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COLLECTION

U • LINGUISTIQUE
sous la direction de G. Bergounioux, J.-C. Chevalier et S. Delesalle



Conception de couverture : Dominique Chapon, Emma Drieu

© Armand Colin, Paris, 2009 pour cette nouvelle présentation
© Armand Colin/VUEF, Paris, 2002
© Armand Colin, Paris, 1999
Internet : http/www.armand-colin.com

9782200243913 — 1re publication

Avec le soutien du

www.centrenationaldulivre.fr
COLLECTION U • LINGUISTIQUE
A. ABEILLE Les Nouvelles syntaxes, 1993.
S. AUROUX, S. DELESALLE, H. MESCHONNIC Histoire et grammaire du sens, 1996.
A. BORILLO, F. SOUBLIN, J. GARDES-TAMINE Exercices de syntaxe transformationnelle du français,
1985.
P. CADIOT Les Prépositions abstraites en français, 1997.
J.-C. CHEVALIER et S. DELESALLE La Linguistique, la grammaire et l’école, 1986.
A. DELAVEAU, F. KERLEROUX Problèmes et exercices de syntaxe française 1985.
F. GADET Le Français ordinaire, 1989, rééd. 1997.
M.N. GARY-PRIEUR De la grammaire à la linguistique, 1989.
B. HABERT, A. NAAZAARENKO, S. SALEM Les Linguistiques de corpus, 1997.
H. HUOT Enseignement du français et linguistique, 1981.
H. HUOT (sous la dir. de) La Grammaire française entre comparatisme et structuralisme, 1991.
C. KERBRAT-ORECCHIONI LesInteractions verbales (3 tomes : 1990, rééd. 1998, 1992, 1994 rééd.
1998).
C. KERBRAT-ORECCHIONI L’Implicite, 1986, rééd. 1991.
G. KLEIBER Nominales, 1994.
W. KLEIN L’Acquisition de langues étrangères, 1989.
Ch. MARCHELLO-NIZIA L’Évolution du français, 1995.
A. MARTINET Syntaxe générale, 1985.
A. MARTINET Fonction et dynamique des langues, 1989.
J. MOESCHLERThéorie pragmatique et pragmatique conversationnelle, 1996.
C. MULLERLa Subordination en français, 1996.
C. NIQUE Grammaire générative : hypothèse et argumentation, 1978.
C. NIQUEInitiation méthodique à la grammaire générative, 1974, rééd. 1993.
A. REY Le Lexique. Images et modèles, 1977.
J. REY-DEBOVE Le Métalangage, 1997.
J. REY-DEBOVE La Linguistique du signe. Une approche sémiotique du signe, 1998.
Ch. TOURATIER Le Système verbal français, 1996.

Collection U série « Lettres »


F. ARGOD-DUTARD Éléments de phonétique appliquée, 1996. F. ARGOD-DUTARDL’Épreuve de
didactique aux agrégations internes et aux CAERPA de lettres, 1997.
G. AUDISIO, I. BONNOT-RAMBAUD Lire le français d’hier, 1994.
P. COIRIER, D. GAONAC’H, J.-M. PASSERAULT Psycholinguistique textuelle. Approche cognitive de la
compréhension et de la production des textes, 1996.
G. JOLY Précis de phonétique historique du français, 1995. A. QUEFFÉLEC, R. BELLON Linguistique
médiévale. L’épreuve d’ancien français au concours, 1995.
É. RAVOUX RALLO Méthodes et critiques littéraires, 1993.

Collection Cursus série « Lettres »


J. GARDES-TAMINE La Grammaire, tome 1 : Phonologie, morphologie, lexicologie, 1993.
J. GARDES-TAMINE La Stylistique, 1992.
J. GARDES-TAMINE, M.-C. HUBERTDictionnaire de critique littéraire, 2eéd., 1996.
P. GUELPA La Linguistique, T.D., 1997.
J.F. JEANDILLOU L’Analyse textuelle, 1996.
A. MARTINET Éléments de linguistique générale, 4e éd., 1996.
J. MAZALEYRAT Éléments de métrique française, 8e éd., 1995.
J. MOESCHLER Introduction à la linguistique contemporaine, 1997.
A. NICKLAS-SALMINEN La Lexicologie, 1996.
A. PREISS La Dissertation littéraire, 1990.
A. PREISS, J.P. AUBRIT L’Explication littéraire et le commentaire composé, 1994.
Avant-propos*1
« ... LE P ROBLÈME qui se trouve posé à la recherche linguistique par l’analyse des textes, c’est celui de la construction d’une nouvelle
linguistique [...]. Il ne s’agit pas de dépasser la linguistique, mais de l’amener à se dépasser, c’est-à-dire à envisager d’étendre son domaine en
conservant l’exigence de contrôle rigoureux des opérations ainsi conduites [...]. Les signes d’une mutation, dans ce domaine, sont de plus en
plus nets. Il s’agit maintenant de forger les instruments permettant, sans rien perdre de la rigueur de la démarche, d’étendre les pouvoirs de la
linguistique » (Kuentz, 1970, p. 12-13).

Pourquoi cette « mutation », dont les signes sont effectivement de plus en plus nets, et dont le concept
trop accueillant peut-être d’« énonciation » fait figure de symbole et de catalyseur à la fois ? C’est que
ces investigations sur les lois structurales fort abstraites organisant les codes phonologiques, syntaxiques
et lexicaux qui caractérisent jusqu’à ces dix ou vingt dernières années l’entreprise linguistique, quelles
qu’aient été en leur temps et que soient toujours leur pertinence et leur nécessité, sont en même temps
apparues à certains comme l’arbre cachant la forêt des réalités de la langue dans son fonctionnement et
ses dysfonctionnements. C’est que, pour des raisons à la fois internes – examen critique des concepts de
base tels que « signe », « langue », « parole », etc. – et externes – application plus ou moins sauvage de
la linguistique aux discours historiques et politiques, mettant en évidence la nécessité de théoriser plus
finement le problème des relations entre code et message, linguistique et extralinguistique ; souci de tenir
compte de l’apport de réflexions comme celles de Foucault, du marxisme et du freudisme, qui remettent à
leur manière en cause la notion de « sujet » -, pour toutes ces raisons fort hétérogènes donc, il est apparu
qu’à cette phase historique de son développement, la linguistique risquait d’être menacée d’asphyxie, si
elle s’obstinait à reléguer hors de son champ d’investigation certains aspects du langage trop rapidement
taxés de « performantiels ». Une linguistique bloquée, en quelque sorte.
On peut dire, grossièrement, que la linguistique repose jusqu’à ces dernières années sur les postulats
suivants :

1 C’est une linguistique du code, auquel doivent être ramenés tous les faits de parole.

2 Dans cette perspective, l’unité supérieure qu’atteint l’analyse, c’est la phrase : « On a fait ainsi
coïncider les limites de la phrase avec les frontières de la linguistique » (Fisher et Verón, 1973, p. 160).

3 Le mécanisme de production du sens est relativement simple ; on lui reconnaît un double support :
le signifiant lexical, lequel véhicule en contexte, en dehors de certains cas jugés plus ou moins
pathologiques (ambiguïté, trope, jeu de mots), un seul signifié ;
certaines constructions syntaxiques, sémantiquement pertinentes, qui signalent les relations sémantiques
entre signifiés lexicaux (cf. Fries, d’après Lyons, 1970, p. 334 : « Le sens linguistique total de tout énoncé
résulte du sens lexical des mots individuels, auquel vient s’ajouter le sens structurel. »).

4 Lorsqu’on envisage le problème de la « parole », c’est-à-dire du code en fonctionnement, c’est dans
le cadre du fameux schéma de la communication (Jakobson) où celle-ci apparaît comme un tête-à-tête
idéal entre deux individus libres et conscients, et qui possèdent le même code ; communication par
conséquent toujours transparente, toujours réussie.

5 Postulat de l’immanence, enfin, qui affirme la possibilité et la nécessité méthodologiques d’étudier
« la langue en elle-même et pour elle-même », en évacuant radicalement l’extralinguistique.

Face à ces cinq certitudes, cinq remises en question :

1 La critique de la notion de code est menée sur deux fronts :
Que ce soit chez Saussure, où la langue est conçue comme un « trésor » extérieur aux individus qui se
l’approprient par mémorisation ; ou chez Chomsky, qui la conçoit d’emblée comme un objet intériorisé
sous forme de « compétence » par le sujet parlant, mais qui définit ce sujet comme « idéal », abstrait,
banalisé, comme le parfait représentant d’une communauté linguistique parfaitement homogène1 (et la
différence est finalement bien mince entre l’idée d’une langue collective que chacun s’approprie, et celle
d’une compétence individuelle, mais d’un individu incarnant idéalement la collectivité) : dans les deux
cas le code est admis par hypothèse comme unique et monolithique. Or un tel objet n’a aucune réalité
empirique. La « langue » n’est rien d’autre qu’une mosaïque de dialectes, de sociolectes et d’idiolectes2
et la linguistique se doit de rendre compte de ces différents « lectes », quitte à les intégrer, mais dans un
deuxième temps seulement, en un objet abstrait que l’on appelle parfois « diasystème »3.
D’autre part, il s’agit de repenser l’antinomie langue/parole en des termes plus dialectiques, car dans sa
présentation saussurienne, « la relation est aussi mystérieuse entre l’activité libre du sujet et les lois
immuables de la langue que, dans la doctrine calviniste, entre les "œuvres" du croyant et le salut
divin ! ». Pour Juentz que nous citons ici (1972, p. 22), le concept de « parole » n’est guère qu’un concept
résiduel dont la fonction est plus idéologique que scientifique : cette notion servirait en fait de support « à
une opération de sauvegarde de l’autonomie du sujet parlant comme celle du "diachronie" devait garantir
la conception évolutionniste et empiriste de l’histoire ». Ce qu’il y a de sûr en tout cas, c’est que le
mystère reste entier de la façon dont la « langue » se réalise, lors d’un acte énonciatif individuel, en
« parole », et qu’il est grand temps de s’interroger sur les mécanismes de cette conversion du code en
discours et sur les propriétés d’un « modèle d’actualisation » (avec ses deux versants : modèle de
production, modèle d’interprétation) qui se donnerait pour objectif d’en rendre compte.

2 Existence de lois d’organisation structurale de l’énoncé (ce terme étant entendu provisoirement
comme : ensemble de phrases reliées par certains principes – à déterminer – de cohérence, qui font
qu’elles sont immédiatement perçues comme constituant un tout autonome).
Lorsque Jakobson écrit (1963, p. 47) : « Dans la combinaison des phrases en énoncés, l’action des
règles contraignantes de la syntaxe s’arrête et la liberté de tout locuteur particulier s’accroît
substantiellement, encore qu’il ne faille pas sous-estimer le nombre des énoncés stéréotypés »4, il énonce
une contre-vérité manifeste : un « texte » n’est pas une juxtaposition aléatoire de phrases. Il existe des
règles de combinatoire transphrastique (fonctionnement de l’anaphore, cohérence chronologique et
logique, établissement d’isotopies sémantiques, stylistiques, présuppositionnelles, etc.), dont le domaine
d’application est bien loin de se restreindre au cas des « énoncés stéréotypés ». Les problèmes soulevés
par la reconnaissance de cette unité (ce « rang », ce « niveau ») linguistique supplémentaire sont
considérables. Nier pour autant sa pertinence est parfaitement inadmissible.

3 Que les modalités d’émergence du sens sont infiniment plus complexes que la théorie du signe ne le
laisse supposer.
C’est en grande partie au concept de « connotation5 » que revient le mérite d’avoir mis en évidence le
fait :
que le sens peut venir investir et « informer » n’importe quel type d’unité constitutive de la substance
linguistique : peuvent ainsi fonctionner comme supports signifiants le matériel phonique ou graphique, une
structure rythmique, une structure syntaxique traditionnellement considérée comme non pertinente
sémantiquement, le signe global, le référent lui-même, le texte dans son entier, etc. – étant bien entendu
que les premiers rôles de cette représentation signifiante restent tenus par les signifiants lexicaux et
structurels ;
que les unités de contenu sont elles aussi extrêmement diversifiées quant à leur nature et leur statut
(dénotatif/connotatif, explicite/implicite, littéral/dérivé, propositionnel/pragmatique, en langue/instancié,
etc.), et qu’à une même séquence signifiante s’attachent le plus souvent plusieurs niveaux, hiérarchisés ou
non, de signifiés hétérogènes.

4 Critique du schéma de la communication.
Parler, ce n’est sûrement pas échanger librement des informations qui « passent » harmonieusement,
indifférentes aux conditions concrètes de la situation d’allocution et aux propriétés spécifiques des
partenaires de l’échange verbal. Nous soulèverons bientôt quelques objections précises à cette
conception euphorique du « tête-à-tête idéal ». Disons simplement qu’à l’opposé de la conception
informationnelle de l’échange verbal que certains estiment présupposée par cette représentation de la
communication, la tendance actuelle de la linguistique serait plutôt (cf. la « pragmatique » ou théorie des
forces illocutionnaires, la « praxématique » de Robert Lafont, la « sémanalyse » de Julia Kristeva, etc.)
de mettre l’accent sur le fait que « dire », c’est en même temps « faire6 », et quelle que soit l’ambiguïté
de ces termes, d’assimiler le langage à une « pratique », une « praxis », une « production », un
« travail »...

5 Possibilité et nécessité de réintégrer l’extralinguistique.
Nous verrons sous peu, à partir de l’exemple des déictiques, qu’il est dans certains cas impossible de
décrire adéquatement les comportements verbaux sans tenir compte de leur environnement non verbal.
D’une manière plus générale, on ne peut étudier le sens sans envisager son corrélat, le référent ; on ne
peut analyser la compétence linguistique en évacuant la compétence idéologique sur laquelle elle
s’articule ; on ne peut décrire un message sans tenir compte du contexte dans lequel il s’enracine, et des
effets qu’il prétend obtenir. La perspective immanente, cet horizon méthodologique vers lequel la
linguistique s’est efforcée de tendre asymptotiquement, apparaît aujourd’hui plus réductrice que
productrice. Aujourd’hui, l’attitude la plus rentable en linguistique, ce n’est pas l’ascétisme héroïque,
mais une audacieuse ouverture aux disciplines apparentées.
Pour clore ce panorama des nouvelles orientations de la linguistique, citons quelques auteurs qui
s’assignent pour tâche l’un et/ou l’autre des points que nous venons de définir :
Z. Harris (1969, p. 9) : « On peut envisager l’analyse du discours à partir de deux types de problèmes
qui, en fait, sont liés. Le premier concerne le prolongement de la linguistique descriptive au-delà des
limites d’une seule phrase à la fois. Le second concerne les rapports entre la "culture" et la langue (c’est-
à-dire entre le comportement non verbal et le comportement verbal) » (Harris envisage donc ici les
points (2) et (5)).
P. F. Strawson (1970, p. 32) : « Nous ne pouvons espérer comprendre le langage [...] si nous ne
comprenons pas le discours. Nous ne pouvons espérer comprendre le discours si nous ne tenons pas
compte du but de communication » et si nous ne cherchons pas à savoir « comment le contexte d’un
énoncé affecte ce qu’on dit ».
D. Maldidier, C. Normand et R. Robin (1972, p. 118) énoncent enfin en ces termes les ambitions de la
nouvelle linguistique : « Née d’horizons divers, cette linguistique du discours cherche à aller au-delà des
limites que s’est imposée une linguistique de la langue, enfermée dans l’étude du système. Dépassement
des limites de la phrase, considérée comme le niveau ultime de l’analyse dans la combinatoire
structuraliste ; effort pour échapper à la double réduction du langage à la langue, objet idéologiquement
neutre, et au code, à fonction purement informative ; tentative pour réintroduire le sujet et la situation de
communication exclus en vertu du postulat de l’immanence, cette linguistique du discours est confrontée à
l’extralinguistique. »
La légitimité des ambitions de la linguistique du discours, dont ce texte constitue une manière de
charte, n’est pas encore reconnue par tous7. Bien plus, les tenants de cette linguistique sont loin de
s’accorder sur la voie à emprunter pour mener à bien son édification. Il n’est pas question de passer ici
en revue les différentes procédures descriptives, plus ou moins ambitieuses, plus ou moins formalisées,
proposées par tel ou tel. Contentons-nous de signaler qu’on a souvent l’impression troublante qu’un choix
nous est proposé entre des modèles rigoureux mais peu fructueux, et des analyses excitantes mais fondées
sur des procédures si floues qu’elles sont difficilement reproductibles ; et qu’en tout état de cause, aucune
« théorie globale » satisfaisante, aucun « modèle intégrateur » de cette composante « énonciative »,
« pragmatique », ou « rhétorique » (selon les terminologies et les perspectives descriptives) ne se
profilent encore sur la scène linguistique.
On considère parfois que deux gestes « fondateurs », celui de Saussure (pour qui la linguistique reste
fondamentalement une linguistique du mot), et celui de Chomsky (qui l’étend et la restreint à l’unité-
phrase), ont ponctué l’histoire de la linguistique moderne. L’attitude théorique de Chomsky, Pierre
Bourdieu (1975, p. 23) la dénonce en ces termes : « En excluant toute relation entre les fonctions des
expressions linguistiques et leurs propriétés structurales, en privilégiant les propriétés formelles de la
grammaire au détriment des contraintes fonctionnelles, la structure par rapport à l’usage, la cohérence
interne du discours, considéré comme recevable aussi longtemps qu’il n’est pas absurde, c’est-à-dire
dans cette logique purement formaliste "non grammatical", au détriment de l’adaptation à la situation, qui,
lorsqu’elle fait défaut, peut jeter dans l’absurde les discours les plus cohérents, Chomsky succombe à
l’illusion éternelle du grammairien qui oublie que la langue est faite pour être parlée, qu’il n’y a de
discours que pour quelqu’un et dans une situation : il ne connaît et ne reconnaît (au moins implicitement)
que le discours sans fin et à toutes fins, et la compétence inépuisable qui suffit à le rendre possible,
discours qui est bon pour toutes les situations parce que réellement adapté à aucune... » Il semble bien en
effet que la position « immanentiste » d’un Chomsky ne soit plus aujourd’hui tenable. Et que même si la
linguistique n’a pas encore trouvé son « troisième fondateur », même si les déclarations précédentes (et
nous aurions pu aisément en allonger la liste) tiennent autant du vœu pieux que de l’énoncé
programmatique, elles constituent à coup sûr autant de « signes d’une mutation »8.
Cette mutation, nous n’en envisagerons pas ici toutes les facettes. Dans ce foisonnement de
perspectives, notre champ d’investigation se limitera à la problématique de l’énonciation, dont il s’agira
de circonscrire le domaine d’application, et d’examiner certains des instruments d’analyse – dans la
lignée directe d’Emile Benveniste (ainsi que le suggère le sous-titre de cet ouvrage De la subjectivité
dans le langage), mais aussi d’autres linguistes tels que Charles Bally, qui peut être considéré comme
l’un des principaux précurseurs de cette approche énonciative9. Au terme de cette réflexion, nous
pourrons plus justement mesurer l’ampleur du tournage que la linguistique est en train d’amorcer, et voir
comment sont actuellement ébranlés et reformulés certains des dogmes (principes de l’immanence et du
« modèle neutre ») sur lesquels elle s’est édifiée.

1 1971, p. 12 : « L’objet premier de la théorie linguistique est un locuteur-auditeur idéal, appartenant à une communauté linguistique
complètement homogène, qui connaît parfaitement sa langue et qui, lorsqu’il applique en une performance effective sa connaissance de
la langue, n’est pas affecté par des conditions grammaticalement non pertinentes, telles que limitation de mémoire, distraction,
déplacements d’intérêt ou d’attention, erreurs... ».
2 Idiolecte : compétence-linguistique d’un sujet individuel, et plus spécifiquement : ensemble des traits idiosyncrasiques qui la
caractérisent.
Sociolecte (dialecte) : compétence d’un sous-ensemble, défini sur des critères sociologiques (géographiques), de la communauté
linguistique envisagée, et plus spécifiquement : ensemble des traits qui la caractérisent.
3 Tel est, en gros, le projet descriptif des grammaires dites « polylectales ».
Il n’y a en effet que deux façons de donner un sens au mot « langue » :
- soit on entend par là un « lecte » particulier : la norme (qui se laisse parfois aisément reconnaître sous le concept chomskyen de
« grammaticalité ») ;
- soit on procède à ce travail de reconstruction du diasystème : la langue, ce sera alors cet « artefact », cet objet abstrait obtenu par
intégration de tous les lectes.
4 Il est intéressant de remarquer que Jakobson reproduit, un cran au-dessus, l’erreur de Saussure excluant de la langue les structures
syntaxiques constitutives de la phrase, à l’exception des « syntagmes » figés.
5 Telle est en tout cas la thèse que nous soutenons dans La Connotation, PUL, Lyon, 1977, où nous tentons l’inventaire des
différents types de connotateurs et de contenus connotés.
6 Allusion bien sûr au célèbre titre d’Austin : Quand dire, c’est faire qui traduit l’anglais How to do things with words.
7 Rappelons que Katz et Fodor, lorsqu’ils s’interrogent sur les limites supérieures d’une théorie sémantique (de la leur tout au moins),
répondent par la négative à la double question : cette théorie doit-elle prétendre rendre compte :
- des relations sémantiques qui enjambent la phrase et sont constitutives de l’énoncé
- de la façon dont le contexte extralinguistique de la phrase intervient dans la détermination de sa signification ?
Signalons encore cette déclaration de J.-Cl. Milner, mentionnée par B. Cerquiglini dans La Quinzaine littéraire, n° 279, 15-31 mai
1978, p. 17 : « Si l’on admet, comme je le fais, qu’il existe pour les phrases un ensemble cohérent de propriétés indépendantes de leurs
conditions d’énonciation, il est légitime de prendre cet ensemble pour objet. Que par là on néglige des propriétés importantes du
langage, qui le nie ? Mais qu’autre chose soit possible, qui l’a montré ? ».
8 Semblablement, Roland Barthes (1978 a, p. 9) parle de « la nécessité d’une troisième linguistique, dont le champ n’est plus le
message ou le contexte, mais l’énonciation, au sens très actif du terme ».
9 Voir Ducrot 1989, chap. 9, ainsi que l’ouvrage de S. Durrer (1998) Introduction à la linguistique de Charles Bally. Pour un
aperçu historique sur les différentes approches en linguistique de l’énonciation, voir Fuchs 1981, Parret 1987, et la revue HEL
(Histoire, Épistémologie, Langage), t. 8, fasc. Il, 1986. Et pour quelques travaux récents : Cervoni 1987, Nolke 1993, Maynard
1993 (qui porte surtout sur le japonais), Yaguello (éd.) 1997, ainsi que les numéros 73 (mars 1984) et 80 (déc. 1985) de la revue
Langages.
*1 Cette nouvelle édition est peu modifiée dans son contenu mais elle s’enrichit de nombreuses notes et d’une large réactualisation
bibliographique. Elle bénéficie en outre d’une lisibilité accrue grâce à une maquette entièrement rénovée et à la mise en bas de page de
l’important appareil de notes.
Chapitre 1
La problématique de l’énonciation

1 LA COMMUNICATION LINGUISTIQUE1
1.1 Le schéma de Jakobson

« Les différents facteurs inaliénables de la communication verbale peuvent être schématiquement


représentés comme suit :

Chacun de ces six facteurs donne naissance à une fonction linguistique différente... »
Il est de tradition d’inaugurer toute réflexion concernant ce problème de la communication verbale par
le rappel de la façon dont Jakobson (1963, p. 214) envisage son fonctionnement à partir de l’énumération
de ses différents ingrédients constitutifs. Il est également de mise de poursuivre, rançon de sa notoriété,
par une critique plus ou moins radicale et fondée du schéma mentionné ci-dessus, que Kuentz taxe un peu
rapidement de « régressif »2. C’est ainsi qu’on a pu chicaner Jakobson au sujet de l’extension qu’il fait
subir au terme de « code », qui appliqué aux langues naturelles ne dénote évidemment pas, comme en
cybernétique, un ensemble de règles de correspondances stables et biunivoques entre signifiants et
signifiés. Après Mounin, Ducrot s’en prend lui aussi, mais par un autre biais, à ce terme de « code »
(1972 a, p. 2-3 et 4-5) : « Il arrive souvent qu’on restreigne le sens du mot "communication" en le forçant
à désigner un type particulier de relation intersubjective, la transmission de l’information. Communiquer,
ce serait, avant toute chose, faire savoir, mettre l’interlocuteur en possession de connaissances dont il ne
disposait pas auparavant. » Or une telle conception est, pour Ducrot, excessivement réductrice, ainsi que
le montrent les « philosophes d’Oxford » qui, « étudiant des actes de langage comme promettre, ordonner,
interroger, conseiller, faire l’éloge de, etc. [...], en viennent à les considérer comme aussi intrinsèquement
linguistiques que celui de faire savoir ». Conclusion : « On cessera donc de définir la langue, à la façon
de Saussure, comme un code, c’est-à-dire comme un instrument de communication. Mais on le
considérera comme un jeu, ou, plus exactement, comme posant les règles d’un jeu, et d’un jeu qui se
confond largement avec l’existence quotidienne. »
L’idée sans doute est juste. Mais on peut se demander au nom de quoi, sinon d’un décret
terminologique arbitraire, Ducrot restreint ainsi le sens de « code » (car les règles qui régissent le « jeu »
langagier sont elles aussi « codifiées ») et celui de « communication » : de telles considérations, sans
fondamentalement mettre en cause le modèle communicationnel, invitent simplement à intégrer dans la
compétence linguistique une composante pragmatique et à admettre, parmi les significations susceptibles
de s’inscrire dans le message, les valeurs illocutoires. Rien en tout cas n’incite à penser que pour
Jakobson (et le fait même qu’il admette, aux côtés de la fonction référentielle, cinq autres fonctions et
singulièrement la fonction conative, prouverait plutôt le contraire), ce sont seulement des informations
qui s’échangent au cours de l’acte communicatif. Rien ne dit explicitement non plus, même si cela est
d’une certaine manière présupposé (et sur ce point nous reviendrons sous peu) par sa conception du code,
que pour lui les deux actants de l’énonciation « échangent des informations correctement codées et
univoques à propos d’un objet de référence » (Kuentz, 1975, p. 25), informations qui de ce fait
« passent » à cent pour cent ; et M. Halle a raison de s’élever contre l’attitude de ceux qui, donnant à la
formule « une langue est un instrument de communication » l’interprétation extrapolée « une langue est un
instrument parfait de communication », et constatant qu’il n’en est rien, en prennent l’exact contre-pied,
en une formule plus contestable encore : « "La langue n’est pas un moyen de communication. Elle a trop
d’ambiguïtés, de redondances, de traits spécifiques pour être un bon moyen de communication." Mais qui
prétend que ce soit un bon moyen ? Quel est ce paralogisme qui, constatant les "imperfections" évidentes
d’un fait humain qui a une histoire, et privilégiant, pour les besoins de sa cause, les ambiguïtés, dont la
communication peut même se servir à dessein, mais qu’elle peut aussi éviter, refoule le fait d’expérience
qu’est l’usage quotidien de la langue, et cela au nom de l’idéal mythique dont elle a le tort de s’éloigner »
(Le Monde, 7 juillet 1973).
Il arrive enfin parfois que cette conception de l’« échange » verbal se voie reprocher d’être
idéologiquement suspecte, et influencée par une certaine vision de la circulation des biens telle qu’elle
fonctionne en économie de marché. Mais outre qu’il n’est jamais dit clairement si cette critique s’adresse
à la communication langagière elle-même, et à son fonctionnement au sein d’un système économique
déterminé, ou au modèle qui tente d’en rendre compte – et cette confusion des niveaux linguistique et
métalinguistique est fréquente chez ceux qui prétendent démythifier les modèles linguistiques -, c’est
supposer trop facilement qu’entre l’infrastructure économique et la superstructure symbolique existent des
relations d’analogie et de détermination immédiates, conception simpliste que Staline lui-même dénonça
en 1950 : feindre de croire qu’il y aurait, selon le type de société qui en fournit le cadre, des
communications-trocs, des communications libre-échangistes, des communications collectivistes ( ?),
etc., c’est retomber dans les pires naïvetés du « marrisme ». Le seul problème, c’est de savoir si cette
conception de l’échange verbal, qui constitue effectivement un « modèle de réalité » décalé par rapport à
l’objet empirique dont il prétend rendre compte (et fondamentalement inadéquat à cet objet), en fournit
cependant une « schématisation » relativement satisfaisante.
Nous estimons quant à nous que cette constatation de Roland Barthes parlant de son propre statut
énonciatif au « séminaire » : « Que je le veuille ou non, je suis placé dans un circuit d’échange », vaut
aussi, même si c’est à un moindre degré, pour l’activité scripturale ; et que tous les éléments que
Jakobson considère comme des « facteurs inaliénables de la communication verbale » le sont
effectivement – et en particulier l’émetteur et le récepteur, qui même s’ils ne sont pas toujours
identifiables, participent toujours virtuellement à l’acte énonciatif : « La double activité de
production/reconnaissance met en place les deux fonctions d’émetteur et de récepteur, compliquées par le
fait que tout émetteur est simultanément son propre récepteur et tout récepteur un émetteur en puissance ;
aussi A. Culioli préfère-t-il les désigner comme "énonciateurs" : "[...] les deux sujets énonciateurs sont
les termes primitifs sans lesquels il n’y a pas d’énonciation" » (Fuchs et Le Goffic, 1975, p. 121) :
l’activité de parole implique la communication, et la communication, que quelque chose (se) passe entre
deux individus3 (que nous préférons tout de même quant à nous maintenir distincts terminologiquement :
émetteur vs récepteur, locuteur vs allocutaire, énonciateur vs énonciataire...).

1.2 Critique de ce schéma

Cela étant dit, on peut en revanche reprocher à Jakobson de ne pas envisager suffisamment
d’ingrédients, et tenter de complexifier quelque peu son schéma afin que « la carte » rende mieux compte
du « territoire4 ».

1.2.1 Le code

Dans ce schéma, le « code » se trouve formulé au singulier et suspendu en l’air entre l’émetteur et le
récepteur. Ce qui pose deux problèmes et appelle deux critiques :

a) Problème de l’homogénéité du code

Il est inexact, nous l’avons dit, que les deux partenaires de la communication, même s’ils appartiennent
à la même « communauté linguistique », parlent exactement la même « langue », et que leur compétence
s’identifie avec « l’archi-français » d’un « archi-locuteur-allocutaire ». Quelle peut être l’ampleur des
divergences existant entre les deux (ou plus) idiolectes en présence ? Sur ce point, deux attitudes
rigoureusement antagonistes : d’un côté, celle de Jakobson qui déclare (1963, p. 33) : « En parlant à un
nouvel interlocuteur, chacun essaye toujours, délibérément ou involontairement, de se découvrir un
vocabulaire commun – soit pour plaire, soit simplement pour se faire comprendre, soit enfin pour se
débarrasser de lui, on emploie les termes du destinataire. La propriété privée, dans le domaine du
langage, ça n’existe pas : tout et socialisé [...] ; l’idiolecte n’est donc, en fin de compte, qu’une fiction,
quelque peu perverse »5 : un tel optimisme (le code commun, ce serait ainsi celui du destinataire, que
l’émetteur s’approprierait mimétiquement) fait trop aisément bon marché des ambiguïtés, des incertitudes
des échecs de la communication. D’autres au contraire, trop attentifs à ces échecs, prônent un solipsisme
radical, ainsi Lewis Carroll qui déclare en appendice à la Logique symbolique : « Je soutiens que tout
écrivain a entièrement le droit d’attribuer le sens qu’il veut à tout mot ou toute expression qu’il désire
employer. Si je rencontre un auteur qui, au commencement de son livre, déclare : "Qu’il soit bien entendu
que par le mot 'noir’" je voudrai toujours dire’blanc’, et que par le mot 'blanc’ j’entendrai toujours 'noir’,
j’accepterai humblement cette règle, quand bien même je la jugerais contraire au bon sens6 » – règle
explicite et simple (de substitution antonymique), dont l’application permet sans trop de difficultés de
compenser l’arbitraire du décret sémantique. Mais rien de tel chez Hympty Dumpty, dont l’idiolecte se
veut irréductible : « Quand j’emploie un mot [...], il signifie ce que je veux qu’il signifie, ni plus, ni
moins7 » ; attitude provocante, tyrannique, facétieuse et désespérée à la fois, que fonde une conscience
aiguë des incertitudes du sens dont Alice fait à ses dépens, aux pays des merveilles, l’expérience. On ne
se fait jamais comprendre d’autrui : autant se faire comprendre, au moins, de soi-même.
Une telle attitude solipsiste, Mounin la condamne en 1951 comme réactionnaire et bourgeoise : « Ces
simples camarades parisiens [...] savaient d’instinct que, parmi les propriétés de la langue, il y avait sa
grande stabilité d’une part, et son unité d’autre part, nécessaires afin que la langue demeure un moyen de
communication entre les hommes. Tandis que toutes les manipulations formalistes que la bourgeoisie
décadente inflige à sa langue en font, selon ses théoriciens mêmes, les Paulhan, les Blanchot, les Sartre8,
un moyen de solitude entre les hommes. » Bourdieu (1975) estime à l’opposé que l’utilisation de cet
artefact théorique qu’est la notion de « langue commune » joue un rôle idéologique bien précis : il sert à
masquer sous l’apparence euphorisante d’une harmonie imaginaire l’existence de tensions,
d’affrontements et d’oppressions bien réels ; nier l’existence de ces tensions, et se bercer de « l’illusion
du communisme linguistique », c’est en fait tenter de conjurer, par le biais du langage, les clivages
sociaux.
Les opinions divergent donc, on le voit, tant sur le phénomène lui-même que sur son interprétation
idéologique. Nous nous garderons bien de prendre position sur le second point. Quant au premier, nous
dirons prudemment que la vérité est entre les deux. D’une part, pour prendre le cas de la composante
lexicale où se rencontrent le plus massivement les divergences idiolectales, il est incontestable pourtant
qu’un certain consensus s’établit sur les significations, qui rend possible une intercompréhension au
moins partielle (et l’établissement des articles de dictionnaire) ; que les mots ont, en langue, un sens, ou
plutôt des sens relativement stables et intersubjectifs : « Si on place mille personnes devant mille
chaises », déclare un peu imprudemment B. Pottier (car nous avons nous-même constaté certains écarts
dénominatifs concernant cet objet, lesquels sont plus spectaculaires encore s’agissant d’autres types de
champs sémantiques), « on peut obtenir un million de fois le terme "chaise". En linguistique, cette
coïncidence de subjectivité est ce qu’on appelle l’objectivité. » Cette remarque pointe en tout cas le fait
que les signes sont « nécessaires » en même temps qu’arbitraires9 : bien qu’il n’y ait aucune raison
« naturelle » d’appeler un chat « un chat », les utilisateurs de la langue française acceptent de jouer le jeu
des dénominations, et l’histoire ne nous livre aucun exemple d’Humpty Dumpty (comme Alice, à l’énoncé
du « paradoxe » précédemment cité, proteste, interloquée, que « la question est de savoir si vous pouvez
faire que les mêmes mots signifient tant de choses différentes », Humpty Dumpty rétorque superbement :
« La question est de savoir qui est le maître, un point c’est tout ! », formule qui énonce superlativement le
fait que dans l’échange verbal se jouent des rapports de pouvoir, et que c’est bien souvent le plus fort qui
impose au plus faible son propre idiolecte ; n’empêche que personne jamais ne pousse sa maîtrise jusqu’à
prétendre s’affranchir de la tyrannie des normes et des usages, et se prétendre le seul dépositaire légitime
du « bon » sens). C’est vrai, « tout mot veut dire ce que je veux qu’il signifie », mais en même temps,
« tout mot veut dire ce qu’il veut dire » (il a un sens en langue). Parler, c’est précisément tenter de faire
coïncider ces deux intentions signifiantes, ces deux « vouloir dire ».
Mais les deux énonciateurs, même s’ils sont prêts à se conformer au sens-en-langue, n’en ont pas
nécessairement la même conception. C’est pourquoi, après avoir premièrement admis que la
communication verbale autorisait une intercompréhension partielle, il nous faut deuxièmement insister
sur le fait que cette intercompréhension ne peut être que partielle. Il faut en prendre son parti :
l’intercommunication (les dialectologues l’ont depuis longtemps montré, et ce qui est vrai des
confrontations de dialectes l’est aussi, toutes proportions gardées, des confrontations d’idiolectes) est un
phénomène relatif et graduel. Il n’y a aucune raison de privilégier les cas de communication « réussie10 »,
et de considérer comme des « bavures » des phénomènes aussi fréquents que les malentendus, les contre-
sens11, les quiproquos. Bien au contraire, ainsi qu’à la suite d’Antoine Culioli le déclarent Fuchs et Le
Goffic (1975, p. 122), « la dissymétrie entre production et reconnaissance, la non-coïncidence entre les
systèmes des énonciateurs imposent de placer au centre de la théorie linguistique des phénomènes
jusqu’alors rejetés comme des "ratés" de la communication ».
D’un point de vue méthodologique, cela veut dire que cette « idéalisation théorique qu’implique le fait
d’identifier la compétence du locuteur à celle de l’auditeur » (postulat du « modèle neutre ») n’est pas
aussi « légitime » que l’estime Lyons (1978, p. 71) ; et qu’il faut au contraire admettre que la
communication (duelle : nous ne parlons pour l’instant que de ce cas le plus simple) se fonde sur
l’existence non pas d’un code, mais de deux idiolectes ; partant, le message lui-même se dédouble, en ce
qui concerne du moins sa face signifiée : si l’on définit en effet la compétence comme un ensemble de
règles spécifiant « comment les sens sont appariés aux sons » (Chomsky), et si l’on pose que ces règles
de correspondance Sa-Sé varient d’un idiolecte à l’autre, comme le signifiant d’un message reste
invariant entre l’encodage et le décodage, il faut admettre que dans l’intervalle qui sépare ces deux
opérations, le sens subit bien des avatars :

Il n’est donc pas vrai, comme semble le dire (d’après Fuchs et Le Goffic toujours) Jakobson, que le
message passe dans sa totalité « de main en main, sans être altéré dans l’opération ».

b) Problème de l’extériorité du code

Même si la modalité d’existence du code dans la conscience des énonciateurs reste mystérieuse, il est
certain, et la présentation chomskyenne améliore sur ce point celle de Saussure et de Jakobson, qu’il ne
fonctionne qu’en tant que « compétence implicite » d’un sujet (ensemble d’aptitudes qu’il a intériorisées).
Le constituant « code » étant ainsi multiplié par deux, les générateurs individuels obtenus doivent être
insérés, l’un dans la sphère de l’émetteur, l’autre dans celle du récepteur. On pourrait même considérer
que chacun des deux idiolectes comportant deux aspects : compétence du point de vue de la production vs
compétence du point de vue de l’interprétation12 (la première étant incluse dans la seconde car nos
aptitudes d’encodage sont plus restreintes que nos aptitudes de décodage13), il est nécessaire de spécifier
que c’est la première qui figure dans la sphère de l’émetteur, et la seconde dans celle du récepteur (un
même sujet faisant fonctionner l’une ou l’autre de ses deux compétences selon son rôle énonciatif). Mais
nous préférons la présentation suivante : nous appellerons « compétence d’un sujet » la somme de toutes
ses possibilités linguistiques, l’éventail complet de ce qu’il est susceptible de produire et d’interpréter.
Cette compétence, conçue très extensivement, se trouve restreinte quand fonctionne la communication
dans le cas où le sujet se trouve en position d’encodeur, et par l’action de divers filtres14.

1.2.2 L’univers du discours

Il est inexact en effet de se présenter l’émetteur comme quelqu’un qui pour confectionner son message,
choisit librement tel ou tel item lexical, telle ou telle structure syntaxique dans le stock de ses aptitudes
langagières, et puise dans cet immense réservoir sans autre contrainte que « ce qu’il a à dire ». Des
contraintes supplémentaires apparaissent qui fonctionnent comme autant de filtres limitant les possibilités
de choix (et orientant symétriquement l’activité de décodage), filtres qui élèvent de deux sortes de
facteurs :
1) les conditions concrètes de la communication ;
2) les caractères thématiques et rhétoriques du discours, c’est-à-dire en gros, les contraintes de « genre ».
Par exemple : pour analyser le discours d’un professeur de linguistique, il faut tenir compte :
1) de la nature particulière du locuteur (où entrent en jeu de nombreux paramètres) ; de la nature des
allocutaires (leur nombre, leur âge, leur « niveau », leur comportement) ; de l’organisation matérielle,
politique, sociale de l’espace où s’instaure la relation didactique, etc. ;
2) du fait que c’est un discours qui obéit aux contraintes suivantes : discours didactique (contrainte de
genre) qui traite du langage (contrainte thématique).
De même, pour analyser les productions enfantines, il faut envisager :
1) s’il s’agit d’énoncés oraux ou écrits, monologués ou dialogués, émis en situation scolaire ou pas, etc. ;
2) s’il s’agit d’énoncés narratifs, descriptifs, poétiques (nature de la consigne stylistico-thématique).
Nous appellerons « univers de discours » l’ensemble :
(1) (situation de communication) + (2) (contraintes stylistico-thématiques). Nous proposons enfin les
deux améliorations, ou plus modestement, les deux principes d’enrichissement suivants au modèle de
Jakobson.

1.2.3 Les compétences non linguistiques

Dans les deux sphères de l’émetteur et du récepteur, nous intégrons aux côtés des compétences
strictement linguistiques (et para-linguistiques) :
leurs déterminations psychologiques et psychanalytiques, qui jouent bien évidemment un rôle important
dans les opérations d’encodage/décodage, mais dont nous dirons, faute de compétence en la matière, peu
de choses (le fonctionnement des déictiques nous fournira pourtant un exemple de l’incidence de ce
facteur « psy-15 » sur les choix linguistiques) ;
leurs compétences culturelles (ou « encyclopédiques », ensemble des savoirs implicites qu’ils possèdent
sur le monde) et idéologiques (ensemble des systèmes d’interprétation et d’évaluation de l’univers
référentiel) qui entretiennent avec la compétence linguistique des relations aussi étroites qu’obscures, et
dont la spécificité vient encore accentuer les divergences idiolectales.

1.2.4 Les modèles de production et d’interprétation

Les modèles de compétence linguistique explicitent l’ensemble des connaissances que les sujets
possèdent de leur langue ; mais lorsque ces connaissances sont mobilisées en vue d’un acte énonciatif
effectif, les sujets émetteur et récepteur font fonctionner des règles générales qui régissent les processus
d’encodage et de décodage, et dont l’ensemble une fois explicité (ce qui est encore loin d’être le cas)
constituerait les « modèles de production et d’interprétation ». Nous admettrons provisoirement
l’hypothèse qu’à la différence du modèle de compétence linguistique, ces modèles sont communs à tous
les sujets parlants, c’est-à-dire que tous utilisent les mêmes procédures lorsqu’ils émettent/reçoivent les
messages (procédures qui seraient même, d’après J. Pohl, universelles et panchroniques). Mentionnons
encore, entre ces deux types de modèles, les différences suivantes :
Dans le modèle de compétence, l’ordre des règles n’est en principe pas pertinent16 ; dans les modèles de
production/interprétation, cet ordre joue au contraire un rôle primordial puisqu’il s’agit de décrire des
processus génétiques effectifs, et effectivement ordonnés dans la durée.
Les modèles de production/interprétation s’appuient sur le modèle de compétence, qu’ils ont pour but de
faire fonctionner. Mais tous les faits pertinents en compétence ne sont pas également récupérés par ces
deux modèles. Par exemple, alors que tous les sujets possèdent une « compétence synonymique » et une
« compétence polysémique » (conscience de l’existence de ces phénomènes et connaissance des cas où
ils se rencontrent), le problème de la synonymie (choix dans la démarche onomasiologique) est
essentiellement de nature « productive », tandis que celui de la polysémie (choix dans la démarche
sémasiologique) est essentiellement de nature interprétative.
Inversement, des facteurs autres que la compétence linguistique entrent en jeu dans la constitution des
modèles de production/interprétation : compétences culturelle et idéologique, données situationnelles,
etc.

1.3 Reformulation du schéma de la communication

Voici donc, après ces commentaires anticipés, la reformulation que nous proposons du schéma de
Jakobson (page suivante).

Commentaire17
a) Il nous semble impossible de dissocier les compétences linguistique et para-linguistique (prosodie
et mimo-gestualité) dans la mesure où, à l’oral du moins, la communication est « multi-canale » : pour
transmettre les significations, les supports phonématiques et para-linguistiques se prêtent mutuellement
leur concours. Dans l’étude, qui a le mérite de partir de l’observation de faits concrets, et en particulier
de perturbations pathologiques, qu’ils consacrent au fonctionnement du circuit de la communication,
A. Borrell et J.-L. Nespoulous constatent que parler, c’est d’abord « procéder à la sélection des diverses
catégories de supports formels de la communication (langue, geste, mimique...). Cette opération n’a pas
pour but de privilégier un des systèmes sémiotiques au détriment des autres ; de nombreux agencements
nous semblent au contraire possibles. C’est ainsi que nous observons parfois la co-occurrence des divers
systèmes dans le cadre du discours. Ex. : Message linguistique + Geste + Mimique. Dans d’autres cas,
ces divers éléments apparaîtront alternativement, un geste venant cette fois prendre la place d’un mot ou
d’un syntagme » (1975, p. 103).
L’importance des comportements para-verbaux apparaît entre autres dans ce fait que c’est à l’oral la
direction du regard du locuteur qui définit prioritairement l’allocutaire, et cela de façon plus décisive que
l’emploi du « tu » linguistique , car les pronoms personnels peuvent donner lieu à des emplois
« décalés » (problème de ces « tropes » particuliers que nous envisagerons plus loin sous le terme
d’« énallages ») : lorsqu’une personne présente dans la situation de communication est dénotée à l’aide
d’un pronom de troisième personne, on en conclut en effet :
qu’elle est exclue de la relation d’allocution si le regard du locuteur n’est pas dirigé vers elle ;
qu’elle joue effectivement le rôle d’allocutaire dans le cas contraire (le « il » s’expliquant alors comme
un « trope », qui se rencontre dans les énoncés « hypocoristiques » du type « Comme il était gentil mon
bébé ! »).
b) Nous appelons « univers de discours » quelque chose d’extrêmement complexe et hétérogène, qui
englobe :
Les données situationnelles, et en particulier la nature écrite ou orale du canal de transmission, et
l’organisation de l’espace communicationnel, objet de la réflexion « proxémique ». Il convient de
préciser que toutes ces données ne sont pertinentes que sous la forme d’« images », de représentations
que les sujets énonciateurs s’en construisent, et qu’il faut en particulier admettre dans leur compétence
culturelle les images (I) que l’émetteur (A) et le récepteur (B) se font d’eux-mêmes et de leur partenaire
discursif, c’est-à-dire les quatre éléments que Michel Pêcheux (1969) symbolise comme suit :
(A) (Image de A pour A) : « qui suis-je pour lui parler ainsi ? »
(B) (Image de B pour A) : « qui est-il pour que je lui parle ainsi ? »
(B) : « qui suis-je pour qu’il me parle ainsi ? »
(A) : « qui est-il pour qu’il me parle ainsi ? ».
Les contraintes thématico-rhétoriques qui pèsent sur le message à produire18.

Ces différents facteurs, ainsi que le montre Hamon (1974, p. 119), ont un caractère relativement19
contraignant, caractère que, dit-il, « les enfants [...] conçoivent très tôt, quand ils s’aperçoivent que leur
fabrication d’un message est médiatisée (filtrée, prédéterminée) par une série d’images implicites ou
explicites qu’ils se font, pour reprendre le schéma hexafonctionnel de Jakobson :
d’eux-mêmes ;
de leur discours ;
du support de leur discours ;
de la langue qu’ils utilisent ;
du destinataire ;
de la réalité sociale et physique.
Ces images peuvent d’ailleurs être plus ou moins démultipliées : j’écris en fonction de l’image que
mon public se fait de moi-même – problème de "l’image de marque" de l’écrivain, qui fonctionne
également comme une norme contraignante [...]. À chaque "image" correspondra une série de
contraintes ou de servitudes (de normes) qui viendront orienter le travail de l’émetteur ».

1.4 (Auto-)critiques

Notre modélisation de la communication verbale, en accordant une place aux autres compétences sur
lesquelles se greffe la compétence linguistique, et aux différents facteurs qui médiatisent la relation
langue/parole et permettent la conversion de l’une en l’autre, fait subir à celle de Jakobson, nous semble-
t-il, certains aménagements positifs. Mais ce n’est encore qu’un schéma – trop schématique, et trop
statique.

1.4.1 Les propriétés de la communication verbale

Cette présentation ne fait pas apparaître certaines propriétés caractéristiques de la communication


verbale (et qui permettent de l’opposer à d’autres types de communications sémiotiques)20 à savoir :
– La réflexivité : l’émetteur du message est en même temps son premier récepteur21.
– La symétrie : le message verbal appelle généralement une réponse, c’est-à-dire que tout récepteur
fonctionne en même temps comme un émetteur en puissance (cette propriété s’appliquant surtout au
message oral, encore que certains d’entre eux excluent le droit de réponse : certains types de discours
professoral22, le discours théâtral – le public pouvant certes « répondre » par certains comportements
verbaux ou mimo-gestuels, mais la symétrie implique que la réponse s’effectue à l’aide du même code23 ;
inversement, la communication épistolaire, quoique de nature écrite, autorise et sollicite une réponse
différée).

Remarque
Notre schéma suppose que quand l’un parle, l’autre écoute en silence et inversement, c’est-à-dire que
les deux énonciateurs jouent à tour de rôle celui d’émetteur et de récepteur. Cette simplification abusive
(car il arrive fréquemment que les divers participants à une conversation « parlent tous à la fois ») est à
la rigueur acceptable en ce qui concerne les comportements verbaux proprement dits, une telle situation
passant tout de même pour la plus normale24. Mais elle est en revanche inadmissible s’agissant des
comportements para-verbaux, car les usages conversationnels veulent au contraire que pendant que L
parle, A réagisse mimo-gestuellement (mimique d’approbation, moue sceptique, etc.), réactions dont
l’absence totale et prolongée finit par inhiber complètement le discours de L. Pour rendre compte d’un tel
fonctionnement, le schéma devrait donc être raffiné de la façon suivante :
• du côté de l’émetteur, entrent en fonctionnement :
sa compétence verbale d’encodage ;
sa compétence para-verbale d’encodage et de décodage (des comportements « actifs » du récepteur) ;
• du côté du récepteur :
sa compétence verbale de décodage (« passive ») ;
sa compétence para-verbale de décodage, et certains éléments de sa compétence d’encodage (unités à
fonction « phatique » ou régulatrice) ;
– La transitivité : elle consiste en ce que, si un émetteur x transmet à un récepteur y une information i,
y a la possibilité de transmettre à son tour i à z, sans avoir fait lui-même l’expérience de la validité de i.
Cette propriété fondamentale permet au langage humain (à la différence par exemple de celui des
abeilles) de fonctionner comme l’instrument privilégié de la transmission du savoir.

1.4.2 La complexité des instances émettrice et réceptrice

D’autre part, cette présentation ne rend compte que du cas le plus simple, et finalement le plus rare, de
communication : celui de la communication duelle (en « tête-à-tête »). Or, sans même parler du cas
épineux du discours littéraire, dans lequel les instances émettrice et réceptrice se trouvent dédoublées
(auteur/narrateur d’un côté, lecteur/narrataire de l’autre), de nombreux cas de communication
« ordinaire » dévient par rapport à ce schéma canonique, et il serait urgent d’établir une typologie des
situations d’allocution qui tienne compte du nombre et du statut des partenaires de l’échange verbal :

a) À la phase d’émission, plusieurs niveaux d’énonciation peuvent se trouver superposés (problèmes
du discours rapporté, du transcodage25, etc.), et Jakobson lui-même en est bien conscient, qui déclare à
propos d’une « bribe de conversation » entendue dans le train : « Il y a là une chaîne d’émetteurs et de
récepteurs, tant réels que fictifs, dont la plupart ont une simple fonction de relais, et se contentent de citer
(pour une large part, volontairement) un seul et unique message, qui leur était (pour un certain nombre
d’entre eux, tout au moins) depuis longtemps connu » (1973, p. 206). Ainsi, lorsqu’un annonceur
commande à une agence une campagne publicitaire, le schéma de la communication se complexifie de la
façon suivante :

Autre exemple : la communication théâtrale oblige, elle aussi, à admettre l’existence d’une chaîne
d’émetteurs l’émetteur originel (l’auteur) se trouvant relayé par une série d’émetteurs « interprétants »
(metteur en scène, décorateur, éclairagiste, acteurs...).

b) Quant à la catégorie du récepteur, il convient, elle aussi, de l’affiner en faisant intervenir un certain
nombre d’axes distinctifs.

1 Nous introduirons d’abord la distinction suivante :

- Le destinataire proprement dit, ou allocutaire (qui peut être singulier ou pluriel, nominal ou anonyme,
réel ou fictif), se définit par le fait qu’il est explicitement considéré par l’émetteur L (l’emploi du pronom
de seconde personne et/ou la direction du regard en témoignent) comme son partenaire dans la relation
d’allocution, et que partant les opérations d’encodage sont partiellement déterminées par l’image que L
s’en construit.

1 Pour une description plus fine de ces différentes catégories de récepteurs, voir Goffman 1987.
2 On trouve chez Fillmore (« Deixis I », p. 3) cette opposition « addresse » vs « audience », ce dernier étant défini comme « a person who may
be considered as part of the conversational group but who is not a member of the speaker/addresse pair ».
3 C’est l’expression qu’utilise Lyons, 1978, p. 34.

– L’émetteur peut se soucier en outre de la présence dans le circuit de la communication de


« destinataires indirects » qui, sans être intégrés à la relation d’allocution proprement dite, fonctionnent
comme des « témoins » de l’échange verbal, et l’influencent parfois de façon décisive (exemples du mot
d’esprit, du discours polémique, des exposés en soutenance de thèse, etc.).

- Il faut enfin admettre pour tout message l’existence de récepteurs additionnels et aléatoires, dont
l’émetteur ne saurait prévoir la nature, et par voie de conséquence, la façon dont ils interpréteront le
message produit. C’est ainsi qu’une lettre peut tomber en d’autres mains que celles de son destinataire
intentionnel, ou qu’un cours peut être écouté dans l’embrasure d’une porte par un auditeur de passage, sur
lequel l’émetteur n’a aucun moyen d’agir pour contrôler la façon dont « passe » son message.

2 Pour chacune de ces trois catégories de récepteurs, le nombre des éléments qu’elles sont susceptibles
de comprendre est extrêmement variable, et varient en conséquence les propriétés internes du message.

3 Les destinataires directs et indirects peuvent être physiquement présents dans la situation de
communication, ou en être absents26 (les récepteurs additionnels étant par définition exclus de cette
situation).

4 Ils peuvent avoir ou non la possibilité de répondre (communication symétrique/unilatérale), et cet
axe (qui en domine un autre : la réponse peut être immédiate ou différée, comme dans l’échange
épistolaire) ne recouvre pas le précédent, d’où la possibilité de fonder sur les axes (3) et (4) quatre
classes de récepteurs :
présent + « loquent27 » (échange oral quotidien) ;
présent + non-loquent (la conférence magistrale) ;
absent + loquent (la communication téléphonique) ;
absent + non-loquent (dans la plupart des communications écrites).

5 Dans certains cas complexes de communication, les destinataires se ventilent en plusieurs
« couches » de réception qui n’ont pas le même statut énonciatif (c’est-à-dire que cet axe précise et
illustre les distinctions introduites en (1), en voici quelques exemples :

– Au cours des interviews radiophoniques de personnalités politiques ou scientifiques, on constate que
les appellatifs viennent ponctuer le discours avec une fréquence inusitée. C’est qu’en plus de leurs
fonctions conative et phatique ordinaires, ils servent à informer les auditeurs, dont l’ensemble ne cesse de
se renouveler au cours de l’émission, de l’identité de l’interviewé. On ne peut donc décrire adéquatement
le fonctionnement de ces termes, qui cumulent les fonctions appellative et désignative, qu’en tenant
compte de la superposition de deux niveaux distincts et hétérogènes d’allocution.

– Dans la communication théâtrale, l’acteur s’adresse à d’autres acteurs, présents sur scène et
susceptibles de répliquer, mais aussi, à un autre niveau, au public également présent28, mais dans l’ombre
et le silence ; et il peut selon les cas privilégier la relation intra-scénique ou la relation avec l’assistance.
Appelons respectivement na et np les deux niveaux de réception. Si l’on admet l’opposition
terminologique que propose Lavorel (1973, p. 146-147), et que le « monologue » comique et
mélodramatique s’effectue, à l’insu du locuteur, en la présence sur scène d’un récepteur indiscret, tandis
que dans le « soliloque » tragique l’acteur n’a d’autre récepteur que le public, on peut décrire ainsi le
fonctionnement énonciatif de ces deux catégories rhétoriques :
existence dans les deux cas du niveau np ;
quant à na, c’est un ensemble vide dans le cas du soliloque, et occupé par un ou plusieurs « récepteur (s)
additionnel (s) » dans le cas du monologue.

Remarques
• En dehors de ces deux cas, toute tirade admet en na un (ou plusieurs) destinataire(s) direct(s),
doublé(s) éventuellement de destinataires indirects.
• Le niveau np peut être assimilé à la catégorie des destinataires indirects (qui deviennent directs en
cas d’adresse au public).
• « Parler à la cantonade », c’est d’après le Petit Robert (1967) : au théâtre, « parler à quelqu’un qui
est supposé être dans les coulisses » (existence donc en na d’un destinataire direct, mais absent de
l’espace scénique) ; couramment, « parler en semblant ne s’adresser précisément à personne » (soit :
absence de destinataire direct, mais présence de destinataires indirects).
- Analysant dans un magazine féminin le dispositif énonciatif dans lequel s’inscrit le courrier des
lectrices, Chabrol remarque (1971, p. 100), sans malheureusement expliciter les modalités de son
inscription dans l’énoncé, que c’est à la « lectrice idéale », plus qu’à une correspondante particulière,
que s’adresse en réalité Marcelle Ségal : « La lectrice "idéale" est inscrite dans le discours. Ce trait
explique le caractère "biaisé" des réponses de Ségal. Ce n’est pas à la correspondante qu’elle parle mais
à la lectrice idéale. La correspondante devient la tierce personne de ce dialogue. »
- Dernier exemple de la pluralité possible des niveaux de réception : La Couleur orange, roman
d’Alain Gerber (Laffont 1975), est dédié à une certaine Marie-José, qui se trouve interpellée dès la
phrase inaugurale (« Ce que j’aimais, c’est la couleur, tu sais, orange »). Mais sans doute Gerber espère-
t-il d’autres lecteurs que cet interlocuteur privilégié : il convient donc, là encore, de tenir compte, dans la
description du dispositif allocutaire qui encadre ce texte, de deux niveaux hétérogènes de récepteurs.

Remarque
Il arrive parfois (c’est particulièrement net dans l’exemple de Marcelle Ségal, et c’est une ficelle
comique abondamment exploitée par Molière) que la hiérarchie effective des niveaux de réception soit
inversée par rapport à leur hiérarchie de principe, c’est-à-dire que celui qui s’inscrit littéralement dans
l’énoncé comme son destinataire indirect fonctionne en fait comme le véritable allocutaire : on peut dans
ce cas parler de trope communicationnel.
6 Le récepteur peut encore être réel, virtuel, ou fictif – fictif, il le devient à la faveur du subterfuge qui
consiste à prêter au lecteur virtuel les apparences et les pouvoirs exclusifs d’un être réel, comme le don
de parole. Lorsque Diderot suppose venant de son lecteur des objections, des lassitudes, des incertitudes
(« Je vous entends, vous en avez assez, et votre avis serait que nous allassions rejoindre nos deux
voyageurs »), il lui conserve son statut réel d’être virtuel. Mais dès lors qu’il prend la parole (« Tandis
que je vous faisais cette histoire, que vous prendrez pour un conte... – Et celle de l’homme à la livrée qui
raclait de la basse ? – Lecteur, je vous le promets29 »), le lecteur, en accédant à l’existence, se trouve du
même coup rejeté dans la fiction. Au-delà de certaines limites, l’inscription de l’autre dans l’énoncé du
« je » bascule dans un irréalisme d’ailleurs parfaitement assumé, d’après Lecointre et Le Galliot, par
Diderot.

7 Dans la définition du récepteur, il convient enfin de faire intervenir la relation socio-affective qu’il
entretient avec le locuteur. Cette relation se définit elle-même à partir de différents paramètres (degré
d’intimité qui existe entre les deux partenaires de l’échange verbal, nature des rapports hiérarchiques qui
éventuellement les séparent, et du contrat social qui les lie), mais elle se ramènerait, selon Perret (1968),
à un archi-axe graduel
distance/non distance
qui subsumerait à la fois l’axe de l’intimité et de la domination sociale (et qui intervient par exemple
de façon déterminante dans l’utilisation des pronoms « vous » vs « tu »).
1.4.3 Les interactions existant entre ces diverses composantes

Mais l’inconvénient essentiel de notre schéma, c’est qu’il met en place dans leurs cases respectives
que des termes (dans les deux sens de ce terme) :
a) Ce ne sont que des mots, auxquels il s’agit de donner un contenu référentiel précis. Quelle réalité
recouvrent exactement ces étiquettes descriptives ? Le seul élément qui ait jusqu’à présent fait l’objet
d’investigations approfondies, c’est la compétence linguistique (conçue d’ailleurs de façon bien
restrictive). Quant aux autres composantes de la communication, elles restent encore terres inconnues ou
presque.

b) Ce sont des termes de relations : les différents ingrédients de ce modèle sont juxtaposés les uns aux
autres, et figés à la place qui leur est dévolue, comme s’il n’existait entre eux aucun problème de
définition de frontière, ni aucune espèce d’interactions. Quelques exemples montreront qu’il n’en est
rien :

1 L’émetteur et le récepteur, dans ce schéma, se font face, et leurs « sphères » respectives sont comme
deux bulles imperméables qui se gardent bien de s’intersectionner. Nous avons déjà introduit quelques
correctifs à cette présentation, en disant que tout récepteur était en même temps un émetteur en puissance,
et que dans la compétence culturelle des deux partenaires de la communication il fallait incorporer
l’image qu’ils se font d’eux-mêmes, qu’ils se font de l’autre, et qu’ils imaginent que l’autre se fait d’eux-
mêmes : on ne parle pas à un destinataire réel, mais à ce que l’on croit en savoir, cependant que le
destinataire décode le message en fonction de ce qu’il croit savoir de l’émetteur.
Mais ces réserves sont trop faibles encore. Car les deux interlocuteurs ne se contentent pas de prendre
à tour de rôle la parole, en tenant compte des images qu’ils se sont une fois pour toutes constituées l’un de
l’autre : il y a modification réciproque des protagonistes du discours au fur et à mesure que se déroule ce
que certains théoriciens comme Watzlawick dénomment justement une « interaction ». D’autre part, même
si les compétences ne sont pas aussi parfaitement identiques que le suppose Jakobson, c’est tomber dans
l’excès inverse que de les présenter comme totalement disjointes : elles s’intersectionnent d’autant plus
qu’elles ont tendance à s’adapter l’une à l’autre au cours de l’échange verbal, chacun modelant, dans des
proportions il est vrai extrêmement variables, son propre code à celui qu’il présume chez l’autre.
Certains générativistes le reconnaissent d’ailleurs, et tentent d’aménager la conception standard du
« locuteur-auditeur idéal » en postulant l’existence d’une « compétence communicationnelle » (Lakoff :
conscience de l’existence de certaines variations « -lectales »), ou encore d’une « métacompétence »
(Wunderlich, 1972, p. 47 : « Fait également partie de la compétence linguistique une sorte de
métacompétence, à savoir la capacité de réorganiser une grammaire déjà intériorisée, de modifier des
règles existantes de production de phrases et de perception linguistique, d’admettre de nouveaux éléments
dans le lexique, etc. Ceci se produit chaque fois qu’un auditeur [il conviendrait d’ajouter :... « et qu’un
émetteur »] accepte la compétence linguistique différente de l’un de ses partenaires en communication et
essaie de l’assimiler. ») Quelle que soit la place que l’on accorde dans le modèle au phénomène, il est en
tout cas certain (et l’usage des déictiques nous en fournira l’illustration) que tout acte de parole exige une
certaine dépense d’énergie pour « se mettre à la place de l’autre » (dépense en général, ainsi que nous le
montre encore le fonctionnement des déictiques, considérablement plus grande pour le récepteur que pour
l’émetteur), et que « la communication se fonde sur cet ajustement plus ou moins réussi, plus ou moins
souhaité, des systèmes de repérage des deux énonciateurs30 » (Culioli, 1973, p. 87).

2 Le problème de la compétence idéologique sera repris plus tard. Mais disons dès maintenant que
l’idéologie, tout en constituant un système de contenus autonome, et susceptible de se manifester dans
toutes sortes de comportements sémiologiques, investit de toute part et préférentiellement les contenus
linguistiques, et que la frontière entre les deux compétences, que nous avons représentée par un trait
plein, est en réalité poreuse.

3 Le statut du référent est tout aussi complexe. D’une part, il est extérieur au message, et environne la
communication. Mais en même temps il s’y insère dans la mesure où une partie de ce référent est
concrètement présente et perceptible dans l’espace communicationnel, et c’est en général ce que l’on
entend par situation de discours ; où une autre partie (qui peut coïncider partiellement, dans le « discours
de situation », avec la précédente) de ce référent est convertie en contenu du message ; où enfin il se
réfléchit dans la « compétence idéologique et culturelle » des sujets, c’est-à-dire l’ensemble des
connaissances qu’ils en possèdent et des représentations qu’ils s’en sont construites. Son lieu d’insertion
est donc multiple.

4 Le canal, c’est d’abord le support des signifiants, eux-mêmes support des significations. Mais il
fonctionne en même temps comme un filtre supplémentaire puisque la nature du canal n’est pas sans
incidence sur les choix linguistiques : c’est par exemple un fait bien connu qu’en publicité la nature du
« message » varie avec celle du « support31 ».

5 Quant à « l’univers de discours », il intègre à la fois, nous l’avons dit, les données situationnelles et
les contraintes de genre. Or ses frontières internes sont aussi floues que ses frontières externes, étant
donné que :
les contraintes rhétoriques sont en partie déterminées par les données situationnelles ;
on peut considérer que l’émetteur et le récepteur sont partie intégrante de la situation de communication ;
enfin, la situation intègre une partie du référent. Mais laquelle ? Ce que voient le locuteur et l’allocutaire ?
Ce qu’ils peuvent voir en modifiant leur champ de vision sans se déplacer ? En se déplaçant ? Mais
alors, où arrêter le référent de situation ?
Nous serions bien incapable de répondre à toutes ces questions. Notre schéma (car « modèle » serait
un bien grand mot, s’agissant d’un objet aussi faiblement structuré) a du moins le mérite de les soulever,
de montrer que les différents paramètres extralinguistiques sont loin d’y occuper une place marginale, et
de permettre de circonscrire les tâches qui attendent la linguistique « de deuxième génération » que
Benveniste appelle de ses vœux : chercher comment s’articulent entre elles les différentes compétences ;
comment agit, à l’encodage et au décodage, ce filtre complexe qu’est l’univers de discours ; comment
s’effectue, dans une situation déterminée, la mise en référence du message verbal ; tenter enfin d’élaborer
ces modèles de production et d’interprétation qui permettent la conversion de la langue en discours.
2 L’ÉNONCIATION
Il est temps maintenant de définir plus précisément le champ de notre étude, c’est-à-dire de fournir une
réponse à la question : qu’est-ce donc que l’énonciation ? Quel doit être, quel peut être l’objet d’une
« linguistique de l’énonciation » ? C’est alors qu’apparaissent l’écart qui sépare ce « pouvoir » de ce
« devoir » et l’ambiguïté qui s’attache au concept d’énonciation.

2.1 Considérations sémantiques sur le mot « énonciation »

2.1.1 Sens originel

Tous les linguistiques pourtant s’accordent sur le sens « propre » qu’il convient d’attribuer à ce terme :
Benveniste (1970, p. 12) : « L’énonciation est cette mise en fonctionnement de la langue par un acte
individuel d’utilisation. »
Anscombre et Ducrot (1976, p. 18) : « L’énonciation sera pour nous l’activité langagière exercée par
celui qui parle au moment où il parle ».
Nous dirons donc que l’énonciation, c’est en principe l’ensemble des phénomènes observables lorsque
se met en branle, lors d’un acte communicationnel particulier, l’ensemble des éléments que nous avons
précédemment schématisés.
Mais Anscombre et Ducrot poursuivent ainsi : « [L’énonciation] est donc par essence historique,
événementielle, et, comme telle, ne se reproduit jamais deux fois identique à elle-même. » S’ils
s’accordent sur sa « vraie » nature, les linguistes sont également unanimes à reconnaître l’impossibilité
de constituer en objet d’étude l’énonciation ainsi conçue : c’est en effet « l’archétype même de
l’inconnaissable », car « nous ne connaîtrons jamais que des énonciations énoncées » (Todorov, 1970,
p. 3).

2.1.2 Premier glissement sémantique

C’est pourquoi le terme subit couramment, à partir de sa valeur originelle, un premier glissement
sémantique, d’ordre métonymique, glissement qui s’explique à la fois par l’impossibilité méthodologique
de traiter l’énonciation au sens propre, et par la motivation du signifiant (le suffixe -tion dénotant en
français polysémiquement l’acte et le produit de l’acte) : alors qu’à l’origine l’énonciation s’oppose à
l’énoncé comme un acte à son produit, un processus dynamique à son résultat statique, le terme a
progressivement vu son dénoté se figer. Tel texte est traité d’« énonciation », cependant que le sens
premier devient marqué par rapport au dérivé, voire remotivé sous la forme d’« acte d’énonciation ».
On peut alors se demander dans quelle mesure l’énonciation, au terme d’une telle évolution
sémantique, s’oppose encore à l’énoncé. Avant de répondre à cette question, nous voudrions d’abord
rapidement signaler que le terme d’« énoncé » est lui aussi polysémique. On peut ainsi distinguer les
usages terminologiques suivants :

énoncé 1 = phrase actualisée (Ruwet, 1967, p. 368 ; Lyons, 1970, p. 42 et 102 ; Sperber, 1975,
p. 389) ;
énoncé 2 = unité transphrastique, séquence structurée de phrases (Kuentz, 1969, p. 86), laquelle peut
être envisagée soit en langue, soit en parole ;
énoncé 3 = séquence de phrases envisagée en langue (vs « discours » : Guespin, 1971, p. 10) ;
énoncé 4 = séquence de phrases actualisée (Dubois et Sumpf, 1969, p. 3).

Deux axes hétérogènes se trouvent donc impliqués dans cette polysémie32 : l’axe d’opposition
langue/parole, et l’axe du « rang » (dimension de l’unité envisagée). Pour clarifier la situation, on
pourrait proposer d’opposer régulièrement selon l’axe du rang les termes de « phrase » et d’« énoncé »,
et de les utiliser comme des archilexèmes neutralisant l’opposition langue/parole. On disposerait ainsi
d’un ensemble terminologique comprenant six éléments :
phrase phrase phrase vs énoncé énoncé énoncé33
abstraite actualisée abstrait actualisé
Il nous importe moins au demeurant de prendre position dans ce maquis terminologique que de tenter
de préciser où passe la frontière entre l’énoncé et l’énonciation à partir du moment où la seconde cesse
d’être conçue comme l’acte de production du premier, et où les deux objets se trouvent de ce fait
singulièrement rapprochés.
Nous dirons qu’en fait, il s’agit du même objet, et que la différence réside dans la mise en perspective
de cet objet : « À l’énoncé conçu comme objet-événement, totalité extérieure au sujet parlant qui l’a
produit, se substitue [dans la perspective d’une linguistique de l’énonciation] l’énoncé objet fabriqué, où
le sujet parlant s’inscrit en permanence à l’intérieur de son propre discours, en même temps qu’il y inscrit
l’"autre", par les marques énonciatives » (Provost-Chauveau, 1971, p. 12). Lucile Courdesses exprime en
des termes proches une idée similaire : une fois, dit-elle, que l’on a renoncé à considérer l’énonciation
comme l’acte de production de l’énoncé, « le problème qui se pose est de découvrir les lois de
l’énonciation en partant de l’énoncé réalisé. Existe-t-il des structures spécifiques de l’énonciation, des
éléments discrets analysables permettant d’établir clairement le procès d’énonciation à l’intérieur de
l’énoncé comme un fil de trame invisible mais présent dans un tissu ? » (1971, p. 23).
Telle sera aussi notre problématique : faute de pouvoir étudier directement l’acte de production, nous
chercherons à identifier et décrire les traces de l’acte dans le produit, c’est-à-dire les lieux d’inscription
dans la trame énoncive des différents constituants du cadre énonciatif (CE).

2.1.3 Deuxième glissement sémantique

Parmi ces différents constituants, il en est un que l’on voit souvent privilégier par les théoriciens de
l’énonciation, et la citation précédente d’Anscombre et Ducrot l’illustre clairement (« L’énonciation sera
pour nous l’activité langagière exercée par celui qui parle... ») : c’est l’émetteur du message ; privilège
que connote et conforte à la fois le terme un peu malencontreux d’« énonciation », car même si l’usage
linguistique prétend en faire un archilexème neutralisant l’opposition encodage/décodage, l’usage
commun (« énoncer », c’est produire, plutôt qu’interpréter, un message) tend obstinément à le
contaminer34. C’est pourquoi le terme d’« énonciation », outre le transfert métonymique précédemment
signalé, est fréquemment affecté d’un autre type de glissement sémantique, qui lui relève de la
« spécialisation » (réduction d’extension) : au lieu d’englober la totalité du parcours communicationnel,
l’énonciation est alors définie comme le mécanisme d’engendrement d’un texte, le surgissement dans
l’énoncé du sujet d’énonciation, l’insertion du locuteur au sein de sa parole.

2.2 L’énonciation « restreinte » vs « étendue »

Selon que la perspective adoptée admet ou non cette restriction du concept, on parlera de linguistique
de l’énonciation « restreinte » ou « étendue ».

a) Conçue extensivement, la linguistique de l’énonciation a pour but de décrire les relations qui se
tissent entre l’énoncé et les différents éléments constitutifs du cadre énonciatif, à savoir :
les protagonistes du discours (émetteur et destinataire(s)) ;
la situation de communication :
circonstances spatio-temporelles ;
conditions générales de la production/réception du message : nature du canal, contexte socio-historique,
contraintes de l’univers de discours, etc.

Nous appellerons « faits énonciatifs » les unités linguistiques, quels que soient leur nature, leur
rang, leur dimension, qui fonctionnent comme indices de l’inscription au sein de l’énoncé de l’un
et/ou l’autre des paramètres qui viennent d’être énumérés, et qui sont à ce titre porteuses d’un archi-
trait sémantique spécifique que nous appellerons « énonciatème ».

Il revient à la linguistique de l’énonciation d’identifier, décrire et structurer l’ensemble de ces faits
énonciatifs, c’est-à-dire :
de faire l’inventaire de leurs supports signifiants et de leurs contenus signifiés ;
d’élaborer une grille permettant de les classer.
Le principe de classification le plus naturel semble être le suivant :
énoncé rapporté au locuteur ;
énoncé rapporté à l’allocutaire ;
énoncé rapporté à la situation énonciative.
C’est celui qui nous adopterons, bien qu’il ne soit pas entièrement satisfaisant :
On peut considérer en effet que le locuteur et l’allocutaire sont parties intégrantes de la situation de
communication.
Certains faits énonciatifs, comme ceux qui reflètent la relation que l’émetteur entretient, via l’énoncé, avec
le récepteur, ne trouvent place dans aucune de ces trois rubriques.
D’autres en revanche en chevauchent plusieurs. C’est ainsi par exemple que le fonctionnement des
déictiques met en cause : le locuteur + l’allocutaire (secondairement) + la situation spatio-temporelle de
L (et éventuellement de A). Mais ce qui prévaut dans leur définition, c’est qu’ils permettent au locuteur de
s’approprier l’appareil de l’énonciation, et d’organiser autour de ses propres coordonnées temporelles et
spatiales l’ensemble de l’espace discursif. Les déictiques seront donc envisagés dans la perspective du
locuteur-scripteur : c’est la valeur dominante du phénomène envisagé qui déterminera son appartenance à
telle ou telle rubrique35.

b) Conçue restrictivement, la linguistique de l’énonciation ne s’intéresse qu’à l’un des paramètres
constitutifs du CE : le locuteur-scripteur. Telle est l’attitude descriptive que nous adopterons ici, en ce
qui concerne du moins la plus grande partie de notre étude. Dans cette perspective restreinte, nous
considérerons comme faits énonciatifs les traces linguistiques de la présence du locuteur au sein de
son énoncé, les lieux d’inscription et les modalités d’existence de ce qu’avec Benveniste nous
appellerons « la subjectivité dans le langage ». Nous nous intéresserons donc aux seuls unités
« subjectives » (qui constituent un sous-ensemble des unités « énonciatives »), porteuses d’un
« subjectivème » (cas particulier d’énonciatème)
Cette subjectivité est omniprésente : tous ses choix impliquent le locuteur – mais à des degrés divers.
Notre hypothèse de travail sera que certains faits linguistiques sont de ce point de vue plus pertinents
que d’autres ; notre but, de localiser et circonscrire ces points d’ancrage les plus voyants de la
subjectivité langagière.

2.3 Récapitulation

Nous venons de montrer qu’à partir de sa valeur originelle, le terme d’énonciation subit deux types de
glissement sémantique, et corrélativement, la problématique de l’énonciation deux types de déplacement,
dont l’un nous semble inéluctable (on est méthodologiquement contraint à la problématique des traces),
cependant que le second n’est que conjoncturel et provisoire ; provisoirement donc nous accepterons
cette réduction, car elle permet, en limitant le champ d’investigation, de ne pas trop s’y perdre.
Au terme de cette double distorsion du concept, la problématique de l’énonciation (la nôtre) peut être
ainsi définie : c’est la recherche des procédés linguistiques (shifters modalisateurs, termes évaluatifs,
etc.) par lesquels le locuteur imprime sa marque à l’énoncé, s’inscrit dans le message (implicitement
ou explicitement) et se situe par rapport à lui (problème de la « distance énonciative »). C’est une
tentative de repérage et de description des unités, de quelque nature et de quelque niveau qu’elles soient,
qui fonctionnent comme indices de l’inscription dans l’énoncé du sujet d’énonciation.
Dans un premier temps, c’est donc une lexologie restreinte que nous pratiquerons : « lexologie », car
tel est le néologisme (formé sur le grec « lexis ») à l’aide duquel Barthes (1978 a, p. 9) propose de
baptiser la linguistique de l’énonciation ; « restreinte », car des différents paramètres qui peuvent être
considérés comme pertinents dans le cadre de cette problématique nous ne retiendrons que le premier, et
nous concentrerons notre réflexion sur les traces dans l’énoncé du locuteur-scripteur ; restreinte aussi
parce que notre étude se limitera aux manifestations les plus banales, dans le discours le plus
« ordinaire », de la subjectivité langagière, et que les sophistications du discours littéraire, dont il sera
certes à plusieurs reprises fait mention, n’occuperont jamais l’avant-scène de notre réflexion, qui pourra
de ce fait sembler quelque peu grossière.
Notre hypothèse et notre méthode de travail seront pourtant les mêmes que celles qu’adoptent, en les
appliquant à un texte littéraire (Jacques le Fataliste), Lecointre et Le Galliot (1972, p. 222-223) : « Il
importe de distinguer rigoureusement ce qui est dit – l’énoncé – et la présence du locuteur à l’intérieur de
son propre discours – l’énonciation. Si cette présence se dérobait à une approche objective, la
distinction qui précède se révélerait peu opérationnelle. Or il se trouve qu’une série bien répertoriée [...]
de formes linguistiques traduit effectivement cette appropriation de son propre discours par le locuteur.
On est donc conduit, dans des études de ce type, à isoler des systèmes d’indices parmi lesquels les
pronoms personnels, les formes verbales, les informants spatiaux et, d’une manière générale, l’ensemble
des modalités qui instituent les rapports entre les interlocuteurs et l’énoncé. » Semblablement, et
s’agissant du seul locuteur, ce sont ces lieux d’ancrage les plus manifestes de la subjectivité langagière
(Lecointre et Le Galliot parlent encore de « points perceptibles ») qu’il va s’agir pour nous
d’inventorier.
Après l’avoir ainsi sévèrement restreinte, nous élargirons dans un second temps la perspective
descriptive : nous réintégrerons les paramètres énonciatifs préalablement, et injustement, éliminés, et
nous mentionnerons un certain nombre de travaux qui par des voies différentes contribuent également au
défrichage du champ « lexologique ».

1 L’expression doit être ici entendue en un sens relativement large – plus large en tout cas que chez Lyons qui la définit (1978, p. 33)
comme une « transmission intentionnelle d’informations, à l’aide d’un système de signaux pré-établi » – et qui peut déborder le cadre
étroit de ce que Mounin appelle la « sémiologie de la communication » (vs « sémiologie de la signification »).
2 Cf. 1972, p. 25 : « Aussi, le schéma élaboré par Jakobson et largement répandu aujourd’hui comme un "résultat" assuré de "la"
linguistique apparaît-il de plus en plus comme un modèle régressif » – mais par rapport à quoi ?
Nous n’entrons pas ici dans les détails d’une explication de la genèse de ce schéma (qui adapte à la communication verbale certains
éléments de la théorie de l’information), ni d’une comparaison avec d’autres schémas antérieurement proposés (Bühler, Shannon et
Weaver) : on peut là-dessus consulter Eco, 1972, p. 39-54.
3 Dans le cas du soliloque, l’émetteur et le récepteur sont substantiellement confondus, mais ils restent fonctionnellement distincts. De
plus, « il est, à cet égard, remarquable que les sociétés répriment par la raillerie le soliloque [...]. Celui qui veut s’exprimer sans crainte
de censure doit se trouver un public devant lequel il jouera la comédie de l’échange linguistique » (Martinet, cité par Flahault, 1978,
p. 24) ; émettre un message sans destinataire, c’est là un comportement qui passe pour pathologique (et la parole verbale s’oppose sur
ce point au chant, qui peut très « normalement » être une activité solitaire).
Même dans les pratiques glossolaliques, le locuteur (qui déclare ne pas se comprendre lui-même) postule en général l’existence d’un
destinataire divin (susceptible lui de décrypter les productions discursives du glossolale).
4 Allusion à cet adage que répète inlassablement Korzybski, et qui vaut pour toute sorte de production discursive : « La carte n’est
pas le territoire. »
5 Souligné par nous. Notons qu’en 1961, Jakobson (cité par Kevzin, 1969, n. 17, p. 29) considère que « les tentatives pour construire
un modèle du langage sans tenir compte du locuteur ou de l’auditeur » menacent de transformer le langage en une « fiction
scolastique » : en dix ans, la fiction a complètement changé de camp... Palinodie remarquable, et révélatrice de cette « mutation » dont
nous parlions en avant-propos.
6 Cité par Jean Gattégno dans son introduction à Logique sans peine de Lewis Carrol, Hermann, 1966, p. 32.
7 De l’autre côté du miroir, Marabout, 1963, p. 245.
8 Curieusement, dans cette déclaration de Mounin (citée par D. Baggioni, 1977, p. 106), Michel Leiris manque à l’appel, qui pourtant
donne dans la préface du Glossaire sa formulation la plus radicale à la thèse solipsiste : « Une monstrueuse aberration fait croire aux
hommes que le langage est né pour faciliter leurs relations mutuelles. C’est dans ce but d’utilité qu’ils rédigent des dictionnaires, où les
mots sont catalogués, doués d’un sens bien défini (croient-ils), basé sur la coutume et l’étymologie. Or l’étymologie est une science
parfaitement vaine qui ne renseigne en rien sur le sens véritable d’un mot, c’est-à-dire la signification particulière, personnelle,
que chacun se doit de lui assigner, selon le bon plaisir de son esprit. »
9 Tout en défendant une thèse proche de celle d’Humpty Dumpty, la Logique de Port-Royal reconnaît (p. 129) que
l’intercommunication se fonde sur la « nécessité » des signes : « Il est permis à chacun de se servir de tel son qu’il lui plaît pour
exprimer ses idées, pourvu qu’il en avertisse. Mais comme les hommes ne sont maîtres que de leur langage, et non pas de celui des
autres, chacun a bien droit de faire un dictionnaire pour soi mais on n’a pas droit d’en faire pour les autres, ni d’expliquer leurs paroles
par les significations qu’on aura attachées aux mots. C’est pourquoi quand on n’a pas dessein de faire connaître simplement en quel
sens on prend un mot, mais qu’on prétend expliquer celui auquel il est communément pris, les définitions qu’on en donne ne sont
nullement arbitraires, mais elles sont liées et astreintes à représenter non la vérité des choses, mais la vérité de l’usage » (notons qu’ici
« arbitraire » s’oppose à « nécessaire », et non à « motivé » comme dans la tradition saussurienne).
10 Ces expressions connotent l’idéal d’une communication totale et transparente (restitution intégrale au décodage des signifiés
encodés). Mais pourquoi serait-il grave ou regrettable qu’il en soit autrement ? On peut au contraire appliquer à tous les langages cette
vérité que Barthes découvre lors d’une session de l’IRCAM (cf. Le Monde, 2 mars 1978, p. 15) : « Nous pensions devoir affronter
une difficulté, celle d’avoir à rapprocher des langages réputés différents, venus de compétences inégales. Mais ce que nous avons
affronté, je crois, c’est seulement notre peur de nous sentir exclus du langage de l’autre : ce que nous avons compris, c’est que cette
peur est en grande partie illusoire : la séparation des langages n’est pas fatale, à partir du moment où l’on ne demande pas à la
parole d’accomplir toute la communication. »
11 Cette notion, ainsi que celle de « décodage aberrant » (U. Eco) sont bien entendu relatives au projet signifiant de l’émetteur.
12 Que l’on appelle parfois « compétence active » vs « passive » – mais l’expression est assez malencontreuse car l’opération de
décodage est loin de se réduire à l’enregistrement pur et simple de significations évidentes (elles sont au contraire reconstruites au
terme d’un travail, ou « calcul interprétatif »).
13 Ainsi, « Koko le gorille » possède activement 300 mots ; mais passivement, 200 ou 300 de plus.
14 Par exemple, supposons un sujet qui manie une langue étrangère plus aisément en laboratoire que dans la vie réelle. Nous
appellerons « compétence » linguistique de ce sujet sa compétence de laboratoire et nous dirons que la situation de communication
normale fonctionne comme un filtre qui vient restreindre ses aptitudes langagières.
15 Ce morphème (obtenu par l’intersection de leurs signifiants) fonctionne comme un archilexème venant commodément neutraliser
(intersection corrélative des signifiés) l’opposition sémantique existant entre psychologique/psychanalytique/psychiatrique...
16 On sait que c’est là-dessus que Chomsky fonde son argumentation tendant à prouver que la sémantique générative n’est qu’une
« variante notationnelle » du modèle standard.
17 Pour une reformulation ultérieure de ces différentes « compétences » impliquées dans les mécanismes de production/interprétation,
voir notre Implicite, chap. 4 (où nous introduisons la notion de « compétence rhétorico-pragmatique »), ainsi que Les Interactions
verbales, t. I, 29 sq. (où il est question de « compétence communicative »).
18 C’est-à-dire que cette composante rend compte à la fois de ce que Todorov (1973, p. 135) appelle les contraintes « énonciatives »
et « discursives », par opposition aux contraintes strictement linguistiques.
19 Relativement, car les contraintes situationnelles permettent tout de même en français un « jeu » assez souple, à la différence de
cette langue Dyirbal parlée dans le North Queenland, dont Dixon (1971, p. 437) nous apprend qu’elle comporte deux variantes au
vocabulaire totalement différent : le Guwal, parler quotidien non marqué, et le Dyalnuy, langue spéciale utilisée obligatoirement en
présence de certains parents « tabous » : « The use of one language or the other was entirely determined by whether or not someone in
proscribed relation to the speaker was present or nearby ; there was never any choice involved. »
20 Par exemple, la communication entre abeilles n’est ni symétrique, ni transitive, ni réflexive ; même chose pour les messages
produits par les panneaux de la circulation routière : un panneau ne se parle pas à lui-même, et le récepteur ne répond pas à l’émetteur
à l’aide du même code.
21 C’est même le plus important pour A. Tomatis, qui répète et démontre dans L’Oreille et le langage que « parler, c’est d’abord
s’entendre parler ».
22 Il est piquant de constater qu’appliquée à un élève, la formule « il répond » jette sur lui le discrédit et connote l’insolence : il y a
certes plusieurs manières de « répondre », mais la polysémie de l’expression témoigne du fait que, fondamentalement, la
communication didactique est conçue comme devant rester asymétrique.
L’homme est en effet constitué de telle sorte qu’il est « par nature » plus propre à l’écoute muette qu’à la prise de parole, Zénon
d’Élée nous le démontre de manière irréfutable : « La nature nous a donné une langue et deux oreilles, afin que nous écoutions plus et
parlions moins. »
23 C’est bien le cas dans le happening, qui correspond précisément au souci de rendre symétrique la communication théâtrale.
24 Lors d’une émission « Apostrophes » consacrée au problème de la « modernité » en littérature (8 déc. 1978), comme la confusion
des voix entravait le débat par son « bruit » excessif, Bernard Pivot y mit bon ordre par cette répartie superbe d’à-propos (nous le
citons approximativement) : « Écoutez, je sais bien que dans la littérature moderne il y a souvent plusieurs "voix" mélangées, on ne sait
pas bien qui parle et ça n’a d’ailleurs aucune importance, mais à la télévision on en est encore à l’âge classique, il y en a un qui parle et
les autres qui écoutent... »
25 Sur ce problème, voir Pohl (1968, p. 50), qui propose une classification des différents types « d’intermédiaires humains » :
messager, écrivain public, secrétaire, agent des télégraphes, interprète, traducteur, vulgarisateur, etc.
26 C’est pourquoi il est important de ne pas confondre (1) la situation de communication avec (2) la relation d’allocution :
- l’allocutaire fait par définition partie de (2), mais non nécessairement de (1) (communication écrite ou téléphonique) ;
- inversement, le délocuté, exclu de (2), peut être inclus dans (1).
27 Nous empruntons ce terme à Maillard, 1974.
28 Le discours filmique s’oppose de ce point de vue à la communication théâtrale, et c’est pourquoi les adresses au spectateur (qui se
rencontrent par exemple dans Pierrot le Fou de Godard) y sont plus nettement « marquées ».
Remarque annexe : dans une séquence de cette œuvre, Marianne et Ferdinand-Pierrot, assis côte à côte sur la banquette avant d’une
voiture, dialoguent amoureusement :
« Je mets la main sur ton genou.
- Moi aussi Marianne.
- Je t’embrasse partout... » – mais ils n’en font rien.
Et ce trope comportemental produit un effet plus violent que le « je t’embrasse » conventionnel de la communication téléphonique ou
épistolaire, la différence tenant bien sûr au statut du destinataire (présent/absent ? possibilité/impossibilité de passer à l’acte).
29 Extraits de Jacques Le Fataliste (Œuvres de Diderot, Gallimard, 1951, pp. 528 et 544), cités par Lecointre et Le Galliot, 1972.
30 Le film de Jean Schmidt Comme les anges déchus de la planète Saint-Michel (documentaire sur les « zonards » et autres sous-
prolétaires urbains) en fournit un exemple en la personne de l’« éducateur » qui, sous peine de rester incompris (« Et la lutte que vous
avez menée ensemble, ça n’a pas modifié l’image que tu te faisais des immigrés ? » – « Comment ça, l’image ? ? »), joue en
permanence sur un double clavier et se croit obligé de traduire dans le langage de l’autre les formules qui lui viennent spontanément
aux lèvres (ce qui donne par exemple : « Le problème c’est que vous êtes complètement en dehors des circuits de production – que
vous bossez pas, quoi. »)
31 On connaît la célèbre formule de Mac Luhan : « Le message c’est le médium. »
Pour un exemple (celui des « communications de masse ») de l’incidence du canal sur les propriétés internes du message, voir Eco,
1972, p. 19.
32 Il s’agit bien en effet de polysémie et non d’homonymie :
é2/é3 : relation de domination (hypéronyme/hyponyme) ;
é2/é4 : même chose ;
é3/é4 : relation de contraste ;
é1/é4 : relation de partie à tout entre les dénotés correspondants.
33 Ducrot adopte quant à lui le système terminologique suivant :
phrase / énoncé vs texte / discours
(abstraite) (réalisé) (abstrait) (réalisé)
34 De même, Culioli aura beau faire : l’« énonciateur » d’un message, c’est d’abord, traditionnellement, son émetteur.
35 L’attitude descriptive que nous adoptons ici se fonde donc sur l’hypothèse (contestable, nous l’admettons) que même si les
différents constituants du CE coexistent nécessairement et dialectiquement dans tout acte communicationnel, il n’est pas complètement
illégitime, d’un point de vue méthodologique, de les dissocier (toute l’entreprise linguistique repose d’ailleurs sur de telles opérations de
dissociation – ainsi, des deux plans du contenu et de l’expression, qui sont pourtant, comme chacun sait, aussi « indissociables » que le
recto et le verso d’une feuille de papier...).
Chapitre 2
De la subjectivité dans le langage : quelques-uns de ses lieux d’inscription

ON NE SAURAIT TENTER L’INVENTAIRE DES UNITÉS « subjectives » sans envisager premièrement le cas de
ces unités linguistiques dont l’observation est à l’origine de la réflexion énonciative et que l’on appelle
« déictiques », ou « shifters »1 Provisoirement définis comme « une classe de mots dont le sens varie
avec la situation2 », les déictiques exigent en effet, pour rendre compte de la spécificité de leur
fonctionnement sémantico-référentiel, que l’on prenne en considération certains des paramètres
constitutifs de la situation d’énonciation.

1 LES DÉICTIQUES
1.1 Problèmes de définition

1.1.1 Position du problème : les différents types de mécanismes référentiels

« La communication linguistique ayant souvent pour objet la réalité extralinguistique, les locuteurs
doivent pouvoir désigner les objets qui la constituent : c’est la fonction référentielle du langage (le ou les
objets désignés par une expression forment son référent). Cette réalité n’est cependant pas nécessairement
"la" réalité, "le" monde. Les langues naturelles ont en effet ce pouvoir de construire l’univers auquel elles
se réfèrent ; elles peuvent donc se donner un univers de discours imaginaire. L’Ile au trésor est un objet
de référence possible aussi bien que la gare de Lyon. » (Ducrot, 1972 c, p. 317).
Dans la même perspective, nous appellerons « référence » le processus de mise en relation de l’énoncé
au référent, c’est-à-dire l’ensemble des mécanismes qui font correspondre à certaines unités linguistiques
certains éléments de la réalité extralinguistique.
Ducrot n’envisage dans sa définition de la fonction référentielle que le point de vue de l’encodage
(démarche onomasiologique, qui part de l’identification du référent pour aboutir à sa dénomination
linguistique), mais la perspective sémasiologique est tout aussi pertinente. De façon très grossière, on
peut opposer ainsi les deux mécanismes :
– Encodage : le triangle sémiotique doit être orienté dans le sens : référent —> Sé —> Sa.
La perception du dénoté et l’identification en son sein de certaines propriétés linguistiquement
pertinentes (s’il s’agit d’un objet-chaise : son caractère d’objet matériel – fait pour s’asseoir – individuel
– possédant un dossier – mais pas d’accoudoirs...) permettent d’associer à cet objet extralinguistique un
concept abstrait, lequel devient signifié lorsqu’on lui associe un signifiant linguistique, opération que
permet la compétence lexicale du locuteur, c’est-à-dire l’une des règles de correspondance Sa/Sé qu’il a
intériorisées.

– Décodage : la perception acoustique ou visuelle du signifiant – plus précisément l’extraction dans la
substance d’expression des traits distinctifs qui le constituent – renvoie le récepteur à un certain signifié
qu’il identifie grâce à sa compétence lexicale, ce signifié se présentant comme un ensemble de sèmes
abstraits, sur la base desquels il identifie à son tour le référent approprié. On le voit, le plan sémantique
fonctionne comme élément médiateur indispensable entre le plan de l’expression et celui du référent
extralinguistique : c’est lui qui rend possible le mécanisme référentiel.

Que ce soit à l’encodage ou au décodage, le sujet utilise conjointement trois types de mécanismes
référentiels, que nous appellerons respectivement : référence absolue/référence relative au contexte
linguistique (cotexte)/référence relative à la situation de communication, ou référence « déictique ».
Pour illustrer cette distinction, voyons quelles sont les possibilités de dénomination d’un objet
extralinguistique x dans le cas particulier où x est une personne :

1 « Une fille blonde » : il y a dénomination « absolue ». Le choix de l’étiquette signifiante est bien
entendu arbitraire, c’est-à-dire relatif à un système linguistique particulier. Mais nous parlons de
référence absolue dans la mesure seulement où, pour dénommer x, il suffit de prendre en considération cet
objet x, sans l’apport d’aucune information annexe.

1 Ces trois termes sont pour le moment admis comme synonymes – bien que Lyons distingue le « denotatum » (en langue) du « référent » (en
discours).

2 « La sœur de Pierre » : le choix, au sein du paradigme des termes de parenté, du terme « sœur » pour
désigner x, implique que le locuteur envisage, en plus de x lui-même, une personne y, prise comme
élément de référence. De même au décodage, il n’est possible de donner un contenu référentiel précis au
mot « sœur » qu’en tenant compte de la relation x-y. En d’autres termes, le signifiant « sœur » n’est pas
attaché de manière « absolue » à l’objet x, puisque ce même objet peut être dénommé alternativement :
sœur de Pierre, fille de Jean, cousine de Robert, etc. Son choix dépend de l’élément y sélectionné – mais
il ne dépend pas, du moins directement, de la situation d’interlocution.

3 Enfin, cette même personne x peut être représentée par l’un ou l’autre des pronoms personnels
« je »/« tu »/« il » (ou leurs diverses formes de flexion). Le choix de l’unité signifiante appropriée et son
interprétation référentielle se font alors en tenant compte des données particulières de la situation de
communication, c’est-à-dire du rôle que joue x (locuteur, allocutaire ou délocuté) dans le processus
d’allocution : si l’on fait varier les rôles, x restant invariant, sa dénomination linguistique variera
corrélativement. Nous parlerons dans ce cas, et dans ce cas seulement, de référence déictique.

Autres exemples :
1) « Pierre habite à Lyon » : référence « absolue ».
2) « Pierre habite au sud de Paris : référence « cotextuelle » (relative à un élément explicité dans le
contexte verbal).
3) « Pierre habite ici » : référence « déictique ».
1) « Pierre partira le 24 décembre » : référence absolue.
2) « Pierre partira la veille de Noël » : référence cotextuelle.
3) « Pierre partira demain » : référence déictique.

1.1.2 Définition

Nous proposons donc des déictiques la définition suivante : ce sont les unités linguistiques dont le
fonctionnement sémantico-référentiel (sélection à l’encodage, interprétation au décodage) implique
une prise en considération de certains des éléments constitutifs de la situation de communication, à
savoir :
le rôle que tiennent dans le procès d’énonciation les actants de l’énoncé,
la situation spatio-temporelle du locuteur, et éventuellement de l’allocutaire.

Il importe d’insister sur ce point qui prête à de fréquentes méprises : ce qui « varie avec la
situation », c’est le référent d’une unité déictique, et non pas son sens, lequel reste constant d’un
emploi à l’autre ; le pronom « je » fournit toujours la même information, à savoir « la personne à laquelle
renvoie le signifiant, c’est le sujet d’énonciation ». Sur ce point, la définition de Jespersen proposée plus
haut est inacceptable, au même titre que ces formulations de Benveniste et de Ricœur :

– Benveniste, 1966 a, p. 4 : « Hors du discours effectif, le pronom n’est qu’une forme vide, qui ne peut
être attachée ni à un objet ni à un concept » : un objet sans doute, un concept certainement pas.
– Ricœur, 1975, p. 98 : « Les pronoms personnels sont proprement "asémiques" ; le mot "je" n’a pas de
signification en lui-même [...], "Je", c’est celui qui, dans une phrase, peut s’appliquer à lui-même "je"
comme étant celui qui parle ; donc, le pronom personnel est essentiellement fonction du discours et ne
prend sens que quand quelqu’un parle et se désigne lui-même en disant "je". » Mais Ricœur confond ici
sens et référent. Les pronoms personnels sont en réalité, avant toute actualisation discursive,
sémantisés (ainsi peuvent-ils être traduits dans les dictionnaires bilingues).

Il va de soi que toute unité linguistique voit son référent varier d’une énonciation à l’autre. Mais pour
reprendre la terminologie de Lyons, les unités non déictiques ont un denotatum (classe d’objets que
l’item est virtuellement susceptible de dénoter) relativement stable. Les unités déictiques en revanche, si
elles reçoivent bien en discours un référent spécifique, ne possèdent pas, en langue, de denotatum
spécifiable. En d’autres termes encore : pour la plupart des unités lexicales, la synonymie peut être
définie soit en termes d’identité de contenu sémantique, soit en termes d’identité d’extension ; les deux
phénomènes sont corrélatifs, c’est-à-dire que deux mots ayant même sens possèdent en principe la même
classe de dénotés virtuels (le même denotatum) et inversement. Mais pour les déictiques3, il est
nécessaire de dissocier la définition en compréhension et la définition en extension : deux shifters
peuvent fort bien avoir la même extension sans être pour autant synonymes. Ainsi, les deux pronoms
« je » et « tu » ont pour extension l’ensemble virtuel de tous les individus qui peuvent fonctionner comme
locuteur et comme allocutaire respectivement : ce sont, en gros, les mêmes. Semblablement, les deux
verbes « aller » et « venir » décrivent exactement les mêmes procès de déplacement ; pourtant, ils ne
fournissent pas exactement les mêmes informations : la description (objective) du procès est la même,
mais le point de vue (subjectif) sur ce procès n’est pas le même.

1.1.3 Remarque sur les expressions cotextuelles

Il convient d’y distinguer deux cas :



1 Les termes relationnels
Dans l’expression « la fille de Pierre », les deux substantifs « fille » et « Pierre » sont en étroite
relation, mais ils n’ont pas le même contenu référentiel. On dira que « fille » est un terme relationnel : il
possède un sens en lui-même et un référent autonome, mais qui ne peut être déterminé que par rapport à y.
Entrent dans cette catégorie, par exemple :
les termes de parenté qui constituent des « fonctions à deux places », de même que les substantifs « ami »,
« côté », « sujet (grammatical) », etc. ;
les adjectifs et adverbes à valeur comparative : « pareil », « même », « autant », « plus », etc. ;
certains verbes de mouvement : un même déplacement objectif peut être décrit comme un procès de
« rapprochement », ou, au contraire, d’« éloignement » selon le terme pris comme référence : les verbes
correspondants sont donc intrinsèquement relationnels, à la différence par exemple d’un verbe tel que
« descendre ».
Bien sûr, dans un énoncé particulier, l’élément y peut coïncider avec le locuteur. Mais il faut clairement
dissocier, dans l’analyse d’une expression comme « mon père », l’unité « père » : terme relationnel, vs
« mon » = de moi : terme déictique.
Lorsque l’élément y n’est pas explicité dans le cotexte immédiat du terme relationnel, deux possibilités
d’ellipse se présentent :
• y ne peut être qu’un élément du cotexte large. Ex. :
« Quelques jours plus tard » ; « le lendemain ».
En aucun cas, le terme de référence implicite n’est T0, moment de l’énonciation.
• y représente, selon les cas, un élément du cotexte large, ou un élément déictique, lorsque rien dans le
cotexte ne peut fonctionner comme terme y. Ex. :
« Il rencontre un ami » (de lui)/« c’est un ami » (de moi) ;
« Nous approchions » (de l’endroit en question)/« Approche » (d’ici) ;
« Le dernier jour » (de la série décrite)/ « la dernière guerre » (la plus proche, dans le passé, de T0).
On peut donc sur cette base établir deux sous-classes de termes relationnels.
2 Les représentants
Ce sont des « termes ou expressions qui reçoivent leur signification d’autres termes, expressions ou
propositions contenus dans le même texte et qu’ils représentent » (Haroche et Pêcheux, 1972, p. 17).
Alors que les relationnels ont un sens autonome et un dénoté distinct de y, les représentants ou
« anaphoriques » empruntent leur contenu sémantique et référentiel à y, que l’on appelle alors
l’antécédent ou « interprétant » de x4. Ex. :

« Son frère... » : « frère » : relationnel ;


« son » : de lui : représentant (comportant en plus une information déictique négative).
« Quelques jours plus tard » : comparatif : unité relationnelle + un représentant élidé.

1.1.4 Précisions terminologiques

– Anaphore : terme polysémique qui se domine lui-même5. Certains l’utilisent comme synonyme de
« représentation », telle qu’elle vient d’être définie ; d’autres le réservent pour le cas où le représentant
renvoie au contexte antérieur, conformément à la valeur étymologique d’« anaphore », et opposent :
représentation par anaphore vsreprésentation par anticipation (ou « cataphore »).
La même ambivalence se rencontre au sujet du terme « antécédent ».

– Quant à la référence déictique, il convient de signaler certains usages terminologiques déviants par
rapport à celui que nous proposons ici :
• Lorsque Bally (1969, p. 191) parle de dénomination « absolue », il s’agit en réalité de référence
déictique. La même approximation de langage se retrouve dans l’utilisation commune de l’expression
« temps absolus » (opposés aux « temps relatifs »).
• Lyons oppose quant à lui (1970, p. 230) :
(1) « x est très loin de la rivière », phrase dans laquelle le point de référence est un « trait de
l’environnement », qui doit nécessairement être explicité dans le contexte,
et (2) « x est très loin d’ici », qui fait intervenir la situation de communication.
Et là où nous parlons de :
(1) localisation relative au cotexte vs (2) localisation déictique,
il utilise pour distinguer ces deux cas les expressions de :
(1) référence absolue vs (2) référence relative...
• Enfin, certains linguistes élargissent la notion de « deixis » pour y intégrer même le cas de référence
cotextuelle. Ainsi Todorov, lorsqu’il distingue (1970, p. 10 et 1972, p. 406), en vertu d’une convention
terminologique ni plus ni moins arbitraire que la nôtre,

ou ces grammairiens, qui, de façon plus contestable, font de « déictique » une sorte d’équivalent « new
look » de « démonstratif »...
Ces termes métalinguistiques connaissent donc toutes sortes de glissements verticaux dans l’arbre qui
représente la structuration de leur champ :

N.B. Les termes qui nous semblent les plus acceptables sont notés en lettres capitales.
Les expressions heureuses, mais peu maniables de Damourette et Pichon : référence
« nynégocentrique » (= déictique) vs « allocentrique » (= cotextuelle) n’ont guère fait fortune.

1.2 Quelques déictiques6

1.2.1 Les pronoms personnels

Les pronoms personnels (et les possessifs, qui amalgament en surface un article défini + un pronom
personnel en position de complément du nom) sont les plus évidents, et les mieux connus, des déictiques.
Pour recevoir un contenu référentiel précis, les personnels exigent en effet du récepteur qu’il prenne en
considération la situation de communication, et cela de façon :
nécessaire et suffisante dans le cas de « je » et de « tu » : ce sont de purs déictiques ;
nécessaire mais non suffisante dans le cas de « il(s) » et « elle(s) », qui sont à la fois déictiques
(négativement : ils indiquent simplement que l’individu qu’ils dénotent ne fonctionne ni comme locuteur,
ni comme allocutaire) et représentants (ils exigent un antécédent linguistique7).

1 Ce terme suggéré, par Roland Barthes, est adopté par M. Maillard, 1974.
– Problème des pronoms pluriels :
• Le « nous » ne correspond jamais, sauf dans des situations très marginales comme la récitation ou la rédaction collectives, à un « je » pluriel.
Son contenu peut être défini ainsi :

nous = je + tu et/ou il.


Le « nous » inclusif est purement déictique. En revanche, lorsqu’il comporte un élément de troisième personne, le pronom doit être
accompagné d’un syntagme nominal fonctionnant comme un antécédent de l’élément « il » inclus dans le « nous8 ».

Ces descriptions peuvent être affinées de la façon suivante :


2 Lorsque l’antécédent du « il » inclus dans le « vous » et le « nous » ne figure pas dans le contexte antérieur, il convient de le spécifier
immédiatement selon la formule de rigueur : « Vous êtes venus ton frère et toi » ; « nous sommes venus mon frère et moi ». Cette formule est
d’un maniement délicat, et peu économique (reprise redondante de l’élément de première personne). C’est sans doute la raison pour laquelle
les locuteurs lui substituent souvent la tournure « Nous – ou plutôt, son équivalent familier "on" – sommes venus avec mon frère », qui apparaît
comme un compromis entre les deux constructions « correctes » : « Nous sommes venus mon frère et moi » et « je suis venu avec mon
frère », laquelle présente l’inconvénient de hiérarchiser les actants et de privilégier abusivement l’ego. Ex. : « Nous nous écrivions avec la
famille » (Jean Cayrol) ; « Nous nous entendions bien avec Legrand » (Jules Vallès) ; « Ça nous a étonnés avec Jean-Claude » (un collègue).
Signalons aussi la tournure dialectale équivalente : « Nous sommes venus nous deux mon frère », utilisée par Louis Guilloux (Coco perdu,
Gallimard, 1978, p. 97 : « On s’est toujours bien entendus nous deux Fafa »), et plus cocassement, par Queneau (Exercices de style, Gallimard,
1966, p. 84 : « Puis nous deux mon autobus, nous continuâmes notre chemin »).
Mais, outre que ce graphe reste condamné à l’inachèvement perpétuel, puisque l’ensemble des « ils » et des « elles » est proprement
inépuisable, les différenciations qu’il met en évidence sont de naturelle référentielle, plutôt que sémantique.


Les pronoms personnels constituent donc en français9 le système suivant :

1Dans le cas de « nous » rhétorique, contradictoirement dit « de majesté » ou « de modestie ». Mais nous n’envisageons pas pour l’instant le
problème de toutes ces énallages : seule est prise en considération la valeur fondamentale de l’unité pronominale.

Remarques
– L’axe des personnes est en réalité ternaire, et Pottier a raison de noter la continuité qui existe entre
elles trois :
« En français, on a une hiérarchie ordonnée : je (tu (il)) :
je + x → nous
tu + x (sauf je) → vous » (1974, p. 189).
Dès que l’on veut ramener à deux dimensions binaires cet axe ternaire, on se trouve inévitablement
confronté à un problème de classification croisée. On peut en effet être tenté par l’organisation suivante :

Mais on le voit, cette présentation oblige à scinder en plusieurs unités distinctes, non seulement le
« vous » (ce qui est également le cas de la présentation précédente), mais aussi le « nous » – alors qu’il
semble bien que l’on ait affaire ici, plutôt qu’à des sémèmes distincts, à des variantes référentielles. Cette
considération formelle, jointe au fait que l’opposition locuteur/non-locuteur nous semble, de par le statut
incroyablement privilégié qui est accordé au « je » dans le fonctionnement de l’énoncé, plus importante
que l’opposition interlocuteur/délocuté, explique que nous ayons préféré la première structuration.
– Nous nous écartons ce faisant des analystes de Benveniste, qui propose des pronoms personnels la
structuration hiérarchique suivante :

Le discours de Benveniste vise en en effet essentiellement – tout en reconnaissant, mais sans lui
accorder l’importance qu’elle mérite, la « transcendance » du « je » sur le « tu » (c’est en effet le « je »
qui constitue, unilatéralement, le « tu ») – à souligner la spécificité et l’hétérogénéité de la troisième
personne par rapport aux deux autres. Mais le raisonnement nous semble sur plus d’un point contestable :
Il n’est pas juste de dire que « seule la "troisième personne" [...] admet un véritable pluriel » (1966 b,
p. 236) : certains « vous » correspondent à un « tu », non pas « généralisé » (comme il le prétend p. 235),
mais bel et bien pluralisé.
Plus gravement, l’affirmation selon laquelle le pronom « il » aurait pour fonction d’exprimer la « non-
personne » (p. 228) nous semble carrément fausse - sauf dans le cas des tournures impersonnelles, dont
Benveniste s’interdit par là même de parvenir à décrire la spécificité. Certes « "il" en soi ne désigne
spécifiquement ni rien ni personne » (p. 230). Mais si par « en soi » il faut entendre « hors actualisation »
(et l’on ne voit pas ce que l’expression pourrait signifier d’autre), alors, il en va de même pour le « je »
et le « tu ». La seule différence, c’est que généralement le pronom « il » a besoin pour recevoir un
contenu référentiel précis de déterminations cotextuelles dont le « je » et le « tu » peuvent faire
l’économie.
Les pronoms personnels ont comme tous les déictiques la propriété d’être dépourvus d’« autonomie
référentielle ». Benveniste le dit du « je » (p. 252 : « Les instances d’emploi du "je" ne constituent pas
une classe de référence, puisqu’il n’y a pas d’"objet" définissable comme "je" auquel puissent renvoyer
identiquement ces instances »), et cela vaut aussi pour le « tu » et le « il » : leur classe dénotative n’est
pas déterminable en langue. Mais on peut contester l’expression de « formes vides » qu’utilise à leur
sujet Benveniste (p. 254)10 ; elles le sont peut-être référentiellement, mais sûrement pas sémantiquement :
les déictiques ont un sens11.
Ils reçoivent aussi, au cours de leur actualisation discursive, un référent : il est donc impropre de les dire
« sui-référentiels ». Benveniste utilise pourtant l’expression12 à propos des formes temporelles13, et des
pronoms personnels il déclare : « Quelle est donc la "réalité" à laquelle se réfère "je" ou "tu" ?
Uniquement une "réalité de discours" » (p. 252). Nous pensons au contraire que comme les autres formes
verbales les pronoms personnels réfèrent à des objets extralinguistiques et non à leur propre énonciation
(ainsi que le suggère le terme de « sui-référentiel ») ; et que les deux formulations suivantes, dont la
première est un raccourci inadéquat de la seconde qui seule nous semble correcte, ne sont pas
équivalentes :
les déictiques réfèrent à leur propre instance de discours ;
les déictiques réfèrent à des objets dont la nature particulière ne se détermine qu’à l’intérieur de
l’instance particulière de discours qui les contient.
Cela dit, il revient à Benveniste d’avoir clairement mis en évidence la spécificité déictique des pronoms
personnels, et d’avoir montré (1974, p. 201) que si la forme « moi » s’apparente syntaxiquement aux
noms propres, elle s’y oppose de la façon suivante : le nom propre dénote en langue et en discours un
seul14 et même individu ; « moi », « nom propre instantané de tout locuteur », dénote virtuellement tous
les individus doués de parole, mais son référent change à chaque instance énonciative.

1.2.2 Les démonstratifs

Ils sont, selon les cas, référentiels au cotexte (représentants) ou référentiels à la situation de
communication (déictiques). Dans l’énoncé suivant, extrait d’une pièce de théâtre15 :
« Dites... (il montre Diego), ce matelot arrive de Santos. Si on l’interrogeait ? »,
l’adjectif démonstratif est cotextuel si la pièce est lue (antécédent : Diego) et déictique si elle est vue.
En emploi déictique, il convient de distinguer :
– Le cas des démonstratifs constitués à l’aide des particules -ci/-là16 : leur répartition est de nature
déictique puisqu’elle se fait, en principe, selon l’axe : proximité/éloignement du dénoté par rapport au
locuteur.
On peut y assimiler le cas des adverbes de lieu, en signalant toutefois que l’opposition n’est plus
binaire, comme en anglais (« here » = proximité, « there » = éloignement), mais ternaire : en réalité, dans
l’usage actuel, « là » neutralise l’opposition « ici »/« là-bas ». Ex. : « Mets-toi là » ; « Viens là ».

– Le cas du démonstratif simple


• Valeur temporelle : voir plus loin.
• Valeur spatiale : un énoncé tel que « Prenez cette chaise » s’accompagne obligatoirement d’un « geste
désignant l’objet en même temps qu’est prononcée l’instance du terme » (Benveniste, 1970, p. 15), ou tout
au moins d’un regard ostensiblement dirigé vers le dénoté. L’énoncé sans cela est agrammatical17. Or ce
geste, et du même coup le syntagme nominal qu’il accompagne, ne peut être interprété correctement que
dans la situation concrète de la communication : le démonstratif est donc, indirectement, déictique. On
parle dans ce cas de deixis par ostension18.
Les démonstratifs complexes engagent aussi une ostension : ce sont donc, à double titre, des déictiques.

1.2.3 La localisation temporelle

Exprimer le temps, c’est localiser un événement sur l’axe de la durée, par rapport à un moment T pris
comme référence. Ce T peut selon le cas correspondre à :
– une date particulière prise comme référence du fait de son importance historique dans une
civilisation donnée. C’est la naissance de Jésus-Christ qui fonctionne pour nous comme base du
calendrier, en ce qui concerne du moins la numérotation des années (quant aux différentes unités qui
découpent l’espace temporel, tantôt elles reflètent plus ou moins approximativement certains phénomènes
cosmiques, tantôt elles sont établies arbitrairement par rapport aux précédentes).
Ce type de repérage fonde notre système de datation, mais n’est d’aucune pertinence s’agissant de la
conjugaison verbale (on pourrait pourtant concevoir que la langue oppose deux « temps19 » selon que le
procès dénoté s’est déroulé avant ou après la naissance de Jésus-Christ) ;
- T1, moment inscrit dans le contexte verbal : il s’agit alors de référence cotextuelle ;
- T0, moment de l’instance énonciative : référence déictique.
La localisation temporelle en français s’effectue essentiellement grâce au double jeu des formes
temporelles de la conjugaison verbale, et des adverbes et locutions adverbiales. De ces deux procédés, le
premier exploite presque exclusivement le système de repérage déictique, cependant que les adverbes
temporels se répartissent à peu près également entre la classe des déictiques et celle des relationnels20.
a) Les désinences verbales : problème de l’emploi des « temps »

– Le choix d’une forme de passé/présent/futur est de nature évidemment déictique : la référence est
« nynégocentrique ». Ceux que l’on appelle souvent les « temps absolus » sont en réalité des temps
déictiques.
Sa : passé/présent/Futur
Sé : procès antérieur/concomitant/postérieur à T021.
– À l’intérieur de chacune des sphères de présent/passé/futur, le choix se fait selon différents axes
aspectuels qui sans relever de la deixis au sens strict (car ce choix n’est pas automatiquement déterminé
par les données concrètes de la situation d’énonciation), sont à verser au compte de ce que plus largement
nous appelons la subjectivité langagière, car ils mettent en jeu la façon (toute subjective) dont le locuteur
envisage le procès, lequel peut être (quelles que soient ses propriétés objectives) dilaté ou ponctualisé,
considéré dans son déroulement ou dans son achèvement, « enfoui dans le passé » ou au contraire relié à
l’activité présente.
C’est ainsi par exemple que les formes composées expriment l’aspect accompli – ce qui leur permet
lorsqu’elles sont mises en relation avec la forme simple correspondante à l’aide d’une conjonction telle
que « quand », ou mieux encore, « après que », d’exprimer l’antériorité. Mais cette valeur n’est qu’un
effet de sens entièrement solidaire du cotexte : les formes composées n’expriment pas intrinsèquement le
« temps relatif ».
Soit en revanche une phrase telle que :
« Il m’a dit qu’il viendrait me voir. »
Si l’on appelle T0 le moment de l’instance d’énonciation de la phrase, T1 celui de la réalisation du
procès de « dire », et T2 le moment d’accomplissement du procès de « venir », on constate que la seule
information véhiculée par la « forme en -rais » est la suivante :
T2 est postérieur à T1,
mais il peut fort bien être antérieur, simultané ou postérieur à T0, qui n’a donc aucune pertinence dans
l’emploi d’une telle forme.
Le report en style indirect constitue en français le seul cas d’emploi des temps où l’on ait
incontestablement affaire à de la référence cotextuelle, et non déictique.

b) Adverbes et locutions adverbiales

À la différence des formes de la conjugaison verbale, les adverbes et locutions adverbiales qui
spécifient la localisation temporelle du procès présentent un double jeu de formes, déictiques et
cotextuelles :
1 Cet adverbe peut toutefois – mais beaucoup plus rarement – être relatif au contexte.

Remarques
– Nous qualifions de « neutres » les expressions qui sont indifférentes à l’opposition
simultanéité/antériorité/postériorité (« aujourd’hui je m’ennuie/je me suis ennuyée/je vais m’ennuyer »)
ou à l’opposition antériorité/postériorité (« lundi », « tout à l’heure », « un autre jour »). Elles se
rencontrent surtout en emploi déictique, car dans ce cas la forme verbale fournit aisément l’information
complémentaire. C’est ainsi que « tout à l’heure » (et sa variante dialectale « tantôt22 ») neutralise
l’opposition qui existe entre les relationnels « peu avant » et « peu après », et « lundi » celle qui existe
entre « le lundi précédent » et « le lundi suivant ».
– On peut utiliser conjointement une forme temporelle et une expression adverbiale qui ne relèvent pas
du même système de référence23 :
« Il m’a dit qu’il viendrait demain. »
« Je viendrai le lendemain. »
– Un certain nombre de ces expressions sont constituées à l’aide des démonstratifs. C’est alors la
forme simple (parfois renforcée à l’aide de la particule -ci) qui entre dans la composition des locutions
déictiques, et la forme particulée en -là dans celle des locutions relationnelles.
– Les expressions déictiques ainsi constituées se laissent interpréter de la façon suivante :
« ce matin », « cet après-midi », « ce soir »/« ce printemps », « cet été », « cet automne » = l’après-
midi, l’été qui se déroulent, se sont déroulés ou doivent se dérouler pendant la même journée/année que
celles qui incluent T0. On peut ainsi opposer de façon relativement systématique :
(1) « (je viendrai) cet été » = l’été de cette même année qui inclut T0, et
(2) « (je viendrai) l’été prochain » = l’été qui tout en étant (dans le futur) le plus proche de T0,
n’appartient pas à la même unité annuelle.
Reste le problème des époques qui se situent à cheval sur deux unités temporelles : il semble qu’elles
puissent être désignées de deux façons (sauf en cas de simultanéité, qui n’admet bien entendu que la
formulation de type (1)) :
(1) « cette nuit »/« cet hiver », ou :
(2) « la nuit dernière (prochaine) »/« l’hiver dernier (prochain »),
et que le choix entre (1) et (2) s’effectue selon le degré d’éloignement par rapport à T0 du moment ainsi
daté : si l’on est en automne, on parlera plus volontiers de « l’hiver dernier » que de « cet hiver », et de
« cet hiver » que de « l’hiver prochain » ; on peut donc dire que « cet hiver » signifie généralement
(lorsqu’il ne s’agit pas de simultanéité) « l’hiver le plus proche du moment où je parle ». Mais l’usage de
ces différentes expressions reste relativement souple – même s’il apparaît clairement que deux axes s’y
trouvent concurremment impliqués :
(1) distance de T à T0 ;
(2) (non) appartenance de T à la même unité temporelle (jour ou année) que T0.
Signalons enfin l’existence de prépositions et d’adjectifs temporels déictiques :

c) Prépositions temporelles

« depuis y » : implique que y est antérieur à T0 (cf. « depuis hier », « depuis aujourd’hui24 », « depuis
maintenant, « depuis demain »).
« à partir de y » : implique que y est simultané ou postérieur à T0 (cf. « à partir d’hier », « à partir de
maintenant », « à partir demain »).
Ces deux prépositions, qui sont en distribution complémentaire, sont donc indirectement déictiques.

d) Adjectifs temporels

« actuel », « moderne », « ancien », « futur », « prochain », etc., peuvent dans certains de leurs emplois
être considérés comme des adjectifs déictiques : si l’on fait varier T0, un « futur mari » peut devenir
« actuel » ou « ancien25 », et « classique » une œuvre « moderne ».

1.2.4 La localisation spatiale26

a) ici/là/là-bas ; celui-ci celui-là : voir précédemment



b) près de y/loin de y : ces expressions ne sont pas fondamentalement déictiques. Simplement,
lorsqu’il n’est pas exprimé dans le cotexte proche ou lointain, y représente le lieu où se trouve le locuteur
(ex. : « c’est encore loin ? »). Il en est de même des adjectifs « proche », « lointain », etc.

c) devant/derrière : « x est devant/derrière y »
• y est un objet qui ne possède ni « avant » ni « arrière » :
« la chaise est devant/derrière la table » signifie : « la chaise est plus près/plus loin de moi que la
table27 ». C’est-à-dire que dans ce cas, l’emploi des deux prépositions est toujours de type déictique (en
même temps que relationnel) : la localisation relative des deux objets s’effectue en tenant compte
également de la position dans l’espace de l’observateur-locuteur L28.
• y est un objet orienté (l’orientation de x étant de ce point de vue non pertinente) : les prépositions se
prêtent alors à deux emplois radicalement différents, et qui n’aboutissent pas nécessairement au même
résultat.
Ex. 1 :

On dira, soit que x est derrière y (il se trouve par rapport à y dans la direction de son « arrière » :
utilisation non déictique) ;
soit que x est devant y (si le locuteur tient compte de sa propre position dans l’espace : utilisation
déictique de la préposition).
Ex. 2 :

On dira, soit que x est devant y (il se trouve par rapport à y dans la direction de son « avant » : emploi
non déictique) ;
soit que x est derrière y (emploi déictique).
C’est-à-dire que ces deux propositions sont polysémiques :
(1) valeur non déictique : « x est devant/derrière y » = « x est dans la direction de l’avant/l’arrière de
y » – la position de L n’étant alors d’aucune pertinence dans le choix de la préposition appropriée.
Cet emploi est le seul possible dans le cas particulier où y correspond au locuteur (« la table est
devant/derrière moi ») ;
(2) valeur déictique : « x est devant/derrière y » = « x est plus près/plus loin de moi que y »29-30.
Cette polysémie peut entraîner des ambiguïtés. Ainsi, une consigne telle que « gare-toi devant cette
voiture » pourra dans certains cas, nous l’avons personnellement constaté, être interprétée de deux façons
contradictoires :

d) à droite/à gauche
Alors que l’utilisation des prépositions précédentes met en jeu (éventuellement) l’orientation frontale
de y et de L, c’est leur orientation latérale qui devient ici pertinente.
• y : objet non orienté latéralement.
« Va t’asseoir à gauche de cet arbre » : « à gauche » = « du côté de l’arbre qui est dans la sphère de
mon côté gauche ». L’utilisation de l’expression est déictique, c’est-à-dire fonction de la localisation
spatiale et de l’orientation latérale du locuteur.
• y : objet orienté latéralement31.
« Place-toi à gauche de Pierre »32 = « du côté de son bras gauche ».
Ici la référence n’est pas déictique, elle se fait uniquement par rapport à l’élément y.

e) les verbes aller/venir
Nous avons précédemment défini et opposé trois types de mécanismes référentiels : ils se trouvent tous
trois représentés dans le champ sémantique des verbes de mouvement. En effet :

1 « Pierre monte/descend l’escalier » : ces verbes dénotent « absolument » un certain type de
mouvement directionnel.

2 « Pierre approche/s’éloigne de Paris » : référence cotextuelle (approcher de Paris, ce peut être
s’éloigner de Lyon – tandis qu’aucune manipulation cotextuelle ne peut convertir en descente un procès de
montée).

3 « Pierre vient/va à Paris chaque semaine » : ces deux phrases décrivent exactement le même
déplacement objectif, sans véhiculer pour autant la même information, la première ajoutant à la seconde
l’idée (présupposée) que le sujet d’énonciation se trouve à Paris au moment où il l’énonce. Les deux
verbes s’opposent donc déictiquement, en ce qu’ils décrivent respectivement un mouvement de
rapprochement/éloignement de la sphère du locuteur.
Mais ce n’est là qu’une première approximation. Pour affiner la description, il convient d’envisager
comment ces verbes se comportent en diverses situations que nous symboliserons à l’aide des
conventions suivantes : un objet x se déplace vers un lieu y qu’il atteint en un temps T, lequel
déplacement est décrit par un locuteur L0à l’intention d’un allocutaire A0 en un temps T0 et en un lieu E0,
dans lequel peut se trouver également, mais non nécessairement, l’allocutaire33.

(1) y = E0 : x se déplace vers le lieu où se trouve L0 en T0.
Si T = T0, x est nécessairement ≠ L0 (qui ne peut se déplacer vers un lieu où il se trouve déjà).
En revanche, si T ≠ T0, x peut représenter le locuteur (ex. : je suis (déjà) venu ici ; je (re-) viendrai
ici).
Mais quelle que soit la nature (passée, présente ou future) de T, si y = E0, « aller » est exclu, seul
« venir » est admis :

Viens ici, il vient près de moi


va ici, il va près de moi

tu viendras ici, il viendra ici demain


tu iras ici demain

tu es venu, il est venu ici hier


tu es allé ici hier.

(2) y = lieu (≠ E0) où se trouve A0 en T0(cas de communication téléphonique ou épistolaire, etc.).


Si T = T0, x ≠ A0.
Les deux verbes sont alors également possibles34 :

je/il vient vers toi


je/il va vers toi.

Autre exemple : si de Paris je téléphone à Paul qui habite Lyon pour lui annoncer l’arrivée de Pierre,
je pourrai choisir entre :

Pierre viendra à Lyon demain, et
Pierre ira à Lyon demain.
Les verbes « aller » et « venir » sont encore commutables dans les situations (3) et (4).
(3) y = lieu (≠ E0) où se trouve L0 en T ≠ T0.
x ≠ L0 :

tu/il viendra à l’exposition (où je me trouverai)


tu/il ira à l’exposition

tu/il est venu à l’exposition (où je me trouvais)


tu/il est allé à l’exposition.

(4) y = lieu (≠ E0) où se trouve A0 en T ≠ T0.


x ≠ A0 :

je/il viendra à l’exposition (où tu te trouveras)


je/il ira à l’exposition

je/il et venu à l’exposition (où tu te trouvais)


je/il est allé à l’exposition.

(5) y = lieu autre que les quatre cas envisagés précédemment.


Si le mouvement de déplacement s’effectue vers un lieu où ne sont/n’étaient/ne seront ni L0 ni A0 ni en
T0 ni en T, alors « venir » est exclu, seul « aller » est possible :
je suis venu à l’exposition (où tu n’es ni n’étais)
tu es venu à l’exposition (où je ne suis ni n’étais)
il est venu à l’exposition (où ni je ni tu ne sommes ni n’étions).

Récapitulation
Le verbe « aller » s’emploie dans toutes les situations, à l’exception du cas où x se déplace (dans le
passé, le présent ou le futur) vers l’endroit où se trouve le locuteur au moment du procès
d’énonciation.
Le verbe « venir » s’emploie exclusivement dans le cas où x se déplace vers un endroit où se
trouvent le locuteur et/ou l’allocutaire, soit à l’instant de l’énonciation, soit au moment où se réalise
le procès.

Ces faits peuvent être décrits, comme le préconise Fillmore, à l’aide de règles de présupposition : on
peut en effet considérer que la phrase « va rejoindre les enfants, je viens à l’instant » signifie sans le dire
explicitement « va rejoindre les enfants (là où je ne suis pas), je viens à l’instant (là où vous serez) ».
Ces règles sont les suivantes :

– L’emploi de « aller » présuppose que le lieu d’aboutissement du procès ne coïncide pas avec celui
où se trouve le locuteur en T0.


– L’emploi de « venir » présuppose que x se déplace vers un endroit :
(i) où se trouve L0 et T0(x ≠ L0si le verbe est au présent)
(ii) où se trouve L0 en T (x ≠ L0)
(iii) où se trouve A0 en T0 (x ≠ A0 si le verbe est au présent)
(iiii) où se trouve A0 en T (x ≠ A0).
Le présupposé véhiculé par « venir » peut donc être ambigu :
« Il est venu chez moi » : sur les quatre possibilités théoriques, deux seulement se conservent à cause
du sémantisme particulier de « chez moi » : j’y étais, ou j’y suis.
« Tu viendras demain à l’exposition ? » :
(i) j’y suis
(ii) j’y serai35.
« Il viendra demain à l’exposition ? » :
(i) j’y suis
(ii) j’y serai
(iii) tu y es
(iiii) tu y seras36.
En revanche, une phrase telle que « il est allé chez moi » ne peut être de ce point de vue ambiguë : elle
présuppose nécessairement que je ne me trouve pas chez moi au moment où je parle.

Remarques
– Le pronom « ils » fonctionne naturellement comme « il », mais aussi le « vous » et le « nous », même
exclusifs, comme le « tu » et le « je » (prévalence du « je » et du « tu » sur le « il »).
– Lorsque nous formulons ainsi le présupposé : « l’allocutaire se trouvera au lieu où se rendra x en
T », il faut en réalité entendre : « le locuteur pense que l’allocutaire... ». Car on peut fort bien concevoir
un dialogue du genre : « Je viendrai chez toi demain. – Mais je n’y serai pas ! », le « mais » ayant pour
fonction, comme l’a montré Ducrot, de récuser véhémentement le présupposé admis à tort par
l’interlocuteur37.
– L’analyse mériterait d’être assouplie. Car je peux à la rigueur dire : « je viendrai demain à
l’exposition », même si je sais pertinemment que tu ne t’y trouveras pas ce jour-là (ou que tu ne t’y
trouves pas actuellement) ; c’est alors que je considère que cette exposition c’est la tienne, ou que tu as
l’habitude de t’y trouver, et qu’en tout cas elle fait partie de ta « sphère » ; même chose pour l’expression
« chez toi », qui autorise des phrases telles que : « je suis venu chez toi, mais je ne t’y ai pas trouvé ».
– Les cas d’intersection d’emploi.
Les deux verbes s’excluent parfois :
viens auprès de moi/va auprès de moi
viens au cinéma (où je ne suis ni se serai)/va au cinéma.
Mais ils peuvent aussi commuter :

Il ne faudrait pas croire cependant que dans ce dernier cas les phrases soient équivalentes : qui dit
commutabilité ne dit pas nécessairement synonymie. Le verbe « venir » véhicule un présupposé dont
l’importance est au décodage égale à celle des informations posées. Rien de tel avec « aller » (qui nous
dit simplement que L0 ne se trouve pas dans l’endroit en question au moment où il parle : on peut le dire,
au même titre que le personnel de troisième personne, « négativement déictique », et le considérer comme
l’élément non marqué du couple) : que j’aie ou non moi-même fréquenté cette exposition, c’est là une
considération référentielle sans aucune pertinence linguistique.
Le verbe « aller » est donc beaucoup plus extensif que le verbe « venir »38 dont les contraintes
d’emploi sont beaucoup plus rigoureuses.
– Autre dissymétrie de fonctionnement : le verbe « venir » admet la construction absolue (« tu
viens ? »), alors que « aller » exige un complément directionnel (« tu y vas ? »)39, ce qui s’explique
aisément : le terme final coïncidant en général, dans le cas de « venir », avec la localisation du locuteur,
il n’a pas besoin d’être spécifié davantage. Inversement et pour la même raison, le complément de
provenance est beaucoup plus fréquent avec « venir » qu’avec « aller », où il ne se rencontre que dans la
structure du type « aller de Paris à Lyon ».
– Employés comme auxiliaires temporels, ces verbes gardent quelque souvenir de leur valeur cinétique
originelle : au lieu de localiser simplement le procès, c’est-à-dire de le placer objectivement dans une
certaine case de la dimension chronologique, ils le relient dynamiquement à T0, soit en rapprochant le
passé du présent (« venir de »), soit en anticipant sur l’avenir (« aller »). On y reconnaît donc, bien que
dilué et transposé de l’espace au temps, le principe de l’opposition primitive (rapprochement/
éloignement de l’instance énonciative).
– Signalons pour terminer que l’on pourrait identifier les mêmes traits déictiques dans le sémantisme
des verbes itératifs correspondants, « revenir » et « retourner »40.
1.2.5 Les termes de parenté

Les termes de parenté sont, nous l’avons vu, des termes relationnels41, et non des déictiques. Ils
méritent pourtant d’être ici mentionnés pour les trois raisons suivantes :

– Le cas particulier de « papa » et « maman » : ces termes se prêtent à deux types d’emploi
désignatif42 :
• mon/ton/son papa : « papa » fonctionne ici comme « père » dont il constitue une variante familière ;
c’est le personnel incorporé dans le possessif, et non le terme de parenté, qui est déictique ;
• lorsqu’il est employé sans prédéterminant, « papa » renvoie toujours au père de L043, d’où le comique
de cette « histoire drôle » de Coluche :

L1 – Allo Monsieur le Proviseur ? Je vous téléphone pour vous dire que Toto ne pourra pas aller à
l’école aujourd’hui, il est malade.

L2 (le proviseur) – Ah bon, et qui est à l’appareil ?

L1 – C’est papa !

Le terme « papa », qui nécessairement signifie « mon papa » (d’où la contradiction interne au propos
de Toto, dont le malencontreux lapsus dénonce la véritable identité : « celui qui vous parle, c’est le papa
de moi – celui qui vous parle »), peut donc être considéré comme (incorporant) un déictique.

– Les autres termes de parenté : qu’ils sont souvent abusivement traités comme des déictiques.
Lorsque Lévi-Strauss (1958) affirme que dans les langues indo-européennes les terminologies
parentales sont organisées « dans une "perspective subjective", à la différence du chinois où l’on a affaire
à un système complètement objectif » ; que « les relations de parenté y sont conçues par rapport au sujet »
dans la mesure où « les termes se font d’autant plus vagues et plus rares qu’ils s’appliquent à des parents
éloignés » ; que donc, « les systèmes indo-européens sont des systèmes égocentriques », les termes
utilisés – « sujet », « ego », « subjectif » - laissent clairement entendre que l’emploi des termes de
parenté se fait par référence au sujet d’énonciation, ce qui pourtant n’est vrai que dans le cas particulier
où celui-ci fonctionne comme terme de référence (y = L0). Cette confusion, fréquente chez les
anthropologues, s’explique sans doute par la façon dont sont menées les enquêtes cherchant à établir le
fonctionnement de ces termes. Il est en effet plus facile de répondre à la question : « Comment appelles-tu
le frère de ton père ? » qu’à celle-ci : « Comment appelles-tu le frère du père de Pierre ? » (et dans ce
cas, peut-être procède-t-on par l’identification : le frère du père de Pierre, c’est celui que j’appellerais
« oncle » si j’étais Pierre). C’est-à-dire que la formulation de la question permet une utilisation
appellative du terme de parenté, dont le maniement est plus spontané que celui du désignatif. L’erreur
consiste ensuite à ériger en cas général ce cas particulier, à identifier y à l’« ego », et à conclure que les
termes de parenté sont déictiques alors qu’ils sont relationnels.

– Cela dit, certaines langues font effectivement intervenir dans les dénominations parentales certains
traits déictiques, tels que le sexe du locuteur. C’est ainsi que le burushaski (qui se parle au Pakistan)
oppose paraît-il les deux termes « cho » et « yas », dont l’extension globale correspond à celle de nos
deux mots « frère » et « sœur », mais dont le principe de répartition diffère sensiblement de la façon
suivante :
« cho » : identité du sexe du désigné et de celui du locuteur ;
« yas » : x et L0 sont de sexe opposé.

1.3 Conclusions

1.3.1 Importance des déictiques

Parler c’est signifier, mais c’est en même temps référer : c’est fournir des informations spécifiques à
propos d’objets spécifiques du monde extralinguistique, lesquels ne peuvent être identifiés que par
rapport à certains « points de référence » (Pohl 1975), à l’intérieur d’un certain « système de repérage »
(Culioli 1973). Le système de repérage déictique n’est pas le seul auquel puissent recourir les langues
naturelles, mais c’est sans doute le plus important, et sûrement le plus original, car ce repérage a la
particularité de s’effectuer non par rapport à d’autres unités internes au discours, mais par rapport à
quelque chose qui lui est extérieur et hétérogène : les données concrètes de la situation de communication.
Les unités déictiques ont ainsi pour vocation, tout en appartenant à la langue, de la convertir en parole.
Benveniste le répète inlassablement : le « je » du code appartient à tout le monde ; mais parler, c’est se
l’approprier, ainsi que les formes de présent, c’est organiser son discours sur le monde, donc le monde
lui-même, autour des trois repères du je/ici/maintenant : toute parole est égocentrique. Permettant au
« locuteur » de se constituer en sujet (identique à lui-même d’un acte de parole à l’autre, puisque toujours
désignable par le même signifiant « je »), et de structurer l’environnement spatio-temporel, les déictiques
sont à considérer non seulement comme des unités de langue et de discours au même titre que toute autre
unité linguistique, mais bien plus, comme ce qui rend possible l’activité discursive elle-même :
Benveniste, 1966 b, p. 262 : « C’est dans l’instance de discours où je désigne le locuteur que celui-ci
s’énonce comme "sujet". Il est donc vrai à la lettre que le fondement de la subjectivité est dans l’exercice
de la langue. Si l’on veut bien y réfléchir, on verra qu’il n’y a pas d’autre témoignage objectif de
l’identité du sujet que celui qu’il donne ainsi lui-même sur lui-même. »
Benveniste, 1970, p. 14 : « En tant que réalisation individuelle, l’énonciation peut se définir, par
rapport à la langue, comme un procès d’appropriation. Le locuteur s’approprie l’appareil formel de la
langue et il énonce sa position de locuteur par des indices spécifiques [...]. De l’énonciation procède
l’instauration de la catégorie du présent, et de la catégorie du présent naît la catégorie du temps. Le
présent est proprement la source du temps. Il est cette présence au monde que l’acte d’énonciation rend
seul possible car, qu’on veuille bien y réfléchir, l’homme ne dispose d’aucun autre moyen de vivre le
"maintenant" et de le faire actuel que de le réaliser par l’insertion du discours dans le monde. » Weinrich,
1973, p. 47 : « À travers leur retour "obstiné" tout au long du texte, les formes de la personne tendent à
ancrer les contenus communiqués dans la situation de communication, et à y renouveler sans cesse leur
inscription. »
Outils commodes, économiques44, et irremplaçables, les formes déictiques, se disséminant au travers
de la trame discursive, sont de ce fait beaucoup plus fréquentes en discours qu’elles ne sont nombreuses
en langue45. Encore convient-il d’ajouter :
que cette fréquence varie considérablement, nous le verrons, selon le type de discours dont il s’agit (tous
sont ancrés déictiquement, mais à des degrés divers) ;
que les déictiques, et plus généralement les « points de référence », sont très fréquemment élidés,
soit qu’ils se déduisent aisément du cotexte (référence cotextuelle) : « les idées de Luther ne plaisaient pas
au pape » – de l’époque en question,
soit qu’ils coïncident avec l’instance énonciative (référence déictique) : « le président Carter a eu une
entrevue avec le pape » – de maintenant.
Même chose pour la référence spatiale : en dehors de toute contre-indication cotextuelle, une phrase
telle que « Il pleut » sera interprétée par catalyse comme « Il pleut là où je me trouve », « le président de
la République », comme « le président d’ici, maintenant », et dans un journal français, « La peine de mort
abolie » comme « La peine de mort abolie en France » – d’où l’effet ironique que produit ce titre de
Libération (19 mai 1979) :
Enfin
LA PEINE DE MORT ABOLIE46
1. Au Luxembourg.
Sans qu’ils puissent être pour autant considérés en eux-mêmes comme des déictiques (ou des
relationnels selon les cas), les syntagmes nominaux incorporent donc certaines déterminations spatio-
temporelles élidées 1, et peuvent à la faveur de cette ellipse comporter :
certaines ambiguïtés (exemple de Dahl : « En 1950, ma femme » – de maintenant, ou de cette époque-là ?
– « vivait à New York ») ;
certaines contradictions ou tautologies apparentes (cf. ce slogan du PR pour les législatives de mars
1978 : « La majorité [actuelle] aura la majorité »).

1.3.2 Difficultés d’emploi et d’analyse

Commodes, mais en même temps délicats à manipuler : les déictiques sont des instruments à double
tranchant, dont l’usage rencontre un certain nombre de difficultés.

a) Problème du discours rapporté c’est-à-dire du cas où un énoncé é1 qui s’est déroulé à l’intérieur
d’un cadre énonciatif CE1 se trouve enchâssé dans un autre énoncé é0 se déroulant à l’intérieur d’un cadre
énonciatif CE0.
Pour ce faire, le français utilise conjointement deux types de procédés :
• report « direct » : é1 est conservé tel quel, c’est-à-dire que les déictiques s’y interprètent par rapport à
CE1 ;
• report « indirect » : le système de repérage s’effectue exclusivement par rapport à CE0, et tous les
déictiques que comporte é1 doivent être transposés dans ce nouveau cadre énonciatif :
« Pierre m’a dit : je viendrai demain » ? « Pierre m’a dit qu’il viendrait le lendemain ».
« Pierre m’a dit : tu viendras demain » ? « Pierre m’a dit que je viendrais le lendemain »47.

Mais le problème se complique du fait que parmi les déictiques que comporte é1 certains sont
régulièrement convertis en relationnels (désinences verbales)48, d’autres en déictiques par rapport à CE0
(pronoms personnels), cependant que les adverbes temporels et spatiaux peuvent fonctionner selon l’un
ou l’autre de ces deux principes ; comparer :
(i) « Il m’a dit qu’il viendrait le lendemain » (de T1), et
(ii) « Il m’a dit qu’il viendrait demain » (le lendemain de T0).
Les deux phrases ne sont pas équivalentes49, car dans le discours indirect les déictiques ne
fonctionnent que par rapport à CE0, CE1 cessant d’être de ce point de vue pertinent50. Une exception
pourtant, semble-t-il, à ce principe : le verbe « venir », et pour illustrer la complexité de ce phénomène
de transposition en discours indirect, nous allons analyser de plus près une phrase en apparence aussi
simple que (ii), dont il s’agira de reconstituer la forme que prendrait é1 en discours direct :


« Il m’a dit qu’il viendrait demain. »
Cette phrase, L0 l’énonce donc à l’intention de A0 en une situation d’allocution S0, c’est-à-dire en un
temps T0 et un lieu E0 (nous supposerons pour simplifier que locuteur et allocutaire se trouvent en un
même lieu) ; à l’intérieur de cette phrase, L0 décrit une autre situation S1, telle que L1 a énoncé à A1 un
certain fait en un temps T1 et en un lieu E1 ; enfin, le procès de « venir » est censé se dérouler en T2, et
aboutir en un lieu E2.
L’observation des déictiques fournit les informations suivantes :

– Les actants : problème des pronoms personnels
• « me », forme flexionnelle de « je », est un déictique pur.
En S0, A0 peut identifier d’emblée la référence de cette forme linguistique : « me » = L0 = A1.
• « il » : le pronom de troisième personne comporte toujours un élément négativement déictique, puisqu’il
présuppose que son dénoté est exclu de la relation d’allocution :
« il » ≠ L0 ≠ A0.
Mais cette information est insuffisante. Elle peut être complétée de deux manières : soit en
accompagnant d’un geste l’énoncé du pronom51 – dans ce cas, rare, le fonctionnement du pronom de
troisième personne est entièrement déictique (par ostension) ; plus fréquemment, par l’existence dans le
cotexte d’un antécédent : le pronom est alors à la fois déictique et représentant.
Pour en revenir aux deux occurrences de « il » dans la phrase, on peut noter les incertitudes
suivantes52 :
D’une part :
ou ils sont tous les deux entièrement déictiques ;
ou ils sont tous les deux anaphoriques (et déictiques) ;
ou ils sont, l’un déictique par ostension, l’autre anaphorique (cas qui comporte encore deux
possibilités différentes).
D’autre part :
ou ils ont tous deux même contenu référentiel (il2 est anaphorique de il1, et transpose un « je » de style
direct) ;
ou ils renvoient à deux dénotés distincts (il2 représentant alors un « il » de style direct).
Les seules relations dont on soit absolument certain sont les suivantes :
il1 et il2 ≠ L. 0 ≠ A0
il1 = L1.
– Les indications temporelles : quelles sont les relations entre T0, T1 et T2 ?
• « il m’a dit » : PC déictique : T1 et antérieur à T0
• « qu’il viendrait » : temps relatif : T2 est postérieur à T1 (temps sous-jacent en é1 : futur)
• « demain » : T2 est postérieur à T0 ; plus précisément, T2 est un moment de la journée consécutive à
celle qui inclut T0 (la forme sous-jacente en é1 ne peut pas être reconstituée, puisque l’élément de
référence T0 est encore indéterminé au moment de l’énonciation de é1 ; dans le cas particulier où é1 s’est
déroulé la veille du jour où a lieu é0, ou le même jour, « demain » correspond à « après-demain », ou
« demain »).

– Les indications spatiales : problème de l’emploi de « venir »
• Première possibilité : le verbe se justifie, comme il est naturel en discours indirect, par rapport à CE0,
c’est-à-dire en l’occurrence E0 : « il m’a dit qu’il viendrait ici, où je suis en T0 » (et où nous sommes
puisqu’il a été pour simplifier supposé que L et A se trouvent toujours dans le même lieu) : E2 = E0.
Si E0 ? E1 (les deux lieux pouvant bien sûr coïncider), la phrase en style direct correspondrait à : j’irai
(il ira) quelque part où tu n’es en ce moment ni ne sera à ce moment-là (mais où tu te seras trouvé la
veille). Dans ce cas, seul « aller » est admis en style direct ; seule la transposition en style indirect, avec
l’intervention du nouvel E0, permet la transformation aller ? venir. (La possibilité interprétative suivante :
il m’a dit qu’il viendrait là où je serai à ce moment-là, qui elle peut recouvrir un « venir » de style direct,
est envisagée ci-dessous mais elle chevauche en réalité les deux cas que nous distinguons ici : « venir »
se justifiant par rapport à CE0 vs CE1.)
• Il semble en effet que, contrairement à ce qui se passe pour les autres déictiques, ce verbe puisse être
conservé tel quel au cours de la transposition en style indirect malgré la modification du système de
repérage qu’elle entraîne. C’est en tout cas ce que confirme une phrase telle que « Pierre a proposé à
Jacques de venir », qui peut s’interpréter comme :
(i) Pierre a proposé à Jacques que Jacques vienne (voir Pierre)
(ii) Pierre a proposé à Jacques que Pierre vienne (voir Jacques).
Or si seule S0 était pertinente pour l’emploi de « venir », ni (i) ni (ii) ne seraient possibles, « venir »
décrivant dans le cadre de S0 un déplacement vers l’endroit où se trouve une tierce personne (Pierre, ou
Jacques). En revanche, dans le cadre de S1 (Pierre disant à Jacques : « tu viendras me voir », ou « je
viendrai te voir »), le verbe « venir » est tout à fait normal pour décrire un tel déplacement : au cours de
la transposition en style direct, il se trouve maintenu tel quel et conserve ses présupposés originels
malgré la modification du dispositif énonciatif. S’il en est ainsi, notre phrase admet encore les
possibilités suivantes :
« Il m’a dit : je viendrai là où tu es actuellement »
E2= E1
« Il m’a dit : je viendrai là où tu seras à ce moment-là »
pp : A1 (= L0) sera en E2 au temps T2
« Il m’a dit : il viendra là où je suis actuellement »
E2 = E1
« Il m’a dit : il viendra là où je serai alors »
pp : L1 sera en E2 au temps T2
« Il m’a dit : il viendra là où tu es actuellement »
E2 = E1
« Il m’a dit : il viendra là où tu seras alors »
pp : A1sera en E2 au temps T2.
Toute anodine qu’elle paraisse, cette phrase comporte donc un certain nombre d’ambiguïtés, et peut
transposer en style indirect les différents énoncés suivants :

( ? = un jour suivant celui où l’allocutaire rapportera ce fait – mais qu’il convient naturellement en S1,
car S0 y est encore imprévisible, de spécifier en d’autres termes...)


b) Le référent déictique
Étant directement ancrés sur la situation d’énonciation, les déictiques partent à la dérive dès lors que
celle-ci fait défaut (il serait absurde de jeter à la mer un message ainsi libellé : « Rendez-vous ici
demain »). Pour qu’ils puissent être correctement interprétés, il est donc nécessaire que leur récepteur
soit en mesure d’identifier L0, T0 et E0.
Remarquons d’abord, en dehors du cas des pronoms personnels « je » et « tu », la relative imprécision
des informations déictiques. Qu’est-ce en effet au juste que le « ici » et le « maintenant » ? L’extension de
l’adverbe de lieu, celle des formes de présent, sont d’une remarquable élasticité, puisqu’on peut ainsi
dénoter un point dans l’espace/temps, mais aussi, à la limite, le globe terrestre, ou l’éternité53.
Mais plus gravement, l’utilisation des déictiques fait problème dans un certain nombre de situations, et
en particulier :
lorsqu’il s’agit de localiser dans l’espace un objet qui n’est pas présent dans la situation de
communication (problème du displaced speech) ;
lorsque L et A ne « partagent » pas la même situation spatiale (communication téléphonique) et temporelle
(discours écrit).
c) Problème du « displaced speech »
Les prépositions « devant/derrière » et « à droite/à gauche » sont dans certains cas utilisées, avons-
nous dit, de façon déictique, c’est-à-dire par rapport à la situation S0 du locuteur. Mais il arrive
communément, lorsque l’espace à décrire est celui où évolue non pas le sujet d’énonciation mais un
actant de l’énoncé, que le repérage se fasse par rapport à S1, lieu où est censé se trouver cet actant. Pour
rendre compte de la valeur de ces prépositions dans les phrases
« Pierre s’assit

devant l’arbre,
à droite de l’arbre »,

les paraphrases précédemment proposées peuvent être réutilisées à condition de remplacer


« locuteur » par « agent engagé dans le procès ».
Lorsque aucun actant de l’énoncé n’est présent dans l’espace à décrire, il est nécessaire de construire
artificiellement une situation imaginaire5455, et de recourir à des formules qui ne se laissent pas toujours
aisément manipuler, telles que : « (à droite) si on se trouve à tel endroit et qu’on va dans telle direction »,
etc.

d) En cas de « situation non partagée » par les deux interlocuteurs, les éléments de cette situation qui
sont pertinents pour l’interprétation des déictiques, et auxquels l’allocutaire n’a pas directement accès,
doivent être explicités verbalement : les déictiques fonctionnent alors en même temps comme des
anaphoriques56. Ce sont ainsi, dans le message épistolaire, les indications en haut de page (« Lyon, le
tant ») et la signature qui constituent les antécédents des shifters qu’il contient57 ; indications nécessaires
pour compenser ce fait que met en évidence l’observation des phénomènes déictiques : l’absolue
prééminence du locuteur sur son partenaire discursif Des unités telles que « ici » et « maintenant »
signifient en effet « là où je suis, moi scripteur, et au moment où j’écris » : les déictiques sont
généralement utilisés au seul profit de l’encodeur58, et si ce sont pour lui, nous l’avons dit, des outils
économiques, leur décodage est pour le récepteur, qui ne peut les interpréter correctement qu’en se
« mettant à la place » de l’émetteur, plus laborieux que celui des autres unités signifiantes.
Il arrive pourtant que le repérage déictique s’effectue, pour reprendre la terminologie de Fillmore, par
rapport au « decoding time » et au « decoding space ». Ainsi dans les exemples suivants :
• « La gauche recueille les lauriers d’une union longuement et difficilement acquise. Sur l’ensemble des
villes de plus de 30 000 habitants, elle recueillait à l’heure où nous écrivons environ 52 % des voix... »
(Le Progrès du 14 mars 1977) : l’imparfait, qui s’oppose aux présents précédent et suivant (lesquels se
réfèrent « normalement » à l’« encoding time ») témoigne du fait que dans certains cas c’est au contraire
le scripteur qui se « met à la place » de son lecteur – ce qui lui permet du même coup de prendre ses
distances par rapport à des résultats encore partiels.
Supposons de même que j’écrive à A en un temps T0 pendant lequel A se trouve en vacances, mais que
la lettre doive être réceptionnée par A à son retour en un temps T1 : plutôt que « j’espère que tu passes de
bonnes vacances », j’écrirai « j’espère que tu as passé de bonnes vacances », c’est-à-dire que dans ce
cas particulier je prendrai pour terme de référence T1 et non T0.
• En ce qui concerne la deixis spatiale, nous avons relevé sur le vif l’exemple suivant :

L1 : « Où est passé mon style ? »


L2 (se mettant à la place de x, puisque c’est à x qu’importe l’endroit où se trouve l’objet à localiser) :
« Il est derrière la feuille. »
• Lorsqu’une mère, s’adressant à son enfant, appelle « papa » le père de celui-ci, le procédé est analogue
au précédent : même identification, à valeur pédagogique, de L à A (« papa » = celui que tu appelles
ainsi).
• Tous ces exemples ont en commun d’illustrer un emploi relativement exceptionnel de la forme déictique
impliquée. En revanche, le verbe « venir » se réfère fréquemment, et même constamment lorsqu’il est
utilisé à la première personne, à la position spatiale de l’allocutaire. C’est pourquoi nous avons admis,
bien qu’il ne soit guère représenté que dans ce cas isolé59, l’existence d’un tel trait déictique dans le
contenu sémantique de « venir ». Mais on pourrait ramener au cas général celui de ce verbe en posant que
de tels emplois se fondent eux aussi sur une identification de L à A. Telle est en tout cas la position de
M. Groussier (1978-1, p. 36), qui explique en ces termes l’emploi de « venir » dans « Je viens !60 » :
« L’énonciateur, pour diminuer les risques de malentendu entre lui et l’interlocuteur, s’identifie à celui-
ci ou si l’on veut, "adopte son point de vue", donc repère son déplacement par rapport à l’interlocuteur au
lieu de le repérer par rapport à lui-même61. »

e) Les énallages62
Ces considérations débouchent sur ce phénomène qui concerne toutes les catégories de déictiques, et
que la rhétorique classique décrit comme des "énallages" : la possibilité d’utiliser ces formes avec une
valeur décalée par rapport à leur valeur la plus usuelle.
– Énallages temporelles
« Le 14 juillet 1789, les Parisiens prennent la Bastille. Ils guillotineront leur roi quelques mois plus
tard. »
« Georges Marchais n’était pas communiste quand, en décembre 1942, jeune métallo, il fut victime de
la déportation du travail [...]. Après une première tentative d’évasion qui échoue en février 1943, il
réussit à regagner la France en mai de la même année. Il trouvera plus tard le chemin du PC » (Le
Monde, 15 déc. 1972, p. 10) :
on le voit par cet exemple, le présent de narration fonctionne comme une sorte de tampon entre les
formes « normales » de passé, et le futur de narration, qui est au demeurant plus rare.
Ces emplois se caractérisent par une substitution au T0 réel d’un T1 coïncidant avec l’instant où se
déroulent les événements narrés, sans que l’on puisse déterminer si cette substitution correspond à une ré-
actualisation des faits passés que l’on transporte fictivement au cœur de sa propre actualité, ou si c’est au
contraire le narrateur qui remontant le cours du temps se reporte en imagination à l’époque qu’il décrit –
ce qui d’ailleurs revient au même : à la faveur d’un artifice rhétorique (qui n’est certes pas,
sémantiquement et psychologiquement, insignifiant), l’énonciateur « fait comme si » les faits narrés
étaient contemporains de la narration.
Les adverbes de temps peuvent également s’employer par énallage :
« Nous sommes maintenant il y a 30 millions d’années » (émission de TF1, 12 nov. 1978, sur les
origines de l’homme) :
la juxtaposition des deux localisateurs temporels, qui ne fonctionnent pas par rapport au même système
de repérage, produit un curieux effet de télescopage. Même chose (à cette différence près que ce sont ici
le verbe et l’adverbe qui ne sont pas déictiquement isotopes) dans cette phrase « monstrueuse » :
« Demain le train est parti »,
que W. Kayser (1970, p. 508) analyse ainsi : « Celui qui parle vit dans deux systèmes chronologiques :
dans celui de ses personnages – et là, le départ du train est un événement futur – mais en même temps il
vit avec une grande avance, dans son présent de narration et, de ce point de vue, tout appartient au
passé. »
– Enallages spatiales
« C’était ici que Francis avait toujours souhaité vivre » (l’exemple est cité par Fillmore 1971, p. 372).
« Alors, il vient dans la chambre de Pierre et il lui dit » (énoncé narratif d’un enfant de 12 ans) :
à S0 se substitue un S1 inscrit dans l’énoncé (endroit où se trouvent respectivement Francis et Pierre).
– Enallages de personne
Si l’on met à part les énallages de nombre (« vous » de « politesse », « nous » de « majesté » ou de
« modestie », c’est selon63...), restent un certain nombre de cas d’emploi « déviant » des pronoms
personnels, tels que :
« je » = tu (« de quoi je me mêle ? »)
« nous » = tu, ou vous (« allons, dépêchons64 »)
« nous » = il (ainsi dans le discours de l’avocat parlant de son client)
« tu » = on, voire je (très fréquent dans le discours oral pour associer l’allocutaire au récit : « alors
t’arrives dans une espèce de hall de gare ; t’attends encore une bonne heure... »)
« il65 » = tu (hypocoristique66 : « alors il était fâché mon bébé ? il ne voulait pas manger sa soupe ? » ;
ou cérémonieux : « Monsieur prend-il son chocolat ?67 »)
= je (dans la bouche ou sous la plume de César, de Gaulle, Bénazéraf, le colonel Bigeard, Alain Delon,
Paul Bocuse...)
emplois qui reflètent divers mécanismes d’identification/distanciation.
La langue permet ainsi aux shifters de déraper, et d’effectuer leur ancrage sur des « points de
référence » décalés par rapport aux coordonnées énonciatives effectives. Toutes les unités déictiques, qui
normalement s’organisent en fonction du locuteur et de son inscription spatio-temporelle, sont dans
certaines conditions susceptibles de venir graviter autour de l’allocutaire, ou d’une tierce personne actant
de l’énoncé.
Mais tous ces procédés de « dérapage » ne sont pas homogènes, et leur fonction sémantique varie avec
leur degré de codification rhétorique : ce ne sont pas tous au même titre des « tropes ».
La première condition pour que l’on ait en effet affaire à un trope, c’est que l’usage de la séquence soit
perçu comme doublement déviant : qu’elle constitue une dénomination déviante du dénoté (perspective
onomasiologique), et que s’y attache une signification déviante par rapport à un sens considéré comme
plus « propre » (perspective sémasiologique) – l’idée de norme est au cœur du concept de trope, dont le
degré de déviance est proportionnel à celui de codification de la norme.

On peut ainsi sur cette base opposer :
(i) « Pierre s’assit à gauche de l’arbre »,
(ii) « C’était ici que Francis avait toujours désiré vivre », « maintenant il était heureux »68,
et considérer que l’emploi non déictique des prépositions « à gauche/à droite » ne constitue pas un
trope (leur signifié comportant deux sémèmes non hiérarchisables dont l’un ou l’autre se réalise en
contexte), alors que les adverbes « ici » et « maintenant » sont fondamentalement déictiques même s’ils
peuvent dans certains cas, au même titre que toutes les autres unités déictiques, par une sorte de processus
métaphorique ayant pour fondement ce mécanisme d’identification que nous avons mis en évidence,
fonctionner comme des éléments cotextuels. Mais la frontière n’est pas toujours claire entre les deux
catégories, et l’on peut dans certains cas hésiter, ainsi que nous l’avons relevé s’agissant de « venir »,
entre les deux types de traitement sémantique69.
Donc, pour qu’il y ait trope il faut qu’il y ait dénomination/signification déviantes. Mais cette condition
en présuppose elle-même une autre : pour que l’on puisse mesurer l’écart que constitue l’usage de la
séquence signifiante, encore faut-il que l’on soit en mesure d’identifier l’objet qu’elle prétend dénoter, et
que l’on ait d’une certaine manière accès aux « vrais » L0, T0, S0.
C’est bien en général le cas : c’est ainsi que le présent « de narration » se signale régulièrement,
comme le note Bally (1969, p. 202), par l’inscription dans le contexte d’un repère temporel « juste », et
que l’accord au singulier dénonce comme « truqué » l’emploi du « vous » et du « nous » rhétoriques. En
l’absence d’indices aussi lourds, la nature même des contenus narrés permet l’identification du trope : de
même que Genette identifie comme « pseudo- » itératifs (relevant donc d’une rhétorique de l’énallage)
certains emplois de l’imparfait chez Proust, dans la mesure où la logique la plus élémentaire interdit de
prendre pour argent comptant la valeur de ces imparfaits et d’admettre que des scènes aussi
minutieusement détaillées aient pu pour de vrai se reproduire sans aucune variation70 de même
l’excessive précision des informations prédicatives, qui ne peuvent en conséquence déterminer qu’un
sujet individuel, vient trahir en l’absence de toute marque d’accord la nature singulière des « vous » et
« nous » rhétoriques.
En dépit de ce « il » sous lequel César dissimule son statut de scripteur, chaque lecteur – et ce sont
alors les informations extralinguistiques qui permettent l’identification de ce trucage discursif dont Butor
a bien montré71 « la portée politique extraordinaire » – sait bien ce qu’il en est, et sous ses différents
habillages pronominaux, Barthes reste Barthes, qui d’ailleurs se soucie scrupuleusement qu’on ne le
confonde pas avec un autre, lorsqu’il commente en ces termes l’usage qu’il fait dans son Roland Barthes
par Roland Barthes du « tourniquet des personnes grammaticales » : « Le "je", c’est le pronom de
l’imaginaire, le "il", que j’emploie assez souvent, c’est le pronom de la distance. On peut le prendre de
plusieurs façons, et là le lecteur est le maître. Soit comme une sorte d’emphase, comme si je me donnais
tellement d’importance, que je dise "il" en parlant de moi, soit comme une sorte de mortification : dire
"il" en parlant de quelqu’un, c’est l’absenter, le mortifier, en faire quelque chose d’un peu mort. Soit aussi
– mais ce serait une hypothèse trop heureuse ; énonçons-la quand même – comme le "il" de la distance
brechtienne, un "il" épique où je me mets moi-même en critique. Quant au "vous", là aussi il y a deux
possibilités d’interprétation. Je me dis rarement "vous" à moi-même, mais cela arrive dans trois ou quatre
occasions. "Vous" peut être pris comme le pronom de l’accusation, de l’auto-accusation, une sorte de
paranoïa décomposée, mais aussi une manière beaucoup plus empirique, désinvolte, comme le "vous"
sadien, le "vous" que s’adresse Sade dans certaines notes. C’est le "vous" de l’opérateur d’écriture, qui
se met – ce qui était tellement moderne et génial à l’époque – en position de décrocher le scripteur du
sujet. "R.B. " n’est pas très important. Il vient surtout dans les phrases où "il" serait ambigu.72 »
Mais le problème se pose différemment dans certains types de discours littéraires. Nous reparlerons
plus loin de la façon dont s’y complique le dispositif énonciatif, et des rapports entre auteur et narrateur.
Mais que celui-ci soit ou non identifié à celui-là, l’important, et cela suffit pour que le texte soit
« lisible », c’est que ses déterminations soient suffisamment cohérentes pour qu’il puisse être appréhendé
comme une « fiction unitaire73 ». Or ce n’est pas toujours le cas. Et ce qui empêche cette unification
sécurisante du récit, c’est bien souvent l’instabilité des références déictiques. Ce qui importe au lecteur,
ce n’est pas que le « je » représente « honnêtement » l’auteur, mais c’est qu’à chaque occurrence du « je »
(lorsqu’il est censé représenter l’instance narrative) on puisse corréler à la forme linguistique un référent
cohérent. « Si, à l’inverse, la mise en place du texte empêche que se coagule un cohérent ensemble
déterminatif, alors "je" demeurera une vacance incessante » (J. Ricardou, 1970, p. 441). Et c’est ce qui se
passe par exemple chez Beckett : à peine un « je » a-t-il été énoncé, qu’un autre surgit, qui vient
contredire la représentation qu’on s’est à grand-peine construite du « je » antérieur ; le « je » est toujours
un autre, le « ici » un ailleurs, et le « maintenant », un ailleurs temporel : leur existence extra-discursive
ne survit pas à leur énonciation. Paradoxalement, les textes de ce type, plus ils sont « ancrés », et plus ils
flottent74. C’est alors, et alors seulement, qu’il convient de parler, au-delà de l’ancrage fictif, de
« pseudo-ancrage75 ».

1.3.3 Considérations psycho-linguistiques

Nous avons cherché à montrer précédemment que les déictiques étaient à la fois, et pour la même
raison (leur solidarité de principe avec les circonstances de l’énonciation), commodes et délicats à
manipuler.
On peut se demander en conséquence si les déictiques sont acquis précocement ou tardivement par
l’enfant, mais les avis sont sur ce point partagés : pour Piaget, les déictiques, étant liés à une utilisation
égocentrique du langage, sont plus fréquents dans le discours enfantin76. Dans une perspective
phylogénétique, Bally affirme semblablement (196, p. 203) : « Il est clair que, génétiquement, l’absolu
[c’est-à-dire, en fait, le déictique] a dû précéder le relatif, et l’histoire des langues indo-européennes
nous montre que le second type est issu du premier77. » Mais la position de Jakobson est différente : les
déictiques, dit-il (1963, p. 180), « que la tradition de Humboldt concevait comme appartenant au stratum
le plus élémentaire et le plus primitif du langage, sont au contraire une catégorie complexe [...]. C’est
pourquoi les pronoms comptent parmi les acquisitions les plus tardives du langage enfantin et parmi les
premières pertes de l’aphasie ».
Ce qu’il y a de sûr en tout cas, c’est que, quelle que soit leur date d’« entrée en compétence », le
maniement des déictiques donne lieu fréquemment, ainsi qu’on le constate en observant la conversation
spontanée, les dégradations pathologiques du comportement discursif, ou leur exploitation à des fins
ludiques, à divers types de lapsus, confusions ou inadéquations d’emploi :
• utilisation fautive (ce qui montre bien que ce trope n’est admis que dans certaines conditions précises)
d’une expression déictique en guise d’anaphorique :
« le jour prochain notre instructeur m’a indiqué... » (« prochain » = « suivant ») ; « mais à ce moment il
n’a pas perdu confiance » (amalgame de « à ce moment-là », anaphorique, et de « en ce moment »,
déictique)78 ;
• neutralisation de certains axes déictiques, et confusion des je/tu79, avant/après, devant/derrière,
dernier/prochain, etc. – « lapsus d’inversion » que Pottier (1974, p. 87, ex. : « un ouvrage qui va
récemment être publié ») estime fréquent, et qui semble bien l’être en effet ;
• inadéquation du comportement langagier à ses conditions situationnelles : violation des présupposés80,
usage abondant d’ostensifs de la part d’interlocuteurs qui n’ont pas la possibilité de se voir, ou de
déictiques dans un message dont le récepteur ne dispose pas des informations situationnelles
indispensables (c’est ainsi que sur les murs de Lyon certains graffiti exhortent à venir manifester
« demain 17 h 30 place des Terreaux... ») ;
• utilisation d’unités déictiques comme s’il s’agissait d’unités référentiellement autonomes, et comme si
par exemple leur référence n’était pas mobile sur l’axe de la durée :

« Madelon. – Tout ça, c’est des paroles en l’air, tu lui as promis de l’argent pour aujour-d’hui.
Guignol. – Pardon, épouse, pardon, je lui ai dit que je lui donnerai de l’argent demain !

Madelon. – Eh ben, tu lui as dit ça hier !

Guignol. – Eh ben oui !

Madelon. – Eh ben alors, demain c’est aujourd’hui !

Guignol. – Comment, demain c’est aujourd’hui ! Alors, après-demain, c’est donc avant-hier ? »

L’astuce est commode et bien connue : demain, comme chacun sait, on rase gratis81.
L’observation du fonctionnement des déictiques est donc intéressante à plus d’un titre. Il est ainsi
permis de supposer que les sujets se comportent différemment les uns des autres par rapport au système
de repérage déictique, qu’ils y évoluent avec une aisance variable, et qu’ils y font appel avec une
constance inégale. Si l’on étudiait comparativement chez différents sujets l’utilisation du fonctionnement
des termes déictiques et/ou non déictiques (devant/derrière qui se prêtent aux deux usages ; aller/venir,
qui sont souvent commutables sans être également déictiques), peut-être verrait-on apparaître chez telle
catégorie de locuteurs une tendance prononcée à organiser l’espace discursif autour de leurs coordonnées
nynégocentriques, et chez telle autre, une prédilection pour les structurations « objectives » d’un espace
dont ils préfèrent rendre compte sans s’y projeter ni s’y mettre en scène82.
La fréquence des déictiques varie donc sûrement d’un locuteur à l’autre. Mais elle varie aussi d’un
type de discours à l’autre, et particulièrement selon la nature écrite ou orale du canal, le discours oral se
caractérisant essentiellement par l’importance de son insertion dans le système du je-ici-maintenant, ainsi
que l’illustrera pour terminer cet enregistrement d’un chauffeur d’autobus parisien :
« C’est marrant, hein, les accidents. Tu vois là, je vais pas en avoir de cinq, six mois, et puis tout d’un
coup, je vais en avoir un aujourd’hui, toute la semaine je vais en avoir83. »
L’irruption inattendue du déictique « aujourd’hui » est incontestablement « fautive » : le locuteur
développe en effet dans le début de ce texte une hypothèse d’école, qu’il a le droit de situer dans le passé
(l’énoncé équivalent serait alors : « Mettons que je n’en aie pas eu depuis cinq, six mois, et puis tout d’un
coup, je vais en avoir un aujourd’hui »), ou dans le présent : c’est la solution adoptée par le locuteur, qui
choisit T0 comme point de départ fictif (« tu vois là » = « admettons que j’envisage ce qui risque de se
passer à partir de maintenant »), et suppute prospectivement, à l’aide d’un futur périphrastique normal, la
suite des événements ; nous voici cinq ou six mois plus tard : si L restait dans la logique de son système,
il devrait alors utiliser une expression temporelle du type : « à ce moment-là » (référence cotextuelle) ; à
sa place, apparaît le déictique « aujourd’hui » : le procès théoriquement futur (dans la logique de ce
système fictif) se trouve brutalement réinjecté dans le présent énonciatif. Irruption fautive donc, mais
révélatrice de cette tendance, constante à l’oral, à ancrer le plus possible dans la situation d’énonciation,
à laquelle il se trouve lié par une sorte de cordon ombilical, l’énoncé.

1.3.4 La catégorie déictique : problèmes d’extension

« Ce qui est frappant dans la suite des études publiées par Benveniste, c’est que la "catégorie" de la
deixis s’étend progressivement. Dans l’article cité ci-dessus, elle ne comportait, outre les pronoms
personnels, que la dimension de la temporalité [...]. Mais dans le dernier article paru, celui sur
"L’appareil formel de l’énonciation", s’y rattachent désormais interrogation, intimation, assertion même. »
Cette remarque, faite par Kuentz (1972, p. 27-28) au sujet de Benveniste, peut être généralisée : après
avoir d’abord identifié, sous le nom de déictiques, les éléments linguistiques les plus voyants qui
manifestent la présence du locuteur au sein de son énoncé, les linguistes se sont trouvés confrontés au
problème de l’omniprésence de ce locuteur dans le message. Dans une phrase telle que : « C’est beau »,
prononcée hors contexte dans une situation d’échange oral, le démonstratif est, de toute évidence,
déictique. Mais l’adjectif « beau » lui aussi implique le locuteur : l’emploi de ce terme valorisant est
relatif à la nature particulière du sujet d’énonciation, à ses grilles d’évaluation, à ses canons esthétiques.
Toute assertion porte la marque de celui qui l’énonce. La dénomination que nous avons appelée
« absolue », celle qui mettait en cause le dénoté et lui seul, est une limite fictive : l’objet que l’on
dénomme, ce n’est pas un référent brut, c’est un objet perçu, interprété, évalué. L’activité langagière, dans
sa totalité, est subjective.
Fort de cette constatation, on peut être tenté d’appeler « déictiques » tous les faits de langage qui sont
relatifs au procès d’énonciation, et d’allonger la liste des shifters en y intégrant tous les indices de
subjectivité. Benveniste cède à cette tentation, ainsi que Todorov, qui dans l’inventaire qu’il propose des
« éléments indiciels », mentionne, à la suite des pronoms personnels et des désinences verbales, les
unités linguistiques à valeur émotive et à contenu évaluatif. Dans une telle perspective, les frontières de
la catégorie déictique viennent coïncider avec celles des faits énonciatifs.
Nous préférons quant à nous restreindre cette catégorie aux seules unités qui répondent par
l’affirmative aux critères suivants (dont on pourrait montrer qu’ils permettent par exemple d’opposer en
français la catégorie du temps à celle de l’aspect, du mode ou de la voix, et le choix au sein du paradigme
des pronoms personnels d’une forme de 1re/2e/3e personne, à celui d’un « tu » ou d’un « vous » pour
dénoter un allocutaire singulier) :

1 Leur choix et leur interprétation mettent en cause certains éléments bien spécifiques de la situation
de communication, à savoir :
le rôle joué par les actants de l’énoncé dans la relation d’allocution, c’est-à-dire leur nature de
locuteur/allocutaire/délocuté ;
la situation spatio-temporelle du locuteur, et secondairement, de l’allocutaire84.

2 Cette référence aux éléments posés en 1 est indispensable aussi bien à la phrase d’encodage (pour
sélectionner l’unité linguistique appropriée) qu’à celle de décodage (pour lui attribuer un contenu
référentiel approprié).

3 Cette référence est absolument contraignante, et les règles d’utilisation des déictiques sont stables
(compte tenu tout de même du « je » que permettent les énallages).
C’est-à-dire que nous considérons les déictiques comme un sous-ensemble des unités « subjectives »,
qui constituent elles-mêmes un sous-ensemble des unités « énonciatives » : à l’instar de Wunderlich,
1972 (qui après avoir décrit toute situation d’énonciation comme un « 9-uplet », ne retient comme
déictiques que trois de ces neuf composantes), et à la différence de Fillmore, 1973 (qui envisage en outre
la « deixis sociale »), nous n’admettons que trois catégories – personnelle, temporelle et spatiale85 – de
fonctionnements déictiques, dans la mesure où les unités qu’ils investissent ont la triple propriété de
fournir des informations indispensables (car tous les textes sont à leur manière déictiquement ancrés),
fondamentales (c’est grâce aux déictiques, nous l’avons dit à la suite de Benveniste, que se constitue le
sujet et que se structure l’espace dans lequel il évolue), et rudimentaires à la fois (puisque même si toutes
sortes d’informations de nature verbale ou extra-verbale viennent se greffer sur cette indication
dénotative très fruste, les déictiques ne permettent guère que l’identification de certains des constituants
du cadre énonciatif).
Mais après les avoir éliminés, par décret terminologique, de la catégorie déictique, il nous reste à
envisager les autres lieux, plus subtils, d’inscription dans l’énoncé de la subjectivité langagière.

2 LES SUBJECTIVÈMES « AFFECTIF » ET « ÉVALUATIF » ;


AXIOLOGISATION ET MODALISATION
Avant de poursuivre cette exploration, quelques remarques préliminaires s’imposent.

– Il va de soi que toute unité lexicale est, en un sens, subjective, puisque les « mots » de la langue ne
sont jamais que des symboles substitutifs et interprétatifs des « choses ». Contre l’illusion
« isomorphiste » et « décalcomaniaque » (il existerait, antérieurement au langage, un monde tout découpé
en objets distincts, l’activité dénominative consistant simplement à coller des étiquettes signifiantes sur
ces objets préexistants), la linguistique répète et démontre qu’en aucune manière les productions
discursives qu’autorisent les langues ne sauraient fournir un quelconque « analogon » de la réalité,
puisqu’elles découpent à leur manière l’univers référentiel, imposent une « forme » particulière à la
« substance » du contenu, organisent le monde, par « abstraction généralisante », en classes de dénotés,
sur la base d’axes sémantiques partiellement arbitraires, et qu’elles « programment » ainsi de façon
contraignante les comportements perceptifs et descriptifs de la communauté parlante : « Nous découpons
la nature selon les lignes établies par notre langue [...] ; en fait, il nous est impossible de parler sans
souscrire au mode d’organisation et de classification du donné que cet accord a décrété [...]. Aucun
individu n’est libre de décrire la nature avec une impartialité absolue, mais contraint au contraire à
certains modes d’interprétation alors même qu’il se croit le plus libre » (B. Lee Whorf86). En ce sens,
tous les mots de la langue fonctionnent, pour reprendre la terminologie de Robert Laffont (1976, p. 98-
99), comme des « praxèmes », c’est-à-dire qu’ils connotent, à des degrés divers (« pierre », « bœuf »,
« roi », « âme » ne sont pas au même titre, même s’ils le sont tous, culturalisés) les différentes « praxis »
(technologique, socio-culturelle) caractéristiques de la société qui les manipule, et qu’ils charrient toutes
sortes de jugements interprétatifs « subjectifs » inscrits dans l’inconscient linguistique de la communauté.

– Mais il ne s’agit pas ici des manifestations collectives, et, pourrait-on dire, « catachrétiques » de la
subjectivité langagière (à propos de l’expression « soleil couchant », Hagège, 1971, p. 225, dit justement
de la langue qu’elle est « une sorte de bric-à-brac ou de musée Grévin de la connaissance »). Ce sont les
usages individuels du code commun qui nous intéressent87, et notre problématique est la suivante :
lorsqu’un sujet d’énonciation se trouve confronté au problème de la verbalisation d’un objet référentiel,
réel ou imaginaire, et que pour ce faire il doit sélectionner certaines unités dans le stock lexical et
syntaxique que lui propose le code, il a en gros le choix entre deux types de formulations :
• le discours « objectif », qui s’efforce de gommer toute trace de l’existence d’un énonciateur individuel ;
• le discours « subjectif », dans lequel l’énonciateur s’avoue explicitement (« je trouve ça moche ») ou se
pose implicitement (« c’est moche ») comme la source évaluative de l’assertion.
Exemple : dans un manuel de géographie destiné aux élèves de cours élémentaire88, le chapitre
concernant « la France » s’intitule « Notre douce France ». Comparée à la précédente plus « normale »
dans ce contexte énonciatif (discours à prétentions scientifiques), la formule est doublement marquée
subjectivement :
• par l’usage du déictique, qui implique que c’est un énonciateur français qui s’adresse à des petits
Français (le contexte indiquant qu’il s’agit d’un « nous » inclusif) ;
• par l’utilisation de l’adjectif affectivo-axiologique « doux89 », qui énonce un jugement de valeur, et un
engagement émotionnel du locuteur vis-à-vis de l’objet dénoté.

– Pour effectuer le repérage des unités qu’il nous semble légitime de considérer comme subjectives,
nous nous fierons avant tout, il faut l’avouer sans ambages, à notre propre intuition, intuition que l’on
peut éventuellement étayer sur des constatations (car il serait abusif de parler à ce sujet de « critères »)
telles que :
• À la différence des termes objectifs, dont la classe dénotative a des contours relativement stables, celle
des termes subjectifs est un ensemble flou : l’appartenance d’un x à la classe des professeurs, des
célibataires, des anciens combattants90, ou même des objets jaunes, est admise ou rejetée plus
unanimement, et peut se vérifier plus facilement, que son appartenance à la classe des imbéciles, ou des
beaux objets.
• Soit encore l’énoncé suivant (produit par un étranger s’essayant au français) :
« Vous êtes bien jolie. Votre robe est rouge. »
De ces deux phrases, la première est perçue comme beaucoup plus « normale » que la seconde, qui
produit immanquablement l’effet d’une de ces phrases artificielles que l’on rabâche quand on apprend
une langue étrangère. C’est que lorsqu’elles prédiquent à propos d’objets présents dans la situation de
communication, les expressions objectives, à la différence des expressions subjectives qui, elles, « ne
vont pas de soi », sont dénuées de toute valeur informative - sauf lorsqu’elles sont insérées dans un
contexte argumentatif spécifique, qui vient suspendre l’application de la « loi d’informativité » : ainsi
l’énoncé précédent peut-il à la rigueur se justifier dans l’interprétation « vous êtes bien jolie, car votre
robe est rouge, et que le rouge vous va bien ».
• Certains termes enfin paraissent déplacés dans certains types de discours (scientifique, lexicographique,
etc.) qui prétendent en principe à l’objectivité91. C’est ainsi que la présence, dans les définitions du
« nègre » que proposent les dictionnaires d’Ancien Régime, d’expressions telles que « ces malheureux
esclaves », « ces êtres vicieux », ou la formule « fausse religion de l’Inde » utilisée par Le Bouilhet pour
caractériser le bouddhisme, choque le lecteur moderne, accoutumé à des définitions lexicographiques
moins grossièrement subjectives. Et le sentiment de cette incongruité peut être utilisé pour poser
l’existence de certaines catégories de subjectivèmes (à savoir respectivement les traits [affectif],
[axiologique] et [modalisateur]).

– Ces observations permettent en même temps de prendre conscience du fait que l’axe d’opposition
objectif/subjectif n’est pas dichotomique, mais graduel :
– Les unités lexicales sont en elles-mêmes (en langue) chargées d’une dose plus ou moins forte de
subjectivité, par exemple :

et la réponse est de toute évidence affirmative à la question que se pose Todorov (1970 a, p. 7) « "bon"
implique-t-il le locuteur d’une manière plus forte que "jaune" ? », ainsi qu’en témoigne le fait qu’à la
différence des axiologiques, les termes de couleur (ainsi d’ailleurs que les dimensionnels) sont fort bien
tolérés par le discours scientifique (et en particulier lexicographique). De même, c’est à juste titre que
Korzybski dénonce, dans les phrases telles que :
(1) « La fleur est rouge »
(2) « Georges Durand est un égoïste »
l’imposture que constitue le verbe « être », qui fait comme si la propriété qu’il a pour fonction
d’attribuer à l’objet lui était intrinsèquement attachée, alors qu’elle ne se constitue que dans le rapport
existant entre’objet perçu et le sujet percepteur. Mais l’« abus de langage » est assurément plus grave, et
le taux de subjectivité assurément plus fort dans la seconde phrase que dans la première (pour démontrer
le caractère relatif de la validité d’une telle assertion, Korzybski est en effet obligé de faire appel à
l’exemple du crapaud, et de façon plus convaincante, à celui du daltonien...). C’est pourquoi d’ailleurs le
remède qu’il préconise contre ce fallacieux effet-d’-objectisation92, remède qui permette à la carte de
rendre mieux compte du territoire, est nettement plus énergique dans le second cas que dans le premier :
en (1), Korzybski propose simplement de remplacer « être » par « paraître » ; en (2), l’explicitation du
caractère subjectif de la prédication doit être plus appuyée puisque la formule « sainte et scientifique »93
correspondante est : « dans telles circonstances et à l’égard de telle personne, Georges Durand s’est
comporté d’une façon qui, selon mes propres standards, me paraît égoïste » (si l’on est vraiment pressé :
« Georges Durand se conduit habituellement comme un égoïste » – mais la formule est encore trop
généralisatrice, et à moins de la fonder statistiquement, abusive).
• D’autre part, le taux de subjectivité varie d’un énoncé à l’autre dans la mesure où les unités de ce point
de vue pertinentes peuvent y être plus ou moins nombreuses et denses – le but ultime (et dans une certaine
mesure utopique) de cet inventaire des unités énonciatives étant, après les avoir affectées d’un indice de
subjectivité, d’élaborer une méthode de calcul du taux de subjectivité que comporte un énoncé donné,
ce qui permettrait de trancher tous ces débats confus sur l’objectivité de tel ou tel article ou organe de
presse (on peut ainsi se demander ce que signifie exactement la jolie formule – avec son chiasme
sémantique – par laquelle Le Nouvel Observateur se définit comme « le plus objectif des journaux
d’opinion, et le plus engagé des journaux d’information » : nous tenterons plus tard de répondre à cette
question).
Après toutes ces précautions oratoires, il est temps de poursuivre l’exploration des unités signifiantes
dont le signifié comporte le trait [subjectif], et dont la définition sémantique exige la mention de leur
utilisateur. Nous le ferons en séparant dans un premier temps, pour des raisons de commodité descriptive,
les différentes parties du discours.

2.1 Les substantifs

La plupart des substantifs affectifs et évaluatifs sont dérivés de verbes ou d’adjectifs : nous ne nous en
occuperons pas ici, et nous renverrons l’analyse des termes tel que « amour », « prétexte »,
« accusation », « beauté », « petitesse », etc., à celle de « aimer », « prétexter », « accuser », « beau »,
« petit », etc.
Restent un certain nombre d’unités intrinsèquement substantives, qui vont nous permettre de poser le
problème de ces termes péjoratifs (dévalorisants)/mélioratifs (laudatifs, valorisants) que nous appelons
axiologiques.

2.1.1 Problème de la catégorie axiologique

Pour dénommer un individu x, je peux dire (et dans les deux cas il y a, au sens où nous l’avons
précédemment définie, dénomination « absolue ») :
(1) « c’est un professeur » : le terme énonce une propriété objective, facilement vérifiable, du dénoté ;
(2) « c’est un imbécile »/« c’est un génie » : ces substantifs cumulent deux types d’informations
d’ailleurs indissociables :
une description du dénoté ;
un jugement évaluatif, d’appréciation ou de dépréciation, porté sur ce dénoté par le sujet d’énonciation.
Ces termes, dans la mesure où ils font intervenir une évaluation de x, laquelle est solidaire des
systèmes d’appréciation du locuteur ; dans la mesure où leur usage, x restant invariant, pourra varier
d’une énonciation à l’autre ; dans la mesure enfin où ils sont à éliminer d’un discours à prétention
d’objectivité, dans lequel le locuteur refuse de prendre position par rapport au dénoté évoqué, peuvent
être considérés comme comportant un trait sémantique [subjectif].
La description de ces axiologiques pose un certain nombre de problèmes délicats :

a) Il arrive que le trait évaluatif reçoive un support signifiant spécifique : c’est ainsi le cas des
termes péjoratifs suffixés en « -ard » (cf. « chauffard » – vs « chauffeur » -, « vantard », « fuyard »,
« flemmard », « cossard », « fêtard », « froussard », « trouillard », « revanchard », « communard »,
« ringard », et ce néologisme publicitaire : « Quand vos nylons jaunissent, c’est la faute au Jaunard »), ou
« -asse » (« vinasse », « blondasse », « fillasse », « pétasse », « bêtasse », « connasse » – le suffixe ne
venant que renforcer, dans les derniers exemples, la valeur péjorative du radical -, et ce néologisme
forgé, d’après Le Monde du 13 janv. 1974, par un téléspectateur mécontent : « La réclamasse ! La
réclamasse ! Il n’y a plus que ça... »).

b) Ce trait axiologique se localise au niveau du signifié de l’unité lexicale, lequel se définit dans sa
relation triangulaire au signifiant d’une part, au dénoté d’autre part.

– Les connotations axiologiques et stylistiques doivent en principe être soigneusement distinguées.
Comparons en effet les trois termes :
« tacot/voiture/bagnole » :
• « tacot » vs « voiture » : la différence est d’ordre sémantique, le premier terme ajoutant au second le
trait [de mauvaise qualité, vieux, déglingué...] et connotant de la part de L une attitude défavorable ;
• « bagnole » vs « voiture » : la différence concerne le seul signifiant : les deux termes sont équivalents
extensionnellement, et leur contenu sémique est
identique ; ils ne s’opposent que par le type de discours (langue standard vs langue familière)
susceptible de les prendre en charge94.
Il existe cela dit entre ces deux types de valeurs d’évidentes affinités, qui se manifestent par exemple
dans le fait :
qu’elles sont parfois confondues dans la description métalinguistique (c’est ainsi que nous avons entendu
un professeur d’italien déconseiller à ses élèves de traduire « ciao ! » par « salut ! », jugé « trop
péjoratif ») ;
qu’elles se substituent fréquemment l’une à l’autre au cours de l’évolution diachronique (« caballum » =
« rosse » ? « cheval », en langue argotique d’abord) ;
que dans une même synchronie, de nombreux morphèmes présentent un fait de polysémie tel que les deux
sémèmes s’opposent exclusivement en ce qu’ils comportent, l’un le trait axiologique, et l’autre le trait
stylistique.
Exemple : le mot « baraque » qui se prête à deux utilisations :
baraque 1 : [ensemble des sèmes qui définissent le contenu de « maison »]
+ [mauvaise qualité]
baraque 2 : [ensemble des sèmes qui définissent le contenu de « maison »]
+ [langue familière]
(cf. « une belle, une sacrée baraque »)
Semblablement, le Petit Robert, 1967, considère « femelle » (pour désigner une personne humaine)
comme « pop. et péj. », et que le suffixe -ard « donne une nuance péjorative ou vulgaire ».
Il apparaît donc que la « barre » qui sépare en principe le signifiant du signifié est quelque peu
perméable : un terme connoté « vulgaire » a tendance à vulgariser, par contagion, le signifié, donc le
dénoté auquel il renvoie ; inversement, les termes stylistiquement « normaux » qui désignent des réalités
sexuelles ou scatologiques ont tendance à être perçus comme « bas » dans la mesure où la dévalorisation
qui s’attache au contenu finit par déteindre sur le signifiant. Ce n’est pas par hasard si l’argot récupère
volontiers les termes péjoratifs de la langue standard : il exprime une vision foncièrement dévalorisante
du monde95. Lorsqu’à l’inverse la langue poétique du XVIIIe siècle appelle « banquet » un vulgaire
pique-nique, ou « palais » une maison quelconque, elle obéit avant tout à un impératif rhétorique ; mais
même si l’on identifie le stratagème stylistique, cet ennoblissement du signifiant se répercute
inévitablement sur la représentation du dénoté : les listes d’équivalence entre mots communs et
expressions nobles que proposent les dictionnaires du XVIIIe siècle ne sont pas aussi innocemment
factices qu’on pourrait le croire.
– Nous dirons donc qu’entre le Sé et le Sa, il y a indépendance de principe des systèmes de
(dé)valorisation, compensée par une tendance partielle à la contamination.
Le signifié et le dénoté étant au contraire étroitement solidaires l’un de l’autre (le signifié n’étant que
l’image linguistique abstraite du dénoté, et les sèmes qui le constituent, l’image des propriétés pertinentes
du dénoté), entre le signifié et le dénoté, il y a solidarité générale des systèmes de (dé)valorisation,
compensée par une tendance partielle à l’autonomie.
Les objets référentiels, c’est là une évidence intuitive largement confirmée par les analyses des
« mythologues du quotidien » (le Georges Perec des Choses, le Barthes des Mythologies, le Baudrillard
du Système des objets), sont eux-mêmes le lieu de cristallisations axiologiques et l’objet de jugements
évaluatifs variables d’une société à l’autre (Hjelmslev 1971, p. 119 : « ... "l’être méprisé" peut être dans
telle société le chien, dans telle autre la prostituée, dans une troisième société la sorcière ou le bourreau
et ainsi de suite... »). Il convient donc de distinguer, dans un premier temps théorique, les valeurs
axiologiques qui se localisent au niveau de la représentation référentielle (et qui peuvent se refléter dans
toutes sortes de pratiques symboliques), et celles qui viennent s’inscrire dans les signifiés lexicaux. Mais
il faut immédiatement ajouter qu’à partir du référent, grâce à l’action médiatisante de la compétence
idéologique, les connotations axiologiques finissent au bout d’un certain temps – car les valeurs
linguistiques se caractérisent, par rapport aux représentations référentielles, par une plus grande inertie –
par « passer » dans la langue. Lorsque Cavanna déclare (dans Charlie-Hebdo du 22 juillet 1970) que « la
nature, c’est comme la justice, la vertu, l’honneur, le beau, l’homme, l’enfance malheureuse, la culture
classique, le cuirassé Potemkine, la cuisine au beurre et la musique symphonique : on ne peut pas être
contre », le consensus qu’il dénonce ainsi caractérise d’abord l’attitude des Français envers l’objet-
nature, mais la sanctification de l’objet (c’est-à-dire, bien sûr, de sa représentation culturalisée) entraîne
par ricochet métonymique la valorisation du mot. C’est la couleur noire qui pour le Black Power est
« beautiful ». N’empêche que de leur slogan, le mot « black » ressort embelli.

c) La valeur axiologique d’un terme – ou plus précisément, pour ne pas compliquer encore le
problème en y ajoutant celui de la polysémie, la valeur qui s’attache à l’un de ses sémèmes – peut être
plus ou moins stable ou instable. C’est-à-dire qu’à côté des termes qui sont clairement marqués, au sein
de ce « diasystème » intégrateur de tous les « lectes », d’une connotation positive ou négative, d’autres ne
reçoivent une telle connotation que dans un dialecte, sociolecte ou idiolecte particuliers. C’est ainsi que
l’on peut voir s’axiologiser un terme généralement neutre (Tony Duvert, Le Bon Sexe illustré, Minuit,
1974, p. 9 : « J’ai souvent, au long de ce livre, employé le mot "médecin" dans un sens péjoratif, ou
même injurieux ; c’était par pure commodité d’écriture, et il va de soi que je ne place pas du tout sur le
même plan les auteurs de l’Encyclopédie et les médecins qui ne partagent pas leurs opinions » : la langue
fonctionnerait certes mieux si pour chaque classe d’objets, elle discriminait terminologique – ment les
bons et les mauvais...), ou s’inverser sa connotation usuelle (Blaise Cendrars : « La publicité est la plus
chaleureuse manifestation de la vitalité des hommes d’aujourd’hui, de leur puérilité, de leur don
d’invention et d’imagination »). À la limite, comme n’importe quel mot, s’il se trouve inséré dans un
cotexte ou contexte approprié, ou accompagné de certains signifiants intonatifs ou graphiques
spécifiques96, peut se trouver investi d’une connotation (dé)valorisante inédite, c’est la totalité de la
classe des substantifs qui vient alors s’engouffrer dans la classe des axiologiques.
Mais l’instabilité des investissements axiologiques que l’on observe dans les compétences lexicales
tient surtout à la diversité des compétences idéologiques qu’elles reflètent : à la différence de
« poujadisme », « réformisme », « électoralisme », « racisme », « sexisme », « jeunisme », etc., qui
fonctionnent régulièrement comme des termes injurieux et peuvent donc être considérés comme marqués
en langue, des mots tels que « communisme », « nationalisme », « ordre » ou « discipline » sont
entièrement solidaires, en ce qui concerne leur connotation axiologique, de la spécificité du lieu
idéologique d’où parle L – soit que les « informations préalables » que l’on possède sur lui permettent
d’interpréter axiologiquement un énoncé en lui-même indéterminé, soit qu’au contraire les propriétés
internes de l’énoncé permettent d’en inférer certaines caractéristiques de « l’idéolecte » dont relève son
énonciateur. Quant aux valeurs inscrites dans le diasystème, elles permettent de diagnostiquer l’attitude
(de mépris ou de révérence) qu’adopte dans son ensemble la société vis-à-vis de tels ou tels objets
référentiels, et la place qu’ils occupent au sein du système très hiérarchisé de ses représentations
collectives. C’est ainsi que la nôtre dévalorise avec constance les sphères du sexuel97 et du scatologique,
qu’elle valorise le « haut » par rapport au « bas », le « grand » par rapport au « petit », et que bien loin
d’estimer qu’« il n’y a pas de sot métier » (mais les proverbes énoncent bien souvent, comme le montre
S. Meleuc, une « contre-doxa »), elle contraint aux prudences de l’hypéronymie ou aux ruses de
l’euphémisme98 (lequel consiste à substituer à l’expression normale une autre mieux connotée) ceux qui
ont le malheur d’exercer un métier infamant99.

d) La variabilité des valeurs axiologiques susceptibles de venir investir une même unité lexicale n’est
pas faite pour faciliter leur analyse. Lorsque Michel Droit définit Cohn-Bendit comme « un petit boche
joufflu et bedonnant », la valeur axiologique de l’énoncé, qui se répartit sur toute la séquence mais se
concentre surtout sur « boche », est plus qu’évidente, et il faut le culot d’un Droit pour oser le nier (lequel
eut en effet, comme Glucksmann lui reprochait cette formule lors d’une émission de télévision le 2 mai
1978, cette répartie superbe de mauvaise foi et d’humour involontaire : « et alors ? c’est péjoratif,
"joufflu" ? »). Mais il est des axiologiques moins grossiers, et des cas où l’on peut hésiter sur la valeur
qu’il convient d’attribuer à telle ou telle unité signifiante100 – d’autant plus qu’on ne peut pour ce faire se
fier qu’à son intuition sémantique, éventuellement étayée sur certaines considérations formelles
(fonctionnement de « mais » et de « même ») dont nous parlerons plus loin. En l’absence de toute
méthode permettant le repérage automatique des axiologiques101, celui-ci ne peut être que d’autant plus
incertain que certains faits caractéristiques des langues naturelles viennent volontiers perturber
l’économie des valeurs positives et négatives.

– II y a par exemple ces deux phénomènes que Genette (1976) met en évidence sous les noms de
« contre-valorisation compensatoire » (qui consiste à valoriser ensuite le terme de l’opposition que l’on
a premièrement dévalorisé), et de « valorisation par contraste » (c’est-à-dire que pour un même sujet la
valeur axiologique d’un terme variera selon la relation oppositive à l’intérieur de laquelle on l’envisage :
x peut fort bien être marqué positivement par rapport à y, et négativement par rapport à z).

– Il y a encore le fait que de par leurs propriétés sémantiques, les axiologiques sont prédestinés à se
voir utilisés ironiquement – l’ironie consistant à exprimer sous les dehors de la valorisation un jugement
de dévalorisation -, et que les indices de l’inversion sémantique qui la caractérise ne sont pas toujours
aisément repérables102 : il n’est pas toujours facile de démêler si l’usage d’un mot tel que « nègre »
connote effectivement le racisme, ou si fonctionnant « au second degré » il prétend tourner en dérision
ceux qui l’utilisent au premier103.

– Il y a enfin les effets parfois curieux de l’action du contexte verbal : expression de l’excès104, effets
paradoxaux de l’atténuation105, phénomènes de contagion cotextuelle (ainsi notre texte sur la « douce
France » est-il saturé d’axiologiques au point que ce bain connotatif imprègne et colore flatteusement
toutes les unités du texte, même les plus objectivement géographiques en apparence, ces connotations
axiologico-euphorisantes venant se concentrer dans le doux nom de France). Il est en tout cas certain que
l’on ne peut espérer rendre compte du fonctionnement des axiologiques sans considérer les effets parfois
indirects du cotexte parfois large, et de la dynamique argumentative dans laquelle ils se trouvent pris.

e) Cette allusion au rôle argumentatif des axiologiques débouche sur le problème plus général de la
relation existant entre leur valeur sémantique et leur fonction pragmatique ; relation qui apparaît dans le
fait que la fréquence des axiologiques en général, et celle des deux catégories positive et négative en
particulier, variera selon la visée illocutoire globale du discours qui les prend en charge :
Les axiologiques seront naturellement plus nombreux dans les énoncés à vocation évaluative que dans les
énoncés à prétentions descriptives.
Les discours à fonction apologétique, comme le discours publicitaire dont la visée pragmatique consiste à
rendre, pour mieux le vendre, le produit plus alléchant, exploiteront massivement l’existence en langue de
termes mélioratifs.
Symétriquement, les discours polémiques106 se caractérisent par le fait que visant à disqualifier une
« cible », ils mobilisent à cet effet nombre d’axiologiques négatifs, ou « vitupérants » – ce sera par
exemple, dans le discours des adversaires de la linguistique, le terme de « jargon », dans celui des
générativistes, le terme de « taxinomiste », dans celui des politiciens, « démagogique »107 ou
« irresponsable » (qui peut servir aussi bien au PCF pour disqualifier les gauchistes qu’à Alice Saunier-
Seïté pour discréditer les présidents d’université) – et l’on peut à ce sujet s’interroger sur les relations
existant entre les concepts d’« axiologique » et d’« injure ».
Soit les deux exemples suivants d’interactions :
« Il m’a engueulé quelque chose de terrible et nous a tous traités de sauvages, ce qui a foutu en rogne
Monsieur Waloumba qui lui a fait remarquer que c’étaient des propos. Le docteur Katz s’est excusé en
disant qu’il n’était pas péjoratif » (E. Ajar, La Vie devant soi, Mercure de France, 1975, p. 247).
« Comme Jean-François Revel faisait remarquer au secrétaire général du PCF que de tels propos
["Combien vous paye Barre pour poser de telles questions ?"] relevaient de la diffamation, il s’est
entendu répondre par M. Marchais : "Oh ! vous Revel, il y a longtemps que l’on sait que vous êtes une
canaille". Tirant la conclusion normale de tels excès de langage, le directeur de L’Express s’est levé et a
quitté le studio » (Le Monde, 16 janvier 1979, p. 40).
Ces exemples mettent en évidence deux choses : que les termes péjoratifs sont tous disposés à
fonctionner comme des injures, et que les injures relèvent de la pragmatique du langage (ainsi que l’a
bien montré É. Larguèche) : elles visent à mettre le récepteur, selon un mécanisme de Stimulus ? Réponse,
dans une situation telle qu’il est contraint de réagir à l’agression verbale (d’en « tirer la conclusion
normale ») – par la « rogne », ou par la fuite.
Nous dirons donc que le trait axiologique est une propriété sémantique de certaines unités lexicales,
qui leur permet dans certaines circonstances de fonctionner pragmatiquement comme des injures, le
marqueur illocutoire de l’injure étant la résultante complexe d’un ensemble de faits de nature :
lexicale (les axiologiques négatifs constituant un réservoir virtuel où se puisent les termes d’injure) ;
syntaxique (dans l’injure proprement dite, le terme péjoratif est employé en fonction vocative108, et
souvent dans le contexte < espèce de (x) >, expression à laquelle le récepteur répond parfois, renvoyant
ainsi à son partenaire discursif la balle injurieuse, par « x toi-même ! ») ;
intonative : on peut toujours, remarque Delphine Perret, interpréter comme hypocoristique un terme
habituellement injurieux, si l’intonation sollicite cette interprétation antiphrastique ; et inversement,
l’intonation peut rendre injurieux un terme habituellement neutre (c’est-à-dire que les trois facteurs ici
signalés comme marqueurs de l’injure ne sont pas tous nécessairement co-présents, la force de l’un
pouvant venir compenser l’absence de l’autre).
L’injure constitue donc un emploi discursif particulier des axiologiques négatifs. Mais notons que l’on
passe insensiblement de l’énoncé constatif à l’énoncé injurieux :
(1) « ce que tu dis là est contraire à la vérité » : constat ;
(2) « tu mens en disant cela » : dès lors qu’il comporte l’idée d’une dissimulation délibérée, l’énoncé
s’axiologise, et le constat vire à l’accusation ;
(3) « tu es un menteur » : il ne s’agit plus ici d’une caractérisation ponctuelle, mais d’une étiquette
injurieuse qui prétend énoncer une propriété intrinsèque du dénoté ; corrélativement, la force illocutoire
de l’énoncé s’accentue ;
(4) « espèce de sale menteur ! » : injure proprement dite.
Il est donc bien difficile de dire où commence à proprement parler l’illocutoire : Ducrot appelle ainsi,
on le sait, ce qui dans un énoncé « modifie la situation juridique des interlocuteurs ». Mais si l’on prend
l’adjectif au sens propre, le nombre des énoncés illocutoirement marqués se réduit au cas des injures
proférées à l’intention de certaines figures sociales sanctifiées (magistrats, agents de police), que l’on n’a
pas le droit d’« offenser » ni d’« outrager », et à la rigueur à celui de ce que Ducrot appelle (1973 a,
p. 125) l’« affront » (comportement discursif qui consiste à mettre sa victime dans l’alternative
« juridique » suivante : se venger, ou être déshonoré, et qui s’oppose à l’« offense », laquelle ne constitue
pas un acte illocutoire puisqu’elle modifie seulement « l’état psychique » du récepteur) – réduction que
l’on peut trouver bien sévère et arbitraire109 Si l’on entend au contraire figurément le terme « juridique »,
alors relèvent de l’illocutoire non seulement l’affront mais aussi l’injure en général, et même tous les
emplois d’axiologiques, qui sont toujours susceptibles d’avoir des retombées perlocutoires sur le
comportement du récepteur (comportement d’achat sollicité par les messages publicitaires, réponse aux
sondages sollicitée par la formulation de la question110, etc.).

Signalons encore au sujet de l’injure :
Que dans certaines sociétés et certaines circonstances, leur utilisation obéit à des règles si strictes
qu’elles semblent sortir tout droit d’un manuel du bon usage : ainsi chez ces jeunes Noirs américains dont
Labov (1978) analyse le parler et qui usent d’un stock très limité d’injures quasi rituelles, empruntant à
un petit nombre de thèmes productifs111 ; ou encore, dans l’univers carcéral chinois, où la pratique de
l’Épreuve consiste à déverser collectivement sur la victime, afin d’obtenir son Aveu, un flot d’injures
codifiées avec une incroyable précision, ainsi qu’en témoigne ce dialogue rapporté par Pasqualini :
« "Ainsi, au lieu d’être reconnaissant au Parti communiste d’avoir amélioré la situation, vous essayez de
saboter son système. Voyez-vous à quel point vous avez agi comme un salaud Loo l’interrompit, la voix
vibrante de colère. Il lui fallait rappeler à Chou la règle du jeu. "Ne le traitez pas de salaud ! dit-il
fermement. Vous savez que ce genre d’insulte est interdit pendant les séances d’étude. Nous ne pouvons
pas employer ce langage-là à l’égard de nos compagnons de cellules". Chou baissa d’un ton dans le
vocabulaire péjoratif officiel. "D’accord. Œuf pourri, alors." "Non, rétorqua Loo, en secouant la tête,
pas même ça. Vous pouvez le traiter de mauvais élément si vous voulez, ou de réactionnaire ou de
propriétaire puant. De propriétaire qui ne mérite même pas son nom. Nous pouvons le traiter de riche
propriétaire insignifiant"112 ».
Dans cet exemple, le degré de péjoration joue un rôle déterminant, mais le contenu dénotatif n’importe
guère : on assiste alors à une sorte de vidage sémantique de l’expression au profit de la seule
connotation axiologique113, et « révisionniste », « fasciste », « agent de l’impérialisme »,
« réactionnaire », « sale bourgeois puant », « élément obstiné », « crotte de chien », « serpent
venimeux », « représentant typique de la bourgeoisie », etc., fonctionnent comme des synonymes qui ne
s’opposent que sur l’axe de l’intensité (dans le cas de la « Bande des quatre », l’adéquation dénotative
des architermes péjoratifs « capitaliste » et « révisionniste » utilisés pour les disqualifier était aussi
douteuse que leur efficacité connotative évidente) ; on pourrait faire la même remarque du mot « juif »,
synonyme de « pas bien » pour certains Arabes114, etc.
Pour que l’injure puisse fonctionner adéquatement (c’est-à-dire que l’effet perlocutoire obtenu soit
conforme à la valeur illocutoire prétendue par l’énoncé), encore faut-il que A la perçoive comme telle,
donc partage le système axiologique de L. Supposons ainsi que L traite A d’anarchiste, et que A lui
réplique superbement (comme Mastroiani dans Rêve de singe, de Marco Ferreri) : « Parfaitement ! », L
en est pour ses frais, et le combat polémique cesse faute de combattants115.
Bally remarque enfin (1969, p. 199) : « Supposons un homme du monde dont le langage est habituellement
correct et châtié ; vous lui demandez son jugement sur un financier véreux ; s’il répond : "C’est une
fripouille", vous aurez l’impression d’un corps étranger qui s’est logé dans un système expressif tout
différent : vous sentez que le sujet aurait habituellement employé un autre mot (coquin, misérable, etc.) ;
s’il en a choisi un plus vulgaire, c’est pour mieux marquer son mépris » : plus un terme est « bas », plus il
tend à dégrader l’objet qu’il dénote, c’est-à-dire que la connotation stylistique peut dans certains cas
venir renforcer les effets pragmatiques de la connotation axiologique.

2.1.2 Conclusions

Les axiologiques, flatteurs ou injurieux, font donc figure de détonateurs illocutoires à effets immédiats
et parfois violents. C’est pourquoi ils ne sont maniés qu’avec d’infinies précautions116. Et c’est pourquoi
le langage policé préfère les tempérer d’une litote ou d’un euphémisme (la litote valant pour les deux
types d’axiologiques, cependant que l’euphémisme n’atténue que les péjoratifs), dont Pierre Larousse
prononce en ces termes l’éloge raisonné : « Nous avons donné à chaque article une étendue proportionnée
à la valeur réelle du personnage, mais en nous renfermant, à l’égard des contemporains, dans les limites
d’une appréciation courtoise, qui ne va jamais jusqu’à une complaisance calculée, et à travers laquelle,
néanmoins, perce toujours facilement notre opinion. La vérité ne gagne rien à être formulée brutalement,
et il y a des susceptibilités qu’il serait injuste et quelquefois cruel de froisser en invoquant le prétexte de
l’impartialité. "On doit des égards aux vivants, a dit si justement Voltaire ; on ne doit aux morts que la
vérité". C’est sur ce principe que nous avons réglé nos jugements » (préface au Grand Dictionnaire
universel du XIXe siècle).
Toutes les parties du discours comportent des axiologiques : nous aurons donc sous peu l’occasion
d’en rencontrer d’autres exemples. Mais nous pouvons dès maintenant récapituler certaines de leurs
propriétés.
À la différence d’autres types d’unités subjectives (déictiques, verbes modalisateurs), les axiologiques
sont implicitement énonciatifs : « Dans le cas où j’insulte quelqu’un, je lui applique un terme qui doit le
qualifier ou le désigner, lui, mais me permettre de me croire hors de cause, en ayant pour effet de
persuader mon interlocuteur, autant que possible, que c’est sa propre nature qui est stigmatisée par
l’insulte, et non pas par sa position par rapport à moi (sans quoi la vivacité de l’insulte serait émoussée,
d’avoir été posée comme relative) [...]. Il y a donc dans l’insulte, en dépit de son caractère explicite, un
élément qui est camouflé et qu’on pourrait tenter de formuler ainsi : "c’est moi qui le dis" ». Cette
remarque de Flahault (1978, p. 41-42) vaut pour tous les emplois d’axiologiques, qui relevant de la
modalité, dont nous reparlerons, de la subjectivité objectivisée, permettent à l’énonciateur de prendre
position sans s’avouer ouvertement comme la source du jugement évaluatif.
Jugement qui pourtant n’engage que lui, et dont il ne peut nier le caractère éminemment subjectif : faire
usage d’axiologiques, c’est dans une certaine mesure « parler de soi » (Béranger, dans Tueurs à gages de
Ionesco : « Comme c’est beau, quel magnifique gazon, ce parterre fleuri... Quelle odeur suave ! Vous
savez, monsieur l’architecte... excusez-moi de vous parler de moi... on peut tout dire à un architecte... »).
Et l’on peut même estimer que les axiologiques mériteraient, dans un modèle prétendant quantifier le taux
de subjectivité à l’œuvre dans un énoncé donné, d’être affublés d’un indice variable (car la charge
axiologique varie d’une unité à l’autre et d’une occurrence à l’autre), mais généralement fort : ce sont
des opérateurs de subjectivité particulièrement voyants et efficaces, qui permettent au locuteur de se
situer clairement par rapport aux contenus assertés117, et qu’il convient à ce titre d’éviter
scrupuleusement dans certains types de discours.
Mais en dehors du cas de ces discours à prétentions d’objectivité, la plupart des énoncés produits en
langue naturelle se caractérisent par la présence plus ou moins massive des axiologiques, et les
comportements langagiers, par le souci constant de dresser entre le bien et le mal une barrière
terminologique (« Il y a un moment où le libéralisme devient du laxisme »/« Mais il existe un seuil au-
delà duquel l’enfantillage devient infantilisme » (Baroncelli)/« Il y a un mot que j’aime : compromis. Le
vilain mot, c’est compromission » (F. Nourissier)), par cette manie évaluative que note Genette s’agissant
du cas particulier des discours « mimologistes », ce « besoin de valorisation (refus de la neutralité) qui
fait constamment prendre parti, préférer ceci ou cela, une langue à une autre, les voyelles aux consonnes,
les consonnes aux voyelles, l’"ordo rectus" ou le "rectus ordo", le masculin ou le féminin » (1976,
p. 425) ; besoin d’encodage qui se répercute au décodage sous la forme de ce réflexe interprétatif dont on
fait constamment l’expérience : que pense celui qui parle de l’objet dont il parle ? est-il « pour », est-il
« contre » ? Besoin réflexe dont il est plus facile de s’irriter que de se défaire118 : il arrive bien souvent
que l’arsenal argumentatif déployé par tel ou tel discours n’ait pas tant pour but de mettre au jour une
« vérité » quelconque que de couvrir et légitimer a posteriori des parti pris indéracinables...

2.2 Les adjectifs subjectifs119

« Il se tromperait celui qui dirait que les choses réelles sont grandes ou petites. Dans cette proposition,
il n’y a ni vérité ni erreur. Il n’y a pas non plus d’erreur ou de vérité dans l’affirmation que les objets sont
proches ou qu’ils sont lointains. Cette indétermination fait que les mêmes choses peuvent être appelées
très proches ou très lointaines, très grandes ou très petites ; que les plus proches peuvent être appelées
lointaines et les lointaines, proches ; que les plus grandes peuvent être appelées petites et les petites,
grandes » (Galilée, cité par Cohen, 1972, p. 440). En d’autres termes : « tout est relatif », dans l’usage
des adjectifs.
Il n’est pas question de procéder ici à une analyse un peu fine du système sémantique des adjectifs.
Notre propos est simplement de montrer qu’il convient de distinguer plusieurs catégories d’adjectifs
subjectifs :

2 Les adjectifs de couleur sont à coup sûr moins « objectifs » que les deux autres séries que nous citons en exemple. Mais comme l’axe de la
subjectivité est continu, c’est arbitrairement que nous le binarisons – en tentant compte tout de même de certaines constatations, comme celle-
ci : même le discours scientifique, qui se veut le plus proche du pôle de l’objectivté, se permet l’usage des termes désignant des couleurs. Il se
permet aussi du reste celui de certains évaluatifs non axiologiques, du type « petit ». La différence est pourtant sensible entre le
fonctionnement de « rouge », dont l’adéquation dénominative peut à la limite être vérifiée scientifiquement puisque la « rougité » a reçu une
définition « objective » en termes physiques, et celui de « petit », car aucune norme explicite n’existe pour fixer la dimension en deçà de
laquelle un objet particulier peut être ainsi qualifié.

Seules nous intéressent ici les catégories (a), (b) et (c) qui sont pertinentes dans le cadre d’une
problématique de l’énonciation, et qui relèvent de ce que Hjelmslev appelle « le niveau interprétatif du
langage ».
a) Les adjectifs affectifs120

– Définition : les adjectifs affectifs énoncent, en même temps qu’une propriété de l’objet qu’ils
déterminent, une réaction émotionnelle du sujet parlant en face de cet objet. Dans la mesure où ils
impliquent un engagement affectif de l’énonciateur, où ils manifestent sa présence au sein de l’énoncé, ils
sont énonciatifs.

– Dans cette mesure, ils sont sévèrement proscrits de certains types de discours qui prétendent à
l’objectivité. Ainsi, dans un manuel de stylistique normative à l’usage des futurs officiers de police
judiciaire (Lambert, 1970), on lit ceci : « Le style procédural exclut toute trace de sentiment ou
d’émotion. Des expressions telles que "la pauvre victime", "un spectacle poignant", "le cruel assassin",
"le petit cadavre", "une maigreur effrayante", sont donc à bannir absolument, comme n’ayant rien de
commun avec ce style, lequel se caractérise au contraire par le caractère strictement intellectuel des
constatations et des recherches, et par une froideur constante de ton. » Au style affectif s’oppose le style
« impassible » ou « intellectuel », seul « conforme. » Le discours procédural doit s’efforcer de gommer
dans l’énoncé toute trace d’énonciation : il représente le pôle objectif du langage.

– Autre exemple de discours objectif : l’énoncé lexicographique. La définition de dictionnaire, telle
qu’elle est actuellement conçue, bannit les adjectif affectifs. Cette règle stylistique, comme le montrent
S. Delesalle et L. Valensi dans leur étude du traitement lexicographique du mot « nègre », n’est pas
observée dans les dictionnaires d’Ancien Régime, où l’on rencontre, à côté des termes péjoratifs
(catégorie c)) tels que « ignorants », « lâches », « paresseux », « vicieux », etc., des expressions comme
« ces malheureux esclaves » qui expriment une réaction d’indignation et d’apitoiement de la part du
lexicographe, réaction que le cotexte se charge d’ailleurs rapidement de neutraliser. Et l’incongruité, pour
un lecteur moderne, de la présence de tels adjectifs dans un énoncé lexicographique, révèle a contrario
les exigences du discours objectif.

– La valeur affective peut être inhérente à l’adjectif, ou au contraire solidaire d’un signifiant
prosodique, typographique (le !), ou syntaxique particulier ; c’est ainsi que l’antéposition d’un adjectif le
charge souvent d’affectivité. Ex. :
« le petit cadavre », « la pauvre victime » (dans le corpus précédent) ;
« la pauvre maison d’une femme pauvre » : le second adjectif dénote un statut social et économique,
que neutralise, grâce aux effets poétiques de la répétition avec chiasme et variation sémantique, le
premier adjectif, qui lui connote un apitoiement du locuteur.

– Il existe entre les catégories a) et c), entre les valeurs affective et axiologique, entre les mécanismes
psychologiques de participation émotionnelle et de (dé) valorisation, certaines affinités.

On ne peut certes pas poser l’implication :
« c’est beau → je suis ému, bouleversé... » : l’énonciation d’un tel adjectif peut relever d’un simple
constat, affectivement neutre (cf. l’enchaînement possible : « c’est beau mais ça me laisse froid ») ; à la
différence du trait axiologique, la valeur affective ne devra pas être intégrée au contenu intrinsèque de
l’adjectif « beau ». Inversement, « ça me bouleverse » n’implique pas « c’est bien, c’est beau », et
l’expression « ces malheureux esclaves » ne porte pas sur les êtres ainsi définis de jugement de valeur.

Ces deux classes a) et c) ne se recouvrent donc pas. Mais elles se chevauchent, car certains termes
(« admirable », « méprisable », « agaçant121 », etc.) devront simultanément être admis dans les deux (ce
sont des axiologico-affectifs), cependant que d’autres, fondamentalement affectifs ou axiologiques, se
verront facilement charger en contexte d’une connotation axiologique ou affective.

b) Les évaluatifs non axiologiques

Pour mettre en évidence la spécificité de cette classe d’adjectifs, on peut invoquer certains critères tels
que leur caractère graduable (« la route est assez large, très large, plus large que la maison » vs « x est
plus célibataire que y122 »), leur possibilité d’être employés en structure exclamative, etc.123. Mais nous
allons la circonscrire plus précisément de la façon suivante :

– Définition : cette classe comprend tous les adjectifs qui, sans énoncer de jugement de valeur, ni
d’engagement affectif du locuteur (du moins au regard de leur stricte définition lexicale : en contexte, ils
peuvent bien entendu se colorer affectivement ou axiologiquement), impliquent une évaluation qualitative
ou quantitative de l’objet dénoté par le substantif qu’ils déterminent124, et dont l’utilisation se fonde à ce
titre sur une double norme :
(1) interne à l’objet support de la qualité ;
(2) spécifique du locuteur – et c’est dans cette mesure qu’ils peuvent être considérés comme
« subjectifs125 ».
En d’autres termes : l’usage d’un adjectif évaluatif est relatif à l’idée que le locuteur se fait de la
norme d’évaluation pour une catégorie d’objets donnée. C’est-à-dire qu’une phrase telle que « cette
maison est grande » doit être paraphrasée en : « cette maison est plus grande que la norme de grandeur
pour une maison d’après l’idée que je m’en fais (elle-même fondée sur mon expérience personnelle des
maisons) ». De même, l’utilisation de « un peu » dans « j’ai bu un peu de vin » (par opposition à la
quantification objective de « j’ai bu un pot de vin ») est relative :
(1) à l’objet que « un peu » quantifie ;
(2) à l’idée que le sujet d’énonciation se fait de la norme quantitative : « La désignation d’une quantité
à l’aide de "un peu" implique toujours, vu l’imprécision de cette expression, une prise de position
largement subjective : ce que l’un appelle "un peu de vin", l’autre l’appellera "beaucoup de vin". Je ne
peux donc dire de quelqu’un qu’il a bu un peu de vin sans prendre à mon compte le jugement » : on ne
saurait mieux expliciter que ne le fait ici Ducrot (1972 a, p. 197) la valeur « subjective » de ces
évaluatifs, qui sont dans cette mesure plus informatifs126 que leurs équivalents « objectifs », ainsi que le
remarque Tony Duvert commentant en ces termes le comportement du jeune Diego :
« Diego avait alors la manie de me demander devant tout ce qu’on utilisait ou consommait (un ouvre-
boîte, un briquet, du fromage, des mouchoirs en papier, de la bière, un stylo, une fourchette, de l’aspirine,
un plan de la ville, du chocolat, un grille-viande, une crème à raser) :
– Combien ça coûte ?
[...] Le plus souvent, le chiffre ne lui suffisait pas et il posait aussitôt une autre question :
– C’est cher ?
Comme si un prix n’indiquait pas la cherté d’un objet – ou plutôt, comme si Diego voulait connaître à
la fois le prix de ce qu’il y a chez les gens qu’il croit riches, et l’opinion que les riches mêmes ont de
ces prix.
Comme aussi je pourrais, si j’entendais un monsieur raconter qu’il a perdu cent millions dans une
opération boursière, lui demander :
– C’est beaucoup ?, tout en sachant on ne peut mieux ce que représenterait pour moi une telle somme si
je la détenais. L’insolite était que Diego ait cette attitude face aux produits les plus répandus, et tienne à
savoir si c’était "cher" ou non qu’un journal coûte un franc127. »
– Il convient d’insister sur le fait que la norme d’évaluation présupposée par l’utilisation de ces termes
est doublement relative. En effet, les linguistes ont tendance à ne signaler que l’un de ces deux aspects :
• Bally insiste surtout sur l’idée que la norme est relative au sujet d’énonciation (donc, sur la norme de
type 2) : « Tout adjectif au positif est quantifié par rapport à une unité de mesure que chaque sujet porte
en lui-même [...]. Une montagne est haute ou basse selon l’idée qu’on se fait de la hauteur d’une
montagne » (1969, p. 196).
• Chez Lyons au contraire, l’accent est mis exclusivement sur la relativité de la norme à l’objet-support
(norme de type 1). Citant Sapir : « Des oppositions telles qu’entre "petit" et "grand", "peu" et "beaucoup",
etc., nous font l’impression erronée d’être des valeurs absolues dans le champ de la quantité, à l’instar de
différences qualitatives comme "rouge" et "vert" dans le domaine de la perception de la couleur. C’est
une impression erronée... », Lyons commente en substance : effectivement, lorsqu’on prononce la phrase :
« Notre maison est grande », on a l’impression qu’en formulant ce jugement, on pose une qualité absolue,
et qu’on attribue à la maison la grandeur de la même manière qu’on lui prédique une couleur. Mais cette
impression est illusoire. Elle repose sur une ruse linguistique : l’ellipse. En réalité, « notre maison est
grande » contient une comparaison implicite : « notre maison est plus grande que la normale ». C’est ce
qui explique que, alors que :

« ce petit éléphant est un gros animal » ne soit pas contradictoire, ce que justifie la paraphrase :
« cet éléphant dont la taille est inférieure à celle d’un éléphant normal a cependant une taille supérieure
à celle de la moyenne des animaux » (1970, p. 355-356).
– La notion d’objet-support par rapport auquel se détermine la norme d’évaluation doit être précisée,
et doivent être distingués : le cas où l’adjectif est construit de façon absolue, et celui où il régit un
complément prépositionnel de type « pour S N »128.

(1) Lorsque la classe à l’intérieur de laquelle se détermine la norme est explicitée contextuellement, le
problème est relativement simple. Il faut simplement signaler, après Chomsky, Ducrot et Zuber, qu’une
phrase telle que :
« Jacques est petit pour un Français »
véhicule, en plus de l’information :
« Jacques est plus petit que la moyenne des Français »,
le sous-entendu :
« Les Français sont plutôt grands » (c’est-à-dire qu’ils ont en moyenne une taille supérieure à celle de
l’ensemble des humains)129.

(2) Lorsque l’adjectif ne comporte pas de détermination de ce type, les choses se compliquent quelque
peu. Comparons en effet :

la route est large (pour une route)


ce chien est gros (pour un chien)

et

un éléphant c’est gros (pour un animal)


les éléphants sont gros (pour des animaux)
une Cadillac c’est grand (pour une voiture).

La règle semble être la suivante :


• Si le SN déterminé par l’adjectif évaluatif est non générique, c’est-à-dire s’il renvoie à un ou plusieurs
objets particuliers (définis ou non), alors la norme d’évaluation, c’est la moyenne de l’ensemble de la
classe des dénotés auxquels renvoie le substantif.
• Si le SN est générique, c’est-à-dire s’il représente la classe dans sa totalité, la norme qui intervient,
c’est une norme déplacée, interne à la classe des dénotés correspondant à Phypéronyme du substantif.
Mais si l’on observe le fonctionnement réel des évaluatifs, force nous est d’admettre que la règle ainsi
formulée est bien approximative. En effet :
• Il arrive qu’une phrase telle que « cet éléphant est gros » signifie non pas qu’il est particulièrement gros
pour un éléphant, mais que c’est un gros animal (ou même que c’est un gros objet, par rapport à moi).
Cette ambiguïté tient à la complexité profonde, en dépit des apparences superficielles, de la structure du
syntagme nominal (dans cette acception, il faudrait postuler en structure profonde quelque chose comme :
« cet animal, qui est un éléphant – et dans la mesure où c’est un éléphant130 -, est gros – pour un animal,
donc » ; même chose pour « cet adolescent mange beaucoup », dont la voracité s’évalue selon les cas par
rapport à la moyenne des adolescents, ou par rapport à celle des humains)131.
• En ce qui concerne le second cas, on sait qu’un terme ne possède pas un seul hypéronyme, mais
plusieurs hiérarchisés, et celui qui intervient dans l’évaluation peut être de différents niveaux. Ex. :

une vache c’est gros (pour un animal)


un rat c’est gros (pour un rongeur, et plus particulièrement par rapport à la souris).

Pour traiter ce problème de façon plus satisfaisante, sans doute faudrait-il faire intervenir d’autres
considérations énonciatives du type : l’objet qui définit la norme d’évaluation est en général plus familier
à l’énonciateur que l’objet à évaluer, c’est-à-dire tenir compte de sa compétence culturelle, ainsi que de
l’univers de discours auquel se réfère la séquence évaluative (si l’interprétation la plus vraisemblable de
« Jean est petit »132 est « pour quelqu’un de son sexe, de son âge et de sa race », dans un univers de
discours particulier la norme comparative, sans être clairement explicitée, peut être plus spécifique : ses
frères et sœurs, les gens de sa famille, ses condisciples, etc.).

– Remarques sur quelques adjectifs évaluatifs

1 Les adjectifs de température font partie de la classe des évaluatifs. L’utilisation de « chaud » dans
« l’eau est chaude » est fonction :
du support précis de la propriété (« chaud » n’implique pas le même degré de température selon qu’il
s’agit de l’eau d’un bain, d’une lessive, d’une boisson) ;
de la sensibilité thermique particulière du locuteur.
Lorsque ces termes sont employés en météorologie, ils impliquent en outre un troisième élément. Ex. :
« le temps est frais » :
par rapport à ma frilosité ;
par rapport au « temps » (c’est-à-dire à la température moyenne de l’atmosphère extérieure) normal ;
mais, en plus, interviennent des considérations spatiales et temporelles (et, en ce sens, dans cet emploi, les
adjectifs de température sont partiellement déictiques) : « le temps est frais » = « la température de
l’atmosphère extérieure est inférieure à celle que l’on attendrait normalement en ce lieu et en cette
saison ». (Notons que l’expression « le temps et frais/doux pour la saison » comporte un sous-entendu
analogue à « Jean est petit pour un Français », à savoir « en cette saison, il fait généralement doux/frais »,
sous-entendu qui est absent de l’expression elliptique « le temps est frais/doux »).

2 En plus des deux normes que nous avons introduites dans la définition des termes évaluatifs, car elles
caractérisent leur fonctionnement commun, d’autres peuvent ainsi intervenir, qui varient avec l’adjectif
utilisé. Par exemple, la norme des moyens financiers dont je dispose, pour l’adjectif « cher », ce qui
conforte encore son statut énonciatif : « "cher" est, en fait, toujours relatif. Même s’il s’agit d’indiquer le
prix, il faut comprendre, dans notre exemple, "cher pour une voiture", "cher pour mon budget", [...] etc.
C’est d’ailleurs pourquoi l’expression
"Elle est chère", même lorsqu’elle sert à indiquer une zone dans l’échelle des prix, peut marquer, selon
la personne qui l’emploie et l’objet dont on parle, des zones bien différentes » (Ducrot, 1975, p. 80).

3 L’adjectif « long »133 :
Bierwisch décrit ainsi, par comparaison avec celui des autres adjectifs dimensionnels134, le contenu
sémique de cet adjectif :
(i) « long » vs « large » ? [l’adjectif prédique à propos de la plus grande dimension de l’objet]135 ;
(ii) « long » vs « court » ? [cette dimension est supérieure à la norme].
Mais ces deux caractéristiques sémiques sont en réalité insuffisantes, et il est nécessaire de leur
adjoindre
(iii) « long » vs « haut » ? [l’adjectif prédique à propos d’un objet envisagé horizontalement] ; en
effet : « une cigarette longue », « un nez long », « de longs cils ». De la même manière, un arbre ne peut
être dit « long », mais un tronc d’arbre couché peut l’être.
Ce trait (iii) semble pertinent pour rendre compte de la plupart des emplois de l’adjectif, mais il y a
des exceptions. Ex. : « elle a le visage long, de longs cheveux, une longue robe ». Peut-être faudrait-il,
pour rendre compte de cette valeur, poser plutôt :
(iii) « long » vs « haut » ? [vision horizontale ou verticale descendante] vs [vision verticale
ascendante] (une robe longue, c’est une robe qui tombe bas ; des talons hauts, des talons sur lesquels on
est haut perché).
Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’analyse de ces adjectifs dimensionnels ne peut être menée de façon
satisfaisante qu’à condition d’accorder une place prépondérante aux considérations combinatoires.

4 Le fonctionnement de l’adjectif « important », que Boons (1971) analyse en neuf sémèmes distincts
(qui correspondent plus en réalité à des effets de sens suscités par la nature particulière du référent qu’à
des unités sémantiques discrètes) selon qu’il reflète une quantification directe ou indirecte, métrique ou
ordinale, est intéressant, car cet adjectif est à la fois emphatiquement représentatif de l’ensemble des
évaluatifs (p. 206 : « dire d’un objet qu’il "est important", qu’il "a de l’importance", revient à supposer
une ou plusieurs échelles de grandeur implicites » – qui sont, généralement, « laissées dans l’ombre » -,
« où la valeur accordée à l’objet considéré comme "important" est supérieure à celle qu’on reconnaît à un
autre, ou à plusieurs autres objets sous-entendus, ou à la valeur moyenne, réelle ou imaginaire »)136 et
doté d’un statut d’exception dans la mesure où il chevauche les catégories de l’évaluation quantitative et
qualitative (pour Boons, « important » dénoterait la quantité et connoterait la qualité), et où il fonctionne
comme une sorte d’archilexème neutralisant l’ensemble des axes d’opposition qui partitionnent le champ
des évaluatifs, d’où son utilité, et son ambiguïté : l’archi-évaluatif positif « important » reçoit en partage
tous les avantages et inconvénients qui caractérisent le fonctionnement des archilexèmes.

c) Les évaluatifs axiologiques


– Définition : Comme celle des adjectifs précédents, leur utilisation implique une double norme :
interne à la classe de l’objet-support de la propriété : les modalités du beau varient avec la nature de
l’objet à propos duquel on prédique cette propriété, et cette variabilité de la norme de référence explique
la grammaticalité de phrases telles que « cet excellent Cayatte est un bien mauvais film », aussi bien que
l’agrammaticalité des enchâssements comparatifs du type « cette histoire est plus belle que Suzanne » (on
ne peut comparer axiologiquement que des objets appartenant « à la même catégorie137 ») ;
interne au sujet d’énonciation, et relative à ses systèmes d’évaluation (esthétique, éthique, etc.). Le
fonctionnement des axiologiques et donc de ce point de vue analogue à celui des autres évaluatifs (« cet
arbre est beau » = « plus beau que la moyenne des arbres – ou que d’autres types d’arbres que je prends
implicitement pour modèle -, d’après la conception que j’ai de la beauté pour un arbre » ; « c’est beau les
arbres » = « plus beau que d’autres catégories d’objets »), quoique beaucoup plus flou : si toute
qualification axiologique présuppose une quantification implicite, l’échelle de référence est en général
laissée dans l’ombre (c’est-à-dire que les prédications du type « beau », plus encore que celles du type
« petit », tentent de se faire passer pour absolues et se formulent sur le mode de l’en-soi), et l’on ne voit
guère s’y appliquer la règle de l’hypéronyme.
Mais en plus, et à la différence des précédents, les évaluatifs axiologiques portent sur l’objet dénoté
par le substantif qu’ils déterminent un jugement de valeur, positif ou négatif. Ils sont donc doublement
subjectifs :
1) dans la mesure où leur usage varie (et cela de façon beaucoup plus sensible que dans le cas des
dimensionnels par exemple) avec la nature particulière du sujet d’énonciation dont ils reflètent la
compétence idéologique ;
2) dans la mesure où ils manifestent de la part de L une prise de position en faveur, ou à l’encontre, de
l’objet dénoté.
C’est pourquoi un modèle prétendant quantifier la subjectivité langagière devrait leur affecter un indice
fort, nettement plus fort en tout cas qu’aux évaluatifs non axiologiques, qui ne sont subjectifs qu’au regard
de (1), et encore à un degré moindre, car un consensus s’établit plus facilement sur la norme de grandeur,
de cherté, de froidure, etc., valable pour un objet donné, que sur la norme qui permet de le qualifier de
« beau », ou même d’« utile ». C’est pourquoi aussi les axiologiques seront soigneusement éliminés des
énoncés à prétention scientifique, qui se permettent pourtant des évaluatifs tels que « grand » ou
« froid » : c’est que la subjectivité de ces derniers est beaucoup moins voyante – mais pour être discrète,
elle n’en existe pas moins, comme le remarque très justement Todorov (1968, p. 114) : « Celui qui dit
"Ce livre est beau" porte un jugement de valeur et s’introduit par-là même entre l’énoncé et son
référent ; mais celui qui dit "Cet arbre est grand" énonce un jugement du même genre, quoique
moins évident, et nous informe, par exemple, sur la flore de son propre pays. »

– Pour les substantifs axiologiques, nous avons été amenée à distinguer ceux qui sont marqués de façon
relativement stable d’un trait de (dé) valorisation attaché au sémème de l’unité, et ceux qui, dans tel
idiolecte ou tel contexte particuliers, peuvent occasionnellement se charger d’une connotation
axiologique.
La même distinction vaut naturellement pour les adjectifs : « bon » est intrinsèquement axiologique, et
même si l’on peut ne pas s’accorder sur l’application à un dénoté particulier (et c’est dans cette mesure
précisément que l’adjectif est subjectif) d’une formule telle que « le bon choix pour la France138 », on ne
peut nier sa valeur sémantique d’évaluatif positif ; valeur qui se manifeste clairement, en dehors du cas
des évaluatifs purs et exclusifs comme « bon », dans les termes qui possèdent un contenu dénotatif plus
spécifique, et qui s’opposent en outre sur l’axe axiologique à d’autres termes approximativement
synonymes (« maigre » vs « mince », « infantile » vs « enfantin », « prétentieux » vs « ambitieux139 »,
etc.). Mais même les adjectifs non marqués en langue peuvent s’axiologiser dans certaines conditions
d’emploi, et les adjectifs marqués, voir s’inverser leur connotation usuelle (ex. : « un film
magnifiquement immoral »).

– C’est alors le contexte qui va se charger de spécifier la valeur axiologique du terme, et en particulier
la présence d’un verbe introducteur tel que « traiter de » (dont il sera parlé plus loin), et la coordination
par « mais ».
Ce connecteur joue en effet des rôles divers. Le principal consiste à exprimer « a denial of
expectation » (Bendix, 1966 ; Lakoff, 1971), c’est-à-dire la « contradiction d’une attente » : Zuber (1972,
p. 85) paraphrase par « étant donné p, il est étonnant que q » la séquence p mais q et Ducrot par « de p on
pourrait conclure r, mais c’est en réalité q qui est vrai », mais venant annuler une inférence que l’on
pourrait être tenté de tirer de p en vertu de quelque topos140. Ainsi la grammaticalité d’une phrase telle
que « cette maison est ancienne, mais petite » repose-t-elle sur l’existence d’une proposition implicite
inscrite dans notre compétence culturelle : « Les maisons anciennes sont généralement grandes, c’est-à-
dire plus grandes que les maisons modernes. » Cette valeur générale de « mais » permet encore à la
rigueur de rendre compte d’une phrase telle que « Il est grand, mais il est intelligent », dans laquelle
« mais [...] n’est correct que si une grande taille est généralement regardée comme indice de bêtise plutôt
que d’intelligence », car, remarque Flahault (1978, p. 132), « il existe des expressions comme "grand
dadais", "grand imbécile", qui s’opposent à celle de "petit malin", et on trouve facilement confirmation de
cette opposition dans l’univers sémiologique des contes, bandes dessinées ou films comiques ». Mais elle
est impuissante à expliquer un enchaînement tel que « Jean est grand mais blond », car personne n’est
cette fois susceptible d’admettre la validité du présupposé « les hommes grands sont généralement
bruns ».
La bizarrerie d’une telle phrase ne peut être réduite qu’en tenant compte de certains investissements
axiologiques, et en attribuant à « mais » le rôle d’un opérateur d’inversion : lorsque deux termes
prédiquent à propos d’un même objet et sont reliés par « mais », si l’un d’eux est marqué + ou – sur l’axe
axiologique, l’autre reçoit automatiquement la marque inverse (en d’autres termes : cet emploi de
« mais » présuppose que les termes ainsi reliés sont marqués d’un trait axiologique opposé).
Trois cas sont à envisager :

(1) Les deux termes sont intrinsèquement valorisants ou dévalorisants. Ex. :

La conjonction étant dans ce cas plus ou moins imposée par le code linguistique, elle n’apporte aucune
information particulière.

(2) L’un des termes seulement est axiologiquement marqué de façon stable :

C’est le cas le plus intéressant car la conjonction fournit à elle seule, indirectement, des informations
sur les systèmes d’appréciation propres au locuteur (lesquels peuvent être plus ou moins conformistes ou
originaux : la déclaration précédente est plus imprévisible que son inverse axiologique « Jean est petit
mais beau »).
Exemples :
• « Tournant pour la première fois hors d’Italie, Antonioni se laissait aller à réaliser un film très brillant
mais dans le vent de la libération des mœurs vue de Londres » (commentaire sur Blow-up, dans Le
Monde du 8 juin 1978, p. 32) : le « mais » suggère que pour L, la mode (ou la libération des mœurs ?),
c’est plutôt mal.
• « La Comédie française fait des triomphes avec des superproductions du Châtelet, fort inintelligentes,
fabriquées par des metteurs en scène étrangers mais médiocres » (La Quinzaine littéraire, n° 254, 1er
juillet 1977, p. 27) : les étrangers sont donc en général, pour Gilles Sandier, meilleurs que les metteurs en
scène français.
• « La décoration représente un lieu champêtre et néanmoins agréable » (Molière, à propos du Malade
imaginaire), formule qui prouve que « néanmoins » fonctionne de ce point de vue exactement comme
« mais », et que Michel Cournot commente en ces termes : « Curieuse expression, qui exprime le peu
d’enthousiasme que manifestait Molière pour la nature, à laquelle il ne fait, dans son théâtre, pas
d’allusion, sauf une, plutôt mi-figue, mi-raisin, dans Tartuffe : "La campagne à présent n’est pas beaucoup
fleurie" » (Le Monde, 1er juin 1978, p. 15).
• « Ce que l’on appelle l’"après-gaullisme", c’est aussi une chance pour la bourgeoisie de se débarrasser
d’une certaine image héroïque, nationaliste, mais aussi antipétainiste, antifasciste, que reflétait encore,
sinon certes Pompidou, du moins de Gaulle et le gaullisme » (Cahiers du cinéma, juillet-août 1974,
p. 5) : « héroïque » est en général positif, et « nationaliste » penche vers le pôle négatif. Mais la
connotation nettement valorisante des deux termes qui constituent le deuxième membre de la série
coordinative prouve rétroactivement que ceux du premier sont employés péjorativement.
• « Cohn-Bendit a du talent mais il est pour une Europe néo-libérale » : le « mais » permet à lui seul
d’identifier la position du locuteur vis-à-vis du néo-libéralisme, donc son appartenance idéologique (il
s’agit en l’occurrence de Robert Hue, déclaration du 28 novembre 1998).

(3)Aucun des termes n’est intrinsèquement valorisant ou dévalorisant : en l’absence de toute
information de nature intonative, il y a ambiguïté du point de vue de la connotation axiologique (la seule
information que l’on peut tirer du « mais », c’est qu’ils sont marqués oppositivement). Ex. :
« Jean est grand mais blond » :
c’est donc que l’énonciateur aime les grands bruns, ou les petits blonds.
Signalons enfin que « même141 » joue un rôle exactement inverse de celui de « mais » : il relie deux
séquences « allant dans le même sens » (Ducrot, 1972 a, p. 196) – en particulier, ayant la même valeur
axiologique -, et dont la seconde « va plus loin dans ce sens » que la première ; de ce fait, il permet
éventuellement de fournir des informations sur la valeur que L leur attribue (ex. : cette phrase prononcée
par des intrus venant de découvrir l’endroit écarte où l’on espérait la solitude : « C’est bien ici142. Il y a
même des gens » ? c’est bien qu’il y ait des gens), et sur leur progression axiologique (ex. : Louis
Winitzer, Le Monde, 13-14
novembre 1977, p. 9 : « La police a saisi cette année 4 000 films de
15 minutes chacun montrant des enfants des deux sexes se livrant à des actes hétérosexuels,
homosexuels, et même sodomiques » ; Tony Duvert, Quand mourut Jonathan, Minuit, 1978, p. 95 :
« Serge savait se débrouiller ; et ses façons ouvertes et solides, son rire, son attention aux gens, son
impertinence, sa vitalité séduisaient même les abrutis, les renfrognés, voire une partie des femmes »).

d) Remarques conclusives sur la catégorie générale des évaluatifs (classes (b) et (c))

– Les phénomènes que nous venons d’envisager (et en particulier le fonctionnement de « mais » et
« même ») sont traités par Ducrot en termes d’« orientation argumentative » : nous parlerons plus loin de
ce concept et de ce type d’approche.

– Les adjectifs évaluatifs sont tous subjectifs dans la mesure où ils reflètent certaines particularités de
la compétence culturelle et idéologique du sujet parlant, mais ils le sont à des degrés variables : d’abord
parce que les axiologiques sont dans leur ensemble plus fortement marqués subjectivement que les
autres ; ensuite parce que certaines disparités de fonctionnement existent au sein même des deux classes
(b) et (c), la norme d’évaluation qui fonde l’emploi de tel ou tel terme dans tel ou tel contexte pouvant
être plus ou moins stabilisée au sein d’une communauté donnée143. On peut par exemple admettre que la
phrase « cette voiture consomme beaucoup » est plus faiblement subjective que « Pierre travaille
beaucoup », la dose d’essence qu’une voiture est censée ingurgiter « normalement » étant mieux définie
par le consensus social que la dose moyenne de travail qu’un individu doit normalement fournir. Il en est
de même pour les axiologiques : si l’on peut toujours contester l’assertion « cette pomme est bonne »,
Searle montre que dans certains types de discours normé (celui du ministère britannique de l’Agriculture
et de la Pêche), l’énoncé évaluatif (2) « cette pomme est de qualité supérieure » peut être logiquement
dérivé à partir de (1) « cette pomme possède les caractéristiques objectives A, B et C »144, et l’on
s’accordera plus volontiers sur l’adéquation référentielle d’une expression telle que « il fait beau temps »
(qui généralement implique qu’il fait soleil) que sur celle d’une phrase comme « c’est un beau tableau »,
« c’est un bon film »145. N’empêche que ce n’est que par facétie que Musil peut écrire, au début de
L’Homme sans qualités Folio", 1971, I, p. 15) :
« On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique ; elle se déplaçait d’ouest en est en direction
d’un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l’éviter par le
nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations. Le rapport de la température de l’air
et de la température annuelle moyenne, celle du mois le plus froid et du mois le plus chaud, et ses
variations mensuelles apériodiques, était normal [...]. La tension de vapeur dans l’air avait atteint son
maximum, et l’humidité relative était faible. Autrement dit, si l’on ne craint pas de recourir à une formule
démodée, mais parfaitement judicieuse : c’était une belle journée d’août 1913 »
– passer de l’énumération des propriétés objectives d’un objet à son évaluation axiologique, c’est
effectuer, toujours, en prenant appui sur ses compétences culturelle et idéologique, un certain « saut
interprétatif » (plus ou moins audacieux, plus ou moins contestable).

– Les évaluatifs reflètent la subjectivité d’un énonciateur, mais lequel ? C’est en général L0 –
énonciateur de dernière instance -, qui prend en charge la totalité de la séquence énoncée. Mais voici
deux exemples qui montrent qu’il peut en être autrement, et que le jugement évaluatif peut être rattaché,
sans qu’elle soit pour autant clairement explicitée, à une source distincte de L0 :
• « Dès lors, on ne le voit pas débattre avec les hommes importants de son temps (je veux dire : les
hommes qui sont importants à nos yeux) » (Hubert Juin parlant de Huysmans dans La Quinzaine
littéraire, n° 221, 16-30 novembre 1975, p. 6) : la source du jugement d’importance, c’est donc bien L0
(qui se fond ici dans un consensus contemporain). Mais la parenthèse n’est informative que dans la
mesure où l’on pourrait tout aussi bien le rattacher à L1 : les contemporains de Huysmans.
• « J’aime les mauvais films... » : dans cet aveu de Jean-François Josselin (« Ces merveilleux navets », in
Le Nouvel Observateur, n° 620, 27 septembre 1976, p. 71), rien n’oblige à voir une contradiction
interne, car nous l’avons dit, « j’aime » n’implique pas nécessairement « c’est bon », ni « c’est
mauvais », « je n’aime pas ». Tout au plus cet énoncé est-il légèrement paradoxal, puisqu’il implique une
dissociation du sujet énonçant en un sujet évaluateur (à partir de certains critères plus ou moins
objectivisés), et un sujet jouisseur (mais c’est sur une telle dissociation que repose par exemple la notion
de « kitsch »). Donc, « mauvais » peut fort bien être rattaché à L0. Mais le texte se poursuit ainsi : « ... ou,
plus exactement, j’aime les films que l’on juge mauvais mais que je persiste à estimer beaux puisque je
les aime ». C’est alors qu’on corrige rétroactivement l’énoncé précédent en un « j’aime les "mauvais"
films » : une séquence rapportée s’était sans crier gare glissée dans l’assertion.
– Les évaluatifs en structure comparative146
Soit la structure : « x est aussi/plus/moins A que y », dans laquelle A représente un adjectif évaluatif
(ex. : « Notre maison est plus grande que la vôtre »).
Les transformationalistes ont coutume d’engendrer la comparaison par enchâssement à partir des
phrases nucléaires :

Notre maison est grande


Votre maison est grande

Or une telle description, admissible dans le cas des adjectifs non évaluatifs (« la robe de Marie est
plus déchirée que celle de Jeanne », et « Pierre et plus malade que Jacques », impliquent en effet que les
deux robes sont déchirées, et les deux individus malades), pose un problème lorsque A est évaluatif, et
comporte de ce fait une idée de supériorité/infériorité par rapport à une norme de référence. Dans la
description transformationaliste, « Notre maison est plus grande que la vôtre » signifierait : « Notre
maison est encore plus supérieure à la norme que la vôtre », c’est-à-dire présupposerait que les deux
maisons sont grandes. Si cette description est juste, on ne voit pas bien comment résoudre le pseudo-
paradoxe dont parle Platon, qui s’étonne que l’on puisse dire : « Notre maison est plus grande que la
vôtre, mais plus petite que celle de Pierre », donc attribuer simultanément deux qualités contradictoires
au même objet.
On peut donc penser que dans les structures comparatives, il y a suspension de l’idée de norme, et
simple évaluation comparative du degré auquel A est représenté dans les deux objets x et y. Dans ce cas,
« notre maison est plus grande que la vôtre » est synonyme de « votre maison est plus petite que la
nôtre ». Plus précisément, les possibilités théoriques sont au nombre de trois :
La structure comparative présuppose que les deux termes de la comparaison possèdent la propriété.

La comparaison neutralise partiellement l’idée de norme.

(La quatrième possibilité

x n’est pas A
y est A

ne peut être retenue, car elle est contradictoire : on ne saurait simultanément poser que x est plus grand
que y, et présupposer que y est grand mais x non grand).
Quelle est, de ces trois possibilités théoriques, celle qui se réalise en langue ?
Notons d’abord que l’insertion de « encore » ramène toutes les phrases au cas a) : « x est encore plus
grand/petit que y » présuppose que x et y sont tous deux grands ou petits147.

Mais en dehors de ce cas particulier, il semble nécessaire de tenir compte du caractère « marqué » ou
« non marqué » de A – un certain nombre d’observations convergentes prouvant que les adjectifs positifs
fonctionnent comme les éléments non marqués du système oppositif148.

1 A est un évaluatif négatif (donc marqué) : « x est plus petit que y » : cette structure peut être
considérée comme relevant, soit de la catégorie (a), soit de la catégorie (b).
• Il est en tout cas certain qu’elle présuppose que « x est A » : si le récepteur du message estime en effet
Pierre grand, il rétorquera spontanément à la phrase « Pierre est plus petit que Jacques » : « Mais il n’est
pas du tout petit ! » – en utilisant ce « mais » dont Ducrot dit qu’il sert souvent à récuser un présupposé.
D’autre part, « Pierre n’est pas petit, mais il est plus petit que moi » produit l’effet bizarre d’une phrase
contradictoire.
• y est-il présenté dans une telle structure comme possédant la propriété dénotée par A ?
Exemple (relevé sur le vif) : « Mon propos sera plus confus – encore plus confus – que la dernière
fois » : le rectificatif modeste semble ici indiquer qu’en l’absence d’« encore » (qui serait sans cela
dépourvu de toute valeur informative), la phrase ne dit rien d’une éventuelle confusion des propos
antérieurement tenus. Il arrive pourtant que dans certains cas, les structures de ce type penchent
sensiblement vers l’interprétation : « y est plutôt A ». C’est en tout cas ce qu’admet Tony Duvert – mais
est-il toujours, dans ce texte polémique149, de bonne foi ? – lorsqu’il commente cette phrase de
l’Encyclopédie de la vie sexuelle (Hachette, 1973) : « Si un enfant prend goût à la masturbation, dit papa,
il lui sera plus difficile plus tard d’aimer quelqu’un d’autre » en ces termes : « On admirera ce "plus
difficile" : il est entendu, pour ce papa, qu’"aimer quelqu’un d’autre" est toujours difficile » [est-ce si
sûr ?] ; « mais si on se branle, ce sera "plus difficile" encore ».

2 A est un évaluatif positif (non marqué) : « x est plus grand que y » : on peut en ce cas hésiter entre
une interprétation de type (b) (celle de Ducrot, semble-t-il), ou de type (c) (celle de Zuber).
• Il est en effet clair que la phrase ne présuppose en rien la grandeur de y : même si j’estime que Jacques
est plutôt petit, je n’éprouverai nullement le besoin, à l’audition de « Pierre est plus grand que Jacques »,
de rectifier la phrase à l’aide d’un « Mais... » énergique (tout au plus serai-je tenté de rétorquer quelque
chose du genre : « Il n’a vraiment pas de mal », « c’est pas difficile... »).
• Mais présuppose-t-elle « x est A » ? Non, pour Zuber, puisque l’on peut fort bien dire : « La plus belle
des Françaises n’était pas belle du tout », ou « La fille la plus intelligente que j’aie jamais rencontrée
était quand même bête » (semblablement, Charles Nodier – cité par Genette, 1976, p. 156 – peut écrire
que « la plus vieille orthographe est la meilleure, ce qui ne l’empêche pas d’être mauvaise »). De telles
phrases pourtant sont sémantiquement marquées comme quelque peu paradoxales. Il semble d’autre part
que si l’on estime Pierre petit, à l’énoncé : « Pierre est plus grand que Jacques », on aura tendance à
répliquer : « tu veux dire, moins petit »150 et que « Pierre est aussi grand que Jacques » constitue plutôt
une affirmation sur la grandeur de Pierre, comme le prouve la fréquence des enchaînements du type « ...
aussi pourra-t-il attraper la bouteille sur l’armoire » (la remarque est de Ducrot).

Conclusions sur ces structures comparatives
• On constate, entre le fonctionnement en comparative des adjectifs négatifs et positifs, une certaine
dissymétrie : les premiers, étant marqués, conservent plus obstinément leur valeur polaire ; les seconds,
non marqués, c’est-à-dire pourvus d’une plus grande élasticité sémantique, peuvent dans certains cas
cesser d’exprimer l’idée d’une supériorité par rapport à une norme moyenne : lorsqu’il s’agit simplement
de comparer entre eux x et y sans les confronter à une norme extérieure, c’est donc le terme non marqué
que l’on choisit.
Cette dissymétrie a été mise en évidence à partir de l’exemple particulier des adjectifs dimensionnels,
mais elle caractérise l’ensemble des évaluatifs, ainsi :
• les adjectifs axiologiques tels que « utile/inutile », au sujet desquels Ducrot déclare (1972 a, p. 214) :
« L’adjectif "utile", dans certains contextes, par exemple dans la comparaison, représente d’une façon
générale la catégorie, l’échelle de l’utilité, alors que dans d’autres (par exemple lorsqu’il est employé
seul), il renvoie à une région polaire de la catégorie, en l’occurrence la région positive. En revanche,
l’adjectif marqué "inutile", dans quelque contexte qu’il intervienne, ne renvoie jamais qu’au pôle négatif
de la catégorie. »
De même, « x est plus intelligent que y » ne dit rien de l’intelligence de y, et reste plus ou moins évasif
sur celle de x151, tandis que « x est plus bête que y » attribue fort clairement à x, et plus sournoisement à
y, la propriété de bêtise152.
• les verbes évaluatifs
« réchauffer/refroidir » : « refroidir », c’est toujours rendre (plus) froid ; « réchauffer » c’est rendre
plus chaud, ou moins froid.
« aimer/détester » : « je déteste plus x que y » : cas (a) (je n’aime ni l’un, ni l’autre ; la phrase est à
peu près synonyme de « je déteste encore plus x que y ») ; « j’aime plus x que y » : on peut hésiter,
comme pour les adjectifs, entre les interprétations (b) et (c) ; mais la phrase ne dit pas que j’aime
spécialement y (elle suggérerait même plutôt le contraire)153.
– Nous avons vu que quelle que soit la nature positive ou négative de A, on pouvait balancer entre
deux interprétations concurrentes de la structure « x est plus A que y » : c’est qu’en fait elles sont toutes
deux, d’une certaine manière, correctes, dans la mesure où « x est plus grand que y » suggère, sans
vraiment le présupposer, que x est plutôt grand ; c’est là une de ces valeurs sémantiques floues, que le
contexte peut aisément neutraliser (cf. les exemples de Zuber sur la beauté des Françaises et l’intelligence
des femmes, et cette phrase de Théophile Gautier : « De tous les amants que je n’ai pas aimés, c’est celui
que j’aime le plus »154), et qui ne doit pas être traité à l’aide du concept, trop « brutal », de présupposé
(Ducrot, 1973 b, p. 248), mais plutôt comme une sorte de « sous-entendu préférentiel ».
Nous dirons donc que « x est plus A que y »,
• si A et un terme négatif :
énonce que x est A
suggère (faiblement) que y est plutôt A
• si A est un terme positif :
suggère (moins faiblement) que x est plutôt A
(et parfois, que y est plutôt non-A)
Il faut admettre l’existence de degré dans l’actualisation des valeurs sémantiques : certaines
s’imposent avec évidence et constance, d’autres orientent simplement l’interprétation dans tel ou tel sens,
sans que le locuteur puisse être accusé de mensonge, ni le récepteur de contresens, s’ils interprètent
différemment l’énoncé. Il faut admettre l’existence dans les espaces sémantiques de zones marécageuses,
dans lesquelles on patauge avec aisance ou gaucherie, rouerie ou candeur, délice ou déplaisir, et avec
lesquelles il faut bien en tout cas composer. Un exemple : je dois répondre à une personne m’annonçant sa
venue, et me laissant le choix entre diverses dates dont aucune ne me convient vraiment ; si je déclare que
telle est « la solution qui m’arrange le mieux », je suggère insincèrement qu’elle m’arrange ; mais si je
parle de « la solution qui me dérange le moins », alors j’avoue clairement qu’en tout état de cause cette
venue me dérange... Préférant (sans aimer l’une ni l’autre) l’inexactitude d’un sous-entendu à
l’indélicatesse d’un présupposé, c’est finalement la première formulation que je choisis155.
C’est dans de telles zones qu’évoluent les évaluatifs, dont l’emploi autorise toutes sortes de
glissements (de la norme, et de la source d’évaluation) qui leur permettent d’échapper au couperet des
jugements de vérité/fausseté. Lourds de sous-entendus mais prudemment évasifs, les évaluatifs, s’ils
embarrassent le discours « honnête », font les délices du discours polémique, qui comporte toujours une
certaine dose de mauvaise foi. Nous en avons donné précédemment un exemple (T. Duvert). En voici un
autre, qui montre comment peut être exploitée polémiquement et humoristiquement l’ambiguïté des
évaluatifs en comparative156 – il s’agit d’une lettre de Boris Vian, publiée en février 1952 dans la revue
Jazz Hot :
« Revenons en France avec le bulletin du Hot Club que Baudelet m’apporte tout juste. Ah mais je suis
très fâché. Voilà que cette grande brute d’Hugues [Panassié] me met en cause en dernière page ; voilà
qu’il cite une de mes reparties spirituelles d’autrefois pour l’opposer à une de maintenant.
Il paraît qu’en avril 1948 j’ai dit que "Mezz [Mezzrow] joue mieux qu’avant-guerre" et "qu’on peut
s’améliorer à tout âge", et que maintenant j’affirme qu’il joue "comme un cochon et que c’est une insulte à
l’oreille, etc. ".
C’est vrai. Je ne le renie point. Mais dites-moi, mon Gugusse, quoi de contradictoire ? C’est là une
opinion d’une constance inflexible, exprimée :
a) dans le premier cas avec gentillesse ;
b) dans le deuxième avec franchise.
Si l’on s’en tient au texte, on a ceci :
1) Mezz joue mieux qu’avant-guerre ;
2) Mezz joue comme un cochon.
La logique la plus absolue nous enseigne qu’il n’y a qu’une conclusion possible, et c’est :
3) Avant-guerre, Mezz jouait plus mal qu’un cochon.
Allons, Hugues, vous n’êtes pas sérieux ? Vous n’avez pas appris la logique, depuis le temps ? ».
La facétie mise à part qui consiste à prendre au pied de la lettre une comparaison figée,
l’argumentation de Boris Vian est inattaquable : « x joue mieux qu’avant » n’implique pas véritablement
« x joue bien »157 – même s’il le sous-entend plus ou moins, comme nous l’avons dit ; et c’est sur la
latitude providentielle de ce « plus ou moins » que joue Boris Via158.

2.3 Les verbes subjectifs

Il convient tout d’abord de rééditer cette indispensable précaution oratoire : l’emploi de toute unité
lexicale, et les verbes n’échappent pas à la règle, peut en un sens être considéré comme subjectif, et
même une assertion telle que « Pierre court » peut prêter à contestation (« mais non, il marche »). Cela
étant admis, certains verbes (comme « aimer ») sont plus nettement que d’autres (« acheter ») marqués
subjectivement (le caractère évaluatif du premier apparaissant ainsi dans le fait que « j’aime les
coquelicots » n’implique nullement que « j’aime les fleurs », alors que si j’achète des coquelicots, cela
vaut aussi pour son hypéronyme).
Notons ensuite que les verbes posent à l’analyse, ainsi que le montrent les exemples comparatifs
suivants, des problèmes plus compliqués que les substantifs et les adjectifs, dont la valeur évaluative
éventuelle est très généralement prise en charge par le sujet parlant :
(i) « x souhaite que P » vs (ii) « x prétend que P ».
Les deux verbes véhiculent un jugement évaluatif, mais dont le statut est à double titre différent :
(i) présuppose en effet : « P est bon pour x », cependant que
(ii) signifie : « x dit que P » (« dire » : verbe « objectif ») + « P est faux pour L0 ». La différence
réside à la fois :
dans la nature du jugement évaluatif (de l’ordre du bien/mal, ou du vrai/faux) ;
dans la source du jugement évaluatif, qui peut être le locuteur, ou l’agent du procès.
Une autre comparaison permet d’introduire un troisième axe d’opposition :
(iii) « x criaille » :
Ici l’évaluation, qui a pour source le locuteur, ne porte plus, comme dans les deux exemples
précédents, sur un objet exprimé dans le cotexte immédiat du verbe, mais sur le procès lui-même.
L’étude des verbes « subjectifs » implique donc une triple distinction :

1 Qui porte le jugement évaluatif ? Ce peut être :
le locuteur : c’est le cas des verbes subjectifs proprement dits, du type « prétendre » ou « criailler » ;
un actant du procès, en général l’agent, qui dans certains cas peut coïncider avec le sujet d’énonciation
(« Je souhaite que p ») : dans cette mesure, les verbes du type « souhaiter » doivent être intégrés dans la
classe des verbes subjectifs (« subjectifs occasionnels »).

2 Sur quoi porte l’évaluation ?
• sur le procès lui-même (et par contrecoup, sur son agent) : « x criaille ».
Les verbes de ce type sont tous intrinsèquement subjectifs.
• sur l’objet du procès, qui peut être :
une chose ou un individu : « x déteste y » ;
un fait, exprimé par une proposition enchâssée : « x souhaite que P ».
3 Quelle est la nature du jugement évaluatif ?
Il se formule essentiellement en termes de :
bon/mauvais : on est alors dans le domaine de l’axiologique ;
vrai/faux/incertain : c’est le problème de la modalisation.
De ces trois axes, le premier est sans aucun doute le plus important, dans la perspective énonciative
qui est ici la nôtre. C’est pourquoi nous adopterons le principe de classement suivant :
a) Les verbes subjectifs occasionnels (qui n’impliquent un jugement évaluatif que lorsqu’ils sont
conjugués à la première personne) :
1) Évaluation de type bon/mauvais :
verbes de sentiment ;
verbes qui dénotent un comportement locutoire : verbes de demande, de louange et de blâme.
2) Évaluation de type vrai/faux/incertain :
verbes de perception, verbes d’opinion.
b) Les verbes intrinsèquement subjectifs :
1) Évaluation de type bon/mauvais :
portant sur le procès lui-même et/ou sur l’un de ses actants.
2) Évaluation de type vrai/faux/incertain :
verbes d’opinion et de jugement, verbes locutoires.

Remarques
– Certaines classes sémantiques générales (celle des verbes locutoires, par exemple) se trouvent à la
fois concernées par plusieurs de ces « subjectivèmes ».
– Certains items particuliers mettent en cause à la fois la subjectivité du sujet d’énonciationciation et
celle de l’agent du procès : ainsi le verbe « accuser », qui relève à la fois, nous le verrons, des rubriques
a) 1) et b) 2) ; et le verbe « déprécier », dont le fonctionnement sémantique est plus complexe que celui
de son antonyme (imparfait) « apprécier » :
« Pierre apprécie le vin » : le verbe relève de toute évidence de la classe a), mais il ne fournit aucune
information concernant l’attitude de L0 vis-à-vis de l’objet-vin ;
« Pierre déprécie le vin » = ne l’apprécie pas (attitude évaluative négative de l’agent) à sa juste valeur
(juste, pour L0) : ce verbe met en cause à la fois, et comparativement, les systèmes évaluatifs de x et de
L0, il relève donc à la fois des catégories a) et b).


a) Les verbes occasionnellement subjectifs
Définition de la classe : elle comprend les verbes qui impliquent une évaluation
• de l’objet du procès
• par l’agent du procès (qui peut coïncider, et c’est dans cette mesure que ces verbes se trouvent
impliqués dans la problématique de l’énonciation telle qu’elle a été strictement définie, avec L0)
• en termes de bon/mauvais, ou de vrai/faux.
On les appelle parfois
• « verbes de modalités » : ils expriment pour Bally (1969, p. 197) « l’attitude d’un sujet vis-à-vis d’une
représentation virtuelle » ;
• « verbes évaluatifs d’attitude propositionnelle » : d’après Zuber (1972, p. 55), qui emprunte le terme à
Russel, ces verbes énoncent une certaine disposition d’un agent vis-à-vis d’un objet, par exemple :
« x craint que y vienne » → la venue de y est « mauvaise » pour x ;
« x espère que y viendra » ? la venue de y est « bonne » pour x.
Mais la liste qu’en propose Zuber (ibid., p. 71), qui met sur le même plan les verbes « croire »,
« penser », « soupçonner », « douter », « craindre », est excessivement hétérogène. Nous introduirons
quant à nous les distinctions suivantes :

1 L’évaluation est de type bon/mauvais
– Verbes de sentiment :
À la fois affectifs et axiologiques, ils expriment une disposition, favorable ou défavorable, de l’agent
du procès vis-à-vis de son objet, et corrélativement, une évaluation positive ou négative de cet objet :
• disposition favorable de x vis-à-vis de y ? y est bon pour x.
Ex. : aimer, apprécier, souhaiter, espérer, désirer, vouloir... ;
• disposition défavorable de x vis-à-vis de y — ? y est mauvais pour x. Ex. : détester, déprécier, craindre,
redouter159, appréhender...160

Remarques
– Y représente selon les cas un objet concret, ou un fait exprimé par une proposition complétive ou
nominalisée. La plupart de ces verbes admettent les deux types de compléments, mais certains sont
spécialisés dans l’une ou l’autre construction (ainsi des deux verbes « apprécier » et « déprécier », le
second n’admet pas, à la différence du premier, la construction < – que P >).
– Le trait évaluatif, bien qu’étant un véritable sème, c’est-à-dire un trait distinctif intrinsèquement
associé au sémème du verbe, est parfois traité (cf. Zuber) en termes de présupposé. Si l’on observe
pourtant le fonctionnement de la négation – critère souvent utilisé pour l’identification d’un présupposé,
mais dont Ducrot reconnaît lui-même les limites – on constate que la plupart du temps (« Pierre n’aime
pas le vin »), la négation atteint le trait évaluatif ; et qu’au mieux, elle porte, ambigument, soit sur le
contenu non évaluatif (« je ne crains pas qu’il vienne – car il ne risque pas de venir »), soit sur le trait
évaluatif (« je ne crains pas qu’il vienne – car je ne considère pas sa venue comme mauvaise pour moi »)
constitutif du signifié lexical, ambiguïté qui caractérise essentiellement les expressions dénotant la
crainte, et par exemple, cette formule malencontreuse de Berlinguer : « Il ne faut pas avoir peur de voir
les communistes prendre le pouvoir en Italie161 ».
– Les verbes qui composent ce champ sémantique comportent bien entendu d’autres sèmes que ce trait
évaluatif, mais c’est lui seul qui nous intéresse ici : il n’est pas question pour nous de procéder à
l’analyse componentielle détaillée de tous les verbes qui comportent un subjectivème, mais il s’agit
simplement de tenter d’en dégager les différentes manifestations sémantiques162.

– Verbes locutoires (qui dénotent un comportement verbal)163 :
Nous appelons ainsi l’ensemble – plus extensif que celui des verbes dits « déclaratifs », car il inclut
également ceux du type « demander » et « ordonner » - des verbes qui dénotent un comportement de
parole, et que domine l’archilexème « dire ». Même si certains d’entre eux intègrent une composante
« sentimentale » (« se plaindre » = « faire savoir que l’on est mécontent »), les verbes locutoires doivent
être distingués des verbes de sentiment164 dans la mesure où ils signifient en outre que l’état affectif de x
s’explicite dans un comportement verbal. Notons que cet axe permet d’opposer trois catégories de
verbes : ceux qui ne sont jamais locutoires (« marcher »), ceux qui le sont toujours (« parler », « dire »,
« demander », « critiquer », « radoter », etc.), et ceux qui ne le sont que dans certains contextes
(« ressasser », « ajouter », « poursuivre », etc.) – le problème étant que dans ce dernier cas, tantôt les
deux valeurs correspondent à un véritable fait de polysémie, tantôt la valeur locutoire doit plus justement
être rattachée à un verbe « dire » élidé en surface : une phrase telle que « Pierre regrette le passé » décrit
littéralement une disposition intérieure de Pierre, mais elle dissimule parfois un « Pierre dit qu’il regrette
le passé » : nous reviendrons plus loin sur ce délicat problème.
Dans les différentes sous-classes des verbes subjectifs, on rencontre tel ou tel de ces verbes locutoires.
En ce qui concerne celle qui nous intéresse ici – évaluation par x de l’objet y en termes de B/M –
mentionnons entre autres :
• les verbes tels que « se plaindre de », « déplorer », dont l’emploi implique que y est jugé mauvais par x
(et non par L0, ainsi qu’en témoigne la possibilité de dire « x déplore à tort que P ») ;
• les verbes de demande, qui dans certaines circonstances (ainsi dans les Cahiers de doléances analysés
par Slakta, 1971) véhiculent un présupposé de nature évaluative que Slakta explicite ainsi (p. 70) :
« situation réelle : mauvaise »/« situation demandée : bonne + légitime ») ;
• verbes de louange et de blâme :
« x a loué (fait l’éloge de, félicité, encensé, etc.) y » : donc y est bien aux yeux de x ;
« x a blâmé (critiqué, condamné, accusé) y » : donc y est mal aux yeux de x.
Certains de ces verbes, qui comportent en outre éventuellement un troisième actant z (« x a critiqué y
pour z », « x a blâmé y de z ») sont analysés d’assez près par Fillmore (1970) et McCawley (1973) sous
l’étiquette de « verbes de jugement » ; analyses qui mettent en évidence le fait qu’en plus d'une
évaluation axiologique portée par x sur y et z (dont la nature permet d’opposer « critiquer – excuser –
accuser » vs « justifier – féliciter »), ces verbes véhiculent une évaluation modalisatrice portée par L0
sur la relation entre y et z (dont la nature permet cette fois d’opposer « accuser » à tous les autres verbes
de la série : si l’on compare en effet « Pierre a accusé vs critiqué Marie d’avoir écrit la lettre », on
constate qu’en utilisant « accuser », L0 suggère que la légitimité de l’imputation n’est pas véritablement
prouvée à ses yeux, ce qui peut se paraphraser ainsi : [y responsable de z : incertain pour L0]).


2 L’évaluation (portée, toujours, par l’agent du procès) relève plutôt de l’axe vrai/faux/incertain
Il s’agit ici des verbes qui dénotent la façon dont un agent appréhende une réalité perceptive ou
intellectuelle : cette appréhension peut être présentée comme plus ou moins assurée, ou au contraire plus
ou moins contestable (aux yeux même de l’agent dont on relate l’expérience).

– Appréhension perceptive :
« Il marchait. Le soleil était brûlant » : aucune distance ne s’instaure entre l’agent percepteur et
l’impression perçue.
On peut sur cette base (entre autres) opposer « regarder », verbe toujours objectif, et « voir », qui
lorsqu’il est suivi d’un attribut d’objet, construction qu’il est le seul à admettre, introduit l’idée d’une
subjectivité perceptive :
(i) « Il regarde le soleil rouge » : non ambigu ; valeur objective (en structure profonde : « le soleil est
rouge »).
(ii) « Il voit le soleil rouge » : ambigu. L’interprétation avec attribut d’objet peut être ainsi
paraphrasée : « Le soleil lui apparaît comme rouge, mais il peut sembler d’une autre couleur à un autre
observateur. »

– Appréhension intellectuelle : les verbes d’opinion
« Servant au locuteur à informer le destinataire des croyances d’un tiers »165 (Ducrot, 1972 a, p. 266),
les verbes d’opinion indiquent en même temps quel est le degré d’assurance avec lequel ce tiers adhère à
sa croyance :

Notre propos n’étant pas d’analyser finement les différents micro-systèmes qui composent le vaste
ensemble des termes énonciatifs, mais de traquer les différents visages que peut prendre la subjectivité
langagière, il n’est pas question de chercher ici quels sèmes opposent entre eux ces différents verbes
(« trouver » impliquant par exemple, à la différence de « croire » – comparer « tu trouves/tu crois qu’il
fait beau ? » – l’évaluation d’un fait dont on a connaissance). Nous ne pouvons que renvoyer à l’analyse
de Ducrot (1975) qui structure à l’aide des cinq axes sémantiques suivants l’ensemble lexical considérer,
trouver, estimer, juger, avoir l’impression, être sûr, penser, croire (p. 83) :
le verbe implique ou non un jugement personnel fondé sur l’expérience, le verbe implique ou non une
expérience de la chose « elle-même »,
le verbe implique ou non une prédication originelle,
le locuteur se présente ou non comme certain de l’opinion exprimée dans la complétive,
le locuteur présente son opinion comme le produit d’une réflexion
– à condition toutefois de préciser que ces verbes, Ducrot ne les envisage qu’à la première personne,
et qu’en conséquence ce qu’il appelle le locuteur correspond en réalité à l’agent x dépositaire de
l’opinion (qui n’est pas nécessairement présentée comme verbalisée). La précision s’impose d’autant
plus qu’un verbe comme « savoir », qui fait partie de l’ensemble des verbes d’opinion mais que Ducrot
n’envisage pas ici, comporte en outre, ainsi que nous le verrons bientôt, une évaluation modalisatrice
émanant cette fois de L0. Mais c’est seulement la relation que ces verbes instituent entre x et P qui nous
intéresse ici, et l’on peut justement s’interroger sur la place qu’il convient d’octroyer à « savoir » sur
l’axe spécifiant le degré d’adhésion de x à P : faut-il l’assimiler, comme nous l’avons précédemment
admis, à « croire », ou plutôt à « être sûr (certain, persuadé, convaincu) », qui expriment superlativement
l’adhésion de x’ainsi que le montre ce correctif de Pierre Poujade (interviewé par Jacques Chancel le
24 mars 1974) :
« Croyez-vous avoir raison ?
– Je ne crois pas, je suis sûr que j’ai raison ! » ?
Le verbe « savoir » ne semble pas comporter une telle valeur intensive. Mais en même temps, les types
d’arguments qui sont censés fonder la modalité du savoir et autoriser l’emploi de ce verbe
(expérimentation scientifique, preuves objectives, autorité d’une référence infaillible) lui confèrent une
sorte d’assurance impavide qui peut lui permettre dans certaines conditions de surenchérir encore sur
« être sûr » :
« Certains oiseaux sont-ils plus cons que d’autres ?
– Non. Ils sont tous aussi cons.
– Vous en êtes sûr ?
– Je le sais » (court-métrage de Chaval, Les Oiseaux sont des cons).
Il semble bien qu’en fait on ne puisse hors contexte, et particulièrement sans tenir compte de la
compétence idéologique des énonciateurs (valorisation de la foi, ou de la rationalité) déterminer, des
deux verbes « croire » (éventuellement superlativisé en « être sûr ») et « savoir », lequel est le plus
« fort » : ils expriment deux modalités, c’est-à-dire deux types de relations entre un sujet et un contenu de
pensée, fondamentalement différentes166.

b) Les verbes intrinsèquement subjectifs (qui impliquent une évaluation ayant toujours pour source le
sujet d’énonciation)

1 L’évaluation est de type bon/mauvais : les verbes intrinsèquement axiologiques

– L’évaluation porte d’abord sur le procès dénoté (et par contrecoup, sur l’un et/ou l’autre de ses
actants) :
Ex. : « les enfants criaillent » = « crient d’une façon désagréable » (Petit Robert, 1967).
Dans la mesure où un tel verbe implique une évaluation
• portée par le locuteur,
• sur le procès dénoté (et par ricochet, sur l’agent qui en porte la responsabilité),
• de nature axiologique : la description du procès se fait en termes dévalorisants,
on peut le considérer comme un élément de la classe générale des termes péjoratifs.
Comme leurs homologues adjectivaux et substantivaux, les verbes ne se marquent nettement comme
péjoratifs que lorsque la connotation axiologique s’inscrit dans un support signifiant spécialisé (ex. : le
suffixe -ailler de « criailler », « piailler ») et/ou lorsque existe dans le lexique une série de
parasynonymes qui ne s’opposent que sur cet axe (cf. la série commencer/négocier/trafiquer mentionnée
par Delesalle et Valensi, 1972, p. 85). Comme pour les adjectifs et les substantifs, il faut distinguer les
cas où la valeur axiologique figure de façon stable dans le contenu de l’item, de ceux où elle n’apparaît
que comme un effet de sens lié aux caprices du contexte167, en passant par le cas intermédiaire des termes
qui, tout en étant le plus souvent péjoratifs ou mélioratifs, permettent au contexte de suspendre ou même
d’inverser leur valeur usuelle.
Voici, en vrac, quelques exemples de verbes qui relèvent de catégories sémantiques hétérogènes, mais
qui tous impliquent, plus ou moins forte ou diluée, une évaluation (généralement négative) du procès :
• verbes dénotant un comportement verbal ou para-verbal : « s’égosiller », « glapir », « vociférer168 »,
« ricaner » ;
• « puer » (et ses variantes argotiques « chlinguer », « fouetter », « cogner ») : c’est « sentir mauvais », et
même « très mauvais », d’après le Petit Robert, 1967 ;
• « perpétrer » (c’est commettre, toujours, une mauvaise action), et même « commettre » dans la plupart
de ses contextes :
« le poème que Pierre vient de commettre » (notons que la connotation qui frappe le verbe –
commettre, c’est ici mal agir – rejaillit sur son objet : le poème en question est jugé mauvais non par son
auteur – il s’agit bien d’un verbe intrinsèquement subjectif – mais par le locuteur).
« Ce garçon est né heureux : un père mort avant d’avoir commis d’autres enfants » (Tony Duvert,
Journal d’un innocent, Minuit, 1976, p. 109).
« Il veut commettre un acte de liberté – parce que nous vivons à une époque où les actes de liberté il
faut les commettre, c’est presque un crime » (Catherine Paysan parlant à Apostrophe, le 22 sept. 1978, de
son Clown de la rue Montorgueil : la causale à fonction métalinguistique explicite clairement la valeur
axiologique qui pour elle s’attache au verbe « commettre ») ;
• « récidiver » : c’est réitérer un acte jugé mauvais (Petit Robert : « retomber dans les mêmes crimes, les
mêmes défauts, la même erreur ») ;
• « sévir », dans par exemple « le grill-express qui sévit sur de nombreuses lignes SNCF » ;
• « s’en ressentir » : « l’ouvrage s’en ressent » (en mal toujours) ;
• « échouer/réussir » : « Dans les trente premiers jours de son septennat, M. Giscard d’Estaing a plutôt
réussi dans les domaines non économiques, où l’on craignait son inexpérience, et plutôt échoué dans le
domaine économique, où l’on ne discutait pas sa compétence [...]. Tel est le paradoxe de l’Élysée » (Le
Monde, 1er octobre 1974, p. 10) : les verbes « échouer » et « réussir », qui côtoient d’autres termes
évaluatifs (« craindre », « inexpérience », « compétence »), sont de toute évidence subjectifs, puisqu’ils
portent un jugement de valeur dont la pertinence peut toujours être sujette à controverse, ainsi que le
reconnaît Duverger lui-même : « On peut contester pareillement qu’il y ait échec dans le domaine
économique... » ;
• « se vautrer dans » : « En 1940, la bourgeoisie en tant que telle s’est vautrée dans le vichysme »
(Politique-Hebdo, n° 162, 13 février 1975, p. 26) : il est toujours mal de se vautrer (et la connotation du
verbe vient frapper de discrédit le vichysme, mais aussi la bourgeoisie qui y a succombé) ; en revanche,
un verbe tel que
• « s’adonner » est en principe axiologiquement neutre : on peut s’adonner au travail tout aussi bien qu’à
la boisson ; pourtant, lorsqu’on lit dans le Larousse du XIXe siècle que Marx « s’adonnait à l’économie
politique », on ne peut s’empêcher de voir dans l’expression une espèce d’insinuation perfide :
« s’adonner » serait de ces verbes qui, sans l’exprimer toujours, penchent vers la dévalorisation169 ;
• « dégénérer » : « Cette lutte sociale dégénère en affrontement confessionnel » (TF1, 22 septembre 1975)
– et je le déplore ;
• « régresser » : « Il est cependant une conception de l’énonciation qu’il faut rejeter, à moins de régresser
théoriquement... » (D. Maingueneau, 1976, p. 100)170.
Tous ces verbes ont en commun d’exprimer avant tout, même si elle rejaillit sur son contexte actantiel,
une dévalorisation du procès qu’ils dénotent. Ils s’opposent en cela à la catégorie suivante, laquelle
comprend les verbes qui impliquent essentiellement une (dé) valorisation de leurs actants sujet et/ou
objet, la différence entre ces deux catégories tenant simplement à la façon dont se répartit sur ses
différents segments la charge axiologique globale de l’énoncé.

– L’évaluation porte sur l’un et/ou l’autre des actants engagés dans le procès dénoté (et le plus souvent,
sur son objet) :
• « mériter » : « x mérite y » ? y relève (en général) de la catégorie du bien. Ex. : « Pierre ne mérite pas
les parents qu’il a ; ou plutôt, ses parents ne le méritent pas » – le correctif indiquant clairement dans
cette phrase :
que « mériter » est axiologiquement ambigu (on peut dire : « Je ne méritais pas cette punition »),
mais que la structure « x ne mérite pas y » est interprétée préférentiellement « x mérite moins bien »,
c’est-à-dire que le verbe implique une évaluation plutôt positive de l’objet y (donc une évaluation plutôt
négative du sujet x, lorsque le verbe est nié).
C’est cette hiérarchie des interprétations171 qui seule justifie le correctif : théoriquement, les deux
phrases sont tout aussi ambiguës l’une que l’autre ; si j’appelle en effet « interprétation prioritaire » de
« mériter » celle qui suppose une valorisation de y, j’ai les deux possibilités suivantes de rendre
cohérente la séquence phrastique :
(1) Pierre ne mérite pas les parents qu’il a (car il ne les vaut pas : interprétation prioritaire) ; ou plutôt,
ses parents ne le méritent pas (car ils valent mieux : interprétation secondaire) ;
(2) Pierre ne mérite pas les parents qu’il a (car il vaut mieux : interprétation secondaire) ; ou plutôt,
ses parents ne le méritent pas (car ils ne le valent pas : interprétation prioritaire).
Mais en affichant un souci scrupuleux d’exactitude dénominative, le locuteur laisse entendre que le
correctif substitue à une utilisation approximative du verbe « mériter » un usage plus conforme à sa
valeur fondamentale, donc que c’est la deuxième interprétation qui est la bonne.
– Inversement, les termes « risque » et « risquer de » présupposent en général que l’objet du risque
relève de la catégorie du mal (cf. Chirac : « Il n’y a pas de risque sérieux de voir M. Mitterrand élu »),
mais il arrive que dans un usage d’ailleurs condamné par la lexicologie normative, la connotation
s’inverse (« Pierre risque cette fois de réussir au concours ») : « risquer » devient alors synonyme de
« avoir des chances ».
Citons encore pour terminer quelques exemples de verbes dont la connotation axologique cotextuelle
semble relativement stable :
« bénéficier de » : « x bénéficie de y » ? y relève en principe de la catégorie du bien ;
« infliger » : « x inflige y à z » ? y relève de la catégorie du mal ;
« priver de » vs « épargner » : « Je n’ai pas privé mes élèves d’une heure de cours, je la leur ai
épargnée » (l’exemple est de Flahault 1978, p. 116, n. 1) : on prive de quelque chose d’agréable, mais on
épargne quelque chose de pénible ; « supporter » : cf. Chateaubriand reconnaissant à Madame Roland, on
ne saurait être plus galant, « une force d’esprit extraordinaire », doublée d’« assez de charme pour le
faire supporter » ;
« avouer », « confesser » : « x a avoué que P » – ? P est mal (« inavouable »).

2 L’évaluation est de type vrai/faux/incertain : les verbes intrinsèquement modalisateurs

– Le cas des verbes de jugement a été envisagé précédemment : nous avons vu qu’ils étaient à la fois
axiologiques (du point de vue de x), et modalisateurs (du point de vue de L0) dans la mesure où lorsqu’il
emploie la structure « x critique y de z », le locuteur admet pour vraie la proposition « y est responsable
de z », alors qu’il ne se prononce pas sur la vérité de cette imputation lorsqu’il énonce que « x accuse y
de z ».

– Les verbes locutoires (autres que les précédents).
Ils se répartissent de même, selon que le locuteur ne préjuge pas de la véracité/fausseté des contenus
énoncés par x, ou qu’il prend au contraire implicitement position sur ce point, en deux classes : dans la
première, on trouvera des verbes tels que « dire », « hasarder », « affirmer », « déclarer », « soutenir »
(car l’attitude évaluative de L0 est totalement indépendante du degré d’intensité du comportement
énonciatif de x) ; dans la seconde, des verbes tels que « prétendre », « reconnaître », « avouer »,
« admettre », « prétexter », « se contredire », « se vanter », qui peuvent de ce fait être considérés comme
des modalisateurs intrinsèques.
• Le verbe prétendre :
« x dit que P »/« x prétend que P » :
de ces deux verbes, seul le second est « subjectif172 », dans la mesure où il présuppose : « P, qui est
présenté comme vrai par x, est faux, douteux, ou tout au moins discutable aux yeux de L0 173 ».
Remarques sur le fonctionnement de « prétendre » :
– À la différence de « dire », « prétendre » ne possède pas d’antonyme lexical à valeur négative :

– Bien que cette analyse ne fasse pas l’unanimité174, nous considérons que c’est prioritairement L0 qui
se trouve à la source du jugement modalisateur.
– La base d’incidence de ce trait de modalisation pose certains problèmes d’identification :
normalement, le présupposé atteint, pour le disqualifier, le contenu global de la complétive qu’introduit le
verbe (laquelle peut avoir subi une transformation infinitive175 : « x prétend être le père de ces enfants »,
voire réflexive : « x se prétend le père de ces enfants »).
Mais le sème énonciatif peut avoir pour base d’incidence une séquence plus réduite, si le verbe
« prétendre » s’y trouve inséré en incise (« il avait fracturé la porte de la chambre de x dans le but,
prétend-il, de récupérer son linge » : la modalisation porte exclusivement sur le syntagme
prépositionnel), ou si cette séquence est « emphatisée » par le morphème discontinu « c’est... que » (« il
prétend que c’est parce qu’il a pu qu’il n’est pas venu ») : il est en particulier fréquent que le verbe
« prétendre » ait pour « scope » une relation causale établie (et contestée par L0) entre deux propositions.
Lorsqu’aucun de ces deux procédés n’est utilisé pour spécifier son rayon d action, il arrive que
l’énoncé soit de ce point de vue ambigu : « x prétend qu’il n’est pas venu parce qu’il a plu » : le sème
énonciatif du verbe opérateur peut porter soit sur la complétive dans son entier (x est venu, donc, pour
L0), soit sur la causale enchâssée (x n’est pas venu, mais la pluie n’est pas la vraie cause de cette
défection).

– Le trait énonciatif a de toute évidence dans « prétendre » le statut d’un présupposé. Comparons en
effet :
α) « x prétend que P », et
ß) « x ment en disant que P ».
Les deux phrases se laissent décrire à l’aide des énoncés basiques :
(i) « x dit que P »
(ii) « P et (plutôt) faux pour L0 ».
Sans doute s’opposent-elles en ce que a), à la différence de ß), n’exclut pas la sincérité de x176, et en
ce que L0 prend plus nettement position dans ß) que dans a) sur la fausseté de P. Mais surtout, la
transformation négative de ces deux phrases montre que le trait évaluatif (ii) a dans a) un statut de
présupposé, et dans ß) un statut de posé :
α) « x ne prétend pas que P » : la négation atteint (i) et conserve (ii) ;
ß) « x ne ment pas en disant que P » : la négation atteint (ii) et conserve (i).
Lorsqu’il utilise « prétendre », le locuteur se contente de suggérer, en l’insinuant sous forme de
présupposé, son attitude vis-à-vis du fait problématique ; lorsqu’il énonce ß), il se pose explicitement
comme source d’évaluation de la non-véracité de P.

– Le verbe « prétendre » à la première personne.
D’après l’analyse proposée plus haut, « je prétends que P » signifierait que ce disant, je pense le
contraire, et que j’asserte quelque chose que je tiens pour faux. Or cette paraphrase est manifestement
inadéquate. Il est donc nécessaire d’admettre que « prétendre » comporte deux présupposés distincts
selon la nature de son objet :
« x prétend que P » :
posé : « x dit que P »
présupposé :
(i) si x = non-je : « P est faux (ou tout au moins douteux) aux yeux du "je" » ;
(ii) si x = je : « P et faux (ou douteux) aux yeux de non-je » (que ce soit l’ensemble des non-je dans
leur majorité, ou certains éléments bien particuliers, auxquels je pense, de cet ensemble)177.
Ces deux présupposés peuvent d’ailleurs être réunis dans la formule conjonctive « P est faux pour non-
x » (« prétendre » = dire contrairement à d’autres, dire polémiquement) – à condition toutefois d’ajouter
que si x ? L0, l’ensemble non-x comporte une très forte composante L0.


• Les verbes reconnaître, avouer, confesser admettre sont au niveau de leur présupposé modalisateur
antonymiques de « prétendre » : ils impliquent que « P est vrai aux yeux de L0 ». Mais ils indiquent en
outre que certaines réticences sont venues différer ou entraver l’acte locutoire de x. De plus, les verbes
« avouer » et « confesser » évaluent axiologiquement leur objet : on confesse ses péchés, on avoue des
torts ou des fautes, quelque chose en tout cas qu’il vaudrait mieux pouvoir tenir secret, parce que son
exhibition contrevient aux bienséances (« avouer son amour ») ou risque, en donnant prise sur lui, de
nuire au sujet qui avoue178.

• Le verbe prétexter, comme le verbe « prétendre », comporte toujours un sème énonciatif, mais ce que
récuse L0 en utilisant « prétexter », c’est la validité explicative d’une proposition P’alléguée par x pour
justifier P : « prétexter » est en quelque sorte synonyme de « prétendre que c’est parce que P’que P ».
• Les termes « se contredire », « contradictoire », « contradiction » occupent une place originale dans le
champ des évaluatifs de vérité : dire d’une assertion qu’elle est contradictoire, c’est impliquer qu’elle ne
peut être totalement vraie, puisque, si elle est vraie en certaines de ses parties, elle est nécessairement
fausse en d’autres, et inversement.
• Le verbe se vanter. Ex. : « Jean se vante d’avoir traversé le Rhône à la nage. » Le contenu sémantique
du verbe comporte les informations :
(i) « x dit que P »
(ii) « le fait énoncé en P est valorisant pour x (= valorise x aux yeux de x)179 » (c’est-à-dire que L0
n’utilisera ce verbe pour décrire le comportement locutoire de x que si ce comportement l’invite à penser
que x se fait une gloire de P).
Mais il semble qu’en outre le verbe « se vanter » comporte en général l’un ou l’autre des présupposés
suivants, qui se rattachent cette fois à la source L0 :
(iii) a) « P est faux » (enchaînement : « mais il n’en a rien fait ») ;
b) « le fait énoncé en P n’est pas valorisant » (enchaînement : « mais il n’y a pas de quoi se vanter »).
À l’évaluation portée par x sur P se superpose l’évaluation contraire portée sur P par le sujet
d’énonciation : le verbe « se vanter » est donc intrinsèquement subjectif (l’évaluation de L0 relevant
selon les cas de l’axe du vrai, ou de celui du bien).
– Les verbes d’opinion
« x s’imagine que P180 »/« x pense que P »/« x sait que P ».
Les trois verbes énoncent une attitude intellectuelle de x vis-à-vis de P. Envisagés de ce seul point de
vue, ils sont synonymes : dans les trois cas, x adhère à son opinion, il la tient pour vraie.
Mais si l’on veut rendre compte de l’opposition qui existe, notre intuition nous le dit clairement, entre
les trois verbes, il faut faire intervenir en sus l’axe énonciatif :
« P est faux/indéterminé/vrai pour le locuteur. »
En réunissant les deux axes distinctifs qui interviennent dans le fonctionnement des verbes d’opinion :
• l’axe de l’attitude de x vis-à-vis de l’opinion en question (axe envisagé en a) 2), et représenté
verticalement dans le tableau ci-dessous), et
• l’axe de l’attitude du locuteur vis-à-vis de cette même opinion (axe horizontal, qui nous intéresse ici
plus particulièrement), on obtient le tableau suivant, emprunté à Ducrot :

Commentaire
– Le trait énonciatif est un présupposé181 : il n’est pas atteint par la négation ni l’interrogation :

– Ducrot a raison de placer dans la même case, du point de l’axe horizontal, « penser » et « être sûr » :
l’assurance de x ne prouve aucunement la justesse de son opinion aux yeux de L0. Mais l’axe vertical
mériterait d’être affiné davantage : « penser » et « être sûr » ne décrivent pas le même degré d’adhésion
de x à son opinion. Quant à « se douter », qui penche incontestablement vers le +, on peut estimer qu’il ne
reçoit pas sur ce tableau la place qui lui revient. C’est-à-dire qu’il serait préférable d’admettre, sur cette
échelle verticale, quatre degrés occupés respectivement par : « est sûr – persuadé »/« pense – croit – sait
– s’imagine »/« se doute »/« ignore ».
– D’autre part, « croire » et « penser » ont-ils exactement la même valeur énonciative ? Il semble que
« croire » incline, plus que « penser », à penser que P est plutôt faux182. Là encore, il faudrait introduire
un degré supplémentaire, sur l’axe horizontal cette fois :

– La description de Ducrot présente les choses ainsi :


« s’imaginer » pose : « x a une certaine opinion »
présuppose : « cette opinion est fausse ».
Mais la description du présupposé est incomplète. Il est important de le formuler ainsi : « l’opinion est
fausse pour le locuteur », faute de quoi le métalangage tombe dans le piège du langage. En effet, en disant
« Jean sait que les centrales nucléaires ne sont pas dangereuses », j’utilise une double astuce, que permet
le code linguistique : d’une part, je présente mon opinion comme objectivement vraie (la différence est
claire entre la phrase précédente et celle-ci : « Jean pense que les centrales nucléaires ne sont pas
dangereuses, et moi aussi ») ; d’autre part, je l’insinue sous forme de présupposé. Or comme l’a montré
éloquemment Ducrot, les présupposés se présentent comme incontestables, irréfutables (on peut réfuter
les posés, mais pour les présupposés, c’est en principe trop tard) : ils enferment le discours dans un
« cadre » que l’allocutaire ne peut mettre en question que par des procédés polémiques qui disqualifient
non seulement l’opinion de L0, mais plus gravement, son comportement énonciatif global, et auquel il a en
conséquence rarement recours183.
Ces verbes modalisateurs, qui ont la propriété de permettre au locuteur de porter un jugement de
vérité/fausseté sur certains faits, certains contenus mentaux ou discursifs explicités dans le syntagme objet
qu’ils introduisent, sont parfois appelés « factifs » : « Des verbes comme regretter, nier, savoir,
appartiennent à la classe des verbes factifs-positifs, qui ont pour propriété originale que la phrase les
complétant est supposée vraie. Des verbes comme mentir, faire semblant, appartiennent à la classe des
verbes factifs-négatifs, ils ont la propriété de présupposer la fausseté des phrases les complétant. »
(Brekle, 1974, p. 75)
Parmi ces verbes factifs, il convient de distinguer :
ceux dans lesquels le trait modalisateur est présupposé (et qui de ce fait constituent pour le locuteur un
moyen, d’autant plus subtil qu’il est détourné, de porter sans en avoir l’air des jugements évaluatifs,
d’imposer insidieusement des vérités plus ou moins improbables et qui n’ont pas à être prouvées, de
« dire sans dire »), vs ceux dans lesquels il reçoit le statut d’élément posé ; contrairement à ce qu’affirme
Berkle, il est évident que « mentir », et vraisemblable que « faire semblant184 », relèvent de la seconde
catégorie ;
ceux qui portent un jugement qui relève de la catégorie du vrai (factifs positifs : « savoir », « se douter »,
« avouer », etc.) vs du faux185 (factifs négatifs : « prétendre », « s’imaginer », etc.) ;
ceux dans lesquels le trait modalisateur se manifeste de façon claire et constante vs ceux dans lesquels son
existence est plus problématique : quoi qu’en dise encore Brekle, il est plus que douteux que « nier »
présuppose toujours la L0-vérité de la proposition qu’il introduit.
Remarquons au passage l’hétérogénéité des listes de factifs proposées, de manière toujours avouée
comme incomplète, par tel ou tel (« dévoiler », « révéler », « apprendre », dans Charolles, 1976, p. 93 ;
« réaliser », « savoir », « se souvenir », dans Kiefer, 1974, p. 89). C’est qu’en l’absence de critères
décisifs, en dehors des cas relativement clairs mentionnés précédemment, on peut hésiter sur la valeur
modalisatrice de la plupart de ces verbes opérateurs, qui tout en étant en principe neutres factivement,
peuvent occasionnellement se charger de sous-entendus sournois, qui orientent vers telle ou telle
interprétation, variable d’ailleurs avec le contexte186, et dont les mécanismes générateurs sont fort
délicats à expliciter. Dans certains cas, lorsque la présence en incise d’un verbe « dire » n’est pas
nécessaire pour signaler une séquence de discours rapporté, et en vertu de la loi d’informativité, ce verbe
peut prendre une valeur proche de celle de « prétendre187 » ; même chose pour les autres verbes
locutoires, et les verbes d’opinion188 : ils sous-entendent parfois une certaine réticence de L0 à admettre
la vérité de P ; si en effet « un locuteur, au lieu de garantir lui-même, par une simple affirmation, la vérité
de P, se contente de rapporter les propos assertifs d’un tiers, il semble normal d’en conclure que ce
locuteur ne peut lui-même souscrire à P, et donc qu’il ne croit guère à sa vérité » (Berrendonner, 1977,
p. 136). Mais on peut aussi en conclure que si L0 se retranche ainsi derrière le propos d’un tiers, c’est
tout simplement par honnêteté intellectuelle (pour rendre à César ce qui lui appartient), ou que cela
constitue pour lui une manière habile parce qu’indirecte de suggérer son opinion sans avoir à s’en porter
garant. C’est pourquoi il arrive souvent, à l’opposé, que les verbes déclaratifs, dès l’instant où ils
n’expriment pas, comme « prétendre », une attitude de réserve ou de rejet de la part de L0, sous-entendent
plus ou moins la L0-vérité de la proposition assertée (ainsi la phrase « Maître Halimi, évoquant les
pressions faites sur la décision des juges... » sous-entend-elle discrètement que ces pressions ont eu lieu).
C’est en tout cas ce que l’on constate dans l’énonciation journalistique, laquelle se caractérise, entre
autres, par l’emploi d’un certain nombre de stratagèmes qui permettent au locuteur de porter des
jugements évaluatifs tout en restant dans un relatif anonymat, l’un de ces stratagèmes consistant à citer un
tiers, sans assortir cette citation d’un commentaire distanciateur ; or l’absence d’un tel commentaire
fonctionne en général (mais il y a des contre-exemples) comme un indice d’adhésion.

c) Conclusion sur les verbes subjectifs
Nous avons structuré l’ensemble des verbes subjectifs à l’aide des deux axes fondamentaux
suivants :
(1) la source de l’évaluation, c’est l’agent du procès (verbes occasionnellement subjectifs) vs le
sujet d’énonciation (verbes intrinsèquement subjectifs) ;
(2) le jugement évaluatif relève de l’axe bon/mauvais vs vrai/faux - ces termes fonctionnant comme
des archilexèmes qui recouvrent en réalité un nombre considérable de variantes.
Il n’est pas toujours aisé de déterminer quel trait, sur chacun de ces deux axes, il convient d’attribuer à
tel ou tel item :
• Axe (2) :
Certains verbes sont à considérer comme des modalisateurs ou des axiologiques selon qu’ils
apparaissent ou non dans un contexte locutoire, ainsi :

Mais en dehors même de ces cas de polysémie, il existe d’évidentes affinités entre le vrai et le bien, le
faux et le mal, qui font que toute unité dénotant l’un a tendance à connoter l’autre : si le bouddhisme est
une « fausse religion », c’est par voie de conséquence une mauvaise chose ; si le langage est
constitutivement voué au mensonge, c’est de ce fait un « mauvais outil »189, et les modalisateurs négatifs
(« mystification », « boniments », « calomnie », « allégation », etc.) sont fortement enclins à se connoter
péjorativement.
• Axe (1) :
Plus délicate est encore, dans certains cas, la question de savoir si le jugement évaluatif doit être
rattaché à x, ou à L0.
Parfois, l’hésitation que l’on éprouve s’agissant de classer un item parmi les subjectifs intrinsèques ou
occasionnels tient simplement à sa complexité syntaxique : ainsi « condamner » est sans nul doute un
axiologique occasionnel au regard de son complément d’objet direct (je peux très bien dire que « les
puristes condamnent telle tournure », sans la trouver moi-même autrement mauvaise) ; mais il fonctionne
comme un axiologique intrinsèque par rapport à son complément d’objet indirect, ainsi qu’en témoigne
cette sombre boutade de Pierre Georges (Le Monde, 19-20 janvier 1977) : « Un choix tragique :
condamner à mort, condamner à vie ? » (même si elle lui est laissée, la vie de Patrick Henri ne peut être,
aux yeux de L0, qu’un enfer).
Soit maintenant l’exemple du verbe « avouer », qui est à la fois modalisateur intrinsèque (verbe factif-
positif), et axiologique, puisqu’il dénonce comme une faute le contenu de l’aveu ; mais une faute pour
qui ? Le dialogue suivant, extrait de Sexpol, n° 18-19 (décembre 1977), consacré à W. Reich, tend à
prouver que contrairement à ce que l’on pourrait croire, la source de l’évaluation peut être L0, qui
s’oppose sur ce point à x, mais s’identifie au consensus190 :
« (Sexpol) : Et cependant, lui-même n’était pas aussi fidèle qu’il l’exigeait de ses compagnes.
– (lise Ollendorf-Reich) : Non, pas du tout ! Je connaissais pas mal de femmes avec qui il couchait.
– Et il n’en parlait pas ?
– Non, mais quand je lui demandais, il avouait.
– Il avouait comme une faute ?
– Non non : naturellement. D’ailleurs, il vivait ouvertement avec une autre femme alors que nous
étions encore ensemble. »
Autre exemple de verbe locutoire axiologique : « traiter de » ; dans « x a traité y de z », le verbe
indique que z comporte un trait axiologique négatif, qui ricoche sur y191. Mais ce trait, qui l’assume ? On
pourrait penser que l’exemple de Zuber, « Arthur a traité Marie de vierge », peut être paraphrasé comme :
« Arthur a eu envers Marie un comportement verbal de telle nature que L0 a pu en conclure que pour
Arthur, la virginité est répréhensible, sans qu’il en soit nécessairement de même pour L0 ». Pourtant, il
semble que L0 se trouve le plus souvent lui aussi impliqué dans le jugement évaluatif. Lorsque Christian
Bénézech se plaint en ces termes, au colloque d’ALEPS (cf. Le Monde du 9 décembre 1978, p. 26) : « On
nous traite de corporatistes, de rétrogrades, de réactionnaires, parce que nous croyons à des idées forces
liées à la dignité de l’homme », il est évident que ces termes sont considérés comme des injures par x,
mais aussi par L0, qui pour cette raison conteste leur adéquation.
Lorsque leur emploi repose sur un consensus idéologique, lorsque les deux émetteurs (x et L0)'et les
deux récepteurs sont censés partager le même système de valeurs, les verbes axiologiques ne posent
aucun problème d’utilisation ni d’analyse. Mais dans le cas contraire, l’analyste et l’utilisateur doivent
observer et manipuler avec la plus extrême précaution le cotexte dans lequel vient s’insérer l’unité
évaluative.
Quant aux modalisateurs, revenons sur le cas des phrases du type « le soleil lui semble brûlant », « il
voit le soleil rouge », dont nous avons admis sans discussion qu’elles étaient occasionnellement
subjectives, mais qui sont en réalité plus embarrassantes qu’il n’y paraît, car elles n’indiquent pas
clairement si le caractère subjectif de l’impression perceptive qu’elles dénotent doit être mis au compte
de l’agent du procès, ou du sujet d’énonciation, c’est-à-dire si « il voit le soleil rouge » signifie « il est
lui-même conscient de la subjectivité de son appréhension », ou « il n’en est pas conscient mais c’est
moi, locuteur, qui introduit cette distance au sein de la relation perceptive ». C’est que de telles
expressions, qui décrivent l’expérience intime d’un sujet, constituent en fait une forme de discours
rapporté implicite192 : pour avoir accès à cette expérience de l’autre, le sujet d’énonciation ne dispose
que de ce qu’il peut induire de son comportement verbal. Pour localiser à coup sûr la source de
l’information subjective, le seul moyen serait de se reporter à l’énonciation originelle, et de voir si elle
se formule comme « je vois le soleil rouge » (appréhension consciemment subjective de la part de l’agent
perceptif lui-même), ou « le soleil est rouge » (et c’est alors le sujet d’énonciation rapportant
l’expérience du tiers qui est à la source de l’évaluation subjective : il trouve le soleil rouge, mais pas
moi...). Comme il est en général impossible de reconstituer la nature exacte de l’énoncé originel, le
problème est indécidable : on ne peut savoir si l’expression subjective doit être imputée à l’actant engagé
dans le procès dénoté, ou au sujet d’énonciation qui le consigne.
Rappelons enfin que certaines unités lexicales cumulent plusieurs types d’évaluation, par exemple :
– les verbes de jugement tels que « accuser » et « critiquer » impliquent :
une évaluation de type B/M, rattachée à x
une évaluation de type V/F rattachée à L0 ;
– certains verbes locutoires ou d’opinion impliquent :
une évaluation modalisatrice rattachée à x
une évaluation modalisatrice rattachée à L0 ;
– le verbe « se vanter » implique :
une évaluation axiologique positive rattachée à x

2.4 Les adverbes subjectifs

L’étude des verbes « subjectifs » nous a confrontés au problème de la « modalisation » et de la


« modalité » dont Todorov déclare (1970, p. 7) que « c’est évidemment la catégorie la plus complexe » et
que « son étude pose encore de multiples problèmes » ; « évidemment » : nous ne contesterons pas ce
modalisateur, que justifient à l’envi la prolifération des formes signifiantes qui peuvent se charger de
valeurs modales, et l’extensibilité presque infinie du champ de la modalisation : Bally y admet un adjectif
tel que « délicieux » ; Culioli (1968) les adjectifs « heureux », « agréable », « souhaitable », ainsi que
leurs antonymes193 ; R. Sctrick (1971) les « appréciatifs », qui indiquent « la participation émotive ou
affective de l’énonciateur » (p. 125) ; Chabrol (1973) distingue, à côté des « modalisateurs d’assertion »,
une classe de « modalisateurs valorisants » (bon/mauvais, beau/laid), qui traduisent en surface un énoncé
de type « j’approuve » ou « je critique » (p. 25) ; Benveniste y intègre apparemment la liste fort longue
des verbes qui sont susceptibles de régir un infinitif, et Sctrick, jusqu’au verbe « donner » ; il ne reste
plus qu’à y intégrer, à la suite de Dubois (1969, p. 105), « les transformations modalisatrices comme
l’emphase et le passif facultatif », « l’utilisation des rapports de langue familière, populaire, littéraire »,
« l’opposition accompli/non accompli des formes verbales », ainsi que le problème des énoncés
rapportés – et les frontières de la classe des modalisateurs viennent recouvrir, voire déborder, celles de
la classe des faits énonciatifs.
En vertu d’un décret terminologique relativement arbitraire194, nous réservons quant à nous le terme de
« modalisateurs » aux seuls procédés signifiants qui signalent le degré d adhésion (forte ou
mitigée/incertitude/rejet) du sujet d’énonciation aux contenus énoncés- c’est-à-dire par exemple à
certains faits intonatifs ou typographiques (tels que les guillemets distanciateurs), aux tournures
attributives du type « il est vrai (vraisemblable, douteux, certain, incontestable, etc.) que », aux verbes
que nous avons considérés comme des « évaluatifs sur l’axe d’opposition vrai/faux/incertain », et aux
adverbes fort nombreux qui leur font pendant.
Si la classe des adverbes offre des exemples de tous les types d’unités subjectives précédemment
recensés (termes affectifs et évaluatifs, axiologiques ou non), les modalisateurs s’y trouvent en effet
représentés de façon particulièrement massive. Nous ne pouvons malheureusement195 qu’énumérer ici
quelques-uns des principes qu’il faudrait faire intervenir pour constituer en leur sein différentes sous-
classes :

– Modalités d’énoncé vs d’énonciation.
André Meunier (1974, p. 13) les oppose en ces termes :
(Ml) : Modalité d’énonciation : se rapporte au sujet parlant (ou écrivant)
(M2) : Modalité d’énoncé : se rapporte au sujet de l’énoncé, éventuellement confondu avec le sujet de
l’énonciation,
opposition qui recouvre celle que pour les verbes nous avons introduite entre subjectifs
« intrinsèques » et « occasionnels », le seul point sur lequel nous sommes en désaccord avec Meunier
étant celui-ci : lorsque le sujet de l’énoncé se trouve coïncider avec le sujet d’énonciation, les
modalisateurs qui s’y rapportent doivent être considérés comme relevant « occasionnellement » de Ml (il
est en effet gênant de considérer avec Meunier que « je suis sûr », dans « je suis sûr qu’Oscar a attendu
Marie », constitue une modalité d’énoncé...).

– Modalisateurs qui impliquent un « jugement de vérité » (« peut-être », « vraisemblablement », « sans
doute », « certainement », « à coup sûr », etc.) vs ceux qui impliquent un « jugement de réalité »
(« réellement », « vraiment », « effectivement », « en fait196 »).

– On pourrait encore opposer, sur la base d’un certain nombre de critères syntaxiques et sémantiques,
les adverbes « franchement », « sincèrement », « confidentiellement », « personnellement » – qui relèvent
de la catégorie M2 ; déterminent en profondeur, lorsqu’ils fonctionnent comme des modalisateurs
d’énonciation, un verbe « dire » élidé en surface ; et spécifient les conditions et la nature de l’acte
locutoire -, à la série « peut-être », « voire » (= « peut-être même »), « probablement »,
« vraisemblablement », « sans doute », « certainement », « sûrement », « bien sûr », « pour sûr »,
« assurément », « évidemment », « manifestement » « (comme de) bien entendu », etc. – ces adverbes de
type Ml, qui constituent une série beaucoup plus ouverte que la précédente, déterminant plutôt en
profondeur, sous forme adjective, un verbe d’opinion effacé en surface (« probablement, Pierre viendra »
= « j’estime probable la venue de Pierre »), et précisant le degré selon lequel le sujet d’énonciation
adhère au contenu de son énoncé (c’est-à-dire qu’ils nuancent les modalisateurs les plus neutres : non/oui,
avec lesquels ils sont d’ailleurs compatibles).
Ce problème de la modalisation mis à part, il y aurait encore beaucoup à dire par exemple des
expressions restrictives et « appréciatives » (Ducrot, 1972 a, p. 254 sq.) telles que « à peine »,
« presque », « guère », « seulement », « ne... que » ; des adverbes (« déjà », « encore ») qui n’ont de sens
que par rapport à certaines attentes de L0 ; de ces nombreux connecteurs propositionnels (« or », « car »,
« donc », « cependant », « d’ailleurs », « toutefois », « en effet », etc.) dont le statut syntaxique est aussi
problématique que le rôle énonciatif évident ; et de ces plus nombreux encore « petits mots » de l’oral –
« ponctuants », « particules énonciatives », « connecteurs interactifs » et autres « marqueurs de
structuration de la conversation »197. Il faudrait envisager aussi d’autres parties du discours
(interjections198, prépositions199, conjonctions) que celles que privilégie la tradition sémantique sous
prétexte qu’elles sont plus nettement chargées de contenu dénotatif – la séparation des parties du
discours, que nous avons pratiquée pour des raisons de commodité pratique, se justifiant d’ailleurs fort
peu sur le plan théorique, puisque cette différenciation se localise à un niveau relativement superficiel, et
que ce sont les mêmes catégories énonciatives qui les traversent toutes, catégories qu’il est temps
maintenant de récapituler.

Nous avons admis comme subjectifs :
(1) le trait sémantique [affectif] (lequel entretient des relations privilégiées avec le trait axiologique,
sans qu’ils doivent pour autant être confondus)200.
(2) le trait [évaluatif]. Au premier rang des unités évaluatives, figurent deux cas particuliers dont le
rôle énonciatif est prépondérant :
- les axiologiques, porteurs d’un trait évaluatif de type bon/mauvais (affectant l’objet dénoté par
l’unité elle-même, et/ou un élément cotextuellement associé) ;
- les modalisateurs, porteurs d’un trait évaluatif de type vrai/faux (et qui souvent se chargent d’une
connotation axiologique, car le vrai présuppose unilatéralement le bien).

3 LA GRILLE CONFRONTÉE AUX CORPUS : AUTRES


LIEUX D’INSCRIPTION DE LA SUBJECTIVITÉ
LANGAGIÈRE
L’inventaire qui vient d’être proposé des unités subjectives, nous l’avons constitué sur la base de ce
que notre intuition nous disait de la spécificité sémantique de certains items lexicaux. Il n’est donc pas
étonnant qu’il s’avère incomplet, dès lors qu’on tente d’appliquer à l’analyse de corpus particuliers la
grille ainsi élaborée. Dans l’ensemble fort divers des textes qui ont été soumis à ce travail d’application,
nous en avons sélectionné deux – un corpus constitué d’énoncés de presse traitant d’un même événement,
et un texte à prétention purement descriptive de Georges Perec -, qui nous permettront de voir dans quelle
mesure et de quelle manière il convient d’étendre les pouvoirs de cette grille d’analyse : tout en rendant
d’ores et déjà certains services descriptifs, elle laisse en effet échapper bien des faits qui de toute
évidence relèvent de la subjectivité discursive.

3.1 Corpus de presse

PREMIER CORPUS : l’ensemble des comptes rendus donnés dans la presse parisienne des deux procès de
Bobigny, celui de Marie-Claire (octobre 1972) et celui de sa mère et de l’« avorteuse » (novembre
1972)201.
Notre but était de voir dans quelle mesure notre grille d’analyse était capable de filtrer, dans la masse
des informations fournies par chaque article, celles seulement qui portaient la trace de l’inscription dans
l’énoncé du sujet d’énonciation ; notre espoir, de parvenir à évaluer même grossièrement le « taux de
subjectivité » caractérisant chacun des articles constitutifs du corpus.
C’est le statut énonciatif du journaliste (L0) que nous voulions cerner. Il nous fallait donc éliminer
préalablement, pour leur accorder un statut différent (dont il serait tenu compte à un stade ultérieur de
l’analyse), toutes les séquences de discours rapporté, directement ou indirectement. Dès cette étape
préliminaire, nous avons rencontré de sérieuses difficultés, sur lesquelles nous reviendrons plus tard.
Supposons pour le moment résolu ce problème, et que nous soyons parvenue à isoler les séquences qui
sans nul doute émanent de L0 : de quelle manière et en quels lieux celui-ci s’inscrit-il dans l’énoncé ?
Nous avons bien entendu commencé par repérer et inventorier les termes affectifs, les axiologiques,
modalisateurs et autres évaluatifs, puisque nous étions dès l’abord sensibilisée à leur valeur subjective.
Mais nous avons vite pris conscience, par la seule observation des titres d’articles, que cet inventaire
laissait échapper certains faits pertinents.
Comparons en effet les formules suivantes :
(1) « Une jeune fille de dix-sept ans, poursuivie pour avortement, est relaxée » (Le Monde) : c’est un
énoncé factuel, objectif s’il en est.
(2) « Avortement : Clémence au tribunal de Bobigny. Sursis pour Madame Chevalier » (Le Figaro) :
c’est un énoncé mixte, « sursis » étant objectif, et « clémence » évaluatif202.
(3) « Le bon sens et l’équité ont prévalu sur la loi répressive de l’avortement » (L’Humanité) : énoncé
triplement axiologique.
(4) « L’affaire "Marie-Claire" : les juges de Bobigny : "Dès sa conception, le fœtus est protégé par la
loi". » Ce titre de L’Aurore ne comporte aucune évaluation, aucune interprétation, aucune prise de
position explicite de la part du rédacteur. Et pourtant, il ne saurait être considéré comme objectif.
Cette observation, et d’autres analogues, nous ont conduite à élargir de la façon suivante l’inventaire
des types d’interventions « subjectives » de L0.

3.1.1 Intervention par sélection

Nous entendons par là que la masse des faits qui constituent, au plan référentiel, l’événement, est
quasiment illimitée ; et qu’en rendre compte verbalement, c’est d’abord décréter ce qui dans cette énorme
masse mérite d’être verbalisé.
En ce domaine, l’émetteur qui désire être objectif, et le descripteur qui tente de mesurer la subjectivité
de l’émetteur, sont logés à la même enseigne : il n’existe pas de norme définissant le sous-ensemble qu’un
discours se voulant honnête doit expliciter d’un ensemble factuel déterminé. Le descripteur est donc
contraint d’admettre une norme purement comparative, et de poser comme « signifiable » – même s’il
estime que certains éléments d’information sont généralement occultés, mais en tenir compte, ce serait
pour l’analyste faire une part trop belle à sa propre subjectivité – la somme de toutes les informations
fournies dans l’ensemble des comptes rendus de presse, c’est-à-dire la somme de tous les éléments
référentiels qui se trouvent au moins une fois verbalisés.
Comparer de ce point de vue les différents organes de presse, ce sera extraire de ce stock
informationnel le sous-ensemble sélectionné par chaque organe, en ce qui concerne :
les faits constitutifs de l’événement lui-même (ex. : dans quels journaux sont/ne sont pas consignés les
applaudissements, les cris de joie, les slogans revendicatifs qui accueillent le verdict) ;
les faits annexes (ex. : la mention des termes de la loi, le rappel d’affaires judiciaires analogues, etc.)
pour lesquels il est encore plus délicat de déterminer quelles unités d’information sont superflues ou
saugrenues, déficientes ou occultées ;
les « informations utiles » : adresse d’organismes ou de revues203, date et lieu de manifestations prévues,
etc.204 ;
les citations enfin, à propos desquelles il convient de relever, non seulement la nature du L1 sélectionné,
mais aussi celle du segment extrait (ainsi, par la seule vertu d’un découpage habile, La Nation, bien que
citant Gisèle Halimi et le Professeur Milliez, parvient à donner du débat une vision euphorique,
lénifiante, et parfaitement dépolitisée) : l’efficacité argumentative du « troncage » citationnel n’est plus à
démontrer.
Les résultats de cette première investigation peuvent être convertis en un tableau représentant les unités
d’information énoncées/tues par tel organe de presse, et les personnes auxquelles il prête/ne prête pas la
parole. Ce tableau met en évidence l’existence d’un noyau informationnel commun à tous les articles, et
d’éléments périphériques qui se trouvent délaissés par la plupart d’entre eux (ainsi, certaines précisions
d’ordre économique figurent en exclusivité dans L’Humanité). Il permet en outre d’évaluer
comparativement la richesse informationnelle des différents organes pour le corpus envisagés : Le Monde
occupe de ce point de vue la deuxième position, devancé par France-Soir, qui pour le second procès
fournit quatre unités d’information inédites205.
Il est difficile de mesurer l’importance, dans ce type de discours, de cette forme de subjectivité, mais
elle est à coup sûr considérable : c’est elle, d’abord, que mentionne Viansson-Ponté206, lorsqu’il dénonce
en ces termes le mythe de l’objectivité journalistique : « L’objectivité absolue, la pureté de cristal, cela
n’existe pas. Tout est choix dans ce métier – et qui peut prétendre ne faire de choix qu’objectifs et
indiscutables ? Mettre une nouvelle en tête d’un journal télévisé, d’un bulletin de radio ou sur trois
colonnes en première page d’un journal ; commenter telle affaire et pas telle autre, renoncer à telle
dépêche, parce qu’on ne peut pas tout dire ou tout imprimer, pour publier telle autre [...], nommer telle
marque, tels produits, telle personne et ne pas retenir d’autres noms ou indications [...]. À chaque instant,
quels que soient le journal, sa formule, sa tendance s’il en a une, son objet, il faut choisir et donc manquer
à l’impossible objectivité. » Manquement qui frappe d’ailleurs au même titre toutes les formes de
discours : celui du dictionnaire (problème du « tabou lexicographique207 »), celui des diverses sciences,
et en particulier de l’historiographie, dont Michel de Certeau déclare (1976, p. 56) qu’il est
essentiellement mystificateur en ce qu’il se donne pour totalisateur, et que ce faisant, il « fait oublier ce
qu’il élimine ».
Nous conclurons provisoirement en trois points ces réflexions sommaires sur le problème de
l’exhaustivité discursive :

– Plus un discours s’efforce d’être exhaustif, et plus il tend vers l’objectivité ; plus il sélectionne
sévèrement les informations à verbaliser, et plus il encourt le risque de passer pour subjectif.

– L’exhaustivité en question est bien entendu relative à un objt thématique et à un univers de discours
particuliers : être exhaustif, cela ne veut pas dire tout dire sur tout, mais dire tout et seulement ce qui,
dans une situation donnée et compte tenu des savoirs préalables des énonciateurs, est pertinent sur un
sujet donné208, et par rapport à cette norme informationnelle peuvent se mesurer des écarts aussi bien
positifs (informations superfétatoires et « déplacées ») que négatifs (informations lacunaires). Or malgré
ce qu’affirme, avec sa belle assurance coutumière, Louis Lambert (dans la rédaction des procédures
pénales, déclare-t-il209, il convient d’être tout à la fois « précis » = de « dire tout ce qui est utile, sans
rien omettre », et « concis » = de « ne dire que ce qui est utile » : « Dites-vous que si vous vous mettiez à
tout constater dans la procédure, à détailler chacun de vos faits et gestes, en vous interdisant la moindre
ellipse, il n’y aurait plus de limite logique à ce besoin d’exhaustivité : il vous faudrait alors verbaliser le
coup de sonnette donné à la porte du domicile où vous allez perquisitionner, verbaliser le siège que vous
avez offert au témoin qui comparaît, verbaliser le repas que vous avez permis de prendre à la personne
gardée à vue, verbaliser le menu de ce repas... »), il est en général impossible de déterminer quelles
seraient idéalement ces informations nécessaires et suffisantes. En ce qui concerne les écarts négatifs, le
problème se pose de la façon suivante : dans le très vaste ensemble des informations non verbalisées, où
convient-il de faire passer la frontière entre ce qui n’avait pas à être dit, et ce qui a été, délibérément ou
non, censuré ? Car ne pas dire une chose, ce n’est l’« occulter » que par rapport à un système d’attentes
normées. Au cours d’un exposé concernant le sujet d’énonciationciation, je me vois reprocher d’occulter
le sujet psychanalytique : soit ; mais serait-il pertinent de reprocher à un psychanalyste, exposant sa
conception du sujet, de ne pas parler du sujet linguistique ? Qu’est-il « normal », dans une situation
donnée, de dire et de ne pas dire ? Si ce principe, énoncé par Maingueneau (1976, p. 45), est
incontestable : « Outre la négation pure et simple des énoncés d’autrui, il y a un autre moyen, beaucoup
plus difficile à repérer de nier, c’est le silence, la lacune [...]. L’absence porte sens comme la présence,
mais il faut une table de comparaison pour la faire apparaître », la linguistique est bien incapable - hors
précisément du cas où existe, comme dans les comptes rendus de presse, une « table de comparaison » –
de répondre à toutes les questions que soulève la « loi d’exhaustivité », et l’intuition que l’on a de la
norme en cette matière reste toujours largement subjective210.

– Même ainsi restreinte à un univers de discours particulier, l’exhaustivité est en tout état de cause
impossible : et l’on ne dit jamais « toute la vérité ». « Ainsi l’humanité ment par omission et le langage
est fondé sur ce mensonge » (Georges Bataille211). Mentir par omission : tel est l’inévitable lot du sujet
discoureur.

3.1.2 L’organisation hiérarchique des informations

Le journaliste est donc astreint à choisir (subjectivement), dans le stock des informations
verbalisables, celles qu’il va effectivement verbaliser, et qui vont du même coup constituer
l’« événement » ; mais son activité sélective s’exerce, ainsi que le signale également Viansson-Ponté, à
un autre niveau : celui de l’organisation hiérarchique des informations sélectionnées, laquelle résulte de
facteurs complexes, tels que :
- leur présentation typographique ; on peut ainsi comparer les titres suivants de Dernière Heure
lyonnaise et Libération, respectivement : « Reconnu innocent du meurtre de la rue Richard-Lenoir,
PIERRE GOLDMAN EST CONDAMNÉ À DOUZE ANS DE RÉCLUSION CRIMINELLE » vs
« Condamné à douze ans de réclusion criminelle, PIERRE GOLDMAN EST RECONNU INNOCENT DU
MEURTRE DE LA RUE RICHARD-LENOIR » ;
- leur place relative dans le journal, « parlé » ou écrit ;
- l’articulation syntaxique des unités phrastiques et énoncives qui les prennent en charge.
Sans entrer dans le détail des différents procédés qui permettent à l’énoncé de « focaliser » sur telle ou
telle unité de contenu212, remarquons par exemple que ces deux séquences qui commentent la même photo
du même procès de Bobigny : « Marie-Claire et son avocate », et « Gisèle Halimi et sa cliente », ne
hiérarchisent pas de la même manière les deux actants narratifs ; et qu’au dire de l’un d’entre eux, la
principale difficulté que pose aux conseillers de cour d’appel la rédaction des arrêts vient de ce que
l’ordre des arguments y est inévitablement interprété, malgré qu’en aie leur rédacteur, en termes de
hiérarchie.

3.1.3 La subjectivité « affective »

« Cette pénible affaire », « cette triste réalité », « la malheureuse Madame B », « la pauvre femme » :
autant d’expressions qui sont à considérer comme subjectives dans la mesure où elles indiquent que le
sujet d’énonciation se trouve émotionnellement impliqué dans le contenu de son énoncé. Elles ont en
même temps une fonction conative, car en affectivisant ainsi le récit, l’émetteur espère que la répulsion,
l’enthousiasme ou l’apitoiement qu’il manifeste atteindront par ricochet le récepteur, et favoriseront son
adhésion à l’interprétation qu’il propose des faits.
Si elles ne sont pas totalement absentes du Monde, les expressions de ce type sont particulièrement
nombreuses (en ce qui concerne du moins notre corpus) dans France-Soir et L’Humanité.

Remarque :
Lorsque nous avons précédemment envisagé le problème des termes affectifs, nous n’avons pas assez
clairement signalé à leur propos qu’il convenait de distinguer :
ceux qui énoncent une réaction affective de L0 : « cette triste réalité » = cette réalité qui m’attriste,
ceux qui prédiquent au sujet d’un actant de l’énoncé : « Pierre est triste ces jours-ci. »
C’est uniquement du premier type d’emploi qu’il s’agissait jusqu’à présent. Le second relève pourtant
lui aussi213 d’une certaine forme, toute différente et plus subtile, de subjectivité langagière, que faute de
mieux nous appellerons « interprétative ».

3.1.4 La subjectivité de type « interprétatif »

– La dénomination lexicale ou périphrastique


« Deux Gitans violent et massacrent sauvagement un couple de touristes anglais » – ce titre
journalistique, Cavanna le glose en ces termes :
« "Deux Auvergnats violent et massacrent sauvagement un couple de touristes anglais. La Cour
d’Assises les condamne à mort". Si un journal arborait ce titre, que croyez-vous qu’il arriverait ? Il
arriverait qu’une armée d’Auvergnats enragés envahirait les locaux du journal, casserait tout, fesserait le
directeur et foutrait le feu. Et les braves gens diraient bravo, et les contestataires pas braves gens diraient
bravo, enfin ce serait l’unanimité nationale contre cette désignation tendancieuse des assassins par leur
seule qualité d’Auvergnats. Et cela serait bien, et cela serait juste. Pourquoi, alors, je vous le demande,
aucun citoyen épris de bien et de justice n’a-t-il bondi haut en l’air, hors de son froc jusqu’à limite de
l’élasticité de ses bretelles lorsqu’il a lu ceci : "Deux Gitans violent et massacrent sauvagement un
couple de touristes anglais". Pourquoi, hein, pourquoi ? Tous les journaux ont titré "Gitans". Même le
Monde, qu’on supposerait plus attentif à ces choses. Même Libération, dont l’épi derme est si sensible
pour tout ce qui sent le racisme. Jusqu’à ce jour, pour autant que je sache, aucun commando de Gitans
n’est allé fesser aucun directeur d’aucun journal. C’est parce qu’ils ont l’habitude, les Gitans. Les
journaux aussi, ont l’habitude. Nous l’avons tous, bien incrustée sous la peau. "Deux gitans tuent. Un
Arabe viole"... Voilà des habitudes qu’il faudrait peut-être essayer de perdre, non ?214 »
Quoi de plus objectif en apparence, pourtant, que le mot « Gitan » ? Mais en apparence seulement.
Dénommer un objet, c’est en effet utiliser une étiquette signifiante qui permette son identification. Nous
avons jusqu’à présent considéré comme objectives les étiquettes dont la validité applicative pouvait
difficilement être contestée (c’est-à-dire, pouvait facilement être prouvée). Mais si l’on y regarde de plus
près, on s’aperçoit que même ces dénominations « objectives » sont « subjectives » dans la mesure où il
existe toujours plusieurs unités lexicales qui, sans être synonymes, peuvent jouer concurremment ce rôle
dénominatif, étant donné que tout objet est constitué d’un ensemble quasiment illimité de propriétés dont
certaines seulement seront retenues sous forme de sèmes par l’unité signifiante adoptée. Dénommer, c’est
choisir au sein d’un paradigme dénominatif ; c’est faire « tomber sous le sens », c’est orienter dans une
certaine direction analytique, l’objet référentiel ; c’est abstraire et généraliser, c’est classifier et
sélectionner : l’opération dénominative, qu’elle s’effectue sous la forme d’un mot ou d’une périphrase
(c’est-à-dire qu’elle prédique implicitement ou explicitement sur l’objet dénoté), n’est donc jamais
innocente, et toute désignation est nécessairement « tendancieuse ». Même une phrase telle que « la
marquise sortit à cinq heures » est en ce sens « subjective », puisqu’elle choisit de désigner l’actant à
l’aide de son titre de noblesse, c’est-à-dire à travers son statut social215. En ce sens toujours, aucun item
lexical ne saurait être utilisé en toute objectivité.
Nous distinguerons pourtant, une fois de plus, différents degrés au sein de cette subjectivité
« interprétative », et nous admettrons que des termes tels que « Auvergnat » et « marquise », qui
n’interprètent le référent que dans la mesure seulement où ils emphatisent certaines de ses propriétés et du
même coup laissent les autres dans l’ombre (leur subjectivité relevant en quelque sorte du cas plus
général de la « subjectivité par sélection »), ne se subjectivisent pour de bon que dans certaines
exploitations argumentatives : on peut remarquer que Cavanna s’en prend à la mention des « Gitans »,
mais non point à celle des touristes « anglais », qui risque beaucoup moins de donner prise à des
inférences idéologiquement graves (du genre « des Gitans, c’est pas étonnant »). En revanche, sont à
considérer comme franchement et constamment interprétatifs, dans la mesure où ils impliquent de la part
de L0 une véritable option analytique :
les évaluatifs non axiologiques : l’héroïne du premier procès de Bobigny, c’est tantôt « la petite Marie-
Claire », tantôt « une grande jeune fille » ;
les termes psychologiques et affectifs : lors même qu’ils prédiquent sur un actant de l’énoncé, ces termes
impliquent une option interprétative dont L0 essaie parfois de neutraliser la valeur subjective à l’aide
d’un opérateur d’objectivité : « visiblement intimidées à l’idée de prendre la parole... » (Le Monde du
24 novembre) ; « l’embarras des magistrats » (ces mêmes magistrats que L’Aurore décrit comme des
« sages » œuvrant en toute sérénité) « transparaît dans le jugement de Bobigny » (L’Humanité du 23
novembre) ;
les dénominations généralisantes, ou au contraire particularisantes : ainsi, dans L’Aurore du 23 novembre,
les manifestantes deviennent des « actrices », la sélection dans l’ensemble dénotatif d’une sous-classe
mal connotée (et qui ne comprend guère en réalité que Delphine Seyrig et Françoise Fabian) permettant
de les disqualifier globalement, et de développer le thème de « l’exhibitionnisme » ;
les dénominations « partiales » (qui « prennent parti »), tel le terme de « séquestrée », que Gide préfère
délibérément (cf. La Séquestrée de Poitiers Gallimard 1930) à celui de « recluse » – la séquestration
s’opposant à la réclusion, et tout le problème juridique est effectivement là, comme un comportement
contraint (« arbitrairement ») à un comportement volontaire ;
les dénominations euphémistiques (les fœtus sont pour L’Aurore de « petits êtres »), ou imagées (qui sont
d’une certaine manière subjectives – mais plutôt rares dans le discours journalistique)216.

- L’émetteur est le maître de ses choix dénominatifs. Mais il intervient encore dans le rapprochement
de faits qui ne sont pas immédiatement donnés, au niveau référentiel, comme associés.
• Établissement de parallélismes. Ex. :
La Croix du 12 octobre 1972 :
1) « Par contre, on peut difficilement ne pas convenir que l’impunité de 343 femmes ayant
officiellement signé leur déclaration de délit est étrange quand on voit juger une jeune fille de 17 ans pour
ce même délit » : ce rapprochement permet à Geneviève Lainé de développer le thème de « l’injustice ».
2) « Le fait que l’affrontement entre police et manifestants se déroulait lundi à deux pas d’un cinéma
pornographique vantant "les jeux olympiques du sexe" est sur ce point symptomatique » : ce
rapprochement inédit de deux faits spatialement contigus lui permet de relier le problème de l’avortement
à celui de « la pollution morale ».
• Établissement entre les faits de relations logiques, qui pour la plupart se ramènent à une archi-relation,
celle d’implication, laquelle se réalise en surface à l’aide d’une subordination causale, finale ou
consécutive, ou de divers procédés lexicaux : « ce résultat est dû en partie à la prise de conscience de
l’opinion publique » ; « le procès de la maman de Marie-Claire devrait signifier que la loi réprimant
l’avortement est devenue caduque » – interprétation de L’Humanité dont L’Aurore prend l’exact contre-
pied, tous ses efforts argumentatifs visant au contraire à rayer la relation d’implication qui pourrait être
établie entre l’événement ponctuel (procès de Bobigny) et le principe général (caducité de la législation
sur l’avortement) : « Il ne faut en déduire aucune prise de position en faveur d’une généralisation de
l’avortement217. »
• Établissement de systèmes d’opposition. Ex. :
France-soir du 24 novembre :
(1) « Ce problème a longtemps incubé dans notre pays. Il a couvé sous la cendre. Tandis qu’il
mûrissait clandestinement dans les consciences féminines, dans la vie familiale, la façade morale,
juridique, religieuse, restait intacte [...]. Et puis, tout à coup, le décor a changé » :

(2) « Le pas décisif qu’est la liberté complète de l’avortement est inscrit dans la logique de l’évolution
actuelle. Soyons encore une fois très nets : l’avortement libre poserait dans notre société, aujourd’hui,
plus de problèmes qu’il n’en résoudrait. Le bon sens suggère un premier palier... »
– Éléments :
logique → libération totale/bon sens → libération partielle (éléments qui sont par L0 hiérarchisés
axiologiquement : le bon sens est préférable à la logique).
L’Aurore du 23 novembre :
(1) « Tout le monde dit n’importe quoi et la victoire appartient toujours aux plus exhibitionnistes, en
l’occurrence ces actrices qui, à Bobigny, sont venues pour ainsi dire dévoiler leur intimité en proclamant
qu’elles s’étaient fait avorter » :

l’expression « leur intimité / dévoilée »


franchissant en quelque sorte une barrière naturelle : dire que l’on a avorté, c’est commettre un acte
proprement profanateur.
(2)
- Termes de l’opposition :
l’opinion publique / les sages : théologiens, médecins, éducateurs
les députés

- Prédicats :
versatiles, influençables / compétents, libres et opiniâtres
(cf. « l’opinion tirée à hue et à
dia », « les députés qui semblent
se demander dans quel sens il
vaut mieux se prononcer » –
inféodés qu’ils sont à leur
clientèle électorale).
(3) « Ce qui est certain, c’est que, même en changeant la loi, l’on ne modifiera pas la règle morale à
laquelle nous sommes soumis » :
– Termes :
règle morale / loi (juridique)

- Prédicats :
perdurable et inébranlable / évolutive, modifiable
(4) « Il ne faut en déduire aucune prise de position en faveur d’une généralisation de l’avortement » :
verdict particulier / problème général
(5) « Faut-il [...] ouvrir dès demain des établissements que l’on pourrait conjuguer par exemple avec
les cliniques d’accouchement, les praticiens pouvant être, pourquoi pas ? Les mêmes. Idée insensée »,
parce qu’elle assimile concrètement, et cette assimilation est monstrueuse, contre-nature, deux termes
dénotativement et connotativement antonymiques :
accouchement → vie / avortement ? mort.

Bien des faits seraient encore à verser au compte de la subjectivité interprétative. Passons, et venons-
en aux modalisateurs et aux axiologiques, avec lesquels nous nous trouvions en terrain mieux connu.

3.1.5 La subjectivité modalisatrice

Nous avons observé de près, en relation avec les contenus particuliers qu’elles modalisent, le
fonctionnement des expressions qui spécifient le mode d’assertion (constatatif, hypothétique, obligatif218,
etc.) des propositions énoncées, et le degré d’adhésion (forte, réticente, nuancée219) du sujet
d’énonciation au contenu asserté, en tenant compte de l’usage des guillemets, volontiers ironiques, des
interrogations oratoires très fréquentes dans les énoncés de presse (Combat, 24 novembre : « Les
arguments mis en avant sont-ils tous convaincants ? ») et des présupposés qui s’attachent à certaines
unités lexicales telles que « prétendre », mais aussi « croire », conjugué au passé (« il a cru devoir
expliquer » ? il ne le devait pas, il a eu tort de le faire : la modalisation, on le voit, débouche souvent sur
l’axiologique).

3.1.6 La subjectivité axiologique

L’identification de la valeur axiologique d’un terme, lorsqu’elle ne relève pas du diasystème, n’est pas
toujours aisée : il faut tenir compte du contexte verbal (ex. : « le respect hystérique des fœtus ») et de ce
que l’on croit savoir de l’idéologie de L0220.
L’étude doit aboutir à un inventaire comparatif des investissements axiologiques à l’œuvre dans les
différents articles, tenant compte de la source évaluative de l’objet qui supporte l’évaluation positive ou
négative, et du degré d’intensité avec lequel elle se formule (ainsi, le style de L’Humanité se caractérise
par la fréquence des axiologiques superlatifs tels que « profondément injuste », « un monument
d’hypocrisie », etc.).
Un seul exemple : L’Aurore du 23 novembre, qui prend position
• contre le fait même du procès : choquant – porté brutalement sur la place publique - climat passionnel
- que d’incidents !
• pour les adversaires de l’avortement : ce ne sont pas de dangereux retardataires, à mentalité purement
répressive ;
• contre l’attitude en la matière de l’ordre des médecins : incident déplaisant - idée jésuitique – attitude
hypocrite ;
• pour le professeur Milliez : scrupule – intégrité – catholique pratiquant ;
• contre Foyer : il devrait être le dernier à ignorer qu’un homme à la barre jouit de l’impunité – il oublie
les règles fondamentales de notre procédure ;
• contre les députés, machiavéliques et versatiles ;
• contre la loi actuelle, injuste en ce qu’elle pénalise les plus pauvres ;
• pour certaines formes d’avortements, pratiqués paisiblement par des médecins compétents qui
délivrent leurs patientes de leur fardeau dans le plus grand des conforts physique et moral ;
• contre la libéralisation de l’avortement : idée insensée - il serait étrange qu’à une époque où l’on
s’élève contre la peine de mort, on condamne à mort des êtres innocents ;
• contre ses supporters, ces « libératrices », ces exhibitionnistes insensées 221
- un tel inventaire ayant pour but de mettre en lumière comparativement l’attitude (favorable ou
défavorable) des différents émetteurs vis-à-vis du problème de l’avortement.

Conclusions
Ce ne sont pas les résultats concrets de l’analyse qui nous intéressent ici. Nous voulions simplement
montrer que pour parvenir à détecter entre les différents journaux des différences pertinentes quant à leur
orientation idéologique, et quant à la modalité énonciative choisie pour l’exprimer, il était nécessaire
d’élargir la grille d’analyse que nous avions abstraitement élaborée, car il existe pour l’émetteur des
moyens plus discrets que les modalisateurs et les axiologiques (« j’estime que la libéralisation de
l’avortement est une bonne/mauvaise chose ») de s’énoncer dans l’énoncé, le discours journalistique se
caractérisant précisément par le fait que même lorsqu’il ne recourt pas à des procédés aussi voyants, il
porte clairement la marque du lieu idéologique d’où parle l’émetteur.
En la confrontant à ce premier corpus, nous avons fait subir à notre grille initiale les aménagements
suivants :
addition de la subjectivité par sélection et par hiérarchisation des unités informationnelles ;
élargissement de la catégorie des évaluatifs, qui vient se fondre dans la « subjectivité interprétative »,
dont les lieux d’inscription sont extrêmement divers, et qui de proche en proche tend à absorber la quasi-
totalité du matériel lexical et syntaxique.
Cet inventaire classificatoire des procédés de subjectivisation d’un énoncé222 nous amène à conclure
provisoirement :
à l’impossibilité de l’objectivité discursive ;
au fait que si tous les énoncés sont d’une certaine manière marqués subjectivement, cette manière peut
considérablement varier de l’un à l’autre (l’affectivisation du discours caractérisant ainsi France-soir et
L’Humanité, que caractérise également, avec L’Aurore, l’abondance des axiologiques) ;
au fait que si l’on s’en tient au simple repérage d’unités isolées et isolément subjectives, on risque de
laisser échapper un certain nombre de signifiants dont la pertinence énonciative tient exclusivement à ce
qu’ils se trouvent pris dans une certaine dynamique argumentative, et collaborer ainsi à la construction
d’une version (ou, comme disent certains logico-linguistes, d’une « modélisation », d’une
« schématisation ») des faits verbalisés.

3.2 Un texte de G. Perec

DEUXIÈME CORPUS : Georges Perec, « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien », publié par le collectif
« Cause commune » dans Le Pourrissement des sociétés, 10/18 (UGE), 1975, p. 59-108.

Le 18 octobre 1974, Perec se poste dans un bistrot de la place Saint-Sulpice. Il regarde, et tente de
consigner par écrit, sans « parti pris » (p. 88 : « Ce serait vraiment du parti pris de dire qu’il y a, par
exemple, moins de gens ou moins de voitures [que la veille] »), tout ce qu’il voit (et de voir tout ce qui
s’y passe). De même que l’observatoire de Perec constitue un lieu stratégique d’où il prétend « épuiser »
la place Saint-Sulpice, de même son texte constitue-t-il un lieu stratégique à partir duquel on peut prendre
la mesure des limites qui viennent inévitablement borner le champ de l’objectivité discursive.
Le texte s’inaugure ainsi :
« Il y a beaucoup de choses place Saint-Sulpice, par exemple : une mairie, un hôtel des finances, un
commissariat de police, trois cafés, dont un fait tabac, une église à laquelle ont travaillé Le Vau, Gittard,
Oppenord, Servandoni et Chalgrin et qui est dédiée à un aumônier de Clotaire Il qui fut évêque de
Bourges de 624 à 644 et que l’on fête le 17 janvier, un éditeur, une entreprise de voyages, un arrêt
d’autobus, un tailleur, un hôtel, une fontaine que décorent les statues de quatre grands orateurs chrétiens
(Bossuet, Fénelon, Fléchier et Massillon), un kiosque à journaux, un marchand d’objets de piété, un
parking, un institut de beauté, et bien d’autres choses encore. »
Voilà pour les éléments fixes du décor. Ils sont embrassés d’un coup d’œil panoramique : le scripteur
ne s’est pas encore posté au tabac Saint-Sulpice. Mais cet avant-propos mis à part, le texte sera tout
entier mis en perspective, c’est-à-dire qu’il ne notifiera du paysage urbain que des choses vues, par
Perec, d’un lieu précis (les trois cafés de la place, successivement), et à un instant précis. C’est dire
l’importance des déictiques dans ce texte :
p. 60 : « la date : 18 octobre 1974
l’heure : 10 h 30
le lieu : Tabac Saint-Sulpice » ;
p. 66 : « la date : 18 octobre 1974
l’heure : 12 h 40
le lieu : Café de la Mairie » ;
p. 77 : « la date : 18 octobre 1974
l’heure : 15 h 20
le lieu : Fontaine Saint-Sulpice (café) »,
et Perec insiste constamment sur le fait que tout ce qu’il décrit l’est « d’un certain point de vue » (ex.
p. 63 : « Sur le terre-plein, il y a des bancs, des bancs doubles avec un dosseret unique. Je peux, de ma
place, en compter jusqu’à six. »)

– Premier problème : de ces deux visions, panoramique et perspectivisée, il n’est pas évident que la
première soit plus « objective » que la seconde, qui correspond en un sens à la situation « objective » du
sujet parlant. De cette ambiguïté du concept d’objectivité, nous reparlerons bientôt. Il faudrait encore
préciser que le caractère relatif de la visée perspective tient à deux phénomènes – le lieu dont s’origine
le regard, qui délimite le champ de vision ; et la mobilité de ce regard, qui ne peut accommoder en même
temps sur tous les points de ce champ de vision -, dont le second seulement doit être considéré comme un
facteur de subjectivité perceptive, si l’on admet cette définition de l’objectivité : sera considérée comme
objective toute notation susceptible d’être formulée dans les mêmes termes exactement par un ensemble
d’émetteurs placés dans la même situation spatio-temporelle exactement.
Nous allons donc éliminer d’abord, en sachant bien que cette exclusion repose sur une restriction
contestable du champ de la subjectivité, cette subjectivité d’ordre déictique (en vertu de laquelle le
scripteur utilise par exemple les expression « à gauche/à droite »), et considérer comme objective cette
phrase : « Je bois un Vittel alors que hier je buvais un café » (phrase à propos de laquelle Perec se
demande : « en quoi cela transforme-t-il la Place ? »), car le sujet d’énonciation reçoit dans les phrases
de ce type le même statut que n’importe quel actant de l’énoncé ; en revanche, lorsque Perec énonce sa
faim, son ennui, ou sa lassitude, ces informations introspectives ne sauraient émaner d’un autre
observateur que lui-même : on les considérera donc comme subjectives.
Pour en finir avec ce problème, notons que l’objectivité d’un énoncé ne peut s’évaluer que par rapport
à la situation particulière de l’énonciateur – ce qui exclut d’emblée toute possibilité d’un repérage
automatique (à l’aide d’un listage des unités pertinentes) des marques énonciatives. On pourrait penser
par exemple que toutes les indications chiffrées sont par définition objectives : il est certain que lorsque
Perec nous dit que le ciel occupe « le sixième de son champ de vision », que passe un bus « aux trois
quarts vide », ou qu’il se trouve assis à cette même place depuis « une heure moins le quart », il fait
preuve d’une objectivité plus exigeante que lorsqu’il nous parle des bus « plutôt vides », et du temps qui
s’écoule « lentement ». Mais si au lieu de : « Les pigeons sont quasi immobiles. Il est cependant difficile
de les dénombrer (200, peut-être) », il nous déclarait sans précaution voir deux cents pigeons, cette
imprudente précision chiffrée se marquerait subjectivement (alors que le modalisateur d’approximation
« peut-être » a dans ce cas une fonction objectivante). Et lorsqu’il nous dit (p. 78) : « Une dame de 83 ans
est entrée, elle a présenté un tronc au patron du café, mais est ressortie sans nous le tendre », à moins que
la dame en question n’arbore un badge proclamant son âge, ou qu’il s’agisse en fait d’un énoncé rapporté
(mais que ne nous le précise-t-il ?), la phrase relève de l’hypothèse la plus gratuite – alors que dans
d’autres contextes, il sera effectivement plus objectif de dire d’une personne : « elle a 83 ans », que de la
qualifier de « vieille ».

– Deuxième problème : l’exhaustivité de la description.
« Les spécialistes de la communication ont estimé à dix mille par seconde le nombre d’impressions
sensorielles (extéroceptives et proprioceptives) que reçoit un individu. Il est bien évident qu’une
sélection draconienne s’impose pour que les centres supérieurs du cerveau ne soient pas submergés par
une information non-pertinente. Mais le choix entre l’essentiel et le non-pertinent varie manifestement
d’un individu à l’autre, et semble déterminé par des critères qui, dans une large mesure, échappent à la
conscience » (Watzlawick, Helmick-Beavin et Jackson, 1972, p. 93) :
on ne perçoit donc pas la totalité du perceptible.
Mais on ne saurait non plus verbaliser la totalité du perçu, et là encore s’impose « une sélection
draconienne ». La phrase inaugurale du texte de Perec entame son énumération avec un « par exemple »,
et la clôt sur un désinvolte « et bien d’autres choses encore » : c’est avouer d’entrée comme illusoire
cette entreprise d’« épuisement », où le sujet s’épuise (p. 78 : « Lassitude des yeux. Lassitude des mots »)
bien avant d’avoir épuisé son objet. Impossible de couvrir le champ d’expérience : il faut,
inéluctablement, mentir par omission – et d’ailleurs, comme le remarque encore Perec en un autre lieu,
c’est le laconisme descriptif qui passe pour « normal », tant et si bien que lorsqu’un texte tente de
transgresser cette loi de la « sélection draconienne », il produit paradoxalement un « effet-de-non-réel » :
« Je m’inspire de ce qu’on appelle en peinture l’hyperréalisme. C’est en principe une description
neutre, objective, mais l’accumulation des détails la rend démentielle et nous sommes ainsi tirés hors du
réel223 »
Il n’y a pas de limites théoriques au dire descriptif, l’inventaire des objets dont il conviendrait de
mentionner l’existence stable ou éphémère, et plus encore de leurs propriétés caractéristiques, étant par
définition illimité – surtout si l’on se permet de sortir du cadre temporel (par des excursus historiques) ou
spatial (lorsque par exemple Perec décrit le trajet ultérieur des bus qui stationnent sur la place) qui
enserre le référent à décrire, et si des informations à caractère conjectural224 viennent s’ajouter à la liste
des informations positives. Même si cette « loi d’exhaustivité » que mentionne Ducrot est dans son
principe acceptable, elle est à la lettre inapplicable, car il est impossible de préciser ce que signifie,
s’agissant d’un objet particulier, et indépendamment de toute visée argumentative particulière (mais le
texte de Perec présente justement l’intérêt de ne se donner aucun autre objectif pragmatique que le constat
descriptif), « dire le plus sur cet objet ». Pour ce qui est des informations négatives, on voit bien que le
scripteur n’éprouve le besoin de les verbaliser que lorsque le fait contredit une attente, que cette attente
soit liée à la fonction usuelle d’un objet (la fontaine), à l’état habituel du référent (p. 105 : « Aucune
voiture »), ou à un parallélisme conjoncturel (p. 70 : « Deux hommes à pipes et sacoches noires. Un
homme à sacoche noire sans pipe »)225. Mais on ne voit pas comment pourrait être formalisée cette
attente que suscitent des causes aussi diverses226.
En particulier, cette loi d’exhaustivité est incapable d’apporter une réponse aux deux questions
suivantes :
• Dans quel cas a-t-on le droit de ramener toute une série d’objets à un dénominateur (une dénomination)
commun ? Le procédé, qui est tout à fait analogue à ce que Genette appelle, pour les procès-verbaux,
l’itératif – que Perec utilise aussi, dans cette phrase auto-ironique par exemple : « Les feux passent au
rouge (cela leur arrive souvent) » : voilà le problème réglé une fois pour toutes -, est tout aussi constant,
car il permet une économie considérable du matériel verbal :
p. 62 : « Des véhicules (leur inventaire reste à faire). Des êtres humains (dont on pourrait dire la même
chose) » ;
p. 73 : « Des gens, par paquets, toujours et encore » ;
p. 98 : « Tout plein de gens, tout plein de bagnoles ».
• Dans quel cas, s’agissant d’un objet individuel, a-t-on le droit d’utiliser l’hyperonyme plutôt que
l’hyponyme ? De la loi d’exhaustivité découle ce corollaire que l’on doit utiliser l’hyponyme, plus
informatif, chaque fois que l’on en est capable – et chaque fois que l’on suppose que le récepteur est
capable de l’interpréter (ce qui n’empêche pas Perec, dont le lexique vestimentaire semble
remarquablement étendu, de faire usage de termes spécialisés tel que « chapka »). Cette règle, Perec
l’observe en général scrupuleusement : il ne fait appel à l’hypéronyme que lorsque certains obstacles
perceptifs (p. 103 : « d’un cabas sort quelque verdure »), ou son incompétence dénominative (p. 105 :
« Un taxi deux vélomoteurs une fiat une peugeot une fiat et une voiture dont j’ignore le nom »),
l’empêchent de recourir à un terme plus précis ; ce qu’il fait dès qu’il le peut (p. 62 : « Un pain
(baguette) »), quitte à accompagner l’hyponyme, en cas de doute, d’un modalisateur d’approximation
(p. 62 : « Une espèce de basset. Une salade (frisée ?) » ; p. 76 : « Un épagneul ? »).
Tout ceci montre l’action insidieuse d’un facteur supplémentaire de subjectivité : la compétence
lexicale du locuteur, qui varie d’un sujet à l’autre, mais oriente pourtant tout autant que les propriétés
intrinsèques du dénoté les choix dénominatifs.

– Troisième problème : le temps scriptural.
Le rêve de Perec, ce serait de restituer le film intégral de ces dizaines, ces centaines « d’actions
simultanées, de micro-événements dont chacun implique des postures, des actes moteurs, des dépenses
d’énergie spécifiques » (p. 66) et de parvenir à faire coïncider le temps de la narration et celui du narré.
Mais c’est oublier que si l’on a pu parler de « caméra-stylo », on ne peut concevoir de « stylo-caméra ».
Seule une caméra pourrait enregistrer et restituer la totalité du paysage urbain et de ses micro-
métamorphoses incessantes : sa subjectivité serait exclusivement de nature « perspectiviste ». Mais la
verbalisation est une opération de traduction d’un système en un autre système hétéromorphe, opération
qui prend du temps, un temps à la limite infini – et nous voici revenus à l’aporie de Tristram : même en
admettant (ce qui n’est pas le cas nous l’avons dit) qu’il soit possible de rendre compte exhaustivement
d’une unité événementielle, ce travail consommerait un temps très largement supérieur à celui que
nécessite l’accomplissement de l’événement lui-même227.
Perec est donc acculé la sélection, et c’est par-là qu’il convient de commencer, après ces remarques
préliminaires, l’inventaire des lieux où il manifeste malgré qu’il en ait des options subjectives.

3.2.1 Intervention par sélection

« Mon propos dans les pages qui suivent a plutôt été de décrire le reste : ce que l’on ne note
généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n’a pas d’importance : ce qui se passe quand il ne se
passe rien, sinon du temps, des voitures et des nuages » (p. 60).
Mais malgré ses efforts pour consigner l’insignifiant, Perec n’échappe pas à certaines formes du
remarquable lequel se concilie d’ailleurs fort bien avec l’anodin. On voit certes défiler à travers ces
pages un certain nombre de ménagères, mais qui sont proportionnellement moins bien représentées que
d’autres personnages plus épisodiques, mais plus « typés » (l’aveugle, le facteur, quelques flics). Les
objets sont donc sélectionnés en vertu de la classe, plus ou moins « intéressante », qu’ils représentent,
mais aussi en fonction de leurs propriétés spécifiques : il y a la petite-fille-au-bonnet-rouge-à-pompon, la
vieille-dame-qui-lit- Le Monde, les gens-qui-lisent-en-marchant, l’arbre-au-tronc-entouré-d’une-ficelle,
la voiture-grisâtre-dont-la-portière-arrière-est-bleue : sans cette particularité, ladite voiture
n’apparaîtrait sans doute pas dans le panorama (car Perec se lasse bien vite de la description
chromatique de tous les véhicules qui défilent sous ses yeux) ; sans leur bonnet, leur journal et leur
ficelle, la petite fille, la vieille dame et le tronc d’arbre auraient sans doute échappé à l’attention de
l’observateur.
On peut se demander, et Perec lui-même se le demande, pourquoi certains objets, certains faits,
accrochent plus que d’autres le regard d’un observateur pourtant attentif et impartial : « Quelle différence
y a-t-il entre un conducteur qui se gare du premier coup et un autre ("90") qui n’y parvient qu’au bout de
plusieurs minutes de laborieux efforts ? Cela suscite l’éveil, l’ironie, la participation de l’assistance... De
même : pourquoi deux bonnes sœurs sont-elles plus intéressantes que deux autres passants ? » (p. 98). La
loi d’informativité n’est pas d’un grand secours pour résoudre ce problème, car s’il est vrai qu’un
locuteur choisit par priorité de verbaliser ce qu’un autre locuteur ne se trouvant pas au même moment au
même lieu serait incapable, s’il tentait in absentia le même exercice, de deviner avec justesse (la ficelle
autour de l’arbre par exemple), il est bien évident que les maladroits du volant sont presque aussi
prévisibles que les habiles, et qu’il n’est pas nécessaire d’être bien perspicace pour deviner que place
Saint-Sulpice, on rencontre assez souvent des ecclésiastiques. On est donc obligé d’admettre que certains
objets et certains faits sont « marqués », au niveau référentiel , comme étant plus que d’autres dignes
d’intérêt – donc méritant plus que d’autres d’être verbalisés.
D’autre part, ce principe est concurrencé par un facteur bien différent, qui lui aussi détermine dans une
certaine mesure l’activité sélective : la loi du nombre, qui explique la notation têtue de tous ces Japonais
qui déambulent sur la place, leur appareil-photo en bandoulière, ou qui défilent derrière les vitres des
cars « Cityrama » (il est vrai qu’ils cumulent les deux propriétés que nous avons dites pertinentes : ils
sont à la fois nombreux, et exceptionnels) ; ou la mention obstinée des apparitions d’autobus, dont Perec
se justifie ainsi : « Pourquoi compter les autobus ? sans doute parce qu’ils sont reconnaissables et
réguliers : ils découpent le temps, ils rythment le bruit de fond ; à la limite ils sont prévisibles. Le reste
semble aléatoire, improbable, anarchique ; les autobus passent parce qu’ils doivent passer, mais rien ne
veut qu’une voiture fasse marche arrière, ou qu’un homme ait un sac marqué du grand "M" de Monoprix,
ou qu’une voiture soit bleue ou vert pomme, ou qu’un consommateur commande un café plutôt qu’un
demi... » (p. 82).
Ce qui est en tout état de cause grandement imprévisible, c’est la nature précise des faits qu’un
observateur particulier décidera de sélectionner, puisqu’interviennent dans cette sélection des facteurs
aussi contradictoires que le caractère
anecdotique / massif
aléatoire / prévisible
du fait en question – d’autant plus que lorsque nous parlons de « décision », le terme est en réalité
impropre ; car intervient enfin un troisième facteur, essentiellement subjectif : la disposition attentive ou
détachée, lassée ou stimulée de l’observateur, qui « accroche » au référent ou en « décroche » sans que ce
référent y soit pour quelque chose, puisque Perec remarque (p. 88) : « Au-dessus de l’hôtel Récamier
(loin derrière ?) se détache dans le ciel une grue (elle y était hier, mais je ne me souviens plus l’avoir
noté) » – et il ne l’a affectivement pas fait.
3.2.2 Hiérarchisation des informations

Une fois sélectionné le matériel dénotatif à verbaliser, il s’agit de le maîtriser verbalement, c’est-à-
dire de l’ordonner ; et l’on peut hésiter entre plusieurs principes d’ordonnance, que Perec utilise
alternativement, le premier étant de loin le plus fréquent :
– La plus simple est la présentation énumérative, du type (p. 80) :

« Un homme à béret genre curé


Une femme en châle
Une grand-mère à landau
Un homme à chapka (c’est le même, il revient)
Un télégraphiste à vélo
Un couple d’Anglais », etc.

Mais dans cette présentation, aussi fruste soit-elle, la subjectivité de l’émetteur intervient déjà car si
l’ordre choisi correspond à la façon dont ont été successivement perçus, par un regard qui ne peut tout
embrasser simultanément, les objets dénotés, cet ordre est lié à la mobilité capricieuse de ce regard
percepteur. Parmi les faits ainsi décrits, certains se sont effectivement succédé, mais d’autres ont coexisté
dans l’espace référentiel ; le scripteur se trouve donc confronté à un problème dont nous avons déjà
parlé : le langage ayant pour propriété de se dérouler linéairement, convertir en objet verbal un objet
non verbal, c’est projeter sur un axe de successivités exclusives une réalité qui peut être en elle-même
structurée selon le principe de la successivité, ou de la simultanéité.

– Parfois, Perec adopte une principe d’organisation plus abstrait, plus élaboré, plus analytique – mais
aussi plus arbitraire – du matériel verbal : l’organisation taxinomique, par rubriques :
« modes de locomotion : marche, véhicule à deux roues (sans moteur, à moteur), automobiles (voitures
privées, voitures de firmes, voitures de louage, auto-école), véhicules utilitaires, services publics,
transports en commun, cars de touristes ;
modes de portage (à la main, sous le bras, sur le dos) ;
modes de traction (cabas à roulettes) ;
degrés de détermination ou de motivation : attendre, flâner, traîner, errer, aller, courir vers, se
précipiter (vers un taxi libre, par exemple), chercher, musarder, hésiter, marcher d’un pas décidé ;
positions du corps : être assis (dans les autobus, dans les voitures, dans les cafés, sur les bancs) ; être
debout (près des arrêts d’autobus, devant une vitrine (Laffont, pompes funèbres), à côté d’un taxi (le
payant)) » (p. 67).
– Il faut enfin signaler que la structure elle-même de la phrase, qui « focalise », en même temps que le
regard, sur l’un de ses éléments constitutifs, introduit entre eux des disparités hiérarchiques, par
exemple :
« Des oranges dans un filet » (formule que l’on peut opposer à celle-ci : « un filet rempli d’oranges »),
p. 106 ;
gros plan sur les mains : « La plupart des gens ont au moins une main occupée : ils tiennent un sac, une
petite valise, un cabas, une canne, une laisse au bout de laquelle il y a un chien, la main d’un enfant »,
p. 64.

3.2.3 Intervention de type affectif

« J’ai froid [...] Il est quatre heures cinq. Lassitude des yeux. Lassitude des mots », p. 78.
« Il est cinq heures moins le quart. J’ai envie de me changer les idées. Lire Le Monde. Changer de
crémerie », p. 81 ;
« (fatigue) », p. 84 ;
« Des autobus passent. Je m’en désintéresse complètement », p. 88.
Il va de soi que lorsqu’il se permet ces quelques flashs introspectifs (qui sous diverses formes
énoncent un « archi-état d’âme » : l’ennui), Perec se départit de l’attitude d’observateur objectif que le
plus souvent il s’impose.

3.2.4 Intervention de type interprétatif

Nous dirons que Perec interprète le référent dès lors qu’il énonce à son propos certaines affirmations
qui débordent le strict donné perceptif (et dont la valeur de vérité reste donc dans une certaine mesure
hypothétique), ou qui impliquent une norme d’évaluation subjective, ou qui établissent entre des faits
certaines relations qui ne vont pas de soi, ou enfin qui se réfèrent à un savoir culturel qui lui appartient en
propre.

– Interprétation du réfèrent perçu :

• La dénomination « tendancieuse » de certains objets.
Perec manie en général avec une prudence scrupuleuse les étiquettes dénominatives (encore que le
lecteur ne soit pas en mesure d’évaluer leur adéquation dénotative), et il prend très au sérieux ce
« présupposé dénominatif » qui veut que l’utilisation d’un terme implique que l’on soit certain que l’objet
dénoté possède effectivement les propriétés correspondant aux unités sémiques constitutives de son
sémème : lorsque ce n’est pas le cas (pour des raisons attenantes à l’objet lui-même, ou à la compétence
analytique du sujet parlant), Perec assortit la mention dénominative de précautions oratoires telles que :
« ... les barreaux d’une sorte de soupirail (c’est vraiment trop grand pour être un soupirail) », p. 104 ;
« Passe un homme qui porte une maquette d’architecte (est-ce vraiment une maquette d’architecte – ça
ressemble à l’idée que je me fais d’une maquette d’architecte ; je ne vois pas ce que ça pourrait être
d’autre »), p. 86-87.
Mais il lui arrive d’abdiquer cette exigence et d’appeler imprudemment « x » des objets dont rien ne
prouve qu’ils correspondent effectivement à la définition de x. Par exemple :
« Un homme à béret genre curé
Un curé à béret (un autre) », p. 80 :
il se peut que le second curé porte soutane, ou quelque autre indice certain de sa fonction
ecclésiastique ; mais la parenthèse « un autre » présuppose que Perec transforme a posteriori,
arbitrairement, le premier curé présomptif en un curé effectif.
Cette imprudence appellative apparaît surtout dans l’utilisation extrêmement fréquente du vocabulaire
parental : « une grand-mère à landau », « un papa poussant poussette », « une petite fille avec sa mère »,
« un jeune papa portant son bébé endormi sur son dos », etc. Or si ce réflexe interprétatif en dit long sur
la prégnance de l’idéologie familialiste, rien ne prouve, même si c’est effectivement vraisemblable, que
ce soit nécessairement son papa ou sa maman qui accompagne l’enfant, et Perec prend subitement
conscience de cet arbitraire dénominatif au détour d’une parenthèse humoristique : « Une petite fille,
encadrée par ses parents (ou par ses kidnappeurs) pleure » (p. 97)228.

• Les expressions imagées.
Elles sont toujours, nous l’avons dit, subjectives. Perec en use ici fort peu. Nous n’avons repéré que :
deux métaphores humanisantes : « les autobus piétinent sur la place » (p. 99), et « deux taxis
capuchonnés » (p. 67) ;
une métaphore animalisante : « à côté de moi, une demi-douzaine de marchands de prêt-à-porter
jacassent » (p. 93) ;
et cette métaphore développée en comparaison : « Un bébé dans un landau émet un bref piaillement. Il
ressemble à un oiseau : yeux bleus, fixes, prodigieusement intéressés par ce qu’ils découvrent »
(p. 79)229.
• Les termes psychologiques.
Ils sont encore plus rares : Perec se permet des notations comportementales ou mimo-gestuelles
(« hilare »), mais évite en général de les interpréter en termes psychologiques (tels que « joyeux »), et il
fait bien (étant donné son projet descriptif), car ces inférences sont toujours hasardeuses. À la frontière
du domaine psychologique, on peut situer peut-être les expressions : « l’agent de police, d’abord
perplexe » (p. 100) ; « tous les pigeons se sont réfugiés sur la gouttière de la mairie » (p. 68)230 ; « les
deux aubergines de la veille repassent ; elles semblent soucieuses aujourd’hui » (p. 96), phrase dans
laquelle la valeur interprétative de l’adjectif se trouve quelque peu neutralisée par l’action du
modalisateur d’incertitude.

– Les termes évaluatifs
• les dimensionnels : un grand carton à dessins » (p. 73) ; « ... en forme de petite pyramide » (p. 65) ;
« un long bonnet rouge » (p. 90) ; « une fille à courtes nattes » (p. 80), etc. ;
• l’évaluation de la durée. Exemple : « Pendant de longs espaces de temps, aucun autobus, aucune
voiture » (p. 101).
De telles expressions sont de toute évidence subjectives, car elles n’ont pas de contenu référentiel fixe
(cf. p. 105 : « depuis pas mal de temps déjà (une demi-heure ?) un flic se tient debout, immobile »), étant
donné que la norme qui permet de qualifier une même durée objective comme supérieure, ou inférieure, à
cette norme varie avec la situation dont il s’agit (une demi-heure, c’est long, pour une station debout
immobile, mais c’est court, au regard de la durée d’une vie, qui est elle-même courte par rapport à
l’histoire de l’humanité) et avec le sujet d’énonciation : c’est le « temps psychologique » que mesurent
ces expressions ;
• l’évaluation du nombre : les expressions numériques se localisent en divers points de l’axe graduel de
l’objectivité/subjectivité ; on opposera par exemple les indications chiffrées (parfois imprudentes ou
fausses, mais toujours objectives), vs « plusieurs », « la plupart » (expressions imprécises mais
relativement objectives), vs « beaucoup de » (nettement plus subjectif) ;
• l’évaluation du degré de remplissage d’un objet : la fréquence des adjectifs « plein » et « vide » dans le
texte, corrélative de celle des autobus qui défilent sur la place, permet d’observer le fonctionnement de
ces termes évaluatifs, dont on peut conclure :
que leur usage varie avec l’objet qualifié (le taux de remplissage des bus, et de la place, n’est pas évalué
selon la même échelle), mais dépend aussi des comparaisons que l’on est susceptible d’effectuer entre
l’état de l’objet en un temps t que l’on décrit, et son état en d’autres temps t’ : « J’ai l’impression que la
place est presque vide (mais il y a au moins vingt êtres humains dans mon champ visuel) » (p. 75) :
« presque vide », la place l’est par rapport à ce qu’elle était précédemment ;
que leur usage peut tendre plus ou moins, selon la nature des déterminants qui accompagnent
éventuellement l’adjectif, à l’objectivité : la phrase précédente s’avoue comme subjective ; en revanche,
l’expression « aux trois quarts vide » (p. 98) frôle l’objectivité, qui se trouve atteinte avec « absolument
vide » (encore qu’il faille préciser si l’on inclut ou exclut, s’agissant d’un bus, son chauffeur, mais la
précision est superflue lorsque le bus circule, d’où l’effet vaguement cocasse de cette phrase : « Passe un
86 il est absolument vide (seulement le chauffeur) » (p. 83)). Les autres expressions occupent entre ces
deux extrêmes une position intermédiaire, et s’organisent en une échelle d’évaluation relativement
cohérente, précise et systématique (il s’agit, toujours, des autobus) :
bsolument vide
ide (dont on voit assez mal la place originale qu’il occupe entre les deux expressions qui l’enserrent)
resque vide
lutôt vide
modérément plein
lutôt plein
resque plein
ondé.
Le texte étant purement descriptif, ces expressions sont pour la plupart délestées de toute « valeur
argumentative ». Mais lorsque Perec dit d’un bus qu’il n’est « guère plein », il semble que l’expression,
qui équivaut à peu près, dénotativement, à « presque vide », insiste davantage sur sa polarité négative (on
pourrait s’attendre à ce qu’il soit presque plein, mais il n’en est rien).

– L’établissement de certains rapprochements

• entre un personnage perçu en T0, et un autre personnage (le même ?) perçu en un temps T antérieur à T0 :
problème de la « reconnaissance » :
« Les deux aubergines de la veille repassent » (p. 96) ;
« Des scouts (ce sont les mêmes) repassent devant l’église » (p. 97) ;
« Passe une petite fille avec un long bonnet à pompon (je l’ai déjà vue hier, mais hier elles étaient
deux) » (p. 90) ;
• entre un personnage present et un personnage absent mais connu : problème de « l’obsession du sosie »,
même approximatif :
« Une sorte de sosie de Peters Sellers... » (p. 75) ;
« Un promeneur qui ressemble assez vaguement à Michel Mohrt... » (p. 91) ;
« L’agent de police n° 5976 va et vient dans la rue du Vieux-Colombier. Il offre une certaine
ressemblance avec Michael Lonsdale »
– rapprochement qui va servir de point de départ à la constitution d’un appellatif idiolectal, cf. p. 100 :
« L’agent de police n° 5976 (Michael Lonsdale)... » ;
• entre un fait x perceptible, et un fait y que l’on induit de x fonctionnant comme indice de y :
« Il y a deux taxis, leurs chauffeurs sont absents (taxis capuchonnés) » (p. 67) ; « 6 égoutiers (casques
et cuissardes) » (p. 70) ;
« Un curé qui revient de voyage (il y a une étiquette de compagnie aérienne qui pend à sa sacoche) » :
l’inférence (il revient de voyage) est ici pour le moins hasardeuse (p. 73) ;
« Une vieille femme met sa main en visière pour voir quel est le numéro de l’autobus qui arrive (je
peux déduire de son air déçu qu’elle voudrait prendre le 70) » (p. 76) ;
« Un couple d’Anglais (ils entrent dans le café en causant leur idiome) »231 (p. 80),
• entre deux faits x et y également perceptibles, mais entre lesquels le locuteur établit une relation
causale232 :
« Au milieu de la rue, un homme guette les taxis (il n’y a plus de taxi à l’arrêt des taxis) » (p. 74),
et cette explication faussement, et malicieusement, naïve :
« Journée Nationale des Personnes Âgées : beaucoup de gens portent sur le col de leurs manteaux ou
de leurs imperméables des petits écussons de papier : cela prouve qu’ils ont déjà donné » (p. 101) ;
• entre un fait observable, et son interprétation hypothétique :
« Des gens qui se rassemblent devant l’église (rassemblement du convoi ?) » (p. 71) ;
« Des gens entrent dans l’église (est-ce pour la visiter ? est-ce l’heure de la messe ?) » (p. 91) ;
« Les cloches de Saint-Sulpice se mettent à sonner, peut-être pour le mariage » (p. 99).
Un dernier exemple enfin, pour montrer qu’il arrive à Perec de s’émanciper du cadre perceptif, p. 89 :
« Un car Cityrama (des Allemands ? des Japonais ?) » - le peu de ressemblance qui existe entre ces deux
types ethniques montrant suffisamment que cette hypothèse alternative ne repose en rien sur une vision
insuffisamment précise, mais sur un savoir qui vient d’ailleurs.
De toutes ces remarques on peut conclure qu’aucune description, pas même celle qui se veut
l’enregistrement passif d’un donné perceptif ne peut échapper à certaines tendances que l’on peut
appeler « la pensée comparative », « la quête du connu », « le réflexe analytique », et « l’obsession de
l’identité » – identité ou différence – telle est la question qui lancine Perec, et qui s’explicite dans ce
développement intitulé justement « À la recherche d’une différence » :
« Le Café de la Mairie est fermé (je ne le vois pas ; je le sais parce que je l’ai vu en descendant de
l’autobus).
Je bois un Vittel alors qu’hier je buvais un café (en quoi cela transforme-t-il la Place ?). Le plat du jour
de la Fontaine Saint-Sulpice a-t-il changé (hier c’était du cabillaud) ? Sans doute, mais je suis trop loin
pour déchiffrer ce qu’il y a écrit sur l’ardoise où on l’annonce. Deux cars de touristes, le second
s’appelle Walz Reisen : les touristes d’aujourd’hui peuvent-ils être les mêmes que les touristes d’hier (un
homme qui fait le tour de Paris en car un vendredi a-t-il envie de le refaire le samedi ?).
Hier, il y avait sur le trottoir, juste devant ma table, un ticket de métro ; aujourd’hui, il y a, pas tout à
fait au même endroit, une enveloppe de bonbon (cellophane) et un bout de papier difficilement
identifiable (à peu près grand comme un emballage des Parisiennes, mais d’un bleu beaucoup plus
clair) » (p. 89-90).
– Ajoutons à ces diverses tendances celle qui consiste à faire appel à un savoir non linguistique
sémiologique (ex., p. 69 : « un "P" majuscule qui signifie "parking"), culturel (ex., p. 69 : « Sur le terre-
plein un enfant fait courir son chien (genre Milou) », ou référentiel (ex., p. 63 : « Trois clochards aux
gestes classiques (boire du rouge à la bouteille) »), ce savoir étant plus ou moins spécifique du sujet
émetteur. On peut voir cette compétence culturelle à l’œuvre dans l’usage que Perec fait des noms
propres, lesquels ont du point de vue qui nous occupe ici un statut ambigu : tout en étant parfaitement
« objectifs », ils sont « énonciatifs », car ils reflètent directement la compétence culturelle du scripteur, et
en principe, celle qu’il suppose à son « archilecteur », car la loi d’informativité veut que s’il estime que
le nom propre n’est pas suffisamment connu de son auditoire éventuel pour qu’il soit capable d’y associer
au moins une ébauche de représentation, l’émetteur l’assortisse obligatoirement d’une périphrase
explicative ou définitionnelle. Or cette règle n’est pas toujours scrupuleusement observée par Perec, qui
nous assène en série les noms propres suivants : Geneviève Serreau, Jean-Paul Aron, Peter Sellers,
Duvignaud, Michel Mohrt, Michael Lonsdale, Michel Martens, Paul Virilio : s’il semble légitime que
Perec fasse l’économie d’un commentaire explicatif s’agissant de ses coéquipiers de « Cause commune »
(Virilio, Duvignaud), d’acteurs connus (Peter Sellers, Michael Lonsdale) et à la rigueur (étant donné ce
qu’il est en droit de supposer de la compétence culturelle de ses futurs lecteurs : Perec ne s’adresse
manifestement pas au « grand public ») de personnalités du monde des lettres (Geneviève Serreau, Jean-
Paul Aron) ou de la critique cinématographique (Michel Mohrt), cette économie est abusive, aux yeux de
l’archilecteur auquel en toute modestie nous nous identifions ici, dans le cas de Michel Martens, dont le
nom ne nous dit rien.

3.2.5 Les modalisateurs


Les seuls que l’on rencontre dans ce style descriptif, énumératif, constatatif, sont les modalisateurs
d’approximation ou d’incertitude : expressions verbales (p. 65 : « D’un car de touristes une Japonaise
semble me photographier » ; p. 75 : « J’ai l’impression que la place est presque vide »), adverbes du
type « peut-être », structures interrogatives (p. 69 : « Un homme plutôt jeune, dessine à la craie sur le
trottoir une sorte de "V" à l’intérieur duquel s’ébauche une manière de point d’interrogation (land-
art ?) »), substantifs venant nuancer certains choix dénominatifs (« une sorte de sosie de Peter Sellers »,
« une espèce de basset »). Or ces modalisateurs, en même temps qu’ils explicitent le fait que l’énoncé est
pris en charge par un énonciateur individuel dont les assertions peuvent être contestées, en même temps
donc ils marquent le discours comme subjectif, renforcent l’objectivité à laquelle il peut par ailleurs
prétendre. Car avouer ses doutes, ses incertitudes, les approximations de son récit, c’est faire preuve
d’une telle honnêteté intellectuelle que c’est le récit dans son ensemble qui s’en trouve, singulièrement,
authentifié233.

3.2.6 L’axiologique

Quant aux axiologiques, ils sont relativement rares : nous en avons dénombré, dans ces cinquante
pages, quatre : « Avec un magnifique ensemble, les pigeons font le tour de la place » (p. 22) ; « un beau
chien blanc taché de noir » (p. 83) ; « Passe une dame qui vient d’acheter un bougeoir moche » (p. 98) ;
« Passe une femme élégante » (p. 101) – du moins dans les passages qui observent le plus
scrupuleusement possible la consigne initiale, car il arrive par deux fois que Perec, lassé de cette tension
vers l’impossible objectivité, se déleste de ce carcan, et l’on voit alors immédiatement réapparaître les
« belles oisives » (p. 81), les « vieux cons », les « jeunes cons », les « vieilles peaux », les
« renfrognés » et les « discoureurs » (p. 77)234.

3.2.7 Le « style »

Reste enfin le cas d’une unité telle que « pimponnante » (p. 89 : « Passe une ambulance
pimponnante ») : puisqu’il est couramment admis que les ambulances font « pim-pon », ce terme est
objectif dans la mesure où il est purement descriptif ; et pourtant, il porte le sceau de son énonciateur, qui
« se distingue » par ce néologisme : cet exemple montre qu’il faut ajouter encore à la liste des
« énonciatèmes » tous ces procédés signifiants qui relèvent du style, de l’écriture, ou si l’on préfère, de la
« littérarité » – tous, c’est-à-dire relativement peu de choses dans ce texte qui s’écarte fort peu du « degré
zéro », et dont les excentricités stylistiques sont extrêmement discrètes. Nous n’avons guère relevé que :
trois néologismes (dont deux dans la même page 89 : leur apparition soudaine correspond sans doute à
une phase de « lassitude », de laisser-aller, d’abandon – au plaisir du « logothète ») : « pimponnante »,
« photophage » (« avec leurs cargaisons de Japonais photophages »), néologismes dont le sens est aussi
clair que leur motivation morphologique ; et le mot-valise « fantomatismes » (p. 84) ;
- une allitération (« Passe un papa poussant poussette », p. 83) ;
- une sorte d’antanaclase (« quatrième passage du lointain sosie de Michel Mohrt. Lointain vol de
pigeons », p. 99) ;
- un calembour gratuit (« deux aubergines toniques », p. 80) ;
- quelques métonymies (p. 85 : « Passent les œufs extra frais N B » ; p. 102 : « Des parapluies
s’engouffrent dans l’église »).
Signalons encore quelques termes à peine familiers (« flic », « bagnole ») et ces deux coups de
chapeau à Queneau235 que constitue l’apparition soudaine d’« autobi » et de « ouatures ». Et, pour
terminer, quelques touches d’humour236 qui viennent de temps en temps conjurer l’ennui : humour de ces
ellipses qui produisent l’effet saugrenu d’une rupture d’isotopie énonciative, p. 62-63 :
Le 86 va à Saint-Germain des Prés
Exigez le Roquefort Société le vrai dans son ovale vert [...]
Le 63 va à la Porte de la Muette
Nettoyer c’est bien ne pas salir c’est mieux
Un car allemand... »,
humour de ce truisme en forme de litote : « Davantage de différences seraient à mettre sur le compte de
la pluie qui n’est pas nécessairement spécifique du dimanche » (p. 103) ; humour aussi de ces phrases
désinvoltes (p. 97 : « Les feux passent au rouge (cela leur arrive souvent) ») qui viennent souligner auto-
ironiquement l’utopie de cette entreprise d’« épuisement ».
Car Perec ne se fait pas d’illusion : l’appareil enregistreur humain, il le sait et l’avoue, est faillible
(p. 74 : « Limites évidentes d’une telle entreprise : même en me fixant comme seul but de regarder, je ne
vois pas ce qui se passe à quelques mètres de moi : je ne remarque pas, par exemple, que des voitures se
garent ») : en dépit de la vigilance qu’héroïquement il s’impose, Perec ne peut empêcher son attention de
connaître des éclipses, donc l’enregistrement des faits de se faire en pointillés. Et ce commentaire
lapidaire : « Accalmie (lassitude ?) » (p. 66) en dit long sur l’impossibilité qu’il y a à démêler dans les
pauses narratives la part qui revient aux propriétés objectives du référent décrit, et celle qui relève de la
subjectivité du regard enregistreur.
En l’absence de ce référent, le lecteur est d’ailleurs incapable d’évaluer précisément l’objectivité de
la description : il fait confiance, car il est bien obligé de souder docilement son regard au sien, au
narrateur – sauf lorsque la récurrence un peu suspecte de certains dénotés vient ébranler cette confiance.
Que les curés, les Japonais, les baguettes de pain et les paquets de gâteaux237 (p. 98 : « la renommée des
pâtisseries du quartier n’est plus à faire ») défilent à un rythme accéléré sur la place Saint-Sulpice, on
veut bien l’admettre ; mais ces deux-chevaux vert pomme que l’on croise à presque chaque page ?
pourquoi pas, plus vraisemblablement, des 4 L blanches ? La réponse à cette insidieuse question, Perec
nous la donne à travers cet aveu (p. 93) : « Lassitude de la vision : hantise des deux-chevaux vert
pomme », et cette phrase encore en dit long : impossible d’empêcher l’irruption des fantasmes dans le
champ perceptif238, impossible d’empêcher que le travail inflationniste de l’imagination vienne distordre
l’ascétique objectivité du regard239.
Voir tout ce qui se passe, dire tout ce qu’on voit : l’entreprise est doublement utopique, car un double
filtre vient nécessairement s’interposer entre le référent extralinguistique et le signifiant verbal : celui du
regard, qui sélectionne et interprète ; et celui du langage, qui classe, ordonne, analyse, évalue,
présuppose, infère, explique – inéluctablement.
Il n’en reste pas moins que cette entreprise est passionnante : parce qu’elle éprouve ses propres
limites, d’abord ; et parce qu’au-delà de son échec annoncé, le texte de Perec est exemplaire : il fait
défiler sous nos yeux un cortège nuptial, un convoi funèbre, des cars de flics et de touristes, des deux-
chevaux (pas toutes vert pomme) et des autobus, des baguettes de pain, des tickets de métro et des papiers
de chewing-gum, des soutanes et des vieilles dames, des caniches, des nuages ; il nous re-présente ces
objets anodins, éphémères, insignifiants, mais combien significatifs, qui composent le tissu de notre
quotidienneté240 ; il décape notre regard de ces rouilles qui finissent par le condamner à la cécité :
l’habitude, l’accoutumance, la routine ; il tente enfin l’ébauche de cette « anthropologie endotique » que
Perec appelle de ses vœux dans un autre article du même recueil, intitulé « Approches de quoi ? » :
« Interroger l’habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l’interrogeons pas, il ne nous
interroge pas, il semble ne pas faire de problème, nous le vivons sans y penser, comme s’il ne véhiculait
ni question ni réponse, comme s’il n’était porteur d’aucune information. Ce n’est même plus du
conditionnement, c’est de l’anesthésie. Nous dormons notre vie d’un sommeil sans rêves. Mais où est-elle
notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace ? Comment parler de ces "choses communes",
comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent
engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous
sommes.
Peut-être s’agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie : celle qui parlera de nous, qui ira
chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l’exotique , mais
l’endotique [...]. Décrivez votre rue. Décrivez-en une autre. Comparez. Faites l’inventaire de vos poches,
de votre sac. Interrogez-vous sur la provenance, l’usage et le devenir de chacun des objets que vous en
retirez.
Questionnez vos petites cuillers.
Qu’y a-t-il sous votre papier peint ?
Il m’importe peu que ces questions soient, ici, fragmentaires, à peine indicatives d’une méthode, tout au
plus d’un projet. Il m’importe beaucoup qu’elles semblent triviales et futiles : c’est précisément ce qui
les rend tout aussi, sinon plus, essentielles que tant d’autres au travers desquelles nous avons vainement
tenté de capter notre vérité » (p. 253-255).
1 C’est en effet ce terme, généralement traduit par « embrayeurs », qu’utilise Jakobson. Mentionnons encore les équivalents
terminologiques « index » (Peirce) et « indexical expression » (Bar-Hillel).
2 Cf. O. Jespersen, Language, Londres, 1922, p. 123-124.
3 Nous verrons plus loin que toutes les unités « subjectives » partagent dans une certaine mesure cette propriété.
4 Les anaphores peuvent reprendre, très souplement, un contenu qui est simplement impliqué ou sous-entendu par le cotexte antérieur
– voir par exemple, sur les anaphores « associatives » ou « à distance » : Kleiber et Tyvaert (éds) 1990, Koster et Rouland (éds) 1991,
Charolles et al. 1990, Kleiber 1994, Corblin 1995, Apotheloz 1995 ; ainsi que les numéros de revues suivants : Recherches
linguistiques XIX, 1994 (Univ. de Metz), Cahiers de Praxématique 24, 1995 (Univ. de Montpellier III), Verbum 1997, 1-2 (Univ. de
Nancy II), et Langages 97, mars 1990.
5 Sans parler de l’acception rhétorique du terme (anaphore = répétition rapprochée d’un même mot), ni de l’utilisation idiolectale
qu’en fait J. Kristeva, qui appelle « anaphore » le mécanisme de renvoi à l’intertexte, à cet espace translinguistique qui fonde le texte
mais lui est étranger (cf. Recherches pour une sémanalyse, Seuil, Paris, 1969, p. 81).
6 Sur le phénomène général de la deixis, voir Lyons 1980 (chap. VI), Levinson 1983 (chap. 2), Kryk 1987, Morel et Danon-Boileau
(éds) 1992, Green (éd.) 1995 et Grenoble 1998 (sur la deixis en russe) ; et sur la catégorie de la personne : Mühlhäusler et Harré 1990,
Wunderli 1990/1991, et la revue Faits de langue 3, mars 1994.
7 Qui peut être implicité grâce à certains indices d’ostension (voir plus loin), ou certaines déterminations situationnelles. Ainsi, dans
l’expression « Laissez-les vivre », il est conventionnellement admis que le pronom renvoie aux « embryons » non verbalisés (car leur
dénomination est délicate, et constitue précisément l’enjeu du débat entre partisans et adversaires de l’avortement) – d’où l’effet
comique de cette formule-valise, produite par une étudiante croyant citer ainsi le nom d’un organisme impliqué dans ce débat :
« Laissez-les choisir ».
8 L’antécédent est en général inutile lorsque le « nous » reçoit son extension maximale. Lors d’une émission télévisuelle (le 30 nov.
1975), Edgar Morin s’est pourtant trouvé contraint de préciser à plusieurs reprises : « nous les humains », car l’essentiel de son propos
portait sur les êtres vivants, animaux compris.
C’est en général le cotexte antérieur qui précise la référence du « nous » ambigu. Dans le discours des socialistes présents au Congrès
de Tours, J.-B. Marcellesi est ainsi amené à distinguer (dans Langages n° 23) cinq sortes de « nous » :
« nous1 » = je (emploi rhétorique) ;
« nous2 » = je + x + y : nous « récapitulatif » ;
« nous3 » = je + mes amis politiques ;
« nous4 » = je + les socialistes (ou mieux : les socialistes, dont moi) ;
« nous5 » = je + les socialistes + les non-socialistes.
9 Leur fonctionnement est bien entendu différent dans des langues comme le mélanésien, qui possèdent un duel et un triel.
Pour une analyse montrant la nécessité, dès que l’on aborde un système linguistique fondamentalement différent, d’élaborer d’autres
axes que ceux auxquels on est accoutumé, voir par exemple Austerlitz, « Semantic Components of the Gilyak Pronoun System », in
Word vol. 15, 1959, p. 102-109.
10 Nous ne voyons pas non plus pourquoi les déictiques « ne peuvent pas être mal employés ; n’assertant rien, ils ne sont pas soumis à
la condition de vérité et échappent à toute dénégation » (p. 254) : il nous semble au contraire que des mots comme « je » ou « hier »
n’échappent pas aux règles de l’adéquation dénominative.
11 En d’autres termes, ils ont pour nous un contenu conceptuel, malgré la formule célèbre : « Les pronoms [...] ne renvoient ni à un
concept ni à un individu » (p. 261) – la deuxième partie de l’énoncé n’étant pas plus satisfaisante que la première : en langue (et c’est
de cela qu’il s’agit), un mot comme « enfant » ne renvoie pas non plus à un individu (mais à une classe d’individus).
12 Qui est en revanche appropriée s’agissant du mode « autonyme ».
13 Cf. p. 263 : « Le temps linguistique est sui-référentiel. »
14 Sauf bien entendu en cas d’homonymie.
15 Il s’agit du Voyage de G. Schehadé. Le cas des énoncés théâtraux est intéressant car il permet d’observer comparativement le
fonctionnement des déictiques dans les codes écrit et oral.
16 Dans leur emploi non déictique, les formes en « -ci » et en « -là » s’opposent théoriquement selon l’un ou l’autre des axes
suivants :
• proximité/éloignement par rapport à l’antécédent ;
• représentation par anticipation/anaphore (Ex. : « Voici ce que je vais vous dire »/« Voilà ce que j’avais à vous dire »).
Mais on assiste actuellement à un recul des formes en « -ci » au profit des formes en « -là », et à la prolifération d’emplois
anarchiques. Ainsi, dans la célèbre phrase de Mallarmé, « Quelle déception devant la perversité de la langue conférant à "jour" comme
à "nuit", contradictoirement, des timbres obscur ici, là clair », l’utilisation des adverbes est exactement inversée par rapport à la norme.
17 Il s’agit là d’une agrammaticalité d’un type très spécial : celle qui consiste en une inadéquation du comportement « para-
linguistique » (mimo-gestualité) au comportement linguistique proprement dit.
18 Cf. J. Pohl, 1968, t. I, p. 51 : « Avec certains mots appelés déictiques, le geste – le geste imitatif ou allégorique – est absolument
requis : "le poisson que j’ai pêché était de cette taille-ci (écart entre les mains) ; voilà la rivière en question ; vous la franchirez ici
(geste de l’index sur une carte)". On notera que "là", quand il est spatial et peut désigner une infinité de points d’un horizon, est plus
déictique qu’"ici" qui peut se passer de geste quand il désigne le point où se tiennent ceux qui parlent. »
C’est ce cas particulier de fonctionnement déictique, que Fillmore appelle « gestural », qui a inspiré l’étiquetage du phénomène global
(grec « deiknumi »). D’où chez certains la tendance à considérer les démonstratifs comme les déictiques « par excellence ».
19 Le terme est dangereusement ambigu, car il correspond à une réalité d’ordre selon les cas morphologique ou sémantique. Or les
« temps » de la conjugaison verbale n’expriment pas seulement le « temps », mais aussi l’aspect. Inversement, l’expression du
« temps » (sémantique) peut investir d’autres signifiants que les désinences verbales.
20 Voir sur la deixis temporelle Pinchon 1974, Fuchs 1977 et le numéro 67, sept. 1995, de Langue française (Co Vet éd.).
21 Le passé simple est pour nous déictique au même titre que le passé composé, quoi qu’en disent Benveniste (1966 b, p. 244 : « le
repère temporel du parfait est le moment du discours, alors que le repère de l’aoriste est le moment de l’événement ») et Genouvrier
(pour qui le PS aurait pour référence un « alors », une sorte d’origine des temps enfouie dans le passé). Ces analyses confondent en
fait la valeur de la forme elle-même et le système de référence qui la détermine. Un PS véhicule, comme le PC, l’information suivante :
le procès dénoté s’est déroulé à un moment antérieur à l’instant d’énonciation. La différence, c’est que la référence déictique est en
général explicite dans le cas du PC et implicite dans celui du PS, ce qui entraîne que les deux formes temporelles relèvent de deux
modalités énonciatives très différentes (que Benveniste appelle respectivement « discours » et « énonciation historique »).
Sur l’exploitation littéraire des oppositions aspectuelles, voir Weinrich, 1973 et N. Kress-Rosen, 1973.
22 C’est, entre autres, un belgicisme ; dans d’autres usages « tantôt » est synonyme de « cet après-midi ».
23 Et l’on peut de même combiner des syntagmes nominaux hétérogènes de ce point de vue ; cf. l’expression litotique « c’est pas
demain la veille (que P) » = demain ne risque pas d’être la veille du jour où P se réalisera.
24 Ceci pour souligner le fait qu’« aujourd’hui » et « maintenant » ne relèvent pas de la même classe.
25 Cf. d’Ornano qualifié par Glucksmann et Hocquenghem (Le Monde du 7-2-1978, p. 17) d’« ex-futur maire de la capitale ».
26 Sur la conceptualisation et la verbalisation des relations spatiales dans différentes langues, voir : Clauss-Traugott 1978, Alvarez-
Pereyre (éd.) 1979, Bastuji-Dervillez 1982, Wunderlich 1982, Pick et Acredolo (éds) 1983, Vandeloise 1986, Psathas 1990, Hill 1991,
Sablayrolles 1991, Weissenborn et Klein (éds) 1972, Barbéris 1994, Hausendorff 1995, Pütz et Driven (éds) 1996, Bloom et Peterson
(éds) 1996, Borillo 1997, ainsi que le numéro 9, 1987, des Cahiers de Praxématique. Et sur le cas particulier des adverbes spatiaux
ici/là/là-bas : Larthomas 1974, Perret 1991, Kleiber 1993 ; ou des prépositions devant/derrière : Vandeloix 1987, Kleiber 1988.
27 Zuber (1972, p. 3 et 49) fait avec raison intervenir d’autres paramètres dans le fonctionnement de ces prépositions, à savoir : la
dimension et la distance relatives des deux objets x et y, la présence ou l’absence d’un autre objet s’interposant, etc. Par exemple, « la
chaise est derrière la table » présuppose que la chaise n’est pas très éloignée de la table et qu’il n’y a rien entre les deux. Et il
commente : « Évidemment, toutes ces présuppositions sont très vagues. On ne sait pas exactement quelle doit être précisément la
distance entre la chaise et la table pour qu’on puisse dire que cette chaise est (encore) derrière la table, mais la limite jusqu’à laquelle
on peut le dire n’est pas précise. De même il est très difficile de dire qu’il n’y a rien entre la chaise et la table (l’air, l’eau). Cependant,
quand il y a une souris par exemple entre ces deux objets, on peut soutenir qu’ils sont toujours dans la même relation. La situation
changera si un éléphant venait entre la chaise et la table. »
28 Nous avons constaté qu’une situation telle que celle-ci :

est parfois verbalisée en ces termes : « le seau est devant le ballon », ce qui semble contredire l’analyse ici proposée. Mais c’est
qu’alors le locuteur considère y comme un objet orienté (c’est-à-dire qu’il lui prête par analogie la même orientation frontale que la
sienne propre), et que « devant » signifie dans ce cas : « dans la direction de l’"avant" que j’attribue dans cette situation particulière au
ballon (qui n’en possède pourtant pas intrinsèquement) ».
29 Il arrive que les deux valeurs aboutissent au même résultat. Ainsi par exemple dans les situations suivantes :

30 Il faudrait voir dans quelle mesure les emplois de ces prépositions recoupent parfois ceux de « avant » et « après ». Nous avons
rencontré, prétendant décrire une photo publicitaire représentant la situation suivante :


la formule « la femme se trouve devant l’homme ». C’est que « devant » valait ici pour « avant » (par rapport à la chronologie usuelle
de l’acte de lecture).
31 Cette orientation latérale découle généralement de l’orientation frontale. Ainsi l’objet-maison peut-il se voir attribuer, par rapport à
la façade et par analogie avec le corps humain, une « droite » et une « gauche ». L’expression « à gauche de la maison » peut alors
s’employer aussi bien non déictiquement que déictiquement.
32 Ou plus clairement encore : « Place-toi à la gauche de Pierre. »
33 Sur le fonctionnement très similaire de « to come/to go », voir Fillmore, 1966 et M.-L. Groussier, 1978.
34 Contrairement à ce qu’estime S. Gazai, qui déclare (1975, p. 22) que la phrase « J’irai à Paris un de ces jours » présuppose
qu’aucun des deux interlocuteurs ne s’y trouve.
35 En effet :
• si A0 se trouve en T0 à l’exposition en question, on utilisera nécessairement le verbe « revenir » ;
• on ne peut se rendre en un lieu où l’on se trouve déjà.
36 Nous avons pris sur le vif cet exemple de dialogue dont l’échec provisoire tient à une ambiguïté semblable :
L1 – Il va sans doute venir demain.
L2 – Ici ? (pp décodé par L2 : (i) (iii), là où nous sommes).
L1 – Non, au colloque je crois qu’il compte y aller (pp encodé par L1 : b) d), là où nous serons en T). (notons que pour des raisons
d’économie et de variation stylistique, le pp est abandonné lorsque « venir » est repris sous la forme « aller »).
37 La réplique récuse d’ailleurs en même temps le posé, c’est-à-dire le déplacement (inutile) de l’interlocuteur.
38 Sans être pour autant son hypéronyme (existence d’un cas où « aller » est exclu quand « venir » est permis).
39 La construction absolue (Hugo : « je suis une force qui va ») étant à la rigueur possible, mais très marquée stylistiquement (il va de
soi que nous éliminons ici le cas des expressions telles que « comment vas-tu ? »).
40 Et non pas « raller » (exemple entre mille de l’arbitraire des formations morphologiques).
41 Plus précisément, parmi les différents sèmes constituant le sémème de ces formes, le trait du sexe relève de la dénomination
absolue, et les autres – traits de génération, de consanguinité, de latéralité – de la dénomination relationnelle.
42 En fonction appellative, tous les termes de parenté ont L0 pour terme de référence implicite (« grand-père ! » = le grand-père de
moi).
43 Notons que l’ellipse du possessif de première personne n’est pas vraiment spécifique du fonctionnement de « papa » : elle est
également possible, entre autres cas, pour « père » et « mère » dans certains usages plus ou moins sophistiqués ; et en langue standard,
pour « grand-père » et « grand-mère », et « oncle » et « tante » lorsqu’ils sont accompagnés de la mention du prénom (« oncle Pierre
arrive demain »).
44 II va de soi par exemple qu’une forme de pronom personnel est plus économique que le syntagme nominal dont elle tient lieu.
45 Sans prétendre à l’exhaustivité, l’inventaire précédent a mentionné les plus importantes d’entre elles.
46 La Logique de Port-Royal envisage déjà (p. 96) ce type particulier de « termes complexes » dans lesquels la détermination « n’est
point exprimée, mais seulement sous-entendue ; comme quand nous disons en France "le roi", c’est un terme complexe dans le sens ».
47 « Pierre m’a dit de venir le lendemain », si é1 est à interpréter comme un énoncé jussif et non constatatif.
48 Encore que l’on puisse à la rigueur admettre : « il m’a dit qu’il viendra demain ».
49 Elles reviennent bien entendu au même si T1 et T0 se situent le même jour.
50 C’est pourquoi la phrase suivante, où le repérage par rapport à CE0 du discours indirect cède brutalement la place à un repérage
par rapport à CE1 (discours direct), produit très nettement l’effet d’une déviance (rupture d’isotopie énonciative) : « Un ami dont
Gerfaut n’avait pas eu de nouvelles depuis deux ans écrivait d’Australie que sa vie conjugale était devenue intenable et demandait à
Gerfaut s’il fallait qu’il divorce à ton avis » (J.-P. Manchette, Le Petit Bleu de la côte ouest, Gallimard, « série noire », 1976, p. 32).
51 Ce qui est possible si la tierce personne, tout en étant exclue de la relation d’allocution, est cependant présente dans la situation de
communication.
52 Toutes les possibilités envisagées n’offrent pas le même degré de vraisemblance. Ainsi, dans l’hypothèse où il1 ≠ il 2, et où ils sont
tous deux entièrement déictiques, il faut supposer deux gestes consécutifs et distincts ponctuant cette courte phrase : ce comportement
langagier est, pour le moins, rare.
53 À la différence de l’adverbe « maintenant », qui présuppose toujours l’existence d’un « ailleurs » temporel, les formes de présent
peuvent en effet avoir une valeur « intemporelle ».
Quant à l’élasticité de « ici », on peut l’illustrer par cette phrase entendue lors d’une émission télévisuelle : « Ce livre, je l’ai écrit avec
Mme M..., qui est ici, là-bas [accompagné d’un mouvement de tête] ». La contradiction n’est qu’apparente entre les deux adverbes, qui
ne découpent pas l’espace de la même manière : on peut être à la fois dans un lieu identique (en l’occurrence : le même studio), et
différent (à l’autre extrémité de ce studio).
54 C’est ainsi que la « rive droite/gauche » d’un fleuve se détermine conventionnellement par rapport à un actant actif « descendant »
ce fleuve.
55 C’est ce que fait, pour justifier après coup son utilisation erronée de la préposition « à gauche », l’élève Dupont dans cette histoire
« drôle » publiée dans l’Almanach Vermot, 1976 : « Un inspecteur arrive dans une classe de sixième. Il interroge les gamins : – Dis-
moi, Durand, où se trouve l’appendice dans un homme ? – À droite, M. l’Inspecteur. – Bien, très bien. Et toi, Dupont, peux-tu me dire
où se trouve l’appendice chez la femme ? Dupont réfléchit vite et pense "ce n’est sûrement pas du même côté" et répond : - C’est à
gauche, M. l’Inspecteur. À voir l’expression de l’inspecteur, Dupont réalise qu’il s’est trompé. Aussitôt il ajoute : – Enfin à gauche en
rentrant, M. l’Inspecteur. »
L’astuce du procédé consiste à contraindre le lecteur à imaginer une situation permettant de justifier l’emploi adverbial, et un agent
engagé dans un procès ; et son efficacité ( ?) vient de ce que l’allusion (qui exploite les thèmes favoris de notre humour gaulois : « le
petit malin » et l’obsédé sexuel) demeure implicite.
56 Quant aux ostensifs, ils ne peuvent en principe être utilisés qu’en cas de situation partagée : pour les décoder, A doit être en
mesure d’identifier, donc de percevoir, le comportement gestuel qui par définition accompagne l’énoncé d’un ostensif (enfreindre cette
règle, c’est produire une « figure », assez courante au demeurant).
57 Au téléphone, c’est la formule inaugurale : « Ici x » – indication éventuellement renforcée, voire remplacée, par la voix du locuteur
-, qui signe le message.
58 On peut le vérifier aussi s’agissant des prépositions permettant la localisation spatiale : « Va t’asseoir à gauche de cet arbre » ne
signifie jamais « du côté de l’arbre qui est sur ta gauche ». Lorsqu’il risque d’y avoir conflit, du fait de leur situation respective, entre
les interprétations de L et de A, le locuteur prend en général la peine d’utiliser un indice d’ostension, ou une formule plus explicite telle
que « sur ma/ta gauche » (telle est aussi l’opinion de Fillmore, cf. « Deixis I », p. 6).
59 En français du moins. On sait que la seconde personne est plus pertinente déictiquement dans une langue comme le latin (qui
oppose par exemple « hic/iste/ille »).
60 Ou plus exactement, dans « l’m coming » – mais le problème se pose de la même manière dans les deux langues.
61 Cet usage dit « empathique » des formes déictiques caractérise par exemple l’« imparfait épistolaire » du latin (cum tibi
scribebam, cf. Récanati 1995), ou certains emplois des termes de parenté (voir Choi 1997 sur le coréen et le bulgare).
62 Pour d’autres exemples d’énallages de temps et de personne, voir Kerbrat-Orecchioni 1992, p. 206-211.
63 D’après R.-L. Wagner et J. Pinchon (Grammaire française classique et moderne, Hachette, Paris, 1962, p. 167-168), ce
« nous » connote en effet la majesté « lorsqu’il représente un haut dignitaire », et la modestie « sous la plume d’un écrivain, dans la
bouche d’un conférencier » – c’est donc par modestie que nous utilisons, dans ce texte, le « nous ».
64 Exemple analogue dans Nana (Le Livre de poche, 1969, p. 365) :
« Eh bien, cette chère enfant, dit-il familièrement à Muffat, qu’il traitait en mari. Diable ! nous l’avons fait causer ! » (« nous », c’est-à-
dire Muffat).
Cette énallage, qui semble caractéristique, entre autres, du discours des médecins, infirmières, etc., est exploitée humoristiquement par
ce personnage de Témoin à charge (Billy Wilder) interprété par Charles Laughton : exaspéré par l’usage systématique et infantilisant
de ce trope dans la bouche de son infirmière-nurse (« nous allons prendre notre température », « nous allons aller au dodo »), il rétorque
à cette dernière formule, feignant de la prendre au pied de la lettre : – « Nous ? Quelle affligeante perspective ! »
65 Ou tout segment dénotant en principe une troisième personne, tel que « on » (« Alors, c’est à cette heure-là qu’on arrive ? »).
66 L’imparfait du même nom, qui souvent accompagne cette énallage de personne, constitue lui aussi une énallage (temporelle).
67 Cet usage, hélas, se perd : « Rappelons pour mémoire que, dans les bonnes maisons, les domestiques stylés (il y en a encore !)
emploient la troisième personne quand ils s’adressent à leurs maîtres : "Monsieur a-t-il sonné ?" – "Madame est servie." Il en est de
même des vendeurs et vendeuses des magasins bien tenus : "Qu’est-ce que madame désire ?" – "Monsieur n’a pas besoin de
cravates ?". Il va sans dire que ces marques de déférence tendent à disparaître : "Nos machines démocratiques, notait déjà Renan en
1883, excluent l’homme poli" » (Robert Le Bidois, Les Mots trompeurs).
68 On nous a même signalé cette phrase attestée : « Maintenant les couvertures commencèrent à le gêner. »
69 Autre exemple encore : un soudain scrupule nous a fait mentionner en note à propos de « bientôt » (cf. le tableau opposant les
adverbes temporels déictiques et non déictiques) qu’il pouvait fonctionner aussi comme un relationnel. Même s’il est relativement
fréquent, cet emploi nous semble pourtant « métaphorique », car il se rencontre presque toujours associé à un présent ou un futur de
narration (ex. : « ... le livre de Tissot, qui paraît en latin en 1735 et qui est bientôt traduit en français... »).
Pour résoudre ce genre de problèmes, les statistiques de Klum (1961) concernant les corrélations verbo-adverbiales peuvent fournir
des indications intéressantes.
70 Cf. Genette, 1971, p. 180.
71 Dans Répertoire, II, p. 69.
72 Le Magazine littéraire, n° 97, févr. 1975, p. 32.
73 L’expression (que nous adaptons ici à notre propos) est de Butor (1964, p. 293-294) : « Je me suis aperçu qu’on ne pouvait parler
de roman que lorsque les éléments fictifs d’une œuvre s’unifiaient en une seule "histoire", un seul monde parallèle au monde réel [...].
Le roman est une fiction unitaire. »
74 François Jost (1975, p. 483-487) le remarque aussi à propos de Robbe-Grillet : « "Je suis seul ici, maintenant, bien à l’abri". Cet
énoncé, qui ouvre Dans le labyrinthe, est en premier lieu caractérisé par une inflation déictique. » Mais ces déictiques ne sont là que
pour faire illusion. Car si généralement, « du fait qu’un personnage, quelque deux cent pages après ce passage, dit "je", on construit
avec assurance une identité à cette voix neutre sans pourtant qu’aucun critère linguistique permette d’affirmer que les deux narrateurs
constituent un seul et même personnage [...]. Bien que le "je" ne renvoie qu’à la présente instance du discours qui dit "je", on
transforme un instant ponctuel du texte en permanence : lecture rassurante » – que malheureusement décourage le texte de Robbe-
Grillet : « De quelque côté qu’on se tourne, on ne trouvera donc jamais un narrateur stable, sur lequel on puisse se reposer pour
échafauder des constructions rassurantes. » Même instabilité des références spatiale et temporelle, ainsi que le montre Gilles Lapouge
des Souvenirs du triangle d’or (cf. La Quinzaine littéraire, n° 288, 16-31 oct. 1978, p. 5).
75 Ce pseudo-ancrage peut aussi affecter la localisation relationnelle : c’est le cas de ces « inserts » qui ponctuent, avec la
désinvolture la plus provocante, Le Chien andalou : « huit ans plus tard... », « seize ans auparavant... ».
76 Piaget cite ainsi, dans La Formation du symbole chez l’enfant (Paris-Neuchâtel, 1945, p. 233), le cas de ce petit garçon qui, au
lieu de « chien », utilise le signifiant « vouaou » auquel il attribue le sens : « tout ce qui se voit du balcon comme le chien initial et qui lui
ressemble » : la dénomination s’effectue alors par « une assimilation de choses au point de vue même du sujet : situation spatiale dans
laquelle il se retrouve à titre d’observateur et répercussion des objets sur ses actions à lui ».
77 Exemple d’utilisation non déictique d’un terme originellement déictique : l’adjectif « moderne », lorsqu’il s’emploie pour désigner
une période déterminée d’expression artistique (le « modern style », la « littérature moderne », – vs « contemporaine » -, les « post-
modernes » américains – héritiers de John Cage et Merce Cunningham) : on peut alors parler de « déictique figé », ce mécanisme de
figement se retrouvant également dans une certaine mesure dans les expressions du type « l’Orient », « l’Occident », « les pays de
l’Est », etc.
78 Ces exemples sont extraits de Henry Miller, j’suis pas plus con qu’un autre (Buchet/Chastel, Paris 1976, p. 76 et 62.
79 Qui caractérise, on le sait, les productions des enfants autistiques.
80 Guignon ne s’en prive pas :
Canezou. – « Guignol !
Guignol. – Je n’y suis pas !
Canezou. – Allons bon, il n’y est pas ! Comment voulez-vous qu’il fasse ses affaires, il n’est jamais chez lui (il va pour s’en aller). Mais
que je suis simple, il m’a répondu, donc il y est, toujours le même original. »
81 Lorsque T0 est instable et se déplace au fil des jours :
« demain » ? « jamais », et le procès est éternellement différé ;
« aujourd’hui » ? « toujours » ; ainsi cette inscription non datée figurant depuis deux ans sans désemparer sur la porte d’une salle de
cours : « Aujourd’hui seulement le cours a lieu en salle Allard. »
82 L’organisation de l’espace à verbaliser dépend aussi de ses propriétés objectives, et de son orientation naturelle. Comme le
remarque Michel Butor, il est plus facile en Egypte qu’ailleurs, grâce à la présence structurante du Nil, de se passer des déictiques
spatiaux : « ... cette direction foncière de l’espace [...], cette organisation fondamentale si évidente que pour vous indiquer la situation
d’un lieu particulier, d’un appartement dans un immeuble par exemple, on ne prend pas pour référence votre position du moment, mais
ces constantes du paysage identiques aux points cardinaux, mais ces repères absolus que les murs mêmes d’une chambre ne
parviennent pas à cacher, et que, par conséquent, l’on ne vous dira point : prenez la première rue à gauche, puis tournez à droite, mais :
prenez la première rue à l’est, puis tournez au nord, vous montez l’escalier et c’est à la porte sud ; que l’on parlera, même à table,
d’une chaise qui est à l’ouest d’une autre... » (Le Génie du lieu, Grasset, Paris, 1958, p. 131-132).
83 Texte cité par Peytard et Genouvrier, dans Linguistique et enseignement du français, Larousse, 1970, p. 25.
84 Il se peut que dans d’autres systèmes linguistiques, la définition de la catégorie déictique ait à faire intervenir d’autres facteurs
pertinents, dans la mesure où ce sont des données simples et objectives de la situation de communication, qui interviennent de façon
décisive dans la dénomination et l’identification des dénotés – le sexe et l’âge du locuteur par exemple (cf. les emplois précédemment
mentionnés en Burushaski ; cf. aussi Zuber, 1972, p. 15 : « Dans beaucoup d’autres langues, on emploie différentes particules
déictiques dont la présence présuppose l’âge, le sexe du locuteur, le lieu où il se trouve... »).
85 Le fonctionnement des deixis temporelle et spatiale n’est pas symétrique, car elles s’opposent selon deux axes au moins :
- référence mobile/fixe : T0 ne cesse de se déplacer au cours de la diachronie énonciative, alors que le lieu de la prise de parole reste
en général inchangé au cours d’un même acte d’énonciation ;
- référence obligatoire/facultative (cf. Genette, 1972, p. 228 ; et le fait que dans la communication téléphonique, la référence temporelle
étant donnée d’emblée, seul le déictique personnel a obligatoirement besoin – sauf si la voix suffit à fournir l’information – d’être
spécifié).
86 Whorf et Sapir (« En fait, le "monde réel" est pour une large mesure construit d’après l’habitus linguistique des différents groupes
culturels ») ayant avec véhémence dénoncé l’illusion isomorphiste, on appelle parfois « hypothèse Sapir-Whorf » le postulat inverse (qui
fait maintenant figure de vérité établie).
87 Coseriu (1966, p. 188) distingue de même la subjectivité « constitutive du langage », de « l’appréciation subjective individuelle ».
Il faudrait en fait distinguer trois, et non deux, niveaux de subjectivité, selon qu’ils s’inscrivent dans la parole/la langue/la faculté
(universelle) de langage ; cf. P. Henry, 1977, p. 38 : S’il est vrai, comme le soutient Chomsky, que la compétence linguistique a des
bases universelles innées liées aux aptitudes communes à tous les sujets humains, on peut « en ce sens », dit-il, « parler d’une forme de
subjectivité universelle » (à l’humanité).
88 Ma Géographie en couleurs, par P. Valette, E. Personne et B. Le Chaussée, Nathan 1968 (1re éd. 1958).
89 Notons que la prédication est « justifiée » argumentativement :
• par le fait que l’expression fonctionne depuis longtemps comme un « cliché » (les « épithètes de nature » ne pouvant être que
« naturelles » et justes) ;
• par une sorte de glissement métonymique audacieux : la France a un climat « doux » (tempéré) c’est un « doux » pays.
90 Dès qu’ils sont employés métaphoriquement, ces termes se colorent subjectivement.
91 Rappelons que dans notre perspective, « « prétendre à l’objectivité » signifie « « tenter d’effacer toute trace de la présence dans
l’énoncé du sujet d’énonciation ». Prétendent ainsi à l’objectivité,, d’après F. Giroud, 1979, le discours journalistique ( « On ne fait pas
de journalisme avec des états d’âme »), qui lorsqu’il se permet des appréciations et commentaires subjectifs, doit les « marquer »
explicitement comme tels ; et celui de l’« intervieweur », d’après M.-A. Macciochi qui dans ce même article déclare : « J’ai tâché, ici,
de m’"effacer" au maximum devant mon sujet, phrase qui fait écho à celle del’interviewée Giroud : « Le bon journalisme ne consiste
pas, à mes yeux, à se mettre en avant, mais au contraire à s’effacer derrière son sujet » (notons qu’on peut au choix s’effacer devant,
ou derrière son sujet....).
92 Car la « Sémantique générale » serait plus justement appelée, comme le remarque Lyons (1978, p. 84), « sémantique
thérapeutique » : c’est en effet une discipline éducative, ou plutôt rééducative.
Pour une présentation en français des principes théoriques et applications pratiques de la sémantique générale, voir H. Bulla de Villaret,
1973.
93 L’ouvrage le plus important de Korzybski (paru en 1933, et non traduit en français) s’intitule en effet Science and Sanity. An
Introduction to Non-Aristotelian Systems and General Semantics. La formule est plus saine parce que plus juste ; et plus
scientifique, parce qu’elle manifeste cette prise de conscience (de la distance qui sépare le construit du vécu) qui caractérise l’attitude
scientifique et qu’il convient pour Korzybski d’incorporer à tous ses comportements langagiers.
94 Todorov remarque de même (1966, p. 9) que le terme de « connotation » recouvre, dans « crincrin » opposé à « violon », et dans
« flingue » opposé à « fusil », deux phénomènes différents.
95 D’après J. Pohl (1968, p. 157-158), si l’on prend tous les mots qui commencent par la lettre C dans un dictionnaire d’argot, on
constate qu’ils se répartissent de la façon suivante :
mots « défavorables » : 284/« neutres » : 98/« favorables » : 5 ou 6.
Et Pohl de conclure amèrement : « L’observation du langage aurait des raisons d’être misanthrope » (en constatant la misanthropie
dont témoignent les usages langagiers).
Mais même si dans le lexique général, la péjoration l’emporte sans doute effectivement sur la mélioration, les résultats de l’enquête
eussent été moins spectaculaires si Pohl l’avait menée sur d’autres niveaux de langue.
96 Ex. : l’intonation emphatique (renvoyant selon le contexte à une idéologie humaniste, ou viriliste) qui peut accompagner l’énoncé
d’une phrase telle que « Ça, c’est un homme ! », intonation à valeur d’excellence, dont ce métagraphe de Balzac (signalé dans
Rhétorique générale, Larousse, 1970, p. 66), constitue l’exact équivalent graphique : « une femme, une femme, la PHAMME ».
97 Un seul exemple, mais spectaculaire : celui du mot « con », « le plus beau mot de la langue française (avec "loisir") » pour Steve
Masson (alias André Hardellet), qui pose cette question dans Lourdes, lentes... (Pauvert, 1968, p. 19) : « Je voudrais que des types
trapus, des ethnologues, des linguistes m’expliquent pourquoi ces trois lettres sont devenues le symbole de la, de notre, stupidité »
(notons que, bel exemple de tabou lexicographique, le mot ne fait son entrée dans le Petit Robert qu’en 1977).
98 Exemples épars d’euphémismes :
- dans le discours des responsables politiques, les chômeurs sont des « demandeurs d’emploi » ;
- dans les traductions françaises d’Homère, les « yeux de vache » de Nausicaa deviennent des « yeux de génisse » ;
- dans la langue de la cosmétologie, les poils sont métamorphosés en « duvet », et les rides en « plis d’expression » ;
- la marque Dim désigne par « moyen/long/super » les trois tailles de collants qu’elle propose : l’échelle est aimablement décalée d’un
cran par rapport à la normale ;
- pour les petits pois, le glissement s’effectue dans l’autre sens (fins/trèsfins/extra-fins) : la valeur axiologique des adjectifs
dimensionnels varie selon l’objet sur lequel ils prédiquent.
99 Hypéronymes : « Quand le père est tourneur, il vaut mieux répondre : "métallurgiste" ; ou "fonctionnaire", si le père est cheminot » ;
tel est le conseil que prodigue à ses adhérents, lorsqu’ils ont à remplir les fiches scolaires de leurs enfants, un syndicat de parents
d’élèves – car si l’institution scolaire doute qu’il n’y ait pas de sot métier, elle admet au contraire la validité du proverbe « Tel père, tel
fils ».
Euphémismes : cf. les facteurs devenant des « préposés », les concierges des « gardiens », et les coiffeurs des « capilliculteurs ».
100 Cf. Apostrophes du 28 oct. 1978 : Pivot énumère les qualités (« habile », « intelligent », « courtois ») et les défauts (« manque
d’autorité », « mal informé », « cyclothymique ») que Françoise Giroud prête à Giscard d’Estaing dans La Comédie du pouvoir ; et
Giroud de protester : « Mais c’est pas un défaut "cyclothymique", ni une qualité d’ailleurs, c’est neutre. »
101 Osgood, 1964, en propose une pourtant, mais que nous trouvons à plus d’un titre inacceptable.
102 Voir sur ce sujet nos articles sur l’ironie (1976 et 1980).
103 Notons que les termes qui désignent certains mouvements picturaux ou groupuscules gauchistes – impressionnisme, fauvisme,
cubisme, non-art/folklos, inorganisés, incontrôlables – fournissent des exemples d’un mécanisme analogue : la récupération
revalorisante, par ceux-là mêmes qui en constituaient au départ la cible, de termes originellement utilisés pour discréditer injurieusement
l’adversaire.
104 Car si l’honnêteté est toujours une qualité, et la malhonnêteté toujours un défaut, comment peut-on dire de quelqu’un qu’il est
« trop honnête », ou « trop malhonnête » (le paradoxe et sa résolution n’étant pas dans les deux cas de même nature) ?
105 Comparons par exemple : « C’est une hypothèse forte » ( ? bonne), vs « un peu forte » (ce qui suggère « un peu trop »
mauvaise).
106 Cf. là-dessus le n° 9 (1980) de notre revue Linguistique et sémiologie.
107 D’après Le Monde des 10-11 déc. 1978, l’Union soviétique « proteste vigoureusement contre les campagnes démagogiques
menées en Occident autour des droits de l’homme » : démocratie en-deçà, démagogie au-delà...
108 Ce n’est que par extension que l’on peut admettre l’existence d’« injures désignatives » (« cette andouille m’a dit... ») (sur ce
point et d’autres encore concernant le problème de l’injure, voir Delphine Perret, 1968). L’injure s’oppose ainsi au juron (analysé par
Benveniste, 1974, chap. VII ; voir aussi Huston 1980) comme une formule d’adresse à une exclamation à usage personnel (dans le cas
du juron proprement dit, il n’y a pas d’allocutaire, mais il y a un destinataire indirect : Dieu). Ex. : dire « merde » à un agent, c’est
exprimer son exaspération, mais ce n’est pas l’insulter (l’« outrager »), et ce n’est donc pas illégal, si l’on en croit ce verdict rendu à
l’issue d’un procès intenté par un agent de police à un professeur de Lille qui lui avait lancé ce « gros » mot au cours d’une
manifestation : le professeur a été innocenté. Mais il se peut qu’un autre tribunal en eût jugé autrement : le terme est en réalité
polysémique, et le juron se fait injure s’il s’adresse manifestement à un tiers (en revanche, « je t’emmerde » est toujours adressé, donc
injurieux).
109 Le rituel de l’affront ne se rencontre plus guère à l’état pur dans les sociétés contemporaines. Signalons pourtant à titre de
curiosité les insultes proférées par Cassius Clay : à l’instar des injures homériques, c’est une sorte de gant jeté à l’adversaire.
110 Aux deux questions suivantes, la plupart des sujets interrogés répondent avec enthousiasme, sans même percevoir la
contradiction, par un « oui » qu’entraîne la connotation positive de deux substantifs :
(1) « Êtes-vous pour la liberté du travail ? »
(2) « Êtes-vous pour la solidarité de tous les travailleurs en cas de grève ? »
111 « Ta mère est tellement racho qu’elle fait du houla-hoop dans un apple-jack », « on caille tellement chez toi que les cafards i’se
balladent avec des manteaux de fourrure », etc.
112 Prisonnier de Mao, Gallimard (« folio ») 1976, I, p. 81. (La phrase soulignée l’est par nous.)
113 Le même phénomène peut s’observer aussi (quoique plus rarement) des axiologiques positifs : le mot « nature » (et ses dérivés)
fonctionne ainsi dans le discours publicitaire comme un valorisateur passe-partout (« Europe 1, c’est naturel »).
114 Comme cet Ali qu’évoque Robert Linhart dans L’Établi, Minuit, 1978, p. 149-150 :
« À quelque chose que je lui dis ou lui demande (de quoi s’agissait-il ? d’une nourriture, ou de quelque chose à fumer, je ne sais plus), il
répond vivement :
- Non, je fais jamais ça, c’est "juif".
Moi. – Comment ça, c’est "juif" ?
Lui. – Ça veut dire : c’est pas bien, il faut pas le faire [...]. Écrire "juif", c’est écrire l’arabe à l’envers. C’est écrit pareil, mais dans
l’autre sens.
Moi. – Écoute, Ali, je sais ce que je dis, je suis juif moi-même.
Et lui, sans se démonter, avec un hochement de tête indulgent :Mais tu peux pas être juif. Toi, tu es bien. Juif, ça veut dire quand c’est
pas bien. »
115 Exemple analogue relevé il y a quelques années : L1 dit à L2 (vendeur de L’Humanité rouge) qu’il n’aime pas ce journal, et qu’il
le trouve « stalinien » ; réponse de L2 – proprement désarmante - : « y’a intérêt ! ».
116 Surtout lorsqu’ils répliquent sur l’allocutaire.
Imaginons par exemple une situation où L est contraint (pour vérifier au téléphone qu’il ne se trompe pas d’interlocuteur) de décrire A
à A. L dira sans difficulté : « vous êtes blonde » ; avec plus d’hésitation et de précautions : « vous êtes (plutôt) petite » – car l’adjectif
se charge facilement d’une connotation désobligeante ; beaucoup plus difficilement : « vous êtes jolie » ; et jamais (s’il veut rester en
terrain neutre) : « vous êtes moche » : les axiologiques se manipulent avec des pincettes.
Quant à ceux qui prédiquent sur L, une « loi de discours » veut que l’énonciateur ne se « lance pas de fleurs » avec trop d’ostentation.
D’une manière générale, notons que les axiologiques sont très souvent flanqués de modalisateurs venant atténuer la brutalité du
jugement évaluatif : « Tout cela est très beau, très soigné, un peu esthétisant peut-être. »
117 Soit les deux textes suivants :
- « Pour défendre cette mauvaise cause les partisans de l’euthanasie s’appuient sur deux sophismes [...] ; heureusement,
l’euthanasie est rejetée par la quasi-totalité des médecins » (Daniel Hervouet, NAF, n° 241, 3 févr. 1977, p. 3, « L’euthanasie en
question »).
- « Grenoble. Le monument aux morts de la porte de France a été profané par des individus favorables à Baader. Des inscriptions ont
en effet souillé ces murs ainsi que ceux de différents bâtiments de la ville. Des affiches ont été placardées et elles émanent, cette fois,
de personnes dénonçant les agissements des terroristes allemands » (Le Progrès, 23 oct. 1977, p. 4).
Question : vous tenterez de dégager, à partir des expressions soulignées, l’attitude (favorable ou défavorable) du sujet d’énonciation vis-
à-vis de l’objet de son discours.
118 Après avoir tout au long d’un article exhorté ses lecteur à « virer du vocabulaire les adjectifs qui jugent », Cavanna (Charlie-
Hebdo, n° 375, 19 janv. 1978) s’en prend aux prophètes du Progrès, du Sacrifice, de la Grandeur du Destin de l’Homme et se surprend
à les « juger » : « Poètes de mon cul ! Margoulins puants ! » - et de commenter auto-critiquement : « termes péjoratifs : la main dans le
sac ! ».
On sait que Barthes a lui aussi souvent manifesté son refus de se laisser prendre au piège des alternatives axiologiques – mais cela
exige d’infinies précautions métalinguistiques, cf. 1978 b, p. 39 : « Le sémiologue serait en somme un artiste (ce mot n’est ni glorieux ni
dédaigneux : il se réfère seulement à une typologie). » (Notons au passage que cette exigence de « neutralité » fait écho à cette mise
en garde d’Ernest Renan : « Ce n’est ici ni une chaire de polémique, ni une chaire d’apologétique ; c’est une chaire de philosophie. »
Bien des déclarations de Barthes nous le confirment : le sémiologue, ce serait en fait le vrai « nouveau philosophe »).
119 Pour une classification générale des adjectifs dans les langues romanes, voir Stati 1979. Notons le flou qui entoure les termes
utilisés pour désigner les différentes catégories d’adjectifs « subjectifs » (et corrélativement, le découpage lui-même de ces
catégories) : certains restreignent l’emploi d’« évaluatif » aux seuls axiologiques (Pupier 1998), d’autres appellent « appréciatif » ce que
nous appelons « évaluatif » (Rivara 1977 et 1984 ; voit aussi sur la modalité appréciative Van Ginneken 1907, chap. 4 « L’appréciation
dans la langue », ainsi que différents articles in Beacco et Moirand (éds) 1995 ; et sur les « termes de désapprobation » Wierzbicka
1973, p. 156 sq.), d’autres encore parlent de « noms de qualité » à propos d’une catégorie de termes qui ressemblent bien à nos
axiologiques (cf. Milner 1978, qui les traite comme des « performatifs de l’insulte », ce que critique Ruwet 1982, montrant que ces
termes constituent bien une classe sémantique spécifique même si les contours de cette classe sont passablement flous).
Très révélateur de ce flou catégoriel qui handicape toute réflexion sur ce vaste champ sémantique, l’inventaire que proposent Caffi et
Janney 1994 des différents types d’« emotive devices » : on y trouve pêle-mêle, aux côtés de procédés proprement « émotifs »,
différents procédés évaluatifs, mais aussi des phénomènes relevant de la deixis, de la modalisation, de l’expression de la volition ou de
la quantification...
120 Flahault dénonce avec raison (1978, p. 38) les « alternatives usées » telles que « cognitif-expressif », « rationnel-affectif », etc. ;
mais en attendant qu’on nous en propose de nouvelles, et quel que soit le caractère flou et subjectif d’un tel concept, il peut tout de
même rendre certains services descriptifs.
121 Lorsque apparaît, dans le commentaire du film de Louis Malle sur l’Inde, cette phrase sur la secte d’Euroville : « Ils sont
agaçants, avec leur imperturbable assurance », elle produit l’effet brutal d’une modulation énonciative : passage de l’objectivité (du
documentaire) à la subjectivité (affective et axiologique).
122 Sauf si l’on fait métaphoriquement dévier le sémantisme de l’adjectif dans le sens « qui est attaché à son célibat ». Sur la
possibilité de graduer des concepts fondamentalement non graduables, voir Lyons, 1970, p. 225-226.
Notons en outre que certains adjectifs que nous avons considérés comme objectifs, les adjectifs de couleur par exemple, sont
également passibles de gradation.
123 On peut aussi penser (mais ces critères fonctionnent plus ou moins selon les cas) à la compatibilité avec « en quoi/en rien » (cf.
J. Milner, 1977) et à la possibilité de faire subir à la phrase la transformation impersonnelle.
124 Il faut bien reconnaître que cette définition est quelque peu circulaire : les évaluatifs sont des termes qui impliquent une
évaluation... Mais pas plus que Ducrot « nous ne pouvons [...] donner une définition positive de cette notion » (1975, p. 71). Et comme
lui nous pensons que l’« évaluation » n’implique pas toujours un « jugement de valeur » (dans notre terminologie : les axiologiques
constituent une sous-classe des évaluatifs).
125 Ainsi qu’en témoigne par exemple cette phrase : « la Passion selon Saint Matthieu est vieille – ou jeune, comme on voudra – de
250 ans » (Philippe Beaussant, Le Monde de la musique, n° 10, avr. 1979, p. 25).
126 Plus exactement :
• « ça coûte 100 francs », « il mesure 1 m 80 », « il a 35 ans », et
• « c’est cher », « il est grand », « il est vieux »,
ne fournissent pas le même type d’information (nous voulons simplement souligner ici le fait que l’informativité d’une séquence n’est
pas nécessairement proportionnelle à sa précision objective).
127 Journal d’un innocent, Minuit, 1976, p. 164-165 (la phrase soulignée l’est par nous).
128 Nous n’envisageons ici que le cas où l’adjectif est attribut, car l’épithète pose moins de problèmes (« un gros chien », « les gros
chiens » = par rapport à la moyenne des chiens. Exception : les cas assez rares où l’épithète n’a pas de fonction déterminative, comme
dans les expressions semi-lexicalisées du type « un petit nain », « une petite souris »).
129 Ducrot (qui montre en outre que dans « Jacques est petit même pour un Français », le sous-entendu s’inverse) explique sa genèse
par la « loi d’informativité » (1972 a, p. 140-141) ; mais l’explication n’est qu’à demi satisfaisante (parce qu’il n’est pas évident que
« Jacques est petit » signifie nécessairement « pour un Français » ; et que même s’il en était ainsi, on ne voit pas pourquoi c’est
précisément le sous-entendu « les Français sont grands » qui vient justifier informativement le syntagme prépositionnel).
130 C’est-à-dire que le substantif a dans ce cas une fonction « explicative » (vs déterminative) par rapport à son actualisateur.
131 Autre exemple de la complexité des mécanismes évaluatifs :
L1 (un enfant). – « Regarde ce chien comme il est maigre.
L2 (un adulte). – Mais non il n’est pas maigre, c’est un lévrier, ils sont tous comme ça. »
L1 ne connaît pas la race des lévriers : pour lui, cet animal est un chien, sans plus, et c’est en tant que tel qu’il l’évalue. Mais la
compétence canine de L2 lui permet de substituer implicitement au mot « chien » l’hyponyme « lévrier » (c’est en effet par rapport à
une espèce particulière que s’évalue normalement la maigreur), et de rectifier : « ce (lévrier) n’est pas maigre (pour un lévrier) ».
132 Curieusement, les noms propres (qui posent le problème de savoir dans quelle mesure on peut à leur sujet parler d’hypéronymes)
se comportent de ce point de vue comme les syntagmes génériques : c’est qu’ils ne renvoient pas à une classe d’objets dont on peut
établir la moyenne.
133 Comme bien d’autres termes spatiaux, cet adjectif a aussi une valeur temporelle qui rend ambiguë la phrase « cette route est plus
longue que l’autre ». Car il y a des raccourcis qui rallongent (le temps de parcours) et des détours qui raccourcissent.
134 Ces adjectifs posent (pour l’utilisateur et le descripteur) de nombreux problèmes que nous ne pouvons pas soulever ici (sur leur
cas, voir entre autres Bierwisch (1967 et 1970) et Fillmore (1971, p. 384)).
135 Il arrive que cet axe objectif entre en conflit avec un principe déictique ; et que la « largeur » d’un objet soit définie par rapport à
la position du sujet énonciateur (dimension qui s’étend de sa gauche à sa droite), ainsi que le suggère sans doute (car elle et bien peu
explicite, et frise la lapalissade) l’analyse de Greimas en termes de « latéralité », et qu’en tout cas le prouve la possibilité de phrases
telles que : « elle est plus large que longue ».
136 Ce qui définit la norme d’évaluation, ce peut être en effet la moyenne des objets de la classe, mais aussi un élément privilégié de
cette classe – le locuteur par exemple : « Les jeunes, pour moi, disait un vieil homme plein de sagesse, ce sont ceux qui ont dix ans de
moins que moi et les vieux, ceux qui ont dix ans de plus. Je me suis promené tout au long de ma vie avec cette méthode d’évaluation, et
je m’en suis toujours bien trouvé » (cité par P. Viansson-Ponté dans Le Monde des 18-19 mars 1979, p. 9).
137 La remarque est de Zuber (1972, p. 48). Mais encore faudrait-il définir ce qu’il faut entendre par « même catégorie ».
138 « Enfin, le 27 janvier, à Verdun-sur-le-Doubs, M. Valéry Giscard d’Estaing, dans un discours d’une grande qualité et d’une haute
portée, a éclairé les Français sur le "bon choix" que commandait l’intérêt national. Un peuple réputé pour son intelligence tiendra-t-il
compte de ces faits, de ces propositions, de ces appels ? À ce jour, tout se passe comme si rien n’avait changé depuis six mois.
Comment expliquer ce paradoxe ? » (Jean Lecanuet, Le Monde, 7 mars 1978).
139 « Koralnik et Tchérina avaient déjà associé leurs noms à une œuvre baroque, ambitieuse – certains diront prétentieuse – une
"Salomé" adaptée d’Oscar Wilde » (Martin Even, Le Monde, 14-15 sept. 1975, p. 8) (les adjectifs, dont le second est explicitement
mentionné comme subjectif, qualifient l’œuvre, mais aussi, par ricochet métonymique, leurs auteurs).
140 Voir Ducrot 1972 a (p. 128-130) et 1980, Bruxelles et al. 1976, Anscombre et Ducrot 1977, Plantin 1978.
141 Ou d’autres outils tels que :
- « non seulement... mais encore » (« non seulement il est stupide, mais en plus il est de droite ») ;
- « pour tout dire », dans « quelle conception vulgaire, et pour tout dire politicienne, de la politique des communistes ! » (Roland Leroy,
dans France nouvelle, juill. 1973).
142 « Bien » fonctionnant ici comme un adjectif, et non comme un adverbe : à l’oral, cette phrase est désambiguïsée par l’accent
tonique (sur « bien » vs « ici »), et par le contour mélodique.
Notons que l’enchaînement « C’est bien ici. Mais il y a des gens » signalerait l’évaluation inverse du contenu de la deuxième séquence.
143 Sont ainsi employés « objectivement » :
- les adjectifs découpant dans le Larousse médical (1952, p. 107, article « bain ») l’échelle des températures allant de 0° à 45° : glacé
– très froid – froid – dégourdi [sic] – frais – légèrement tiède – neutre – chaud – très chaud – brûlant ;
- les adjectifs « petit » et « gros » dans le contexte < -matériel >, et le sociolecte de l’administration universitaire (« petit » vs « gros
matériel » = qui coûte moins vs plus de 1 000 F).
144 Cet exemple, Searle l’utilise argumentativement (1972, p. 186-187) pour opposer les contenus propositionnels (en gros
équivalents) de (1) et (2) à leur force illocutoire (très différente).
145 Il nous arrive souvent de nous irriter de l’assurance avec laquelle certains critiques cinématographiques osent greffer sur leurs
analyses (pertinentes au demeurant), comme s’ils allaient de soi, des jugements de valeur péremptoires : tel film est abject, parce qu’il
exploite sans vergogne les effets-de-réel et/ou les effets-de-fiction ; tel autre, parce que le dehors répond toujours, tautologiquement,
au-dedans... Soit. Mais au fait, où est le mal ?
146 Sur ce problème, voir aussi Lyons, 1970, p. 353 ; Ducrot, 1972 a, p. 213 ; Zuber, 1972, p. 60 ; J.-Cl. Milner, 1973, p. 38 et Kleiber
1976.
147 Les effets sémantiques de « encore » sont en réalité plus complexes. On peut ainsi opposer « cette solution est encore meilleure
que l’autre » (elle est donc fameuse) à « cette solution est encore la meilleure » (mais elle n’est pas si bonne que ça).
148 C’est-à-dire qu’ils sont dans certaines circonstances (ex. : « How long is it ? », « Quelle est la longueur/ largeur de ce fleuve ? »)
susceptibles de voir disparaître leur valeur polaire (suspension du trait [supérieur à la norme]) pour fonctionner comme des
archilexèmes neutralisant l’opposition entre les termes positif et négatif ; cf. encore les exemples suivants :
« Je viens de croiser une naine, elle était grande comme ça (geste illustratif) »
« La première partie, longue de quelque 50 pages seulement, est la plus courte... » (extrait d’un résumé de thèse de doctorat).
149 Le Bon Sexe illustré, Minuit, 1974, p. 86.
150 Cf. le rectificatif introduit dans la phrase suivante : « Que la France demeure parmi les nations industrialisées celle qui consacre à
la coopération le plus fort – ou le moins faible – pourcentage de son PNB, donne bonne conscience au gouvernement. » (Le Monde du
1er nov. 1975, éditorial)
151 Il semble toutefois que la valeur polaire soit, dans le cas des axiologiques (même positifs), plus résistante que dans celui des autres
évaluatifs.
152 Autre exemple encore : Si un élève voit la moyenne de ses notes passer de 3 (sur 20) à 8, il me sera possible à la rigueur de dire
qu’il devient « meilleur » ; en revanche, jamais je ne dirai (sinon litotiquement) qu’il devient « moins mauvais » si de 12, ses notes
grimpent jusqu’au 17.
153 Zuber (1972, p. 6) introduit quant à lui une distinction, qui ne nous semble pas évidente, entre « aimer mieux », qui s’apparenterait
à (b), et « préférer », qui relèverait de (c).
On peut là encore constater les effets bizarres de l’insertion de « encore » : « j’aime encore plus x que y » ramène normalement au cas
(a) ; mais « j’aime encore mieux x que y » (« je préfère encore x à y ») suggère bien souvent que je ne les aime ni l’un ni l’autre.
154 Mademoiselle de Maupin, Gallimard (« folio »), 1973, p. 187 (le superlatif relatif peut être assimilé au comparatif dans la mesure
où « c’est x que j’aime le plus » signifie « j’aime plus x que tous les autres »).
155 II importe de souligner que les motivations de ce choix sont aussi linguistiques (un présupposé pèse plus lourd dans la balance
sémantique qu’un sous-entendu) que psychologiques.
156 Polémique encore (mais point d’humour) dans le « règlement de comptes » suivant :
L1 – Ce que tu as de plus intéressant finalement c’est ton histoire.
L2 (feignant de croire que « x est plus intéressant que y » présuppose que y ne l’est pas, alors que l’énoncé est de ce point de vue
indéterminé). – Tu veux dire que moi, je ne suis pas intéressant ?
L1. – Mais non, je n’ai jamais voulu dire ça (mais peut-être l’ai-je effectivement « insinué »).
L2. – Et qu’est-ce que tu dirais si je te disais la même chose ?
L3. – Je dirais que c’est faux parce que mon histoire, elle, n’a rien d’intéressant (c’est-à-dire que pour L1, « x est plus intéressant que
y » implique que x est intéressant).
157 En revanche, la phrase : « Avant-guerre, Mezz jouait plus mal qu’un cochon » impliquerait nécessairement qu’il jouait mal (et
aussi, qu’un cochon joue mal, proposition implicite qu’il faut dans tous les cas rétablir pour que le raisonnement de Vian soit
parfaitement satisfaisant).
158 Auquel n’échappe d’ailleurs pas l’existence de ce sous-entendu, puisque pour justifier sa formulation litigieuse, Vian se réfugie
derrière l’euphémisme (« opinion... exprimée... avec gentillesse ») : c’est avouer que littéralement, il y a une certaine dose de « jouer
bien » sous le « jouer mieux ».
159 Que les verbes de crainte portent sur leur objet un jugement de valeur, cela apparaît clairement dans les exemples suivants :
• « Les Corses seraient-ils déjà devenus des Français comme les autres ? On a peine à le croire. Le deviendront-ils ? On peut le
redouter. » (J. De Barrin, Le Monde, 23-24 mai 1976, p. 11).
• « Mon mari prit la main qui se tendait vers lui et mena l’inconnu vers le divan, où tous deux prirent place. - "Avoue, reprit la voix, que
tu attendais une femme... – Ta dernière lettre me l’avait fait craindre, tu t’enveloppes vraiment de mystère. – Craindre ! Tu ne serais
pas déçu alors ?" » (récit par son épouse de la rencontre dramatico-burlesque de Sacher-Masoch avec Louis Il de Bavière, in
J. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, 10/18, 1968, p. 306) (les séquences soulignées le sont par nous).
160 Le verbe « regretter » est polysémique, et selon qu’il signifie « avoir la nostalgie », ou « se repentir » de quelque chose, il porte sur
ce quelque chose un jugement évaluatif positif ou négatif ; c’est cette polysémie qui permet d’énoncer sans contradiction des phrases
telles que celle-ci (prononcée sur France-Musique, le 4 déc. 1977, par François Chatelet évoquant ses trente années d’enseignement
secondaire) : « Non seulement je ne regrette pas ce temps-là [au sens (2)], mais même je le regrette [au sens (1)]. »
161 Formule que Jean Baudrillard estime « idéalement ambiguë », puisqu’elle peut signifier :
- « qu’il n’y a pas à avoir peur, puisque les communistes, s’ils arrivent au pouvoir, ne changeront rien à son mécanisme capitaliste
fondamental ;
- qu’il n’y a aucun risque qu’ils arrivent jamais au pouvoir pour la raison qu’ils n’en veulent pas... » (Le PC ou les paradis artificiels
du politique, Cahier cinq d’Utopie, Paris, 1978, p. 11).
Sans doute Berlinguer entendait-il la phrase dans l’un ou l’autre de ces deux sens. Alors que ce sont les deux valeurs de la négation
qui justifient pour ce trompettiste interviewé sa réponse négative :
« Vous ne craignez pas de jouer sous la pluie ?
- Non, on verra, je crois qu’il va faire beau et de toute façon c’est moins grave de jouer de la trompette sous la pluie que du violon par
exemple... ».
162 Sur les verbes « souhaiter/redouter/apprécier », on peut consulter (mais l’analyse est extrêmement sommaire, car elle a pour seul
but d’illustrer le principe componentiel) Ducrot, 1972 c, p. 339 ; et sur l’opposition « attendre/espérer », on peut se reporter aux
remarques très fines de Marie-Jeanne Borel, 1975, p. 144 sq.
163 Pour une analyse judicieuse de ce champ sémantique, voir Charolles, 1976.
164 Bally (1969, p. 197) oppose semblablement les verbes « dicendi » aux verbes « sentiendi ».
165 Ce tiers pouvant bien entendu coïncider avec le locuteur.
166 En ce qui concerne les relations existant entre ces deux modalités, notons encore :
• qu’en principe, le savoir implique unilatéralement le croire – sauf pour ce héros d’une jolie nouvelle de Peter Bichsel (« Die Erde ist
rund », in Kindergeschichten, Luchterland), qui décide de passer le restant de ses jours à marcher tout droit devant lui jusqu’à ce qu’il
soit revenu à son point de départ, histoire de vérifier que la terre est bien ronde : il le sait, mais il ne le croit pas ;
• on croit donc, en général, ce que l’on sait. Mais on peut même, tel Dom Juan, ne croire que ce que l’on sait (rationnellement), cf. le
célèbre dialogue de l’acte III, scène I :
Sganarelle. – « Mais encore faut-il croire quelque chose dans le monde ; qu’est-ce donc que vous croyez ?
Dom Juan. – Ce que je crois ?
Sganarelle. – Oui.
Dom Juan. – Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit. »
167 « Pour tout dire, il a l’air de s’en foutre [de la tâche qu’il est en train d’accomplir]. C’est ce que par la suite, on me dira de lui : "il
s’en fout". Ce qui, de la part des ouvriers parlant d’un régleur, est, bien sûr, un éloge. » [R. Linhart, L’Établi, Minuit, 1978, p. 32.)
168 Cf. « Sous la plume [de ces anti-féministes], Halimi ne parle pas, elle glapit ou vocifère » (Charlie-Hebdo n° 392, 18 mai 1978,
p. 4.)
169 Le verbe « recourir à », proche de « s’adonner à », est avec plus de constance marqué péjorativement, car il dénonce comme un
« expédient » l’objet dénoté par son complément (ex. : « 68 % des femmes recourent à la masturbation »).
170 En ce qui concerne ces verbes « transformatifs », comparons encore :
- « Au cours de sa carrière, Ravel n’a pas changé de style » : c’est plutôt louable ; mais
- « Le style de Ravel n’a pas évolué » : c’est plutôt regrettable.
171 Hiérarchie qui apparaît encore dans les faits suivants :
- « j’ai obtenu une note que je ne méritais pas » peut signifier que je méritais mieux, mais veut en général dire que je méritais moins
bien ;
- La célèbre formule des guides verts et rouges, « x mérite un détour », signifie qu’il s’agit-là d’un endroit qui certes « ne vaut pas le
voyage », mais qui tout de même présente suffisamment d’intérêt pour que l’on s’y rende si l’on se trouve dans les parages ; mais elle
peut être « détournée » en sens inverse, ainsi dans cette formule de Jacques Martin (que précise un geste non équivoque) : « Ce
restaurant mérite qu’on fasse un large détour » (pour l’éviter) : l’interprétation est en effet possible, mais improbable – et ce sont
précisément ces zones d’improbabilité sémantique qu’affectionne le ludisme langagier.
172 Cette définition du Nouveau Petit Larousse illustré, 1948 : « Thaumaturge : qui fait ou prétend faire des miracles » montre que
la lexicographie même contemporaine se permet certaines formulations subjectives.
173 Soit cette phrase d’Edgar Morin : « C’est un cinéma à petits budgets, réalisant des films à vocation ou à prétention artistique. »
Elle devient lors d’un service de contraction de texte : « C’est un cinéma constitué de films peu chers et possédant un intérêt artistique
pas toujours atteint mais déclaré ». La paraphrase, qui transforme en posé le présupposé, est assurément trop lourde. Mais elle n’est
pas véritablement infidèle.
174 Charolles, 1976 (p. 92-93) considère que ce verbe présuppose que P est faux pour le « je », mais aussi pour le « tu » ; or le
récepteur n’est en rien tenu d’admettre ce présupposé.
Quant à Berrendonner (1977), il formule le présupposé de prétendre comme « P est on-faux » : « prétendre », ce serait « dire
contrairement à la doxa » ; or il nous semble que « Pierre prétend que P et je suis d’accord avec lui » est nettement plus bizarre qu’une
phrase telle que « tout le monde prétend que P » (mais tout le monde a tort) : « Pierre prétend que P » signifie donc « Pierre dit que P,
contrairement à ce qu’affirment d’autres que lui – et principalement moi-même », c’est-à-dire que dans ce « on » auquel s’oppose
Pierre, il y a une très nette prédominance du « je ».
175 Lorsque la complétive sous-jacente à l’infinitif est au futur, le verbe « prétendre » reçoit une valeur proche de « avoir l’intention
de », mais jette un certain discrédit sur le sérieux de cette intention, et ses possibilités effectives de réalisation.
176 C’est dire que :
- « prétendre » implique : P est vrai pour x mais faux pour L0 ;
- « mentir » implique : P est faux pour x et pour L0.
On peut remarquer qu’il n’existe pas en français (pourquoi ?) de verbe impliquant que P est faux pour x, mais vrai pour L0
(« admettre » et « reconnaître » fournissant des exemples de la quatrième possibilité combinatoire).
177 Dans « je prétendais que P », le présupposé semble être, selon les cas :
- à l’encontre de certains (à la même époque) ;
- à l’encontre de moi-même actuellement (mais j’ai depuis changé d’avis) – cet exemple mettant en évidence les affinités qui existent
entre les catégories du passé, et de la troisième personne.
178 Cette réflexion de Roger Dadoun sur Le Pull-over rouge de Gilles Perrault (in La Quinzaine littéraire, n° 288, 16-31 oct. 1978,
p. 18) tend à suggérer que pour l’institution judiciaire, en dépit de la loi, tout suspect est présumé coupable : « Le vocabulaire
contemporain, que Perrault passe au crible, garde l’empreinte de cette métaphysique de l’aveu : un suspect qui avoue "reconnaît", mais
s’il nie, il "prétend" » ; en d’autres termes : se déclarer coupable, c’est (pour les juges) dire le vrai ; se déclarer non coupable, c’est a
priori dire le faux.
179 Ces deux traits semblent avoir le statut de posés puisque « x ne se vante pas de P » signifie soit qu’il n’en parle pas, soit qu’il ne
présente pas P comme un titre de gloire. En revanche, les deux traits alternatifs qui constituent (iii) sont des présupposés.
180 Le verbe « se figurer » (décrit par Charolles 1990) fonctionne comme « s’imaginer » – jusque dans la possibilité qu’ils reçoivent
dans certains contextes de suspendre leur présupposé modalisateur ; ainsi :
- à l’impératif (« imagine-toi/figure-toi que j’ai rencontré x ») ;
- dans les phrases du type « tu ne te figurais pas que je viendrais, hein ? » analysées par Flahault, 1978, p. 128-131.
Pour une analyse très fine de la polysémie de « s’imaginer », qui présuppose tantôt « il est faux que P », tantôt « l’opinion dont il est
posé que x la possède, est fausse (x se trompe en pensant que P) », voir aussi Ducrot, 1972, p. 273 sq.
181 Ce qui ne veut pas dire que son décodage soit plus timide, plus hasardeux, plus aléatoire. Les présupposés - à la différence des
sous-entendus – apportent des informations aussi claires que les posés. Soit cette phrase, extraite du rapport Simon : « Un quart des
interviewés pensent que cette maladie (vénérienne) ne peut être contractée que par contact intime avec une personne qui en est
atteinte... ». À ce moment de la lecture, on est en droit de se demander : est-ce vrai ? est-ce faux ? Ont-ils tort ou raison de penser
ainsi ? Mais le texte poursuit : « ... tandis qu’un interviewé sur deux sait que ce n’est pas là une condition nécessaire ». Le verbe
« savoir » lève l’ambiguïté : l’opinion précédente était fausse pour le locuteur, donc fausse tout court, puisque ce locuteur est investi de
la crédibilité de l’homme de science, qui s’élève contre les superstitions naïves et moralisantes.
D’autre part, il convient de signaler à la suite de Ducrot (1977 a, p. 193) que les présupposés peuvent dans certains cas servir de point
de départ à l’enchaînement discursif (ex. : « Ne t’inquiète pas. Pierre sait que Marie va venir, tu pourras donc la voir bientôt »).
182 Surtout lorsqu’il est suivi d’un infinitif : le verbe « croire » bascule alors dans la même classe que « s’imaginer », et l’on comprend
que le curé de La Femme du boulanger ne s’estime pas satisfait de la formule « subjective » utilisée par l’instituteur : « Jeanne d’Arc
crut entendre des voix », formule qui connote en effet l’idée qu’il s’agit-là d’un fantasme acoustique.
Sur le couple « croire/savoir », voir Alexandrescu 1976, Borillo 1982, Martin 1987. Sur la certitude (l’« évidentialité ») et le doute, voir
aussi Langue française 102 (mai 1994) et Berrendonner 1987.
183 Voir, sur ce problème notre Implicite, p. 282-283.
184 La négation peut en effet porter sur l’un ou l’autre de ses deux constituants sémantiques : « Pierre ne fait pas semblant de
dormir » – parce qu’il dort pour de bon, ou qu’il ne prétend nullement simuler le sommeil. Notons que le verbe « se prendre pour »,
également modalisateur (Lucien Jeunesse, « Jeu des mille francs » : « le facteur [Cheval] qui se prenait pour un architecte »)
fonctionne de ce point de vue de façon similaire.
185 Ces deux archilexèmes « couvrant » dans notre métalangage diverses modalités : vraisemblable, possible, certain/incertain,
douteux, improbable.
186 M.-J. Borel, 1975 (p. 106) remarque ainsi que « croire » fonctionne comme un factif négatif lorsqu’il apparaît dans un « contexte
réfutatif ».
187 Le participe passé employé comme adjectif (« la prison dite modèle de Fleury-Mérogis ») et le substantif « dire » (« au dire
de... », « selon le dire de... » – notons que « prétention » nominalise non pas « prétendre », mais « prétendre à ») comportent également
le plus souvent un présupposé factif négatif.
188 Ou encore les expressions « censé » (« ces déplacements pédestres, qui sont censés assurer au président un contact avec la
population », mais y parviennent-ils ? cela semble douteux pour L0), et plus discrètement modalisatrice, « attribué à » (« le rapport
attribué à Krouchtchev » – peut-être à tort...).
189 « Que le langage en tant qu’outil fasse toujours défaut, cela est patent et il n’y a guère à en dire, scientifiquement parlant
j’entends. En tant qu’instrument de la communication et de l’échange, de la pensée et de son expression, il finit toujours par trahir la
pensée, par être cause de malentendus, d’illusions et d’erreurs. Parler en l’occurrence d’un défaut du langage, le présenter comme un
mauvais outil, comme Bentham ou Frege, paraît même un euphémisme qui préserve le mirage du langage bien fait, de l’outil
perfectionné ou d’un usage raisonné de cet outil. Ce n’est pas ainsi que l’on peut approcher la langue. » (P. Henry, 1977, p. 162.)
190 Ce que confirme cette phrase du Monde (15 sept. 1978) : « [Les filles violées par leur père] sont peu nombreuses à "avouer" » :
les guillemets récusent la validité du jugement axiologique (ce viol n’est pas, pour L0, « inavouable »), qui sans eux serait directement
rattaché à L0.
191 Le fonctionnement axiologique de ce verbe est analogue à celui que nous avons mis en évidence pour « mais » :
- lorsqu’il introduit un terme axiologiquement marqué dans le diasystème (« Arthur a traité Pierre de sale nègre »), sa teneur
axiologique est redondante ;
- mais lorsque le statut axiologique du complément varie selon la compétence idéologique du sujet parlant (exemple de Zuber), c’est le
verbe « traiter » qui porte tout le poids de la connotation dévalorisante, et qui est seul responsable de l’information énonciative.
Notons qu’aujourd’hui, dans le parler « jeune », le verbe connaît un emploi intransitif : « Il m’a traité » = Il m’a insulté.
192 Nous ne parlons pas ici du discours de fiction – dans lequel d’ailleurs l’opposition entre sujet de l’énonciation et sujet de l’énoncé
cesse dans une certaine mesure d’être pertinente (ou du moins, doit être reformulée autrement).
193 Sur la conception culiolienne des « valeurs modales », voir Culioli 1979.
194 Voir Meunier 1981 sur cette « nébuleuse » que constitue le microsystème terminologique « mode », « modalité », « modalisation ».
Signalons aussi, sur les procédés de la modalisation en portugais, l’ouvrage de M. H. Araujo Carreira (1997).
195 « Malheureusement » : adverbe axiologico-affectif.
196 Sur cette opposition, appliquée aux adverbes modalisateurs attestés en allemand, voir Perennec, 1974 ; sur les modalisateurs
d’assertion, Borillo 1976 ; et sur la série « en fait, de fait, effectivement », Danjou-Flaux 1980.
197 Voir Ducrot et al. 1980, Roulet et al. 1985 et Fernandez 1994.
198 Cf. les affectivo-axiologiques « hélas ! », « tant pis ! », « tant mieux ! », etc.
199 Cf. par exemple l’opposition « à cause de » vs « grâce à ».
200 Pour une analyse des « marqueurs de satisfaction et d’insatisfaction », qui constituent « une des interventions les moins discrètes
de l’affectivité dans le discours », et qu’il convient de distinguer des modalisateurs et des axiologiques, voir Danjoux-Flaux, 1975.
201 Cette étude a été menée dans le cadre d’une Action Thématique Programmée, commanditée par le CNRS et dirigée par Maurice
Mouillaud, sur le thème : « Recherches sur l’information sur la limitation des naissances et l’avortement dans la presse au cours de la
dernière décennie » – travail dont certains résultats ont été publiés sous le titre Stratégie de la presse et du droit. La loi de 1920 et
l’avortement au procès de Bobigny, PUL, Lyon, 1979.
202 La « subjectivité » de ce terme peut être mise en évidence par cette citation du Monde (24 nov.) : « La plupart des
commentateurs ont souligné le caractère modéré – sinon la clémence – du jugement » : une même réalité pouvant être décrite à l’aide
de deux termes non synonymes, le choix de l’un ou l’autre d’entre eux implique donc, de la part de L0, une option évaluative (le choix
de « modéré » signalant en l’occurrence, comme le montre le modalisateur « sinon », une attitude plus libérale que celui de
« clément »).
203 Ainsi, Le Monde précise en note celle de « Choisir » ; La Croix, celle de la revue Lumière et vie.
204 On peut remarquer à ce propos que singulièrement, toutes les informations de cette nature, surtout si elles figurent dans un
contexte valorisant, fonctionnent comme une exhortation implicite à participer à la manifestation signalée : la valeur illocutoire implicite
de l’énoncé (conation) se trouve décalée par rapport à sa valeur explicite (information).
205 Ce sont : la citation d’un extrait d’une déclaration du docteur Palmer sur « la lâcheté des médecins devant l’avortement » ; la
mention d’une prise de position commune de la FEN et de la MGEN ; la mention du fait que le gouvernement danois envisage de
rendre gratuit l’avortement ; et qu’une manifestation de soutien à Madame Chevalier (l’avorteuse) a eu lieu à New York devant le
consulat général de France : les choix de France-Soir sont, dans cette circonstance et sur ce problème précis, bien « orientés ».
206 Qui n’aurait donc pas démenti cette observation de J.-L. Pinard-Legry (La Quinzaine littéraire, n° 297, 1er-15 mars 1979, p. 25-
26) : « La manipulation idéologique, ou si l’on préfère l’utilisation de l’information, qu’il ne faudrait pas considérer comme un péché
[...], procède parfois davantage au "Monde" par l’omission que par la déformation. C’est souvent le silence du "Monde", plus que
ses interprétations, qui est le symptôme de son manque d’objectivité. »
207 Cf. S. Delesalle et L. Valensi notant l’absence, dans certains dictionnaires d’Ancien Régime, d’une entrée « nègre » – alors que
le mot figure dans certaines définitions proposées par ces mêmes dictionnaires ; et le fait que « masturber » dans le Petit Larousse, et
« con » dans le Petit Robert, ne font leur entrée respective qu’en 1976 et 1977.
208 On sait que Grice formule ainsi la « maxime de quantité » :
« que votre contribution contienne autant d’information qu’il est requis (pour les visées conjoncturelles de l’échange) ;
que votre contribution ne contienne pas plus d’informations qu’il n’est requis. »
209 Formulaire des officiers de police judiciaire, p. 53.
210 À propos des événements du Zaïre (intervention de la légion française qui « ratisse » Kolwezi), Le Monde du 23 mai 1978
reproche à Rouge de faire silence sur les massacres d’Européens commis par les rebelles, cependant que Le Journal du 24 mai
reproche à L’Humanité de ne mentionner ni ces massacres, ni les autres interventions militaires étrangères, et surtout cubaines, en
Afrique. Mais ces deux silences sont-ils également « anormaux » ?
211 L’Érotisme, 10/18 (UGE) 1965 (1re éd. Minuit, 1957), p. 206.
212 Sur le problème de l’ordre des mots (« naturalis » ou « rectus », « métaphysique » ou « moral », « intellectuel » ou « affectif ») et
de la « mimesis phrastique », voir Genette, 1976, chap. intitulé « Blanc bonnet versus bonnet blanc » ; et sur les « binômes
irréversibles » qui connotent « une hiérarchie de préférence sémantique », Lyons, 1978, p. 223.
213 Ainsi que le signale a contrario Peter Handke de La Femme gauchère : « C’est un récit descriptif, on n’y nomme aucun
sentiment, ce qui m’a ouvert un chemin complètement nouveau. Dans mes précédents livres [...], il y a toujours "Il sentait", "Il se
réjouit", "Il était effrayé". Cette fois, la femme gauchère regarde par la fenêtre, prend une tasse de thé, allume le gaz. Cette description
objective m’a sauvé de la rhétorique du "moi" (Le Monde, 18 mai 1978, p. 17).
214 Charlie-Hebdo, n° 294, 1er juillet 1976, p. 3-4. Cavanna poursuit ainsi son raisonnement par l’absurde : « Supposez que les
violeurs assassins eussent été tous deux rectifieurs sur métaux bruts de démoulage : "Deux rectifieurs sur métaux bruts de démoulage
violent, etc. ". Non, ça va pas. C’est pas un titre, ça, Coco. Et puis, tu veux nous foutre les syndicats sur les reins ? »
215 Lorsqu’il dénomme les personnages d’Eugénie Grandet, Balzac est le plus souvent « de parti pris » (cf. Le Huegen et Perron,
1974, p. 46). Mais à côté des prédicats affectifs et axiologiques (« le sublime vigneron », « ce noble cœur », « la pauvre héritière »,
« cette brebis », etc.), ce parti pris se manifeste aussi dans les appellations de type « prédicatif social », qui « font intervenir des
distinctions d’ordre familial, parental, professionnel, ainsi qu’un système de classes propre à la bourgeoisie ambiante (maître vs
servante) » (p. 43).
216 F. Giroud (1979) insiste sur ce type de subjectivité interprétative, lorsqu’elle illustre le fait (p. 28) qu’un même événement ponctuel
(un homme renversé par une voiture, un soir, sur les Champs-Élysées) peut être exploité dans le cadre général du problème de
l’alcoolisme, de la pollution, des horaires de travail... : dans un compte rendu de presse, « vous pouvez tout mettre. Mais il reste les
faits ».
217 Que les interprétations causales des événements soient toujours subjectives, cela apparaît par exemple dans cette circulaire
émanant du Conseil d’Université de Paris VIII (le 27 janv. 1978), et relative aux « rackets » ayant eu lieu au sein de cette Université :
« C’est un fléau qui sévit à la porte de certains établissements scolaires dans de nombreuses communes de la région parisienne, et dont
les causes profondes sont liées à notre société actuelle et notamment à la "misère" matérielle et morale dans laquelle est enfermée une
certaine jeunesse » – circulaire que commente en ces termes le Bulletin de la Fédération nationale des syndicats autonomes de
l’enseignement supérieur (n° 17, févr.-mars 1978, p. 13) : « Nous laissons au bureau du Conseil de l’Université de Vincennes la
responsabilité de l’explication partiale contenue dans le dernier alinéa ci-dessus. Ces excuses ne peuvent qu’inciter les coupables à
continuer. »
218 Ces expressions sont de nature variée : l’obligatif utilise par exemple le verbe « devoir », l’impersonnel « il faut », ou des
tournures telles que « la libéralisation judiciaire rend maintenant impérative une intervention législative ».
219 Cf. les détours du Figaro : « Si nul ne peut raisonnablement être favorable à l’avortement libre considéré comme un moyen
contraceptif, si l’idée d’avortement ne peut, en tout état de cause, être que repoussée, il semble que cette méthode ne doive pas
être systématiquement repoussée. »
220 On peut utiliser pour la déterminer certains tests, comme l’insertion de « mais ». Par exemple, la bizarrerie de la séquence (non
attestée) « une loi injuste, immorale mais caduque » tend à prouver que dans ce contexte, « caduque » se connote négativement.
221 Même s’il ne l’est pas de façon aussi véhémente que celui de L’Aurore, le discours du Monde est nettement axiologisé : il
attaque discrètement l’attitude de la justice et ironiquement celle de la police (« avec les précautions que l’on sait ») ; il fait
indirectement l’éloge du juge Cazanova, il condamne explicitement la loi « hypocrite » sur l’avortement, et parle en termes discrètement
favorables du projet proposé par Michel Rocard et l’organisation « Choisir ». Mais son attitude envers le problème général de
l’avortement est nuancée : il est souvent légitime d’avorter, mais l’avortement clandestin est dangereux et condamnable, et la maternité
« peut donner des joies profondes ».
222 Qui va dans le même sens que d’autres analyses similaires, comme celle effectuée par A.-M. Loffler Laurian sur les titres de
presse relatifs à la « fusillade de Munich » (sept. 1972) : elle y reconnaît en particulier l’existence des subjectivités de type affectif et
interprétatif (l’ensemble Le Figaro L’Aurore, L’Humanité se caractérisant par une vision à la fois appréciative et ponctuelle des faits,
cependant que Le Monde, Combat tentent de les interpréter historiquement et politiquement, en les resituant « dans un enchaînement
chronologique où tout est explicable par une suite de causes et d’effets »).
223 Cf. Le Monde du 29 sept. 1978, à propos de La Vie mode d’emploi, Paris, Hachette, 1978.
À propos de ce même ouvrage, Hubert Juin note semblablement (dans La Quinzaine littéraire n° 288, 16-31 oct. 1978, p. 6) : « ...
L’ivresse du catalogue illimite le quotidien et déréalise le réel : l’accumulation des détails exacts [...] provoque un vertige par lequel
l’imaginaire paraît et s’empare de tout. C’est le réalisme irréel. »
224 p. 78 : « Un flic à vélo gare son vélo et entre dans le tabac ; il en ressort presque aussitôt, on ne sait pas ce qu’il a acheté (des
cigarettes ? un stylo à bille, un timbre, des cachous, un paquet de mouchoirs en papier ?) »
225 Autres exemples (p. 99) : « Passe un car bondé, mais pas de Japonais », phrase qui fait écho à (p. 97) : « Des Japonais dans un
car ; ils n’ont pas d’écouteurs », laquelle fait elle-même écho à (p. 96) : « Cityrama : une Japonaise absorbée dans ses écouteurs ».
226 L’information négative peut encore dériver d’un automatisme de langage, comme dans cette phrase (p. 78) : « Sur le trottoir, il y a
un homme secoué, mais pas encore ravagé, de tics. »
227 Sans parler de la lassitude qui s’empare inévitablement du scripteur : p. 93, Perec avoue : « Je suis assis ici, sans écrire, depuis
une heure moins le quart » ; et le texte s’achève ainsi : « Il est deux heures moins cinq. Les pigeons sont sur le terre-plein. Ils
s’envolent tous en même temps. Quatre enfants. Un chien. Un petit rayon de soleil. Le 96. Il est deux heures » mais c’est écrire bien
peu de choses en cinq minutes : le travail scriptural est un exercice « à trous ».
228 Cette parenthèse n’est d’ailleurs pas non plus idéologiquement neutre : c’est parce que la fillette pleure que Perec est amené à
formuler cette hypothèse – comme si les enfants, lorsqu’ils sont accompagnés de leurs chers parents, ne pleuraient pas.
Voici un dernier exemple de description interprétée : « Il tient sa cigarette de la même façon que moi (entre le médius et l’annulaire) :
c’est la première fois que je retrouve chez un autre cette habitude » ; mais pourquoi le comportement de cet individu ne serait-il pas
exceptionnel ? (utilisation abusive de la modalité itérative, qui s’explique par la valeur cumulative du démonstratif : « cette habitude » =
ce qui est chez moi [affirmation objective] mais aussi chez lui [supposition] une habitude).
229 D’un point de vue génétique, on a parfois remarqué (cf. ce que dit Genette, 1970, des métaphores proustiennes) que les
métaphores dérivaient souvent d’un stimulus métonymique. Ici, c’est peut-être la présence envahissante des pigeons sur la place qui
explique ces deux images ornithologiques.
230 Cette psychologisation du comportement des pigeons contredit d’ailleurs cette remarque, p. 75 : « De nouveau les pigeons font un
tour de place. Qu’est-ce qui déclenche ce mouvement d’ensemble ; il ne me semble lié ni à un stimulus extérieur (explosion, détonation,
changement de lumière, pluie, etc.) ni à une motivation particulière ; cela ressemble à quelque chose de tout à fait gratuit : les oiseaux
s’envolent tout à coup, font un tour de place et reviennent se poser sur la gouttière de la mairie. »
231 En général, Perec explicite donc la nature du x qui lui a permis d’inférer y. La phrase suivante fait exception à ce principe : « Le
vent semble souffler en rafales mais peu de voitures font fonctionner leurs essuie-glace » (p. 85), qui est insolite pour la raison
suivante : si l’on appelle y le fait que le vent souffle ; x son indice – l’agitation des tissus et des feuilles par exemple ; y’ le fait qu’il
pleuve (légèrement) qu’indique x’ le fait que certains essuie-glace sont en état de marche, on constate que cette phrase coordonne en
surface y et x’ (x et y’ se trouvant implicites), mais qu’en structure profonde, le « mais » ne peut se justifier qu’en catalysant y’, car il
ne peut opposer que la violence du vent à la légèreté de la pluie. La phrase signifie donc en réalité : « Le vent semble souffler
violemment (ainsi qu’on peut le supposer d’après tel ou tel indice), tandis que la pluie (pluie que l’on peut inférer du fait que certains
essuie-glace sont en état de marche), elle, est légère (puisque la plupart des essuie-glace sont à l’arrêt). »
232 Cf. aussi cette petite « pointe », p. 70 : « (talons hauts : cheville tordue) ».
233 C’est une ruse bien connue du discours de fiction que d’utiliser, pour se donner des allures de récit historique, ces opérateurs
d’approximation (« Le renard lui tint à peu près ce langage »...).
234 Dans la phrase (p. 93) : « Passage de Paul Virilio : il va voir Gatsby le dégueulasse au Bonaparte », l’adjectif axiologique, dont on
ne sait d’ailleurs pas bien s’il qualifie en « Gatsby » le personnage, ou le film, remplace par substitution antonymique le terme
« magnifique ».
235 On sait que Perec fut, aux côtés de Queneau, membre de l’« Ouvroir de Littérature Potentielle ».
236 L’humour affleure en réalité partout dans ce texte de Perec (dont le projet est tout à la fois sérieux et humoristique) ; mais il serait
bien difficile de rendre compte précisément des formes qu’il emprunte et des effets qu’il produit...
237 Dont la fréquence augmente encore, on pouvait s’y attendre, le dimanche : « Passe une dame portant un carton à gâteaux (image
classique des sorties de messes du dimanche ici effectivement attestée) » (p. 101).
238 De même, l’apparition de Duvignaud (p. 89 : « il me semble avoir vu passer Duvignaud »), qui précède de peu celle de Virilio
(p. 93) – curieux hasard en vérité -, n’est-elle pas purement fantasmatique, et liée à la prégnance du cadre théorique dans lequel Perec
inscrit son entreprise ?
Notons que Perec se permet une seule phrase de délire surréaliste, dont l’effet (d’autant plus qu’elle est sertie dans le texte sans
autrement se signaler que par son contenu onirique) n’en est que plus violent : « Précédé de 91 motards, le mikado passe dans une
rolls-royce vert pomme » (p. 96).
239 Comme dans cette phrase (p. 107) : « En ne regardant qu’un seul détail, par exemple la rue Ferou, et pendant suffisamment de
temps (une à deux minutes), on peut, sans aucune difficulté, s’imaginer que l’on est à Étampes ou à Bourges, ou même quelque part à
Vienne (Autriche) où je n’ai d’ailleurs jamais été. »
240 « Mais comment voir le tissu si ce sont seulement les déchirures qui le font apparaître : personne ne voit jamais passer les
autobus, sauf s’il en attend un, ou s’il attend quelqu’un qui va en descendre, ou si la RATP l’appointe pour les dénombrer... » (p. 94).
Chapitre 3
Évaluation de l’approche descriptive

QU’AVONS-NOUS FAIT DANS LES PAGES QUI PRÉCÈDENT ? Simplement, tenté un inventaire provisoire des
unités linguistiques qui nous ont paru pertinentes dans la perspective d’une linguistique de l’énonciation
conçue restrictivement comme l’étude de tous les lieux langagiers où s’inscrit plus ou moins
explicitement le sujet d’énonciation. Ce que nous avons proposé – une grille d’analyse de ces faits
« subjectifs », tout au plus – est donc loin de ressembler à ce que l’on peut attendre d’un « modèle » des
mécanismes énonciatifs. Cet aveu ne nous coûte guère, car nous estimons prématurée l’entreprise
d’édification d’une « grammaire de l’énonciation », et bien insatisfaisantes encore les quelques
propositions qui ont été faites en ce sens. Nous n’avions d’autre ambition que d’opérer un
débroussaillage partiel de cette terre presque en friche. Reste à prendre la mesure de ce que notre
investigation a permis d’élucider, et des problèmes théoriques qu’elle a laissés dans l’ombre.

1 L’OMNIPRÉSENCE DE LA SUJECTIVITÉ
LANGAGIÈRE. LA TYPOLOGIE DES DISCOURS
1.1 Une envahissante subjectivité

Si l’on passe au crible l’ensemble du lexique, force est de constater qu’il est bien peu de mots qui
réchappent du naufrage de l’objectivité. Nous avons cité l’exemple de « célibataire » : mais ce terme
n’est objectif que si l’on extrait le concept de la gangue de ses connotations, qui sont bien évidemment
subjectives ; nous avons parlé des verbes de mouvement tels que « marcher » et « courir » : mais outre
que leur « discrétion » sémantique ne reflète pas une égale discrétion de leurs corrélats référentiels, rares
sont en fait les verbes de ce type ; Austin remarque justement qu’« il nous arrive presque toujours de
nommer spontanément les actions physiques non en termes d’acte physique minimum, mais en termes qui
incluent un nombre plus ou moins grand, toujours extensible, de ce qu’on peut appeler les conséquences
naturelles de l’acte » (1970, p. 121) : impossible d’échapper à ce réflexe interprétatif que dénonce
Roland Barthes. Prenons encore l’exemple d’un terme comme « vieillir » : vieillir, c’est prendre de
l’âge, ce qui peut en principe se mesurer arithmétiquement. Mais dans son fonctionnement en discours, le
terme est bel et bien subjectif, puisqu’on peut répondre par « tu trouves » à l’assertion « Pierre a
vieilli », le modalisateur « trouver » dénonçant la phrase comme évaluative – car en vertu de la loi
d’informativité (tous les êtres humains, à tout instant de leur existence, prennent de l’âge), la phrase
« Pierre a vieilli » signifie en réalité : « l’apparence extérieure de Pierre, telle que je la perçois
subjectivement aujourd’hui, me semble différente de celle que j’en avais subjectivement perçu la dernière
fois que je l’ai vu, et ce changement me semble révélateur du fait qu’il avance en âge1 ». Il n’est pas, nous
l’avons dit, jusqu’aux noms propres (dont l’usage reflète la compétence culturelle de L, ainsi que celle
qu’il prête à A), et aux indications chiffrées (qui pourtant, d’après Barthes, 1973, « connotent
emphatiquement la vérité du fait »), qui ne puissent se prêter à un usage subjectif – on peut ainsi
comparer :
« plus de 1 000 tracts » (qui sous-entend un jugement d’importance) vs « 1 100 tracts » ;
« près de 2 000 personnes » (polarité positive) vs « moins de 2 000 personnes » (polarité négative : ce
n’est pas énorme, par rapport à ce que l’on pouvait escompter) ;
« la région Rhône-Alpes est la première en importance si l’on excepte Paris » vs « la deuxième après
Paris ».
Il existe pourtant un type et un seul de comportement langagier qui peut être à 100 % objectif : c’est le
discours qui reproduit, intégralement, en style direct, un énoncé antérieur. S’interrogeant sur la fonction
mimétique des énoncés narratifs, Genette distingue ainsi les « récits d’événements » (dont la mimesis ne
peut être qu’illusoire), et les « récits de paroles » (1972, p. 189 : « Si l’"imitation" verbale d’événements
non verbaux n’est qu’utopie ou illusion, le "récit de paroles" peut sembler au contraire a priori condamné
à cette imitation absolue dont Socrate démontre à Cratyle que, si elle présidait vraiment à la création des
mots, elle ferait immédiatement du langage une reduplication du monde. »). Mais il faut immédiatement
préciser que cette reproduction intégrale est exceptionnelle, le statut normal d’un énoncé rapporté étant au
contraire d’introduire par rapport à l’énoncé originel un certain nombre de distorsions « subjectives » ; et
que l’objectivité dont il est ici question vaut bien pour L0 (sujet rapporteur), mais non pour L1 (sujet
responsable de l’énoncé originel)2, qui s’est trouvé quant à lui confronté (sauf bien entendu si L1 cite lui-
même un L2) au problème de la production d’un « récit d’événements », problème qui se trouve donc à
l’origine de tout acte discursif. Or dès qu’il s’agit de convertir en objet verbal un objet non verbal,
l’hétéromorphie constitutive de ces deux types de réalité3 institue immanquablement une béance dans
laquelle vient plus ou moins subrepticement se lover la subjectivité langagière4.
On pourrait croire que ces constatations ne débouchent que sur la conclusion résignée : tout est
subjectif dans le langage, et tous les textes sont de ce point de vue à renvoyer dos à dos. Mais il nous
semble plus intéressant de dépasser cette affirmation éculée en tentant de clarifier le statut (les différents
statuts) de cette bien envahissante subjectivité.

1.2 Ambiguïté des termes « objectif » vs « subjectif »

Sans l’illustre caution de Benveniste, nous n’aurions certes pas eu la hardiesse de choisir, pour
désigner l’ensemble des faits linguistiques que nous voulions tenter d’élucider, un terme aussi piégé que
celui de « subjectivité ».

1.2.1 Subjectivité déictique vs affective ou évaluative

Il convient d’abord de préciser que la subjectivité déictique est d’une nature toute différente de la
subjectivité affective ou évaluative :

– L’emploi des déictiques, tout en étant solidaire de la situation énonciative, repose en effet sur un
consensus incontestable : dans une situation donnée, tout le monde s’accordera à reconnaître que l’emploi
d’un « ici » ou d’un « maintenant » est approprié ou inadéquat.

– L’emploi des évaluatifs peut au contraire toujours, dans une situation énonciative donnée, être
contesté, car il dépend de la nature individuelle du sujet d’énonciation. Si l’on décide, restrictivement,
de n’appeler « subjectives » que les modalités de discours qui impliquent une vision et une interprétation
toutes personnelles du référent5, alors les déictiques, tout en restant énonciatifs, devront être considérés
comme « objectifs ».
Cela étant dit, les shifters partagent avec les autres unités subjectives une propriété que l’on peut
diversement formuler : « Le locuteur qui utilise ces signes est lui-même pris en considération dans les
règles sémantiques » qui définissent leur contenu (Brekle, 1974, p. 33) ; toutes ces expressions « ne
désignent leur référent que par rapport à, et surtout à l’intérieur de l’instance de discours où elles sont
employées » (Ducrot, 1972 a, p. 70-71) ; et nous dirons enfin avec Jean-Claude Milner, auquel nous
empruntons le concept sans épouser le détail de son analyse, que les unités subjectives, shifters compris,
sont dépourvues d’« autonomie référentielle » : « Certains éléments comme les pronoms personnels ont
un référent définissable dans des énoncés particuliers, mais qui est en fait entièrement dépendant de ceux-
ci ; dès que l’énoncé change, les conditions de définition de la référence changent aussi » (1973, p. 131).
En d’autres termes : les unités lexicales reçoivent toutes, au cours de leur actualisation discursive, un
corrélat référentiel déterminé. Mais elles se répartissent en deux classes selon qu’en langue, elles
renvoient ou pas à une classe dénotative (virtuelle) ayant des contours précis.
Milner semble considérer que les termes évaluatifs sont référentiellement autonomes. Peut-on pourtant
définir, « hors énoncé », la classe des objets « beaux », ou même « grands » ? et celle des
« imbéciles »6 ? Ce qui nous autorise à regrouper sous la même étiquette « subjective » des unités par
ailleurs aussi différentes que les shifters, les affectifs ou les axiologiques, c’est qu’étant selon divers
modes solidaires de la situation d’énonciation, ils ne possèdent pas de classe dénotative autonome (c’est-
à-dire indépendante de la situation, et/ou du sujet, d’énonciation). Telle est d’ailleurs l’attitude de
Husserl, auquel Milner se réfère longuement : après avoir ainsi opposé les « expressions objectives » et
les « expressions subjectives » (« Nous disons qu’une expression est objective quand [...] elle peut être
comprise sans qu’on ait besoin nécessairement de prendre en considération la personne qui l’exprime ni
les circonstances dans lesquelles elle s’exprime [...]. D’autre part, nous nommons essentiellement
subjective et occasionnelle [toute expression pour laquelle il est nécessaire] d’orienter à chaque fois sa
signification actuelle suivant l’occasion, suivant la personne qui parle ou sa situation »), Husserl précise
en effet que ce « caractère occasionnel » s’attache non seulement aux pronoms personnels et autres
déictiques, mais aussi aux « expressions de perceptions, de convictions, de doutes, de vœux,
d’espérances, de craintes, d’ordres, etc. »7 (c’est-à-dire aux expressions affectives et évaluatives).
La première ambiguïté du terme « subjectif » tient donc au fait qu’il recouvre deux sous-classes
d’expressions autonomes sémantiquement, mais non référentiellement :
les déictiques, dont l’application référentielle dépend de certaines données de la situation énonciative ;
les autres, dont l’usage dépend de la spécificité des compétences culturelle et idéologique de leur
utilisateur, et que la Logique de Port-Royal (1970, p. 97-98) dit « équivoques par erreur » : « Ainsi le
mot de "véritable religion" ne signifie qu’une seule et unique Religion, qui est dans la vérité la
Catholique, n’y ayant que celle-là de véritable. Mais parce que chaque peuple et chaque secte croit que
sa Religion est la véritable, ce mot est très équivoque dans la bouche des hommes, quoique par erreur. Et
si on lit dans une Histoire, qu’un Prince a été zélé pour la véritable Religion, on ne saurait dire ce qu’il a
entendu par-là, si on ne sait de quelle religion a été cet Historien » : le contenu référentiel de telles
expressions ne peut être déterminé sans que l’on fasse appel à certaines informations sur L0. Autre
exemple (concernant cette fois les axiologiques) : « Si je dis, par exemple, il n’y avait que des hommes
de six pieds qui fussent enrôlés dans l’armée de Marius, ce terme d’hommes de six pieds n’était pas sujet
à être équivoque par erreur, parce qu’il est bien aisé de mesurer des hommes, pour juger s’ils ont six
pieds » (l’expression est donc objective). « Mais si l’on eût dit qu’on ne devrait enrôler que de vaillants
hommes, le terme de vaillants hommes eût été plus sujet à être équivoque par erreur, c’est-à-dire à être
attribué à des hommes qu’on eût crus vaillants, et qui ne l’eussent pas été en effet. » Pour Arnault et
Nicole, qui ne se font pas scrupule d’ériger en objectivité leur propre subjectivité, et qui considèrent que
même de telles expressions sont susceptibles d’un usage juste (il y a « dans la vérité » une religion
véritable, et des hommes « en effet » vaillants), ce n’est que « par erreur » qu’elles prêtent à équivoque :
l’esprit humain est si faillible...

1.2.2 Subjectivité explicite vs implicite

Deuxième distinction : la subjectivité langagière peut s’énoncer sur le mode de l’explicite (formules
subjectives qui s’avouent comme telles), ou sur le mode de l’implicite (formules subjectives qui tentent
de se faire passer pour objectives).
Il s’agit ici d’évaluer la différence qui existe entre par exemple :
(i) « je trouve ça beau »,
et
(ii) « c’est beau ».
Les deux phrases s’opposent manifestement :
par leur visée assertive : en (i), j’informe autrui de ce que je pense de l’objet en question ; en (ii),
j’informe autrui d’une des propriétés (qui me semble être caractéristique) de l’objet ;
par leur modalité énonciative : en (i), l’évaluation est ouvertement rattachée à une source évaluative
individuelle ; en (ii), l’évaluation est détachée de L0, ce qui produit un « effet d’objectivité » – la
possibilité d’utiliser des formules de type (ii) reposant selon les cas soit sur un « présupposé de
connivence » ((ii) ne préjuge en rien de l’opinion des autres en la matière vs (ii) signifie : « je trouve ça
beau » + « j’ai de bonnes raisons de supposer que vous, et la plupart des gens, êtes d’accord avec cette
appréciation, ou le seriez le cas échéant »), soit sur un « présupposé de compétence de L0 » (« je trouve
ça beau » : « je porte un jugement que j’endosse personnellement dans la mesure où je ne suis pas sûr,
étant donné que je ne maîtrise pas parfaitement la norme d’évaluation en vigueur, d’avoir raison » vs
« c’est beau » : « je me permets d’objectiver mon jugement car en vertu de ma connaissance du code
esthétique, je m’octroie le droit d’ériger mon appréciation personnelle en un jugement de validité
générale »8).
Il n’existe cependant pas entre les deux formulations de véritable hiatus sémantique. D’une certaine
manière, elles se rattachent toutes deux à L0, et sont toutes deux subjectives. Cette continuité apparaît par
exemple dans la fréquence des correctifs qui explicitent après coup la nature individuelle de la source
d’évaluation : « c’est beau – enfin je trouve », « c’est un imbécile – à mon avis » ; et dans le caractère
naturel, paisible des répliques contestatrices du type [« c’est beau »] – « je ne trouve pas9 », répliques
qui ressemblent beaucoup à celles que suscite la formulation explicitement subjective, ce qui tend à
prouver qu’en énonçant la phrase « c’est beau », L admet implicitement qu’elle signifie en fait « je trouve
que c’est beau », et reconnaît à son partenaire discursif le droit absolu de contester son jugement
évaluatif ; et que le modalisateur de subjectivité, même lorsqu’il n’est pas explicite, affleure toujours à la
surface de l’énoncé.
Mais nous ne voulons pas pour autant justifier l’attitude qui consiste à considérer (ii) comme un dérivé
transformationnel de (i). Car outre qu’il contraint le descripteur à choisir arbitrairement, au sein du
paradigme des modalisateurs, celui qu’il convient de catalyser, ce traitement gomme allégrement la
différence tout de même fondamentale (et dont les implications pragmatiques sont considérables) qui
existe entre les deux modalités énonciatives ; différence qui ne se rencontre qu’à la première personne,
car dès lors qu’elle correspond à l’allocutaire ou au délocuté, la source énonciative doit obligatoirement
être explicitée. Tel est le privilège somme toute exorbitant du sujet d’énonciation : il a le droit
(qu’heureusement l’allocutaire peut à chaque instant lui contester), en effaçant le lien qui relie à sa
propre subjectivité la proposition assertée, de « faire comme si » c’était la vérité vraie qui parlait par
sa bouche.

Conclusion
– Les marqueurs de subjectivité peuvent plus ou moins10 avouer, ou au contraire dissimuler, leur statut
d’unités subjectives. En ce qui concerne les jugements de vérité qu’il est susceptible de porter sur les
contenus assertés, nous avons ainsi montré ailleurs (1978, p. 61) que L0 pouvait intervenir selon trois
modalités, dont la première et la troisième relèvent de l’implicite discursif :
• implicitement, il évalue comme vrai son énoncé global ;
• il peut se présenter comme la source explicite de l’assertion, donc le garant de sa vérité/fausseté
(« j’estime que », « je doute que », « à mon avis »...) ;
• il peut enfin inscrire dans l’énoncé certains jugements de vérité/fausseté sous la forme de présupposés
(voire de sous-entendus) véhiculés par certains items lexicaux figurant dans cet énoncé (« savoir »,
« prétendre », etc.),
et qu’un certain nombre de procédés (ellipse en surface de toute mention de la source L0, formulation
présuppositionnelle de certains éléments d’information) avaient pour fonction commune de produire un
« effet d’objectivité » (comme on parle d’effet de réel).
– Il nous semble tout aussi injustifié de radicalement dissocier, que d’assimiler totalement, les deux
types de formulation (i) et (ii) : une phrase telle que « c’est beau » a beau se donner par usurpation des
allures objectives, et sembler émaner d’un sujet universel, elle est bel et bien marquée subjectivement.
C’est de l’énonciation subjective objectivisée, mais c’est de l’énonciation subjective tout de même.
La présence de l’énonciateur dans l’énoncé ne se manifeste donc pas nécessairement par la figuration
d’un « je » linguistique : une description « impersonnelle » peut être éminemment « subjective », et un
récit endossé par le « je » adopter un point de vue universaliste, tels ceux de Leiris dont Butor écrit
qu’« il apporte en littérature un type d’objectivité profondément nouveau (et d’autant plus intéressant
qu’il se manifeste par l’emploi d’un "je"), une mise en situation de la culture occidentale parmi les
autres » (Le Monde du 30 janv. 1976, p. 18) ; on peut fort bien parler de soi en s’absentant de la surface
textuelle (« Madame Bovary, c’est moi »), et parler d’un « autre » en disant « je ». On l’a souvent
remarqué à propos du discours littéraire ; cela vaut aussi pour les productions névrotiques : de
l’obsessionnel, dont le discours est explicitement assumé par un « je » omniprésent, et de l’hystérique,
qui s’approprie difficilement ce « je », celui qui s’énonce le plus dans son énoncé n’est peut-être pas,
d’après Luce Irigaray (1967), celui qu’on croit.
Le concept de « distance » est au confluent de toutes ces ambiguïtés11, car d’une part, la distance
énonciative, si son instauration correspond bien le plus souvent à une tension objectivisante, peut dans
certaines conditions servir à emphatiser un état subjectif, comme le remarque Maurice Blanchot (1949,
p. 28-29) : « Il ne suffit pas d’écrire : Je suis malheureux ; tant que je n’écris rien d’autre, je suis trop
près de moi, trop près de mon malheur, pour que ce malheur devienne vraiment le mien sur le mode du
langage : je ne suis pas encore vraiment malheureux. Ce n’est qu’à partir du moment où j’en arrive à cette
substitution étrange : il est malheureux, que le langage commence à se constituer en langage malheureux
pour moi, à esquisser et à projeter lentement le monde du malheur tel qu’il se réalise en lui » ; et
inversement, la distance objectivisante peut se formuler à l’aide de ces « je dis, je répète, je crois, je
pense, je sais », dont Courdesses remarque (1971, p. 25) qu’ils correspondent à « un regard réflexif du
sujet parlant sur son propre énoncé » : ils permettent en effet à l’énonciateur, en se dédoublant, de
s’objectiver. D’une certaine manière, on peut alors considérer que la phrase « je trouve que c’est beau »,
parallèle à « il trouve que c’est beau », est plus objective que « c’est beau ».
La subjectivité peut emprunter les voies du « il », et l’objectivité celles du « je » : c’est pour rendre
compte de ce paradoxe énonciatif qu’au lieu de nous en tenir au cas des shifters et des modalisateurs
explicites, nous avons préféré tenter d’élargir l’inventaire des unités subjectives – même si cette
ouverture s’est faite au bénéfice d’un certain flou descriptif et terminologique, puisque l’on peut
concurremment appeler subjective :
(i) l’attitude qui consiste à parler ouvertement de soi ;
(ii) celle qui consiste à parler d’autre chose, mais en termes médiatisés par une vision interprétative
personnelle12.

1.2.3 Autre aspect de cette ambiguïté

Le couple « subjectif »/« objectif » a été jusqu’à présent assimilé aux procédés de
dévoilement/masquage du sujet d’énonciation. Mais cette conception de l’objectivité comme effacement
du sujet parlant (appelons-la I) entre en conflit avec une autre conception (II) de l’objectivité : un énoncé
objectif, c’est aussi parfois un énoncé conforme à ce que l’on estime être la réalité des choses ; et l’on
peut, en ce sens, être objectif sans être neutre, et être neutre, sans être objectif. En ce sens toujours, la
phrase « x prétend que P », qui implique un « parti pris » de L0, peut être tout aussi objective que « x dit
que P », si L0 peut démontrer à partir de preuves irréfutables la fausseté des allégations de x, et la
formule de l’instituteur de La Femme du boulanger, « Jeanne d’Arc crut entendre des voix » (qui
présuppose effectivement que pour L0, ces voix ne sont que des fantasmes acoustiques), aussi objective
que celle du curé qui lui reproche avec véhémence sa partialité didactique, « Jeanne d’Arc entendit des
voix ».
C’est sur cette polysémie du mot « objectif » – qui tantôt dénote une propriété interne à l’énoncé
(absence de marques de l’inscription de L0), et tantôt son adéquation référentielle (évaluée par le
récepteur), tantôt sa neutralité, et tantôt sa justesse – que joue la formule du Nouvel Observateur, se
définissant comme « le plus objectif [au sens II] des journaux d’opinion [donc subjectifs I] et le plus
engagé [subjectif I] des journaux d’information [objectifs II] » ; et c’est l’existence d’une objectivité
évaluative que souligne cette boutade d’Étiemble : « Appelons un chat un chat, et Staline un tyran. » Cette
réflexion sur la subjectivité langagière débouche alors sur un problème connexe, que nous avons abordé
ailleurs13 : celui des mécanismes qui fondent, et tentent d’imposer au récepteur, la vérité d’un énoncé.
Or ces deux types d’objectivité ne vont pas toujours de pair. Et l’on peut même estimer que le statut du
sujet parlant étant par essence (assujetti qu’il est aux contraintes de son appareil perceptif, de sa
localisation spatio-temporelle, de ses compétences linguistique, culturelle et idéologique, etc.) d’être
subjectif, le discours « subjectif » est en quelque sorte plus « naturel » que le discours « objectif », qui ne
peut être que le produit « artificiel » d’une transformation opérée à partir de données subjectives (il ne
faut pas chercher bien loin la réponse à cette question que pose Musil dans L’Homme sans qualités :
« Pourquoi, quand on parle d’un nez rouge, se contente-t-on de l’affirmation fort imprécise qu’il est
rouge, alors qu’il serait possible de le préciser au millième de millimètre près par le moyen des
longueurs d’onde ? »14). Les « impostures » du discours à prétentions objectives ont été maintes fois, et
de divers horizons, dénoncées : par la sémantique générale, qui montre qu’en multipliant les déictiques, et
mentionnant systématiquement la nature de la source évaluative15, on accède à une pratique langagière
plus « saine » et plus honnête que celle qui consiste à faire abusivement l’économie des opérateurs de
subjectivité : plus on est subjectif (au sens I), et plus on est objectif (au sens II), Korzybski serait
sûrement disposé à admettre cet apparent paradoxe ; par Prieto s’agissant du discours scientifique, dont il
montre qu’il ne devient objectif qu’à partir du moment où il prend conscience de son impossibilité à
l’être, et qu’il incorpore une réflexion sur les limites de sa propre validité (1975, p. 158 : « C’est donc
précisément lorsqu’on reconnaît qu’elle n’est pas objective dans le sens traditionnel du terme qu’une
connaissance de la réalité matérielle devient objective dans le sens que nous proposons ici ») ; et
s’agissant du discours littéraire, par Roland Barthes : « Réclamer agressivement en faveur du "Fait tout
seul", réclamer le triomphe du référent, c’est mutiler le réel de son supplément symbolique, c’est
commettre un acte de censure contre le signifiant qui déplace le fait, c’est refuser l’autre scène, celle de
l’inconscient. En repoussant le supplément symbolique, le narrateur (même si c’est à nos yeux par une
feinte narrative) prend un rôle imaginaire, celui de savant ; le signifié de la lexie est alors l’asymbolisme
du sujet de l’énonciation : Je se donne pour asymbolique ; la dénégation du symbolique fait évidemment
partie du code symbolique lui-même » (et la dénégation de la subjectivité, partie du code subjectif lui-
même) ; Barthes qui déclare encore « On pourrait imaginer une histoire de la littérature, ou, pour mieux
dire : des productions de langage, qui serait l’histoire des expédients verbaux, souvent très fous, dont les
hommes ont usé pour réduire, apprivoiser, nier, ou au contraire assumer ce qui est toujours un délire, à
savoir l’inadéquation fondamentale du langage et du réel. Je disais à l’instant, à propos du savoir, que la
littérature est catégoriquement réaliste, en ce qu’elle n’a jamais que le réel pour objet de désir ; et je
dirai maintenant, sans me contredire parce que j’emploie ici le mot dans son acception familière, qu’elle
est tout aussi obstinément irréaliste ; elle croit sensé le désir de l’impossible.16 »
« Réalisme », « objectivité » : il n’est pas bien difficile, avec des termes aussi complaisamment
polysémiques17, de construire des énoncés paradoxaux ; paradoxes sur lesquels nous avions en cours de
route achoppé (constatant ainsi avec Perec qu’une certaine quête d’exhaustivité descriptive reflétait une
tension réaliste, mais produisait un effet irréaliste ; remarquant que dans les énoncés fictionnels, les
opérateurs d’approximation – « cela dura une minute peut-être », « le corbeau lui tint à peu près ce
langage » – engendraient souvent un effet-de-réel18), et dont on voit mieux maintenant le principe
fondateur : croire aux possibilités du réalisme, c’est être suprêmement irréaliste ; prétendre à
l’objectivité de type I (et faire comme si les faits se racontaient d’eux-mêmes), c’est contrevenir à
l’objectivité de type II (c’est-à-dire trahir le statut effectif de toute parole), donc avoir un comportement
typiquement imaginaire, et relevant de ce qu’on peut appeler le « fantasme de Sirius » : il ne peut être
qu’un leurre cet effet de transparence que produit le gommage des marques énonciatives19 ; il ne peut être
qu’un imposteur, celui que Barthes appelle « L’Homme aux Énoncés » (1974, p. 54 : « Le Père, c’est le
Parleur : celui qui tient des discours hors du faire, coupés de toute production ; le Père, c’est l’Homme
aux Énoncés. Aussi, rien de plus transgressif que de surprendre le Père en état d’énonciation ; c’est le
surprendre en ivresse, en jouissance, en érection : spectacle intolérable (peut-être sacré, au sens que
Bataille donnait à ce mot), que l’un des fils s’empresse de recouvrir – sans quoi Noé y perdrait sa
paternité. Celui qui montre, celui qui énonce, celui qui montre l’énonciation, n’est plus le Père »)20. Et
l’on peut effectivement lui préférer « l’homme aux énonciations », dont l’attitude scripturale vise à
ébranler les assurances du « réalisme », à relativiser la vérité du dire, à avouer au lieu de les masquer la
subjectivité et l’arbitrarité des comportements discursifs ; et les auteurs qui plutôt que de se poser en
démiurges omnipotents, affichent les procédures par lesquelles ils « s’autorisent ». Mais il serait bien
naïf de croire à l’honnêteté sans tache de cette « écriture performative » dont nous avons décrit par
ailleurs (1977 a) les différents visages, et bien imprudent de jeter l’exclusive sur les textes qui
camouflent, au nom du principe de plaisir (celui du lecteur), leur travail de production21. Opposant ainsi
aux pratiques « illusionnistes » l’honnêteté scripturale d’un Diderot, Lecointre et Le Galliot déclarent
(1972, p. 230) : « L’une des spécificités du texte de Diderot consiste à ne pas dissimuler ce conflit par
l’exercice de quelques techniques illusionnistes, mais au contraire à le dialectiser par un déplacement
constant de l’énonciation du récit au discours, qui ne cherche à se l’approprier que pour lui restituer
aussitôt une autorité précaire et fugitive. Par le jeu de cette dialectique, ce texte suggère une véritable
éthique littéraire, qui revient à souligner l’irréductibilité foncière entre un pseudo- "réel" et sa
représentation dans un espace textuel donné. » Soit. Mais on peut se demander si ce jeu dialectique n’est
pas en même temps la ruse suprême qu’emprunte le discours pour s’authentifier et accroître son potentiel
de crédibilité, et si Diderot n’est pas en fait le plus habile des illusionnistes...

1.3 La typologie des discours

Après cette tentative de clarification des différents sens que peut prendre le mot de « subjectivité »,
revenons-en à notre ambition initiale de repérer tous les repaires énoncifs du sujet d’énonciation. Nous
avons dit son omniprésence, et que la tension objectivante d’un énoncé ne pouvait jamais être
qu’asymptotique. Mais on ne peut se contenter pour autant des conforts d’une formule telle que « la
subjectivité est partout dans le langage » : ce serait s’interdire de percevoir les différences qui existent
de ce point de vue entre telle ou telle production discursive ; ce serait nier que les possibilités de
désembrayage, de distanciation, d’objectivation, sont tout aussi caractéristiques du fonctionnement
langagier que sa prise en charge subjective, et qu’elles fondent dans une certaine mesure la lisibilité d’un
texte : au-delà d’un certain seuil d’« opacité22 », le texte risque en effet, Luce Irigaray le remarque à
propos des productions des obsessionnels, de verser dans « l’incommunicable23 ».
Toutes les phrases sont bien en un sens marquées subjectivement. Mais il n’est pas vrai que
(1) « La terre est ronde », et
(2) « La lune décroît », le soient au même titre que
(3) « La lune est aussi belle ce soir qu’une faucille d’or dans le champ des étoiles » :
considérer (1) comme une phrase subjective sous prétexte que la terre est en fait légèrement aplatie en
ses deux pôles, c’est confondre la rotondité des langues naturelles avec la sphéricité des mathématiciens :
linguistiquement, « la terre est ronde » signifie que la terre est, en gros, sphérique (assertion qui se
fonde, c’est vrai, non sur un donné perceptif, mais sur un savoir historiquement daté) ; quant à la phrase
(2), elle énonce une vérité dans une certaine mesure objective, puisque conforme à la perception non d’un
Sirius dont le point de vue importe finalement peu, mais de l’ensemble des terriens24.
À la formule précédente nous préférerons donc celle-ci, plus productive : toute séquence discursive
porte la marque de son énonciateur, mais selon des modes et des degrés divers. La seule attitude
légitime, c’est d’admettre que toute séquence se localise quelque part sur l’axe qui relie les deux pôles
infiniment éloignés de l’objectivité et de la subjectivité ; la seule entreprise rentable, c’est d’essayer d’en
identifier, différencier et graduer les divers modes de manifestation. C’est dans ce but que nous avons
opposé les subjectivités déictique/non déictique, explicite/implicite ; distingué les « subjectivèmes »
affectifs, évaluatifs, modalisateurs et axiologiques ; envisagé d’autres lieux encore, plus discrets,
d’émergence de cette subjectivité. Il ressort de tout cela que les subjectivèmes constituent un ensemble de
faits beaucoup trop hétérogènes (par leur nature, leur statut, leur valeur graduelle) pour qu’on puisse
espérer élaborer de sitôt une procédure de calcul du taux de subjectivité que comporte un texte
quelconque ; mais que leur description permet déjà dans une certaine mesure d’évaluer comparativement,
qualitativement et quantitativement, le fonctionnement énonciatif de deux items, séquences, unités ou
ensembles textuels déterminés.
En d’autres termes, les considérations énonciatives peuvent être utilisées comme critères,
concurremment à d’autres (ces critères sont en effet nombreux, hétérogènes, et en relation de
« classification croisée » : ils peuvent être de nature formelle, thématique, rhétorique, pragmatique, etc.),
pour fonder une typologie des énoncés, cette typologie dont on clame de toute part qu’elle doit venir
évincer et remplacer l’ancienne distinction rhétorique des genres.

1.3.1 Les faits énonciatifs pertinents

Ces critères énonciatifs sont eux-mêmes hétérogènes ; une typologie de cette nature25 devra en effet
prendre en compte :

a) Le dispositif énonciatif extra-verbal, c’est-à-dire le nombre et la nature des actants de
l’énonciation impliqués dans l’échange verbal.
C’est par exemple sur cette base que Freud oppose (1971, p. 147 et 201) l’esprit « inoffensif » et
l’esprit « tendancieux » : le premier se joue entre deux actants seulement (auxquels peuvent venir
s’adjoindre des actants-témoins, mais cela vaut pour tous les mots d’esprit, dont l’efficacité ludique se
trouve renforcée par la présence d’un public complaisant), à savoir le locuteur et le (ou les) récepteur(s)
du bon mot ; le second implique nécessairement (et suffisamment) le trio énonciatif suivant : « celui qui
fait le mot, celui qui défraie la verve hostile ou sexuelle, enfin celui chez qui se réalise l’intention de
produire du plaisir », c’est-à-dire, en plus des sujets émetteur et récepteur, ce que l’on peut appeler un
actant-cible. On peut de même considérer que le discours polémique26 engage trois actants abstraits, à
savoir :
un locuteur polémiste, qui vise à discréditer
une cible aux yeux d’un
destinataire, que L cherche à se constituer comme complice.

Remarques
– À la différence de la cible, qui n’est pas en tant que telle incorporée au circuit communicationnel,
l’émetteur et le récepteur constituent les deux seuls véritables « énonciateurs » de l’échange verbal.
– Ces différents actants fonctionnels peuvent être concrètement pluriels. Inversement, ils peuvent dans
certains cas fusionner. Il arrive ainsi parfois, dans le discours polémique, que la cible vienne coïncider
avec le destinataire, voire avec l’émetteur (discours « auto-polémique »).

b) Le dispositif intra-verbal, c’est-à-dire le nombre et la nature des différents actants de l’énoncé,
dont certains sont plus ou moins censés représenter linguistiquement certains actants de l’énonciation.
Le discours polémique se caractérise ainsi par le fait :
que la cible est nécessairement mentionnée dans l’énoncé : même lorsqu’elle n’est pas clairement et
nommément désignée, elle doit être suffisamment identifiable pour que le discours puisse être perçu
comme polémique ;
que l’énonciateur-émetteur, et à un moindre degré l’énonciateur-récepteur, sont en général inscrits avec
une certaine insistance dans la surface textuelle : à la différence des discours scientifique (cf. Dubois et
Sumpf, 1968, p. 152-153) et didactique (cf. Courdesses, 1971, p. 25 et 32), le discours polémique est en
principe fortement marqué énonciativement.
Toute analyse de discours doit commencer par définir ce que l’on appelle parfois « l’appareil formel
de l’énonciation », c’est-à-dire le statut intratextuel des différents actants de l’énonciation :

1 Statut linguistique du locuteur (nous soulèverons plus loin le problème particulier du discours
littéraire et fictionnel) : quels sont les degrés et les modalités de sa présence dans l’énoncé ? À la
lumière de ce qui a été dit précédemment, on peut en effet établir les distinctions suivantes :
présence explicite, intervention directe au moyen du signifiant « je » (ou de l’une de ses variantes) ;
présence indirecte à travers les expressions affectives, interprétatives, évaluatives, modalisatrices,
axiologiques – dans la mesure où le contexte démontre qu’elles ne peuvent être prises en charge par un
autre actant de l’énoncé, donc qu’elles présupposent nécessairement une instance discursive autonome ;
présence qui se manifeste enfin à travers l’ensemble des choix stylistiques et de l’organisation du matériau
verbal : dans une certaine mesure variable avec les textes, la figure du locuteur, nous l’avons dit et
répété, s’inscrit toujours, en surface ou en filigrane, dans l’énoncé.

2 Statut linguistique de l’allocutaire
Nous avons, excessivement sans doute, centré notre réflexion sur le seul énonciateur-locuteur. Or si le
rôle énonciatif de l’allocutaire est toujours moindre, il arrive, ainsi que le remarque Genette, que dans
certains types de textes la figure fantomatique de celui qu’il appelle le « narrataire », déterminant
l’attitude de locution, vienne en quelque sorte hanter, habiter tous les replis du texte : « À l’orientation
vers le narrataire, au souci d’établir ou de maintenir avec lui un contact, voire un dialogue [...],
correspond une fonction qui rappelle à la fois la fonction "phatique" (vérifier le contact) et la fonction
"conative" (agir sur le destinataire) de Jakobson. Rodgers nomme ces narrateurs, de type sandhien,
toujours tournés vers leur public et souvent plus intéressés par le rapport qu’ils entretiennent avec lui que
par leur récit lui-même, des "raconteurs". On les aurait plutôt appelés autrefois des "causeurs", et peut-
être doit-on nommer la fonction qu’ils tendent à privilégier fonction de communication ; on sait quelle
importance elle prend dans le roman par lettres, et spécialement peut-être dans ces formes que Jean
Rousset nomme "monodies épistolaires", comme évidemment les Lettres portugaises où la présence
absente du destinataire devient l’élément dominant (obsédant) du discours » (1972, p. 262). Cette
présence fantasmatique constitue également chez Beckett « la dynamique motrice du récit », présence que
Gianni Celati décèle dans l’abondance des expressions phatiques (« Suivez-moi bien... »), des
interrogations qui « renvoient à un sujet distinct du moi narrateur, qui participe au discours et pourrait
soulever des objections, poser des questions embarrassantes, accuser ou nier », mais aussi dans cette
« gesticulation d’appel, de rappel, de conjuration, de révolte et d’exhibition », ce « spectacle
hystérique » qui « suppose la présence de l’autre » (1973, p. 226-227).
Tout cela est fort juste. Mais il faut remarquer que cette présence de l’autre, comme celle de L, se
manifeste à l’aide de procédés, et selon des degrés, divers. Nous en distinguerons, arbitrairement – car
nous avons une fois de plus affaire à un axe continu – trois :
(1) La zone des indices d’allocution les plus explicites est occupée par ces « appellatifs » (ou
« vocatifs27 ») étudiés par Delphine Perret, et dont la fonction première consiste pour elle à expliciter et
conforter la relation sociale qui existe entre les deux partenaires de l’échange verbal (1968, p. 9) :
« Chaque homme se veut comme un terme distinct et lié aux autres termes par le type de relation qu’il
entretient avec eux. X est "Pierre" pour A, "monsieur" pour B, "papa" pour C, "oncle Pierre" pour D,
"monsieur le directeur" pour E, etc. C’est ainsi qu’il se définit socialement et il semble y tenir. On
apprend aux enfants à nommer les gens : "Merci – Merci qui ? Merci mon chien ? – Merci papa".
L’homme veut être appelé adéquatement à ce qu’il pense être pour l’autre. Le terme d’adresse affirme
alors cette relation », relation qui dépend de leur statut relatif intrinsèque, mais aussi du contrat
particulier qui les lie dans une situation particulière de communication : dès l’instant où elle franchira la
portière d’un taxi, une même personne sera gratifiée d’un « Bonjour madame » par le même chauffeur qui
lui décochait quelques secondes auparavant, alors qu’elle n’avait que le statut de piétonne anonyme, un
cavalier « Hello poulette » (l’exemple est, encore, de D. Perret).
Dans le discours écrit, l’allocution prend la forme rhétorique bien connue de l’« adresse au lecteur »,
laquelle peut être plus ou moins directe28 et explicite : les procédés sont nombreux qui permettent au
sujet d’énonciation de dessiner dans l’énoncé les contours de la classe des destinataires auxquels il
s’adresse premièrement (« Je précise pour les curieux que... », « Les militants sentent la nécessité de
prendre du recul. C’est à eux que je voudrais parler... »), et de les prendre à partie.
L’impératif peut être fonctionnellement assimilé au vocatif, dans la mesure où il établit comme lui « un
rapport direct et immédiat entre le destinateur et le destinataire », ce qui autorise Lecointre et Le Galliot
(1972, p. 228) à les ranger conjointement dans la catégorie des procédés de l’« intimation ».
(2) Car l’impératif inclut toujours une deuxième personne. Mais il n’en est pas de même pour
l’interrogation. Dans ces exemples de Jacques le Fataliste (« Comment s’étaient-ils rencontrés ?...
Comment s’appelaient-ils ?... Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? »), l’interrogation permet
certes de « simuler la curiosité et l’impatience du destinataire », mais sans l’interpeller nommément.
C’est pourquoi il faut admettre que seules les questions qui se formulent à la seconde personne relèvent
de l’allocution explicite, et que les autres, sollicitant l’attention du destinataire sans lui faire directement
violence, ont une fonction allocutive plus atténuée.
(3) Plus subtilement, la présence du destinataire s’inscrit enfin dans la totalité du matériel linguistique
qui constitue l’énoncé, que le locuteur élabore de manière à ce qu’il soit compris par l’allocutaire, et
conforme à ses propres objectifs illocutoires. Qu’on l’envisage dans sa fonction conative ou
informationnelle (car informer autrui, c’est faire en sorte qu’il comprenne et admette l’information : les
énoncés référentiels ne sont pas pour autant pragmatiquement neutres), c’est donc la totalité de l’énoncé
qui reflète et construit, indirectement, une certaine image que L se fait de A.
Mais à l’instar de celles du locuteur, plus les traces de l’inscription dans l’énoncé se font implicites, et
plus elles s’estompent, plus il devient difficile d’en cerner les contours. On les voit poindre pourtant,
entre autres lieux :
dans le degré d’explicitation des informations énoncées. Tout usage dénominatif présuppose en effet que L
estime A capable, grâce au signifiant proposé, d’identifier le dénoté correspondant ; et tout discours
« honnête »29 se doit d’utiliser exclusivement des noms communs dont le sens est supposé connu de A, et
des noms propres qui dénotent des individus notoires, ou familiers à A. Dans le cas contraire, le terme
dénominatif s’accompagne obligatoirement d’un prédicat explicatif ou d’une périphrase définitionnelle
(« x, ministre congolais de l’Agriculture », « un de mes amis, y »...). Et lorsque le destinataire n’existe
qu’à l’état virtuel, l’émetteur en est réduit à poser un « archirécepteur », par rapport auquel il évaluera le
taux d’information qu’il lui semble nécessaire et suffisant d’expliciter, taux qui peut bien entendu paraître
déficitaire ou excédentaire30 au récepteur effectif du message – la compétence culturelle de A (ou plutôt :
ce que L en suppose) jouant ainsi un rôle déterminant dans le choix de telle ou telle expression
dénominative, mais aussi dans celui de la formulation des éléments de contenu, en termes de posés vs
présupposés (lesquels sont parfois définis comme « ce qui est supposé connu du destinataire ») ou encore
dans le fonctionnement des « allusions » culturelles31, ou dans les correctifs grâce auxquels L adapte son
usage spontané à la norme, ou à l’idiolecte de A : « Madame Rosa était dans son état d’habitude. Oui,
d’hébétude, merci, je m’en souviendrai la prochaine fois32 » ;
dans le choix de l’appareil stratégique, affectif ou argumentatif, mis en place par L pour agir,
conformément à ses objectifs illocutoires, sur A33 ;
dans le contenu lui-même de l’énoncé. Ainsi, à propos de La Couleur orange d’Alain Gerber (R. Laffont,
Paris, 1975), Jacques Bens s’interroge : « Ce récit s’adresse à quelqu’un, quelqu’un de très effacé [...].
Ce n’est pas le lecteur, c’est une personne bien définie : peut-être la femme du narrateur, ou son amie.
Pourquoi pense-t-on à un interlocuteur féminin ? Sans doute à cause de la nature des confidences ou de
leur qualité... »34.

On le voit, le destinataire est omniprésent dans l’énoncé : l’écoute est productrice, et le récepteur n’est
pas le réceptacle passif des significations discursives. Mais nous n’irons pas jusqu’à dire avec certains
que « le texte, c’est le lecteur qui l’écrit », « le discours, c’est l’allocutaire qui l’énonce », formules qui
ne sont interprétables que métaphoriquement35. Lorsqu’il figure explicitement dans l’énoncé, c’est en des
lieux étroitement circonscrits ; et s’il se répand au-delà, c’est pour se diluer dans des zones où son
existence devient incertaine. L’inscription du récepteur dans l’énoncé est assurément beaucoup plus
indirecte, ténue et aléatoire que celle de l’émetteur36. L’énonciataire motive et oriente le message, mais
c’est bien l’énonciateur qui le produit, et qui détient, en premier et en dernier ressort, l’initiative
discursive – et jusqu’au droit, s’il en assume les risques, de ne pas se soucier de l’existence de l’autre.
C’est d’ailleurs ce qui se passe bien souvent, et ce qui nous semble fascinant dans le comportement de la
plupart des sujets interviewés : placés devant un micro d’enregistrement, ils ne savent pas à qui, mais ils
parlent – ça parle.

1.3.2 Leur exploitation pour une typologie

Les critères énonciatifs peuvent être, selon les possibilités et les besoins descriptifs, affinés à l’infini.
Venons-en maintenant à leur exploitation : elle est triple, c’est-à-dire que l’on peut à l’aide de ces
critères opposer trois types d’objets textuels :

a) Différentes séquences textuelles à l’intérieur d’un même texte

Un « texte » n’est pas une entité énonciative homogène. Il se présente en général comme une
succession, ou un emboîtement selon les cas, d'isotopies énonciatives, qui s’opposent les unes aux autres
par la nature et/ou la modalité d’inscription de L dans l’énoncé.

– Analyser dans un texte « l’appareil de son énonciation », c’est tout d’abord identifier « qui parle »
(dans) ce texte : « Qui "parle" Citizen Kane ? [...]. Loin d’être purement formelle, une telle question
engage une recherche de signification : il paraît inconcevable de décider du sens de ce qui est dit sans
avoir d’abord établi l’origine du dire » (Ropars-Wuillemier, 1972, p. 519). Or la source des différentes
assertions qui constituent le texte peut en cours de route varier, et L037 laisser plus ou moins
subrepticement la parole, ou l’inscrire en abîme dans son propre discours, aux énonciateurs L1, L2, Ln
qu’il s’agit d’identifier. Mais ce travail d’identification des différentes couches énonciatives dont la
sédimentation produit le texte n’est pas toujours aisé, du fait que peuvent être plus ou moins clairement
marquées, ou au contraire oblitérées, les frontières qui séparent les territoires discursifs de L1 et de L0.
On pourrait en effet être tenté d’admettre que se rattache à L0 toute séquence qui n’est pas assortie d’une
contre-indication telle que les guillemets, et/ou un opérateur de discours rapporté (« x déclare », « x
estime que P », « selon x », etc.). Mais les choses sont en réalité infiniment plus complexes. En effet :
• Même dans le cas le plus simple, celui du report explicite, en style direct ou indirect, des propos ou
opinions d’un tiers, l’application de ce principe général rencontre un certain nombre de difficultés.
D’abord, il arrive que l’opérateur du report ne soit mentionné qu’après-coup, ce qui contraint le
décodeur à opérer par « feed-back » un réajustement de son interprétation première : ce qu’il avait
d’abord attribué à L0 doit en fait être rattaché à une source L1 ? L0 38.
Plus fréquemment encore, il arrive qu’une séquence soit d’entrée explicitement rattachée à un L1, mais
dont la nature particulière n’est pas spécifiée. C’est ainsi que les formules publicitaires vantant les
mérites de tel ou tel film ont pour source, tantôt, un critique nominalement mentionné (« "Un
monument... !", Jacques Siclier, Le Monde ») ; tantôt, un énonciateur collectif dont l’unanimité effective
est pour le moins douteuse (« "Voilà certainement le meilleur film français de la saison" (La presse39) ») ;
tantôt, un énonciateur dont la nature reste pudiquement tenue sous silence (« Robert Redford, magnifique,
et Barbara Streisand, fantastique : Nos plus belles années. Le plus beau film de Sidney Pollack »).
Autre facteur d’incertitude : lorsque figure dans l’énoncé un opérateur de discours rapporté, ayant donc
pour sujet une expression dénotant L1, on peut parfois se demander quel est exactement son « scope » (son
rayon d’action)40. Dans certains cas, l’incidence du verbe introducteur enjambe une frontière de phrase41.
Inversement, on constate souvent de la part des propositions et SN enchâssés une tendance prononcée à
sortir de l’orbite du verbe opérateur pour venir se rattacher directement à L0 (la phrase « Me Halimi,
évoquant les pressions faites sur la décision des juges », sous-entend discrètement qu’il est vrai que ces
pressions ont eu lieu), si bien que pour lutter contre cette tendance centrifuge, L0 doit ponctuer son
discours de mondalisateurs (« les pressions faites, selon elle... ») qui ont pour fonction de conjurer cette
tendance qu’ont les séquences énoncives à se charger, même lorsqu’elles se rattachent explicitement à un
L1, d’un jugement de L0-vérité. Soit, plus clairement encore, cet exemple extrait des mémoires de Jacques
Duclos : « J’imaginais que Daladier et Frot, qui avaient donné l’ordre de tirer sur les manifestants,
devaient être désemparés, et comme le pire est toujours à craindre de la part d’hommes désemparés,
j’entendais les placer devant leurs responsabilités. » L1 correspondant au Duclos d’alors (le 6 février
1934), et L0 au Duclos narrateur, il est évident que la relative appositive se rattache directement à L0, et
qu’elle fonctionne en roue libre par rapport au contexte de style indirect : c’est au moment même de la
rédaction de ses mémoires que Duclos admet comme vrai le contenu de cette relative, qu’il doit s’en
porter garant, et se justifier d’une telle « diffamation42 ».
On peut enfin, lorsque l’on et parvenu à localiser une séquence rapportée, s’interroger sur la façon dont
L0 se situe par rapport à son contenu : le plus souvent, certains indices d’adhésion/rejet43 viennent
marquer comme favorable ou défavorable l’attitude de L0. Quant à l’absence de tels indices explicites,
elle fonctionne en général comme un indice implicite d’adhésion – mais on rencontre d’assez nombreux
contre-exemples...
• Au cours de l’opération de reformulation par L0 des propos de L1, ceux-ci peuvent subir toutes sortes de
distorsions plus ou moins graves ou bénignes. Le travail de réécriture est nécessairement plus visible
dans le cas du report en style indirect (ainsi une phrase telle que « il m’a traité d’Européen », qui signifie
en fait « il a prononcé à mon intention le mot d’"Européen" dans un contexte verbal et intonatif tel qu’il
m’a semblé que le terme était dans sa bouche péjoratif », résume-t-elle de façon très « subjective » le
comportement discursif de L1), mais il serait naïf de croire « fidèle » tout report exprimé « directement ».
L’exemple du discours journalistique prouve le contraire, dont le comportement à l’égard des citations est
incroyablement cavalier : il arrive souvent que de longues séquences soient guillemetées, sans indication
d’aucune source énonciative (et sans que l’on puisse de ce fait vérifier l’authenticité de la citation) ; que
des guillemets viennent sans vergogne encadrer des phrases considérablement distordues par rapport à
leur formulation originelle44 ; que des phrases entières soient enfin, par une sorte de « transformation de
prise en charge », directement rattachées à L0, alors qu’il s’agit en fait de citations45 – tous ces décalages
n’apparaissant qu’au terme de comparaisons et de recoupements minutieux : car aux guillemets on ne peut
pas se fier.
Ce qui nous conduit à envisager un second type de procédé citationnel : quoi qu’il en soit des
modifications, voire falsifications, qu’introduisent les procédés envisagés précédemment, ils avaient en
commun de mentionner explicitement comme pièces rapportées certaines séquences discursives. Mais il
arrive qu’aucune marque formelle ne vienne en surface signaler – et nous parlerons alors de citation
implicite – le glissement d’énonciateur, lequel ne peut alors être détecté qu’à la faveur :
– d’informations extratextuelles (cf. les exemples précédemment cités en note) ;
- d’une contradiction interne à l’énoncé. Ex. :
« Celui qui est mort sur la croix n’a jamais existé » : un même sujet ne pouvant admettre à la fois
l’existence (présupposée par la relative) et la non-existence (posée par la principale) d’un même
individu, force nous est de considérer que l’énoncé est successivement pris en charge par deux sources
distinctes, et signifie elliptiquement : celui dont certains (L1) prétendent qu’il est mort, donc qu’il a
existé, n’a en fait (pour L0) jamais existé.
« Quand on a trop d’argent de poche, on [estime qu’on] n’en a jamais assez. »
« ... ce qui se passe quand il ne se passe rien... » (Perec : les événements infinitésimaux qui se
produisent même lorsqu’on a coutume de considérer qu’il ne se passe rien.)
« Et voilà ! conclut la voisine. C’est haut comme ça et ça sait tout » (= ça prétend tout savoir).
« Monsieur Dupont s’appelle Martin – et son prénom est Jacques » (Le Français le plus représentatif
par son nom propre, dont tout le monde croit qu’il s’appelle « Dupont », s’appelle en réalité, les
statistiques en font foi, « Martin ») ;
- de certains effets contextuels plus lointains :
« Sa retraite loin de ceux qui lui voulaient du bien offensait et choquait.46 »
« Le Parti [communiste vietnamien] ne veut pas le savoir. Il va de l’avant, avec son peuple de fantôme
épuisés. Il mène presque allègrement la guerre et la fantasia aux frontières. Il a raison. Il a toujours eu
raison47 » : tout concourt à dénoncer dans ces deux phrases comme implicitement citationnelles, et même
comme ironiques, les séquences par nous soulignées ;
- d’un raisonnement reposant enfin sur un certain vraisemblable référentiel. Ex. :
« Pierre a mal à la tête/il ne se sent pas bien/il ne veut pas le savoir/il voit le soleil rouge » : les
prédicats verbaux de ce type, dénotant une expérience introspective à laquelle seul l’agent peut avoir
directement accès, ne fonctionnent « normalement » qu’à la première personne ; dès lors qu’ils sont
utilisés à la troisième48, ils sont immédiatement interprétés comme relevant du style indirect implicite, cf.
Borel, 1975, p. 166 : « Dans le monde de l’expérience quotidienne (naïve), il y a les choses qu’on
perçoit, qui s’attestent directement. Il y a les autres auxquelles on n’a pas accès sous cette catégorie, mais
qui peuvent s’attester, médiatement, par le dire en particulier49 ».
• Nous distinguerons des citations implicites – dont la source énonciative, aucune marque formelle ne
venant signaler l’existence d’un L1 distinct de L0, reste effectivement implicitée, mais dont la teneur est
explicitement mentionnée dans l’énoncé – les citations présupposées, dont le statut est tout autre, et plus
difficile encore à circonscrire : à propos d’un proverbe tel que « Pauvreté n’est pas vice », Meleuc
(1969) remarque qu’il a pour fonction essentielle de s’inscrire en faux contre l’affirmation inverse, plus
« endoxale » au demeurant, « la pauvreté est un vice ». Généralisant cette remarque à toutes les maximes,
qu’elles se formulent ou non en surface sur le mode négatif, Meleuc en vient à postuler qu’elles se
ramènent toutes à la structure profonde : NEG + A (A représentera une assertion prise en charge par un
énonciateur anonyme et collectif). Relèveraient plus généralement de ce type de citation tous les énoncés
réfutatifs, qui prennent le contre-pied d’un énoncé antonymique présupposé tenu ailleurs, et qui
prolifèrent essentiellement dans les discours à fonction polémique (lesquels exploitent également les
procédés de la citation explicite et implicite). Mais s’il est évident que tous les énoncés négatifs ne sont
pas au même titre réfutatifs, et que peuvent l’être même certains énoncés formulés affirmativement, on
voit combien l’identification de telles séquences demeure aléatoire, et liée à l’observation du
fonctionnement pragmatique global du discours qui les manipule.
• Tous les cas envisagés jusqu’ici admettaient l’existence de deux énonciateurs substantiellement
distincts, L1 et L0. Nous signalerons pour terminer l’existence d’un autre cas de figure encore : c’est la
possibilité, pour un même sujet, de se dédoubler linguistiquement, possibilité qu’autorisent par exemple
le fonctionnement de la présupposition et certains usages des guillemets.
Il est couramment admis que dans un énoncé, les éléments présupposés (« préconstruits ») n’ont pas
l’air d’être pris en charge par L0, mais semblent avoir pour source une instance extérieure : « on se
contente de reproduire du "déjà-dit" comme s’il était effectivement dit "ailleurs ». D où la solution
descriptive proposée par Borel 1975, qui consiste à rattacher les présupposés à une source anonyme et
collective, un sujet de type universel : leur vérité serait du type « on-vrai ». Si l’on réexamine pourtant la
phrase de Duclos précédemment citée (« J’imaginais que D. et F., qui avaient donné l’ordre de tirer sur
les manifestants... »), on constate que le contenu de la relative est présupposé : il est effectivement
présenté comme une vérité objective (échappant, à la différence des informations contenues dans la
complétive, à la précarité d’une interprétation subjective). N’empêche qu’en fait, l’assertion formulée
dans la relative se rattache bel et bien à L0, qui en est responsable, qui doit s’en porter garant – au sens
fort, juridique de ce terme, ainsi que Duclos l’a éprouvé à ses dépens50. Il est donc nécessaire, pour
rendre compte correctement de tels fonctionnements discursifs, de distinguer deux niveaux d’énonciation
incarnés en un même énonciateur : la source, c’est bien L0, mais un L0 dissimulé sous le masque d’un
sujet universel.
Quant à cet opérateur citationnel particulier que constituent les guillemets, il signale en général une
séquence directement rapportée. Telle est la valeur qu’on lui attribue en tout cas sans hésitation lorsqu’il
encadre une séquence relativement longue, une phrase par exemple : avec la phrase, on entre en effet dans
le domaine de la propriété privée. Mais les mots appartiennent à tout le monde : point n’est besoin de
leur attribuer une paternité précise. Alors la valeur des guillemets devient plus ambiguë. Tantôt ils
signalent encore une espèce de citation : « les "complices" de Marie-Claire, "coupable" d’avoir avorté »
– comme disent certains, mais sûrement pas moi51. Tantôt il convient plutôt de les paraphraser en
« comme je dis, mais avec certaines réserves » – les réserves pouvant porter sur le signifiant, jugé mal
motivé (« le h "aspiré" », qui ne correspond ni à une aspiration, ni même à une expiration) ou mal connoté
(hétérogénéité stylistique de tel néologisme, de tel terme trop familier, technique ou recherché52 ; ou sur
le signifié, et sa relation au dénoté, jugée sommaire, approximative, contestable : le locuteur utilise le
terme faute de mieux, mais il signale en même temps grâce aux guillemets (qu’accompagnent
éventuellement d’autres précautions oratoires) qu’il est bien conscient du fait que le terme n’est pas
parfaitement adéquat. Exemples :
Vladimir Nabokov, parlant dans Le Monde du 22 novembre 1967 de ces « ingrédients locaux propres à
assaisonner d’un brin de "réalisme" (c’est là un de ces mots qui n’ont de sens qu’entre guillemets) la
recette de l’imagination personnelle ». Valeur des guillemets : le signifiant « réalisme » a en principe
pour signifié : « qui reproduit fidèlement le réel ». Or le discours littéraire ne reproduit jamais le réel. Si
on le prend au pied de la lettre, le mot « réalisme » a une classe de dénotés qui est vide. Cependant, par
convention et approximation de langage, on l’utilise en réalité pour désigner toute entreprise qui tend à
donner du réel une représentation fidèle autant que faire se peut. Dans cette mesure, j’accepte d’utiliser le
terme, tout en mettant en garde contre l’erreur qui consisterait à le prendre pour argent comptant.
O. Ducrot (1972 a, p. 13) : « Mais une classification [des présupposés] d’un tout autre ordre est
également possible [...]. Faute de mieux, et seulement pour disposer d’un terme, nous l’appellerons
"psychologique" ». Par ailleurs, lorsqu’il intitule un de ses articles : « Quelques "illogismes" du
langage », Ducrot suggère à travers ces guillemets que le terme d’« illogisme » est contestable appliqué
aux langues naturelles, puisque celles-ci n’obéissent pas aux règles de la logique formelle.
Ch. Metz (1968, p. 84) : « Les lois proprement linguistiques s’arrêtent à l’instance où plus rien n’est
obligatoire, où l’agencement devient "libre". » Et ce passage est commenté en note : « Les guillemets dont
nous avons accompagné le mot "libre" tiennent à ce que cette liberté n’est jamais totale, puisque nous
parlons aussitôt après des rhétoriques et des poétiques. »
Dans tous ces exemples, les guillemets obéissent à la même exigence d’une rigueur qui ne peut
s’exprimer qu’au prix de certaines concessions, au même souci de ne pas tomber dans les pièges du
langage, ce langage qui contraint à l’approximation, mais avec lequel il faut bien composer : on ne saurait
alors parler de citation proprement dite, mais plutôt, une fois encore, d’une sorte de dédoublement du
sujet d’énonciation, qui assume et distancie tout à la fois son propre usage dénominatif.
Les guillemets constituent en quelque sorte l’emblème de la souplesse et de la complexité des
mécanismes citationnels53 : tantôt un glissement d’énonciateur s’effectue subrepticement en leur absence,
tantôt leur présence signale autre chose qu’un véritable changement de locuteur. La relation
signifiant/signifié n’est pas biunivoque, et l’épaisseur des marques de modulation énonciative n’est pas
proportionnelle à l’importance du phénomène qu’elles sont censées signaler.
« Nous ne faisons que nous entregloser » : cette phrase de Montaigne, Antoine Compagnon la cite en
exergue de son étude sur la citation. Il est bien certain en effet que rien de ce que l’on dit n’est
véritablement inédit ; que parler, c’est « se débrouiller dans les broussailles du déjà dit », c’est
s’approprier les « mots de l’autre » (Bakhtine), les détourner, les travailler, les trafiquer ; et que tout un
versant de la linguistique de l’énonciation doit se donner pour objectif l’étude « des diverses opérations
subjectives d’un énonciateur sur les énoncés d’un autre sujet – et les marques qui peuvent en subsister
dans son propre énoncé » (J. et J.-Cl. Milner, 1975, p. 142).
De ces diverses opérations nous n’avons donné qu’un aperçu bien sommaire54. Notre but était surtout
de mettre en évidence le fait qu’il est bien souvent nécessaire d’admettre l’existence superposée et
hiérarchisée de différents niveaux d’énonciation, ayant des statuts variables ; qu’entre la distance
maximale, et l’appropriation totale par L0 des propos tenus par L1, tous les degrés intermédiaires peuvent
se rencontrer ; et qu’en dehors du cas où la séquence se rattache manifestement à une source distincte de
L0, celui-ci est toujours d’une certaine manière responsable des propos qu’il s’approprie : pour tous les
segments énoncifs qui se trouvent, explicitement ou implicitement, dans sa zone énonciative, L0 est en
effet tenu de se porter garant de leur vérité. Certes, derrière ce L0 peut se profiler une instance autre,
instance au contenu variable et aux contours infiniment extensibles, puisqu’il peut s’agir d’un sujet
individuel (« Pierre a mal à la tête » : derrière L0 qui énonce, se dissimule un Pierre disant « j’ai mal à la
tête », et éventuellement entre ces deux instances, toute une série de maillons médiateurs), ou d’un sujet
totalement universalisé (« la terre tourne »), en passant par divers intermédiaires (un groupe social
particulier, une « formation discursive », l’ensemble de la collectivité, etc.). N’empêche que lorsque je
dis « Pierre a mal à la tête », ou « la terre tourne », même si ce disant je cite, j’endosse l’assertion et
m’en porte garant : la figure de L0 se trouve inscrite au centre de l’énoncé dont elle vient fonder et
cautionner la vérité.

– Ce n’est qu’après avoir procédé au découpage du texte en séquences homogènes du point de vue de
leur source énonciative (identification du/des « qui parle ? » dans chaque séquence) que l’on peut
effectuer l’analyse des modalités d’inscription de cette source dans l’énoncé. Il s’agit alors de voir quels
sont les différents types de subjectivité qui s’y trouvent investis, et de traquer les éventuelles
« modulations énonciatives » (passage du discours « objectif » au discours « subjectif » ou vice versa, de
telle forme à telle autre de subjectivité discursive), lesquelles peuvent soit intervenir à l’intérieur d’une
même séquence (la séquence étant ici définie par rapport à la source énonciative qui l’assume), soit
correspondre à un changement d’instance émettrice :
• Modulations internes à la production d’une même source. Ex. : l’alternance des sous-séquences (la
sous-séquence étant définie par rapport à la modalité énonciative qui la caractérise) objectives et
subjectives dans la description suivante d’une œuvre sculpturale :
« "Le signal des temps", de Lovato, au CES Emile Malfroy de Grigny. Haut de 6 mètres, il semble
jaillir vers le ciel comme une fusée, symbolisant l’ardeur des jeunes qui se préparent dans ce CES à se
lancer dans la vie avec ardeur. C’est un assemblage de plaques d’acier inox et d’acier laqué rouge » (Le
Journal, n° 305, 34 janvier 1978, p. 11).
Dans le corpus constitué par l’ensemble des discours du Maréchal Pétain, Miller (1975) constate une
semblable alternance de sous-séquences « où le locuteur s’exprime en première personne, et plus
largement, marque explicitement sa place » (sous-séquences dont l’ensemble constitue le sous-corpus A,
intitulé « Moi-je »), et de phrases (sous-corpus B) dans lesquelles le locuteur ne s’inscrit pas
explicitement. Constatant ensuite que « la caractéristique évidente du sous-corpus Moi-je chez Pétain,
c’est qu’y sont recueillies les phrases qui traitent des sujets les plus valorisés » (confiance, espoir, foi,
cœur, courage...), et que le mot « liberté » n’apparaît presque exclusivement que dans le second sous-
corpus, Miller peut en conclure au « peu d’importance accordé par Pétain à la liberté ».
• Modulations corrélatives d’un changement de source.
Le fonctionnement énonciatif d’un certain nombre de discours se ramène très grossièrement au principe
suivant :
séquences émanant de L0 vs de différents L =
séquences peu marquées vs fortement marquées subjectivement.
C’est par exemple le cas de ce « discours à plusieurs voix » que constitue le discours
lexicographique : les définitions y sont en principe objectives55. Mais bannie des énoncés définitionnels,
la subjectivité vient refluer dans les exemples (du type « La Démocratie est sujette à de grands
inconvénients ») qui constituent pour le lexicographe un moyen compensatoire commode de porter
indirectement, en sollicitant la voix de quelque auteur complaisant, les jugements évaluatifs et
idéologiques qui lui sont en principe interdits56.
Ce qui caractérise de même l’énonciation journalistique dans son ensemble, c’est l’utilisation d’un
certain nombre de stratagèmes qui permettent au locuteur de porter des jugements évaluatifs tout en restant
dans un relatif anonymat. Ce sont essentiellement :
le masquage du sujet individuel derrière un sujet collectif ;
l’utilisation du rempart des citations dont le statut et ambigu, car elles relèvent à la fois du discours
objectif (effacement de L0 derrière L1) et subjectif (même si L0 n’accompagne pas la citation d’indices
contextuels d’adhésion/rejet, il intervient dans la sélection même de la personne et de la séquence citées).
Dans le corpus sur lequel nous avons travaillé, aucun « je » n’apparaît qui dénote L0 ; et à l’extrême
abondance des termes axiologiques dans les énoncés rapportés correspond une égale pauvreté de
l’axiologique dans les productions de L0 : la meilleure façon pour un journaliste d’être subjectif sans en
avoir trop l’air, c’est de laisser parler la subjectivité d’une instance, individuelle ou collective, « autre ».

b) Différentes unités textuelles

Les analyses par exemple de Maldidier (1971) et de Courdesses (1971) montrent comment peuvent
être utilisés les critères énonciatifs pour opposer des textes dont le contenu référentiel est en gros le
même (Courdesses s’intéressant aux discours prononcés au même Congrès de Tours par Blum et Thorez,
et Maldidier à la paraphrase effectuée par différents quotidiens parisiens d’un même discours de De
Gaulle).
Toutes les études de ce type tendent à mettre en évidence la pertinence d’un même principe
d’opposition dichotomique, entre des textes qui manifestent explicitement la présence dans l’énoncé du
sujet d’énonciation, et des textes qui effacent et occultent cette présence, opposition que l’on étiquette
selon les terminologies :
discours/histoire (Benveniste)
énonciatif/énoncif (Greimas)
énoncé subjectif/objectif.
Le principe de cette opposition est en effet fondamental. Mais il importe de rappeler une fois encore –
nous avons obstinément tenté de le montrer tout au long de cette étude de la subjectivité langagière – que
ces concepts doivent être maniés avec d’infinies précautions ; qu’il ne suffit pas que soit expulsée de
l’énoncé toute trace explicite de l’énonciation pour qu’il puisse être déclaré « objectif », l’exemple du
discours apparemment « anonyme » de Thorez le montre éloquemment ; que l’énonciation historique
constitue elle aussi un type particulier de modalité énonciative, donc que « l’histoire » est en fait une
forme de « discours » ; que tous les textes étant dans une certaine mesure subjectifs, « il devient
impossible d’admettre l’existence d’une histoire au sens de Benveniste, sinon comme l’horizon mythique
de certains discours » (Ducrot, 1972 a, p. 99) ; que sur cet axe énonciatif, les textes s’opposent à la fois
quantitativement et qualitativement : toute tentative d’évaluation du taux de subjectivité dont relève un
énoncé doit donc être nécessairement assortie d’une caractérisation qualitative du type de subjectivité
que l’on prétend ainsi mesurer ; qu’en tout état de cause il ne semble pas possible de ramener à une
échelle unique d’évaluation quantitative des procédés aussi hétérogènes qualitativement ; et qu’il est donc
a fortiori exclu que l’on puisse jamais ventiler en deux sous-ensembles disjoints l’ensemble des
productions discursives attestées57.

c) Différents ensembles textuels : problème des « genres »

Ce terme de « genre » dénote un « artefact », un objet construit, par abstraction généralisante, à partir
de ces objets empiriques que sont les textes, qui ne sont jamais que des représentants impurs de tel ou tel
genre58 : tel texte se caractérise par un certain taux de poéticité, de polémicité, etc. Tout genre se définit
comme une constellation de propriétés spécifiques, que l’on peut appeler des « typologèmes », et qui
relèvent d’axes distinctifs hétérogènes (syntaxiques, sémantiques, rhétoriques, pragmatiques,
extralinguistiques, etc.). Seuls nous intéressent ici les typologèmes qui relèvent de l’axe des modalités
énonciatives.
Il n’est pas question de passer en revue les différentes propriétés énonciatives des différents genres.
Quelques exemples suffiront à montrer que ce type d’axe est destiné à jouer un rôle important dans
l’édification d’une typologie consistante des discours :

– Le discours didactique se caractérise ainsi par l’inscription massive du destinataire dans l’énoncé,
en même temps que par l’effacement relatif du sujet émetteur, qui se retranche derrière un savoir
anonyme, ou incarné dans quelques grandes figures faisant en la matière « autorité ».

– Le discours polémique et le discours scientifique ont en commun d’être de type argumentatif, et plus
précisément, réfutatif (Barthes, 1978 b, p. 37 : « Peut-être que, soit dit en passant, ce qui est proprement
scientifique, c’est de détruire la science qui précède »). Mais ils s’opposent en ce que les énoncés
polémiques sont fortement marqués énonciativement (le polémiste combat à visage découvert), alors que
« le sujet de la science est ce sujet-là qui ne se donne pas à voir » (Barthes, ibid., p. 36) : la polémique
est spectaculaire, la science se caractérise par une « rétention du spectacle » ; le polémiste, c’est
« l’homme aux énonciations », le savant, « l’homme aux énoncés » – ce qui ne veut pas dire, bien entendu,
que le discours scientifique soit pour autant à tous égards objectif.

Le principe que nous avons précédemment énoncé : la subjectivité langagière est partout, mais
diversement modulée selon les énoncés, vaut pour les ensembles textuels aussi bien que pour les unités
textuelles : il n’est pas de « genre » qui échappe à l’emprise de la subjectivité, ni le discours des
historiens, ni celui des géographes, ni celui des lexicographes, ni celui des juristes59, ni même celui des
mathématiciens60. Mais ce ne sont pas les mêmes « subjectivèmes » qu’ils exploitent les uns et les autres.
Utiliser les critères énonciatifs (entre autres critères) pour fonder une typologie des textes, c’est donc
chercher les types de marques énonciatives qui sont tolérées/refusées par chaque type de discours, et
caractériser chaque genre par une combinaison inédite d’énonciatèmes.

2 LE SUJET DISCOUREUR
Nos précédentes analyses se fondent implicitement sur l’hypothèse suivante : toute production
discursive présuppose l’existence d’un sujet producteur, qui s’inscrit dans l’énoncé directement (à l’aide
du signifiant « je », ce « je » venant linguistiquement annuler, pour les réduire au commun dénominateur
de celui-qui-parle, les différences substantielles qui existent entre les x et les y, sources émettrices des
messages), ou dans notre perspective énonciative élargie, indirectement (dans l’usage par exemple des
affectifs et des évaluatifs). En d’autres termes : il convient à la fois de distinguer, et de considérer
comme le reflet l’un de l’autre, les sujets textuel (celui qui se construit dans et par l’énoncé) et extra-
textuel (celui d’où s’originent les signifiants phoniques et graphiques).
Mais une telle hypothèse, qui permet à la rigueur de rendre compte du fonctionnement de l’échange
quotidien (P. Henry, 1977, p. 145 : « Dans le discours commun, "je" est automatiquement, sauf style
indirect et citation explicite, identifié comme désignant celui qui parle »), perd évidemment une grande
partie de sa pertinence s’agissant du discours littéraire.

2.1 Problème du discours littéraire et fictionnel61

2.1.1 Les actants

Il est bien évident qu’en dehors même du cas où il donne explicitement la parole aux actants de
l’énoncé, ce n’est pas l’auteur, dans un texte littéraire, que dénote le « je » : « Il ne faut pas confondre
Robinson et Defoe, Marcel et Proust62. » C’est, plus justement, le « narrateur », dont l’existence peut
d’ailleurs être, au même titre que celle du locuteur qui prend en charge les énoncés « ordinaires », et
selon qu’il s’approprie ouvertement le « je » ou qu’il reste simplement le témoin invisible des faits
narrés, mais présupposé par leur narration elle-même puisqu’elle nous en impose le « point de vue »,
explicite ou implicite.
C’est-à-dire que le discours littéraire se caractérise par le dédoublement suivant des instances
énonciatives :

De même en effet qu’au pôle d’émission l’énonciateur se dédouble en un sujet extratextuel (l’auteur) et
un sujet intratextuel (le narrateur, qui prend en charge les contenus narrés), de même le lecteur effectif se
double d’un récepteur fictif qui s’inscrit explicitement ou implicitement dans l’énoncé et que Genette a
baptisé, on le sait, « narrataire » : « Comme le narrateur, le narrataire est un des éléments de la situation
narrative, et il se place nécessairement au même niveau diégétique ; c’est-à-dire qu’il ne se confond pas
plus a priori avec le lecteur (même virtuel) que le narrateur ne se confond nécessairement avec l’auteur »
(1972, p. 265).
Il est ainsi nécessaire, pour rendre compte du dispositif énonciatif dans lequel s’inscrit le récit
littéraire, de faire intervenir deux niveaux « diégétiques » emboîtés :
celui des actants extradiégétiques (auteur – ? lecteur), réels, mais linguistiquement virtuels ;
celui des actants intradiégétiques (narrateur ? narrataire), fictifs, mais linguistiquement réels.
La relation est la même qui existe entre le narrataire et le lecteur, et entre le narrateur et l’auteur : les
actants intradiégétiques sont des personae (Butor), c’est-à-dire à la fois les représentants des actants
extradiégétiques, et leur masque ; ils fonctionnent à la fois comme opérateurs d’identification, et comme
des écrans qui viennent s’interposer entre l’auteur, le lecteur et le texte : « Si l’existence d’un narrataire
intradiégétique a pour effet de nous maintenir à distance en l’interposant toujours entre le narrateur et
nous [...], plus transparente est l’instance réceptrice, plus silencieuse son évocation dans le récit, plus
facile sans doute, ou pour mieux dire plus irrésistible s’en trouve rendue l’identification, ou substitution,
de chaque lecteur réel à cette instance virtuelle » (Genette, ibid., p. 266).
Encore cette description est-elle, dans bien des cas, excessivement simplificatrice. Ainsi dans celui de
ces romans « polyphoniques » dont Bakhtine analyse, à partir de l’exemple de Dostoïevski, le
fonctionnement : ici, aucun narrateur identifiable, dont la voix dominerait le chœur des personnages,
aucune instance énonciative suprême, mais une multiplicité de points de vue qui dialoguent et
s’entrelacent, et dont aucun ne prévaut sur l’autre, ce qui seulement vient pour Bakhtine garantir
l’« objectivité » réaliste du récit.
Dès lors qu’il s’agit d’un texte littéraire, le problème du « Qui parle ? » s’obscurcit donc
effroyablement. Barthes ne déclare-t-il pas, à propos de Flaubert63 dont l’œuvre ne passe pourtant pas
spécialement pour « dialogique », que le propre de l’écriture « est d’empêcher de jamais répondre à cette
question : Qui parle ? » (1970, p. 146). Le « je » peut en effet y dénoter tout autre chose que l’émetteur
effectif, mais aussi, car cela vaut pour toutes les coordonnées déictiques, « ici » et « maintenant », tout
autre chose que sa situation spatio-temporelle : l’écriture, c’est le règne du « pseudo64 ».

2.1.2 La temporalité

Le problème de la temporalité narrative oblige semblablement à distinguer les niveaux intra- et extra-
diégétique, et plus précisément :
a) Chronologie de l’encodage

(1) Niveau textuel : le temps de l’écriture du narrateur fictif.

(2) Niveau extratextuel : chronologie du travail scriptural effectif.
Que 1) et 2) ne coïncident pas nécessairement, Genette le montre clairement à partir de l’exemple de la
Recherche : « Nous savons que Proust a passé plus de dix ans à écrire son roman, mais l’acte de
narration de Marcel ne porte aucune marque de durée, ni de division : il est instantané. Le présent du
narrateur, que nous trouvons, presque à chaque page, mêlé aux divers passés du héros, est un moment
unique et sans progression » (1972, p. 234). On peut en revanche, dans le roman Coco perdu de Louis
Guilloux (Gallimard, 1978), identifier différents repères temporels qui sont censés correspondre au
présent du narrateur, mais dont on n’a aucune raison de penser qu’ils représentent en même temps le
présent de l’« écrivant » (c’est-à-dire que ces T0 successifs relèvent du niveau (1), et non (2)) :

« Je suis rentré en me demandant ce que j’allais faire de mon grand dimanche de soleil, en attendant
demain lundi le passage du facteur » : T0 = dimanche (p. 93) ;
« Le lundi matin ici c’est aussi mort que le dimanche. Tout est fermé jusqu’à midi. Quand je me suis
réveillé, je ne savais plus bien où j’étais... » : T0 = lundi (p. 135).

b) Chronologie du décodage

(1)Niveau textuel : temporalité du narrataire (lorsqu’il s’inscrit dans l’énoncé) ; elle peut coïncider
avec celle du narrateur (« lecteur, causons ensemble... »), ou être présentée comme postérieure (« lorsque
vous lirez ces mots... ») ;

(2) Niveau extratextuel : chronologie du décodage effectif, qui varie avec chaque lecteur, et se déroule
à un moment nécessairement postérieur à celui de l’encodage effectif.

c) Chronologie des signifiants textuels65, qui se succèdent linéairement dans l’énoncé (chronologie
de nature purement verbale).

d) Chronologie des faits narrés
Il est évident que d) ne coïncide pas nécessairement avec c) : cela apparaît notamment dans l’usage
constant de l’ellipse (dans le film de Kubrick L’Odyssée de l’espace, les toutes premières minutes sont
censées balayer une durée temporelle allant de « l’aube de l’humanité », jusqu’à l’an 200166), ou dans
celui d’un procédé tel que le « flash-back » : la succession de deux séquences x et y au niveau de c)
correspond alors à l’ordre inverse y – x du point de vue de d)67.
Mais d) ne coïncide pas non plus nécessairement avec a)68, et l’on peut distinguer, avec Genette,
quatre types de narration : « ultérieure (position classique du récit au passé, sans doute de loin la plus
fréquente), antérieure (récit prédictif, généralement au futur, mais que rien n’interdit de conduire au
présent, comme le rêve de Jocabel dans Moyse sauvé), simultanée (récit au présent contemporain de
l’action), et intercalée (entre les moments de l’action) » (1972, p. 229).
Pour être plus précis, il faut rappeler que ces concepts servent à décrire la relation qui s’instaure entre
la chronologie du narré, et celle du narrateur (et non de l’auteur) : un récit d’anticipation écrit au présent
doit donc être considéré comme relevant de la narration simultanée, même si la nature du contenu dénoté,
et/ou certaines indications de date (« nous sommes en l’an de grâce 2045 »), permettent aisément de
percevoir le décalage qui existe, non entre a) et d), mais entre a) 1) et a) 2).
Comme exemple de récit simultané, on peut citer encore Jacques le Fataliste, dans lequel, d’après
Lecointre et Le Galliot, Diderot instaure le plus souvent « un degré zéro de l’écart entre les progressions
duratives » de l’instance de discours [a) 1)] et de l’instance de récit [d)] (1972, p. 228).
En tenant compte des relations que le texte institue entre ces différentes progressions duratives, on peut
tenter une typologie des énoncés narratifs. C’est ainsi que Butor oppose (1964, p. 64) les « mémoires »
(dans lesquelles le narrateur « sera censé attendre que la crise soit dénouée, que les événements se soient
arrangés dans une version définitive [...] ; c’est plus tard, vieilli, calmé, rentré au bercail, que le
navigateur se penchera sur son passé, mettra de l’ordre dans ses souvenirs. Ce récit sera présenté sous
forme de mémoires ») à la « chronique » (dans laquelle « la distance temporelle entre narré et narration
va tendre à diminuer »), et au « journal ». Mais en réalité, si l’on se souvient qu’il convient de distinguer
non seulement la chronologie de la narration vs du narré, mais aussi les niveaux textuel et extratextuel, on
peut opposer, en gros – car l’usage de ces termes est passablement flottant :
les mémoires : décalage entre les chronologies a) 1) et d) (narration « ultérieure ») ; coïncidence entre
a) 1) et a) 2) ;
les chroniques : coïncidence entre a) 1) et d) (narration « simultanée ») ; décalage entre a) 1) et a) 2) ;
le journal : coïncidence entre a) 1) et d) : coïncidence entre a) 1) et a) 2) – le journal étant le compte
rendu, par un narrateur, qui confond son acte scriptural avec celui de l’auteur, de faits contemporains, ou
en tout cas fort récents ; car il va de soi que le code linguistique, à la différence par exemple du langage
cinématographique, interdit toute narration en temps rigoureusement « réel », et que seule la fiction du
narrateur permet une illusoire coïncidence entre a) et d) : c’est-à-dire qu’en toute rigueur,
a) 1) = a) 2) implique a) 1) ? d), et
a) 1) = d) implique a) 1) ? a) 2).
Il reste à préciser que l’instance du narré elle aussi se dédouble :
niveau textuel : chronologie « diégétique » = chronologie des faits telle que l’on peut la reconstituer à
partir de ce que dit le texte (c’est-à-dire à partir de la chronologie des signifiants textuels, corrigée par
certains indices de décalage entre c) et d), du type « deux ans auparavant », « trois jours plus tard ») ;
niveau extratextuel : chronologie des faits tels qu’ils se sont effectivement déroulés, ou plutôt tels que
l’on a de bonnes raisons de penser qu’ils se sont, ou se seraient, effectivement déroulés.
Car on voit bien ce que l’on peut immédiatement nous objecter : que le niveau 2) n’a aucune espèce de
pertinence, et n’existe que comme fantasme référentialiste.
Nous donnerons pourtant un exemple de la nécessité de poser cette distinction : c’est l’usage que fait
Genette des concepts d’« itératif » et de « pseudo-itératif » : « J’appelle itératif le récit du type :
"Longtemps je me suis couché de bonne heure", qui synthétise en un seul énoncé narratif plusieurs
occurrences du même événement ou plusieurs événements considérés comme identiques. » L’emploi
constant, et indispensable au fonctionnement langagier, de cet itératif instaure sans doute un décalage
entre c) (chronologie des signifiants textuels) et d) (chronologie du narré), mais n’en instaure aucun entre
d) 1) et d) 2), c’est-à-dire entre les niveaux sémantique et référentiel, qui se satisfont parfaitement l’un de
l’autre, puisqu’il est admis par le code linguistique que les signifiants itératifs (« longtemps69 »,
« souvent », l’imparfait69) signifient : ça s’est passé plusieurs fois. Mais tout change avec ce « pseudo-
itératif », que Genette identifie dans certaines « scènes présentées (en particulier par leur rédaction à
l’imparfait) comme itératives, mais dont la précision et la richesse de détails font qu’aucun lecteur ne
peut croire sérieusement qu’elles ont pu se produire ainsi, sans aucune variation, plusieurs fois : ainsi de
certaines conversations, de plusieurs pages, à Combray, entre la tante Léonie et sa bonne Françoise, ou à
Paris dans le salon de Madame Verdurin, ou de Madame Swann. Dans tous les cas, une scène singulière a
été arbitrairement, et sans aucune modification si ce n’est l’emploi des temps, convertie en scène
itérative, ce qui manifeste assez bien la tendance propre du récit proustien à une sorte inflation de
l’itératif » (tendance que Genette rattache justement au sentiment proustien « de l’habitude et de la
répétition », bref, de l’analogie entre des moments différents de l’existence) (1971, p. 177 et 180).
Ce qui autorise Genette à parler ici de « pseudo-itératif », c’est bien entendu le décalage qu’il instaure,
« arbitrairement », entre le niveau sémantique (littéral) et le niveau référentiel (ce qui a dû effectivement
se passer), décalage qui nous a permis de parler à ce propos d’« énallage aspectuelle » (laquelle
ressemble beaucoup à un trope), et que l’on identifie grâce à un raisonnement logique qui s’appuie sur
l’expérience que l’on a du référent : même si certaines bribes langagières peuvent se retrouver de l’une à
l’autre, il est absolument invraisemblable que deux conversations qui se sont déroulées en deux temps
différents soient de bout en bout identiques.
Il y a donc des cas où le lecteur peut reconstituer non seulement 1), mais aussi 2), ou tout au moins
percevoir un écart entre 1) et 2), que dénonce :
soit l’existence de contradictions internes au texte (dans l’exemple du pseudo-itératif : contradiction entre
la teneur détaillée des propos, et leur présentation répétitive – et cela vaut aussi bien pour les récits de
fiction (peu importe en l’occurrence que ces propos aient été réellement tenus une fois), que pour les
récits historiquement authentifiés : que ça se soit passé ou non, ça n’a pas pu se passer comme ça ;
soit l’existence chez le récepteur d’un savoir extralinguistique, qui lui permet de mesurer, s’agissant de
tous les ingrédients constitutifs du dispositif énonciatif (le sujet d’énonciation75, sa localisation spatio-
temporelle, le contenu narré), la distance qui existe entre le dit, et les faits. C’est ce savoir qui nous
permet par exemple d’identifier certains mémoires comme « truqués », de percevoir entre le narrateur et
l’auteur (grâce aux informations biographiques que nous possédons), et entre les chronologies d’encodage
réelle et fictive (« nous savons que Proust a passé plus de dix ans à écrire son roman »), certaines
discordances.
Nous dirons donc que le niveau 2) le plus souvent coïncide avec 1) : le réfèrent du texte, ce n’est
alors rien d’autre que ce que l’on peut en reconstruire, à partir des indices signifiants, comme contenu
sémantique ; en l’absence de toute contre-indication interne ou externe à l’énoncé, on accorde au
narrateur un crédit d’authenticité, et 1) se fait sans difficulté passer pour 2). Ce qui n’empêche qu’il
faille théoriquement dissocier les niveaux 1) et 2) : parce qu’on accorde spontanément aux contenus
sémantiques un certain statut d’extériorité, d’autonomie, si ce n’est d’antécédence, et qu’alors ils
deviennent, tout en étant substantiellement identiques, contenus dénotés ; parce que surtout il arrive que le
travail de reconstitution du référent vienne infirmer le présupposé d’authenticité, et conduire le lecteur à
reconnaître entre les contenus signifiés et les contenus dénotés (réels ou fictifs, cela n’importe pas),
certaines divergences.

– Cette digression sur la temporalité nous a permis de voir que les considérations extratextuelles
n’étaient pas totalement impertinentes70, et comment s’articulent la problématique du narrateur (instance
présentée comme donatrice du récit) et de l’auteur (qui exécute effectivement le travail scriptural) :
lorsque aucun indice dans le texte, aucune information extérieure, ne permettent d’apercevoir l’auteur
sous le narrateur, le texte est pris pour argent comptant, c’est-à-dire que selon les cas l’image que l’on a
pu reconstruire du narrateur vient au moins partiellement s’identifier avec ce que l’on s’imagine être la
personne de l’auteur, ou prenant son parti de cette dérobade, on abandonne l’auteur à l’anonymat qu’il
s’est choisi – tout en sachant bien qu’il existe quelque part dans les coulisses du texte.
L’auteur et le narrateur (et il en est de même, à l’autre bout de la chaîne énonciative, du lecteur et du
narrataire) sont, toujours, des instances distinctes. Mais il s’établit entre eux des relations dont la
consistance varie avec la densité de ce qui dans le texte peut être tenu pour des « auto-biographèmes ».
Certes, « il est aussi absurde de dire qu’un homme est ivrogne parce qu’il décrit une orgie, un débauché
parce qu’il raconte une débauche que de prétendre qu’un homme est vertueux parce qu’il a fait un livre de
morale ; tous les jours on voit le contraire. C’est le personnage qui parle et non l’auteur ; son héros est
athée, cela ne veut pas dire qu’il soit athée ; il fait agir et parler les brigands en brigands, il n’est pas
pour cela un brigand [...]. C’est une des manies de ces petits grimauds à cervelle étroite que de substituer
toujours l’auteur à l’ouvrage et de recourir à la personnalité pour donner quelque pauvre intérêt de
scandale à leurs misérables rhapsodies... » (Théophile Gauthier)71. Certes, Proust n’est pas Marcel, ni
Charlus ; mais comme le montre Flahault (1978, p. 49), c’est tout de même bien Proust qui, à travers
Charlus, prend en charge la diatribe anti-bourgeoise. Guilloux n’est pas le narrateur de Coco perdu, et
c’est avec raison qu’on le vit à Apostrophes (le 2 juin 1978) protester contre l’inprudente assimilation de
Pivot (« "La politique c’est fini" : c’est vraiment ce que vous pensez ? »), mais dans cet « essai de voix »,
c’est aussi celle de Guilloux que l’on entend. Tony Duvert n’est pas plus Jonathan que le narrateur du
Journal d’un innocent ; mais qui admettrait sans résistance d’apprendre que Duvert, « en vrai », vit en
petit-bourgeois flanqué de femme et d’enfants ?
Il est sans doute naïf de vouloir attribuer à l’auteur l’ensemble des propriétés qui caractérisent le (ou
les) narrateur(s), comme s’il(s) n’étai(en)t que son ombre projetée dans le texte. Mais il est tout aussi
injustifié de nier l’existence de l’auteur72, et de l’identifier allègrement, en un processus de phagocytage
inverse mais tout aussi douteux, au narrateur ainsi qu’y encourage parfois Barthes lorsqu’il déclare par
exemple (1970, p. 217) que l’auteur n’est finalement qu’un « être de papier », sa vie une « bio-graphie »,
et le texte, une « écriture sans référent ».
Car s’il est vrai que loquor ergo sum, il est également vrai que j’existe aussi ailleurs, sur une autre
scène que celle de mon discours ; que l’auteur constitue une instance indéniable, inévacuable,
« incontournable », que le texte nécessairement présuppose, et surtout, qui peut être dans une certaine
mesure reconstruite par le lecteur, s’aidant pour ce faire d’indices textuels, d’informations extratextuelles
et de recoupements intertextuels73. Cette quête de l’auteur, dont Raymond Bellour rappelle justement la
ténacité instinctive (« L’auteur : cette tarte à la crème de la critique biographique [...]. Et pourtant, la
parole critique ne peut se passer de l’auteur, de son nom, de sa vie, et jusqu’à cette familiarité dont la
vieille critique use avec le naturel grossier de ce qui est dû74 »), constitue donc, tout autant qu’un
comportement réflexe obscurantiste, une attitude à plus d’un titre légitime.

2.2 Le sujet d’énonciation du discours « ordinaire »

Revenons au cas apparemment plus simple du discours « commun », pour nous interroger sur ce qu’il
convient d’entendre par « sujet » (extratextuel) de l’énonciation.

a) Précisons d’abord ce qu’il n’est pas (et qu’il serait naïf de croire qu’il est)

– Ce n’est pas une entité psychologique homogène et monolithique, mais un objet complexe, autonome
et déterminé tout à la fois, où se combinent des caractérisations tout à la fois individuelles, sociales et
universelles, et où convergent des discours hétérogènes et diffus, qui dérivent de ses structures
conscientes et inconscientes, de sa culture intertextuelle, de son savoir référentiel, de son rôle social75.
Le sujet, « effet du langage », « produit social », ou « construit par l’idéologie » ? Même si c’est tel ou tel
de ces aspects qu’emphatise telle ou telle problématique du sujet, il est bien évident que c’est tout cela
que dénote à la fois le « je » illusoirement unificateur, et qu’il serait urgent, comme le préconise Paul
Henry, de construire une « théorie du sujet multiple ». « Qui parle dans Sarrasine ? Sarrasine ? Le
Narrateur ? L’Auteur ? Balzac-auteur ? Balzac-homme ? Le romantisme ? La bourgeoisie ? La sagesse
universelle ? » À cette question, Barthes a raison de dire (1970, p. 178) qu’on ne peut répondre de
manière univoque, puisqu’à la complexité du dispositif énonciatif (auteur/narrateur/héros) répond une
égale complexité attenante à la structure de l’auteur lui-même.

– Ce n’est pas un sujet libre, source des signifiés et maître des signifiants, qui mettrait librement en
forme un programme sémantique librement choisi ; mais un sujet assujetti à des contraintes de nature
variable (« psy », idéologiques, sociales, culturelles), qui viennent fortement conditionner ses réflexes
discursifs ; assujetti aussi et surtout aux contraintes du système linguistique, qui pèsent si lourdement sur
ses décisions discursives qu’Umberto Eco peut déclarer (1972, p. 58) que la véritable source d’un
message, c’est plus justement le code que l’émetteur, lequel se contente bien souvent d’être « parlé par le
code ». La formule est provocatrice sans doute. Mais elle a pour fonction de souligner l’importance trop
méconnue encore, dans le processus générateur des messages verbaux :
• des associations sémantiques codées : clichés, stéréotypes, collocations obligées, automatismes
associatifs, dont il n’est d’ailleurs pas toujours aisé de déterminer si les sollicitations relèvent de la
structure linguistique elle-même, ou du code idéologique (« "Oui, dit Zazie, je veux être institutrice – Ce
n’est pas un mauvais métier, dit doucement Marcelline. Y a la retraite". Elle ajouta ça automatiquement
parce qu’elle connaissait bien la langue française ») : le sujet puise ainsi dans un stock de signifiants
préfabriqués dont la dimension excède bien souvent celle du lexème ;
• des associations phonétiques et/ou graphiques : dans le calembour, le paragramme, la paronomase, et
dans les pratiques qui en systématisent l’usage (Oulipo, William Burroughs, Raymond Roussel,
« écritures en folie76 », machines scripturales à dérégler systématiquement tous les sens), la dynamique
des signifiants précède la constitution du signifié, qui suit, s’il le peut ; et le sujet parlant n’a plus alors
pour rôle que de lancer, voire contrôler, cette machinerie signifiante, de laisser les mots prendre
l’initiative, et de les regarder jouer en flagrant délire.
Bien qu’il n’ait pas de contenu dénotatif très précis, le terme de « productivité77 » a l’intérêt de mettre
l’accent sur ce type de processus discursifs. En venant supplanter le terme de « créativité », il détrône du
même coup l’image d’un sujet plein, conscient, inspiré, qui orchestre en toute liberté la symphonie des
sens, et les assujettit à son intention signifiante. Le monopole du « vouloir dire » se trouve alors transféré
de ce sujet plein au texte lui-même, conçu comme un système qui s’autogénère : « On peut penser qu’il y a
dans le langage un pouvoir de parler. Dans le langage lui-même ; pas dans celui qui s’en sert » (Oulipo,
1973, p. 155).
Pour clore cette mise en cause du « sujet libre », citons Maingueneau, qui nous met fermement en garde
(1976, p. 100) : « Si l’analyse du discours ignore sur quelle théorie de l’énonciation elle se fondera, il
est cependant une conception de l’énonciation qu’il faut rejeter, à moins de régresser théoriquement : ce
serait une conception de l’énonciation qui permettrait de réintroduire, avec un appareil conceptuel
nouveau, ce contre quoi s’est construite la linguistique du discours, l’autonomie du sujet, de la "parole"
libre. L’énonciation ne doit pas déboucher sur une prise de possession du monde et de la langue par la
subjectivité. Autrement dit, l’énonciation ne doit pas amener à poser que le sujet est "à la source du sens"
(M. Pêcheux), sorte de point originel fixe qui orienterait les significations, et serait porteur d’"intentions",
de choix explicites. Il faut donc refuser de voir dans l’énonciation l’acte individuel qui... », l’abondance
dans ce texte des modalisateurs déontiques négatifs montrant assez que la conception de Pêcheux et
Maingueneau, en s’élevant polémiquement contre certaine conception antérieure du sujet, fait en même
temps figure de nouvelle « doxa ».

b) Ces réserves étant faites disons qu’il ne nous semble ni aberrant ni « théoriquement régressif »
de s’obstiner à considérer comme pertinente la notion de « sujet » de l’énonciation.

Ce qu’il y a en tout cas de sûr, c’est que le discours est une activité dont l’existence est assurée, à
défaut d’être pleinement assumée, par quelqu’un que si l’on entend restrictivement par « sujet » un
individu parfaitement autonome, conscient et responsable des propos qu’il tient, on peut préférer appeler
« agent » (cf. Oppel, 1974, p. 39 : « il n’y a pas de sujet du discours (ce qui détruit l’illusion de
l’individu comme source). Reste qu’il y a des "agents" qui revêtent la forme du sujet ») : le problème
n’est finalement que terminologique. Explicitant la polysémie du terme, Ducrot (1977, p. 200) propose de
distinguer deux définitions du sujet (au sens fort = véritable instance productrice dont s’origine le sens/au
sens faible = individu susceptible de se représenter la signification et même le sens de ses paroles) et
déclare que selon sa définition faible au moins, le locuteur peut bien être considéré comme un sujet. Mais
sur sa nature de sujet au sens fort, Ducrot ne se prononce pas. Allant imprudemment un peu plus loin que
lui sur ce point, nous dirons que les notions de « projet » et d’« intention » signifiante ne sont peut-être
pas aussi aisément évacuables que le prétendent certains.
Notons tout d’abord que si bien des discours contemporains78 dénient toute pertinence à l’idée d’une
quelconque antériorité chronologique d’un projet signifiant sur sa mise en forme verbale, même traqué et
pourchassé de toutes parts, le concept d’intention revient au galop sous de nouveaux habillages : Greimas
parle (1970, p. 16) du « projet virtuel du faire79 », Borrel et Nespoulous (1975, p. 95) d’« appétence
sémiotique », Domerc (1969, p. 104) de « prétexte » (lequel inclut, entre autres composantes, « un projet
d’accomplissement, une intention, un vouloir dire ») et Benveniste (1973, p. 97 et 1974, p. 225), plus
clairement encore, d’« intenté » (l’intenté, c’est « ce que le locuteur veut dire », le contenu de sa
« pensée », qui s’actualise en discours sous forme de signifié). Même si l’on admet avec certains que
dans certains types de textes, tout se joue dans cet « incipit » que constitue la phrase d’ouverture (pour
Doubrovsky, 1971, la phrase inaugurale de la Recherche, ce sésame qui permet de franchir le seuil de
l’univers textuel, fonctionne en quelque sorte comme la matrice génératrice de l’œuvre entière), ou dans
la sélection d’un mot-thème que le reste du texte se contenterait de paragrammatiser, même dans de telles
perspectives limites, s’il l’abandonne ensuite à l’énoncé lui-même qui s’autogénère, l’auteur a bien tout
au moins l’initiative du choix décisif de ce « germe vital de l’œuvre ». Chez d’autres, c’est à la
composante pragmatique qu’il revient de récupérer le concept d’intentionnalité : à la suite de Searle,
Lecointre et Le Galliot définissent la « valeur illocutoire » comme « l’intentionnalité qui préexiste à
l’énonciation » (1973, p. 67, n° 8), et Schmidt considère que pour tout texte, sa structure profonde
génératrice n’est autre que « le schéma abstrait, thématique, de l’intention de communication », c’est-à-
dire de l’intention de « produire un effet » quelconque : expulsée du discours des sémanticiens,
l’intentionnalité fait dans celui des pragmaticiens une réapparition bien peu discrète80.
Il nous semble quant à nous qu’à vouloir s’obstiner à envisager dans une stricte perspective
d’encodage ce problème de l’intention signifiante, on ne peut que s’enliser dans des supputations
introspectives bien incertaines ; mais qu’en tout état de cause, ce problème ne peut pas être évacué, dans
la mesure où il se répercute de façon souvent déterminante sur les comportements de décodage. C’est-
à-dire que notre position là-dessus prendra la forme des deux propositions suivantes :
l’intention signifiante de l’émetteur n’existe, ou plutôt n’est linguistique – ment pertinente, qu’en ce
qu’elle est identifiée comme telle par le récepteur81 ;
les mécanismes interprétatifs intègrent généralement une hypothèse, formulée implicitement par le
récepteur, concernant le projet sémantico-pragmatique de l’émetteur.
C’est ainsi qu’un certain nombre de phénomènes que l’on a coutume d’admettre comme
linguistiquement pertinents ne peuvent être adéquatement interprétés et décrits indépendamment d’une
telle hypothèse (dont le contenu particulier peut être correct ou erroné, mais ce n’est là qu’un problème
secondaire quoique lui-même non négligeable au regard du fonctionnement de l’intercommunication).
Pour ne citer qu’un exemple (on pourrait encore opposer sur cette base la syllepse à l’ambiguïté, le jeu de
mots à la « bourde82 », la glossolalie à d’autres types de « forgeries83 », la « rebuffade » à l’absence
pure et simple de réponse84, etc.), la contre-vérité ne peut être distinguée du mensonge et de l’ironie que
sur la base de ce que l’allocutaire A suppose que le locuteur L effectivement pense, et veut faire entendre,
en énonçant p :
contre-vérité : A, qui suppose L sincère, estime p faux ;
mensonge : A suppose que L, qui énonce et veut faire entendre p, pense en réalité non-p ;
ironie : A suppose que L, en énonçant p, pense et veut faire entendre
non-p85.
Nous admettrons donc qu’interpréter un texte, c’est tenter de reconstituer par conjecture l’intention
sémantico-pragmatique ayant présidé à l’encodage ; et que le sens d’une séquence peut être défini
comme ce que A (ou plutôt : les différents A, dont le travail interprétatif peut aboutir à des résultats
divergents) parvient hypothétiquement à reconstruire de l’intention signifiante de L, et à l’aide d’un
certain nombre de données intra- et extratextuelles, et à partir de ses propres compétences, ainsi que de
celles qu’il a de bonnes (ou mauvaises) raisons d’attribuer à L, et d’estimer que L lui attribue86. En
d’autres termes, un texte veut dire ce que A suppose que L a voulu dire dans (par) ce texte.
Sans doute une telle affirmation est-elle excessivement généralisante. À la suite de Grice, F. Recanati
admet à juste titre, à côté du cas le plus fréquent où le bon fonctionnement du message implique que
l’intention soit « nécessairement [tenue] non secrète »87, ceux où l’intention a pour statut d’être « non
nécessairement non secrète », et même « nécessairement secrète » ainsi dans le cas du bluff, où « la
reconnaissance (par le récepteur) de l’intention (de l’émetteur) est incompatible avec sa réalisation ». Il
importe d’autre part de signaler que la lecture est un comportement culturel dont les modalités varient
avec les époques et les sociétés – la nôtre étant justement le lieu d’un affrontement entre diverses
conceptions de l’activité interprétative, lesquelles se laissent très grossièrement ramener à l’opposition
binaire entre une attitude « traditionnelle » (celle de la tradition philologique : lire, c’est alors tenter de
calquer sur la grammaire de production supposée sa grammaire de reconnaissance, de reconstruire le plus
fidèlement possible le projet sémantique d’encodage, et de purifier le texte de tous les accidents qui ont
pu survenir au cours de son itinéraire diachronique pour en travestir la signification originelle88), et une
attitude « moderniste » (lire, c’est plutôt « se rendre attentif à l’ordre clandestin du travail textuel », et
« refuser l’orthodoxie d’un sens stable89 » ; c’est favoriser le travail de la « signifiance », tenter de
« gaver le texte », et oser lui appliquer ses propres systèmes interprétatifs). Mais même si
l’assujettissement aux codes supposés de l’émetteur n’est plus toujours considéré comme un impératif
catégorique90, et le critère exclusif de la « bonne » lecture et du « bon » sens (le bon sens étant
tautologiquement défini comme le contraire du « contre-sens »), même si j’accorde un certain droit de
cité à des significations dont je sais fort bien qu’elles n’ont été ni voulues ni même prévues par leur
émetteur, je ne leur accorde pas pour autant le même statut : c’est une autre localisation isotopique que se
verront généralement attribuer les valeurs ainsi « ajoutées91 ». Sans parler de ce problème qui hante et
irrite secrètement les tenants les plus assurés de la « lecture plurielle » : la conformité à l’intention
signifiante du scripteur n’est pas le garant absolu de la bonne lecture, soit. Mais il y a sûrement de
« mauvaises lectures » : celle, par exemple, qui consiste à infliger à n’importe quel texte un traitement
paragrammatique arbitraire et qui, faute de parvenir à endiguer les débordements du sens, aboutit par des
voies opposées au même résultat que la lecture monologique : la négation du texte. Car si l’on peut lire
n’importe quoi sous n’importe quel texte (et il serait facile de démontrer que tout texte, soumis à une
lecture paragrammatique incontrôlée, devient infiniment polysémique), alors tous les textes deviennent
synonymes, et leur matériau signifiant indifférent ; ultime aboutissement de la lecture plurielle, et
inacceptable, ainsi que le reconnaît Barthes lui-même (1971, p. 8) lorsqu’il oppose à la « signifiance »
(« le sens subsiste mais pluralisé ») sa perversion et sa nécrose, la « signifiose » (« le désordre du
signifiant se retourne en errance hystérique : en libérant la lecture de tout sens, c’est finalement ma
lecture que j’impose », et le texte tuteur se dégrade alors en simple prétexte). Lire, ce n’est ni se
soumettre corps et âme à la tyrannie des codes émetteurs, mais ce n’est pas donner non plus libre cours
aux caprices de son propre désir/délire interprétatif – thèse qui ne fait finalement que déplacer de la
phase d’émission à celle de réception l’illusion de la liberté du sujet. On aimerait pouvoir identifier dans
le texte des points d’ancrage indéniables du sens, élaborer les principes d’une sorte de déontologie
interprétative, dégager des règles de lecture qui endiguent la prolifération anarchique des sens, et dont
l’infraction autorise à parler de « contre-sens ». Mais comment ? Où s’arrête l’action vivifiante de la
signifiance, où commencent les effets nécrosants de la signifiose ?92

2.3 La problématique de la « formation discursive »

Nous avons donc tenté de montrer précédemment qu’il était à plus d’un titre légitime de maintenir le
concept d’un « sujet d’énonciation » doté d’une certaine individualité, voire intentionnalité signifiante ;
mais qu’au lieu de l’envisager dans ce qu’il a d’individuel, et dans la relative liberté qui lui est laissée
de ses choix langagiers, on pouvait tout aussi bien le considérer comme un produit collectif et déterminé :
tout dépend du point de vue que l’on adopte et du niveau d’analyse où l’on se situe.
Même s’il reste vrai qu’un énoncé est en général pris en charge par un locuteur individuel, il est
également vrai qu’à un autre niveau d’analyse, l’énonciateur peut être considéré (avec plus ou moins de
pertinence selon le type d’énoncé dont il s’agit) comme le représentant et le porte-parole d’un groupe
social, d’une instance idéologico-institutionnelle93. C’est une telle idée qui déjà sous-tend le
« structuralisme génétique » de Lucien Goldmann, lorsqu’il attribue pour auteur véritable aux tragédies
raciniennes, aux Provinciales ou aux Pensées, non point les individus Racine ou Pascal, mais des « sujets
transindividuels » (la noblesse de robe, les jansénistes, etc.)94 ; une telle idée que systématise, à l’aide
des concepts inspirés d’Althusser de « formation idéologique » et de « formation discursive », Michel
Pêcheux : « Une "formation idéologique" est un ensemble d’attitudes, représentations, etc., rapportées à
des positions de classe, qui est susceptible d’intervenir comme une force confrontée à d’autres, dans la
conjonction idéologique caractérisant une formation sociale à un moment donné [...]. Étant donné une
conjoncture déterminée par un état de la lutte des classes et une "position" (idéologique et politique) dans
cette conjoncture, une "formation discursive" détermine ce qui peut et doit être dit à partir de cette
position. Les individus sont constitués en sujets de leur discours par la formation discursive et le sujet se
croit à la source du sens parce que, précisément, il est conduit, sans s’en rendre compte, à s’identifier à la
formation discursive. Si les mots n’ont pas de sens fixe, c’est qu’ils changent de sens en passant d’une
formation discursive à une autre95 » ; une telle idée qu’illustre Gardin (1976), lorsqu’analysant
contrastivement les discours de F. Ceyrac et G. Séguy, il propose de considérer comme leur véritable
émetteur une instance collective : le CNPF et la CGT respectivement. Dans une telle perspective, les
unités pertinentes qu’il s’agira de traquer seront à considérer, non plus comme les indices d’un sujet
individuel, mais comme des « spécificateurs de formation discursive » (Guespin, 1976). Car même si le
parleur nourrit constamment l’illusion d’être à la source du sens, le descripteur se doit de démasquer
l’existence « d’un discours socialement préformé derrière la "libre" énonciation d’un individu »
(Flahault, 1978, p. 81)96.

2.4 L’activité dialogique 97

Individuel, le sujet d’énonciation tel que nous l’avons envisagé l’est encore dans la mesure où même
lorsqu’il inscrit dans son propre discours la présence de l’autre, cela reste dans le cadre d’une
communication de type monologue – cette limitation tenant au fait que nous avons pour l’essentiel
travaillé sur des textes écrits.
Mais dès lors que l’on s’intéresse au discours oral, il devient indispensable de le considérer comme un
processus interactifs, et de tenter de voir comment fonctionne la dynamique de l’échange, qui obéit de
toute évidence à certaines règles spécifiques, dont l’ensemble constitue une « compétence » relativement
autonome (puisque d’après Jakobson « on rencontre, pour un type de schizophrènes au moins, la situation
suivante : le malade perd la compétence pour le dialogue mais préserve la compétence pour le
monologue98 »).
Nombreuses sont les études qui se sont ces dernières années consacrées à ce problème de la
« grammaire conversationnelle ». Tantôt elles tentent de dégager les règles très générales qui définissent
un bon usage de l’échange verbal, une sorte de code déontologique auquel on est censé se conformer si
l’on veut honnêtement jouer le jeu dialogique (« maximes conversationnelles » de Grice99, « postulats de
conversation » de Gordon et Lakoff, « condition de félicité » de Goffman...) ; tantôt elles s’efforcent de
formuler, voire de formaliser, les règles plus spécifiques d’enchaînement qui fondent, aux niveaux
« micro » et « macro », la cohérence du dialogue ; tantôt enfin elles considèrent celui-ci non plus comme
un texte obéissant à des lois particulières d’organisation interne, mais comme le lieu où se construit un
certain type de relation interpersonnelle (de proximité ou de distance, d’égalité ou de hiérarchie, de
connivence ou de conflit), et où se constitue entre les participants un certain « rapport de places »
(Flahault), qui ne cesse d’évoluer et de se « négocier » tout au long du déroulement de l’échange
conversationnel, l’analyse débouchant alors sur une sorte de psychosociologie de la communication.

3 LA PRAGMATIQUE DU LANGAGE
L’ensemble fort hétérogène100 des recherches qui sont actuellement considérées comme relevant de la
« pragmatique » comporte deux versants d’ailleurs contigus101 :

1 La pragmatique, c’est d’abord, dans la lignée de Charles Morris et d’un certain nombre de logiciens,
l’étude des relations existant entre les signes et leurs utilisateurs.
Point n’est besoin d’insister davantage sur les objectifs descriptifs de la pragmatique ainsi conçue :
toutes nos considérations précédentes pourraient en effet y être reversées102, dont la fonction était
précisément de dégager les procédés permettant à l’énoncé de s’enraciner dans son « cadre énonciatif »
que constituent triplement l’émetteur, le récepteur et la situation de communication – de ce dernier
élément du triplet, qui a été jusqu’ici quelque peu négligé, nous aurons sous peu l’occasion de dire
quelques mots car il constitue l’une des charnières où s’articulent peut-être les deux problématiques
pragmatiques, que l’on peut très approximativement appeler « énonciative » et « illocutoire ».

2 Car la pragmatique, c’est aussi, dans la lignée cette fois des « philosophes d’Oxford », l’étude des
actes de langage103. La bibliographie étant très abondante sur ces questions de pragmatique illocutoire,
notre intention n’est nullement de rendre ici compte de l’ensemble de ces travaux, qui reprennent et
approfondissent les idées développées par Austin et Searle et dont l’hypothèse fondatrice est la suivante :
parler, c’est sans doute échanger des informations ; mais c’est aussi effectuer un acte, régi par des règles
précises (dont certaines seraient, pour Habermas, universelles), qui prétend transformer la situation du
récepteur, et modifier son système de croyances et/ou son attitude comportementale ; corrélativement,
comprendre un énoncé c’est identifier, outre son contenu informationnel, sa visée pragmatique, c’est-à-
dire sa valeur et sa force illocutoires.
Il n’est pas question de retracer ici l’histoire mouvementée du concept de « performatif », ni
d’envisager les diverses interprétations qui ont été proposées de l’épineuse distinction introduite par
Austin entre le « locutoire », l’« illocutoire » et le « perlocutoire » ; et encore moins de passer en revue
les différents types d’actes de langage ayant à ce jour fait l’objet de descriptions plus ou moins élaborées
ni les différentes taxinomies qui en ont été proposées – sans qu’aucune du reste ne puisse prétendre être
parfaitement satisfaisante : c’est que les axes qui s’y trouvent impliqués sont nombreux, hétérogènes, et
comme le remarque justement Searle104, en relation de classification croisée ; c’est aussi que l’on ne voit
pas où « naturellement » arrêter la prolifération de ces actes (on peut en distinguer autant que la langue
offre au métalangage de verbes susceptibles de les étiqueter : ordonner, exhorter, inciter, interdire,
déconseiller, dissuader, flatter, insulter, humilier, insinuer, objecter, concéder, conjecturer, promettre,
etc.), ni sur quelles bases regrouper en classes relativement générales, donc manipulables, ces faits que
menace une excessive atomisation descriptive. Tous ces problèmes étant abondamment discutés
ailleurs105, nous nous contenterons de souligner les points suivants.

3.1 Spécificité des valeurs illocutoires

La spécificité des valeurs illocutoires par rapport aux contenus informationnels que véhicule un énoncé
apparaît au premier abord indubitable : on peut la mettre en évidence au travers de ces trois phénomènes
sémiotiques que constituent la synonymie, l’ambiguïté et la grammaticalité :
que la synonymie illocutoire soit relativement indépendante de la synonymie proprement sémantique,
Ducrot le montre s’agissant de la « valeur argumentative » d’une phrase : deux énoncés peuvent fort bien
avoir la même valeur de vérité sans avoir la même orientation argumentative (ex. : « la bouteille est à
moitié pleine/la bouteille est à moitié vide »), et inversement, deux énoncés peuvent avoir la même
orientation argumentative sans avoir le même contenu informationnel (ex. : « il a peu bu »/« il n’a pas
bu ») ;
que l’ambiguïté illocutionnaire soit indépendante de l’ambiguïté sémantique, on peut l’observer dans ce
« mot d’esprit » cité par Freud (1971, p. 78) : « Un maquignon offre à son client un cheval de selle : "Si
vous prenez ce cheval et si vous partez à quatre heures du matin, vous serez à six heures et demie à
Presbourg" – "Et que ferai-je à Presbourg à six heures et demie du matin ?" » : il est bien évident que le
maquignon et le client s’accordent sur le « sens » qu’il convient d’attacher à la proposition « être à
Presbourg à six heures et demie du matin » ; mais le maquignon l’utilise comme preuve de la vélocité du
cheval, cependant que son interlocuteur feint de l’interpréter comme ayant pour valeur illocutionnaire :
« il y a pour vous quelque intérêt à vous trouver à Presbourg à six heures et demie du matin », et c’est
cela, pour échapper à l’emprise argumentative de son partenaire discursif, qu’il feint de contester : le
quiproquo se localise donc dans l’énoncé à son seul niveau pragmatique ;
qu’enfin les conditions de grammaticalité106 sémantique et pragmatique ne coïncident pas, on peut en
donner pour exemple la phrase « May we come in ? » dont Fillmore montre que tout en étant bien formée
syntaxiquement et sémantiquement, elle serait parfaitement déplacée dans la bouche d’un gardien de
prison L s’adressant à un détenu A, car le statut de L exclut qu’il se mette en position de quémandeur, et
celui de A qu’il ait à accéder à une requête émanant de L. Lorsque le contenu intrinsèque de l’énoncé se
trouve ainsi inadapté à ses conditions situationnelles d’utilisation, ou contredit par ce qu’implique son
énonciation (nous en avons donné quelques exemples à propos des déictiques : le « c’est papa ! » de
Toto, le « je n’y suis pas » de Guignol, et F. Recanati cite encore « je ne sais pas écrire » énoncé par
écrit, ou « le navire sur lequel je me suis embarqué a péri avec tous ses passagers »), on parle alors de
« contradiction », ou de « paradoxe pragmatique107 ».
La valeur pragmatique d’un énoncé ne doit donc pas être confondue, même si elle en découle d’une
certaine manière qu’il faudra préciser, avec sa signification intrinsèque : les axiologiques négatifs, même
s’ils sont virtuellement susceptibles de fonctionner comme telles, ne doivent pas être identifiés aux
injures, et le contenu sémantique de « ceci est bon » n’est pas assimilable à sa fréquente valeur
illocutoire « je te recommande ceci » – comme le remarque polémique – ment Searle (1972, p. 190-197),
la description sémantique de M est indépendante de la spécification de A tel qu’« on emploie le mot M
pour effectuer l’acte A ».
Les valeurs pragmatiques constituent un objet théorique spécifique, relevant d’une compétence
langagière spécifique.

3.2 Que tout énoncé est illocutoirement marqué

La validité de l’hypothèse pragmatique, Ducrot la démontre d abord en prenant le double exemple de


l’interrogatif et de l’impératif, dont l’énonciation « transforme ipso facto la situation du destinataire en
mettant celui-ci devant une alternative juridique inexistante auparavant » : répondre/ne pas répondre,
obéir/désobéir (1973 a, p. 125-126).
Mais il ne faudrait pas croire que seuls les énoncés de ce type, qui exigent de leur destinataire une
réponse verbale ou comportementale, sont illocutoirement chargés : tout énoncé quel qu’il soit peut être
considéré comme comportant, outre son contenu propositionnel (correspondant à ce qui est dit), un
marqueur illocutoire, qui peut être complexe, et doit spécifier le statut pragmatique de l’énoncé (ce à
quoi vise le dire : obtenir tel type de comportement-réponse, mais aussi, par exemple, l’adhésion du
destinataire aux contenus assertés) Ainsi Recanati (1979, p. 115-119), renvoyant dos à dos les deux
fictions symétriques de la performativité et de la constativité pures (il y aurait des énoncés qui seraient de
purs actes, et d’autres qui n’auraient aucune valeur d’acte), montre-t-il clairement que les séquences
explicitement performatives intègrent une composante descriptive, et les séquences descriptives une
composante illocutoire : même si elles s’y hiérarchisent diversement, tout énoncé comporte les deux
dimensions descriptive et performative, dimensions qui s’y trouvent étroitement imbriquées mais que
l’on peut tenter par abstraction de dissocier.
On peut donc légitimement parler d’« acte(s) d’assertion », et tenter (comme Attal, 1976) de le(s)
caractériser108. Plus spécifiquement, on doit à Ducrot d’avoir montré que des faits tels que la
présupposition et « l’orientation argumentative » d’un énoncé109 ne pouvaient être adéquatement décrits
que dans le cadre de cette problématique des actes de langage :
« Nous partirons de la remarque, fort banale, que beaucoup d’actes d’énonciation ont une fonction
argumentative, qu’ils visent à amener le destinataire à une certaine conclusion, ou à l’en détourner. Moins
banale, peut-être, est l’idée que cette fonction a des marques dans la structure même de l’énoncé : la
valeur argumentative d’une phrase n’est pas seulement une conséquence des informations apportées par
elle, mais la phrase peut comporter divers morphèmes, expressions ou tournures qui, en plus de leur
contenu informatif, servent à donner une orientation argumentative à l’énoncé, à l’entraîner dans telle ou
telle direction » (1973 b, p. 225-226).
Cette idée permet entre autres choses de rendre compte de certains dysfonctionnements de l’échange
verbal, qui fondent quelques-unes des « histoires drôles » mentionnées par Freud dans Le Mot d’esprit.
Ainsi :
– les « gaffes de marieurs » tirent leur efficacité comique d’une contradiction entre l’intention
illocutionnaire de l’énoncé global (vanter les mérites du produit) et la valeur argumentative effective de
son segment final110 ;
• histoire juive, p. 105 : « Deux juifs parlent de bains. "Je prends, dit l’un, un bain tous les ans, que ce
soit utile ou non" » ; l’intention argumentative de l’énoncé (« je suis extrêmement propre ») entre ici en
conflit avec la valeur que lui octroie le consensus idéologique (L0 a de la propreté une conception bien
étrange, puisqu’il estime qu’il peut être parfois inutile de se laver une fois par an) : entre l’encodage et le
décodage s’interpose ainsi ce que l’on peut appeler un opérateur d’inversion de la polarité argumentative
de l’énoncé (qui s’inscrit dans son contexte extralinguistique).

– Quant au fonctionnement pragmatique du présupposé, nous l’illustrerons à l’aide des deux
« histoires » suivantes, dont la « drôlerie » repose sur l’existence d’un présupposé idéologique « para-
doxal »111 :
p. 90 : « C’est encore une histoire de marieur. Le prétendant objecte que la demoiselle a une jambe
trop courte et qu’elle boîte. Le marieur répond : "Vous avez tort. Supposez que vous épousiez une femme
aux jambes droites et égales. Qu’en aurez-vous ? Vous ne pouvez être sûr qu’elle ne tombera pas un jour
et ne se brisera pas une jambe et ne restera pas estropiée pour le restant de sa vie ; d’où douleur,
agitation, honoraires médicaux ! Si vous prenez cette femme, vous serez à l’abri de ce tintouin ; c’est
chose faite" » (présupposé para-doxal qui fonde cette réplique : « un malheur accompli est préférable à
un malheur (très) éventuel ») :
p. 71 : « Un malheureux, en pleurant sa misère, emprunte vingt-cinq mille florins à un ami riche. Le
jour même le bienfaiteur le trouve attablé au restaurant devant une portion de saumon à la mayonnaise. Il
lui en fait reproche : "Comment ! vous me tapez et vous vous offrez du saumon mayonnaise ! Voilà
l’emploi de mon argent !" – "Je ne comprends pas, dit l’autre ; sans argent, impossible de manger du
saumon mayonnaise ; j’ai l’argent, je ne dois pas manger du saumon mayonnaise ; quand donc mangerai-je
du saumon mayonnaise ?" ».
On voit par exemple quel est l’intérêt stratégique du présupposé : c’est une ruse langagière qui met le
récepteur dans l’embarras, et cela doublement : d’une part, son décodage exige un certain laps de temps,
car il faut l’extraire, l’exhumer des structures profondes de l’énoncé, et le reconstituer à l’aide d’un
raisonnement plus ou moins laborieux, ce qui prive l’allocutaire du plaisir d’une réponse « du tac au
tac », paralyse sa réplique, et pour tout esprit ne lui laisse que celui de l’escalier. D’autre part, Ducrot
montre lumineusement112 que les présupposés ont pour fonction pragmatique d’enfermer l’adversaire
dans un cadre argumentatif qu’il ne peut qu’accepter, ou récuser par des moyens polémiques si véhéments
(c’est l’énonciation elle-même, et non plus seulement les contenus énoncifs, qui se trouve en effet frappée
de nullité) que l’on hésite souvent à y recourir. Si le « tapeur » explicitait son présupposé idéologique, le
prêteur pourrait le contester tout aussi explicitement, et l’on assisterait alors à un débat idéologique franc.
Mais en le maintenant dans les zones troubles de l’implicite discursif, le locuteur fait d’une pierre trois
coups : il impose à son allocutaire un effort supplémentaire de décodage, lui ôte toute possibilité de
contestation franche et sereine, et récolte en outre, en « mettant les rieurs de son côté », les fruits de la
gratification ludique.

3.3 Les « signes » illocutoires

Il va de soi (car on ne voit pas comment pourrait être décodée une valeur dépourvue de tout support
identifiable) que la visée illocutoire d’un énoncé s’inscrit nécessairement en quelque lieu de sa structure
signifiante. Mais cette pétition de principe doit être assortie des remarques suivantes :

a) S’agissant des valeurs pragmatiques, les faits de synonymie et de polysémie sont infiniment plus
nombreux encore que lorsque l’on a affaire aux contenus sémantiques proprement dits :

– Synonymie :
D’après Clark et Lucy (1973), la même requête peut être presque indifféremment formulée en anglais à
l’aide des phrases suivantes :
« Please colour the circle blue »
« Can you make the circle blue ? »
« I would like to see the circle coloured blue »
« Why not colour the circle blue ? »
« You should colour the circle blue »
« Shouldn’t you colour the circle blue ? »
« Doesn’t the circle really need to be painted blue ? »
« I’ll be very happy if you make the circle be painted blue »
« I’ll be very sad unless you make the circle blue », etc.,
et Brekle remarque de même que « dans certaines conditions » des phrases telles que
« Ferme la fenêtre »
« Il y a des courants d’air »
« Il fait froid »,
peuvent être pragmatiquement équivalentes – ajoutant qu’« on ne dispose pas à l’heure actuelle du
cadre théorique qui permettrait de [...] décrire systématiquement » ce phénomène de la « paraphrase
pragmatique » (1974, p. 72).

– Polysémie :
« Supposons que je vous dise "Pierre partira demain" [...]. Selon que j’ai voulu vous faire plaisir ou
vous être désagréable, vous inquiéter ou vous mettre en garde [...], il s’agira d’un acte d’amitié ou
d’hostilité, d’une menace ou d’un avertissement » (Ducrot, 1972 b, p. 9).
Pour Todorov (1967, p. 277-278), la plupart des affirmations sont en fait des questions détournées, et
pour Wierzbicka (1973, p. 148-149), toute assertion est de nature implicitement volitive... : il n’est pas
étonnant qu’à l’extrême complexité des faits empiriques réponde une égale confusion des propositions
descriptives, et qu’aucun inventaire exhaustif des diverses valeurs illocutoires et de leurs divers supports
signifiants n’ait encore été à ce jour proposé.

b) Les exemples précédents montrent à l’envi qu’il arrive bien souvent qu’un même énoncé se
trouve doublement, voire n-fois, chargé illocutoirement – une ou plusieurs valeurs dérivées venant se
greffer sur sa valeur pragmatique littérale.
Voici quelques exemples de ce phénomène qu’exploite abondamment le jeu discursif :
- valeur patente = constative/latente = jussive :
« on ne fume pas ici » = « ne fumez pas »
« la lampe de la cuisine est cassée » = « répare-la »
« il fait chaud dans cette pièce » = « ouvre la fenêtre » ;
- valeur patente = constative/latente = interrogative :
cf. Todorov précédemment mentionné, et Heddesheimer, qui montre que la plupart des assertions
appellent en retour une manifestation d’assentiment ou de confirmation ;
- valeur patente = constative ou prédictive/latente = désidérative :
c’est ainsi par exemple que le discours de l’utopie politique emprunte souvent les voies, pour se faire
plus persuasif, de la modalité assertive (« Eva Forest vivra » : rien n’est pourtant moins sûr...) ; ou
encore, que le discours onirique formule souvent, d’après Freud, en termes constatifs des contenus latents
de nature optative : « L’élaboration du rêve [...] soumet les matériaux cognitifs, qui lui arrivent sur le
mode optatif, à un traitement tout à fait singulier. Elle transpose d’abord l’optatif en présent, remplaçant
le "puisse-t-il être" par "cela est" » (1971, p. 248-249) ;
- valeur patente = désidérative/latente = jussive :
certains désirs, c’est bien connu, sont en fait des ordres ;
- valeur patente = interrogative/latente = jussive :
« tu as une cigarette ? » = « si oui, donne-m’en une »
« vous avez l’heure ? » = « dites-moi, si vous êtes en mesure de le faire, quelle heure il est »
(c’est-à-dire que ces phrases, en même temps qu’elles interrogent sur la possibilité d’exécuter un
certain acte, formulent implicitement l’ordre de l’exécuter) ;
- valeur patente = interrogative/latente = assertive :
problème de l’interrrogation oratoire (« Qui peut croire que la négociation de Genève débouche sur
une paix durable ? »), et des sous-entendus assertifs qui bien souvent se cachent sous une formule
apparemment questionnante113 ;
- valeur patente = constative/latente = illocutoirement plurielle :
par exemple, optativo-impérativo-interrogative, s’agissant de la formule « Je t’aime » qu’Alain
Finkielkraut analyse en ces termes :
« "Je t’aime" est d’abord, c’est son évidence grammaticale, une formule assertive : elle proclame une
extase, affirme un paroxysme, nomme un bonheur. C’est aussi un optatif : je dis "je t’aime", pour
redevenir le "je" que, depuis mon amour, je ne suis plus, pour réintégrer le royaume d’intériorité et de
substance dont j’ai été déposé [...]. Dans "je t’aime", il y a aussi la véhémence de l’impératif : aime-moi !
je t’ordonne de m’aimer ! il faut que tu payes ta dette ! mon amour, que tu le veuilles ou non, fais de moi
ton débiteur : c’est un tort, une lésion que tu as produite et que tu ne pourras expier qu’en acceptant la
réciprocité [...]. Enfin, il faut entendre "je t’aime" à l’interrogatif : m’aimes-tu ? Question panique
puisque c’est mon entrée au paradis qui est subordonnée à sa réponse114 ».
Remarques sur les actes de langage indirects
(1) La parole quotidienne recourt très massivement à ces procédés de formulation indirecte des actes
pragmatiques qu’elle prétend effectuer : on peut ainsi affirmer sans grand risque de se tromper, en
l’absence même de toute confirmation d’ordre statistique, que la grande majorité des requêtes s’y
expriment de manière détournée115.
(2) Ce « détournement » des structures assertives au profit de l’expression des ordres ou des requêtes
s’explique d’après Lakoff par un souci d’atténuation euphémistique de la brutalité de leur formulation
directe :
« Dans de nombreuses cultures, y compris de nombreuses sous-cultures britanniques et américaines, la
politesse et la courtoise exigent que les personnes qui ont le pouvoir de donner des ordres les
"adoucissent" chaque fois que possible. Quand un professeur dit [...] "Ce serait gentil d’ouvrir la fenêtre",
il donne un ordre "adouci" et ne fait pas une simple déclaration sur quelque chose qui serait gentil. Mais
cela ne signifie pas que la forme logique "It would be nice if S" est "ORDER (I, you, S)". Cela signifie
simplement que certaines cultures ont des lois de conversation telles que l’accord d’une permission dans
certaines circonstances doit être interprété comme un ordre. Quand un maître dit à son serviteur "you may
go", il donne un ordre sans littéralement en donner un, et cette "réserve" est ressentie comme une marque
de bonne éducation et d’égard vis-à-vis du serviteur » (1976, p. 105).

Semblablement, Barthes remarque dans l’une de ses « chroniques116 » :


« L’impératif.
Le hasard fait que j’ai reçu coup sur coup à titre de plaisanterie affectueuse (et bien intentionnée) trois
ou quatre comminations : "Ne fumez plus", "Ne soyez pas triste", "N’oubliez pas vos lunettes", etc. Je
pense alors : et si l’on supprimait l’impératif ? Si les hommes se donnaient le pouvoir de rayer de la
langue tous ses morphèmes répressifs ? [...] - Si quelque décret du gouvernement Barre supprimait
l’impératif, d’abord : quel tollé ! Et puis, surtout, ce mode serait immédiatement remplacé dans l’usage
par mille autres formes de commination. C’est d’ailleurs ce qui se passe dans au moins deux de nos
discours : celui de la Loi ("Il est interdit...", "Nul ne pourra...") et celui de la Politesse, qui use de
circonlocutions ("Auriez-vous l’obligeance de..."). En somme, vous êtes formaliste. C’est la forme
impérative qui vous gêne.
- La forme est une trace. Il y a dans l’impératif une violence qui est encore plus manifeste lorsqu’il
vous est adressé "pour votre bien". Quoi qu’on pense, l’impératif est l’indice d’une mainmise, il est un
désir de pouvoir » : en d’autres termes, les expressions directe et indirecte, si elles peuvent avoir les
mêmes effets perlocutoires, ne sont pas absolument équivalentes quant à leur force illocutoire117.
(3) La relation formelle existant entre les valeurs littérale et dérivée peut varier considérablement
d’une formulation à l’autre :
dans « on ne fume pas ici », les valeurs pragmatiques littérale (constative) et dérivée (prohibitive) se
greffent sur un contenu propositionnel inchangé (à l’exception toutefois du pronom sujet) ;
dans des énoncés tels que « la lampe de la cuisine est cassée », ou « il fait chaud ici », la valeur
jussive dérivée vient au contraire investir un contenu propositionnel (« réparer la lampe », « ouvrir la
fenêtre ») sensiblement différent du contenu littéral.
(4) Varie également d’un énoncé à l’autre le statut du sens dérivé, c’est-à-dire sa « clarté » et sa force
d’actualisation. Comparons en effet (i) et (ii) :
(i)

L1 - Quelle heure est-il ?


L2.– Je ne sais pas.

L1. – Tu n’as pas de montre ?

L2. - Si, j’en ai trois, mais il faudrait que j’en regarde au moins une.

L’attitude de L2 au cours de cet échange dialogique, R. Zuber la considère à juste titre comme anormale
et provocatrice ; c’est-à-dire que dans ce cas particulier, le récepteur est censé non seulement décoder le
niveau-2 (« dis-moi l’heure, si tu as la possibilité de le faire ») en même temps que le niveau-1 (« sais-tu
en ce moment quelle heure il est ? »), mais aussi y répondre, donc exécuter l’ordre. De même, la phrase
« tu as une cigarette ? » appelle « normalement » (c’est-à-dire, lorsque l’illocutaire joue honnêtement le
jeu de l’échange verbal) une double réponse :
au sens littéral : oui/non (et/ou le signe de tête équivalent) ;
au sens dérivé (dans le sens seulement où la réponse est affirmative : de ces deux niveaux le second
présuppose unilatéralement le premier) : « Tiens ! » (et le geste corrélatif).
(ii) Roland Barthes remarque en revanche :
« Questionner, c’est désirer savoir une chose. Cependant, dans beaucoup de débats intellectuels, les
questions qui suivent l’exposé du conférencier ne sont nullement l’expression d’un manque, mais
l’assertion d’une plénitude. Sous couvert de questionner, je monte une agression contre l’orateur ;
"questionner" reprend alors son sens policier : "questionner", c’est interpeller. Cependant, celui qui est
interpellé doit feindre de répondre à la lettre de la question, non à son adresse. Un jeu s’établit alors :
bien que chacun sache à quoi s’en tenir sur les intentions de l’autre, le jeu consiste à répondre au contenu,
non à l’adresse. Si, d’un certain ton, on me demande "À quoi sert la linguistique ?", me signifiant par là
qu’elle ne sert à rien, je dois feindre de répondre naïvement : "Elle sert à ceci, ou cela", et non,
conformément à la vérité du dialogue : "D’où vient que vous m’agressez ?" Ce que je reçois, c’est la
connotation ; ce que je dois rendre, c’est la dénotation » (1971, p. 10).
En fait, dans cet exemple que signale Barthes, la possibilité pour le récepteur de répondre aussi à la
valeur implicite de la question sans risquer ce faisant de paraître inconvenant, ou simplement incongru,
n’est pas véritablement forclose, car les règles de ce code dialogique « jouent » avec la plus grande
souplesse118. Il n’empêche qu’en (ii) la réponse aux contenus latents de l’énoncé est bien loin de
présenter le caractère d’obligation qu’on lui a reconnu en (i) ; et que le statut du sens dérivé (que l’on
peut effectivement dire « connoté » : les valeurs illocutoires indirectes, qui viennent se greffer sur les
contenus littéraux qu’elles présupposent unilatéralement et qu’elles détournent, avec plus ou moins
d’autorité selon le degré de codification de la règle conversationnelle impliquée, à leur propre profit,
sont en général assimilables à des contenus connotés119) varie donc avec le type d’énoncé qui le
supporte : tantôt les règles qui suscitent son émergence sont suffisamment institutionnalisées pour lui
octroyer une force d’affirmation égale ou supérieure à celle du sens littéral ; tantôt son actualisation plus
floue, plus incertaine, l’apparente à un sous-entendu discursif, dont il est impossible de déterminer avec
assurance s’il appartient oui ou non à la structure sémantique de l’énoncé.
L’axe d’opposition que nous tentons ici de dégager est bien entendu graduel. Peut-être est-il cependant
possible, histoire d’affiner la distinction binaire qui vient d’être en première approximation reconnue, d’y
admettre en seconde approximation trois positions relativement distinctes, correspondant à trois degrés
d’affirmation du sens illocutoire second :
(i) La valeur dérivée est parfois si fortement conventionnalisée qu’elle vient carrément se substituer
au sens littéral : on peut alors parler de « trope illocutoire120 », dans la mesure où l’on voit s’inverser –
le sens pragmatique dérivé venant subtiliser au sens littéral son rôle dénotatif- la hiérarchie « normale »
des niveaux de contenu. Qu’il soit dans certains cas « anormal » de prendre au pied de la lettre la valeur
illocutoire apparente d’une séquence, l’effet comique du célèbre sketch de Pierre Dac et Francis Blanche
« Le Fakir » le prouve à l’évidence :

F.B. - Vous pouvez dire quel est le numéro de Sécurité sociale de Monsieur ?

P.D. - Je peux le dire !

F.B. - (surexcité) : Vous pouvez le dire ?

P.D. – (péremptoire) : Je peux le dire !

F.B. – (triomphant) : Il peut le dire ! (Fin du sketch. Rires de l’assistance.)

(ii) Il arrive encore que les deux valeurs littérale et dérivée (qui sont donc d’une certaine manière,
relative à la chronologie des opérations de décodage, hiérarchisées toujours), viennent s’additionner
sans qu’aucune prédomine sur l’autre (c’est-à-dire sans qu’elles soient, du point de vue cette fois de leur
importance relative, aucunement hiérarchisées). C’est ainsi qu’une phrase telle que « Tu ne trouves pas
que Pierre est un peu bizarre ces temps-ci ? » autorise tout aussi bien une réponse positive de type « oui
c’est vrai » (réponse donc à l’assertion qui se cache sous la question) que de type « si » (réponse
orthodoxe à la structure interro-négative interprétée littéralement).
(iii) La valeur dérivée peut enfin venir s’ajouter au contenu littéral, mais de façon timide et aléatoire
(Dillier, 1977, parle alors de « dérivation allusive »), et de telle sorte que l’énonciateur ne peut être pris
en flagrant délit de l’avoir véritablement énoncée ; ainsi dans le dialogue suivant :

L1. - (passant devant la vitrine d’une pâtisserie) : Regarde, j’aime bien ces gâteaux-là.

L2. – Tu ne vas tout de même pas manger un gâteau maintenant !

L1. - Mais j’ai jamais voulu dire ça, je peux tout de même te montrer les gâteaux que j’aime mais
évidemment si ça ne t’intéresse pas...

On voit que même lorsqu’elle n’est manifestement qu’« allusive » ou connotée, la valeur dérivée peut
servir de base à l’enchaînement discursif. Ainsi dans cet exemple d’échange dialogique :

L1. - Je viens de faire du café.

L2.- Volontiers !
ou encore celui-ci signalé par Ducrot (1979, p. 22) :

L1. - Il paraît que ce film est intéressant.

L2. – J’y suis déjà allé.

Comme on ne peut donc se fier au type d’enchaînement qu’elle sollicite, il est souvent difficile de
déterminer comment se hiérarchisent dans une séquence ses niveaux illocutoires – ce problème descriptif
ne faisant d’ailleurs que refléter celui que pose aux usagers leur maniement : « décodage aberrant121 »,
imbroglios juridiques122, controverses interprétatives sont les manifestations usuelles et les
conséquences inévitables de l’extrême souplesse et complexité de ces mécanismes pragmatiques.
(5) Complexité d’autant plus grande qu’est plus élevé le nombre des niveaux illocutoires qui se
trouvent impliqués dans l’énoncé – car ce nombre peut excéder deux ; c’est ainsi qu’énoncée dans un
bistrot à l’intention du serveur, une phrase telle que « Il y a une mouche dans mon blanc-cassis »
comportera vraisemblablement :
une valeur littérale de constat ;
une valeur dérivée de reproche plus ou moins scandalisé, laquelle est étroitement liée au contenu littéral ;
une valeur dérivée jussive (qui se greffe sur un contenu propositionnel lui-même dérivé : « changer le
verre et son contenu »).
Tout un versant de la pragmatique illocutoire se trouve ainsi occupé par l’étude des valeurs
« indirectes » ou « dérivées » (vs « directes », « primitives » ou « littérales »), de leur caractère plus ou
moins « conventionnel », et des procédures qui permettent leur décodage (existence d’un marqueur de
dérivation, d’un savoir préalable ou d’une information situationnelle ; intervention de telle ou telle
maxime conversationnelle...)123 : des problèmes que pose plus généralement le « calcul interprétatif »
d’un énoncé il sera plus loin rapidement question.

3.4 Quelques problèmes théoriques

Considérons pour l’instant comme admis :


- que le « sens global » de tout énoncé se compose de valeurs à la fois sémantiques et pragmatiques :
« tant qu’on ne sait pas si tel énoncé est, par exemple, un conseil ou une menace, tant qu’on ne sait pas
comment il doit être pris, il est évident qu’on n’accède pas à son sens global, qu’une partie de sa
signification nous échappe, même si on comprend parfaitement la signification de la phrase énoncée »
(Recanati, 1979, p. 156) ;
- que les valeurs aussi bien sémantiques que pragmatiques susceptibles de venir investir un énoncé sont
le plus souvent pluralisées, et réparties en plusieurs niveaux (dénoté/connoté, littéral/dérivé,
explicite/implicite) généralement hiérarchisés.
Surgissent alors un certain nombre de problèmes que nous nous contenterons d’évoquer, vu la
confusion dans laquelle se meut à l’heure actuelle la réflexion pragmatique.

a) Problème des relations existant entre les composantes sémantique et pragmatique (ce problème
reflétant au niveau « méta- » de la modélisation celui de l’articulation, dans la langue objet, des valeurs
sémantiques et pragmatiques). On peut concevoir in abstracto quatre attitudes théoriques vis-à-vis de ce
problème :
1) L’opposition sémantique/pragmatique est non pertinente – soit que l’on nie l’existence de l’un de ces
deux niveaux d’analyse, le deuxième en l’occurrence (telle était d’une certaine manière l’attitude
inconsciente de la sémantique « prépragmatique »), soit qu’on les déclare totalement indissociables.
2) Les valeurs pragmatiques doivent être introduites dans la description, mais à titre de traits sémantiques
auxquels on octroie un statut spécifique, la composante pragmatique se trouvant ainsi « intégrée » à la
composante sémantique.
3) L’attitude inverse, beaucoup plus rarement représentée, consisterait à intégrer les valeurs sémantiques
dans la composante pragmatique. C’est dans une certaine mesure celle de J. Petö ?, qui semble parfois
dire (voir p. ex., 1974) que les descriptions sémantiques (aussi bien intensionnelles qu’extensionnelles)
doivent finalement se fondre dans la composante pragmatique de son modèle textuel.
4) On peut enfin considérer que les deux composantes doivent être maintenues autonomes, aucune d’entre
elles n’étant de l’autre déductible.

Il n’est pas toujours possible de spécifier clairement la catégorie dont relève tel ou tel discours attesté,
et il serait (un peu) facile de mettre en évidence par un collage de citations appropriées les
tergiversations d’un Searle (1972, p. 187 : « la distinction qu’il faut établir entre la signification d’une
phrase et la force illocutionnaire caractéristique de son énonciation... », vs p. 54 : « et c’est en cela
qu’une étude de la signification des phrases ne se distingue pas en principe d’une étude des actes de
langage ») et d’un Ducrot (1972 a, p. 80 : « il faut donc que la valeur illocutoire de l’expression [...] ne
puisse pas se dériver d’une "signification" de l’énoncé », vs 1977 a, p. 181 : « je refuse de distinguer le
niveau sémantique et le niveau pragmatique »), lesquelles reflètent moins les contradictions internes
d’investigations remarquables au contraire par le souci têtu de concilier les exigences de la progression
heuristique (et les nécessaires reformulations qu’elle entraîne) avec celles de la cohérence descriptive et
argumentative, que l’effroyable complexité du problème, d’où surnagent pourtant, nous semble-t-il, les
éléments suivants :

– La plupart des théoriciens s’accordent pour admettre que les valeurs pragmatiques, tout en
s’opposant aux valeurs sémantiques (au sens étroit), constituent un sous-ensemble des valeurs
sémantiques (au sens large) – c’est-à-dire pour adopter ce que nous avons appelé la position (2). Mais ils
divergent quant à la façon d’envisager au sein de ce vaste ensemble la relation existant entre les valeurs
pragmatiques et sémantiques (au sens étroit bien sûr) :
Pour ceux qu’Anscombre et Ducrot (1976, p. 6) appellent les « néopositivistes », la composante
pragmatique, intervenant après la composante sémantique, se contenterait d’en récupérer les résultats
descriptifs, et de convertir en informations pragmatiques les informations sémantiques ainsi recueillies.
Pour Anscombre et Ducrot au contraire, « il y a, dans la plupart des énoncés, certains traits qui
déterminent leur valeur pragmatique indépendamment de leur contenu informatif » (p. 7), ce qu’ils
démontrent à partir de l’exemple des comparatives du type « Pierre n’est pas aussi grand que Marie »,
dont la valeur argumentative n’est en rien déductible de leur contenu strictement sémantique. De façon
plus évidente encore, il apparaît que la valeur interrogative ou jussive d’une phrase repose sur des
signifiants syntaxiques et/ou prosodiques spécifiques, sans être directement tributaire du contenu
informationnel de cette phrase. C’est donc en un même temps et lieu que doivent logiquement opérer les
deux composantes : dès la structure profonde, les marqueurs illocutoires doivent être introduits aux côtés
des marqueurs sémantiques. On peut alors parler, non plus d’une pragmatique « ajoutée » à la composante
sémantique dont elle serait le simple corollaire, mais d’une pragmatique véritablement « intégrée ».
(Revenant sur ce problème dans son article de 1979, Ducrot oppose encore une fois ces deux attitudes
qui consistent à surajouter après coup l’essentiel des indications pragmatiques à un sens profond conçu
comme aussi « contemplatif » que possible, vs à les intégrer à la description sémantique du contenu
propositionnel. Prenant résolument parti pour la deuxième attitude descriptive, il déclare (p. 31) : « Si on
travaille dans la perspective d’une pragmatique intégrée, c’est qu’on a décidé de prendre au sérieux les
aspects "non logiques" des langues », et le fait que la fonction première d’un énoncé n’est pas de
véhiculer des informations, mais d’« offrir aux interlocuteurs un ensemble de modes d’action stéréotypés,
leur permettant de jouer et de s’imposer mutuellement des rôles » : il est sûr en effet que les différences
que l’on observe dans le traitement formel des énoncés reflètent des différences quant à la conception du
langage que ce traitement nécessairement présuppose.)

– La solution descriptive la plus couramment adoptée consiste en tout cas à considérer qu’en structure
profonde, le contenu global de tout énoncé se scinde en deux sous-ensembles de valeurs que le modèle
doit spécifier séparément, à savoir :
• son « contenu propositionnel », ou « informationnel », qui sera par exemple commun à
(i) « Pierre vient », et à
(ii) « Pierre vient ? »,
et il importe à ce propos de préciser que (i) ne doit pas être considéré comme réalisant le contenu
propositionnel de (ii) : le « dictum » est une structure abstraite commune à (i) et (ii), mais qui ne se
réalise telle quelle pas plus en (i) qu’en (ii), car tous les énoncés, assertions comprises, sont
« illocutoirisés » ;
• sa valeur illocutoire, spécifiable sous la forme d’un marqueur approprié (d’assertion en (i),
d’interrogation en (ii)).
Telles sont, avec quelques variantes non négligeables dans l’outillage terminologique et formalisateur
utilisé, les attitudes descriptives de Bally, qui pour toute phrase distingue le dictum du modus124 ; de
Searle, qui oppose son contenu propositionnel à sa force illocutionnaire ; et des sémanticiens
générativistes (Mc Cawley, Lakoff, etc.125), pour qui toute phrase prend en structure profonde la forme
d’une complétive enchâssée dans une « hypersentence » ayant en son centre un verbe « performatif »,
généralement effacé en surface, explicitant la valeur pragmatique de l’énoncé réalisé.

– Il semble pourtant difficilement contestable que, dans certains cas au moins, les valeurs pragmatiques
s’articulent d’une certaine manière sur les contenus sémantiques. Searle l’énonce en tout cas clairement
(p. 54) : « L’acte de langage, ou les actes de langage réalisés dans l’énonciation d’une phrase, sont
fonction de la signification de la phrase en question. » Il y aurait donc, entre les valeurs pragmatiques et
sémantiques, une relation d’interdépendance dans la dépendance. Mais lorsque l’on tente, s’agissant de
certains faits particuliers, de préciser la nature de cette relation, tantôt l’on se heurte à la difficulté de les
articuler, tantôt à la difficulté de les distinguer :
• Le phénomène de l’ironie se caractérise ainsi par deux propriétés dont l’une peut être considérée
comme étant de nature pragmatique (ironiser, c’est se moquer d’une « cible »), et l’autre de nature
sémantique (ironiser, c’est dire le contraire de ce que l’on veut laisser entendre) : l’ironie est une
raillerie par antiphrase, ou une antiphrase à fonction de raillerie126. Mais toutes les moqueries
n’exploitent pas le procédé sémantique de l’antiphrase, et toutes les antiphrases ne fonctionnent pas
pragmatiquement comme des moqueries – sans qu’il soit possible d’élucider quel est le rapport précis
qu’entretiennent les deux aspects sémantique et pragmatique du phénomène ironique.
• Dans le cas des axiologiques au contraire, c’est la distinction de ces deux aspects qui devient
problématique. S’ils peuvent dans certaines circonstances fonctionner comme des injures, c’est, nous
l’avons vu, que certains signifiants syntaxiques et/ou prosodiques viennent constituer avec le signifiant
lexical, pour le « pragmatiser », un signifiant illocutoire complexe prenant globalement en charge le
signifié injurieux. Mais en dehors de ce cas limite, les axiologiques négatifs ont toujours pour
fonction/effet de disqualifier l’objet à propos duquel ils prédiquent. Faut-il en conclure que le trait de
dévalorisation dont ils sont porteurs relève de la composante pragmatique ? Mais ce trait évaluatif est
proprement indissociable des autres ingrédients (descriptifs) du sémème. Doit-on donc admettre la
possibilité, pour une même unité du contenu, de jouer à la fois sur les deux tableaux sémantique et
pragmatique ?
• Soit enfin le cas des « présupposés ». On sait qu’entre 1969 et 1977, Ducrot en a sensiblement modifié
sa conception, et qu’il en a successivement proposé deux (au moins) définitions non équivalentes (c’est-
à-dire qu’elles ne permettent pas de construire exactement le même objet – mais là n’est pas notre
problème, ni d’évaluer comparativement ces définitions concurrentes127).
- Première conception (1969) : le présupposé, c’est ce qui dans un énoncé reste intouché par les
transformations négative et interrogative. Dans « Pierre a cessé de fumer », l’information présupposée
(selon ce critère)/Pierre auparavant fumait/est, au même titre que les informations posées, de nature
sémantique ; or Ducrot démontre en même temps (1972 a, chap. 3), que même ainsi définie la
présupposition constitue « un acte de parole particulier [...], acte à valeur juridique, et donc illocutoire,
au sens que nous avons donné à ce terme : en l’accomplissant, on transforme du même coup les
possibilités de parole de l’interlocuteur ». Est-ce à dire, une fois encore, qu’un même élément de contenu
puisse trouver place à la fois dans les deux composantes sémantique et pragmatique128 ?
- Deuxième conception (1977 a) : dans une perspective plus nettement argumentative, il convient
d’opposer le posé au présupposé comme « ce qui autorise » vs « n’autorise pas un enchaînement »129. Et
Ducrot d’expliciter à partir de ce même exemple sa conception « pragmatique » du langage : parler, ce
n’est pas fondamentalement informer, mais c’est argumenter ; ce n’est pas dire des choses « nouvelles »,
mais des choses qui « tirent à conséquence » : un énoncé se justifie par sa pertinence argumentative,
c’est-à-dire par ses virtualités d’enchaînement ; corrélativement, avoir une conception pragmatique de
l’activité langagière, c’est considérer comme prévalente sa finalité argumentative. Quelle que soit
l’évidente justesse de ces analyses, elles soulèvent un problème théorique bien délicat : argumenter, ce
serait donc agir ; mais informer, n’est-ce pas déjà prétendre modifier le stock des savoirs dont dispose le
récepteur ? Se repose alors notre problème initial de la spécificité des valeurs pragmatiques par rapport
aux valeurs proprement sémantiques. Seront dites pragmatiques celles qui permettent à l’énoncé
« d’accomplir un type particulier d’acte » : soit. Mais qu’est-ce qu’un acte ? Ce qui modifie la « situation
juridique » du récepteur ? Mais ce critère, trop restrictif si on l’applique avec rigueur, devient infiniment
trop laxiste si l’on accepte, ainsi que le fait de plus en plus ostensiblement Ducrot, d’utiliser l’expression
métaphoriquement : c’est de proche en proche la totalité des contenus sémantiques qui deviennent
pragmatiquement pertinents130, et l’opposition sémantique/pragmatique cesse progressivement d’être
« décidable ».

b) Quoi qu’il en soit de ces difficultés, admettons donc que la valeur illocutoire « primitive » d’un
énoncé doive être inscrite dans sa structure profonde. Que faire maintenant de ses éventuelles valeurs
« secondaires » ? Comment décrire les relations existant entre les valeurs littérale et dérivée (s) d’un
énoncé ?

– Si Ducrot refuse d’admettre une quelconque relation chronologique entre les constituants sémantique
et pragmatique de l’énoncé, il propose en revanche que le modèle chargé de décrire le sens d’un énoncé
A fasse intervenir successivement les deux composants « linguistique » et « rhétorique », qui rendent
compte à la fois de certains aspects sémantiques et pragmatiques de A, mais s’opposent selon le principe
suivant :
« Un premier composant, c’est-à-dire un premier ensemble de connaissances (nous l’appellerons
composant linguistique) assignerait à chaque énoncé, indépendamment de tout contexte, une certaine
description, que nous appelons signification, et, par exemple, à A, la signification A’. Et un deuxième
composant (le composant rhétorique) aurait pour tâche, étant donné la signification A’ attachée à A, et les
circonstances X dans lesquelles A est prononcé, de prévoir le sens effectif de A dans la situation X.

Cette proposition descriptive de 1969 (p. 31-32) et 1972 a (p. 111), Ducrot l’a depuis quelque peu
affinée, voire remaniée :
Première révision de ce « modèle standard » (in Anscombre et Ducrot, 1976) : le terme de « rhétorique »
change sensiblement de sens, puisqu’il en vient à désigner l’étude des aspects argumentatifs de l’énoncé,
lesquels peuvent être tributaires des circonstances (il s’agit alors d’une rhétorique « non intégrée », que
Ducrot laisse provisoirement de côté), ou s’attacher à la structure interne de l’énoncé (et relever de ce
fait de la rhétorique « intégrée »). D’autre part, le « composant linguistique » de la première version
éclate : s’y substituent CL1, CL2 et CL3, qui permettent de convertir en « orientations argumentatives »
certains actes primitifs de présupposition : le composant linguistique accueille donc lui-même, dans cette
nouvelle version, certaines valeurs pragmatiques dérivées.
En 1977 a, Ducrot s’intéresse de nouveau aux effets de la situation, et au composant rhétorique, dont il
précise les tâches et les ambitions : ce sont de plus en plus clairement celles d’un « modèle
d’actualisation ».
En 1979, il semble revenir clairement à la conception d’une rhétorique ayant pour tâche de rendre compte
de tous les aspects du sens de l’énoncé qui sont tributaires du Cadre Énonciatif, tandis que la
pragmatique recouvre ce qui dans l’énoncé relève de l’illocutoire – la composante pragmatique se
scindant alors en deux sous-composantes, puisque ces valeurs illocutoires se localisent à la fois dans la
signification de la phrase abstraite, et dans le sens de l’énoncé actualisé en situation131.
Il est donc bien difficile d’évaluer un modèle en si manifeste gestation. Contentons-nous de mentionner
quelques-uns des problèmes qui se trouvent tapis sous ces diverses considérations :

– Dans ce même article de 1979, Ducrot montre que la situation peut intervenir de diverses manières
pour transformer la signification en sens, que le rôle du composant rhétorique est en conséquence
variable, et qu’il ne semble pas toujours possible de décrire les mécanismes d’intervention de la situation
en termes de choix au sein d’un paradigme de valeurs inscrites déjà dans la signification de la phrase.
Le problème est délicat, et c’est avec délicatesse que le traite Ducrot. Mais formulées plus
brutalement, certaines considérations similaires semblent bien difficiles à admettre. Ainsi, lorsqu’on
déclare que se passant de tout ancrage signifiant dans l’énoncé, certaines valeurs seraient de toutes pièces
sécrétées par son énonciation132, ou lorsqu’on transpose dans le domaine des valeurs pragmatiques,
l’opposition souvent formulée en sémantique entre

Or nous aurions plutôt tendance à penser que quelles que soient les difficultés (puisqu’une phrase telle
que « Il fait chaud » peut effectivement servir à affirmer, rappeler, adresser un reproche ou un
compliment, faire une demande ou une supplication...) à expliciter les règles d’émergence de ces
différentes valeurs illocutoires, l’énonciation ne peut rien créer qui ne soit, déjà, prévu en langue.
Soit ainsi l’exemple de « J’irai à la montagne cet été », à propos duquel Ducrot déclare que « selon les
circonstances dans lesquelles il est employé, sa valeur sera celle d’une information ou d’une promesse »,
et que cette variation étant liée « aux circonstances de l’énonciation », on ne peut espérer en rendre
compte linguistiquement. Il ajoute pourtant : « On a la première éventualité si l’énoncé répond à la
question "que ferez-vous cet été et la seconde, s’il est destiné à satisfaire un interlocuteur désireux de
vous voir aller à la campagne » (1972 b, p. 26), lequel interlocuteur a bien dû verbaliser d’une certaine
manière ce désir pour que le locuteur puisse en avoir connaissance. C’est donc que Ducrot admet
implicitement que la polysémie illocutoire de cet énoncé obéit à certaines règles co(n)textuelles, et que
ces deux valeurs (ainsi que le choix entre elles) ne sont pas complètement imprévisibles : rien ne se crée
ex nihilo dans la parole. Rien n’autorise donc à exclure ce type de faits sémantiques de la description
linguistique, si ce n’est une conception excessivement extensive de l’« énonciation » (on peut ainsi
reprocher à Ducrot d’y inclure le cotexte transphrastique, et les signifiants de type prosodique : ce sont
pourtant bien là des propriétés de l’énoncé) ; une certaine suspicion à l’égard des données situationnelles,
dont le plein droit à être admises dans les descriptions linguistiques n’est pas encore véritablement
reconnu ; et la difficulté qu’il y a effectivement à expliciter les règles (car les paramètres qui s’y trouvent
impliqués sont nombreux et hétérogènes) permettant de rendre compte de l’émergence de telles valeurs.
Mais il ne faut pas prendre cette difficulté, voire impossibilité, pour l’inexistence de ces règles mêmes :
des pans entiers de compétence linguistique, les linguistes ne le savent que trop bien, échappent
(encore ?) à l’explicitation.
Plutôt donc que d’opposer l’illocutoire au perlocutoire comme ce qui est codé à ce qui ne l’est pas,
nous les opposerons comme ce qui est, dans l’état actuel de la recherche linguistique, codifiable, à ce
qui ne l’est pas encore. Car nous pensons qu’il n’existe pas de frontière naturelle, postulable a priori,
entre sens et effet de sens, illocutoire et perlocutoire, langue et parole : la « parole », ce n’est rien
d’autre133 que l’ensemble des faits discursifs qui semblent, dans un état donné de la recherche, rétifs à la
codification, irréductibles à des règles générales, c’est-à-dire rien d’autre qu’un résidu provisoirement
non codifiable, dont le domaine ne cesse de se rétrécir comme peau de chagrin à mesure que progresse
l’activité modélisatrice. Mais il va de soi que si les récepteurs parviennent à décoder ces faits
apparemment anarchiques, c’est qu’ils en ont la compétence, et que s’ils en ont la compétence, c’est que
ces faits obéissent à certaines règles qu’ils ont intériorisées. Or le but d’un modèle linguistique, c’est en
principe de mimer au plus près la compétence intuitive des sujets parlants, c’est d’essayer de rendre
compte de tous les aspects de cette compétence – et en particulier de leur compétence pragmatique.

– D’autre part, on peut se demander comment il convient de répondre à cette question : qu’est-ce donc
que le modèle doit, dans un deuxième temps, générer ? Des valeurs illocutoires, et/ou les valeurs
dérivées, et/ou les valeurs liées à la situation ?
Question corrélative : comment s’articulent les trois problématiques suivantes, qui ont fait récemment
irruption sur le devant de la scène linguistique :
1) problématique du sens dérivé, de la signification indirecte, de la polysémie textuelle ;
2) problématique de l’énonciation, et des relations existant entre l’énoncé et son cadre énonciatif ;
3) problématique des actes de langage ?

Que ces différentes problématiques soient régulièrement associées dans le discours linguistique
contemporain, cela apparaît dans la polysémie, que nous avons déjà signalée, de termes tels que
pragmatique (qui renvoie à la fois à (2) et à (3)) ou rhétorique (qui traditionnellement s’applique plutôt
à (1), mais chez Ducrot, à (2), essentiellement). Elles ne sont pas en effet sans relations. Énumérons, entre
elles, quelques points de jonction :
• (1) et (3) :
La rhétorique, c’est avant tout la théorie des « figures », de toutes les manières « détournées » de
parler ; mais c’est aussi, dans la lignée d’Aristote134, l’étude de l’art de persuader, et des moyens de
s’exprimer efficacement : les figures se justifient pragmatiquement. Et comme l’efficacité d’un discours
dépend de son appropriation aux circonstances135, c’est en même temps à (2) que se trouve corrélée la
problématique (1).
D’ailleurs, un certain nombre de tropes se situent à la charnière du sémantique et du pragmatique (ainsi
l’ironie et la litote, que Ducrot mentionne à plusieurs reprises136), cependant que d’autres peuvent être
justement qualifiés de « tropes pragmatiques ».
• (1) et (2) :
Les informations situationnelles jouent un rôle décisif dans la genèse et le décryptage des valeurs
dérivées, qu’elles soient de nature sémantique ou pragmatique : nous en reparlerons.
• (2) et (3) :
« Enfin, au dernier niveau, pragmatique, on prend en considération le fait que l’emploi d’une phrase est
un phénomène interindividuel, un événement dans l’histoire des relations entre plusieurs individus : le
locuteur l’emploie parce que la situation où il se trouve face aux personnes qui l’entourent (destinataires
et auditeurs) l’amène, ou au moins l’autorise, à le faire ; et s’il l’emploie, c’est d’autre part qu’il cherche,
grâce à elle, à produire un certain effet sur ceux à qui et pour qui il parle. Les questions à poser, en
pragmatique, pourraient donc être : Tel énoncé est-il approprié à telle situation ? Serait-il, au contraire,
hors de propos ? Quels actes de parole permet-il d’accomplir (assertion, interrogation, ordre...) ? »
(Anscombre et Ducrot, 1976, p. 5) :
la valeur d’acte d’un énoncé fonde et se fonde sur la relation interpersonnelle existant entre les actants
de l’énonciation. Dans le cadre de notre problématique, il s’agissait d’étudier les rapports existant entre
l’énoncé et tel constituant du cadre énonciatif ; dans la problématique des actes de langage, il s’agit plutôt
d’analyser les relations qui s’établissent, via l’énoncé, entre les partenaires de l’échange verbal : les
deux perspectives sont bien entendu complémentaires, et nous les avons sans doute trop radicalement
dissociées dans notre présentation. Pour souligner un peu tardivement l’étroitesse du lien existant entre
elles deux137, disons encore ceci : de même que dire à quelqu’un « Pars ! », ce n’est pas l’informer de la
nécessité de partir, mais l’en rendre obligé par l’effet de ma parole même, de même les pronoms
déictiques ont moins pour fonction de dénoter certains objets de la réalité qu’ils n’ont pour pouvoir « de
désigner des êtres en tant que personnages du dialogue, dans leur rôle de locuteur et de destinataire,
c’est-à-dire dans cette activité, pragmatique, que constitue l’énonciation » (Anscombre et Ducrot, p. 6) :
quelle que soit la manière dont on l’aborde et la traite, la pragmatique pointe les vertus non seulement
descriptives, mais aussi constituantes de l’acte de parole.

– Devant une telle constatation : ces trois problématiques ne sont pas indépendantes, mais étroitement
imbriquées l’une dans l’autre, on peut être tenté de les assimiler. Et c’est effectivement le rêve informulé
qui sous-tend un certain nombre d’analyses pragmatico-rhétoriques : que coïncident sur toute la ligne les
trois axes oppositifs :
1) contenus littéraux vs dérivés
2) contenus indépendants vs tributaires de l’énonciation
3) contenus informationnels vs illocutoires.
C’est ainsi par exemple que Flahault et Recanati considèrent, identifiant par là même les axes (2) et
(3), que les contenus informationnels d’une phrase s’y attachent intrinsèquement, hors actualisation, alors
que ses valeurs illocutoires, n’étant pas identifiables indépendamment d’informations concernant son
cadre énonciatif, relèvent de la « phrase-token »...
Il apparaît pourtant que ces axes, ce serait trop simple, ne sont pas superposables :
• Le décodage d’un trope (donc d’une valeur dérivée) se fonde parfois sur des informations
situationnelles (c’est parce que j’ai le référent sous les yeux que je peux percevoir comme métaphorique
ou ironique les séquences « cette faucille d’or » ou « quel beau temps ! »), mais ce n’est pas loin de là le
cas général : certains indices de nature intonative ou cotextuelle peuvent fort bien jouer un rôle
équivalent, et l’on ne voit pas au nom de quoi de tels indices seraient à rattacher à l’énonciation : ils sont
véritablement inscrits dans la substance signifiante de l’énoncé verbal.
S’il n’est donc pas toujours nécessaire de disposer d’informations situationnelles pour décoder
correctement un trope, il est inversement parfois nécessaire d’en disposer pour identifier le sens littéral
d’un énoncé : c’est ainsi le cas s’agissant des déictiques, de certains cas d’anaphore, et d’établissement
de la cohérence transphrastique. Soit cet exemple d’échange dialogique :
« Brassaï, pourquoi ce parapluie quand il fait si beau ?
– C’est depuis que je ne fume plus. »
La pertinence de la seconde réplique (où aucun sens dérivé ne se trouve pourtant impliqué) ne peut être
reconnue qu’à la condition de savoir qu’auparavant, Brassaï travaillait la nuit sans flash, mesurant le
temps de pause à la longueur de la cigarette qu’il fumait ; depuis qu’il ne fume plus, il a besoin de
travailler au flash, donc de ce parapluie qu’utilisent communément les photographes pour en diffracter la
lumière...
Les deux problématiques du sens dérivé et du rôle des informations situationnelles ne coïncident donc
pas.
• Ne coïncident pas non plus les deux problématiques du sens dérivé et de l’illocutoire puisque, nous
l’avons vu, tant les contenus informationnels qu’illocutoires peuvent relever du niveau littéral, ou dérivé.
• Les axes (2) et (3) enfin doivent être également distingués puisque certains contenus informationnels
sont tributaires de l’énonciation, et que certains contenus illocutoires s’attachent intrinsèquement à la
séquence signifiante.

On peut avoir des contenus informationnels primaires ou dérivés, immanents ou tributaires de
l’énonciation ; des contenus informationnels dérivés indépendants de l’énonciation, et des contenus
informationnels littéraux dépendants de l’énonciation... Même chose pour les contenus illocutoires : ils
peuvent être primaires et indépendants de la situation, primaires et dépendants de la situation,
secondaires et indépendants de la situation, secondaires et dépendants de la situation ; entre les six
catégories que ces trois axes binaires supportent, toutes les combinaisons sont possibles, et attestées
(avec une plus ou moins grande fréquence, c’est vrai : il existe entre telle et telle de ces catégories
d’évidentes affinités). En particulier, on ne peut établir de relations homologiques constantes entre le
statut des informations sémantiques et les mécanismes de leur genèse. C’est pourquoi un modèle
prétendant en rendre compte adéquatement ne peut être qu’infiniment plus complexe que ces premières
ébauches fonctionnant en deux temps successifs seulement.

3.5 La détermination du sens global d’un énoncé

Entrent en effet en jeu dans la détermination du « sens global » d’un énoncé :

a) En ce qui concerne la nature des signifiants pertinents

1 La totalité du matériel verbal et paraverbal constitutif de la séquence énoncive : signifiants lexicaux,


syntaxiques, prosodiques et mimo-gestuels (à l’oral), typographiques (à l’écrit), qui même s’ils ne sont
pas tous également pertinents au regard des contenus dénotatifs, sont tous récupérés par les divers
mécanismes connotatifs.
Pour toute séquence dont il s’agit de déterminer le contenu, quelles qu’en soient la nature et les
dimensions, devront entrer en ligne de compte, outre les signifiants qui la constituent proprement, certains
éléments du contexte verbal, étroit ou large. Ainsi dans la description d’un trope il convient de distinguer
le « focus » (lieu énoncif où s’actualise ce phénomène vertical que constitue le trope) du « frame » (cadre
cotextuel qui favorise ou autorise son émergence).

2 Certains éléments pertinents de la situation d’énonciation (contexte extra-verbal).
La situation de communication, c’est un ensemble fort complexe et hétérogène, aux contours flous et
extensibles, qui comprend138 :
l’environnement physique dans lequel se déroule l’échange verbal : circonstances spatio-temporelles du
discours, caractéristiques « proxémiques » de l’espace communicationnel, et ce morceau du référent qui
apparaît comme immédiatement perceptible aux partenaires de la communication139 ;
plus largement, l’ensemble des conditions matérielles, économiques, socio-politiques qui déterminent la
production/réception du message verbal.

Il est bien évident que l’on ne peut espérer formaliser jamais la totalité de ces paramètres situationnels,
qui pourtant affectent à des degrés divers les propriétés linguistiques de l’énoncé.
– À l’encodage, la situation joue un rôle déterminant dans le choix des déictiques, des appellatifs, du
niveau de langue approprié, etc. ; elle permet également des ellipses telles que « Donne-moi le crayon
noir » → « Donne-moi le noir » → « Donne-le moi » (accompagné d’un indice d’ostension) : pour
l’encodeur, la situation fonctionne alors comme un facteur d’économie puisqu’elle lui épargne la
verbalisation de certains éléments qui viennent s’intégrer d’eux-mêmes à l’isotopie discursive.

– La situation permet symétriquement au décodeur de suppléer aux informations manquantes, et plus
généralement, elle lui fournit des informations parfois nécessaires à l’identification des contenus
sémantiques ou pragmatiques, littéraux ou dérivés :
• Contenus littéraux
sémantiques : problème des déictiques, de la polysémie, etc. ;
pragmatiques : problème des « conditions de félicité » des actes illocutoires (dont nous reparlerons
sous peu).
• Valeurs dérivées
sémantiques : les informations situationnelles sont parfois nécessaires, nous l’avons précédemment dit
de l’ironie et de la métaphore, à l’identification et à l’interprétation d’un trope ;
pragmatiques : soit les exemples suivants :
« Nous vous rappelons qu’il ne s’agit pas d’un entracte, mais d’une courte pause », énoncé au micro
dans un certain théâtre : seule la connaissance de la situation particulière de ce théâtre et des
comportements usuels de ceux qui le fréquentent permettent de dériver, de la valeur littérale (informative)
de l’énoncé, cette mise en garde : « N’allez donc pas boire un coup au bistrot du coin comme vous en
avez l’habitude lorsqu’il s’agit d’un véritable entracte. »
« J’ai la crève », déclaration faite à la cantonade par L1 apercevant un groupe d’amis à l’entrée de ce
même théâtre : c’est ici la situation de salutation qui permet d’interpréter cet énoncé moins comme une
information sur l’état de santé de L1 que comme une excuse et une justification : « Aussi ne vous fais-je
pas, comme j’en ai l’habitude, la bise, car je crains de vous passer ma crève. »
« Les assistants de lettres et sciences humaines sont souvent agrégés (58 %), du moins dans les
disciplines littéraires. Par contre, en sciences humaines, ils sont pour la plupart titulaires de... RIEN ! ».
Dans un autre contexte, cette déclaration pourrait s’interpréter argumentativement comme : « Voyez qu’on
embauche n’importe qui, de vrais bons à rien, dans les universités. » Mais elle prend en réalité place
dans un tract de l’École Émancipée, ce qui interdit toute interprétation de ce genre. Le scandale se
déplace alors sensiblement : comment, il est question de licencier des gens qui risquent de se trouver
sans rien ! Mais on le voit par cet exemple, il serait inexact de dire que le contexte énonciatif, quelle que
soit ici sa pertinence, crée ce sous-entendu : ce n’est que la résultante des effets conjugués du contenu
informationnel, de la connotation scandalisée (laquelle a pour support divers signifiants typographiques),
du contexte verbal, et du contexte situationnel.
Entre le cotexte (linguistique) et le contexte (extralinguistique), les relations sont étroites et diverses :
relation de va-et-vient entre le texte et le contexte140 (nous avons vu à propos des axiologiques et du
fonctionnement de « mais » que l’on pouvait, à partir de notre connaissance du contenu inhérent de telle
unité lexicale, en inférer des informations concernant la compétence idéologique du sujet parlant,
lesquelles sont ensuite réutilisées dans l’interprétation d’autres unités lexicales, et ce à l’infini : le texte
et le contexte se construisent simultanément, à partir de savoirs préalables sur l’un et sur l’autre), relation
de complémentarité, ou d’équivalence fonctionnelle : il serait en effet facile de montrer que les contextes
verbal et situationnel, le premier permettant en le verbalisant de reconstruire le second, jouent bien
souvent des rôles analogues. Mais il ne faudrait surtout pas les assimiler pour autant dans le modèle
descriptif141 : il est loin d’être indifférent, du point de vue du fonctionnement de la communication, que
les informations situationnelles soient ou non explicitées verbalement – encore faut-il dans le second cas
que le récepteur ait directement accès aux éléments pertinents de la situation.
b) En ce qui concerne la nature des compétences permettant d’associer à ces signifiants certaines
valeurs sémantico-pragmatiques, interviennent conjointement :

1 Les compétences linguistiques et paralinguistiques de l’émetteur et du (des) récepteur(s).



2 Leurs compétences encyclopédiques (culturelles et idéologiques) qui recouvrent l’ensemble des
connaissances, croyances, systèmes de représentation et d’évaluation de l’univers référentiel dont
disposent les énonciateurs au moment de l’acte de parole (et en particulier les savoirs que L et A
possèdent sur la situation de communication et sur leur partenaire discursif, c’est-à-dire les images que L
se fait de A et imagine que A se fait de lui, et que A se fait de L et imagine que L se fait de lui), et dont une
partie se trouve alors mobilisée et investie dans les opérations de décodage.
Cet ensemble que l’on appelle, c’est selon, « informations préalables », « savoir préalable »,
« postulats silencieux », « informations en coulisse », « propositions implicites », « complexe de
présupposés », etc., peut être plus ou moins commun aux partenaires de la communication : leurs
compétences encyclopédiques s’intersectionnent plus ou moins fortement, et selon le type de discours
c’est leur dissemblance (comme dans cette « guerre verbale » qu’est le discours polémique) ou au
contraire leur similitude (dans les échanges complices qui servent surtout à confirmer un consensus
préalable) qui sera emphatisée. Mais l’échange verbal ne peut de toute façon s’effectuer que dans la
dialectique de l’identité et de la différence : il s’érige toujours, et le discours polémique lui-même
n’échappe pas à la règle, à partir de ce que Labov appelle une « connaissance partagée » (shared
knowledge), et Perelman une « base » (ensemble de faits, vérités, présomptions, valeurs que le locuteur
suppose connus ou admis par son auditoire), en même temps qu’il modifie d’une certaine manière les
savoirs et positions discursives des individus en présence. Distinguant selon qu’ils sont connus de
l’émetteur A et/ou du récepteur B les « A-events », « B-events », et « AB-events », Labov considère
qu’au fur et à mesure que se déroule le discours, s’accroît corrélativement le nombre des événements
AB : même si l’on peut estimer excessivement optimiste cette profession de foi unanimiste, qui fait trop
bon marché de l’évidente inertie des compétences culturelles, et plus encore idéologiques, on ne saurait
nier le caractère dynamique et transformateur de la pratique discursive.
Le rôle de ces compétences est bien loin de se réduire au déchiffrage de ces « allusions » culturelles
qui peuvent à juste titre être regardées comme des épiphénomènes : elles interviennent de façon
fondamentale à tous les niveaux où se trouvent impliqués les fonctionnements sémantiques. Pour n’en
donner qu’un simple aperçu :
• Malgré ce que prétendent Katz et Fodor, et comme a fini par le reconnaître Chomsky lui-même – mais
c’est une vérité d’évidence empirique pour tous les lexicologues et lexicographes qui ont à se colleter
avec les problèmes concrets que pose la description des contenus lexicaux -, il est absolument impossible
de faire le départ entre les propriétés véritablement sémantiques d’un item et les valeurs
« encyclopédiques » ou idéologiques dont l’investissent ses utilisateurs : les sèmes n’étant que les images
abstraites des propriétés qu’attribuent au dénoté les sujets parlants, c’est finalement l’ensemble de leurs
savoirs et croyances sur ce dénoté qui viennent se cristalliser dans le sémème.
• Corrélativement, la frontière est tout aussi perméable et fluctuante entre les faits de nature sémantique et
les faits de nature encyclopédique s’agissant du problème de la grammaticalité (ou acceptabilité)
sémantique d’une séquence, dont P. Henry déclare que c’est une notion « assujettie à la subjectivité
individuelle, dépendante des croyances, opinions, convictions, connaissances, etc., que chacun partage ou
ne partage pas » (1977, p. 39).
• Soient les exemples suivants d’enchaînements phrastiques :
(i) « Nous sommes allés au restaurant. Le garçon nous a apporté la carte... »
(ii) « Le peintre Marcel Duchamp est mort à Paris à l’âge de 81 ans. Une importante rétrospective de
l’œuvre de l’auteur de "La Femme 100 têtes" aura lieu cet hiver à l’ARC. »
Comme le remarque Van Dijk, seule la connaissance culturelle du rituel particulier que constitue cet
acte « macro-structurel » : « aller au restaurant », permet d’établir en (i) une relation anaphorique entre
« le garçon » et la phrase précédente (le garçon de ce restaurant, car nous savons tous que dans les
restaurants le service est assuré par des « garçons »)142. Quant à (ii), la phrase se prête à deux
interprétations : si l’on ignore que Duchamp n est pas l’auteur de « La Femme 100 têtes », on aura
tendance à établir entre les deux syntagmes désignatifs une relation de co-référence ; si on le sait, le
mécanisme anaphorique se trouve bloqué, et la cohérence transphrastique prend un autre visage : le texte
apparaît alors comme une succession de flashs concernant le monde de la peinture. La compétence
culturelle est donc, on le voit, directement impliquée dans le décodage des relations interphrastiques143.
Comparons maintenant (ii) à
(iii) « M. Giscard d’Estaing a fait une intervention à la télévision. Le président de la République a
déclaré que... ».
L’exemple est légèrement différent du précédent car la nature des prédicats verbaux (le second
spécifiant le premier) implique qu’ils déterminent le même objet référentiel. Mais deux cas peuvent
encore se présenter : ou je possède l’information préalable selon laquelle Giscard d’Estaing est notre
président, et de cette information découlera pour moi la cohérence transphrastique ; ou je l’ignore – mais
cet enchaînement justement me l’apprendra : les propositions implicites peuvent donc, ou bien être
convoquées de l’extérieur pour permettre l’interprétation du texte, ou bien être extraites de l’énoncé pour
venir enrichir la compétence culturelle ; selon un mécanisme de va-et-vient que nous avons déjà
mentionné entre les informations textuelles et extratextuelles, le discours est une pratique qui exploite les
savoirs préalables en même temps qu’elle en constitue sans cesse de nouveaux.
Ces informations culturelles, il est bien entendu hors de question de les lister toutes, une fois pour
toutes144 – et pour tous les énonciateurs. On ne peut espérer traiter ce problème qu’au coup par coup, et
selon les besoins descriptifs immédiats.

3 Interviennent enfin un certain nombre de « principes » qui sans être véritablement impératifs au même
titre que les règles de bonne formation syntactico-sémantique, relèvent d’une sorte de code déontologique
régissant l’échange verbal « honnête ». L’ensemble de ces principes discursifs, dont le statut est aussi peu
clair que l’existence évidente, constitue une compétence particulière, qui semble relever de la
linguistique, de l’éthique, de la sociologie et de l’anthropologie tout à la fois.
Il y aurait beaucoup à dire sur chacune de ces règles (maximes conversationnelles de Grice, postulats
de conversation de Gordon et Lakoff, lois de discours de Ducrot), qui toutes soulèvent de délicats
problèmes. Nous nous contenterons d’énumérer les plus évidentes d’entre elles :

– La loi d’informativité
« Dans une situation de conversation où l’on ne fait pas de bavardage, c’est-à-dire dans des situations
où ce qu’on dit doit apporter de l’information, normalement on n’énonce pas quelque chose que la
personne à qui l’on parle sait probablement déjà, ou tient pour acquis. C’est en gros ce que l’on entend
par avoir l’intention d’apporter de l’information » (Gordon et Lakoff, 1973, p. 41).

On ne saurait nier qu’une telle « loi145 » reflète certains aspects de la compétence des sujets parlants,
puisqu’elle permet de rendre compte de l’effet bizarre ou scandaleux que produit parfois sa
transgression :
verbalisation de faits qui « vont de soi », laquelle suscite souvent une réplique narquoise ou irritée du
genre « sans blague ! », « je le vois bien ! », « je suis au courant ! »146 ;
truismes, lapalissades, tautologies (« Passées les bornes, il n’y a plus de limites » ; « Mieux vaut être
riche et en bonne santé que pauvre et malade » ; « Seule l’eau d’Évian a les vertus de l’eau d’Évian ») ;
conseils superflus : « Ne mangez pas l’enfant dont vous aimez la mère147 » ; correctifs superflus (on doit
cet exemple à Louis Pradel, ex-maire de Lyon) : « Je ne veux pas dire que c’est le préfet qui a mis la
bombe » ;
réponses de Normand : « Peut-être bien que oui, peut-être bien que non » ; « À qui penses-tu ? – À
quelqu’un ».
Mais cette « loi » doit être maniée avec d’infinies précautions :
Tout d’abord, l’informativité d’un énoncé varie selon le sujet d’énonciation, et le stock des choses
qu’il tient pour évidentes : certaines séquences que l’on pourrait, en vertu de ses propres standards,
estimer non informatives, peuvent ainsi être révélatrices des compétences culturelles et idéologiques de
l’émetteur du message, ou de ses destinataires usuels (ex. : « Respectez la bande blanche », sur les routes
italiennes ; « Se habla español », sur certaines boutiques de Barcelone ; « Vente de billets au tarif
officiel », dans le port de Tanger).
Ensuite, il arrive très fréquemment que l’on verbalise des contenus dont son destinataire a de toute
évidence connaissance, sans que cela produise le moindre effet bizarre, ce qui s’explique diversement
selon les cas :
• lorsque le destinataire est également présent dans la situation de communication, une phrase telle que
« Il fait beau ! » ne lui apporte aucune information originale ; et dans « Regarde ce coquelicot rouge »,
l’épithète relève d’un fonctionnement « analytique » que la logique formelle condamne comme
« anormal ». Mais la première phrase sert en réalité à exprimer à mon interlocuteur le fait que je suis
personnellement sensible à cet état de choses, et « ce coquelicot rouge » signifie très « normalement »
« ce coquelicot dont la rougeur me frappe tout particulièrement » ;
• ou bien encore, ce sont les inférences que l’on peut tirer d’un énoncé en lui-même non informatif qui
viennent justifier son énonciation148 : « il pleut », tu le vois bien et je sais que tu le vois bien, mais si je
te le dis c’est pour que tu en tires les conséquences qui s’imposent en la circonstance149 ;
• une assertion « allant de soi » peut également avoir pour fonction de servir de base à un enchaînement
argumentatif explicite : « Quand on expose une argumentation à quelqu’un, on déclare couramment des
prémisses que l’on sait connues d’avance. Par exemple : "Le Pape est catholique, pas vrai ? Alors
pourquoi devrait-il célébrer la Pâque juive ?" » (Gordon et Lakoff, 1973, p. 41).
Ce qui prouve que la loi d’informativité doit être mise en relation avec une autre règle qui parfois entre
en conflit avec elle :

– La règle de pertinence (argumentative, ou situationnelle)
Une phrase non informative en elle-même peut être argumentativement pertinente, nous venons de le
voir ; mais l’inverse est tout aussi possible, ainsi qu’il apparaît dans cet échange dialogique où la
dernière réplique de L2 pointe sarcastiquement la non-pertinence de l’énoncé pourtant informatif de L1 :

L1. – Vous savez qu’il y a un tennis attenant au Collège ?

L2. – Pourquoi, tu sais jouer au tennis ?

L1. – Non.

L2. – Alors ça c’est vraiment parler pour ne rien dire.

(C’est-à-dire pour dire quelque chose qui ne « tire pas à conséquence ».)
Semblablement, une phrase telle que « Tu as vu, il y a du brouillard ! » n’aura pas le même impact150,
même si elle s’adresse dans les deux cas à quelqu’un qui ne l’a effectivement pas vu, selon que celui-ci
s’apprête à prendre sa voiture ou un avion, ou qu’il doit rester bien tranquillement chez lui.
• La pertinence et l’informativité d’un énoncé ne sont donc pas proportionnelles151 et, si l’on en croit
Ducrot (1977, p. 186), c’est plus de sa pertinence argumentative que de son caractère « nouveau » que
dépend la « normalité » d’un contenu.
Quant à la pertinence situationnelle d’une séquence, ou encore ce que l’on peut appeler son
« adaptation au thème discursif » (les facettes sont multiples de ce phénomène dont Grice tente de rendre
compte à l’aide de la « maxime de la relation »), c’est ce qui par exemple explique que lorsqu’il se
trouve inséré dans un ensemble discursif (et c’est toujours le cas : les phrases isolées n’ont aucune
existence empirique), un énoncé tel que « Il n’y a pas de sot métier », en même temps qu’il est interprété
comme une assertion de validité générale, est immédiatement rattaché au contexte, et appliqué (sur le
mode de la dénégation) au métier particulier dont il y est nécessairement question, faute de quoi l’énoncé
passera pour totalement incongru, et conversationnellement agrammatical152.

– La loi d’exhaustivité
C’est en ces termes que Ducrot reformule la « maxime de la quantité » de Grice (alors en effet que la
loi d’informativité pose le problème de l’existence ou pas d’une certaine valeur informationnelle dans un
énoncé donné, la loi d’exhaustivité soulève celui du taux d’information qu’il est censé apporter) : « Cette
loi exige que le locuteur donne, sur le thème dont il parle, les renseignements les plus forts qu’il possède,
et qui sont susceptibles d’intéresser le destinataire » (1972 a, p. 134).
Cette « loi » a d’indéniables applications empiriques : elle permet par exemple de rendre compte du
fait que « Certains chapitres sont intéressants dans ce livre » donne à entendre d’habitude : « Certains
chapitres ne le sont pas153 », et « Marie a de beaux yeux », parfois, « le reste n’est pas formidable » ; du
fait « qu’un automobiliste, voyant en un point A du trottoir le panneau "Interdit de stationner", tend à
conclure que le stationnement est interdit seulement à partir de A »154 ; et que « treize millions de
Français ont vu un film au cours de l’an passé » signifie toujours « treize millions seulement » – mais on
voit aussi par cet exemple les limites d’application de cette loi : ces Français ont-ils vu un film
seulement, ou au moins un film ? C’est d’elle en tout cas que relèvent des figures telles que la litote,
l’euphémisme et la synedocque du genre (« Le quadripède écume... »), elle encore qui explique qu’aux
yeux d’un linguiste, et de la « logique conversationnelle », la modalité du nécessaire n’implique pas celle
du possible155, et que la condition suffisante (« si ») soit souvent interprétée comme étant en même temps
une condition nécessaire (« si et seulement si » : « Si tu laves ma voiture je te donnerai 10 francs » ? mais
si tu ne le fais pas, tu n’auras rien) : c’est entre autres choses l’existence de règles discursives de ce type
qui interdit à la logique formelle de rendre compte adéquatement du fonctionnement de la communication
en langue naturelle.
Mais cette loi rend des services descriptifs limités du fait de l’impossibilité où l’on se trouve
d’expliciter le taux d’information minimal que l’on est en droit d’exiger d’un énoncé dans une situation
déterminée, ainsi que le degré d’intensité « normal » d’une prédication qualitative. Sans doute est-il
effectivement peu « coopératif » de déclarer que « quelqu’un a essayé de tuer Harry » si l’on a été le
témoin du meurtre de Harry156 ; sans doute est-ce jouer plus honnêtement le jeu de l’échange verbal que
de répondre « exhaustivement » : « oui, c’est un tel », plutôt que simplement « oui », à une question telle
que : « Sais-tu qui habite à côté ? » Mais il est fort difficile d’expliciter les règles qui sous-tendent ce
genre d’intuition. Et une fois encore, le taux d’information légitimement exigeable est entièrement relatif
aux propriétés de l’univers de discours, ainsi qu’au projet argumentatif de l’énonciateur (qui n’est tenu de
dire le tout sur l’objet dont il parle que dans des situations discursives très exceptionnelles).
– La loi de sincérité, qui s’apparente à ce que Grice dénomme la « maxime de la qualité », et qui vaut
pour les assertions, mais aussi pour les interrogations (L désire sincèrement connaître la réponse), les
requêtes (L désire sincèrement que A l’exauce) ou les promesses (L a sincèrement l’intention de la tenir).
Il peut sembler quelque peu paradoxal d’admettre l’existence d’une telle loi quand il est souvent
reconnu au langage verbal, au titre de l’une de ses propriétés les plus spécifiques, la « possibilité
d’utiliser [ce] système sémiotique pour tromper autrui ou transmettre des informations fausses157 ». À
cette objection, Recanati, citant Moore, répond que « le mensonge, quoique assez commun, est largement
exceptionnel » ; que lorsqu’on asserte p, on laisse en même temps entendre que l’on croit à la vérité de
p ; et que l’absurdité de « je suis allé au cinéma mardi dernier, mais je ne le crois pas » montre
clairement que « le discours est un jeu régi par des règles et, parmi ces règles, il y en a une selon laquelle
celui qui fait une affirmation doit affirmer ce qu’il croit être la vérité » (p. 183-184)158.
La loi de sincérité ne dit pas que l’on croit nécessairement à la vérité de ce que l’on asserte, ou que
l’on a toujours l’intention de tenir ses promesses. Elle énonce simplement que parler, c’est se prétendre
sincère : tout énoncé présuppose, en dehors de contre-indications du type « c’est pour de rire », « je
plaisante », etc., que L adhère aux contenus assertés ; et le récepteur accorde corrélativement à L, en
dehors de toute contre-indication toujours, un crédit de sincérité.
Comme toutes les lois de discours, la loi de sincérité est bien entendu transgressable, et transgressée
dans le cas de l’antiphrase ironique et du mensonge par commission159 – le mensonge par omission
relevant quant à lui de la loi d’exhaustivité –, la différence étant que dans le second L tente de passer (en
vain s’il est démasqué) pour sincère, tandis que son insincérité, il la signale plus ou moins discrètement
dans le cas de l’ironie grâce à différents indices prosodiques, mimo-gestuels, cotextuels ou situationnels.

– Les « lois de discours » précédemment mentionnées sont les mieux reconnues jusqu’à présent. Mais
la liste est loin d’en être close. Peut-être la loi de sincérité pourrait-elle venir se fondre dans une « loi de
l’échange verbal franc et loyal », qui expliquerait par exemple la quasi-agrammaticalité de « j’insinue »,
« je t’insulte », « je polémique », qui ne se rencontrent guère à la première personne que sur le mode de
la dénégation : il est des actes de langage proprement inavouables. Peut-être pourrait-on également
envisager :
• une loi qui interdit à L de « se lancer des fleurs », si ce n’est dans l’anonymat, ou sur le mode de la
plaisanterie160 ; loi qui fait passer celui qui la transgresse pour fou (le facteur Cheval, sur son Palais
Idéal : « Cette merveille, dont l’auteur peut être fier... »), mégalomane (Jean-Edern Hallier, en déclarant
ses propres écrits « éblouissants », se fait traiter de « provocateur à l’égocentrisme forcené »), ou
simplement ridicule (Jacques Brenner laissant étourdiment échapper sur le plateau d’« Apostrophes » :
« Mon livre est réussi justement à cause de ça... » – et le public de rire, le rire dénonçant souvent une
infraction aux lois de discours) ;
• loi d’« encodage/décodage du sens le plus vraisemblable », dont on peut là encore déceler l’existence
au travers de ses transgressions, exemple :
« L’alcool tue lentement » :
réponse normale (qui prend pour « focus » le prédicat verbal) :
« ça ne fait rien, je n’ai pas peur de la mort » ;
réponse facétieuse (qui feint de considérer que la phrase se focalise sur « lentement ») :
« ça ne fait rien, je ne suis pas pressé » ;
• loi que faute de mieux nous appellerons la « loi de l’expression la plus directe et la plus
économique »161 : c’est elle qui est responsable de l’effet pour le moins étrange que produisent ces
phrases de Lewis Carroll et Musil respectivement :
« Je raffole des enfants, les petits garçons exceptés. »
« Deux semaines plus tard, Bonadea était depuis quinze jours sa maîtresse. »

Remarques
– Même si ces lois sont en général présentées comme des consignes d’encodage, elles se répercutent
symétriquement sur les stratégies de décodage : c’est parce que j’ai tendance à croire que l’émetteur, en
vertu de la loi d’exhaustivité, m’a communiqué l’information maximale, que j’interprète, parfois à tort, un
« si » comme un « si et seulement si162 » ; ou que je peux déduire du silence de mon interlocuteur sur ma
nouvelle coiffure, en faisant jouer à la fois la loi d’exhaustivité (il aurait dû, normalement, m’en parler) et
de convenance (ou évite en général, sauf si l’on désire délibérément l’agresser, les propos désobligeants
à l’endroit de son partenaire discursif) une inférence telle que : « C’est donc qu’il la trouve moche. »

– Ces règles sont indispensables pour rendre compte de la genèse des valeurs dérivées, de certains
tropes, des sous-entendus pragmatiques (Ducrot) et des conveyed meanings (Clark et Lucy). Elles
peuvent ce faisant :
se substituer à une information culturelle manquante ; ex. : « J’ai tenté d’indiquer la mise en scène
théorique de ce jeu dans ce texte énorme, fragmenté, génial et murmurant qu’est Moïse et le
monothéisme » (de Certeau, 1976, p. 62) : à défaut de savoir préalablement que cet ouvrage est de Freud,
on peut en tout cas deviner, grâce à la loi qui veut qu’un être raisonnable ne se lance pas aussi
ostensiblement des fleurs, qu’il n’est pas de de Certeau : cette loi de discours vient ainsi lever
l’ambiguïté structurale, liée au problème de la base d’incidence du syntagme introduit par « dans », de la
phrase ;
jouer un rôle redondant par rapport à la compétence culturelle ; ex. : « Sur la place St-Sulpice, il y a une
mairie, un cinéma... » : un cinéma seulement, en vertu de la loi d’exhaustivité ; une mairie seulement, en
vertu de cette même loi, mais aussi de ce que l’on sait de l’organisation administrative française ;
jouer un rôle complémentaire de celui de cette même compétence, ainsi dans les deux indications
suivantes pouvant figurer sur la façade d’un restaurant : « fermé le dimanche »/« ouvert le dimanche » :
notre savoir culturel (aucun restaurant n’ouvre que le dimanche) nous interdisant de faire fonctionner la
loi d’exhaustivité dans le second énoncé, c’est alors la loi d’informativité qui le prend à charge (« ouvert
même le dimanche »), cependant que le premier s’explique sans difficulté à l’aide de la loi d’exhaustivité
(« fermé seulement le dimanche »).
La compétence culturelle et la connaissance de ces lois de discours, quoique d’une nature différente,
sont donc souvent fonctionnellement (du point de vue des mécanismes interprétatifs) assimilables.

- On peut d’autre part remarquer que les lois de discours ont tout à la fois pour ambition, c’est
particulièrement net dans la façon dont Ducrot aborde le problème de la litote, d’expliquer :
en quoi tel ou tel fonctionnement discursif est « déviant » par rapport à la norme : tout fait « rhétorique »
implique une transgression du code « rhétorique » (transgression de la loi de sincérité dans l’ironie, de la
loi d’exhaustivité dans la litote, etc.), et
comment s’engendre la valeur dérivée : d’autres lois vont alors être invoquées (la loi de convenance par
exemple) pour résorber l’anomalie premièrement posée.
Cette loi de convenance, qu’il faudrait ajouter à notre liste des lois de discours, et qui consiste à
adoucir dans certaines circonstances, pour des raisons de politesse et de courtoisie au moins apparentes,
la brutalité de ses propos, peut donc entrer en conflit avec les lois d’exhaustivité et de sincérité163 ;
possibilité de conflit encore entre les principes d’économie et d’exhaustivité : le mécanisme de ces
règles est on le voit des plus complexes.
– C’est pourquoi leur explicitation est fort délicate, et se contente pour l’instant de formulations
grossières, approximatives et balbutiantes. Leur existence est pourtant indéniable, ainsi que leur
spécificité par rapport aux règles proprement linguistiques. Plus directement soumises à des
déterminations d’ordre social, moral et psychologique (car on peut être d’un naturel-culturel plus ou
moins poli, plus ou moins sincère, plus ou moins laconique), ces « lois » sont aussi beaucoup plus
susceptibles d’être facilement transgressées, et leur transgression ne produit pas les mêmes effets164, qui
peut être exploitée à des fins provocatrices (les enfreindre, c’est souvent braver l’honnêteté, et le code
des convenances) ou polémiques (car leur codage est suffisamment flou pour permettre toutes sortes de
manipulations et manœuvres, aussi bien offensives que défensives). Pour les mêmes raisons, elles se
mettent volontiers au service de l’énonciation ludique, en lui permettant de jouer sur les marges indécises
du code langagier. Répondre « je ne suis pas pressé » à « l’alcool tue lentement », c’est peut-être traiter
avec désinvolture une loi rhétorique, mais c’est jouer scrupuleusement le jeu du code linguistique ;
interpréter ainsi la phrase, c’est peut-être lui faire violence, mais c’est une violence permise : c’est
tricher légalement. Les mots d’esprit de ce type transgressent les règles du jeu dialogique, tout en
exploitant fidèlement, jusqu’à leurs ultimes conséquences, les possibilités du code linguistique ; ils
relèvent donc très précisément de ce que Gilles Deleuze appelle « l’humour165 ».
Mais on ne saurait mieux marquer ce qui sépare ces deux types de règles qu’en considérant les formes
que prend leur transgression la plus radicale, celle qui n’est ni occasionnelle ni délibérée : celui qui ne
parvient pas à maîtriser les règles du code linguistique, on le dit aphasique ; mais celui qui ne maîtrise
pas les règles du code rhétorique, c’est un « inadapté », voire un fou – la folie n’étant parfois que
l’incapacité d’intérioriser, ou le refus d’observer, ces règles fort subtiles qui gouvernent le
fonctionnement des rituels conversationnels.

c) Récapitulons

Dans la détermination du sens d’un énoncé, entrent en jeu deux types de signifiants eux-mêmes fort
complexes – verbaux et extra-verbaux -, et trois types de compétences imbriquées entre elles –
linguistique, « rhétorique » et culturelle -, le sens global résultant de l’application de ces compétences à
ces signifiants. On prend alors la mesure de l’effroyable complexité des mécanismes interprétatifs,
complexité qui entraîne une double conséquence :
– Au niveau des fonctionnements langagiers : l’opération de décodage est un processus toujours
aléatoire, et variable d’un sujet à l’autre (tel sous-entendu est-il véritablement inscrit dans l’énoncé ? tel
texte doit-il être lu métaphoriquement, ironiquement, ou pris « au pied de la lettre » ? Il est souvent
impossible de répondre à de telles questions de manière univoque).
Le rôle du récepteur ne se réduit donc pas à celui de simple réceptacle de valeurs qui se livreraient
d’elles-mêmes : décoder un énoncé, c’est se livrer à un calcul interprétatif plus ou moins complexe et
réussi (mais quels sont en cette matière les critères de réussite ?), et qui consiste entre autres choses à
supputer les mobiles que le locuteur peut avoir de produire un tel énoncé166.
– Il n’est pas étonnant dans ces conditions que tous les modèles proposés à ce jour, même s’ils se
prétendent « globaux » ou « intégrés », soient très loin d’être en mesure de mimer même
approximativement la capacité interprétative des sujets parlants, et de rendre compte exhaustivement d’un
sens aussi laborieusement construit. Il leur faudrait en effet pour ce faire :
effectuer le codage de toutes les informations pertinentes, et en particulier la « recension totale des
connaissances que les locuteurs ont du monde, et [...] de toutes les situations possibles dans lesquelles ils
pourraient se trouver » (Eco, 1972, p. 116), ce qui est bien entendu impossible ;
élaborer des règles ayant la forme « si... (si le récepteur possède telle information sur le référent, s’il se
trouve dans telle ou telle situation167), alors (il interprétera l’énoncé de la façon suivante) » ;
construire le mécanisme général incluant tous les paramètres pertinents, et décrivant les procédures
successives qui permettent de générer le sens global d’un énoncé168.
3.6 Conclusion

L’importance de la dimension pragmatique du langage n’est plus à démontrer. Il est permis d’éprouver
quelque réticence devant les relents behavioristes de certaines professions de foi pragmatique, et leur
obstination à ne voir dans la pratique langagière qu’un acte utilitaire, intéressé, finalisé, ce qui par
contrecoup minimise excessivement la fonction informationnelle du langage – parler, c’est agir sans
doute, mais c’est aussi dire (ce que l’on croit être) le vrai ; c’est tenter d’avoir raison de l’autre, mais
aussi d’avoir raison tout court -, et la totale gratuité de certains de ses usages – car si l’on peut parler
pour ne rien dire, mais l’on peut aussi parler pour ne rien faire. Mais on ne saurait nier que cette
approche du fait langagier pointe quelque chose dont l’importance est aveuglante dans l’échange
quotidien : la fréquence des réparties du type « et alors ? », « où veux-tu en venir au juste ? », « d’accord,
mais que veux-tu en conclure ? », des commentaires qui explicitent après coup l’intention illocutoire de
son énoncé (« c’est un ordre », « ce n’est qu’une suggestion », « c’était juste pour te prévenir »), ou des
précautions oratoires telles que « ce n’est pas un reproche », « je ne dis pas ça pour te vexer »
(l’illocutoire empruntant souvent les voies de la dénégation), montre suffisamment que l’univers de
l’échange verbal se structure comme un champ conflictuel169 où se déploient des dispositifs stratégiques
dont l’enjeu est loin d’être « purement » informationnel.
Dernière-née des disciplines linguistiques, la pragmatique connaît à l’heure actuelle une expansion
tous azimuts : on la met au service de la description des faits de cohérence textuelle170 et l’on intègre
plus ou moins précipitamment une composante pragmatique au modèle d’analyse textuelle que l’on
prône171, et sans doute viendra-t-elle sous peu investir les autres domaines sémiologiques : on peut en
voir un signe avant-coureur dans le fait qu’à la suite de Christian Metz, la sémiologie du cinéma
s’intéresse maintenant moins à l’analyse immanente des contenus filmiques qu’aux dispositifs que
l’énoncé met en œuvre pour assurer le « positionnement » du spectateur.
Cette spectaculaire percée opérée par les considérations pragmatiques dans le champ linguistique a
pour effet de l’ouvrir aux problématiques connexes de la psychologie et de la sociologie172, ouverture
qui s’effectue par le double biais :
des lois de discours, qui sont censées régir les comportements verbaux, mais dont les fondements sont de
nature psycho-sociologique ;
des « conditions de félicité » des actes de langage, que toute analyse pragmatique doit commencer par
expliciter. Or la grammaticalité illocutoire d’un énoncé (son « appropriativité ») dépend à la fois des
propriétés objectives de l’espace communicationnel173, et de la nature de la relation sociale existant
entre les partenaires de l’échange verbal : n’est pas qui veut en position de « remercier », « ordonner »,
« pardonner », « répondre », et même « donner son assentiment »174 ; encore faut-il que l’« illocuteur »
dispose, au moment de son éventuelle prise de parole, du « droit de réponse », qu’il occupe une place
hiérarchique qui lui permette la « condescendance » du pardon ou l’impérialité de l’ordre, etc. La
formulation de ces conditions de « réussite/échec », « bonheur/malheur », de ces règles « préliminaires »
ou « essentielles », qui occupe tout un versant de la réflexion pragmatique175, débouche donc sur une
théorie des rapports sociaux.
Cela dit, cette ouverture peut être plus ou moins audacieuse ou timide : on peut reculer plus ou moins
loin les frontières du linguistique, et accepter à des degrés divers la psycho-sociologisation de son
discours pragmatique. Le projet de Flahault (1978) est délibérément psychologisant : il s’agit pour lui
« d’opérer une liaison » entre le domaine linguistique et le domaine « psi » (p. 11), et d’atteindre le
niveau illocutoire « profond » où se constitue dans et par le dialogue un certain « rapport de places »
entre illocuteur et illocutaire. Celui de Ebel et Fiala (1974) est explicitement sociologisant : leur objectif
est de décrire en termes « matérialistes » les rapports de force sociaux-politiques qui autorisent tel ou tel
comportement discursif. Cependant que Ducrot concentre au contraire sa réflexion sur les valeurs
illocutoires qui « idéalement » s’inscrivent dans un énoncé donné, c’est-à-dire que son projet descriptif
repose sur l’hypothèse difficilement contestable, que certains énoncés se présentent intrinsèquement, de
par l’existence de certaines règles régissant le « discours idéal », comme des ordres, des promesses, des
assertions argumentativement orientées, et que ces prétentions illocutoires de l’énoncé créent
nécessairement pour le destinataire des droits et des devoirs virtuels – devoirs auxquels il peut d’ailleurs
se dérober, et droit dont il n’est pas véritablement tenu de tirer parti.
Cette question de l’« ouverture » du champ linguistique lève en tout cas deux lièvres théoriques qui
demeurent tapis au cœur de cette discipline :

a) Problème de l’« immanence »

La linguistique a explicitement pour but, depuis Saussure, de décrire la langue « en elle-même et pour
elle-même », c’est-à-dire qu’elle se doit d’éliminer de son champ théorique toutes les considérations qui
excèdent la stricte observation des signifiants verbaux : tel est le principe qui fonde ce que l’on peut
appeler « l’immanentisme radical », et que préconise encore, par exemple, Jean-Claude Milner176 : « Si
l’on admet, comme je le fais, qu’il existe pour les phrases un ensemble cohérent de propriétés
indépendantes de leurs conditions d’énonciation, il est légitime de prendre cet ensemble pour objet. Que
par là on néglige des propriétés importantes du langage, qui le nie ? Mais qu’autre chose soit possible,
qui l’a montré ? »
Une telle attitude n’est certes pas indéfendable : le passé récent de la linguistique a suffisamment
montré qu’il était possible de dire beaucoup de choses des fonctionnements langagiers à partir de
l’observation de séquences radicalement coupées du cadre énonciatif dans lequel elles s’enracinent. Sans
aller jusqu’à considérer, avec Roland Barthes, comme un « immense leurre » cet artefact qu’est la
« langue »177, il nous semble cependant qu’un immanentisme ainsi conçu risque, en l’état actuel de la
recherche linguistique, d’être plus paralysant que productif, et que toutes les investigations que nous
avons précédemment mentionnées tentent justement de montrer, et dans une certaine mesure y parviennent,
qu’« autre chose est possible ». Il est évident que l’on rend compte d’un plus grand nombre d’effets
sémantiques, et qu’on en rend compte plus adéquatement (surtout si l’on travaille sur l’unité texte :
l’ouverture à l’énonciation est corrélative de l’ouverture au texte, car la position immanentiste est
d’autant plus difficilement tenable que l’unité envisagée est plus grande) si l’on incorpore dans le modèle
descriptif certains paramètres que la théorie linguistique, en les reléguant dans l’extralinguistique,
considérait jusque-là comme non pertinents – les critères de la pertinence étant évidemment relatifs au
degré d’élaboration des instruments analytiques : la définition du domaine ne peut se faire a priori,
indépendamment de l’édification des procédures descriptives ; et entre ces deux propositions :
(i) la linguistique doit se donner les instruments lui permettant de décrire tout ce qui relève de son
domaine,
et
(ii) la linguistique doit considérer comme relevant de son domaine tout ce dont elle est en mesure de
rendre compte,
la relation est évidemment dialectique.
L’immanentisme ouvert consiste à admettre qu’il est au contraire légitime, voire nécessaire,
d’accorder une place, au sein de la théorie linguistique, à certaines considérations jugées précédemment
« extravagantes », concernant les conditions de production/réception du message, ainsi que la nature et le
statut particuliers de l’énonciateur, de l’énonciataire, et de la situation d’énonciation ; et que la
linguistique peut le faire sans faillir au principe d’immanence, à la double condition :
que les différents paramètres ainsi intégrés viennent s’inscrire en quelque lieu de la trame énoncive ;
et que l’on décrive non point des actes d’énonciation individuels, mais les règles générales qui sous-
tendent les fonctionnements énonciatifs.
Pour en revenir au problème particulier des rapports existant entre les instances sociale et langagière,
rappelons simplement cette tautologie que la linguistique a pour but de rendre compte d’objets de
langage, et que sa vocation n’est pas de chercher, et encore moins de décrire « en eux-mêmes », des
objets d’un autre ordre qui seraient dissimulés dans les premiers – non que cette démarche « transitive »
soit illégitime : on a parfaitement le droit d’utiliser un message comme document, et de le faire servir à
d’autres fins que sa propre description ; on a le droit de le traverser pour appréhender une réalité d’un
autre ordre (historique, sociologique, psychologique) ; simplement, dès lors qu’on ne se focalise plus sur
l’énoncé en tant que tel, on change de champ problématique et on cesse de faire de la linguistique (pour
faire de l’histoire, de la sociologie, ou de la psychologie). Tout est donc dans la visée descriptive
choisie : faire œuvre de linguiste, c’est mettre les considérations extralinguistiques au service de la
description des objets verbaux, et non l’inverse ; pratiquer la linguistique de l’énonciation, c’est décrire
le fonctionnement des énoncés à la lumière de certains facteurs énonciatifs, et non décrire la situation et
les actants de l’énonciation à la lumière de l’énoncé.
« On peut dire que la thèse classique de la clôture de l’univers sémantique n’est plus l’a priori de la
scientificité de la sémantique » : cette déclaration de Parret (1976, p. 101) n’est que partiellement juste.
Car s’il n’y a de science que du général, il n’y en a aussi que du clos178 ; et le problème majeur auquel se
trouvent confrontée la pragmatique est précisément là : il s’agit pour la linguistique d’étendre ses
pouvoirs descriptifs tout en conservant l’exigence du contrôle rigoureux de ses opérations ; c’est-à-dire
de se construire un nouvel objet, plus intégrateur certes, mais en même temps, provisoirement clos.

b) Problème du « modèle neutre »

Il faut être ou de mauvaise foi, ou bien ignorant des usages linguistiques, pour prétendre que le monde
et le discours « idéaux » de Ducrot sont ceux qu’il estime conformes à son « idéal » : le terme renvoie
bien évidemment, sans impliquer aucune évaluation axiologique, au concept chomskyen de « sujet idéal »,
c’est-à-dire à la notion de norme.
Nous sommes personnellement persuadée qu’aucune description linguistique n’est, malgré qu’on en ait,
concevable sans la postulation de l’existence d’une norme : sans norme, pas de règles, donc pas de
compétence ; et plus spécifiquement, pas de tropes ni d’emplois « déviants »179 : voilà réduites à
l’impuissance les descriptions linguistiques aussi bien que rhétoriques.
Mais la notion de « sujet idéal » va plus loin que cette simple postulation : elle admet que le modèle
linguistique peut être « neutre », c’est-à-dire indifférent à la nature particulière de l’encodeur et du
décodeur ; que la compétence qu’il s’agit pour lui de mimer, c’est celle d’un « locuteur-auditeur idéal »
dans lequel se trouvent confondus les deux rôles énonciatifs180, et au-delà, neutralisées toutes les
propriétés spécifiques des différents membres de la « communauté linguistique » – si bien qu’ainsi
conçus les termes de « compétence » et de « sujet parlant », qui semblent réhabiliter l’énonciateur,
reconduisent en fait sa forclusion. Et c’est sans doute le même souci de « neutralité » descriptive qui
sous-tend chez Ducrot les concepts de « discours idéal » et de « prétention illocutoire » de l’énoncé, cette
prétention qui neutralisant l’opposition entre les concepts d’intention (d’encodage) et d’effet (de
décodage), vient s’inscrire intrinsèquement dans l’énoncé indépendamment de toute prise en charge
énonciative.
Face à une telle « idéalisation théorique », que Lyons considère comme parfaitement légitime, pourvu
toutefois « qu’elle soit reconnue comme telle » (1978, p. 71), il nous semble nécessaire de souligner une
fois encore :
qu’un énoncé n’a pas de sens-en-soi : le sens n’existe que par rapport à un sujet disposant, pour l’extraire
du signifiant, de tel ou tel ensemble de compétences ;
que si l’on veut à tout prix maintenir l’hypothèse du « modèle neutre », cela ne peut se faire qu’à la
condition d’admettre que cette expression signifie, elliptiquement, « modèle de la compétence d’un sujet
artificiellement (mais selon quels critères ?) neutralisé » ;
qu’une telle hypothèse est bien évidemment réductrice : si certaines valeurs sémantiques ou pragmatiques
semblent effectivement relever du diasystème, d’autres sont au contraire largement variables avec la
compétence du sujet interprétant, la fréquence des malentendus et divergences interprétatives l’attestant
suffisamment ;
qu’il ne semble enfin pas exagérément optimiste de prétendre rendre compte de certaines de ces variations
et partant, de certaines de ces divergences à l’aide par exemple de règles alternatives du type : « si S
dispose en compétence de telle information i et de telle règle r, alors il interprétera l’énoncé comme suit
[...] ; si en revanche... ».

Décrire une séquence verbale, c’est faire l’anatomie d’un rapport, c’est rendre compte de la façon
dont « les sens sont appariés aux sons » (Chomsky) ; or ils le sont en vertu de règles intériorisées par des
sujets dont les compétences (linguistiques, mais surtout culturelles et idéologiques) varient sensiblement :
peut-être est-il enfin temps de réintroduire le sujet parlant dans la formulation de ces règles de
correspondance.
1 On peut, pour la même raison, énoncer sans contradiction : « Pierre n’a pas vieilli. »
2 Si l’on se place du point de vue non de L0, mais de L1, il est certain, comme le remarque Todorov (1967, p. 271), que le passage du
style direct au style indirect correspond à une « objectivation » de l’énoncé de L1 (suppression des shifters, des formes « émotives »,
etc.). Mais cet effacement de la subjectivité de L1 se fait au bénéfice de celle de L0, qui interprète l’énoncé en même temps qu’il
l’inscrit dans sa propre visée énonciative.
3 Rappelons que cette hétéromorphie tient essentiellement aux propriétés (que ne partagent pas les langages iconiques, dont les
possibilités mimétiques sont donc relativement plus fortes que celles du langage verbal) de linéarité, de discrétion et d’arbitraire.
4 Deux des Exercice de style de Queneau (Gallimard, 1966) s’intitulent « Le côté subjectif », et « Autre subjectivité ». Mais ce ne
sont bien sûr pas les seuls à être marqués subjectivement...
5 Cf. la définition que propose du terme « subjectif » le Petit Robert 1967 : « Propre à un ou plusieurs sujets déterminés (et non à tous
les autres) ; qui repose sur l’affectivité du sujet. V. individuel, personnel » ; et l’usage terminologique de B. Pottier (1967, p. 31), qui
sous le nom d’unités « relatives », extrait les déictiques de l’ensemble des expressions « subjectives ».
6 En ce qui concerne ce substantif et les autres « noms de qualité », on sait que Milner considère qu’ils recouvrent en réalité deux
unités distinctes :
- un nom référentiellement autonome (« Pierre est un imbécile ») – autonomie qui nous semble du reste contestable ;
- un nom dont la valeur référentielle ne peut se déterminer qu’à l’intérieur d’un acte de parole particulier, et dont le contenu évaluatif
est relatif à un événement spécifié en contexte (« Cet imbécile de Jean a cassé la tasse »).
7 Extraits de Recherches linguistiques, cités par Milner, 1973, p. 47-50.
8 Tout critique de film doit être en principe capable de dissocier les deux grilles évaluatives suivantes : j’aime à la
folie/passionnément/beaucoup/un peu/pas du tout c’est un chef-d’œuvre/un film excellent/un bon film/un film quelconque/un navet.
9 Il arrive certes souvent que la réplique soit passionnalisée. Mais cela tient alors au contenu de l’assertion, plutôt qu’à sa formulation.
Ce que nous voulons dire, c’est que de ce point de vue, on ne constate guère de différence entre (i) et (ii).
10 L’axe d’implicitation est en effet graduel. On peut ainsi comparer :
- « Sur l’autoroute vient de s’ouvrir un restaurant savoyard / "savoyard" / qui se prétend, soi-disant savoyard / qui à mon avis n’a rien
de savoyard »
- « Je trouve ça intéressant », qui occupe une place intermédiaire entre « c’est intéressant » : objectivisation maximale, et « ça
m’intéresse » : subjectivisation totale.
11 La « distance » dont il s’agit ici se mesure entre le sujet d’énonciation, et le contenu de l’énoncé (et spécialement, tel ou tel des
actants qui s’y trouvent inscrits). Mais par « distance » on peut aussi entendre :
- celle qui s’instaure parfois entre L0 et la mise en forme de l’énoncé verbal (problème de tous ces procédés métalinguistiques que
G. Celati 1973 détecte par exemple chez Beckett) ;
- celle qui joue entre les différents actants de l’énoncé (ainsi les personnages d’Eugénie Grandet dont Le Huenen et Perron 1974
analysent la façon dont ils se dénomment mutuellement, laquelle varie selon divers paramètres psychologiques et sociaux) ;
- celle enfin qui s’instaure entre les deux actants, L et A, du procès d’allocution : c’est cette distance-là qui se trouve impliquée dans le
fonctionnement des appellatifs tels que les envisage D. Perret, et que mesure, dans une perspective plus littéralement spatialiste, la
proxémique de E.T. Hall.
12 Nous avons pris conscience de cette ambiguïté des termes objectif/subjectif en constatant qu’en face d’un texte de Ponge (« Le
papillon ») les étudiants se répartissaient en deux groupes selon qu’ils privilégiaient telle ou telle acception de ces termes : certains
déclaraient en effet « tout est objectif, rien n’est subjectif dans ce poème » (« subjectivité » étant alors entendu au sens (i) : il ne s’agit
pas en effet d’une évocation d’états d’âme) cependant que d’autres considéraient le texte comme entièrement subjectif (au sens (ii) :
la description pongienne n’a rien à voir avec une description entomologique).
13 Dans « Déambulation en territoire aléthique » (1978), nous avons en effet tenté de montrer que tous les énoncés n’étaient pas
candidats au même type de vérité, et que leur statut aléthique dépendait à la fois de la nature du contenu propositionnel, et de sa mise
en forme verbale.
14 Coll. « folio », 1973, p. 16.
15 D’après les commandements de Korzybski, « Pierre est un égoïste » doit toujours être remplacé par « Pierre me paraît s’être
comporté en telle circonstance comme un égoïste », et « Pierre est petit », par « Pierre me semble être d’une taille inférieure à la
norme que je me suis construite à partir de telle expérience ».
16 1973, p. 37 et 1978 b, p. 23.
17 Michel Arrivé, qui est bien placé pour le savoir, en profite dans Les Remontrances du vieillard idiot, Flammarion, 1977, par
exemple, p. 103 : « Qu’on se souvienne que ce texte a été écrit sans doute en 1952, à une époque où la réflexion théorique sur la
lisibilité... »
18 Le Monde du 31 mai 1978, p. 18. Notons que l’effet de vérité qui fascine M. Arvenny est ici double : d’une part, cette aventure
cosmique semble se raconter elle-même ; mais si l’on rétorque que cet effacement de L n’est qu’un leurre, alors Arvenny sort de sa
manche un deuxième argument : l’énonciateur existe bien sans doute ; mais c’est une autorité scientifique investie d’une compétence
infaillible.
19 À propos de l’ouvrage de Steven Weinberg, Les Trois Premières Minutes de l’univers (Seuil, 1978), Maurice Arvenny s’extasie :
« Tout est raconté de manière si limpide, si naturelle, qu’on oublie presque que le livre a un auteur, un des meilleurs physiciens
actuels... ».
20 On peut peut-être voir ici l’explication de cette aversion (ambiguë, et mêlée de dilection) que Barthes avoue en plusieurs lieux
éprouver à l’endroit de la parole orale : c’est qu’elle est éminemment performative, donc exhibitionniste ; sacrée peut-être, mais surtout,
désacralisante.
21 Cf. Louis-Ferdinand Céline vous parle, disques Festival, FLD 149 : « Le lecteur n’est pas supposé voir le travail... lui, c’est
un passager, n’est-ce pas, le lecteur... Il a payé sa place... Il a acheté son livre... Il a payé sa place mettons... Il ne s’occupe pas de ce
qui se passe sous le pont et il ne s’occupe pas comment on conduit le navire... Il veut jouir... Il y a une délectation... Bon... Il a son livre
et il doit se délecter... Et mon devoir à moi, c’est de le faire se délecter... Et je m’y emploie. »
22 Rappelons que ce concept, qui s’oppose à « transparence », dénote l’abondance (vs la pauvreté) des marques énonciative (cf.
Dubois, 1969, Todorov, 1970, et Recanati, 1979 a – dont la réflexion se situe toutefois dans une perspective théorique sensiblement
différente).
23 1967, p. 108 : « Si l’hystérique se donne comme manquant d’une expérience propre du monde, l’obsessionnel vit la sienne sur un
mode tellement élaboré par son imagerie propre qu’elle ne peut directement être entendue [...] : l’objet de communication se présente
comme tellement médiatisé par le "je" qu’il est relativement incommunicable. »
24 Dans cette « histoire drôle » citée par Lubitch dans Ninochka, L1 feint de prendre pour une de ses propriétés constitutives cette
propriété perceptive de l’objet-lune :
L1 : « Y a-t-il des habitants sur la lune ?
L2 : Cinquante millions.
L1 : Et que deviennent-ils quand la lune décroît ? »
25 Pour une tentative de fonder sur les seuls critères énonciatifs une typologie des textes (qui reste de ce fait quelque peu
rudimentaire et fragile), voir Simonin-Grumbach, 1975.
26 Sur ce type de discours, voir le n° 9 (1980) de notre revue Linguistique et Sémiologie.
27 Ce deuxième terme est peut-être préférable, car il élimine clairement l’emploi désignatif des expressions appellatives, qui ne
concerne pas spécialement la problématique de l’allocution.
28 Le « tu » pouvant, comme le remarquent Lecointre et Le Galliot (1973, p. 66), venir « s’abolir dans la non-personne (type : on me
dira, certains penseront) ».
29 Dans les énoncés publicitaires du type : « Monsieur Machin nous dit : le dentifrice Un tel tonifie les gencives... », la mystification
est évidente : personne ne connaît ce Monsieur Machin (qui vraisemblablement n’existe pas). Mais s’il n’est pas nécessaire de préciser
son identité, c’est sans doute qu’il s’agit là de quelqu’un d’important, donc crédible.
30 C’est par exemple le cas lorsqu’Émile Ajar explicite à notre intention le sens du mot « tam-tam » (La Vie devant soi, Mercure de
France, 1975, p. 208) : « Monsieur Waloumba disait que le plus important était de faire beaucoup de tam-tam pour éloigner la mort. Les
tam-tams sont de petits tambours qu’on frappe avec les mains et ça a duré toute la nuit » – la précision superflue connotant ici la
« naïveté » du narrateur (qui se trompe sur la compétence linguistico-culturelle de A).
31 Exemple entre mille : ce titre d’un ouvrage de J.-P. Verheggen, Le Degré Zorro de l’écriture (Bourgois, 1978).
Sur l’allusion culturelle, voir notre Connotation, p. 126-129, où l’on voit en particulier que celles qu’exploite la publicité ne peuvent, de
par la nature du destinataire, que puiser dans un fonds culturel très pauvre, réduit aux dimensions des pages roses du dictionnaire.
32 La Vie devant soi, p. 264. Le correctif présuppose en fait, dans cet exemple, une intervention explicite de A.
33 Voir à ce sujet l’article de Brémond, 1970, qui propose un inventaire extrêmement minutieux des différents types d’« influences »
que L peut exercer sur A, et des différentes figures de rhétorique correspondantes (commination, imprécation, dépréciation, etc.) dont
l’ensemble constitue « la topique de l’influence ».
34 La Quinzaine littéraire, n° 218, 1er-15 oct. 1975. On pense en fait surtout à un interlocuteur féminin grâce à la très explicite
dédicace : « À Marie-José. »
35 La métaphore étant d’ailleurs plus ou moins « proche » ou « éloignée » selon le type de texte auquel on a affaire. C’est ainsi
qu’elle est particulièrement adaptée au cas du feuilleton, s’il est vrai que « les feuilletonistes abrégeaient ou allongeaient leur écrit
suivant la faveur ou la défaveur du public », comme le signale dans La Quinzaine littéraire (n° 261, 1er-31 août 1977, p. 8) Hubert
Juin, qui conclut : « D’une façon plus ou moins précise, le lecteur collaborait avec l’auteur... ».
36 Ce qui n’implique aucunement que le rôle joué par le récepteur dans le circuit énonciatif soit secondaire. Bien au contraire, c’est lui
qui permet aux significations latentes d’accéder à l’existence (car le sens n’existe que dans la mesure où il est perçu, recueilli, travaillé
par son destinataire). La dissymétrie dont nous parlons ici ne concerne que le problème des traces respectives, dans l’énoncé, de
l’émetteur et du récepteur. Pour marquer cette dissymétrie qui existe entre les deux rôles énonciatifs, nous préférons recourir au
néologisme « énonciataire » plutôt qu’à l’usage culiolien du terme unique d’« énonciateur » (A. Culioli) ou même à « co-énonciateur »
(D. Maingueneau).
37 L : archisymbole, représentant un locuteur quelconque. Lorsqu’un texte en comporte plusieurs, la majuscule est affectée d’un
indice.
L0 : énonciateur qui prend en charge l’énoncé global.
38 Exemples :
« J’aime les mauvais films. Ou plus exactement, j’aime les films que l’on juge mauvais... » (J.-F. Josselin, Le Nouvel Observateur n°
620, 27 sept. 1976, p. 71).
« Quelles sont les origines immédiates du carré sémiotique ? Le binarisme de Jakobson, non l’histoire de la logique (via Blanché). Telle
pourrait être la thèse de A. Utaker... » (A. de Libéra, in F. Nef éd., Structures élémentaires de la signification, Complexe, Bruxelles,
1976, p. 49).
« Les juifs votent traditionnellement pour le parti démocrate. Ils forment, après les Noirs, le groupe ethnique le plus fidèle à ce parti À
des moments décisifs de l’histoire des États-Unis, ils ont fait pencher la balance du côté des réformes [...]. Ces idées reçues
correspondent-elles encore à la réalité ? » (D. Dhombres, Le Monde, 20 oct. 1976, p. 7)
39 Publicité pour le film de Louis Malle, Lacombe Lucien.
40 Cf. l’ambiguïté souvent glosée (en particulier par J. et J.-Cl. Milner, 1975, p. 128) de la phrase « Œdipe disait que sa mère était
belle. »
41 Ex. : « Maître Halimi a clos la réunion en annonçant que "Choisir" continuerait à combiner les actions "légales et illégales".
L’association continuera à défendre gratuitement les femmes » (au dire, toujours, de Me Halimi).
42 Car cette malencontreuse relative valut récemment un procès en diffamation à son énonciateur, qui eut beau déclarer pour sa
défense qu’il avait voulu « livrer son état d’esprit à l’époque » : la vraisemblance linguistique n’était pas de son côté.
43 Maingueneau (1976, p. 126) distingue quatre degrés dans la distance que peut prendre L0 par rapport à la séquence rapportée :
maximale : « X alla jusqu’à prétendre que... »
moyenne : « X osa dire que... »
faible : « si l’on en croit X... »
nulle : « selon X... ».
44 Un exemple particulièrement cocasse : le slogan MLF, que Combat retranscrit pudiquement « Les médecins b..., les femmes
avortent », devient dans L’Aurore, par une transformation euphémistique que rien ne vient en surface signaler : « Les médecins
s’amusent, les femmes avortent ».
45 Par exemple, cette phrase qui clôt un article de L’Humanité : « De mémoire d’avocat, on n’a jamais vu comparaître d’épouses
d’industriels ou de personnalités des classes dirigeantes : elles ont les moyens de se faire "opérer" dans les pays où la législation est plus
libérale que la nôtre » transpose en réalité intégralement une phrase de Gisèle Halimi : « De ma vie d’avocate, je n’ai jamais vu... ».
46 Tony Duvert, Quand mourut Jonathan, Minuit, 1978, p. 45 et 144.
47 Jean-Francis Held dans Le Nouvel Observateur, n° 728, 23 oct. 1978, p. 58.
48 À la seconde personne, ces prédicats verbaux se rencontrent surtout en phrase interrogative, car il est peu naturel de répéter les
propos d’une personne qui participe à la relation d’allocution.
49 Ainsi, M.-J. Borel oppose sur cette base : « Je le vois là-bas qui attend » : je le sais parce que je le vois et que j’interprète en
termes psychologiques un comportement extérieur observable vs « Je le vois là-bas qui espère » : le prédicat aurait ici un tout autre
statut – mais pourquoi n’y aurait-il pas, inscrits dans cette matière signifiante que constituent la mimique, la physionomie, l’attitude
posturale, certains indices de l’espoir, simplement moins codés encore, moins univoques, que ceux de l’attente ?
Cela pour dire que ces deux classes (ce que les sens attestent/n’attestent pas) constituent en réalité des ensembles bien flous. Par
exemple, une phrase telle que « Pierre est amoureux » occupe de ce point de vue une position frontalière : il s’agit bien là d’une
expérience intime, mais en même temps, parfois, quand on est amoureux, ça se voit (« toi tu es amoureux ! »).
50 Notons qu’il existe toujours, même lorsque L0 cite explicitement L1 sans manifester aucune adhésion aux contenus rapportés, une
certaine solidarité de fait entre L0 et L1, et une responsabilité juridique de L0 envers les propos de L1. C’est ainsi que Jacques Fauvet
et le directeur de La Croix se sont trouvés condamnés, le 28 déc. 1974, pour avoir simplement reproduit le communiqué émanant du
« Comité Justice pour Pierre Goldman », et que la rédaction du Monde a reconnu le délit en ces termes : « Le Monde n’a évidemment
pas pris à son compte le texte du communiqué de ce comité. Sa publication a été regrettable en la forme dans la mesure où il a été
rédigé en termes excessifs sous le coup de l’émotion provoquée par le verdict. »
51 Autres exemples : le « PCF » devenant, dans certaines publications d’extrême-gauche, le « P "C" F », et dans la presse d’extrême-
droite, le « PC "F" ».
52 Le discours scolaire étant de ce point de vue très sévèrement normé, les étudiants font de ce type de guillemets un usage
pléthorique : tous les termes un tant soit peu familiers ou imagés, les expressions trop générales, font l’objet d’un tabou stylistique, que
l’on contourne à l’aide de ce procédé distanciateur. Ce qui n’empêche pas le rapporteur d’une épreuve de concours d’entrée à l’École
de Commerce de Lyon de déplorer « l’absence de guillemets pour masquer [sic] les familiarités du langage ».
53 Sans parler de leur ambiguïté concernant la valeur ironique ou non de la séquence guillemetée. Étant donné que les informations
attachées à une séquence « P » ironique sont en effet :
(1) L0 énonce P
(2) Ce faisant, il cite en réalité L1
(3) L0 n’est pas d’accord avec P, et veut même faire entendre non-P,
que la seule valeur explicite des guillemets, c’est (1) + (2), et que l’information ironique est constituée par (1) + (3), on voit que les
guillemets ne sont pas en eux-mêmes destinés à l’expression exclusive de l’ironie.
54 Sur le problème de la citation, on peut consulter, outre M. Bakhtine, 1970 (1re éd., 1929) et A. Compagnon, 1970 : Gelas, 1978,
Mayenowa, 1967, Maingueneau, 1976 (qui distingue, p. 126-127, différentes fonctions pragmatiques de la citation), F. Van Rossum,
1974 (la citation chez M. Butor), Topia, 1976 (les procédés citationnels chez Joyce) et l’ensemble du n° 27 (« Intertextualités ») de la
revue Poétique.
55 Cette exigence est relativement récente, et ne concerne pas encore, ainsi que le montrent Delesalle et Valensi, 1971, les
dictionnaires d’Ancien Régime.
56 Voir sur ce problème Rey, 1977.
Marina Yaguello remarque semblablement que dans les dictionnaires, l’idéologie sexiste investit principalement les exemples proposés,
qu’il conviendrait donc de purger sévèrement, en éliminant tous ceux qui donnent de la femme une représentation dégradante.
Déclaration qui nous laisse perplexe : le dictionnaire doit-il répercuter les productions discursives effectives (lesquelles sont
majoritairement, on peut le supposer, misogynes), ou être un outil éducatif, qui sélectionne et censure en vertu de certains requisits
moraux ?
57 Certaines propositions ont été faites pour affiner l’opposition dichotomique de Benveniste (cf. Simonin-Grumbach, 1975, et
Starobinski, 1970, p. 259, qui admet l’existence d’« une entité mixte, que nous pourrions dénommer "discours-histoire" »). Mais elles
restent encore insuffisantes.
58 Pour dénoter un objet similaire, Jenny, 1976, utilise le terme d’« archétexte » et Genette, 1979, celui d’« architexte ».
59 Voir sur ce type de discours Greimas, 1971, et le n° 42 (juin 1976) de Langages.
60 Cf. les trois « ego » qui d’après Foucault (1969) figurent dans tout traité de mathématiques ; et la fréquence de ces modalisateurs
de distance et d’approximation que constituent les guillemets, fréquence telle que, d’après Stella Baruk, « on pourrait faire une analyse
des manuels de mathématiques actuels uniquement à partir de leur utilisation des guillemets ».
61 Ce n’est pas ici le lieu de tenter une définition de la « littérarité » et de la « fictionnalité ». Par une abusive simplification nous
identifions ici, pour les besoins de notre cause, les deux types de discours.
62 Michel Butor, 1964, p. 63. Et il ne faut pas confondre non plus avec Butor, qui déclare lui-même « ne pas se ressembler », celui que
dénote le « je » des Répertoires.
63 Plus précisément, de Bouvard et Pécuchet.
64 Pseudo : tel est d’ailleurs le titre avoué d’un roman d’Émile Ajar (Mercure de France, 1977).
65 Nous évitons délibérément l’expression, trop ambiguë, de « chronologie de la narration ».
66 Les conditions normales de la projection imposent à (b) (2), dans le cas du discours filmique, de se modeler sur (c).
67 Le procédé du flash-back fonctionne généralement au niveau de la séquence globale. Mais dans l’exercice de style intitulé
« Rétrograde », Queneau le fait jouer au niveau de la phrase, chacune décrivant un événement antérieur à la précédente : effet
cocasse garanti.
68 Il s’agit bien évidemment de (a) (1). Quant à la relation qui existe entre (d) et (a) (2), elle peut être illustrée par cette « aporie
bouffonne de Tristam » que rappelle Genette (p. 233) : « N’ayant réussi à raconter, en une année d’écriture, que la première journée de
sa vie, il constate qu’il a pris trois cent soixante-quatre jours de retard, qu’il a donc plutôt reculé qu’avancé, et que, vivant trois cent
soixante-quatre fois plus vite qu’il n’écrit, il s’ensuit que plus il écrit plus il reste à écrire, et que, bref, son entreprise est désespérée. »
69 Dans certains contextes seulement.
70 C’est par exemple sur la base de telles considérations que l’on peut opposer aux mémoires les « pseudo-mémoires » comme Moi,
Claude de Robert Graves, ou Le Cri de l’engoulevent dans Manhattan désert de Kurt Vonnegut : il s’agit bien là d’un genre
littéraire spécifique.
71 « Préface » à Mademoiselle de Maupin, Gallimard, « folio », 1973, p. 48.
72 Existence dont Michel Foucault montre, dans un article de 1969 en forme de réhabilitation, qu’elle sous-tend un certain nombre de
notions – la notion d’« œuvre », et de « nom d’auteur » : « la fonction auteur est caractéristique du mode d’existence, de circulation et
de fonctionnement de certains discours à l’intérieur d’une société », et particulièrement, à l’intérieur de la nôtre, du discours littéraire -,
notions que la critique contemporaine, tout en proclamant « la disparition de l’auteur », se refuse pourtant à saborder.
73 Ducrot remarque semblablement que deux raisons au moins viennent entraver l’entreprise de liquidation du concept d’auteur :
« D’abord parce que l’œuvre est causalement déterminée par l’auteur » (et c’est d’ailleurs sur cette relation de contiguïté référentielle
que se fonde l’usage fréquent de la « métonymie de l’auteur »), « ensuite parce que l’auteur est parfois lui-même le thème de l’œuvre,
et participe de ce fait à son sens (dans un autoportrait, ou dans une autobiographie, par exemple) ».
74 Le Magazine littéraire, n° 97, févr. 1975, p. 16.
75 Guespin (1976, p. 8), montre ainsi au sujet de Blum que selon qu’il se trouve en position de simple adhérent du parti, de leader de
ce parti, ou de rapporteur du groupe parlementaire, il ne s’agit pas en réalité du même sujet discoureur : « tout se passe comme si les
rôles différents d’un même sujet d’énonciation entraînaient des processus discursifs distincts »
76 Expression éponyme d’un article de Christian Delacampagne, 1974.
77 Pour une critique du « productionnisme littéraire », et de cette « imitation galopante qui "génère", "engendre", "dissémine" et
"germinise" n’importe quoi à partir de n’importe quoi », voir Nicole Gueunier, 1974 ; il est de fait que le terme de « production »
fonctionne souvent comme une sorte de mot de passe, servant à redorer le blason défraîchi de concepts anciens.
78 Pas tous cependant ; cf. (mais remarquons, dans les deux cas, les précautions oratoires) :
Grize, 1974, p. 186 : « ... une activité ne se distingue de la simple agitation, elle n’a de cohérence que par l’intention qui la dirige et qui
l’oriente. Aussi dirais-je que la nature d’un texte résulte et désigne le projet du sujet discoureur. Je reconnais que l’usage du terme
d’intention peut faire problème... » ;
Le Ny, 1975, p. 9 : « ... il faut bien accepter l’idée que préexiste, non seulement au message, mais même à l’activité d’élaboration qui
l’engendre, une certaine sorte de réalité cognitive qui devra, dans la situation d’énonciation, être analysée et mettre en route les
programmes sémantiques et syntaxiques adéquats... ».
79 II apparaît clairement dans ce passage qui compare la production des messages verbaux à celle des objets matériels, et établit les
équivalences et oppositions suivantes : langage conscient = travail artisanal vs langage automatique = travail à la chaîne, désémantisé,
où « le sens paraît évacué, où ne subsiste donc qu’un signifiant appauvri, fait d’automatismes de gesticulation », que pour Greimas, ce
qui définit un objet verbal authentique (sémantisé), c’est qu’il est l’actualisation consciente d’un modèle préconçu par un sujet
individuel.
80 L’attitude de Ducrot est plus subtile, qui se donne pour objet de description, non l’intention de l’énonciateur, mais la « prétention »
pragmatique de l’énoncé.
81 C’est-à-dire que pour reprendre la terminologie de Recanati, il s’agit-là d’une intention « complexe » : « l’intention de L (le
locuteur) n’est pas une simple intention de communiquer à A (l’auditeur) un contenu P, mais une intention complexe et réflexive de
communiquer P à A au moyen de la reconnaissance par A de cette intention » (1979 b, p. 95).
82 Dans le cas d’un double sens, celui-ci peut être (perçu comme) volontaire, involontaire, ou faussement involontaire : dans la bouche
de Francis Blanche, la phrase « Ah cette époque de violence ! Même le pape qui canonise ! » tire son effet comique (faussement
« naïf ») de ce que L feint de croire, et A feint de croire que L croit, que « canoniser » signifie « tirer au canon » – donc d’un décalage
entre une symétrie interprétative réelle, et une dissymétrie simulée.
83 En l’un de ses sens, la glossolalie se définit en effet comme la production de séquences que L considère comme appartenant à une
langue connue, alors que le plus souvent « ces prétendues langues n’ont rien à voir avec les idiomes dont elles se réclament mais
qu’elles sont, en revanche, le produit "déformé" des langues connues par la même personne en son état normal » (Todorov, 1977,
p. 323).
84 La « rebuffade » est en effet, d’après Blum et al. (1973, p. 229) une absence de réponse perçue comme significative, c’est-à-dire
« motivée ».
85 Il arrive souvent (Almansi, 1978, p. 421-423, en fournit quelques exemples) que A soit incapable de s’assurer jamais de ce que L
veut véritablement faire entendre, et si son comportement discursif doit être interprété comme ironique ou non : le texte demeure
définitivement ambigu. Mais cette incertitude interprétative n’infirme en rien ce qui vient d’être dit : ne pouvant clarifier l’intention
signifiante de L, A s’en tire le plus souvent en attribuant à L une duplicité perverse et délibérée.
86 Cette affirmation fait pendant à cette autre, de Flahault (1979, p. 77) : « parler, c’est anticiper le calcul interprétatif de
l’interlocuteur » – c’est-à-dire qu’à l’encodage, L fait par anticipation certaines hypothèses sur le travail de décodage de A, lequel fait
lui-même au décodage certaines hypothèses concernant le travail d’encodage de L...
87 « Signifier quelque chose, dit Grice, c’est le signifier au moment de la reconnaissance (par le récepteur) de l’intention qu’on a de le
signifier ; et avoir l’intention de le signifier, c’est avoir l’intention de le signifier au moyen de la reconnaissance de cette intention ».
88 L’expression qu’utilise Eco 1972 de « décodage aberrant » (lequel se produit, p. 166, lorsque A « se reporte à des codes privés, à
des champs sémantiques d’un autre type » que ceux auxquels se réfère L) semble également suggérer que les interprétations déviantes
par rapport au projet sémantique originel ont quelque chose de monstrueux, et qu’elles n’ont rien à voir avec la signification « réelle »
du texte.
89 Ces citations sont de Ricardou, 1968, p. 377 et 379.
90 Valéry déclare déjà qu’« il n’y a pas de vrai sens dans un texte. Pas d’autorité de l’auteur. Quoi qu’il ait voulu dire, il a écrit ce
qu’il a écrit. Une fois publié, un texte est comme un appareil dont chacun peut se servir à sa guise – et selon ses moyens ; il n’est pas
sûr que le constructeur en use mieux qu’un autre ».
91 Quand je tombe par exemple, dans La Vénus internationale de Mac Orlan, sur cette phrase : « La bûche crépitait dans la
cheminée et Gohelle la tisonnait avec un ringard », elle ne peut s’empêcher de solliciter en moi l’émergence du sens contemporain du
mot « ringard » – mais celui-ci reste en position totalement excentrique : je ne saurais « sérieusement » l’intégrer aux contenus dénotés,
ni même connotés (cela dit, il arrive souvent que des valeurs manifestement ajoutées puissent plus aisément s’intégrer à l’une des
isotopies textuelles).
92 Ce problème est au centre de la réflexion d’U. Eco in L’Œuvre ouverte (1965, « Points ») et Lector in Fabula (1985, « Le Livre
de poche »).
93 Sur le modèle de l’« idiolecte », du « dialecte » et du « sociolecte », on pourrait proposer le néologisme d’« idéolecte » pour
désigner la compétence propre à un ensemble d’individus appartenant à une même communauté idéologique.
94 « Racine n’est pas le seul, unique et véritable auteur des tragédies raciniennes, mais [...] celles-ci sont nées à l’intérieur d’un
développement d’un ensemble structuré de catégories mentales qui était œuvre collective, ce qui m’a amené à trouver comme "auteur"
de ces tragédies, en dernière instance, la noblesse de robe, le groupe janséniste, et, à l’intérieur de celui-ci, Racine en tant qu’individu
particulièrement important. » Quant aux Provinciales et aux Pensées, elles ont été produites par « deux auteurs différents qui ont un
secteur partiel commun : l’individu Pascal et peut-être quelques autres jansénistes qui ont suivi la même évolution » (intervention au
colloque dirigé par M. Foucault, 1969).
95 Ces formulations sont de Maingueneau, 1976, p. 83 et 84.
96 On peut aussi penser aux problématiques apparentées de M. Foucault et M. de Certeau (dont le travail sur le discours
historiographique consiste essentiellement à le traiter comme une pratique discursive émanant d’un lieu institutionnel déterminé, et
répondant à une fonction idéologique précise).
97 Il importe à cet égard de distinguer :
(1) le dialogisme « interne » à un discours produit par un seul et même locuteur/scripteur, discours monologal donc, mais dialogique
(ou polyphonique) en ce qu’il orchestre en son sein plusieurs voix énonciatives – sur cette approche que l’on peut dire
« bakhtinienne » de la polyphonie, voir Ducrot 1983 et 1984 (chap. VIII), Roulet et al. 1985, Authier-Revuz 1995, ainsi que Langages
73, mars 1974 (« Les Plans d’énonciation ») ;
(2) l’activité dialogale proprement dite, c’est-à-dire l’échange de propos qui s’effectue entre différents interlocuteurs (personnes
physiques). L’étude des conversations et autres formes d’interactions verbales, qui se caractérisent avant tout par le fait qu’il s’agit de
discours construits collectivement, a connu, à partir des années 80, un développement considérable : nous ne pouvons sur ce point que
renvoyer à notre ouvrage de synthèse intitulé Les Interactions verbales (trois volumes).
98 Entretien avec Emmanuel Jacquart, Critique, n° 348, mai 1976, p. 466.
99 Voir Grice 1979 ; et pour des commentaires et critiques : les articles de Flahault, Récanati, Wilson et Sperber dans ce même
numéro 30 de Communications ; ainsi que : Leech 1983, p. 84 sq., Kerbrat-Orecchioni 1986, p. 195 sq., Searle 1992, p. 11 sq.
100 Pour prendre la mesure de cette hétérogénéité, il suffit de parcourir le n° 42 (mai 1979) de Langue française, qui s’intitule
précisément (si l’on peut dire) « La Pragmatique » – numéro fort intéressant au demeurant.
101 Nous tâcherons plus loin de préciser la nature de cette contiguïté. Disons pour l’instant que cette polysémie du terme
« pragmatique » est bien gênante, et qu’elle aboutit parfois à des désignations opposées : ainsi les valeurs temporelles de « maintenant »
sont de nature pragmatique (au sens (1)) pour H. Brekle, mais non-pragmatique (« sémantique ») pour F. Nef, qui utilisant le terme au
sens (2), le réserve pour les valeurs argumentatives de ce même adverbe.
102 Pour Brekle (1974, p. 33), l’ensemble des déictiques (cf. aussi la « pragmatique indexicale » de Bar-Hillel), et les « adverbes
modaux » du type « (mal)heureusement », « de toute évidence », etc. sont ainsi à intégrer à la composante pragmatique.
Pour cette acception du terme de « pragmatique », voir aussi Chabrol, p. 23, et Van Dijk, p. 18, in Chabrol (éd.), 1973.
103 « Actes de langage », « de parole », ou « de langue » ? Sur les problèmes que pose la traduction de l’expression searlienne
speech act, voir Ducrot, 1972 b, p. 7.
104 Cf. 1972, p. 112-113 (p. 113 : « Il faut donc se garder de supposer [...] que les différents verbes illocutionnaires déterminent des
points appartenant à un seul continuum »).
105 Entre autres dans : Benveniste 1966 (chap. XXII) ; Austin 1970 ; Vendler 1970 ; Searle 1972 ; Ducrot 1972a, 1972b, 1977b ; Cole
et Morgan (éds) 1975 ; Gazdar 1976 ; Lakoff 1976 ; Van Dijk 1977 ; Coulthard 1977 ; Récanati 1979a ; Bach et Harnish 1979 ;
Verschueren 1980 ; Edmondson 1981 ; Leech 1983 ; Searle et Vanderveken 1985 ; Wierzbicka 1987, 1991 ; Vanderveken 1988 ; ainsi
que dans les numéros spéciaux de Journal of Pragmatics 3-5, 1979 (« Speech acts ») et 8-1, 1984 (« Speech acts after Speech acts
theory »).
106 Ce terme étant pris dans son acception la plus large. Mais on peut préférer opposer terminologiquement à la « grammaticalité »
(syntaxique) et à l’« acceptabilité » (sémantique), l’« appropriativité » (pragmatique).
107 Voir sur cette notion Recanati, 1979, p. 197-200, ainsi que les travaux de Bateson et de Watzlawick.
108 Cette idée que l’assertion n’est qu’un cas particulier d’acte illocutoire se trouve déjà formulée par Austin (onzième conférence) et
Searle. Mais Attal va plus loin que Searle sur ce point, en montrant qu’une assertion n’a pas seulement pour but « de faire savoir à
l’auditeur que [le locuteur] croit que p est vrai », mais que ce faisant elle vise à « influer sur sa façon de voir », et à « l’obliger à tenir
compte » des contenus assertés.
109 Pour une présentation de ce concept et une étude du fonctionnement de quelques indicateurs argumentatifs (tels que « mais »,
« même », « aussi », « presque », « à peine »), voir Ducrot (1973 c et 1978), Anscombre (1975), Anscombre et Ducrot (1976) et
Fauconnier (1976).
110 Ex. p. 93 : « Un prétendant fait, en compagnie du marieur, la première visite à sa fiancée éventuelle ; en attendant la famille au
salon, ce dernier fait admirer au jeune homme une vitrine qui renferme une fort belle argenterie : "Voyez, lui dit-il, quelle fortune dénote
cette argenterie" – "Mais, dit le jeune homme sceptique, ces objets de prix n’auraient-ils pas été empruntés pour la circonstance afin de
nous jeter de la poudre aux yeux ?" – "Quelle idée ! reprend le marieur avec dédain, qui prêterait à ces gens quoi que ce soit !" ».
111 Le « présupposé idéologique » ne constituant qu’un cas particulier de présupposé, ou tout au moins d’implicite discursif ; et le
« présupposé idéologique para-doxal », qu’un cas particulier et déviant de « présupposé idéologique » : un énoncé présuppose en effet
généralement que son soubassement idéologique fait plus ou moins l’objet d’un consensus entre les membres de la communauté
linguistique, ou entre du moins les partenaires de l’échange verbal, c’est-à-dire s’inscrit dans une certaine « doxa ». En d’autres termes
(ceux de Perelman), tout énoncé s’enracine dans un certain nombre de « lieux » ou topoi – celui qui se trouve ici impliqué étant (cf.
Traité de l’argumentation, 1976, p. 126) le « lieu de l’existant ».
112 Dire, p. 95-96 où se trouvent disséminées des expressions telles que « manœuvres stylistiques », « ficelle », « habileté »,
« roublardise », « tactique », filant l’isotopie de la ruse discursive.
113 Il n’est pas toujours commode d’expliquer l’émergence de ce présupposé. La phrase « Pierre n’est-il pas allé en Afrique ? » (vs
« Pierre n’est pas allé en Afrique ? ») suggère, de par sa structure même, une réponse affirmative. Mais il est plus difficile d’expliquer
pourquoi la phrase « Les demandes de Monsieur Jourdain sont-elles toutes deux absurdes ? » (Le Bourgeois gentilhomme, classiques
Larousse, 1965, p. 48, n. 21) appelle une réponse négative : sans doute cela tient-il à la présence de la précision « toutes deux », que
prend en charge la loi d’informativité.
114 « Sur la formule "Je t’aime" », Critique, n° 348, mai 1976, p. 523-524.
115 Et cela, apparemment dans la plupart des langues, ainsi que l’ont démontré Blum-Kulka, House et Kasper (éds) 1989.
116 Le Nouvel Observateur, n° 741, 22 janv. 1979, p. 70.
117 C’est ce que démontrent les théories contemporaines de la politesse linguistique telles qu’elles ont été élaborées entre autres par
Brown et Levinson, et qu’elles sont présentées en détail dans le t. Il de nos Interactions verbales.
118 C’est ainsi que dans le dialogue suivant (entendu lors d’une conférence sur la grammaire transformationnelle) :
L1. « L’élément effacé par transformation doit être récupérable.
L2. – Vous pourriez donner un exemple ?
L1. – Ben si... »
L1 se comporte dans une situation analogue à l’inverse de Barthes : le « si » répond à une dénégation implicite supposée connotée par
l’intervention interrogative.
119 Sauf dans le cas du « trope illocutoire », envisagé dans les lignes qui suivent.
120 Cette notion est reprise et développée in Kerbrat-Orecchioni 1986 (p. 77-91 et 107-115), dans le cadre d’une « théorie standard
étendue » du trope.
121 Lors d’une conférence sur la peinture, qui paraphrasait copieusement cette formule du Programme commun... : « La culture
n’est ni une marchandise ni un luxe » (p. 92), formule dans laquelle la modalité constative recouvre en réalité bien évidemment une
modalité optative, l’orateur, pris au piège de son trope, s’est vu objecter par une brave dame que la peinture, c’était bel et bien une
marchandise, et même un produit de luxe, il n’y avait qu’à voir ce que coûtaient les tableaux, une fortune...
122 Un étudiant s’est ainsi vu condamner d’incitation au vol pour avoir déclaré lors d’une réjouissance collective : « il y a des boissons
dans cet endroit », déclaration aussitôt interprétée par ses compagnons comme une invitation, suivie d’effet, au pillage. Et son avocat
d’arguer : « ce n’est pas parce que je dis qu’il y a de l’argent dans les banques que j’incite à le voler » : tout le problème est
effectivement là.
123 Cf. par exemple Gordon et Lakoff, 1973 ; Clark et Lucy, 1973 ; Anscombre, 1977.
124 Le « modus » explicitant chez Bally, dont la problématique est plus « énonciative » qu’« illocutoire », l’attitude propositionnelle de
l’énonciateur, plutôt que la valeur illocutoire de l’énoncé.
125 Qui s’opposent sur ce point aux tenants du « modèle standard », dont le traitement transformationnel des phrases jussives et
interrogatives les apparenterait plutôt aux « néo-positivistes ».
126 Ces deux composantes peuvent être, selon les usages du terme et les conceptions du phénomène, diversement hiérarchisées (cf.
C. Kerbrat-Orecchioni, 1976 et 1980).
127 Cf. sur ce point Ducrot, 1977 : il tente d’y montrer en quoi sa deuxième conception est « plus puissante » que la première.
128 Ducrot reconnaît d’ailleurs (p. 99) que « cet acte, à la différence des autres, est impossible à isoler de l’énoncé, mais s’incorpore
à sa structure interne ».
129 Affirmation plus loin (p. 183-184) nuancée : on constate en fait de nombreux cas d’enchaînement sur les présupposés, mais dans
des discours qui peuvent être tenus pour « anormaux ».
130 Nous avons dit des axiologiques qu’ils pouvaient relever de la composante pragmatique dans la mesure où ils permettaient de
disqualifier un objet. Mais après tout, pourquoi le simple fait de « décrire » ne constituerait-il pas, déjà, un « acte » ?
131 C’est-à-dire que Ducrot (1979) et Sperber (1979) ne conçoivent pas de la même manière l’opposition :

132 Ducrot déclare d’ailleurs lui-même (1977 a, p. 191 et 192) : « la valeur illocutoire semble ici surgir de l’énonciation sans être
marquée dans l’énoncé » ; « tout ceci devient inutile si on admet que l’énonciation peut créer des présuppositions ».
133 C’est aussi, bien sûr, l’actualisation particulière (dans un acte de parole particulier) de certaines des virtualités du code ; de
même que l’on peut appeler « perlocutoire » l’effet réellement obtenu (dans un acte de parole particulier) par les prétentions illocutoires
de l’énoncé. Mais ce n’est pas de ces acceptions là qu’il est ici question.
134 Représentée surtout actuellement par Ch. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, cf. le sous-titre de leur ouvrage paru en 1970 : Traité
de l’argumentation. La nouvelle rhétorique.
135 « L’homme éloquent doit surtout faire preuve de la sagacité qui lui permettra de s’adapter aux circonstances et aux personnes. Je
pense en effet qu’il ne faut parler ni toujours, ni devant tous, ni contre tous, ni pour tous, ni à tous de la même façon. Celui-là sera donc
éloquent, qui sera capable d’adapter son langage à ce qui conviendra dans chaque cas » (Cicéron, L’Orateur cité par Todorov, 1977,
p. 60).
136 Voir 1972 a, p. 137 et 199-205 ; et Anscombre et Ducrot, 1976, p. 11-12.
137 Cf. aussi le fait qu’expliciter par un performatif la valeur illocutoire d’un énoncé, c’est rendre manifeste son dispositif énonciatif
(c’est-à-dire spécifier les actants et le temps de l’énonciation).
138 Mais qui en tout état de cause exclut, malgré ce que semble dire Ducrot, les faits intonatifs et le cotexte transphrastique.
139 En cas de « situation non partagée », il convient bien entendu de distinguer celle de l’émetteur et celle du récepteur (nous avons
vu que dans le cas des déictiques, c’est en général la situation d’encodage qui commande leur emploi).
140 Voir sur les relations dialectiques entre texte et contexte : Auer et di Luzio (éds) 1992, Duranti et Goodwin (éds) 1992, Grunig
1995, Charolles 1996, Kerbrat-Orecchioni 1996b.
141 C’est pourquoi la solution consistant à expliciter, sous forme de propositions formellement analogues à celles qui sont censées
représenter les contenus énoncifs, les informations situationnelles, nous paraît – à moins de marquer clairement la spécificité de leur
statut – dangereuse, et bien insoucieuse du fonctionnement réel de la communication.
142 Pour désigner ces schémas d’action prototypiques qui guident les opérations d’encodage et de décodage, les cognitivistes parlent
de « script » (Schank et Abelson 1977).
Voir aussi les travaux sur les anaphores associatives signalés précédemment (cf. note 1, p. 43) ; et sur les relations entre compétence
linguistique et encyclopédique : Chaffrin 1979 et différents articles in Journal of Pragmatics 9-1, 1985 (numéro spécial consacré à la
notion de « shared knowledge »).
143 Et même intraphrastiques : dans cette phrase de G. Perec (Le Pourrissement des sociétés, 10/18, UGE, 1975, p. 56) : « ... une
église [...] qui est dédiée à un aumônier de Clotaire II qui fut évêque de Bourges de 624 à 644... », seule une information historique
(Clotaire, c’est le nom d’un roi et non d’un évêque) nous permet, en l’absence de toute ponctuation, de déterminer le véritable
antécédent du dernier relatif.
144 C’est pourtant ce qu’un jour tenta le héros d’une nouvelle de Peter Bichsel :
« Ensuite il rassembla tout ce qu’il savait, et il savait les mêmes choses que nous.
Il savait qu’il faut se laver les dents.
Il savait que les taureaux se précipitent sur les chiffons rouges, et qu’en Espagne il y a des toreros.
Il savait que la lune tourne autour de la terre et que la lune n’a pas de visage, que ce ne sont pas des yeux et des nez mais des cratères
et des montagnes [...].
Il s’avait que son chapeau était en poils agglutinés et que les poils viennent des chameaux, qu’il y en a à une bosse et à deux bosses,
que ceux à une bosse on les appelle dromadaires, qu’il y a des chameaux au Sahara, et au Sahara du sable.
Cela il le savait... » (« Die Erde ist rund », in Kindergeschichten, Luchterhand, 1969, p. 5-6).
145 Qui lorsqu’elle s’applique à des actes autres que l’assertion (interrogation, promesse) doit être formulée de façon légèrement
différente : cf. Attal, 1976, p. 3.
146 Cf. aussi cet échange entendu sur les ondes :
« Il est pour le moment dix heures à France-Culture.
- Ah bon parce que ça ne va pas durer ? » (une autre réplique ironique étant également concevable, du type :
- Et à France-Inter ?).
147 Moralité qui clôt le poème de Hugo « Bon conseil aux amants ».
148 Cf. ce truisme auquel on a parfois droit lorsque l’on essaye une paire de chaussures : « après tout, c’est vous qui êtes dedans »
(donc qui êtes seule en mesure d’évaluer si elles vous vont ou non).
149 Cf. Lyons, 1978, p. 35 : « Il n’est pas paradoxal de suggérer qu’un énoncé non informatif puisse être produit pour que le récepteur
en déduise quelque chose qui n’est pas dit et qui, dans le contexte, n’a pas besoin d’être dit. »
150 Eco dirait que la « cote d’information » de la phrase n’est pas dans les deux cas la même.
151 Elles seraient donc même plutôt inversement proportionnelles – voir sur cette question la « théorie de la pertinence » développée
par Sperber et Wilson (1979, 1989).
152 Exemple d’application de la règle de pertinence argumentative et situationnelle à un énoncé totalement non informatif : lors d’un
cours où je présente la très célèbre analyse, effectuée par Pottier, du champ sémantique des « sièges », je me prends soudain les pieds
dans ceux de ma chaise ; et pour justifier mon trébuchement, j’énonce : « Les chaises ont des pieds ».
153 Ducrot, ibid, p. 134.
154 C’est en revanche la loi d’informativité qui permet d’expliquer que voulant tourner, je renonce à mettre mon clignotant dès lors
que je constate que c’est la seule possibilité circulatoire.
155 Voir Parret, 1975, p. 11 sq.
156 Pour reprendre l’exemple donné par Gordon et Lakoff, p. 40.
157 Almansi, 1978, p. 418 : « L’homme est avant tout un animal mendax. »
158 L’application de cette règle se trouve dans de nombreuses circonstances suspendue : ainsi dans les cours d’apprentissage d’une
langue étrangère où il s’agit de manipuler des structures sans se soucier de leur appropriation. Or on y constate souvent une manifeste
résistance au mensonge : les élèves ont peine à énoncer ce qu’ils estiment être des contre-vérités, même anodines.
159 La flatterie peut être considérée comme un cas particulier de mensonge, qui vise à valoriser insincèrement l’allocutaire. Cf. ce
dialogue, dans La Folie des grandeurs de Gérard Oury, entre le courtisan (Yves Montand) et son maître (Louis de Funès) :
L1 : « Flatte-moi !
L2. – Vous régnez sur le plus grand État du monde...
L1 . – Mais c’est pas de la flatterie ça, c’est vrai !
L2. – Vous êtes beau.
L1 (se regardant dans la glace). – Tu en es sûr ?
L2. – Monseigneur, je flatte ! »
160 Cf. Vittorio Gassman répétant à l’envi (dans « Les grands portraits », TF1, lundi 5 mars 1979) : « Vous savez je suis très
intelligent, j’ai une culture très vaste... » – mais avec chaque fois un sourire entendu : prendre les devants en riant, c’est désamorcer le
rire de l’autre.
Sur cette « loi de modestie », voir les Interactions verbales, t. Il, p. 186-188 et 230-231.
161 Et qui s’apparente à la « maxime de modalité » de Grice.
162 La publicité exploite massivement ce réflexe interprétatif : présentant ses messages sous la forme « si vous achetez le produit p,
vous obtiendrez le résultat r », elle espère qu’ils seront interprétés comme : « si vous voulez obtenir le résultat r, il faut nécessairement
que vous achetiez le produit p » (voir sur ce problème, L’Implicite, p. 181 -182).
163 Le volume II des Interactions verbales est entièrement consacré à montrer l’existence et les effets de ce principe de
« ménagement » de l’interlocuteur (sur la question en particulier des conflits qui peuvent survenir entre politesse, sincérité et autres lois
de discours, voir p. 250-253 et 270 sq).
164 Comparer par exemple ces deux « fautes de langue » :
« Moi et toi partirons demain » (inconvenance rhétorique)
« Toi et moi partirez demain » (faute syntaxique).
165 Qui consiste en effet, non comme l’ironie à renverser la loi, mais à la tourner « par un approfondissement de ses conséquences »
(Présentation de Sacher Masoch, UGE, 10/18, 1969, p. 86) – l’excès de zèle et le raisonnement par l’absurde constituant deux
exemples caractéristiques du comportement humoristique.
166 Nous ne pouvons à ce sujet que renvoyer à notre ouvrage de 1986, intitulé L’Implicite.
167 Eco, 1972, p. 116-117 : « On doit présumer qu’appartiennent au code, comme compétence du locuteur, certaines règles
circonstancielles de ce genre : "Lorsque le signifiant S1 se trouve dans la circonstance Y, il faut le lire selon le parcours a1, ß 2, Y1, d4,
et non pas selon le parcours a2, Y4, d3" ». Ainsi, « si quelqu’un prononce/ « je m’en vais » / « sur son lit de mort [...], le destinataire
peut être en possession de certaines règles qui lui permettront de savoir qu’en cette circonstance, l’expression prend ce sens ».
168 La proposition la plus fouillée et la plus intéressante en cette matière nous semble être celle de Sperber (1975), qui parvient, à
l’aide d’un certain nombre de concepts de base (savoir partagé mobilisé, pertinence large et étroite, informativité) et de règles
interprétatives s’appliquant par étapes et de façon cyclique (la procédure est donc plus complexe et subtile, donc plus adéquate, que
celle que proposent les « modèles en deux temps »), à rendre compte de la façon dont s’effectue ce calcul interprétatif, dont
s’engendrent les sous-entendus et les interprétations figurales, et dont aboutit en une « représentation conceptuelle » plus ou moins
cohérente et satisfaisante l’élucidation progressive de la structure signifiante.
169 Pour Barthes (1971, p. 17), toute parole est violence ; et il se prend à rêver d’un langage paisible, d’un échange pacifique, d’une
parole « dépolémisée » – c’est-à-dire, dépragmatisée.
170 Voir sur ce point le fort intéressant article de Paris et Castelfranchi (1976) qui considèrent le discours comme une hiérarchie de
« goals » (de buts illocutoires), et fondent son homogénéité sur l’existence d’une valeur pragmatique globale subsumant les valeurs
primaires et dérivées qui s’attachent aux diverses phrases le constituant.
171 Pour des modèles textuels (au demeurant fort différents les uns des autres) accordant une large place aux considérations
pragmatiques, voir par exemple ceux de Schmidt, Van Dijk, Petôfi, Halliday, etc. ; cf. aussi cette déclaration de Parret (1996, p. 91) :
« Il est presque certain que la macro-sémantique qu’est la "grammaire textuelle" sera pragmatique ou ne sera pas ».
172 D’après Van Dijk (1973 b, p. 90), la théorie pragmatique « constitue pour ainsi dire un pont vers les théories psychologiques et
sociologiques de la performance ».
173 Et en particulier, de la présence/absence de tel ou tel des objets dont on parle :
« Un peu de vin ? demanda le lièvre de Mars d’un ton aimable.
Alice examina ce qu’il y avait sur la table, mais elle ne vit que du thé :
- Je ne vois pas de vin, fit-elle observer.
- Il n’y en a pas, dit le lièvre de Mars.
- Alors ce n’est pas très poli de m’en offrir, dit Alice avec indignation.
- Ce n’est pas très poli non plus de vous asseoir à notre table sans y avoir été invitée, dit le lièvre de Mars » (Alice au pays des
merveilles, trad. André Bay, Marabout, Verviers, 1963, p. 86).
174 Dans le film burlesque Monthy Python, on voit soudain apparaître parmi les nuées la figure divine, qui dévoile à Arthur ses
projets le concernant le roi commente : « C’est une bonne idée » – et la phrase produit, par son incongruité illocutoire, un irrésistible
effet comique.
175 Austin y consacre dans Quand dire... ses quatre premières conférences, et Searle (1972) les pages 98 à 114.
176 Cité par B. Cerquiglini dans La Quinzaine littéraire, n° 279, 15-31 mai 1978, p. 17.
177 1978 b, p. 31 : « La linguistique m’a paru, alors, travailler sur un immense leurre, sur un objet qu’elle rendait abusivement propre
et pur, en s’essuyant les doigts à l’écheveau du discours, comme Trimalcion aux cheveux de ses esclaves. »
178 La linguistique textuelle le sait bien, qui est obligée pour le décrire de postuler la clôture (empiriquement contestable) de son objet.
179 C’est à propos des enchaînements « anormaux » (bien que fréquemment attestés) sur les présupposés que Ducrot, 1977, revient
(p. 184) sur cette notion de « discours idéal ».
180 Le « collage verbal » que constitue l’expression de « locuteur-auditeur » explicite clairement le parti pris théorique.
Conclusion générale

« TOUT SE PASSE », remarque Maingueneau (1976, p. 182), comme si l’on cherchait à mettre en relation
le système de la langue, l’activité des sujets parlants, la société, sans pouvoir réellement les articuler. »
Tout au moins peut-on, à défaut, chercher à déceler les traces, dans les objets de langage, des
fonctionnements sociaux et de l’activité énonciative.
Tel a été notre objectif : décrire certains des « points perceptibles », dans la trame énoncive, du procès
d’énonciation. Sans rompre avec la problématique traditionnelle, la « lexologie » ainsi conçue déplace
de la façon suivante le lieu de l’investigation linguistique :
- dans la perspective classique, décrire une séquence ∑, c’est s’attacher à R1 telle que :


Sa R1 Sé ;
- dans la perspective énonciative, il s’agit plutôt de rendre compte de R2 telle que :


CE R2 ∑.
De ce Cadre Énonciatif nous avons privilégié l’un des constituants, que nous persistons à estimer
logiquement et hiérarchiquement premier : l’émetteur, dont nous avons vu que tous les choix discursifs
étaient d’une certaine manière marqués subjectivement, rencontrant sur ce point certaines réflexions en
matière de logique formelle, dont Hourya Sinacœur se fait l’écho dans un article intitulé « Logique et
mathématique du flou1 ». Après avoir montré que pour rendre compte des opérations logiques effectuées
en langue naturelle, il est nécessaire d’élaborer une « mathématique des estimations subjectives » et une
« logique du raisonnement approximatif » (lesquelles manipuleraient des concepts tels que ceux de
« conjonction floue », de « règle de déduction à validité approximative »), Sinacœur conclut en effet :
« La question n’est plus de parler une langue formulaire qui soumette la pensée à l’exactitude des
équations ; on se demande plutôt quelles chances nous avons, en parlant notre langue usuelle, équivoque
et traversée de mouvances, de ne pas nous tromper, c’est-à-dire d’énoncer des propositions et d’en tirer
des conclusions à peu près compatibles avec les faits vérifiables et susceptibles de créer un consensus
assez général, sinon universel. Non plus émigrer dans un langage formel, mais explorer formellement les
possibilités déductives du langage usuel. » En même temps que la linguistique, soucieuse de formaliser
ses procédures, appelle à la rescousse la logique formelle, celle-ci se souvient qu’elle a certaines
obligations à remplir vis-à-vis des langues naturelles. Et elle constate alors, à sa grande surprise, que ce
qui les caractérise, c’est « la présence en elles d’un sujet énonciateur2 ».
Ce centrage sur l’émetteur constitue, nous l’avons dit, un choix méthodologique provisoire, et
relativement arbitraire. Celui de la problématique des traces nous semble en revanche, pour un linguiste,
qui travaille sur des objets verbaux3, inéluctable. Sans doute trahissons-nous la « vraie nature » de
l’énonciation en l’envisageant comme trace, et non comme acte ; sans doute Barthes a-t-il raison lorsqu’il
déclare : « L’énonciation n’est pas l’énoncé (bien sûr), et elle n’est pas non plus (proposition plus subtile
et plus révolutionnaire) la simple présence de la subjectivité dans le discours ; elle est l’acte renouvelé,
par lequel le locuteur prend possession de la langue (se l’approprie, dit justement Benveniste)4. » La
seule chose que nous puissions alléguer pour notre défense, c’est qu’il n’est pas possible, pour un
linguiste toujours, de faire autrement. Car « ce n’est jamais qu’au travers des traces inscrites dans
l’énoncé que l’on peut tenter de se représenter l’acte lui-même. Et cette représentation sera toujours
"déceptive", car l’étude de ces "traces" ne pourra aboutir qu’à la réglementation/codification de
l’énonciation énoncée ou de la production produite » (Chabrol, 1973, p. 22) – l’essentiel étant alors de ne
pas doubler cette déception d’un leurre, c’est-à-dire de ne pas prendre les traces énonciatives pour
l’énonciation elle-même, le sujet textuel (qui se construit dans et par l’énoncé) pour le sujet que
prudemment nous appelons « extratextuel », ni « la partie visible de l’iceberg pour l’iceberg tout entier »
(Todorov, 1970, p. 34).
Le sujet qui énonce, c’est (linguistiquement) le sujet qui s’énonce (linguistiquement), mais dès lors
qu’il s’énonce comme sujet énonçant, il cesse d’être sujet d’énonciation pour devenir sujet de l’énoncé :
si je dis
« je suis triste »,
cet énoncé présuppose un je2 qui prend en charge le je 1, et signifie :
« (je2 dis que) je suis triste » ;
mais si je veux donner existence linguistique à ce je2 qui m’échappe, j’aurai beau énoncer
« je dis que je suis triste »,
cette phrase signifiera encore
« (je3 dis que) je2 dit que je1 suis triste »,
et ce à l’infini : quel que soit le nombre n des « je » que je verbaliserai, le nombre des niveaux
énonciatifs sera toujours n + 1, et il existera toujours un « je » extra-textuel, insaisissable, irréductible,
pour me narguer (à l’instar de ce mot de Beckett dans L’Innommable : « ils seraient x qu’on aurait besoin
d’un x-et-unième ») : il n’est aucune limite assignable à la « bathmologie5 » énonciative.
À peine croit-on l’avoir saisi que le sujet s’esquive en reculant d’un cran en amont. Il en va de même
avec l’idéologie, dont il serait naïf de croire qu’elle vient recouvrir le noyau cristallin d’un sens vrai,
telle une ivraie qu’il suffirait d’arracher pour voir étinceler le bon grain : c’est d’un matériau stratifié
qu’est faite l’idéologie, dont une couche toujours peut en cacher une autre. Chercher à cerner dans un
texte les instances idéologique et énonciative, c’est s’aventurer dans une quête dont on sait que jamais
elle ne saurait s’achever, c’est s’engager dans une entreprise inéluctablement déceptive, que l’on peut
comparer au dévoilement d’un voile, ou bien encore à l’effeuillage infini d’un artichaut qui n’aurait en
son centre qu’une absence de cœur.
D’autre part, cette opération de défrichage ne peut se faire qu’au moyen d’énoncés métalinguistiques
formulés en langue naturelle, lesquels sont de ce fait inévitablement marqués énonciativement et
idéologiquement, donc appellent à leur tour un méta-métadiscours de troisième degré, lequel se formule
lui aussi en langue naturelle, donc exige à son tour une analyse de quatrième degré – et voilà le linguiste
une fois de plus prisonnier du mouvement infernal de la bathmologie.

Du point de vue de leur fonctionnement énonciatif et idéologique, les énoncés sont des poupées-
gigognes dont l’exploration jamais ne s’achève, et qui de ce fait exercent sur la linguistique
contemporaine une sorte de fascination perverse : la fascination de l’abîme.

1 Paru dans Critique, n° 372, mai 1978, p. 512-525.


2 La formule est de J.-B. Grize, 1973, p. 95.
3 Ce qui veut dire que dans d’autres champs disciplinaires (celui par exemple de la psycho-physiologie de la communication), il se peut
que l’on soit en mesure d’aborder la description de l’acte énonciatif lui-même.
4 La Quinzaine littéraire, 13 avril 1974, p. 3.
5 Barthes (1975, p. 71) : « Tout discours est pris dans le jeu des degrés. On peut appeler ce jeu : bathmologie. Un néologisme n’est
pas de trop, si l’on en vient à l’idée d’une science nouvelle : celle des échelonnements du langage. » Cette déclaration peut s’interpréter
de bien des façons : nous la tirons ici à nous.
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1978 : « Les présupposés en linguistique », Linguistique et sémiologie 5, Lyon, p. 33-56.
1982 : « Langage et Espace », DRLAV 27, p. 63-82.

YAGUELLO (Marina) (éd.)
1994 : Subjecthood and Subjectivity. The status of subject in linguistic theory, Institut français du
Royaume-Uni, Londres/Ophrys, Paris.

ZUBER (Ryszard)
1972 : Structure présuppositionnelle du langage, Dunod, « Documents de linguistique quantitative », n°
17, Paris.
Index terminologique


Les numéros de page apparaissant dans les index correspondent à ceux de l’édition papier.

Actants (de l’énoncé/de l’énonciation) : 14, 41, 68, 72, 78, 113, 118, 121, 131, 140, 148, 174, 175,
190, 191, 224, 241.
Actes de langage (voir aussi illocutoire, pragmatique) : 14, 205, 206, 207, 217, 219, 223, 224, 227,
239.
Actualisation : 49, 50, 221, 222.
Adverbes : 132-134 ;
- de lieu : 50, 64, 67, 72 ;
- de temps : 51, 52, 53-54, 64, 70-72 ;
- modalisateurs : 133.
Affectif (émotif) : 29, 77, 79, 80, 81, 94-96, 114-116, 132, 133, 134, 140, 142, 153, 165, 166, 167,
174, 178.
« Aller »/« Venir » : 42, 57-61, 65, 66, 69, 72, 76.
Allocutaire (A, destinataire, énonciataire, récepteur) : 13-25, 26-29, 31, 39, 45, 47, 57-60, 68, 72,
78, 150, 174-175, 176-179, 189, 190, 195, 199-201, 207, 224, 227, 228, 231, 235, 238, 240, 242.
Allocution : 23, 25, 26, 27, 28, 41, 46, 47, 65, 78, 176, 177, 204.
Anaphore, anaphorique (voir aussi représentants) : 9, 43-45, 65, 68, 74, 75, 225, 229.
Appellatifs (vocatifs) : 27, 61, 89, 176, 226.
Argumentation, argumentatif : 80, 88, 92-94, 106, 112, 136, 141-143, 146, 149, 156, 189, 206, 207,
208-210, 216, 220, 221, 227, 231-233, 240.
Axiologiques : 80, 81, 82-94, 95, 96, 101-106, 110, 113, 114, 117, 118-122, 124, 129-133, 135, 145,
146, 159, 165-167, 188, 207, 219.

Cadre énonciatif (CE) : 34, 35, 64, 66, 79, 205, 221, 223, 224, 240.
Citation (voir aussi discours rapporté) : 129, 136, 164, 179-186, 188, 190.
Code (voir aussi langue) : 8, 1 1, 13, 14, 15-19 , 24, 29, 126, 197, 202, 222, 237, 246.
Communication : 8, 10, 12, 13-32, 39, 175, 199, 204, 205, 226, 234, 239.
Compétence : 8, 12, 14, 18-22, 24, 25, 30, 32, 40, 74, 150, 171, 201, 207, 222, 228-231, 237, 242 ;
- culturelle (encyclopédique) : 20, 24, 30, 31, 99, 104, 106, 158, 164, 166, 171, 178, 228-231, 236,
243 ;
- idéologique : 10, 20, 21, 22, 23, 31, 85, 102, 106, 119, 146, 166, 171, 197, 203, 228-231, 243 ;
- rhétorique : 230-237 ;
- communicationnelle : 204, 243 ;
- métacompétence : 30.
Connotation : 10-11, 79, 83-92, 102-105, 119-122, 134, 163, 184, 214, 216, 226.
Contexte (voir aussi situation) : 8, 10-12, 13, 20, 23, 30-32, 34-35, 40-41, 44, 67-69, 77, 78, 85, 103,
106, 119, 120, 138, 165-167, 205, 221-225, 226-228, 241.
Cotexte : 40, 48, 55, 56, 57, 88, 95, 122, 131, 222, 225, 227, 235 ;
référence cotextuelle (termes relationnels) : 40-45, 46, 49-53, 61, 63-64, 72.

Décodage (voir aussi interprétation) : 18, 21-22, 24-26, 32, 40-41, 68, 78, 93, 192, 199-201, 209-
210, 214-216, 222, 225, 228, 235, 237-238, 242.
Déictiques (embrayeurs shifters, expressions indicielles) : 20, 35, 39-79, 80, 100, 147-148, 165-167,
169-171, 191.
Démonstratifs : 44, 49-51, 54, 68.
« Devant »/ « Derrière » : 55-57, 68, 76.
Dialecte : 9, 17, 85, 203.
Dialogue (voir aussi interaction) : 27, 28, 29, 60, 191, 204-205, 213, 214, 215, 224, 225, 231, 237.
Diasystème : 9, 17, 85, 203.
Discours (voir aussi énoncé) : 11, 23, 24, 30, 31, 32, 33, 49, 63, 80, 83, 88, 93, 95, 164, 165, 173,
188, 190, 196, 198 ;
- rapporté (voir aussi citation) : 25, 42, 52, 64-67, 107, 131, 132, 135, 164, 179-186, 188, 190 ;
- idéal : 240, 242 ;
- lois de – (maximes conventionnelles) : 204, 230-237, 239, 240.
Distances : 29, 36, 73, 173, 186, 191, 193.

Écrit (discours) : 67, 76.
Emetteur (voir aussi locuteur).
Énallages : 23, 69-75, 77 ;
- temporelles : 69, 70 ;
- spatiales : 71 ;
- personnelles : 70-75 ;
- aspectuelles (le pseudo-itératif) : 73, 194.
Encodage (voir aussi production) : 19, 20, 21, 22, 24-26, 27, 32, 34, 40, 41, 68, 78, 93, 191, 195,
200, 201, 202, 209, 226, 235, 242.
Énoncé (voir aussi discours, texte) : 33-34, 35, 86, 149, 168-172, 220, 222, 226, 242, 246.
Énonciatème : 35-36, 159, 189.
Évaluation, évaluatifs : 36, 78, 79-83, 95, 96-134, 135, 142, 146, 155, 164, 165-166, 167, 171, 175,
188 ;
- évaluation axiologique : voir aussi axiologique ;
- évaluation modalisatrice : voir aussi modalisateurs.
Exhausivité, loi d’exhausivité : 137-139, 148-150, 148-150, 172, 204, 233-234, 235, 236, 237.
Extralinguistique : 8, 10, 11, 32, 40, 49, 62, 73, 161, 182, 189, 195, 209, 240, 241.

Formation discursive : 202-203.

Genre (discursif, voir aussi typologie) : 20, 31, 174, 189-190.

Idéolecte : 87, 203.
Idiolecte, idiolectal : 9, 16, 17, 18, 19, 21, 85, 103, 156, 178.
Illocutoire, illocutionnaire (voir aussi actes de langage, pragmatique) : 10, 14, 88, 89, 91, 178, 205-
226, 239, 240, 242.
Immanence : 8, 10, 11, 12, 240-241.
Implicite (discursif, subjectivité implicite) : 10, 91, 139, 167-170, 172, 177, 181, 182, 183, 190, 191,
216, 228, 230.
Information, informationnel : 10-12, 14, 42, 62, 97, 105, 135-138, 149, 152, 177, 178, 205, 206, 217,
225, 226, 227-228, 230-234, 236, 238 ;
- informations préalables : 85, 138, 228, 230 ;
- loi d’informativité : 80, 129, 151, 158, 164, 204, 230-231, 236.
Injure : 88-93, 130, 207, 219.
Intentionalité : 17, 198, 199-202, 207, 208, 209, 230, 239, 242.
Interaction (voir aussi dialogue) : 29, 88, 204, 205.
Interprétation (voir aussi décodage) : 7, 19, 21, 22, 32, 34, 122, 128, 135, 179, 199, 200-202, 214,
215, 216, 226-238.
Interprétative (subjectivité) : 79, 93, 94, 140-144, 146, 153-158, 163, 165, 169, 175.
Intonation : 85, 89, 105, 132, 181, 225.
Ironie : 87, 145, 149, 182, 200, 218, 224, 225, 227, 234, 235, 236, 237.
Isotopie énonciative : 70, 160, 179.

Langue (voir aussi code, diasystème) : 7, 8, 9, 10, 11, 13, 16, 17, 18, 24, 32, 33, 49, 50, 51, 63, 222,
223, 240, 245, 246.
Lecte (voir aussi dialecte, idéolecte, idiolecte, sociolecte) : 9, 85.
Lexologie : 36, 37, 39, 203, 221, 245.
Littéraire (discours), littérarité : 36, 159, 172, 173, 175, 184, 190-196, 241.
Littéral (sens) : 10, 29, 194, 211, 213, 214, 215, 216, 220, 225, 227.
Locuteur (L, destinateur, émetteur, énonciateur) :
entre autres : 13-26, 113-134, 179-187.
Locutoires (verbes) : 113, 114, 115-117, 119, 122-126, 129, 131, 132, 133.

Modalisateurs, modalisation, modalités d’énonciation : 36-37, 1 13, 114, 116-119, 122-134, 144-
145, 150, 155, 158-160, 164, 167, 169, 181.
Narrataire : 25, 176, 190-196.
Narrateur : 25, 160, 176, 178, 190-196.
Nom propre : 49, 158, 164.

Opinion (verbes d’-) : 113, 117-119, 125-128, 129, 132, 133.
Oral (discours) : 24, 77.
Ostension, ostensifs : 51, 65, 227.

Para-linguistique (para-verbal) : 22, 24, 226.
Parenté (terme de -) : 42, 61-62, 69.
Parole : 7, 8, 9, 10, 24, 33, 62, 222, 223, 224.
Performatifs : 132, 172, 206, 207, 217.
Polémique (discours) : 26, 88, 111, 124, 128, 175, 183, 189 198, 207, 209, 228, 235, 237.
Pragmatique : 10, 12, 14, 88, 89, 91, 168, 174, 177, 183, 189, 199, 200, 201, 205-243.
Présupposés, présupposition : 59-60, 67, 75, 108-112, 113, 115, 116, 154, 178, 182, 183, 209, 218-
219, 228.
Production (voir aussi encodage) : 9, 10, 15, 19, 21, 22, 32, 34, 173, 226, 241, 246.
Pronoms personnels : 22, 26, 30, 37, 41, 42, 45-50, 60, 65, 67, 70, 73, 74, 76, 77, 78, 165, 166.
Prosodique (voir aussi intonation) : 95, 216, 222, 226, 235.

Récepteur (voir aussi allocutaire).
Référent (référence, référenciel, dénoté, dénotatum) : 22, 31-32, 39-44, 48-49, 53, 62, 67, 74, 79-80,
82, 84-87, 102, 141, 149-154, 160, 165-167, 184, 194-195, 226, 228-229, 238.
Référence déictique : voir aussi déictiques.
Référence cotextuelle : voir aussi cotexte.
Représentants (voir aussi anaphore) : 43, 45, 49.
Rhétorique : 20, 30, 69-73, 84, 190, 219-224, 236-237.

Scientifique (discours) : 81, 171, 175, 189.
Sélection (subjectivité par -) : 136-139, 146, 148-152, 189.
Sème : 40, 74, 85, 1 15, 1 18, 123, 125, 154, 229.
Sincérité (loi de -) : 204, 234-235, 236.
Sociolecte : 9, 85, 203.
Sous-entendu : 98, 100, 1 1 1, 1 13, 127, 128, 129, 168, 181, 211, 227, 235, 237, 238.
Subjectivème : 36, 81, 1 14, 1 15, 173, 189.
Sujet (d’énonciation) (voir aussi locuteur) :
entre autres : 183-186, 190-205.

Temps (expression du -) : 49, 50-56, 63, 66, 76, 77, 78 ;
temporalité scripturale : 150, 191-195.
Texte (voir aussi énoncé) : 34, 179,188, 189, 191, 193, 196, 198-202.
Théatral (voir aussi discours) : 24, 25, 28, 50.
Trope : 8, 22, 23, 72, 74, 194, 224, 225, 226, 227, 236, 242 ;
- illocutoire : 214 ;
- communicationnel : 29.
Typologie (des discours) (voir aussi genre) : 173-190, 193.

Univers de discours : 20, 22, 23, 31, 32, 35, 99, 139, 233.

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