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RACINE EN QUERELLES

Paul Fièvre

Armand Colin | « Littératures classiques »

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2013/2 N° 81 | pages 199 à 210
ISSN 0992-5279
ISBN 9782200928599
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Paul Fièvre

Rac i n e e n q u e r e ll e s

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Si Jean Racine était un personnage d’Homère, ce dernier aurait pu commencer


l’Iliade comme ceci : « Muse, chante la colère de Racine, cette colère funeste qui
plongea la cour et la ville dans un abîme de querelles ; qui, avant le temps, précipita
dans les sombres demeures une foule d’auteurs, et de leurs cadavres sanglants
fit la pâture des chiens et des vautours. » La notoriété de Jean Racine est aussi
grande que le furent ses disputes et querelles. Celles-ci l’aidèrent à bâtir sa
célébrité entre 1664 et 1677 : treize ans pour construire une image de grand poète
dramatique, pour trouver un emploi à la cour, pour toucher les cœurs et animer les
rancœurs. Tout cela est connu.
Le but du présent article n’est donc pas de reprendre le détail de telle ou telle
polémique racinienne, mais d’appréhender la succession des querelles qui ont
jalonné la trajectoire de Racine, c’est-à-dire de faire retour sur le récit biographique,
pour essayer de donner corps à cette question : pourquoi tant de querelles ? La
vie de Jean Racine a déjà fait l’objet de plusieurs biographies 1. On en suivra ici
les informations assurées en ne faisant que mettre en relief quelques opérations
d’écriture querelleuse. À cette fin, il nous faudra notamment résumer certains
épisodes de sa biographie afin d’interroger les enjeux d’une incessante activité
d’affrontement2. Je reprendrai le récit en bref, de façon à en tirer certains constats
et, à partir de ceux-ci, tenter de proposer une hypothèse d’interprétation.
Le graphique ci-dessous présente la chronologie des œuvres et querelles de
Racine : au-dessus de la ligne horizontale les textes de Racine et en dessous les
textes en opposition, en compétition ou en soutien à Racine. Les lignes fléchées
indiquent ce qui relève des querelles, les lignes simples jalonnent les événements.

1 R. Picard, La Carrière de Jean Racine, Paris, Gallimard, 1961 ; A. Viala, Racine : la stratégie du
caméléon, Paris, Seghers, 1990 ; G. Forestier, Jean Racine, Paris, Gallimard, « NRF  Biographies »,
2006.
2 Il ne s’agit donc pas ici de reprendre ce que R. Picard a fait dans son Racine polémiste (Paris,
J.-J. Pauvert, 1967) mais bien de s’interroger sur ce que peut signifier la présence constante de
querelles dans la trajectoire d’un auteur.

Littératures classiques, n°81, 2013, p. 199-210 199

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Orphelin à cinq ans, désargenté mais riche des humanités acquises à Port-Royal,
Racine ne possède pour appui qu’une famille lointaine et quelques amis dont un
cousin Nicolas Vitart qui lui procure un toit et un emploi précaire à Paris, ainsi que
l’abbé Le Vasseur qui fut un ami fidèle et confident précieux. Le jeune Racine aurait
pu se contenter d’un emploi d’intendant chez le duc de Luynes, où son intelligence
et sa verve poétique auraient pu lui attirer un succès d’estime, mais son ambition
et ses besoins étaient ailleurs.
En 1661, à l’occasion du mariage du roi Louis XIV, il propose à Chapelain et Perrault
une ode De la Seine à la reine. Il en obtient une récompense, il la publie et entre
ainsi à 22 ans dans la République des Lettres en tant que jeune auteur prometteur.
D’autres poésies de circonstance comme La Renommée aux Muses le firent encore
remarquer mais cela ne suffit pas à nourrir un homme ambitieux. Au XVIIe siècle,
le métier de poète dramatique peut procurer des gains très rémunérateurs3 ainsi
que beaucoup de prestige4. C’est donc dans le domaine théâtral que se concentre
son activité et, on va le voir, ses querelles.
Après deux premières tentatives théâtrales5 dont nous n’avons pas conservé
les textes, Racine présente La Thébaïde ou les frères ennemis : un sujet bien

3 Voir A. Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, Éd. de Minuit, 1985, et R. Picard, La Carrière de
Jean Racine, op. cit., p. 199-201.
4 G. Forestier, op. cit., p. 241-245.
5 « Amasie » refusée par le Théâtre du Marais et « les Amours de Julie » proposée en vain à
l’Hôtel de Bourgogne. Voir G. Forestier, op. cit., p. 133 et 143-145.

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connu, un coup d’essai, une pièce jouée par Molière. Le 4 décembre 1665, le jeune
auteur présente Alexandre le Grand et dédie sa pièce au roi : le sujet fait l’objet,
selon Georges Forestier, d’un choix tactique 6 ; l’entreprise est « hardie », écrit
lui-même Racine7. Trois représentations plus tard et bien avant l’impression, il ose
se fâcher avec Molière en faisant jouer sa pièce par la troupe concurrente de l’Hôtel

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de Bourgogne. Sur cette « affaire d’Alexandre », Georges Forestier a fait le point8 :
la critique l’a longtemps expliquée par les seules arrogance et ambition de Racine
– il faut convenir qu’il y eut aussi des considérations de rétribution et de prestige.
Mais en tout cas, cela signifie qu’il entame sa carrière par un conflit avec Molière.
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De plus, dans la préface d’Alexandre, Racine se défend point par point sur le
plan poétique et repousse, en les mettant face à leur incohérence, des ennemis :
Mais je n’aurais jamais fait si je m’arrêtais aux subtilités de quelques
critiques, qui prétendent assujettir le goût du public aux dégoûts d’un esprit
malade, qui vont au théâtre avec un ferme dessein de n’y point prendre de plaisir,
et qui croient prouver à tous les spectateurs, par un branlement de tête et par
des grimaces affectées, qu’ils ont étudié à fond la Poétique d’Aristote. […]
Ainsi je n’ai pas besoin que mes amis se mettent en peine de me justifier,
je n’ai qu’à renvoyer mes ennemis à mes ennemis, et je me repose sur eux de
la défense d’une pièce qu’ils attaquent en si mauvaise intelligence, et avec des
sentiments si opposés. 9

Ces propos sont belliqueux : le mot ennemis est répété ; reste donc à préciser
qui sont ces derniers. On sait que Saint-Évremond, en exil en Angleterre, adressa
deux lettres à Mme Bourneau et une longue dissertation reprochant à Racine
d’avoir francisé les mœurs du glorieux Alexandre, et donc de ne pas être à la
hauteur de ce que Corneille savait si bien faire dans ses tragédies en saisissant
les mœurs antiques. Dans la préface de Racine, on voit bien apparaître les signes
d’une tension entre Corneille et lui.
En 1666, le janséniste Nicole critiqua Desmarets de Saint-Sorlin dans Les
Hérésies imaginaires :
Un faiseur de romans et un poète de théâtre, disait-il, est un empoisonneur
public, non des corps, mais des âmes des fidèles, qui se doit regarder comme

6 Notice d’Alexandre par G. Forestier dans Racine, Théâtre. Poésie, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de La Pléiade », 1999, p. 1274.
7 Racine, Alexandre le Grand, épître « Au roi », Théâtre. Poésie, p. 123.
8 G. Forestier, op. cit., p. 237-252.
9 J. Racine, Préface d’Alexandre le Grand [1666-1672], Théâtre. Poésie, p. 125-127.

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coupable d’une infinité d’homicides spirituels, ou qu’il a causés en effet, ou qu’il


a pu causer par ses écrits pernicieux.10

Racine prit les propos de Nicole pour son compte et répondit, relançant ainsi
la polémique. Rien ne permet de dire s’il s’agit d’une confusion ou d’une action

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délibérée pour se démarquer de ses anciens maîtres jansénistes. Racine écrivit
une lettre vive et acerbe ; Boileau – déjà son ami – retint sa main : « ces œuvres
font honneur à votre esprit et n’en font pas à votre cœur11 ». Après le conflit
avec Molière puis avec Corneille, en voici donc un troisième, cette fois avec les
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jansénistes qui avaient présidé à sa formation.


Un premier bilan peut être dressé à ce stade : Racine a 26 ans, il est brouillé avec
Port-Royal à qui il doit son éducation, avec Molière à qui il doit la représentation de
La Thébaïde et d’Alexandre, et menacé d’entrer en conflit avec les cornéliens. Ce
qui fait apparaître qu’à chaque étape de sa carrière littéraire – carrière encore à
ses tout débuts – il a engagé la polémique. On peut estimer qu’il s’agit là déjà
d’une posture de querelle systématique, ce que le schéma qui accompagne cet
article essaye de rendre visible. Retenons cette observation et poursuivons avec
quelques épisodes ultérieurs qui semblent marquants.
Le 17 novembre 1668 dans l’appartement de la reine et le lendemain à Paris,
Andromaque signe à la fois l’entrée de Racine à la cour et dans le cercle des grands
auteurs. Son succès ne l’empêche pas d’être attaqué (notamment par la pièce de
Subligny La Folle Querelle), et il écrit dans sa préface après avoir cité Virgile :
Quoi qu’il en soit, le public m’a été trop favorable pour m’embarrasser du
chagrin particulier de deux ou trois personnes qui voudraient qu’on réformât tous
les héros de l’Antiquité pour en faire des héros parfaits. Je trouve leur intention
fort bonne de vouloir qu’on ne mette sur la scène que des hommes impeccables
mais je les prie de se souvenir que ce n’est pas à moi de changer les règles du
théâtre. Horace nous recommande de dépeindre Achille farouche, inexorable,
violent, tel qu’il était, et tel qu’on dépeint son fils. Et Aristote, bien éloigné de nous
demander des héros parfaits, veut au contraire que les personnages tragiques,
c’est-à-dire ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragédie, ne soient ni
tout à fait bons, ni tout à fait méchants. Il ne veut pas qu’ils soient extrêmement
bons, parce que la punition d’un homme de bien exciterait plutôt l’indignation
que la pitié du spectateur ; ni qu’ils soient méchants avec excès, parce qu’on n’a
point pitié d’un scélérat. Il faut donc qu’ils aient une bonté médiocre, c’est-à-dire

10 Cité par G. Forestier, op. cit., p. 263.


11 Voir F. Deltour, Les Ennemis de Jean Racine, Paris, Hachette, 1912.

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une vertu capable de faiblesse, et qu’ils tombent dans le malheur par quelque
faute qui les fasse plaindre sans les faire détester.12

Tout en utilisant Horace et Aristote, Racine en fait se sent fort de son succès
auprès du public. Notons qu’il modifie la fin de sa préface lorsqu’il la reprend en

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1675 :
Et c’est à propos de quelques contrariétés de cette nature qu’un ancien
commentateur de Sophocle remarque fort bien qu’il ne faut point s’amuser à
chicaner les poètes pour quelques changements qu’ils ont pu faire dans la
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fable ; mais qu’il faut s’attacher à considérer l’excellent usage qu’ils ont fait de
ces changements, et la manière ingénieuse dont ils ont su accommoder la fable
à leur sujet. 13

Autant dire qu’il tempère, mais qu’il ne désarme pas. La querelle chez lui laisse
des traces tenaces.
Courant 1668, il entreprend d’écrire la comédie des Plaideurs. Boileau et des
amis lui fournissent des anecdotes pour l’animer 14. Cette pièce, présentée en
novembre, aurait pu passer pour pacifique si Racine n’y avait inséré un vers de
Corneille. Celui-ci en prit semble-t-il ombrage mais ne répondit pas publiquement.
Racine aurait donc pu rester modéré dans sa préface, il ne se retint pas d’égratigner
des anonymes qui purent se reconnaître :
Cependant la plupart du monde ne se soucie point de l’intention ni de la
diligence des auteurs. On examina d’abord mon amusement comme on aurait fait
une tragédie. Ceux mêmes qui s’y étaient le plus divertis eurent peur de n’avoir
pas ri dans les règles et trouvèrent mauvais que je n’eusse pas songé plus
sérieusement à les faire rire. Quelques autres s’imaginèrent qu’il était bienséant
à eux de s’y ennuyer et que les matières de palais ne pouvaient pas être un
sujet de divertissement pour des gens de cour. La pièce fut bientôt après jouée
à Versailles. On ne fit point de scrupule de s’y réjouir ; et ceux qui avaient cru se
déshonorer de rire à Paris furent peut-être obligés de rire à Versailles pour se
faire honneur. [...]
Quoi qu’il en soit, je puis dire que notre siècle n’a pas été de plus mauvaise
humeur que le sien [celui d’Aristophane], et que si le but de ma comédie était de
faire rire, jamais comédie n’a mieux attrapé son but. Ce n’est pas que j’attende un
grand honneur d’avoir assez longtemps réjoui le monde ; mais je me sais quelque
gré de l’avoir fait sans qu’il m’en ait coûté une seule de ces sales équivoques et
de ces malhonnêtes plaisanteries qui coûtent maintenant si peu à la plupart de

12 J. Racine, préface d’Andromaque, Théâtre. Poésie, éd. cit., p. 197-198.


13 J. Racine, Théâtre. Poésie, éd. cit., p. 298. Nous soulignons.
14 Voir G. Forestier, op. cit., p. 327-330.

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nos écrivains, et qui font retomber le théâtre dans la turpitude d’où quelques
auteurs plus modestes l’avaient tiré.15

Allusion, au moins semble-t-il, à Molière après L’École des femmes. Cet épisode
correspondant aux années 1666-1668 me paraît donc apporter une confirmation

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et indiquer un nouvel élément : Racine ne cesse pas de polémiquer, pas plus
qu’il n’efface les traces de ses polémiques. On pourrait dire pour condenser cette
observation que chez lui la querelle s’avère structurelle.
En 1670, vient la création de Britannicus. La critique littéraire a longtemps
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souligné la froideur de l’accueil réservé à cette pièce. Georges Forestier a


établi que le succès était là mais que les chroniqueurs opposants, tel Robinet,
l’amoindrirent16. Or dans la préface, Racine interpelle ses lecteurs :
De tous les ouvrages que j’ai donnés au public, il n’y en a point qui m’ait attiré
plus d’applaudissements ni plus de censeurs que celui-ci. […] Je prie seulement
le lecteur de me pardonner cette petite préface, que j’ai faite pour lui rendre
raison de ma tragédie. Il n’y a rien de plus naturel que de se défendre quand on
se croit injustement attaqué.17

Mais plus encore, dans cette préface, il s’en prend à un auteur qui a produit
un personnage de « Lacédémonien grand parleur » et dans lequel chacun a pu
reconnaître Corneille. La logique structurelle de l’acharnement polémique se
trouve donc confirmée.
Autre confirmation à l’étape suivante : le 21 novembre 1670, Jean Racine donne
sa Bérénice à l’Hôtel de Bourgogne ; le 28 novembre, Pierre Corneille présente
Tite et Bérénice au théâtre du Palais-Royal  : c’est une confrontation que tout
Paris attendait. Pourtant la guerre des Bérénice n’a pas eu lieu. Pas de guerre
avec Corneille cette fois, donc ; mais il y eut une autre querelle, avec Villars, où
Racine se montra féroce envers son adversaire 18. On pourrait dire qu’il opère une
extension du domaine de ses luttes, en diversifiant ses adversaires.
C’est ce qui confirment ensuite deux autres épisodes. Avec Mithridate, le 13
janvier 1673, Racine se voit reprocher un défaut de fidélité à l’histoire et aux
auteurs latins. Il s’en défend dans sa préface :

15 Ibid., p. 301-302.
16 Ibid., p. 361-363.
17 Préface de Britannicus, Théâtre. Poésie, éd. cit., p. 372-375.
18 Voir dans le présent ouvrage l’article d’A. Viala.

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Car excepté quelque événement que j’ai un peu approché par le droit que
donne la poésie, tout le monde reconnaîtra aisément que j’ai suivi l’Histoire avec
beaucoup de fidélité. 19

Et pour légitimer la conduite de sa pièce, il en appelle à Amyot en le citant

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largement.
Avec Iphigénie, le 18 août 1674, Racine aborde un sujet parfaitement connu de
ses contemporains et de ses critiques. Il y eut au moins rivalité, puisque Coras et
Le Clerc lancèrent eux aussi une Iphigénie, à l’Hôtel Guénégaud. Racine aurait pu
avoir le mépris silencieux tant le succès ne semblait point lui échapper, mais il
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réaffirma sa supériorité par l’ironie d’une épigramme :


Entre le Clerc et son ami Coras
Tous deux auteurs rimants de compagnie,
N'a pas longtemps sourdirent grand débats
Sur le propos de leur Iphigénie.
Le Clerc disait : La pièce est de mon cru.
Coras criait : Elle est mienne, et non vôtre.
Mais dès l’instant que l’ouvrage a paru,
Plus n’ont voulu l’avoir fait l’un ni l’autre.20

Et dans sa préface, il attaqua ceux qui invoquaient les anciens dont il se fit le
défenseur et l’illustrateur :
Je conseille à ces Messieurs de ne plus décider si légèrement sur les ouvrages
des Anciens. Un homme tel qu’Euripide méritait au moins qu’ils l’examinassent
puisqu’ils avaient envie de le condamner. Ils devaient se souvenir de ces sages
paroles de Quintilien : « Il faut être extrêmement circonspect et très retenu à
prononcer sur les ouvrages de ces grands hommes, de peur qu’il ne nous arrive,
comme à plusieurs, de condamner ce que nous n’entendons pas. Et s’il faut
tomber dans quelque excès, encore vaut-il mieux pêcher en admirant tout dans
leurs écrits, qu’en y blâmant beaucoup de choses. » 21

Double agressivité, donc, contre les ouvrages que Racine considère comme
médiocres et contre l’ignorance de certains doctes et pédants.
Le 1er janvier 1677 on crée Phèdre. Racine avait fait l’année précédente une
édition collective de ses premières Œuvres et profitait d’une notoriété établie.
Il y eut là encore rivalité, cette fois avec Pradon et ses soutiens, dont le duc de
Nevers et sa sœur. Une cabale aussi coûteuse qu’efficace affecta les premières

19 Préface de Mithridate, Théâtre. Poésie, éd. cit., p. 629. 


20 « [Sur l’Iphigénie de Le Clerc et Coras] », ibid., p. 813
21 Préface d’Iphigénie, ibid., p. 701.

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représentations de sa Phèdre alors que celle de Pradon, présentée le 3 janvier à


l’Hôtel Guénégaud, engrangeait les louanges et les applaudissements. Or Racine
entra alors – volontairement ou contre son gré – dans une lutte, couramment
appelée la « querelle des sonnets », qui consista en un échange public de plusieurs
sonnets construits à l’identique et qui tourna vers sa fin à la diffamation contre le

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duc de Nevers. Cet échange de sonnets mit Boileau et Racine en situation délicate
face à un des plus grands du royaume : les deux jurèrent qu’ils n’y étaient pour
rien, ce qu’on ne peut vérifier absolument. Le Grand Condé, leur protecteur, usa
de son prestige pour imposer le silence à tous, et la Phèdre de Racine finit par
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s’imposer. Cette fois, l’intervention du prince de Condé pour protéger Racine et


Boileau montre que cette querelle débordait du champ littéraire. Un deuxième bilan
partiel s’impose ici : non seulement la dispute est structurelle dans la carrière de
Racine, mais son extension va croissant22.
Après Phèdre, Racine reste un certain temps sans écrire pour le théâtre, mais
la logique querelleuse n’a pas disparu chez lui : elle persiste tout en évoluant de
façon significative. On pourrait penser que les commandes de Mme de Maintenon
pour les tragédies bibliques d’ Esther et Athalie, qui confirment que Racine est bien
en cour23, marquent une situation où il n’a plus de motif de querelle. D’autant que,
quand la querelle des Anciens et des Modernes s’anime entre Boileau et Perrault,
il ne s’y implique pas publiquement par des écrits. On ne rapporta de lui que
quelques phrases dont « Je dis que Perrault ne connaît pas le latin » ou, dans une
lettre à Boileau, « M. Perrault ne peut-il avoir quelque ami grec qui lui fournisse des
mémoires 24 ? » Il était du clan des Anciens, ses œuvres parlaient pour lui, il n’y
ajouta rien si ce n’est quelques mots à l’Académie française. En fait, il se pose en
médiateur, et s’il soutint Boileau, ce fut en facilitant la réconciliation : « M. Racine
me dit avant hier qu’il avait fait la paix entre nos deux amis. Dieu soit loué », écrivit
M. Dodart25.
Et pourtant, dans ces années-là, Racine revient sur le terrain polémique. Par
exemple, une première fois à propos du Germanicus de Pradon, en 1694 :
Que je plains le destin du grand Germanicus !
Quel fut le prix de ses rares vertus ?

22 Voir R. Picard, Racine polémiste, op. cit.


23 Comme le signala Saint-Simon lors de son décès (voir G. Forestier, op. cit., p. 14) ou selon les
quelques lignes que lui consacre Dangeau dans son journal le dimanche 15 mars et le 21 avril 1699
(Journal du Marquis de Dangeau, Paris, Firmin Didot, 1856, t. VII, p. 46 et 70).
24 Cité par R. Picard, La Carrière de Jean Racine, op. cit., p. 504-505.
25 Ibid., p. 506.

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Persécuté par le cruel Tibère,


Empoisonné par le traître Pison ;
Il ne lui restait plus, pour dernière misère,
Que d’être chanté par Pradon.26

Une autre fois en 1695, à propos de Sésostris de Longepierre :

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Ce fameux conquérant, ce vaillant Sésostris
Qui jadis en Égypte, au gré des destinées,
Vécut de si longues années,
N’a vécu qu’un jour à Paris.27
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Or Longepierre fut un soutien et un porte-parole des Anciens lors de la querelle


qui les opposa aux Modernes 28. On peut alors penser que la pique contre Pradon est
un retour sur la querelle de Phèdre, et que Longepierre paie peut-être le fait d’avoir
été le promoteur du parallèle devenu topique entre Corneille et Racine et, tout en
étant favorable à ce dernier, de ne l’avoir pas assez loué à son gré. De tels traits
confirment, me semble-t-il, les tendances profondes observées auparavant, et
confirment aussi le fait que Racine, s’il reste en retrait dans les grandes querelles
portant sur des sujets généraux (après sa réaction lors d’Iphigénie, il ne se montre
pas belliqueux lors des affrontements de la fin des années 1680 dans la querelle
des Anciens et des Modernes par exemple), reprend l’arme de la plume pour des
attaques personnelles. On pourrait alors parler chez lui de pulsion polémique –
pour le dire ainsi.

Le fait que Racine revienne sur des querelles passées est significatif dans la
mesure où chacune des querelles dans lesquelles il s’est engagé ont été, en elles-
mêmes, assez brèves, à la différence, par exemple, de la querelle des Anciens
et des Modernes. Il manifeste une sorte d’obstination, qui va de pair avec le fait
qu’il a disposé de soutiens progressivement renforcés. Car souvent une querelle
littéraire pourrait s’éteindre assez rapidement une fois le sac de mots déposés en
place publique, mais souvent aussi il existe un soutien qui relance les hostilités
ou surenchérit. Pour Racine, on peut identifier trois types de soutien. Le premier
est Nicolas Boileau, son défenseur tenace, par exemple dans son Épître VII où,
s’adressant à Racine, il conclut :

26 Racine, Théâtre. Poésie, éd. cit. p. 1103.


27 Ibid., p. 1106.
28 Voir T. Tobari, « Racine et Longepierre : à propos de la querelle des Anciens et des Modernes »,
Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises, n° 31, 1979, p. 169-176.

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Mais pour un tas grossier de frivoles esprits,


Admirateurs zélés de toute œuvre insipide,
Que non loin de la place où Brioché préside,
Sans chercher dans les vers ni cadence ni son,
Il s’en aille admirer le savoir de Pradon.29

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Le second est celui des soutiens plus modérés comme La Bruyère qui module,
en 1688, l’opposition entre Corneille et Racine :
Corneille nous assujettit à ses caractères et à ses idées, Racine se conforme
aux nôtres ; celui-là peint les hommes comme ils devraient être, celui-ci les peint
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tels qu’ils sont. [...] L’un élève, étonne, maîtrise, instruit ; l’autre plaît, remue,
touche, pénètre. Ce qu’il y a de plus beau, de plus noble et de plus impérieux dans
la raison, est manié par le premier ; et par l’autre, ce qu’il y a de plus flatteur et
de plus délicat dans la passion. Ce sont dans celui-là des maximes, des règles,
des préceptes ; et dans celui-ci, du goût et des sentiments. L’on est plus occupé
aux pièces de Corneille ; l’on est plus ébranlé et plus attendri à celles de Racine.
Corneille est plus moral, Racine plus naturel. Il semble que l’un imite SOPHOCLE,
et que l’autre doit plus à EURIPIDE. 30

On pourrait également mentionner entre autres, parmi les admirateurs, modérés,


La Fontaine, Chapelle ou Furetière.
Au-delà, un troisième soutien est celui du pouvoir, dont le duc de Saint-Aignan,
le prince de Condé et Louis XIV sont les plus remarquables représentants. Ainsi le
fait même d’avoir été nommé historiographe du roi constitue pour Racine un signe
de triomphe jeté à la face de tous ses ennemis.
Produits dans de telles configuration, les écrits polémiques de Racine ont la
particularité d’être à la fois savants et acerbes. L’ensemble des moyens qu’il utilise
se structure en un système où différents modes d’expression assument chacun
une fonction : la préface sert surtout à la défense, la lettre au soutien, l’épigramme
et le sonnet à l’attaque. Pour ce qui est des préfaces de ses tragédies, principales
pièces de son corpus polémique31, elles sont des tribunes qui articulent un
propos en trois parties : une partie descriptive explique le choix de son sujet et sa
composition, une partie justificative répond aux reproches et remarques qui lui
sont faites, et la dernière partie, parfois absente, est souvent plus agressive que
conclusive, et sort du registre argumentatif pour entrer dans l’attaque personnelle.

29 Boileau, Œuvres complètes, Paris, 1718, t. I, p. 225-226.


30 La Bruyère, Les Caractères de Théophraste traduits du grec avec Les caractères ou les mœurs
de ce siècle, Paris, E. Michalet, 1688, p. 90. L’orthographe a été modernisée.
31 R. Picard, Racine polémiste, op. cit.

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Racin e e n q u e r e ll e s

Cependant, il faut noter que dans son agressivité même, Racine joue d’une
certaine prudence : car si ses attaques sont explicites pour les contemporains,
elles se placent à l’abri de toute condamnation puisqu’elles évitent de donner des
noms. Ainsi, dans l’extrait de la préface d’Iphigénie que nous citions plus haut, et
où Racine rappelait les préceptes de Quintilien prônant la « circonspection » en

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matière de critique, chacun pouvait reconnaître, derrière les « Messieurs » qu’il
ne nommait pas, les tenants des Modernes dans la querelle d’Alceste. Qui se sent
alors visé avoue par là même qu’il se sent faible. L’ironie devient l’arme la plus
redoutable en même temps que le bouclier de la prudence. Et on doit noter en même
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temps que dans le cas de cette préface d’Iphigénie, Racine pour une fois intervient
dans la querelle plus large des Anciens et des Modernes, mais a l’habileté de le
faire sous prétexte de défendre Euripide, son modèle par excellence (ce qui revient
indirectement à se défendre lui-même).
Enfin, l’habileté sans laquelle les soutiens ne seraient rien, consiste chez
Racine à faire appel au public. Pour lui, en fait, le public est celui qui décide de tout,
et le succès est le critère ultime, qui fournit donc l’ultima ratio polémique. Ainsi,
la conclusion de la préface de Bérénice invoque le public et le succès comme cela
même qui manque à ceux qui l’attaquent :
Toutes ces critiques sont le partage de quatre ou cinq petits auteurs
infortunés, qui n’ont jamais pu par eux-mêmes exciter la curiosité du public. Ils
attendent toujours l’occasion de quelque ouvrage qui réussisse pour l’attaquer,
non point par jalousie. Car sur quel fondement seraient-ils jaloux ? Mais dans
l’espérance qu’on se donnera la peine de leur répondre, et qu’on les tirera de
l’obscurité où leurs propres ouvrages les auraient laissés toute leur vie.32

Il devient alors possible de reprendre la question initiale, le « pourquoi tant de


querelles ? », en la reformulant en : comment interpréter le goût de Racine pour les
querelles ? Une explication toute psychologisante ne paraît pas très convaincante.
Ne serait-ce que parce que dans les années 1690 Racine est allé jusqu’à s’exposer,
discrètement mais généreusement, pour aider Port-Royal. En écrivant une histoire
de cette institution, Racine a sans doute tenté de réduire la querelle janséniste
en tissant autrement les faits. Ainsi il a cette fois laissé au passé sa querelle avec
les jansénistes lors de l’affaire des Imaginaires. Racine n’est donc peut-être pas
viscéralement attaché à se quereller pour des idées, ni à propos du jansénisme, ni,
comme on l’a vu, à propos des Anciens et des Modernes. Si, dans un premier temps
de sa carrière, il n’a cessé d’élargir le champ de ses disputes, il a ensuite veillé,

32 Racine, Œuvres complètes, éd. cit. p. 453

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une fois sa position sociale établie, à éviter les attaques qui auraient mis en avant
le statut social ou l’appartenance religieuse en prenant soin de circonscrire ses
propos au plan esthétique et au sein du champ littéraire. En piquant un concurrent
ou un contradicteur, il concentre alors ses attaques, même les plus violentes, sur
les faiblesses littéraires de ses concurrents (ce serait pour cette raison aussi que

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les poèmes de la « querelle des sonnets » ne peuvent lui être attribués : propos
trop personnels donc trop risqués).
Sans doute faut-il donc rattacher son intense activité polémique au fait qu’il a été
très ambitieux : les querelles de Racine sont au cœur de son dispositif personnel
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de réussite sociale. Bien entendu, il ne faudrait pas envisager Racine comme


une exception en son temps : les disputes, cabales et affrontements peuplaient
la vie intellectuelle de l’époque, on le sait. Mais, justement, si l’on ne se réfugie
pas derrière des notions invérifiables comme celle du génie jaloux de ses chefs-
d’œuvre, il reste une trajectoire, complexe mais déterminée, d’une rapidité hors
du commun et où la scansion régulière par la querelle est un moyen de préserver
l’œuvre et le capital symbolique et social conquis par ses succès. Alors, si Racine
aima sans nul doute la controverse savante et le piquant, brillant ou blessant,
pour plaire et pour pousser autrui hors du champ de la reconnaissance du public
mondain, des doctes et de la cour, et s’il possédait sans nul doute aussi ce qu’on
peut appeler une « pulsion polémique », le fait majeur semble plutôt être qu’il
manifeste là l’habitus de l’homme pressé de réussir, dans une logique de conquête
sociale.

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Bibliothèque nationale de France

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