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Antonio GONZALEZ

PHILOSOPHIE DE LA RELIGION
ET THÉOLOGIE
CHEZ
XAVIER ZUBIRI

Traduit de l'espagnol par


Philibert SECRETAN

5
6
AVERTISSEMENT

C’est à la fois en marge des œuvres de Xavier


Zubiri, et du cœur même de la Fondation qui se
consacre à la diffusion de sa pensée, que nous
publions trois essais d’Antonio Gonzalez,
actuellement secrétaire général de ladite Fondation.
Antonio Gonzalez vient de la théologie et s’est
particulièrement intéressé à la place de la religion –
du théologal et du théologique - dans l’œuvre
philosophique de Xavier Zubiri. Ses écrits
privilégient, dans l’œuvre de Zubiri, un travail sur le
problème de la «déification» selon saint Paul, qui
est un exemple particulièrement insistant des
préoccupations théologiques du philosophe, et de
sa volonté constante de marquer les relation entre
philosophie et religion sans toutefois enfreindre des
limites perçues et énoncées.
Ce travail sur saint Paul fait partie d’un
ensemble, relativement ancien, intitulé Naturaleza,
Historia, Dios, mais présente de nombreuses
assonances aux problèmes soulevés par Antonio
Gonzalez. D’où notre désir de l’adjoindre à ses
commentaires. Il a été convenu avec les éditeurs
que la traduction ultérieure de Naturaleza, Histoira,
Dios contiendrait intégra–lement la partie que nous
sortons ici de son contexte. Nous remercions
vivement les éditions Alianza Ediorial, Fundación
Xavier Zubiri, à Madrid, d’avoir accepté cette
arrangement. Il permet d’inscrire sans scrupule le
nom de Xavier Zubiri sur la liste, longue et

7
prestigieuse, des philosophes chrétiens, ou si l’on
veut, des chrétiens qui ont trouvé dans la
philosophie un langage parfaitement original et
adéquat pour dire leur foi et témoigner de leur
fidélité à cet «Absolu absolu» que nous appelons
Dieu.

Ph.S.

8
LISTE DES ABRÉVIATIONS

CLF Cinco lecciones de filosofía (3e éd), Madrid


1980 ;
Cinq leçons de philosophie, Paris 2002.
DHC Dios, Hombre, Cristianismo
EDR Estructura dinamica de la realidad, Madrid
1989.
EFM El fundamento del mundo, texte inédit.
FM Filosofía y metafisica, en "Cruz y Raya" num.
30, (1935) p. 7-60.
HD El hombre y Dios, Madrid 1984 ; L'homme et
Dieu, Paris 2005.
HR El problema filosofico de la historia de las
religiones, Madrid 1993.
IL Inteligencia y logos, Madrid 1982.
IRA Inteligencia y razon, Madrid 1983.
IRE Inteligencia sentiente *Inteligencia y realidad,
Madrid 1984 ; Intelligence sentante *
Intelligence et réalité, Paris 2005.

9
NHD Naturaleza, Historia, Dios, Madrid 1987.
RTE "Reflexiones teologicas sobre la eucharistia",
Estudios eclesiasticos, vol 56, num. 216-217,
Bilbao (1981) p. 41-59
SE Sobre la esencia, Madrid 1962 (1985).
SH Sobre el hombre, Madrid 1986.
SPF Sobre el problema de la filosofía, Madrid, s.d. ;
Sur le problème de la philosophie, Paris 2002.
SSV Sobre el sentimiento y la volición, Madrid
1992.

10
I

APPROCHES DE LA PHILOSOPHIE DE LA
RELIGION

PROBLÈMES DE MÉTHODE

Quelle place la philosophie de la religion de


Zubiri occupe-t-elle dans l'espace des savoirs
philosophiques et théologiques traitant de la
religion ? En quoi consiste son originalité ?
Une étude systématique de la philosophie
zubirienne de la religion exigerait que l'on abordât
des thèmes tels que la religation, l'idée de Dieu,

11
l'expérience religieuse1, l'histoire des religions ou la
position du christianisme2. Mais avant de tenter une
étude systématique de cette nature, il convient
d'attirer l'attention sur l'originalité de l'approche
zubirienne, comparée aux façons dont procède
généralement la philosophie de la religion. Les
grands thèmes de la philosophie de la religion ont
été abordés par la phénoménologie de la religion,
par la philosophie analytique, par la critique
explicative de la religion, ou par la théologie
naturelle classique. Une étude systématique de la
philosophie de la religion de Zubiri tirerait avantage
d'une étude préliminaire sur la situation de la
pensée religieuse de Zubiri dans le contexte de ces
savoirs, classiques ou modernes, portant sur la
religion.
Il convient d'abord de signaler que si l'étude
de la religion selon Zubiri présente un caractère de
nouveauté par rapport aux autres études du fait
religieux, cela est précisément dû à l'originalité de
sa méthode philosophique. Et la nouveauté de sa

1
Voir à ce sujet : Victor Tirado San Juan, L'expérience
religieuse selon X.Zubiri , in X. Zubiri, L’homme et Dieu,( Paris
2005), annexe p. 343-364.

2
Cf à ces sujets, El problema filosofico de la historia des las
religiones, Madrid 1993, et El problema teologal del hombre :
cristianismo, Madrid 1997. Sur la philosophie de la religion, cf.
Diego Gracia, “Religación y religión en Zubiri”, in Fraijo (ed),
Filosofía de la religión, Madrid 1994; A. Pintor-Ramos,
Religación y prueba de Dios en Zubiri, in “Razon y fe” 288
(1988) et “Une philosophie de la religion chrétienne”, in
Introductions à la pensée de X. Zubiri, Ph. Secretan (éd), Paris
2002.
12
méthode, il faut finalement la chercher dans la
nouveauté de sa philosophie de l'intelligence
sentante (Inteligencia sentiente) exposée dans la
Trilogie3. Zubiri s'avance dans l'étude de la religion
armé d'une méthode philosophique qui se distingue
d'une manière décisive de la méthode
phénoménologico-herméneutique, de la méthode
de l'analyse linguistique et des méthodes critico-
explicatives en usage. Pourtant, cette originalité de
la méthode zubirienne n'implique aucunement qu'il
refuse de prendre en considération les résultats des
autres approches du fait religieux. Au contraire, la
méthode de Zubiri, de par son caractère
extrêmement compréhensif et englobant, peut
intégrer les résultats des autres méthodes. C'est
précisément pourquoi Zubiri peut développer une
magnifique synthèse de l'expérience religieuse de
l'humanité, contenu dans les trois volumes
consacrés à l'étude du problème «théologal» de
l'homme4.

1. La phénoménologie de la religion.

La philosophie de Zubiri se développa à partir


de sa première formation phénoménologique. De ce
fait, la différence entre la pensée religieuse de
3
Inteligencia sentiente * Inteligencia y realidad, Madrid
1981, Inteligencia y logos,Madrid 1982, Inteligencia y razon,
Madrid 1983. Intelligence sentante. Intelligence et réalité,
(Paris 2005).
4
El hombre y Dios, Madrid 1984 ; L’homme et Dieu, (Paris 2005) ;
El problema filosofico de la historia de las religiones, Madrid
1993; El problema teologal del hombre : cristianismo, Madrid
1997.
13
Zubiri et la phénoménologie de la religion fournit un
bon point de départ pour comprendre l'originalité de
la méthode zubirienne.
Zubiri qualifie ses études sur la religion d'
«analyses de faits» (HD,93, 371). Cela distingue la
méthode zubirienne de la méthode
phénoménologique sur un point décisif. La méthode
phénoménologique cherche à comprendre le «sens»
des expéri–ences religieuses, avant de décider
philosophiquement de leur vérité ou de leur
fausseté. Actuellement, cette compréhension prend
fréquemment une tournure herméneutique,
intégrant ainsi la redécouverte de la tradition, ce
qui est le cas chez des auteurs comme P. Ricoeur ou
H.- G. Gadamer. Avant d'expliquer les contenus
d'une expérience, il faut en comprendre le sens.
C'est la fameuse distinction entre expliquer et
comprendre. La méthode de Zubiri prétend se situer
à un plan plus radical que toute compréhension, et
a fortiori de toute explication. C'est l'analyse de
«faits» qui ensuite seront compris et expliqués.
Concrètement, le fait qu'analyse Zubiri est celui de
la "religation" comme acquies–
cement au pouvoir du réel5. Et le pouvoir du réel est
une donné de toute appréhension de réalité,
indépendamment du sens concret que peut avoir
chacune des choses appréhendées (IRE 196-200 ;
HD 84-99). Ainsi comprise, la religation est
5
La définition de la religion en terme de pouvoir se trouve
déjà chez J.B. Pratt : “Religion is the serious and social attitude
of individuals or communities toward the power or powers
which they concieve as having ultimate control over their
interests and destines”, dans The Religions Consciousness,
New York 1934, p.2.
14
antérieure à toutes les significations explicitement
religieuses, telles que celles qu'étudie la
phénoménologie de la religion. Avant que certaines
choses puissent être considérées comme ayant
valeur de sacré, de numineux, de fascinant, de
mystérieux ou de terrifiant6, toute la réalité a de fait
un pouvoir qui me (re)lie. En tant qu'analyse de
faits, la méthode de Zubiri vise un domaine que la
phénoménologie de la religion, en raison de sa
propre méthode de compréhension, a jusqu'ici
ignoré.
Zubiri a fait état de la possibilité d'élaborer
une définition universelle de la religion, face aux
difficultés que rencontre la phénoménologie pour
établir une définition de ce genre. Certaines
religions ne disposent pas d'un concept du religieux,
ni ne se sont jamais définies elles-mêmes face à
d'autres domaines culturels non religieux, comme
ce fut le cas dans la culture occidentale ; mais cela
ne signifie pas que cette conception occidentale du
religieux puisse ou doive s'imposer aux autres
cultures. Sur ce point, la phénoménologie de la
religion doit procéder d'une manière comparable à
la méthode des «variations» de Husserl, cherchant
à ne pas imposer à toutes les religions les notions
particuliers qui ont cours dans l'une d'entre elles. Il
peut en résulter une définition du religieux en
fonction de notions très générales, et de ce fait

6
On reconnaît ici les catégories essentielles de la
phénoménologie de Rudolf Otto : Das Helige. Dans El
problema de la filosofia de las religiones, Zubiri propose un
commentaire critique de ces perspectives
phénoménologiques.
15
vides. Même lorsqu'il s'agit de notions
apparemment universelles comme le «sacré», on
pourrait objecter que ce ne sont pas toutes les
religions qui se comprennent en fonction de la
sacralité, et même que certaines refusent toute
séparation entre le sacré et le profane. Face à ces
problèmes, Zubiri put mettre en évidence la
religation comme un «fait» universel antérieur à
tout «sens»"7 religieux. Et c'est précisément
pourquoi il peut recevoir la multiplicité des données
religieuses comme autant de formations concrètes
de la religation, reconnaissables dans les différentes
religions (HR 85-113). De cette façon, les différents
sens religieux qui apparaissent dans les diverses
religions n'ont pas à être ramenées au niveau d'un
«sens» général, mais peuvent être référés à un
"fait" plus radicale que tout "sens" particulier.
Comme fait radical, la religation permet même d'y
inclure certaines formes séculières qui ne relèvent
d'aucune manière du "religieux" au sens habituel du
terme8. La formation de la religion déborde les
frontières des entités religieuses historiquement
constituées.
Un autre avantage de cette manière de poser
le problème consiste en une certaine neutralité
herméneutique. L'analyse des faits n'exige pas une
7
Dans la philosophie de Zubiri, le «sens» n'est pas l'objet
de l'appréhension primordiale, comme la chose réelle ou le
«fait», mais du logos. Il parle alors d'une appréhension de la
«chose-sens» (IRE [fr.] 177).

8
Cf. Luckmann, Das Problem der Religion in der Moderne,
Freiburg i.B., 1963. Une allusion à ces problème se trouve chez
Zubiri en HD 88-89.
16
sensibilité particulière au phénomène religieux. En
revanche, la phénoménologie de la religion exige de
celui qui l'étudie une sensibilité spécifique, ou
comme dit Otto « n a priori religieux». L'idée a un
fondement herméneutique : il est évident que tout
le monde ne donne pas un sens religieux à ses
expériences quotidiennes. Et l'herméneutique
signale qu'il n'est pas possible de saisir le sens d'un
vécu passé sans une quelconque appartenance
(Zugehörigkeit) à la tradition dans laquelle ce vécu
se formule.9 Tout cela est parfaitement clair du point
de vue du sens. Sans une affinité avec le «champ»
ou l'horizon de sens, il est impossible de
comprendre le sens religieux du vécu des autres.10
Mais dans son analyse de la religion, Zubiri se situe
à un niveau plus radical que celui du sens. La
religation n'est pas de l'ordre du sens ; c'est une
dimension accessible à une analyse de la réalité,
telle qu'elle s'actualise en appréhension
primordiale. Zubiri ne nierait pas la nécessité d'une
affinité entre l'investigateur et le vécu religieux
investigué. Mais il signalerait aussi que le fait de la
religation, puisqu'il ne consiste pas dans une
expérience du sens, se situe à un niveau accessible
9
Cf. H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, Grundzüge
einer philosophischen Hermeneutik, Tübingen, 1990, p. 165-
166. ; de même, Wahrheit und Methode, Ergänzungen,
Tübingen 1993 p. 62-65.

10
Dans la philosophie de Zubiri, le sens n'est pas l'objet de
l'appréhension primordiale mais du logos. Cf. IS, 277. Pourtant
Zubiri n'étudie pas le logos dans la perspective général du
«sens» ; l'analyse du sens exige une terminologie beaucoup
plus détaillée. Cf. IL 89-107.
17
à tout chercheur, indépendamment de sa sensibilité
religieuse particulière.
Ainsi donc, Zubiri pourra parfaitement
assumer tous les résultats de la méthode
phénoménologico - herméneutique, com–prise
comme analyse du logos religieux (des différents
logoi religieux) ultérieure à l'analyse de la religation.
L'analyse peut porter non seulement sur le pouvoir
de la réalité, mais également sur le logos religieux
dans lequel la religation a pris forme dans les
différentes religions. Comme en phénoménologie,
on se situerait à un plan antérieur à toute
explication théorique de la religion puisqu'il ne
s'agit que de la décrire. De plus, l'analyse des faits,
telle que la pratique Zubiri, partage avec la
phénoménologie le souci du respect de l'originalité
et des l’universalité du religieux.
La religation et les «sens» religieux dans
lesquels celle-ci prend forme ne se prêtent pas à
une réduction forcée à des processus sociologiques
ou psychologiques, mais commencent par être
analysés dans leur facticité primordiale. Ainsi la
méthode de Zubiri peut être une honnête alliée des
sciences de la religion, telles que l'histoire des
religions, la sociologie religieuse ou la psychologie
de la religion. Zubiri peut fournir à ces sciences un
concept du religieux antérieur à toute décision
théorique sur sa vérité ou sa fausseté. Dans la
mesure où sa définition du religieux paraît
préférable à celle de la phénoménologie, son utilité
pour la science des religions paraîtrait également
supérieure. Zubiri lui-même le démontre par une
relecture du Traité d'histoire des religions de Mircea

18
Eliade où prévaut le point de vue du pouvoir du réel
(HD 89-91) et auquel il reprend presque
littéralement la liste des manifestation du pouvoir
du réel.

2. La philosophie analytique de la religion.

La relation entre la méthode de Zubiri et la


philosophie analytique est comparable à ce que l'on
vient de dire au sujet de la phénoménologie. Zubiri
peut montrer que la religion n'est pas primairement
une question de signification, mais que sa racine se
situe à un plan plus radical, qui est celui de la
religation. De nouveau, cela ne signifie pas que
l'analyse du langage religieux ne soit pas légitime ni
nécessaire. Toutefois, la perspective propre de
Zubiri peut apporter quelques nouveautés
importantes à la philosophie analytique de la
religion.
Zubiri affirme que le fait de la religation
constitue un couche structurellement antérieure au
langage religieux. Et c'est précisément pourquoi la
philosophie de Zubiri permet de placer dans une
perspective nouvelle le problème du référent des
énoncés religieux. Dans la philosophie analytique de
la religion, on a fréquemment attiré l'attention sur la
difficulté d'assigner un signifié aux propositions qui,
en raison de leur nature religieuse, ne sont pas
vérifiables. Cela serait dû à l'inexistence de faits
positifs qui pourraient légitimer les prétentions de
vérité des énoncés religieux. Les objets dont
traitent les énoncés religieux échapperaient à toute
vérification positive, et c'est précisément pourquoi

19
les propositions religieuses manqueraient de tout
signifié. Or, pour Zubiri la religation non seulement
est un fait, mais est un fait positif. Si nous appelons
un fait tout ce qui est actualisé dans l'appréhension,
les faits spécifiquement positifs sont ceux qui, par
nature, sont le propre de toute appréhension du réel
(IRA 180-186). Ainsi de la religation. De la sorte, le
fait de religation déterminerait un espace primaire
dans lequel les énoncés religieux trouvent leur
valeur de signifiants. Cela exige évidemment que le
signifié ne soit pas compris comme une
représentation, selon le néo-positivisme, mais
comme «direction–nalité» (IL 263, 272-277)11. Les
énoncés religieux ne sont pas de simples
expressions émotionnelles mais, manquant de
signifié, leur signification consiste primairement
dans un intention de donner sens au fait de la
religation12.
Il importe de signaler que la façon dont Zubiri
entend ce fait lui permet de recueillir certains
apports de la philosophie analytique de la religion,
dérivées du second Wittgenstein. Lorsque Zubiri
étudie le problème de Dieu tel qu'ils se pose selon
les diverses voies anthropologiques, il signale que
celles-ci ne sont pas parties de faits, mais de
moments de ce fait. Cela est dû, selon Zubiri, à ce
qu'on est parti de l'intellection (Augustin), du
11
Pour une critique du néo-positivisme, voir R. Rorty,
Philosophy and the Mirror of Nature (La philosophie et le miroir
de la nature).

12
Sur le langage chez Zubiri cf. Pintor-Ramos, Realidad y
verdad, las bases de la filosofia de Zubiri, Salamanca 1994,
p.185-239.
20
sentiment (Schleiermacher) ou de la volonté (Kant),
considérés séparément. En revanche, pour Zubiri
l'intellection, le sentiment et la volonté présentent
une unité radical. Ce n'est que dans l'unité des trois
que l'on peut parler d'un fait pleinement tel (HD
124-125). On n'oubliera donc pas que ce fait, qui
englobe l'intel–ligence, le sentiment et la volonté,
n'est autre que l'action (SH 15-17). Cela converge
avec l'idée du second Wittgenstein, selon laquelle le
signifié des propositions religieuses, comme de
toute autre proposition, doit être considéré en
fonction de la pratique qui lui donne lieu 13. Le propre
de Zubiri sera d'attirer l'attention sur la nécessité
d'analyser, avant même ces signifiés religieux, la
religation comme un fait qui se manifeste dans nos
actes.
Cela ne nous écarte pas du problème de la
vérification des énoncés religieux, mais le situe
dans son lieu propre. La philosophie analytique de
la religion s'est par préférence intéressée aux
énoncés du théisme, se plaçant explicitement
devant la difficulté de vérifier les propositions qui se
réfèrent à «Dieu». La fameuse parabole du jardinier
met cette difficulté en évidence :
En quoi se distinguent un jardinier invisible,
inaudible, inodore, intangible, etc. et un jardinier
imaginaire ou simplement inexistant ?14

13
Cf. L. Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, §§ 23, 30, 40
47: Vorlesungen und Gespräche über Ästhetik, Psychologie und
Religion, Göttingen 1968, p. 87-110.

14
Cf. A Flew, New Essays in Philosophical Theology, Londres
1966 (5e éd.) p.46.
21
La philosophie de Zubiri fera valoir la
différence entre des propositions référées à ce qui
est actualisé dans notre appré–hension et les
propositions référées à quelqu'un qui, par définition,
transcende tout acte (comme ceux du
monothéisme). Mais ce n'est pas toute proposition
religieuse qui est dans cette situation : les "sens"
religieux qu'étudie la phénoménologie de la religion
se réfèrent fréquemment à des réalités actualisées
dans notre appréhension : ainsi la sacralité des
fleuves, des pierres, des astres, etc. Le problème de
la vérification se limite alors à des propositions
religieuses qui prétendent transcender ce qui est
actualisé dans notre appréhension, comme c'est le
cas des propositions référées à «Dieu». Et cela nous
conduit au thème de l'explication des faits religieux.

3. Les méthodes critico-explicatives

La perspective de Zubiri est susceptible


d'intégrer, en plus de l'analyse du fait religieux, les
diverses théories explicatives qui le concernent.
Nous entendons par là les divers essais de donner
au fait religieux un fondement bien au delà de notre
appréhension. Ainsi, par exemple, le fait religieux
pourrait s'expliquer à partir de la nécessité de
compenser les injustices sociales (Marx) ou en
raison d'une névrose obsessionnelle de l'humanité
(Freud). Ces théories explicatives sont en général
des théories critiques de la religion, en ce sens
qu'elles dénient au fait religieux sa prétendue
autonomie, la dérivant d'autres sphères de réalité
telles que la réalité sociale ou les processus

22
psychiques Cela ne signifie pourtant pas, comme le
pensent certains représentants de la méthode
phénoménologico-herméneutique, que l'explication
de la religion consiste nécessairement en une
réduction illégitime à une instance qui leur serait
totalement étrangère. Dans la perspective de
Zubiri, il est parfaitement légitime que la raison
cherche à expliquer ce qui a été actualisé dans
notre champ de réalité à partir d'autres instances
qui le transcendent. Si l'usage de la méthode
explicative était proscrite en philosophie de la
religion, non seulement il serait illégitime de fonder
les faits religieux dans des facteurs sociologiques ou
psychologiques dominants ; il serait également
interdit de le fonder dans la réalité de Dieu.
La philosophie de Zubiri peut projeter
quelques lumières sur ce problème. Zubiri a insisté
à dire que toutes les formes d'intellection se
meuvent dans l'ouverture constitutive de la
formalité de réalité, c'est-à-dire sont dans la
dépendance du fait que toute chose réelle est en
tant que telle «ouverte» sur d'autres choses réelles.
Ainsi, lorsque la raison trouve un fondement aux
choses qu'elle cherche à expliquer, elle n'est jamais
certaine que le fondement découvert soit le seul
fondement possible15. C'est précisément pour cela
qu'une explication psychologique de la religion n'est
15
«Une chose est de vérifier par l'expérience le
remplissement de l'esquisse, et autre choses, fort différente,
est de vérifier que la raison induite est l'unique et véritable
raison (...) On peut démontrer que la mécanique quantique ne
contient ni n'admet de paramètres cachés, mais on ne peut
pas démontrer que seule la mécanique quantique rend raison
de la physique des particules élémentaires» (IRA 273).
23
pas nécessairement incompatible avec une
explication sociologique. Mais de la même manière,
ni les explications psychologiques ni le explications
sociologiques excluent par principe une explication
de la religion à partir d'une réalité-fondement que
nous appelons généralement Dieu. Démon–trer que
le fondement esquissé explique l'objet en question
n'équivaut d'aucune façon à démontrer que ce
fondement est le seul possible. Et ce n'est pas parce
qu'une métaphysique prétend pouvoir donner une
solution théiste au problème de la religation qu'il
faut refuser une explication sociologique ou
psychologique de la religion. Il faut seulement
montrer la fausseté de la prétendue exclusivité de
ces explications.
Il est possible que les explications de la
religion en termes de sociologie ou de psychologie
puissent être, de quelque façon, vérifiées. Ce n'est
pourtant pas si simple, et la lecture actuelle des
explications de la religion, comme celles de Freud,
ne laissent pas de produire une forte impression
spéculative sans être pour autant explicatives. Or,
ce qui nous intéresse ici, c'est la possibilité de
vérifier des explications religieuses telles que celles
que propose le monothéisme. A ce sujet, Zubiri
nous fournit sans conteste un concept d'expérience
beaucoup plus ouvert que celui que présupposent
les paraboles d'Oxford (Flew ?), qui se ramène à
une pure empirie. A la différence de tels
présupposés, Zubiri dispose d'un concept plus
compréhensif de l'expérience, marqué d'un
caractère remarquablement rationnel : la raison
produit des esquisses sur ce que les choses sont

24
sensées être dans leur fondement, au delà de notre
appréhension, et la réalité dans l'appréhension est
alors intelligée à la lumière du fondement ainsi
esquissé. Même dans ce type particulièrement
contrôlé d'expé–rience qu'est l'expérience
scientifique, l'esquisse n'est pas appréhendée par
les sens : bien des expériences se limitent à
contrôler les conséquences que l'esquisse devrait
avoir sur le plan de l'appréhension (IRA 22-257); HD
95-96, 307-317).
Peut-on dire quelque chose de semblable de
l'expérience religieuse ? Dans de nombreux cas, les
discussions philosophiques sur l'expérience
religieuse partent de la religion chrétienne et
s'interrogent directement sur la possibilité de faire
des vérifications. Pensons par exemple à la Cité
céleste : alors qu'un «marcheur» espère qu'au bout
de la route se découvrira une cité radieuse, un autre
marcheur soutient qu'après le dernier tournant on
ne rencontrera rien16. La parabole veut souligner,
face à Flew, la possibilité d'une vérification outre-
tombe. Mais bien évidem–ment ce type de
vérification se réfère à des religions qui comptent
avec une survie au delà de la mort. Le judaïsme, par
exemple, ne pensait pas ainsi jusqu'à une époque
relativement récente, et pourtant exigeait de
Yahweh une vérification historique.
Est-il sensé d'attendre une quelconque
vérification historique en matière de religion ?
Certains philosophes ont travaillé avec une idée de
la divinité si épurée que s'en trouvait occultée le fait
16
Cf. J. Hick, Faith and Knowledge, New York, 1957, p.150-
152.
25
que la majeure partie des religions, même
actuellement, comptent avec quelque genre de
vérification historique de la divinité. Le théologien
Pannenberg a attitré l'attention sur ce fait : Les
dieux qui apparaissent dans l'histoire des religions
ont à montrer leur vérité dans l'histoire humaine. Et
dans cette histoire, ou ils se vérifient ou on les
abandonne. Ainsi, par exemple, les dieux guerriers,
chargés de la prospérité d'un empire, survivent
dans la mesure où l'empire survit, et ils
disparaissent lorsqu'ils ne sont plus capables de
protéger leurs adorateurs. C'est ce qui est arrivé
aux dieux aztèques, selon l'interprétation des sages
nahuas eux-mêmes, comme l'attestent les fameux
dialogues de Tlatelolco. Ainsi donc, certains dieux
ne remplissent pas leur fonction de défenseurs d'un
certain peuple, ou alors ils témoignent de la
possibilité de mieux supporter les revers de
l'histoire. Ces dieux survivent, donc se montrent
plus capables de rendre compte de l'histoire dans sa
complexité, parvenant même à apparaître comme
des dieux qui veulent expliquer l'histoire en totalité.
C'est le processus expérimenté par le Dieu d'Israël
tout au long de l'histoire de ce peuple, culminant
dans le christianisme. La religion véridique serait
celle qui pourrait rendre compte de la totalité, dans
son unité et dans son historicité17.
Toutefois, dans la perspective de Zubiri, la
vérification ne peut pas consister primairement
dans la capacité qu’aurait une religion d'expliquer la

17
Cf. W. Pannenberg, Grundfragen systematischer
Theologie, Gesammelte Aufsätze, vol 1. Göttingen, 1967, p.
202-222.
26
réalité dans son unité et sa totalité. C'est que, pour
Zubiri, la religion n'est pas d'abord une
"cosmovision", une «Weltanschauung» , mais une
forme donnée à la religation. Ainsi le fondement
religieux ne se vérifie pas primairement dans sa
capacité de rendre compte de la totalité, mais dans
sa capacité fonder le fait de la religation, duquel
nous sommes partis. Cela n'exclue évidemment pas
que le fondement ultime soit en même temps le
fondement de la réalité en tant que telle. Mais pour
Zubiri cette réalité n'est pas une totalité hégélienne
mais une formalité constitutivement ouverte. D'où
l'impossibilité de penser la vérité rationnelle comme
un ajustement entre la totalité et nos concepts. Pour
Zubiri, Dieu ne serait pas expérimenté d'abord
comme vérité au sujet de la totalité, mais comme le
fondement de la religation, à charge de chacun de
faire sa propre vie en étant (re)lié à ce fondement. Il
s'agit donc d'une expérience concrète et non d'une
théorie sur la totalité.
Mais peut-on avoir, de quelque façon, une
expérience concrète de ce fondement de sa propre
religation ? Il semblerait que l'histoire des religions
serait en train de faire disparaître la connexion
entre le fondement et les expériences concrètes
(pluie, sécheresse, guerres), et qu'elle l'éloigne
jusque dans un lointain hors manipulation. Est-ce le
destin de Dieu de retourner à l'état de deus otiosus,
non manipulable mais pas non plus expérimentable
dans un monde sécularisé ? Pour Zubiri, la réponse
est que si nous ne pouvons pas avoir une
expérience de Dieu, nous pouvons être l'expérience
de Dieu, en vivant notre vie liés à Celui que nous

27
avons postulé comme le fondement ultime du
pouvoir du réel. Ce serait une position qui
rejoindrait certaines idées du dernier Bonhoeffer :
vivre et mourir comme si Dieu n'existait pas, mais
en vivant et en mourant justement comme si Dieu
voulait vivre et mourir parmi nous 18. Or, est-ce bien
là une vérification ? Est-ce une expérience de Dieu
ou seulement une expérience de notre foi en Dieu ?
Zubiri insiste à dire que c'est une expérience de
Dieu lui-même. Dieu n'est pas seulement postulé
comme le tout autre de nous-mêmes, mais aussi
comme le plus proche (alienum valde mais intimior
intimo meo). Pour Zubiri, Dieu ne transcende pas
«les» choses, mais transcende «en» elles. (HD 175).
En faisant notre vie étant fondés en Dieu, nous
comprenons notre propre réalité comme une
expérience du Dieu «en qui nous vivions, nous nous
mouvons et nous sommes». (Actes 17,28)

4. La théologie naturelle

En milieu catholique on suppose en général


que les discours philosophique sur Dieu , lorsqu'ils
aboutissent au thé–isme, sont utiles à la théologie.
Le concile Vatican I consacra cette façon de penser
en décrétant la possibilité d'une connaissance
naturelle de Dieu, indépendamment de la foi. Dans
la théologie protestante, il est plus fréquent de
rencontrer une franche hétérogénéité entre les
preuves philosophiques de Dieu et le Dieu révélé en
18
Cf. D. Bonhoeffer, Wiederstand und Ergebung. Briefe und
Aufzeichnungen aus der Haft, München 1990, p. 191-192.
28
Jésus-Christ. Au XXe siècle, Karl Barth a fortement
souligné la différence entre la religion (la tentative
de l'homme pour atteindre de Dieu) et la foi (la
rencontre de l'homme par Dieu qui se révèle
librement) Pour Barth il y a dans la scolastique
catholique un tendance à placer au même niveau,
comme de simples échelons d'une même échelle,
l'homme et Dieu, la nature et la grâce, la raison et
la foi, philosophie et théologie, réduisant à des
concepts manipulables la totale altérité de Dieu,
totaliter aliter. D'où également la tendance à mettre
à niveau Ecriture et tradition, Jésus et Marie, le
Christ et le pape. L'Homme et Dieu tombent sous le
même concept de l'être, qui, malgré toutes les
différences qu'on se plaît à souligner, est appliqué
sans crainte à l'un et à l'autre. L'analogia entis
serait l'invention par excellence de l'Antéchrist, dont
l'expression pratique serait le culte à la Vierge
Marie19. Plus récemment, Eberhard Jüngel a rénové
la critique de l'analogia entis, mais dans une
direction différente de celle de Barth. Pour Jüngel, la
raison est vraiment rationnelle lorsqu'elle reconnaît
qu'on ne peut connaître un Dieu qui soit réellement
Dieu que s’Il se révèle lui-même. Et l'idée grecque
de Dieu comme être parfait a empêché de voir Dieu
là où il a voulu se révéler : dans la négativité de la
croix20.
Il faut se demander si ces critiques que le
19
Cf. Karl Barth, Kirchliche Dogmatik, 1932-1967, vol. I/1,.
VIII-IX ; vol. I72, p. 157, 606-652. Sur les relations entre Barth
et le catholicisme, v. H. Küng, Grosse christliche Denker. Eine
kleine Einführung in die Theologie. Pour une vision
conciliatrice, v. H.U. von Balthasar, Karl Barth, Darstellung und
Deutung seiner Theologie, Einsiedeln 1976.
29
protestantisme adresse à la théologie naturelle
peuvent également s'appliquer à la pensée de
Zubiri. Une impression superficielle pourrait faire
admettre que oui. Nous rencontrons chez Zubiri un
schéma qui pourrait faire penser à la scolastique
traditionnelle : en premier vient une démonstration
de la réalité de Dieu, puis, après une traversée de
l'histoire des religions, on aboutit à une
investigation des caractéristique propres au Dieu
chrétien. Il y aurait ainsi une continuité entre
philosophie et théologie, entre la raison et foi, entre
la nature et la grâce, sans véritable discontinuité ni
rupture. Dieu serait une réalité accessible à l'effort
religieux de l'homme et la révélation serait une
simple interprétation théologique de cet effort
humain. Le fondement absolument absolu - à savoir
Dieu - serait le terme de cette recherche religieuse,
dans laquelle le christianisme ne serait que le stade
le plu avancé. On rencontrerait donc également
chez Zubiri une manière d'analogia entis, car autant
l'homme que Dieu seraient des réalités, l'une
absolument absolue et l'autre relativement absolue,
mais situées au même plan de la réalité. Dans
L'homme et Dieu, nous aurions ce que Barth
considère comme «maudit et catholique», où l'on
commence à faire de Dieu un artifice métaphysique.
On peut signaler, à la décharge de Zubiri, des
différences notables entre sa position et la théologie
naturelle classique. Une première différence est que
Zubiri a clairement conscience de l'insuffisance des

20
Cf. E. Jüngel, Gott als Geheimnis der Welt. Zur
Begründung der Theologie des Gekreuzigten im Streit
zwischen Theismus und Atheismus, Tübingen 1986.
30
concepts grecs lorsqu'il s'agit de penser le Dieu de
la religion chrétienne. Zubiri nous dit que le Dieu
des religions est le Dieu de la philosophie lorsque
celle-ci ne s'en tient pas aux notions grecques (HD
152)21. Cette façon de se libérer des concepts grecs
a des conséquences immédiates lorsqu'il s'agit de
penser Dieu. Zubiri refuse d'appliquer à Dieu le
concept d'être, sa rattachant ainsi à d'importants
courant du néoplatonisme et de la théologie
négative. Ainsi tant l'homme que Dieu sont pensés
en termes de réalité, ce qui pourtant ne nous libère
pas du problème posé par Barth. Dieu ne resterait
pas le Tout-Autre, mais serait une projection
magnifiante de l'être humain, parfaitement
dominable par lui. Mais c'est ici qu'il faut tenir
compte, d'abord du fait que ce que Zubiri appelle la
réalité n'est pas «le concept le plus universel» mais
une formalité constitutivement ouverte dans lequel
ne se trouve aucune fermeture conceptuelle qui
puisse l'épuiser. D'autre part, la réalité est pour
Zubiri un altérité. Et il ne s'agit pas d'une altérité
simplement référée à un sujet (comme dans les
philosophies de l'altérité), mais d'une altérité qui ne
se réfère à rien d'autre qu'à elle-même («de soi»)
Ainsi, l'affirmation de Dieu comme réalité
absolument absolue est parfaitement compatible
avec l'affirmation barthienne de sa totale altérité
21
Reste la question de savoir si "le Dieu des religions" est le
même que le Dieu du christianisme. Dans une perspective
protestante, Emil Brunner a avancé une critique semblable des
concepts grecs qui prédéterminent les concepts théologiques.
Cf. E. Brunner, Wahrheit als Begegnung, Zurich 1963. Zubiri a,
comme Brunner, analysé la vérité comme rencontre (IRA 258-
263, 292-297).
31
(pourvu que cette réalité soit d'autre part celle qui
me constitue personnellement).
Cela se remarque à la façon dont Zubiri traite
du problème de l'analogie. Chez Zubiri, l'analogie
n'apparaît pas comme une voie qui monte vers Dieu
à partir du monde, mais comme une voie
descendante à partir de la réalité absolument
absolue de Dieu. C'est ce que Zubiri appelle
l'analogie de l'absolu, qui d'une certaine manière
pourrait être compatible avec ce que Barth, dans sa
seconde période, appelle l'analogie de la foi, au
sens de faire ressortir l'humanité de Dieu 22. Cela
pourrait également être compatible avec la position
de Jüngel, sur «l'Evangile comme discours
analogique sur Dieu» C'est une analogie
descendante, mais plus radicale que l'analogia
entis, car elle ne souligne pas une «dissemblance
toujours plus grande que la ressemblance»23, mais
«une identité plus grande que la plus grande
différence», ce qui est précisément le cas dans
l'Incarnation24. Partant de Dieu comme réalité
absolument absolue, Zubiri peut signaler qu'une
telle réalité aura nécessairement, puisqu'elle est
absolument absolue, unité, personnéité et
intelligence. Et d'ajouter «qu'on ne saurait nier que
ces caractères se retrouvent également, de quelque
manière, chez l'homme. Nous observons d'abord
que nous n'y somme pas parvenus à travers

22
Cf. Karl Barth, Die Menschlichkeit Gottes..
23
Cf. E, Przywara, Analogia entis, trad fr. de Ph. Secretan, PUF,
Paris l990, p. 154. C'est la formule utilisée par Latran IV (DS
806)
24
Cf. E. Jüngel, op.cit., p. 383-408.
32
l'homme, mais à travers ce qu'est la réalité
absolument absolue. Et ensuite, que si l'homme les
possède c'est parce que Dieu les possède d'une
manière absolument absolue» (HD 172). L'analogie,
dans la pensée de Zubiri, n'est pas le mode sur
lequel les hommes peuvent conquérir la divinité,
mais bien la manière de laquelle la divinité advient
à l'homme.
Que cela puisse se dire philosophiquement,
en marge de la révélation : voilà ce qui distingue
Zubiri des positions telles que celles de Barth et de
Jüngel. Mais la primauté de la révélation telle que
l'affirme Barth ou Jüngel ne doit pas nécessairement
conduire à refuser globalement la position de Zubiri.
La philosophie de Zubiri peut précisément aider à
épurer certains préjugés philo–sophiques tacitement
admis dans la théologie d'un Barth ou d'un Jüngel,
malgré leurs réactions polémiques à l'endroit de la
philosophie. Ainsi, par exemple, Barth conserve une
conception essentiellement hégélienne de la
divinité, et suit un modèle décidément subjectiviste.
Le sujet absolu de Hegel est, chez Barth, le point de
départ pour penser la Trinité 25. De la même
manière, Jüngel pense les réalités positives, telles
que la douleur, la souffrance et la mort, avec un
concept grec de la négativité. L'identification de
Dieu et du Christ serait pour Jüngel l'assomption de
la négativité au sein même de la divinité. Dans la
perspective de Zubiri, les choses peuvent être
considérées d'une tout autre manière. L'incarnation

25
C'est précisément la critique que lui adresse J. Moltmann,
Trinität und Reich Gottes. Zur Gotteslehre, München 1980,
p.154-161.
33
n'unit pas Dieu et le néant, mais associe Dieu aux
réalités positives de l'histoire humaine, même si
nombre de celles-ci peuvent être considérées
comme «négatives» d'un point de vue éthique. Or,
le mal n'est pas un pur néant mais une condition
réelle des choses (SSV 201-256), à quoi le Christ se
trouve confronté sur la Croix. C'est précisément
pourquoi la signification de la croix ne peut pas se
réduire à ses implications existentielles, comme
tend à le penser Jüngel26 ; elle implique une
solidarité de Dieu avec une histoire réelle où il y a
douleur, souffrance et mort. De ce point de vue, la
philosophie ne signifie pas nécessairement un
empêchement pour la théologie ; elle peut aussi
être un instrument pour dépasser des présupposés
philo–sophiques inconsciemment admis par le
théologie.

5. Conclusion

Tout cela nous situe déjà dans le domaine de


la théologie chrétienne. Toutefois, pour l'instant
notre objet est autre. Notre propos se limite à
montrer l'originalité de la position de Zubiri dans
l'organisation générale du savoir philosophique sur
la religion. Zubiri n'a élaboré ni une
phénoménologie de la religion, ni une philosophie
analytique de la religion, ni non plus une théorie

26
C'est précisément pourquoi Jüngel ne pense pas la
pauvreté en termes de réalité, mais y reconnaît une condition
existentielle de l'être humain menacé par le néant, Cf. Gott als
Geheimnis der Welt, op.cit., p. 83.
34
critico-explicative de la religion. Sa position lui
assure une situation nouvelle, déterminée par sa
Trilogie sur l'Intelligence sentante. A partir des
possibilités ainsi offertes, Zubiri put élaborer une
nouvelle philosophie de la religion ancrée dans
l'analyse de l'intelligence sentante. Cette
philosophie de la religion est capable d'intégrer en
elle-même les résultats non seulement des sciences
de la religion, mais également d'autres approches
du fait religieux. Tant l'analyse du vécu religieux que
l'analyse du langage religieux peuvent être
assumés, dans la perspective de Zubiri, dans une
analyse du logos religieux. Les théories critico-
explicatives de la religion peuvent être intégrées
dans une analyse de la raison religieuse. Pourtant,
tous les acquis des autres disciplines se ramènent,
dans la perspective de Zubiri, à l'analyse primaire
de la religation. A partir de cette analyse, Zubiri
peut considérer le logos religieux et la raison
religieuse non seulement d'une manière abstraite,
mais en les déployant dans une histoire des
religions culminant dans le christianisme. Selon
Zubiri, «l'histoire des religions n'est pas le catalogue
ou le musée des formes coexistantes et successives
de la religion», mais «l'expérience théologale de
l'humanité, tant individuelle que sociale et
historique, autour de la vérité ultime du pouvoir du
réel, de Dieu» (HD 380).

35
II

LE PROBLEME DE LA THEOLOGIE CHEZ ZUBIRI

Cette étude est consacrée à la question du


statut des réflexions de Zubiri sur des thèmes
théologiques. Comme on le sait, avec Zubiri on a
plus affaire à une noologie qu’à une épistémologie,
c'est-à-dire à une analyse de l’intelligence anté–
rieure à toute épistémologie au sens d’une théorie
de la science. Aussi faut-il parler du statut
noologique plutôt que du statut épistémologie de
ces réflexions. Ainsi donc, bien que Zubiri se soit
considéré lui-même comme un spécialiste en
philosophie27 et non comme un théologien, il ne fait
27
Cf. X Zubiri, «Investigar es dedicarse a la realidad
verdadera», Ya,. Madrid, 19-X-1982, p. 43.
36
aucun doute que nous rencontrons dans son œuvre
de nombreuses «incursions» dans le champ de la
théologie. On verra dans un prochain chapitre
qu’elle est la valeur théologique de ces incursions
Pour l’instant, il ne s’agit que de leur statut
noologique.
Ces textes dédiés à des thèmes théologique
sont-ils accessibles à ceux qui partagent la foi
chrétienne ? S’agit-il de philosophie, de théologie,
de philosophie de la religion ? Ou s’agit-il, comme le
disait Andrés Torres Queiruga 28, d’une «fusion des
perspectives» ? Si l’on s’en tient à une vue
superficielle du contenu de ces écrits de Zubiri, il ne
fait aucun doute qu’on a affaire à quelques thèmes
fondamentaux de toute théologie, tels la Trinité, la
création, la personne du Christ, les sacrements,
l’Eglise, etc. Et pourtant, Zubiri a manifesté tout au
long de sa vie une grande réticence à l’idée de
comprendre ses recherches dans ce domaine
comme des travaux proprement théologiques.
Voyons cela plus concrètement.

1. Comment Zubiri se comprend lui-même.

Naturaleza, Historia, Dios comprend un texte


fameux sur «L’être surnaturel : Dieu et la déification
dans la théologie paulinienne». Dans une note
introductive, Zubiri insiste pour dire qu’il ne prétend
à rien de plus qu’à «un simple exposé de certains
texte néotestamentaires, tels qu’ils furent compris

28
A. Torres Queireuga, «Inteligencia y conocimiento de Dios
en la filosofia de Zubiri», Estudios eclesiasticos 64 (1989),
p.171.
37
par la tradition grecque» (NHD, p. 456). Et Zubiri
d’ajouter qu’il s’agit de «simples pages historiques.
Rien de plus. Je le souligne énergi–quement».
Malgré cet avertissement de Zubiri lui-même,
presque personne n’a accepté le fait qu’il puisse ne
s’agir que de pages historiques. Déjà Augusto A.
Ortega disait en 1953 que «il y là, sans aucun
doute, plus que de l’histoire. Et je doute qu’il soit
permis à Zubiri de faire uniquement de l’histoire. A
propos (…) de certains des textes de l’apôtre saint
Paul, il s’est occupé de presque toute la théologie.
Pour le moins de tous les thèmes importants. La
synthèse élaborée d’une manière si concentrée est
proprement merveilleuse. On y reconnaît une
incontestable originalité. Pour qui sait lire, les pages
zubiriennes apparaissent par la suite comme un
novus modus theologizandi.»29 Les affirmations de
A.A. Ortega sont peut-être exagérées, mais il est
certain que Zubiri, dans son exposé sur les Pères
grecs, non seulement ne cache pas ses préférences,
mais établit fréquemment des rapprochements avec
certains concepts fondamentaux de sa pensée
philosophique, telle qu’elle se présente dans les
années 40. Quoiqu’il en soit, tant l’intention de
Zubiri d’éviter qu’on ne le prenne pour un
théologien que les difficultés de ses lecteurs
d’accepter ces prétentions du philosophe, sont
évidentes.
Si nous considérons le cours sur «Le problème
philo–sophique de l’histoire des religions» présenté

29
A.A. Ortega, «Zubiri y la teologia», en AA.VV., Homenaje a
Xavier Zubiri, Madrid 1953, p. 185.

38
en 1965 et partiel–lement repris dans l’ouvrage du
même titre en 1993, (HR) nous pouvons estimer
combien Zubiri insiste pour dire qu’il étudie les
religions et le christianisme «d’un point de vue
purement philo–sophique» (HR 12). Pourtant, nous
repérons de nouveau quelque chose qui, au moins
en apparence, dépasse ces considérations
purement philosophiques. Par exemple, Zubiri
réfléchit sur l’évo–lution du dogme trinitaire et, en
général, sur le problème de l’évolution du dogme
chrétien. En principe, il semble prendre pour
certaine la vérité du christianisme, et à partir de
cette vérité il se pose la question de la vérité (qu’il
appelle «difforme», deforme) des autres religions.
De plus, Zubiri aborde explicitement, en 1965, la
question de la valeur des religions non-chrétiennes
par rapport à la volonté salvifique universelle de
Dieu (cf. HR 349ss). Ce n’est qu’à la fin du cours
que Zubiri distingue entre vérité théologique et
vérité philosophique. La première semble se référer
à l’interprétation que le christianisme donne de la
religation, alors que la vérité philosophique
concerne la religation en tant que telle (cf. HR 365).
Il s’agit d’un critère important, et qui, ne fût-il
énoncé que très succinctement, pourra nous aider à
distinguer ce qu’il y de théologique et ce qu’il y a de
philosophique dans le cours en question. On ne
saurait toutefois penser, d’aucune manière, que ce
cours serait purement philosophique. Le lecteur
peut difficilement se défendre de l’impression qu’à
l’intérieur d’une perspective fondamentalement
philosophique se sont infiltrées des question
explicitement théologiques.

39
D’une certaine manière, le cours que Zubiri a
prononcé en 1967 semble apporter une réponse à
cette difficulté. Le cours s’intitule explicitement :
«Réflexions philosophiques sur quelques problèmes
de théologie». Dans l’introduction à ce cours inédit,
dactylographié par lui-même, Zubiri propose une
distinction entre théologie et philosophie. La
première serait une science humaine qui, en plus de
connaissances exégétiques, archéologiques,
religieuses et historiques, comprendrait également
des considéra–tions philosophiques, mais sans
jamais parvenir à construire un système
philosophique. Pour le théologien, les considérants
philosophiques seraient secondaires par rapport aux
considéra–tions exégétiques, avec lesquelles il
chercherait à remplir sa tâche principale, qui est
d’«élaborer la science de la révélation avec des
catégories et des concepts bibliques». De plus,
selon Zubiri, le théologien chercherait à justifier
exégétiquement et historique–ment le
christianisme, tâche qui n’incombe absolument pas
au philosophe. C’est bien pourquoi Zubiri ne
prétend jamais faire de la théologie, mais de la
philosophie. Autant dire que Zubiri veut partir de
son propre «système philosophique» (comme il
s’exprime lui-même) pour «étudier comment on voit
à partir de là le contenu du dépôt révélé». Alors
l’intelligence se mouvra «dans une ambiance
formellement philosophique», prenant le dépôt
révélé comme objet de ses considérations. Nous ne
serons pas alors en face d’une théologie, mais
devant quelque chose comme une application à la
théologie de concepts philosophiques

40
«préalablement élaborés pour des besoins
purement philo–sophiques, de soi étrangers à la
théologie».
La question pourrait sembler définitivement
réglée si le cours de 1971, consacré à «Le problème
théologal de l’homme» ne présentait pas certaines
nouveautés déconcertantes. D’abord Zubiri fait
précéder le traitement systématique de chacun des
problèmes théologiques de ce qui, selon le cours de
1967, serait caractéristique de la théologie : la
considérations des problèmes dans une perspective
biblique et exégétique. Cela ne serait pas si
important s’il ne nous disait pas ensuite que les
concepts bibliques ne sont pas solidaires de la
révélation, ce qui rend moins clair l’idée que la
théologie doive consister en l’élaboration d’une
science de la révélation au moyen de concepts
bibliques. Zubiri affirme explicitement la nécessité
d’une théologie spéculative qui, prenant en compte
les concepts bibliques, réfléchit sur la révélation
avec les concepts d’une philosophie déterminée. Il
pourrait donc sembler que l’étude des problèmes
théologiques à partir de la philosophie de Zubiri
constituerait un sorte de contribution philosophique
à l’élaboration d’une théologie spécu–lative.
Pourtant il n’en est rien, car Zubiri insiste en
troisième lieu pour dire que ses réflexions ne se
situent pas sur un plan théologique, mais
«théologal». Tout dépend ainsi de la façon de
concevoir la différence entre théologique et
théologal. Dans des texte antérieurs à 1971, le
théologal désigne ce qui est relatif à la réalité de
Dieu, alors que le théologique se réfère à ce qui est

41
relatif à la science qui étudie la réalité de Dieu.
Pourtant, cette terminologie change à l’occasion du
cours de 1971. Selon la première introduction que
Zubiri écrit pour ce cours, le théologal se réfère à
une dimension de la réalité humaine antérieure à
toute révélation et à toute théologie. Cette
dimension de la réalité humaine serait accessible à
une savoir purement philosophique. Ainsi, dans une
première approximation, on pourrait penser que le
propre de la philosophie, ce qui la distingue de la
théologie et ce qui va caractériser la perspective de
Zubiri, serait la nature théologale et non pas
théologique de ses études sur le christianisme.
Pourtant, 1973 nous réserve une surprise.
Zubiri entre–prend la rédaction d’une seconde
introduction au cours de 1971, qui fut publiée en
hommage à Karl Rahner30. Là, Zubiri signale que
l’étude du problème théologal de l’homme constitue
la charge propre de la théologie fondamentale.
Selon Zubiri, «la théologie fondamentale a là son
contenu essentiel. Au milieu des nom–breuses
discussions autour du concept et du contenu de la
théologie fondamentale, je pense personnellement
que la théologie fondamentale n’est pas une étude
de la praeambula fidei, ni une espèce de vague
étude introductive à la théologie proprement dite. A
mon sens, la théologie fondamentale est
précisément et formel–lement l’étude du théologal
en tant que tel» (HD 383). Zubiri reconnaît ainsi
d’une manière formelle le caractère théologique de

30
Cf. X. Zubiri, « El problema teologal del hombre »,
reproduit en X. Zubiri, El hombre y Dios, Madrid pp. 367-383;
trad. fr. L’Homme et Dieu, Paris 2005, pp.329-341.
42
ses études sur le théologal. Cela n’empêche
naturellement pas que cette théologie
fondamentale puisse être menée à terme selon une
méthode purement philosophique, et non pas
théologique. Ainsi donc, les choses n’en finissent
pas là. Zubiri appelle théologie fondamentale
l’étude de la dimension théologale de l’homme. En
revanche, le théologique serait l’étude «de ce que
sont Dieu, l’homme et le monde dans les religions
et en particulier dans le christianisme» (HD 382).
Evidemment, avec le cours intitulé «El problema
teologal del hombre», nous avons une étude de la
dimension théologale de l’homme, mais également
une étude de ce que sont Dieu, l’homme et le
monde dans le christianisme. C’est-à-dire que, selon
le prologue de 1973, nous aurions affaire, dans
l’œuvre de Zubiri, non seulement à une théologie
fonda–mentale comme étude du théologal, mais
également à ce que Zubiri appelle de la théologie
simpliciter (cf. HD 383).
Cette idée se confirme, si nous nous référons
à la leçon inaugurale prononcée par Zubiri à
l’Université de Deusto le 1er octobre 1981. Zubiri n’a
aucune difficulté à présenter son exposé comme un
ensemble de «Réflexions théologiques sur l’Eucha–
ristie», titre qu’il maintient dans une publication
ultérieure31. Là Zubiri laisse entendre que la
théologie consiste non pas dans l’explication des
mystères, mais dans le traitement conceptuel
propre à déterminer le point radical où se trouve ce
que le mystère a de mystérieux (cf. RTE 41).
31
Cf. X. Zubiri, «Reflexiones teologicas sobre la eucharistia»,
Estudios eclesiasticos 56, (1981) 41-49 (RTE)
43
Naturellement, Zubiri avertit que ces
conceptualisations théologiques peuvent être de
nature très diverse. Et il signale que dans son étude
sur l’eucharistie, il se «limitera à une conceptualité
proprement métaphysique» (RTE 41). C’est dire
qu’à la différence de ce qui se passait dans
l’introduction au cours de 1967, Zubiri prétend que
la concep–tualisation philosophique des problèmes
théologiques appartient formellement à la
théologie. Bien évidemment, il ne s’agit pas de
toute la théologie, mais de la partie de celle-ci qui
va coïncider avec ce que, dans la première
introduction au cours de 1971, il appelait la
«théologie spéculative», mais non avec les études
de caractère historique et exégétique. Nous ne
sommes donc pas placés devant un changement
fondamental de perspective, car il s’agira toujours
d’appliquer à des problèmes théologiques une série
de concepts philosophiques élaborés pour des
besoins philosophiques. Il s’agit simplement de
reconnaître que cette application appartient déjà à
la théologie.
Nous aurions ainsi un Zubiri qui, à la fin de sa
vie, ne se considère plus seulement comme
philosophe, mais également comme théologien.
Evidemment, dans le cas de Zubiri, les deux
dénomination s’appliquent en des sens différents.
Comme Zubiri le signale lui-même, en théologie il
se limite à appliquer des concepts philosophiques
élaborés pour des besoins purement
philosophiques. Cela signifie que, pour Zubiri lui-
même, sa contribution fondamentale à l’histoire de
la pensée se situe dans le champ de la philosophie,

44
où il s’est vu dans la nécessité d’élaborer toute une
série de nouveau concepts pour pouvoir donner une
réponse originale et rigoureuse à des problèmes
strictement philosophiques. En revanche, dans le
domaine de la théologie Zubiri se serait limité à
appliquer ces concepts à quelques problèmes
classiques de la théologie. Cela n’est pas sans
importance pour la théologie, dans la mesure où ces
concepts peuvent contribuer à une meilleur
intelligence du dépôt révélé. En aucun cas, cette
différence dans la confrontation aux deux
disciplines n’empêchera Zubiri, à la fin de sa vie, de
se considérer lui-même non seulement comme un
philosophe, mais également comme un théologien,
ne serait-ce qu’accessoirement. Ses réticences
initiales a être considéré comme tel peuvent
s’expliquer par des raison biographiques ou par une
certaine prudence devant les autorités
ecclésiastiques, qui aurait fini par se dissiper.
Pourtant, cette explication n’est pas
suffisamment radicale, car elle ne répond pas à la
question décisive, et qui sans doute nous intéresse
avant tout : Jusqu’à quel point les considérations de
Zubiri sur le problème de Dieu, sur l’histoire des
religions et sur le christianisme en particulier,
présupposent-elles la foi chrétienne ?
Que Zubiri se comprenne comme philosophe
et comme théologien est secondaire par rapport à
ce problème fondamental. Inutile donc d’insister sur
la question de savoir si Zubiri aborde ces thèmes en
philosophe, du moment que la compréhension et
l’acceptation de ses conceptualisations
présupposerait l’adhésion au christianisme.

45
Inversement, même si Zubiri admet qu’en abordant
certains thèmes il travaille en théologien, cela
n’exclut pas la possibilité que son étude, ou au
moins une partie de celle-ci, soit également
accessible à quelqu’un qui ne partage pas la vérité
du christianisme. Ce qui est décisif, c’est le statut
noologique des affirmations de Zubiri sur des
problèmes théologiques, et non le fait que Zubiri se
soit lui-même compris comme philosophe ou
comme théologien. C’est ce que nous devons tirer
au clair par la suite, et pour ce faire, nous référer à
l’analyse zubirienne de l’intelligence peut être
particulièrement profitable.

2. Analyse théologale et analyse théologique.

La question de la possibilité de traiter d’une


manière purement philosophique des problèmes
relatifs à Dieu et aux religions ne manque pas de
faire certaines difficultés. D’une part, il faut des
demander jusqu’à quel point les options confes–
sionnelles du philosophe déterminent le cours de
ses recherches, le chargeant de présupposés qui
détermineront d’une manière décisive l’orientation
et le résultat de ce celles-ci. Je ne me réfère ici non
seulement aux possibles préjugés de qui a déjà une
option religieuse, mais également aux préjugés de
qui a une option agnostique ou athée. Dans tous les
cas, l’étude du thème Dieu , des religions ou du
christianisme semble difficile à séparer d’une série
de présupposés que le chercheur apporte dans son
étude de la religion. Rahner lui-même a signalé que
«une philosophie absolument libre de toute

46
théologie est totalement impossible dans notre
situation historique» 32. Ce qui revient pratiquement
à assumer l’idée herméneutique de l’impossibilité
d’une pensée absolument libre de présupposés. 33
Les présupposés, comme l’a montré Gadamer,
définissent une situation historique et consti–tuent
la condition même de toute pensée.
Bien évidemment, il s’agit d’une conviction
que partagent non seulement de nombreux
théologiens contemporains, qui joue pour certains
d’entre eux, comme par exemple Pannenberg, un
rôle systématique de premier ordre. Pour
Pannenberg, l’histoire humaine consiste
précisément dans une processus de transmission et
de réception de traditions dans lesquelles les
hommes s’interrogent sur le monde comme totalité
et acquièrent ainsi leur identité. Dans cette
perspective,la vérité sir cette totalité est historique
au sens au sens où elle se constitue en vertu d’un
processus herméneutique de réception de la
tradition et d’inter–prétation de celle-ci.
Pannenberg, en suivant Gadamer, interprète ce
processus historique comme un processus de fusion
des perspectives entre le passé et le présent. Ainsi
donc, le résultat de cette fusion, pense Pannenberg,
peut être thématisé, et cette thématisation est
précisément une explication de la totalité. Il s’agit

32
Cf. Karl Rahner, Grundkurs des Glaubens, Freiburg i. Br.,
1976 (3e éd.), p.36.
33
Cf. H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, Grundzüge
einer philoso–phischen Hermeneutik, Tübingen, 1990, (6e
éd.), p.494.
47
d’une explication qui, dans la mesure où elle veut
être vraie, ne peut pas renoncer à prétendre à
l’universalité. Naturellement, de toutes les
explications possibles de la totalité que nous
rencon–trons dans l’histoire des religions, la plus
pleinement vraie sera celle qui peut sauvegarder à
la fois l’universalité et l’historicité de la vérité. Telle
est, selon Pannenberg, l’explication de la totalité
que nous rencontrons dans le christianisme34.
Ainsi donc, ni Rahner ni Pannenberg ne se
privent de démontrer la thèse, décisive quant à leur
point de départ, selon laquelle les présupposés sont
un moment inévitable de toute pensée.
Simplement, on constate la présence de ces
présupposés ou on nous rappelle le fait qu’on les a
toujours connus par le passé. Ainsi donc, comme
Husserl n’a pas manqué de le signaler, l’apparition
de certains présupposés dans le passé n’est
aucune–ment la preuve qu’il vont toujours se
retrouver dans les développements possibles d’une
discipline35. De plus, même dans le cas où on
admettais que les présupposés n’allaient pas
disparaître complètement, cela ne signifie pas qu’il
soit utile de les maintenir, une fois qu’on les aurait
repérés comme tels. Si, par exemple, on cherche un
point de départ qui puisse valoir pour tous,
indépendamment de la confessions à laquelle ils

34
Cf. W. Pannenberg, „Hermeneutik und
Universalgeschichte“, dans Grund-fragen systematischer
Theologie, Gesammelte Aufsätze, vol.1, Göttingen, 1967, pp.
22-79.
35
Cf. E. Husserl, Philosophie als strenge Wissenschaft,
Frankfurt, 1965, pp.53-54
48
appar–tiennent, il peut être utile d’éliminer les
présupposés d’origine religieuse, qui ne sont
accessible qu’à certains credos. C’est pourquoi il n’y
a aucune outrance rationaliste à vouloir détecter et
éliminer ces préjugés, même dans le cas où il n’est
pas certain que nous en ayons terminé avec tous
les préjugés, ou que nous puissions jamais y
parvenir. Même si l’on admet que l’élimination des
présupposés est une tâche ouverte ad infinitum,
cela ne signifie pas qu’elle manquerait de sens, tant
pour la philosophie que pour la théologie elle-
même.
Quoi qu’il en soit, Zubiri est suffisamment
héritier de la tradition phénoménologique pour
assumer le défi d’un traitement du problème
religieux où l’on cherche un point de départ libre de
présupposés théologiques. Zubiri serait d’accord
avec Rahner pour affirmer que la majeur partie de
la philosophie actuelle a, même contre sa volonté
explicite, tout un ensemble de préjugés
théologiques. Mais il n’en déduit pas qu’il soit
impossible de les éliminer, mais bien qu’il est
nécessaire d’y tendre. Comme on le sait, Zubiri
soutient que la philosophie européenne, depuis
saint Augustin jusqu’à nos jours, s’est mue dans un
horizon de pensée que Zubiri appelle «horizon de la
nihilité»36. La philosophie moderne, depuis saint
Augustin jusqu’à nos jours, a pensé l’être à partir du
rien : les choses sont mais pourraient ne pas être. Il
s’agit naturellement d’un horizon dans lequel ne se
situent pas que des penseurs explicitement
36
Cf. X. Zubiri, Cinco lecciones de filosofia, Madrid 1980 (3e
éd), p. ii-iii. Trad. fr., Cinq leçons de philosophie, Paris 2002.
49
chrétiens. Même certains penseurs posté–rieurs à
Hegel pourraient être inscrits dans cette horizon de
création, dans la mesure où l’on pense l’être à partir
du néant. Par exemple Heidegger selon
l’interprétation de Zubiri.37
La manière de mener à bien cette libération
des présupposés est ce que Zubiri a appelé
«analyse de fait» par opposition aux
«conceptualisations théoriques»38. On a pu se
méprendre sur cette différence, admettant que
l’analyse de Zubiri visait à obtenir des évidences
apodictiques, comme le recherchait Husserl. Face à
ces évidences, il y aurait les vérités contingentes
des théories rationnelles. Or, tel n’est pas la sens
véritable de la distinction entre analyse et théorie.
Si l’analyse est l’œuvre du logos et la théorie
l’œuvre de la raison, il faut signaler que pour Zubiri
tant les vérités du logos que celles de la raison sont
contingentes et réformables. La différence entre
l’analyse et la théorie est une différence entre
l’apodicticité et la contingence, comme c’est le cas
dans la philosophie de Husserl. Probablement la
recherche husserlienne de vérités apodictiques
libres de toutes contingences obéissent au fond à
des présupposés d’origine théologiques : sur
l’horizon de la création, toute chose apparaît
comme ayant pu ne pas être. En revanche, la
37
Cf. X. Zubiri, Los problemas fundamentales de la
metaphysica occidental, Madrid, pp.34-35 ; Sur le problème
de la philosophie, Paris 2002, p. 61ss.
38
X. Zubiri, Inteligencia sentiente. Inteligencia y realidad,
Madrid 1984
(3e éd.) pp. 14,20,25, 89, 156, 204s. (IRE); trad. fr.
L’intelligence sentante, Intelligence et réalité, Paris 2005.
50
subjectivité pure, après la réduction, serait un milieu
pur de toute contingence39.
Zubiri ne présuppose pas la distinction entre
le nécessaire et le contingent. Pour Zubiri, ce qui
distingue le logos et la raison, c’est avant tout et
surtout leur champ d’application. L’analyse que
réalise le logos porte sur l’appréhension et sur les
choses actu–alisée en elle. Les théories qu’élabore
la raison prétendent expliquer ce qu’il y a dans
l’appréhension à partir d’autres réalités situées,
comme le dit Zubiri, au-delà de l’appréhension. Il
s’agit de deux différents domaines de l’intellection,
que déterminent deux modulations de l’intelligence.
Il ne s’agit pas d’opposer vérités apodictiques et
vérités contingentes, mais simplement d’opposer
les questions décidables dans le champ de l’appré–
ension aux questions qui ne sont décidables que par
une investigation des fondements de ce qui est
appréhendé. Naturel–lement, dans le champ de
l’appréhension se donnent des évidences, mais
celles-ci ne se caractérisent pas par leur apodic–
ticité. L’évidence est seulement l’exigence qu’une
certaine réalité, intelligée dans une certaine
perspective, requiert l’un des concepts dont dispose
le logos40. Ainsi, cette feuille de papier, intelligée du
point de vue de sa couleur, exige le concept de
«blanc» parmi ceux dont dispose la langue
française pour parler des couleurs. Naturellement,
ces concepts sont contingents, mais Zubiri ne
recherche aucune apodicticité libre de toute
39
Cf. E. Husserl, Erste Philosophie, vol. 2, Den Haag, 1959,
p.50
40
Cf. X. Zubiri, Inteligencia y logos, Madrid, 1982, pp. 211ss.
51
contingence.
L’analyse concerne donc fondamentalement
des faits. Il peut évidemment y avoir dans
l’appréhension des choses qui n’ont pas le caractère
d’un fait, car il ne sont appréhensibles que par une
sujet d’appréhension (aprehensor). Nous aurions
alors ce que Zubiri appelle un positum à la
différence d’un fait. Le fait positif est à strictement
parler non seulement quelque chose qui est
actualisé dans l’appréhension, mais quelque chose
qui est appréhensible par qui veut 41. Il ne s’agit
évidemment pas de ce qui occasionnellement est
appelé un «fait scientifique» (cf. IRA 184). Les faits
scientifiques sont tels par référence au système
concep–tuel d’une science déterminée.
Naturellement, nous parlons ici de quelque chose de
plus élémentaire. Il s’agit simplement de quelque
chose qui est actualisé dans l’appréhension, et que
tout le monde peut appréhender, sans avoir à être
référé à un système de concepts. Si l’on veut dire
que tout ce qui est actualisé dans l’appréhension
est toujours, de quelque manière, référé à un
système conceptuel, il faudra préciser que ce n’est
pas quelque chose que Zubiri affirme ni ne nie
explicitement. Il s’agit simplement de distinguer
entre deux moments de l’intellection, même s’il y a
entre eux une unité structurelle42. La seule chose
qu’il faudrait signaler à ce moment-là, c’est que les
concepts auxquels ce fait pourrait être référé ne

41
Cf. X. Zubiri, Inteligencia y razon, Madrid 1983, pp. 182-
184 (IRA)
42
Ce qui semble confondre, L. Wessell, El realismo radical de
Zubiri, Valoracion critica, Salamanca 1992, pp.115ss.
52
sont pas les concepts d’une science déterminée,
mais simplement les concepts usuels du langage
ordinaire. Naturellement, au cours de son analyse le
philosophe peut de plus faire usage d’autres
concepts, repris d’un savoir particulier ou créés par
lui-même. Cela n’empêche pas que se maintienne
le sens général de toute l’analyse : il s’agit de
réfléchir sur ce qu’actualise l’appréhension, et non
de fonder la chose actualisée sur d’autres réalités,
situées au-delà de l’appré–hension.
La distinguer entre les faits actualisés dans
l’appréhension et les théories qui prétendent les
fonder à partir de la réalité située au-delà de
l’appréhension, serait donc la méthode adoptée par
Zubiri pour éliminer les présupposés. Naturellement,
l’analyse peut se charger de tous les présupposés
qui sont ancrés dans les présupposés qu’il utilise. En
ce sens, l’herméneutique a raison lorsqu’elle parle
de l’inévitable insertion dans une tradition. Pourtant
cela ne veut pas dire qu’il serait impossible de
détecter et d’éliminer ces présupposés. La manière
de la faire serait justement de référer les concepts
aux choses actualisées dans l’appréhension, en
regardant d’un oeil critique si ces concepts
contiennent des moments qui pointent au-delà de
l’appréhension. Ceci ne garantit pas des vérités
absolument libres de présupposés. Mais s’il nous
plaçait devant ce que Husserl appelait un
«processus historique infini»43, celui-ci cesserait,
mais pas parce qu’il est infini, d’avoir une

43
Cf. E. Husserl, „Nachwort“ aux Ideen zu einer reinen
Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, vol.
3, Den Haag, p. 139.
53
pertinence philosophique. La philosophie ne
pourrait pas nous rendre capables de vérités
apodictiques, mais elle nous placerait devant la
possibilité d’un processus de radicalisation
permanente. La philosophie pérenne ne serait donc
ni un savoir assuré par le prestige de l’autorité, pas
plus qu’elle ne serait un corpus d’évidences
apodictiques. La philosophie pérenne serait un
processus de radicalisation permanente dans
l’analyse des faits actualisés dans l’appréhension.
Parvenus à ce point, nous pouvons appliquer
cette distinction capitale de la philosophie de Zubiri
au problème religieux. Zubiri découvre dans
l’analyse des choses actualisées dans
l’appréhension ce qu’il appelle le «pouvoir du réel»
(cf. IRE 195-200). Les choses, telles qu’elles sont
actualisées dans l’appréhension, ont non seulement
un contenu mais une formalité. Dans la philosophie
de Zubiri, la formalité est le mode d’indé–pendance
que présentent les choses dans l’appréhension. La
formalité de réalité est le mode selon lequel les
choses restent dans l’appréhension comme
radicalement indépendantes et antérieures à celle-
ci. Les choses restent dans l’appréhension même,
comme quelque chose «de soi» (de suyo). Ainsi
donc, cette formalité dépasse les contenu de
chaque chose réelle et est ouverte sur d’autres
choses réelles. C’est ce que Zubiri appelle la «force
de la réalité». De plus, la formalité de la réalité
affecte tous les contenus qui deviennent ou qui
adviennent à la chose. En ce sens, la formalité de
réalité prédomine sur les contenu. C’est ce que
Zubiri a appelé le «pouvoir du réel». Ici, il n’est pas

54
nécessaire de distinguer entre force et pouvoir, et
nous pouvons appeler les deux dimensions «pouvoir
du réel». Naturellement, ce pouvoir affecte chaque
personne, car est une personne qui dispose de soi-
même comme réel. Et en ce sens la personne est
reliée (religagda) au pouvoir du réel. C’est ce que
Zubiri a appelé la religation (religación).
Le pouvoir du réel et la religation personnelle
constituent , selon Zubiri, des faits accessibles à
toute analyse de ce qui est actualisé dans
l’appréhension. En revanche, ce qui n’est pas
actualisé dans l’appréhension, c’est le fondement
du pouvoir du réel. Le pouvoir du réel, comme tout
fait actualisé dans l’appré–hension, nous porte à
nous interroger sur son fondement au delà de
l’appréhension. Alors le pouvoir du réel devient un
problème pour la raison. La raison doit chercher au
delà de l’appréhension ce qu’est le fondement du
pouvoir du réel. Naturellement, la réponse à ce
problème peut prendre des voies diverses, comme
le montre l’histoire des religions. L’histoire des
religions retracerait donc l’expérience individuelle,
sociale et historique de l’humanité au sujet du
fondement ultime du pouvoir du réel que les
religions appellent «Dieu». Il y a aussi, évidemment,
des réponses néga–tives, comme celle qui dit qu’il
n’y a pas d’autre fondement du pouvoir du réel que
la facticité de la vie. Quoi qu’il en soit, nous avons là
une distinction entre le problème religieux tel qu’il
se présente dans une analyse immédiate de
l’appréhension, et le problème religieux tel qu’il est
abordé du point de vue des théories philosophiques
ou religieuses au sujet de ce fondement ultime du

55
pouvoir du réel. Ce fondement ultime, qui dans le
monothéisme sera Dieu, n’est d’aucune façon
actualisé dans l’appréhension, est le fait d’une
expérience comme fondement de ce qui est
actualisé dans l’appréhension, c’est-à-dire comme
fondement de ma religation personnelle au pouvoir
du réel.
Nous pouvons tenter de ressaisir dans cette
perspective la distinction entre le théologal et le
théologique telle qu’elle apparaît dans les derniers
écris de Zubiri. Serait théologal ce qui relatif à la
religation au pouvoir du réel, alors que le
théologique serait relatif au fondement ultime du
pouvoir du réel. Selon Zubiri : «Le théologal est tel
parce qu’il implique la dimension [humaine]qu’elle
donne au divin. La théologie implique Dieu lui-
même. Le théologal est donc strictement une
structure humaine accessible à une analyse
immédiate.» (HD 12) De cette façon, l’étude du
théologal serait le terme d’une analyse
philosophique des faits tels qu’ils s’actualisent dans
l’appréhension. En revanche, la théologie serait,
comme Zubiri le dit lui-même, «une théorie, aussi
importante et véridique que l’on veut, mais une
pure théorie (cf. HD 371). Nous aurions alors une
distinction entre la philosophie comprise comme
analyse du théologal et la théologie comprise
comme théorie relative à Dieu en tant que
fondement de ce qu’aurait découvert une analyse
théologale. L’analyse théo–logale à charge du logos
et la théorie théologique à charge de la raison
seraient ainsi les deux moments capitaux d’une
étude du religieux à partir de la dernière philosophie

56
de Zubiri, et en particulier à partir de sa trilogie sur
l’intelligence sentante.
Peu importe alors que Zubiri appelle théologie
fonda–mentale l’analyse du théologal. Il faudrait
simplement dire que la théologie fondamentale, à la
différence de la théologie simpliciter, se situerait
dans le champ de l’analyse philosophique,
justement parce que la théologie fondamentale est
en principe accessible à l’analyse. En revanche, la
théologie simpliciter serait une théorie théologique,
car elle ne serait pas le terme d’une analyse mais
porterait sur Dieu lui-même, c’est-à-dire sur le
fondement du pouvoir du réel, tel qu’il apparaît
dans l’analyse de l’appré–hension. Nous aurions
ainsi une conception, issue de la dernière
philosophie de Zubiri, des tâches propres de la
théologie et de ses différences et relations à la
philosophie. Cela va nous permettre de voir quels
aspects, dans l’œuvre de Zubair, peuvent être
compris comme une analyse philosophique (ou si
l’on veut comme de la théologie fondamentale) et
lesquels appartiendraient au champ de la théologie
simpliciter, c’est-à-dire à la théorie théologique.
Pourtant, cette distinction n’est pas si facile à
maintenir ; elle présente d’importantes dissonances
lorsqu’on la confronte aux textes de Zubiri, y
compris à des textes qui proviennent des années 70
et 80. C’est ce qu’il nous faut considérer par la
suite.

3. Elargissement du théologal

A diverses occasions Zubiri a cherché à

57
élaborer une justification de la réalité de Dieu.
Evidemment, compte tenu de la distinction entre
l’analyse théologale et la théorie théologique, il ne
fait aucun doute que cette justification ne peut être
qu’une tentative rationnel de s’interroger sur le
fondement, au-delà de l’appréhension, du pouvoir
du réel rencontré dans l’appréhension. Il s’agirait
donc d’une théorie théologique. Evidemment, ce ne
serait pas une théologie au sens habituel du terme,
car celle-ci se réfère ordinairement à l’étude du
fondement du pouvoir du réel tel qu’il apparaît dans
la religion chrétienne. Nous serions pour ainsi dire
devant une sorte de théologie naturelle, ou mieux
de théologie rationnelle. Or, Zubiri goûte peu cette
terminologie et semble plus enclin à conserver le
concept de théologie, comme il le signale
expressément, «pour Dieu, l’homme et le monde
dans toutes les religions et en particulier dans la
religion chrétienne» (HD 382). Autant dire que le
théologique se définit alors non pas du point de vue
de l’instance intellective qui entre jeu, mais
simplement par son caractère explicitement
confessionnel. Curieusement les deux perspectives
semblent coexister dans le même texte (cf. HD 371
et 382).
Evidemment, les deux perspectives sont
conciliables si le théologique se ramène non
seulement à ce qui est relatif au fondement ultime
du pouvoir du réel, mais également à la façon
concrète dont les religions et en particulier le
christianisme ont conçu ce fondement. Cette
réduction implique un élargissement de l’espace du
théologal. Le théologal comprend alors non

58
seulement ce qui est accessible au moyen d’une
analyse, mais également les réalités qui sont le
terme non du savoir qui apparaît dans les religions,
mais d’un savoir strictement philosophique. Ainsi,
par exemple la justification de la réalité de Dieu
telle qu’elle apparaît dans El hombre y Dios n’est
pas, pour Zubiri, de nature théologique mais fait
partie intégrante d’une étude théologale. Et cela,
Zubiri le soutient dans des textes qui datent des
années 80 (cf. HD 13 ; 10844). On peut défendre le
caractère analytique des textes recueillis dans El
hombre y Dios que si l’on soutient que Zubiri ne
traite pas à proprement parler de Dieu en tant que
réalité au-delà de l’appréhension, mais seulement
de la réalité humaine en tant qu’expérience de ce
fondement. Pourtant, cette interprétation contredit
la manière dont Zubiri expose concrètement sa
«preuve». Zubiri ne prétend pas seulement décrire
une expérience humaine de la fondamentalité, mais
prétend justifier la réalité de ce fondement au-delà
de l’appré–hension (cf. HD 144-150). C’est pourquoi
la nature théologale de ces études ne résiderait pas
dans leur caractère analytique et non théorique,
mais simplement dans leur manque de présupposés
confessionnels (cf. Hd 371). C’est dire qu’on ne
commence pas par présupposer la réalité ; il faut la
justifier et cette justification est soumise à une
discussion rationnelle (cf. HD 150).

44
Lorsque Zubiri dit en HD108 qu’il traitera du théologique
dans la troisième partie, il ne se réfère probablement pas à
la troisième partie de El hombre y Dios, mais à la troisième
partie du cours de 1971, qui traite précisément du
christianisme.
59
Ainsi donc, l’élargissement du théologal ne se
termine pas là. Selon ce que nous avons vu
jusqu’ici, tout ce qui est relatif au fondement ultime
du pouvoir du réel dans les religions, et en
particulier dans le christianisme, serait le terme
d’un savoir théologique. Pourtant, nous sommes
mis en présence de textes dans lesquels Zubiri ne
semble pas penser ainsi. Tout le cours de l’année
1971 laisse entendre que le christianisme peut être
le terme d’un savoir théologal, mais pas
théologique. Dans l’intro–duction qu’il écrivait en
1973 à ce cours, nous retrouvons la même
ambiguïté. D’une part on nous dit que le cours
portera, en trois parties, sur la dimension théologale
de la réalité humaine. Naturellement la troisième
partie, qui sera bientôt éditée, est une étude sur le
christianisme. Mais d’autre part, on nous dit qu’il
faut réserver «les termes théologie et théologique
pour ce que sont Dieu, l’homme et le monde dans
toutes les religions et en particulier dans le
christianisme» (HD 382). On pourrait penser que
pour Zubiri la première partie, où il traite du
problème de Dieu, est théologale, alors que la
seconde, qui traite des religions, et avant tout la
troisième partie, constituent des études proprement
théologiques. Pourtant, cette solution se heurte au
fait que dans la troisième partie du cours Zubiri
signale à plusieurs reprises que ce sont des travaux
de nature théologale. Cela, sans nous dire
explicitement en quoi consiste la différence avec le
théologique.
Quelques uns des textes dans lesquels Zubiri
oppose le théologal et l’apologétique peuvent nous

60
donner de quoi sortir de cette nouvelle aporie.
Zubiri signale à propos de l’œuvre apologétique du
cardinal Newman, que lui aussi est en train de
travailler sur l’évolution du dogme. De plus, il dit
accepter plusieurs des critères de Newman sur la
légitimité de cette évolution. Mais il signale que la
différence est dans la perspective. La perspective
théologale serait une perspective distincte de la
perspective apologétique. Alors que l’apologète part
des dogmes tels qu’ils sont définis et cherche à les
justifier à partir de la révélation, la perspective
théologale nous situerait bien plus dans les
contenus initiaux de la révélation et nous inviterait
à observer leur développement dans l’histoire du
christianisme. Il s’agit de deux perspectives
différentes au moment d’étudier un même
problème. Et cette distinction pourrait s’appliquer à
notre question du statut du théologal et du
théologique chez Zubiri. Le théologal et le
théologique ne différeraient pas parce qu’il étudient
des problèmes différents, mais uniquement parce
qu’il envisagent un même problème selon
différentes perspectives.
La différence caractéristique entre le
théologal et le théologique ne peut pas consister en
ce que la perspective théologale se contenterait de
prendre certains contenus de la révélation
chrétienne et de les soumettre à une conceptualité
philosophique, en recourant à des concepts
philosophiques élaborés pour des besoins purement
philosophiques. Dans le cours de 1971, Zubiri
entreprend non seulement d’analyser quelques
problèmes théologiques isolés en se servant d’une

61
outil philo–sophique. Il veut montrer comment les
contenus fondamentaux du christianisme surgissent
à partir de la dimension théologale de la réalité
humaine. Or, c’est précisément cela qui rend
possible un traitement théologal et non pas
théologique du christianisme. Alors que les études
théologiques partiraient de la positivité du dépôt
révélé et s’appliqueraient à le justifier
exégétiquement et historiquement (comme Zubiri
l’affirmait déjà en 1967), les études théologales
montreraient l’insertion de ces contenus du dépôt
révélé dans la dimension théologale de l’homme.
Ainsi donc, le problème est de mettre au clair le
statut de l’approche théologale du christianisme :
s’agit-il d’une étude purement philosophique ou
inclus-t-elle une option croyante ? Voyons en détail
quelle est la réponse de Zubiri.

4. Le développement du théologal

La perspective théologale commencerait par


l’analyse de la dimension théologale de l’homme
telle qu’elle se rencontre dans l’appréhension. Il ne
s’ait pas d’une théorie anthropologique, car
l’homme se constitue par son immersion dans la
réalité (cf. HD 382) Il s’agirait d’une analyse de faits
actualisés dans l’appréhension et non d’une théorie
sur le fondement de ce que nous rencontrons dans
l’appréhension. Naturellement, les faits auxquels se
réfère l’analyse théologale serait la force de la
réalité, le pouvoir du réel et la religation
subséquente de la réalité humaine. Nous aurions
ainsi l’analyse de quelque chose qui est accessible

62
par quiconque et qui ne suppose aucune option
religieuse. Pourtant nous serions devant quelque
chose d’essentiel pour comprendre adéquatement
non seulement la formation de la religation en
plusieurs religions, mais également pour
comprendre la réalité de l’athéisme et de
l’agnosticisme comme réponses à un problème réel
posé par la dimension théologale de l’homme. Or, le
pouvoir du réel nous porte nécessairement à la
recherche de son fondement. Mais cela nous sort
évidemment de l’analyse des faits et nous situe sur
un autre plan, qui est celui de la recherche de ce
fondement au-delà de l’appréhension.
Nous pourrions alors dire que la justification
de la réalité de Dieu que Zubiri entreprend dans El
hombre y Dios constitue une sorte de théorie
théologale. Il s’agit de poser le problème du
fondement ultime du pouvoir du réel sans se donner
pour présupposé la réalité de Dieu, mais ayant bien
plus à la justifier philosophiquement, ce qui ne
serait pas, à strictement parler, de la théologie. Ce
serait une étude purement philosophique qui pour–
tant dépasserait l’analyse du pouvoir du réel tel
qu’il apparaît dans l’appréhension, pour s’interroger
sur son fondement. Pourtant, il faudrait toujours
partir des faits théologaux tels qu’ils apparaissent
dans l’analyse Ce serait alors un étude théologale
et non pas théologique, puisqu’elle part de la
dimension théologale de la réalité humaine et
puisqu’elle ne présuppose aucune religion concrète.
Mais en ce que l’on y cherche le fondement de ce
qui est actualisé dans l’appréhension, ce serait une
théorie théologale à laquelle appartiendrait non

63
seulement la justification de la réalité de Dieu mais
également l’étude de l’expérience de cette réalité,
comme cela apparaît dans El hombre y Dios (cf. HD
305ss).
Ainsi donc, si l’on accepte la justification de la
réalité de Dieu que propose Zubiri, cela a
d’importantes conséquences pour le
développement ultérieur du théologal. Zubiri
considère qu’il a justifié la réalité d’un Dieu unique,
personnel et transcendant. Naturellement, du
moment que l’on aborde les religions pan–théistes
et polythéistes, cela signifie que le fondement
proposé par celles-ci est d’entrée de jeu exclue, et
cela pour des raisons purement philosophiques.
Cela signifie que, de fait, ne subsiste que le
monothéisme abrahamique dans ses versions juive,
chrétienne et musulmane. D’autres monothéismes
n’ont guère eu de destin historique. C’est alors,
selon Zubiri, le moment précis où entre en jeu
l’option de la foi pour l’une de ces trois religions. On
pourrait également parler d’une option pour un
monothéisme purement philosophique, mais Zubiri
ne prend décidément pas en considération cette
possibilité. Quoi qu’il en soit, pour Zubiri toutes ces
options, mis à part leur plus ou moins grande
vraisemblance et leur motifs de crédibilité, sont
toujours des options rationnelles. Et elles le sont
parce qu’elles réalisent historiquement et
concrètement la structure de la raison : il s’agit
d’options entre différentes possibilités de
comprendre le fonde–ment ultime du pouvoir du
réel.
Dès lors, à supposer que l’option aille à la foi

64
chrétienne, on peut étudier les contenus
fondamentaux du christianisme à la lumière de leur
origine dans la dimension théologale de l’homme.
Naturellement, nous serions de nouveau à un plan
qui dépasse la simple analyse de ce qui est
actualisé dans l’appréhension, et il s’agirait alors de
théorie (cf. HD 371). De plus, comme nous serions
alors dans l’étude de Dieu, du monde et de
l’homme tels qu’il apparaissent dans la religion
chrétienne, il s’agirait de théologie (cf. HD 382).
Ainsi convergent clairement les deux sens de
«théologie» qui apparaissent dans l’introduction au
cours de 1973 : «El problema teologal del hombre».
Ce serait donc une théologie qui se fait du point de
vue de son enracinement dans la dimension
théologal de l’homme. Il s’agirait ainsi d’une
théologie que nous pouvons appeler une «théologie
théologale». Analyse théologale, théorie théologale
et théologie théologale seraient ainsi les trois
moments intellectifs dans lesquels se déploierait le
problème théologal de l’homme. Seulement le
dernier présup–poserait l’option de la foi chrétienne,
alors que les deux premiers seraient de caractère
purement philosophique. Ainsi donc, alors que le
premier est une simple analyse de faits, le second
prend en charge le caractère problématique de
toute recherche, au-delà de l’appréhension, de ce
qui fonde ces faits.
Si telle est la perspective théologale, en quoi
peut consister la perspective théologique ? En ce
moment, nous pouvons déjà déterminer quel serait
le statut propre de la théologie dans l’œuvre de
Zubiri. Nous aurions en premier lieu la théologie

65
fondamentale. Selon Zubiri, «la théologie
fondamentale n’est pas une étude des praeambula
fidei ni une espèce de vague étude introductive à la
théologie proprement dite… ; la théologie
fondamentale est préci–sément et formellement
l’étude du théologal en tant que tel» (HD 383). Cela
signifie que la théologie fondamentale inclut les
trois moments du problème théologal auquel nous
nous sommes référés antérieurement. Dans la
conception de Zubiri, la théologie fondamentale
comprendrait l’analyse théologale, la théorie théo–
logale et la théologie théologale. Naturellement, les
deux premiers moments ont en commun leur
affinité à la philosophie, alors que le troisième inclut
une considération des contenus fondamentaux du
christianisme, du point de vue de leur insertion
dans la dimension théologale de l’homme. Ainsi la
théologie fondamentale a nécessairement certains
contenus philosophiques (l’analyse théo-logale et la
théorie théologale), mais elle ne peut pas se limiter
à l’étude de certains préambules de la foi. La
théologie fondamentale doit étudier l’option pour le
christianisme et les contenus fondamentaux de ce
dernier, certes dans la perspective de son origine
dans la dimension théologale de l’homme. C’est
pourquoi la théologie fondamentale inclut
nécessairement une esquisse des principaux
contenus de la théologie systématique.
Ainsi donc, la théologie fondamentale est
distincte de ce que Zubiri appelle la théologie
simpliciter, et que nous pouvons appeler la
théologie systématique. On y fait abstraction de
l’insertion des contenus de la foi chrétienne dans la

66
dimension théologale de l’homme, et il s’agit de
justifier et de clarifier ces contenus en les
considérant en et pour eux-mêmes. Evidemment, la
théologie systématique traite du fondement ultime
du pouvoir du réel ; ce n’est donc pas une simple
analyse mais une construction théorique à partir
des donnés révélés (cf. HD 371).
Naturellement,cette théologie systématique ouvre
sur diverses perspectives, comme peuvent l’être les
justifications exégétiques et historiques, ou des
considérations spéculatives. Pour Zubiri, la
théologie ne peut se passer de considérations
spéculatives. Et même les concepts bibliques
contiennent quelque présupposés métaphysiques,
qui, en tant que tels, sont indépendants de la
révélation. Il est donc légitime que la théologie
tente d’interpréter chacun des contenus du
christianisme en leur appliquant un système
philosophique déterminé. C’est précisément la
raison pour laquelle la leçon de 1981 sur
l’eucharistie mérite d’être considérée comme de la
théologie. Elle n’étudie pas un contenu du
christianisme à partir de la dimension théologale de
l’homme ; Zubiri ne fait qu’appliquer à un problème
théologique les concepts les plus récents de sa
philosophie. De cette façon, ce qui en 1967
s’appelait une étude philosophique de problèmes
théologiques pourrait s’appeler tout simplement de
la théologie spéculative. La différence d’avec la
théologie théologale serait justement que l’on y fait
abstraction de l’insertion des problèmes étudiés
dans la dimension théologale de l’homme.
Si nous considérons la troisième partie du

67
cours de 1971, qui constitue le noyau central du
prochain livre de Zubiri : Sobre el crisitianismo, il
faut dire que nous avons là un exemple de ce que
nous avons appelé la théologie théologal de Zubiri.
C'est-à-dire une étude sur les contenus
fondamentaux du christianisme dans la perspective
de son insertion dans la dimension théologale de
l’homme. Pourtant, il est évident que dans cette
théologie théologale sont incluses de nombreuses
considérations propres à la théologie spéculative.
Autant dire qu’on utilise une philosophie
déterminée, celle de Zubiri, pour clarifier certains
problèmes centraux de la théologie. Ici, nous avons
ce que Torres Queiruga appelle une «fusion des
perspectives» Mais maintenant nous pouvons dire
en quoi consiste exactement cette fusion : c’est
l’inclusion dans la théologie théologale de
considérations propres à la théologie systématique
dans sa version spéculative. Il ne s’agit pas
seulement d’un désir fort compréhensible du
philosophe d’éclairer de ses concepts des
problèmes qui ont en général été discutés avec
l’instrumentation propre aux autres théologies. Il
s’agit également d’un processus inéluctable, car
toute théologie théologale, pour autant que son
intérêt se concentre sur l’enracinement des
contenus de la religion chrétienne dans la
dimension théologale de l’homme, doit aussi
présenter une certaine conceptualisation, même
minime, des contenus dont elle traite. Au cas
contraire, il serait impossible de montrer sa relation
à la dimension théologale de l’homme.

68
Instance intellective Degré d’engagement
confessionnel

philosophie
théologie

Appréhension religation
déiformation

Logos analyse
théologale

Raison théorie
théologie théologie
théologale
théologale simpliciter

5. Réflexions conclusives
Parvenus à ce point, nous pouvons nous
interroger sur l’importance de l’approche théologale
que Zubiri a appliqué aux problèmes propres de la
théologie. Certes, les concepts philo–sophiques que
Zubiri a apportés à la théologie systématique,
approuvés avec reconnaissance par les théologiens,
peuvent signifier un énorme enrichissement pour
cette discipline. Mais ici, nous ne nous interrogeons
pas sur l’importance théologique de la philosophie
de Zubiri, mais sur la valeur de ces études

69
théologales pour la philosophie et pour la théologie.
Quant à la philosophie, il ne fait aucun doute
que le traitement du théologal tel que la conçu
Zubiri, peut revêtir une grande importance pour le
domaine appelé «philosophie de la religion». Déjà
l’élaboration d’une étude systématique de la
possible contribution de Zubiri à la philosophie de la
religion obligerait de le situer par rapport aux
différents courants qui apparaissent dans cette
discipline. On pourrait dire, en termes très
généraux, que l’analyse des faits théologaux
qu’entreprend Zubiri se situe plus dans la ligne de la
phénoménologie de la religion que dans celle des
philosophies explicatives du religieux, et cela parce
que Zubiri ne prétend pas en premier lieu expliquer
la dimension théologale de l’homme, mais le traite
comme un fait qu’il convient d’analyser. Mais à la
différence des traditions phéno–ménologiques et
herméneutiques, Zubiri admet que le religieux ne se
situe pas exclusivement ni primairement dans la
sphère du sens (comme dans l’idée du «saint» par
exemple), mais bien avant, dans la sphère même du
pouvoir du réel et de la relation – de la
«religation» – humaine à celui-ci, tels qu’ils
apparaissent déjà dans l’appréhension. C’est
pourquoi, avant toute compréhension du sens, une
philosophie de la religion doit commencer par
mener à terme une analyse de ce fait premier de la
religation. Il s’agit de considérations qui pourraient
être de la plus grande importance pour la
philosophie de la religion.
La philosophie rencontrera plus de difficultés
à accepter dans Zubiri ce qui n’est plus une analyse

70
de la religation, mais une recherche du fondement
de celle-ci dans une réalité au-delà de
l’appréhension. Là, naturellement, Zubiri se situe
plus sur la ligne des philosophies explicatives de la
religion, puisqu’il donne, comme on sait, une
réponse affirmative à la question de la réalité
divine. Or, cette réponse est problématique, car il
ne s’agit pas uniquement d’une justification de la
réalité de Dieu, que d’autres philosophes pourraient
ne pas considérer comme suffisamment
convaincante. Il y a un problème plus grave, qui est
que de telles justifications, de par leur nature de
constructions théoriques de la raison, ne peuvent
jamais prétendre à un degré d’évidence comparable
à celui de l’analyse. La raison se meut entre
diverses possibilités d’intellection du fondement
ultime du pouvoir du réel. Et à la différence de ce
qui se passe dans les sciences, il n’y pas
d’expérience qui puisse conduire à un choix décisif
parmi ces possibilités. L’unique expérience du
fondement esquissée par Zubiri lui-même est la vie
humaine comme fondée en Dieu. Or, cela comporte
évidemment une importante marge d’incertitude.
C’est pourquoi, même s’il considère son
argumentation comme valide, Zubiri accepte en
même temps qu’il s’agit d’une monstration
raisonnable et non d’une démonstration apodic–
tiquement concluante (HD 150).
Un autre type de difficultés possibles se réfère
à la situation qui, dans les considérations de Zubiri,
est faite aux religion. La justification de la réalité
divine conduit Zubiri à affirmer un Dieu non
seulement transcendant, mais encore personnel et

71
unique. Zubiri aborde alors l’histoire des religions
avec des résultats déjà élaborés dans des textes qui
composent El hombre y Dios. Cela signifie alors, du
point de vue de la vérité religieuse, que demeurent
d’emblée exclues les religions qui n’acceptent pas
la réalité d’un Dieu unique, personnel et
transcendant (HR 199-207). Autant dire que pour
Zubiri tant le polythéisme que le panthéisme sont
des réponses invalides à la question du fondement
ultime du pouvoir du réel. Ne restent que les
différents théismes, que ne départagent pas des
considérations philosophiques mais une option de
foi. Nous ne disons pourtant pas que, de ce fait,
l’analyse que fait Zubiri des religions est chargée
d’un préjudice unilatéral. Il est clair que Zubiri
s’efforce de montrer les raisons d’exclure les autres
religions, ce qui équivaut à une justification
philosophique de son point de départ.
Ainsi donc, il faut se demander si l’étude des
religions conduite par Zubiri n’aurait pas été plus
riche si elle avait fait abstraction de sa théorie
théologale sur Dieu. Dans ce cas, il aurait pu
considérer les religions d’un point de vue purement
analytique. Autrement dit, il aurait pu se demander
de quelle manière concrète les religions abordent la
question du fondement de la religation. Une chose
est de dire que les religions surgissent précisément
de la religation et de l’interrogation sur le
fondement ultime du pouvoir du réel, et autre chose
est de montrer comment chaque religion concrète
répond au problème du fondement de la vie
humaine. Ainsi, par exemple, on peut montrer
qu’une manière fort répandue de fonder l’action est

72
d’établir une correspondance entre l’action et ses
résultats, en présentant la divinité ou les divinités
comme les garants d’une telle correspondance.
C’est le cas de l’idée de Loi, telle qu’elle apparaît
dans de nombreuses religions. La Loi établit les
punitions et les châtiments en fonction, par
exemple, de la qualité cultuelle ou morale d’actions
humaines déterminées. C’est une manière concrète
de fonder l’action humaine, accessible à une
analyse, et dont l’étude sur diverses religions aurait
pu enrichir celle de Zubiri, au lieu d’aboutir à une
élimination forcée de religions non théistes.
On peut dire quelque chose de semblable au
sujet de la théologie. Si Zubiri n’avait pas entrepris
ses études sur la religions chrétienne en s’appuyant
sur les résultats de sa justification de la réalité de
Dieu, il aurait peut-être pu développer une étude
purement analytique du christianisme Une étude
dans laquelle il se serait demandé de quelle
manière concrète, selon cette religion, Dieu fonde
les actions humaines. De cette manière le
christianisme aurait été soumis à une analyse
antérieure à toute théorie tant théologale que
théologique. En revanche, l’écart entre la
justification de la réalité de Dieu et ses études
théologiques renvoie toute la théologie au domaine
de la théorie. Naturel–lement, la théologie présente
de nombreuses théories, au sens où l’on y traite de
Dieu comme du fondement ultime du pouvoir du
réel. Mais il y a aussi dans le christianisme des
moments qui sont susceptibles de relever de ce que
nous avons appelé l’analyse des faits. Le mode
concret de fondamentation de la vie humaine dans

73
la religion chrétienne ferait l’objet non d’une théorie
mais d’une analyse. Et ce ne serait pas une analyse
théologale, car l’analyse théologale porte sur la
religation au pouvoir du réel dans toutes les
religions. Ce serait une analyse théologique parce
qu’on y étudierait de quelle manière concrète se
fonde une religion déterminée : la religion
chrétienne. Ainsi toute théologie ne serait pas
théorie, mais nous aurions une théologie
strictement analytique, qui ne nécessiterait pas une
justification préalable de la réalité de Dieu, mais où
il suffirait d’appliquer à un cas concret l’analyse
théologale de Zubiri. On obtiendrait alors une idée
distincte de la théologie fondamentale, qui
n’inclurait pas la justi–fication de la réalité de Dieu
comme préambule de la foi. La théologie
fondamentale serait purement de la théologie
analytique. Elle aurait besoin de la philosophie dans
la mesure où elle aurait besoin de l’analyse
théologale du pouvoir du réel et de la religation.
Mais ensuite, elle pourrait étudier d’un point de vue
purement analytique les modalités concrètes selon
lesquelles se structure, dans les différentes
religions, christianisme inclus, la relation de
religation au pouvoir du réel. Le fait que Zubiri ait
posé le préalable d’une justification de la réalité de
Dieu a empêché ce développement. Il en est
probablement resté à une interprétation
traditionnelle de Vatican I, selon laquelle la
théologie fondamentale partirait d’une justification
rationnelle du monothéisme45. Quoi qu’il en soit, il
45
Le passage conciliaire est en DS 3004 et 3026.
L’interprétation actuelle de ce passage veut rappeler, en
74
convient de ne pas perdre de vue les faits qui
entourent les écrits théologiques de Zubiri. Tous, si
nous excluons le brève étude sur l’eucharistie, sont
antérieurs à la trilogie sur l’intelligence sentante.
L’article sur l’eucharistie nous montre sans
équivoque que Zubiri, dix ans après le cours de
1971, conçoit d’une manière sensiblement
différente un même problème théologique. On est
en droit de penser que cette évolution pourrait avoir
affecté non seulement l’étude de certains contenus
théologique déterminés, mais la manière même de
situer ce contenus du point de vue de sa trilogie.
C’est quelque chose que nous parviendrons jamais
à élucider d’une manière suffisante. Mais quoi qu’il
en soit, il ne fait aucun doute que Zubiri a apporté
une contribution de premier ordre à la théologie. Ce
jugement ne se réfère pas seulement aux concepts
philosophiques utilisés dans chaque problème
théologique, mais surtout à l’insertion de la
théologie dans une problème théologal préalable.
Le christianisme apparaît ainsi, dans la perspective
de Zubiri, comme partie de cette gigantesque
expérience théologale de l’humanité, tant
individuelle que sociale et historique, autour de la
vérité ultime du pouvoir du réel (cf.HD 380). C’est
dans cette expérience que le christianisme engage
son sens ultime et sa vérité.

premier lieu, que la nature pure, hors la grâce, ne


correspond à aucune situation réelle de l’humanité. Et en
second lieu, on signale que le texte du concile énonce une
possibilité de la raison et non une nécessité.
75
76
III

LA NOUVEAUTÉ THÉOLOGIQUE
DE LA PHILOSOPHIE DE ZUBIRI

...oυ γαρ εv λoγω η βασιλεια


τoυ θεoυ, αλλ'εv δυvαμει

77
(
1 Cor 4, 20)

Xavier Zubiri a subdivisé l'exposé de ce qu'il


appelait «le problème théologal de l'homme» en trois
grands tranches . Il a , dans un premier temps,
abordé l'analyse philosophique du problème de Dieu.
C'est précisément le sujet du livre posthume de El
hombre y Dios, (dont il existe maintenant une
traduction française). Ensuite, Zubiri a poursuivi
l'étude, également philosophique, de l'histoire des
religions. Il s'agit d'inédits qui procèdent de trois
cours prononcés dans les années soixante et
soixante-dix et qui furent récemment publiés dans le
volume El problema filosofico de la historia de la
religiones (HR). Nous avons enfin un large ensemble
de textes de la même époque, dans lesquels Zubiri
aborde l'étude du christianisme comme religion de la
«déiformation». Même si les deux premières tranches
ne présentent pas de références à des question
théologiques, la dernière traite systématiquement
des grands thèmes théologiques. Aussi peut-on s'y
référer, ne serait-ce qu’en première approximation,
comme aux «écrits théologiques» de Zubiri. La
question à laquelle nous désirons répondre est celle
de la signification que ces écrits peuvent avoir pour
la théologie actuelle.
Dans la bibliographie de Zubiri, en constant
enrichis–sement, les études sur sa théologie ne
manquent pas. Mises à part des allusions
occasionnelles, il faut dire que la majeure partie des
analyses se concentrent sur des articles écrits par

78
Zubiri dans les années 30 et 40, et en particulier sur
son travail intitulé : «Sur l'être surnaturel : Dieu et la
déification dans la théologie paulinienne, repris dans
Naturaleza, Historia, Dios. (et que présente la
secomde partie de ce volume).Même si Zubiri,
comme on l’a vu, affirme, au début de ce travail qu'il
ne s'agit que d'une note historique, il ne fait aucun
doute que l'exposé de la théologie paulinienne et des
Pères grecs laissait percer de nombreuses tendances
théologiques de Zubiri lui-même, comme le
confirment ses cours et ses écrits ultérieurs. Ces
pages ont sans aucun doute une grande valeur
historique et théologique. Il ne s'agit pourtant pas de
leur attribuer la valeur d'un témoignage sur les
opinions théologiques de Zubiri, et encore moins d'un
critère pour estimer l'impact de sa philosophie sur la
théologie. La raison est évidente : la pertinence
théologique de sa philosophie ne peut être évaluée
qu'à partir de l'œuvre de la maturité.
Ainsi se trouve déjà énoncé un problème
important pour notre thème, qui est de déterminer
quel est la philosophie de la maturité de Zubiri. Sans
entrer dans une discussion chronologique, un fait
accepté par tous est que la philosophie de Zubiri n'a
pas cessé de «mûrir» à partir de sa grande œuvre :
Inteligencia sentiente. Les inédits traitant de thèmes
théologiques procèdent de cours donnés dans les
années 60, début 70 ; ils sont donc antérieurs à
l'œuvre de la maturité. On est ainsi en droit
d'admettre que de nombreux thèmes développés
dans le traités de théologie présentent un aspect très
différent On le constatera facilement en comparant le

79
contenu de ces écrits et les références théologiques
que l'on rencontre dans les textes postérieurs. Le cas
le plus patent est celui des «Réflexions théologiques
sur l'Eucharistie», un travail écrit par Zubiri en 1981,
qui présente des différences notables d'avec les
cours sur l'Eucharistie de dix ans antérieurs.
Cela ne diminue en rien l'importance
théologique de la philosophie de Zubiri. Encore ne
faut-il pas la chercher exclusivement dans ses études
sur les problèmes théologiques proprement dites,
mais tout autant dans sa philosophie elle-même, si
on la considère du point de vue de ses œuvres
ultimes. C'est à partir de là qu'il faut lire et
commenter les écrits théologiques de Zubiri. Ne
prenons qu'un exemple : dans le cours de 1971 sur
l'Eucharistie, l'articulation entre la réalité
substantielle et l'être joue un rôle conceptuel central,
alors que l'écrit de 1981 met au premier plan
l'actualité pour signifier la «présence réelle». C'est
ainsi que le concept de «transubstanciation» utilisé
pour expliquer le mystère de l'Eucharistie cède la
place à celui de «transactualisation» Le concept
d'actualité, chaque fois plus présent dans son œuvre,
joue donc un rôle central lorsqu'il s'agit de repenser,
du point de vue de sa philosophie dernière, ses
réflexions sur d'autres problèmes, théologiques.
Ce fut une lourde charge et un travail utile que
de publier les écrits théologiques de Zubiri, Ce serait
pourtant une erreur de penser que le principal apport
de Zubiri à la théologie consiste dans l'application de
ses concepts-clef de sa philosophie à des question
théologiques. Certes, cela donne déjà à la

80
contribution de Zubiri son importance et son
caractère novateur. Pensons simplement à
l'importance que revêt, pour la théologie morale, une
philosophie dans laquelle il n'est pas question de
«droit naturel». Ou au fait de parler du péché originel
en dehors de la perspective naturaliste dans lequel
ce problème a été discuté. Toutefois, l'analyse de ces
applications de la philosophie de Zubiri pourrait nous
faire perdre de vue le sens général des relations
entre la philosophie de Zubiri et la théologie. C'est en
ces termes que, déjà en 1967, Zubiri comprenait sa
possible contribution à la théologie, et qu’en 1971 il
tenta une interprétation globale du christianisme.
Cette inter–prétation globale n'est pas une somme
de réponses philosophiques aux problèmes concrets
posés par la théologie, mais elle inclut et suppose
une question sur les relations entre la philosophie de
Zubiri prise en bloc et l'histoire de la pensée
théologique.

I.

Le problème philosophique de
la théologie européenne.

Dans cette perspective, il convient de signaler


d'abord que la position de la philosophie de Zubiri à
l'égard de théologie commence par être terriblement
critique. Certaines référence à la pensée théologique
de Zubiri peuvent sembler démentir ce fait, mais il
est en réalité essentiel pour comprendre le sens et

81
l'intention ultime de nombre de ses réflexions
théologiques. En réalité, un exposé adéquat de la
pensée théologique de Zubiri doit commencer par
signaler qu'à ses yeux la théologie chrétienne a eu
un effet négatif sur l'histoire de la pensée
philosophique. C'est une opinion que Zubiri avance
déjà dans ses écrits de jeunesse et qui continue à
s'affirmer dans les écrits de la maturité. C'est que,
selon Zubiri, malgré
« toutes ses limitations, la philosophie grecque
est née, pour le moins, d'elle-même, face aux
choses et en immédiat contact avec elles. Alors que
l'homme de l'ère chrétienne ne se trouvait
jamais lui-même d'une manière immédiate, mais
toujours à travers Dieu, c'est-à-dire le regard
fixé sur l'être infini. » (SPF II [par la suite : id.]
117)

Le résultat, selon Zubiri, est que la philosophie


européenne, de saint Augustin à Hegel,
«commence par être essentiellement
théologique. C'est dire qu'elle a séparé l'esprit
humain de l'univers, pour le projeter
excentriquement sur la divinité, sur la divinité
dont le quatrième Evangile dit qu'il est
essentiellement logos, verbe, parole» (NHD
274).

Dans ces reproches retentissent certainement


plusieurs critiques que les post-hégéliens, et en
particulier Nietzsche, adressaient à la théologie

82
chrétienne46 : la philosophie post-hellénique, comme
l'esprit humain lui-même, fut excentriquement
tournée vers le divin. Dans le cas de Zubiri il ne s'agit
évidemment pas d'une critique du christianisme, ni
d'une critique de la religion en tant que telle, mais
d'une critique de la fonction philosophique que la
théologie a développée en Occident. Zubiri a toujours
reconnu au Christianisme le mérite d'avoir introduit
dans l'histoire de la pensée, à la base des discussions
christologiques des quatre premiers siècles, le
concept de personne (HD 323). Mais comme on va le
voir immédiatement, cette contribution
fondamentale à l'histoire de la pensée est ternie, aux
yeux de Zubiri, par les conséquences philosophiques
d'un autre concept d'origine chré–tienne : l'idée
d'une création ex nihilo. A la racine des deux
questions on trouverait l'identification du λoγoσ du
quatrième Evangile et du λoγoσ de la philosophie
grecque. Nous avons ainsi annoncé les trois grands
thèmes de cette étude : la création, la personne et le
λoγoσ.

a) La création de rien
La création de rien est pour Zubiri un nouveau
concept qui enrichit la liste des concepts antérieurs.
Il s'agit, plus radicalement, d'un concept qui change
l'horizon même de la pensée, de telle manière que
tous les concepts grecs, jusqu'au concept de
personne, vont se trouver placés dans une nouveau
46
Sur le caractère postnietzschéen de la philosophie de
Zubiri, cf. J. Conill, El crepusculo de la metafisica, Barcelone,
1988, p. 236 ss.
83
système de référence. Alors que les Grecs se sont
interrogés sur des choses réelles à partir de leur
mobilité, l'homme européen, d'Augustin à Hegel,
considère les choses réelles du point de vue de leur
nihilité. Voyons cela plus en détail.
A la différence des récits babyloniens de la
création, mais également de la conception qu'expose
le Timée de Platon, le récit du codex sacerdotal
recueilli dans le premier chapitre de la Genèse évite
systématiquement toute référence à une matière
première à partir de laquelle Dieu aurait formé le
monde47. Pourtant, il faut attendre le premier siècle
après J.- Ch. pour trouver, dans le second livre des
Maccabées, la thèse précise "que Dieu fit tout mais
pas à partir des êtres" (oυκ εξ ovτωv επoιησεv τα
παvθα o θεoσ (2 Mac 7, 28). On retrouve la même
expression chez saint Paul, lorsqu'il nous dit que Dieu
appela à être ce qui n'est pas (καλoυvτoσθα μη oητα
παvθα ωσ ovθα, Rom. 4, 17). Tant en 2 Maccabées que
chez Paul, il s'agit d'affirmer l'espérance en la
résurrection en rappelant le pouvoir créateur de
Dieu. Il ne s'agit pas d'une formule strictement
métaphysique, pas plus que lorsque Xénophon dit
que les parents engendrent leurs enfants εκ μεv oυκ
ovτωη48. Le second livre des Maccabées ne parle pas
vraiment d'une création à partir de rien (εξ oυκ
47
Cf. G. von Rad, Theologie des Alten Testaments, vol.1,
1957, p. 146s.

48
Mem. II, 3, cité par W. Pannenberg, Systematische
Theologie, vol. 2. Göttingen 1991, p. 28 n.
84
ovτωη) ; le texte nie plutôt que Dieu ait créé le
monde à partir des autres choses (oυκ εξ ovτωv).
Paul parle d'un passage du ne-pas-être à l'être, mais
sans l'étendre à toute la création. De fait, à l' époque
où fut écrit le livre des Maccabées, l'auteur du Livre
de la Sagesse signalait que Dieu créa (κθισασα)
l'univers «à partir de la matière informe» (εξ
αμoψφoυ υλησ, Sap. 11, 17).
On discute de savoir si l'on trouve chez Philon
d'Alexandrie l'idée d'une création à partir de la
matière informe, mais ce qui pour le moins est
certain, c'est qu'il n'y a pas d'argument contraire 49.
Parmi les premiers penseurs chrétiens, les formules
de 2 Maccabée et de saint Paul commencèrent à se
transformer en une stricte description de la création
selon les catégories de la philosophie grecque. Ainsi
le Pasteur Hermas nous dit que Dieu fit tout εξ τoυ
μη ovτoσ εισ τo ειηαι50. Dieu fit passer les choses
du non-être à l'être. Pourtant, l'unanimité n'est pas
totale : saint Justin avance la thèse selon laquelle
Dieu «fabriqua» (δημιoυργησαι) toutes choses à
partir de la matière informe (εξ αμoρφoυ υλησ)51.
Justin utilise l'expression du Livre de la Sagesse et n'y
voit aucune contradiction avec la position de Platon,
49
Cf. W. Pannenberg, „Die Aufnahme des philosophischen
Grundbegriffs als dogmatisches Problem frühchristlicher
Theologie“ in Grundfragen systema–tischer Theologie, vol. 1,
Göttingen 1967, p. 315-316.

50
Pasteur Hermas, Mand., 1,1

51
Justin, Apologie I, 10, 2.
85
qui selon Justin aurait repris de Moïse la cosmogonie
du Timée52. Il semble qu'Athénagoras ait soutenu des
idées semblables53.
Il est toutefois certain que la théologie
chrétienne tend à souligner que la matière informe
doit elle aussi avoir été créée par Dieu. Tatien
souligne que la matière informe, avant d'être formée
par le Verbe, fut créée par Dieu 54, et Théophile
d'Antioche critique expressément la conception
platonicienne d'une formation du monde à partir de
la matière informe, car cela signifierait que l'on fait
de la matière l'équivalent de Dieu 55. La confrontation
avec le dualisme de Marcion et la Gnose fut sans
doute un facteur détermi–nant pour qu'à partir
d'Irénée de Lyon l'idée d'une création «à partir de
rien» (ex eo quod non erat, ex nihilo) 56 soit
unanimement considérée comme partie intégrante
du dépôt révélé. La confrontation d'Augustin avec le
manichéisme sera bien évidem–ment une nouvelle
occasion d'affirmer normativement cette création de
toutes choses à partir de rien57. Si le monde a été fait
52
Justin, Apologie I, 59-60

53
Athénagoras, Suppl.22,2, cité par Pannenberg, op.cit. vol.
2, p. 28.

54
Tacien, Discours contre les Grecs,

55
Théophile d'Antioche, Ad Autilycum II, 4

56
Irénée, Adversus haereses, 1, 22, 1 ; II, 10,4.

57
Augustin, De Genesi contra Manichaeos, I, 6, 10.
86
à partir de «quelque matière informe», celle-ci a été
tirée du néant58.
Il ne fait aucun doute qu'en ce sens W.
Pannenberg a entièrement raison lorsqu'il signale
que cette idée de la création a permis à la théologie
chrétienne de franchir les limites du concept grec de
la divinité, pour ouvrir l'espace du Dieu de la Bible.
En ce sens, la thèse d'une hellénisation du
christianisme, telle que l'a compris la théologie
protestante libérale, doit être refusée. Mais là n'est
pas précisément la critique de Zubiri. Pour lui, le
problème commence avec les conséquences que
cette idée a eu pour la philo–sophie européenne,
affectée depuis saint Augustin d'un «grave
problème» relatif à sa structure interne (id. 116). Il
s'agit d'une philosophie «qui n'est pas née ni n'a
vécu d’elle-même» au contact immédiat des choses,
«mais avec le regard fixé sur l'être infini» (id. 117). A
quoi cela est-il dû ?

b) Le Logos de Dieu.

La raison est la suivante. Le récit de la Genèse


nous indique que Dieu a créé les choses par la seule
puissance de sa parole (Gen. 1). C'est la même
parole de Dieu qui, tout au long de l'Ancien
Testament, accompagne l'histoire du peuple d'Israël
et qui est un concept clef - sans être le seul - pour
décrire l'événement de la Révélation 59. De plus, le

58
Augustin, De vera religione, 18, 36.
87
Prologue du quatrième Evangile identifie le Christ à
la Parole de Dieu. Le Christ est le λoγoσ divin fait
chair, qui a habité parmi nous. On a discuté pour
savoir jusqu'à quel point l'intention de ce Prologue
est d'identifier la Parole de Dieu et le λoγoσ de la
spéculation grecque, suivant la voie initiée par Philon
d'Alexandrie. En tout état de cause, il est certain que
la première théologie chrétienne n'a pas craint
d'identifier la Parole créatrice, salvatrice et
révélatrice de Dieu avec le λoγoσ des Grecs.
Comme on sait60, Zubiri admet que l'horizon de
la philosophie grecque est celui de la mobilité (id. 83-
90). L'homme se trouve au milieu des choses, mais
pas comme une chose de plus, car il est doté du
λoγoσ. Ce logos est précisément ce qui lui permet de
voir, bien au delà du mouvement, ce que sont les
choses, ce qui ne change ni ne cesse, ce qui est
permanente. Pour le Grec, chaque chose a dans ce
qu'elle est, dans son oυσια, la configuration de ce qui
est toujours «et ainsi sa φυσισ, sa nature propre, le
principe même de son mouvement». Le logos est
justement l'organe qui permet d'accéder à ce que les
choses sont toujours, c'est l'organe de l'être. La
vérité est alors la patence de ce que les choses sont,
exprimée dans un logos qui soit conforme à celles-ci.
La structure du logos est ce qui nous révèle la
structure intime du réel. On ne s'étonne donc pas
que les Grecs aient attribué à la réalité la structure
d'un sujet propre au logos prédicatif (SE 75-94).
Pour Zubiri, l'identification de la parole des
60
Cf. à ce sujet, X. Zubiri, Sur le problème de la philosophie,
chap. IV, L'Harmattan, Paris 2002, trad. Ph Secretan.
88
Hébreux et le λoγoσ grec est l'œuvre – certes
préparée par le judaïsme alexandrin – de la théologie
chrétienne des premiers siècles, et qui trouve son
expression la plus achevée chez Augustin (id.104-
107). Philon d'Alexandrie avait déjà établi la
connexion entre la doctrine platonicienne des Idées
et le Logos divin. Pour Origène, toutes les idées des
choses sont précontenues dans la Sagesse divine 61.
Et Maxime le Confesseur signale également que les
λoγoι des créatures font partie du Logos de Dieu 62.
Ceci permit à Augustin de penser le Fils éternel
comme la Parole créatrice, grâce à laquelle toutes
choses sont présentes à Dieu avant même d'avoir
été créées63.
Pour avoir été confronté aux écoles
philosophiques de son temps, Augustin aura
radicalisé la question grecque, montrant qu'en
dernier ressort le scepticisme «est le résultat
inévitable» d'une attente trompée de «voir l'homme,
le logos, à partir de la nature» (id. 104). Telle est la
fonction historique du scepticisme : avoir montré que
la vérité sur les choses se fonde dans une vérité plus
radicale, la vérité sur soi même. (uno mismo) (id.
107). Pour le christianisme, cette vérité est une
libération qui s'obtiendra en rentrant en soi-même

61
Origène, Peri archôn, I,2,2, cité par Pannenberg, op.cit. vol.,
p.40.

62
Cité par Pannenberg, ibid.

63
Augustin, De Genesi ad litt. lib. imperfectus, II, 2, 12, cité
par Pannenberg, ibid.
89
pour y découvrir l'empreinte de la vérité divine. Ainsi
la vérité radicale est finalemenent la vérité de Dieu.
C'est en Dieu que réside la raison ultime de toutes
choses créées :

«Saint Augustin découvrit, après trois longues


années d'inquiétude intellectuelle, la réalité de
la vérité dans la réalité divine du logos de saint
Jean ; à ce moment la 'parole de Dieu' devint la
'raison de l'univers', et le monde classique fut
définitivement intégré à la pensée chrétienne»
(id. 109; DHC 137-138).

Ainsi l'homme, créé à l'image et à la ressemblance


de Dieu. aura certainement
«le logos, la raison que la Grèce lui attribuait ;
mais il la possède comme participation à la
raison universelle qui, à la différence de ce que
pensaient les Grecs, se trouve dans l'esprit
divin» (NHD 274).

Cela signifie alors que dans le nouvel horizon


philosophique, savoir ce qu'est chaque chose «est
simplement la connaître en tant que faite par Dieu,
fondée en Lui. C'est la connaître à partir de Dieu, la
voir en Dieu, la contempler» (id. 112). Cela implique
une nouvelle image du monde créé :

«Saint Augustin ayant interprété Dieu comme


logos ou raison de l'univers, la création émerge
nécessairement d'une raison, avec tous les
caractères que possède le logos grec. La

90
natura naturata, la nature est ainsi rationnelle.
La création inclut donc deux dimensions : d'une
part, elle est une émergence réelle des choses
à partir de Dieu ; d'autre part, elle est une
manifestation d'une raison universelle» (id.
113)

Certes, avec la modernité cette vision de l'univers va


subir une profonde évolution. Augustin a placé les
idées en Dieu en recourant au Fils comme Logos par
qui les choses sont créées. La philosophie scolastique
cherchera à réunir la présence des idées en Dieu
avec l'unité de l'essence divine en recourant à l'idée
de la connaissance divine. Ainsi saint Thomas d'Aquin
dira que Dieu se connaît lui-même comme modèle
des créatures64. Le problème est que cela affaiblit les
accents trinitaires de la conception augustinienne de
la création65. Mais de plus, la conception de la
présence des idées des créatures dans l'esprit divin
risque de lier Dieu à un modèle déterminé de
création, ce qui ferait perdre à Dieu sa liberté et à la
création sa contingence. C'est pourquoi Ockham c'est
efforcé de sortir les idées de l'entendement divin. La
réalité de Dieu se convertit en une pure liberté et le
logos devient un attribut de l'homme. Mais d'un
homme séparé de l'univers. C'est ainsi que Zubiri
interprète la situation de Descartes : l'homme est
d'abord seul, séparé de Dieu et des choses. Mais il a
le logos non seulement à titre de propriété ; l'ayant
64
Thomas d'Aquin, Somme théol. I, 15, 2.
65
W. Pannenberg, op. cit., vol 2 p. 40-41.
91
pour essence, il va commencer la reconquête de
l'univers et de la divinité. C'est la voie de l'idéalisme
conduisant à Hegel (NHD 273-284).
Pourtant, le rationalisme, le subjectivisme et
l'idéalisme ne sont pas, pour Zubiri, les principales
conséquences philosophiques de la théologie
chrétienne. Il s'agit de quelque chose de plus grave
et de plus profond, que Zubiri appelle précisément l'
«horizon de nihilité». C'est que chaque chose réelle
contemplée à partir du Dieu qui l'a créée et qui est
sa raison d'être «est comme n'étant pas, la chose est
un rien» (id. 112).
De cette façon, l'homme de l'ère chrétienne ne
s'interroge déjà plus sur l'être comme sur un
événement actuel du mouvement (id. 112), mais en
tant que chose créé. La question classique :
«Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?»
est depuis Augustin le point de départ de toute la
philosophie européenne :

«La philosophie, après les Grecs, philosophe à


partir du néant : pour parvenir aux choses, il faut -
Dieu, et l'homme lui-même n'est que le chemin qui
conduit du monde vers Dieu» (id. 114).

Il importe d'observer la radicalité de la critique


que Zubiri adresse à la philosophie moderne. Le
reproche qu'il lui fait n'est pas, comme pour
Heidegger, d'avoir élaboré une "métaphysique de la
subjectivité". Pour Zubiri, le subjectivisme n'est qu'un
dévelop–pement à l'intérieur de l'horizon de nihilité.
Et dans cet horizon, les chose paraissant un néant,

92
l'esprit humain reste tourné excentri–quement vers la
divinité et se trouve séparé des créatures (NHD 274).
Avec la modernité, l'homme n'est pas seulement
séparé du monde mais également de Dieu. C'est
justement la situation de Descartes et de la
philosophie moderne et c'est ici que Zubiri signale
avec insistance la continuité entre le monde
moderne et la théologie chrétienne (id. 115-116). Ce
n'est pas que les philosophes modernes soient des
théologiens chrétiens, ni qu'ils admettent
explicitement la création. Il s'agit de ce que,
chrétiens ou non, ils pensent l'être du réel à partir du
rien. Et en ce sens, la critique zubirienne de la
modernité non seulement est plus radicale que celle
de Heidegger, mais dans une certaine mesure inclut
même Heidegger, pour avoir voulu parvenir à l'être
non pas à partir des êtres mais à partir du rien (SE
438-452).66

c) La personne comme sujet

Nous disions que l' «horizon de nihilité», ainsi


compris, ternissait ce que Zubiri estimait être un des
apports fondamentaux du christianisme : le concept
de personne. Le problème est que ce concept va être
compris essentiellement en termes de subjectivité.
Or, dans la pensée biblique, le terme que nous
pourrions traduire par «personne» n'a certainement
pas un caractère subjectif. La personne est d'abord
un YXY, c'est-à-dire un élan vital, ou souffle, un
66
Les considérations de Zubiri sur l'horizon de nihilité se
retrouvent dans SPF (fr.) chap. V.
93
esprit. Il s'agit d'un concept dont il n'y avait pas
d'équivalent en grec. L'origine du terme latin
persona se trouve probablement dans ce que l'on
appelle l'analyse prosopopique de l'exégèse
primitive, et acquit bientôt, avec Tertulien, un dignité
spéculative. Sa fonction décisive en théologie a été
de contribuer à la première formulation rigoureuse
de l'Incarnation.
Le Nouveau Testament confesse le Christ
comme Fils de Dieu. Mais ceci dut être exprimé
concrètement dans le monde grec et dans la
philosophie grecque. Alors l'Eglise affirma, avant
tout, que la filiation divine ne consiste pas dans une
simple adoption (contre l'adoptianisme). Le Christ est
vraiment Dieu et non la première des créatures
(concile de Nicée contre Arius). L'Esprit-Saint l'est
tout autant (premier concile de Constantinople
contre les peumatomaques). Ainsi donc, le Christ ne
peut consister en une simple apparition de la divinité
sous des apparences humaines (contre le
docétisme). Le Christ est vraiment homme. Exprimé
en termes grecs : en Christ il y a deux natures, divine
et humaine. Mais en quoi consiste l'unité de
l'humanité et de la divinité ? Il faut que ce soit une
unité physique et non pas simplement morale
(contre Nestorius). Et ce ne peut être un mélange de
deux natures, ni la production d'une nouvelle nature,
ni humaine ni divine. L'unité est physique mais
personnelle. Le Christ est une υπoστασισ divine, c'est
la seconde Personne de la Trinité (HR 268-277).
Ainsi donc, la tendance naturelle de la
mentalité grecque fut de concevoir cette υπoσθασισ

94
comme substance, comme le laisse entendre Boèce
dans sa célèbre définition de la personne : ratio–nalis
naturae individua substantia 67. Or, Boèce savait
parfai–tement que cette définition ne peut pas
s'appliquer à la Trinité, et il l'évita dans son De
Trinitate68. Dans la Trinité il ne peut y avoir qu'une
seule substance, la substance divine, et non pas trois
(trithéisme). En ce sens, il faut relativiser
«l'effort titanesque des Capadociens
dépouillant le terme hypostase de son
caractère de pur hypokeimenon, de son
caractère de subjectum, pour le rapprocher du
sens juridique que les Romains avaient donné
au terme "persona", ainsi distinguée de la pure
res, de la chose» (HD 323).

Certes, cet «effort titanesque» montre que


l'hellénisation ne consiste pas à renoncer à l'essentiel
du message chrétien. Mais il montre aussi que
personne ne peut sauter par dessus son temps. C'est
que, pour autant que la conception de la personne
comme substance ait été incompatible avec les
contenus trinitaires et christologiques qu'il s'agissait
d'exprimer, rien n'empêchait de penser la personne
d'abord comme sujet. Saint Augustin, qui a repris le
terme υπoστασισ pour suggérer – les Ariens le
reprochèrent à la position orthodoxe – quelque
67
Boèce, Liber de duabus naturis, cap. 3, Migne PL 64, 1343.

68
Cf. D. Gracia, Persona y comunidad. De Boecio a Santo
Tomas de Aquino, "Cuadernos salamantinos de filosofía" n. 11
(1984), p. 69.
95
triplicité en Dieu, parlera de la personne en un sens
non substantiel. C'est qu'en plus des trois facultés
naturelles de l'homme, il y a un ego qui les met en
action :

«au moyen des trois je me souviens, je pense,


je désire, moi qui ne suis ni la mémoire, ni
l'intelligence, ni la volonté, mais qui les
possède. Ainsi ces trois se disent d'une person–
ne qui les possède, mais qui n'est aucune
d'elles. Dans cette suprême simplicité qu'est
Dieu, même s'il y a un seul Dieu il y a trois
personnes : le Père, le Fils et le Saint-Esprit» 69.

Pour Augustin, il n'y a en Dieu qu'une seule


substance, et les œuvres ad extra des trois personnes
leurs sont communes. Ici, la personne n'est pas une
substance naturelle mais un sujet de ses actes,
antérieur et distinct de ceux-ci. Cette idée sera
décisive, selon Zubiri, pour le développement
historique du concept de personne dans l'histoire de
la philosophie conçue toujours plus souvent selon le
modèle d'un sujet étranger à sa nature (SH 106-107).
En réalité, le concept de substance et celui de sujet
coïncident par référence à un υπoκειμεvov sous-
jacent à ses actes et à ses propriétés. Mais alors que
l'idée de substance souligne le caractère naturel de
celle-ci, le concept de sujet indique cette disparité
d'avec la nature que Zubiri a signalée comme
caractéristique de l'horizon de nihilité. Pourtant,
le problème posé par la théologie à la philosophie
69
De Trinitate, XV, 22,42.
96
moderne ne s'épuise pas avec la théologie : ce
problème plonge ses racines dans un concept grec
que la philosophie a compris dans une perspective
nouvelle : le concept de la réalité, mais comme ayant
caractère de sujet.
On peut dire que la conception de la personne
comme substance et comme sujet a profondément
marqué l'histoire de la théologie. Certes, il ne
manque pas de voix discordantes, comme celle de
Richard de Saint-Victor, qui créa une terminologie
originale pour parler des Personne divines. Celles-ci
seraient caractérisées par leur relation d'origine (ex)
par rapport à la nature divine, qui serait une
«sistence». D'où l'introduction du terme "existence".
Or, tout cela présuppose une idée de la personne
totalement différente de celle que Zubiri proposait
dans le années quarante (NHD 477-478, 483, 492),
et que la position ricardienne reste chargée de
nombreux problèmes classiques de la théologie
La nature divine est considérée comme un
substrat commun à partir duquel se définissent les
personnes, et non l'inverse. C'est pourquoi Richard et
ses adeptes continueront à parler de Dieu en termes
de substance. Les personnes divines tendent à
devenir des relations (ens minimum, disait saint
Thomas70), évitant ainsi entre elles toute différence
de substance. En Dieu tout doit être considéré
comme un puisqu'il ne peut pas y avoir d'opposition
entre les relations. De plus, les œuvres de la Trinité
ad extra, parce que réalisées par la substance
commune aux trois personnes, devront être
70
1 Sent. d.26 q.1 a.2 ad 2.
97
considérées en marge de leur caractère trinitaire.
Ainsi la Trinité devient à chaque fois un mystère plus
logique et métaphysique que strictement
théologique et sotériologique. C'est la coupure entre
la Trinité économique et la Trinité immanente que
dénonça Karl Rahner71.
La théologie moderne de la Trinité a cherché à
sortir de ces difficultés de la conception classique.
Mais ce faisant elle n'a pas renoncé à la conception
de la personne comme sujet ; au contraire, elle l'a
radicalisée. La réalité divine cesse de se penser
comme substance et comme nature pour se penser
d'abord comme sujet. Ici les spéculations trinitaires
de la philosophie de Lessing et de Hegel ont été un
bon point de départ pour la théologie. C'est dans
cette perspective que des théologiens comme Barth
et Rahner ont abordé le thème de la Trinité. La Trinité
n'est autre que la structure de l'autorévélation (chez
Barth72) et de l'autodonation (chez Rahner) de Dieu
aux hommes. En ce sens, Rahner signalait que les
hypostases divines ne sont pas des personnes au
sens stricte du terme, car il n'ont pas les attributs
propres à un sujet. Il faudrait plutôt dire que
l'autodonation de Dieu a un caractère trinitaire, ce
qui nous révèle trois différents modes de
subsistance. Ce ne sont pourtant pas de simples

71
K. Rahner, "Der dreifaltige Gott als transzendenter Urgrund
der Heilsgeschichte", in Mysterium salutis, vol. 2, Einsiedeln
1967. 317-401.

72
K. Barth, Kirchliche Dogmatik, vol.1, t.1, Zurich 1964, p.
317-401.
98
manifestations de Dieu, car l'identité entre la Trinité
économique et la Trinité immanente assure que ces
modes sont des caractéristiques de l'essence divine
et que sans eux il n'y aurait pas de divinité 73.
Bien que cette conception moderne soit plus
satisfaisante sous de nombreux aspects, elle ne
résout pas toutes les difficultés. La révélation
concrète des trois personnes divines est
subordonnée à une conception spéculative de la
structure trinitaire de cette révélation 74. La vérité
révélée de chacun des trois personnes et leurs
relations interpersonnelles, tant économique
qu'immanente, reste d'une certaine manière occultée
par leur réduction à de simples modes de la
substance. La relation de Jésus à son Père risque
alors de se comprendre comme concernant
l'humanité de Jésus. Cela signifie, en christologie,
que l'on souligne l'inconfusion, ce qui impose une
limite à toute communication idiomatique, ce qui, à
son tour, ne manque pas d'avoir des conséquences
pour la sotériologie : la passion du Christ sur la Croix,
bien qu'elle appartienne également à l'autorévélation
de Dieu, n'appartient pas, à proprement parler, à son
autodonation 75. Ceci affecte finalement le concept de
73
K. Rahner , ibid. p.391.

74
Cf. W. Pannenberg, op.cit., vol.1, p.329-335

75
Rahner ayant fait passer le sens de la Selbstmitteilung
barthienne de l' "autorévélation" à l' "autodonation", il ne parle
plus, dans le cas de la mort de Jésus, de Selbstmitteilung mais
de Selbstaussage, cf. K. Rahner, Grundkurs des Glaubens,
Einführung in den Begriff des Christentums, Freiburg im B. 1989,
99
Dieu : la thèse néotestamentaire selon laquelle Dieu
est Amour doit être réinterprétée en ce sens que le
Sujet divin exerce une activité appelée l'amour. Mais
en tant que sujet il ne cesse de se situer au delà de
ses actes et d'en être tout à fait distinct76.
Des théologiens contemporains comme
Moltmann ou Pannenberg ont cherché à sortir de ces
difficultés en soulignant le caractère personnel de
l'hypostase et l'ultériorité de l'essence divine par
rapport aux processions personnelles. Comme on va
le voir, Zubiri lui-même pourrait se situer dans cette
perspective (DHC 103). Ainsi donc, Moltmann comme
Pannenberg continuent à chercher dans le sujet la
solution de ce problème. Moltmann souligne
fortement le caractère de sujet des trois personnes
divines. Celles-ci ne consisteraient pas dans de pures
relations ultérieures à une substance, comme le veut
la théologie classique, mais les relations seraient
d'une certaine manière ultérieurs à leur caractère de
sujet. Le problème est alors de savoir comment
penser l'unité de la Trinité, qui ne pourrait être ni
celle d'une substance ni celle d'un sujet. Pour
Moltmann, il s'agit d'un pur accord ou d'une pure
concorde (Einigkeit) entre trois sujets qui seraient
antérieurs à leurs relations77. Son refus de la
p. 298.

76
C'est la critique que L. Feuerbach adresse au concept
chrétien de la divinité; cf. Das Wesen des Christentums, Berlin
1956; (L'essence du Christianisme, 1841).

77
J. Moltmann, Trinität und Reich Gottes. Zur Gotteslehre.
Munich 1980, p. 166ss, 193s.
100
métaphysique conduit pourtant Moltmann à se
charger, fût-ce dans un nouveau contexte, des
difficultés des concepts classiques.
Pannenberg a fait un très grand effort pour
séparer l'idée de sujet de celle de substance,
soulignant que le caractère personnel est quelque
chose qui concerne le processus de formation de
l'identité. Toutefois, il continue à penser qu'au delà
des actes personnels il faut présupposer la réalité
d'un sujet qui les exécute78. Ainsi donc, ce sujet n'est
pas toujours un sujet-de ses actes mais primairement
sujet-soumis à des processus qui le configurent dans
un champ dynamique déterminé. Cela revient au
fond à admettre un certain type de distinction entre
le dynamisme du champ et les sujets qui lui sont
soumis. Dans le cas de la Trinité, ce champ
dynamique est le propre de l'amour entre le Père et
le Fils. Ce champ apparaît comme quelque chose de
distinct de la réalité de sujet des personnes divines.
Le problème trouve alors sa solution par l'attribution
au champ lui-même d'un caractère personnel : ce
serait justement la réalité de l'Esprit-Saint 79. Mais
alors, il devient difficile de penser le caractère de
personne de l'Esprit-Saint puisqu'il n'est pas un sujet
du champ, mais le champ lui-même. La conséquence
est que l'on nie que l'Esprit-Saint soit à strictement

78
W. Pannenberg, Anthropologie in theologischer
Perspektive, Göttingen 1883, p. 215-216, 613-514 ; op.cit., vol.
1, p.374.

79
W. Pannenberg, op. cit. p.415, 463.
101
parler une personne 80. Au fond, l'idée même de sujet
est ce qui a imposé à Pannenberg de distinguer entre
l'amour et les personnes, d'autant plus que le nom d'
«esprit» permettait une solution de compromis. Le
sujet (le sujet-de comme le sujet-soumis à) est
toujours distinct de ses activités.
La création de rien, la Parole comme Logos, la
personne comme sujet : tels sont les imposants
problèmes que Zubiri détecte dans l'histoire de la
théologie européenne. Non seulement comme autant
de problèmes théologiques, mais comme des
problèmes qui ont conditionné le devenir même de la
philosophie post-hellénique. C'est pourquoi la critique
que Zubiri adresse à la théologie est beaucoup plus
radicale que les escarmouches entre apologètes et
anticléricaux si caractéristiques du paysage
intellectuel de nos jours. Pas plus qu'il ne s'agit d'une
simple protestation de la philosophie pour avoir été
traitée d'ancilla theologiae. Le problème, pour Zubiri,
est que cette ancilla était déjà chargée de
présupposés théologiques dans sa propre structure
interne et non simplement en raison de son usage en
fonction de la théologie. Et le propos de «faire une
philosophie pure qui ne serait rien de plus que de la
pure philosophie» (SPF II, 117) n'est pas simplement
une manière de secouer le joug imposé du dehors à
la philosophie, mais bien une tâche de radicalisation
philosophique. Il s'agit de faire une philosophie qui

80
H. Mühlen nie que l'Esprit-Saint ait au sens stricte caractère
d'une personne, justement parce qu'il n'apparaît pas dans les
Ecritures, comme un "Je", cf. Der Heilige Geist als Person,
Munich 1963.
102
naisse «d'elle-même, face aux choses, en contact
étroit avec elles» (id. 117). Comme on le sait, Zubiri
a trouvé dans la phénoménologie de quoi prendre ce
virage vers les choses elles-mêmes, même si son
propre périple intellectuel la conduit bien au delà de
ce que l'on entend habituellement par
phénoménologie (NHD 9-17).

II

L'alternative de Zubiri

Même si ce n’est pas à partir de là qu’il


convient d’exposer la philosophie de Zubiri, il
importe de souligner que le projet d'élaborer une
philosophie qui «naisse d'elle-même» l’a conduit à
radicaliser la question des Grecs. Zubiri non
seulement est revenu, comme Heidegger, à
Parménide et Héraclite, pour reposer à partir de là
l'authentique question de la philosophie : la question
de l'être ; mais plus en arrière, il a convoqué
Anaximandre, découvrant dans son archè de quoi
s'interroger sur quelque chose qui se situerait «au
delà de l'être» (NHD 286-287 ; IRE 200). Ce qui se
situe au delà de l'être n'est pas Dieu - comme on l'a
dit si souvent - mais la réalité, le «de soi» (de suyo).
Or, cette réalité n'est pas comprise d'abord par le
logos, mais est «prise» dans ce qu'il appelle l'
«appréhension primordiale». Plus radicale que le
logos des étants, plus radicale que la compréhension
de l'être, il y a l' «impression de réalité». C'est le

103
point de départ des réflexions de Zubiri. Ce n'est pas
le sujet qui appréhende ni la substance appréhendée,
mais l'acte d'appréhension lui-même (IRE 19-26). Et
dans cet acte d'appréhension, ni les choses n'ont un
caractère substantiel, ni l'appréhendeur n'est un
sujet en arrière de ses actes ; il y a simplement une
réalité qu'on appréhende elle-même comme réalité,
et qui ainsi est rédupli-–cativement soi, est son «être-
soi». Réalité contre être, appréhension contre logos,
être-soi contre sujet : voilà trois concepts-clef que
Zubiri va utiliser dans sa confrontation critique avec
l'histoire entière de la philosophie, de Parménide à
nos jours. Et c'est là que réside sa possible
importance pour la théologie.
La critique des concepts traditionnels d'être, de
logos et de sujet utilisés pour signifier la réalité est
des plus importante pour la théologie. Pas d'abord
parce que les concepts de réalité, d'appré–hension et
d' «être-soi»" peuvent jouer un rôle important en
théologie, mais parce que cela montre que l'horizon
de la nihilité n'est pas un produit exclusif de l'idée
chrétienne de création. Pour que surgisse l'horizon de
la nihilité, il fallait que le création fût pensée selon les
catégories grecques. Paradoxalement la radicalité de
la critique philosophique de Zubiri quant au rôle
historique de la théologie chrétienne est précisément
ce qui donne à ladite théologie la possibilité de
montrer qu'elle «n'est fondamentalement solidaire
d'aucune métaphysique déterminée. La
métaphysique grecque n'est qu'une des manières
possibles de comprendre la révélation» (DHC 12). En
ce sens, l'horizon de la nihilité serait, si l'on veut, un

104
horizon chrétien, mais un horizon qui ne soit pas
exclusivement chrétien. Cela est fondamentale pour
le problème, actuellement si important, de l'
«inculturation» du christianisme, tant dans des
peuples non-européens que dans une Europe post-
moderne. Mais cela ne représente évidemment pas,
dans le cas de Zubiri, un appel fondamentaliste à
une théologie sans métaphysique. Pour Zubiri, pas
même la théologie biblique n'est possible sans
métaphysique, car en définitive la mentalité
sémitique
«et les concepts qui lui donnent forme,
constituent, d'une façon aussi élémentaire que
l'on veut, mais toujours réelle– ment et
véritablement, une métaphysique qui est le canevas
de la pensée biblique» (DHC 13).

C'est pourquoi la théologie ne peut ni ne doit


se couper de la métaphysique. Pourtant, celle-ci n'a
pas à être une métaphysique formulée dans l'horizon
de la nihilité, ce qui est le cas de la métaphysique
propre à la mentalité sémitique. D'où l'idée que le
message chrétien est parfaitement compatible avec
d'autres horizons intellectuels, tant passés que
présents. Et c'est là une des visées principales,
probablement la plus importante, des réflexions
théologiques de Zubiri. Voyons cela plus en détail.

a) La Parole et le logos

Au fond des problèmes posés par les concepts


de création et de personne, nous avons rencontré

105
celui, indo-européen, de logos. Pour Zubiri, la
logification de l'intellection a conduit à une
corrélative entification de la réalité. C'est pourquoi
les Grecs ont pensé tout devenir comme une
dialectique entre l'être et le non-être. La création fut
pensée comme un gigantesque saut du non-être à
l'être. De même, la conception de la personne
comme substance et comme sujet antérieur à ses
actes, et distinct de ceux-ci, résulte de la projection
de la structure du logos prédicatif sur la réalité. Le
codex sacerdotal nous présente Dieu comme créant
par la puissance de sa Parole, et le Prologue de
l'Evangile de Jean identifie cette Parole (λoγoσ) avec
la manifestation du Fils de Dieu. Dans cette
perspective, Dieu apparaît comme la raison des
choses et l'acte créateur comme un exercice de son
logos divin conférant l'être à certaines créatures
idéalement précontenues dans son esprit (DHC 137).
Ainsi donc, il faut voir si la réalité de Dieu (ou de sa
deuxième Personne), et le caractère de son action
vers le monde, sont suffisamment caractérisés par le
terme «logos».
La réponse de Zubiri va évidemment être
négative. Et pour le justifier, Zubiri va d’abord
signaler que l'identification du XXX hébreux et du
λoγoσ de la spéculation grecque n'est qu'une option
possible parmi d'autres. Suivant von Soden, Zubiri
souligne l'énorme différence entre le concept grec et
le concept hébreux signifiants le verbe, le logos ou la
parole. Pour l'Israëlite, la parole commence par être
quelque chose que me donne mon prochain, et à
quoi je puis, ou non, me fier (id. 94-96). De cette
106
manière, la vérité est avant tout véracité et fidélité,
promesse d'avenir. Ce n'est pas quelque chose que
l'on voit mais qui advient et ainsi «pas quelque chose
qui se dit, mais quelque chose qui se fait et qui
appartient non pas à un présent mais à un ad-venir»
(id. 95). C'est la conception johannique d'un «faire la
vérité» (Jn 3,21). Et alors la vérité n'est pas cachée
par le mouvement mais par l'histoire. La vérité de
Dieu n'est autre que la fidélité à sa Parole à travers
l'histoire. Et la fidélité d'Israël à Dieu est la fidélité à
sa Parole, exprimée par la Loi. Ainsi, lorsque
l'Evangile de Jean interprète le Christ comme vérité
et comme parole, «il dit en réalité que c'est lui la
nouvelle loi, le nouveau pacte ou testament passé
entre Dieu et les hommes, que sa parole est la parole
de Dieu» (id. 100). Il ne s'agissait pas d'abord
d'identifier le Christ au λoγoσ grec, mais à la fidélité
de Dieu éprouvée dans l'ancienne Alliance et
maintenant révélée dans le Fils (DHC 81).
C'est pourquoi la réalité divine ne doit pas
nécessairement être comprise comme logos. D'un
point de vue purement philosophique, il faut dire
que, pour la raison, Dieu est d'abord une réalité
absolument absolue, et non une réalité intelligente.
Attribuer l'intelligence à Dieu n'est donc pas un
transfert analogique de notre intelligence humaine à
l'intelligence divine, mais la simple consta–tation
qu'une réalité absolument absolue doit être actuelle
par elle-même. Il ne s'agit pas de projeter
anthtropomorphiquement les caractères de notre
intelligence sur la réalité de Dieu, mais de conclure
du caractère absolu de Dieu à d'autres caractères qui

107
doivent convenir à sa réalité. C'est ce que Zubiri
appelle l' «analogie de l'absolu» (HD 169-171).
Ainsi donc, affirmer que la réalité divine est
intelligente ne signifie pas que cette intelligence soit
un logos. Nous avons là une des critiques
fondamentales que Zubiri adresse à la tradition
philosophique occidentale : elle a logifié l'intelligence
en pensant qu'intelliger consiste à former des
concepts, des jugements et des raisonnements.
Pourtant, Dieu n'a pas besoin de former des
concepts, des jugements et des raisonnements pour
être actuel par lui-même. En réalité, le logos n'est
qu'une modalisation ultérieure de l'intelligence, et
non son caractère formel. Pour Zubiri, l'intel–lection
est l'appréhension des choses comme réelles. S'il y a
dans l'homme un logos et une raison, c'est que cette
appréhension primordiale ne parvient pas à
déterminer ce que les choses réelles sont dans la
réalité. Une intelligence absolue ne nécessite pas de
logos. De plus, le logos suppose toujours une dualité
(IL 55-62), ce qui est difficilement prédicable d'une
réalité absolument concrète et simple, comme la
réalité divine.
Indépendamment de ce que furent les
intentions de l'auteur du quatrième Evangile, il est
certain que la métaphysique contenue dans les
concepts qu'utilise la révélation, qu'ils soient grecs -
fût-ce d'une manière élémentaire - ou sémitiques,
n'appartient pas formel–lement à la révélation elle-
même (DHC 13). La première théologie chrétienne a
avancé cette conception du Christ comme Verbe,
mais cela n'allait pas sans certaines considérations

108
métaphysiques non contraignantes (DHC 83, 208).
Concrètement, Zubiri refuse les spéculations dites
«psychologiques» sur la Trinité (DHC 176) qui
serviraient d'appuis, surtout dans la théologie latine
depuis saint Augustin, à l'idée du Fils comme Verbe.
Zubiri cherchera alors à montrer qu'il y a une
alternative possible à la conception de la seconde
personne de la Trinité comme Logos ou comme
Verbe. C'est justement ce que Zubiri tente dans sa
théologie trinitaire en comprenant le Christ comme
Vérité réelle du Père. Comme on va le voir, l'idée de
personne comme «être-soi» n'ajoute aucune
propriété à la réalité divine ; elle ne fait que la
déterminer comme auto–possession tripersonnelle.
Ainsi donc, l'être-soi du Fils consiste exclusivement
dans l'actualité de la réalité du Père. La réalité
absolument absolue est principe et source d’elle-
même, et c'est en cela que consiste la personne du
Père. Or cette réalité absolument absolue étant
actuelle à elle-même, on peut dire qu'elle a une
vérité réelle. Et c'est en cela que consiste la
personne du Fils : il est la Vérité réelle du Père. La
ratification de l'identité de la réalité du Père et de la
vérité du Fils serait précisément l'esprit de vérité,
l'Esprit-Saint (DHC 101-107). Ce qui ne nécessite
aucun Logos :

«le propre de l'intelligence est justement qu'en


elle ce qui est intelligé y gagne... une actualité.
Rien de plus... Ici nous n'avons pas besoin d'un
verbum mentis. Il nous suffit de savoir
qu'appréhendée dans l'intelligence, la chose

109
intelligée n'en acquiert aucune propriété
distincte de ce qu'elle est, et qu'elle est
purement et simplement actualisée. Et cette
actualisation est ce qui confère à la réalité
intelligée son caractère de vérité. La vérité est
primairement l'actualité du réel dans
l'intelligence... Et elle est alors la vérité réelle»
(DHC 102).

Le Père donne de soi un autre être-soi, distinct du


premier. Et ce second être-soi est une être-soi de
vérité. Ce n'est pas une procession de l'essence du
Père, comme le pensait la théologie grecque, mais
une procession de personne à personne. Ayant
même réalité, ce sont deux être-soi distincts. On
pourrait penser que c'est encore un postulat
spéculatif. Sans doute, ça l'est. La seule chose que
Zubiri prétend, c'est que cela constitue un meilleur
exposé des données révélées que la thèse,
également spéculative, selon laquelle le Fils est un
verbum mentis consubstantiel du Père (DHC 103-
104).
On pourrait aussi penser que parler du Fils
comme du Logos n'est peut-être pas apte à décrire
sa réalité-même, mais peut être adéquat pour parler
des opérations de la Trinité ad extra. La création est
une création en Christ (1 Co 8.6 ; Col 1, 13-20 ; Hb 1,
1-8), ce qui implique que la Parole créatrice dont
parle la Genèse peut être interprétée, comme l'a fait
la théologie classique, à partir du Logos du Fils. La
distinction entre un Logos immanent et un Logos
proféré est la distinction entre une fonction

110
économique de la Trinité et sa transcendance (DHC
83, 134), ce qui ne contredit pas que, dans les deux
cas, le Logos en question ait été interprété par les
théologiens chrétiens comme le Logos du Fils.
Pourtant, le problème est que cette idée du Logos
créateur suppose une conception de la création
comme passage du néant à l'être : le Logos de Dieu
conférerait l'être aux choses en disant qu'elles
«soient» (HDC 133-134). Or, comme on va le voir, la
thèse de la création «de rien» n'implique pas une
métaphysique de l'être. Même le verbe employé par
la Genèse n'est pas nécessairement le verbe «être»
(ser), mais peut être un verbe plus proche de estar
ou de haber81 (DHC 134). Quoi qu'il en soit, la
conception hébraïque du Dieu qui crée par la
puissance de sa Parole ne signifie pas
nécessairement une identité de cette Parole et du
Logos grec. D'abord, l'idée d'une création par la
Parole n'est pas réservée à Israël, comme on l'a si
souvent prétendu ; on la rencontre également dans
la mythologie d'autres peuples82. Et ensuite, tant la
création par la Parole que la création «de rien»" sont
des manières communes de signifier l'indépendance
de l'initiative divine à l'égard de toute «matière» ou
de tout «matériau» utilisé pour la création, et non de
décrire le caractère formel de l'acte créateur. Le
caractère trinitaire de l'acte créateur n'implique pas

81
L'intraduisible peut néanmoins être suggéré par des
formules impersonnelles comme : il y a (hay), il se fait (está).
(N.d.t.)

82
Cf. W. Pannenberg, op.cit., vol.2, p. 27
111
non plus la nécessité de parler de Dieu comme d'un
Logos. L'acte créateur n'est pas un second acte par
rapport à ce qu'est Dieu comme activité pure (DHC
147) ; c'est l'effusion de la propre vie divine ; il s'agit
d' «une procession des créatures ad extra du Père
par le Fils dans l'Esprit saint» (DHC 144).
Pour concevoir cela, il suffit, selon Zubiri, de
dire que le Fils est la Vérité réelle du Père, et non son
Logos. Prise dans une perspective trinitaire, la
création ne consiste pas à octroyer l'existence à
certaines idées contenues dans le Logos divin, mais
dans la procession ad extra de la vie divine ainsi
comprise. La création signifie qu'en plus des
processions trinitaires il y a une procession d'altérité,
une procession transcendante (DHC 145). Et pour
celle-ci, il n'y a pas besoin d'un Logos, mais
seulement de la projection de cette vie divine hors
d'elle-même. Ainsi se résolvent les graves problèmes
engendrés par la position classique83 : en Dieu il n'y a
aucune des dualités propres au Logos, et Dieu n'est
soumis à aucun modèle «rationnel» pour créer le
monde.
Zubiri a compris que lorsque le Nouveau
Testament parle du Fils comme Logos, il le fait en
fonction de son caractère révéla–teur (DHC 81).
Pourtant, cela ne signifie pas du tout que la
révélation aurait pour structure formelle le logos.
Lorsque Zubiri ne cesse de répéter que la révélation
n'est pas un dictat (HR 72,82, 182, 210 228, 282), il
prétend non seulement se distancer de certaines
83
Cf. W. Pannenberg, op. cit. vol. 2, p. 40-41

112
conceptions plus ou moins mythiques ; il cherche
également à se libérer d'une image propositionnelle
tant de l'acte révélateur que de son contenu. On
soutient fréquemment que si l'acte révélateur ne
consiste pas formellement en une dictée de
propositions, les contenus de la révélation et la
transmission de ceux-ci dans l'histoire y seraient
fondamentalement intégrés par le logos 84. Ainsi, par
exemple, prétend-on fréquemment que les mystères
fonda–mentaux du christianisme ont un caractère
langagier. Ce qui est au fond la conséquence d'une
conception de la communication comme résidant
essentiellement dans le langage. Si donc la
révélation consiste en une communication de Dieu
aux hommes, il faudra évidemment penser que ce
qu'il y a de décisif dans l'incarnation, c'est que Dieu
nous parle ; que le fait décisif du Règne est dans
l'Annonce elle-même ; que le moment décisif de la
Croix est la «parole de la croix» annoncée dans la
prédication. La parole est l'essence de l'histoire, et
Dieu se rapprochant de l'histoire humaine finit par ne
plus être qu'une approche de la parole dans la
parole.
L'alternative à ces thèses réductrices ne
consiste pas seulement dans l'élargissement du
concept de révélation à toute l'histoire des
conceptions du monde en tant qu'elles s'interrogent
sur le divin, comme le fait Pannenberg. Certes, la
«parole» que signale l'Ecriture n'est pas un simple

84
Cf. la théologie fondamentale de P. Knauer, Der Glaube
kommt vom Hören. Ökumenische Fundamentaltheologie,
Freiburg 1991.
113
λoγoσ, elle renvoie à un contexte significatif bien plus
large (DHC 48-49). C'est là que se situe la critique de
Pannenberg à la théologie luthérienne de la Parole.
Mais le contexte plus large auquel il faut se référer
n'est pas simplement la révélation. Toute la
polémique de Pannenberg contre Jüngel et Ebeling au
sujet de la Parole de Dieu ne quitte pas le plan d'une
théologie de la révélation. Certes, une telle théologie
est tout à fait légitime, bien que le contenu du
christianisme ne puisse pas être réduit à ses aspects
intellectuels. Mais pour Pannenberg, ces aspects
intellectuels sont décisifs, pour la simple raison que
le salut chrétien se fonde sur ce qu'il y a d'identique
entre la tradition chrétienne et ce que certaines
conceptions du monde peuvent apporter en réponse
à la question de la vérité de la totalité. La révélation
est, en ce sens, le fondement du salut et le
christianisme, plus qu'une religion du salut, serait
une réponse véridique à la vérité de la totalité 85.
Comme on le sait, en hébreu YBYB ne signifie
pas seulement parole, mais également «fait» ou
«événement». Il n'est pas inintéressant de voir que la
philosophie contemporaine du langage a replacé la
signification des expressions linguistiques dans leur
contexte pratique. Dans certains cas, l'événement
dans lequel se fonde une parole n'est pas, pour
Zubiri, autre chose que ce qu'il appelle la
«déiformation». S'il ne parle pas de déification, c'est
simplement que ce terme porte la connotation
85
Sur ce problème, cf. mon travail : La historia como revelación de Dios
segun Pannenberg, Reflexión critica, in "Revista latino-americana de
teologia", num. 25 (1992) p, 59-81.
114
classique de l'action de la grâce dans la vie des
justes, et non celle d'une dimension théologale de
tout homme, y compris du damné (DHC 19-20). La
déiformation concerne tout homme en tant que tel ;
c'est, du point de vue chrétien, la projection ad extra
de la vie même de Dieu (DHC 23). Cette déiformation
est, selon Zubiri, le sens fondamental du
christianisme. Le christianisme n'est pas d'abord une
révélation mais une déiformation. La déiformation ne
consiste pas dans une identité que proposerait la
révélation ; la révélation n'est que l'aspect intellectif
de la donation réelle de Dieu à l'homme. C'est bien
pourquoi toute théologie de la révélation doit se
fonder dans une théologie de la déiformation. Pour
Zubiri, on ne peut

«jamais comprendre la donation de Dieu à


l'homme en fonction de la révélation, mais –
inversement – il faut comprendre la révélation de
Dieu à partir de la donation qu'il fait de soi à
l'homme" (DHC 366).

La déiformation est également plus radicale


que le salut. Pour Zubiri, le christianisme n'est pas
d'abord une religion du salut, c'est-à-dire qu'il ne
consiste pas primairement en une réponse aux
indigences et aux maux de la vie humaine. C'est au
contraire la déiformation qu'offre le christianisme qui
est le fondement du salut (DHC 4-5). Le salut ne
serait pas autre chose que de donner à la déiformité
primaire, que l'homme a en tant que créature, la
capacité de s'inscrire dans le pouvoir de Dieu en se

115
libérant du pouvoir du mal objectivé dans le monde
(DHC 286). C'est que, pour Zubiri, le péché originel
ne consiste pas du tout dans une épidémie
héréditaire mais dans une péché d'origine morale qui
a pris de la puissance dans le monde social et
historique des hommes (DHC 277ss). Ainsi donc,
l'inscription de l'homme sous le pouvoir de Dieu est
quelque chose qui se fonde dans sa déiformation
primaire et radicale. La déiformation est en ce sens
tant le fondement du salut que le fondement de la
révélation. Et cela suppose une conception du
christianisme différente de la conception habituelle :
celle d'être non pas une religion du salut mais une
religion de la déiformation.
C'est pourquoi, lorsque Zubiri affirme que
l'histoire est la révélation en acte, il faut entendre
correctement cette thèse. Il ne s'agit pas d'identifier,
comme c'est le cas chez Pannenberg, l'histoire
humaine et l'histoire de la tradition, comprenant par
là la transmission des différentes conceptions du
monde, pour ensuite se demander dans laquelle de
celles-ci se trouve la réponse la plus satisfaisante à la
question du divin. Ce qu'entend Zubiri par l'histoire
va bien au delà de la simple tradition d'une Welt–
anschauung. L'histoire est un réseau de formes d'être
dans la réalité, avec tous ses moments physiques,
pratiques et intellectifs. La révélation concerne et
implique l'homme tout entier, et pas seulement son
intelligence. Et l'intelligence qu'implique la révélation
n'est pas d'abord l'intelligence concevante, son
logos, mais son intelligence sentante, sa modeste et
radicale appréhension du réel en tant que réel (DHC

116
369). Ce qui, bien évidemment, n'exclut pas
qu'ultérieurement la révélation exige et donc inclue
la réflexion elle-même (DHC 368).
Ainsi donc, la révélation, dans sa part de
communication, n'est pas d'abord l'engagement d'un
logos, mais quelque chose de plus modeste et de
plus radical, qui est Dieu se donnant physiquement
aux hommes. Cette donation a un caractère
manifestatif et se passe de fait dans la religation de
tout homme. Il a pourtant un caractère plus spéciale
et plus concret comme engage–ent de foi qui, rendu
possible par Dieu, ouvre à l'espace où la
manifestation est formellement une révélation (DHC
366 ss). Or la révélation, du point de vue du
christianisme, culmine dans le Christ, religation
subsistante. La révélation divine est en ce sens
inscrite «dans la convivance du Christ avec les
hommes» (DHC 18). Et dans cette convivance, la vie
de l'autre

« n'est pas appréhendée comme un simple


'objet', mais comme quelque chose de 'covécu'
par le sujet de l'appréhen–sion. Si ce n'était
pas le cas, la connaissance de l'autre ne
cesserait pas d'être une simple information ou
un savoir extérieur à la chose connue. Le logos
appréhendant est possible seulement par
convivance» (DHC 18).

C'est qu'en définitive le Christ ne fonde pas le


christianisme en transmettant un message, une
vision du monde, des normes et des valeurs, mais

117
plus radicalement en faisant des chrétiens. En
configurant par ses actes le Je des personnes qui
l'entouraient (DHC 291), et en mettant ainsi en
marche le dynamisme personnel et historique de
l'incorporation à sa personne. Dans les écrits théo–
logiques que nous possédons, Zubiri conçoit cette
action du Christ en termes de réalité et d'être. Pour
Zubiri, l'être est l'actualité ultérieure de la réalité
dans le monde. Le Je de l'homme n'est pas autre
chose que son être, et ce que l'initiative du Christ
apporte à l'homme est cette déiformation selon l'être
du Christ. Il est probable que certains concepts que
Zubiri a créés ultérieurement, comme le concept
d'actualité ou de capacitation, pourraient être très
profi–tables au moment de concevoir plus en détail
en quoi consiste cette incorporation. Quoi qu'il en
soit, le point décisif est que la déiformation, avec
tous ces aspects individuels, sociaux et histori–ques,
est un dynamisme personnel impulsé par le Christ. Et
cela nous renvoie à un autre concept : le concept
capital et fondamental de personne.

b) La personne comme être-soi

Avec le concept de personne, Zubiri ne cherche


pas, une nouvelle systématisation théologique des
problèmes propres à la doctrine trinitaire ou à la
christologie ; il cherche bien plus à montrer comment
est possible une réflexion théologique en dehors de
l'horizon de la nihilité. Cela ressort clairement du
concept de personne. Pour Zubiri, la personne
présente formellement le caractère d'un être-soi.

118
L'homme est une personne parce qu'en vertu de son
intelligence il appréhende sa propre réalité comme
réelle. Ainsi, il est formellement et réduplicativement
«de-soi», plus de-soi que ne peut l'être aucun animal
(IRE 211-212). Qu'il soit clair que la réalité divine
n'est pas une personne parce qu'elle serait
intelligente ; elle l'est parce qu'elle est une réalité
absolument absolue, qui comme telle se possède
absolument elle-même (HD 168). En aucun cas ni la
personne humaine ni la personne divine ne
consistent formellement en une substance naturelle
ou en une qualité de sujet (DHC 89, 93, 213, 231).
L'idée de la personne comme sujet et comme
substance résulte en réalité de la projection du logos
indo-européen sur la structure de la réalité. Selon
Zubiri, c'est l'être-soi comme auto-possession qui
caractérise formellement la réalité personnelle. Et
cela présuppose non pas que la personne eût été
antérieure à son activité, mais que la réalité
personnelle soit une réalité formellement dynamique
en et pour soi : c'est le dynamisme de l'être-soi (EDR
205-245). Or cela a des consé–quences décisives en
théologie.
Pensons simplement à la christologie. La
personne du Christ ne peut être pensée comme un
sujet antérieur à ses actes (DHC 252). Etre une
personne et se savoir une personne est quelque
chose qui se passe justement dans les actes
humains, dans la mesure où ceux-ci actualisent la
réalité de la personne (DHC 237). Voila qui permet à
Zubiri d'apporter une réponse originale au problème
de ce que le Christ savait de sa propre réalité, car il

119
évite de poser la question en termes de conscience.
Or, cela a des conséquences non moins importantes.
Si être une personne ne consiste pas à être un sujet
antérieur à sa propre activité mais bien plus une
auto-possession qui se manifeste dans cette activité,
cela signifie que l'activité même du Christ n'est pas
étrangère à sa personne. Les mystères de la vie du
Christ prennent alors une signification christologique
de première importance, car c'est en eux que se
manifeste l'auto-possession en quoi consiste la
seconde personne de la Trinité. Cela coïncide
naturellement avec l'intérêt qu'ont de nombreuses
christologies latino-américaines à fonder la
christologie dans la praxis de Jésus. Il ne s'agit pas,
dans la perspective de Zubiri, d'un quelconque
moralisme, mais d'intégrer l'activité de Jésus dans la
définition même de sa personne.
Cela a également un sérieux impact sur la
théologie de la Trinité. Zubiri peut dire avec Rahner
que les personnes divines ne peuvent être
considérées comme des sujets (DHC 73). Mais ce ne
sont pas non plus au sens stricte, des
subsistances.Ce concept, en plus de ses connotations
substantialistes (qu'observa Augustin lui-même),
serait en tous les cas quelque chose qui vient après
l'être-soi (SH 115-117; DHC 230, 96). Mais manquer
d'être un sujet ou une substance ne signifie pas que
l'on manque d'être une personne. Les personnes
divines sont des personnes par leur être-soi et non
pour être le sujet de leur actes. Et cela peut et doit
être dit en un sens stricte des trois personnes, même
de l'Esprit-Saint, qui dans la révélation n'apparaît pas

120
comme un Je ou comme un sujet. Dans la
perspective de Zubiri, l'Esprit-Saint est une personne
au sens stricte, n'étant ni un Je ni un sujet.
Les personnes ainsi conçues sont le point
départ pour concevoir la réalité divine. Zubiri ne part
pas de l'essence pour concevoir l'être-soi mais, à la
différence tant de la théologie latine (qui part de
l'essence commune aux personnes) que de la
théologie grecque (qui part de l'essence en tant que
possédée par le Père), il considère qu'il faut partir de
l'être-soi pour concevoir l'essence. De la mission
trinitaire il passe aux processions, et des processions
il passe à la question même de la réalité de Dieu. Tel
est l'itinéraire que Zubiri décrit au moyen des
concepts de fonctionnalité, de transcendance et de
consubstantialité ou de divinité (DHC 92). Ce n'est
pas seulement le chemin historique parcouru par
l'Eglise pour parvenir à parler du Dieu trine ; c'est
également l'ordre qu'il faut suivre dans la
considération «spéculative» du mystère (DHC 95-96).
Le concept de personne tel que l'a élaboré
Zubiri n'ajoute rien à la réalité et «ainsi peut être
identifié avec elle sans pour autant la 'composer'»
(DHC 96). L'être-soi n'exige pas, comme l'idée de
substance, de nier l'être des personnes pour les
convertir en pures relations. Pas plus que cela n'exige
de distinguer entre les sujets et leur dynamisme. Les
personnes n'ajoutent rien à la réalité divine, elles
s'identifient à elle. Et cela signifie de plus que
l'histoire dans laquelle ces personnes se sont
révélées est le point de départ pour concevoir leur
réalité.

121
L'originalité de Zubiri n'est évidemment pas de
partir de l'histoire ; c'est pratiquement devenu un
lieu commun de la théologie actuelle. Pas plus qu'elle
ne consiste à affirmer l'identité entre la Trinité
économique et la Trinité immanente, car ceci est
quelque chose qu'en vertu de son concept de
révélation Zubiri doit accepter86. Son originalité est
bien plus d'avoir élaboré un concept de personne qui
permet de concevoir d'une manière rigoureuse le
point de départ économique.
Le point de départ détermine également la
conception de la réalité divine en elle-même. Etant
parti des personnes, celles-ci n'apparaissent pas
comme des «existences» définies par leur relations
d'origine à leur essence commune, mais que
l'essence commune est d'une certaine manière le
résultat des processions trinitaires (DHC 103). Ce
sont alors les rapports interpersonnels qui définissent
la réalité divine, et non l'inverse. Pour Zubiri, «la
constitution de l'essence divine comme acte pur est -
sit venia verbo - la concrétion des processions
personnelles en quoi consiste en tant telle la Trinité»
(DHC 144). Il ne part pas de l'essence commune, ni
de l'essence en tant possédée par le Père, mais des
personnes divines et de leurs processions, à partir
86
De fait, les distinctions entre Trinité économique et Trinité
immanente partent d'une réduction de la Trinité économique à
la révélation. Evidemment,la Trinité est en soi toujours plus
grande que la Trinité révélée, étant données les limitations de
l'intelligence humaine. Mais la Trinité qui sauve et la Trinité qui
rend déiforme (et c'est en cela que finalement consiste
l'économie) sont formellement identiques à la Trinité
immanente, et ne peuvent ne pas l'être.
122
desquelles on nous dit ce qu'est la réalité divine.
Comme dans la théologie grecque, Zubiri part de la
personne du Père ; non certes en tant qu'elle
possède l'essence divine, mais en tant que personne
(DHC 100ss). C'est donc à partir des processions
personnelles qu'il devient possible de dire ce qu'est
la réalité divine. Celle-ci consiste en un dynamisme
processuel.
Ainsi donc, les processions ne sont pas des
opérations effectuées par une substance ou un sujet
(DHC 97-98). Toute réalité est par elle-même
fondamentalement dynamique. Et ce dynamisme
consiste en ce que Zubiri appelle un "donner de soi",
antérieur à tout changement. Le dynamisme n'est
pas alors, comme l'admet–aient les Grecs, une
combinaison d'être et de non-être. En réalité, l'idée
du devenir perçu comme une combinaison d'être et
de non être provient de la projection de la structure
du logos prédicatif indo-européen sur la structure de
la réalité. De même, l'idée aristotélicienne de
potentialité ne serait qu'une manière d'introduire le
non-être dans la structure de la réalité. Pour Zubiri,
toute réalité, antérieure à l'être et au logos, est
constitutivement dynamique (EDR 12-67), même la
réalité divine, à la différence de ce que pensaient les
Grecs. La réalité absolument absolue de Dieu est une
réalité absolument dynamique (HD 168). Dieu est un
«se donner» absolu. Les premiers apologètes ont
identifié l'immuabilité et l'immoralité divine avec
l'absence de tout dynamisme en Dieu, car il
pensaient que le dynamisme exigerait d'attribuer à
Dieu quelque genre de non-être et donc une

123
imperfection87. En revanche, Zubiri entend dire que le
dynamisme est antérieur, et plus radical que le
changement. Il est alors possible de voir dans la
réalité divine un absolu don de soi comme activité
pure (NHD 479; DHC 97-99), sans introduire le
moindre non-être.
Nous savons par révélation que ce don de soi
est formellement un don de soi trinitaire. L'activité
qui caractérise formellement la réalité divine est un
don de soi d'une personne à une autre par
procession. Mais il n'est pas possible de distinguer
entre la réalité divine et les processions, car son
essence même est procession. La vie divine ne
consiste pas à être une nature (DHC 213, 231 ; HD
162, 309, 312), mais réside dans "l'unité et la
simplicité insondable d'une activité réelle et
effective" (DHC 99), qui n'est autre que celle de
l'amour. L'amour n'est pas l'activité qu'effectue un
sujet ou une substance divine en relation au monde.
Ce n'est pas non plus une activité ultérieur à la
constitution de trois sujets divins, comme dirait
Moltmann88. La réalité même de Dieu, qui n'est autre
que celle des personnes, est qui, selon les Ecritures
(1Jn 4,8), consiste formellement dans l'amour. C'est
dans l'amour que subsistent les processions divines,
dont la concrétion est la réalité même de Dieu.
Pourtant, le «donner de soi» de la réalité divine

87
Cf. W. Pannenberg, "Die Aufnahme des philosophischen
Gottesbegriffs als dogmatisches Problem der frühchristlichen
Theologie", op.cit., p.304-305.

88
Cf. J. Moltmann, Trinität und Reich Gottes, p. 189.
124
ne s'épuise pas dans les processions trinitaires. En
plus de celles-ci, il y a une procession d'altérité, une
procession transcendante, qui est juste–ment la
création. Prise dans cette perspective, la création
n'est que la version ad extra (altérité) de cette
activité insondable en quoi consiste Dieu. Voyons
cela plus en détail.

c) Une création de rien.

Etant données les répercussions


philosophiques qu'a eu le concept chrétien de
création, Zubiri a pris soin de délimiter les domaines
de la théologie et de la philosophie. Pour lui, qui en
appelle à Duns Scot, la création est une vérité de foi,
inaccessible à la raison en dehors de la révélation
(HD 153; DHC 90). De ce fait, elle n'a sa place dans
aucune structure interne de quelque philosophie que
ce soit. La démonstration de l'existence de Dieu n'est
pas ni ne peut être une preuve de la création 89. Ce
que la philosophie parvient à montrer, c'est – aux
yeux de Zubiri – la présence fondatrice de Dieu dans
toutes choses réelles, sur quoi reposera ensuite toute
explication en termes de création.

«Et cette présence consiste en ce que la réalité


de chaque chose est constituée 'en' Dieu. Dieu
n'est pas une réalité qui est là en plus des
choses réelles et caché derrière elles ; il est
dans les choses mêmes d'une manière
89
A la différence de ce que pense P. Knauer, Der Glaube
kommt vom Hören, p. 43.
125
formelle. Ainsi la réalité absolument absolue
est certainement distinct de chaque chose
réelle, mais constitutivement présente en elle
d'une manière formelle. C'est pourquoi toute
chose réelle est intrinsèquement ambivalente :
elle est d'une part concrètement son
irréductible réalité, mais d'autre part, elle est
formellement constituée dans la réalité
absolument absolue, en Dieu.» (HD 148-149).

Cela signifie alors que Dieu n'est pas séparé du


monde, et l'accès à Dieu ne constitue pas dans une
fuite du monde , mais dans une plongée dans la
réalité des choses (HD 148,174 s,260, 308, 351,
378). Et ce n'est pas du panthéisme, car Dieu est la
réalité absolument absolue par rapport au monde.
Mais on ne peut pas non plus dire que le monde et
Dieu sont «deux» réalités. Dieu est le monde ne sont
pas deux, mais un. Il ne s'agit donc ni d'une identité
ni d'une dualité, mais bien d'une transcendance (HR
145-146). Dieu est transcendant dans les choses
sans en être séparé: c'est ce que Zubiri exprime en
disant : «Dieu transcende le monde, mais le monde
est immanent en Dieu» (EFM 13).Cette thèse qui
correspond proprement à El hombre y Dios, est
finalement la conséquence du chemin choisi par
Zubiri : il ne part pas du cosmos ni de la subjectivité
humaine pour atteindre Dieu ; il part de l'intime unité
entre la réalité et celui qui l'appréhende dans le fait
de la religation (HD 126-127).
Ainsi donc, l'essentiel est qu'on nous dise comment,
dans cette perspective et dans ce nouvel horizon, il

126
est possible de concevoir la création une fois que
nous avons rencontré une révélation qui nous la
présente. Certainement Zubiri accepte ce que veut
dire la formule classique de la création ex nihilo sui
et subjecti, donc admet que cela reflète
correctement les intentions du texte révélé. Dieu a
créé quelque chose qui n'avait jamais existé et il
crée sans recourir à aucun «matériau» donné. La
création n'est pas non plus une émanation de la
réalité divine, mais Dieu dépose dans la création
quelque chose d'autre, qui transcende sa réalité. Et
c'est cela, selon Zubiri,

«qui dit simplement que Dieu fait les choses à


partir de rien. Les termes et l'expression sont
tout à fait équivoques, car le rien, puisqu'il
n'est rien, n'est pas et ne peut pas être un "à
partir de". Ce qui veut dire qu'il n'y a pas de
sujet avant» (DHC 122).

C'est pourquoi il n'est pas nécessaire d'interpréter le


rien en terme de non-être. Si la philosophie grecque
s'en était tenu à la thèse de Parménide, selon
laquelle il n'est pas possible de concéder l'être au
non-être, personne n'aurait pu concevoir le
mouvement. La solution n'est pas de concéder
quelque genre d'entité à l'être, comme le firent
Démocrite et Platon, mais de se demander si la
représentation du mouvement comme dialectique de
l'être et du non-être est correcte. Pour Zubiri, la
réalité est en elle-même dynamique, antérieurement
à toute «dia-lectique». En réalité, l'idée grecque du

127
mouvement procède, comme nous l'avons dit, de la
projection de la structure dialectique du logos sur la
structure du réel. Lorsque le Pasteur Hermas
comprenait la création comme un passage du non-
être à l'être, il ne faisait autre chose qu'assumer des
siècles de spéculation grecque.
Aussi la théologie, lorsqu'elle chercha de
quelque manière à expliquer cette provenance «de
rien», a rencontré les mêmes difficultés que les Grecs
; elle fut tentée d'attribuer au non-être un
quelconque genre d'entité pour qu'il puisse être un
«à partir de» par rapport à l'acte créateur. Ainsi, par
exemple, Karl Barth l'a identifié à la «négativité» et a
pensé que cette négativité consiste en une
résistance à Dieu. Or, cela est impossible dans la
perspective de Zubiri. D'abord parce que la
conception du mal comme négativité est un héritage
de la métaphysique grecque en soi discutable. Pour
Zubiri, le mal n'est pas un manque de réalité ou une
imperfection ; il a une réalité positive. Et cette réalité
positive du mal n'est pas quelque chose d'antérieur à
la création, mais une condition – peu importe laquelle
– de la réalité créée (SSV 235-256). Ensuite, attribuer
le moindre genre de réalité au non-être signifie une
retombée dans les conceptions sinon mythiques,
comme le pense Pannenberg, pour le moins dualistes
propres à la mentalité grecque. Et comme on l'a vu,
ces conceptions ne sont pas compatibles avec l'idée
biblique de la création.
Pour Zubiri, le rien est plus qu'une expression
habituelle, par laquelle on signale simplement
qu'avant la création n'existait aucune réalité

128
matérielle que Dieu aurait pu modeler. Mais cela ne
signifie pas que la création consiste formellement
dans un passage du non-être à l'être. Cela est plus
qu'une immense entification de la réalité. Les choses,
en dernière instance, ne procèdent pas de rien ; elles
procèdent de l'acte créateur de Dieu lui-même :

«C'est de là qu'elles procèdent et non du rien.


le pure rien est invoqué pour exprimer
simplement l caractère total et positif de l'acte
créateur, à savoir : qu'il ne s'appuie sur rien»
(EFM 17).

Comment dès lors concevoir la création ? C'est ici


qu'il faut commencer par rappeler que selon la
conception de Zubiri toute réalité est dynamique en
est par elle-même. D'où l'important écart entre la
position de Zubiri et des projets tels que celui de E.
Jüngel. Toutes les critiques que ce grand théologien
adresse à la métaphysique occidentale ne l'ont pas
libéré d'un préjugé fondamental venant de cette
tradition : l'idée que pour introduire le dynamisme en
Dieu il est nécessaire d'insérer de quelque façon la
négativité dans la réalité divine. Certes, Jüngel
souligne qu'une telle insertion ne se fait en fonction
de considérations métaphysiques, mais à partir de la
révélation de Dieu dans le destin du Cruxifié. Or, là
on continue de supposer que le mal et la mort dont
le Christ se charge sur la Croix consistent
formellement en une négativité. C'est quelque chose
qu'inclut même le langage usuel. Mais cela
n'empêche pas que la thèse est chargée de

129
métaphysique grecque, selon laquelle le mal
consiste, comme le mouvement, dans une carence
d'être (SSV 247-249). Pour Zubiri, en revanche, la
plénitude de la réalité est une plénitude d'activité,
sans que cela n'implique ni changement ni négativité
ni imperfection. Le caractère dynamique de la réalité
divine et sa présence formelle dans le corps mort du
Cruxifié (DHC 253) n'impliquent pas l'attribution de
quelque genre de négativité ou de potentialité 90.
En Dieu, le donner de soi n'est pas
nécessairement créateur. Selon la conception
chrétienne, le mode premier du donner de soi est
précisément ce que la théologie trinitaire a appelé :
procession. Pourtant, Dieu peut avoir un donner-de-
soi ad extra, qui est précisément la création. Ainsi
donc, l'acte créateur tel que le penserait un Grec, le
premier mouvement de Dieu qui aurait besoin du
rien pour pouvoir être un mouvement. En réalité,
l'idée d'une création de rien, interprétée en termes
grecs, ne rend pas justice à la totale indépendance
de Dieu. L'acte créateur procède de Dieu et de plus
que de Dieu, car il est de lui-même dynamique. Et ce
que fait Dieu est justement de projeter ad extra sa
vie divine. Cette projection ad extra n'est autre que
poser, en réalité, l'altérité. La création n'est pas autre
chose que la position de l'altérité sans altération du
Créateur (SSV 289; HD 175-176). C'est que pour
Zubiri, Dieu
90
Comme le dit Zubiri, «le Dieu de la religion est le
Dieu que l'on atteint philosophiquement lorsque la
philosophie ne cantonne pas dans des notions
grecques» (HD 152).
130
«est la réalité, au sens le plus intrinsèque et
plein du mot. Cela veut dire que la
transcendance de son terme, l'altérité qu'il a
posée, est l'altérité du réel en tant que réel.
C'est cela qui formellement constitue la
création : la position de l'altérité du réel en tant
que réel, sans altération aucune de la réalité
qui la pose» (DHC 121).

La thèse de Zubiri pourrait rappeler la conception


hégélienne selon laquelle le Fils est, dans la Trinité, le
principe de l'altérité et ainsi le point de départ non
seulement de la genèse des choses finies face à la
réalité divine mais également le principe de la
multiplicité en tant qu'altérité mutuelle des choses
entre elles. Pourtant, pour Hegel il s'agit d'une
genèse nécessaire à partir du déploiement
dialectique du Sujet absolu. Pour Zubiri, en revanche,
il n'y a en Dieu aucun déroulement dialectique, car,
comme on l'a vu, il n'y aucun logos en Dieu. C'est
pourquoi ni le dynamisme de la réalité divine ni la
genèse des réalités finies ne nécessitent dans la
réalité divine ni être ni non-être. De cette façon la
thèse de Zubiri ne débouche sur aucune sorte de
panthéisme, car l'altérité que pose Dieu ne s'inscrit
pas à l'intérieur d'un processus logique qui l'entraîne.
Dieu, en créant, pose une altérité radicale qu'aucun
processus logique ne peut ni dépasser ni annuler, car
Dieu est formellement logos, et le logos humain est
radicalement dérivé et fini. Dieu ne peut donc pas
être identique à la création. De plus, la position
d'altérité n'implique aucune altération de sa réalité

131
en vertu de quelque émanation.
Parfois Zubiri n'est pas si éloigné de la position
de Moltmann, selon qui la création à partir de rien
signifie finalement que Dieu, en créant, se retire en
laissant une place aux créatures. Pourtant, ce qui
chez Moltmann est une explication à l'aide de
catégories spatiales et finalement motivées par des
intérêts écologiques, est chez Zubiri une stricte thèse
métaphysique qui, en définitive, veut répondre à un
problème radical : celui de la libération de la
théologie chrétienne des modèles classiques de la
pensée européenne. Il ne s'agit pas de poser un
espace, mais l'altérité du réel en tant que tel. Il ne
s'agit pas de se retirer, mais de poser dans la réalité
ce qui n'est pas Dieu. C'est la création vue hors de
l'horizon de la création.

3. Conclusion

Tout cela n'épuise pas les problèmes


théologiques dont a traité Zubiri. Mais pour le moins
cela caractérise à grands traits le sens fondamental
de son travail en matière de théologie. Zubiri n'a pas
prétendu, en premier lieu, élaborer une théologie, si
l'on entend par là une formulation systématique du
message chrétien. Certainement, on trouve chez
Zubiri l'esquisse d'une théologie et les matériaux
fondamentaux pour son élaboration. Mais cela n'est
pas le noyau de son travail théologique. Ce serait
évidemment trop peu dire que d'affirmer qu'il a
simplement appliqué certains concepts de sa
philosophie ou interprété certains contenus

132
fondamentaux du christianisme à une lumière
nouvelle. Le plus radical de la réflexion de Zubiri a
été de libérer la théologie tant de l'horizon
intellectuel qu'il créa lui-même – l'horizon de la
nihilité – que d'une somme de présupposés
invétérés, qui gravitent autour de la philosophie
depuis les Grecs.
Le projet de Zubiri se distingue ainsi de toute
vaine apologie du christianisme (HR 12,193). Comme
Zubiri le signale, les apologètes n'on fait avancer
aucun des thèmes qu'ils ont défendu (HR 193). Nous
voyons maintenant pourquoi. Les apologètes
présupposent soit un horizon intellectuel dépassé
soit un horizon actuel dans lequel il s'agirait de
traduire le message chrétien. Le projet de Zubiri se
distingue de toute apologie, car avant toute
«traduction» ou de tout maintient d'un langage
déterminé, il a questionné radicalement les
présupposés philosophiques sur lesquels se fondent
les apologies classiques. C'est pourquoi, plus que
d'apologie il faudrait parler d'une απoλυσυσ
(libération, absolution). Zubiri disait de la
phénoménologie qu'elle avait eu le grand mérite de
créer un espace où philosopher librement (FM 17s).
Peut-être l'apport fondamental des réflexions
théologiques de Zubiri a-t-il été de créer un espace
où faire de la théologie librement. Loin d'être liée aux
horizons classiques de la pensée européenne, la
théologie est possible dans un contexte non
seulement post-moderne, mais avant tout post-
hégélien et ainsi post-européen.

133
134
BIBLIOGRAPHIE ANNEXE

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en la filosofia analitica, Madrid 1976.

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K. Goldammer, Formenwelt des Religiösen,


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A. Gonzalez, Un solo mundo, La revelancia de Zubiri


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O. Patterson y H. Äkerberg, Interpreting Religious


Phenomena, New York 1981.

87
E. Romerales "Philosophical Theology", in M. Fraijo,
op. cit.

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campo de los saberes sobre le hecho religioso.
Status questionis" en J. Gomez Carffarena y J.M.
Maradones (eds), op cit. p. 36-41.

J.L. Velasquez, "Las parabolas de Oxford" en M.


Fraijo (ed) op.cit.

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Você também pode gostar