteurs
Dans le corps du texte, ainsi que dans les notes de bas de page, les termes
en caractères cyrilliques – noms propres, toponymes, expressions…, – sont
écrits conformément au tableau de translittération ci-dessous. Dans les
articles rédigés en français, les termes sont translittérés selon le modèle
scientifique en cours en France* ; pour ceux écrits en anglais, c’est le modèle
anglo-saxon** qui a été adopté. En revanche, les termes entrés dans l’usage
français (répertoriés dans les dictionnaires de français et des noms propres)
sont transcrits. Dans les annexes et les tableaux, les auteurs ont conservé
l’alphabet cyrillique pour livrer au lecteur le texte original, également tra-
duit en français.

Tableau de translittération
Translittération**

Translittération**

Translittération**
Translittération*

Translittération*
Transcription***

Transcription***
Translittération

Transcription

a a a a к k k k х x x kh
б b b b л l l l ц c ts ts
в v v v м m m m ч č ch tch
г g g g н n n n ш š sh ch

д d d d о о o o щ šč shch chtch
e e e e п p p p ъ ´´ ´´
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и i i i у u u ou ю ju yu iou
й j j ï ф f f f я ja ya ia
Proverbes et stéréotypes :
forme, formes et contextes

Le présent volume regroupe onze contributions portant sur plu-


sieurs langues (anglais, allemand, espagnol, français, tchèque,
russe). Elles sont le fruit de quatre journées d’étude organisées entre
2009 et 2012 en collaboration avec des chercheurs de renom dans
le cadre de deux équipes d’accueil de l’université Paris-Sorbonne :
le CELTA (Centre de linguistique théorique et appliquée) et le
CRECOB (Centre de recherche sur l’Europe centrale, orientale et
balkanique). Ces quatre journées d’étude ont permis de mettre en
place un travail pluridisciplinaire dans le domaine des stéréotypes
(proverbes, énoncés gnomiques, lieux communs, expressions fi-
gées...), explorant le fonctionnement de ces derniers aussi bien d’un
point de vue formel (définition, structure, variation) que dans une
perspective pragmatique, littéraire et transculturelle.

Le volume s’articule autour de quatre grands thèmes : (1) Le champ


phraséologique ; (2) Le stéréotype entre langue et discours ; (3) Le
stéréotype et ses traductions ; (4) Stéréotypes, culture et identité.
4
Études et travaux, 2016
Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes
Coordonné par Stéphane Viellard

Sommaire

Stéphane Viellard – Introduction..................................................................... 7


Le champ phraséologique
Dmitrij Dobrovol’skij  – The notion of “inner form” and idiom
semantics....................................................................................................21
Proverbe : entre langue et discours
Jean-Claude Anscombre – Sur la détermination du sens des proverbes .... 39
Vladimir Beliakov – Le figement et la passivation des phrasèmes en russe.. 55
Benjamin Delorme  – La forme averbale dans les proverbes français et
anglais : quand l’absence de conjugaison tient lieu d’argument d’autorité.... 71
Le stéréotype et ses traductions
Jean-Claude Anscombre  – Quelques avatars de la traduction des
proverbes du français à l’espagnol et vice-versa................................................ 89
Liudmila Fedorova – À la recherche des sens cachés. Sur la traduction de
la phraséologie dans un texte de Rabelais....................................................... 113
Jean-Claude Colbus  – Le proverbe chez Sebastian Franck  :
traduction empirique de sa conception de l’histoire..................................... 139
Stéphane Viellard  – La traduction des proverbes dans le diction-
naire français-russe composé d’après celui de l’Académie française
(1786-1824)......................................................................................................... 171
Stéréotypes, culture et identité
Mathias  Degoute et Michel  Viel  (✝)– Lieux communs et généralités
cachés dans Gatsby le Magnifique..................................................................... 195
Xavier Galmiche  – Trifouilly-les-Oies, Glupov, Pinsk et autres topo-
nymes sarcastiques. Une dénomination stéréotypique entre dénotation
et évocation.....................................................................................................213
Marc Lacheny  – Jeux onomastiques dans l’œuvre de Johann Nestroy  :
l’exemple de Liberté à Krähwinkel (1848)........................................................ 227

Résumés, Abstracts, Аннотации.................................................................... 243

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Études et travaux, 2016 5
Пословицы и стереотипы : форма, формы и контексты
Под редакцией С. Вьеляра

Содержание
Стефан ВЬЕЛЯР – Предисловие......................................................................... 7
Фразеологическое поле
Дмитрий ДОБРОВОЛЬСКИЙ  – Понятие внутренней формы и
семантика идиом................................................................................................ 21
Пословица : между языком и речью
Жан-Клод АНСКОМБР – К определению смысла пословиц...................... 39
Владимир БЕЛЯКОВ – Устойчивость и пассивизация фразем в русском
языке...................................................................................................................... 55
Венямин ДЕЛОРМ  – Безглагольная форма во французских и
английских пословицах: когда отсутствие спряжения заменяет
аргумент к авторитету......................................................................................... 71
Стереотип и его переводы
Жан-Клод АНСКОМБР – О некоторыых перевоплощениях пословиц
при переводе с французского языка на испанский и vice-versa .............89
Людмила ФЕДОРОВА  – В поисках утраченных смыслов: о переводе
фразеологии в тексте Рабле........................................................................... 113
Жан-Клод КОЛЬБЮC  – Пословица в работах Себастьяна Франка:
эмпирический перевод его концепции истории...................................... 139
Стефан ВЬЕЛЯР  – Перевод пословиц в Полном французско-российском
словаре, сочиненном по словарю Академии французской (1786-1824).....171
Стереотип, культура и личность
Матяс ДЕГУТ и Мишель ВИЕЛЬ (✝)  – Общие места и прописные
истины, скрытые в романе Великий Гэтсби............................................ 195
Гзавье ГАЛЬМИШ  – Трифуйи-лез-Уа, Глупов, Пинск и другие
саркастические топонимы. Стереотипное наименование, между
обозначением и припоминанием................................................................. 213
Марк ЛАШЕНИ  – Ономастические игры в творчестве Иоганна
Нестроя: пример Свободы в Кревинкеле (1848)........................................ 227

Résumés, Abstracts, Аннотации.................................................................... 243

Études et travaux d’Eur’ORBEM, 2016


6
Études et travaux, 2016
Proverbs and stereotypes, forme, forms and contexts
Coordinated by Stephane Viellard

Contents

Stéphane Viellard – Foreword........................................................................... 7


Phraseological field
Dmitrij Dobrovol’skij  – The notion of “inner form” and idiom
semantics........................................................................................................... 21
Proverb : between language and discourse
Jean-Claude Anscombre  – On determining the meaning of
proverbs................................................................................................................. 39
Vladimir Beliakov  – Phrasemes in Russian: The fixity and the passive
voice....................................................................................................................... 55
Benjamin Delorme  – Verbless form in French and English proverbs:
when the absence of conjugation serves as an argument of authority.......... 71
Stereotype and its translations
Jean-Claude Anscombre – A few avatars of the translation of proverbs
from French into Spanish and vice-versa.........................................................89
Liudmila Fedorova  – Looking for hidden meanings: On translating
phraseology in a text by Rabelais..................................................................... 113
Jean-Claude Colbus  – Proverbs in Sebastian Franck’s writings:
The empirical translation of his conception of history.................................. 139
Stéphane Viellard – The translation of proverbs in the French-Russian
dictionary modeled on the French Academy’s dictionary (1786/1824)...... 171
Stereotypes, culture and identity
Mathias Degoute and Michel Viel (✝) – Commonplaces and hidden ge-
neralities in The Great Gatsby......................................................................... 195
Xavier Galmiche – Trifouilly-les-Oies, Glupov, Pinsk and other sarcastic
toponyms: Stereotypic place names between denotation and evocation.... 213
Marc Lacheny  – Onomastic wordplay in Johann Nestroy’s writings:
Freedom in Krähwinkel (1848).......................................................................... 227

Résumés, Abstract, Аннотации...................................................................... 243

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


/
1 2016

Introduction :
De la parémiographie à la parémiologie

Stéphane Viellard

CeLiSo (EA 7332, Paris-Sorbonne)

décembre 2016, pp. 7-17

Études et travaux d’Eur’ORBEM


8 Stéphane Viellard

N otre propos n’est pas de faire ici, en quelques lignes, l’histoire


d’une pratique langagière qui remonte à l’Antiquité et s’est
développée dans les différentes civilisations. Nous nous conten-
terons d’en signaler les grands jalons, qui suffisent à montrer la
richesse de cette pratique et les enjeux d’une réflexion épistémo-
logique qui remonte très loin dans le temps.
La collecte des formes sentencieuses et des lieux communs,
nommée parémiographie, a été pratiquée très tôt dans toutes les
cultures écrites et a été très rapidement accompagnée d’un cer-
tain nombre d’autres activités parallèles et complémentaires. On
distinguera pour la commodité les démarches empiriques et les
démarches métadiscursives.
Parmi les premières, il y a le proverbe lui-même comme pro-
duit d’une activité textuelle. Dans ses Proverbes français antérieurs
au xve siècle, publiés en 1925 chez Honoré Champion et réédités
en 2007, Joseph Morawski rappelait que la forme rythmée et rimée
des proverbes que nous connaissons est en réalité le produit du
travail des clercs et des lettrés du Moyen Âge. Dans tout l’occident
médiéval, les recueils ont servi à l’apprentissage de la lecture et de
la rhétorique. Mais cette conception doit s’accommoder de l’idée
que le rythme et la rime sont inhérents aux langues1. Les innom-
brables recueils de proverbes constituent eux aussi des œuvres
littéraires. Il suffit, pour s’en convaincre, d’ouvrir le recueil de
Charles de Bovelles (Bouelles, 1557), ou encore celui de Gabriel
Meurier (Meurier, 1568), rédigés tous deux à la fin du xvie siècle.
En 1546, John Heywood compose un dialogue en proverbe, et en
1633 paraît à Paris La comédie de proverbes, attribuée sans preuves
à Adrian de Monluc, comte de Carmain. À ces expériences de la
Renaissance et de l’âge classique, on peut ajouter, au xviie siècle,
celle d’un Le Duc (1665), ou, à la fin du xviiie siècle en Russie,
celle d’Hippolyte Bogdanovič (1785), qui, l’un comme l’autre, ré-
criront les proverbes en les littérarisant. Les critiques que l’un et

1.  C’est ce que Jean-Claude Anscombre, à qui nous soumettions l’idée de


Morawski, nous répondait à propos du français, lors d’une conversation.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Introduction : de la parémiographie à la parémiologie 9

l’autre ont essuyées s’inscrivent d’ailleurs dans une réflexion sur


ce qu’est le proverbe.
L’insertion de proverbes dans le discours littéraire est un vaste
champ exploré dans toutes les cultures, en particulier occidentales.
Quant au détournement de proverbes, il constitue un exer-
cice qui remonte à l’Antiquité et qu’Érasme a évoqué dans ses
Prolegomena. On le retrouve aussi bien dans la littérature baroque
russe (Viellard, 2004) que dans la littérature surréaliste du début du
xxe siècle (il suffit de songer à l’expérience célèbre de Paul Éluard
et de Benjamin Perret, 1925) que dans la publicité contemporaine.
On peut évoquer aussi la large utilisation des formes sen-
tencieuses dans le discours politique. Lénine, Staline ou
Khrouchtchev en ont fait un usage abondant, mais l’on trouve
chez Abraham Lincoln ou encore chez Frederick Douglass
(Mieder, 2000 et 2001), militant des droits de l’homme dans les
États-Unis du xixe siècle, un large recours aux proverbes.
Toutes ces pratiques sont bien sûr sous-tendues par des
discours, qui font à leur tour l’objet d’un travail d’analyse. On
a alors affaire à de nombreuses démarches métadiscursives re-
groupées sans grand souci d’homogénéité sous le terme de pa-
rémiologie, dont la définition donnée par le Trésor de la langue
française se limite à trois mots : « Étude des proverbes »2.
L’analyse culturologique actuelle des proverbes part d’un
présupposé très répandu depuis le romantisme, qui a fait des
proverbes à la fois le conservatoire de la « sagesse des nations » et
l’un des éléments inaliénables d’un patrimoine culturel souvent
revendiqué et défendu. Seul le poète Alexandre Pouchkine pou-
vait risquer le paradoxe et écrire dans la nouvelle « La tempête de
neige » : « Les dictons moraux sont étonnamment utiles lorsque
nous ne parvenons pas nous-mêmes à imaginer quelque chose
pour nous justifier. » Des travaux d’Ivan Snegirev ou de Vladimir

2. Trésor de la langue française informatisé, page : http://atilf.atilf.fr/den-


dien/scripts/tlfiv5/affart.exe?19;s=3492781920;?b=0;

Études et travaux, décembre 2016


10 Stéphane Viellard

Dahl en Russie à ceux de Théodore Hersart de la Villemarqué


ou de Paul Sébillot en France, le « folklore », mot introduit par
l’Anglais William Thoms pour remplacer l’ancienne formule
« popular antiquities », est devenu un enjeu identitaire puissant3.
Parallèlement, certaines études engagent la parémiologie dans
un champ spécifique dont l’exploitation a atteint son apogée
dans les années 1970  : la «  psychologie des peuples  », et dont
notre époque connaît, selon les pays, des résurgences plus ou
moins importantes.
Très tôt cependant, la nature langagière des proverbes et des
formes sentencieuses a attiré l’attention. Dans sa Rhétorique (livre
III, ch. XIV), Aristote utilise un proverbe pour illustrer la méta-
phore, et consacre le chapitre XXI du livre II à « la sentence, ses
variétés, son emploi, son utilité ».
L’écueil du sens compositionnel conduit les lettrés à se pen-
cher sur le fonctionnement sémantique des proverbes. Dans sa
Précellence de la langue française, Henry Estienne, constatait au
xvie siècle que certains proverbes ont été déformés par oubli du
sens des constituants lexicaux initiaux. La paronymie, comme la
figure d’élocution qui lui correspond, la paronomase, permet alors
un réencodage phonétique et sémantique de formules anciennes.
On entre dès lors dans l’étymologie proverbiale. C’est à partir de
l’analyse sémantique qu’Érasme construit les gloses et dévelop-
pements moraux que constituent les Adages. Il y a là les prémices
d’une étude du fonctionnement sémantique des proverbes.
Même dépassé, ce travail accompli au cours des siècles anté-
rieurs ne doit pas être négligé, et l’on trouve chez certains auteurs
anciens les fondements d’une analyse linguistique, parfois très
poussée, des formes sentencieuses et des lieux communs. Prenons
le cas de l’abbé Jean-Charles-François Tuet et de ses Matinées
sénonaises, publiées en 1789 (Tuet, 1789). Le chanoine de Sens y

3.  On consultera avec profit l’étude d’Anne-Marie Thiesse sur ce sujet


(Thiesse, 2001).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Introduction : de la parémiographie à la parémiologie 11

développe une réflexion d’une grande finesse sur la classification


des stéréotypes selon leur structure syntaxique. Dans les années
1730, le lexicographe russe Andrej Bogdanov proposait déjà une
taxinomie du même ordre pour les stéréotypes russes. En 1871
avait paru en Russie un important article de P. Glagolevskij sur La
syntaxe de la langue des proverbes russes. En 1947, Viktor Vinogradov
appliquera au russe les principes exposés par Charles Bally, dans
son Traité de stylistique française, pour l’analyse des « unités phra-
séologiques ». En 1854, Fedor Buslaev s’était attardé sur la matière
phonique des proverbes, pour montrer que la langue ne saurait
se limiter à la seule fonction de communication, et possède aussi
une fonction poétique. Buslaev anticipait ainsi de plus d’un siècle
les analyses de Karl Bühler ou de Roman Jakobson.
Les formes sentencieuses sont bien, comme le montre Jean-
Claude Anscombre, un phénomène linguistique auquel le xxe
siècle accordera une importance de plus en plus grande. La
création, au début des années 1970, de la revue internationale
Proverbium a permis d’entraîner la parémiologie dans le sillage du
structuralisme, qui donnera naissance aux grandes études logico-
sémantiques de Grigorij Permjakov, dont certaines ont été tra-
duites en anglais. Après quelques années de vicissitudes, la revue
a traversé l’Atlantique pour connaître un troisième et brillant es-
sor depuis 1986, grâce à Wolfgang Mieder (université de Vermont)
qui en est le rédacteur en chef (Proverbium, 1986-). En France,
l’étude linguistique des formes sentencieuses et des lieux com-
muns a fait l’objet depuis un demi-siècle de nombreux colloques
et de publications.
On peut donc considérer que la linguistique a engagé la pa-
rémiologie dans plusieurs directions : l’analyse formelle des sté-
réotypes, qui inclut une dimension métalinguistique comprenant,
entre autres, la mise au point d’une terminologie. On sait qu’un
terme n’admet pas la polysémie. Or, d’une part, le lexème [pro-
verbe], on le sait, a désigné et désigne encore de multiples types
d’énoncés et Jean-Claude Anscombre a bien montré la confusion

Études et travaux, décembre 2016


12 Stéphane Viellard

que peut engendrer l’emploi de ce vocable. D’autre part, les vo-


cables sont nombreux (proverbe, dicton, sentence, maxime, adage,
apophtegme, etc.) et le départ entre ces différentes formes a don-
né lieu à de nombreuses recherches. Pour lever l’ambiguïté, un
hyperonyme a été introduit : la parémie, désignant toute forme
brève à caractère (plus ou moins ?) sentencieux. Le terme a l’avan-
tage d’introduire une cohérence avec le nom de la discipline qui
le prend en charge. Mais n’est-ce pas noyer le problème  ? On
connaît la boutade désabusée d’Archer Taylor qui, au soir d’une
vie consacrée à l’étude des proverbes, dans les années 1950, consi-
dérait qu’il était impossible de définir clairement ce qu’est un
proverbe. Or la linguistique permet justement de formaliser la
définition des parémies. Dans les années 1960, Algirdas Julien
Greimas, François  Rodegem, George  B.  Milner s’y étaient déjà
employés et les travaux de Jean-Claude Anscombre sont orientés
vers une formalisation du phénomène.
L’autre grande direction dans laquelle s’est engagée la paré-
miologie est l’analyse discursive, qui montre que les parémies
sont tout autant des « actes de discours4 ». Impliquées dans les actes
de parole, elles mettent en œuvre des procédures linguistiques
complexes constituant désormais des champs d’investigation
qui leur confèrent leurs lettres de noblesse. Certains linguistes,
comme Jacques Veyrenc (1975), verront dans les proverbes un sys-
tème spécifique d’énonciation.
Le présent volume regroupe treize contributions portant sur
plusieurs langues (anglais, bété, allemand, espagnol, français,
tchèque, russe). Elles sont le fruit de quatre journées d’étude or-
ganisées entre 2009 et 2012 en collaboration avec des chercheurs
de renom dans le cadre de deux équipes d’accueil de l’universi-
té Paris-Sorbonne : le CELTA (Centre de linguistique théorique
et appliquée) et le CRECOB (Centre de recherche sur l’Europe
centrale, orientale et balkanique). Ces quatre journées d’études

4.  L’expression est d’Henri Meschonnic (Meschonnic, 1976).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Introduction : de la parémiographie à la parémiologie 13

ont permis de mettre en place un travail pluridisciplinaire dans


le domaine des stéréotypes (proverbes, énoncés gnomiques, lieux
communs, expressions figées...), explorant le fonctionnement de
ces derniers aussi bien d’un point de vue formel (définition, struc-
ture, variation) que dans une perspective pragmatique, littéraire et
transculturelle.
L’ensemble s’articule autour de quatre grands thèmes. Dans
Le champ phraséologique, Gertrud Gréciano dresse le bilan d’une
recherche féconde qu’elle mène depuis plusieurs décennies
dans le domaine de la phraséologie, domaine qu’elle a large-
ment contribué à constituer comme champ disciplinaire, en
rappelant l’apport scientifique de ces différentes périodes dans
la construction d’une épistémologie. Complétant ce tableau his-
torique et épistémologique, Dmitrij Dobrovol´ski pose les bases
d’une réflexion théorique sur la forme interne des stéréotypes
linguistiques, afin d’en éclairer l’influence sur les particularités
syntaxiques, sémantiques et pragmatiques d’unités phraséolo-
giques. Les stéréotypes en général et les proverbes en particulier
sont, on le sait, à la croisée de la langue et du discours.
Dans la deuxième partie, (Le stéréotype entre langue et discours),
Jean-Claude Anscombre s’attaque, à partir d’exemples français, à
la tâche délicate que représente la mise en relation de la forme syn-
taxique et du statut énonciatif des énoncés parémiques. Vladimir
Beliakov, partant des travaux d’Igor Melčuk sur les phrasèmes,
teste le phénomène du figement à partir des collocations russes
à l’épreuve de la passivation, tandis que Benjamin Delorme se
penche sur le rôle que joue l’absence de verbe dans les proverbes
français et anglais dans la structuration de l’argument d’autorité.
La troisième partie (Le stéréotype et ses traductions) aborde la
question complexe du transfert des stéréotypes d’une culture à
l’autre. Peut-on, et si oui comment, traduire les proverbes ? Que
traduit-on ? Quels sont les enjeux linguistiques (lexique, syntaxe,
grammaire du figement), mais aussi pragmatiques, de cette pra-
tique  ? Comme le montrent Jean-Claude Anscombre pour les

Études et travaux, décembre 2016


14 Stéphane Viellard

proverbes français et espagnols, Liudmila Fedorova pour l’in-


terprétation des locutions dans les traductions russe et polonaise
de l’enfance de Gargantua de Rabelais, Jean-Claude Colbus pour
l’œuvre de l’historien, parémiographe et réformateur Sebastian
Franck, Stéphane Viellard pour le traitement des proverbes dans
la traduction russe du dictionnaire de l’Académie française au
xviiie siècle, l’étude des invariants sémantiques ne saurait faire
l’économie d’un examen de la dimension pragmatique des pro-
verbes sans risquer de mettre le lecteur ou l’interlocuteur devant
des contresens insolubles. Le problème est d’autant plus difficile
que, dans certains cas, il n’y a pas d’équivalent direct dans la
langue cible.
Dans la quatrième partie (Stéréotypes, culture et identité), l’ac-
cent est mis sur une approche « culturelle » du mot stéréotype. Les
langues véhiculent dans leur phraséologie des représentations
identitaires (images de soi, images de l’autre) faisant l’objet d’un
consensus enraciné dans une tradition. Une abondante littérature
existe sur ce sujet et l’ambiguïté du terme et de ses nombreux
synonymes (clichés, lieux communs, poncifs, idées reçues, etc.) a
souvent été soulignée (Charaudeau, 2007). Les chercheurs qui ont
contribué à cette dernière partie se sont essentiellement penchés
sur l’exploitation littéraire de l’image stéréotypique. Michel Viel
(†) et Mathias Degoute étudient d’un point de vue génétique, à
travers les différentes étapes de la genèse de l’œuvre, le traitement
des lieux communs dans le contexte d’une œuvre littéraire, The
Great Gatsby. Xavier Galmiche aborde la question de la motivation
des « toponymes sarcastiques » dans la culture tchèque, tandis
que Marc Lacheny explore les jeux onomastiques dans l’œuvre du
dramaturge autrichien Johann Nestroy.
Les douze contributions de ce recueil sont, bien sûr, loin
d’épuiser le sujet. La bibliographie générale donne une idée de
son importance et le champ de la parémiologie est toujours ou-
vert à de nouveaux labours.
Paris, le 20 juin 2016

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Introduction : de la parémiographie à la parémiologie 15

Références bibliographiques

Bogdanovič Ippolit (1785), Russkija poslovicy, sobrannyja Ippolitom


Bogdanovičem. V Sanktpeterburgê, iždiveniem «  Imperatorskoj
Akademii nauk  » [Proverbes russes recueillis par Hyppolite
Bogdanovič A Saint-Pétersbourg, par les soins de l’Académie im-
périale des sciences] (L’ouvrage comporte trois fascicules en un
volume  ; 76+40+47 pages. Il est disponible en trois fichiers pdf
distincts sur le site http://imwerden.de).
Bouelles (Bovelles) Charles (de) (1557), Proverbes et dicts sentencievx,
avec l’interprétatiõ d’iceux. Par Charles de Bouelles Chanoine de
Noyon. Avec Privilege. A Paris, Chez Sebastien Nyuelle, libraire de-
menrant à l’enseigne des Cicognes, Rue S.  Iaques. [http://gallica.
bnf.fr/ark:/12148/bpt6k52635s.r=Bovelles%2C%20Charles%20de].
Charaudeau Patrick (2007), « Les stéréotypes, c’est bien. Les imagi-
naires, c’est mieux », in Henri Boyer (éd.), Stéréotypage, stéréotypes :
fonctionnements ordinaires et mises en scène, tome 4 : Langue(s), dis-
cours, Paris  : L’Harmattan, pp.  49-63 [http://www.patrick-charau-
deau.com/Les-stereotypes-c-est-bien-Les.html].
Eluard P., Perret B. (1925), 152 proverbes mis au goût du jour, Paris : La
Révolution surréaliste.
Heywood John (1546), The Proverbs of John Heywood [réédition réali-
sée à Londres en 1874, https://archive.org/details/proverbsofjohn-
he00heywrich].
Le Duc (1665), Proverbes en rimes ou rimes en proverbes, Tant de la Lecture des
bons livres, que de la façon ordinaire de parler, & accomodez en Distiques
ou manières de Sentences, qui peuvent passer pour Maximes dans la vie :
Propres à tout usage, soit public, soit particulier. Le plaisant et le sérieux, le
loüable, le picquant, ainsi que tous autres suiets, qui se peuuent imaginer y
sont traittez agreablement. Ouvrage utile et divertissant, à l’honneur de la
Langue Françoise, & pour montrer qu’elle ne cede en Prouerbes, non plus
qu’en son Idiome, aux Estrangers. Par M. Le Duc. Première partie. A
Paris, Chez Gabriel Quinet, au Palais dans la Galerie des Prisonniers,
à l’Ange Gabriel. M.DC.LXV. Avec Priuilege du Roy [Les deux par-
ties de l’ouvrage sont disponibles sur Gallica – http://gallica.bnf.fr/
ark:/12148/bpt6k742885.r=Le%20Duc%20proverbes; http://gallica.bnf.
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Études et travaux, décembre 2016


1.
Le champ phraséologique
/
1 2016

The notion of “inner form”


and idiom semantics*

Dmitrij Dobrovol’skij

Russian Academy of Sciences, Russian Language Institute

décembre 2016, pp. 21-36

* This paper is based on work supported by the RGNF under Grant 15-04-00507a.

Études et travaux d’Eur’ORBEM


22 Dmitrij Dobrovol’skij

O ne of the unsolved problems of idiom research is the question


as to what extent the traces of the mental imagery underlying
a figurative idiom reach into its lexicalized meaning and pragmat-
ics. To answer this question it is necessary, first, to discuss the na-
ture of such images along with the adjacent concepts, and, second,
to address empirical data based on large text corpora.

Mental imagery and “inner form”


The term inner form (vnutrennyaya forma) in the discussed sense
was coined by the well-known Russian philologist and philoso-
pher of language of the 19th century Potebnya (Potebnya,1892).
This term initially goes back to Humboldt, who introduced the
notion of the inner form of language (innere Sprachform), and un-
derstood it in a completely different sense: something like “na-
tional spirit” reflected in a language, i.e. the specific ways of con-
ceptualizing reality characteristic of every language community
(Humboldt, 1835).
Potebnya speaks of the inner form of a word (vnutrennyaya forma
slova) and defines it as the ratio of the content of thought to con-
sciousness (otnoshenie soderzhaniya mysli k soznaniyu). The inner
form shows the way in which people reflect their thoughts.1 He
connected the inner form of the word both with its etymology and
with the psychological side of its motivation.
Typical of 19th-century philological studies, Potebnya’s defini-
tion is rather vague and difficult to operationalize. Nevertheless,
the notion of the inner form has become an important research
instrument in Russian linguistics (Zaliznyak, 2000).
“Inner form” and similar notions
In the course of time, many similar notions have been devel-
oped within the linguistic theories of lexical semantics, especial-
ly within the conceptions having to do with processing figurative
units of language. Compare notions such as source domain (Lakoff,

1  « Ona pokazyvaet, kak predstvlyaetsya cheloveku ego sobstvennaya mysl’ »


(Potebnya, 1892, p.102).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


The notion of “inner forme” and idiom semantics 23

1993), etymological memory (Apresyan, 1995)2 or image component


(Dobrovol’skij & Piirainen, 2005).
It might seem that the term inner form is justified only as part
of the Russian linguistic tradition and can easily be replaced
by such terms as source domain, source frame, image component,
background categorization (cf. fonovaya kategorizatsiya in Baranov
& Dobrovol’skij, 2008) and the like, at least in figurative lan-
guage research along the lines of Frame Semantics or Cognitive
Linguistics. But this is not quite true, for the meanings of all these
terms are not completely identical.
In terms of present-day linguistics, the inner form of a lexical
unit (word or idiom) can be defined as a kind of semantic para-
digmatic relations between the target lexeme and the meanings
associated with its constituent parts and/or the underlying mental
image. In other words, the inner form of a lexical item is the image
fixed in its content plane as well as the motivation of its lexicalized
meaning, which the speakers derive from the meaning of its con-
stituents (morphemes or words).3
On the other hand, the image component (cf. the notion of
obraznaya sostavlyayushchaya [Dobrovol’skij, 1996]) of a figurative
lexical unit is defined as the linguistically relevant traces of the
mental image underlying its semantics. It provides a semantic
bridge between two levels of the figurative unit’s conceptual
structure, i.e. between its meaning proper and the literal inter-
pretation of the underlying lexical structure which triggers the
corresponding mental image. For more detail see (Dobrovol’skij
& Piirainen, 2005).
As for the notion of source domain, it can be defined as a con-
ceptual domain that is metaphorically used to provide the means
of understanding another conceptual domain, namely the target
domain. In a similar way, the notion of source frame has to be in-
terpreted as the conceptual structure motivating the lexicalized

2  Apresyan points to the study of Abaev in this regard (Abaev, 1948).


3  Cf. the definition proposed in (Baranov & Dobrovol’skij, 2013).

Études et travaux, décembre 2016


24 Dmitrij Dobrovol’skij

meaning of a given lexical item, i.e. the meaning conventionally


ascribed to it. Compare, for example, (1).

(1)
To throw in the towel: to stop trying to achieve something because it has been
too difficult.

The idiom comes from modern professional boxing and its


rules, which were established at the end of the 19th century. It was
common practice for the coach of one of the boxers to admit de-
feat and give up the fight by throwing a towel into the ring during
an ongoing round to signal to the referee to stop the match.
The lexicalized meaning of (1) is based on a metaphoric
mapping of the source frame boxing round onto a target frame
challenging situation. As a whole, the idiom’s lexicalized mea-
ning came about in two steps. First, the physical action of
throwing the towel was metonymically reinterpreted as a sym-
bolic action indicating admission of defeat. Second, this concep-
tual structure was metaphorically reinterpreted in the sense of
‘abandoning further attempts to achieve something because it
has been too difficult’.
The inner form of a lexical unit differs also from its “etymolo-
gical memory”. Etymological memory is understood as a part of
the lexeme’s etymology that influences the actual semantics but
is not recognized by native speakers. This distinguishes etymolo-
gical memory from inner form. The latter is part of the speakers’
linguistic competence.

“Inner form” as a theoretical construct:


characteristic features

Now I would like to turn to some prominent features of the no-


tion of inner form and compare this notion with similar concepts.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


The notion of “inner forme” and idiom semantics 25

Inner form vs. image component of idiom semantics


Let us start with an example.
(2)
To take a sledgehammer to crack a nut: to try to achieve a goal by investing a great
deal of effort and using a means that is too powerful for achieving this goal, which
obviously does not require such effort; the consequence is that the results are insignifi-
cant when compared to the wasted effort’.

The image component provides conceptual material that is used


in constructing the actual meaning, namely the idea that the means
(c) is fully inappropriate for achieving a given goal (to crack a nut), in
that it is too powerful. Using a sledgehammer requires effort, much
more than is needed to crack a nut, so that the subject of this action
is wasting energy. Even if the intended result is achieved (the nut is
cracked) it is so insignificant when compared to the wasted effort
that the whole action has been inefficient. Thus traces of the un-
derlying image can be found in all parts of the semantic definition.
An important feature of this metalanguage is that it does not
point to all details of the “rich image” but exploits only those traces
of the source concept that are relevant for the actual meaning.
Another feature of the metalanguage (connected with the first
one) is that it often uses formulations of a relatively high level
of abstraction. This enables us to concentrate on the conceptu-
al structures which are immediately relevant for constructing the
actual meaning and which provide the semantic bridge between
source and target concepts. This is also important for describing
the relations of (near) synonymy and (near) equivalence across lan-
guages. Compare, for example, the Russian idiom strelyat’ iz pushek
po vorob’yam or the German idiom mit Kanonen nach/auf Spatzen
schießen (both lit. “to shoot with cannons at sparrows”), with an
actual meaning very similar to (2). On the level of “rich images”
there is, of course, a great difference between “cracking a nut with
a sledgehammer” and “shooting with cannons at sparrows”. All
relevant conceptual details are part of the inner form rather than
of the image component. These different images are used to con-
vey the same general idea fixed in the semantic definition of (2).

Études et travaux, décembre 2016


26 Dmitrij Dobrovol’skij

However, since native speakers are aware of these details of mental


imagery while processing the idiom, the conceptual details have to
be described as relevant parts of the idiom’s content plane.
On the other hand, there are many cases in which the inner
form basically coincides with the image component. This is the rea-
son why both terms are very often used as synonyms. If we compare
idiom (2) with idiom (3), which shows a certain resemblance to (2)
but is not semantically identical with it, we see clearly that the se-
mantic differences between them are rooted in their inner form
and, at the same time, in the image component of their semantics.
The inner form of both (2) and (3) contains conceptual features
relevant for inferring their actual meaning together with all unique
semantic details. Hence these conceptual features construct the se-
mantic bridge between the source frames of both idioms, on the
one hand, and their lexicalized meanings, on the other.
(3)
носить воду решетом/в решете lit. to carry water with/in a sieve; to to try
repeatedly to achieve a goal using a total-
ly inappropriate means for achieving this
goal, which inevitably leads to failure’.

In terms of the cognitive modelling of idiom semantics (for more


detail see Baranov & Dobrovol’skij, 1996; ibid., 2008), the motivation
of this idiom can be described as follows. In the frame carrying
water, the typical filler of the instrumental slot (a type of container
appropriate for carrying water) is replaced by something entirely
unsuitable, i.e. “a sieve”. The semantic effect of this replacement
is a kind of situational dysfunction (carrying out an action with an
unsuitable instrument). This leads to a conclusion of the following
kind: to carry water in a sieve means to try to achieve a goal in a
manner that dooms the action to failure, using a totally inappro-
priate means for attaining this objective. The conceptual structure
evoked by the underlying mental image is mapped with all its rel-
evant parts onto the class of situations which is referred to by the
actual meaning of the idiom, i.e. onto the target frame. Thus, a se-
mantically adequate definition of this idiom (such as that given in

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


The notion of “inner forme” and idiom semantics 27

(3)) must reflect all relevant aspects of the source frame. So the idea
of using an inappropriate means to achieve a goal and the notion
of failure as a semantic consequence are included in the semantic
explanation. This is crucial from the perspective of the real usage
of the idiom. Let us have a look at two textual examples from RNC
(Russian National Corpus).
(4)
Все усилия напрасны? Это воду реше- All efforts are useless, are they? It is like
том черпать. И что за сумасшедшая carrying water with a sieve. What crazy
работа ― дарить свои мысли другим, work – to give one’s ideas to others, to sell
торговать ими, наивно полагая, что они them, naïvely believing that somebody else
необходимы еще кому-то… needs them…
(Vladirmir Lichutin, Lyubostaj, 1987)

(5)
Ну, матушка, с тобой говорить, что воду “Oh my dear, talking to you is the same
решетом носить, ― молвил с досадой as carrying water with a sieve,” Vasilij
Василий Борисыч. Borisych said with vexation.
(P.I. Mel’nikov-Pecherskij. V lesakh (Dans
les bois), Kniga pervaya, 1871-1874) ]

In both contexts we are dealing with situations considered to


be doomed to failure because, from the point of view of the writer,
the Agent uses a completely inappropriate means for achieving
his goal. In both cases the parts of the semantic structure of the
given idiom which are inherited from the mental imagery and
labelled here as the image component are crucial to an adequate
denotation of the situation. Any other idiom from the semantic
field of futile efforts would not be appropriate in contexts of
this type. Compare Russian idioms such as (6) to (8).
(6)
толочь воду в ступе lit. “to pound water in a mortar”, which
points to the idea of a totally absurd ac-
tion repeated many times (cf. the English
idioms to beat the air and to mill the wind).

Études et travaux, décembre 2016


28 Dmitrij Dobrovol’skij

(7)
искать иголку в стоге сена lit. “to look for a needle in a haystack” ‘to
look for something that is very difficult or
almost impossible to find (because it is con-
cealed by so many other similar things)’,
which stresses the idea that the task is
extremely difficult, and the concept of futile
efforts emerges as the logical consequence
of this objectively given difficulty.
(8)
биться как рыба об лёд lit. ≈ “like the fish hits against the ice” ‘to
struggle persistently and desperately
against hostile forces and obstacles which
are objectively not surmountable trying
to achieve a goal; mostly about efforts to
reach an acceptable living standard’.
The reason why these idioms could not be used in the same
situations as idiom (3) is obvious. Their image components focus on
conditions and circumstances of futile efforts that are different
from (3). In (8), for example, the idea of “persistence in a course of
action” is focused. The Agent (fish) tries to struggle against forces
and obstacles which are objectively not surmountable (ice), and the
Agent hurts himself in this hopeless struggle. Thus on the level of
the image component this idiom has very little in common with
(3), where the Agent unwittingly uses an inappropriate instrument
(without hurting himself). For more detail see Dobrovol’skij (2007).
On the other hand, all idioms discussed in this section are
different with regard to the “rich images” behind their figurative
meanings. The mental picture of ‘cracking a nut with the help of a
sledgehammer’ differs from ‘shooting with cannons at sparrows’,
and they both differ from ‘carrying water in a sieve’ or ‘pounding
water in a mortar’ or ‘looking for a needle in a haystack’ as well
as from the mental picture of ‘a fish hitting against the ice’. Of
course, not all these conceptual details are linguistically relevant, in
the sense that they are not primarily necessary for distinguishing
between idioms from the same semantic field, including near-
synonymous expressions as well as quasi-equivalent idioms from

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


The notion of “inner forme” and idiom semantics 29

various languages. Not all the features of the “rich images” have to
be addressed in a semantic definition of every idiom. Nevertheless,
conceptual details of this kind are psychologically real. Being a part
of the inner form, they can be addressed in non-standard contexts,
i.e. in puns and contexts that include intentional plays on words.
Inner form vs. etymological memory
The synchronic motivation of an idiom often does not coinci-
de with the “true” etymology of that idiom. In most cases, what is
important for the functioning of an idiom is synchronic motiva-
tion, i.e. how most speakers intuitively construct the motivational
“bridges”. However, sometimes an idiom’s figurative past may be
accessible in the present in the form of traces of “etymological
memory”, so that even where speakers do not know the etymo-
logy, the idiom is not used in combinatorial surroundings that
would violate a historically relevant type of context. Idiom (9)
demonstrates how this “etymological memory” of an idiom can
determine its behavior in discourse. The idiom passes on an old
symbolic concept which came into being in the Middle Ages and
still has an effect on this idiom in its present-day usage.
(9)
die Hosen anhaben lit. “to wear the trousers” ‘to be the dom-
inant partner in a marriage; it is the wife
rather than the husband or partner who
makes decisions in the family’.

The origins of this idiom lie in the “Battle for the Trousers”,
which was treated frequently in disputes, literature, and paintings
from Early Modern Times. The figure of the virago, the domineering
woman whose unfeminine aggressiveness was perceived as a direct
threat to male authority, was a widespread stereotype at that time
and treated explicitly in iconography4. At first, this idiom was only
applied to a female person, or more precisely to a woman who was
married or lived in a partnership. In a case study which will be brie-
fly summarized here, it was discovered that a restriction to women

4  For more detail see Dobrovol’skij & Piirainen (2010).

Études et travaux, décembre 2016


30 Dmitrij Dobrovol’skij

is still part of the semantic structure of idiom (9) (Dobrovol’skij &


Piirainen, 2009: 125-130). Corpus analyses based on DeReKo (above
all, its written language parts) show that the hit rate for the idiom
amounts to 157 texts, 46 of which can be used for our purposes (see
below for more detail). 44 texts refer to a female person; only two
texts refer to a male person. This gender-specific character is due
to the image component of breeches, which still has the symbolic
function of representing men’s power, although different ideas are
connected with trousers (breeches, pants) today and women wear
trousers just like men. Despite the fact that the source frame fixing
the underlying mental image has undergone a shift towards a “mo-
dernized” concept, the image component, namely the symbolic
character of the garment, has remained constant.
Etymology rarely forms the motivational basis of an idiom,
though occasionally it does. However, in some rare cases a given
idiom may exhibit restrictions on its use that can only be ex-
plained by addressing its history, i.e. this idiom cannot be used
in contexts that are not compatible with its etymological origins.
Decisive in such cases is the “etymological memory” of a given
idiom rather than its inner form.
Inner form vs. literal reading
The following examples show that the underlying lexical struc-
ture of a given idiom, i.e. its literal reading, on the one hand, and
its inner form, including the image component, on the other, are
not identical. Moreover, subtle differences in the inner form of
expressions under consideration here often lead to differences in
their lexicalized meanings. Compare (10) and (11).
(10)
schwarz auf weiß lit. “black on white” in writing or print, there-
fore official.

(11)
черным по белому lit. “in black on white” ‘clear, plain (only with
regard to something in writing, mostly offi-
cially printed matters)’.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


The notion of “inner forme” and idiom semantics 31

These idioms show identical lexical structures and very simi-


lar, but not identical, lexicalized meanings. Their lexicalized mea-
nings may even coincide in the core; however, they show different
nuances. This means that they can function as equivalents in many
but not all contexts. There are certain contexts that highlight these
subtle differences. These can barely be noticed in an isolated pre-
sentation, so that we need corpus-based data to be able to describe
properly the meanings of partly equivalent idioms from various
languages. Compare the contexts (12) and (13), drawn from large
German and Russian text corpora: from DeReKo and RNC.
(12)
Damit bekämen sportliche Aktivitäten By this, sporting activities would get a more
einen verbindlicheren Charakter. “Was obliging character. “What has once been
einmal schwarz auf weiß festgehalten sei, recorded black on white, would not be up-
werde nicht so schnell umgestoßen”, sagt set as quickly,” says Mayrhofer.
Mayrhofer.
(Salzburger Nachrichten, 19.05.2007)
(13)
Зато на втором курсе моя курсовая But in my second academic year I wrote
была об Оскаре Уайльде, где черным an essay on Oscar Wilde, where it stands
по белому сказано, что красота выше written in black on white that beauty is
морали, а искусство выше жизни. above morality, and art is above life.
Nina Shcherbak, “Roman s filfakom”
(Roman en études de lettres), Zvezda,
2010)

Both idioms (10-11) have the same underlying knowledge fixed


in their lexical structures (fragments of frame knowledge about
printed and written material). The lexicalized meanings show lit-
tle divergence. The semantic component ‘printed’ is a presuppo-
sition of the Russian idiom (11). The assertive part of its meaning
consists of the semantic components ‘clearness, clarity’. However,
the semantics of the German idiom (10) focuses on the ‘official
character’ (of a printed or written document). This idea is a part
of its assertion whereas in the semantic structure of (11) it is only a
possible, non-obligatory semantic consequence.

Études et travaux, décembre 2016


32 Dmitrij Dobrovol’skij

Although the lexical structures of both idioms (10) and (11)


are near-identical, i.e. they have identical literal readings, these
idioms display semantically relevant differences in their inner
forms and in the image component of their content planes. In the
source frames evoked by the lexical structures, different slots are
highlighted. In (10) it is the material nature of the document as
well as the idea of being approved by an authority, whereas in (11)
it is the contrast of black and white in the graphical design of this
document. Thus expression (11) focuses on the semantic feature
‘clearly readable’. The semantic component ‘printed or written’
is a presupposition of the Russian idiom (11). The assertive part of
its meaning (as contrasted with presupposition and conversation-
al implications) consists of the semantic components ‘clearness,
clarity’. However, the semantics of the German idiom (10) high-
lights the ‘official character’ (of a printed or written document) so
that everything recorded black on white can be used as a piece of
evidence. This idea is a part of its assertion, while in the semantic
structure of (11) it is only a possible inference.
This leads to differences in the combinatorial profile of these
two idioms: The German idiom (10) tends to appear in contexts
such as “to give/show someone something in writing (i.e. officially)”
or “to (want to) have/record something in writing (i.e. officially)”
whereas the Russian idiom (11) is mostly used in co-occurrenc-
es such as “something stands/is set out clearly in writing or print”.
These differences can be deduced from the usage of the idioms,
i.e. by analyzing text corpora. In most cases, text corpora provide
enough evidence for proving the subtle differences between
seemingly very similar idioms of two languages.

Concluding remarks
The study of idiom motivation is an important linguistic is-
sue because motivation may influence how an idiom is used.
Motivation is understood as the possibility to interpret the un-
derlying mental image in a way that makes sense of the use of
a given idiom in the meaning conventionally ascribed to it. The

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


The notion of “inner forme” and idiom semantics 33

motivational basis of an idiom consists, first of all, of linguistically


relevant traces of the underlying image. This kind of image trace
makes up the so-called image component of idiom semantics, and
in this sense, it is part of the content plane of the idiom. However,
other parts of the image which do not necessarily influence the
idiom’s lexicalized semantic also play a certain role in its cogni-
tive processing. The parts of the image that do not immediately
construct the motivational link between the literal reading and
the lexicalized meaning of an idiom can, nevertheless, be activated
in non-standard contexts. The conceptual details of the image
that do not provide the motivating link can, nevertheless, evoke
certain stylistic properties of figurative lexical units. In this sense,
the image basis of every figurative lexical unit (one-word meta-
phor or idiom), taken as a whole, is psychologically real. All these
“additional” conceptual features along with the image component
are subsumed under the term inner form (above all, in the Russian
linguistic tradition). This notion has turned out to be quite useful
in lexicological studies.

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Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


The notion of “inner forme” and idiom semantics 35

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Études et travaux, décembre 2016


2.
Proverbe :
entre langue et discours
/
1 2016

Sur la détermination
du sens des proverbes

Jean-Claude Anscombre
LDI, Lexiques Dictionnaires Informatique
(UMR 7187, CNRS / Sorbonne Paris Cité / Université de Cergy Pontoise)

décembre 2016, pp.  39-53

Études et travaux d’Eur’ORBEM


40 Jean-Claude Anscombre

Les deux problèmes des études parémiques

L es études parémiques se heurtent d’entrée aux deux pro-


blèmes de base de toute étude sémantique, et qui sont  : a)
la délimitation la plus précise possible de la catégorie qui va être
l’objet d’étude du sémanticien ; b) la détermination de la valeur sé-
mantique, du ‘sens’ des unités composant cette catégorie. Je n’évo-
querai que brièvement le premier problème : je m’en suis exprimé
dans diverses publications. Je rappelle simplement que pour moi,
les parémies ou phrases parémiques, ou encore énoncés parémiques1,
(i) sont des phrases/textes autonomes ; (ii) sont à auteur indéter-
miné, et comme telles combinables avec des marqueurs médiatifs
de type comme on dit  ; (iii) sont génériques  ; (iv) sont minimales
pour les propriétés précédentes, i.e. qu’on ne peut leur ôter au-
cun élément sans sortir ipso facto de la catégorie. Voici une série
d’exemples de phrases fonctionnant comme des unités lexicales
autonomes, et donc candidates éventuelles au statut de parémie :
(1) Tu es poussière et tu retourneras en poussière (Delacourt).
(2) Les hommes préfèrent les blondes (Pierron).
(3) La vie n’est pas rose (DesRuisseaux).
(4) Nous n’avons pas gardé les cochons ensemble (DesRuisseaux).
(5) Une hirondelle ne fait pas le printemps.
(6) Tel père, tel fils.
(7) En avril, ne te découvre pas d’un fil.
(8) Demain, il fera jour.
(9) La montagne accouche d’une souris.
La première propriété évoquée signifie que les parémies ont le
statut d’une incise. Elles peuvent en particulier occuper les posi-
tions initiale, médiane et finale, comme illustré par :
(10) « … Vous n’en voulez pas ? Mais vous devez l’accepter… ce n’est pas,
il est vrai, du goût des raffinés, des délicats, mais nous… vous auriez dû
vous y attendre… c’est tout ce qu’il nous est possible de vous donner…
La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a… »
Nathalie Sarraute, Ici, Gallimard, 1995, pp. 85-86.

1.  Je sacrifie ici à l’usage qui tend à ne pas distinguer phrase et énoncé quand
on parle des éléments d’une catégorie phrastique.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Sur la détermination du sens des proverbes 41

(11) « … À chacun son métier. Toi tu écris, moi je narre… »


Érik Orsenna, Grand amour, Le Seuil, 1993, p. 57.
(12) « …Je lui ai posé des questions aussi innocentes que possible, dans
l’espoir de la mettre en confiance. Elle s’est contentée de déclarer d’un
ton narquois : – Jeune homme, ce n’est pas à un vieux singe qu’on ap-
prend à faire des grimaces. Si votre patron s’est figuré que j’allais faire
des confidences… »
Georges Simenon, Maigret et les vieillards, Presses de la Cité, p. 103.
On vérifiera sur ces exemples la mobilité des parémies dans un
discours donné. La seconde propriété, qui renvoie aux caractéris-
tiques médiatives des parémies, concerne leur combinabilité avec
des expressions du type de comme on dit et variantes2 :
(13) « …Si Laurent te fait des confidences, tu dois savoir qu’entre lui et
Clarisse il y a... anguille sous roche, comme disaient nos mères… »
(Benoîte et Flora Groult, Il était deux fois, Gallimard, 1975, p. 13)
qui signalent leur caractère de principe anonyme3. Le troi-
sième point a trait à leur statut de principe général, générique en
l’occurrence. Ce point est plus délicat à montrer, dans la mesure
où les parémies ont des formes spécifiques n’ayant, la plupart
du temps, que peu à voir avec les phrases génériques réputées
standard comme Les chats chassent les souris ou Les hommes sont des
singes supérieurs. Nous reviendrons plus avant sur ce point, mais
on peut d’ores et déjà remarquer que les parémies se combinent
aisément avec généralement, ou encore avec des adverbes d’habi-
tualité comme parfois ou toujours :
(14) « …Ce dernier [Cottard] avait toujours été d’opinions très libérales.
Sa phrase favorite : “Les gros mangent toujours les petits” le prouvait… »
Albert Camus, La Peste, La Pléiade, 1962, p. 1262.

2.  Comme on dit et variantes est en effet un marqueur générique de médiati-


vité. Il fait donc d’une phrase parémique un argument d’autorité, l’autorité
invoquée étant dans ce cas le consensus linguistique d’une communauté lin-
guistique – ou du moins de ce qui est présenté comme tel.
3.  Dans une optique polyphonique, ils sont la voix (virtuelle) d’un ON-
locuteur, i.e. d’une communauté linguistique anonyme. Sur ce point, cf.
Anscombre: 2006.

Études et travaux, décembre 2016


42 Jean-Claude Anscombre

(15) Les apparences sont généralement trompeuses.


La dernière propriété enfin, renvoie à l’observation qu’une
parémie ne peut généralement pas être ‘réduite’, elle représente
un texte minimal. Une troncature comme À chacun son métier…,
par rapport à la leçon originale À chacun son métier, et les vaches
seront bien gardées n’est pas un contre-exemple. En effet, la forme
réduite n’est pas À chacun son métier, mais bel et bien À chacun son
métier…, la finale se caractérisant par une intonation montante
‘suspensive’, qui n’est pas celle de la version complète. Il peut
d’ailleurs arriver que la forme tronquée élimine la forme com-
plète. C’est ce qui est en train de se passer avec À chacun son mé-
tier, [et les vaches seront bien gardées] et qui s’est passé avec Il n’y
a pas de sots métiers, il n’y a que de sottes gens, aujourd’hui réduit la
plupart du temps à Il n’y a pas de sots métiers.
Les autres propriétés invoquées pour caractériser les paré-
mies – ainsi leur caractère prétendument figé, entre autres – ne
résistent pas à l’analyse (Anscombre, 2000, 2003, 2005, 2011a).
D’après ce que nous venons brièvement d’exposer, (1) n’est pas à
proprement parler une parémie (l’auteur n’est pas anonyme), non
plus que (2), qui ne se combine pas avec comme on dit. (4), (8) et (9)
ne sont pas non plus des parémies – ce sont en fait des phrases si-
tuationnelles4 – elles ne sont pas génériques, ce que l’on peut voir
aux possibilités de variations temporelles, ainsi La vie n’a pas été
rose, La montagne a accouché d’un souris. Ou encore d’indications
déictiques : Toi et moi n’avons pas gardé les cochons ensemble. Elles
glosent directement une situation ou un élément d’une situation,
alors que les phrases parémiques authentiques caractérisent in-
directement une situation par le biais d’une généricité, et sur un
mode quasi syllogistique : si une situation S a la caractéristique A,
alors elle a la caractéristique B. Or la situation présente possède
A, donc elle possède B. (5), (6), et (7) sont d’authentiques parémies,
on le vérifiera aisément. On peut sentir la différence en compa-
rant par exemple les fonctionnements respectifs de Le passé est le
passé (phrase parémique), et Tout ça, c’est du passé (phrase situa-

4.  Cf. Anscombre (2006), pour une étude de détail.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Sur la détermination du sens des proverbes 43

tionnelle), qui disent peu ou prou la même chose mais sur deux
modes différents.

Le problème de l’antonymie parémique


Ce qui suit concerne le second problème, à avoir la détermina-
tion du sens des phrases parémiques/proverbes. Si en effet tout
locuteur natif est capable d’utiliser correctement son stock de
phrases parémiques, il s’en faut de beaucoup qu’il soit capable
de décrire avec précision le sens de ces phrases/textes, et encore
moins leur fonctionnement. Le problème est aigu dans les ma-
nuels d’apprentissage d’une langue, ainsi que pour les diction-
naires bilingues, puisqu’il touche à un autre problème, crucial
dans le champ de la traduction, à savoir celui de la synonymie/
antonymie des phrases parémiques. Or force est de reconnaître
que dans ce domaine, une large place est faite à une intuition
généralement non contrôlée. En voici un exemple, celui de Les
apparences sont trompeuses versus L’habit ne fait pas le moine. Les
deux hypothèses contradictoires de leur synonymie/antonymie
sont largement représentées, comme on peut le voir sur l’abrégé
ci-après :
a) Les deux phrases parémiques sont antonymes, selon
Anscombre (1989), qui ne donne aucune justification de son
point de vue.
b) Les deux phrases parémiques sont synonymes, selon (Sevilla
& Cantera, 2001), qui ne se justifient pas non plus. Par ailleurs,
F. Montreynaud, A. Pierron et F. Suzzoni classent L’habit ne fait pas
le moine sous la rubrique ‘apparences trompeuses’ (Montreynaud,
Pierron & Suzzoni, 1980)  ; enfin, pour DesRuisseaux (1997), Les
apparences sont trompeuses et Il ne faut pas se fier aux apparences
sont synonymes.
Le problème – et il est récurrent dans le champ parémique – est
l’absence de traitement raisonné et systématique du phénomène
de l’antonymie parémique, ainsi que de son frère ennemi, la sy-
nonymie. Ces deux dénominations sont attribuées la plupart du
temps sur une base totalement intuitive, pratique courante en pa-

Études et travaux, décembre 2016


44 Jean-Claude Anscombre

rémiologie, où a longtemps régné la seule approche folklorique.


Or, indépendamment du problème théorique, la distinction anto-
nyme/synonyme n’est pas sans intérêt : on remarque en effet que
les antonymes (au sens intuitif) sont largement attestés dans la ca-
tégorie ‘proverbes’ au sens habituel, mais qu’il n’y a apparemment
pas d’antonyme pour les catégories dictons et adages, la question
restant posée pour les tautologies. Aucun autre principe général
ne s’oppose à En avril, ne te découvre pas d’un fil ou à Les conseil-
leurs ne sont pas les payeurs. En revanche, Tel père, tel fils va d’une
certaine manière à l’encontre de À père avare, fils prodigue. On
aurait ainsi un premier critère pour distinguer des sous-classes à
l’intérieur de la classe des phrases parémiques.
Analyse d’un exemple :
L’habit ne fait pas le moine/Les apparences sont trompeuses
Cette comparaison est exemplaire puisqu’il s’agit, dans les
deux cas, de phrases sentencieuses courantes et comprises de
tous. Il convient de décider si la relation qui les unit est de syno-
nymie ou d’antonymie. Avant d’aborder ce problème, notons que
nous avons bien affaire ici à des phrases parémiques. La combi-
naison avec des adverbes d’habitualité s’effectue sans problème,
et confirme la généricité :
(16) Les apparences sont souvent trompeuses/L’habit fait rarement le
moine.
(17) « …Alors, ne te fie pas aux apparences, tu sais qu’elles sont souvent
trompeuses… »
Marc Lévy, Sept jours pour une éternité, Robert Laffont, 2003, p. 108.
Par ailleurs, la présence d’un ON-locuteur à l’origine du dire
parémique se voit sur :
(18) Comme on dit, (les apparences sont trompeuses + l’habit ne fait pas
le moine).
(19) «… L’habit ne fait pas le moine, dit un proverbe populaire…» 
Le Monde, 16 avril 1999, p. 2.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Sur la détermination du sens des proverbes 45

Le critère d’enchaînement
L’idée de départ est que l’un des rôles fondamentaux des
formes sentencieuses en général est d’assurer la validité des en-
chaînements conclusifs. Ainsi, un témoin oculaire interrogé par
la police se justifie comme suit  – i.e. par le biais d’une phrase
parémique – de ne pas avoir prêté grande attention au visage d’un
suspect :
(20) « …Ce compagnon, tu t’en souviens ? Comment était-il ? – Ben,
c’est pas que j’ai pas de mémoire mais j’avais déjà pas mal éclusé, hein,
faut tenir compte. Et il faisait nuit d’encre. Et puis à cheval donné, on
ne regarde pas les dents. C’était pas le gars qui m’intéressait, c’était
sa bibine… »
Fred Vargas, Sous les vents de Neptune, Viviane Hamy, 2004, p. 82.
On en déduit que si des phrases parémiques sont réellement
antonymes, on doit pouvoir le montrer en les opposant dans des
enchaînements conclusifs en distribution complémentaire. Le
problème surgit immédiatement de la constatation qu’il existe,
pour nos deux phrases parémiques, deux types d’enchaînements
ayant des comportements divergents, à savoir :
A:
(21a) Il ne faut pas se fier aux apparences : elles sont trompeuses.
(22a) Il ne faut pas se fier aux apparences : l’habit ne fait pas le moine.
B:
(21b) Pour pénétrer dans la banque, le malfaiteur s’était déguisé en po-
licier, tablant sur le fait que (les apparences sont trompeuses + *l’habit
ne fait pas le moine).
(22b) Pour pénétrer dans la banque, le malfaiteur s’était déguisé en
policier, mais il fut rapidement démasqué : (*les apparences sont trom-
peuses + l’habit ne fait pas le moine).
Dans les exemples (21a) et (22a), nos deux phrases parémiques
autorisent le même enchaînement  : conclusion (Il ne faut pas
se fier aux apparences)  : argument (Les apparences sont trom-
peuses + L’habit ne fait pas le moine). Dans les exemples (21b) et
(22b) à l’inverse, les deux phrases parémiques sont en distribution
complémentaire par rapport aux conclusions envisagées. Que

Études et travaux, décembre 2016


46 Jean-Claude Anscombre

faire pour expliquer ces phénomènes ? Nous commencerons par


faire un certain nombre d’hypothèses qui feront partie du cadre
théorique à l’intérieur duquel nous raisonnerons.
Une première hypothèse consiste à admettre la validité de
la théorie des stéréotypes telle du moins que nous la défendons
(Anscombre, 2001). Rappelons-en la thèse de base : à toute entité
lexicale comme les noms ou les verbes est attachée un ensemble de
phrases qui en définissent le sens, et parmi lesquelles des phrases
génériques. Considérons l’exemple suivant, extrait d’un roman :
(23) ... C’était encore un jeune homme, mais son corps massif et ses che-
veux poivre et sel lui donnaient l’air beaucoup plus âgé...
Tout le problème est bien entendu d’expliquer la présence
d’un mais dans cet enchaînement. On y arrive en particulier par
la théorie des stéréotypes, en postulant qu’à jeune homme sont at-
tachées entre autres les phrases stéréotypiques Un jeune homme est
mince et Un jeune homme a des cheveux bruns, blonds ou roux5.
Une seconde hypothèse sera que des items lexicaux comme habit
et comme apparence possèdent dans leur signification les phrases
stéréotypiques respectives L’habit est révélateur de l’être et Les appa-
rences sont révélatrices de l’être. On peut d’ailleurs se contenter d’une
seule phrase plus générale L’aspect extérieur est révélateur de l’être,
attachée à aspect extérieur, en faisant de habit et de apparence des hy-
ponymes de aspect extérieur. Nous transcrirons ce principe général
en pseudo-logique par : (P1) [x a l’aspect extérieur de y]→[x est un
y], où le symbole → est à comprendre comme signifiant ‘conduit à’,
‘est un indice de’, et où la graphie utilisée signifie que le principe
est général, et que les particuliers auxquels il sera appliqué doivent
être instanciés : il faudra remplacer x et y par des entités spéci-
fiques. Ce principe explique les oppositions suivantes :
(24) Ce type doit être un moine, il a un habit de moine.

5.  Le détail est en fait un peu plus compliqué. Il faut également avoir recours
aux phrases stéréotypiques correspondant à homme âgé, ou alors celles cor-
respondant à vieillir, à savoir  : Quand on vieillit on grossit, Quand on vieillit, les
cheveux blanchissent, etc. L’existence de telles phrases stéréotypiques est facile
à montrer.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Sur la détermination du sens des proverbes 47

(25) *Ce type ne peut pas être un moine, il a un habit de moine.


(26) Ce type est un moine, mais (*il a + il n’a pas) un habit de moine.
(27) Ce type n’est pas un moine, mais (il a + *il n’a pas) un habit de
moine.
Considérons par exemple (25). De il a un habit de moine le prin-
cipe général (P1) permet de déduire Ce doit être un moine (ce qui
explique (24)), et non pas Ce ne peut pas être un moine, d’où l’impos-
sibilité de (25).
Troisième et dernière hypothèse : nos deux phrases paré-
miques comportent les deux mêmes contenus :
(i) [x a l’aspect extérieur de y]
(ii) [x n’est pas un y]
Cette graphie signifiant que le principe est général, et que les
particuliers auxquels il sera appliqué doivent être instanciés : il
faudra remplacer x et y par des entités spécifiques. Ce qui dif-
férencie nos deux phrases parémiques, c’est que ces contenus
communs n’y ont pas le même statut sémantique. Les apparences
sont trompeuses a pour présupposé [x n’est pas un y], et pour posé
[x a l’aspect extérieur d’un y]. En revanche, L’habit ne fait pas le
moine a cette fois pour présupposé [x a l’aspect extérieur d’un y],
et pour posé [x n’est pas un y]. On peut gloser cette pseudo-for-
mulation comme suit : la représentation que nous faisons de Les
apparences sont trompeuses correspond à une glose de type ‘Il y a
des x qui ne sont pas des y, mais qui ont l’aspect extérieur d’un
y’. Pour ce qui est de L’habit ne fait pas le moine, sa représentation
peut être glosée par ‘ Il y a des x qui ont l’aspect extérieur d’un
y, mais qui ne sont pas des y’. On vérifiera facilement que les
enchaînements (21b) et (22b) corroborent ces gloses et partant,
ces représentations.
Munis de ces trois hypothèses, nous allons maintenant propo-
ser une explication des phénomènes exposés plus haut dans les
exemples (A) et (B).
a) Le premier point sera que les enchaînements A et les en-
chaînements B relèvent de deux mécanismes différents. Pour
expliquer le phénomène illustré en (A), nous noterons tout

Études et travaux, décembre 2016


48 Jean-Claude Anscombre

d’abord que la conclusion Il ne faut pas se fier aux apparences


n’est pas déduite du posé seul ou du présupposé seul de nos
deux parémies, mais de la coexistence d’un posé et d’un pré-
supposé qui vont en sens inverse. S’il ne faut pas se fier aux
apparences, c’est parce qu’il peut se faire qu’un x qui a toutes
les apparences d’un y n’en soit en fait pas un. C’est sur un tel
mécanisme que repose en particulier le fonctionnement du et
dit d’opposition (Ibrahim, 1978 ; Anscombre-Ducrot, 1983, p. 61
sq), qui réunit deux propositions argumentativement opposées
pour en tirer une conclusion du type de C’est étonnant, Je suis
surpris, dans les cas les plus courants. Et d’une façon générale,
une conclusion qui ne peut être tirée d’une seule des deux pro-
positions. Ce qui est illustré par :
(28) C’est bizarre : Max est riche et il n’a pas d’amis.
(29) ??Max n’a pas de chance : il est riche et il n’a pas d’amis.
(30) ??Max s’est offert un immense appartement : il est riche et il n’a
pas d’amis.
dans le contexte banal où la richesse attire les amis. (21a) et
(22a) sont tous deux possibles parce qu’ils reposent en fait sur la
conjonction de (i) et (ii).
b) Notons tout d’abord que être déguisé en policier signi-
fie ‘faire intentionnellement croire qu’on est un policier alors
qu’on n’en est pas un’  ; l’expression est par conséquent est
co-orientée avec être un policier. Dans (21b) donc, ‘être déguisé en
policier’ est orienté comme le posé de Les apparences sont trom-
peuses, appliqué à ce cas particulier, i.e. ‘avoir l’aspect extérieur
d’un policier’. Il est en revanche incompatible avec ‘ne pas être
un policier’, i.e. cette fois le posé de L’habit ne fait pas le moine.
On a le résultat inverse dans (22b)6.

6.  Rappelons que les enchaînements (par un même locuteur) se font exclusi-
vement sur les posés

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Sur la détermination du sens des proverbes 49

Conclusion
Des exemples analysés ci-dessus il ressort que :
a) Les enchaînements de type (A), qui sont tout à fait possibles,
ne correspondent pas au jeu habituel des parémies, qui est de
nature syllogistique. La parémie représente un principe général
(d’où son caractère générique) qu’on applique à un cas particulier
pour en tirer une conclusion valable hic et nunc. Ce n’est pas le cas
des enchaînements de type (A), qui tirent d’un principe général
un autre principe général.
b) Nos deux phrases parémiques sont donc antonymes au
vu de (B), et présentent des fonctionnements parémiques anta-
gonistes. Comment fonctionnent-elles donc? Selon une thèse
déjà ancienne (Anscombre 1984 ; Riegel, 1987 ; Kleiber, 1989), les
phrases parémiques de ce type fonctionnent sur un mécanisme
de type P → Q, i.e. ‘la possession de la caractéristique P permet
d’en conclure à la possession de la caractéristique Q’. Ce méca-
nisme est appelé pivot implicatif par Riegel (1987). C’est cette thèse
que nous allons examiner ici.
Prenons le cas de Les apparences sont trompeuses : son posé [x a
l’aspect extérieur de y] permet d’appliquer le principe : (P1) [x a l’as-
pect extérieur de y] → [x est un y]. D’où l’on déduit : [x est (proba-
blement) un y]. En contexte, on pourra en déduire qu’une certaine
caractéristique attachée à un y spécifique est vraisemblablement
détenue par x. Dans l’exemple choisi, cette propriété pourrait être
glosée par ‘ne pas être suspect quand on entre dans une banque’.
Dans le cas de L’habit ne fait pas le moine en revanche, [x a l’aspect
extérieur de y] est présupposé et ne peut servir de base à un enchaî-
nement (propriété générale des présupposés) sur la base du garant
ci-dessus. Mais en revanche, son posé [x n’est (probablement) pas
un y] permettra d’en tirer, dans le même contexte, que la propriété
‘ne pas être suspect quand on entre dans une banque’ n’est cette
fois pas détenue par le x spécifique envisagé.
c) Ce qui précède montre tout d’abord la grande complexité
du fonctionnement parémique, que nous avons d’ailleurs simpli-

Études et travaux, décembre 2016


50 Jean-Claude Anscombre

fié pour des raisons pédagogiques. Par ailleurs, nos deux parémies
ne fonctionnent pas sur un même mécanisme de type P → Q. La
parémie Les apparences sont trompeuses fait intervenir le méca-
nisme (P1) au travers de son posé, puis un second mécanisme :
(P2) [x n’est pas un y] → [x n’a pas les caractéristiques d’un y]
qui permet de déduire, en contexte, que dans l’exemple (21b),
‘être déguisé en policier’ a pour conséquence ‘ne pas être suspect
quand on entre dans une banque’. Notons que (P2) se déduit di-
rectement de la valeur sémantique de la copule. L’habit ne fait pas
le moine à l’inverse, fait directement jouer (P2) par l’intermédiaire
de son posé. Ce que montrent en outre nos deux exemples, c’est
que ce ‘pivot’ n’appartient pas nécessairement au sens (formulaire7)
du proverbe. Il peut provenir non d’un composant sémantique de
la phrase parémique, mais d’un stéréotype lexical – c’est le cas de
Les apparences sont trompeuses et de (P1) – qui est attaché à des mots
comme apparence ou habit. C’est aussi le cas de L’habit ne fait pas le
moine, (P2) étant cette fois attaché à [être un y]. Bien entendu, il y a
des cas où le pivot implicatif fait partie de la valeur sémantique de
base de la parémie. Il en est vraisemblablement ainsi pour Tel père,
tel fils, En mai, fais ce qu’il te plaît, Loin des yeux, loin du cœur, Qui aime
bien, châtie bien, etc., sous réserve d’un examen plus détaillé.
d) L’antonymie de nos deux phrases parémiques trouve une
confirmation dans un critère supplémentaire (Anscombre, 1994),
à savoir que deux antonymes parémiques peuvent être opposés
par mais :
(31) Les apparences sont trompeuses, mais l’habit ne fait pas (toujours)
le moine.
(32) L’habit ne fait pas le moine, mais les apparences sont (souvent) trom-
peuses.
On vérifiera que nos deux phrases parémiques sont conformes
au schéma général de mais.
Notons enfin que le critère d’enchaînement a une portée géné-

7.  Sur le sens formulaire d’un proverbe opposé à son sens lexical (Tamba,
2000, 2011).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Sur la détermination du sens des proverbes 51

rale, et peut s’appliquer à d’autres cas que l’antonymie. Soit, par


exemple, à déterminer la différence entre Il y a un prix à payer pour
tout et On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, donnés comme
synonymes dans certains dictionnaires bilingues français-espa-
gnol, malgré le sentiment purement intuitif d’une différence. Le
critère d’enchaînement appliqué dans un contexte sélectif permet
de circonscrire cette nuance sémantique :
(33) J’ai mal au dos parce que j’ai passé le week-end à jardiner : (il y a
un prix à payer pour tout + *On ne fait pas d’omelette sans casser des
œufs).
(34) En bombardant les positions ennemies, l’aviation a détruit un vil-
lage par inadvertance : (*Il y a un prix à payer pour tout + On ne fait
pas d’omelette sans casser des œufs).
La différence apparaît clairement sur ces contrastes : le prix
à payer concerne la personne qui fait l’action dans le cas de Il y
a un prix à payer pour tout, et la personne qui subit l’action dans
le cas cette fois de On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Ce
second cas correspond d’ailleurs à ce que la presse et les mili-
taires appellent pudiquement ‘des dommages collatéraux’. Tout
est dans les mots…

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Études et travaux, décembre 2016


/
1 2016

Le figement et la passivation
des phrasemes en russe

Vladimir Beliakov

Cognition, Langue, Langages, Ergonomie


(UMR 5263, CNRS / Université de Toulouse Jean Jaurès)

décembre 2016, pp. 55-70

Études et travaux d’Eur’ORBEM


56 Vladimir Beliakov

À l’instar de la polylexicalité et de la globalité du sens, le figement


des constituants est considéré comme une des caractéristiques
pertinentes des associations lexicales contraintes. Il est difficile, en
effet, de séparer les éléments dans les séquences figées sous peine
de perdre le sens de l’ensemble. Par conséquent, ces séquences
fonctionnent en bloc comme des unités simples et rejettent la plu-
part des transformations syntaxiques. Ainsi, si l’on procède à des
tests de substitution et d’insertion dans les expressions točit´ zuby
[avoir une dent contre qqn, litt. aiguiser les dents], prošče parenoj repy
[simple comme bonjour, litt. plus simple qu’un navet étuvé] ou podlit´
masla v ogon´ [verser de l’huile sur le feu], on apercevra qu’il n’y a au-
cune liberté de choix. En effet, la substitution d’un constituant à un
autre (1) ou l’insertion d’un adjectif ou d’un substantif entre les élé-
ments de ces groupes figés (2) détruisent la locution et redonnent
aux unités lexicales leur autonomie d’origine.

(1)
*заострить зубы tailler les dents
*точить когти aiguiser ses griffes
*проще вареной репы plus simple qu’un navet cuit à l’eau
*проще пареной капусты plus simple qu’un chou étuvé
*легче пареной репы plus léger qu’un navet étuvé
(2)
*подлить оливкового масла в огонь verser de l’huile d’olive sur le feu
*подлить масла в яркий огонь verser de l’huile sur le grand feu
*подлить бутылку масла в огонь verser une bouteille d’huile sur le feu

Toutefois, on constate que plusieurs séquences figées sont le


siège de toutes sortes de variations syntaxiques dans le discours.
Dans le présent article, nous examinerons l’aptitude des phra-
sèmes à accepter ou à refuser la mise au passif1. Nous ne nous
intéresserons pas à la passivation en tant que phénomène mor-
phosyntaxique. Nous nous contenterons d’avancer quelques re-
marques relatives à cette transformation.

1. Dans notre démarche, nous nous appuyons sur Baranov & Dobrovol’skij (2008).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Le figement et la passivation des phrasèmes en russe 57

Suivant I. Mel´čuk, nous considérerons l’expression AB ayant


le sens ‘S’ en tant que phrasème si une des deux conditions sui-
vantes est remplie :
1. ‘S’ ⊅ A’ et ‘S’ ⊅ ‘B’ ;
2. ‘S’ ⊃ ‘A’, mais ‘S’ ⊅ ‘B’ et ‘A’ n’est pas dans la position com-
municativement dominante dans (S) (Mel’čuk 2003).2
Avant de commencer, il convient de rappeler que, d’une part,
la valeur passive est exprimée en russe par un participe passé pas-
sif formé à partir des verbes transitifs perfectifs (3) ou par la forme
réfléchie de la plupart des verbes transitifs imperfectifs (4)3.
(3)
Петя написал письмо. Petja a écrit une lettre.
Письмо написано Петей. La lettre est écrite par Petja.
(4)
Петя пишет предложение. Petja écrit une proposition.
Предложение пишется Петей. (Litt.) La proposition s’écrit par Petja*.

* Il est à noter que les formes réfléchies à valeur passive sont souvent homonymes des formes
de verbes réfléchis ayant un sens différent, par exemple perepisyvat´sja, forme passive de pere-
pisyvat´ « transcrire, recopier » : Upražnenie perepisyvaetsja učenikami « L’exercice est recopié
par les élèves » et perepisyvat´sja « être en correspondance » : Oni perepisyvajutsja uže dva
goda « Ils sont en correspondance depuis deux ans ».

Et d’autre part, comme dans d’autres langues, les voix active et


passive indiquent en russe comment s’organisent les rôles séman-
tiques dévolus aux actants – celui d’acteur et celui de patient – par
rapport au procès-verbal. Lors de la transformation d’une phrase
active, l’objet patient devient le sujet grammatical dans la phrase
passive, alors que le sujet acteur devient le complément d’agent

2.  Dans la terminologie d’I. Mel’čuk, « X ⊃ Y » signifie que l’ensemble X in-
clut l’ensemble Y comme son sous-ensemble. L’élément communicativement
dominant d’un sens est l’élément qui, d’une certaine façon, résume ce sens et
qui peut lui servir de paraphrase minimale (Mel’čuk, 2003).
3.  En russe moderne, seuls quelques verbes peuvent former le participe présent
passif qui représente une forme livresque et qui ne s’emploie que dans la langue
didactique et scientifique. Par conséquent, ils ne seront pas examinés ici.

Études et travaux, décembre 2016


58 Vladimir Beliakov

du verbe4. La thématisation du patient par inversion des actants


n’est pas obligatoirement associée à cette transformation syn-
taxique en russe (5)5.
(5)
Петя написал письмо. Petja a écrit une lettre. 
Письмо написано Петей. La lettre est écrite par Petja.
Петей написано письмо. (Litt.) Par Petja est écrite la lettre.

4.  Lorsque l’on étudie le phénomène de passivation,  on ne prend généra-


lement pas en compte les constructions à valeur passive constituées d’un
verbe réfléchi, qui ne sont pas issues de telles transformations et dans les-
quelles l’actant acteur (celui qui agit réellement) n’est pas nécessaire, voire
impossible, même si le sujet patient d’un énoncé « subit l’action », telles que :
Jubka otstiralas´ litt. « La jupe s’est lavée (et les taches sont parties) » - ?Jubka
otstiralas´ Annoj « La jupe s’est lavée par Anna » ; Kniga legko čitaetsja « Le
livre se lit facilement » - ?Kniga legko čitaetsja Petej « Le livre se lit facile-
ment par Petja » ; Brjuki otgladilis´ s trudom litt. « Le pantalon s’est repassé
difficilement  » -  ?Brjuki otgladilis´ s trudom Petej litt. «  Le pantalon s’est
repassé difficilement par Petja » ; Petiny botinki stoptalis´ « Les chaussures
de Petja se sont usées » - ?Botinki stoptalis´ Petej litt. « Les chaussures se sont
usées par Petja », etc., ainsi que les expressions en relations sémantiques de
causativité (le sens de l’expression1 est [causer l’expression2]) : svodit´ na net
« réduire à néant » ≈ kauzirovat´ svodit´sja na net litt. « causer “se réduire à
néant” » ; sbit´ s tolka/s pantalyku « faire perdre le Nord » ≈ kauzirovat´ sbit´sja
s tolka/s pantalyku « causer “perdre le Nord, perdre le fil” » ; ostavit´ v durakax
«  rouler dans la farine  » ≈ kauzirovat´ ostat´sja v durakax «  causer “se faire
rouler dans la farine” », etc. Leur particularité réside dans le fait que contrai-
rement à son causatif le verbe réflexif est dépourvu de l’actant acteur : Petja
sbil s tolka/s pantalyku Vasju « Petja a fait perdre le Nord à Vasja » - *Vasja
sbilsja s tolka/s pantalyku Petej litt. « Vasja a perdu le Nord par Petja », Petja
svel vse naši usilija na net « Petja a anéanti tous nos efforts » - *Vse naši usi-
lija svelis´ na net Petej litt. « Tous nos efforts se sont anéantis par Petja », etc.
Suivant Dmitrij Dobrovol´skij, j’exclurai également de mon examen les locu-
tions qui n’existent qu’à la forme passive : ego pesenka speta « son compte
est bon, litt. sa chanson est terminée » – *on spel svoju pesenku/oni speli ego
pesenku litt. « il a chanté sa chanson/ils ont chanté sa chanson », et celles qui
ne sont pas constituées de formes passives – participe passé passif ou verbe
réflexif  –  comme viden naskvoz´ transformée à partir de l’expression videt´
naskvoz´ [kogo] « lire dans les pensées de qqn » où viden est la forme courte
de l’adjectif vidnyj « visible » (Baranov & Dobrovol´skij, 2008).
5.  En russe, la thématisation prend la forme d’une prolepse (mise en avant
d’un élément), par conséquent, le thème précède généralement le rhème.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Le figement et la passivation des phrasèmes en russe 59

Une analyse préalable montre que certains phrasèmes tels que


obodrat´ kak lipku « dépouiller, plumer qqn », vylit´ vedro pomoev
«  traîner qqn dans la boue  », sdvinut´ s mertvoj točki « mettre en
branle, faire bouger qqch. (un projet)  » acceptent facilement la
passivation : On obodran kak lipka « Il est dépouillé » ; Na deputata
vylito vedro pomoev « Le député a été traîné dans la boue »; Delo sd-
vinuto s mertvoj točki litt. « L’affaire s’est mise en branle », etc. Alors
que d’autres, telles que vognat´ v grob « tuer à petit feu », vvodit´ v
xlopoty « donner du fil à retordre », svernut´ sebe šeju « se casser le
nez se casser le cou », etc., la rejettent : *Ona vognana v grob, *On
byl vveden v xlopoty, *Nam byla svernuta šeja.
Commençons par les facteurs qui contribuent à la mise au pas-
sif des phrasèmes.

La mise au passif des phrasèmes


L’opération la plus récurrente consiste en l’acquisition du
statut de sujet par le complément d’objet extérieur à la structure
interne du phrasème qui, en conséquence, n’est pas impliquée
par la passivation.6 Cette opération relève de l’aspect syntaxique
de la transformation passive et les séquences figées fonctionnent,
dans ce cas, comme des verbes distributionnels dans les phrases
libres. Ainsi, le complément d’objet n’étant pas constitutif des
locutions poslat´ v banju [kogo] « envoyer balader [qqn] », sdat´ v
arxiv [kogo/čto] « reléguer [qqn/qqch] aux archives », steret´ v po-
rošok [kogo] « mettre [qqn] en bouillie », razmazat´ po stenke [kogo]
« démolir, écrabouiller qqn, litt. étaler sur le mur », propustit´
mimo ušej [čto] « 
faire la sourde oreille, litt. laisser passer [qqch]
à côté des oreilles », etc., on peut facilement substituer la voix
passive à la voix active dans les énoncés (6)7 :

6.  David Gaatone note à juste titre que seules les locutions verbales dont le
sujet est un nom d’être humain sont passivables (Gaatone, 1993).
7.  Nous illustrerons notre propos par des exemples tirés du Corpus National
de la Langue Russe (www.ruscorpora.ru) et des sites Web russes.

Études et travaux, décembre 2016


60 Vladimir Beliakov

(6)
Меня послали в баню  / On m’a envoyé balader /
Я был послан на сутки в баню (http:// (Litt.) J’ai été envoyé balader pour une
otvet.mail.ru/question/78552151/ journée. 
opros/?pg=2).
Нейтралитет сдали в архив / On a relégué la neutralité aux archives/
Нейтралитет был сдан в архив (Don (Litt.) La neutralité a été reléguée aux
Aminado, Poezd na tret´jem puti, 1954). archives.
Всех друзей его друзей уже стерли в On a déjà réduit en bouillie tous les amis
порошок. / de ses amis […] /
[…] все друзья его друзей уже стерты (Litt.) Tous les amis de ses amis sont déjà
в порошок (V. Grosman, Žizn´ i sud´ba, réduits en bouillie. 
1960).
ДПСшника размазали по стенке / On a écrabouillé le flic /
ДПСшник размазан по стенке. (Litt.) Le flic a été écrabouillé. Bravo le
Водитель молодец (www.youtube.com/ conducteur.
watch?v=IG_GU5ZEU5k).  
Читатели пропускали слова автора Les lecteurs ont fait la sourde oreille aux
мимо ушей / paroles de l’auteur /
Слова же самого автора [...] (Litt.) La sourde oreille a été faite aux
пропускались читателями мимо ушей paroles de l’auteur.
(K. Rudnickij, Igra portretami, 1990-2000).
Le problème se pose en termes différents lorsque la trans-
formation passive touche la structure interne des phrasèmes et
l’élément nominal de la locution qui joue le rôle de complément
d’objet se trouve en position de sujet, car cette opération porte
atteinte à la cohésion de la séquence figée. Tel est le cas des lo-
cutions vylit´ vedro pomoev « traîner qqn dans la boue, litt. jeter
un seau d’ordures sur qqn », ubit´ vremja « tuer le temps », zalit´
glaza « prendre une cuite », litt. inonder les yeux », etc., dans (7).
(7)
Ведро помоев или первый признак (Litt.) Un seau d’ordures ou le premier
вашего успеха. indice de votre succès.
У каждого есть возможность [...] Chacun a la possibilité de voir qui a été
посмотреть, на кого оно вылито. traîné dans la boue. 
(http://wap.klubveles.forum24.ru/?1-5-0-
00000095-000-0-0-1324928633).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Le figement et la passivation des phrasèmes en russe 61

Ну и дурак я был, только время убито. (Litt.) Quel imbécile j’ai été, le temps a été
[http://otvet.mail.ru/question/23661038/opros]. tué inutilement.
Почему рыбы не пьют ? – А у них и так (Litt.) Pourquoi les poissons ne boivent
глаза залиты ! (http://bibo.kz/anekdo- pas ? - Ils ont déjà de l’eau dans les yeux
ti/99805). (litt. leurs yeux sont déjà inondés). 
Le point central de la mise au passif ici est d’ordre sémantique :
pour que le changement de statut entre les actants du phrasème
devienne légitime, l’élément nominal ou verbal doit jouir d’une
certaine autonomie sémantique8.
En effet, dans plusieurs séquences, la synthèse sémantique
repose sur des opérations qui n’impliquent pas l’altération totale
des contenus sémantiques des constituants de la locution, même
si ceux-ci sont employés métaphoriquement. La trace référentielle
fait donc de ces expressions des locutions considérées comme non
opaques9. Ainsi, le sens des noms compléments d’objet dans les
locutions vybrosit´ den´gi na veter « jeter l’argent par les fenêtres »,
razrjadit´ atmosferu « détendre l’atmosphère », sšibat´ babki « se faire
du fric », marat´ bumagu « noircir du papier », zalit´ gore « noyer son
chagrin », otkryt´ karty « jouer cartes sur table », etc., reste transpa-
rent, autrement dit, analysable en constituants sémantiques d’où la
possibilité de la passivation de ces phrasèmes dans (8).

8.  Plusieurs linguistes ont déjà indiqué le fait que le sens des idiomes pouvait être
partiellement compositionnel et que certains aspects de leur sémantique s’ex-
pliquaient si l’on examinait le rapport entre leur forme et leur contenu. Ainsi, la
présence du verbe casser dans l’expression figée casser sa pipe, même s’il ne peut
être remplacé par l’un de ses synonymes *briser sa pipe, *écraser sa pipe, *broyer
sa pipe, *fracasser sa pipe, etc., contient l’idée d’une action rapide, brusque, subie
ou provoquée, ce qui explique que casser sa pipe ne puisse apparaître dans tous
les contextes dans lesquels le verbe mourir a un usage régulier. Comparons : Max
est mort subitement - Max a subitement cassé sa pipe ; Max est mort lentement
- ?Max a lentement cassé sa pipe ; Max est mort à la suite d’une longue maladie
- ?Max a cassé sa pipe à la suite d’une longue maladie. (Moeschler, 1996, p. 94).
Dans cette optique, S. Mejri propose d’opposer deux types de locutions : celles
dont la synthèse sémantique repose sur des opérations n’impliquant pas de mé-
canismes altérant fondamentalement les contenus catégoriels et sémantiques des
constituants de la locution, et celles dont la synthèse repose sur des altérations
séparées ou combinées des contenus catégoriels et sémantiques des constituants
de la locution (Mejri, 1997, p. 355).
9.  Le figement n’a pas pour corollaire obligatoire l’opacité sémantique.

Études et travaux, décembre 2016


62 Vladimir Beliakov

(8)
Выражал ли он чувство досады, Aurait-il exprimé un regret que l’argent
что с трудом заработанные деньги gagné avec beaucoup de difficulté a été
выброшены на ветер ? (M. Milovanov, jeté par les fenêtres ?. » 
Estestvennyj otbor, 2000).
В 27 дивизии создались две (Litt.) Dans la 27e division, deux clans se
группировки – офицерская и sont créés : celui des officiers et celui des
краскомовская ; среди краскомов была commissaires ; les commissaires avaient
даже тенденция убить одного из старых même l’intention de tuer un des anciens
офицеров. Атмосфера была разряжена officiers. L’atmosphère s’est détendue
после переброски части комсостава в lorsqu’une partie des commissaires a été
другие места. (E. Prudnikova, Dvojnoj mutée dans d’autres unités.
zagovor. Tajny stalinskix repressij, 2006).
Я пока что видел только один мотив – Pour l’instant, je n’ai vu qu’une seule
когда на моих глазах сшибались бабки motivation, quand devant mes yeux, on
с тех, кто якобы нарушил что-то (http:// se faisait du fric (litt. le fric se faisait) en
bektour.com, 06.04.2013). infligeant des contraventions à ceux qui
auraient prétendument violé le règlement.
Бумага маралась до тех пор, пока в (Litt.) On a noirci du papier (litt. le papier a
редакции не раздался очередной звонок été noirci) jusqu’à ce que l’on ait téléphoné
из детского сада с просьбой принять de l’école maternelle à la rédaction pour
статью от педагога к публикации.. (http:// demander d’accepter un article d’un ensei-
www.belmama.ru/?page=26). gnant pour publication.
De même que dans les phrasèmes vypustit´/oslabit´ vožži « lâcher
la bride à qqn », zavarit´ kašu « semer la pagaille », rasxlebyvat´ kašu
« payer les pots cassés », kupit´/prodat´ kota v meške « acheter / vendre
chat en poche », etc., les verbes vypustit´, oslabit´, zavarit´, rasxleby-
vat´, kupit´, prodat´ sont suffisamment autonomes, pour assurer la co-
hésion entre les actants et accepter ainsi leur permutation dans (9).
(9)
Разрешалось критиковать только On n’autorisait à critiquer que le pouvoir
на региональном уровне, но никак local, mais jamais le Bureau Politique du
не Политбюро. Со временем вожжи parti. Avec le temps, la bride a été lâchée
отпускались, и уже в 1990 году можно et déjà en 1990, on pouvait chanter sans
было спокойно петь « Как-то у Москвы- rien craindre : « Un jour, les bolcheviks
реки завелись большевики и творят, что sont apparus près de la Moskova et de-
хотят. » [Fakty, 01.12.2000]. puis, ils font ce qu’ils veulent. 
Не нужно рассчитывать на то, что в Il ne faut pas compter sur tes proches pour
твоих проблемах помогут разобраться résoudre tes problèmes ;
твои близкие ;

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Le figement et la passivation des phrasèmes en russe 63

кем каша заварена, тем она и celui qui a semé la pagaille doit payer les
расхлебываться должна. (http://www. pots cassés.
sunhome.ru/dreams/3%EA%E0%F8%E0/ Litt. les pots cassés doivent être payés par
p2). celui qui a semé la pagaille.
Так был куплен собственно кот в мешке, Ainsi, on a acheté une pochette-surprise
и через полгода, приехав в отпуск, (litt. un chat en poche a été acheté) ; six
обнаружил в папином гараже этого mois plus tard, étant en congé, je suis
красавца. (http://www.drive2.ru/cars/toyo- arrivé chez mon père et j’ai trouvé cette
ta/mark_ii/mark_ii_90/antaressss). belle voiture dans son garage.
Последний кот в мешке благополучно La dernière pochette-surprise a été bien
продан. Национальные особенности vendue. Les particularités nationales de la
банкротства фабрики “Серпуховский faillite de la fabrique « Textile de Serpuxov. 
Текстиль” (http://www.mk-serp.r...062009&I-
temid=7, 27.05.2009).
La mise au passif des phrasèmes devient également légitime
lorsque l’actant patient renvoie à un concept métaphorique gé-
néral. Tel est le cas de la locution slomat´ led « briser/rompre la
glace » où le nom led conserve une trace référentielle à travers
la métaphore conceptuelle de froid qui renvoie à un ensemble
d’associations liées à une description des comportements hu-
mains. En effet, la métaphore crée une sorte de cadre dans lequel
l’élément nominal garde sa propre autonomie référentielle qui
est à l’origine d’associations lexicalisées telles que ledjanoj priem
« accueil glacial », ledjanoe vyraženie lica « expression du visage
glaciale », etc., et permet à la locution d’être transposée à des si-
tuations variées. Par exemple :
(10)
Первый шаг сделан, лед сломан, и Le premier pas est fait, la glace est
дальше все зависит от того, насколько brisée, et la suite dépend de la gravité de
глубока была обида. (S. Skarloš & l’outrage.
O. Cybul´skaja, « Pokajanie optim i v
roznicu », Russkij reporter, n° 28, 2010).

Indiquons enfin que certains phrasèmes sont lexicalisés et en-


registrés dans les dictionnaires aussi bien sous leur forme active
que passive. Par exemple : svjazat´ ruki litt. « lier les mains » – ruki
svjazany « avoir les mains liées », brosit´ žrebij « jeter les dés » – žrebij
brošen « les dés en sont jetés », etc.

Études et travaux, décembre 2016


64 Vladimir Beliakov

Le blocage de la passivation des phrasèmes


La plupart des restrictions à la passivation des phrasèmes
sont liées à leur unicité sémantique10. C’est notamment le cas
des « anomalies lexicales » où l’opacité sémantique extrême des
expressions due à des archaïsmes incompréhensibles pour le lo-
cuteur naïf11 conduit à la cohésion maximale entre le prédicat et
l’élément nominal.12  Toute variation syntaxique des phrasèmes
tels que točit´ ljasy « tailler une bavette », propisat´ ižicu « passer un
savon à qqn », dat´ strekača « prendre ses jambes à son cou », xva-
tit´ lišku « dépasser les bornes »,  lyka ne vjazat´ « être plein comme
une barrique », etc., désintégrerait l’unité polylexicale, mais ne
réactiverait pas le sens de l’élément nominal : *ljasy točilis´, *ižica
propisana, *strekač byl dan, *lišek byl xvačen, *lyko ne vjazalos´, etc.
Ce blocage concerne également les phrasèmes constitués des
noms dont les acceptions sont reléguées au second plan, tels que
zadat´ banju « passer un savon à qqn, litt. donner un sauna », namy-
lit´ golovu « passer un savon à qqn, litt. savonner la tête », peremyt´
kostočki « casser du sucre sur le dos de qqn, litt. laver les os de qnn
les uns après les autres », zagovarivat´ zuby « raconter des bobards,
mener en bateau, litt. fatiguer les dents par les paroles », lepit´ gor-
batogo « raconter des bobards, litt. modeler un bossu », dat´ duba
« passer de vie à trépas, litt. donner du chêne », otbrosit´ kon´ki
« laisser ses guêtres, litt. jeter les patins », etc., où les noms banja
« sauna », golova « tête », kostočki « os », zuby « dents », gorbatyj

10.  L’unicité sémantique est le résultat de l’opération par laquelle la plu-


ralité sémantique des constituants est ramenée à la globalité de sens de la
séquence. S. Mejri appelle l’opération qui intervient pour opérer la synthèse
sémantique la « globalisation » (Mejri, 1997).
11.  D’où la pratique, qui se développe à partir du xvie siècle en Occident,
et du xixe siècle en Russie, consistant à tenter d’éclairer l’« étymologie » de
ces expressions. Pour le russe, on pourra se référer à l’ouvrage de A.K. Birix,
V.M.  Mokienko et L.I.  Stepanova. Les auteurs y recensent les différentes
gloses étymologiques fondées sur l’analyse du matériau lexical des expres-
sions, censée expliquer l’origine de l’expression (n.d.e.) (Birix, Mokienko &
Stepanova, 2005).
12.  La globalité du sens de la séquence figée implique le blocage syntaxique
(Gross, 1996).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Le figement et la passivation des phrasèmes en russe 65

« bossu », dub « chêne » et kon´ki « patins » ne conservent pas de


consistance sémantique pour autoriser une quelconque variation
et servir de support à une prédication (cf. 11)13.
(11)
?Баня была задана Пете папой. (Litt.) Un savon a été passé à Pierre par
son père.
?Голова была намылена Пете (Litt.) La tête a été savonnée à Pierre par
учителем. l’instituteur. 
?Косточки были перемыты Маше (Litt.) Les os de Maša ont été lavés par
подружками. ses copines. 
?Зубы заговариваются Пете Васей. (Litt.) Les dents de Pierre sont fatiguées
par les paroles de Vasja. 

En effet, la perte d’autonomie référentielle par l’élément no-


minal du phrasème, son incorporation dans le prédicat le privent
de son statut d’actant et, par conséquent, de l’aptitude à suppor-
ter la charge d’une prédication et à jouer le rôle de thème de
l’énoncé, ce qui explique le blocage de la passivation.14

13.  G. Greciano et S. Mejri appellent les opérations reléguant au second plan


les concepts initiaux des constituants d’une séquence figée grâce auxquels
la nouvelle signification prend naissance, la «  suspension référentielle  »
(Greciano, 1983 ; Mejri, 1997).
14.  D. Dobrovol´skij indique que les phrasèmes tels que razvesit´ uši « gober,
litt. étendre les oreilles », lomat´ golovu « se casser/se creuser la tête », umyt´ ruki
« s’en laver les mains », razut´ glaza « ouvrir l’œil, litt. déchausser les yeux »,
klast´ zuby na polku « danser devant le buffet, litt. poser ses dents sur une éta-
gère », etc., refusent la mise au passif, car ils sont constitués des noms d’ana-
tomie humaine. En effet, Ju. Apresjan a démontré que les syntagmes verbaux
avec ce type de noms sont récalcitrants à la passivation à cause du lien inhé-
rent entre le sujet et ce qui représente une partie inaliénable de son corps :
« la présence d’un lien interne entre le sujet et ce qui constitue une possession
inaliénable empêche la passivation. » (Apresjan, 2001, pp. 18-19). Par exemple :
Petja vynimaet ruki iz karmana « Petja sort les mains de ses poches » – *Ruki
vynimajutsja/vynuty Petej iz karmana « Les mains sont sorties de ses poches
par  Petja » ; Petja otkryvaet rot « Petja ouvre la bouche »» – *Rot otkryvaetsja/
otkryt Petej « La bouche est ouverte par  Petja » ; Petja sžimaet zuby « Petja serre
les dents »» – *Zuby sžimajutsja/sžaty Petej « Les dents sont serrées par Petja » ;
Petja morščit lob « Petja plisse le front » – *Lob morščitsja Petej « Le front  est plis-
sé par Petja » ; Petja opuskaet golovu « Petja baisse la tête »» – *Golova opuskaetsja

Études et travaux, décembre 2016


66 Vladimir Beliakov

Par ailleurs, le fait que les séquences figées renvoient à une


autre réalité que celle désignée par leurs constituants peut
conduire à un changement dans la structure actantielle des verbes
constitutifs de ces phrasèmes15. Ainsi, le champ actanciel du verbe
transitif merit´/izmerit´ « mesurer », comportant l’actant acteur et
l’actant patient, la transformation passive de cette phrase ne pose
pas de problème particulier : Sputnik izmeril signal « Le satellite
a mesuré le signal » – Signal byl izmeren sputnikom « Le signal a
été mesuré par le satellite. » Alors que le phrasème merit´/izmerit´
na svoj aršin [čto, kogo] « mesurer qqn à son aune », composé du
même verbe, reste récalcitrant à la passivation même s’il s’agit du
changement de statut de l’actant patient extérieur à sa structure
interne16. Comparons :
Лидия Чуковская, человек литературы, Lydia Tchoukovskaïa, femme de lettres,
мерила Сахарова на свой аршин. mesurait Sakharov à son aune.
(G. Gorelik & Andrej Saxarov,
Nauka i Svoboda, 2004).
* Сахаров мерился/был измерен Лидией Sakharov a été mesuré à son aune.
Чуковской на ее аршин.

L’explication réside dans la sémantique du phrasème merit´/


izmerit´ na svoj aršin qui n’exprime pas une action, comme le verbe
distributionnel merit´, mais un état mental du sujet : « ne pas être
capable d’accepter le point de vue des autres ; les juger d’après
ses propres critères, ses préjugés. » Il est donc intrinsèquement
dénué de toute notion d’actance agentive. Alors que la passivabili-
té de la locution dépend de son caractère agentif et les phrasèmes
qui désignent des états, des propriétés et, plus généralement, tout

Petej « La tête est baissée par Petja », etc. Cependant, il nous semble que, dans
le cas des séquences figées, le blocage se situe tout simplement au niveau de
l’autonomie référentielle de l’élément nominal qui n’a pas d’existence séman-
tique propre pour donner lieu à la passivation.
15.  S. Mejri (1997) introduit le terme « oblicité » pour référer aux séquences qui
renvoient à ce que leurs constituants ne signifient pas. En d’autres termes, il
s’agit de tous les cas où l’on se sert de la dénomination d’une ou plusieurs
réalités pour dénommer une autre réalité.
16. Cet exemple est emprunté à D. Dobrovol´skij (Baranov & Dobrovol´skij, 2009).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Le figement et la passivation des phrasèmes en russe 67

ce qui n’est pas une action, refusent le passif (Gaatone, 1993). De


plus, la substitution du pronom possessif svoj « son » par eë litt. [
à elle] implique la perte de la coréférentialité entre le possessif et
le sujet grammatical de l’énoncé, détruit la cohésion des consti-
tuants du phrasème et rend cette transformation impossible.

L’annulation des restrictions


Les restrictions qui portent sur certains phrasèmes peuvent être
sans effet lorsque la passivation consiste en une opération purement
syntaxique et le changement de statut entre les actants n’entraîne
pas la thématisation de l’actant patient. C’est notamment le cas des
locutions telles que gory svernut´ « soulever des montagnes », metat´
gromy i molnii « jeter/lancer feu et flamme », ubit´ dvux zajcev « faire
d’une pierre deux coups » (litt. « tuer deux lièvres »), sdelat´ kotletu
« casser/briser/rompre les os à qqn », etc., dont les constituants
ne jouissent d’aucune autonomie référentielle. Toutefois, les élé-
ments nominaux de ces phrasèmes gory, gromy i molnii, zajcy, kotleta
peuvent être hissés au rang de sujet grammatical à condition de ne
pas être thématisés (cf. infra 12a). Alors que leur thématisation dans
(12b) rend la transformation passive plus problématique. En effet,
dans la mesure où l’élément nominal n’est pas sémantiquement
séparable du prédicat, sa thématisation n’est pas concevable.
Et enfin, des phénomènes contextuels peuvent suspendre les
contraintes qui pèsent sur la passivation des phrasèmes. Ainsi,
l’absence d’autonomie référentielle des constituants et, en consé-

(12a)
Истории известны примеры, когда одной Litt. : L’histoire connaît des cas, où des
лишь силой желания были свернуты montagnes ont été soulevées par la simple
горы. (http://www.evita.ua/love/net-niche- force du désir.
go-nevozmozhnogo-20122012134200).
Не удивительно, что и я время от Il n’est pas étonnant qu’on m’attrapât de
времени попадался. И тогда на мою temps en temps. L’orage tombait alors sur
голову метались громы и молнии ma tête (litt. le tonnerre et l’éclair ont été alors
(Vojnovič). jetés sur ma tête) 

Études et travaux, décembre 2016


68 Vladimir Beliakov

Вот так с помощью акции “Маëвка” (Litt.) Ainsi à l’aide de l’action « Maevka »,
были убиты два зайца : народ доволен on a fait d’une pierre deux coups (litt.
[...], и денежки управляющие компании deux coups ont été faits d’une pierre/deux
оставили у себя. (http://komikz.ru/news/ lièvres ont été tués) : le peuple est content
columnists/?id=10294, 02.05.2013). u sebja. et les gérants de l’entreprise ont gardé leur
(http://komikz.ru/news/columnists/?id=10294, argent.
02.05.2013).
(12b)
? Истории известны примеры, когда одной лишь силой желания горы были
свернуты.
? И тогда громы и молнии метались на мою голову.
? Вот так с помощью акции “Маëвка” два зайца были убиты.

quence, l’unicité sémantique de la locution peremyt´ kostočki « cas-


ser du sucre sur le dos de qqn  » bloque sa passivation (cf. 11).
Toutefois, cette opération devient acceptable dans (13) lorsqu’un
déterminant contextuel apporte une spécification référentielle à
l’élément nominal kostočki et justifie ainsi sa thématisation17 : 
(13)
Мои косточки братьями перемыты. (Litt.) Le/du sucre a été cassé sur mon dos
(http://pinacolada8.mmm-tasty.ru/en- par mes frères.
tries/11970758).

Il en est de même pour le phrasème navesti ten´ na pleten´


« embrouiller, induire en erreur » [litt. porter (une) ombre sur (la)
palissade] qui fonctionne en bloc et dont les constituants n’ont
pas d’existence sémantique propre. Cependant, cette locution ac-
cepte la transformation passive lorsque l’autonomie référentielle
du nom ten´ est renforcée par l’introduction d’une proposition
subordonnée au lexème takoj « tel » qui marque une qualification
opérée par une indication de degré (cf. 14).

***

17.  D’après J. Costermans (1980) un terme comportant un déterminant contex-


tuel est toujours mis en avant dans un énoncé.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Le figement et la passivation des phrasèmes en russe 69

(14)
А в истории с загадочным убийством L’histoire de l’assassinat mystérieux est
наведена такая тень на плетень, что tellement embrouillée que le personnage
фигура героини вырастает не то в principal devient soit le chef de la « mafia
главу “бриллиантовой мафии”, не то в des diamants », soit une incorrigible dis-
отпетую диссидентку. (Nevskoe Vremja, sidente.
10.07.2012).
Au terme de ce bref examen il s’ensuit que le comportement
des phrasèmes relatif à la passivation est régi par leur structuration
sémantique et, dans certains cas, par leur emploi contextuel. En
effet, plusieurs facteurs impliquent la légitimité de la mise au pas-
sif des séquences figées : une autonomie sémantique des consti-
tuants, la préservation du champ actanciel des verbes, l’absence
de la thématisation du sujet grammatical de l’énoncé, etc. Ces fac-
teurs agissent rarement seuls, les uns indépendamment des autres,
mais souvent s’additionnent et interviennent simultanément.

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Études et travaux, décembre 2016


70 Vladimir Beliakov

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cherches en linguistique appliquée, Amsterdam : Werelt, pp. 23-31.
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Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


/
1 2016

La forme averbale dans les


proverbes français et anglais :
Quand l’absence de conjugaison
tient lieu d’argument d’autorité

Benjamin Delorme
CELISO (EA 7332)

décembre 2016, pp. 71-85

Études et travaux d’Eur’ORBEM


72 Benjamin Delorme

B enveniste soutient dans « La phrase nominale » (Problèmes de


linguistique générale 1, 1966, pp. 159-167) que cette structure est
généralement utilisée en grec homérique afin d’introduire un argu-
ment d’autorité qui n’a pas pour vocation de décrire un fait dans sa
particularité ; en outre, elle « n’apparaît que là où intervient le dis-
cours direct et pour énoncer une assertion de type “proverbial” ».
Bien que la thèse de Benveniste ait été depuis l’objet de nombreux
ajustements et critiques, il reste que la forme averbale est fréquem-
ment utilisée dans les proverbes, en français comme en anglais,
langues dans lesquelles la structure averbale n’est pas canonique
(contrairement, par exemple, aux cas du russe, de l’hébreu ou du
hongrois). Nous montrons ici à quoi tient l’affinité entre l’énoncé
parémiologique français/anglais et la syntaxe averbale, après avoir
dégagé les propriétés sémantico-syntaxiques des proverbes concer-
nés. Le propos qui suit s’intéresse aux proverbes et, à l’occasion,
aux dictons1 en tant qu’unités phrastiques achevées, contrairement
aux expressions idiomatiques ou idioms, parfois elles-mêmes ti-
rées de proverbes, qui constituent des syntagmes ayant vocation à
s’intégrer dans une structure propositionnelle hiérarchiquement
supérieure. Si nous avons arbitrairement choisi de parler des pro-
verbes, notre propos pourrait en principe s’étendre aux dictons,
à condition toutefois de pouvoir se fonder sur une opposition
consensuelle entre les deux notions chez les parémiologues, situa-
tion qui ne semble pas encore d’actualité.

Position du problème
La thèse de Benveniste sur la phrase nominale affirme la pri-
mauté de la fonction verbale (fonction cohésive qui est «  en une
certaine mesure indépendante de la forme verbale, bien que sou-
vent les deux coïncident ») sur le verbe lui-même ; l’auteur postule
en outre que le sens de la phrase nominale dans les langues in-
do-européennes anciennes correspond à l’expression d’une « qua-

1.  Pour une distinction fine entre les deux notions, on se reportera notam-
ment à G. Kleiber qui voit dans le trait [±humain] la ligne de partage entre les
deux notions (Kleiber, 1999).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


La forme averbale dans les proverbes anglais et français 73

lité » (au sens le plus général) comme propre au sujet de l’énoncé,


mais « hors de toute détermination temporelle ou autre et hors de
toute relation avec le locuteur (…). [Une] assertion nominale, com-
plète en soi, pose l’énoncé hors de toute localisation temporelle ou
modale et hors de la subjectivité du locuteur. » (ibid., p. 160). Dans
ses emplois discursifs, elle « sert toujours à des assertions de carac-
tère général, voire sentencieux ; (…) elle pose un rapport intemporel et
permanent qui agit comme un argument d’autorité [nous soulignons]. »
(ibid., p. 162-163) C’est pourquoi, ajoute Benveniste, « elle convient
si bien à ces énonciations où elle tend d’ailleurs à se confiner, sen-
tences ou proverbes, après avoir connu plus de souplesse ». La
thèse connaît des développements ultérieurs, entre autres chez
Hagège (1985) puis Feuillet (1994) et chez d’autres auteurs pour des
langues telles que le français (Lefeuvre, 1999 ; Morel, 2002 ; Krazem,
2003 ; Blanche-Benveniste, 2004), l’allemand (Behr & Quintin, 1997)
ou l’anglais (Delorme, 2004 ; Chauvin, 2007), langues où la phrase
nominale n’est pas une structure canonique. Dans ces langues, les
énoncés nominaux présentent les propriétés suivantes :
1. Ils ne sont pas elliptiques.
2. Ils se démarquent de leur cotexte, généralement constitué
de phrases verbales.
3. Ils remplissent des fonctions textuelles précises : énoncés
cadratifs, récapitulatifs, explicatifs (épexégèses) ou évaluatifs.
La littérature existante s’est focalisée essentiellement sur les
énoncés averbaux dans le discours littéraire ou journalistique
et non, à notre connaissance en tout cas, à leur emploi pourtant
fréquent dans les formes sentencieuses telles que les proverbes.
La présente étude se propose d’étudier les proverbes averbaux
anglais et, le cas échéant, leurs équivalents français, à la lumière
de travaux récents dans le domaine parémiologique – notamment
l’hypothèse de Kleiber (1999) sur le sens des proverbes – et tenter
de donner un sens ou mieux, une justification métalinguistique à
la syntaxe de ces énoncés, destinée à déterminer une sous-classe
d’énoncés parémiques à l’aide de « propriétés linguistiques repé-
rables », pour reprendre les termes d’Anscombre (2009).

Études et travaux, décembre 2016


74 Benjamin Delorme

Un rapide examen de la question révèle un paradoxe appa-


rent : les phrases nominales sont souvent décrites sous l’angle
du manque, de l’ellipse, défectivité due à l’oral2 à une stratégie
de moindre effort (elles constituent ainsi, en termes gricéens, une
rupture de la maxime de qualité, qui les proscrit des discours ins-
titutionnel, scientifique ou académique) et à l’écrit à des facteurs
stylistiques ou narratologiques (que nous ne détaillerons pas ici).
Paradoxalement, le proverbe, même averbal, constitue en prin-
cipe un énoncé autonome et plus ou moins figé3 ou en tout cas
suffisamment stable formellement pour être reconnaissable et/
ou interprétable. Comment dès lors expliquer la fréquence de la
forme averbale dans les proverbes, notamment en anglais ? S’agit-
il d’ellipses régulières, reposant sur les mécanismes de la gram-
maire ? Ces proverbes averbaux connaissent-ils un nombre limité
de structures reconnaissables et éventuellement productives ? Par
ailleurs, quels sont les degrés d’enfouissement du sens rencontrés
et les types les plus courants de relations sémantiques entre les
entités mobilisées par le proverbe ? Enfin, les proverbes de sens
équivalent en français et en anglais partagent-ils aussi la même
syntaxe, quand il s’agit de proverbes averbaux ?

Propriétés formelles des proverbes averbaux.


Much science, much sorrow
On constate avant tout une fréquence importante de proverbes
averbaux, généralement de structure binaire, au sein des parémio-
logies. Le Penguin Dictionary of proverbs (1983) recense un peu plus
de 6000 proverbes, dont 358 ne comportent pas de forme verbale
conjuguée. Sans tirer de conclusions hâtives, du fait de la grande
marge d’incertitude induite par l’arbitraire éditorial et surtout
par l’utilisation, à l’occasion de cette étude, d’un ouvrage unique
bien que représentatif, on relève néanmoins une proportion de
5,8 % d’énoncés averbaux, proportion largement plus importante

2.  Où ils sont, en fait, assez rares, si l’on en croit Morel (2002).
3.  La thèse du figement a néanmoins fait l’objet d’un examen très critique
par J.-C. Anscombre (2009).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


La forme averbale dans les proverbes anglais et français 75

que ce qu’on a pu observer dans un échantillon représentatif de


prose contemporaine dans notre corpus de 20044. Nous avançons
l’hypothèse que le nombre important d’énoncés averbaux au sein
des proverbes anglais (et peut-être plus encore au sein du corpus
français, mais nous ne disposons pas de statistiques) n’est pas for-
tuit. On essaiera plus loin d’attribuer un sens à ces données. Pour
l’heure on décrira plus avant les types d’énoncés relevés.
Nous les classons ici par ordre de fréquence, selon huit schémas
syntaxiques (plus une catégorie indéfinie) accompagnés d’exemples
représentatifs :
<SN, [and] SN> :
A good lawyer, an evil neighbour ; Bon avocat, mauvais voisin
Early sow, early mow ; Semailles hâtives avancent la moisson
Garbage in, garbage out ; Données inexactes, résultats erronés
Much coin, much care Plus on a d’argent, plus on a d’inquiétude
<Better XADJ than YADJ> :
Better a fearful end than fear without Mieux vaut une fin effrayante qu’un effroi sans fin
end ;
Better a portion in a wife than with a Mieux vaut une femme de bien qu’une femme
wife. nantie de biens
<Neg SN (+SP)> :
No choice among stinking fish ; On ne choisit pas entre des poissons pourris
No rose without a thorn ; Pas de rose sans épine
No remedy but patience ; Il n’y a pas d’autre remède que la patience
No day so clear but has dark cloud ; Il n’y a pas de belle journée sans nuages
Without diligence, no prize. Sans diligence, pas de récompense
<SADJ, SADJ> :
Early wed, early dead ; Tôt marié, tôt trépassé
Ever drunk, ever dry ; Qui a bu boira
Lucky at cards, unlucky in love. Heureux au jeu, malheureux en amour

4.  Selon les œuvres, on recense entre 0,02  % et 9  % d’énoncés averbaux,


soit un énoncé toutes les 10 phrases en moyenne, seuil rarement dépassé
car au-delà, l’énoncé nominal ne remplit plus sa fonction démarcative (cf. la
caractéristique n° 2 ci-dessus). De fait, il perdrait alors sa saillance dans un
environnement textuel où il serait devenu la norme.

Études et travaux, décembre 2016


76 Benjamin Delorme

<The more / the more> (ou avec le suffixe


de comparatif, <The ADJ-er, the ADJ-er>) :
The clarter [dirtier] the cosier ; Plus on est sale, mieux on se plaît
The more cost, the more honour ; Qui sont en grands honneurs, molestés
sont de mieux
The fewer the words, the better the prayer. Moins on use de mots, meilleure est la
prière
<Such/like N, such/like N>
Like author, like book ; Tel auteur, tel livre
Like father, like son ; Tel père, tel fils
Such beginning, such end ; Tel commencement, telle fin
Like king, like people. Tel roi, tel peuple
<Neg N, neg N> 
No cross, no crown ; Pas de couronne sans croix
No root, no fruit ; Pas de fruit sans racine
Nothing stake, nothing draw ; Nought laid Qui ne tente rien n’a rien
down, nought take up (id.).
<SADV, SADV/SADJ>
Far from court, far from care ; Loin des grands, loin des tourments
Out of sight, out of mind ; Loin des yeux, loin du cœur
Soon enough, if well enough. Hâte-toi lentement

Autres : Two things a man should never be angry at; what he can
help, and what he cannot help [Il existe deux choses pour lesquelles
on ne devrait jamais se fâcher : ce pour quoi on peut faire quelque
chose, et ce pour quoi on ne peut rien] ; Thieve’s handsel (gift) ever
unlucky [Bien mal acquis ne profite jamais]  ; Any port in a storm
[Par gros temps tout port est bon] ; Sutton for mutton, Carshalton
for beeves, Epsom for whores, and Eswell for thieves [Sutton pour le
mouton, Carshalton pour le bœuf, Epsom pour les prostituées
et Eswell pour les voleurs] ; You a lady, I a lady, who will milk the
cow? [Si tu es une dame et que je suis une dame, qui va traire la
vache ?] ; Third time lucky [La troisième fois sera la bonne].
Cette typologie pourrait être affinée : on inclut dans la catégo-
rie <SN, SN> des énoncés dans lesquels on aurait pu mettre en
avant le rôle de la préposition et proposer une nouvelle catégorie
<PREP SN, (PREP) SN> (par exemple Of an evil crow, an evil egg
[De méchant œuf, méchant oiseau] ; Of a small spark, a great fire

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


La forme averbale dans les proverbes anglais et français 77

où dans la traduction française figure un verbe conjugué destiné


à expliciter le sens de la préposition [Petite étincelle engendre
grand feu ; D’un petit gland sourd/naît un grand chêne]. On note-
ra que les proverbes correspondants en français recourent tantôt
à une formulation verbale (cf. verbes soulignés), tantôt à une for-
mulation averbale, similaire à celle de l’anglais.
Nous aurions pu en outre distinguer au sein de la catégorie
<Neg SN (+SP)> les énoncés incluant des prépositions telles que
with, without, among, to, on, etc. de ceux qui comportent un BUT re-
latif (No day so clear BUT has dark clouds [Pas de belle journée sans
nuages]), de ceux encore qui présentent une inversion de la struc-
ture attendue et une focalisation du SN en no (cf. Without diligence,
no prize). Reste une catégorie indéfinie (« Autres ») où nous relevons
des phénomènes aussi divers que des énumérations précédées par
une tête nominale déterminée par une relative (Two things a man
should never be angry at; what he can help, and what he cannot help) ;
un SN au génitif suivi d’un SADJ (Thieves’ handsel (gift) ever unlucky,
Third time lucky, un SN déterminé par un syntagme prépositionnel
(Any port in a storm)  ; des SN juxtaposés, souvent avec une chute
inattendue à caractère burlesque ou ironique (Sutton for mutton,
Carshalton for beeves; Epsom for whores, and Eswell for thieves) ; enfin
des occurrences totalement atypiques où se cumulent des unités
présentant des modalités de phrase différentes, trait en principe
incompatible avec une définition de la phrase comme unité pré-
sentant une modalité de phrase et une seule (You a lady, I a lady, who
will milk the cow, au sens de « Si tout le monde se croit au-dessus
des tâches ménagères, elles ne seront jamais accomplies »). On re-
lèvera pour autant de cette classification purement indicative que
les proverbes averbaux présentent dans leur ensemble les traits
habituellement associés aux proverbes en général, à savoir, (a) du
point de vue formel, brièveté et concision, parallélismes, structures
rythmiquement marquées, allitérations et assonances ; (b) du point
de vue sémantique, l’emploi généralisé de paradoxes, métaphores,
de champs lexicaux tirés d’un monde ancien (quoique Penguin
donne Garbage in Garbage out, qui appartient au monde de l’infor-

Études et travaux, décembre 2016


78 Benjamin Delorme

matique), personnification, hyperbole.


Le tableau ci-dessous rend compte de la répartition numé-
rique des occurrences :
Structure Nombre d’occurrences En pourcentage du total
SN, [and] SN 107 29,6
Better+SN 66 18,2
No+N 54 14,9
SADJ, SADJ 36 9,9
The more / the more 25 6,9
Such / like N, like N 12 3,3
No+N, no+N 13 3,6
SADV, SADV ou SADJ 9 2,5
Autres 36 9,9
TOTAL 358 100

On y relève une immense majorité de structures binaires, à


valeur implicative (Once paid, never craved [Bien payé n’est ja-
mais désiré], Out of office, out of danger [Loin des responsabilités,
loin du danger], Marry in may, rue for aye [Mariage en mai, mal-
heur à jamais], Present to the eye, present to the mind [Près des yeux,
près du cœur]) ou axiologique (Better X than Y), qui évoquent les
structures équationnelles dont Benveniste parlait déjà en 1950.
Ce schéma binaire est tellement prégnant que des énoncés qui
pourraient par ailleurs constituer des SN non autonomes syntaxi-
quement (Third time lucky, any port in a storm) sont dans le cadre
de l’énonciation proverbiale spontanément interprétés comme
binaires, avec des modalités propres à chaque proverbe :
Third time lucky → La troisième fois (1) sera la bonne (2).
Any port in a storm → Lorsque la tempête fait rage (1), on se contente de n’importe
quel abri (2).

Nous remarquons en outre dans les proverbes à structure pa-


rallèle de type SN,/[and] SN, une fréquence importante des mar-
queurs de quantification, associés à des référents dénombrables

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


La forme averbale dans les proverbes anglais et français 79

comme indénombrables : So many countries, so many customs [Autant


de pays, autant de coutumes] ; Many lords, many laws [Autant de
seigneurs, autant de lois] ; Jack of all trades, master of none [Jeannot
les mille métiers n’en maîtrise aucun] ; Much science, much sorrow
[Avec beaucoup de sagesse on a beaucoup de chagrin]. De même,
on relève de nombreux marqueurs de parcours temporel : Once a
whore and ever a whore [Prostituée un jour, prostituée toujours] ;
Single long, shame at length [Honni soit qui prolonge son célibat],
One year a nurse, and seven years the worse [Nourrice un an, fai-
néante tout le temps]. La relative fréquence de ces deux classes
de marqueurs n’a rien de surprenant, dans la mesure où elles
participent toutes deux de la généricité inhérente au genre paré-
mique, comme en témoignent les travaux de J.-C. Anscombre sur
le passage du général au particulier dans les proverbes.
Nous relevons pour les quelque vingt pour cent d’énoncés né-
gatifs la récurrence d’un schéma logique qui met le plus souvent
en scène une relation entre deux termes dont le premier est nor-
malement connoté positivement et le second négativement. Ainsi,
sur le modèle <NO + SN prep SN>, on relève No sweet without
sweat (noter la paronomase), No choice among stinking fish, No co-
ming to heaven with dry eyes [Nul n’entre au paradis avec des yeux
sans larmes], No convenience without its inconvenience [Pas de bien-
fait sans tracas], No day so clear but has dark clouds (antonyme de
Every cloud has its silver lining [À toute chose malheur est bon]), No
flying from fate [On n’échappe pas à son destin], No garden without
its weeds [Pas de jardin sans mauvaise herbe], No good apple on a
sour stock [Pas de bonne pomme dans un lot pourri], No summer,
but has its winter [Pas d’été sans hiver]. Dans ce modèle, les termes
sont réversibles et les positions respectives du terme positif et du
terme négatif peuvent permuter : No hair so small but has his sha-
dow [Pas de cheveu si petit qu’il n’ait une ombre], No great loss but
some small profit [Pas de grande perte sans petit profit].
Au terme de ce bref parcours des propriétés relatives aux
sous-classes de proverbes averbaux, quelle propriété unificatrice
mettre en avant, sachant que leur seule propriété commune est

Études et travaux, décembre 2016


80 Benjamin Delorme

l’absence du verbe, traditionnellement considéré comme fédéra-


teur de l’énoncé ? On montrera en quoi les proverbes averbaux
ne sont pas des énoncés auxquels il manque un verbe, mais des
structures possédant une organisation interne et une véritable
autonomie énonciative.

À la recherche d’une propriété commune


à l’ensemble des proverbes averbaux

La structure parallèle de type <Like N, like N> est productive


(Like author, like book [Tel auteur, tel livre], Like counsellor, like coun-
sel [Tel conseiller, tel conseil], Like people, like priest [Tel peuple,
tel prêtre], Like mother, like daughter [Telle mère, telle fille] en
anglais comme en français [Tel père, tel fils, Tel maître, tel valet,
Telle vie, telle fin, etc.]. Le Robert décrit cette structure comme
une phrase elliptique, c’est-à-dire un énoncé dans lequel on peut
rétablir le matériau linguistique faisant défaut. Mais la glose ver-
bale apparaît bien vite problématique. Georges Kleiber (1999, p.
52) a expliqué pourquoi «  une dénomination n’est jamais équi-
valente sémantiquement à sa ou ses paraphrases, précisément
parce que les paraphrases n’ont pas le statut de dénomination ».
Outre qu’une définition rigoureuse de l’ellipse ne concerne que
du matériau linguistique récupérable dans le contexte à gauche5,
les proverbes dont il est question ici présentent une complexité
inhérente qui ne saurait se satisfaire d’une analyse fondée sur la
restitution d’une copule. En effet, en l’absence de verbe, porteur
de la conjugaison, on doit en premier lieu se pencher sur la por-
tée temporelle de l’énoncé. S’il est repéré par défaut par rapport
au présent de la parole, nul n’est tenu de considérer les deux ré-
férents mis en parallèle comme existant en T06 (signification qui
pourrait se gloser par « tel est/était le père, tel est/se manifeste en
ce moment le fils »). S’il importe peu que le père existe en T0, le

5.  Comme, par exemple, dans les cas de reprise d’une relation prédicative par
un auxiliaire, ou avec les phénomènes de gapping (en français trou syntaxique)
comme dans « Jean est bon en grammaire et Marie_en mathématiques ».
6.  Temps zéro, désignant le moment de l’énonciation.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


La forme averbale dans les proverbes anglais et français 81

fils peut très bien ne plus exister non plus au moment de l’énon-
ciation. Dans ce cas, le proverbe ne signifie plus que la possibili-
té de comprendre certains traits de caractère, qualités ou même
processus et actions du fils à la lumière des connaissances qu’une
communauté donnée possède du père. Le proverbe ne désigne
donc pas des individus existant mais seulement la possibilité d’infé-
rer une relation causale entre la connaissance d’un ensemble de traits et
un individu existants ou ayant existé. Partant, l’intérêt de la question
réside dans le fait que si le proverbe apparaît dans des contextes
où c’est une action ou activité du fils qui a motivé le commentaire,
le proverbe ne dit rien sur le type de procès susceptible d’être re-
produit par la filiation. Mieux, le proverbe ne donne aucun conte-
nu positif sur le père ni sur le fils ; il n’a pour fonction, en fin de
compte, que de justifier la prise de parole d’un sujet parlant ten-
tant d’interpréter tel ou tel fait par un déterminisme génétique ou
acquis, le plus souvent vague. Nous rejoignons ainsi la position de
G. Kleiber (1999, p. 53) pour qui le sens des proverbes « est celui
d’une implication entre deux situations engageant des hommes ».
On rappellera également, à propos de ce type de structure pa-
rallèle, que Charles Bally souligne déjà le rôle de l’intonation dans
l’interprétation de l’énoncé : « Il suffit de prononcer “Tel maître,
tel valet” avec une mélodie montante-descendante et une pause
médiane pour obtenir une phrase segmentée signifiant “Si le
maître a tel caractère, le valet l’a également” ; mais il suffit aussi
de supprimer la pause et d’unifier la mélodie pour que la même
expression devienne une phrase liée signifiant “Le caractère du
maître est aussi celui du valet” » (Bally, 1944, p. 71). Ce qui signifie
que de par sa forme même, le proverbe averbal constitue fonda-
mentalement une invitation à la reformulation et plus généralement à
l’interprétation, à un ajustement (au sens culiolien) d’une relation
sémiotisée de façon minimale (c’est-à-dire le principe d’une iden-
tité de propriété entre deux individus) aux circonstances particu-
lières de la situation d’énonciation.
Par ailleurs, l’absence de forme verbale conjuguée dans le
proverbe averbal, parce qu’elle supprime l’ancrage explicite de

Études et travaux, décembre 2016


82 Benjamin Delorme

l’énonciateur dans l’ici et maintenant de l’échange interlocutif,


inscrit dans sa syntaxe même l’hétéronomie constitutive de l’énonciation
proverbiale en général. Cette hypothèse est corroborée par le fait
qu’une propriété remarquable des énoncés averbaux dans le dis-
cours autre que proverbial (c’est-à-dire littéraire, journalistique,
voire toute conversation courante) est de permettre la prise en
charge du contenu propositionnel par une source énonciative
différente du locuteur (Delorme, 2006). Or parce qu’elle tranche
avec l’enchaînement des phrases verbales qui constituent notre
discours, la forme averbale dans le discours proverbial comme
dans toute énonciation est, comme d’autres configurations for-
melles (rythme, rimes, parallélismes, recours à des mêmes mar-
queurs en corrélation, etc.), un moyen de signifier que l’on parle sous
l’autorité d’autrui, autrui équivalant peu ou prou à la sagesse an-
cestrale. C’est aussi pour cette raison qu’en utilisant la méthodo-
logie présentée par Anscombre (2009), on comprend que si « On
dirait que tel père, tel fils » s’énonce difficilement, « Comme dirait
l’autre, tel père, tel fils » est, en revanche, bien formé.
L’examen de proverbes averbaux en anglais et en français, lan-
gues où l’énoncé nominal n’est pas la structure canonique, montre
que ces énoncés sémiotisent dans leur forme défective une pro-
priété sémantique partagée par l’ensemble des proverbes, pro-
priété décrite par le modèle implicatif de G. Kleiber (1999)7. Si l’on
admet que l’ensemble des proverbes d’une langue constitue un
système (position évidemment risquée compte tenu du flou typo-
logique inhérent à cette catégorie d’énoncés), on peut avancer que
les proverbes averbaux constituent un sous-système qui, à travers
sa propriété formelle définitoire et différentielle, met en évidence
un mécanisme qui vaut pour l’ensemble du système. Cette étude
laisse volontairement de côté la question complexe de la traduc-
tion et en particulier les équivalences anglais/français pour les
proverbes averbaux – à savoir la question de la superposition ou
discordance entre les deux langues – et surtout l’examen contrastif

7.  Mais aussi dans l’œuvre du parémiologue russe Grigorij Permjakov, selon
J.-C. Anscombre.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


La forme averbale dans les proverbes anglais et français 83

des structures syntaxiques mobilisées dans la formation de lexies


averbales – par exemple l’emploi très répandu de structures paral-
lèles en <à SN + SN>, dont l’équivalent est bien moins fréquent
en anglais. Enfin, il reste à traiter de l’insertion discursive des pro-
verbes averbaux en tant qu’arguments d’autorité, objets de joutes
érudites, d’ironie, supports de dévoiement burlesque et autres
énoncés cadratifs ou récapitulatifs de développements textuels.

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Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


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Études et travaux, décembre 2016


3.
Le stéréotype
et ses traductions
/
1 2016

Quelques avatars de la traduction


des proverbes du français à l’espagnol
et vice-versa

Jean-Claude Anscombre
LDI, Lexiques Dictionnaires Informatique
(UMR 7187, CNRS / Sorbonne Paris Cité /
Université de Cergy Pontoise)

décembre 2016, pp. 89-111

* Conférence faite au CELTA, le 2 avril 2010.

Études et travaux d’Eur’ORBEM


90 Jean-Claude Anscombre

J e me propose dans cette étude d’exposer certains des pro-


blèmes auxquels on se trouve confronté dès lors qu’on se frotte
à la traduction de ce type particulier de construction que sont les
formes sentencieuses, et plus particulièrement les proverbes (en
un sens qui sera précisé plus loin). Cette préoccupation est ac-
tuellement la mienne puisque je procède à l’élaboration d’un dic-
tionnaire bilingue espagnol-français/français espagnol de formes
sentencieuses, et me trouve donc confronté a diario au problème
de la recherche d’équivalences parémiques et d’éventuels critères
susceptibles de la systématiser.

Les proverbes et leur traduction : quelques généralités


Les langues possèdent dans leur stock lexical un ample réper-
toire de formes sentencieuses de différents types, dont voici un
petit exemplier multilingue1 :
Français :
(1) Connais-toi toi-même (Socrate).
(2) Vanité des vanités, et tout est vanité (Ecclésiaste).
(3) Le soleil et la mort ne se peuvent regarder fixement (La Rochefoucauld).
(4) C’est toujours les cordonniers qui sont les plus mal chaussés
(5) Les petits ruisseaux font les grandes rivières.
(6) Tu ne tueras point (Bible).
(7) La raison du plus fort est toujours la meilleure (La Fontaine)
(8) Autant en emporte le vent (Villon, XV°).
(9) À chacun son métier, et les vaches seront bien gardées (Florian,
xviii°).

(10) Rira bien qui rira le dernier (Florian).


Espagnol :
(11) Por mucho madrugar, no amanece más temprano.
(12) Donde hay capitán, no manda marinero.
(13) Juventud divino tesoro...

1.  Le but de cette étude étant de réfléchir aux problèmes posés par la traduc-
tion, les proverbes non français cités dans cet exemplier le sont sans traduc-
tion (n.d.e.).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Quelques avatars de la traduction des proverbes (français/espagnol) 91

(14) La vida es sueño (Calderón).


(15) El mejor alcalde, el rey (Lope de Vega).
(16) Ojos que no ven, corazón que no siente.
(17) Mañana será otro día.
(18) A nadie le amarga un dulce.
(19) Cría cuervos, y te sacarán los ojos.
(20) A mal tiempo, buena cara.
Et aussi 
Anglais :
(21) Much ado for nothing (Shakespeare).
(22) Who pays the piper, calls the tune.
(23) Business is business.
(24) Fair and softly goes far in a day.
Catalan  :
(25) Tal faràs, tal trobaràs.
(26)¿ Sol rogent, pluja o vent.
Basque  :
(27) Etxean ikusia, umeak ikasia.
(28) Atzerri, otserri.
Allemand  :
(29) Besser spät als nie.
(30) Wie der Vater, so der Sohn.
Russe  :
(31) Nado, značit nado.
(32) Sobaka laet, veter nosit.
Il n’existe à ma connaissance aucune langue qui ne possède
des formes sentencieuses dont des proverbes (le sens de ces mots
sera précisé plus loin). Mais dès qu’on tente de fournir des équi-
valents sentencieux d’une langue à l’autre, divers problèmes ré-
currents apparaissent alors, indépendamment d’ailleurs des lan-
gues de départ et d’arrivée. En voici une liste, vraisemblablement
non exhaustive :
a) La traduction de tout ce qui a un aspect formulaire, renvoie

Études et travaux, décembre 2016


92 Jean-Claude Anscombre

non seulement à la langue, mais également à un savoir commun (i.e.


une certaine image du monde véhiculée par la langue elle-même)
qu’il s’agit donc de restituer au mieux lors du passage de la langue-
source à la langue-cible. Il est par exemple clair pour un Européen
occidental que la forme sentencieuse Agneau en peau de tigre craint
encore le loup n’est pas européenne occidentale. Il s’agit en fait d’un
proverbe chinois, et son étrangeté provient non de l’exotisme de
l’idée exprimée – elle est en fait banale, mais du fait qu’elle est
exprimée au travers d’un bestiaire – le tigre – qui n’est pas le nôtre.
b) Dans le cas des formes sentencieuses, un problème supplé-
mentaire apparaît  : une forme sentencieuse est un couple (F, s)
qui combine une forme et une signification, comme toute unité
lexicale. Mais de plus, la forme F renvoie non seulement à une
catégorie fonctionnelle, mais également à une catégorie formelle
qui fait en quelque sorte partie de son sens. En tant que formes,
les formes sentencieuses ne sont pas quelconques, nous y revien-
drons : la forme proverbiale indique la fonction proverbiale, et la
fonction proverbiale emprunte des formes bien spécifiques.
c) Les (rares) ouvrages bilingues consacrés aux formes senten-
cieuses sont la plupart du temps inutilisables, les équivalences
proposées étant généralement grossières, voire erronées, au mieux
médiocres, car s’appuyant sur des principes traductologiques im-
plicites et discutables, dont voici les principaux :
(i) Proverbe un jour, proverbe toujours : conduit à proposer comme
traduction d’un proverbe d’une époque donnée, un proverbe
d’une autre époque.
(ii) L’équivalence statistique et stylistique : autorise la traduction
d’un proverbe par exemple culte et peu fréquent par un pro-
verbe vulgaire et d’usage quotidien, du moment que le sens
général est conservé.
(iii) La ressemblance superficielle : principe qui veut que tout
proverbe d’une langue L2 qui ressemble à un proverbe d’une
langue L1 soit une équivalence valable. Notons que ce principe
est une variante de l’hypothèse qui veut que le sens soit di-

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Quelques avatars de la traduction des proverbes (français/espagnol) 93

rectement lisible sur la structure de surface. C’est l’idée déjà


présente chez Morris que le sens est directement déductible
de la forme (Morris, 1948). Deux formes semblables ne peuvent
donc véhiculer que des sens semblables, y compris dans deux
langues différentes.
(iv) Le principe lexicographique : les dictionnaires monolingues,
bilingues et autres compilations fournissent une vérité indis-
cutable dans le champ parémique.
(v) Le principe paradigmatique : il n’est pas nécessaire de vé-
rifier en contexte (axe syntagmatique) si la traduction d’une
forme sentencieuse est effectivement valide. Les contraintes
paradigmatiques suffisent.
(vi) Le principe métalinguistique : le statut d’une forme senten-
cieuse nous est directement fourni par sa dénomination dans
la langue considérée. Il s’agit de l’application au domaine sen-
tencieux de l’idée courante que les dénominations en langue
relèvent d’une métalangue scientifique, i.e. fiable, et en parti-
culier non-contradictoire.
(vii) Le principe idiomatique : les formes sentencieuses font
partie des expressions figées (des ‘idiomes’) d’une langue, et
doivent donc être traduites par des expressions figées.

La traduction de proverbes :
quelques cas problématiques

J’illustrerai la mise en œuvre des ‘principes’ exposés ci-dessus


à l’aide d’un certain nombre de cas réels relevés soit dans des
dictionnaires, soit dans des traductions de romans.
Le premier cas sera celui du proverbe espagnol contemporain
et très utilisé Agua pasada no mueve molino, littéralement ‘L’eau
passée ne meut pas le moulin’, dont une traduction à peu près
adéquate serait ‘Ce qui est fait est fait’, et régulièrement traduit
par ‘Le moulin ne meut pas avec l’eau passée en bas’ (Sevilla &
Cantera, 2001 ; Maloux, 1995/1989). M. Maloux présente la variante :
Le moulin ne moud pas avec l’eau coulée en bas (Ibid.) , proverbe dont

Études et travaux, décembre 2016


94 Jean-Claude Anscombre

l’origine est attribuée à Adagious and Sententious Proverbs, de


T. Draxe (1616). La forme anglaise actuelle est The mill cannot grind
with the water that is past, dont ‘l’équivalent’ français a donc été
obtenu par traduction littérale. C’est une variante de (iii).
Considérons maintenant la comparaison entre L’habit ne fait
pas le moine et Les apparences sont trompeuses. Ces deux formes
sentencieuses sont fréquemment présentées comme synonymes :
ainsi DesRuisseaux glose Il ne faut pas se fier aux apparences par
Les apparences sont trompeuses, et L’habit ne fait pas le moine par Il ne
faut pas juger le sac à l’étiquette. Pierron regroupe dans une même
rubrique Les apparences sont souvent trompeuses et L’habit ne fait pas
le moine car ils ‘reproduisent sensiblement la même idée’ (s.v. ap-
parence). Enfin, Sevilla & Cantera les donnent comme synonymes
en français et en espagnol (2001). Or les enchaînements suivants2
montrent qu’il n’en est rien :
(33) Pour pénétrer dans la banque, le malfaiteur s’était déguisé en poli-
cier, tablant sur le fait que (les apparences sont trompeuses + *l’habit ne
fait pas le moine).
(34) Pour pénétrer dans la banque, le malfaiteur s’était déguisé en po-
licier, mais il fut rapidement démasqué, car (*les apparences sont trom-
peuses + l’habit ne fait pas le moine).
Le principe (v) est ici à l’œuvre, d’où des traductions nécessai-
rement erronées. Notons au passage que la forme sentencieuse Il
ne faut pas se fier aux apparences est impliquée par les deux formes
sentencieuses évoquées, et ne convient pourtant ni dans (33), ni
dans (34). Ce qui montre que ce qu’implique un énoncé ne fait pas
nécessairement partie de sa signification.
Passons au troisième cas, celui de la forme sentencieuse En
boca cerrada no entran moscas, très commune en espagnol contem-
porain. La forme En bouche close n’entre mouche, est considérée par
certains (Urdíroz Villanueva, 1999) comme son homologue parfait
tant par la forme que par le sens. Cette ‘traduction’, outre qu’elle
est parfaitement inconnue (et quelque peu ridicule) en français

2.  Voir du même auteur dans ce volume « Sur la détermination du sens des
proverbes » (n.d.e.).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Quelques avatars de la traduction des proverbes (français/espagnol) 95

contemporain semble être un hapax. Elle apparaît une fois en


1610 (Florilegium de Gruter), et n’est mentionnée nulle part par la
suite. Il s’agit donc de (iv).
Le quatrième cas concerne une traduction de l’anglais au fran-
çais, trouvée dans un roman, à savoir :
(35) « … À mon tour de mettre les pieds dans le plat. J’avais laissé échap-
per une information. Trop tard pour pleurer sur le lait renversé… »
G. Cook, Les Annales de la Compagnie Noire, t. 10, p. 85.
La partie en italique est incompréhensible pour le franco-
phone lambda, et pour cause. Il s’agit en anglais d’une allusion au
proverbe banal It is no use crying over spilt milk, littéralement ‘Il est
inutile de pleurer sur le lait renversé’, dont un équivalent français
serait Inutile de se lamenter, ce qui est fait est fait. Le traducteur s’est
contenté d’une traduction littérale (principe (iii)), alors qu’il au-
rait pu penser à quelque chose comme Trop tard pour se lamenter
sur ce qui était fait.
Le dernier cas est également celui d’une traduction, mais l’au-
teur a cette fois tenté de construire un équivalent français pour
un proverbe anglais dont il ignorait les possibles traductions. Il
s’agit de :
(36) « … Il m’a flanqué la plus belle raclée de ma vie… paix à son âme,
ajouta-t-il… Sans fouet, enfant gâté, était sa maxime favorite… »
P. José Farmer, Des rapports étranges, Éd. J’ai lu, n° 712, p. 98, trad.
de Michel Deutsch.
Le proverbe anglais est connu, il s’agit de Spare the rod, spoil
the child, littéralement ‘épargner le fouet c’est gâter l’enfant’,
proche du français Qui aime bien châtie bien. Nous verrons plus
avant quel(s) procédé(s) le traducteur a utilisé(s) pour parvenir à
cette traduction. Il est d’entrée intéressant de voir qu’il n’est tom-
bé dans aucun des sept pièges répertoriés ci-dessus.

Formes sentencieuses, proverbes, etc. :


quelques définitions

L’idée de départ que nous voudrions développer ici consiste à


prendre un certain recul théorique dans un domaine caractérisé

Études et travaux, décembre 2016


96 Jean-Claude Anscombre

par une terminologie aussi floue qu’abondante, et des recueils qui


ne font qu’accentuer cette tendance.
Citons parmi les principaux termes utilisés  : adage, apo-
phtegme, aphorisme, dicton, maxime, précepte, sentence, pro-
verbe, etc. Les spécialistes du domaine en ont recensés plusieurs
dizaines, la situation étant la même en espagnol et en français. Les
recueils contemporains ne sont d’aucune aide en la matière : en
total désaccord entre eux, ils nous proposent la plupart du temps
des interprétations fantaisistes sous des appellations encore plus
fantaisistes. Je rappellerai pour mémoire un exemple que j’ai
utilisé ailleurs, celui du proverbe français contemporain et très
fréquent Une hirondelle ne fait pas le printemps. C’est un proverbe
selon P. DesRuisseaux, le Grand Robert, TLF  ; un dicton selon
A. Pierron ; un proverbe du grec ancien selon Maloux. Delacourt
y voit une maxime, Djavadi parle de dicton météorologique, et,
prudent, Rey et Chantreau ne le classent pas, non plus que Lis
et Barbier, qui y voient une «  observation  ». F.  Montreynaud,
A.  Pierron et F.  Suzzoni renvoient pour l’origine à Le Roux de
Lincy (1842), qui renvoie à son tour à un auteur du xvie siècle, et
ce malgré l’existence du modèle latin pourtant bien connu Una
hirundo non effecit ver.
Quel est le problème  ? Il est qu’au vu de ce flou terminolo-
gique, les éventuelles appellations fournies par l’entourage d’un
proverbe ne pourront être retenues pour aider à trouver l’équi-
valence d’une langue à l’autre. La solution que nous avons rete-
nue est celle qui consiste à se donner des critères d’identification
des formes sentencieuses, voire même de sous-classes de telles
formes. Nous partirons de la classe des phrases autonomes, recon-
naissables à leur labilité dans les textes où elles apparaissent.
C’est le cas de Les dés sont jetés dans :
(37) Les dés sont jetés, inutile d’insister/Inutile d’insister, les dés sont jetés.
Parmi les phrases autonomes, nous nous intéresserons à la sous-
classe des formes sentencieuses, à savoir celle des phrases autonomes,
combinables avec les tournures Comme dit X, X étant l’auteur présu-
mé de la phrase autonome, et minimales pour cette propriété. Ce qui

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Quelques avatars de la traduction des proverbes (français/espagnol) 97

signifie qu’une forme sentencieuse peut donner lieu à une énoncia-


tion, mais aucune sous-partie de cette forme ne le peut. Mais cela
ne signifie nullement qu’une forme sentencieuse soit une phrase
simple, comme on peut le voir sur Quand le chat n’est pas là, les souris
dansent pour le français, ou encore Donde estuvieres, haz lo que vieres
(littéralement : Où que tu sois, fais ce que voies) pour l’espagnol.
Voici quelques exemples d’école :
(38) Comme (le) dit La Rochefoucauld, on ne blâme le vice et on ne loue
la vertu que par intérêt.
(39) Comme on dit, il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de
l’avoir tué.
(40) (*Comme on dit + on le sait), les singes mangent des bananes.
(41) (*Comme on dit + comme dit la Bible), tu ne tueras point.
On note que selon notre définition, toute phrase générique
n’est pas nécessairement une forme sentencieuse. Si nous
sommes bien en présence de telles formes dans (38) et (39), (40)
montre en revanche que les phrases génériques du type de Les
singes mangent des bananes sont autonomes mais ne font pas
partie des formes sentencieuses. Et que la prescription biblique
dans (41) n’est pas du même type que celle exposée dans (39). On
voit ainsi apparaître l’intérêt et la pertinence des commentaires
méta-linguistiques dans les textes, ce que nous illustrerons par :
(42) « ...El hombre tortura y mata porque es lo suyo. Le gusta. - ¿Lobo
para el hombre, como dicen los filósofos?...  » [L’homme torture et tue
parce qu’il est comme ça. Il aime ça. – Un loup pour l’homme, comme
disent les philosophes?]
A. Pérez-Reverte, El pintor de batallas, Alfaguara, 2006, p. 106.
(43) « …il faut que je prenne mon tramway. Mes soirées sont sacrées.
Comme on dit dans mon pays : “Il ne faut jamais remettre au lende-
main…” »
A.Camus, La Peste, Éd. La Pléiade, 1962, p. 1252.
(44) « ...As they say, no fool like an old fool,.. » [Comme on dit, il n’y a pas
plus fou qu’un vieux fou]
L.Barnea, 1979, Reported Missing, XVII.
Parmi les formes sentencieuses ainsi définies, nous en distin-

Études et travaux, décembre 2016


98 Jean-Claude Anscombre

guerons deux types, selon que X correspond à un auteur précis


(c’est le cas de ce qu’on appelle habituellement maximes, sentences,
morales) ou à un auteur anonyme (un ON-locuteur dans la termi-
nologie polyphonique) fréquemment désigné par on, la sagesse des
nations, la sagesse populaire, le bon sens populaire, etc.
Enfin, nous distinguerons deux types de formes sentencieuses
à ON-locuteur : celles qui sont génériques (et que nous appellerons
phrases parémiques) opposées à celles qui ne sont pas génériques
(auxquelles nous réservons le nom de phrases situationnelles). Ces
dernières sont des formes sentencieuses comme La mariée est trop
belle, Un ange passe, Il y a de l’eau dans le gaz, C’est bonnet blanc et
blanc bonnet, Les dés sont jetés, Il a coulé de l’eau sous les ponts, etc.
Elles s’opposent à des phrases parémiques comme Une hirondelle
ne fait pas le printemps, Qui ne dit mot consent, en ce qu’elles n’ont
pas les mêmes propriétés linguistiques. En particulier :
a) Contrairement aux phrases parémiques, elles admettent les
variations aspectuelles et temporelles (en particulier la mise au
passé composé, qui tire du côté de l’événementiel) :
(45) Il a coulé de l’eau sous les ponts/Il aura coulé de l’eau sous les ponts/
Il avait coulé de l’eau sous les ponts/J’ai bien peur qu’il n’ait coulé de
l’eau sous les ponts d’ici là, etc.
(46) Une hirondelle ne fait pas le printemps/*Une hirondelle n’a pas fait
le printemps/*Une hirondelle ne fera pas le printemps/??J’ai bien peur
qu’une hirondelle ne fasse pas le printemps, etc.
b) Elles sont compatibles avec des indications déictiques, qui
d’ailleurs les accompagnent fréquemment dans les corpus :
(47) Depuis, il a coulé de l’eau sous les ponts/Là, la mariée est trop belle/
Ici, les murs ont des oreilles, etc.
(48) *Ici, une hirondelle ne fait pas le printemps/*Depuis, qui ne dit mot
consent/*Là, chat échaudé craint l’eau froide, etc.
(49) « …On ne pouvait même plus retourner chez Breton. Les flics al-
laient s’empresser de lui faire un brin de causette… Pour nous, les ca-
rottes étaient cuites. Dans quelques heures, Paris serait devenu une sou-
ricière. Plus question d’aller frapper aux portes… »
P. Pécherot, Les mystères de la Butte, Gallimard, Col. Folio policier,
2001, p. 275.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Quelques avatars de la traduction des proverbes (français/espagnol) 99

(50) « ...Pero ya no era el caso. Demasiada agua había corrido bajo los
puentes desde aquellos tiempos... » [Mais ça n’était plus le cas. Il avait
coulé trop d’eau sous les ponts depuis cette époque]
A.Pérez-Reverte, El caballero del jubón amarillo, Punto de lectura,
2005, p. 88.
Pour ce qui est des phrases parémiques, j’y verrai plusieurs
sous-classes :
a) Les tautologies  : nous nous bornerons ici à celles dont la
structure de surface est immédiatement interprétable comme re-
posant sur un schéma formel de type p → p. Ainsi : fr. Un sou est un
sou, angl. Duty is duty, all. Mann ist Mann, catalan El diner ès diner,
esp. Un día es un día, ital. Domenica è sempre domenica3, etc.
b) Les phrases parémiques exhibant certains schémas ryth-
miques, classe elle-même divisée en deux sous-classes, selon que
la phrase est métaphorique ou non. La première classe est celle
des [proverbe], la seconde est celle des [adage] et des [dicton]4.
c) Le reste, i.e. la sous-classe des phrases parémiques n’ayant
pas d’autre(s) propriété(s) saillante(s) que d’être des phrases pa-
rémiques, ainsi : Les apparences sont trompeuses, Chacun voit midi à
sa porte, etc.
Examinons rapidement quelques exemples :
(51) Un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon procès.
(52) La pluie du matin n’arrête pas le pèlerin.
(53) Qui va à la chasse/perd sa place.
(54) Chacun voit midi à sa porte.
L’exemple (51) n’est pas métaphorique, et présente une struc-
ture de distique isosyllabique 7+7 : Un mauvais arrangement/vaut

3.  Bien entendu, une étude plus détaillée consisterait à trouver des propriétés
stables à ces tautologies, et à examiner si d’autres formes sentencieuses les
possèdent. Je pense en particulier à Quand faut y aller, faut y aller, mais aussi
à des formes dont la nature tautologique est moins évidente, comme Demain,
il fera jour.
4.  J’utilise [adage] pour les phrases parémiques non métaphoriques à conte-
nu moral ou juridique, [dicton] pour celles concernant le rapport avec la na-
ture, et me contenterai ici d’une approche largement intuitive.

Études et travaux, décembre 2016


100 Jean-Claude Anscombre

mi-eux qu’un bon procès, c’est un [adage]. (52) a une structure ri-
mique (matin/pèlerin)5, et n’est pas non plus métaphorique. Son
contenu le fait classer dans les [dicton]. (53) est métaphorique, a
une structure de distique 4+3 avec rime (chasse/place) : c’est un
[proverbe]. L’exemple  (54)  n’a enfin rien de spécial  –  ni rythme,
ni rime, et est métaphorique. Il relève des autres cas mentionnés.
On trouvera ci-dessous une arborescence résumant cette es-
quisse de classification.
Phrases (textes) autonomes

phrases sentencieuses phrases non sentencieuses


(comme dit x…)

auteur spécifique auteur indéterminé

phrases parémiques
(génériques)

schémas rythmiques
phrases situationnelles tautologies
(non génériques)

dictons + adages proverbes


sentences, (non métaphoriques) métaphoriques
maximes… autres

Au vu de ce qui précède, nous pouvons maintenant résumer


l’essentiel du problème, ce que nous avons appelé l’angoisse du
traducteur :
Étant donné une forme sentencieuse S d’une langue-source,
comment lui faire correspondre au mieux une forme sentencieuse
S’ d’une langue-cible?

5. Voir plus loin pour des explications détaillées.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Quelques avatars de la traduction des proverbes (français/espagnol) 101

À la recherche de l’équivalence perdue


Le fonds commun
Une première remarque concernant la culture européenne :
en raison de l’utilisation massive du latin comme langue véhicu-
laire jusqu’au Moyen Âge et l’importance de la culture classique
gréco-latine dans notre enseignement, le domaine sentencieux
indo-européen provient majoritairement d’un fonds commun la-
tin (du Moyen Âge et classique), éventuellement issu du grec clas-
sique, que ce soit au niveau de l’idée de base, ou même parfois de
la forme. Nous illustrerons ce propos à l’aide d’un cas tout à fait
étonnant – bien qu’il ne soit pas tout à fait exceptionnel, celui du
latin classique Una hirundo non effecit ver ‘Une hirondelle ne fait
pas le printemps’. Cette forme sentencieuse a donné, outre l’équi-
valent français : esp. Una golondrina no hace verano, cat. Una ore-
nata no fa estiu, ital. Una rondine non fa primavera, angl. One swal-
low does not make a summer, all. Eine Schwalbe macht noch keinen
Sommer, suéd. En svala gør ingen sommar, port. Uma andorinha não
faz primavera, gall. Unha andorinha soa non fai verán, russe Odna
lastočka vesny ne delaet, grec moderne ‘Eνννα xελιδόνι δεν φέρνει την
άνοιχη’, etc.
D’où l’idée, en cas de problème, de rechercher une éventuelle
origine latine de la forme. Ce procédé n’est certes pas la panacée,
mais peut parfois fournir une piste intéressante. Considérons par
exemple le cas de l’espagnol Zapatero, a tus zapatos, lit. ‘Cordonnier,
à tes chaussures’. Il provient en fait d’un original latin Ne sutor ul-
tra crepidam ‘Cordonnier, (ne va) pas au-delà de la sandale’, attri-
bué à Pline l’Ancien. On peut penser à des tournures modernes
comme Occupe-toi de tes affaires, Femme, à tes casseroles. C’est
l’idée que la compétence de chacun ne peut ni ne doit dépasser
sa sphère d’activité. Ce qui évoque aussitôt le contemporain A
chacun son métier, et les vaches seront bien gardées. Bien entendu, ce
procédé reste limité, ou en tout cas, à utiliser avec précaution.
Ainsi, le français contemporain connaît un Chien qui aboie ne mord
pas, dont l’origine latine ne fait aucun doute : Canes qui plurimum

Études et travaux, décembre 2016


102 Jean-Claude Anscombre

latrant, perraro mordent. Ce qui permet le rapprochement avec


l’espagnol Perro ladrador, poco mordedor [lit. Chien aboyeur, peu
mordeur], avec cependant un bémol : c’est que l’espagnol signi-
fie Chien qui aboie ne mord pas OU Les conseilleurs ne sont pas les
payeurs. Il convient donc d’être prudent.
L’équivalence catégorielle
La notion de fonctionnalités comparables lorsqu’on passe
d’une langue à l’autre induit l’idée qu’à une forme sentencieuse
d’une certaine catégorie, on doit s’efforcer de faire correspondre
une forme sentencieuse de la même catégorie. La forme senten-
cieuse bien connue Il a coulé de l’eau sous les ponts est une phrase
situationnelle, comme on peut le voir sur l’exemple :
(55) « … D’ici à ce que l’ensemble des ménages français envisage systé-
matiquement d’installer un PC complet dans le salon, de l’eau va encore
couler sous les ponts… »
Windows, mars 2005, n° 130, p. 49.
où figure la présence d’un déictique (d’ici à ce que…) et d’une va-
riation aspectuelle (…va encore couler…) en lieu et place de a coulé.
Or l’espagnol possède une forme sentencieuse, à savoir ha llovido
[mucho] qui, outre qu’elle est au passé composé, apparaît presque
toujours combinée à l’expression déictique desde entonces ‘depuis
lors’, comme on le constate sur :
(56) «... Aristóteles, prosiguió impertubable, nunca se limitó a exponer
lo que sucedía, sino que buscó el porqué... Lo que pasa es que desde
entonces, ha llovido mucho...». [Aristote, poursuivit-il impertubable, ne
s’est pas borné à exposer les événements, mais a cherché le pourquoi des
choses...Le problème est que depuis lors, il a coulé beaucoup d’eau sous
les ponts]
A. Pérez-Reverte, El pintor de batallas, Alfaguara, 2006, p. 120.
Là encore, le procédé a bien sûr ses limites. Ainsi dans le cas
de la phrase parémique Agua pasada no mueve molino, il ne semble
pas exister d’équivalent en français : Le passé est le passé convient
pour le sens, mais il s’agit d’une tautologie. Laissons les morts en-
terrer les morts convient aussi pour le sens, mais appartient à un
niveau de langue différent. Sans compter les habituels pièges.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Quelques avatars de la traduction des proverbes (français/espagnol) 103

Ainsi la tautologie Un sou est un sou semble posséder un équiva-


lent espagnol quasi parfait en la personne de La pela es la pela6. Il
n’en est en fait rien : La pela es la pela se prononce habituellement
avec un l rétroflexe à l’imitation de la prononciation catalane, et ce
afin de se moquer du supposé amour des catalans pour l’argent.
La véritable traduction de La pela es la pela est en fait Un chou c’est
un chou, qui est destiné à railler l’avarice des Auvergnats au travers
de leur prononciation fautive du s français.
D’autres équivalences
L’équivalence idiomatique 
Elle a trait au problème du figement dans le champ parémique.
Une vulgate très répandue est en effet que les formes parémiques
font partie de ce qu’il est convenu d’appeler des expressions figées.
C’est en fait faux. D’une part, la plupart des proverbes admettent
des variantes, quelquefois fort nombreuses, et pas seulement pa-
radigmatiques : À cheval donné on ne regarde pas la bride (commu-
n)/À cheval donné, ne lui regarde pas en la bouche (Dournon)/À cheval
donné, on ne regarde pas à la bouche (DesRuisseaux, Maloux, TLF)/À
cheval donné, on ne regarde pas à la bride (TLF, Gd Robert)/À cheval
donné, on ne regarde pas la bouche (Delacourt)/À cheval donné, on ne
regarde pas les dents (Lis et Barbier). D’autre part, les propriétés ty-
piques du figement ne sont pas vérifiées. Ainsi la possibilité de re-
prendre un segment par anaphore pronominale est parfaitement
exclue dans le cas des expressions figées, tout à fait possible pour
ce qui est des parémies :
(57) « … Pour moi, le passé est le passé, et je n’aime pas y revenir… »
P. Modiano, Quartier perdu, Gallimard, 1984, p. 42.
(58) « ...Que eso de los tesoros era un concepto muy relativo, según y
cómo. Y además, amigo mío, no es oro todo lo que reluce. O a veces, lo que
reluce resulta que sí lo es... »
A.Pérez-Reverte, La carta esférica, Madrid, 2001, p. 160.
Il y a en fait des “modèles”, des matrices lexicales (Anscombre,
2011), qui engendrent les formes parémiques. Elles sont en très

6.  Lit. ‘La thune, c’est la thune’.

Études et travaux, décembre 2016


104 Jean-Claude Anscombre

petit nombre : moins d’une quinzaine, tant pour le français que


pour l’espagnol (Gómez-Jordana, 2003). La recherche de l’équi-
valence ne passe donc pas par un possible figement, mais peut
entre autres solutions consister à respecter une certaine identité
de schéma. Dans le cas ci-dessus de Le passé est le passé, on peut
hésiter entre Agua pasada no mueve molino et El pasado, pasado está,
toutes deux exprimant en espagnol la même idée que le français.
On note cependant que El pasado pasado está a une forme quasi-
ment tautologique, ce qui la fera préférer, sur ce critère du moins,
à Agua pasada no mueve molino, puisque la forme française est une
tautologie.
L’équivalence statistique
Il s’agit vraisemblablement de la contrainte la plus difficile
à respecter. Elle consiste en effet à rechercher une équivalence
ayant peu ou prou la même fréquence d’emploi dans la langue de
départ et dans la langue d’arrivée. Ce qui n’est pas de tout repos,
nous allons le constater. Prenons par exemple la forme parémique
bien connue en français Il n’y a pas de fumée sans feu. On pense
immédiatement à l’espagnol No hay humo sin fuego qui signifie la
même chose, avec de plus une forme quasiment identique. Ce fai-
sant, on contrevient au principe de l’équivalence statistique. No
hay humo sin fuego est une forme parémique peu fréquente en es-
pagnol, où on lui préfère sans conteste Cuando el río suena, agua
lleva [lit. Quand on entend le fleuve, c’est qu’il charrie de l’eau],
qui relève d’un autre schéma. Soit maintenant le très courant En la
variedad está el gusto, littéralement ‘En la variété est le plaisir’, qui
ne semble pas avoir de correspondant usuel en français. On peut
penser à L’ennui naquit un jour de l’uniformité, qui convient pour
le sens, mais est peu employé. L’expression familière Il faut savoir
varier les plaisirs convient et pour le sens, et pour la fréquence, mais
son statut de phrase parémique est discutable au vu de :
(59) ?Comme on dit, il faut savoir varier les plaisirs.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Quelques avatars de la traduction des proverbes (français/espagnol) 105

L’équivalence stylistique
Comme on peut le deviner, il s’agit du problème des niveaux
de langue, y compris dans le cas de la recherche de variantes “ré-
gionales”. On peut par exemple avoir à faire à une variante pa-
rémique dont la forme ou le lexique renvoie indiscutablement à
un type de vie ou même à une région particulière, ce dernier cas
étant fréquent en espagnol.
Le premier cas sera celui de la traduction du lexique familier
ou argotique. Considérons par exemple :
(60) Quien quiera peces, que se moje el culo.
Littéralement ‘Qui veut des poissons, qu’il se mouille le c….’.
On aurait tort de vouloir à tout prix chercher une équivalence
française faisant intervenir le mot désignant l’endroit où le dos
perd son nom. Ce mot est en effet très banal en espagnol : il est fa-
milier, mais non vulgaire (comme dans la langue de Molière), alors
qu’il est grossier et terriblement vulgaire en français contempo-
rain. On se rabattra donc sur Qui veut la fin veut les moyens, ou en-
core On n’a rien sans rien, qui correspondent à peu près au même
niveau de familiarité que la leçon espagnole. Soit maintenant :
(61) Entre col y col lechuga [lit. Entre chou et chou, de la laitue]
qu’on pourrait penser à traduire par ‘Il faut savoir varier les
plaisirs’, ou encore par le déjà-vu L’ennui naquit un jour de l’unifor-
mité. Aucun des deux ne convient en fait : la forme espagnole fait
immanquablement penser à la vie paysanne, ce qui n’est pas le cas
de nos deux formes françaises. Dans ce cas précis heureusement,
le français possède un :
(62) Changement d’herbage réjouit les veaux,
qui convient parfaitement, bien qu’il s’agisse d’une tournure
aujourd’hui peu fréquente, à l’instar d’ailleurs de sa correspon-
dante espagnole.
L’équivalence rythmique
Comme nous l’avons déjà exposé et argumenté dans différents
écrits, toute langue possède, prêts à l’emploi, un certain nombre
de patrons rythmiques (dont des patrons rimiques) qui servent à

Études et travaux, décembre 2016


106 Jean-Claude Anscombre

construire des phrases sentencieuses. Ils sont en petit nombre, et


se retrouvent également dans les comptines, les slogans, et par-
tiellement dans les structures onomatopéiques. Ils correspondent
à des moules poétiques caractéristiques d’une langue donnée,
bien qu’il semble y avoir certains patrons à caractère universel7.
Considérons par exemple le très connu :
(63) Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée.
Si on opère un découpage selon la structure syntagmatique,
on obtient le résultat suivant :
(64) Bonne renommée/vaut mieux que/ceinture dorée.
Le décompte syllabique révélant un tercet de type a(5) b(3) a(5),
et une structure rythmique de type /´– – –´/´– ´/´– – –´/, c’est-à-
dire une symétrie parfaite. Notons que le découpage a(5) b(3) a(5)8
correspond en poésie classique à ce qu’on appelle un tercet à
rime orpheline, i.e. une structure très classique. Passons mainte-
nant à l’espagnol :
(65) Aunque la mona se vista de seda, mona se queda. [Lit. Même si la
guenon se vêt de soie, guenon elle reste]
On observe un découpage semblable au précédent, à savoir :
(66) Aunque la mona/se vista de seda/mona se queda.
qui révèle un tercet de type a(5) b(6) b(5)9, de structure ryth-
mique /´– –´–/ –´– –´-/´ – –´–/, schéma également symétrique, ce
qui n’est pas toujours le cas.
Le principe de l’équivalence rythmique consistera donc à re-
chercher des patrons rythmiques correspondants. En fait, une
étude complète – qui reste à faire – serait de parvenir à établir une
correspondance rythmique entre les deux langues étudiées. Dans
le cas du français et de l’espagnol, les structures rythmiques clas-
siques sont très proches, et la correspondance s’en trouve facili-

7.  Ainsi les patrons à base de 5 syllabes, ou de 7 syllabes, ou de combinaisons


des deux.
8.  Rappelons que la lettre indique une rime, le chiffre le nombre de syllabes.
9.  En espagnol, le nombre de syllabes d’un ‘vers’ est le nombre de syllabes
jusqu’à la dernière syllabe accentuée, plus une. La structure de (66) corres-
pond à celle d’une tercerilla.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Quelques avatars de la traduction des proverbes (français/espagnol) 107

tée, du moins en première approximation. D’autres langues pour-


raient poser d’autres problèmes, bien évidemment. Considérons
pour terminer le cas de :
(67) De tal palo, tal astilla.
Il s’agit d’une forme sentencieuse métaphorique (lit. ‘tel bâ-
ton, tel éclat (de bois)’), et de structure rythmique a(4)  b(4). Sa
correspondante française est Tel père, tel fils, également métapho-
rique, est un distique de forme a(2)  b(2). Les phrases espagnole
et française sont toutes deux fort courantes, et du même niveau
stylistique neutre habituel. Elles constituent donc un couple tra-
ductologique quasi parfait.
Quelques cas épineux
Bien entendu, les cas réels rencontrés ne sont pas toujours
aussi faciles à résoudre que les cas d’école que nous avons pré-
sentés jusqu’ici. Il peut même se faire – de tels cas sont heureu-
sement rares – qu’aucune équivalence d’aucun type soit possible.
Il n’y a par exemple pas de véritable correspondance en français
pour la phrase parémique espagnole A nadie le amarga un dulce,
lit. ‘Une friandise ne mécontente personne’. Non plus que de cor-
respondance espagnole à la très banale parémie française Toute
peine mérite salaire. En voici un exemple, celui de l’espagnol :
(68) Cuando las barbas de tu vecino veas pelar, echa las tuyas a remojar
[lit. ‘Quand tu verras qu’on rase la barbe de ton voisin, mets la tienne à
tremper’].
Le découpage syntagmatique :
(68a) Cuando las barbas/de tu vecino/veas pelar/ echa las tuyas/a re-
mojar/
nous fournit une structure rythmique a(5)  b(5)  a(5)  c(5)  a(5),
qui correspond à une structure de quintil. La disposition abaca
est apparentée à celle du genre espagnol romancillo. Cette phrase
parémique, très courante en espagnol, n’a pas de correspondant
satisfaisant en français. La traduction de Sevilla-Cantera : 2001 :
(69) Si on rosse ton voisin, tu peux préparer tes reins

Études et travaux, décembre 2016


108 Jean-Claude Anscombre

qui est métaphorique et de structure a(7) a(7), conviendrait si


elle n’était totalement obsolète en français contemporain, et rare
dans les époques antérieures. Le sens de cette parémie espagnole
est à peu près rendu par la tournure française :
(70) Attention! Ça n’arrive pas qu’aux autres
qui n’a aucune particularité de forme ni de rythme. Pour reve-
nir à l’exemple évoqué au début de ce travail, à savoir Sans fouet,
enfant gâté, qui avait été proposé comme traduction de la forme
parémique anglaise Spare the rod, spoil the child, on peut remar-
quer que le traducteur, conscient de la présence d’un distique
isorythmique Spáre the ród/Spóil the chíld, et d’assonancements
Spare/Spoil, rod/child, a tenté de forger une correspondance pos-
sédant des propriétés analogues. D’où Sans fouet, enfant gâté, qui
convient pour le sens, et possède également une structure de dis-
tique a(3) a(4). Cet effort aurait pu être évité si notre traducteur
avait consulté le fonds commun. Il y aurait en effet découvert
les deux phrases parémiques latines : Qui parcit virgae, odit filium
(Bible, Proverbes) et Qui bene amat, bene castigat, qui sont de plus
données comme synonymes dans tous les recueils. La première
correspond à notre phrase parémique anglaise. La seconde a une
longue histoire en français, et qui aboutit au contemporain Qui
aime bien, châtie bien, distique a(4) a(3). Lequel distique fournit une
traduction authentique de la forme anglaise.

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Études et travaux, décembre 2016


/
1 2016

À la recherche des sens cachés


Sur la traduction de la phraséologie
dans un texte de Rabelais

Liudmila L. Fedorova
RGGU (Moscou)

décembre 2016, pp. 113-138

Études et travaux d’Eur’ORBEM


114 Liudmila Fedorova

Introduction
Point de départ

L e sujet de cette étude est issu de l’analyse comparative d’un


fragment du texte sur l’enfance de Gargantua (chapitre 3 du 1er
livre de F. Rabelais) et de sa traduction en russe, faite par Nikolaj
Lubimov dans les années 1960, ainsi que de la traduction en po-
lonais, réalisée dans les années 1930 par Tadeusz Boy-Żeleński.
Quand il se penche sur le texte français  – sur la description
de la conduite du petit héros de Rabelais –, le lecteur est tout
d’abord frappé par la représentation du petit Gargantua sous les
traits d’un personnage stupide et niais. M.  Bakhtine avait noté
cette particularité, avançant que Gargantua se conduisait comme
le sot des proverbes – celui dont la conduite est toujours en
contradiction avec les normes, le bon sens et le sens commun.
Nous supposons que les caractéristiques attribuées par
Rabelais à son héros répondent à une image stéréotypée qui peut
être parallèle à celle du sot russe dans la traduction de Lubimov,
ainsi que du sot polonais dans la version de Żeleński. En outre,
nous supposons que chaque langue a ses propres stéréotypes du
sot. C’est le point de départ de notre recherche.
Références
Cinq siècles après l’apparition du livre de Rabelais (1531), une
grande quantité de commentaires et de travaux de recherches ont
été effectués en français ainsi qu’en russe1. On pourrait croire

1.  Parmi les travaux les plus importants et les plus accessibles, nous nous
reporterons surtout au livre désormais classique de Bakhtine sur Rabelais
(Bakhtine, 1970). En russe, citons l’étude d’Irina Popova sur le « carnaval
lexique » de Rabelais et la traduction du livre de Grasset d’Orcet sur le «
langage des oiseaux » (Popova, 2006 ; Grasse d’Orse, 2006). S’agissant des
publications en français, outre la Revue des études rabelaisienne, consacrée
à l’œuvre de l’écrivain, mentionnons l’ouvrage de François Rigolot sur les
langages rabelaisiens, le petit livre de Jean Yves Pouilloux (Rigolot, 1996 ;
Pouilloux, 1993). De même, la thèse de Marie Proshina qui porte sur Rabelais
et Montaigne mérite l’attention du lecteur, qui y trouvera une importante
partie dévolue au langage proverbial chez ces deux écrivains (Proshina,

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


À la recherche des sens cachés (traduction de la phraséologie chez Rabelais) 115

que tout a été déjà dit, or les images de Rabelais gardent toujours
quelques énigmes. Elles peuvent être déchiffrées à la lumière d’une
étude des origines populaires, comme l’avait proposé Bakhtine.
Il faut alors se tourner vers le folklore, les proverbes, la phra-
séologie où plutôt vers les dictionnaires et commentaires, ainsi
que vers les locuteurs de la langue vivante. Dans l’analyse des
textes, nous avons consulté des dictionnaires français, russe et
polonais2. Nous avons, bien entendu, eu recours aux grandes col-
lections de proverbes russes composées par Vladimir Dahl et par
Moritz Mixel´son (Dal´, 1957 ; Mixel´son, 1992). 
Pour mieux comprendre la langue et la réalité de l’époque
de Rabelais nous avons également utilisé les commentaires faits
par Le Duchat dans l’édition d’Amsterdam (Rabelais, 1741) ainsi
que ceux du Glossaire-index de l’édition de 1906 (Rabelais, 1906).
Enfin, nous avons interrogé plusieurs slavistes français et étran-
gers3, et utilisé les résultats de questionnaires soumis à des étu-
diants français de Moscou, Grenoble et Lausanne.
But de l’étude
Nous avons abordé le texte de Rabelais avec un objectif
concret : trouver des traits communs et différents dans les repré-
sentations du sot russe et français en nous appuyant sur la com-
paraison des formules françaises et russes décrivant le compor-
tement de Gargantua. Nous avons ajouté des matériaux polonais
pour vérifier nos hypothèses de travail.

2008). Les travaux effectués dans le premier tiers du xxe siècle sont toujours
dignes d’intérêt. L’on pense notamment au livre de Leo Spitzer sur le style
de Rabelais, aux commentaires d’Abel Lefranc responsable de l’édition des
Œuvres de F. Rabelais de 1912 à 1931, au livre de J. Plattard qui reçut, en 1910,
le prix de l’Académie Française, ou encore au travail de Lazare Sainéan sur
la langue de Rabelais (Spitzer, 1910 ; Lefranc, 1953 ; Plattard, 1910 ; Sainéan,
1922-1923). Enfin, ce petit tour d’horizon ne serait pas complet sans l’ouvrage
que Michael Screech a consacré à Rabelais en 1979, paru des années plus tard
en français (Screech, 1992).
2.  Voir en fin d’article les sources lexicographiques utilisées.
3.  Merci à Stéphane Viellard, Liudmila Kastler, Ekaternia Velmezova, Ewa
Białek et Olga Katrechko.

Études et travaux, décembre 2016


116 Liudmila Fedorova

Analyse theorique
L’image du sot
L’image du sot dans des proverbes est toujours comique, c’est
un personnage suscitant le rire, la moquerie voire l’injure. Il fait
tout de travers, en dépit du bon sens. En cela, il nous ramène aux
principes de l’ordre universel et du sens commun. Le sot agit selon
la nature et non par habitude, il voit ce qui échappe aux autres,
révèle ce que le monde a perdu, réfléchit lorsque d’autres savent,
il appelle les choses par leur propre nom. Sa naïveté le rapproche
du « premier homme au monde »4, tel que le represente Armen
Grigorjan (2008), il découvre le monde  et l’arrange comme le fait
un enfant. Cette ressemblance permet à Rabelais d’établir une
transition entre l’image de l’enfant et celle du sot dans ses diverses
manifestations et par rapport au monde des adultes.
Mais Gargantua n’est pas un sot, Rabelais n’entendait pas le
représenter comme le sot des proverbes. C’était un héros des lé-
gendes populaires, de la « Grande Chronique » – un géant-gentil-
homme qui accomplissait des exploits grâce à sa force colossale,
gouvernait son peuple, savait vaincre ses ennemis et conquérir
des terres étrangères. Ce personnage populaire incarne l’esprit de
l’époque, son humeur et son goût carnavalesque. Dans la descrip-
tion de ses habitudes et de ses occupations d’enfant, il est présenté
comme d’humeur enjouée, tandis que tous ses traits le rattachant
au sot et au garnement sont exagérés pour un effet de comique.
Le genre du « coq-à-l’âne»
Les procédés de Rabelais relèvent du burlesque : il joue lui-
même avec les stéréotypes linguistiques en employant des pro-
verbes et des idiomes renversés et modifiés dans le genre du
« coq-à-l’âne ». Ce genre médiéval, dont le nom montre le caractère
inconséquent de la conduite, suppose un enchaînement de phrases
liées sans raison, sans logique mais associées par hasard ainsi que

4.  Le sot comme premier homme est étudié par A.G. Grigorjan (Grigorjan,
2008).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


À la recherche des sens cachés (traduction de la phraséologie chez Rabelais) 117

par assonances et rimes. Le conteur mêle la vérité et la plaisanterie,


les sens propre et métaphorique, il tend des pièges pour duper son
lecteur. Rabelais replace les formules dans leur contexte original en
les développant ; le sens premier réactivé, il fait calambour avec des
sens figuratifs reculés – ce qui rend le texte plus profond et plus
complexe, son sens n’étant pas toujours transparent (selon Dmitrij
Dobrovol´skij, 2007, c’est la modification de double actualisation).
Nous pouvons suivre l’idée de l’auteur et essayer tout d’abord
de lire le texte littéralement, puis réinterpréter certaines expres-
sions en fonction de leur sens caché.
Les stratégies de Rabelais et des interprètes
Dans le fragment étudié, on dénombre 68 locutions caractéris-
tiques. 45 d’entre elles sont soit des formules et phraséologismes,
soit leurs modifications. 23 sont des locutions créées librement
par l’auteur. Rabelais commence sa description par des locutions
libres, puis il s’engage de plus en plus dans un jeu de formules
fixées en les détruisant. Nous voyons que, dès le début Gargantua,
est présenté comme un enfant tout à fait ordinaire : il se mascarait
le nez, se chauffourait le visage, patrouillait partout, il aimait à faire
bonne chère et s’amuser.  C’est un enfant qui n’a pas le sens de
la propreté et dont le comportement rappelle naturellement le
comportement typique de beaucoup d’enfants mal élevés. Aussi
ces descriptions sont-elles traduites littéralement.
Mais en développant le sujet, l’auteur nous montre des choses
de plus en plus étranges : Gargantua « beuvoit (buvait) en sa pantoufle,
se frottoit (frottait) ordinairement le ventre d’un panier, ses mains lavoit
(lavait) de potaige, ses dens aguysoit (aiguisait) d’un sabot, se pignoit
(peignait) d’un goubelet, se couvrait d’un sac mouillé », etc – autant
de comportements qui peuvent sembler bizarres. Cette impression
est confirmée par les résultats d’une enquête menée auprès d’étu-
diants français qui n’ont reconnu ici des locutions fixées que dans
un cas : beuvoit en sa pantoufle (remarque d’autant plus intéressante
que cette expression est absente des dictionnaires phraséolo-
giques, où l’on trouve en revanche: « se couvrir d’un sac mouillé »).

Études et travaux, décembre 2016


118 Liudmila Fedorova

Ces locutions sont, elles aussi, traduites littéralement, parce que ce


qu’elles décrivent est extraordinaire et imprévisible.
En suivant les détours de la description nous voyons que le
héros change d’image : tour à tour novice inhabile, rêveur naïf,
gobe-mouches, flâneur nonchalant et même chasseur malchan-
ceux, chapelain hypocrite, paysan niais et parfois fripon. La stra-
tégie de Rabelais consiste à mêler toutes ces images et à mé-
langer la conduite raisonnable et absurde, malicieuse et niaise,
ordinaire et drôle, digne d’éloge ou de blâme – comme il est na-
turel à l’esprit carnavalesque de la culture populaire médiévale
dont le caractère ambivalent a été analysé par Bakhtine.
Les interprètes suivent la méthode de Rabelais, mais ils puisent
leurs images dans la tradition culturelle et selon les possibilités de
la langue. Ainsi, Lubimov donne les 68 traductions en répétant
tous les détours de la description, tandis que Żeleński en donne
seulement 51 en omettant les passages où le sens des locutions a un
rapport au chapelain qui, vraisemblablement, ne convient guère
aux anecdotes de la tradition polonaise – selon laquelle un homme
d’église ne doit pas être moqué. Aussi les formules d’ivresse sont-
elles omises (escorchoyt le renard, tiroyt au chevrotin, faisoyt gerbe de
feurre aux dieux). Parfois, Żeleński ajoute des formules synony-
miques qui expriment l’idée de sottise ou de passe-temps oisif.
Stéréotypes culturels et formules de langage
Les moyens linguistiques que Rabelais utilise sont des proverbes
et des phraséologismes dans leurs modifications particulières. Ils
relèvent de stéréotypes culturels, qui, selon J.  Bartmiński (2005),
peuvent avoir plusieurs formes : topiques – des sentences communes
en locutions libres (par exemple « tous les cordonniers boivent ») –,
formules de langages où les stéréotypes sont affirmés (« ivre comme
un cordonnier », « jurer comme un cordonnier / charretier » ; « les
cordonniers sont toujours les plus mal chaussés  »), et idiomes de
sens figuré qui ne sont pas transparents quant à leur forme (« écor-
cher le renard / écorcher le bouc ») et dont le sens ne peut pas être
tiré de la signification de leurs parties (Dobrovol´skij, 2007).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


À la recherche des sens cachés (traduction de la phraséologie chez Rabelais) 119

Hypothèses
Nous pouvons supposer que :
• dans ses habitudes enfantines Gargantua est représen-
té selon les stéréotypes culturels à peu près universels quant au
temps et au pays – ce qui permet de les traduire par des topiques
et par des formules directes ;
• la conduite inattendue et comique ne peut pas être ty-
pique, et c’est ce qui explique leur traduction littérale ;
• en revanche, le comportement du sot et du niais a ses mo-
dèles propres, des situations-étalons dans chaque culture ; c’est
pourquoi ces modèles sont rendus par des formules et expres-
sions au sens figuré et sont traduits autrement, par des formules
propres à la langue de la traduction.
Proverbes-prescriptions
Pour mieux comprendre les procédés de Rabelais, exami-
nons maintenant la composition logique propre à une grande
classe de proverbes. Nous ne prétendons pas faire ici une clas-
sification quelconque, bien que de nombreuses recherches
soient consacrées à ce problème et qu’il n’y ait pas de consen-
sus parmi les auteurs (Baranov & Dobrovol´skij, 2008 ; Barley,
1984 ; Kanyó, 1984 ; Krikmann, 1984a et b ; Permjakov, 1979). Les
traits des proverbes de cette classe, observés habituellement,
représentent la généralité et le sens prescriptif, qui peut être
exprimé par la modalité impérative ou affirmative ou encore
prédictive. Les proverbes sont pour la plupart constitués par
des expressions dont le sens direct est évident et suppose des
implications prescriptives.
Modèle prescriptif impératif :
• Agis ainsi (de telle manière / dans telles circonstances /
avec tels moyens, etc.) – N’agis pas autrement :
Ne fais pas d’un fou un messager
Choisissez votre femme par l’oreille (bien plus que par les yeux)
Modèle prescriptif affirmatif à modalité obligatoire :

Études et travaux, décembre 2016


120 Liudmila Fedorova

• Il faut toujours agir ainsi (de telle manière/dans telles cir-


constances / avec tels moyens, etc.) :
Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud
Il ne faut pas courir deux lièvres à la fois
Il existe des modifications syntaxiques impersonnelles :
À cheval donné on ne regarde pas la bouche / (à) la bride / (à) la
dent / en la gueule
Des modifications logiques prédictives
Le modèle commun peut avoir des modifications logiques pré-
dictives sous deux formes : positive et négative.
Positive :
• Qui agit ainsi, obtient un résultat positif :
Qui bien commence, bien avance.
Négative :
• Qui agit autrement, obtiendra un résultat inadéquat/nul :
Qui trop embrasse, mal étreint
Qui compte sans son hôte, compte deux fois
Les implications d’appréciation éthique et intellectuelle sont
évidentes :
• Qui agit ainsi, est sage
• Qui agit autrement, est un sot/ fou.
Du proverbe à la locution 
Puisque le résultat est bien connu, l’implication est sous-
entendue – ce qui permet d’employer la partie essentielle du
proverbe comme locution : mettre la charrue avant les bœufs, courir
deux lièvres à la fois.
Quand les modalités prescriptives ou prédictives sont per-
dues, le sens figuré de la locution prend le pas sur le sens propre
(quoique le proverbe exploite le sens propre !) ; les implications
d’un comportement stupide sont conservées (mais elles peuvent
être perdues parfois : serait-il sage ou fou de vouloir que maille
à maille on fasse les haubergeons ?)

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


À la recherche des sens cachés (traduction de la phraséologie chez Rabelais) 121

C’est ainsi qu’un proverbe peut se transformer en locution.


D’ailleurs, selon A. Potebnja (1894), les proverbes avaient leur origine
dans les fables. Bien que toutes les locutions ne proviennent pas de
proverbes, elles ont toujours pour origine une situation particulière.
L’on constate, chez Rabelais, les modifications syntaxiques des
proverbes en forme personnelle et parfois avec négation, syn-
taxique ou sémantique (selon le modèle de départ)  – ce qui lui
permet de ranimer le contexte et réaliser la métaphore : « il bat-
toyt à froid » <= Il ne battait pas le fer pendant qu’il était chaud
<= Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud .
Nous considérons que les situations qui autorisent le choix
antinomique (entre ainsi et autrement) servent d’étalons pour
reconnaître un fou ou un sot. Dans ce domaine, chaque tradi-
tion culturelle possède ses propres exemples (quoiqu’ils puissent
parfois coïncider). Les situations qui exigent l’ordre naturel ou
approuvé des actions peuvent également servir d’étalon.
Les formules et locutions expriment le comportement stupide
en fixant le choix contraire au naturel et l’ordre renversé des actions.

Analyse des textes


Images du sot
Ainsi nous pouvons comparer des exemples du texte origi-
nal avec leurs traductions russe et polonaise. Rabelais découvre
l’image de son héros sous la forme de différents avatars : l’on
rencontre non seulement un enfant-plouc, mais un sot maladroit,
un niais, un songe-creux, et même un fripon.
Un sot maladroit
La plupart des exemples montrent Gargantua comme un sot
maladroit : il commence toujours à l’envers, agit de travers, d’une
manière inconséquente ou inhabile. Les parallèles dans les tra-
ductions multiplient des situations modèles (les corrélations di-
rectes sont données sans traduction  ; des formules de langage
françaises sont en italique) :

Études et travaux, décembre 2016


122 Liudmila Fedorova

Tableau 1

Texte original Equivalent en russe equivalent en polonais


34*. mettoyt la charrette начинал не с того конца Łowił ryby przed niewo-
devant les beufz [commencer par l’autre dem (28) [il pêchait (le
bout ; commencer par le poisson) avant la senne] ;
mauvais bout]. mówił hop, zanim przes-
koczył (29) [il disait “hop!”
avant de sauter ; il ne
faut pas se moquer des
chiens qu’on ne soit hors
du village]
35. se grattoyt où ne luy обжегшись на молоке, drapał się, gdzie go nie
demangeoyt poinct дул на воду [s’étant swędziało (31)
brûlé avec le lait il
soufflait sur l’eau ; chat
échaudé craint l’eau
froide]
37. trop embrassoyt et peu гонялся за двумя budował domy na piasku
estraignoyt зайцами [il courrait deux (32) [bâtir les maisons sur
lièvres à la fois ; on ne le sable]
court pas deux lièvres à
la fois]
38. mangeoyt son pain blanc любил, чтоб нынче
le premier у него было густо, а
завтра хоть бы и пусто
[il aimait avoir beaucoup
aujourd’hui, sans penser
à demain]
43. faisoyt chanter в будний день ударял
Magnificat à matines в большой колокол и
et le trouvoyt bien à находил, что так и надо
propous [le jour ouvrable il faisait
sonner de grandes
cloches et croyait que
c’était ainsi qu’il fallait
faire]

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


À la recherche des sens cachés (traduction de la phraséologie chez Rabelais) 123

44. mangeoyt choux et целился в ворону, а opasywał się siekierką,


chioyt pourrée попадал в корову [il podpierał się workiem
visait une corneille, mais (37) [se ceignait avec une
touchait une vache] hache, se soutenait avec
un sac]
51. comptoyt sans son не спросясь броду, rachował się bez gospo-
houste совался в воду [il entrait darza (44)
dans l’eau (dans la
rivière) sans avoir de-
mandé le gué ;
regardez-y à deux fois]
52. battoyt les buissons sans оставался на бобах
prandre les ozillons [il restait «avec des
fèves» – sans rien ;
revenir bredouille]

56. de son poing faisoyt un прыгал выше носа [il mur przebijał głową (30)
maillet sautait au-dessus de [enfonçait le mur par sa
son nez] tête]
60. saultoyt du coq à l’asne начинал за здравие, а
кончал за упокой [com-
mençait (par la prière)
pour la santé et finissait
(par la prière) pour le
repos de l’âme ; com-
mencer avec des rires et
finir avec des pleurs]
61. mettoyt entre deux в бочку дегтя подливал szukał dziur na całym
verdes une meure ложку меду [il jetait une (51) [cherchait le trou sur
cuillère de miel dans un (le tissu, vêtement) intact]
tonneau de goudron ; un
peu de fiel gâte beau-
coup de miel]
62. faisoit de la terre le хвост вытаскивал,
foussé а нос у него завязал
в грязи [tandis qu’il
tirait sa queue, son nez
s’embourbait (comme un
oiseau)]
* Ordre d’apparition dans le texte.

Études et travaux, décembre 2016


124 Liudmila Fedorova

On relève également des exemples de traduction mot à mot


des images qui coïncident (ou semblent coïncider) :
Tableau 2
17. se asseoyt entre deux садился между двух siadał między dwa krzesła
selles le cul à terre стульев [s’asseyait entre zadkiem na ziemi
deux chaises]
19. beuvoyt en mangeant sa запивал суп водой popijał jedząc zupę
souppe
25. se cachoyt en l’eau pour от дождя прятался в chował się przed
la pluye воде deszczem pod rynnę
[sous un chéneau]
26. battoyt à froid ковал, когда остывало kuł żelazo, kiedy wystygło
47. ratissoyt le papier скоблил бумагу psuł papier (42)
48. chaffourroyt le марал пергамент bazgrał po pergaminie
parchemin (43)

La locution «  se cacher dans l’eau de la pluie  » (c’est-à-dire


«  pour éviter un danger s’abandonner à un autre  ») a des va-
riantes : « se cacher sous un chéneau » en polonais, la version
russe Ot doždja da pod kapel´ : « de la pluie sous l’eau tombant du
toit » ; cette locution n’est plus utilisée de nos jours. Mais nous
avons une situation-type parallèle et une locution bien parlée:
iz ognja da v polymja  – «  [tomber] du feu dans la flamme  » (ou
« tomber de poêle en braise »). Il y a tout de même, dans ces for-
mules russes, un autre sens qui domine : ce n’est pas la sottise qui
pousse quelqu’un à tomber d’un danger dans un autre, mais c’est
plutôt les vicissitudes de destin.
L’autre locution fixée, «  s’asseoir entre deux selles le cul à
terre », ressemble à l’expression « russe s’être assis sur deux selles
à la fois » –, en d’autres termes, « être au service de deux maîtres »
ou encore « être valet de deux seigneurs ». Le résultat négatif,
qui est présent en français, est rendu par une autre locution  :
s’asseoir dans la flaque – c’est-à-dire « faire une gaffe ». D’ailleurs,
Mixel´son donne la version russe qui correspond au texte fran-
çais, mais elle n’est plus utilisée de nos jours. La formule réduite

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


À la recherche des sens cachés (traduction de la phraséologie chez Rabelais) 125

est plus répandue : « s’asseoir entre deux selles » dans le sens


de position indéfinie  : elle est exploitée dans le titre du roman
d’E. Kljuev  – «  Entre deux selles  » (Meždu dvux stul´ev, Kljuev,
2006) – dont le nom artificiel du personnage, Petropavel, illustre
déjà cette position entre « deux selles », son détenteur se trouvant
toujours entre la réalité et la fiction. Ces comparaisons montrent
la non-coïncidence du sens dans les formes semblables, ou plu-
tôt la polysémie et la divergence de sens.
Un niais, un gobe-mouches, un flâneur
Une autre image de sot qui reflète la variété de formules et
expressions est celle du gobe-mouches, du flâneur ; il profite des
divers passe-temps que lui offre l’oisiveté. Plusieurs locutions,
avec de petites modifications lexicales semblent répéter à peu
près l’original :
Tableau 3
5. Baisloit souvent au ловил частенько мух ziewał, aż mu muchy do
mousches gęby wpadały
6. et couroit voulentiers и с увлечением гонялся i uganiał chętnie za
après les parpaillons, за мотыльками, motylami zamieszkują
desquelz son pere tenoit подвластными его отцу państwo jego ojca cymi
l’empire
22. souvent crachoyt au частенько плевал в spluwał raz po raz do
bassin колодец [au puits] niecek

Le dernier exemple fondé sur un sens propre, à peu près le


même dans les trois langues, rend des sens figurés différents : en
russe c’est la modification du proverbe Ne pljuj v kolodec – prigo-
ditsja vody napit´sja (Ne crache pas au puits – il peut être utile pour
boire de l’eau ≈ Il ne faut pas dire : Fontaine, je ne boirai pas de ton
eau – ce qui décrit une situation bien différente de cracher au bassin.
Le développement de la signification conduit à l’homonymie.
Mais la plupart des sujets sont propres à des traditions cultu-
relles particulières, ils représentent des parallèles indirects aux
locutions du texte original :

Études et travaux, décembre 2016


126 Liudmila Fedorova

Tableau 4
39. ferroyt les cigalles толок воду в ступе [piler podkuwał żabom nogi (35)
de l’eau dans un mortier] [il ferrait des pieds aux
grenouilles]
45. congnoissoyt mousches не плутал только в studnie stawiał na piecu
en laic трех соснах [il s’est (38) [il mettait le puits au
perdu entre trois pins ; se poêle]
perdre entre trois sapins]
46. faisoyt perdre les pieds переливал из пустого в wodę czerpał przetakiem
au mousches порожнее [il versait l’eau (39) [il puisait l’eau avec
du vide dans du creux] un tamis] ; ryby łowił
widłami (40) [il pêchait le
poisson avec la fourche] ;
sarny strzelał makiem (41)
[il tirait aux chamois avec
des grains de pavot]
57. prenoit les grues du черпал воду решетом chwytał parę srok za ogon
premier sault [il puisait l’eau avec un (45) [il prenait deux pies
tamis] par la queue à la fois]

Un songe-creux
Un autre avatar du fou est le niais, le songe-creux. On en relève
des exemples :
Tableau 5
27. songeoyt creux ловил в небе журавлей myślał o niebieskich
[il prenait les grues dans migdałach [il rêvait aux
le ciel ; un tiens vaut amandes du ciel]
mieux que deux tu l’auras]
53. croioyt que nues полагал, что облака из
feussent pailles d’arain молока, а луна из чугуна
et que vessies feussent [il croyait que les nuages
lanternes sont faits de lait et la lune
de fonte]
56. vouloyt que maille à клевал по зернышку szukał wiatru po świecie
maille on feist les hau- [il béquetait grain après (46) [il cherchait du vent
bergeons grain] par le monde (rus. : dans
le champs)]

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


À la recherche des sens cachés (traduction de la phraséologie chez Rabelais) 127

63. gardoyt la lune des охранял луну от волков


loups (traduciton littérale)
64. si les nues tomboient считал, что если бы да czekał, aż mu pieczone
esperoyt prandre les кабы у него во рту росли gołąbki wpadną same do
alouettes бобы, то был бы не рот, gąbki (49) [il attendait que
а целый огород [il croyait des pigeons tout cuits lui
que si des fèves avaient tombent dans la bouche]
poussé dans sa bouche
cela aurait été un vrai
potager]

Les rêves creux s’élancent plutôt vers le ciel.


Presque toutes les locutions dans les traductions sont des modi-
fications de formules clichés. Une exception significative est la tra-
duction de « croioyt que nues feussent pailles d’arain et que vessies
feussent lanternes » par la phrase avec rime composée par Lubimov :
« ... oblaka iz moloka, a luna iz čuguna » (des nuages de lait et la lune
de fonte), qui n’a pas de correspondance avec la phraseologie.
Un fripon
L’autre avatar du sot qui apparaît comme une de ses images
est le fripon, ou plutôt le paysan à l’esprit pratique : il renverse
les normes sociales en n’en faisant qu’à son aise. La conduite
approuvée consiste à faire hommage à ses proches et respecter
leurs intérêts ; Gargantua le fait en cas de nécessité. Cependant,
lorsque ses propres intérêts sont en jeu, il va à leur encontre, et
donne en échange ce qu’il reçoit des autres ; il suit la logique du
bon sens, primaire, indifférent à ce qu’auraient voulu les normes
sociales ou la bienséance :

Études et travaux, décembre 2016


128 Liudmila Fedorova

Tableau 6
42. faisoyt gerbe de feurre жертвовал богу то, что sypał wróblom soli na
aux dieux не годилось ему самому pośladek (36) [il versait
[il donnait à dieu quelque du sel sur la queue des
chose dont il n’avait pas moineaux]
besoin]
54. tiroyt d’un sac deux c одного вола драл
moustures две шкуры [il tirait deux
peaux d’un boeuf]
55. faisoyt de l’asne pour дурачком прикидывался,
avoir du bren а в дураках оставлял
других [il faisait le fou
pour que les autres soient
dupes]
59. de cheval donné даровому коню darowanemu koniowi
tousjours reguardoyt en неукоснительно смотрел zaglądał w zęby (47)
la gueulle в зубы
65. faisoyt de necessité по одежке протягивал
vertus ножки [il ménageait ses
pas selon son vêtement
étroit]
66. foisoyt de tel pain всегда платил той
souppe же монетой [il payait
toujours avec la même
monnaie]
67. se soucioyt aussi peu на все чихал с высокого troskał się o zeszłoroczny
des raitz comme des дерева [il éternuait à tout śnieg (50) [il se souciait
tonduz d’un arbre haut] (seulement) de la neige
de l’année dernière]

Des motifs communs et spécifiques


La recherche des sens cachés permet non seulement de suivre les
idées de l’auteur et des traducteurs, mais aussi de trouver les traits
spécifiques du tableau que la langue et la culture nous imposent.
Les motifs communs peuvent avoir des sujets divers, des ob-
jets et circonstances différents. Cela est manifeste quand il y a
substitutions de formules de sens commun dans les traductions.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


À la recherche des sens cachés (traduction de la phraséologie chez Rabelais) 129

Peut-on voir ici des traits culturels spécifiques ?


On peut remarquer que, dans le texte français, le plus souvent
le passe-temps oisif est lié aux oiseaux, aux mouches, ce qu’on a de
la peine à saisir et à retenir : ferrer les cigales, faire perdre les pieds aux
mouches, connaître mouches en lait (cette phrase de François Villon
ne signifie que «  distinguer le blanc du noir  », mais le contexte
soutient le sens propre), prendre les grues du premier saut, battre les
buissons sans prendre les oiseaux et même si les nues tombent espérer
prendre les alouettes ; en russe cet objet insaisissable prend plutôt
l’aspect de l’eau, lorsque l’on veut piler dans un mortier5, verse du
vide dans du creux ou puise avec un tamis. La traduction polonaise
utilise le motif de l’eau, elle aussi, mais dans un seul exemple
(il puisait l’eau avec un tamis). Elle joue plutôt avec le lexique des
petits animaux : des poissons, des grenouilles, des pies, des moi-
neaux et des chamois. La préoccupation principale du Gargantua
« polonais », comme de son original français, est de les attraper (il
ferrait des grenouilles, pêchait des poissons par la fourche et devant la
senne, il tirait des chamois par des grains du pavot, il versait du sel aux
moineaux pour les attraper, prenait des pies dans le ciel et songeait des
pigeonnes tombantes du ciel toute cuites dans la bouche). Ces images et
scènes sont tirées du folklore où elles constituent des formules
fixées modifiées dans le texte.
Un autre motif commun est celui du mouvement sans but. Ce
motif est présent au début du texte (patrouiller par tout lieux) et
est développé plus loin. Le plus souvent le personnage français se
tourne dans l’espace étroit du foyer, de la basse-cour (où il tourne
les truies au foin et retourne à ses moutons, met la charrette devant les
beufz, saute du coq à l’âne – on a là un vrai carnaval des animaux !),
tandis que le Russe flâne, musarde plutôt dans un espace extérieur
plus ou moins vaste – « entre trois pins » et dans la forêt – où il court
deux lièvres à la fois et où il faut crier Ahu? pour ne pas se perdre,
où il chasse près de la rivière dans laquelle il entre sans connaître
le gué. Le sot polonais, comme le russe, cherche du vent par le monde
(russe : Išči vetra v pole ! [Cherche du vent par les champs !]). On

5.  Notons que cette expression existe aussi en français.

Études et travaux, décembre 2016


130 Liudmila Fedorova

note, dans les études de folklore et la langue russes (Sinjavskij,


2001 ; Berezovič & Leont´eva, 2007), ce motif d’errance caractéris-
tique du sot qui va parfois n’importe où, mais toujours au loin –
littéralement « où ses yeux regardent » (kuda glaza gljadjat), où le
vent le pousse (russe : S durnoj golovoju nogam net pokoju [Qui a la
tête sotte, n’a pas de repos pour ses pieds])6.
D’autre part, ce motif du mouvement sans but est associé en
français à celui du bavardage, de la conversation futile et incohé-
rente (retournons à nos moutons, tourner la truie au foin, sauter du coq
à l’âne) ; tandis qu’en russe le motif des paroles creuses est associé
au vidage de bassins et aux actions vaines avec l’eau – c’est le fait
de tourner autour du pot ou plutôt l’absence de mouvement dans
les paroles et les idées.
Il est intéressant de remarquer que derrière les images de
la basse-cour on peut deviner non seulement la figure du pay-
san, mais aussi le masque du chapelain hypocrite – dans ces pa-
roles rhétoriques et des d’autres actions du passage : il faisoyt
le sucré, disoit la patenostre du cinge, battait le chien devant le lion,
il escorchoyt le renard ; on peut comprendre qu’il buvait trop et,
en même temps, qu’il renonçait à ses péchés – et de nouveau re-
venait à ses moutons. Écorcher le renard, selon Grasset d’Orcet,
un des interprêtes de Rabelais, signifie ‘renier’7. Dans le texte
russe l’image explicite du chapelain n’est pas conservée, quoi
qu’il y ait un apprenti ou un sacristain inhabile (le jour ouvrable
il sonnait la grand cloche). La métaphore religieuse est ainsi main-
tenue dans cette version alors qu’elle est absente du texte po-
lonais, supprimée pour des raisons de censure religieuse. Ces
divergences sont de toute évidence dues à des traditions cultu-
relles, des valeurs attachées à certains sujets dans les blagues, les
injures ou les compliments.

6.  Cf. en français : Quand on n’a pas de tête, il faut avoir des jambes.
7.  D’Orcet, qui étudiait « la langue des oiseaux » – la langue secrète des al-
légories de l’Europe médiévale, decrivait un rituel ancien pendant lequel le
renard escoursé représentait le renard escorché (écorché), c’est-à-dire le diable
(Grasse d’Orse/Grasset d’Orcet, 2006).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


À la recherche des sens cachés (traduction de la phraséologie chez Rabelais) 131

Cette comparaison permet de souligner aussi le caractère ac-


tif du personnage français et passif du personnage russe. Le sot
russe est paresseux et rêveur, ses activités (piler l’eau dans un mor-
tier, verser l’eau du vide dans du creux) dénotent l’absence de curio-
sité, il est disposé à becqueter grain après grain et à méditer sur le
fait que si des fèves poussaient dans la bouche – ce serait un potager...
Au contraire, le sot français, aussi que le polonais, est inventif,
il est toujours préoccupé, toujours actif, et ses occupations sont
proches du divertissement : il ferre les cigales (ou grenouilles), prend
les grues et alouettes (ou pies) dans le ciel, tire au chevrotin et aux
oiseaux (ou chamois avec des graines de pavot), pêche des poissons avec
la fourche et avant la senne, il embrasse trop et peu étreint, ses rêves
sont pratiques : il fait des projets pour prendre des alouettes si des
nuages tombent ; parfois il sait bâtir des maisons sur le sable, tirer deux
moutures d’un sac, faire l’âne pour avoir du bren et faire souppe de tel
pain ; il est parfois malicieux, parfois fait le sucré – cette ambiva-
lence est typique de la culture populaire du Moyen Âge. Le sot
semble le plus actif et énergique (enfonçait le mur par sa tête), ses
activités sont plus nombreuses et variées.
Tableau 7
Sujets
Sujets (détails) du texte Sujets
Motif du texte
français du texte russe
polonais
Occupations oiseaux, cigales, mouches l’eau oiseaux,
oisives : saisir grenouilles,
l’insaissable poissons
Errances sans but dans la basse-cour en dehors (en dehors)
Bavardage vide va-et-vient dans la basse- action de verser de absent
cour l’eau
Motif religieux chapelain de rhétorique apprenti inhabile absent
hypocrite
Ivresse écorcher le renard, tirer au écorcher le bouc ; absent
chevrotin ; faire gerbe de crier comme une
feurre à Dieu ; cracher au grue
bassin

Études et travaux, décembre 2016


132 Liudmila Fedorova

Activité préoccupé paresseux préoccupé,


énergique

Nous savons qu’il s’agit toujours d’un seul et même person-


nage, mais nous pouvons constater des différences et reconnaître
les sens cachés. L’écart entre l’image est dû à une différence cultu-
relle, elle-même engendrée par les autostéréotypes culturels fixés
dans des langues. Notre hypothèse de départ est donc confirmée.
D’ailleurs, nous constatons que ces observations préliminaires
faites sur la base d’un seul texte relativement court, et surtout ap-
partenant à un seul auteur, ne peuvent pas être généralisées. Mais
l’auteur en question est un grand maître qui savait reproduire
l’esprit et le discours populaire, et ces traductions sont aussi le
fait de grands maîtres (ce qui confirme nos postulats).
La synonymie et pseudo-synonymie des phraséologismes
Dans plusieurs cas, une correspondance se fait jour entre la
forme et le sens des formules et phraséologismes en russe, fran-
çais et polonais. Cela pourrait résulter d’emprunts d’une langue
à l’autre ou des emprunts à une source commune ; il peut éga-
lement s’agir d’une coïncidence des situations-types et de leurs
interprétations. Nous en avons plusieurs exemples :
Tableau 8
5. baisloit souvent aux ловил [attrapait] частенько ziewał, aż mu muchy
mousches мух do gęby wpadały [il
bâillait de sorte que les
mouches lui tombaient
dans la bouche]
29. escorchoyt le renard драл козла [bouc] –
31. retournoyt à ses возвращался к своим

moutons баранам
33. battoyt le chien devant бил собаку в назиданье

le lion [dans l’édification] льву

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


À la recherche des sens cachés (traduction de la phraséologie chez Rabelais) 133

59. de cheval donné даровому коню darowanemu koniowi


tousjours reguardoyt en неукоснительно смотрел в zaglądał w zęby [aux
la gueulle зубы [aux dents] dents] (47)

La locution battre le chien devant le lion en français et en russe re-


monte à une source commune (Senger, 2004, pp.  339-397)8. La lo-
cution retournons / revenons à nos moutons est une citation tirée d’une
farce anonyme de l’époque de Rabelais (1470) sur l’avocat Patelain
(où le juge demande au témoin, un paysan bavard, de ne pas dévier
du thème – un vol de moutons). Cette locution dans sa forme fixée
a été empruntée en russe à Rabelais. La locution bâiller / gober aux
mouches – lovit´ mux (attraper des mouches) est présente dans les trois
langues – cette image et le personnage de gobe-mouches (en russe ro-
tozej, littéralement « celui qui a la bouche ouverte de sorte que des
mouches peuvent y entrer ») – sont universels. La langue russe a aussi
des variantes : attraper des corneilles / compter des corneilles. Ils font par-
tie de la classe des images de la paresse et de la sottise. La locution
écorcher le renard a pour parallèle en russe écorcher le bouc, qui a plu-
sieurs sens, le premier est associé au sacrifice, d’où vient le sens de
« chanter faux, après avoir bu », selon V. Toporov (1978). L’expression
russe peut avoir aussi le sens de son équivalent français.
Une autre observation concerne les différences de sens dans
des formules semblables. Nous avons vu les cas de polysémie et
d’homonymie dans des interprétations des situations analogiques
dans des langues différentes :
Tableau 9
17. se asseoyt entre deux садился между двух siadał między dwa
selles le cul à terre стульев [s’asseyait entre krzesła zadkiem na ziemi
deux chaises]
22. souvent crachoyt on частенько плевал в spluwał raz po raz do
bassin колодец [dans le puits] niecek

V. Gak (2006) prête en français deux sens à la locution du dernier


exemple : 1) syn. écorcher le renard, 2) « payer à contrecœur », tandis

8.  Harro von Senger fait référence à Ambroise de Milan.

Études et travaux, décembre 2016


134 Liudmila Fedorova

qu’elle n’est associée qu’au deuxième sens dans le dictionnaire de


l’Académie française. Or, en russe, il existe un troisième sens : « être
ingrat et imprévoyant ». Nous avons affaire à un cas d’homonymie,
l’on peut également y déceler un trait culturel spécifique.

***
Nous avons voulu mettre ici en évidence la pertinence, même
au sein d’un seul texte, de l’étude comparée des locutions dans
leurs variations et leurs modifications, dans leur synonymie et
leur homonymie.
L’analyse de la phraséologie et des procédés utilisés par
Rabelais dans ce petit fragment nous a permis de révéler ses ra-
cines plus profondes dans la culture populaire, que M. Bakhtine
avait déjà, en son temps, démontrées. À cette fin, notre analyse
observe les stéréotypes d’un sot de proverbes à travers diverses
images et situations-modèles que les traducteurs Lubimov et Boy-
Żeleński ont pu représenter par les moyens de la phraséologie
russe et polonaise. Leurs stratégies ont permis de découvrir les
motifs spécifiques, propres à ces cultures – l’eau ou les petits ani-
maux dans les passe-temps oisifs, l’espace vaste ou restreint, la
paresse ou l’activité pratique –, autant de traits particuliers qui
peuvent distinguer les représentations nationales. La mise en
perspective de ces nuances fait ressortir une relative proximité
entre le sot polonais et le sot français.
La comparaison des stéréotypes des sots français, russe et polo-
nais, qui trouve son impulsion dans l’idée de Bakhtine sur le texte
de Rabelais, a été prolongée dans nos travaux qui s’appuient sur
les materiaux lexicografiques et paremiologiques (Fedorova, 2014).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


À la recherche des sens cachés (traduction de la phraséologie chez Rabelais) 135

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Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


/
1 2016

Le Proverbe chez Sebastian Franck :


traduction empirique
de sa conception de l’histoire

Jean-Claude Colbus

Université Paris-Sorbonne EA 3556

décembre 2016, pp. 139-169

Études et travaux d’Eur’ORBEM


140 Jean-Claude Colbus

L e début du xvie siècle est sans aucun doute la période de


l’histoire où l’intérêt pour le proverbe a connu son apogée.
On ne compte plus les recueils publiés par les personnalités les
plus variées manifestement fascinées par ces unités sémantiques
porteuses d’une sagesse immémoriale. Dans les territoires ger-
maniques notamment, on constate la publication d’une mul-
titude de recueils qui, en cette époque de retour aux sources
classiques, portent bien souvent la marque de la transition lin-
guistique qui caractérise dans ces régions la première partie
du xvie siècle. Si Érasme, le plus grand des humanistes, ouvre
pour les pays du nord avec ses Adagia une ère de « prospéri-
té proverbiale », ses nombreux successeurs vont s’appliquer à
transmettre, à travers la mise au jour des traces de la sagesse
originelle, une certaine idée du monde et de l’homme. Sebastian
Franck est un de ces admirateurs d’Érasme qui, tout en trans-
posant à l’occasion les proverbes latins ou grecs, se lancent en
même temps dans une quête de condensés métaphoriques de la
sagesse populaire qu’ils mettent parfois au service de la traduc-
tion d’une autre vision du monde.
Après une brève esquisse de l’importance des Adagia d’Érasme
et de leur influence sur ses contemporains, c’est le projet spéci-
fique de Sebastian Franck qui fera l’objet d’une analyse destinée
à mettre en lumière l’objet de sa quête proverbiale. En effet, sur
l’arrière-plan de sa conception de l’homme, le proverbe remplit
une fonction relativement inédite chez cet historien de talent. En
étudiant la place accordée au proverbe dans l’œuvre de Sebastian
Franck, on comprend mieux le rôle qu’il lui confère : porter un
projet pédagogique dans lequel le proverbe traduit, par la dimen-
sion universelle d’une séquence partagée par tous, l’universalité
de la vérité. Cette place éminente conférée au proverbe comme
‘transmetteur de signaux porteurs de sens’ laisse entrevoir les dif-
ficultés d’une éventuelle transposition/traduction de ces unités
dans une aire culturelle ou linguistique différente. En effet, pre-
nant leur sens dans le contexte spécifique d’un lieu, d’une époque
et d’une culture dont ils tirent une valeur sui generis, une traduc-

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Le proverbe chez Sebastian Franck 141

tion littérale des proverbes est-elle possible ou n’en sommes-nous


pas plutôt réduits à une simple transposition conceptuelle de ces
unités sapientielles, au risque d’en perdre la saveur ?
Une présentation succincte des Adagia d’Érasme constituera
l’indispensable introduction au travail de Sebastian Franck. En
mettant la parémiologie au service de sa théologie de l’histoire,
ce dernier propose une utilisation relativement inédite de la sa-
gesse proverbiale. Une étude précise des caractéristiques spéci-
fiques de la collecte franckienne permettra sur cet arrière-plan de
mieux comprendre l’omniprésence du proverbe dans la stratégie
d’écriture de l’historien-théologien. Grâce à la mise au jour de
ce ‘penser proverbisé’ reposant sur le caractère visualisateur de
séquences sapientielles qui traduisent une autre conception de
Dieu et de l’homme, il nous sera possible de dégager en conclu-
sion quelques pistes de réflexion sur l’éventuelle possibilité de
traduire, de transposer ces unités de sens dans une autre langue.

Le rôle d’Érasme
Si le xvi siècle germanique est aussi friand de recueils de
e

proverbes, c’est sans doute en grande partie à Érasme qu’il le


doit. Publiés dans leur version définitive en 1536, l’année de la
mort du Prince des Humanistes, les Adagia sont en fait l’œuvre
de toute une vie. Car c’est dès juin ou juillet 1500 qu’il publie,
à son retour d’Angleterre, son premier recueil d’« Adagia », les
Collectanea, qui ne contiennent encore que 818 adagia. Dès cette
première édition, Érasme souligne que ces adages sont l’expres-
sion d’une sagesse très ancienne, que leur présence est attestée
chez tous les grands auteurs de l’Antiquité et que leur puissance
rhétorique en fait des outils irremplaçables : ils confèrent, selon
lui, beauté et aisance au style et une force plus grande à l’argu-
mentation. Ces affirmations laissent transparaître l’intention ori-
ginelle d’Érasme : les Adages sont destinés à servir l’élégance de
la langue et à favoriser la diffusion du programme de formation
humaniste… Notons au passage qu’Érasme, contrairement à une
idée tenace – et à ses propres affirmations maintes fois répétées –,

Études et travaux, décembre 2016


142 Jean-Claude Colbus

n’est pas le premier à proposer un tel recueil : dès le mois d’avril


1498 avait été publié à Venise un Liber Proverbiorum / Proverbiorum
Libellus de Polydor Vergil (Polydorus Vergilius)1. Dans son édition
de 1521, Polydor Vergil n’hésitera pas au demeurant à accuser
Érasme de plagiat, ce que ce dernier réfutera jusqu’à sa mort.
Force est d’ailleurs de reconnaître qu’au fil des années et des ré-
éditions, la « patte érasmienne » est telle que les Adagia portent
un projet humaniste caractéristique de toute son œuvre. Faisant
le lien entre les conceptions du monde antique et l’enseignement
de la Bible, parsemant son ouvrage de remarques personnelles,
dénonçant de manière satirique dans des pages restées fameuses
les travers de son époque, Érasme s’en prend tour à tour, avec une
verve incomparable, à la cupidité des juristes, au manque de for-
mation des théologiens ou encore à la corruption de l’Église ; les
Adages constituent peu à peu cette somme de sagesse qui est par-
venue jusqu’à nous. Dans la nouvelle édition de 1508, ce sont déjà
pas moins de 3 260 proverbes qui sont publiés sous le titre dé-
sormais célèbre de Adagiorum Chiliades… (Erasme, 1508). À partir
de cette édition, l’accent est encore davantage mis sur la culture
classique : la volonté d’élever le niveau de langue en exploitant les
sources antiques est au cœur de cette nouvelle édition destinée
aux étudiants et aux personnes cultivées, mais pas exclusivement
aux humanistes – il s’agit plutôt d’une édition de vulgarisation,
pour ainsi dire… Au demeurant, on notera avec intérêt que, dans
un souci de cohérence, Érasme présente toutes ses citations dans
les deux langues. Il prend en effet soin de citer à chaque fois ses
adages en latin et en grec, ce qui l’oblige d’ailleurs à l’occasion,
pour des raisons d’unité, à traduire en grec les proverbes qui nous
sont parvenus uniquement en latin.
À partir des éditions de 1515 enfin, Érasme intègre à son
œuvre des essais qui reflètent ses conceptions personnelles et
qui donnent à l’ouvrage un caractère résolument innovant. Les
sentences et proverbes fournissent dès lors mainte occasion de

1.  Cf. l’exemplaire conservé à la BnF  : Proverbiorum libellus, Venetiis, 1503


(cote : RES- Z- 942).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Le proverbe chez Sebastian Franck 143

critiquer les travers de la société et de l’Église : on pense par


exemple aux théologiens scolastiques qui n’ont qu’une connais-
sance imparfaite des langues anciennes ou encore au manque de
flexibilité de l’Église et aux scandales qui l’agitent. On rappellera
également les fameux « Sileni Alciabiadis », ces silènes qui offrent
à Érasme la possibilité d’esquisser pour toutes les classes de la
société un idéal de vie chrétienne. Il ne se prive pas pour autant
de dénoncer avec vigueur le manque de scrupule avec lequel on
exploite les plus pauvres – A mortuo tributum exigere : Von einem
Toten Steuern verlangen (Id., 1508)– ou encore, comme dans le très
célèbre Scarabeus aquilam quaerit (Id., III, 7, 1, 1508), de fustiger sur
un ton parfois très vif l’absence de vertu des princes et des sei-
gneurs de son époque. Au cœur des Adagia, on retrouve ainsi les
grands thèmes des humanistes : la dénonciation des puissances
de l’argent et de pouvoir, et, chez Érasme en particulier, cet idéal
chrétien de paix, véritable exigence d’humanité et évidemment
condition fondamentale de la vie chrétienne. Il n’est pas étonnant
que les idées politiques d’Érasme rejoignent bien souvent les
idées utopiques de Thomas More (More, 1516)2 puisqu’une partie
au moins de cet ouvrage a été ébauchée sous le toit de ce dernier.
Les réactions à cette publication ne se font pas attendre. Tous
les humanistes d’Europe admirent immédiatement l’ouvrage
d’Érasme. On célèbre son intervention en faveur du bien de
l’Église et de l’État, ses vastes connaissances et plus encore la
force et la magie de sa langue et de son style. Les nombreuses ré-
visions dans les années qui suivent3 sont caractérisées par une ex-
pansion permanente avec une augmentation des proverbes qui fi-
nissent par dépasser les 4 000 en 1533. En fait, il apparaît bien que,
peu à peu, l’ouvrage n’est plus un simple recueil de proverbes. À
côté des sentences, des idiotismes, des maximes, des façons de
parler proverbiales et des tournures figées, toute l’expression de
la sagesse humaine, à travers ces unités sapientielles, sert à mettre

2.  Le lecteur pourra également se reporter à l’édition critique de l’œuvre de


Thomas More publiée par André Prévost (Prévost, 1978).
3.  1517-1518 et surtout l’édition de 1533.

Études et travaux, décembre 2016


144 Jean-Claude Colbus

en œuvre un programme d’éducation humaniste dont Érasme se


fait le champion. Rappelons aussi que la virulence de certaines
critiques lui vaudra même d’être accusé d’avoir pondu l’œuf que
Luther va pouvoir couver, ce qui le conduira d’ailleurs à réviser
certains Adages pour leur enlever une partie de leur puissance
révolutionnaire (Érasme, 1517). Selon le mot de Johan Huizinga
(Huizinga, 1980) : nous trouvons ici toute l’Antiquité, exposée dans
un grand magasin, et que l’on peut acquérir au détail.
Il faut noter que, par leur valeur générale, les adages, portés
qu’ils sont par l’autorité des Anciens, constituent un point d’ap-
pui idéal pour l’intention première d’Érasme qui est à la fois phi-
lologique et éthique. Ils lui donnent la possibilité de transmettre
à ses lecteurs quantité de connaissances tout en mesurant sa
propre époque à l’aune de l’antique humanitas. Car la force de ce
recueil réside aussi dans le fait que la critique, la satire avait beau
être d’une rare férocité, abritée qu’elle était derrière la beauté
de la langue, elle fascinait jusqu’à ceux qui en étaient la cible :
voilà qui explique à la fois le succès en librairie, mais aussi la re-
lative mansuétude qui a toujours prévalu à l’égard du Prince des
Humanistes, et ce malgré le caractère subversif de certains de ses
développements.
Le succès des Adagia est tel que l’on compte plus de 150 édi-
tions rien que pour le xvie siècle (Verzeichnis…, 1971). Et, l’ouvrage
étant assez cher, apparurent très rapidement – dès 1521 – des ver-
sions abrégées, des éditions partielles, voire des publications qui
reprenaient certains commentaires particulièrement appréciés du
public : ainsi le fameux Dulce bellum inexperto – traduit en alle-
mand dès 1519 par Ulrich Varnbühler4 – ou encore les célèbres si-
lènes d’Alcibiade, publiés en 1520 sous le titre : Die Außlegung dißes
Sprichworts Die Sileni Alcibiadis (Erasme, 1520) ce qui va contribuer
davantage encore à leur diffusion. Malgré l’engouement dont té-
moignent ces traductions dans de multiples langues (en anglais
dès 1533, en italien dès 1550), il est remarquable qu’il n’existe à

4.  Il en existe une édition bilingue latin-français publiée en 1953 (Erasme,


1520 [1953]).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Le proverbe chez Sebastian Franck 145

ce jour aucune traduction de la totalité de l’ouvrage dont seuls


certains extraits ont intéressé les éditeurs5.
Il n’est pas étonnant dans ces conditions qu’Érasme ait fait de
nombreux émules et que l’un des plus fervents opposants à Luther
ait, lui aussi, été fasciné par la richesse proverbiale de la langue,
plus particulièrement de la langue allemande : Sebastian Franck.

Le projet de Sebastian Franck


Hérétique, illuminé, anabaptiste, spiritualiste, mystique, théo-
logien, historien, écrivain, Sebastian Franck est né en 1499 ou en
1500 à Donauwörth dans le sud de l’Allemagne. Après avoir étu-
dié la théologie chez les Dominicains de Heidelberg  – à partir
de 1518 –, il est ordonné prêtre en 1524 ou 1525 dans le diocèse
d’Augsbourg. À ce titre, Sebastian Franck6 ne fait pas partie des
premiers bataillons qui montent à l’assaut de l’Église catholique
(Koyré, 1955). Car, s’il est effectivement né en 1499 ou en 1500, il
ne pourrait avoir été ordonné prêtre avant 1523, voire 1524. À cette
époque – où il assiste avec horreur aux exactions de la Guerre des
Paysans dont la violence le marquera à jamais  –  il exerçait sans
doute son ministère dans le diocèse d’Augsbourg, avant de passer
à la Réforme à une date qui, dans ces conditions, ne peut guère
se situer avant 1525. Il est même probable que son passage défi-
nitif dans le camp de la Réforme se soit produit dans la seconde
moitié des années 1520, comme l’atteste la première œuvre qu’il

5.  Voilà qui, heureusement, n’est plus vrai à l’heure où nous publions cet ar-
ticle. En effet, il existe, depuis le 9 décembre 2011, un magnifique coffret de 5
volumes, publié sous la direction de Jean-Christophe Saladin (Erasme, 2011).
Comme on peut le constater, jamais les Adagia ne tomberont dans l’oubli
au cours des siècles qui suivirent. Voir à ce sujet l’intéressante évocation
de Goethe qui souligne, dans une lettre à Schiller en date du 16 décembre
1797, la facilité avec laquelle on peut se procurer l’ouvrage d’Érasme : « Hier
überschicke ich den Hygin, und würde zugleich rathen, sich die Adagia des
Erasmus anzuschaffen, die leicht zu haben sind.  » (Je vous expédie Hygin.
Je vous conseillerais en outre de vous procurer les Adages d’Érasme, qu’on
trouve aisément partout).
6.  On trouvera un résumé biographique moins succinct dans notre ouvrage
(Colbus, 2005).

Études et travaux, décembre 2016


146 Jean-Claude Colbus

publie en 1528, une traduction qui s’inscrit encore entièrement


dans la perspective luthérienne : les Diallage (Althamer, 1527)7
d’Andreas Althamer. Mais peu à peu Franck prend ses distances
avec la Réforme pour s’engager sur les chemins de la dissidence.
Il quitte bientôt Nuremberg pour Strasbourg car, durant les der-
nières années de la décennie, il réunit le matériau nécessaire à la
construction de son édifice historique et spirituel. Publiée en 1531
à Strasbourg, sa Chronique, novatrice à plus d’un titre, lui vaudra
de graves démêlés avec les autorités. Mise au pilon sur plainte
d’Érasme8, il réussira à la faire republier en 1536 à Ulm dans une
version complétée. Mais après avoir trouvé refuge pour quelques
années à Ulm, il devra quitter cette ville sous la pression des te-
nants de l’orthodoxie luthérienne et s’installera à Bâle où il ob-
tient le droit de bourgeoisie le 11 mai 1541. Si la Chronique reste
aujourd’hui, à juste titre, considérée comme son œuvre majeure,
il est intéressant de noter qu’il a réussi aussi, pendant toutes ces
années où il fut en butte à la haine et au fanatisme, à se consa-
crer à la quête de ces proverbes qu’il affectionne tant et dont son
œuvre, historique notamment, regorge littéralement  : en 1541, il
publie un recueil de proverbes qui fait date dans l’histoire de la
parémiologie allemande.
Le travail d’Érasme s’appuie sur les deux langues des huma-
nistes : le latin et le grec. Dans sa quête, il vise à rassembler, pour
ainsi dire, le patrimoine génétique de l’humanité censé servir de
soutènement à l’émergence d’un homme nouveau nourri de cette
sagesse universelle. Pour Sebastian Franck, le problème se pose en
des termes différents. S’il a bien lui aussi pour objectif de recueil-

7.  Pour plus de précisions sur le parcours d’ Andreas Althamer, voir l’ouvrage
que Theodor von Kolde lui a consacré, ou le dictionnaire biographique Neue
Deutsche Biographie (Kolde, 1895 ; Neue Deutsche Biographie, 1953, p.219).
Diallage / das ist / vereynigung der streytigen sprüch / welche im ersten anplick /
scheynen wider einander zu sein / von Andrea Althamer von Brentz vereyniget vnd
Concordiert / Erstlich in latein außgangen / hernach durch Sebastian Franck V.
W. verteutscht, Nürnberg, Friedrich Peypus, 1528.
8.  La plainte qui conduit à cette interdiction est due à l’effroi d’Érasme qui
découvre son nom dans le fameux Catalogue des Hérétiques qui constitue la
pièce maîtresse de la troisième chronique.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Le proverbe chez Sebastian Franck 147

lir cet héritage de sagesse, il se concentre plus particulièrement


sur la langue allemande qui recèle selon lui de véritables trésors
qu’il entend présenter avec fierté à ses contemporains. La quête
des sentences et proverbes participe aussi chez Franck de la prise
de conscience de l’appartenance à une communauté linguistique
aux valeurs identiques9. Alors que l’ouvrage d’Érasme porte avant
tout une intention philologique et éthique, chez Sebastian Franck
le proverbe traduit davantage la volonté, à travers la collecte des
richesses d’un groupe linguistique, de partir sur les traces d’une
langue et d’une communauté originales. Ainsi, la langue consti-
tuant le lien fondamental qui unit les hommes à l’intérieur d’une
communauté donnée, Sebastian Franck participe sciemment à la
constitution d’une identité nationale à travers une valorisation de
la langue allemande qui se fait aussi grâce à la mise en valeur de
son patrimoine sapientiel. Il n’est pas exclu qu’il tente de faire
naître à travers la constitution d’une identité linguistique  –  qui
traduit et permet tout à la fois l’appropriation commune d’un
patrimoine historique, religieux, social et culturel – une commu-
nauté de valeurs qui repose aussi sur son patrimoine proverbial.
De ce point de vue, la collecte franckienne est au service d’une
cause qu’il souligne avec fierté : traduisant la présence d’un esprit
analogue, le proverbe est pour Sebastian Franck l’expression pri-
vilégiée de la profonde unité à la fois du genre humain, comme en
atteste Érasme, mais aussi d’un groupe linguistique particulier10.

9.  Cf. la préface du Dictionnaire de l’académie russe, fin xviiie siècle : « Aucune
langue, en vérité, ne peut égaler le russe par l’abondance des proverbes et des
dictons. » Cité par Stéphane Viellard (Viellard, 2001, p.2).
10.  Notons au passage que c’est bien parce que le proverbe est censé traduire
l’unité de tout un peuple, que le xviiie et le xixe siècle, que ce soit en Russie
ou dans les territoires germaniques, s’intéressera si fortement au proverbe et
à la parémiologie : à la quête des frères Grimm répond en effet, par analo-
gie constitutive, la quête de ce trésor national qui va mobiliser de nombreux
chercheurs au cours de ce siècle où la création d’une conscience allemande
doit préparer l’unité de la nation. Il n’est pas étonnant que la richesse du tra-
vail de Sebastian Franck trouve alors sa première reconnaissance à travers la
réédition de ses recueils de proverbes. En voici deux exemples succincts qui
montrent cette valeur nouvelle accordée au proverbe :
- Publié en 1867, le Deutsche Sprichwörter Lexikon développe ces idées d’un

Études et travaux, décembre 2016


148 Jean-Claude Colbus

Rien d’étonnant dans ces conditions à ce que cette fascination


pour la richesse de la langue allemande en matière proverbiale
conduise Sebastian Franck à publier un recueil d’une qualité in-
comparable qui constituera le fonds dans lequel il vient puiser la
force rhétorique de son écriture historique.
L’affirmation de la richesse de la langue allemande, la fasci-
nation qu’elle exerce sur lui et la fierté d’appartenir à cette com-
munauté linguistique trouvent de multiples expressions dans ses
ouvrages. Dans la mesure où elles conditionnent son intelligence
des proverbes, il nous a paru intéressant d’en donner quelques
exemples extraits de ses œuvres : ils enrichissent notre analyse en
soulignant la place éminente que l’auteur attribue aux proverbes.
a) Dans ce premier extrait emprunté au Germaniae Chronicon
publié en 1538, Sebastian Franck annonce non seulement son in-
tention de publier un recueil de proverbes, mais il incite aussi

« nationalisme proverbial » jusqu’à la caricature. Après avoir, dans la préface,


parlé d’œuvre nationale, l’auteur n’hésite pas à souligner l’intérêt de cette en-
treprise patriotique affirmant que « la langue constitue le lien le plus puis-
sant d’une nation et que les Allemands ne possèdent actuellement, hormis la
langue, aucun autre lien sur la base duquel ils peuvent se sentir comme une
nation » (Wander, 1867).
- C’est dans la même perspective qu’il faut situer l’édition d’un recueil de
proverbes de Sebastian Franck peu après la réalisation de l’unité allemande.
En effet, Latendorf publie en 1876 une prétendue première édition des
Proverbes qui aurait été imprimée dès 1532 (Latendrof, 1876]). Il en profite
pour souligner, dans la postface, que le proverbe est la traduction du génie
d’un groupe linguistique et qu’il rend possible la constitution d’une identité
nationale en mettant au jour les liens qui créent cette communauté censée
« faire la nation ».
On notera avec intérêt que ces deux siècles tumultueux, le xvie et le xixe siècle,
où émerge une nouvelle organisation politique, se rejoignent ainsi dans l’ins-
trumentalisation du proverbe à des fins a priori similaires : révélant une com-
munauté qui repose sur les mêmes fondements, le proverbe, qui traduit le
reflet de l’universelle sagesse divine, porte l’originelle sagesse des hommes, et
fait, à travers le patrimoine universel qu’il révèle dans chaque langue, l’iden-
tité d’une communauté humaine. Mais ces similitudes ne doivent pas faire
oublier les disparités qui existent entre le siècle de la « confessionnalisation »
et le siècle de la « nationalisation » : les anachronismes de Latendorf qui
évoque la mentalité patriotique (patriotische Gesinnung) de Sebastian Franck
sont évidemment à mettre en perspective.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Le proverbe chez Sebastian Franck 149

les Allemands à ne pas «  mendier [leurs] provisions, confitures,


parures et épices  » et à se tourner vers leur propre langue. Cet
ouvrage n’ayant pas été publié, et dans la mesure où il n’en existe
aucune traduction, il nous a semblé utile d’en proposer cet extrait
qui témoigne de la fascination évoquée.
Car pour peu que quelqu’un regarde l’histoire et les écrits des Allemands, leurs pensées
et leurs actes, il constatera qu’il n’existe pas de sentences ni de proverbes que les Grecs
et les Latins ont employés et possèdent, tels que les Allemands n’en emploient et pos-
sèdent un ou plusieurs semblables dans leur langue en allemand, ce que nous allons,
si Dieu le veut, donner et faire voir aux Allemands. Assavoir que tout ce que disent et
possèdent dans leur langue les Grecs, les Juifs et les Latins, les Allemands le célèbrent
dans leur langue de façon non moins courtoise et belle, subtile et pertinente. Voilà ce
que tu vas voir et expérimenter, car je m’apprête à tourner en expressions allemandes
les sentences et proverbes de tous les Grecs, Juifs et Latins, dont j’ai déjà consigné
quelques milliers et que je garde par-devers moi jusqu’au jour où le Seigneur décidera
que le temps en est venu. Je voudrais bien entendre dans toutes les langues une ex-
pression, un proverbe ou une sentence tel que les Allemands n’en connaîtraient pas de
semblables en allemand, d’où je conclus que les Allemands n’ont manqué de rien, sinon
d’un chroniqueur pour noter leurs dits et leurs faits, et qu’ils sont tout aussi savants, et
que dans leur langue ils ont, savent et connaissent ce qu’est de Dieu tout autant que les
Grecs menteurs et d’autres dans leurs langues, et je déclare tout net que l’Allemagne se
suffit à elle-même tout aussi bien, sinon mieux, que toute autre nation fût-ce le Latium ou
la Grèce, pour peu qu’elle s’en satisfasse sans se poser de questions et ne veuille pas,
par ambition déplacée, mendier ses provisions, confitures, parures et épices, assavoir
ses leçons, sa raison, sa sagesse, auprès de peuples, de langues et de livres étrangers.
Oui, si les Allemands soupçonnaient leur propre richesse et savaient tout ce qu’ils pos-
sèdent en leur propre bannière, ils ne le céderaient à aucun peuple et de même qu’ils ne
[leur mendient] pas un morceau de pain, ils se garderaient de les supplier à genoux et
d’attendre d’eux grâce, conseil, aide, sagesse, leçons, raison
(Franck, 1538).

b) Le recueil de proverbes annoncé dans ce passage paraîtra


à Bâle en 1542 : de nombreux passages portent la marque de cette
même conviction, celle de l’ineffable richesse de la langue alle-
mande car là où les Latins, les Grecs et les Hébreux ont un proverbe,
nous en avons dix11. Et Sebastian Ffranck s’y intéresse en même
temps au problème de la traduction de ces séquences sapien-

11.  « Allenthalb, wo die Latini, Grec oder Hebrei ein sprichwort haben, haben
wir zehen », Sprichwörter, II, 24a.

Études et travaux, décembre 2016


150 Jean-Claude Colbus

tielles, notant l’impossibilité d’une transposition littérale et la


nécessaire adaptation au génie de chaque langue. Malgré la lon-
gueur du passage, il nous a paru là encore intéressant de le citer
intégralement, tant il éclaire le rapport profond que Sebastian
Franck entretient avec le proverbe :
Vois à quel point nous, les Allemands, sommes plus riches que toute autre nation ; si
seulement nous savions parler, écrire, et employer correctement notre langue, aucun
parler n’aurait tant de variété et de formules diverses à employer, et on pourrait écrire
là-dessus un long chapitre, mais nous aimons mieux apprendre l’arabe que de parler et
d’écrire correctement notre langue maternelle, ou bien nous la déformons de façon trop
subtile si bien qu’elle est estropiée, et l’allemand des chancelleries est écrit de manière
si elliptique qu’il n’est qu’à moitié écrit, de sorte que, bien souvent on ne sait plus ce qui
est ainsi dit d’une moitié de la bouche et il n’y a plus aucun moyen d’y découvrir un sens.
Pourtant il faudrait que nous, les Allemands, nous mettions plus que d’autres en pratique
notre propre proverbe, assavoir, « C’est du bon allemand », ce qui veut dire que c’est
parlé franc, sans détour et de façon correcte ; au lieu de cela, nous violons notre langue
avec tant de termes bizarres et de constructions vicieuses qu’arrivés à la moitié du pro-
pos, nous ne savons plus nous-mêmes de quoi il est question. Car nous employons une
bonne tournure proverbiale en disant «  faire le beau par-devant et lui lancer un loup
dans le dos ». Les Latins disent « faire passer devant les yeux un brouillard, une fumée
ou une chimère », « avoir du pain dans une main et une pierre dans l’autre ». Nous,
les Allemands, nous disons « lécher par-devant et griffer par-derrière », « souris-moi et
vends-moi, ainsi va le monde », et bien d’autres belles allégories*.
*  « Sprichwoerter / Schöne / Weise / Herrliche Clugreden / vnnd Hoffsprüch », II, 11b-12a.

On comprend peu à peu que le proverbe est pour l’auteur un


instrument qu’il met au service d’un projet : à travers la réflexion
sur la langue se révèle la volonté de disposer d’un outil suscep-
tible de révéler le sens caché du monde et de l’homme. Dans ce
projet, le proverbe, révélateur du sens de l’univers, traducteur de
la sagesse divine, constitue un dispositif essentiel : avec toute l’au-
torité de la formule inspirée, il révèle en image, par équivalence
conceptuelle en quelque sorte, un savoir caché. Et la longue col-
lecte de Sebastian Franck s’achève donc par la publication, en
1542, de cet ouvrage qui occupe une place essentielle dans son
œuvre. Mais avant d’analyser plus précisément l’usage qu’il fait de
ces séquences qui traduisent le sens du monde, une présentation
de cet ouvrage s’impose.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Le proverbe chez Sebastian Franck 151

Le recueil de proverbes
Ce recueil volumineux compte pas moins de 7 000 proverbes,
sentences, adages, expressions coutumières et autres « priamèles ».
Non seulement, Sebastian Franck y présente le fruit de ses propres
recherches – nombreux sont les proverbes que l’on ne trouve que
dans son ouvrage –, mais des textes de référence particulièrement
riches sont mis à contribution. À côté d’Érasme, on trouve notam-
ment le Pappa Puerorum de Johannes Murmellius publié en 1513
ou le Satellitum siue Symbola publié en 1524 par Juan Luis Vives,
mais aussi un des plus importants recueils de cette époque publié
par Johannes Agricola : Drey hundert Gemeyner Sprichworter12.
Si par son ampleur déjà l’ouvrage n’est pas facile à utiliser, il
faut bien reconnaître que la présentation ne rend pas les choses
plus aisées : deux registres alphabétiques – au début de la pre-
mière et de la seconde partie – récapitulent d’une manière assez
succincte les proverbes retenus, ce qui rend malaisée une éven-
tuelle recherche. Mais le but de l’auteur n’était manifestement pas
de fournir une « Encyclopédie des Proverbes ». Les formulations,
aussi nombreuses que possible, sont destinées à faire apprécier le
capital proverbial dont peut s’enorgueillir la nation allemande et
ils constituent une sorte de gisement dont l’exploitation est des-
tinée à l’édification de son œuvre historique et spirituelle. C’est
cette utilisation bien particulière du proverbe qui apparaît dans
plusieurs passages de cet ouvrage subdivisé en deux parties et
dont la première porte le titre programmatique :
Renfermant la plus grande raison et sa- Darinnen der alten vnd nachkommenen /
gesse des anciens et des descendants aller Nationen vnnd Sprachen gröste ver-
de toutes les nations et langues. Où est nunfft vnnd klugheyt. Was auch zu ewiger
trouvé et contenu tout ce qui peut servir vnnd zeitlicher Weißheyt / Tugent / Zucht
en ce monde et dans l’autre à la sagesse, / Kunst / Haußhaltung vnnd wesen dienet
vertu, conduite, art, économie et carac- / gespürt vnnd begriffen würt. Zusamen
tère. Rassemblés en plusieurs milliers, tragen in ettlich Tausent / Jnn lustig höflich
résumés, décrits et interprétés en bel et Teutsch bekürtzt / Beschriben vnnd außge-
bon allemand par Sebastian Franck. leget / Durch Sebastian francken.

12.  Publié en 1529 de même que Das Ander teyl gemeyner Deutscher sprichwörter.

Études et travaux, décembre 2016


152 Jean-Claude Colbus

La seconde partie étend encore davantage l’aire de collecte de


ces proverbes en faisant appel à d’autres auteurs. En voici le titre :
Proverbes des Pays-Bas, de Hollande, du Brabant et de
Westphalie. En partie à partir de Eberhard Tappe : Germanicorum
Adagiorum (1539), Antonius Tunnicius : In prouerbia siue paroemias
Germanorum Monistica (1515)13.
Le préambule contient des indications précieuses sur le projet
franckien. Après avoir tenté de faire la distinction entre proverbe,
sentence et maxime, il insiste surtout sur la concision, le caractère
singulier de l’image, la particularité de la figure utilisée qui ex-
prime ou transpose selon lui la totalité d’une chose. Il ne manque
pas une fois de plus de souligner que dans toutes les nations, dans
toutes les langues, l’ultime sagesse de tous les sages est enfer-
mée dans ces formules qui renferment ainsi une part d’éternel :
« telle une cassette fermée dans laquelle on aurait déposé toute la sagesse
terrestre et éternelle14. »
Ces formes figées traduisent en quelque sorte analogiquement
le monde et portent à ce titre les indicibles certitudes nées de la
rencontre de l’expérience humaine de nos divines origines car
« la nature et la raison les ont déposées et inscrites dans les bouches et
dans les cœurs de tous les hommes15. »
Portant le sens caché du monde, le proverbe devient ainsi la
panacée susceptible de remplacer, par la force de son image vi-
sualisatrice, un long sermon. Il nous indiquera la voie juste, tout
en nous apprenant à bien parler et à bien vivre : « Il n’est pra-
tiquement pas de proverbe dont on ne puisse disserter longue-
ment et écrire tout un livre, tant ils renferment de choses en eux,

13.  Annder theyl der Sprichwörter / Darinnen Niderlendische / Hollendische /


Brabendische vnd Westphälische Sprichwörter begriffen. Zum theyl von Eberhardo
Tappio / vnnd Anthonio Tunicio zusamen bracht. Jnn gute Germanismos gewendt /
Mit hochteutschen Sprichwörtern verglichen / vnnd außgeleget / Durch Sebastian
francken.
14.  « Als in ein verschlossen kasten / alle jrdische vnd ewige weißheyt einge-
legt ».
15.  « Auch die natur vnd vernunfft in aller menschen hertz vnd mund geschri-
ben vnd gelegt hat. »

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Le proverbe chez Sebastian Franck 153

tant ils sont riches de sens16. » Dans ces conditions, on comprend


que le proverbe soit un des constituants fondamentaux de l’écri-
ture franckienne, tant dans ses ouvrages historiques que dans ses
œuvres spirituelles.

L’écriture franckienne et le penser proverbial


Que ce soit dans ses œuvres spirituelles ou dans ses ouvrages
historiques, l’étendue de l’arrière-plan proverbial dans les écrits
de Sebastian Franck constitue une des caractéristiques les plus
frappantes de son écriture. Ces formules éclairantes omnipré-
sentes rythment des passages entiers de son œuvre, à l’occasion
dans des ouvrages où on ne les attendrait guère17. Comme le sou-
ligne Latendorf dans son introduction au recueil de proverbes
évoqué, «  l’intérêt porté au proverbe allemand est le fil rouge qui
traverse toutes les œuvres de Franck ; elle suscite à la fois son entrée
et accompagne sa sortie de scène18. »
16.  «  Es ist schier kein sprichwort mann möcht ein lang oration vnd gantz
buch dauon schreiben / so vil fassen sie in sich / so reich seind sie von
sinnen », Sprichwörter, p. 9, 2e partie.
17.  Schrift von den guten und bösen Engeln (1540). Voir l’Introduction  de
Friedrich Latendorf (Latendorf, 1876, p. 333) où il évoque aussi une traduc-
tion des Diallage.
18.  «  Das Interesse für das deutsche Sprichwort ist der rothe Faden, der
durch alle Werke Francks hindurchgeht ; es leitet sein erstes Auf-, es begleitet
auch sein Abtreten » (Latendorf, op. cit., p. 334).
Il est à noter toutefois qu’il n’est pas certain que le recueil de proverbes ano-
nyme publié en 1532 et attribué par Friedrich Latendorf à Sebastian Franck
ait bien été publié par ce dernier. Les réserves exprimées notamment par
Siegfried Wollgast dans son introduction à sa réédition du recueil de pro-
verbes publié par Sebastian Franck en 1541 rejoignent nos propres observa-
tions : tout au plus ne serait-il pas impossible que Sebastian Franck ait contri-
bué à la rédaction de cet ouvrage qui semble relever davantage de la volonté
de l’imprimeur, Christian Egenolff, d’exploiter le « filon » que représentent
ces recueils dans le contexte de l’époque. On pourra noter à ce propos que
Christian Egenolff arrive à Strasbourg en 1529 avant de s’installer comme
imprimeur à Francfort-sur-le-Main à partir de 1531 : il n’est donc pas exclu
que les deux hommes se soient rencontrés à Strasbourg, mais il faut attendre
1538 pour que Sebastian Franck publie un premier ouvrage chez Christian
Egenolff (Germaniae Chronicon). Tous ses ouvrages précédents ont été publiés
à Nuremberg, Strasbourg, Tübingen, Ulm ou encore Augsbourg : pour cette

Études et travaux, décembre 2016


154 Jean-Claude Colbus

Aussi douteuse que soit l’attribution de ce premier recueil, il


n’en reste pas moins vrai que l’omniprésence proverbiale se re-
trouve autant dans sa première traduction à vocation spirituelle,
les Diallage, que dans son fameux ouvrage de tempérance censé
lutter contre un fléau qui, selon l’auteur, ravale l’homme au rang de
la bête : De l’horrible vice de l’ivrognerie19, tous deux publiés en 1528.
Mais c’est surtout son ouvrage majeur, la Chronique, qui reflète
un penser proverbial dont on trouve certes trace chez nombre de
ses contemporains20, mais qui atteint chez notre auteur une qua-
lité inédite. Afin de limiter le champ de nos investigations, nous
avons décidé de procéder à une analyse complète de la préface
de la Chronique qui recèle de nombreuses formulations sapien-
tielles. Les vérités proverbiales y constituent même, à notre sens,
le principe d’unité du raisonnement. Dès le premier paragraphe,
et dans le dessein de souligner l’apparent pessimisme qui préside
à son entreprise, l’historien recourt à des formules empruntées
à différents registres. Ainsi écrit-il : « car le monde ne croira pas,
sinon avec les Troyens, seulement quand le malheur lui sera tom-
bé sur la nuque…21 » Le topos de l’impossible amendement du
monde traverse ensuite sous des formes sapientielles familières
l’ensemble de son œuvre : « …alors, quand il sera trop tard, elle se
grattera la tête22. » On retrouvera une formulation quasi identique
quelques folios plus tard mais complétée d’une manière qui en
souligne encore davantage l’immémoriale pertinence : « il se grat-
tera la tête trop tard / et c’est à ce moment-là seulement qu’il veut

raison, et en s’appuyant sur une analyse des divergences entre le recueil de


1532 et celui de 1541, publié par Sebastian Franck chez Christian Egenolff, il
est peu probable, à notre sens, que Sebastian Franck soit l’auteur du recueil
de proverbes publié par Christian Egenolff en 1532.
19.  Von dem greüwlichen laster der trunckenhayt /… (Franck, 1528 [Augsburg,
Heinrich Steiner]).
20.  Voir notamment Martin Luther dont quasiment tous les écrits sont truffés
de formules sapientielles et de proverbes.
21.  «  Die welt glaubt doch nit / dann mit den Troianern / erst wenn jr das
vnglück vff dem hals ligt… », Préface de la Chronique, 1er §, fol. Ir
22.  « Als dann kratzt sie sich zu spat im kopff… »

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Le proverbe chez Sebastian Franck 155

fermer la porte…23  » Enfin, quelque 250 folios plus loin, vers la


fin de la Chronique, on en retrouvera une nouvelle trace, complé-
tée une fois encore par un adage emprunté à Érasme, l’ensemble
venant pour ainsi dire clore son propos : « alors ils se grattent la tête
trop tard / Et sero sapiunt Phryges…24 » Ce fond de pessimisme
eschatologique, encore souligné par la présence parallèle de plu-
sieurs proverbes empruntés au langage courant, est complété dès
la fin du premier paragraphe de la préface par un proverbe bien
connu : « Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse25. »
Cette vision d’un monde qui court à sa perte est encore souli-
gnée par d’autres éléments qui viennent soutenir cette certitude
de l’inutilité de crier dans le désert : c’est le rôle d’une note en
marge du premier paragraphe qui résume son propos grâce à un
proverbe très expressif qui sera également repris à la fin de la
préface : « Le monde ne ferme la porte de l’étable que lorsque la vache
en est déjà sortie26. »
Il serait pourtant erroné de considérer ce sentiment d’inquié-
tude qui traverse toute son œuvre comme l’expression d’un scep-
ticisme total à l’égard de sa propre entreprise, comme en témoigne
un autre proverbe : « Car comme le dit le proverbe / Vino vendibi-
li non est opus suspensa hedera. À bon vin, point d’enseigne ; on fera
des milles et des milles pour aller le trouver jusqu’ au fin fond
du pays27. » Et cette Chronique, censée faire sa propre publicité

23.  « Kratzt er zuo spat im kopff / vnd will den stal erst zuthuon… », fol. IVr.
24.  fol. 275r : « denn kratzen sy zuspät den kopff / Et sero sapiunt Phryges. »
Cf. Érasme, Adagia, I, I, 28 : « La Sagesse leur vient tard. Les Phrygiens ne de-
viennent sages que tard. Ce proverbe est venu des Troyens, qui ne commen-
cèrent qu’au bout de dix ans à vouloir rendre aux Grecs Hélène et les trésors
qu’ils avaient enlevés avec elle. » Cf. Cicéron, Ep. familiares 7, 16, 1, avec em-
prunt à Livius Andronicus, Ep. 155, coll. Budé, Cicéron, Correspondance, t. 3,
p.118. Cf. aussi t. 2, p.115, n. 6 ; t. 3, p.161, n. 3 sous la forme Sero sapiunt senes.
25.  « Der krug gehet doch so lang zum wasser / bis das er zerbricht. »
26.  « Die welt thuot erst den Stall zuo / wenn die Kuo heraus ist. » Repris fol.
IVr en bas de la page : « wenn die kuo schon auß dem stall ist… »
27.  «  Dann wie dz sprichwort laut / Vino vendibili non est opus suspensa
hedera. Ein guoter wein darff keins vßgesteckten reiffs / man suocht jn über
vil meil zuo hinderst im landt. »

Études et travaux, décembre 2016


156 Jean-Claude Colbus

grâce à ses qualités intrinsèques, a pour objet de modifier la vi-


sion que nous avons de l’homme, la perception que nous avons
de l’autre. Pour ce faire, il faut juger des choses avec discernement
et ne pas « jeter le bébé avec l’eau du bain /… mais séparer l’or de la
boue28. » Alors seulement l’espoir de voir s’amender le lecteur pris
dans ce monde, dont Sebastian Franck souligne la folie par une for-
mule récurrente sous sa plume, n’aura pas été vain : « tel un cheval
qui porte les grelots de la folie… il [le monde] est lancé dans une
course folle29. » La place du proverbe dans l’écriture franckienne
relève manifestement d’une stratégie d’écriture : sous la plume de
Sebastian Franck, le proverbe devient un outil d’une rare efficacité.

Faire voir l’histoire


Mettre en évidence les raisons de cette omniprésence permet
sans aucun doute de mieux comprendre la nature du projet de
Sebastian Franck. Comme l’atteste l’épigraphe de la Chronique –
Venez et voyez les œuvres du Seigneur (Ps 46,9) –, la volonté de
« faire voir » l’histoire est au cœur de sa démarche. L’écriture de
Sebastian Franck témoigne d’une volonté de visualisation de la
sagesse à travers les exempla censés résoudre le problème de la
polysémie de la Parole :
Het Adam seines fals ein exempel vor jm Si Adam avait eu devant les yeux un
gesehen / vnd nit allein bloß die leer vnd exemple de sa chute et non pas seu-
gebott gehabt / vileicht wer er noch heüt lement des préceptes et des comman-
vnd wir alle im Paradeis. dements, il serait peut-être encore au-
fol. IVv. jourd’hui, et nous avec lui, en Paradis !

Comment ne pas voir que ce «  récit bref donné comme vé-


ridique et destiné à être inséré dans un discours (en général un
sermon) pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire »30
Cf. « Guter Wein bedarf keines Kranzes. » À bon vin point d’enseigne.
28.  « Das kind mit dem bad ausschüt /… sonder scheide das gold von dem
kat », fol. IIv.
29.  « Wie ein zaumloser schelliger gaul in krieg… sie [welt] ist schellig in lauff
kommen. », fol. Vv.
30.  Définition de l’exemplum par Jacques Le Goff, L’Imaginaire médiéval,
Essais, n.r.f., Gallimard, 1996.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Le proverbe chez Sebastian Franck 157

peut aussi relever de l’imaginaire, être en quelque sorte un « récit


potentiel » ? Dans ces conditions, rien d’étonnant à cette utili-
sation intensive du proverbe, instrument privilégié de la trans-
mission puisqu’il exprime par la force visualisatrice de l’image la
sagesse que Dieu a placée dans le cœur de tout homme. Et pour
Sebastian Franck, cette sagesse proverbiale visualisée, contraire-
ment à la polysémie de la Parole, est monosémique. L’analogie
créée par le proverbe porte une autre voie de la révélation divine,
donc du sens de l’homme. Dans son projet, on pourrait affirmer
que le proverbe fait, pour ainsi dire, l’interface entre la sécheresse
du fait historique et l’intelligence de l’histoire : il en devient le
principe fécondant. Expression privilégiée des idées grâce à la
force de l’image, le proverbe participe alors au projet historique
de Sebastian Franck en devenant le révélateur des œuvres divines.
Au demeurant, la corrélation entre l’épigraphe de la Chronique et
celle des Proverbes en rend compte : elles se complètent et expliquent
cette présence d’un patrimoine culturel universel. L’épigraphe vété-
rotestamentaire qui inscrit l’histoire dans le temps de Dieu31 et cette
citation, également vétérotestamentaire, du livre des Proverbes32 ex-

31.  Voir plus haut : « Venez et voyez les œuvres du Seigneur », Ps 46,9.
32.  Traduction œcuménique de la Bible (TOB) : Livre des Proverbes. Le mot
hébreu (‫ ילשמ‬mashal) désigne un procédé littéraire consistant essentiellement
en une « comparaison » (terme par lequel les Grecs l’ont d’ailleurs traduit), ou
en une sentence construite de façon à mettre en évidence le balancement de
deux idées, de deux images antithétiques ou complémentaires (cf. Pr 26,7). La
traduction latine, dite Vulgate, l’a rendu par « Paraboles », soulignant l’aspect
énigmatique et didactique de la majorité des Proverbes. En somme, il s’agit de
« pensées » des Sages exprimées dans la plus grande partie du livre en phrases
comportant deux stiques, ce qui caractérise encore la plupart de nos proverbes.
On notera d’ailleurs aussi le problème de la traduction même de ce livre.
La TOB  propose différentes voies de solution  : travail de simple critique
textuelle, recours à l’éclairage des littératures de même famille linguistique.
L’introduction au livre des Proverbes (pp. 1535-1539) précise que pour des rai-
sons difficilement discernables, les traducteurs grecs du premier siècle avant
notre ère ont plus paraphrasé que traduit. Les versions coptes, syriaques et
latines anciennes qui les ont suivis n’ont pas amélioré leur travail… Enfin,
elle souligne que « la présente traduction, se voulant de lecture et de compré-
hension, a refusé les voies aventureuses, faisant confiance à l’intelligibilité du
texte hébreu actuel ».

Études et travaux, décembre 2016


158 Jean-Claude Colbus

traite du Siracide : « Règle ta conduite sur les proverbes des sages ! Les
hommes intelligents se fondent sur les proverbes33. »
Pour Sebastian Franck, comme pour de nombreux huma-
nistes, l’existence d’une sagesse originelle et divine, inscrite dans
le cœur de tout homme – qui permet aussi la réhabilitation de
l’être humain per se en lui conférant une dignité issue de la pré-
sence d’une étincelle de divin qui s’exprime notamment à travers
le proverbe – peut s’exprimer à travers ces images différentes qui
toutes rendent compte de la sagesse de Dieu. Dans ces condi-
tions, la mise en image par le proverbe devient une voie d’ex-
pression privilégiée du sens. Aussi Sebastian Franck peut-il écrire
dans l’édition de 1542 :
Man sehe der welt lauff eben an / so erfin- Il suffit de considérer le cours de ce mon-
den sich die sprichwörter / so die erfarung de pour y trouver les proverbes que l’ex-
gleich als ein Cabal* / ye einem nach dem périence a placés, telle une kabbale, dans
andern in den mundt gelegt hat. » la bouche des hommes les uns après les
fol. 94r. autres.

* Cabal = sens mystérieux qui nous est communiqué depuis les époques les plus anciennes par la
tradition = kabbala.]

33.  «  Richt dich nach den Sprichwörtern der Weisen  !  /  Die vernünfftigen
geben sich auff die Sprichwörter. » (Titelblatt, 1542)
1) Siracide 3,29 : « L’homme intelligent médite les proverbes dans son cœur, /
une oreille attentive, voilà ce que désire le sage. »
Luther (1534), Jesus Syrach, 4,1 : « Ejn vernünfftig mensch / lernt Gottes wort
gern / vnd wer die Weisheit lieb hat / der höret gerne zu… »
2) Siracide 6,35 : « Tout discours divin, écoute-le volontiers, / Veille à ne laisser
échapper aucun sage proverbe. »
Luther (1534), Jesus Syrach : « Höre gern Gottes wort / vnd mercke die gute
sprüche der Weisheit… »
3) Siracide 39,3 : « Il étudie le sens caché des proverbes, / Il passe sa vie parmi
les énigmes des paraboles ».
Luther, 1534, Jesus Syrach, 39… « Er mus die geistliche sprüche lernenn / vnd
jnn den tieffen reden sich vben ». [Lr, ligne 4]
4) Siracide 47, 17 : « Tes chants, tes proverbes, tes paraboles / et tes interpréta-
tions ont fait l’admiration du monde. »
Luther, 1534, 47…  : « Alle land verwunderte sich deiner lieder / sprüche /
gleichnis vnd auslegung… »

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Le proverbe chez Sebastian Franck 159

Même si la question des critères définitoires du proverbe34


se pose d’une façon spécifique au début du xvie siècle (sur l’ar-
rière-plan religieux), on peut parler, pour Sebastian Franck en par-
ticulier, d’un véritable « penser proverbial ». La formulation prover-
biale envahit en quelque sorte le discours auquel elle confère une
autorité accrue car leur légitimité est fondée en Dieu. Vivant, mou-
vant, le proverbe devient une unité du discours aux ramifications
multiples et le fil rouge de cette véritable mine proverbiale est sans
aucun doute le christianisme impartial35 de Sebastian Franck. Sa
conception de la foi, éloignée de toute orthodoxie religieuse, carac-
téristique d’un esprit libre projette ainsi l’idéal d’une communauté
de tous les hommes de bonne volonté, constituée par la diaspora
de tous les chrétiens de tous les temps et de tous les lieux, réunis
par les seuls liens spirituels. L’existence de cette utopie repose en
particulier sur la présence dans le cœur de tout homme de cette
sagesse universelle qui trouve son expression dans le proverbe.

L’instrumentalisation du proverbe
Fonctionnant par analogie visualisatrice et traduisant un fonds
commun de certitudes, ces récits potentiels portent ainsi un mes-
sage salutaire. Voici trois exemples destinés à illustrer cette instru-
mentalisation du proverbe et qui montrent que la traduction en
images révèle ce que la parole recèle.
Etre un gibier bien rare
De nombreuses expressions sapientielles traduisent en alle-
mand l’idée de rareté. L’expression proverbiale allemande « un
gibier bien rare » – on retrouve l’idée de rareté chez Pline sous la
forme fameuse du lac gallinaceum ou encore dans l’hyperbole de
Juvénal rara avis in terris – se retrouve sous la plume de nombreux
auteurs de l’époque. Or, en raison de phénomènes complexes
d’échanges internes et d’alliances individuelles entre ces diffé-

34.  Cf. Archer Taylor, l’un des plus importants parémiologues du xxe siècle et
les difficultés qu’il évoque.
35.  Voir notre ouvrage : La Chronique de Sébastien Franck, op. cit., p. 431 et
suiv.

Études et travaux, décembre 2016


160 Jean-Claude Colbus

rents auteurs, on constate que dans les expressions proverbiales


les images se propagent souvent par greffage et regreffage. Ces
greffes successives rendent compte de l’interaction des images
proverbiales d’un auteur à l’autre, d’un ouvrage à l’autre, d’un
peuple à l’autre. Dans ce cas précis, l’idée de rareté évoquée plus
haut, le terme ‘gibier’ (en allemand : Wildbret) sert fréquemment
de base à des unités sémantiques auxquelles la présence de ce
vocable à consonance proverbiale confère une intense force vi-
sualisatrice : de multiples exemples existent en allemand où une
chose (arbitrairement choisie : la vérité ou la fidélité, par exemple)
est un gibier aussi rare qu’un cerf dans la cuisine d’un pauvre. Dans
le contexte tourmenté du début du xvie siècle, se développe ainsi
toute une métaphore proverbialisée qui conduit chez Sebastian
Franck, mais également chez Luther36, à la présence du proverbe
suivant : Un prince est un gibier bien rare en paradis37. La force sub-
versive de cette expression proverbiale relève des multiples in-
teractions d’une image omniprésente qui a fortement marqué
l’imaginaire des lecteurs de l’époque. Un second exemple permet
d’illustrer le même mécanisme sur un plan légèrement différent.
Porter les grelots de la folie
Le mot schellig – au sens de fou – repose sur une équivalence à la
fois visuelle et auditive. Formé sur la base de die Schelle « le grelot »,
il exprime l’idée d’un animal fou à la queue duquel on aurait attaché
un grelot38. Sebastian Franck intègre l’expression à sa démonstration
et, de même que dans le proverbe affirmant qu’il est inutile de fer-
mer la porte de l’étable une fois la vache échappée qu’il intègre en lui
donnant un nouveau sujet « ce monde » (qui ne réagira que quand il
sera trop tard), l’auteur utilise ici un procédé similaire : le monde lui-
même porte les grelots de la folie et court à sa perte… Il se produit
36.  «  Oh, ein wie seltenes Wildbret wird um dieser Sache willen sein ein
Herr und Oberer im Himmel, wenn er schon Gott selbst hundert Kirchen
baute und alle Toten aufweckte. » (Luther, 1520, RUB, p. 108).
37.  «  Nun wie keyn thewrer wilpret auff erden ist / dann ein new fromm
gborn mensch / also seind warlich fromme weiber vnd gut freund gar dünn
gesähet… » (Sprichwörter, 1542 : I, 111r/v ).
38.  « Ein schellig machen, dass er das Fälcklein zucket vnd vmb sich sprüet. »

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Le proverbe chez Sebastian Franck 161

en plus une sorte de greffe avec l’image du cheval fou – schelliger gaul
–, un cheval qui a pris le mors aux dents. Là encore, cette scène ré-
pandue et évocatrice confère à son texte la force exemplaire du vécu
immédiat de son public mise au service de l’imaginaire. Par une sorte
de synesthésie en action, on y décèle aussi, en arrière-plan, toutes
les références carnavalesques qui présentent ce monde comme le
« carnaval de Dieu », selon une formule chère à Sebastian Franck qui,
sous la forme de correspondances internes au texte, répond à cette
image en l’enrichissant encore.
Voici pour finir un dernier exemple illustrant ces récits po-
tentiels porteurs à la fois du doute et de l’espoir attachés à son
entreprise.
L’araignée et son poison
Cette locution très répandue, que l’on rencontre aujourd’hui
encore dans de nombreuses aires linguistiques sous une forme
quasi identique, est présente à plusieurs reprises dans l’œuvre de
Sebastian Franck  : «  L’araignée tire son poison de la fleur dont
l’abeille tire son miel39. » Reposant sur une erreur scientifique très
ancienne selon laquelle l’araignée fabriquerait son poison à partir
des fleurs, ce proverbe se retrouve sous la plume de nombreux au-
teurs du début du xvie siècle. Chez Sebastian Franck, il exprime les
doutes de l’auteur sur la capacité, voire sur la volonté, de certains
lecteurs de tirer un enseignement positif des ouvrages qu’ils lisent.
Ce ne sont donc pas les ouvrages eux-mêmes qui seraient en cause,
mais bien plutôt le manque de discernement du lecteur, en un mot
sa subjectivité : quelques grandes que soient les qualités d’un ou-
vrage, il peut produire des effets parfaitement opposés au dessein
de son auteur. Il apparaît ainsi que, pour Sebastian Franck, le résul-
tat dépend non de l’objet observé mais bien du sujet observant : ce

39.  «  Die Spinne saugt Gift, die Biene Honig aus der Blume.  » [L’araignée
tire son poison de la belle et aimable rose où l’abeille ne trouve que miel
(Michelet, 1835, p. 197)]. « Wie eyne spynne aus der rosen eyttel gifft seuget »,
Luther, Werke III, 77, 1 (1525). « So sihet man wol, das du eyne spinne bist, die
gifft aus der rosen seugt. » EBD. III, 80, 32 (1525). Voir également Sebastian
Brant dans son Narrenschiff, Basel, 1494, 111, 39.

Études et travaux, décembre 2016


162 Jean-Claude Colbus

constat conduit Sebastian Franck à tenter d’influer en profondeur


sur le sujet lisant dans le dessein d’éviter l’échec de son entreprise.
C’est ainsi que l’on peut déceler dans la Chronique la volonté
de l’écrivain de transformer intérieurement son lecteur afin qu’il
soit à même de pénétrer le sens nouveau que dans cet ouvrage
l’auteur/historien/théologien s’évertue à lui transmettre : les pro-
verbes constituent selon nous l’élément fondamental, le maillon
d’une chaîne discursive qui, à travers la puissance visualisatrice
de l’éternelle présence de la sagesse divine, donne au discours
franckien toute sa force persuasive.

Une expérience linguistique transposable ?


En raison même de l’importance de cette présence sapien-
tielle et de l’intérêt de la pensée franckienne au début du xvie
siècle, il est intéressant de s’interroger sur l’éventuelle possibilité
de transposer son travail dans une autre langue : est-il seulement
possible de traduire ce texte dans une autre langue en respectant
la nature de sa stratégie d’écriture ou en serons-nous réduits à
une transposition conceptuelle qui, pour insatisfaisante qu’elle
soit, révélerait au moins partiellement la richesse de cette pensée
originale ?
Si le problème de la transposition des proverbes est en soi
très ardu, la traduction de proverbes à l’intérieur d’un texte où
il occupe une place aussi originale soulève de multiples ques-
tions. À la fin de cet article, nous aimerions néanmoins esquisser
quelques pistes de réflexion.
L’unité sémantique indépendante
Dans la mesure où l’on peut considérer le proverbe comme
une unité sémantique indépendante, il semble bien que seule la
réécriture de l’ensemble de cette unité puisse rendre compte de
ce qu’elle recouvre dans une autre langue. Si les mots se succé-
daient pour donner un sens, on pourrait les varier à l’infini et
trouver, dans la langue cible, un «  arrangement  » adéquat. Mais

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Le proverbe chez Sebastian Franck 163

le récit potentiel étant indivisible, l’adéquation – lorsque l’équi-


valent n’a pas pénétré dans l’autre aire linguistique – ne peut se
faire que par un autre récit potentiel, nouvelle unité indivisible
qui, par-delà une mise en image différente, paraît porteuse du
même sens.
La traduction d’un proverbe ne saurait guère, en conclusion
de cette première réflexion, se satisfaire d’une reconstruction
sous forme de paraphrase : l’unité sémantique doit trouver son
pendant dans une autre unité sémantique qui en transpose le
sens dans la langue cible.
Un proverbe exemplaire : À bon vin, point d’enseigne
Certains proverbes paraissent pouvoir trouver une transposi-
tion aisée, sans acculturation fallacieuse, qui repose sur leur exis-
tence dans des aires culturelles différentes. Ainsi lorsque Franck
écrit : « Car comme le dit le proverbe / Vino vendibili non est opus sus-
pensa hedera. À bon vin, point d’enseigne ; on fera des milles et des milles
pour aller le trouver jusqu’au fin fond du pays40. » Si la dernière partie
de cet extrait peut se contenter d’une traduction littérale, il va de
soi que, dans la mesure où ce proverbe existe en allemand – Guter
Wein bedarf keines Kranzes, en français À bon vin, point d’enseigne
–, on peut recourir à une structure existante pour traduire cet en-
semble. Mais les expressions proverbiales variant à l’occasion se-
lon les époques, il faut néanmoins prendre garde à faire le choix
d’une formulation qui tienne compte, autant que faire se peut, de
la patine du temps. Une transposition plus adéquate en l’occur-
rence pourrait alors se présenter sous la forme suivante : Bon vin se
passe de lierre. Reposant sur une ancienne analogie entre le lierre
et Bacchus, cette version porte dans la langue cible les correspon-
dances immémoriales suggérées par le texte de Sebastian Franck.
Un autre exemple d’un proverbe présent tant en français qu’en
allemand nous aidera à compléter cette réflexion sur la nécessaire
prise en compte du cadre temporel.
Tant va la cruche à l’eau…

40.  Cf. supra note 29.

Études et travaux, décembre 2016


164 Jean-Claude Colbus

Voici un proverbe répandu dans les deux aires linguistiques


et dont la transposition semble ne poser aucun problème, tant
son équivalent français semble définitivement figé : Der krug ge-
het doch so lang zum wasser / bis das er zerbricht. Tant va la cruche à
l’eau qu’à la fin elle se brise/casse. En réalité, le problème est tout de
même moins simple qu’il n’y paraît. La prise en compte de la pa-
tine du temps se pose ici de manière plus insidieuse encore, tant
nous sommes habitués en français à cette formulation devenue
banale. Mais, dans la mesure où elle est directement inspirée de
la fable de Jean de la Fontaine, peut-elle rendre compte du pro-
verbe franckien tel qu’il a été intégré à sa Chronique au début du
xvie siècle ? Le rétablissement du cadre temporel ne conduirait-il
pas plutôt à privilégier une formulation plus ancienne : Tant va
un pot à liaue qu’il rompt41, ou encore Tant va li poz à l’aive qu’il
brise (Morawski, [1925] 2007). Mais les différents éléments de cette
expression – les termes pot (poz), liaue (l’aive) et rompt – renvoient
dans un passé trop lointain qui, à notre sens, induirait davantage
encore en erreur. Faut-il pour autant privilégier, pour la simple
raison qu’elle date du xvie siècle, une formulation aussi légère
que ce : Tant va la cruche à la fontainette, qu’elle laisse le manche ou
l’oreillette (Meurier, 1568) ? Comme on peut le constater, un déli-
cat équilibre s’impose si l’on veut, dans la transposition, à la fois
rendre compte du « récit potentiel » et du cadre temporel, tout
en ne trahissant pas l’imaginaire collectif de chacune des aires
linguistiques. Nous sommes alors confrontés à des problèmes de
réception qui exigent une conscience très aiguë à la fois des mé-
canismes de langue et des problèmes de culture. C’est ce dernier
élément que nous voudrions éclairer en conclusion.
Rien ne sert de fermer la porte de l’étable…
Lorsque Franck décide, avec une évidente intention pédago-
gique que nous avons analysée plus haut, d’ajouter, d’abord en

41.  Dans son dictionnaire, où l’on trouve la forme ancienne du proverbe  :


Tant va li pos au puis qu’il brise, Philibert-Joseph Le Roux note à ce sujet  : « On
trouve ce proverbe cité dans un fabliau ou historiette de Gautier de Coinsi,
qui vivoit à la fin du treizième siècle » (Le Roux, 1786, vol. 2, p. 340).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Le proverbe chez Sebastian Franck 165

marge puis en l’intégrant à son texte, la formule plus rustique :


Die welt thuot erst den Stall zuo / wenn die Kuo heraus ist, l’objectif
de l’auteur est certes de se servir de l’argument d’autorité conte-
nu dans cette formulation proverbiale, mais ce n’est pas tout.
Une éventuelle traduction supposerait aussi que l’on conserve
l’image sur laquelle repose ce « récit potentiel » car, empruntée
à un domaine dont la force visualisatrice repose sur l’expérience
paysanne, elle a pour cible un public déterminé. Non seulement,
l’historien transmet ici son message sans le faire passer par le
crible de la raison, mais l’expression empirique relève aussi et
surtout d’un cadre socioculturel dont l’absence dans la langue
cible constituerait un appauvrissement du texte franckien. Afin
de ne pas renoncer au caractère ‘rustique’ de l’analogie visualisa-
trice, serait-il alors indispensable de s’en tenir à une transposition
littérale de l’image/récit potentiel ? On pourrait alors proposer la
traduction suivante : Rien ne sert de fermer la porte de l’étable une
fois que les vaches sont à l’extérieur. Mais cette image, aussi forte
soit-elle, ne porte pas les multiples analogies créatrices contenues
dans un proverbe déjà ancien. En outre, et si nous voulons bien
prendre en compte la nécessaire intégration discursive, comment
faire sentir au lecteur français cette force proverbiale ? N’y verra-
t-il pas une simple formule, certes très vivante, mais plus proche
de la métaphore que du proverbe, une image explicative inventée
par l’auteur ?
Ces quelques exemples empruntés à la Chronique de Sebastian
Franck tendent à démontrer que l’analyse des difficultés que l’on
rencontre sur le chemin d’une éventuelle traduction/transposi-
tion des proverbes dépend aussi et surtout de l’usage que l’auteur
fait des séquences sapientielles auxquelles il recourt. La richesse
de ce fonds proverbial associée ici à une véritable instrumen-
talisation pédagogique intégrée à une stratégie d’écriture très
consciente rend en l’occurrence l’entreprise plus délicate encore :
car chaque aire linguistique porte son propre univers proverbial.

***

Études et travaux, décembre 2016


166 Jean-Claude Colbus

En conclusion de ces quelques pistes de réflexion, il apparaît


bien que, si les proverbes rendent compte sous forme de « ré-
cits potentiels » de la sagesse née de l’expérience, d’une sagesse
empirique, la traduction des proverbes se heurte à de nombreux
obstacles : la puissance évocatrice d’un proverbe étant régie par
les codes d’un groupe déterminé, ne risque-t-on pas, à vouloir le
transplanter dans un milieu étranger, de voir se développer un
phénomène de rejet du greffon ? Quelles que soient les langues
et les époques, une même perspective paraît régir la collecte des
proverbes considérés comme l’expression d’une antique sagesse.
Ce que le Prince des Humanistes fait dans le temps – quête dans
le passé du génome culturel de l’humanité –, ce que Franck fait
au niveau d’une communauté linguistique – dans le temps et dans
l’espace linguistique, le proverbe étant l’exemplum privilégié qui
porte la traduction empirique du sens de l’histoire –, des ouvrages
actuels (Fogui, 2009) le font dans un cadre plus vaste encore : la
mondialisation de la quête proverbiale est en marche. Partis en
quête du patrimoine génétique universel, de l’ADN culturel de
l’humanité, ces chercheurs considèrent chaque proverbe comme
une molécule transportant une information génétique sur l’ori-
gine même de notre identité.
Les « croisements » des proverbes – et l’examen approfondi
de leur possible traduction/transposition – ne pourraient-ils alors
constituer une des clés de la mise au jour du lent processus d’ho-
minisation qui caractérise l’humanité tout entière ?

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Études et travaux, décembre 2016


/
1 2016

La traduction des proverbes


dans le dictionnaire
français-russe composé d’après celui de
l’Académie française (1786-1824)
Stéphane Viellard

CeLiSo (EA 7332, Paris-Sorbonne)

décembre 2016, pp. 171-192

Études et travaux d’Eur’ORBEM


172 Stéphane Viellard

L a révolution linguistique que connaît la Russie au xviiie


siècle se caractérise, entre autres, par une expérience lexi-
cographique qui puisa une bonne partie de ses principes mé-
thodologiques dans l’expérience lexicographique française du
xviie siècle. L’entreprise sera couronnée par la naissance du
Dictionnaire de l’Académie russe (désormais : DAR) (Viellard, 2006).
Cette codification lexicographique de la langue russe ne fut pas
la seule : une expérience originale fut menée à la même époque
par une « société de gens de lettres », qui aboutit à la création
du Dictionnaire complet françois et russe et composé sur la dernière
édition de celui de l’Académie française par une société de gens de
lettres. Certes, dès 1773, une première tentative de traduction du
Dictionnaire de l’Académie française avait été faite avec la publica-
tion de la lettre « A » dans la traduction de Sergej Savvič Volčkov
(1707-1773)1. L’édition complète paraît en 1786, soit trois ans avant
le premier tome du DAR, malgré un retard dont font état les
auteurs dans leur avertissement, qui en appelle aussi tradition-
nellement à l’indulgence des lecteurs pour les imperfections de
cette première édition. Or cet ouvrage a une histoire : l’éditeur
Johann Jakob Weitbrecht (1744-1803)2 en avait souhaité la réa-
lisation pour pallier la pauvreté des dictionnaires bilingues de
l’époque. Et si le DAR se distingue de son homologue français
par l’attention accordée à certaines connaissances scientifiques,
Weitbrecht fera ajouter dans le dictionnaire bilingue qu’il en-
treprend d’éditer les termes techniques (sciences, arts, métiers).
L’ouvrage a ainsi une visée encyclopédique. Rapidement épuisé,
il est réédité en 1798, et Weitbrecht demande à Ivan Ivanovič
Tatiščev (1743-1802) de réviser l’ensemble en s’appuyant sur le
Dictionnaire de l’Académie française (désormais : DAF). À la mort
de Weitbrecht, en 1802, l’éditeur I. Glazunov hérite des droits.

1.  Sur ce point, voir plus précisément l’index annoté des dictionnaires rédigés
au xviiie siècle que l’on doit à A. Vomperskij (1986).
2.  Sur le libraire et éditeur, responsable de la typographie impériale, Johann
Jakob Weitbrecht, le lecteur pourra se reporter au texte que Gennadij Fafurin
lui a consacré (Fafurin, 2006). On trouvera également d’autres informations
dans un article ultérieur du même auteur (Fafurin, 2008).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


La traduction des proverbes dans le dictionnaire français-russe 173

La deuxième édition est épuisée aussi rapidement que la pre-


mière. Les difficultés financières de Glazunov l’obligeront à re-
tarder la 3e édition, qui ne verra le jour qu’en 1824, après une
refonte de l’ouvrage faite d’après la 5e édition du DAF. Cette
refonte aboutit à un ouvrage en quatre forts volumes, dont les
sources sont : la 5e édition du DAF3, le Dictionnaire universel de la
langue française(1819) de Pierre-Claude-Victoire Boiste (1765-1824)
ainsi que d’autres ouvrages techniques dont les références ne
sont pas mentionnées. L’éditeur se flattait ainsi d’avoir réalisé le
dictionnaire français-russe le plus complet, témoin de l’enrichis-
sement récent du français. Mais la préface mettait en avant un
argument qui nous intéresse directement : l’éditeur y souligne
l’importance capitale d’un dictionnaire dans l’étude des langues,
dont il met en valeur la richesse, la polysémie et les usages variés
du lexique. L’expansion du français en Europe, note l’éditeur,
a fait de la connaissance de cette langue un critère de bonne
éducation. Outre sa fonction d’outil technique, l’ouvrage aura
également celle d’un instrument culturel. Mais quel statut a-t-on
accordé aux proverbes ? Comme les auteurs du DAF, un siècle
auparavant, ceux du DAR ont consacré de longs débats à la place
qui devait être dévolue à ces séquences figées. Partagés entre le
mépris pour des formes indignes d’une grande langue littéraire
et la conviction que ces séquences figées illustrent la richesse de
la langue, les uns et les autres ont fait entrer un choix assez im-
portant de proverbes dans le DAF comme dans le DAR. Situé à
la croisée des deux langues, le Dictionnaire complet françois et russe
et composé sur la dernière édition de celui de l’Académie française (dé-
sormais DFR) fut confronté à une nouvelle difficulté, celle du
passage d’un corpus de proverbes français à un corpus de pro-
verbes russes. Le xviiie siècle a connu plusieurs tentatives lexi-
cographiques de traduction systématique d’un corpus de pro-
verbes. En 1731, le Nemecko-latinskij i russkij leksikon de Weissman

3.  Parue en 1798, c’est la première édition post-révolutionnaire du DAF, dont


le supplément contient « les mots nouveaux en usage depuis la révolution ».
Le Dictionnaire françois et russe de 1824 intègre ce vocabulaire nouveau.

Études et travaux, décembre 2016


174 Stéphane Viellard

incluait déjà des proverbes avec leur équivalent russe4. Précisons


enfin qu’à l’époque, le terme proverbe est un hyperonyme
qui regroupe aussi bien les proverbes proprement dits que les
locutions imagées.
Nous nous appuierons en partie, dans le cadre de cette étude,
sur l’article de Jean-Claude Anscombre intitulé «  La traduction
des formes sentencieuses : problèmes et méthodes » (Quitout &
Sevilla Muñoz, 2009, pp.  11-35), dans la mesure où le travail de
J.-C.  Anscombre définit la démarche que devrait adopter tout
traducteur face aux formes sentencieuses. Combinés à l’étude
d’un document ancien, les principes méthodologiques établis par
Jean-Claude Anscombre permettront d’éclairer la démarche des
traducteurs russes dans une entreprise particulièrement délicate.
Cependant, avant d’aborder les procédures de traduction à
l’œuvre dans cet ouvrage, il faut évoquer l’occultation des pro-
verbes, c’est-à-dire la non-traduction de certaines unités paré-
miques, présentes dans le DAF, mais absentes de l’ouvrage cible.

Occultation des proverbes


Certains proverbes du corpus français sont tout simplement
supprimés. C’est le cas de « On dit proverbialement, Belle fille &
méchante robe, trouvent toujours qui les accroche. » (4e éd., 1762 ; en-
trée « Accrocher ») qui disparaît du DFR (il est également absent
des entrées « belle », « fille », « méchant » et « robe »). On peut
penser que les traducteurs n’ont pas compris le sens, car compte
tenu des proverbes bas que l’on trouve par ailleurs, ce n’est pas
pour des raisons éthiques que celui-ci semble avoir été suppri-
mé. Le proverbe est encore dans la 5e édition du DAF (1798),
mais sera supprimé de la 6e (1835). Cette suppression entérine le
fait que le proverbe était, de toute évidence, sorti de l’usage. La
comparaison de l’article « Chien » dans le DAF et dans le DFR
montre qu’il y a parfois une déperdition importante dans la me-

4.  Un exemple : Darom i čirej na guzno ne sjadet [litt. ‘le furoncle ne s’installe


pas par hasard sur le croupion’], 446. Cité dans Slovar´ russkogo jazyka xviii
veka, fasc. 6, Leningrad, 1991, p. 10, entrée « Guzno ».

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


La traduction des proverbes dans le dictionnaire français-russe 175

sure où de nombreux proverbes ou locutions proverbiales sont


supprimés de l’ouvrage bilingue. C’est le cas de «  On dit pro-
verbialement et figurément Des petits garçons qui veulent faire
comme les grandes personnes, Ils veulent faire comme les grands
chiens, ils veulent pisser contre la muraille », ou encore de Quand
le chien pisse, le loup s’en va. Locutions et gloses n’ont pas été re-
tenues par les traducteurs. En revanche, le proverbe Bon chien
chasse de race sera indexé à l’entrée « Race ».
Voyons maintenant comment les traducteurs ont respecté ce
que Jean-Claude Anscombre appelle les équivalences.

Équivalence catégorielle
Une traduction est considérée comme juste lorsque la forme
cible appartient à la même catégorie d’énoncés que la forme source.
Les traducteurs russes se sont efforcés de respecter cette équiva-
lence quand un phraséologisme (que nous noterons :  Phras) existe.
Lorsque ce phraséologisme n’est pas attesté dans les recueils du
xviiie ou du début du xixe siècle, mais a un certain nombre de cri-
tères requis (structure syntaxique, métaphoricité, rythme, rime),
nous le notons entre crochets ([Phras]). Lorsque l’équivalence est
établie, la formule russe n’est en général pas accompagnée d’une
glose, puisque le sens est clair pour le lecteur russe :
Phrases situationnelles
DAF DFR
(1) Il n’y a pas là de quoi fouetter un chat Дело гроша не стоит [litt. L’affaire
Phras

Présent déictique ne vaut pas un demi-kopek]


Présent déictique

Mais le phraséologisme équivalent n’existe pas toujours :


(2) On dit figurément et proverbialement Il se plaint que la mariée est trop belle, он
d’Un homme qui se plaint mal-à-propos не к стати жалуется, когда надлежало
d’une chose dont il se devroit louer, qu’Il бы ему хвалиться [litt. : il se plaint mal à
se plaint que la mariée est trop belle. propos, quand il devrait se louer]

Études et travaux, décembre 2016


176 Stéphane Viellard

Locutions proverbiales
(3) On dit aussi, Tirer les marrons du feu Se servir de la patte du chat pour tirer les
avec la patte du chat, pour dire, Faire marrons du feu, PhrasЧужими руками жар
faire par un autre ce qu’on craint de faire загребать [litt. : avec les mains d’autrui
soi-même. remuer les braises]

Proverbes
(4) On dit proverbialement et figurément, Яблоко недалеко падает от яблони,
Phras

Bons chiens chassent de race, pour dire, т. е. дети бывают в отцов и матерей
que Les enfans suivent ordinairement les своих [litt. : la pomme pas loin tombe du
inclinations et les exemples de leurs pères pommier, i. e. les enfants ressemblent à
et de leurs mères. leur père et à leur mère]
Les [sic] bons chiens chassent de race,
(5) On dit encore, À bon chat, bon rat, Нашла коса на камень [litt. : a butté
Phras

pour dire, Bien attaqué, bien défendu. faux sur pierre] (sans glose).
L’expression russe met plutôt en avant
l’intransigeance des deux adversaires,
dont aucun n’acceptera de compromis.
(6) On dit encore, Chat échaudé craint Phras
Ожегшись на молоке, станешь и на
l’eau froide, pour dire, que Quand on a été воду дуть [litt. : S’étant brûlé avec le lait,
attrapé à quelque chose, on craint tout ce tu souffleras aussi sur l’eau]
qui en a la moindre ressemblance.
(7) [Les loups ne se mangent pas entre Послов. Les loups ne se mangent pas les
eux – Absent du DAF] uns les autres, Phrasворон ворону глаза не
выклюнет [litt. : corbeau à corbeau œil
n’arrachera. On notera que le proverbe
russe donné ici remonte au proverbe latin
Corvus oculum corvi non eruet.]

La traduction peut jouer sur plusieurs variantes : traduction


littérale + phraséologisme(s), comme dans les exemples suivants.
(8) Donner la brebis à garder au loup. Donner la brebis à garder au loup,
поручить волку стадо овец, или
Phras
Козла сделать огородником [litt. :
confier au loup le troupeau de brebis, ou
du bouc faire le maraîcher]

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


La traduction des proverbes dans le dictionnaire français-russe 177

(9) Au Royaume des Aveugles, les Au Royaume des aveugles, les borgnes
borgnes sont Rois, pour dire, qu’Un sont Rois, между слепыми и кривой
homme de médiocre mérite, de médiocre царь, PhrasНа безрыбьи и и рак рыба ;
savoir, paroît beaucoup parmi des gens [Phras]На бездетьи и сидень в честь [litt. :
qui n’en ont point. entre aveugles même borgne (est) tsar,
en l’absence de poissons même écrevisse
(est) poisson ; en l’absence d’enfants
même сидень (est) enfant].
[сидень désigne soit un enfant qui reste
très longtemps sans savoir marcher [déf.
du DAR et de Dahl (Dal’, 1861-1866) ], soit
un cul-de-jatte ou un paralysé (idem).
Il existe d’autres variantes : на безрыбье
и рак рыба, а на безлюдье и баба
человек [en l’absence de poissons même
écrevisse (est) poisson, et en l’absence
de gens, même femme (est) être humain]
(Snegirev, 1848) ; на безлюдье и Фома
дворянин [en l’absence de gens, même
Thomas (le paysan des farces populaires)
est un noble] (Barsov, 1770)1.]

1. Le recueil dont ont été tirés ces extraits


réunit 4 291 proverbes anciens. Bien qu’il fût
anonyme, il a été attribué au grammairien Anton
Alekseevič Barsov (1730-1791).
Équivalence stylistique
Les débats des académiciens français autour de la question de
l’opportunité d’indexer les proverbes jugés « bas » dans le DAF
ont abouti à un compromis qui accueille dans le corpus un certain
nombre d’unités d’un niveau de langue qui suscite à l’époque l’in-
dignation des puristes. Dès 1696, soit deux ans après la parution
de la première édition du DAF, paraît à Bruxelles le Dictionnaire
des Halles, ou Extrait du Dictionnaire de l’Académie Françoise, dont
l’auteur fustige l’inconséquence des académiciens qui avaient
prétendu se limiter à la langue commune, telle qu’elle est « dans
le commerce des honnêtes gens et telle que les Orateurs et les

Études et travaux, décembre 2016


178 Stéphane Viellard

Poëtes l’employent  » (Bruno, 1966, p.  285)5. L’auteur écrivait no-


tamment : « L’Académie […] a emprunté sagement des Halles tous
les proverbes qui y sont en usage, et elle a consulté apparemment
les Harengères qui excellent dans ce langage ; il y a même lieu de
croire qu’elle a consulté aussi les Gadoüars6 sur certaines locu-
tions qui ne sont guere usitées que parmy eux : par exemple, s’em-
brener dans une affaire ; [il a chié dans ma malle]. » (Avertissement,
Brunot, op. cit.). L’auteur critique donc aussi une locution comme
Il est glorieux comme un pet. Les académiciens russes, dirigés par
la princesse Ekaterina Romanovna Daškova, avaient eu la pru-
dence d’éliminer du DAR les proverbes et locutions russes de ce
genre, également nombreuses, comme en témoignent les recueils
de proverbes manuscrits de l’époque. Quelle fut la pratique des
traducteurs du DAF ? Examinons les entrées concernées.

5.  Brunot ne reproduit pas la deuxième expression citée par l’auteur du


Dictionnaire des Halles. Ce dernier s’attache à circonscrire le domaine so-
ciolinguistique des expressions incriminées  : «  J’entends par ces gens-là
les plus vils Artisans, les Crocheteurs, les Batteliers, les Porteurs d’eau, les
Goujats d’armée, & autres personnes qui ont une langue à part, & qui ne se
piquent pas de politesse. » Il fustige ensuite la réduplication des proverbes
en question dans le corpus : « Le public ou la Populace doit sçavoir bon gré
à Messieurs de l’Académie, des soins qu’ils ont pris en sa faveur  : car non
seulement il ne leur a pas échappé un proverbe, mais ils repetent plusieurs
fois les mesmes, afin que cela fasse une sensation plus profonde & plus forte.
Ainsi Jocrisse qui mene les poules pisser, est sous poule & sous pisser. Il a
chié dans ma malle, sous chier & sous malle. » L’erreur de l’Académie, pour
l’auteur, est d’avoir manqué de discernement et, sans aller jusqu’aux « or-
dures grossières » imprimées par Richelet, d’avoir « [recueilli] des expressions
qui blessent la pudeur » (Furetière, 1696, pp. 2-5). La formule c’est jocrisse
[sans majuscule] qui mène les poules pisser sera reprise par le DFR à l’entrée
« poule » uniquement. Pas de traduction, mais une glose plutôt longue : « il
est au service des femmes, il est à leurs petits soins, c’est une femmelette ;
se dit d’une personne ayant peu d’esprit et de finesse, qui est constamment
parmi les femmes [on babij uslužnik, prislužnik, babik ; govoritsja o čeloveke,
imejuščem malo uma i ostroty, kotoryj besprestanno meždu ženščinami]. »
6.  En 1822, le Nouveau vocabulaire français définit Les gadouards, ou ga-
douars, comme des « vidangeurs ». La gadoue est la « matière fécale que l’on
tire d’une fosse d’aisance » (Wailly & Wailly, 1822, p. 471).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


La traduction des proverbes dans le dictionnaire français-russe 179

DAF DFR
(10) EMBRENER. v. act. Salir de bran, Embrener, v. act. (низко), обмарать,
de matière fécale. Il est bas. On dit figu- закалять, запакостить кого. S’em-
rément, S’embrener dans quelque affaire, brener dans quelque affaire, (речение
pour dire, S’engager mal à propos dans подлое), замарать себя каким дурным
une méchante affaire. Il est bas. делом. [(expression grossière) se salir par
quelque méchante affaire]. [Pas d’équiva-
lence stylistique.]

(11) On dit proverbialement & bassement Il est glorieux comme un pet (низко), он
d’Un homme extrêmement glorieux, qu’Il очень чвановат [(bas), il est très préten-
est glorieux comme un pet. tieux]. [Pas d’équivalence stylistique.]
Curieusement, les traducteurs du DFR, qui s’appuient sur la
4 puis la 5e édition du DAF, introduisent dans leur corpus phra-
e

séologique des expressions qui en sont absentes, et que l’on ne


trouve que dans la 1ère édition. C’est le cas de
(12) On dit fig. & prov. Cet homme a chié Il a chié dans ma malle, он меня обманул,
dans ma malle, pour dire, Il a fait à moy1, я ему более не верю [litt. Il m’a trompé, je
je ne me fieray plus à luy [1ère éd. du DAF, ne me fierai plus à lui].
supprimé des éd. suivantes].

1.  Il a fait à moi : « On dit d’Un homme par


maniere de menace. Il aura à faire à moy, Il
verra à qui il aura à faire, pour marquer qu’on
prendra ouvertement parti contre luy, & qu’on
ne l’espargnera pas. Et, d’Un homme avec qui
on a rompu & avec qui on ne veut plus avoir de
commerce. Il a fait à moy. il a fait avec moy. »
(DAF, 1ère éd., 1694, entrée « Faire »).

On constate que les traductions russes sont réduites à des pé-


riphrases stylistiquement neutres. Les traducteurs ont-ils pris le
parti d’éviter les équivalences stylistiques à ce niveau ? En réalité,
lorsqu’une formule de même niveau existe, elle peut être réqui-
sitionnée. Si, dans l’exemple (13), les auteurs se contentent d’une
périphrase, dans l’exemple (14), ils mobilisent l’expression russe
correspondante, qui est l’équivalent de la locution française :

Études et travaux, décembre 2016


180 Stéphane Viellard

DAF DFR
(13) [entrée « Péter »] On dit proverbiale- [entrée « Péter »] Peter plus haut
ment & bassement, Peter plus haut que que le cul выше сил своих что
le cul, pour dire, Entreprendre des choses предпринимать, вести себя выше
au-dessus de ses forces, ou prendre des своего состояния [entreprendre quelque
manières au-dessus de son état. Il ne faut chose au-dessus de ses forces, se
pas peter plus haut que le cul. conduire au-dessus de sa condition].

14) [entrée « Cul »] On dit proverbiale- [entrée « Cul » 1ère éd., 1786] Послов.
ment, Il ne faut pas vouloir peter plus haut подлою [prov. trivial] il ne faut pas vouloir
que le cul, pour dire, qu’Il ne faut pas en- peter plus haut que le cul, PhrasНе надобно
treprendre de faire plus que l’on ne peut. Il хотеть выше гузна1 пердеть, то
veut peter plus haut que le cul. есть : не надлежит выше сил ничего
предпринимать [m.-à-m. : il ne faut pas
vouloir plus haut que croupion péter, c’est-
à-dire il ne sied pas au-dessus de forces
rien entreprendre]
L’éd. de 1824 supprime l’expression russe
imagée pour ne conserver que la glose.
Or le proverbe russe existe sous la forme
Выше гузна не перди [plus haut que
croupion ne pète pas], avec des variantes
plus crues attestées par Vladimir Dahl2.
(15) [entrée « Merde »] On dit proverbia- В простонародной пословице : Plus
lement et bassement, Plus on remue la on remue la merde, plus elle pue,
merde, plus elle pue, pour dire, que Plus Phras
Не трогай [1ère éd. не вороши]
on approfondit une mauvaise affaire, plus говна, так не воняет, т. е. чем более
on déshonore ceux qui y ont participé. изследывать дурное дело, тем более
обезславит оно участвуюшчих в нем
[m.-à-m. : ne touche [1ère éd. retourne] pas
merde, ainsi ne pue pas, c’est-à-dire plus
on approfondit une mauvaise affaire, plus
elle déshonore ceux qui y participent].

1. Racine du slave commun : *gǫzъ, *guzъ,


« bosse ».
2.  Ainsi : Выше жопы не пер[д]нешь [On ne
peut péter plus haut que son cul], et même
Выше х… не прыгнешь [on ne peut sauter
plus haut que son v.t].

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


La traduction des proverbes dans le dictionnaire français-russe 181

Le registre bas, on le voit, peut être respecté. Qu’en est-il du


registre élevé ? C’est parmi les énoncés sentencieux d’origine sa-
vante ou livresque que l’on cherchera des équivalences.
(16) Et on dit proverbialement, Donner Говорится пословицею : Donner pour
pour Dieu n’appauvrit homme. Dieu n’appauvrit homme, PhrasДающая
рука не оскудеет [litt. : main donnante
ne s’appauvrira pas. Le verbe оскудеть
est un slavonisme. Le proverbe est attesté
dans Barsov 1770]
(17) Bannir, […] il signifie aussi, Chasser, Bannissez les médisans ! présent, ils
éloigner, exclure. Il faut bannir les médi- vous amusent ; absent, ils s’amuseront de
sans des bonnes compagnies. vous, удалите от себя злословящих !
в присутствии, они забавляют вас ;
в отсутствие [sic], они забавляться
будут над вами.
La traduction de la seconde formule sentencieuse (17) est éclai-
rante  : les auteurs ont modifié la formule initiale du DAF et l’ont
développée en reprenant au dictionnaire de Boiste l’exemple donné
à l’entrée « Bannir ». Les auteurs ont en outre mis au singulier les
deux adjectifs présent et absent, qui sont au pluriel chez Boiste (p. 184
de l’édition de 1828), introduisant ainsi un curieux effet d’anacoluthe,
qui n’est pas sans rappeler l’ablatif absolu du latin ou le datif absolu
du vieux slave, archaïsme que la traduction russe, en fait, n’utilise pas.
D’autres entrées offrent des maximes traduites sans qu’un au-
teur soit mentionné. Ces maximes sont absentes du Dictionnaire
de l’Académie française. Elles sont, encore une fois, tirées du dic-
tionnaire de Boiste7. Ainsi, à l’entrée « Mort » :

7.  La première est tronquée. Boiste la donne sous la forme «  L’homme est un
captif condamné à mort ; il doit s’y résigner et profiter du temps que le juge lui
laisse » ; entrée « Mort » »). La seconde (« On court au devant de la mort, parce
qu’on n’a pas le courage de l’attendre » ; entrée « Mort ») est attribuée à Saint-
Évremont (orthographié avec un « t »). On trouve trace également de ces deux
citations dans un ouvrage intitulé L’impiété ou les philosophistes. Essai poétique
en VIII chants (C[lémence], 1821, p. 146). S’il s’agit du moraliste Charles de Saint-
Évremond (dont le nom est aussi orthographié au xviiie siècle avec un « t », comme
on peut le voir dans l’ouvrage L’esprit de Saint-Évremont. Par l’Auteur du Génie
de Montesquieu, Amsterdam, 1761), né aux alentours de 1614 et mort en 1703, no-
tons que les citations auraient déjà acquis au moment où sont rédigés les diffé-

Études et travaux, décembre 2016


182 Stéphane Viellard

(18) L’homme est un captif condamné à mort ; il doit s’y résigner et profiter du temps
que le juge lui laisse, человек есть пленник, осуждённый на смерть ; он должен
покориться ей и употребить в пользу время, оставляемое ему судьею. On court
au devant de la mort, parce qu’on n’a pas le courage de l’attendre, мы ищем сами
смерти, потому что не имеем мужества ожидать её.

Équivalence procédurale
Le cas des « proverbes historiques » ou à contenu folklorique
Périphrase
L’équivalence procédurale est, par définition, la plus difficile à
établir, puisque chaque pays a sa propre histoire.
Les traducteurs peuvent prendre le parti de ne pas proposer
d’équivalent, se contentant d’une périphrase.
DAF DFR
(19) [entrée « Roi »] On dit proverbialement et Le DFR a renvoyé le premier proverbe à
dans le style familier, en parlant d’Une maison, l’entrée « Cour » : Послов. [Prov.] : C’est
d’une compagnie où la subordination n’est la cour du roi Pétaud, дом, где всякой
point gardée, que C’est la Cour du Roi Petaud, повелевать хочет [Maison où chacun
chacun y est maître. veut donner des ordres].

(20) [entrée «  Pétaud  »] PETAUD. s.m. La cour du Roi pétaud [sic], место
Terme qui n’a d’usage qu’en cette phrase замешательства и сумятицы,
familière, La Cour du Roi Petaud, qui se dit безначальщина, где всяк повелевает,
par une espèce de quolibet, pour signifier собрание, сборище нищих [lieu de
Un lieu de confusion, & où tout le monde désordre et de confusion, d’anarchie, où
est maître. chacun donne des ordres, assemblée,
rassemblement de mendiants].

Tentative de traduction
Prenons l’exemple de la formule C’est le chien de Jean Nivelle, qui
s’enfuit quand on l’appelle. L’étymologie de cette formule est don-
née en 1656 par le parémiographe Fleury de Bellingen, dans son
Étymologie ou explication des proverbes françois (1656, p. 29‑30) : Jean
de Montmorency, seigneur de Nivelle, avait donné un soufflet à son
père. Le père offensé avait exigé que la justice fît comparaître son

rents dictionnaires un statut d’énoncé gnomique auquel la première accède par


troncation. La proverbialisation est à l’œuvre à toutes les époques…

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


La traduction des proverbes dans le dictionnaire français-russe 183

fils pour le juger. Celui-ci s’enfuit promptement en Flandres. Son


père le traita de chien, animal réputé pour sa diligence et son im-
pudence. L’expression exacte serait en fait : Il fait comme ce chien de
Jean de Nivelle, il s’enfuit quand on l’appelle. Le parémiographe du xixe
siècle, Le Roux de Lincy, qui rappelle l’interprétation donnée par
Fleury de Bellingen, classe cette formule dans la série de ce qu’on
appelait à l’époque les « proverbes historiques ». Il commente :
« Quelle que soit la réalité de cette origine, il est certain que, dès le
xvie siècle, on ne la connaissait plus. Ainsi je trouve dans les Adages
français : Le chien de maître Jean de Nivelle  /  S’enfuit toujours
quand on l’appelle8.  » (Le Roux de Lincy, 1842) Selon une autre
interprétation, Jean de Nivelle aurait refusé de marcher contre le
duc de Bourgogne, Charles Le Téméraire, bien qu’il en fût sommé
par son père, et préféra s’enfuir dans les Flandres. Difficile, dans
ces conditions, de trouver un équivalent russe. Comment les tra-
ducteurs ont-ils résolu cette gageure ?
DAF DFR
(21) On dit encore proverbialement, Il fait Говорится пословицею : C’est le chien
comme le chien de Jean de Nivelle, il s’en- de Jean de Nivelle, qui s’enfuit quand on
fuit quand on l’appelle. Ce proverbe vient l’appelle, PhrasКак волка ни корми, он все
de ce que Jean de Montmorency, premier к лесу глядит [On a beau nourrir le loup,
du nom, Seigneur de Nivelle, ayant em- il regarde toujours en direction de la forêt ;
brassé le parti du Comte de Charolois; le entrée « Appeler »].
père qui étoit dans le parti opposé, fit faire
à son fils plusieurs sommations inutiles de
revenir auprès de lui, et sur le refus d’obéir
il le traitoit de chien.

Pari réussi  ? Pas vraiment  ! Pour s’en convaincre, il suffit de


consulter la glose que donnait à la même époque (1789) le DAR
de ce proverbe indexé sous la forme Skol´ko volka ni kormi, a on
k lesu gljadit : « [ce proverbe] a un sens double : a) On aura beau

8.  Outre l’ouvrage que l’on doit à Le Roux de Lincy (1806-1869), Pierre-Marie
Quitard, qui publie la même année (1842) son Dictionnaire reprend cette ex-
plication et en ajoute une seconde, rattachée au jacquemart de la ville de
Nivelle (Quitard, 1842, pp. 225-226). Enfin, l’expression « le chien de Jean de
Nivelle » apparaît dans la fable « Le Faucon et le Chapon », de La Fontaine
(Fables, VII, 21).

Études et travaux, décembre 2016


184 Stéphane Viellard

faire du bien à un homme ingrat, il ne changera pas de caractère.


b) Quelqu’un a beau être à l’aise dans une contrée étrangère, il
a néanmoins envie de retourner dans sa patrie9. » Notons tout
d’abord que l’équivalence catégorielle n’est pas respectée : la for-
mule française relève de ce que Jean-Claude Anscombre appelle
une phrase situationnelle, alors que la traduction russe est un vé-
ritable proverbe, phrase à ON-locuteur, à statut parémique, avec
valeur métaphorique. À cette inadéquation catégorielle s’ajoute
l’inadéquation sémantique qui, de plus, repose sur deux valeurs
du proverbe russe inadéquates au sens de la formule française.
On a donc affaire à un contresens. Enfin, on constate également
une inadéquation procédurale, dans la mesure où la formule à
référence historique du français est traduite par un proverbe qui
ne relève absolument pas du même champ lexical et culturel.
Prenons un autre exemple :
(22) On dit proverbialement, qu’Il n’y a si Пословица : il n’y a aussi [sic] bel acquet
bel acquêt que le don, pour dire, qu’Il n’y que le don, PhrasДаровому коню в зубы
a point de bien plus légitimement, plus не смотрят [litt. à cheval donné on ne
agréablement, & plus sûrement acquis, regarde pas les dents].
que celui qui est donné. (4e éd.)

Ici encore, la traduction russe n’est pas adéquate pour plu-


sieurs raisons. Tout d’abord, la formule française n’est pas mé-
taphorique, alors que la traduction russe constitue un vrai pro-
verbe selon les critères de J.-Cl. Anscombre. Mais c’est surtout
sur le plan sémantique que la traduction fait problème. Pour s’en
convaincre, il suffit de voir comment le DAR, qui indexe ce pro-
verbe à la même époque, le glose : « Dans une chose obtenue
gratuitement, on ne considère pas et on n’évalue pas la qualité,
car il ne peut y avoir de préjudice [V vešči, darom dostavšejsja, kho-
rošestvo ne rassmatrivaetsja, ne cenitsja ; ibo nakladu byt´ ne možet] »
(t.  II, entrée «  Darovyj  »). La glose du proverbe français dans le
DAF et celle du proverbe russe dans le DAR ne coïncident pas. Il
n’y a donc pas d’équivalence sémantique.

9.  Slovar´ akademii rossijskoj [DAR], t. 1, 1789, col. 812.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


La traduction des proverbes dans le dictionnaire français-russe 185

Défi relevé et pari réussi


Néanmoins, dans certains cas, les traducteurs ont réussi à re-
lever le défi.
L’exemple le plus parlant se trouve à l’entrée « Langue » :
(23) On dit encore proverbialement, Qui Послов. Qui langue a, à Rome va,
langue a, à Rome va, pour dire, que Quand PhrasЯзык до Киева доведет [litt. : langue
on sait un peu parler, on peut aller partout. jusqu’à Kiev conduira].

Le parallèle entre Rome et Kiev, « mère des villes russes », per-


met de rester dans un champ culturel analogue. On notera que
les traducteurs n’ont pas repris la glose, le proverbe russe étant
suffisamment clair à l’époque (et de nos jours aussi, d’ailleurs).
Le folklore offre aussi la possibilité@ de traduire certaines
unités de façon satisfaisante.
(24) [entrée « Roi »] On dit aussi proverb. et Это было в старину, PhrasПри царе
familièrem. C’étoit du temps du Roi Guillemot, горошке [C’était dans l’ancien temps, du
pour dire, C’étoit dans l’ancien temps. temps du tsar Горох].

Qui sont ces deux rois mis en relation ? Le roi Guillemot est
l’avatar folklorique normand de Guillaume le Conquérant, que ses
sujets, dit-on, appelaient familièrement le gros roi Guillemot. Tout
monument ancien lui était attribué, ce qui aurait donné naissance
à l’expression. Précisons toutefois que la légende lui attribue un
caractère violent. En regard, le folklore russe connaît un certain
tsar Gorokh [lit. « petit pois »], dont l’étymologie est, comme souvent,
source de plusieurs interprétations. Selon le folkloriste du xixe
siècle A. Afanas´ev, le nom du tsar Gorokh serait le nom tabou du
dieu Perun [dieu païen de la foudre et du tonnerre chez les Slaves].
Chez les anciens Germains, les pois étaient consacrés à Thor, le
dieu du tonnerre. Gorokh serait ainsi à rapprocher de grokhotat´
[gronder], grokhot [grondement]. À la fin du xixe siècle, un autre
parémiologue voyait dans la formule russe l’adaptation au dicton
grec très répandu presbyteros Kodros (« plus vieux que Kodr »), fai-
sant allusion au roi mythique d’Attique Kodr, dont un lettré russe
aurait transposé le nom en passant de Ko[d]ro- à Goro. Quelle que
soit l’étymologie de ce nom, ce qui importe est la dimension my-

Études et travaux, décembre 2016


186 Stéphane Viellard

thologique présente aussi bien en français qu’en russe, qui place


les deux expressions dans un même type de champ culturel.
Le pari est parfois plus facile à tenir lorsque le proverbe n’im-
plique pas de référents historiques :
(25) En parlant d’Un homme qui cherche Говоря о том, кто ищет вещи держа
ce qu’il a entre les mains, on dit prover- ее в руках, употребляется пословица
bialement : Il cherche son âne, & il est Il cherche son âne, & il est dessus, он
dessus. ищет осла сидя на нем, PhrasРукавицы
за поясом, а других ищет [En parlant de
celui qui cherche une chose en la tenant à
la main, on emploie le proverbe Il cherche
son âne assis dessus, ses moufles sont à
sa ceinture, et il en cherche d’autres].

Les traducteurs ont procédé en deux temps : traduction litté-


rale de la formule française imagée, puis équivalent russe attesté.
Les structures syntaxiques des formules française et russe sont
proches, l’équivalence procédurale est respectée. Même procé-
dure dans les exemples suivants, où l’on a un travail sur deux
variantes d’un même proverbe :
(26) [entrée « Âne »] On dit proverbia- À laver la tête d’un âne on perd sa lessive
lement & figurément, À laver la tête Phras
Сколько с быком не [sic] биться, а
d’un âne, on y perd sa lessive, pour молока от него не добиться [lit. On a
dire, que C’est perdre ses soins & ses beau se battre avec taureau, on n’en tirera
peines, que de vouloir instruire & corriger pas de lait].
une personne stupide & incorrigible.

(27) [entrée « More »] On dit encore pro- À laver la tête d’un More, on y perd la [sic]
verbialement, en parlant d’Un homme à lessive, Арапа сколько ни мой, бел не
qui l’on a voulu inutilement faire entendre будет ; PhrasЕму что ни говори, как горох
raison, ou que l’on a voulu persuader, стене [sic] [On a beau laver un More, il
sans y pouvoir réussir, qu’À laver la tête ne sera jamais blanc ; quoi qu’on lui dise,
d’un More, on y perd sa lessive. rien n’a d’effet sur lui m.-à-m. : comme un
pois contre un mur – la variante moderne
est Как об стену горох ; ou encore : Как
горох к стене не лнет (Barsov 1770,
p. 96)].

Dans les deux cas, le DFR ne reprend pas la glose du DAF.


Dans certains cas, l’équivalence procédurale n’est pas respec-

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


La traduction des proverbes dans le dictionnaire français-russe 187

tée. Seule compte l’équivalence sémantique :


(28) On dit proverbialement & figurément, Послов. Après la mort, le médecin, после
Après la mort, le Médecin, pour dire, Un смерти врач ; PhrasПропустя лето, да в
remède, un secours tardif. лес по малину схватился, да уж поздно
[Après la mort le médecin ; Ayant laissé
passer l’été, (il) est parti dans la forêt cher-
cher des framboises, mais il était trop tard]
Спустя пору, в лес по малину не ходят
[Passé la saison, on ne va pas dans la
forêt chercher des framboises (Barsov,
1770).

(29) On dit proverbialement, qu’Il n’est pire Послов : Il n’est pire eau que celle qui dort,
eau que celle qui dort, pour dire, qu’Un Phras
В тихом омуте черти водятся, то
homme taciturne, sombre, morne, est plus есть : пасмурный и молчаливый человек
dangereux que celui qui parle beaucoup. опаснее говоруна [m.-à-m. : dans calme
fosse diables fréquentent, c’est-à-dire un
homme sombre et taciturne est plus dange-
reux qu’un parleur].

La traduction littérale est suivie d’une sorte de saynète qui


intègre la glose à l’énoncé. Le recueil de Barsov indexe une ver-
sion plus brève à valeur prescriptive : Spustja poru, v les po malinu
ne khodjat [Passé la saison, on ne va pas dans la forêt chercher
des framboises]. Mais l’équivalence sémantique est-elle vraiment
respectée ? Une formule synonyme est celle de l’exemple 33 (C’est
la moutarde après le dîner).
L’analogie sémantique peut n’être qu’apparente :
Le proverbe français fait référence à l’eau stagnante, alors que
le proverbe russe est fondé sur l’image de la fosse profonde que
l’on peut trouver dans un lac ou une rivière.

Équivalence rythmique
Lorsqu’un proverbe français est traduit par un proverbe russe
de même équivalence (catégorielle, procédurale), le rythme éven-
tuel du proverbe français n’est pas nécessairement le même que
celui du proverbe russe et vice versa. Mais les traducteurs se sont
efforcés, dans certains cas, de respecter l’équivalence rythmique :

Études et travaux, décembre 2016


188 Stéphane Viellard

(30) On dit proverbialement, en parlant Пословица о вине : qui bon l’achète, bon le
de vin ou de quelque autre liqueur, Qui boit, дорого купится, хорошо выпьется,
bon l’achete, bon le boit ; & ce proverbe Phras
Дорого да мило, дорого купится,
s’applique à toutes les denrées qu’on хорошо выпьется дешево да гнило [litt. :
achete. » (4e éd.). Proverbe sur le vin : ça s’achète cher, ça se
boit agréablement, c’est cher, mais ça plaît,
c’est bon marché, mais c’est pourri].
La formule française se caractérise par son parallélisme
anaphorique (bon/bon), syntaxique (Adv.+Pron.+Vb.) et sa struc-
ture octosyllabique si on la lit en prononçant le «  e  » final de
« achète », ou un rythme a4/a3. La formule russe est construite sur
un parallélisme syntaxique (Adv.+Conj.) et accentuel.
Mais les traducteurs semblent avoir eu le souci de maintenir
un rythme même lorsque la formule n’est apparemment pas at-
testée dans les recueils :
(31) On dit proverbialement, Un peu d’aide Говорится пословицею : Un peu d’aide fait
fait grand bien, pour dire, qu’Un petit se- grand bien, как помощь ни мала, однако
cours ne laisse pas d’être quelquefois très- иногда весьма полезна [litt. : quelque
utile. Et Bon droit a besoin d’aide, pour dire, petite que soit l’aide, elle est parfois fort
que Quelque bonne que soit une affaire, il utile]. Bon droit a besoin d’aide, как дело
ne faut pas laisser de la solliciter. (4e éd.) ни право, а за ним ходить надобно [litt. :
quelque juste que soit la cause, il faut s’en
occuper].
La formule kak pomošč´ ni mala, odnako inogda ves´ma polezna
est construite sur un rythme ïambique régulier qui fait penser
qu’elle peut avoir été tirée d’une œuvre littéraire. La seconde for-
mule est construite sur le même modèle syntaxique (subordonnée
concessive), mais sans rythme régulier.
La traduction de Donner à dieu n’appauvrit homme, de structure
octosyllabique, est construite sur un schéma ïambique :
Dajuščaja ruka ne oskudeet (U — U U U — U U U — U)
Le traitement de Qui aime bien, châtie bien est particulièrement
intéressant :
(32) On dit proverbialement, Qui bien Говорится пословицею : Qui bien
aime, bien châtie, pour dire, Que c’est aime, bien châtie, Кто любит, тот и
aimer véritablement quelqu’un, que de le наказует.
reprendre de ses fautes.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


La traduction des proverbes dans le dictionnaire français-russe 189

Le russe possède une formule enregistrée dans les recueils du


xviiie siècle (par exemple dans le recueil anonyme de Barsov, 1770) :
Phras
Kogo ljublju, togo i b´ju [lit. Qui j’aime, je le frappe]. Ce n’est ce-
pendant pas cette forme que retiennent les traducteurs, mais une
traduction plus littérale qui met en valeur le verbe nakazyvat´ « pu-
nir », qui correspond au français « châtier » dans le sens d’éduquer.
La littérature vieux-russe offre ainsi des textes intitulés « Nakazanie
otca k synu », qui correspondent à ce que l’on trouve dans la litté-
rature médiévale française sous le titre de Castoiement d’un père à
son fils. L’évolution sémantique du russe nakazanie [dont le premier
sens est « instruction, indication » et nakazati « instruire, éduquer,
conduire à la vertu »] et du français castoiement/châtiment est stric-
tement parallèle. Le rythme de la formule française a3/a3 est rendu
ici aussi par un schéma ïambique en russe.

Équivalence syntaxique
Il est plus difficile de trouver entre les proverbes équivalents
des équivalences syntaxiques10. Les modèles syntaxiques les plus
proches sont les constructions fondées sur le groupe symétrique en
Qui…, … reposant en russe sur une symétrie explicite : Kto…, t[…].
Cf. exemple (32) avec sa variante plus familière Kogo ljublju, togo i b´ju.
Mais l’exemple (30) montre que l’équivalence n’est pas automatique.
Les structures françaises mettant en avant une antithèse
peuvent être rendues en russe par une concessive : cf. exemple
(31), mettant en œuvre l’opposition sémantique [petit]/[grand].
Certaines formules sont de toute évidence des calques.
(33) On dit aussi proverbialement & figu- Послов. C’est de la moutarde après le
rément d’Une chose qui vient lorsque l’on dîner, это горчица после обеда, это не
n’en a plus besoin, que C’est de la mou- надобно теперь, уж поздно [litt. : c’est
tarde après dîner. moutarde après déjeuner, c’est non néces-
saire, il est trop tard]

10.  Dès le xixe siècle, la syntaxe des proverbes russes a intéressé les grammai-
riens. Dans l’abondante littérature parémiographique russe actuelle, signa-
lons l’ouvrage de Zamir K. Tarlanov (1999), où l’auteur analyse de manière ap-
profondie la structure syntaxique des proverbes russes anciens et modernes.

Études et travaux, décembre 2016


190 Stéphane Viellard

Or le DAR (t. II, col. 259) indexe à l’entrée « Gorčica » [mou-


tarde] la forme Posle užina gorčica [litt. : après (le) dîner (la) mou-
tarde] et glose « signifiant toute action ou bienfait fait trop tard ».
La moutarde est décrite dans le DAR comme une « herbe dont les
graines sont réduites en farine et importées chez nous en petits
pots de verre depuis la Hollande, la France et l’Angleterre, où on
la sème dans les champs. Cette farine est mélangée à du vinaigre
et du sucre et constitue alors un condiment épicé pour les plats
froids et salés, mais aussi pour les rôtis. La moutarde pousse aussi
en Russie, mais elle le cède en force à la moutarde importée ».
Cette notice encyclopédique montre que le condiment relève de
la culture étrangère. La formule phraséologique aussi.
L’exemple (28), qui donne un équivalent russe, montre que
les structures logiques ne correspondent pas nécessairement aux
structures syntaxiques.
L’exemple (25) montre une structure analogue, mais avec in-
version des propositions.
***
L’étude de ce document exceptionnel que constitue la traduc-
tion russe du Dictionnaire de l’Académie française donne un aperçu
de l’extraordinaire complexité que représente le transfert des uni-
tés phraséologiques d’une langue à l’autre. La « société de gens
de lettres » qui s’était attelée à cette tâche monumentale s’en est
acquittée tant bien que mal, à une époque où la parémiologie n’en
était encore qu’à ses balbutiements, et où la traductologie, encore
à constituer, ne pouvait se dégager que de la pratique traduisante
intensive à laquelle se livra une époque hardie et vaillante, aussi
bien dans les domaines des lettres et des sciences que dans celui
de la lexicographie. L’attention portée à la langue et aux langues,
dans leur lexique et leur phraséologie, entrait ainsi dans cette en-
treprise de modernisation de la Russie qui reste l’une des grandes
caractéristiques culturelles du xviiie siècle russe.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


La traduction des proverbes dans le dictionnaire français-russe 191

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Études et travaux, décembre 2016


192 Stéphane Viellard

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de plus 1. un grand nombre de Mots ; 2. environ huit mille Termes de
sciences et arts ; 3. un Vocabulaire géographique ; 4. la prononciation de
tous les mots ; 5. l’Etymologie de mots dérivés du grec et du latin ; 6. la
Conjugaison des verbes irreguliers, Paris : Remont.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


4.
Stéréotypes,
culture et identité
/
1 2016

Lieux communs
et généralités cachés
dans Gatsby le Magnifique

Mathias Degoute et Michel Viel (✝)

(CPGE, Lycée Louis-le-Grand)

(Paris-Sorbonne)

décembre 2016, pp. 195-212

Études et travaux d’Eur’ORBEM


196 Mathias Degoute & Michel Viel (✝)

C et article traite d’un aspect peu connu de Gatsby le Magnifique


(dorénavant GG pour The Great Gatsby, 1925) : la forme et le
rôle des lieux communs et autres moyens d’exprimer des géné-
ralités dans le roman de F. Scott Fitzgerald. Ces clichés, sur les-
quels s’appuie ponctuellement la narration, sont cachés à double
titre : matériellement, dans les replis du texte, mais aussi, idéolo-
giquement, dans la nébuleuse de ce qu’on peut rattacher au sa-
voir partagé, à la doxa. GG donne à voir, en effet, les faux plis que
prennent certaines des valeurs de l’Amérique des années folles.
Pourtant, le lecteur est prévenu dès les premières pages du
roman par une déclaration programmatique du narrateur :
[…] and now I was going to bring back […] et j’allais maintenant pouvoir refaire
all such things into my life and become usage de tout cela dans ma vie et rede-
again that most limited of all specialists, venir le plus limité des spécialistes, «  un
the “well-rounded man”. This isn’t just an esprit équilibré ». Cette formule n’est pas
epigram — life is much more successfully une simple épigramme. La vie, après
looked at from a single window, after all. tout, se laisse d’autant mieux appréhender
avec succès qu’on la regarde d’une unique
fenêtre.*
* Traduction de Philippe Jaworski, Folio, 2012. Toutes les traductions données ici sont tirées de
cette édition française.

Que l’on parvienne plus aisément à ses fins en se bornant à un


seul point de vue, « a single window », est peut-être une marque
d’individualisme : il s’agit en tout cas d’une devise qui paraît bien
circonscrire les événements qui nous sont narrés dans GG. Le
narrateur nous signale d’ailleurs qu’il ne s’agit pas là que d’une
épigramme, mais d’une loi véritablement élémentaire, qui plus est,
validée par l’expérience de sa vie, évoquée par cet « after all » conclu-
sif. En d’autres termes, il ne faut pas voir dans cette épigramme
seulement de la rhétorique mais un principe directeur qui nous
gouverne, ou plutôt qui favorise notre réussite. Le roman s’ouvre
ainsi sur une sorte de réhabilitation du lieu commun, antique ou-
til discursif qui remonte à la tradition des topoï censés permettre
à l’orateur d’emporter l’adhésion des auditeurs1. Cette épigramme

1.  Il s’agissait d’un arsenal de thèmes et d’arguments parmi lesquels figurait


par exemple la captatio benevolentiae, « recherche de bienveillance ».

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Lieux communs et généralités cachés dans Gatsby le Magnifique 197

qui n’en est pas une nous invite à relire GG à la recherche de ces
formules. Nous en avons trouvé une quarantaine, quarante-quatre
pour être précis, dont deux qui ne figurent que dans le manus-
crit. Ces énoncés sont très inégalement répartis : vingt-neuf pour
Nick Carraway, le narrateur, trois pour Tom, deux pour Jordan, deux
pour Wilson, un pour Daisy, un pour Myrtle, un pour un inconnu
que le narrateur appelle Owl Eyes, un pour Wolfshiem, un pour un
invité anonyme. En sus de ces quarante-deux occurrences, on doit
en ajouter deux présents dans les manuscrits, mais supprimés par
la suite. Nous donnons aux épigrammes un numéro au fil de la pro-
gression de cet article, avec renvoi à la page de l’édition Cambridge
University Press. Les références au manuscrit suivent l’édition
Matthew Bruccoli (Fitzgerald, 1991). Lorsque la source n’est pas
le manuscrit, nous l’indiquons par le signe « ensemble vide » ou
« zéro », soit Ø.
Les phrases les plus frappantes, ou celles que l’on repère en
premier, évoquent des traditions littéraires bien connues pour
leur caractère incisif, comme la maxime ou le wit. Les deux
exemples suivants font écho aux œuvres d’auteurs qui n’ont ces-
sé de remettre en cause les mœurs de leur époque :
(8) Everyone suspects himself of at least Chacun de nous s’imagine posséder au
one of the cardinal virtues. 48/59 moins une des vertus cardinales.
(1) Most affectations conceal something La plupart des poses finissent par se révé-
eventually, even though they don’t in the ler être des masques, même si cela n’est
beginning. 47/58 pas toujours vrai au commencement.

On pense ici à Oscar Wilde, ou même à La Rochefoucauld


tant le discours touche à la dénonciation d’une morale trop
bien ancrée dans les esprits. On pourrait même aller jusqu’à
dire qu’il y a dans ces énoncés quelque chose de semblable à la
maxime morale telle que pouvaient la pratiquer les moralistes
français du xviie.
Fitzgerald incorpore également ce qui pourrait se décrire
comme des proverbes :

Études et travaux, décembre 2016


198 Mathias Degoute & Michel Viel (✝)

(9) You can’t stop going with an old friend On ne rompt pas une relation avec une
on account of rumors. 19/24 amie de longue date sur de simples
rumeurs (trad. cit.).

(26) Let us learn to show our friendship for Apprenons à témoigner notre amitié aux
a man when he is alive and not after he is gens quand ils sont vivants, et non après
dead. 133/134 leur mort. (trad. cit.)
L’écriture de l’auteur dans GG se joue de la sorte des co-
des de la parémie, c’est-à-dire des proverbes. On y relève aussi
des préceptes (26), maximes-avertissements (28 et 29) et autres
truismes (5) :
(28) You may fool me, but you can’t fool Tu peux me tromper, moi, mais tu ne
God. 124-125/152 pourras pas tromper Dieu ! (trad. cit.)
(29) God sees everything. [124-125/152] Dieu voit tout. (trad. cit.)
(5) It takes two to make an accident. [Jor- Il faut être deux pour causer un accident
dan, 48/58]

Moins fréquemment, on rencontre aussi des énoncés relevant


du wit, du précepte, de la maxime-avertissement ou des truismes.
Le wit correspond à la tradition du mot d’esprit anglais, comme
le pratiquent Mark Twain, Oscar Wilde ou encore Groucho Marx.
On en trouve d’ailleurs les échos dans GG:
(6) Americans, while occasionally willing Les Américains, disposés, voire empres-
to be serfs, have always been obstinate sés à être des serfs, ont toujours obstiné-
about being peasantry. 69/86 ment refusé d’être des paysans. (trad. cit.)
(10) Human sympathy has its limits. La sympathie humaine a ses limites.
106/129 (trad. cit.)

L’exemple (10) rappelle immanquablement la phrase comique


par son indigne frivolité qu’Oscar Wilde met dans la bouche de
Lord Henry dans Le portrait de Dorian Gray : « I can sympathise
with everything except suffering  »2. L’hypocrisie des mondanités,
les vertus contrefaites et les rapports faussés font autant partie du
langage de l’illustre auteur britannique que de celui de Fitzgerald :

2.  «  Je suis en mesure de compatir à tout, sauf à la souffrance » (Wilde,


1891/1994, Chap. III, p. 50).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Lieux communs et généralités cachés dans Gatsby le Magnifique 199

(18) I like large parties. They’re so in- j’aime les grandes fêtes. Elles sont si
timate. At Small parties there isn’t any intimes. Dans les soirées où il y a peu de
privacy. [Jordan, 41/50] monde, on n’a aucune intimité. (trad. cit.)

La saillance de ces phrases est le fait de traits caractéristiques :


emploi du présent simple dans un récit au prétérit, énonciation
transpersonnelle (le sujet des phrases est impersonnel ou générique)
alors que le narrateur est homodiégétique et structure binaire ou
oppositive dans un texte au registre lyrique. Ces énoncés remplissent
tous la même fonction : rappeler les données inébranlables du bon
sens, ou plutôt d’une forme de sens commun, qui n’est pas forcé-
ment celui que partage le lecteur. Si dans la narration ces rappels
moraux sont disséminés, c’est aussi pour porter à la connaissance du
lecteur ce qui, pour les protagonistes, relève du présupposé.
Il convient dès lors de se demander si le recours à ces lieux
communs particuliers est délibéré et comment ces derniers
orientent l’interprétation du texte. Pour répondre à cette ques-
tion, nous avons comparé le manuscrit original de l’œuvre avec
le texte publié.
Fitzgerald a en effet sensiblement retravaillé certains passages
afin d’y peaufiner, voire d’insérer purement et simplement des
lieux communs. Huit occurrences sont des ajouts par rapport au
manuscrit, et non des moindres. Six d’entre elles sont attribuées
au narrateur et deux à Tom. En voici certains de Nick (11, 7, 3, 8, 19) :
(11) Ø There was after all something gor- il y avait chez lui quelque chose de somp-
geous about him, some heightened sensi- tueux, une sensibilité aigüe qu’on n’atten-
tivity that you might expect from a race yet drait que d’une race qui n’a pas encore vu
unborn. (MS 3) le jour.
If personality is an unbroken series of Si la personnalité est une suite ininter-
successful gestures, then there was rompue de gestes réussis, alors il y avait
something gorgeous about him, some chez lui quelque chose de somptueux, une
heightened sensitivity to the promises of sensibilité aigüe aux promesses de la vie.
life [...] 6/8 (trad. cit.)

Ici, avec la conjonction if qui signifie s’il est vrai que, le narrateur
nous fait passer pour une évidence l’idée que le charisme, « perso-
nality », se définit par une capacité à toujours faire le bon calcul,

Études et travaux, décembre 2016


200 Mathias Degoute & Michel Viel (✝)

celui qui mènera au succès. Rien n’est, nous semble-t-il, moins


évident. L’obsession de l’enrichissement, de la réussite sociale ain-
si que d’une forme d’hybris transparaissent dans cet énoncé qui
ne semble avoir été introduit que pour signaler qu’il s’agit là des
valeurs canoniques qui forment l’implicite de la narration.
Dans les deux occurrences ajoutées pour le personnage de
Tom, c’est l’importance des mondanités et la culture des parties
qui est énoncée, et même dénoncée par le villain du roman :
(20) MS 184 = Ø
I know I’m not very popular. I don’t give big Je sais que je ne suis pas aimé des uns
parties. 101/24 et des autres. Je ne donne pas de soirées
monstres. (trad. cit.)
Ce qui tend à dire que si l’on veut être populaire, il faut don-
ner des fêtes somptueuses.
(21) MS = Ø
I suppose you’ve got to make your house Je suppose que pour se faire des amis,
into a pigsty in order to have any friends – dans le monde moderne, il faut transfor-
in the modern world. 101/124 mer sa maison en porcherie. (trad. cit.)

Autrement dit, pour avoir des amis aujourd’hui, il faut trans-


former sa maison en porcherie.
La nécessaire reformulation de la phrase afin d’en restituer
la proposition qui constitue le présupposé social et culturel té-
moigne de l’enfouissement de ces idées générales dans la syntaxe.
Dans GG, tous les lieux communs ne sont pas formulés sous
forme de phrases indépendantes. Ces derniers sont la plupart
du temps enchâssés dans le discours, et ce, d’une manière plus
ou moins complexe.Mentionnons d’abord le cas de ceux qui fi-
gurent dans des propositions incises, de rang égal à la proposi-
tion principale :
(8) The bored haughty face that she turned to the world concealed something – most
affectations conceal something eventually, even though they don’t in the beginning –
and one day I found what it was. 47/58
Most affectations conceal something eventually, even though they don’t in the
beginning.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Lieux communs et généralités cachés dans Gatsby le Magnifique 201

Nombre des énoncés qui nous intéressent se trouvent cepen-


dant insérés dans des phrases ou syntagme de rang supérieur.
Ainsi nous avons un ensemble de propositions coordonnées :
(9) Everyone suspects himself of at least one of the cardinal virtues, and this is mine : I
am one of the few honest people that I have ever known. 48/59
Everyone suspects himself of at least one of the cardinal virtues.
(10) You can’t stop going with an old friend on account of rumors, and on the other
hand I had no intention of being rumored into marriage. 19/24
You can’t stop going with an old friend on account of rumors.
(11) Human sympathy has its limits and we were content to let all their tragic argument
fade with the city lights behind. 106/129
Human sympathy has its limits.
Nous trouvons ces énoncés en fonction de propositions subor-
données (complétives, circonstancielles, relatives, etc.) :

(12) If personality is an unbroken seriesSi la personnalité est une suite ininter-


of successful gestures, then there was rompue de gestes réussis, alors il y avait
something gorgeous about him, some chez lui quelque chose de somptueux,
heightened sensitivity to the promises ofune sensibilité aigüe aux promesses de
la vie, comme s’il était relié à l’une de ces
life; as if he were related to one of those
intricate machines that register earth- machines complexes qui enregistrent les
quakes ten thousand of miles away. 6/8 séismes à dix mille kilomètres de distance.
(trad. cit.)
Personality is an unbroken series of successful gestures. 97/118

Dans les complétives, on trouve le prétérit par concordance


des temps :
(13) and it occurred to me that there was ce qui sépare le plus profondément les
no difference between men, in intelligence hommes n’est pas à chercher dans l’intel-
or race, so profound as the difference ligence ou la race  ; c’est la différence qui
between the sick and the well. met d’un côté les malades et de l’autre les
bien portants. (trad. cit.)
There is no difference between men, in intelligence or race, so profound as the
difference between the sick and the well. 97/118

Études et travaux, décembre 2016


202 Mathias Degoute & Michel Viel (✝)

(14) I would have accepted without ques- Si l’on m’avait appris que Gatsby sortait
tion the information that Gatsby sprang des marécages de Louisiane ou du Lower
from the swamps of Louisiana or from the East Side de New York, j’aurais accueilli
lower East Side of New York. That was la nouvelle sans sourciller. La chose était
comprehensible. But young men didn’t – atcompréhensible. Mais il était impensable –
du moins aux yeux du naïf provincial que
least in my provincial inexperience I belie-
j’étais  – que des jeunes gens puissent
ved they didn’t – drift coolly out of nowhere
and buy a palace on Long Island Sound. surgir de nulle part comme par magie et
s’acheter un palais dans le détroit de Long
Island. (trad. cit.)
Young men do not drift coolly out of nowhere and buy a palace on Long Island
Sound. 41/50

(15) they [Gatsby’s reveries] were a hint [Elles] l’assuraient que le monde était un
that the rock of the world was founded rocher solidement posé sur une aile de
securely on a fairy’s wing. fée. (trad. cit.)
(16) The rock of the world is founded securely on a fairy’s wing. 77/95-96
On trouve aussi des éléments anaphoriques qui brouillent
l’identification des occurrences :
(17) The abnormal mind is quick to detect Un esprit déréglé est prompt à déceler ce
and attach itself to this quality [reserving trait de caractère chez l’individu normal et
judgement] when it appears in a normal à s’y attacher. (trad. cit.)
person,
The abnormal mind is quick to detect and attach itself to the quality of reserving
judgement when it appears in a normal person. 5/7

(18) I like large parties. They’re so intimate. At small parties there isn’t any privacy.

Large parties are intimate. At small parties there isn’t any privacy. [Jordan] 41/50

On relève aussi des propositions nominalisées régimes de pré-


positions :

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Lieux communs et généralités cachés dans Gatsby le Magnifique 203

(19) At first I was surprised and confused; Je fus d’abord surpris et gêné  ; puis,
then, as he lay in his house and didn’t tandis qu’il reposait chez lui sans bouger,
move or breathe or speak, hour upon hour, sans respirer ni parler, l’idée s’imposa à
it grew upon me that I was responsible, moi, les heures passant, que j’étais res-
because no one else was interested – ponsable, parce que personne d’autre ne
interested, I mean, [128] with that intense manifestait le moindre intérêt  –   je veux
personal interest to which everyone has parler de ce profond intérêt personnel
some vague right at the end. 127-128 /156 auquel chacun, à la fin, a plus ou moins
droit. (trad. cit.)
At the end everyone has some vague right to intense personal interest.

(20) Tom and Daisy stared, with that pecu- Tom et Daisy gardèrent les yeux fixés sur
liarly unreal feeling that accompanies the elle un long moment, avec ce sentiment
recognition of a hitherto ghostly celebrity of d’irréalité absolue que l’on éprouve quand
the movies. on reconnaît une célébrité du cinéma qui
n’était jusqu’alors qu’un fantôme. (trad. cit.)

A peculiarly unreal feeling accompanies the recognition of a hitherto ghostly


celebrity of the movies. 82/101
Enfin, on trouve des éléments énonciatifs qui rappellent que
le discours est bien porté par l’énonciateur. Dans notre corpus,
nous avons rencontré trois adverbes ou particules qui fonc-
tionnent ainsi :
After all :
(1) and now I was going to bring back all such things into my life and become again that
most limited of all specialists, the “well-rounded man”. This isn’t just an epigram – life is
much more successfully looked at from a single window, after all. 7/10
Life is much more successfully looked at from a single window.

Well :
(21) “Well, if you’re a poor driver you Mais alors, si vous conduisez mal, vous ne
oughtn’t to try driving at night.” [invité devriez pas essayer de conduire la nuit.
anonyme] /55 (trad. cit.)

If you’re a poor driver you oughtn’t to try driving at night.

Études et travaux, décembre 2016


204 Mathias Degoute & Michel Viel (✝)

So :
(18) I like large parties. They’re so intimate. At small parties there isn’t any privacy
41/50

Large parties are intimate. At small parties there isn’t any privacy.”
(19) [So] we beat on, boats against the C’est ainsi que nous avançons, barques à
current, borne back ceaselessly into the contre-courant, sans cesse ramenés vers
past. 141/172 le passé. (trad. cit.)
We beat on, boats against the current, borne back ceaselessly into the past.
L’introduction de ces généralités n’est cependant pas systé-
matiquement une manière d’apposer le cachet des années folles
et de l’Amérique du Jazz Age à l’atmosphère du roman. Dans les
exemples suivants, la portée des énoncés se veut, dans une plus
large mesure, universelle :
(3) MS = Ø
Dishonesty in a woman is a thing you On ne condamne jamais très sévèrement
never blame deeply. 48/58-59 la malhonnêteté d’une femme. (trad. cit.)

(8) MS = Ø
Everyone suspects himself of at least one of the cardinal virtues [...] 48/59

(19) MS = Ø
You can’t repeat the past. 86/106 On ne peut pas revivre le passé. (trad. cit.)

À l’inverse, deux énoncés apparentés à des généralités sont


éliminés du manuscrit : tous les deux sont de Tom, le personnage
le plus déplaisant du roman :
(22) “You’re different,” he apologized, “But « Vous n’êtes pas comme tout le monde,
these theatrical people are like Jews. One s’excusa-t-il. Ces gens exubérants sont
Jew is all right but when you get a crowd comme les juifs. On tolère un juif seul,
of them –” mais sitôt qu’on en a une foule, […] »

Soit que Tom n’a rien contre les juifs, à condition qu’il n’y en
ait qu’à dose homéopathique.
(23) “Women are funny people,” he exclaimed as we reached the Plaza, “By God they’ll
do anything for a little excitement.”

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Lieux communs et généralités cachés dans Gatsby le Magnifique 205

Autrement dit, les femmes sont de drôles d’oiseaux : elles fe-


raient n’importe quoi pour un peu d’excitation.
La suppression de ces énoncés de la version imprimée té-
moigne de l’autocensure que pratiquait Fitzgerald. Ce dernier
n’était ni antisémite ni sexiste, nous en voulons pour preuve le
personnage de Monroe Stahr dans The Last Tycoon ou les nom-
breux personnages féminins des nouvelles, mais la confusion
entre l’opinion de l’auteur et les déclarations des personnages
est courante, et il a probablement voulu ne pas laisser planer un
doute sur son propre jugement. De ce point de vue, il est intéres-
sant de noter l’évolution de l’exemple (6) :
(6) Americans, while willing, even eager, to be serfs, have always been obstinate about
being peasantry. MS 132
Americans, while occasionally willing to be serfs, have always been obstinate about
being peasantry. 69/86

Cette double modification (suppression de «  even eager » et


ajout de « occasionally ») apparaît comme une forme de prudente et
compréhensible autocensure. Il s’agit aussi de légitimer le propos
en lui apportant une nuance salutaire. Les altérations des phrases
exprimant des généralités dans la version imprimée sont aussi mo-
tivées par un autre projet : celui de coller plus étroitement aux co-
des de la gnômê, phrase autonome formulant une vérité générale
ou un conseil. Dans l’occurrence (6), l’effacement de « even eager »,
qui casse l’effet de citation et l’introduction d’« occasionally » di-
minue la généralité de l’énoncé en faisant réintervenir le narrateur,
disparaît. On observe des stratégies similaires visant à accroître le
caractère gnomique des phrases dans les exemples (2) et (24) :
(2) No amount of fire or freshness could challenge what he had stored up in his ghostly
heart. (MS 142)

No amount of fire or freshness can Nul feu, nulle glace ne rivalisera jamais
challenge what a man will store up in his en intensité avec la foule des chimères
ghostly heart. 75/93 qui se pressent dans un cœur d’homme.
(trad. cit.)

Études et travaux, décembre 2016


206 Mathias Degoute & Michel Viel (✝)

Ici, le prétérit modal could est abandonné au profit du présent


de vérité générale can : la portée de l’énoncé s’en trouve ainsi dou-
blement élargie. L’exemple (24) est plus radicalement recomposé :
(24) the intimate revelations of young
men, or at any rate the terms in which
they express them, vary no more than the
heavenly messages which reach us over
the psychic radio. (MS 2)
the intimate revelations of young men, or les confessions des jeunes gens, ou du
at least the terms in which they express moins les termes dans lesquels ils les for-
them, are usually plagiaristic and marred mulent, relèvent habituellement du plagiat
by obvious suppressions. 5/7 et sont gâtées par d’évidentes censures.
(trad. cit.)

L’introduction de l’adverbe usually qui vient nuancer un pro-


pos sinon trop catégorique, le recours au verbe be dans son sens
attributif, et le raccourcissement de la phrase sont autant d’inter-
ventions qui laissent entrevoir de la part de l’auteur une volonté
de rendre ses phrases plus proches de la gnômê.
Ainsi les lieux communs sont plus souvent cachés que mani-
festes, et demandent en général d’être reconstruits. On comprend
qu’ils aient échappé à la critique fitzgeraldienne. Leur rôle dans
l’écriture de GG est néanmoins crucial : ils sont l’expression du
sens commun, c’est-à-dire des valeurs qui ont cours dans l’uni-
vers particulier du roman. Ces derniers expriment des données
qui ne sont ordinairement pas formulées, demeurant souvent im-
plicites. Ces phrases qui se présentent comme des vérités géné-
rales ont un rapport essentiel à la doxa et donnent sens à tout un
réseau d’informations qui rend perceptible l’éthique qui a cours
dans l’univers du roman. Les lieux communs ne sont dès lors plus
à prendre comme l’expression de vérités évidentes et réductrices
mais comme la voix de la lucidité, qui tranche avec les dérègle-
ments à l’origine du tourment des personnages : « this isn’t just
an epigram », pour fermer la boucle ouverte par le narrateur au
début du roman.
La narration dresse en toile de fond une doxa réinventée et
constamment remise en question. Cette dernière est mise à mal

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Lieux communs et généralités cachés dans Gatsby le Magnifique 207

dès les premières lignes de GG : « All the people in this world, dit
le père de Nick à son fils, haven’t had the advantages that you’ve
had. » Pragmatiquement, Mr Carraway demande à son fils d’éviter
de juger ses semblables, mais littéralement il affirme qu’il n’y a
pas d’égalité parmi les hommes. Le « conseil » n’est pas à propre-
ment parler un énoncé gnomique, parce que les privilèges du plus
grand nombre, en ce qu’ils lui font défaut, sont comparés à ceux
de Nick, bien réels cette fois. La famille n’entretient-elle pas une
légende selon laquelle elle descendrait des ducs de Buccleuch ?
Remplaçons le pronom personnel par un indéfini, ou suppri-
mons-le, et nous y sommes : « Tous en ce bas monde ne jouissent
pas des mêmes privilèges (que d’autres). » Comment récuser plus
directement la première « vérité » donnée comme autosuffisante
(“self-satisfying”) de la Déclaration de l’Indépendance : “All men
are created equal” ? Nous sommes aux lignes 3 à 5 du roman.
Fitzgerald ne perd pas son temps ! Et comme si cela ne suffisait
pas, il ajoute à la fin du deuxième paragraphe : “A sense of the
fundamental decency is parcelled out unequally at birth.” La dé-
cence, ou plutôt decency, va de pair avec les privilèges, la supério-
rité morale avec la supériorité matérielle.
Honnête, Nick l’est, ou du moins prétend l’être, dans les deux
sens du mot : il est honnête homme au sens que ce mot pouvait
avoir au xviie siècle (« well-rounded man », 7), mais c’est aussi un
homme honnête, en anglais « décent ». Littéralement, il fait partie
des happy few. Contrairement à la volonté des pères fondateurs,
la société américaine est une société de classe.
(8) Everyone suspects himself of at least one of the cardinal virtues, and this is mine : I
am one of the few honest people that I have ever known. 48/59

Mais ce n’est pas tout. Un premier pilier de la doxa (le rêve


américain « d’égalité et de justice pour tous » si vous préférez), est
à terre, mais qu’en est-il de l’autre, c’est-à-dire de la religion ? Soit
l’occurrence suivante :
(4) Reserving judgements is a matter of Réserver son jugement, c’est entretenir un
infinite hope. 5/7 espoir infini. (trad. cit.)

Études et travaux, décembre 2016


208 Mathias Degoute & Michel Viel (✝)

On reconnaît dans le thème (au sens grammatical) l’enseigne-


ment du Christ d’après l’Évangile de saint Luc :
(33) Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas et vous ne serez
pas condamnés ; remettez, et il vous sera remis. (6, 37)

Le prédicat, en revanche, est du pur Nick Carraway, qui fait ainsi


du respect de la parole du Christ une vertu théologale (hope, l’espé-
rance). Nick n’est pas théologien, et il prend des risques à réécrire
les Évangiles. Mais cela n’est rien. Prenons un nouvel exemple :
(34) Conduct may be founded on the hard On peut fonder son comportement sur un
rock or the wet marshes. dur bloc de pierre ou les eaux d’un maré-
cage. (trad. cit.)

C’est de nouveau la parole de Nick, mais c’est encore celle du


Christ, telle que la rapporte ce même saint Luc 6.47-49 :
6.47 Je vous montrerai à qui est sem- 6.47 Whosoever cometh, and heareth my
blable tout homme qui vient à moi, en- sayings, and doeth them, I will shew you to
tend mes paroles et les met en pratique. who he is like.
6.48 Il est semblable à un homme, qui 6.48 He is like a man which built a house,
bâtissant une maison, a creusé, creusé and digged deep, and laid the foundation
profondément, et a posé le fondement on rock: and when the flood arose, the
sur le roc. Une inondation est venue, et stream beat vehemently upon that house,
le torrent s’est jeté contre cette maison, and could not shake it; for it was founded
sans pouvoir l’ébranler, parce qu’elle était upon a rock.
bien bâtie.
6.49 Mais celui qui entend, et ne met pas 5.49 But he that heareth, and doeth not, is
en pratique est semblable à un homme like a man that without a foundation built
qui a bâti une maison sur la terre, sans a house upon the earth; against which the
fondement. Le torrent s’est jeté contre stream did beat vehemently, and imme-
elle : aussitôt elle est tombée, et la ruine diately it fell; and the ruin of that house
de cette maison a été grande. was great.

Il est clair qu’entre une pierre dure et un sol marécageux, il n’y


a pas lieu d’hésiter. Cependant, quand on lit la phrase en entier
on comprend qu’on a affaire à une structure corrélée, avec un
may concessif dans le premier terme de la corrélation.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Lieux communs et généralités cachés dans Gatsby le Magnifique 209

(36) Conduct may be found on the hard On peut fonder son comportement sur un
rock or the wet marshes, but after a certain dur bloc de pierre ou les eaux d’un maré-
point I don’t care what it’s founded on. cage, mais au-delà d’un certain point, je
me moque de savoir sur quoi il est établi.
Risquons une glose  : «  Je veux bien admettre qu’il existe deux
types de conduite, l’une conforme à l’enseignement de l’Église,
l’autre non, mais si on dépasse les limites, la différence n’a plus d’im-
portance. » Autrement dit, Nick a très bien compris la parabole de
saint Luc, mais peu lui chaut qu’on suive ou non la leçon du Christ.
Ainsi, après avoir déchiré la Déclaration de l’Indépendance, le
voici occupé à renier les Évangiles. Cette interprétation est corro-
borée par les révisions de l’auteur. Soit cet extrait des manuscrits :
(37) “Who is he anyhow? I demanded of – Qui est-il, au juste ? demandai-je à
Jordan, “Who is Jay Gatsby? Where does Jordan, Qui est Jay Gatsby ? D’où vient-
he come from? What does he do? il ? De quoi vit-il ?
She winked one of her gray, sun-strained Elle cligna l’un de ses yeux gris, ridé par le
eyes and laughed at my curiosity. soleil. Ma curiosité la fit rire.
“Oh – a bootlegger, a movie magnate – – Oh, un contrebandier, un magnat du
from anywhere. Who knows? Who cares?” cinéma, d’on ne sait où. Qui sait ? Qui s’en
“But people don’t just come out of nowhere soucie ?
and suddenly begin living on Long island – Mais personne ne vient de nulle part
in – in splendor – like this. pour démarrer une nouvelle vie à Long
“Sometimes they do.” Island, dans un luxe aussi… aussi inouï.
“Then who are they? Tell me then they – Des fois, si.
came from the lower East Side or Galena, – Dans ce cas, qui sont ces personnes ?
Illinois and I won’t ask you any more.” 55 Dites-moi qu’ils viennent du Lower East
Side ou de Galena dans l’Illinois, et je n’en
demanderai pas plus.

The lower East Side est le quartier juif de New York où se re-
trouvaient les émigrés fraîchement débarqués. Galena est une
bourgade de l’Illinois où vivait la famille du général Grant, futur
vainqueur de la guerre contre le Sud sécessionniste, et 18e pré-
sident des États-Unis. Grant, qui avait quitté l’armée, et occupait
à Galena, d’où il fut rappelé pour sauver l’unité du pays, des fonc-
tions subalternes dans les affaires de son frère et de ses parents3.

3.  Galena, dans la mythologie américaine, c’est un peu l’équivalent de


Colombey-les-deux-Églises dans la nôtre.

Études et travaux, décembre 2016


210 Mathias Degoute & Michel Viel (✝)

Nous avons là une image chère à Fitzgerald. On retrouve en effet


Galena dans le dernier paragraphe de Tender Is the Night où il
s’agit d’une spéculation sur l’infortune de Dick Diver, désormais
séparé de sa femme et retourné aux États-Unis :
(38) Perhaps, so she liked to think, his Peut-être, se plaisait-elle à penser, que sa
career was biding its time, again like carrière attendait son heure, encore une
Grant’s in Galena; his latest note was fois tout comme celle de Grant à Galena.
post-marked from Hornell, N.Y., which is Sa dernière note portait un cachet de la
some distance from Geneva and a very poste de Hornell, N.Y., qui n’est pas tout
small town; in any case he is almost cer- prêt de Geneva, et encore moins une
tainly in that section of the country, in one grande ville. Dans tous les cas, il se trouve
town or another. 338 vraisemblablement dans ce coin du pays,
dans une ville ou une autre.

Cependant autant l’allusion à Grant s’applique, ironiquement,


à Dick Diver, privé de son aura, déchu et solitaire, qui a peu de
chance de retrouver sa gloire passée, autant elle n’a guère de sens,
associé au lower East Side, s’agissant de Gatsby. Dans la version
définitive, Fitzgerald donc a remplacé Galena par un terrain cou-
vert de marécages, et si on ne peut pas exclure l’hypothèse d’une
polysémie, New York, associé cette fois aux bayous de Louisiane
devient la ville construite sur le granit4.
La citation qui suit confirme littéralement l’interprétation que
nous avons donnée de the hard rock et the wet marshes, dont elle
est l’écho :
(37b) I would have accepted without question the information that Gatsby sprang from
the swamps of Louisana or from the lower East Side of New York./41

Nick d’ailleurs ne saura jamais de quel côté se situe Gatsby5. Il


n’est pas étonnant que l’Église catholique ait refusé des obsèques
religieuses à l’auteur de ces blasphèmes.

4.  Un détail, mais il a son importance. Dans le manuscrit, il est écrit : « the
lower East Side », la version imprimée : « the lower East Side of New York »
[c’est nous qui soulignons].
5.  Autre passage sur l’opposition de la terre et de l’eau, qu’on ne développera
pas : “There was a persistent story that he didn’t live in a house at all, but in
a boat that looked like a house”, p. 76.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Lieux communs et généralités cachés dans Gatsby le Magnifique 211

On parle sans doute un peu trop vite de « rêve américain » à


propos de Gatsby, alors que le rêve tourne au cauchemar. Cela
n’est pas un vain mot. Quand tout ou presque est consommé,
Nick fait le récit d’un rêve récurant : quatre hommes portent une
femme ivre allongée sur une civière, ils se présentent à la porte
d’une maison, sans s’être rendu compte qu’ils avaient sonné à la
mauvaise porte : the wrong house, dit le texte, tout comme la mai-
son de Gatsby, that huge incoherent failure of a house ; mais tout le
monde s’en moque. Le récit se termine par cette condamnation,
exprimée par le verbe care si prégnant dans Gatsby : no one cares.
Un destin américain modèle, consiste à partir de rien pour ar-
river à quelque chose, ce que résume la formule from rags to ri-
chess. Le vrai Américain est celui qui n’avait que des haillons pour
se couvrir et qui fera fortune. Ainsi James J. Hill, constructeur des
chemins de fer, auquel le père de Gatsby compare son fils : « If
he’d of lived he’d of been a great man. A man like James J.Hill ».
Sky’s the limit, dit un proverbe, autrement dit il n’y a pas de limites,
tout est permis. Mais la leçon de Gatsby est tout le contraire. Un à
un, tous ces clichés sont balayés :
(39) But young men didn’t – at least in my Mais il était impensable  –   du moins aux
provincial inexperience I believed they yeux du naïf provincial que j’étais  –   que
didn’t – drift coolly out of nowhere [from des jeunes gens puissent surgir de nulle
rags] and buy a palace on Long Island part comme par magie et s’acheter un
Sound [to riches]. palais dans le détroit de Long Island.
(trad. cit.)

La chute de la maison Gatsby va lui prouver qu’il avait raison.


Quant aux limites, dans un monde où le devoir des riches est de
partager ou de rétrocéder une partie de leur revenu sous la forme
de dons, Nick ne l’entend pas de cette oreille : Human sympathy
has its limits, nous dit-il. Généreux, mais pas trop !
C’est même l’individualisme des Américains, dont le proto-
type est le self-made man, qui est récusé. “Americans, while oc-
casionally willing to be serfs, have always been obstinate about
being peasantry.” (p. 69) Autrement dit, les Américains préfèrent
la servitude au travail de la terre.

Études et travaux, décembre 2016


212 Mathias Degoute & Michel Viel (✝)

D’un bout à l’autre, Nick tient un discours antidoxique.


Celui-ci peut passer inaperçu parce que Nick n’a de cesse de
se déclarer honnête, discipliné, mesuré, discret, que les va-
leurs qu’il met en avant ne sont pas celles du radicalisme. Et
pourtant !
D’abord, Nick n’est rien de tout ce qu’il prétend être. Honnête
celui qui mène en bateau trois femmes au cours du récit (celle
qu’il a laissée derrière lui « dans l’Ouest », celle qu’il a rencontrée
au bureau, et pour finir Jordan) ? Honnête, decent, celui qui sert
d’entremetteur entre sa cousine et Gatsby6 ? Les exemples tirés
du Prologue sont ainsi beaucoup plus qu’antidoxiques. Ils servent
à dénoncer les deux piliers sur lesquels reposent les mythes fon-
dateurs des États-Unis d’Amérique : le corpus législatif et la Bible.
Le destin de Gatsby nous montre que la société américaine est
une société de classes, où les riches et les oisifs s’en sortent, mais
pour les autres, eussent-ils comme Gatsby amoncelé une fortune,
plus dure sera la chute. Malgré l’accumulation de lieux communs,
ou plutôt en raison de cette accumulation, The Great Gatsby est un
roman subversif.

Bibliographie
Fitzgerald F. S. (1925 [1991]), The Great Gatsby, Cambridge; New York:
Cambridge University Press.
Fitzgerald F. S. (2012), Gatsby le magnifique, traduit par Philippe
Jaworski, Paris : Folio-Gallimard.
Wilde O. (1891 [1994]), The Picture of Dorian Gray,  London : Penguin
Popular Classics.

6.  Et encore, en passant du manuscrit à la version imprimée, Fitzgerald a


un peu molli de ce côté-là, parce qu’à l’origine il proposait sa clef au couple
adultère au cours de la deuxième réception chez Gatsby. Au moins la censure
est là, qui veille !

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


/
1 2016

Trifouilly-les-Oies, Glupov, Pinsk


et autres toponymes
sarcastiques
Les stéréotypes toponymiques
entre dénotation et évocation

Xavier Galmiche
Eur’Orbem (umr 8224, Paris-Sorbonne / CNRS)

décembre 2016, pp. 213-226

Études et travaux d’Eur’ORBEM


214 Xavier Galmiche

C omme nous l’apprend l’histoire de la culture, le nom de cer-


taines villes peuplées de fous, bizarres, idiots et autres pares-
seux, est « devenu proverbial », à commencer par l’antique cité
d’Abdera. Emblème de l’obscurantisme au temps de la grandeur
d’Athènes, la ville des Abdères, dont les habitants étaient célèbres
pour leurs bévues, attira l’attention des époques éprises des lu-
mières de la raison – Érasme en fait état dans ses Adages (Erasmus,
1559, 1353, II, IV, 53). Cette population mal embouchée inspira à
l’écrivain allemand Christoph Wieland tout un roman dans le-
quel il caricatura son propre milieu, celui des médiocres villes
de résidence allemande, ce dont il se justifiait dans sa préface
en déclarant : « L’Abdéritain finit par devenir proverbial parmi les
Grecs. […] Les bons Abdéritains ne manquaient jamais de fournir
aux moqueurs et aux rieurs quantité de ces traits de finesse qu’ils
attendaient1. » Un toponyme réel se transforme en type caractéro-
logique, stéréotype verbal d’un lieu – « stéréotoponyme », si l’on
veut, de la bêtise et de l’ignorance.
La fin du xviiie siècle se distingua par la réinterprétation de ce
motif à travers le prisme d’une double quête : du rationalisme et
des identités régionales et nationales en cours de (re)définition.
Contrepoint linguistique de ce phénomène, les nations apprirent à
déceler dans leur culture propre l’équivalent des Abdères antiques.
Wieland continuait : « Une idée d’Abdéritain, un tour d’Abdéritain
étaient chez eux à peu près ce que sont chez nous ceux des bourgeois de
Schilda ou chez les Suisses ceux des gens de Lalle2. » Ainsi s’annonçait ce
que j’ai appelé la « vogue néoabdéritaine », c’est-à-dire la déclinai-
son de ce motif classique dans la diversité des cultures particulières
par la fixation de noms significatifs de « villes de ploucs » (Galmiche,
2011)  – définissons-les ici comme «  toponymes stéréotypiques pa-

1.  «  Sie wurden endlich zum Sprichwort unter den Griechen. […] und die
guten Abderiten ermangelten nicht, die Spötter und Lacher reichlich mit
sinnreichen Zügen dieser Art zu versehen. » (Wieland, 1774, p. 53) (c’est moi
qui souligne).
2. «  Ein Abderitischer Einfall, ein Abderitenstückchen, war bei diesen
ungefähr, was bei uns ein Schildbürger– oder bei den Helvetiern ein
Lalleburgerstreich ist. » (Ibidem).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Trifoully-Les-Oies, Pinsk, Glupov et autres toponymes 215

rallèles ». Le plus fameux d’entre eux est Krähwinkel, le « Coin-des-


Corneilles », obscure bourgade dont le nom est toujours associé à
sa première utilisation en 1801 dans une prose spirituelle du poète
allemand Jean Paul [Richter] (c’est aussi le nom authentique de trois
villages allemands3). Le dramaturge Kotzebue fit de cette ville le
théâtre de ses Petits-bourgeois allemands (Deutsche Kleinstädter), farce
à succès tournant en dérision la pusillanimité des Spiessbürger, les
Philistins des bourgades.
Le paradoxe de ces toponymes alternatifs, c’est que tout en
confirmant le processus de stéréotypie caractérologique (la bê-
tise) procédant d’une généralisation, ils affirment en même temps
leur « idiomaticité » au sens strict, leur idiosyncrasie, c’est-à-dire
l’enracinement dans un contexte particulier (local, régional, na-
tional). En dépeignant Krähwinkel, Kotzebue semble dire  : «  je
vais parler de nos Abdères à nous », désignant ainsi l’actualisation
dans un contexte singulier d’un motif ressortissant de la culture
commune. Nous sommes bien dans le cas, intéressant d’un point
de vue méthodologique, où le stéréotype s’adapte, pour mieux la
recouvrir, à l’hétéronomie du réel.
Je propose dans cette étude de comprendre le fonctionnement
aux xixe et xxe siècles de cette dénomination stéréotypique, dans sa
dimension historique (on pourrait imaginer une perspective typo-
logique, en élargissant l’enquête sur les toponymes sarcastiques
à d’autres cultures, voire à toutes les cultures : la représentation
parodique d’une communauté est peut-être un universel cultu-
rel). Je me concentrerai ici sur un corpus disparate : occurrences
choisies dans des textes de l’Europe centrale du Vormärz (soit les
quelques décennies qui précèdent la révolution de mars 1848)  ;
syntagmes repérés dans des œuvres russes du xixe siècle, iden-
tifiées notamment grâce à l’article d’A.F. Belousov sur « La sym-
bolique du “trou perdu” » (Belousov, 2004)4, et remontant au xixe
siècle ; autres expressions équivalentes des cultures occidentales,

3.  En Rhénanie du Nord, Saxe et dans le Würtenberg (Büchmann, 1984,


p. 185).
4.  Je remercie Laure Troubetzkoy de m’avoir fait connaître ce texte en détail.

Études et travaux, décembre 2016


216 Xavier Galmiche

glanées de façon non exhaustive et aléatoire au cours de conver-


sations et par le recours aux imparfaites rubriques wikipedia
(notées w dans le corps du texte). Pour analyser les ressorts de ce
type de dénomination identitaire, je m’intéresserai d’abord aux
motivations morphologiques et sémantiques de ces toponymes
qui, pour ainsi dire, « dénotent l’insignifiance » ; puis à leur qua-
lité formulaire par laquelle ils acquièrent parfois la force d’évoca-
tion des proverbes et des clichés verbaux, et qui les fait participer
de la dénomination linguistique des stéréotypes.

« Toponymes stéréotypiques parallèles » :


sémanticité et iconicité

Il revient à l’approche pragmatique de rendre compte des nom-


breux éléments entrant dans le processus associant à un toponyme
le stéréotype abdéritain (par exemple la ville de Schilda citée par
Wieland, dont les habitants sont réputés pour leur bêtise) et de
dire s’il est ou non favorisé par un ou plusieurs de ses éléments
linguistiques. Ces éléments peuvent être phonétiques, liés à une
assonance cocasse, parfois proche de l’onomatopée : Perpète-les-
Olivettes, Saint-Meumeu (Québec – w.), Houtesiplou (déformation
d’Écoute s’il pleut, toponyme réel, Belgique – w), Ust-Sysolsk (le
nom réel d’une ville éloignée de Russie du Nord5), Pinsk (ville de
Biélorussie du Sud, formant un écho plaisant avec le nom de Minsk,
voir infra). Ils peuvent aussi être sémantiques  : il y en a deux au
moins dans Trifouilly-les-Oies : le sens du verbe trifouiller semble
indiquer des préoccupations basses et pusillanimes, et ce d’autant
plus – c’est important pour la suite – que ce sens n’est pas très
clair ; et l’élément animalier, les oies, est associé à la rustrerie, que
nous retrouverons en abondance. Mais comme on le voit, le son
rejoint et renforce le sens, et l’assonance (ou plutôt la dissonance)
renforce souvent le ridicule sémantique : on peut dire que dans ces
formations verbales assez complexes agit la motivation phonético-
sémantique, voire morphosémantique de la stéréotypisation.

5.  Belousov examine en détail la fortune de ce toponyme comme synonyme


du « trou perdu », art. cit., p. 461 sqq.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Trifoully-Les-Oies, Pinsk, Glupov et autres toponymes 217

Cette motivation, on doit d’abord la supposer plus active, voire


requise dans le cas de noms fictifs : Glupov, néologisme signifiant
textuellement « ville-des-idiots », rendu célèbre par l’Histoire
d’une ville de M. E. Saltykov-Chtchedrine (1869-70), ou Glupsk en
russe, comme Hlupákovo en slovaque, repose entièrement sur la
dénomination de l’arriération. Celle-ci peut être nommée par la
dénotation de la bêtise : Clocher-les-Bécasses, le village natal de
Bécassine, va plus loin par un procédé de double pléonasme
(l’idiotie de la bécasse renforce le caractère prétendument arrié-
ré du clocher breton, elle génère également le prénom de l’hé-
roïne) ; mais aussi par la dénotation de l’éloignement, comme en
témoignent les agréables toponymes du Québec francophone :
Saint-Creux-des-Bas-Fonds, Saint-Lin-des-Meumeu, Saint-Loinloin,
Saint-Loinloin de Pas-Proche, Si-Profond-du-Lointain, etc. (– w). De
façon indirecte, la motivation sémantique peut mobiliser, en tant
qu’emblèmes de l’arriération, des motifs campagnards ou pour
mieux dire, « péquenauds ». L’un des anciens avatars tchèques
des Abdères est la ville (réelle) de Přelouč, où s’entend bien le
radical louka, « la prairie » : contes pseudo-populaires et comé-
dies connaissent le personnage de Honza z Přelouče, «  Jean de
Přelouč », soit « Jeannot d’Outre-Champs », l’un des précurseurs
de Hloupý Honza, « Jeannot l’idiot », popularisé par la littérature
à tendance ethnographique de la génération « romantique »,
notamment par les contes de Božena Němcová. Dans la culture
russe, il s’agit essentiellement de motifs végétaux : Belousov, déjà
cité, mentionne ainsi les villes de Malinov (de malina, « fram-
boise »), dans Bedovik (1839) de l’écrivain et lexicographe Vladimir
Ivanovitch Dahl, mais aussi dans les Notes d’un jeune homme de
Herzen qui aurait sans doute inspiré la présence de ce toponyme
dans des pièces d’Alexandre Ostrosvki. En Europe centrale, les
motifs sont surtout animaliers : Krähwinkel, déjà cité, est imité
en tchèque par Kocourkov (de kocour, « matou », donc plus ou
moins « Chat-Ville »), en slovaque par Kocúrkovo, en hongrois par
Kecskemét (le « passage des chèvres »), celle-là une ville bien réelle
de la Grande Plaine où les bergers bulgares venaient faire paître

Études et travaux, décembre 2016


218 Xavier Galmiche

leurs troupeaux6 : ils sont les équivalents centre-européens du


tardif Clochemerle, village imaginaire du Beaujolais consacré par
le roman du même nom de Gabriel Chevallier publié en 1934, et
« devenu proverbial ». C’est dans le registre de cette ruralité gros-
sière qu’on peut ranger les motifs familiers ou vulgaires : Saint-
Pisse-qu’en-Coin (Québec – w), le « trou » et ses variations fantai-
sistes : Nogent-le-Rotrou transformé en « Nogent-le-Gros-Trou »,
« trou du cul du monde », etc.
Toutes ces expressions reposent sur des images simples et
abruptes, mais d’autant plus parlantes. Cette forte iconicité, si-
gnalons-le au passage, nous invite, dans le cadre d’une histoire
culturelle largement intermédiale, à comprendre l’interaction
des stéréotypes verbaux et iconographiques : citons par exemple,
en rapport avec la mode néoabdéritaine déjà évoquée, l’exemple
bien documenté des « Krähwinkeliades », ces caricatures impri-
mées sur des feuilles volantes qui « circulèrent entre le congrès
de Vienne et la Révolution de juillet » en diffusant « une critique
sociale dirigée contre la petite-bourgeoisie obtuse, la bureaucratie
et le fléau des fonctionnaires » (Lammel, 1992, pp. 35-36). Elles
proposaient un dessin cocasse d’un habitant de Krähwinkel,
commenté dans une légende incluant une expression idiomatique
prise au pied de la lettre. Le toponyme devenait un attribut d’un
système sémantique complexe qui lui associait le non-sens de la
situation et la caricature socio-politique, où se distinguaient des
emblèmes iconographiques consacrés par la tradition de la ca-
ricature – comme la natte (le Zopf, la « queue-de-rat »), représen-
tant une mode surannée d’un bon quart de siècle, et donc em-
blématique de la bêtise et de la réaction. L’équivalent tchèque,
les «  Kocourkoviádes » publiées vers la fin des années 1820,

6.  Ces deux villes sont ironiquement comparées dans une farce de l’un
des imitateurs « populaires » de Wieland, le pasteur slovaque et écrivain
tchécophone Jan Chaloupka (1791-1879, voir infra), où un instituteur, chargé
de dégrossir les manières rustiques du fils du bourgmestre, déclare  : «  Sa
langue se raffinera ! Et moi je m’efforcerai à ce que nul ne distingue s’il est
né à Kocúrkovo [Chat-ville], ou a Kečkemét [Chèvreville]  » (Chalupka, 1954,
pp. 7-95 : Kocaurkowo, anebo: Gen abychom w hanbě nezůstali, Acte III, sc. 20).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Trifoully-Les-Oies, Pinsk, Glupov et autres toponymes 219

accompagne la translation toponymique (Krähwinkel / Kocourkov)


d’un transfert d’emblème, la représentation des nattés s’effaçant
devant l’emblème un peu énigmatique du chat, symbolisant la
grossièreté mais peut-être aussi le bon sens des petits-bourgeois7.
Dans l’une des feuilles volantes de la propagande révolutionnaire
de 1848 représentant la décapitation symbolique qu’est la céré-
monie du coupage de nattes, le double emblème ressurgit, le chat
ayant pris l’avantage sur la « queue-de-rat » (malheureusement le
jeu de mots ne marche qu’en français).
Cet excursus du stéréotype littéraire vers la caricature gra-
phique est dans l’esprit d’époque, mais il en ouvre l’analyse
vers le registre de l’emblématique : le toponyme en est un attri-
but verbal qui fonctionne à égalité avec les attributs graphiques,
et l’on songe au fonctionnement de ce qu’était le blason de la
Renaissance, mais dans le contexte de la littérature triviale ini-
tiée par l’essor de la caricature politique liée à la naissance de la
presse de masse.
Sans surprise, les motifs verbaux de l’arriération sont interpré-
tés, dans les analyses reposant sur une anthropologie culturelle
où les expressions verbales semblent être le miroir des repré-
sentations, comme des éléments sémantiques culturels « corres-
pondant non seulement à un coloris folklorique mais aussi à une
conception typique de la culture opposant à la naturalité de la
campagne la facticité de la capitale » (Belousov, art. cit., p. 459) :
l’inflation de ces toponymes pour la plupart fictifs, surtout repé-
rée au xixe siècle, serait un reflet des processus de différenciation
culturelle entre la campagne et les centres urbains qui la rêvaient
d’autant plus qu’ils s’en éloignaient. C’est dans la logique de cette
géographie culturelle, où les campagnes se trouvent distancées
par les villes en termes de développement et de prestige, que se
trouvent associés les motifs clefs du néoabdérisme, où bêtise et
éloignement, qui finissent par être synonymes, motivent la culture
de la toponymie sarcastique.

7.  On doit ces « Kocourkoviádes »  à Jan Hostivít Pospíšil (1808-1856). Sur ce


point, voir Zíbrt (1912).

Études et travaux, décembre 2016


220 Xavier Galmiche

Notons cependant que cette explication semble un peu courte :


en privilégiant l’interprétation sociologique de l’histoire de la
phraséologie, on court le risque de méconnaître ces phénomènes
connexes propres à l’histoire littéraire sans la dynamique de la-
quelle les toponymes abdéritains n’auraient sans doute pas pu
s’imposer. La mode des toponymes parodiques à motif végétal,
par exemple, semble être aussi une réaction à la vogue, lancée à la
fin du xviiie siècle et active très avant dans le xixe, du langage des
fleurs, hérité entre autres du selam persan, inspirant des pièces
littéraires où les caractères et les passions humaines sont interpré-
tés à l’aide de propriétés établies par la botanique : la toponymie
sarcastique en serait donc une parodie. Il en va de même du motif
animalier : la propension à souligner la bestialité dans les mœurs
humaines provient évidemment d’une psychologie qui, dans l’es-
prit d’un lavaterisme diffus propre au xviiie siècle, catégorise les
individus par climats, complexions, et affinités avec des espèces
animales8. Le processus de lexicalisation ne s’explique qu’au car-
refour de motivations diverses telles que l’inventivité personnelle,
la détermination sociale et l’histoire du goût.

Insignifiance : démotivation sémantique


et culture historique

Il y a plus. Ces motivations sémantiques positives, peut-être


trop évidentes et directes, s’effacent parfois au profit d’une mo-
tivation inverse, ou pour mieux dire de démotivation. L’absence
de caractère d’un toponyme, tant dans sa forme que dans son
sens, son caractère indéchiffrable, peuvent en effet paradoxale-
ment renforcer son expressivité dans l’évocation de sa médiocrité.
Belousov a bien retracé la fortune dans la tradition littéraire russe
du procédé d’anonymisation des villes, destiné à évoquer la mo-
notonie de bourgades indifférenciées qui s’oppose à la capitale –
parfois même appliqué à de grandes villes, assimilées dès lors à

8.  Le lien entre ce type de représentation et la rhétorique de la morale des


Lumières appliquée à différencier l’homme de l’instinct animal est analysé
par Valer Mikula (1997).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Trifoully-Les-Oies, Pinsk, Glupov et autres toponymes 221

d’ennuyeuses villes de province par la réduction à une lettre du


nom réel : P. pour Petersbourg et M . pour Moscou dans Le Sensible
et le froid de Karamzine, …ov pour Pskov dans Pauline Sachs de
Droujinine, O. pour Orel, chef-lieu du Nid de gentilshommes de
Tourgéniev, etc. Cette vogue a été canonisée par la disparition
pure et simple de la lettre rescapée du toponyme réel au profit du
simple N., à commencer par la ville de N. dans Les Âmes mortes de
Gogol. Cette réduction devient, tant pis si c’est un mauvais jeu de
mots, un véritable topos de la littérature russe, dans une tradition
qui mène jusqu’à La Ville de N. de Léonid Dobytchine (1935).
D’un point de vue rhétorique, la démotivation du toponyme
peut être considérée comme une restitution verbale de la nullité
de la ville en question, à condition qu’on accepte le saut qu’elle
implique dans les processus d’énonciation et de communication :
un toponyme motivé (Glupov, Clochemerle, etc.) est supposé com-
préhensible tant par le personnage, le narrateur, l’auteur que le
lecteur et le commentateur ; un toponyme démotivé (N.) unit l’au-
teur et son lecteur dans un pacte d’interprétation de la réalité
considérée dans sa nullité, à l’insu – et, en l’occurrence, aux dé-
pens – du pauvre personnage (voir supra) et peut-être même du
narrateur. Ce passage de la dénotation à l’interprétation et presque
à la taxinomie (un regard hiérarchisant posé sur le monde) pro-
duit des réactions en chaîne. Il fait basculer d’une communica-
tion  (celle, exotérique, de l’explicite) à l’autre  (celle, ésotérique,
du sous-entendu), du comique à l’ironie, etc. Cette possible in-
clusion de l’asémanticité dans la stratégie du stéréotype a aussi
pour conséquence de nous forcer à reconsidérer la fixation de
noms réels comme « toponymes stéréotypiques parallèles » : non
pas tant ceux que leur caractère cocasse destine aux calembours,
comme Kecskemét, la « ville des chèvres » hongroise, mais bien
plutôt ceux qui, justement, sont d’une remarquable nullité. Ils ne
veulent rien dire et donc se distinguent paradoxalement par leur in-
signifiance : les Fockberg, Lalenburg, Wasungen allemands, Gotham
anglais, et peut-être l’antique Abdera, que l’arbitraire du signe a
fixés dans la moyenne, entre le sens et l’absurde, ni excentrique ni

Études et travaux, décembre 2016


222 Xavier Galmiche

inexistant, simplement banal. Si parallélisme il y a, c’est celui que


l’on suppose, par une sorte de cratylisme spontané, entre l’ab-
sence de caractère du lieu réel et la fadeur de son nom.
Mais l’analyse rhétorique, même si elle associe linguis-
tique et stylistique, ne suffit pas. Les stéréotypes toponymiques
connaissent, on l’a dit, des vogues successives (il s’agit pour le
corpus ici examiné de la mode du néo-abdérisme des xviiie et xixe
siècles), portées par une intertextualité très active (de nombreux
textes établissent par exemple la séquence Abdères / Krähwinkel /
Kocourkov), et qui ont laissé leur trace dans la phraséologie. Il re-
vient à l’enquête culturelle de rendre compte de cette historicité :
l’analyse peut nous faire comprendre, par exemple, la toponymie
sarcastique du xixe siècle comme un mode d’expression du stéréo-
type identitaire dans les littératures européennes à l’époque de la
naissance des nationalismes modernes. Mais il faut prendre aussi
en considération le fait que cette diffusion suscite une conscience
voire une pensée du stéréotype ; ici deux exemples.
Reprenons la phrase déjà citée de Wieland : « Une idée d’Ab-
déritain, un tour d’Abdéritain étaient chez eux à peu près ce que
sont chez nous ceux des bourgeois de Schilda ou chez les Suisses ceux
des gens de Lalle. » Les instances narratives évoquant les villes
de ploucs laissent entendre qu’elles comprennent le caractère
conventionnel de ces dénominations et le type de fonctionne-
ment sémantique sur lequel repose la fabrication de nouveaux
équivalents toponymiques. Dans une farce publiée en 1832 par
Jan Chaloupka déjà évoqué, l’héroïne, une Slovaque idiote et jo-
lie qui s’ennuie au village, déclare dans un allemand approxima-
tif : « Werd ich auch halt heirathen, aber keinen Kozurkowaner
Gawalir. Kocourkov auf Deitsch Krewinkel » : elle ne veut « pas d’un
garçon de Kocourkov, car Kocourkov, c’est Krehwinkel » (Chalupka,
1832, p. 109). Jusque dans la littérature servie au peuple (la pièce
de Chaloupka y appartient sans aucun doute) est transmise l’idée
que l’image que les peuples se font de leurs voisins et d’eux-
mêmes est véhiculée à travers des modèles tout prêts et décli-
nables à loisir, y compris par des procédés d’approximations

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Trifoully-Les-Oies, Pinsk, Glupov et autres toponymes 223

verbales. L’émergence d’un stéréotype identitaire (les farces de


Chaloupka sont parmi les premiers textes à imposer Kocourkov
comme le « toponyme stéréotypique parallèle » tchèque de l’ar-
riération) s’étaie donc sur une part d’imitation sinon délibérée,
du moins consentie. Autrement dit, ce n’est pas tant l’image qui
est stéréotypée que la façon (rhétorique : le toponyme grotesque)
qui la provoque. Il s’agit donc d’une sorte de stéréotype au carré,
qui ne s’accomplit qu’au moment de l’énonciation : c’est moins
l’image qui fait stéréotype que l’activité même de stéréotyper, pas-
sée au rang de jeu d’esprit, fût-il un peu bêta, passée au rang de
jeu de société.
Une bonne génération plus tard, l’auteur yiddishophone
Moïcher Sforim Mendele raconte dans Les Voyages de Benjamin
III les tribulations d’un Juif pauvre depuis son misérable shtetl
de Volhynie, Tunejadevka (« village de fainéants ») jusqu’à Glupsk,
« ville des idiots » (la référence à Saltykov-Chtchedrine est claire)
qu’il décrit en ces termes :
Oui, enfants d’Israël, belles âmes, idéalistes : rendez-vous donc à
Glupsk ! Pourquoi végétez-vous derrière les poêles dans les petites
bourgades  ? À Glupsk, que diable  ! Là, vous pourrez vous édifier,
vous saurez vous faire valoir, agir, plaire, séduire, et entraîner.
Mendele, 1871/1992, p. 112.

Le chercheur israélien Dan Miron a avancé l’idée que les topo-


nymes à consonance russophone chez Mendele étaient les équiva-
lents de précédents bibliques : Glupsk serait la reprise de Kesalon,
la « ville des fous », Tunejadevka celle de Betalon, la « ville des pares-
seux », et Kabtansk celle de Kabtiel, la « ville de la pauvreté » (Miron,
2000). Mais Mendele était évidemment conscient de la richesse du
même folklore littéraire, au moins dans les littératures allemande,
polonaise et russe auxquelles il fait de fréquentes allusions : il est
clair que l’auteur s’amuse à superposer ces images, en y mêlant
sans doute aussi celles qui lui proviennent de la Bible, à les compa-
rer et les bricoler pour doubler, voire tripler la réalité simple d’une
ville des idiots, Glupov, en une géographie complexe et hiérarchi-

Études et travaux, décembre 2016


224 Xavier Galmiche

sée de la détresse humaine (folie, paresse, pauvreté). Ici encore,


le caractère dénotatif de toponymes sarcastiques, d’ailleurs plutôt
grossier, s’efface devant l’inventivité verbale, et, si l’on peut dire,
devant la manie ludique d’en créer de nouveaux. Le stéréotype
se fixe bien moins comme un agencement de motifs particuliers
que par une pensée du monde réduite à des formules, à laquelle
s’accoutume la pensée, et qu’elle s’ingénie à disposer de façon
plaisante – même s’ils sont ou justement parce qu’ils sont, dans le
fond, interchangeables. Citons ici l’expression « aller de Minsk à
Pinsk » : aller d’une ville minable à une autre peut-être pire encore
(Pinsk est une ville moyenne du sud de la Biélorussie), soit passer
« de Charybde en Scylla » dans le monde de la médiocrité9.
Il est donc nécessaire de penser l’historicité du stéréotype to-
ponymique, qui le fait s’adapter et se modifier. On connaît l’idée
de plasticité, développée par Cadiot et Vassetti à propos du pro-
verbe10 : comme ce dernier, le stéréotype toponymique, en tant
que dénomination enracinée dans des effets discursifs et dans les
récits qui leur sont associés, est une formule que les locuteurs ou
les narrateurs reprennent et déforment, qu’ils doivent reprendre
pour la déformer, qu’ils ne peuvent reprendre sans la déformer.
C’est cette part aléatoire qui permet la variation considérable
que l’on peut observer entre les expressions hypericonicisées ci-
tées plus haut, et les cas relativement fréquents de dénomina-
tions a-iconiques et asémantiques par lesquelles nous voudrions
conclure, et qui culmine dans le cas du toponyme anonymisé
(N.). Il prend en effet une signification bien différente quand on
la replace en contexte historique. Anne Coldefy-Faucard a retra-
cé l’évolution de l’exploitation romanesque de la formule Ville
de N., et repéré qu’elle désigne des localités des zones de marges
et de confins (Biélorussie, Ukraine, voire Lettonie dans le roman

9.  Expression recueillie auprès de Fabienne Bergmann.


10.  « Ritualisation formulaire ne se confond pas ici avec cliché ou stéréotype.
Si prégnante que soit l’idée d’un sens parfaitement fixe, déterminé et conven-
tionnel, il convient d’observer à l’inverse la plasticité dont le proverbe fait
preuve en entrant en résonance avec la thématique du moment » (Cadiot &
Vasetti, 2008, pp. 79-91).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Trifoully-Les-Oies, Pinsk, Glupov et autres toponymes 225

de Dobytchine), notamment dans la zone de résidence (Coldefy-


Faucard, 2010). L’indétermination serait façonnée par les condi-
tions historiques de la coexistence interethnique, notamment
slavo-juive : le toponyme anonymisé serait donc la dénomination
d’un non-lieu, exprimant en creux le non-dit pesant sur des locali-
tés où une part de la population n’a pas droit de cité. La topony-
mie stéréotypique s’avère ici d’un intérêt particulier : d’une part,
elle est dénomination sans dénotation et peut apparaître comme
une évocation, voire une invocation, proche de la magie  ; mais
elle prend son sens dans le contexte culturel, contribuant non
seulement à souligner les différenciations nationales mais aussi à
indiquer discrètement le processus de la discrimination.

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Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


/
1 2016

Jeux onomastiques
dans l’œuvre de Johann Nestroy
L’exemple de Liberté à Krähwinkel (1848)

Marc Lacheny
Université de Lorraine – site de Metz

décembre 2016, pp. 227-241

Études et travaux d’Eur’ORBEM


228 Marc Lacheny

L es jeux onomastiques, auxquels Johann Nestroy (1801-1862)


accordait le plus grand soin, constituent un véritable fil rouge
dans l’œuvre du comédien et dramaturge autrichien, de sorte que
l’interprète n’a que l’embarras du choix face au corpus plétho-
rique (83 pièces) qui s’offre à lui (Walla, 1986). Toutefois, une pièce
retient tout particulièrement l’attention dans le contexte qui est
le nôtre : la comédie politique Liberté à Krähwinkel (Freiheit in
Krähwinkel). Cette œuvre occupe une place à part dans la pro-
duction de Nestroy, dans la mesure où il s’agit de la seule pièce
du dramaturge à n’avoir subi aucune entrave de la censure, ce
qui fournit à son auteur une occasion unique de pratiquer un
théâtre comique plus directement engagé que dans ses produc-
tions antérieures comme postérieures. Dans cette farce, écrite en
mai-juin 1848 en réaction à la révolution qui éclate le 13 mars à
Vienne – soit quinze jours après celle de Paris – pour se terminer
à la fin octobre de cette même année, Nestroy fait d’ailleurs dire
au révolutionnaire Ultra, apôtre auto-déclaré du « droit et de la
liberté »1 (I, 7), ce qu’il pense de la censure : c’est « un crocodile en
embuscade sur les rives du fleuve des idées qui arrache la tête des
écrivains qui y nagent2 » et « la plus jeune de deux sœurs ignobles,
la plus vieille s’appelant l’inquisition3. » (I, 14).
Après la levée de la censure, Nestroy ne laissa donc pas passer
l’occasion de traiter sur scène l’histoire politique la plus récente.
Transposé dans l’univers de la fiction, le contexte sociopolitique,
parfaitement connu du public viennois de l’époque, est exploité
pour produire un effet comique immédiat  ; en même temps, le
jeu fictionnel permet à l’auteur d’offrir un éclairage sensiblement
différent du document historique ou sociologique sur la situation
sociale et politique que la pièce décrit4.

1.  « Recht und Freiheit » (Nestroy, 1987, p. 13).


2.  « Ein Krokodil, das an den Ufern des Ideenstromes lagert und den darin
schwimmenden Literaten die Köpf’ abbeißt. » (Ibid., p. 23).
3.  «  Die jüngere von zwey schändlichen Schwestern, die ältere heißt
Inquisition. » (Ibid.).
4.  Voir à ce sujet le bel article de John R. P. McKenzie (McKenzie, 1985, p. 124).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Jeux onomastiques dans l’œuvre de Johann Nestroy 229

Après avoir, dans un premier temps, examiné la place échue aux


jeux toponymiques dans la pièce, je tâcherai de déceler les diverses
fonctions attribuées par Nestroy aux jeux anthroponymiques.

Jeux toponymiques : Krähwinkel, Vienne


et la question des stéréotypes identitaires

Marquant en quelque sorte la revanche de Nestroy sur la cen-


sure de Metternich, Liberté à Krähwinkel est accueillie avec en-
thousiasme par le public viennois : « fait exceptionnel, [la pièce]
fut jouée sans interruption tous les soirs du mois de juillet et
reprise après la fermeture annuelle du théâtre.  » (Charue, 1979,
p. 174). Elle fut tout simplement le plus grand succès théâtral de
l’année 1848 à Vienne.
Krähwinkel : genèse littéraire d’un lieu fictif
L’un des intérêts majeurs de la pièce est que Nestroy situe l’ac-
tion en un lieu fictif mais hautement signifiant  : Krähwinkel, ar-
chétype de la petite ville allemande dont le cadre satirique était
apparu dès le xvie siècle et lieu proverbial de l’esprit de clocher
allemand. Dans leur dictionnaire, les frères Grimm définissent jus-
tement Krähwinkel comme « le nom d’un lieu simplement imagi-
naire, qui passe pour l’exemple type de la petite ville étroite d’es-
prit5. ». Le terme Krähwinkel, qui signifie littéralement le « coin des
corneilles », pourrait être également (certes imparfaitement) rendu
en français par « Trifouillis-les-Oies » ou encore « Cloche-merle ».
Le premier auteur de langue allemande à avoir employé ce
toponyme allemand dans le sens décrit par les frères Grimm
est Jean Paul, dans La complainte intime des hommes d’aujourd’hui,
histoire urbaine (Das heimliche Klagelied der jetzigen Männer : eine
Stadtgeschichte), en 1801. Le dramaturge populaire allemand
August Friedrich Ferdinand von Kotzebue s’inspira ensuite de
la Petite ville (1797) de Louis Picard pour réutiliser le motif en
1803 dans sa comédie Les Petits-bourgeois allemands (Die deutschen

5.  « Der Name eines nur gedachten Ortes, der als Musterbild beschränkter
Kleinstädterei gilt » (Grimm, 1975, p. 387).

Études et travaux, décembre 2016


230 Marc Lacheny

Kleinstädter), thème sur lequel il reviendra d’ailleurs encore


en 1806 et 1809  : dans Les Petits-bourgeois allemands, Kotzebue
brosse un portrait satirique de l’esprit petit-bourgeois. Ce sché-
ma à la fois burlesque et satirique de la Krähwinkeliade forgé
par Kotzebue a été, par la suite, transporté sur les planches des
théâtres viennois par de nombreux auteurs comme Ignaz Franz
Castelli, Karl Meisl, Josef Alois Gleich et surtout Adolf Bäuerle
avec sa pièce La fausse Prima donna à Krähwinkel (Die falsche
Primadonna in Krähwinkel) de 18186.
C’est à la fois à Kotzebue et à Bäuerle que Nestroy emprunte
tant le cadre de sa farce (en particulier le nom burlesque de
Krähwinkel) qu’une partie des personnages7, tout en accentuant
la dimension satirique du propos. Kotzebue concentre l’action
de sa pièce sur un univers petit-bourgeois aspirant aux hauteurs,
incarné par la famille du maire Staar, faisant ainsi de Krähwinkel
un microcosme d’une extraordinaire vanité opposé à l’univers de
la «  Residenz  ». Nestroy fait, quant à lui, reposer la trame de sa
comédie sur la description de la petite ville de Krähwinkel, op-
primée par des tyrans et qui parvient en dernier lieu, grâce no-
tamment à l’habileté de son meneur Ultra, personnage extérieur
à Krähwinkel, à se révolter pour faire triompher les principes
nouveaux. Ainsi la bourgade de Krähwinkel apparaît-elle à la fois
comme une « structure spatiale » et comme une « entité sociolo-
gique » (Charue-Ferrucci, 1982, p. 104).
Krähwinkel, une Vienne en miniature ?
Grâce au cadre éminemment burlesque introduit dès le titre,
Nestroy pose les jalons d’une description de la révolution elle-
même placée dès l’abord sous le signe du risible, du burlesque et
du grotesque : on brise la matraque d’un agent de police et l’on

6.  Dans son article, « Krähwinkel et le Wiener Volkstheater : étude sur deux
variantes viennoises de la pièce de Kotzebue Die deutschen Kleinstädter »,
Jeanine Charue-Ferrucci indique à tort la date de 1816… avant de se corriger
p. 110 ! (Charue-Ferrucci, 1982).
7.  Sur ce point, voir en particulier Peter Pütz (1977) et Jeanine Charue-
Ferrucci (art. cit.). N. B. : la date correcte de la pièce de Kotzebue est bien 1803.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Jeux onomastiques dans l’œuvre de Johann Nestroy 231

organise un charivari sous les fenêtres du bourgmestre. Cette


révolution s’achèvera, sur la barricade où des femmes déguisées
remplacent les étudiants absents, en mascarade (III, 24‑25).
À travers Krähwinkel, Nestroy s’en prend à une bourgade
éminemment réactionnaire, protégée par une garnison famé-
lique (II, 2), peuplée de nobliaux étroits d’esprit et abritant un
couvent où vivent les redoutables Rédemptoristes, ensemble que
l’on ne tarde pas à identifier comme la figuration d’une Vienne
« codée », voire d’une Autriche en miniature qui fait ici l’objet
d’une critique « oblique » plutôt que frontale. Les deux comé-
dies de Kotzebue et Bäuerle reposaient encore sur la polarité
«  Residenz  »  / Krähwinkel. Nestroy transpose cette opposition à
Krähwinkel et Vienne, « Residenz » par excellence, pour montrer
qu’une telle polarité n’est qu’apparente, « à la fois […] avatar de
la bourgade étriquée, stigmatisée naguère par Kotzebue, et aussi
une Vienne en miniature, une sorte de modèle réduit que Nestroy
va offrir aux spectateurs viennois. » (Ibid., p. 113). Dès son entrée
en scène, le personnage d’Ultra se présente d’ailleurs justement
comme venant « de l’Autriche glorieuse et rayonnante de liber-
té8 » (I, 7) et, dès la scène suivante, il rapporte la joie des journa-
listes viennois enfin libérés de la censure (I, 8).
En d’autres termes, Krähwinkel constitue une image symbo-
lique, rétrécie et donc comique, de l’Autriche d’avant mars 1848,
avec ses gouvernants tout-puissants s’appuyant à la fois sur l’armée,
sur l’administration et sur le clergé pour conserver leur suprématie
et étouffer toute forme de révolte. Dans une tirade, Ultra précise
d’ailleurs lui-même que Krähwinkel détient en réduction tout ce
qui caractérisait Vienne, notamment «  un petit tyran absolu9  » (I,
8). Avec son administration tatillonne, Krähwinkel représente un
concentré, une image réduite et caricaturale de la bureaucratie im-
périale dont Nestroy fait une satire implacable : à l’instar de Vienne,
Krähwinkel possède, outre sa « petite bureaucratie » et son « petit

8.  « Aus dem glorreichen, freiheitsstrahlenden Österreich  » (Nestroy, op. cit.,


p. 13).
9.  « Ein absolutes Tyrannerl » (Ibid., p. 17). 

Études et travaux, décembre 2016


232 Marc Lacheny

tyran absolu », « un petit ministère irresponsable […], une petite


censure, de petites dettes d’État bien trop grandes pour ses pe-
tites forces10  » (I, 8). Par ailleurs, Nestroy ajoute aux personnages
typiques empruntés à Kotzebue et Bäuerle deux artisans aisés, un
ferblantier et un fourreur, qui évoquent bien plus l’univers de la
petite bourgeoisie viennoise que celui d’une quelconque bourgade
perdue peuplée de « ploucs » : face à la révolution, le souci premier
de ces personnages est de préserver leurs intérêts, notamment pé-
cuniaires (I, 1), voire de tirer profit de la situation, tout en jouissant
du divertissement qu’elle leur offre (II, 12).

Jeux anthroponymiques : satire sociale et politique ?


En dehors des jeux toponymiques, l’une des autres caractéris-
tiques majeures du théâtre de Nestroy tient à l’intensité des jeux
anthroponymiques, qui reflètent la dimension indissociablement
ludique et satirique11 de la production dramatique nestroyenne.
Les noms « parlants »
Dans sa satire politique, Nestroy, en praticien du théâtre et en
comédien rompu aux rôles comiques, fait la démonstration des
vastes ressources linguistiques dont il dispose : outre les multi-
ples jeux de mots, comparaisons comiques et calembours dont la
pièce et, plus généralement, son théâtre regorgent (sans compter
les multiples déguisements et quiproquos qui donnent à l’en-
semble un rythme effréné propre au genre de la farce), Nestroy
recourt aux jeux anthroponymiques, accordant notamment une
place de choix aux noms « parlants » à effet burlesque – lesquels
renseignent sur les particularités et/ou l’origine des person-
nages concernés.
Dans l’œuvre de Nestroy, les noms éloquents de métiers sont
rarement connotés positivement, mais comportent le plus souvent
une large part d’ironie à l’égard des personnages ainsi dénom-

10.  «  Ein unverantwortliches Ministeriumerl […], ein Zensurerl, Staats-


schulderln, weit über [ihre] Kräfterln » (Ibid.).
11.  Pour plus de précisions sur cet aspect, voir Jürgen Hein (1970).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Jeux onomastiques dans l’œuvre de Johann Nestroy 233

més12. Avant même le lever de rideau, l’attribution par Nestroy de


noms signifiants à de nombreux personnages promettait en outre
à la partie du public à même de lire le programme plaisir et di-
vertissement, tout en favorisant une double distinction entre per-
sonnages comiques et personnages sérieux d’une part, entre per-
sonnages comiques intelligents et sots d’autre part (Walla, art. cit.,
p. 87) : il y a toujours chez Nestroy ceux qui savent jouer et ruser
avec le langage (les « raisonneurs » comme Ultra) et ceux qui en
sont les victimes, la plupart du temps ridicules.
Dans le cas présent, ce sont les représentants de la « réaction »
qui se voient dotés de noms parlants à effet comique et/ou sati-
rique. Contrairement à ses autres pièces bridées par la censure
(Ibid., p.  88), Nestroy ne s’est pas privé ici de se moquer ouver-
tement de l’aristocratie. Ainsi, le nom d’oiseau à effet burlesque
Sperling Edler von Spatz, attribué à un poétaillon versatile qui
devient le thuriféraire du pouvoir en place, accentue d’emblée
l’ironie à l’égard du personnage inventé par Kotzebue. Chez ce
dernier, le poète distingué auteur de quelques vers bucoliques (II,
10 et III, 13) s’appelait simplement Sperling, c’est-à-dire moineau ;
chez Nestroy, il disperse une manifestation par la simple lecture
des premiers vers fastidieux et laborieux d’une de ses produc-
tions (II, 3), prononce tour à tour une ode au knout en l’honneur
du « général russe » annoncé (II, 3) et un hymne à la liberté (III,
1) – tous deux également ridicules. Il est fort possible qu’à tra-
vers ce personnage, Nestroy ait visé l’opportunisme de certains
auteurs de son temps. Le nom de Reakzerl Edler von Zopfen, for-
gé cette fois entièrement par Nestroy et qui signifie littéralement
«  petit réactionnaire noble de la tresse  » (le symbole par excel-
lence de l’absolutisme), est celui d’un autre notable réactionnaire
de la cité ; Frau von Schnabelbeiss (« Madame de Mord le Bec »)
est le nom comique d’une autre représentante de l’aristocratie ;
Rummelpuff, nom emprunté directement à Bäuerle et signifiant

12.  Dans son article, Friedrich Walla parle à ce sujet d’une « interpénétration
entre la désignation du caractère et celle de la profession » [Durchdringung
von Charakter- und Berufsbezeichnung] (Walla, art. cit., p. 83).

Études et travaux, décembre 2016


234 Marc Lacheny

littéralement « bruit de vacarme », est le commandant effective-


ment tonitruant des troupes de Krähwinkel et correspond au type
comique du soldat fanfaron (miles gloriosus) emprunté à Plaute. Le
maire, un petit tyran ironiquement nommé « Bürgermeister und
Oberältester  » («  Bourgmestre et vieillard chenu  »), ne s’en tire
pas à meilleur compte : se laissant duper par les déguisements
successifs d’Ultra, il trouve réconfort dans l’apparition soudaine
d’un pseudo-« prince russe » (II, 4-7), tombe en pâmoison lorsque
surgit Ultra déguisé en un « commissaire européen de la liberté et
de l’égalité13 » (II, 15) qui arbore la cocarde tricolore (Nestroy cari-
caturant ici cette sorte de mode que la révolution connut alors sur
le plan européen) ou choisit piteusement de s’enfuir à Londres
(comme Metternich) au moment où ses troupes se trouvent
confrontées à une « Légion académique » composée de filles de la
bourgade déguisées en étudiants (III, 4).
On serait tenté d’en déduire que Nestroy, décrivant non sans
jubilation la défaite à Krähwinkel des forces réactionnaires dont
il dépeint la malhonnêteté et la pusillanimité, prend ouverte-
ment parti pour les conquêtes des démocrates viennois et de la
révolution : abolition de la censure, liberté de la presse et liber-
té d’expression. Ce serait pourtant méconnaître à la fois le fonc-
tionnement du discours satirique, qui ne ménage aucun des deux
camps, et la tonalité générale de la pièce, dominée par l’ironie et
le sarcasme : ainsi le nom donné au personnage principal, Ultra,
a-t-il également pour fonction de mettre en garde le spectateur
contre les opinions parfois excessives de son protagoniste. Les
« radicaux » de Krähwinkel, décrits comme honnêtes et sympa-
thiques, ne sont pas davantage épargnés par la verve satirique de
Nestroy : les slogans libertaires lancés par Ultra se heurtent à la
prudence et à la frilosité des petits employés libéraux, présentés
en suiveurs envieux surtout de préserver leur situation (I, 1, I, 12 et
II, 8) et considérant la révolution d’abord comme une distraction,
un spectacle ou un jeu à même d’assouvir leur curiosité (II, 10 ou

13.  «  Ein Abgesandter von der europäischen Freiheits- und Gleichheits-


Kommission » (Nestroy, op. cit., p. 48 ).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Jeux onomastiques dans l’œuvre de Johann Nestroy 235

II, 11 : « Regarder un petit peu de révolution14. »).


L’usage, traditionnel dans le théâtre populaire viennois, que
Nestroy fait des noms « parlants » inspirera plus tard d’autres
grands noms des lettres autrichiennes comme le satiriste vien-
nois Karl Kraus dans Les derniers jours de l’humanité (Poldi
Fesch : I, 1 ; Anton Grüsser-Kourbett : II, 7 ; Wahnschaffe : III, 7 ;
Beinsteller-Crocenjambe et Fallota : IV, 10) et Robert Musil dans
L’Homme sans qualités (le général Stumm von Bordwehr).
Satire du système Metternich  
Il existe une deuxième catégorie de jeux anthroponymiques
propre à la pièce Liberté à Krähwinkel, en raison de la suppres-
sion (provisoire) de la censure  : l’utilisation satirique de per-
sonnes réelles, tirées de l’actualité historique la plus récente. Ainsi
Metternich, qui avait abdiqué le 13 mars 1848 et pris la fuite, dès
le lendemain, pour rejoindre l’Angleterre, fait-il l’objet, dans le
troisième acte de la pièce, de moqueries particulièrement acerbes.
Portant le masque de Metternich, Ultra se présente au troisième
acte (III, 14) « en qualité de diplomate, pourvu d’une chevelure grise et
d’un nez d’aigle », et « vêtu d’un uniforme d’État richement brodé »15,
ce qui permet à Nestroy de caricaturer avec un plaisir non feint
l’ancien chancelier autrichien, dont il rappelle la fuite précipitée à
Londres. La satire se poursuit à travers l’intervention de l’employé
de mairie Klaus – un personnage déjà présent dans les pièces de
Kotzebue et de Bäuerle –, qui croit reconnaître en Ultra déguisé
Metternich, «  le grand inventeur des dettes de l’État16  » (III, 16).
Dans ce personnage, Nestroy stigmatise l’alliance de l’Église et
du pouvoir sous le régime de Metternich  : bigot sectaire et bor-
né, Klaus est dépeint comme le serviteur fidèle de l’absolutisme
municipal («  Je suis dans l’administration, et nous n’aimons pas
que l’homme soit libre17 » : I, 2), qui se règle en tout point sur ce
14.  « A bisserl Revolution anschaun. » (Ibid., p. 45).
15.  « Als Diplomat gekleidet, mit weißer Frisur und Adlernase » ; « in reich-
gestickte Staatsuniform gekleidet » (Ibid., p. 62).
16.  « den großen Erfinder der Staatsschulden » (Ibid., p. 63).
17. « Ich bin vom Amt, und wir lieben das nicht, daß der Mensch frei is. » (Ibid., p. 6).

Études et travaux, décembre 2016


236 Marc Lacheny

que disent les Rédemptoristes18 (I, 6). Évoquant avec ironie dans
son premier couplet (I, 7) le «  système des vieilles perruques  »
(Zopfensystem)19 qui a tyrannisé l’Autriche d’avant mars 1848, au-
trement dit le système absolutiste de Metternich, dont il retrace
la puissance puis la chute, Ultra décrit plus généralement une pé-
riode, celle du Vormärz, où les citoyens étaient privés des formes
les plus élémentaires de liberté, comme la liberté d’expression (I,
7). Dans plusieurs scènes clés de la pièce (I, 24 ; III, 3 ; III, 22), le sa-
tiriste rappelle d’ailleurs la menace que les forces antirévolution-
naires et le désintérêt pour la politique font peser sur la liberté.
Au-delà du cas particulier de Metternich, Nestroy s’en prend
donc ici aux excès du régime qu’il a institué, à la corruption des
hauts fonctionnaires, à la censure, à la bureaucratie, au rôle du cler-
gé et à la spéculation financière. Il n’est qu’à se rappeler les prin-
cipes, en vigueur depuis le xviiie siècle en Autriche, exposés par
Hägelin dans son écrit sur la censure – notamment la défense de la
« constitution d’État » (Staatsverfassung) et des « règles existantes »
(bestehende Gesetze), qui ne pouvaient être effleurées ou tournées en
dérision de quelque manière que ce fût – pour comprendre le suc-
cès éclatant obtenu par une pièce enfin libérée de la censure d’État.
La position d’un satiriste20
Cette étude anthroponymique nous permet d’avancer la
thèse suivante : dans sa pièce, mélange singulier de farce, de
comédie d’intrigue et de satire politique, Nestroy ne ménage ni
les révolutionnaires, présentés sous les traits de petits-bourgeois
aspirant à davantage de liberté, mais se contentant la plupart

18.  «  Ich richt’ mich in allem nach dem, was mir die Ligorianer sagen, das
sind meine Leut’.  » [«  Je me règle en tout point sur ce que me disent les
Rédemptoristes, ce sont des gens comme moi. »] (Ibid., p. 11).
19.  On doit à Hugo Aust une réflexion très pertinente sur le motif du « Zopf »
dans l’œuvre de Nestroy (Aust, 1995).
20.  À ce sujet, voir aussi la postface à Freiheit in Krähwinkel de Jürgen Hein
(Nestroy, op. cit., pp.  77-88), et plus précisément: «  L’attitude de Nestroy à
l’égard de la révolution est celle du satiriste, qui attaque les absurdités de
tous côtés […] » [Nestroys Haltung zur Revolution ist die des Satirikers, der die
Verkehrtheiten von allen Seiten angreift […]] (Ibid., p. 81).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Jeux onomastiques dans l’œuvre de Johann Nestroy 237

du temps de belles idées ou de phrases grandiloquentes qui


tranchent avec leur indolence et leur inaptitude à l’action (du
reste fustigées dès le chant d’entrée d’Ultra  : I, 7), ni les dé-
fenseurs du conservatisme incarné par le système Metternich :
en mettant en scène la petitesse et la couardise communes aux
deux bords politiques représentés à Krähwinkel, Nestroy s’érige
en faux contre toute tentative d’élaboration « d’une image lau-
dative (et autolaudative) des identités collectives ou communau-
taires.  » (Galmiche, 2011, p.  260). Comme nulle autre pièce de
cette époque, Liberté à Krähwinkel documente les clichés iden-
titaires21 de 1848 en cataloguant rigoureusement les stéréotypes
produits par la Révolution. En l’occurrence, les slogans princi-
paux des révolutionnaires – humanité et liberté – sont soumis à
une observation éminemment satirique. Dès le tout début de sa
pièce, Nestroy souligne le caractère contradictoire du discours
des habitants de Krähwinkel sur la notion, abstraite et étrangère
à leurs yeux, de liberté : « Nous voulons la liberté ! / Nous l’ob-
tiendrons de haute lutte et nous l’emprisonnerons à vie22. » (I, 1).
On peut ici parler sinon d’un rejet pur et simple de la phraséo-
logie révolutionnaire, du moins d’une défiance fondamentale du
satiriste à son égard. En outre, Nestroy n’a de cesse de mettre
le discours pompeux et stéréotypé de ses personnages sur les
idéaux révolutionnaires en contradiction avec leurs actes. Le
propre du discours satirique est précisément de souligner le fos-
sé existant entre la noblesse des idéaux révolutionnaires et l’ina-
déquation des réponses proposées par le peuple de Krähwinkel ;
il est aussi, plus fondamentalement encore, d’éclairer les failles
de la réalité à l’aune de l’idéal (en l’occurrence révolutionnaire),
conformément à la définition classique de la satire énoncée par
Schiller dans Poésie naïve et poésie sentimentale (Über naive und

21.  À cet égard, l’on peut rappeler les travaux d’Eva Reichmann qui entend
le terme de cliché au sens de « type social », à l’instar de « la bourgeoise », de
« l’opportuniste » ou encore du « valet malhonnête » (Reichmann, 1995). Voir
également Michael Perraudin (2001).
22.  « Freiheit muß sein ! / Wir erringen s’, und sperren s’ uns auch leb’nsläng-
lich ein. » (Nestroy, op. cit., p. 5).

Études et travaux, décembre 2016


238 Marc Lacheny

sentimentalische Dichtung) : « Dans la satire, la réalité est, en tant


qu’insuffisance, opposée à l’idéal comme réalité suprême23. »
Ainsi Nestroy laisse-t-il, derrière les points de vue contradic-
toires exposés par ses personnages, poindre son scepticisme vis-
à-vis des deux positions en présence, autrement dit à l’égard aussi
bien des conservateurs que des révolutionnaires, abaissés au rang
de personnages farcesques. L’une des erreurs fréquemment com-
mises par certains interprètes de Nestroy est de prendre les thèses
défendues par ses personnages pour les propres opinions du dra-
maturge. Or, comme l’écrivit Karl Kraus, le grand « redécouvreur »
de Nestroy au début du xxe siècle : « C’était un penseur et, pour
cette raison même, il ne pouvait penser ni en libéral ni en antili-
béral24. » Un peu plus tôt déjà, Kraus avait établi une distinction
éclairante entre esprit satirique et affinités ou velléités politiques :
« C’était un satiriste, ce qui clarifie une fois pour toutes sa position
vis-à-vis de la politique25. » Toutefois, au fil de la pièce et malgré le
titre donné à la seconde partie (« La réaction »), la satire de la réac-
tion se révèle beaucoup plus mordante que celle de la révolution :
le rêve de contre-révolution du bourgmestre (I, 25) ne se réalise
pas, et ce sont bien les révolutionnaires libéraux, conduits par le
personnage d’Ultra, qui demeurent maîtres du terrain.
Par ce travail tant sur les lieux et personnages réels que sur les
lieux et personnages fictifs, Nestroy s’appuie sur un jeu onomas-
tique à deux niveaux, qui se complètent et accentuent la portée
satirique de son propos. Ce jeu à double niveau s’exprime, sur
le plan toponymique, dans la polarité apparente entre Vienne et
Krähwinkel, archétype de la bourgade lointaine repliée sur elle-
même brusquement tirée de sa torpeur par les événements révolu-
tionnaires : « Nestroy […] nous offre avec Krähwinkel une véritable

23.  «  In der Satyre wird die Wirklichkeit als Mangel, dem Ideal als der
höchsten Realität gegenüber gestellt.  » (Schiller, 1947, p.  139  ; Ibid., 1992,
p. 740). 
24.  « Er war Denker, und konnte darum weder liberal noch antiliberal den-
ken. » (Kraus, 1912b, p. 17 ).
25.  « Er war Satiriker ; und damit war seine Stellung zur Politik ein für alle-
mal gegeben. » (Ibid., 1912a, p. 33).

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Jeux onomastiques dans l’œuvre de Johann Nestroy 239

cité en réduction, à la fois bourgade étriquée et caricature de la ville


qu’elle prétend imiter. » (Charue-Ferrucci, art. cit., p. 117).
Dans son utilisation satirique de l’onomastique, Nestroy pré-
fère indéniablement les vertus de la mise à distance par l’humour,
le rire et le burlesque à un discours « sérieux » sur la question de
la révolution et des identités nationales26 : sous sa plume, la révo-
lution se voit réduite au rang de farce. Ce que Nestroy tourne en
dérision, ce n’est toutefois jamais l’idéal ou la cause de la liberté,
mais le verbiage de ses défenseurs, dont il souligne le manque
de maturité et l’incapacité à transformer leurs paroles en actes.
Nestroy ne juge pas la révolution en politique, mais en satiriste,
dont la lucidité critique n’est en rien incompatible avec l’admira-
tion pour un certain idéal révolutionnaire – notamment celui qui
prône la liberté d’expression –, mais à condition qu’il ne menace
pas l’unité autrichienne. Ainsi Ultra, dans un dernier couplet aux
accents fortement patriotiques, célèbre-t-il l’unité de son pays
« malgré les différences27 » des éléments qui le composent (III, 22).
Par son recours à la satire mordante, tant de la révolution
(dont il met en doute, comme Heine, le sérieux) que de la ré-
action, Nestroy raille les dérives potentielles de toute forme de
nationalisme ou de discours nationaliste et reste, comme son
contemporain Grillparzer, fidèle à la monarchie supranationale :
« la plus noble de toutes les nations, c’est la résignation28. » (I,12).

Bibliographie
Aust Hugo (1995), « Der Zopf oder Nestroys Requisitenspiel mit
Zeit und Geschichte », Nestroyana, n° 15, pp. 112-121.
Charue Jeanine (1979), Le théâtre de Johann Nestroy, 2 vol., Lille,
A.N.R.T.

26.  Sur ce point, voir Xavier Galmiche (2011, p. 260).


27.  « trotz die Diff’renzen » (Nestroy, p. 71).
28.  « die edelste Nation unter allen Nationen is die Resignation. » (Nestroy,
2001, p. 19).

Études et travaux, décembre 2016


240 Marc Lacheny

Charue-Ferrucci Jeanine (1982), « Krähwinkel et le Wiener Volkstheater :


étude sur deux variantes viennoises de la pièce de Kotzebue Die
deutschen Kleinstädter », Austriaca, n° 14, études réunies par Jean-
Marie Valentin et Jeanne Benay : Aspects du comique dans le théâtre
(populaire) autrichien xviiie–xxe siècle, pp. 103-117.
Galmiche Xavier (2011), « Une Europe pleine de ploucs ? Les Nouvelles-
Abdères en Europe centrale ou la concession à la trivialité », Revue
des études slaves, n° LXXXII/2, pp. 253-274.
Grimm Jacob & Grimm Wilhelm (1975), Deutsches Wörterbuch [Dictionnaire
allemand], vol. 5, Leipzig : S. Hirzel Verlag. 
Hein Jürgen (1970), Spiel und Satire in der Komödie Johann Nestroys
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Berlin ; Zurich : Gehlen.
Kraus Karl (1912a), « Razzia auf Literarhistoriker », Die Fackel, n° 343-
344, pp. 29-35.
Kraus Karl (1912b), « Nestroy und die Nachwelt », Die Fackel, n° 349-
350, p. 1-23. 
McKenzie John R. P. (1985), « Nestroy’s Political Plays », in W.E.Yates and
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Das Wiener Volkstheater. Ein Symposion [Le théâtre populaire viennois :
un symposium], Exeter : University of Exeter, pp. 123‑138.
Perraudin Michael (2001), «  Das Klischee, Johann Nestroy und die
Wiener Revolution von 1848  », in Hubert Lengauer und Primus
Heinz Kucher (Hg.), Bewegung im Reich der Immobilität, Wien  :
Böhlau.
Nestroy Johann (1987), Freiheit in Krähwinkel, édité par Jürgen Hein,
Stuttgart : Reclam. 
Nestroy Johann (2001), Das Mädl aus der Vorstadt oder Ehrlich währt am
längsten : Posse in drei Akten, édité par Franz H. Mautner, Stuttgart :
Reclam.
Pütz Peter (1977), « Zwei Krähwinkeliaden 1802/1848. Kotzebue – Die
deutschen Kleinstädter. Nestroy – Freiheit in Krähwinkel », in Walter
Hinck (ed.), Die deutsche Komödie. Vom Mittelalter bis zur Gegenwart,
Düsseldorf  : Bagel.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Jeux onomastiques dans l’œuvre de Johann Nestroy 241

Reichmann Eva (1995), «  Gebrauch und Funktion von Klischees im


Wiener Volkstheater und bei Johann Nestroy », Nestroyana, n° 15,
pp. 122-130.
Schiller Friedrich (1947), Poésie naïve et poésie sentimentale, trad. de
Robert Leroux, Paris : Aubier-Montaigne.
Schiller Friedrich (1992), Werke und Briefe, vol. 8 : Theoretische
Schriften, édité par Rolf-Peter Janz, Frankfurt/Main : Deutscher
Klassiker Verlag.
Walla Friedrich (1986), « Weinberl, Knieriem und Konsorten : Namen
kein Schall und Rauch », Nestroyana, n° 6, pp. 79-89.

Études et travaux, décembre 2016


Résumés, Abstracts, Аннотации

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Proverbs and stereotypes: forme, forms and contexts
Пословицы и стереотипы : форма, формы и контексты

Dmitrij Dobrovol’skij
The notion of “inner form” and idiom semantics
Most idioms are motivated in some way. The study of idiom motivation
is an important linguistic issue because the motivation influences the way
idioms are used. The prototypical idiom can be interpreted on two dif-
ferent conceptual levels: on a primary level, i.e. on the level of its lexical-
ized (actual) meaning, and on a second level, i.e. on the level of a “literal”
meaning that evokes a given source concept. Between these two levels of
the idiom’s conceptual structure there is a semantic bridge. This is the es-
sence of idiom motivation. Within the linguistic theories of lexical seman-
tics, many similar notions have been developed for analyzing motivational
phenomena. Compare notions such as inner form, source domain, source
frame, image component, background categorization and the like. The
present paper discusses some prominent features of the notion of inner
form in comparison with similar concepts.
Keywords: idiom, inner form, image component, Russian, German,
English, text corpora

La notion de “forme interne” et la sémantique des idiomes


La plupart des idiomes obéissent à différentes motivations. L’étude de ces
motivations est une question linguistique cruciale dans la mesure où elles
jouent un rôle déterminant pour l’utilisation de ces idiomes. L’idiome pro-
totypique peut être interprété à deux niveaux conceptuels : le premier, celui
de sa signification lexicale, et le second, son sens littéral se référant à un
244 Résumés (français, anglais et russe)

concept source donné. Entre ces deux niveaux de structure conceptuelle


des idiomes, il y a un lien sémantique. C’est l’essence-même de la moti-
vation de l’idiome. Les théories de sémantique lexicale ont développé un
grand nombre de notions similaires pour analyser ce phénomène de mo-
tivation Cf. des notions telles que forme interne, domaine source, cadre
source, image, catégorisation d’arrière-plan etc. Le présent article traite de
certains traits principaux de la notion de forme interne par rapport à des
concepts similaires.
Mots-clefs : idiome, forme interne, image, russe, allemand, anglais, corpus

Понятие внутренней формы и семантика идиом


Большинство идиом так или иначе мотивированы. Изучение
семантической мотивации – это важная лингвистическая задача,
поскольку образ, заложенный в идиоме, влияет на ее употребление.
Прототипическая идиома обнаруживает два концептуальных уров-
ня: уровень лексикализованного (актуального) значения и уровень
«буквального прочтения». Эти уровни соединены семантическим
мостиком, который и составляет сущность мотивированности
идиом. В теории лексической семантики был разработан ряд
понятий, служащих инструментом анализа мотивации. Ср. такие
термины как внутренняя форма, образная составляющая значения,
область источника, фрейм-источник, фоновая категоризация.
В статье обсуждаются отличительные особенности внутренней
формы в сопоставлении со сходными понятиями.
Ключевые слова: идиома, внутренняя форма, русский язык,
немецкий язык, английский язык, корпусы текстов

***
Jean-Claude Anscombre
Sur la détermination du sens des proverbes
L’étude sémantique des proverbes pose d’emblée deux problèmes redou-
tables : le premier est celui d’une définition opératoire des proverbes et plus
généralement des formes sentencieuses. Le second est celui de la détermi-

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Résumés (français, anglais et russe) 245

nation de leur valeur sémantique (leur sens), laquelle régit leur fonction-
nement. Les proverbes sont connus pour leur relation spécifique entre un
sens « formulaire » et le sens littéral correspondant à la structure de surface.
Après avoir rappelé l’essentiel de ses positions sur une définition opératoire
de la classe des formes sentencieuses, l’auteur s’attaque au problème du sens
des proverbes et de leur fonctionnement quasi-syllogistique dans le cas par-
ticulier de l’antonymie : certains proverbes sont en effet réputés pour être
antonymiques, ainsi : « Une hirondelle ne fait pas le printemps » et « Il n’y a
pas de fumée sans feu ». Une étude détaillée de différents cas montre la com-
plexité du fonctionnement de ce qui a parfois été appelé le pivot implication.
Mots-clefs : proverbes, sémantique, antonymie, pivot implication

On determining the meaning of proverbs


The semantic study of proverbs raises two tough problems from the start.
The first is how to build an operative definition of proverbs and, more
broadly, sententious forms. The second is to determine their semantic va-
lue (meaning), which governs how they function. Proverbs are known as
being based essentially on a specific relation between a formular meaning
and a literal meaning corresponding to the surface structure. After resta-
ting his main positions about an operative definition of the class of senten-
tious forms, the author tackles the problem of the meaning of proverbs,
and their functioning in a quasi-syllogistic way in the case of antonymy.
Certain proverbs are reputed for being antonymous, as for instance: “One
swallow does not make a summer” and “There is no smoke without fire.” A
detailed study of this antonymy sheds light on the complexity of what has
sometimes been called the “implication pivot.”
Key words: proverbs, semantics, antonymy, implication pivot

К определению смысла пословиц


Семантическое исследование пословиц сразу же ставит два
серьезных вопроса: первый касается операционального
определения пословиц (и более широко  – сентенциональных

Études et travaux, décembre 2016


246 Résumés (français, anglais et russe)

форм). Второй  – об определении их семантической ценности


(их смысла), которая управляет их функционированием.
Действительно, пословицы известны особым характером связи
между образным и буквальным значением, соответствующим
поверхностной структуре. Напомнив свои основные положения
относительно возможного операционального определения класса
сентенциональных форм, автор обращается к проблеме смысла
пословиц и их функционирования как квази-силлогизмов в случае
антонимии: действительно, некоторые пословицы известны
своей антонимичностью, как например: «Одна ласточка весны
не делает» и «Нет дыма без огня». Детальное исследование этого
случая показывает сложность функционирования того, что иногда
называют «возвратной импликацией».
Ключевые слова: пословицы, семантика, антонимия, «возвратная
импликация»

***
Vladimir Beliakov
Le figement et la passivation des phrasèmes en russe
L’objectif de notre article est de montrer que, bien que le figement soit
considéré comme une des caractéristiques pertinentes des phrasèmes, les
séquences figées sont le siège de toutes sortes de variations syntaxiques
dans le discours. Nous examinons, plus particulièrement, l’aptitude des
phrasèmes à accepter ou à refuser la mise au passif. Au terme de notre
étude, nous constatons que le comportement des phrasèmes relatif à la
passivation est régi par plusieurs facteurs sémantiques et contextuels dont,
notamment, une autonomie sémantique des constituants, la préservation
du champ actanciel des verbes, l’absence de la thématisation du sujet
grammatical de l’énoncé, etc. Ces facteurs agissent rarement seuls, mais
s’additionnent et interviennent souvent simultanément.
Mots-clés : phrasèmes, figement, passivation, sémantique, discours

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Résumés (français, anglais et russe) 247

Phrasemes in Russian: The fixity and the passive voice


Although their fixed, idiomatic nature is one of the most relevant charac-
teristics of phrasemes, these set word series undergo all sorts of syntactical
variations in actual speech. Can such set phrases be converted to the pas-
sive voice? The comportment of phrasemes undergoing this passivation
is governed by several semantic and contextual factors, in particular: the
constituents’ semantic autonomy, the preservation of the actional scope of
verbs or the absence of topicalisation of the grammatical subject. Seldom
acting alone, these factors, added onto each other, often intervene simul-
taneously.
Key words: phrasemes, fixity, passive voice, semantics, discourse

Устойчивость и пассивизация фразем в русском языке


В данной статье предпринята попытка показать, что несмотря на
то, что устойчивость рассматривается как одна из релевантных
характеристик фразем, устойчивые словосочетания вариативны
в речи. В частности, рассматривается способность фразем
к пассивизации, основными условиями которой являются
определенная семантическая автономность отдельных компонентов
словосочетания и контекст.
Ключевые слова : фраземы, пассивизация, семантика, речь

***
Benjamin Delorme
La forme averbale dans les proverbes français et anglais : quand l’absence
de conjugaison tient lieu d’argument d’autorité
La thèse de Benveniste (1966) sur la phrase nominale, qui souligne l’associa-
tion typique de la syntaxe averbale aux formes sentencieuses, a donné lieu
à divers développements montrant que la forme averbale n’est pas défective
ou elliptique, mais rassemble une série de structures possédant leurs propres
règles organisationnelles. L’examen d’un corpus de 6 000 proverbes anglais
contemporains révèle une fréquence élevée d’énoncés averbaux, occur-
rences réparties selon huit schémas syntaxiques productifs où l’on retrouve

Études et travaux, décembre 2016


248 Résumés (français, anglais et russe)

typiquement la structure implicative protase / apodose analysée par Kleiber


1999 pour le français ainsi que, typiquement, des quantifieurs universels ou
marqueurs de parcours compatibles avec la généricité parémique. La pré-
sente contribution défend l’idée que loin d’être « défective », la forme aver-
bale, en tant qu’elle sémiotise une relation de façon minimale en supprimant
l’ancrage explicite de l’énonciateur (i.e. la conjugaison verbale) dans l’ici et
maintenant de l’échange interlocutif, inscrit dans sa syntaxe même, de façon
iconique, l’hétéronomie constitutive de l’énonciation proverbiale en général.
Autrement dit, nous convoquons les proverbes dans notre discours parce
qu’ils ne nous appartiennent pas en propre, or l’absence de forme conjuguée
dans la phrase averbale constitue également pour l’énonciateur un moyen
de se distancier (ou de feindre de se distancier, en fonction de la visée prag-
matique) d’une prise en charge explicite de son énoncé, propriété que l’on
retrouve dans les formes figées de la signalétique ou des titres d’œuvres.
Mots-clés  : proverbes anglais, phrase averbale, quantification, iconicité,
hétéronomie

Verbless form in French and English proverbs: when the absence of


conjugation serves as an argument of authority
According to Benveniste’s (1966) article on verbless sentences in Greek
and Latin, proverbs, sayings and maxims regularly follow a verbless
syntactic pattern. Subsequent research on contemporary languages such
as French, German and English has shown that verbless sentences are in
no way defective or elliptical; on the contrary they must be considered
as structures determined by their own subset of syntactic rules. Going
through a corpus of six thousand contemporary English proverbs I have
found out that verbless items make up a remarkably numerous subgroup
in which occurrences can be divided up in eight syntactic types, typically
featuring protasis/apodosis implicative structures (see Kleiber 1999) as
well as universal quantifiers and parallel constructions (such as ALWAYS,
EVER/NEVER, NO + N WITHOUT N, LIKE N, LIKE N, etc.) compatible
with the genericity inherent in proverbs. In this article I defend the view
that the absence of explicit conjugation markers in verbless sentences,
far from being «defective» or «elliptical», is a way for the speaker to

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Résumés (français, anglais et russe) 249

inscribe heteronomy in the very syntax of his words; in other words, by


«bypassing» explicit marking for person and tense (i.e. our grammatical
bond to the here and now of conversation), I implicitly communicate the
idea that what I say is true beyond my individual utterance - which is a
pragmatic feature common to all proverbs, with or without conjugation
markers. Thus, using verbless utterances in general and verbless proverbs
in particular is a way for the speaker to stand back (or feign to do so) from
outright commitment to their speech  – a property also to be found in
newspaper headlines, block language and titles.
Keywords : English proverbs, verbless sentences, quantification, heteronomy

Безглагольная форма во французских и английских пословицах:


когда отсутствие спряжения заменяет аргумент к авторитету

Работа Бенвениста (1966) о номинативных фразах, подчеркивающая


типичную ассоциацию номинативного синтаксиса с формами пред-
ложения, явилась источником различных теорий, согласно
которым неглагольная форма не дефективна или эллиптична, а
объединяет серию структур, обладающих своими собственными
правилами организации. Изучение корпуса из 6000 современных
английских пословиц выявляет высокую частоту безглагольных
высказываний. Высказывания распределены согласно восьми
продуктивным синтаксическим схемам, в которых мы обычно
находим импликативную структуру протазис/аподозис, про-
анализированную Клайбером (1999) для французского языка, а также
универсальные квалификаторы и маркеры времени, совместимые с
общим характером паремии. Настоящая статья выступает в защиту
идеи, согласно которой, не будучи «дефективной», безглагольная
структура как таковая минимально оформляет референцию в
семиотическом отношении, удаляя эксплицитное выражение позиции
говорящего (т.е. в спряжении глагола) из координат «здесь и сейчас»
интерлокутивного взаимодействия, и закрепляет непосредственно
в синтаксисе, иконическим образом, конститутивную инородность
пословицы. Иначе говоря, мы прибегаем в нашей речи к пословицам,

Études et travaux, décembre 2016


250 Résumés (français, anglais et russe)

потому что они не являются нашей собственностью, так, отсутствие


спрягаемой формы в неглагольной фразе позволяет говорящему
дистанцироваться (или сделать вид, в зависимости от прагматической
цели фразы) от эксплицитной сущности высказывания,  – таким
качеством обладают устоявшиеся формы, встречающиеся в средствах
сигнализации и заглавиях разных произведений.
Ключевые слова: английские пословицы, безглагольная фраза,
квантификация, иконичность, конститутивная инородность

***
Jean-Claude Anscombre
Quelques avatars de la traduction des proverbes du français à l’espagnol
et vice-versa
Parmi les nombreux problèmes que pose la traduction d’une langue à
l’autre figure en bonne place celui des tournures dites idiomatiques. Dans
le cas particulier des proverbes, la traduction de formes sentencieuses fait
immédiatement surgir le problème central de la définition de la classe des
formes sentencieuses, ainsi que celle d’éventuelles sous-classes. Après avoir
proposé une classification des formes sentencieuses reposant sur des pro-
priétés linguistiques et non sur une trompeuse intuition, l’auteur propose
et examine différents critères auxquels doit satisfaire la traduction d’une
forme sentencieuse : fonds commun, équivalence catégorielle, équivalence
idiomatique, équivalence statistique, équivalence stylistique, équivalence
rythmique, etc. L’étude est illustrée par de nombreux exemples issus de
divers corpus, et s’inspire également du travail d’élaboration d’un diction-
naire franco-espagnol de formes sentencieuses par l’auteur de l’article.
Mots-clefs  : sémantique, pragmatique, traductologie, proverbes, formes
sentencieuses, médiativité, métrique, rythmique

A few avatars of the translation of proverbs from French into Spanish and
vice-versa
Among the many problems of translating from one language to another,
the translation of the idioms stands out. The translation of sententious

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Résumés (français, anglais et russe) 251

forms immediately gives rise, in the case of proverbs, to the key problem
of defining a class of sententious forms and possible subclasses. After
proposing a classification of sententious forms based on linguistic pro-
perties (instead of a deceptive “intuition”), various criteria are examined
that a translation of them must satisfy: a common background, categorical
equivalence, idiomatic equivalence, statistical equivalence, stylistic equi-
valence, rhythmic equivalence, etc. This article has come out of the au-
thor’s work on a French-Spanish dictionary of sententious forms. Several
examples are brought forward and discussed.
Key words: semantics, pragmatics, translation studies, proverbs, senten-
tious forms, metrics, rhythm, evidentiality

О некоторыых перевоплощениях пословиц при переводе с


французского языка на испанский и vice-versa
Среди множества проблем перевода пословиц с одного языка
на другой видное место занимает проблема идиоматических
оборотов. В случае пословиц проблема перевода сентенциональных
форм тут же влечет за собой центральную проблему определения
класса подобных форм и его возможных подклассов. Предложив
классификацию сентенциональных форм, основанную на
лингвистических характеристиках, а не на обманчивой интуиции,
автор рассматривает различные критерии, которым должен
отвечать корректный перевод сентенциональных форм: общая
основа, категориальная эквивалентность, а также эквивалентность
идиоматическая, статистическая, стилистическая, ритмическая и
проч. Исследование проиллюстрировано множеством примеров из
различных корпусов, оно было инспирировано работой автора над
французско-испанским словарем сентенциональных форм.
Ключевые слова: Семантика, прагматика, переводоведение, посло-
вицы, сентенциональные формы, медиативность, стихосложение,
ритмика

***

Études et travaux, décembre 2016


252 Résumés (français, anglais et russe)

Liudmila Fedorova
À la recherche des sens cachés. Sur la traduction de la phraséologie dans
un texte de Rabelais
Les questions de traduction de la phraséologie sont abordées ici à travers le
livre de François Rabelais dans ses versions française, russe et polonaise. Le
fragment du texte de Gargantua sur l’enfance, construit comme un coq-à-
l’âne, révèle des images du sot, tel qu’il apparaît dans les proverbes, ce que
M. Bakhtine avait noté. Dans ce domaine, une analyse comparative permet
de trouver des exemples de synonymie et pseudo-synonymie des idiomes.
Les formules de langage montrent des motifs communs et spécifiques qui
reflètent les stéréotypes culturels français, russes et polonais.
Mots-clés : traduction des idiomes, Rabelais , coq-à-l’âne, sot des proverbes,
pseudo-synonymie des idiomes, stéréotypes culturels français, russes et po-
lonais

Looking for hidden meanings: On translating phraseology in a text by


Rabelais
The problems of translating phraseology are discussed through the
French, Russian and Polish versions of Gargantua and Pantagruel written
by François Rabelais in the 16th century. A passage on Gargantua’s child-
hood, composed as a cock-à-l’âne, presents figures related to the prover-
bial fool, as M. Bakhtin noted. A comparative analysis discovers examples
of the synonymy and pseudo synonymy of idioms. Formulations present
us with common and specific motifs that reflect French, Russian and
Polish cultural stereotypes.
Key words: translating idioms, Rabelais, cock-à-l’âne, the proverbial fool,
pseudo synonyms, French, Russian and Polish cultural stereotypes

В поисках утраченных смыслов: о переводе фразеологии в тексте


Рабле
В работе обсуждаются проблемы перевода фразеологии в книге
Ф.  Рабле, написанной в XVI в., на русский и польский языки.

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Résumés (français, anglais et russe) 253

Фрагмент текста о детстве Гаргантюа, построенный как кокалан,


рисует образ пословичного дурака, что было отмечено М. Бахтиным,
Сопоставительный анализ переводов позволяет обнаружить
примеры синонимии и псевдосинонимии идиом. В языковых
формулах переводов проявляются общие и специфические мотивы,
которые отражают культурные стереотипы французского, русского
и польского языков.
Ключевые слова: перевод идиом, Рабле, кокалан, пословичный
дурак, псевдосинонимия идиом, французские, русские и польские
культурные стереотипы

***
Jean-Claude Colbus
Le proverbe chez Sebastian Franck : traduction empirique de sa concep-
tion de l’histoire
Avec la publication de ses Adagia au début du xvie siècle et leurs nom-
breuses rééditions, Érasme ouvre l’âge d’or du proverbe dans les pays de
langue allemande. À sa suite, Sebastian Franck, adversaire acharné de
Martin Luther et auteur d’une volumineuse chronique publiée en 1531,
va mettre cette ressource inépuisable au service de la transmission de sa
conception théologique de l’histoire : en recourant à ces «récits potentiels»
porteurs d’une sagesse immémoriale, l’historien développe une véritable
stratégie d’écriture dans laquelle le proverbe devient un instrument privi-
légié pour gagner la confiance du lecteur, ces images omniprésentes dans
l’inconscient collectif étant injectées dans le texte pour favoriser l’adhésion
aux idées subversives de l’auteur. Grâce à une analyse succincte du propos
d’Érasme et à une étude approfondie de quelques proverbes récurrents
chez Sebastian Franck, la spécificité de l’écriture franckienne apparaît clai-
rement : à partir de quelques exemples précis, cet article met au jour la
nature de l’intégration à l’écriture de ces vecteurs de confiance que consti-
tuent les proverbes et s’interroge à partir de cette analyse sur la possible
transposition d’une langue à l’autre de ces « images codées » propres à un
milieu linguistique, social, politique et religieux.

Études et travaux, décembre 2016


254 Résumés (français, anglais et russe)

Mots-clés  : proverbes, traduction, Érasme, Sebastian Franck, Adagia,


Chronique, historiographie, xvie siècle, théologie, Réforme

Proverbs in Sebastian Franck’s writings: The empirical translation of his


conception of history
Owing to the publication of Adagia in the early 16th century and its many
reprints, Erasmus inaugurated the golden age of proverbs in German-
speaking lands. In his wake, Sebastian Franck, an unremitting opponent
of Martin Luther, wrote the voluminous Chronica in 1531 for conveying
his theological conception of history. Through “potential accounts” laden
with timeless wisdom, this historian’s writing strategy used proverbs as a
means for gaining the confidence of readers. Omnipresent in the collec-
tive subconscious, these images were brought into the text to win accep-
tance for the author’s subversive ideas. The specific qualities of Franck’s
writings appear through an in-depth study of a few frequently used pro-
verbs and a succinct analysis of Erasmus’s contribution. A few examples
show how Franck used proverbs to win over readers. Questions are raised
about the possible transposition from one language to another of these
“coded images”, which are specific to a linguistic, political, social, and re-
ligious context.
Key words: proverbs, translation, Erasmus, Sebastian Franck, Adagia,
Chronica, historiography, theology, 16th century, Reformation

Пословица в работах Себастьяна Франка : эмпирический перевод


его концепции истории
Вместе с публикацией Адагий Эразма в начале 16 века и их
многочисленных переизданий начинается золотой век пословицы
в германоязычных странах. В свою очередь Себастьян Франк,
ярый противник Мартина Лютера и автор обширной хроники,
опубликованной в 1531, использует этот неисчерпаемый источник
для передачи своей теологической концепции истории: прибегая к
своим « рассказам », несущим древнюю мудрость, историк развивает
настоящую стратегию письменного изложения, в котором пословица

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Résumés (français, anglais et russe) 255

является излюбленным инструментом завоевания доверия


читателя; эти образы, постоянно присутствующие в коллективном
бессознательном, были вброшены в текст с целью способствовать
приверженности резко оппозиционным убеждениям автора.
Благодаря краткому анализу высказывания Эразма и глубокому
анализу нескольких пословиц, часто встречающихся у Себастьяна
Франка, ясно вырисовывается особенность стиля последнего.
Отталкиваясь от нескольких конкретных примеров, данная статья
освещает природу соединения в письменной речи векторов
достоверности, которыми являются пословицы, и, исходя из этого
анализа, ставит вопрос о возможности переноса из одного языка в
другой этих «закодированных образов», свойственных определенной
языковой, социальной, политической и религиозной среде.
Ключевые слова: пословицы, перевод, Эразм, Себастьян Франк,
Адагия, Хроники, историография, 16 век, теология, Реформация

***
Stéphane Viellard
La traduction des proverbes dans le Dictionnaire français-russe composé
d’après celui de l’Academie française (1786-1824)
L’article étudie la traduction russe d’un corpus de locutions, phraséolo-
gismes et proverbes français dans le cadre de l’entreprise lexicographique
russe originale de la fin du xviiie siècle que fut la composition d’un dic-
tionnaire bilingue français-russe, publié pour la première fois en 1786 à
partir de la traduction du dictionnaire de l’Académie française. L’analyse
des exemples sélectionnés permet à la fois de mettre au jour les différentes
procédures linguistiques mobilisées par les traducteurs et d’établir plusieurs
niveaux de pertinence dans les équivalences russes retenues par les lexico-
graphes russes. L’article donne ainsi un aperçu de l’extraordinaire complexité
que représente le transfert des unités phraséologiques d’une langue à l’autre
à une époque où la parémiologie n’en était encore qu’à ses balbutiements,
et où la traductologie, encore à constituer, ne pouvait se dégager que de la
pratique traduisante intensive à laquelle se livra le xviiie siècle russe.

Études et travaux, décembre 2016


256 Résumés (français, anglais et russe)

Mots-clefs : proverbes russes et français, idiomes, phraséologies, traduc-


tion, parémiologie, dictionnaire de l’Académie des sciences

The translation of proverbs in the French-Russian dictionary modeled on


the French Academy’s dictionary (1786-1824)
An original lexicological project in Russia at the end of the 18th centu-
ry was to compile a bilingual Russian-French dictionary (first edition in
1786) on the basis of a translation of the French Academy’s dictionary. The
corpus of sayings, idioms and proverbs that were translated from French
into Russian is examined. Selected examples are analyzed to shed light on
translators’ linguistic procedures and establish levels of relevance of the
equivalents in Russian chosen by Russian lexicographers. We thus catch
glimpse of the extraordinary complexity of transposing phraseological
units from one language to another at a time when paremiology was still
in its infancy and when translation studies, not yet having seen the light of
day, could only emerge from an intensive practice of translating, as occur-
red in 18th-century Russia.
Key words: French and Russian proverbs, idioms, phraseological units,
translation, paremiology, dictionary of the French Academy

Перевод пословиц в Полном французско-российском словаре,


сочиненном по словарю Академии французской (1786-1824)

Встатьерассматриваетсяпереводсводаоборотовречи,фразеологизмов
и пословиц в рамках оригинальной русской лексикографической
кампании конца 18 века, заключавшейся в составлении французско-
русского словаря, впервые опубликованного в 1786, на основе
Словаря Французской Академии. Анализ выбранных случаев
позволяет одновременно осветить различные лингвистические
методы, использовавшиеся переводчиками, и определить несколько
уровней релевантности в русских эквивалентах, выбранных русскими
лексикографами. Статья также дает представление о чрезвычайной
сложности перевода фразеологических единиц с одного языка на

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Résumés (français, anglais et russe) 257

другой в эпоху, когда паремиология находилась еще в ранней стадии


своего становления, а переводоведение, которому также предстояло
сформироваться, выражалось исключительно в интенсивной
практике перевода, которую дал 18 век.

***
Mathias Degoute et Michel Viel (✝)
Lieux communs et généralités cachés dans Gatsby le Magnifique
Cet article traite de la forme et du rôle des lieux communs et autres
moyens d’exprimer des généralités dans le roman Gatsby le Magnifique
de F. Scott Fitzgerald. Ces clichés, sur lesquels s’appuie ponctuellement la
narration, sont cachés à double titre : matériellement, dans les replis du
texte, mais aussi, idéologiquement, dans la nébuleuse de ce qu’on peut rat-
tacher au savoir partagé, à la doxa. Gatsby le Magnifique donne à voir, en
effet, les travers des valeurs de l’Amérique des années 20. On montre que
Fitzgerald se sert de formes aphoristiques variées, elles-mêmes rattachées
à des genres littéraires divers : maxime, précepte ou wit, entre autres. Ces
énoncés singuliers sont tantôt isolés, tantôt enchâssés dans le discours. Par
ailleurs, les variations que l’on repère entre le manuscrit et la version pu-
bliée du roman révèlent le rôle prépondérant que ces énoncés jouent dans
la construction du contexte, ainsi que le rapport à une doxa tout améri-
caine qu’ils y établissent.
Mots-clés : Scott Fitzgerald, Gatsby le Magnifique, aphorismes, proverbes,
parémiologie, maximes, stéréotypes

Commonplaces and hidden generalities in The Great Gatsby


Universal truths and generalizing statements are disseminated in F. Scott
Fitzgerald’s novel The Great Gatsby. They are embedded in the text in two
ways: in the form of sentences within the text and as ideas that inform the
novel’s moral universe. The Great Gatsby explores the limits and the hy-
pocrisy of 1920s American values. Fitzgerald resorts to aphorisms typical
of various literary genres, such as maxims, precepts or wit. Their wording
is noticeable in statements that can sometimes be singled out. The diffe-

Études et travaux, décembre 2016


258 Résumés (français, anglais et russe)

rences identified between the manuscript and the published version of the
novel reveal the role these peculiar sentences have, among other things, in
the elaboration of a truly American doxa.
Key words: Aphorisms, proverbs, paremiology, The Great Gatsby, maxims,
stereotypes

Общие места и прописные истины , скрытые в романе Великий


Гэтсби

В этой статье исследуются формы и функции «общих мест» и


других способов выражения прописных истин в романе Ф. Скотта
Фитцджеральда Великий Гэтсби. Эти стереотипы, на которые
последовательно опирается повестование, проявляются в тексте
двояким образом: материально, в ткани текста, и идеологически,
в туманной сфере разделяемых знаний, общих мнений  – в сфере
«доксы». Действительно, Великий Гэтсби позволяет увидеть
изнаночную сторону американских ценностей 20-х годов. В
работе показано, что Фитцджеральд использует афористические
формы, типичные для разных литературных жанров, в частности
максимы, поучения, остроты. Эти высказывания порой даются
сами по себе, порой встраиваются в дискурс. Сравнение
рукописной и опубликованной версий романа показывает
решающую роль, которую играют эти высказывания в контексте, в
частности, определяя суть истинно американского образа мыслей,
американскую «доксу».

Ключевые слова: Скотт Фитцджеральд, «Великий Гэтсби»,


афоризмы, пословицы, паремиология, максимы, стереотипы.

***
Xavier Galmiche
Trifouilly-les-Oies, Glupov, Pinsk et autres toponymes sarcastiques. Une
dénomination stéréotypique, entre dénotation et évocation
L’article se focalise sur des noms de lieux réels ou fictifs qui désignent ex-

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Résumés (français, anglais et russe) 259

plicitement leurs habitants comme fous, bizarres, idiots, paresseux, etc., en


d’autres termes des « ploucs », ou qui évoquent ces qualités par un système
complexe de connotations. Sur un corpus d’occurrences essentiellement
choisies dans les cultures d’Europe centrale et orientale remontant au xixe
siècle, il cherche à établir les effets de sens liés à ces toponymes stéréoty-
piques plus ou moins idiomatiques : structure lexicale, phonétique parfois
expressive, sémantisme éventuel de leurs éléments (motifs végétaux, anima-
liers, psychologiques), mais aussi historicité. Il s’agit en effet d’un type cultu-
rel, remontant aux antiques Abdères et soumis à de nombreuses reprises de-
puis l’époque moderne, qui se pérennise grâce à des récits manipulant à des
fins narratives le nom de la ville mais aussi grâce à des images qui mettent en
avant des emblèmes soulignant le caractère caricatural de la représentation.
Mots-clés  : Trifouilly-les-Oies, Gloupov, Pinsk, Abdères, Érasme,
Christoph M. Wieland, Jan Chaloupka, A.F.  Belousov, Moïcher Sforim
Mendele

Trifouilly-les-Oies, Glupov, Pinsk and other sarcastic toponyms:


Stereotypic place names between denotation and evocation
Some names of real or fictive places explicitly refer to their inhabitants as
fools, oddballs, idiots, sloths, etc., in short, as “country bumpkins”, or else
evoke these qualities through a complex system of connotations. Using a
corpus of such names mainly drawn from central and eastern European
cultures and going back to the 19th century, the effects of meaning re-
lated to such toponymic stereotypes (more or less idiomatic) are detected:
the lexical structure, the sometimes expressive phonetics, the semantics
of constituents (referring to plants, animals or psychological traits), and,
too, historicity. This cultural form, which can be traced back to ancient
Abdera, has been revived on many occasions in the modern era. It has
lasted owing both to narratives that manipulate place names and to images
that draw attention to indications that the portrayal is a caricature.
Key words: Trifouilly-les-Oies, Gloupov, Pinsk, Abdera, Erasmus, Christoph
Wieland, Jan Chaloupka, A.F. Belousov, Moïcher Sforim Mendele.

Études et travaux, décembre 2016


260 Résumés (français, anglais et russe)

Трифуйи-лез-Уа, Глупов, Пинск и другие саркастические


топонимы. Стереотипное наименование, между обозначением и
припоминанием
Внимание в статье сосредоточено на названиях реальных или
выдуманных мест, которые недвусмысленно указывают на их
жителей как на безумных, чудаков, дураков, лентяев, и т.д., другими
словами «пентюхов», или которые выявляют эти качества через
сложную систему коннотаций. На основе корпуса названий,
встречающихся, в основном, в культурах центральной и восточной
Европы XIX века, автор пытается установить значимые приемы,
использованные в этих стереотипных топонимах, более или
менее идиоматических, такие как лексическая структура, порой
экспрессивный фонетический облик, случайные семантические связи
их элементов (растительные, животные, психологические мотивы),
а также историзм. В действительности речь идёт о культурном
типе, восходящем к античным Абдерам и вернувшемся к жизни в
современную эпоху, Этот тип продолжает существовать благодаря
рассказам, использующим название города в повествовательных
целях, а также иллюстрациям, выдвигающим на передний план
эмблемы, подчеркивающие карикатурный характер изображения.
Ключевые слова: Трифуйи-лез-Уа, Глупов, Пинск, Абдеры, Эразм,
Христоф М. Виланд, Ян Халупка, А.Ф. Белоусов, Мойхер-Сфорим
Менделе

***
Marc Lacheny
Jeux onomastiques dans l’œuvre de Johann Nestroy : l’exemple de Liberté
à Krähwinkel (1848)
Cet article porte sur les jeux onomastiques dans l’œuvre du dramaturge
autrichien Johann Nestroy (1801-1862), à l’exemple de sa pièce Liberté à
Krähwinkel (1848). Une première partie examine la place échue aux jeux
toponymiques (Krähwinkel, Vienne) dans la pièce et aborde sur un mode
ludique la question des stéréotypes identitaires. Une seconde partie se
penche sur les jeux anthroponymiques (noms « parlants », etc.) à l’œuvre

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Résumés (français, anglais et russe) 261

dans la pièce et pose la question de savoir s’il s’agit d’une satire sociale et po-
litique visant en particulier le « système Metternich ». L’article montre que,
dans son utilisation satirique de l’onomastique, Nestroy préfère indéniable-
ment les vertus de la mise à distance par l’humour, le rire et le burlesque
à un discours « sérieux » sur la question de la révolution et des identités
nationales : sous sa plume, la révolution se voit essentiellement réduite au
rang de farce. Par son recours à la satire mordante, tant de la révolution que
de la réaction, Nestroy raille les dangers de toute forme de nationalisme ou
de discours nationaliste et reste fidèle à la monarchie supranationale.
Mots-clés : Johann Nestroy, jeux onomastiques, jeux toponymiques, jeux
anthroponymiques, Krähwinkel, Vienne, stéréotypes identitaires, identi-
tés nationales, censure, révolution, farce, satire, Metternich

Onomastic wordplay in Johann Nestroy’s writings: Freiheit in Krähwinkel


(1848)
This study of onomastic wordplay in the work of the Austrian playwright
Johann Nestroy (1801-1862) focuses on Freedom in Krähwinkel (1848).
After examining the role of toponymic wordplay in this play and then
gamesomely broaching stereotypes of identities, this article turns to an-
throponymic wordplay (names that “talk”, etc.) and raises the question
of whether the play might be a social, political satire of the “Metternich
system”. In his satiric use of onomastics, Nestroy definitely preferred a
sense of distance, created through humor, laughter and the burlesque, to
a “serious” approach to the Revolution of 1848 and the issue of national
identities. His writing reduces the revolution to a farce. His use of caustic
satire for both the revolution and the reaction against it makes fun of the
dangers of any form of nationalism or nationalistic discourse, and remains
loyal to the supranational monarchy.
Key words: Johann Nestroy, onomastic, toponymic and anthropony-
mic wordplay, stereotypes of national identities, censorship, farce, satire,
Revolution of 1848, Metternich

Études et travaux, décembre 2016


262 Résumés (français, anglais et russe)

Ономастические игры в творчестве Иоганна Нестроя: пример


Свободы в Кревинкеле (1848)
Эта статья посвящена ономастическим играм в творчестве
австрийского драматурга Иоганна Нестроя (1801-1862) на
примере пьесы Свобода в Кревинкеле (1848). В первой части
статьи анализируется место, отведенное в пьесе топонимическим
играм (Кревинкель, Вена), и в игровой манере затрагивается
вопрос стереотипов идентификации. Во второй части освещаются
анропонимические игры («говорящие» имена, и т.д.), используемые
в пьесе, и ставится вопрос о наличии в пьесе социальной и
политической сатиры, в частности на «систему Меттерниха». Статья
показывает, что в своем сатирическом применении ономастики
Нестрой бесспорно предпочитает способность остранения через
юмор, смех и бурлеск «серьёзному» обсуждению вопроса революции
и национального самосознания: под его пером революция, по сути
дела, превращается в фарс. Благодаря применению острой сатиры
как на революцию, так и на реакцию, Нестрой высмеивает опасности
любой формы национализма или националистических речей и
остается верным наднациональной монархии.
Ключевые слова: Иоганн Нестрой, ономастические игры,
топонимические игры, антропонимические игры, Кревинкель, Вена,
стереотипы идентификации, национальное самосознание, цензура,
революция, фарс, сатира, Меттерних

***

Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes


Études et travaux, 1/2016
Proverbes et stéréotypes : forme, formes et contextes
Coordonné par Stéphane Viellard
Le champ phraséologique
Dmitrij Dobrovol’skij – The notion of “inner form” and idiom semantics
The notion of “inner form” and idiom semantics
Proverbe : entre langue et discours
Jean-Claude Anscombre – Sur la détermination du sens des proverbes
On determining the meaning of proverbs
Vladimir Beliakov – Le figement et la passivation des phrasèmes en russe
Phrasemes in Russian: The fixity and the passive voice
Benjamin Delorme – La forme averbale dans les proverbes français et anglais
Verbless form in French and English proverbs
Le stéréotype et ses traductions
Jean-Claude Anscombre – Quelques avatars de la traduction des
proverbes du français à l’espagnol et vice-versa
A few avatars of the translation of proverbs from French into Spanish and vice-versa
Liudmila Fedorova – À la recherche des sens cachés. Sur la traduction de la
phraséologie dans un texte de Rabelais
Looking for hidden meanings: On translating phraseology in a text by Rabelais
Jean-Claude Colbus – Le proverbe chez Sebastian Franck
Proverbs in Sebastian Franck’s writings
Stéphane Viellard – La traduction des proverbes dans le dictionnaire
français-russe composé d’après celui de l’Académie française (1786-1824)
The translation of proverbs in the French-Russian dictionary modeled on the French
Academy’s dictionary (1786/1824)
Stéréotypes, culture et identité
Mathias Degoute et Michel Viel (✝) – Lieux communs et généralités cachés dans
Gatsby le Magnifique
Commonplaces and hidden generalities in The Great Gatsby
Xavier Galmiche – Trifouilly-les-Oies, Glupov, Pinsk et autres
toponymes sarcastiques
Trifouilly-les-Oies, Glupov, Pinsk and other sarcastic toponyms
Marc Lacheny – Jeux onomastiques dans l’œuvre de Johann Nestroy
Onomastic wordplay in Johann Nestroy’s writings: Freedom in Krähwinkel (1848)

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