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DE LA PERTINENCE DE L'ARGUMENTATION DANS LA

CONSTRUCTION D'UNE CULTURE HUMANISTE AU XXIE SIÈCLE


Jeanne-Antide Huynh

Armand Colin | « Le français aujourd'hui »

2009/4 n° 167 | pages 53 à 66


ISSN 0184-7732
ISBN 9782200925765
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2009-4-page-53.htm

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DE LA PERTINENCE
DE L’ARGUMENTATION
DANS LA CONSTRUCTION D’UNE
CULTURE HUMANISTE AU XXIe SIÈCLE
Jeanne-Antide HUYNH
IUFM de Paris
& Université de Paris 4 – Sorbonne

Cet article nait d’un étonnement : l’argumentation n’est pas mentionnée

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dans les composantes de la compétence 5 du socle commun : « La culture
humaniste ». Les savoirs discursifs, argumentatifs ou rhétoriques, ne figu-
rent pas dans la liste des nombreux objets de savoirs qui définissent cette
culture : savoirs géographiques, historiques, culturels, artistiques, civiques.
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La capacité à argumenter, au sens général de conduire une activité discur-


sive adressée à quelqu’un dans l’intention de le convaincre, n’est pas retenue
explicitement comme constitutive d’une formation humaniste.
L’écriture est également absente de la définition.
Lire ainsi que la pratique culturelle sportive et des maitrises diverses
inégalement assignables à des activités scolaires identifiées (situer dans le
temps, dans l’espace ; mobiliser [ses] connaissances pour donner du sens à
l’actualité…) participent de la construction d’une culture humaniste mais
pas l’écriture. Sauf à considérer que cette dernière est désignée implicite-
ment à travers la maitrise de « différents langages ». Si c’est le cas, toutefois,
elle est prescrite sur un mode mineur, car l’insistance porte sur le langage
iconographique (« en particulier les images »).

Pourquoi cet étonnement ? Quelles attentes déjouées ?


La culture humaniste du XXIe siècle est fille des Humanités, fondées sur
la pratique rhétorique des textes, par la lecture et l’écriture, indissociables
de l’art rhétorique que l’argumentation a repris et développé, notamment
avec C. Perelman et la « nouvelle rhétorique » dans les années 1950,
puis J. Habermas avec l’argumentation comme instrument d’accord social
entre les individus, à partir des années 1980.
La culture humaniste est également héritière des Lumières qui ont promu
la raison jusqu’au culte du rationnel, raison qui fonde l’argumentation.
Humanité, au sens général, appelle également Humanisme, mouvement
littéraire et culturel marqué par le retour au texte débarrassé de ses gloses :
la culture humaniste s’entend et se présente comme étroitement liée à la
culture de l’écrit. Celui-ci n’étant pas assimilable à la seule lecture. La
Le Français aujourd’hui n° 167, « Culture humaniste : textes et pratiques »

notion de « littéracie » montre bien que les connaissances fondamentales


en lecture et écriture, que la compréhension et l’utilisation de l’informa-
tion sont liées et inséparables pour développer toutes ses possibilités
d’être humain dans une société de culture écrite. La réflexion sur ce qui
fonde l’humain et son rapport au monde dans la société moderne ou
postmoderne, caractérisée par une communication débordée d’opinions
exprimées, saturée de messages écrits, peut-elle se concevoir sans une
place importante accordée à la pratique de l’écriture et à la maitrise de
l’argumentation ? Les origines et les fondements de la culture humaniste
permettent difficilement de comprendre cette absence de mention expli-
cite. Il faut ajouter un étonnement redoublé par l’importance de l’argu-
mentation et des écrits argumentatifs dans les programmes de
l’enseignement du français au lycée et au collège, respectivement depuis
1983 et 1996.
Curieusement, certains savoirs relevant explicitement de l’argumenta-
tion figurent dans la première compétence du socle commun, « La
maitrise de la langue française » : « S’exprimer à l’oral : prendre part à un

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dialogue, un débat ; prendre en compte les propos d’autrui, faire valoir
son propre point de vue » et dans la sixième compétence, « Les compé-
tences sociales et civiques » : « Savoir distinguer un argument rationnel
d’un argument d’autorité ». Certes, la distribution des savoirs fonda-
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mentaux dans des ensembles impose des choix d’ordre épistémologique


et des découpages complexes inégalement probants au plan didactique.
Par ailleurs, la maitrise du socle commun, ainsi qu’il est indiqué dans le
préambule, repose sur des combinaisons des sept « grandes compé-
tences ». Néanmoins, la compétence majeure et fédératrice oriente spéci-
fiquement la signification des connaissances, capacités et attitudes qu’elle
comprend. Ainsi, la capacité à prendre part à un débat, un dialogue a-t-
elle le même sens selon qu’elle figure dans la compétence « Maitrise de la
langue » ou dans « La culture humaniste » ? Selon que l’accent est mis
sur la maitrise linguistique ou que sont prises en compte également la
finalité de l’activité discursive et sa dimension axiologique ? « Savoir
distinguer un argument rationnel d’un argument d’autorité » n’est-il pas
aussi essentiel à la formation de l’individu-humaniste qu’à celle de l’indi-
vidu-citoyen ?
Les choix officiels opérés découlent sans doute de la conception des
Humanités qui a prévalu. Y a-t-il accord ou débat sur le sens donné
aujourd’hui aux Humanités qui fondent la culture humaniste et en consé-
quence sur les savoirs, les pratiques, les apprentissages qu’elles engagent ?
En guise d’amorce de réponse, nous proposons, sans les commenter, les
définitions respectives de M. Fumaroli et de G. Molinié, deux figures
éminentes de l’enseignement des lettres au Collège de France et en
Sorbonne :
Les « humanités » au pluriel, traduction française longtemps en usage
d’une expression latine chère à la Renaissance, « humaniores litterae », les
lettres qui rendent plus humains, désignent à la fois un programme
d´éducation qui achemine à l´humanité par l´étude des langues et des
textes classiques, et une culture générale qui aiguise et favorise le discer-

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De la pertinence de l’argumentation dans la construction d’une culture humaniste au XXIe siècle

nement de l´humain tout au long de la vie1.


Former aux humanités, c’est former par les humanités des jeunes qui s’en
approprient les méthodes : la pensée critique, la rigueur intellectuelle,
l’argumentation rationnelle, la curiosité, la conviction que l’on n’a jamais
fini d’apprendre, qu’il faut toujours adapter son jugement aux mutations
du monde et à la pensée de l’autre2.
L’hypothèse de choix « idéologiques » – et pas seulement épistémologi-
ques – permet-elle d’expliquer et de comprendre les composantes de la
compétence « Culture humaniste » ? Fallait-il exclure de la culture huma-
niste, compétence maitresse de l’enseignement du français avec la maitrise
de la langue, l’argumentation, objet de savoir central dans la discipline et
compétence devenue constitutive de l’enseignement-apprentissage du
français (langue et lettres) depuis une vingtaine d’années ? Et en consé-
quence mettre fin à la relation entre argumentation et lecture de la littéra-
ture, celle-ci constituant un objet fondamental de la compétence 5, ainsi
que l’indique le corpus de référence : « connaissance des textes majeurs de
l’Antiquité », « d’œuvres littéraires majeures du patrimoine français, euro-

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péen et mondial (ancien, moderne ou contemporain) ». L’argumentation
semble être spécialisée ou cantonnée dans la formation du citoyen, « les
compétences sociales et civiques » dans laquelle on trouve une capacité que
l’on pourrait penser essentielle à une formation « humaniste » : « savoir
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construire son opinion personnelle et pouvoir la remettre en question, la


nuancer (par la prise de conscience de la part d’affectivité, de l’influence de
préjugés, de stéréotypes) ». Certes la formation du citoyen fait partie de
l’enseignement du français, mais ses objets sont plus directement liés à
l’espace public contemporain qu’à la littérature, aux humanités.
Il parait alors difficile de ne pas recourir au contexte et aux débats ou à la
polémique concernant la place de l’argumentation dans l’enseignement du
français pour expliquer la conception de la culture humaniste retenue.
Dans le numéro 110 (mai-aout 2000) de la revue Le Débat, un entre-
tien avec A. Boissinot « Où en est l’enseignement du français ? » dans la
rubrique « Transmettre les humanités ? » et un article de A. Compagnon,
« Après la littérature », dans la rubrique « Tournants dans la culture »,
montrent clairement les lignes de fracture qui se créent autour de la concep-
tion de l’argumentation, ses finalités et ses objectifs dans la discipline du
français. Pour l’essentiel, d’un côté, la nécessité de prendre en compte une
demande sociale d’enseignement du français comme « parole efficace », et
la mutation du public lycéen qui justifie une « familiarisation suffisante
avec l’art du discours », une autre vision de la littérature qui conduit à
penser la langue et les textes comme des espaces de rencontre ». De l’autre,
l’argumentation assimilée à la technique et au formalisme au détriment du
sens, la « littérature élargie » du texte argumentatif donc non littéraire, la
« vieille rhétorique » qui avait pour but la valeur littéraire et humaine de la
littérature » dévoyée dans la nouvelle sous des apparences trompeuses :

1. Conférence de M. Fumaroli « Les humanités ou la culture des spécialités», Université de


tous les savoirs, 15 novembre 2000.
2. « À quoi servent les humanités » G. Molinié, L’Humanité du 21 février 2009.

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Le Français aujourd’hui n° 167, « Culture humaniste : textes et pratiques »

« Le retour de la rhétorique au lycée fut une ruse, un leurre politique ».


Avec l’argumentation en particulier, le technicisme et l’utilitarisme s’oppo-
sent à l’humanisme3.
Il ne s’agit pas de faire ici l’éloge de l’argumentation et de son enseigne-
ment, de nier les dérives, de faire abstraction des critiques formulées. Il ne
s’agit pas non plus de rabattre tout ce qui concerne la pratique des textes
littéraires sur l’argumentation. Mais modestement, dans le cadre limité de
cet article, de réfléchir aux enjeux d’une appréhension de la compétence
« culture humaniste » du socle commun à la lumière des savoirs construits
et des pratiques de l’argumentation, partagés ou devenus familiers en
raison de leur prescription dans les programmes depuis 1983.
L’absence des pratiques de l’écriture, dans une compétence fondée sur les
savoirs « scripturaux » et la littéracie, quant à elle, interroge la conception
de l’élève en jeu dans les modes de relation aux textes et au littéraire ainsi
que le rôle de l’écriture comme médiation aux œuvres majeures. Le sujet
construit-il sa culture ou est-il construit par elle ? Quels enjeux pour la
constitution d’une culture humaniste à ne pas séparer la lecture de l’écri-

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ture ?

En quoi l’argumentation peut-elle être essentielle


à la constitution d’une culture humaniste du XXIe siècle ?
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Certaines finalités et certaines notions constitutives de « la culture huma-


niste », telle que définie dans le socle, relèvent de l’argumentation ou ont
été travaillées dans ce champ jusqu’ici dans le cadre des programmes
scolaires :
– La culture humaniste permet aux élèves d’acquérir tout à la fois le sens
[…] de l’identité et de l’altérité ;
– [elle] contribue à la formation du jugement […]. Elle […] ouvre l’esprit
à la diversité des situations humaines, invite à la réflexion sur ses propres
opinions et sentiments […] ;
– En donnant des repères communs pour comprendre, la culture humaniste
[…], aide à la formation d’opinions raisonnées […] ;
– Elle développe la conscience que les expériences humaines ont quelque
chose d’universel.
Les notions d’altérité et d’identité, de raison, d’opinion et de jugement
sont au fondement des apprentissages de l’argumentation. Elle a pris en
charge, pour une part importante jusqu’à maintenant, la construction
d’une culture humaniste au collège et au lycée en tant qu’elle vise et permet
la « formation personnelle », « la formation de la pensée » propre à l’ensei-
gnement du français, en rapport avec le commerce des textes, avec la litté-
rature. Ainsi au lycée, elle est actuellement une des quatre perspectives
d’étude :
« L’argumentation et les effets de chaque discours sur ses destinataires »
centrée sur « l’examen de débats d’idées majeurs, qui ont marqué l’histoire

3. Voir également Le Débat, mai-aout 2005, n° 135 « Comment enseigner le français ? ».

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De la pertinence de l’argumentation dans la construction d’une culture humaniste au XXIe siècle

culturelle, [permettant] d’éclairer les rapports humains dans la confronta-


tion d’idées, la façon dont s’élaborent les diverses sortes d’arguments et
leur influence sur les interlocuteurs » (C’est moi qui souligne en italique).
Elle n’est pas réservée aux nécessités d’une formation civique. Ce qui
signifie clairement que le parti a été pris de ne pas faire de distinction entre
des activités humaines profondément articulées : pratiques langagières,
pratiques argumentatives, pratiques lectorales et scripturales, de ne pas
maintenir des catégorisations discutables et dépassées entre linguistique,
argumentation et littérature.
Les concepts, les pratiques qui caractérisent l’argumentation dans le
champ savant ou didactique sont de nature à fonder une culture huma-
niste et à en favoriser la construction, comme nous allons tenter de le
montrer.
Culture humaniste et argumentation :
des concepts et un processus « humanistes »
Dès son introduction dans les Instructions officielles de 1983 pour le lycée,

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l’argumentation apparait étroitement associée à des préoccupations huma-
nistes, à la construction d’une culture de l’humain appuyée sur la force de
la raison et l’importance d’Autrui. Sa référence « savante » en atteste. Elle
est transposée didactiquement pour ses éléments fondamentaux de la
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théorie philosophique de l’argumentation de C. Perelman, exposée dans


son Traité de l’argumentation, la nouvelle rhétorique écrit en collaboration
avec L. Olbrechts-Tyteca et publié en 1958 (éditions de l’université de
Bruxelles). L’argumentation y est définie comme un prolongement
« moderne » de la rhétorique d’Aristote et de l’humanisme renaissant. L’in-
troduction du Traité signifie cette filiation et sa perspective humaniste :
Si pendant ces trois derniers siècles ont paru des ouvrages d’ecclésiastiques
que préoccupaient des problèmes posés par la foi et la prédication, si le
XXe siècle a même pu être qualifié de siècle de la publicité et de la
propagande, et si de nombreux travaux ont été consacrés à cette matière,
les logiciens et les philosophes modernes se sont eux, complètement
désintéressés de notre sujet. C’est la raison pour laquelle notre traité se
rattache surtout aux préoccupations de la Renaissance et, par delà, à celles
des auteurs grecs et latins, qui ont étudié l’art de persuader et de convaincre,
la technique de la délibération et de la discussion. C’est la raison aussi pour
laquelle nous le présentons comme une nouvelle rhétorique.
La théorie de l’argumentation de C. Perelman s’origine et se développe
dans le cadre d’un humanisme qui doit être repensé à partir des effets dévas-
tateurs de la Seconde guerre mondiale et du nazisme sur l’humain et l’huma-
nité. Le choix de la référence « savante » n’est pas neutre. Il fait sens au plan
des finalités de l’enseignement du français et de l’histoire de la discipline.
La question de l’altérité est centrale dans la conception de l’argumenta-
tion développée par C. Perelman ainsi que l’indique, dans l’introduction,
une première définition de l’argumentation :
L’objet de cette théorie est l’étude des techniques discursives permettant de
provoquer ou d’accroitre l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à
leur assentiment.

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Le Français aujourd’hui n° 167, « Culture humaniste : textes et pratiques »

La relation à autrui, la prise en compte de l’autre, cet encombrant4, pour


reprendre un terme de E. Lévinas, fonde l’argumentation, ses savoirs et ses
pratiques. Dans un ouvrage publié récemment, Principia Rhetorica, Une
théorie générale de l’argumentation5 (Fayard, 2008), M. Meyer définit la
rhétorique comme la « négociation de la distance entre individus sur une
question donnée plus ou moins problématique ».
Le propre de l’argumentation, selon C. Perelman, est de faire passer le
récepteur d’un point de vue initial refusé ou récusé à un point de vue final
accepté ou assumé, dans un processus dynamique mêlant discours et
contre-discours. Elle est caractérisée par l’échange verbal, écrit ou oral,
avec l’Autre, fondé sur la raison, se substituant au rapport de force physique
ou à la violence de la manipulation. Il s’agit d’abord essentiellement de
convaincre, de chercher l’adhésion « provoquée » ou « accrue » en s’ap-
puyant sur la raison humaine incarnée par le langage, le logos. L’exercice de
la rationalité passe par le travail sur le langage. Également, dans la dimen-
sion juridique de l’argumentation qui est celle de C. Perelman, une impor-
tance essentielle est accordée aux valeurs (le juge ne peut pas exercer sa

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fonction sans faire appel aux valeurs). Il apparait alors essentiel de proposer
un modèle rationnel de l’expression des valeurs, valeurs issues de l’homme
lui-même, de ses choix et non valeurs transcendantes.
La transposition didactique de l’argumentation s’est également effectuée
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à partir d’un autre ouvrage essentiel : L’Argumentation dans la langue de


O. Ducrot et J.-C. Anscombre (Mardaga, 1983)6. Des notions comme
celles de cadre de l’énonciation, de connecteurs logiques (ambivalents), de
polyphonie énonciative, d’implicite et de présupposition sont autant de
notions qui éclairent les stratégies langagières à l’œuvre dans la communi-
cation avec l’Autre que l’on veut conduire à dépasser son propre point de
vue, à accéder à la compréhension d’un autre point de vue que le sien et
même à y adhérer. La dimension d’humanité se construit dans le mouve-
ment, le passage du moi vers l’autre. Ce que l’on peut observer, analyser
dans les textes aussi bien que mettre en œuvre dans des situations de
communication variées.
L’argumentation dans l’enseignement du français insiste sur l’importance
de s’adresser à la raison de son interlocuteur, ou de fonder son propos sur
ce qui relève du rationnel et du vraisemblable (convaincre) pour modifier
l’opinion, le jugement d’autrui. L’échange de nature argumentative parti-
cipe de la quête de la vérité et vise l’universel (notion d’auditoire universel
chez C. Perelman).

4. « Rien, en un sens, n’est plus encombrant que le prochain. Ce désiré n’est-il pas l’indé-
sirable même ? », Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence, Paris, Le Livre de Poche,
coll. « Biblio Éssais », 1990.
5. Ouvrage tout à fait intéressant (inversant les termes clés des titre et sous-titre du Traité
de C. Perelman) qui synthétise les apports de la rhétorique (et de l’argumentation), opère
une relecture de ses principales catégories en se centrant sur ce qui fait problème dans
l’échange (problématologie), la rhétorique ne pouvant être aujourd’hui « qu’une rhétorique
qui articule du problématique au résolutoire au travers du lien intersubjectif ».
6. Également, L’Implicite de C. Kerbrat-Orecchioni, Paris, A. Colin, 1986.

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De la pertinence de l’argumentation dans la construction d’une culture humaniste au XXIe siècle

La prise en compte des émotions de l’Autre est également un levier de


l’intention et de l’activité discursive qui cherchent à faire adhérer au propos
tenu, aux idées présentées. La valeur en jeu ici est issue des émotions et des
perceptions et non de normes ou de principes extérieurs ou supérieurs à
l’individu. La lecture et la production du discours persuasif (rhétorique, au
sens strict, selon Aristote) s’attachent aux stratégies alors en jeu, liées aux
effets produits ou à produire, à la nature des émotions sollicitées telles que
le discours les manifeste.
Dans les programmes du lycée, la configuration didactique de l’argu-
mentation s’organise dans un premier temps autour d’« Argumenter » par
différenciation avec « Démontrer » et « Persuader ». Cette catégorisa-
tion est révisée dans les programmes de 2000 et 2001, toujours en vigueur.
L’argumentation s’organise autour de plusieurs pôles : « Convaincre » par
différence avec « Démontrer » et « Persuader » (en classe de seconde) et
« Convaincre » par différence avec « Persuader » et « Délibérer » (en classe
de première). Les démarches de délibération sont un enjeu central en
première (de la dissertation au genre théâtral, par exemple). Délibérer

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pouvant être liée à la construction du sujet, de sa pensée, à la formation de
son jugement ou à la notion d’altérité en soi-même. Cette configuration
argumentative reprend la catégorisation de C. Perelman à l’exception de la
discussion. Elle concerne aussi bien la théorie littéraire, la lecture de la
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littérature que la production d’écrits. Une problématique est également


conseillée « Littérature et altérité » avec un corpus d’œuvres, de Montaigne
à Césaire.
Au collège, dans les programmes de 1996, encore en vigueur au delà de
la classe de 6e, le discours argumentatif fait l’objet d’une initiation progres-
sive jusqu’en 3e, où il devient central avec une insistance particulière sur la
visée du discours (prise en compte de l’Autre, choix des arguments en
fonction d’Autrui et de la situation de l’interlocution), sur la justification
d’un point de vue, la capacité à entrer dans un débat.
Par ailleurs, l’argumentation en classe de français engendre une réflexion
importante sur les arguments, leur type et les conditions de leur validité.
Un argument qui n’est pas logiquement valable peut être très persuasif.
Elle fait apprendre que l’on argumente au nom de valeurs. Elle contribue
à la formation du jugement en éclairant ce qui en permet l’exercice, et en
particulier l’importance des valeurs partagées, communes, des lieux
communs (topoï) – ce sur quoi l’on est d’accord – sachant qu’il faut « beau-
coup d’accords pour régler quelques désaccords », ainsi que le formule
M. Meyer. L’argumentation à travers sa dimension axiologique, avec la
réflexion qu’elle fait engager sur le consensus comme point de départ et
point d’arrivée visé si le raisonnement, l’échange d’arguments permet-
tent de dépasser le désaccord, confirme sur un autre plan encore qu’elle
peut être une composante essentielle de la culture humaniste. Il s’agit
bien de conduire à faire la différence entre l’opinion exposée, assénée ou
la prise de position et le débat argumenté, entre les propos de l’orateur et
du séducteur.
Les catégories rhétoriques du logos (discours) et du pathos (auditoire),
non explicitement désignées dans les programmes, mais présentées dans les

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Le Français aujourd’hui n° 167, « Culture humaniste : textes et pratiques »

documents d’accompagnement, sont grandement sollicitées et mises en


œuvre dans les apprentissages de l’argumentation. La catégorie de l’ethos
(orateur) au sens de l’image donnée de soi dans le discours ne semble pas
connaitre une aussi bonne fortune didactique, si l’on en juge à travers les
manuels, alors que la théorie de D. Maingueneau (1993, 1999) fondée sur
une conception élargie et adaptée de l’ethos, propose des catégories d’ana-
lyse possiblement fécondes en matière de réception et production de
discours, y compris littéraire (littérature d’idées et fiction).
De « nouveaux visages de la rhétorique » ou de l’argumentation pour
reprendre l’expression de E. Danblon ouvrent des perspectives à la construc-
tion d’une culture humaniste pour le XXIe siècle. Ainsi en est-il, par
exemple, de conceptions repensées, adaptées, du langage et du règlement
des conflits.
Pour s’affirmer ou se développer comme composante fondamentale de
l’humanité des hommes, l’argumentation ne doit pas être confinée dans la
maitrise de la langue ou enfermée dans une approche, une vision dialo-
gique purement linguistique. Elle doit s’inscrire dans une conception qui

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n’oppose pas la langue et le monde, qui ne considère pas la langue et les
discours comme des outils déconnectés de la réalité individuelle, sociale et
culturelle. La fonction du langage – « La fonction rhétorique comme fonc-
tion du langage » – théorisée par E. Danblon éclaire et définit cette concep-
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tion qui parait essentielle à la construction d’une culture humaniste :


Comme toute fonction du langage, la fonction rhétorique est universelle :
on en trouve trace dans toutes les sociétés humaines. Mais elle est aussi
culturelle : elle s’apprend, elle s’enseigne, elle s’exerce, selon les règles et les
normes d’éducation en vigueur dans une société donnée. Elle est également
le fruit des capacités cognitives sollicitées. Quel que soit le cadre politique
et intellectuel dans lequel s’exerce la rhétorique, elle est associée à l’âge de
raison, ce moment crucial où l’on quitte le monde de l’enfance. Un
moment réputé pour sa maitrise de l’abstraction, pour sa confrontation
avec la responsabilité, pour l’apprentissage que l’on peut faire de la liberté,
mais aussi pour la perte des certitudes. C’est le moment où l’on fait la
découverte grisante mais pétrifiante que le monde est ouvert. (2005 :
201)
La conception de l’argumentation comme mode de règlement « humain »
des conflits est remise en cause par certains auteurs, comme L. Boltanski avec
ses travaux sur « la réalité inacceptable » (Demopolis, 2008), ou M. Bena-
sayag avec « l’éloge du conflit » (La Découverte, 2007). À l’époque post-
moderne, l’idée que l’humanisme serait « naturellement » lié au consensus et
à l’accord est interrogée, discutée. Ce qui ne devrait pas manquer d’intéresser
les enseignants qui se demandent s’ils peuvent toujours ou encore dire aux
élèves que tout l’effort des discours argumentatifs est d’arriver à la paix,
sociale ou universelle.
Le processus argumentatif dans le discours montre que la question du
réglage de la distance à l’autre est centrale qu’il s’agisse d’atténuer son
propre point de vue pour mieux atteindre l’autre dans ses particularités, de
présenter de possibles points d’accord ou au contraire d’exprimer sa diffé-
rence, de prendre ses distances en s’appuyant sur un conflit de valeurs

60
De la pertinence de l’argumentation dans la construction d’une culture humaniste au XXIe siècle

(l’ethos contre le pathos). Le caractère construit de l’Autre ou du rapport à


l’Autre dans le discours est alors une notion essentielle à mettre en valeur
dans la construction d’une culture humaniste. L’Autre, objet du discours
ou figure du discours, n’est pas indépendant de celui qui le représente par
le langage. La réalité de l’Autre est en partie construite pas les discours,
sans rupture entre les deux. En corollaire, une éducation à l’Autre par les
textes littéraires, fondateurs, patrimoniaux, n’est pas parmi les moindres
enjeux d’une intégration de l’argumentation à la culture humaniste. La
rhétorique, l’argumentation ou l’art du discours, quel que soit le terme
retenu, sont d’autant plus des composantes de la culture humaniste qu’ils
la fabriquent largement.

La construction d’une culture humaniste peut-elle s’inscrire


dans le cadre opératoire des démarches et activités argumentatives
en lecture et en écriture pratiquées jusqu’ici ?
La définition de « La culture humaniste » apporte peu d’indications
quant aux modalités d’apprentissage des objets de savoirs propres à cette

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culture ou de développement des capacités qu’elle requiert, comme la
lecture. Les savoirs énoncés (historiques, géographiques, culturels…) sont-
ils « humanistes » en soi, en tant que références d’une culture commune ou
le deviennent-ils essentiellement dans l’usage, la mise en réseau qui en sont
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faits par les élèves ? Quelle fréquentation du corpus constitutif de la culture


humaniste faut-il privilégier pour en assurer l’appropriation ? L’écriture
peut-elle jouer un rôle dans la construction de cette culture ?
L’argumentation, en tant qu’elle se fonde sur le processus général de
« l’adhésion » des individus ou des sujets au point de vue défendu dans et
par un discours, a permis une approche renouvelée de la littérature, dans
une perspective qualifiable d’humaniste si l’on en juge par les phénomènes
d’analyse ou de théorie littéraires qu’elle a fait passer au premier plan ou
qu’elle a suscités. En entrant dans le champ du discours et de la communi-
cation, le texte littéraire a fait l’objet d’un regard centré sur la communica-
tion entre un auteur et un lecteur, communication qui met en jeu une
intentionnalité et une adhésion à conquérir, communication à travers les
représentations de l’humain que la littérature signifie et questionne, à
travers les mises en scènes « réalistes » ou symboliques qu’elle permet. Les
concepts essentiels de la pragmatique, rejoignant les théories de la récep-
tion, rendent compte de cet échange particulier et de ses effets et mettent
en lumière le rôle essentiel du lecteur dans l’interprétation des textes. Ainsi,
il parait surprenant que la culture humaniste ne fasse pas explicitement
référence à cette modification d’importance qui fait focaliser sur les inte-
ractions entre un auteur et un lecteur, développées ou redoublées dans la
fiction par les situations d’échange entre narrateur, personnages ou même
auteur… Le texte littéraire s’enrichissant de l’approche des divers niveaux
d’énonciation interne et externe qui le caractérisent.
La pragmatique linguistique établissant que le sens des énoncés réside
dans leur valeur d’action sur l’autre et qu’il est de nature argumentative
ouvre de nouvelles pistes d’exploration et d’interprétation des œuvres qui
fécondent l’analyse littéraire et les modes de construction du sens : les

61
Le Français aujourd’hui n° 167, « Culture humaniste : textes et pratiques »

arguments et les marques argumentatives constitutives des propriétés


structurelles du texte, le processus argumentatif ou la dynamique du texte
sous l’angle de l’entrée dans l’échange à sa clôture ; la polyphonie énoncia-
tive, la problématique des voix narratives liées aux énoncés ou aux récits
envisagés comme des arguments pour des conclusions parfois implicites ;
l’articulation complexe entre le littéraire et le réflexif, la fiction et l’essai, ou
ce qui est dénommé « argumentation indirecte » dans les documents d’ac-
compagnement des programmes du lycée.
L’étude des énoncés en situation, spécifique de la pragmatique dans sa
dimension de linguistique énonciative, fait mettre l’accent sur le contexte
d’élaboration, de production, de réception de l’œuvre et son importance
dans la construction du sens. Le fait littéraire est appréhendé dans son
inscription sociale et culturelle déterminante pour les enjeux des textes et
leurs effets qui doivent de ce fait être interrogés, élucidés. Et cela sans
doute d’autant plus que leur origine est éloignée de l’époque de leur
réception, propriété de l’essentiel du corpus d’œuvres « humanistes ».
Ainsi, la nécessaire contextualisation des œuvres peut-elle motiver, en

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donnant du sens à leur acquisition, l’apprentissage des savoirs histori-
ques, géographiques requis dans la constitution d’une culture humaniste.
Ces savoirs deviennent des clés culturelles dans l’interprétation des
textes.
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La réception de l’œuvre dans la temporalité du lecteur peut en faire varier


le sens. « Sa » lecture privilégiant certaines potentialités de l’œuvre, la
conception du corpus s’en trouve modifiée. L’absence d’indication sur les
modes de lecture conduit à s’interroger sur la conception implicite du
corpus d’œuvres prescrit pour la constitution d’une culture humaniste :
est-il considéré comme stable, résultant d’interprétations qui l’ont éclairé,
enrichi jusqu’à aujourd’hui, qu’il « capitalise » et qu’il faut connaitre, ou
bien est-il modelable, renouvelable sans cesse au fil des lectures qui le pren-
nent en charge – dans les limites des « droits » du texte ? L’élève est-il
témoin de l’œuvre, placé en quelque sorte dans un rapport « testimonial »
à l’œuvre majeure ou au contraire partie prenante du processus interpré-
tatif et Sujet-lecteur ? Quelle conception peut-elle le mieux favoriser l’ap-
propriation des œuvres majeures et littéraires aujourd’hui par les élèves ?
S’il apparait que c’est la première, elle ne va pas sans poser de problèmes.
Pour preuve rapide, une remarque de jeune professeur stagiaire qui disait
en cette rentrée scolaire son étonnement, je cite, « devant la tendance forte
et la capacité de (ses) élèves à “actualiser” leur lecture de la littérature » et
sa difficulté à « gérer la lecture », entre des remarques pertinentes des élèves
et des savoirs textuels littéraires à transmettre. Un travail sur les contes
avait fait surgir dans l’interprétation toutes sortes de situations familiales
vécues ou connues, en particulier celles liées actuellement aux familles
dites « recomposées ». Le commerce des textes littéraires ou patrimoniaux
engage une réflexion, une pensée sur l’humain dans le présent du lecteur.
Mais ce qui permet l’appropriation de ces textes peut aussi les phagocyter.
Difficile équilibre des postures de lecteurs et de leur apprentissage et sans
doute une problématique cruciale dans la construction d’une culture
humaniste fondée sur la lecture d’œuvres fondatrices ou majeures.

62
De la pertinence de l’argumentation dans la construction d’une culture humaniste au XXIe siècle

Par ailleurs, l’argumentation a fait apparaitre et développer le lien entre


l’interprétation et la construction d’un jugement sur les textes. Des dispo-
sitifs opératoires ont été mis en œuvre qui justifient d’être rappelés comme
plus particulièrement le débat sur des œuvres lues : le débat argumenté ou
régulé (Dolz et Schneuwly, 1998), les débats interprétatifs7 ou encore « les
cercles de lecture » (Terwagne, Vanhulle et Lafontaine, 2001). Il s’agit bien
sur le fond de former un jugement de lecteur qui dépasse la simple affirma-
tion d’une opinion en confrontant des réceptions que la pratique de l’ar-
gumentation doit rendre rigoureuses, validées par le texte, le contexte…
Dans le même temps, s’opèrent une modeste initiation à une approche
herméneutique qui fait comprendre que le sens déborde l’œuvre et une
prise de conscience de communautés de lecteurs qui permettent les
échanges dans l’accord ou le désaccord. Expériences qui peuvent favoriser
l’appétence des grandes œuvres humanistes. De plus, la formation du juge-
ment en général peut se nourrir de celui sur les textes.
L’argumentation peut jouer un rôle important dans le développement de
compétences interprétatives et de l’accès aux lectures plurielles des élèves,

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conditions d’une formation à l’humanisme fondée sur l’appropriation des
textes littéraires, fondateurs, patrimoniaux qui représentent et question-
nent le monde et l’humain. Elle offre des concepts, des moyens et des
pratiques pour l’examen critique des textes, pour l’exploration des valeurs
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qui y sont en jeu, pour distinguer d’autres le corpus « humaniste » ou au


lycée, par exemple, pour l’interroger dans sa distinction.
La compétence « Culture humaniste » au XXIe siècle ne comprend pas la
pratique de l’écriture. Or cette pratique, adossée à la littérature, à sa lecture,
puisée dans la fréquentation sensible des textes littéraires parait de nature à
favoriser la construction d’une culture ouverte au monde et à l’humain, la
formation du Sujet, le développement d’habiletés scripturales plurielles. Ce
mode d’accès aux grandes œuvres dérange-t-il le devoir de révérence, la
nécessaire distance admirative au point que de nombreux travaux de
recherche récents en la matière, savants ou didactiques, n’ont pas été pris en
compte pour élaborer les composantes majeures de « La culture huma-
niste » ? Pas davantage d’ailleurs que les avancées en la matière des programmes
de français de 1996 pour le collège et de 2000 pour le lycée ? Y a-t-il au fond
séparation entre l’humanisme conçu comme un « contenu » de pensée et
l’écriture conçue comme une simple « forme » ? Est-ce cette absence, problé-
matique pour la discipline du français, qui a conduit à réaffirmer nettement
dans le préambule des nouveaux programmes du collège l’importance de
l’écriture : les apprentissages des élèves au cours des quatre années du collège
sont construits à partir des axes suivants : langue, chronologie, littérature,
histoire des arts (c’est moi qui synthétise), « la pratique constante, variée et
progressive de l’écriture, qui vient couronner le tout » ?
Il ne s’agit pas ici de valoriser les exercices des classes de rhétorique et
leurs écueils. Les travaux d’écriture ont été renouvelés en fonction des

7. Dispositif pédagogique pour « entrer dans la culture littéraire » : Documents d’accompa-


gnement des programmes « Lire et écrire au cycle 3 », ministère de l’Éducation nationale,
Paris, CNDP, octobre 2003.

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Le Français aujourd’hui n° 167, « Culture humaniste : textes et pratiques »

apprentissages nécessaires aux élèves du monde contemporain, des statuts


de l’écrit, notamment exprimés dans les objectifs de la maitrise des discours
et du discours littéraire en particulier.
L’écriture argumentative parait féconde pour s’approprier la littérature
ainsi par ailleurs que les écrits variés qui s’en distinguent, pour mieux la
singulariser. Cette écriture s’ancre sur les concepts productifs de la rhéto-
rique renouvelés par l’argumentation, sur l’interaction entre le moi/le soi
(ethos), le rapport au monde des choses et des situations (logos) et l’autre
(pathos). Elle met en jeu une question centrale : quelles stratégies discur-
sives, stylistiques adopter pour « gérer la distance », « construire la relation »
entre l’auteur/narrateur/locuteur et le lecteur/destinataire/interlocuteur ?
En ce sens les principaux écrits scolaires sont concernés : construction de
son « auditoire » (lecteurs, professeur ou pairs), contenus de savoirs organisés
dans un raisonnement ou une structure persuasive pour défendre une lecture
(commentaire), élaborer un jugement, une position à partir d’un corpus de
textes et d’une consigne (dissertation), « inventer » dans le cadre d’un genre
littéraire. Ne pouvait-on attendre de « la culture humaniste » d’aujourd’hui

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qu’elle réunisse les deux courants traditionnels du rapport à l’écrit : la « glose »
ou le « commentaire » fondé sur la relecture des textes majeurs ou fondateurs
et la production de discours ou pratique rhétorique des textes8 ?
Cette pratique rhétorique est représentée dans l’écriture des discours au
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collège et l’écriture d’invention ou créative au lycée, formes d’écriture


« littéraire » qui font l’objet d’apprentissages à des fins d’appropriation des
textes ou de maitrise de l’écrit. L’écriture argumentative permet de ques-
tionner et mettre en œuvre des stratégies d’élaboration du discours litté-
raire efficace, notamment à travers la métaphorisation, le jeu sur les
stéréotypes et la construction de l’image de soi dans le discours. Sur ces
trois plans, l’écriture travaille la communication entre l’auteur et son
lecteur, les formes qui rendent l’échange possible. Comme C. Perelman l’a
montré, la métaphore s’appuie sur des valeurs partagées qui facilitent l’effet
de proximité entre l’auteur et son lecteur, en même temps que l’auteur, au
moyen d’une image inattendue mais éclairante, impose son point de vue
sur la chose ou la personne évoquées. L’efficacité de l’analogie évidente et
subite pour le lecteur peut s’apprendre. Par ailleurs, frapper l’imagination
de l’autre en se dégageant du discours littéral, renforce la présence de
l’auteur et participe de l’affirmation et de la construction de soi dans l’écri-
ture. S’attacher à l’effet argumentatif des figures en général dans la produc-
tion écrite permet d’envisager le rapport à l’autre dans l’écriture sous l’angle
de la connivence et de la distinction, de mettre en jeu altérité et identité.
Les stéréotypes, ou lieux communs, jouent également un rôle clé dans la
communication avec le lecteur. Partagés parce que culturellement fami-
liers, ils servent d’appui pour faire accéder l’autre à un univers qui n’est pas
le sien, à la part d’inconnu d’une écriture singulière. Le travail de l’écriture
doit permettre de rendre conscient ce jeu avec le lecteur, établi sur le
phénomène de la reconnaissance et de la surprise. Il doit conduire à
construire une créativité fondée sur l’art de disposer, combiner, insérer

8. M. Charles, L’Arbre et la Source, Paris, Seuil, 1985.

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De la pertinence de l’argumentation dans la construction d’une culture humaniste au XXIe siècle

dans des situations d’échange variées, des contextes différents, les lieux
communs, les topoï adaptés au projet d’écriture. Dans cette dynamique, le
scripteur-élève construit sa propre pensée, sa singularité discursive et son
identité en travaillant à mettre à distance la culture de la doxa, en faisant
assaut d’imagination. Stéréotypes et « petite fabrique de littérature » ne
sont pas antinomiques. Les travaux de R. Amossy sur stéréotypes et argu-
mentation et ceux de J.-L. Dufays sur stéréotypes et lectures sont fonda-
mentaux pour réfléchir, dans une transposition à la production écrite, à ces
points de passage entre auteur et lecteur qui permettent le commerce avec
les textes littéraires et la compréhension de quelques aspects clés qui les
caractérisent.
L’écriture – et en particulier l’écriture d’invention – est une pratique
privilégiée pour apprendre à construire la voix ou l’image de celui qui parle
dans un texte (ethos rhétorique ou discursif selon R. Amosssy, 2000, et D.
Maingueneneau, 2004), dont dépendent pour beaucoup l’effet et la réus-
site d’un projet d’écriture. Voix et images se constituent à travers des rôles
variés, occupés pour convaincre et persuader, qui associent position dans

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l’écrit (postures scripturales) avec prise de position, ne correspondant pas
exclusivement aux marques énonciatives de l’expression d’une opinion en Je.
Ces rôles s’élaborent en fonction des intentionnalités du scripteur, des images
du lecteur, des lois du genre qui les met en scène. Apprendre à occuper des
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rôles pour construire son image de scripteur permet de faire prendre


conscience aux élèves de l’importance de ces interactions complexes dans la
production du texte orienté vers sa réception et de chercher à les maitriser,
ainsi que le montre un article convaincant de N. Denizot (2002) centré sur
la construction d’images du scripteur dans l’écriture de l’éloge et du blâme
au lycée. L’écriture sous l’angle de la problématique des images et des rôles
engage la construction de l’identité du sujet à travers les identités subjectives
qui s’inventent dans l’écriture dans un lien étroit à l’autre visé, au lecteur à
intéresser et à conquérir. Identité et altérité, dont la prise de conscience est
une finalité de la culture humaniste peuvent faire l’objet d’expériences et
d’apprentissages par la médiation de l’écriture « littéraire » dans le champ de
la pragmatique, à travers des notions fécondes pour s’approprier les écrits par
la lecture-écriture. L’écriture en ce sens est une pratique culturelle, voire
même artistique ; ce qui non seulement légitime sa place dans la construc-
tion d’une culture humaniste, mais la rend incontournable.

« La culture humaniste » définie dans le socle commun, affirmée dans les


traditions de sa filiation, recentrée sur les fondamentaux des humanités clas-
siques, parait à l’étroit et bien réduite entre « la maitrise de la langue » et « les
compétences sociales et civiques ». La définition proposée atteste d’une occa-
sion manquée d’ouvrir et d’élargir cette compétence, pour le champ de l’en-
seignement du français, en tenant compte de l’argumentation devenue
essentielle à la construction d’une culture de l’humain en raison de la relation
centrale qu’elle pose entre identité et altérité, et du phénomène de leur
co-construction dans et avec les œuvres majeures de l’Antiquité et de la litté-
rature. L’argumentation ne rend certes pas compte de tous les modes d’ap-
proches des textes. Leur fréquentation sous l’angle de la parole efficace

65
Le Français aujourd’hui n° 167, « Culture humaniste : textes et pratiques »

n’est-elle pas complémentaire de celle qui privilégie la recherche de la beauté ?


Dans la perspective de la formation de la personne et des apprentissages
fondamentaux, la rhétorique et l’éloquence doivent-elles continuer d’être
opposées à la poétique et à l’esthétique ? Ne pouvait-on souhaiter une culture
humaniste du XXIe siècle plus fédératrice et plus émancipée ?

Jeanne-Antide HUYNH

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