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Enquête sur nos (très) chers «eurocrates»
PAR QUENTIN ARIÈS
ARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 14 MAI 2019
Jean-Claude Juncker et Donald Tusk, actuels président de la
Commission européenne et du Conseil européen. © Reuters
Alors que le chef de file du PCF aux européennes veut
« baisser le salaire de monsieur Juncker », Mediapart
s’est penché sur les très confortables rémunérations
et autres avantages de l’administration et la fonction
publique européenne. Si les 60 000 « agents » qui
travaillent pour l’UE sont loin d’être à plaindre,
certains jugent leurs émoluments tout à fait justifiés.
Bruxelles (Belgique), correspondance.– Un point
commun existe entre Ian Brossat, la tête de liste du
Parti communiste français (PCF) aux européennes
du 26 mai, et l’Allemande Annegret Kramp-
Karrenbauer, la nouvelle présidente de la CDU, le
parti d’Angela Merkel. Et ce n’est pas seulement leur
ferme opposition au projet d’Emmanuel Macron sur
l’Europe. Les deux souhaitent aussi des changements
pour la fonction publique européenne.
Lors d’un débat entre les têtes de liste françaises
pour le scrutin européen, le 4 avril sur France 2 et
France Inter, le communiste souhaitait diviser par trois
le salaire du président de la Commission. « Il faut
baisser le salaire de monsieur Juncker, a proposé
l’adjoint à la mairie de Paris. Vous savez combien il
est payé le président de la Commission européenne ?
Il est payé 32 000 euros par mois. C’est deux fois plus
en un mois que ce que gagne un travailleur européen
en moyenne sur un an. C’est honteux. »
Quant à la cheffe de la droite allemande, elle a
exprimé, dans sa réponse à la lettre sur l’Europe
d’Emmanuel Macron, une volonté de mettre fin à
des « anachronismes » comme la non-imposition des
fonctionnaires européens à l’impôt sur le revenu.
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S’interroger sur les rémunérations des politiques et
fonctionnaires européens est légitime. D’autant plus
dans un contexte de poussée des inégalités sur le
continent, alors que le fossé entre les citoyens et leurs
institutions européennes reste béant. Et les chiffres
sont, à première vue, vertigineux. Pour l’année 2019,
l’UE a planifié de dépenser 9,943 milliards – soit 6 %
du total d’un budget européen fixé à 165,8 milliards
– pour payer entre autres, les salaires d’environ
60 000 agents (soit un peu plus que le nombre de
fonctionnaires à la mairie de Paris).
Ces mêmes chiffres donnent raison à Ian
Brossat : les vingt-huit commissaires européens,
pour ne s’intéresser qu’à eux, touchent des revenus
extrêmement élevés. Le salaire mensuel brut du
président de la Commission correspond aux 138 %
du salaire versé aux directeurs généraux, les postes
administratifs les plus importants de la bureaucratie
européenne. Soit 27 903,32 euros brut par mois
– même si 45 % de ce salaire brut des commissaires
est prélevé à la source pour directement retomber dans
les caisses du budget européen.
À cela s’ajoutent, toujours pour Jean-Claude Juncker,
4185,50 euros « d’indemnités de résidence » (15 %
de son salaire brut), mais aussi 1 418,07 euros pour
des « frais de représentation ». Nous arrivons donc
à un total mensuel de 33 506,89 euros par mois. Le
président du Conseil européen, Donald Tusk, est à la
même enseigne.
Les autres membres de la Commission ne sont pas
en reste. Federica Mogherini, la haute représentante
de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de
sécurité, reçoit entre son salaire brut et ses indemnités
31 731,63 euros par mois. Les vice-présidents de
la Commission accumulent entre leur salaire brut et
indemnités 29 977,34 euros.
C’est à peine moins pour les autres commissaires
– dont le Français Pierre Moscovici en charge des
affaires économiques et de la fiscalité : 27 070,75
euros par mois.
Quant aux députés européens, ces derniers touchent
un salaire mensuel de 8 757,70 euros brut (6 824,85
euros net) accompagné d’une « indemnité de frais
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généraux » de 4 513 euros. Cette indemnité est censée
couvrir leurs frais de mandats : frais de transport,
factures de téléphone, location d’une permanence dans
leur circonscription. Mais l’usage de cette enveloppe
reste encore peu contrôlé.
© Mediapart
Les fonctionnaires européens (principalement installés
à Bruxelles ou au Luxembourg), eux, profitent aussi
de gratifications intéressantes.
Selon la dernière grille salariale, les hauts
fonctionnaires de la Commission (environ 12 000)
touchent des salaires bruts allant de 4 787,36 à
20 219,80 par mois. Un peu moins de 5 000 d’entre
eux ont des salaires bruts au-dessus de 10 000 euros.
Un rapport du Sénat français en 2013 estimait que le
revenu mensuel moyen, pour ces fonctionnaires, était
de 6 500 euros net.
Comme pour les commissaires, les fonctionnaires
bénéficient, quand ils ne sont pas en poste dans leurs
pays d’origine, d’une « indemnité de dépaysement »
qui représente 16 % de leur salaire. Une prime qu’ils
conservent tout au long de leur carrière dans les
institutions. Sans oublier une prime d’installation, soit
deux mois de salaire, quand ils arrivent en poste dans
les institutions. Le statut de fonctionnaire européen
prévoit aussi son propre système de sécurité sociale et
d’allocations familiales.
Ces chiffres sont impressionnants. Mais ils
sont comparables à ceux d’autres organisations
internationales. L’ancêtre de l’UE, la Communauté
européenne du charbon et de l’acier (CECA), dès les
années 1950, avait mis en place une politique salariale
généreuse pour ses premiers fonctionnaires.
Comme le rappellent Jean-Luc Feugier et Marie-
Hélène Pradines, dans leur livre La Fonction publique
européenne en perspective, ces salaires étaient en
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effet alignés « sur le niveau des rémunérations
des cadres supérieurs employés dans le secteur
industriel sidérurgique et minier, secteur d’activité
particulièrement rémunérateur à l’époque ». Le
but ? Tenter les ingénieurs, économistes, interprètes,
juristes de rejoindre l’aventure de la construction
européenne. Un périple qui implique de s’installer en
Belgique ou au Luxembourg.
La CECA est devenue, des décennies plus tard, l’UE,
et cette tradition de salaires confortables a perduré.
L’argument est toujours le même : les salaires des
institutions, de la Cour de justice de l’UE, de la
Banque centrale européenne (qui dispose de sa propre
grille salariale) ou de la trentaine d’agences liées à
la Commission, se veulent attractifs pour recruter les
meilleurs cerveaux européens.
Il est cependant incorrect, comme le clame
la conservatrice allemande Annegret Kramp-
Karrenbauer, que les fonctionnaires européens ne
paient pas d’impôt. Certes, ils sont exonérés de l’impôt
dans leurs pays d’affectation. Mais en plus des impôts
locaux, ils sont assujettis à un impôt européen sur
le revenu. Un impôt progressif de quatorze tranches
– avec des taux d’imposition de 8 à 45 % –, prélevé
à la source. À cela se rajoute un « prélèvement de
solidarité », un impôt supplémentaire de 6 %. En 2019,
cet impôt sur le revenu va rapporter 1,6 milliard au
budget européen.
Des primes d’expatriation pendant vingt
ans ?
Ne pas payer d’impôt sur le revenu dans leur pays
de résidence n’est d’ailleurs pas qu’un privilège des
fonctionnaires européens. C’est une tradition ancienne
qui date de la Société des nations, l’ancêtre de l’ONU,
pour les fonctionnaires internationaux d’être exemptés
d’impôt sur le revenu.
Cet impôt demeure faible pour les standards belges.
Si les hauts fonctionnaires communautaires payaient
l’impôt sur le revenu belge, tous auraient un taux
d’imposition à 50 % de leurs revenus (alors que la
Belgique est l’un des pays où le taux de taxation
des revenus est le plus élevé, au sein de l’UE). Mais
comme le précise une source syndicale, contrairement
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aux impôts nationaux, aucun abattement fiscal – pour
les prêts immobiliers ou autres – n’est prévu dans le
cadre de l’impôt européen.
Sans surprise, la douzaine d’officiels, assistants
parlementaires et autres fonctionnaires qui ont
répondu aux questions de Mediapart sous le sceau
de l’anonymat, pour les besoins de cette enquête,
se sont tous montrés gênés de discuter de leurs
émoluments. Beaucoup jugent que ces considérations
sur leur salaire nourrissent une critique trop facile des
institutions européennes.
Ils font valoir que leurs salaires ont été gelés de
2011 à 2014, pendant les années de crise économique,
et rappellent que les institutions européennes ont dû
baisser leur masse salariale de 5 % à la même période.
D’autres relèvent que leurs salaires et indemnités
sont fixés par les États, et que leur grille salariale et
avantages sont publics.
Surtout, beaucoup d’entre eux jugent ces niveaux
de salaires justifiés. La haute fonction publique
européenne est truffée de postes à responsabilité
qui attirent des personnels bardés de diplômes,
polyglottes, et spécialisés dans des domaines parfois
très spécifiques (droit de la concurrence, droit de
l’environnement). Ce sont eux qui travaillent sur
les directives européennes, préparent les négociations
commerciales, enquêtent les fusions de grandes
entreprises, ou vérifient que les aides européennes sont
bien distribuées.
Autre argument avancé pour justifier ces grilles
salariales qui peuvent sembler hors sol : un
salaire compétitif permettrait d’éviter des pantouflages
massifs dans un cabinet d’avocats ou une agence de
lobbying. Mais cet argument tombe un peu court,
puisque le pantouflage dans le privé est monnaie
courante pour nombre de commissaires, députés et
fonctionnaires, dès qu’ils quittent leur poste.
« C’est plus ou moins le même salaire qu’on peut avoir
à Bercy ou au ministère de la transition écologique
et solidaire », relativise un fonctionnaire proche de la
politique de recrutement des institutions européennes.
Un autre, passé par la haute administration allemande,
est du même avis.
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Mais il reste des bizarreries difficilement
compréhensibles : si des primes d’expatriation
peuvent être justifiées quand un fonctionnaire et sa
famille déménagent à l’étranger, est-il légitime de
conserver ce bonus de 16 % de son salaire en plus,
pendant dix ou vingt ans ? Beaucoup de fonctionnaires
font en effet carrière dans les institutions. Même
s’ils ne sont pas belges ou luxembourgeois, sont-
ils encore des expatriés s’ils achètent un logement à
Bruxelles, et y fondent une famille ? « Je me considère
toujours comme un expatrié », tente de justifier un
fonctionnaire.
« J’espère que votre article parlera aussi des
diplomates des États membres en poste à Bruxelles,
comme du personnel de l’OTAN », a répondu un porte-
parole de la Commission, Alexander Winterstein.
Bruxelles, tout à la fois capitale de la Belgique,
siège de l’UE et de l’OTAN, est effet un cas
unique en Europe. La capitale belge compte 1,2
million d’habitants, mais près de six habitants sur
dix ne sont pas citoyens du plat pays. L’Ibsa,
l’institut de la prospective de la région de Bruxelles,
estime qu’environ 48 000 fonctionnaires européens et
diplomates vivent dans la capitale belge.
Aucune étude n’est disponible sur le manque à
gagner fiscal des emplois internationaux à Bruxelles.
Mais la région et la Commission européenne
estiment que l’impact des institutions européennes
est bénéfique pour la capitale belge. D’après cette
étude du commissariat bruxellois pour les relations
avec les organisations internationales, la présence
des institutions internationales représenterait près de
120 000 emplois à Bruxelles et une manne financière
de cinq milliards d’euros par an via le paiement de la
TVA (principalement l’hôtellerie et la restauration).
Mais le contraste est saisissant entre une
administration européenne très bien payée, et les
habitants de la région de Bruxelles où les pouvoirs
publics peinent à résorber le chômage ou la
pauvreté (voir l’enquête de Mediapart sur le
« croissant pauvre » de Bruxelles). Beaucoup
de diplomates, fonctionnaires européens, et autres
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lobbyistes entretiennent peu de contacts avec le reste
de la population, et habitent dans des quartiers bien
précis.
« Il faut se poser la question sur la contribution des
institutions internationales dans les villes où elles
sont établies », juge le Belge Marc Botenga, chef de
file du PTB (Parti du travail belge, gauche radicale)
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aux européennes et conseiller politique à la GUE/
NGL, le groupe des gauches critiques au Parlement
européen. Pour lui, les contributions financières des
nombreuses organisations internationales pourraient
être renégociées par les autorités belges. « Bruxelles
est une capitale européenne, mais est-ce que ça veut
dire que les Bruxellois vivent mieux ? Que les Belges
vivent mieux ? » s’interroge-t-il.
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