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« LES PARURES DU DIABLE » : LES MARQUES DE L’HYPOCRISIE
DANS TARTUFFE
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Constance Cagnat-Debœuf

Presses Universitaires de France | « Dix-septième siècle »

2016/2 n° 271 | pages 219 à 234


ISSN 0012-4273
ISBN 9782130733805
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2016-2-page-219.htm
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!Pour citer cet article :


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Constance Cagnat-Debœuf, « « Les parures du diable » : les marques de l’hypocrisie dans
Tartuffe », Dix-septième siècle 2016/2 (n° 271), p. 219-234.
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« Les parures du diable » :


les marques de l’hypocrisie dans Tartuffe

Si l’on prend la peine d’examiner de bonne foi ma comédie, on verra sans doute
[...] que j’ai mis tout l’art et tous les soins qu’il m’a été possible pour bien distinguer le
personnage de l’hypocrite d’avec celui du vrai dévot. J’ai employé pour cela deux actes
entiers à préparer la venue de mon scélérat. Il ne tient pas un seul moment l’auditeur en
balance ; on le connaît d’abord aux marques que je lui donne ; et, d’un bout à l’autre,
il ne dit pas un mot, il ne fait pas une action, qui ne peigne aux spectateurs le caractère
d’un méchant homme […] (Préface, Le Tartuffe, 1669).

Argument au service de la stratégie défensive déployée dans la préface, ou défi


lancé – par-delà les siècles – à la sagacité du lecteur ? La confidence du dramaturge
évoquant la composition du Tartuffe et le soin mis à « bien distinguer le personnage
de l’hypocrite d’avec celui du vrai dévot » résonne peut-être moins comme un appel
à la « bonne foi » que comme une invitation à la vigilance. Car si d’un côté Molière
défend l’évidence de son personnage (« on le connaît d’abord aux marques que je
lui donne »), de l’autre le lecteur se voit invité à « prend[re] la peine » de l’examen,
à se livrer à un travail de déchiffrement, à rechercher ces « marques » dont parle
allusivement l’auteur, censées signaler l’hypocrisie de Tartuffe. Le terme même de
« marques » ne suggère-t-il pas un travail sur le personnage de Tartuffe d’une nature
un peu particulière, un travail dont Molière semble ici tirer une certaine fierté, comme
en témoigne l’insistance de la formule « tout l’art et tous les soins qu’il m’a été pos-
sible » ? La « marque » est un « signe », explique Furetière, « qui fait reconnaître une
chose, et la distinguer d’une autre semblable »1. Elle suppose, pour être correcte-
ment interprétée, l’intervention d’un savoir qui, d’après Furetière, peut être livresque
(« L’Écriture dit que quand le Ciel est rouge le soir, c’est une marque de beau temps
pour le lendemain »), ou d’expérience (« c’est une bonne marque à un cheval, quand
il trépigne [...] »). Elle suppose entre l’auteur et son lecteur une culture commune, un
partage de références sans lequel elle se voit privée de toute signification, condamnée
à n’être plus qu’un détail gratuit, vide de sens.
Il s’agira donc ici d’interroger les détails du portrait de Tartuffe tel qu’il s’élabore
du premier acte de la pièce à l’apparition du personnage à l’acte III, et leur capacité

1.  Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690, s. v. « marque ».


XVIIe siècle, n° 271, 68e année, n° 2-2016
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à signifier l’hypocrisie2. La mise au jour de différents indices habilement disséminés

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dans le texte témoignera de la diversité des codes et des procédés auxquels recourt
Molière pour transformer jusqu’au moindre détail en un signe proposé à l’interpré-
tation du lecteur ; et si l’ampleur prise par ce travail de marquage révèle de la part du
dramaturge un plaisir de l’allusion, un goût du chiffre, comment ne pas voir dans la
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relation ainsi instaurée avec le lecteur comme le reflet de celle imposée aux membres
de la famille d’Orgon par le double jeu de l’hypocrite ?

Les proverbes de Madame Pernelle


On se souvient que dans la première scène de la pièce Madame Pernelle, cédant
au courroux que lui inspirent les manières de la maisonnée, formule à l’intention
de chacun de vifs reproches, et ce à l’aide de divers proverbes qui contribuent au
ridicule du personnage : lui conférant cette « austérité ridicule du temps passé3 » qu’a
reconnue en elle l’auteur de la Lettre sur la comédie de l’Imposteur, ils trahissent en
outre une intelligence courte, incapable de raisonnement. Toutefois, comme le fait
remarquer Gérard Ferreyrolles4, le point de vue de la mère d’Orgon n’est pas tota-
lement erroné : ce qu’elle dénonce dans le comportement des différents membres
de la famille s’avérera en partie justifié ; il est surtout un personnage qui concen-
trera tous les travers dénoncés par la vieille femme : Tartuffe, plus « méchant » que
Damis, menant « sous chape un train » plus haïssable que celui de Mariane, prêchant
plutôt que Cléante « des maximes de vivre qui par d’honnêtes gens ne se doivent
point suivre » et enfin, comme Dorine, se mêlant « sur tout de dire [son] avis ».
De ce fait, le discours proverbial que convoque Madame Pernelle n’échappe-t-il pas
pour partie à l’invalidation ? Peut-être cette entrée en matière délivre-t-elle, à travers
le ridicule du personnage, une indication d’importance, qu’il est une autre façon,
moins bruyante, plus ludique d’entendre le langage figuré, introduisant à ce travail
de marquage auquel s’est prêté Molière dans Le Tartuffe.
En effet, à peine Madame Pernelle prend-elle la parole, qu’elle affirme, pour expri-
mer sa désapprobation du mode de vie qui règne chez son fils : « On n’y respecte
rien ; chacun y parle haut, / Et c’est tout justement la cour du roi Pétaud » (v. 11-12) :
le proverbe désignant, comme le terme de pétaudière, « un lieu de désordre et de
confusion, et où tout le monde est maître5 », la vieille femme semble réitérer à travers
cette expression familière ses deux précédentes accusations. Et pourtant n’est-il pas

2.  Une voie déjà largement frayée, en particulier par Jules Brody, dans son article « Amours de
Tartuffe », Les Visages de l’amour au xviie siècle, Travaux de l’université de Toulouse-Le Mirail, 1984, pp.
227-242 (repris dans Lectures classiques, Rookwood Press, 1996, pp. 118-130), et par Olivier Leplatre,
dans « L’homme à la puce : psychopathologie d’un détail textuel dans Tartuffe de Molière », Le Parti
pris du détail. Enjeux narratifs et descriptifs, Textes réunis et présentés par Marine Ricord, université de
Picardie, Lettres modernes Minard, Paris-Caen, 2002, pp. 187-206.
3.  Lettre sur la comédie de l’Imposteur, dans Molière, Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de
la Pléiade », éd. Georges Forestier et Claude Bourqui, 2010, vol. II, p. 1170.
4.  Voir Gérard Ferreyrolles, Molière. Tartuffe, Etudes littéraires, Puf, 1987, p. 55.
5.  Philibert-Joseph Le Roux, Dictionnaire comique, satyrique, critique, burlesque, libre et proverbial,
1718, p. 400, s. v. « Pétaud ».
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une autre manière de l’entendre, littérale celle-ci, et qui donnerait raison à la mère

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d’Orgon ? Car le roi Pétaud passant pour être le roi des mendiants6, le proverbe
ne révèle-t-il pas la véritable identité de celui qui règne désormais sur la maison
d’Orgon ? En effet, tel le roi Pétaud, Tartuffe n’est qu’« un  gueux », selon Dorine
(v. 63). L’insistance de Madame Pernelle sur la justesse de son propos incitait peut-
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être à réactiver le sens littéral derrière l’expression convenue. Quelques vers plus loin,
tançant la douce Mariane, elle étaie ses reproches d’un nouveau proverbe : « mais il
n’est, comme on dit, pire eau que l’eau qui dort » (v. 23). Une fois encore, la mère
d’Orgon, ou la sagesse populaire qu’elle invoque, s’avérera avoir raison : car « on
dit proverbialement qu’Il n’est pire eau que celle qui dort, pour dire, qu’Un homme
taciturne, couvert, est plus dangereux que celui qui parle beaucoup7 ». À l’ouverture
de la pièce, le proverbe n’invite-t-il pas le lecteur à mesurer le danger que représente
celui dont on parle, à l’aune de son absence et de son silence que Molière a choisi
de prolonger significativement8 jusqu’au début de l’acte  III ? Enfin, dénonçant à
la suite de Tartuffe les assemblées mondaines qui se tiennent chez sa bru, Madame
Pernelle conclura sa visite sur ces mots : « C’est véritablement la tour de Babylone, /
Car chacun y babille, et tout du long de l’aune » (v. 161-162). L’étymologie fantai-
siste9 que la vieille femme donne au proverbe pour servir sa critique des mondanités
n’a-t-elle pas occulté la justesse de son propos ? La tour de Babel étant le symbole de
l’orgueil humain que Dieu punit par la division des langues et la confusion qui s’en
suivit, le spectateur se trouvait ainsi invité à reconnaître dans la division de la famille
d’Orgon la conséquence de l’orgueil d’un nouveau Nemrod. L’application ne devait
pas dérouter ceux qui avaient lu sous la plume de Guillaume Desprez cette expli-
cation des versets 8-9 du chapitre X de la Genèse consacrés au roi Nemrod10 :

Vers. 8. Avant ce temps-là, dit saint Jérôme, les chefs des familles commandaient
dans leur maison, et les hommes ne reconnaissaient presque pas d’autre autorité que
celle des maîtres sur leurs serviteurs, et des pères sur leurs enfants. Mais celui-ci étant
fier et ambitieux, usurpa une domination tyrannique sur les autres.

6.  Furetière explique : « C’est la cour du roi de Peto, où tout le monde est maître. Ce proverbe se dit
de l’assemblée des gueux qui sont tous égaux. On l’appelle la Cour du Roi Peto, parce que tous vivent de
mendicité, et que le mot latin peto signifie mendier ». Furetière, Dictionnaire universel, s. v. « maître ».
7.  Dictionnaire de l’Académie française, Paris, 1694, s. v. « eau ».
8. Sans doute est-ce l’ajout, dans la version de 1669, d’un second acte consacré aux amours contra-
riées de Mariane qui, en différant l’apparition de l’hypocrite à l’acte  III, a fait de Tartuffe « le type
accompli du héros retardé » selon les termes de Georges Forestier (http:/www.moliere.paris-sorbonne.
fr/moliere21). Sur les deux Tartuffe, voir aussi Molière, Œuvres complètes, éd. citée, vol. II, pp. 1373-
1388.
9.  Fantaisiste, mais non pas originale comme le laisse entendre Molière à travers l’allusion au doc-
teur qui « l’autre jour […] dit fort bien » (v. 160). Le jeu de mot figure dans l’ouvrage que l’évêque
de Belley, Jean-Pierre Camus, consacra à François de Sales et qui fut plusieurs fois réédité au cours du
siècle, L’Esprit du bienheureux François de Sales : « Si ce n’était la tour de Babel, au moins c’était celle
de Babil ou de Babylone, car elles babillaient tout du long de l’aune » (Paris, 1639, t. I, p. 365). Voir
Molière, Œuvres complètes, éd. citée, vol. II, p. 1396, n. 17.
10.  « Or Chus engendra Nemrod, qui commença à être puissant sur la terre. Il fut un violent
chasseur devant le Seigneur. De là est venu ce proverbe : Violent chasseur devant le Seigneur comme
Nemrod » (Genèse, X, 8-9, dans la traduction de Louis-Isaac Lemaître de Sacy, La Bible, éd. Philippe
Sellier, Robert Laffont, « Bouquins », 1990).
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222 « Les parures du diable » : les marques de l’hypocrisie dans Tartuffe

Vers. 9. Quand l’Ecriture, dit saint Augustin, appelle Nemrod chasseur, elle veut

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marquer que c’était un voleur et un brigand, qui pillait, non quelques passants, mais
des provinces entières11.

Plus familier que ne l’est le lecteur moderne et de la Bible et de ses interprétations


littérale et figurative, le contemporain de Molière n’allait pas tarder à découvrir dans
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la suite de la pièce la justesse de l’application que lui proposait involontairement


Madame Pernelle : à travers l’allusion à Nemrod se trouvaient discrètement annon-
cées à la fois l’usurpation d’autorité12 et la spoliation, et peut-être jusqu’à cette cabale
des hypocrites que l’intrigue met progressivement au jour – Tartuffe, secondé par
Laurent, est bientôt rejoint par Monsieur Loyal –, qui en effet trouvait également
son pendant dans la vie du roi de Babylone racontée par Guillaume Desprez : « Car
ayant assemblé une troupe de jeunes gens forts et hardis, qu’il grossit toujours de plus
en plus […] il en composa une armée très forte13. »
De Pétaud à Nemrod, du roi des mendiants à celui de Babylone, Molière a trouvé
dans la langue proverbiale diverses figures qui apparaissent comme autant de méta-
phores de Tartuffe : Pétaud trahit son origine, « l’eau qui dort » sa dangerosité,
Nemrod les formes prises par son pouvoir tyrannique. Les proverbes de Madame
Pernelle, loin d’être les sottises que son nom laissait attendre14, sont à inscrire au
nombre des « marques » de l’hypocrite même si, en les plaçant dans la bouche d’un
personnage que tout décrédibilisait, Molière s’employait curieusement à brouiller les
pistes15.

11.  Guillaume Desprez, La Genèse traduite en français, avec l’explication du sens littéral et du sens
spirituel tirée des saints Pères et des Auteurs ecclésiastiques, Sixième édition, Paris, 1698 [1592], p. 331.
12. La formule dont use Damis pour dénoncer le pouvoir exercé désormais sur l’ensemble de la
famille par Tartuffe fait très précisément écho aux termes employés par Guillaume Desprez dans son
commentaire du verset de la Genèse : « Quoi ! je souffrirai, moi, qu’un cagot de critique / Vienne usurper
céans un pouvoir tyrannique ? » (v. 45-46. C’est nous qui soulignons). Une usurpation rendue possible
par l’indifférence envers les siens que, sous le nom de détachement, l’hypocrite prône à Orgon : « Il
m’enseigne à n’avoir affection pour rien, /De toutes amitiés il détache mon âme ; / Et je verrais mourir
frère, enfants, mère et femme, / Que je m’en soucierais autant que de cela » (v. 276-279).
13.  Guillaume Desprez, La Genèse traduite en français..., éd. citée, p. 331.
14.  « Chanter la péronnelle : dire des sottises, niaiser » (Antoine Oudin, Curiosités françaises pour
supplément aux dictionnaires, Chez A. de Sommaville, Paris, 1656, p. 316). Dans la version de 1667,
la seconde apparition de Madame Pernelle était l’occasion d’une nouvelle variation sur différents pro-
verbes, comme en témoigne la Lettre sur la comédie de l’Imposteur : « la vieille […] charmée de la beauté
de son lieu commun, ravie d’avoir une occasion illustre comme celle-là de le pousser bien loin, continue
sa légende, et cela tout par les manières ordinaires aux gens de cet âge, des proverbes, des apophtegmes,
des dictons du vieux temps, des exemples de sa jeunesse, et des citations des gens qu’elle a connus. » Un
développement qu’a allégé Molière dans la version de 1669, et dont on ne saurait dire s’il prolongeait le
jeu à l’œuvre dans cette première scène.
15.  De cette sagesse du proverbe en dépit de l’aveuglement de celui qui l’énonce, on trouve sans
doute un autre exemple à la scène suivante, lorsque Dorine rapporte qu’Orgon accueille les rots de
son protégé par ces mots : « Dieu vous aide » (v. 194) : allusion probable au proverbe enregistré par
Furetière, « quand un homme rote, on dit proverbialement Deo Gratias, les moines sont saouls »
(Furetière, op. cit., s. v. « roter »). Mais de la fin du proverbe, Orgon ne semble pas mesurer ici la justesse,
que voile d’autre part la transformation de Tartuffe du clerc qu’il pourrait avoir été en 1664 en un laïc
dévot dans les versions de 1667 et 1669.
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Constance Cagnat-Debœuf 223

Maître et serviteur

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Parmi les attributs de Tartuffe très tôt évoqués dans la pièce, son valet : c’est à
Dorine que dès la scène d’exposition il revient d’introduire ce personnage dont l’exis-
tence intrigue d’autant plus que jusqu’au dénouement il restera invisible. Une invisi-
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bilité qui n’a pas empêché Molière de le baptiser. Le serviteur de Tartuffe se signale en
effet d’abord à nous par son prénom et par le couple qu’aux yeux de la servante avisée
il forme avec son maître : « À lui, non plus qu’à son Laurent, / Je ne me fierais, moi,
que sur un bon garant16 » (v. 71-72). La rime « Laurent / garant » offre la première
motivation du prénom du valet : elle s’avère de fait éclairer la fonction de ce person-
nage qui apparaît dans la pièce comme le seul garant de la dévotion de Tartuffe dont
il seconde les manœuvres séductrices à l’endroit d’Orgon, comme celui-ci le révélera
bien malgré lui à son beau-frère : « Instruit par son garçon, qui dans tout l’imitait, /
Et de son indigence et de ce qu’il était » (v. 291-292). Ce prénom, Laurent, est aussi
le premier mot que Tartuffe prononcera à son entrée en scène, à l’acte III, dans une
réplique où éclate aux oreilles de Dorine l’hypocrisie du personnage : « Laurent, ser-
rez ma haire avec ma discipline » (v. 853). Deux fois cité, ce prénom contenait-il un
indice, une allusion que Molière tendait au spectateur attentif ? L’invisibilité même
du personnage contribue à rendre l’insistance sur son prénom quelque peu étrange et
rappelle le cas d’autres personnages invisibles dont le nom est pour Molière l’occasion
de jeux de mots ou d’allusions plaisantes : ainsi, de la famille de Monsieur Dimanche
dans Dom Juan17. Si l’allusion est probable, l’on ne peut formuler que des hypo-
thèses : ne s’agirait-il pas d’un hommage voilé à Jacques Du Lorens, dont la Satire
première est considérée comme l’une des sources probables du Tartuffe ? Cupide,
glouton, paillard et traître en amitié18, l’hypocrite de Du Lorens présente tous les
traits que développera Molière en son Tartuffe : ces analogies sont-elles à interpréter
comme le simple reflet des lieux communs alors répandus sur les faux dévots, ou
bien cachent-elles un lien génétique que le prénom du valet moliéresque aurait pour
fonction de signaler ? Molière n’a-t-il pas procédé ainsi dans Le Festin de Pierre, où
l’un des valets du protagoniste se nomme Ragotin en hommage à Scarron dont les
Nouvelles tragi-comiques ont inspiré le dramaturge dans sa réécriture de la légende

16.  Pour faire part de ses soupçons à l’endroit du couple Tartuffe-Laurent, la servante transpose une
formule habituellement employée pour exprimer l’athéisme : « il ne croit en Dieu que sur bons gages :
il est un peu athée », explique Antoine Oudin (Curiosités françaises, p. 165). Par cette transposition,
Dorine revendique une forme d’incrédulité éclairée à l’égard du maître et de son serviteur auxquels elle
refuse une créance due à Dieu seul.
17.  Voir Constance Cagnat-Deboeuf, « Le tambour du petit Colin : les noms propres dans Dom
Juan », XVIIe siècle, n° 210, 2001, pp. 35-47.
18. Comme l’illustre cet extrait de la « Première Satire » : « S’il rit c’est un hasard, et ne rit qu’à
demi, / C’est avec un baiser qu’il trahit son ami, / Plus amateur de bien que Midas ni Tantale / Je vous
le garantis harpie originale : / Il se laisse quasi mourir de faim chez lui / Mais il parle des dents à la table
d’autrui ; / Après ses oraisons est-il hors de l’église / À son proche voisin, il trame une surprise / Et lui
rend des devoirs sous couleur d’amitié / Mais s’il a de l’argent il en est de moitié. / Il flatte son esprit
avec certain ramage, / Qui l’attire, le charme, et doucement l’engage ; / Il cajole sa femme, et la prie en
bigot / De faire le péché qui fait un homme sot. » (« Satire première », Les Satires de M. Du Lorens, Paris,
Antoine de Sommaville, 1646, p. 2).
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224 « Les parures du diable » : les marques de l’hypocrisie dans Tartuffe

donjuanesque ? Aurait-il choisi de répéter le procédé et de témoigner par le nom du

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valet de Tartuffe de sa dette envers le poète satirique ?
Il est toutefois une autre hypothèse qu’autorise le second passage où il est question
de Laurent. C’est à nouveau Dorine qui parle :
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Il n’est pas jusqu’au fat qui lui sert de garçon


Qui ne se mêle aussi de nous faire la leçon ;
Il vient nous sermonner avec des yeux farouches,
Et jeter nos rubans, notre rouge et nos mouches.
Le traître, l’autre jour, nous rompit de ses mains
Un mouchoir qu’il trouva dans une Fleur des Saints
Disant que nous mêlions, par un crime effroyable,
Avec la sainteté les parures du diable (v. 203-210).

L’intervention du valet se trouve associée à un volume de Vies de saints dont il entend


défendre la « sainteté » ; l’ouvrage en question est celui du jésuite Pierre Ribadeneira,
La Fleur des Vies des saints19, de la toute fin du xvie siècle et en grande partie discrédité
dès les années 1650 par les travaux des bollandistes, en raison des contes naïfs qui
y fleurissaient ; pour la même raison il était devenu un objet de plaisanteries dans
les milieux mondains : en témoigne le mot d’Abel Servien (1593-1659) qui à partir
d’un anagramme plaisant avait surnommé l’auteur Petrus de Badinerria20. Ainsi le
choix par Molière de cet ouvrage ne s’explique peut-être pas seulement par son poids
qui en faisait une presse idéale, mais par le type d’écrits qu’il représentait, dans lequel
un merveilleux naïf se mêlait au récit édifiant des Acta Sanctorum. Aussi le propos de
Laurent résonne-t-il de manière quelque peu ambiguë, car les reproches qu’il adresse
aux femmes de la maison de « mêler avec la sainteté les parures du diable » semblent
être l’écho de ce qui fut reproché à la littérature qu’il entend défendre, d’avoir mêlé
avec les choses sacrées, sinon « les parures du diable », du moins des fictions profanes
et ridicules21. Or parmi ces « merveilles » que rapporte la Fleur des Saints, il est une
curieuse anecdote où apparaît le prénom du valet de Tartuffe :

Du temps du pape Pélage, le corps de saint Etienne fut transféré de Constantinople


en la ville de Rome, et fut mis au sépulcre de saint Laurent […]. Où je ne veux pas

19. L’ouvrage de Ribadeneira, Flos sanctorum, publié en Espagne à partir de 1599, est traduit en
français dès 1608 par René Gaultier. Il est régulièrement réédité et augmenté tout au long du siècle sous
le titre La Fleur des Vies des saints.
20.  « La vie des Saints écrite par Ribadeneira n’est guère moins ridicule [que la Légende dorée].
M. Servien faisant l’anagramme du nom de ce Père : Petrus Ribadeneira, l’appelait Petrus de Badinerria »
(Patiniana, p. 70, in Naudæana et Patiniana, ou Singularités remarquables, prises des conversations de Mess.
Naudé et Patin, Paris, 1701).
21.  Au xvie siècle, le cardinal Baronius dénonçait déjà ce mélange dont se rendent coupables cer-
tains auteurs de Vies de saints : « Il vaut bien mieux pour la vérité de l’Histoire Ecclésiastique, user de
silences ès choses, qui ne nous sont pas tant connues, que de mensonge, et d’un discours corrompu
de fausseté, encore qu’il soit entremêlé de quelques vérités. » (Henri de Sponde L’Abrégé des annales
ecclésiastiques de l’éminentissime cardinal Baronius, Paris, chez Jacques Dallin, 1655, p. 422). Un souci
d’exactitude historique qui a animé l’entreprise hagiographique des bollandistes et qu’on retrouve aussi
à l’époque du Tartuffe dans l’œuvre plus controversée de Jean de Launoy (1601-1678), surnommé « le
dénicheur de saints ».
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Constance Cagnat-Debœuf 225

omettre encore une merveille, que j’ai observée dans le nouveau Martyrologe des Saints

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de France au neuvième d’Août, qu’alors que les sacrés ossements de saint Etienne furent
déposés, comme en un lieu plus vénérable dans ce même tombeau de saint Laurent, le
corps de celui-ci faisant honneur à son hôte, et lui cédant la place, se retira de soi-même
au côté gauche, laissant le droit vide pour saint Etienne. D’où est venu le proverbe de
Comis et urbanus Laurentius. Le courtois et civil Laurent22.
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Ce proverbe, qui sera dit une douzaine d’années plus tard « assez usité23 », pourrait
expliquer la bizarrerie que représente le prénom traditionnel de Laurent au milieu
de noms de fantaisie comme Orgon, Tartuffe, Elmire, Flipote, Damis ou Cléante.
Dans le cas du valet de Tartuffe dont la servante dénonce la brusquerie et les incivi-
lités répétées, l’adage revêtirait une valeur antiphrastique identique à celle dont il
conviendra de doter un peu plus loin dans la pièce le nom de cet autre acolyte de
Tartuffe qu’est Monsieur Loyal, dont Dorine commentera le patronyme d’un vers
jugé parfois éléphantesque : « Ce Monsieur Loyal a un air bien déloyal » (v. 1772).
L’insistance de la servante sur la signification ironique du patronyme de l’huissier
n’incitait-elle pas à interroger les choix onomastiques du dramaturge, et à s’intéresser
au cas du serviteur de Tartuffe dont le prénom devait trahir au lecteur amateur de
proverbes l’appartenance à la coalition des hypocrites ?
En effet, si le valet semble faire siennes les critiques des dévots concernant la
coquetterie féminine, il les met en pratique avec un zèle que soulignent dans la tirade
de Dorine les deux verbes exprimant une action violente (« jeter » et « rompre »),
l’énumération (« nos rubans, notre rouge et nos mouches »), ainsi que le dédou-
blement de l’illustration en deux anecdotes distinctes. Là où Tartuffe se contente
d’exercer en paroles une censure dont tous dénoncent à l’ouverture de la pièce le
caractère tyrannique, Laurent, lui, agit ; par ce zèle, ne semble-t-il pas se faire selon
une expression du temps « comme le valet du diable » ? « C’est-à-dire, c’est un servi-
teur qui fait plus qu’on ne lui commande, qui fait des choses qu’on ne lui avait point
commandées [sic] de faire24. » À l’origine de cette expression, dit-on, les diableries
et les mystères dans lesquels « les valets de Satan étaient souvent représentés comme
allant au-delà de ses ordres, afin de signaler leur dévouement pour ses intérêts25 ». Tel
semble être le cas de Laurent, dont la fonction serait alors de suggérer la véritable
identité de Tartuffe : trahi par le zèle de son domestique, l’hypocrite se révélerait dès
la tirade de Dorine une créature diabolique, ou, pour le dire avec les mots qui seront

22.  Les Fleurs des vies des Saints, et Instructions sur les fêtes principales de toute l’année […] recueillies
premièrement en espagnol par le R. P.  Ribadeneira, de la Compagnie de Jésus, et mises en français par
M. R. Gaultier, Paris, chez Sébastien Hure, 1646, p. 226. Ce proverbe est également expliqué par le
P. Louis Novarini dans Adagia ex sanctorum patrum, 1651, vol. II, p. 39.
23.  P. Bonaventure de Saint-Amable, Histoire de S. Martial Apôtre des Gaules et notamment de l’Aqui-
taine et du Limousin, Seconde partie, Limoges, chez F. Charbounier-Pachi, 1683, p. 606.
24.  Pierre Richelet, Nouveau dictionnaire français, 1694, s. v. « valet ». Citons également  le
Dictionnaire de l’Académie : « On dit aussi proverbialement d’un homme qui par zèle ou autrement
fait plus qu’on ne lui dit, qu’Il est comme le valet du diable, le valet au diable, qu’il fait plus qu’on ne lui
commande » (Dictionnaire de l’Académie française, s. v. « valet »).
25.  Pierre-Marie Quitard, Dictionnaire étymologique, historique et anecdotique des proverbes et des
locutions proverbiales de la langue française, Paris, 1842, p. 308.
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226 « Les parures du diable » : les marques de l’hypocrisie dans Tartuffe

au dénouement ceux de l’exempt, ce « fourbe renommé […] dont on pourrait former

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des volumes d’histoires » (v. 1925-1926).

Les marques de la grande Bête : triple six et oreille rouge


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De cette identité diabolique, Molière a-t-il semé d’autres indices à l’ouverture


de sa comédie ? Qui (re-)lit les différents passages qui composent au premier acte le
portrait de l’imposteur remarquera la singulière récurrence d’un même nombre ainsi
désigné à l’attention. Lorsque Dorine évoque la misère qui était celle de Tartuffe à
son arrivée chez Orgon, elle s’offusque : « [...] un gueux qui, quand il vint, n’avait
pas de souliers / Et dont l’habit entier valait bien six deniers » (I, 1, v. 63-4). Un peu
plus loin, dénonçant devant Cléante la gloutonnerie  du personnage qu’encourage
aveuglément Orgon, elle précise : « Avec joie il l’y voit manger autant que six » (I, 2,
v. 192). Enfin Orgon lui-même, pour prouver à son beau-frère le zèle que Tartuffe
lui témoigne, évoque en ces termes l’attitude de son protégé envers Elmire : « Et plus
que moi six fois il s’en montre jaloux » (I, 5, v. 304). Ces trois passages sont destinés
à attirer l’attention sur les trois appétits que dissimule l’hypocrite : son appât du gain,
son goût de la bonne chère, son humeur luxurieuse. Or le nombre 6 (qui dans deux
de ces trois citations n’est pas imposé par la rime) n’est sans doute pas répété par
hasard. Car, comme l’indique le Dictionnaire de Furetière à « six », 666 est le nombre
de la « grande Bête » dans l’Apocalypse. Dans une pièce où il est sans cesse question
du diable, où, plus exactement, les partisans de Tartuffe ont constamment sa menace
à la bouche26, l’emploi, par trois fois, du chiffre « six » pour caractériser la conduite
de Tartuffe ne doit-il pas révéler où se cache l’action véritablement diabolique de la
pièce : non dans les divertissements, ou dans les parures des femmes, ni même dans
le caquet de Dorine, mais bien dans la dissimulation et la triple convoitise du person-
nage éponyme ?
De la « grande Bête », Tartuffe ne porte pas seulement la marque numérique : il
a aussi hérité de certaines de ses caractéristiques physiques. Et c’est encore une fois à
Dorine que le spectateur doit de les découvrir à l’acte suivant, lorsque celle-ci, dési-
reuse d’éveiller un sursaut en la passive Mariane, lui décrit son futur époux en des
termes qui font surgir l’image d’une bestialité repoussante :

[…] il faut qu’une fille obéisse à son père,


Voulût-il lui donner un singe pour époux.
Votre sort est fort beau, de quoi vous plaignez-vous ?
Vous irez par le coche en sa petite ville,
Qu’en oncles et cousins vous trouverez fertile ;
[…] Là, dans le carnaval, vous pourrez espérer
Le bal et la grand-bande, à savoir deux musettes
Et parfois Fagotin et les marionnettes,
Si pourtant votre époux […] (v. 654-667).

26. Le « malin esprit » (v. 152) est évoqué par Mme Pernelle, « les parures du diable » (v. 210) par
Laurent, Orgon traite Dorine de « serpent » (v. 551) avant de proposer, une fois mise au jour la trahison
de l’hypocrite, de devenir pour tous les gens de bien « pire qu’un diable » (v. 1606).
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Certes la vie médiocre et provinciale dont Dorine dresse ici le tableau a de quoi

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effrayer la jeune fille27, mais l’on devine qu’il s’agit aussi pour la servante d’évoquer
à demi-mot une autre réalité. Sa tirade s’ouvre et se ferme sur la mention d’un
même animal, le singe. La première occurrence en fait un comparant explicite de
Tartuffe, qui contraste avec celui proposé plus haut par Orgon – « vous vivrez, dans
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vos ardeurs fidèles / comme deux vrais enfants, comme deux tourterelles » (v. 533-
534) : une vision idéale, édulcorée, asexuée qu’entend dénoncer Dorine. La seconde
occurrence, à travers l’allusion au singe savant Fagotin, doit signifier à Mariane
la médiocrité des divertissements qui lui sont destinés dans sa nouvelle vie, mais
confirme en même temps l’association entre Tartuffe et le singe, puisque la mention
de Fagotin entraîne aussitôt celle de l’« époux28 ». Cette identification de Tartuffe
avec un singe a été habilement préparée : dès la scène précédente, plusieurs répliques
de Dorine employées dans un sens figuré – « il en a l’encolure » (v. 538), « c’est
un beau museau » (v. 560) – tendaient à animaliser l’hypocrite. Si d’autre part les
allusions répétées aux grimaces du personnage motivaient par avance sa compa-
raison avec un animal réputé comédien, ce sont surtout sa laideur et l’humeur luxu-
rieuse trahie aux vers précédents par son « oreille rouge29 », qui justifient l’analogie.
Dans le mariage de la douce Mariane avec cet être répugnant, on reconnaît, ainsi
qu’y invite Jules Brody, comme une variante du conte de la Belle et la Bête. Et si la
perspective d’une telle alliance a tout pour désespérer la jeune fille, encore faut-il
ajouter aux motifs naturels de sa répulsion une autre raison d’être : cette figure que
dessine à grands traits Dorine – rougeur, apparence simiesque, oreille proéminente
et gueule menaçante – récupère les marques qui sont traditionnellement celles du
Diable, « ce singe de Dieu30 ». Il n’est pas jusqu’au tempérament sanguin du person-
nage, signalé par son « oreille rouge » et sa « bouche vermeille », qui ne pourrait se
trouver expliqué par son caractère démoniaque. Dans la célèbre scène du « pauvre
homme », Dorine ne suggérait-elle pas un lien entre la saignée subie au petit jour
par Elmire et la soif matinale de Tartuffe ?

Dorine
À la fin par nos raisons gagnée,
Elle se résolut à souffrir la saignée,
Et le soulagement suivit tout aussitôt.

Orgon
Et Tartuffe ?

27.  Pour une étude plus complète de cette tirade, on se reportera aux analyses de Jules Brody,
« Amours de Tartuffe », art. cit.
28.  « Fagotin, le singe de Brioché, n’est rien d’autre que l’extension ou le reflet, dans le domaine
des divertissements mondains, de la case occupée par Tartuffe dans le paradigme beauté physique »
(J. Brody, art. cit., p. 128).
29.  « Il a l’oreille rouge et le teint bien fleuri ; / Vous vivrez trop contente avec un tel mari » (v. 647-8).
Georges Couton explique : « Oreille rouge et teint fleuri sont les signes du tempérament sanguin ;
qui prédispose aux plaisirs de Vénus » (in Molière, œuvres complétes, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1971, t. I, p. 1350).
30. L’expression est topique depuis Tertullien et figure par exemple sous la plume de Pierre de Bérulle
(Les Œuvres de l’Eminentissime et révérendissime Pierre cardinal de Bérulle, Paris, 1644, p. 14).
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228 « Les parures du diable » : les marques de l’hypocrisie dans Tartuffe

Dorine

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Il reprit courage comme il faut,
Et contre tous les maux fortifiant son âme,
Pour réparer le sang qu’avait perdu Madame,
But à son déjeuner quatre grands coups de vin (v. 252-255).
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Derrière l’ironie de la suivante prêtant à Tartuffe l’intention charitable de


contribuer au rétablissement d’Elmire, surgit l’image d’une créature vampirique, se
« fortifiant » du sang d’autrui par le biais d’une « parodique et diabolique transsubs-
­tantiation en vin de table31 ». L’ivrogne se révélait un être démoniaque, « altéré de
sang humain comme notre ennemi mortel32 ».
Tout à la fois diabolique et ridicule, le personnage que campe Molière en adap-
tant en 1664 le scénario « du religieux impatronisé qui tente de séduire la femme
de son hôte33 », ferait plutôt songer au diable comique qui hante les nouvelles facé-
tieuses du siècle précédent, un diable qui « prête à rire et moquerie, tout comme
ceux, représentants de l’ancien monde en quelque sorte, qui persistent à avoir peur
de lui34 ». Devenu en 1669 « un criminel dissimulé sous le masque de la dévotion35 »,
Tartuffe perd peut-être en ridicule ce qu’il gagne en dangerosité (car, avec l’ajout du
cinquième acte, ses menées – qui vont désormais jusqu’à mettre en péril la vie d’Orgon
– ne sont contrées qu’in extremis par l’intervention royale) et ses traits démoniaques
sont encore accusés par les insinuations de Dorine à l’acte  II (vraisemblablement
ajouté, comme l’acte V, à la version en trois actes de 1664). Reste qu’en faisant ainsi
de l’imposteur une créature du diable, l’intrigue du Tartuffe transposait à la sphère
domestique la formule développée dans nombre de pamphlets de la première moitié
du siècle à propos de personnages publics (comme Concini ou Mazarin), qui repro-
duisaient « l’affirmation selon laquelle un favori, parti de rien et sans mérite […] ne
peut obtenir une telle place sans l’aide du diable36 ».
Aussi, quand les adversaires de Molière dénoncent dans Le Tartuffe une « comé-
die [...] diabolique », peut-être, comme Madame Pernelle, n’ont-ils pas tout à fait

31.  Olivier Leplatre, art. cit., p. 192.


32.  « Le diable est un cruel boucher, et altéré du sang humain comme notre ennemi mortel » (Pierre
Ribadeneira, La Fleur des vies des Saints, p. 376). De même : « La soif qu’a le diable du sang humain
est si grande, qu’il ne s’en voit saoul » (Diego de la Vega, Le Paradis de la gloire des saints, Paris, 1606,
p. 451). Et le lecteur, devant ce mystérieux lien de cause à effet qu’il devine désormais entre les jouis-
sances goûtées par l’intrus et les maux d’Elmire, peut être tenté d’interroger les autres renseignements
délivrés par la servante en cette même scène. Ainsi du bon sommeil de l’hypocrite que Dorine oppose
aux insomnies d’Elmire, et qui fait surgir le souvenir de cet autre proverbe en lien avec le diable : « On
dit d’un méchant homme, d’un chicaneur qui trouble le repos des autres, que quand il dort, le diable le
berce » (Furetière, op. cit., s. v. « diable »). Ou encore, d’après Antoine Oudin : « Quand il dort le diable
le berce, d’un méchant homme qui trouve de pernicieuses inventions » (A. Oudin, op. cit., p. 165).
33.  Georges Forestier, sur le site Molière21 (http:/www.moliere.paris-sorbonne.fr/moliere21, site
consulté en juin 2014). Une reconstruction de la version en trois actes est consultable sur le site.
34.  Marie-Claire Thomine, « Le diable facétieux. Présence du diable dans quelques recueils de nou-
velles facétieuses du xvie siècle », in Le Diable, textes réunis par Alai Niderst, Nizet, 1998, p. 110.
35.  Georges Forestier, sur le site Molière21.
36.  Marianne Closson, L’Imaginaire démoniaque en France (1550-1650). Genèse de la littérature
fantastique, Droz, Genève, 2000, p. 367. Voir, par exemple, La Litanie du cardinal Mazarin, où sont
contenus tous les éloges de ce grand Prélat, Paris, 1652.
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Constance Cagnat-Debœuf 229

tort : Satan étant « le prince des hypocrites », Molière ne devait-il pas être amené

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à puiser dans l’imaginaire diabolique de son temps certaines caractéristiques de
son personnage ? Et si, aux dires du même P. Roullé, Le Tartuffe est écrit par un
« démon vêtu de chair et habillé en homme37 », ces accusations, dans leur outrance,
ne témoignent-elles pas du fait que ce zélé critique avait reconnu dans la pièce sinon
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les marques de la « grande Bête », du moins une thématique traditionnelle, celle des


ruses du diable ?

Les ruses du Malin : des puces, des mouches et des mouchoirs


Comme Dorine nous en informe dans son dialogue avec Mariane, Tartuffe « n’est
pas homme, non, qui se mouche du pied » (v. 643). À l’époque, l’expression est
surtout utilisée pour désigner un homme « habile et difficile à surprendre ». Dans
le contexte, ce premier sens paraît concurrencé par le sens actuel d’« homme pré-
tentieux », attesté semble-t-il dès 161138, puisque Dorine dépeint ironiquement à
Mariane la chance qu’elle aura d’épouser bientôt « Monsieur Tartuffe ». Mais le pre-
mier sens ne doit pas être oublié, qui associe le sème de la ruse à l’action de se mou-
cher39, et par là au motif du mouchoir. Car de mouchoirs, il est plusieurs fois question
dans la pièce. Une première fois, dans la réplique déjà citée de Dorine dénonçant le
zèle de Laurent qui s’en est pris non seulement aux rubans, au rouge, aux mouches,
mais à ce mouchoir trouvé dans une Fleur des saints. Les spectateurs ont reconnu dans
ces vers une allusion à la critique par les dévots de la coquetterie féminine. Furetière
confirme : « Les dévots crient fort contre les mouches, comme étant une marque de
grande coquetterie40. » Quant au mouchoir ici déchiré par Laurent et mentionné à un
vers de distance des « mouches », il fait surgir un effet d’écho dont on peut se deman-
der s’il n’est pas destiné à insinuer dans l’esprit du lecteur / spectateur le métier de cet
individu : car, de « mouches » à « mouchoir », s’impose l’idée du « mouchard », ou,
comme l’on disait également à l’époque, de la « mouche », Laurent faisant profession
d’espionner la maisonnée au profit de son maître41...

37.  Premier placet sur le Tartuffe, dans lequel Molière reprend les accusations portées contre
lui par le P. Roullé. Est-ce l’indication que Molière jouait le rôle de l’hypocrite dans le premier
Tartuffe ? L’hypothèse est avancée par François Rey et Jean Lacouture, dans Molière et le Roi. L’affaire
Tartuffe, Seuil, 2007, p. 98.
38.  Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, Le Robert, Paris,
1994, s. v. « pied ».
39.  « Les Latins appelaient un homme fin, homo emunctæ naris, ce qui signifie littéralement un
homme dont le nez est mouché ; et c’est par une imitation comique de cette expression, que nous disons
dans le même sens un homme qui ne se mouche pas du pied, parce qu’un homme qui voudrait ne se mou-
cher que du pied, serait condamné à rester toujours morveux, et par conséquent n’aurait pas l’odorat
subtil » (Pierre-Marie Quitard, op. cit., p. 544).
40.  Furetière, op. cit., s. v. « mouche ».
41. La Fontaine déjà faisait décliner à sa fourmi les différents sens du mot mouche dans la fable « La
mouche et la fourmi » (Fables, IV, 3) :
« Certain ajustement, dites-vous, rend jolie.
J’en conviens : il est noir ainsi que vous et moi.
Je veux qu’il ait nom mouche : est-ce un sujet pourquoi
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230 « Les parures du diable » : les marques de l’hypocrisie dans Tartuffe

En outre, ce mouchoir, dont on ne saurait dire avec certitude s’il est de poche

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ou de col (c’est une « parure »), produit un effet d’annonce de la célèbre apparition
de Tartuffe s’offusquant du décolleté de Dorine, et lui offrant son mouchoir. De la
dissimulation du personnage et de son extrême habileté, Molière n’a-t-il pas choisi
d’offrir lors de son entrée en scène l’illustration la plus saisissante ? Qu’y fait au juste
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Tartuffe ? Il donne d’abord à la servante de la maison son mouchoir, en préalable à


toute discussion : « Avant que de parler prenez-moi ce mouchoir. » Devant la sur-
prise de Dorine (« comment ? » s’écrie-t-elle), il explique ensuite son geste, soit la
fonction dévolue au mouchoir, par une demande – « Couvrez ce sein que je ne sau-
rais voir » – dont la scène suivante, l’entrevue avec Elmire, révélera la fausse pruderie.
Mais dès cette scène, l’hésitation de Dorine semblait alerter le spectateur : l’expli-
cation fournie par Tartuffe au don de son mouchoir n’apparaît-elle pas, d’avoir été un
court instant différée, comme une tentative de justification quelque peu suspecte ?
En effet, tendre un mouchoir à la servante de la maison est peut-être un geste plus
équivoque qu’il n’y paraît. Furetière n’enregistre-t-il pas à « mouchoir » cet usage :
« Le grand Seigneur jette son mouchoir à celle de ses sultanes qu’il veut favoriser 42 » ?
Cet usage – qui donnera naissance aux expressions « jeter le mouchoir » ou « honorer
du mouchoir » – n’est pas seulement attesté par les dictionnaires de la fin du siècle,
ou par les récits de voyage dans l’Empire ottoman43. Il a déjà été porté à la scène qua-
rante ans plus tôt dans un ballet burlesque dansé à la cour en février 1626, le Ballet
royal de la Douairière de Billebahaut. La seconde entrée comprend une danse « du
grand Turc », « lequel paraît à cheval, bouffonnement orné de son grave maintien et
en bonne posture » :

[…]  il met pied à terre pour attendre les dames de son sérail, qui entrent aussi
couvertes de fard que pleines d’appâts, pour danser leur ballet devant lui ; puis selon
l’ancienne coutume des grands Turcs, il jette le mouchoir à celle qui doit être sultane. Il
la prend par la main, et d’une mine cruellement douce, la mène en dansant. Les autres
dames que l’occasion chauve remet entre les mains de la rage, qui devient maîtresse de
leur sens, se soumettent aux leçons de cette cruelle baladine, qui leur apprend à mar-
quer avec leurs pieds la cadence du martel de leur tête44.

Vous fassiez sonner vos mérites ?


Nomme-t-on pas aussi mouches les parasites ?
Cessez donc de tenir un langage si vain […] ;
Les mouches de cour sont chassées ;
Les mouchards sont pendus ; et vous mourrez de faim […] ».
42.  Furetière, op. cit., s. v. « mouchoir ».
43. L’usage est par exemple rapporté par Michel Baudier dans l’Histoire générale du sérail : le sultan
« avertit la Cheyechadum, qui est une dame âgée leur gouvernante, de les [les femmes] faire ranger au
long d’une galerie, dans laquelle il passe, et repasse plusieurs fois en contemplant leurs attraits, ou bien
les fait danser en branle se tenant l’une l’autre par la main dans une belle salle : il y assiste et se place
au milieu […] ; sentant soudain son esprit embrasé par les yeux de celle qui lui agrée le plus, il lui jette
son mouchoir pour marque qu’il est vaincu : elle le reçoit avec une grande démonstration d’humilité, le
baise et le met sur sa tête » (Histoire générale du sérail, et de la cour du grand seigneur empereur des Turcs,
1631, seconde édition, p. 48).
44.  Grand bal de la Douairière de Billebahaut. Ballet dansé par le Roi au mois de février 1626, par le
sieur Bordier, De l’imprimerie du Louvre, 1626, pp. 13-14. À propos de ce ballet, a déjà été constatée la
rencontre entre le nom de l’amoureux de la douairière, Fanfan de Soteville, et celui que Molière donnera
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Les vers que le grand Turc adresse à son sérail méritent aussi d’être cités :

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Ô Célestes beautés, dont les yeux ont des traits
Qui domptent tout le monde, et font qu’ils vous adorent,
Le corps de ce grand Turc n’a pas beaucoup d’attraits :
Mais quant à son esprit, il en a moins encore45.
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Fureur des femmes méprisées, laideur et sottise du grand Turc : le don du mou-
choir faisait ici l’objet d’un traitement burlesque dont l’effet est rapporté par le
Mercure français : « Puis le Grand Turc avec son sérail de femmes : son récit fait, il
jeta un mouchoir parmi elles, où les postures qu’elles firent en leur bal et la forme de
leur rumeur à qui lèverait le mouchoir, donnèrent du plaisir aux seigneurs et dames
qui les virent danser leur ballet46. » Molière, cherchant à signifier la lubricité de son
hypocrite, a-t-il trouvé dans les mœurs turques moquées dans le ballet de 1626 l’idée
de la scène du mouchoir47 ? Telle qu’il l’a réécrite, elle offrait l’avantage de se prêter à
une double lecture et de signifier, derrière le discours vertueux, le désir luxurieux. Et
sans doute Dorine ne s’y trompe pas, dont la réponse ne se contente pas de railler la
pudeur outragée du prétendu dévot, mais lui oppose sa propre indifférence :

Vous êtes donc bien tendre à la tentation,


Et la chair sur vos sens fait grande impression ?
Certes, je ne sais pas quelle chaleur vous monte.
Mais à convoiter, moi, je ne suis pas si prompte.
Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,

bientôt à la femme de George Dandin, Angélique de Sottenville.


45.  Ibid., p. 24.
46.  Le Mercure Français, tome XII, 1629, p. 189. À la fin de cette année 1669, un autre don de mou-
choir allait défrayer la chronique parisienne : il ne s’agissait plus alors de ballet burlesque, ou de comédie
satirique, mais d’une véritable entreprise de séduction menée par l’ambassadeur turc à Paris. Dans sa
« Lettre en vers à Madame », à la date du 21 décembre 1669, Robinet rapporte l’anecdote : « L’ENVOYÉ
de la PORTE Ici, / Ayant remarqué dans Issy, / Entre les Belles de LUTÈCE / Qui le lorgnaient ILLEC
sans cesse, / Une Brune dont l’œil fendant / A sur les cœurs grand ascendant, / Se fit informer, en peu
d’heure, / Des qualités, nom et demeure / De ce charmant Objet Bourgeois. / Ensuite, comme un
franc Turquois [sic], / Il la fit marchander au Père, / Sans en faire plus de mystère, / Pour la conduire au
GRAND SEIGNEUR, / L’assurant qu’elle aurait l’honneur / De recevoir de SA HAUTESSE / Le cher
Signal de sa Tendresse : / C’est, cela s’entend, le MOUCHOIR / Qui veut dire « ... Bonjour, Bonsoir. /
Je désire, ô belle Pouponne, / Que vous joignant à ma Personne, / Nous puissions faire, à communs frais
/ Un petit Sultanin [sic] tout frais. » / Mais le Bourgeois, tout en colère, / Lui répondit lère-lanlère [sic] ».
Quelques jours plus tard, une amie de Bussy-Rabutin, Mlle Du Pré, lui fait part de l’épisode et d’une
autre pièce en vers qu’il a inspirée : « Je vous envoie un madrigal que M. Conrart m’a donné pour vous
envoyer ; il a été fait sur ce que Mme*** étant allée avec beaucoup d’autres dames voir l’ambassadeur turc,
celui-ci la trouva la plus belle et lui jeta le mouchoir : “Je n’ai pas peine à concevoir / Qu’on vous ait jeté
le mouchoir. / Mais j’ai de la peine à comprendre / Que vous l’ayez bien voulu prendre : / Des mouchoirs
qu’on vous a jetés / et que vous avez rejetés, / On a vu la terre jonchée. / Mais puisque vous les acceptez,
/ Vous allez être bien mouché”. » (Lettre du 27 décembre à Bussy-Rabutin).
47.  Guy Turbet-Delof rappelle « quelles idées se faisaient les Français sur la vie sexuelle des Turcs et
des Maures de Barbarie : une extrême lubricité » (L’Afrique barbaresque dans la littérature française aux
xvie et xviie siècles, Genève, Droz, 1973, p. 91). On se souvient que dans Dom Juan, Sganarelle tentant de
décrire son maître propose ces deux qualificatifs successifs : « un diable, un Turc » (Dom Juan, I, 1).
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232 « Les parures du diable » : les marques de l’hypocrisie dans Tartuffe

Que toute votre peau ne me tenterait pas (v. 865-868).

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De cette ambiguïté des signes dont s’arme l’hypocrite, de cette « fausse monnaie »
(v. 338) qu’il manie avec art, la pièce avait offert un peu plus tôt un autre exemple,
dont la fonction seconde était peut-être de préparer le lecteur au juste déchiffrement
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de la scène du mouchoir. Il s’agit de l’anecdote de la puce, à laquelle aboutit le por-


trait de Tartuffe par Orgon, à la scène 5 du premier acte : ce détail, dont Olivier
Leplatre a dégagé la troublante polysémie, fonctionne de fait comme « un signal
d’alerte contre le danger de l’imposteur48 ». Si, dans l’esprit d’Orgon, l’anecdote
illustre la rigueur morale du personnage par le contraste entre le geste dérisoire de tuer
une puce et la contrition extrême de Tartuffe, dans l’esprit du lecteur l’effet est tout
autre : car l’anecdote, empruntée à la Vie de saint Macaire par Jacques de Voragine,
révèle l’inauthenticité de Tartuffe qui trouve dans La Légende dorée les fictions dont il
dupe le naïf Orgon. D’autant que le faux dévot s’inspire là d’un détail hagiographique
qui dès le xvie siècle avait suscité les moqueries de ceux  qui entendaient dénoncer
les excès des récits légendaires, tel Henri Estienne : « Qui se pourra garder de rire,
quand il lira que saint Macaire fit sept ans pénitence ès épines et buissons, pour avoir
tué une puce49 ? » Et si se devine à travers cette nouvelle allusion au genre hagiogra-
phique – après la Fleur des saints de Pierre Ribadeneira, La Légende dorée de Jacques
de Voragine – la perspective elle-même critique de Molière, cette puce que dit avoir
écrasée Tartuffe rappelait en outre au spectateur l’expression proverbiale avoir la puce
à l’oreille qui, dans son sens original, signifie « être pris de tourments érotiques50 » :
surgissant immédiatement après qu’Orgon a évoqué l’intérêt que Tartuffe manifeste à
Elmire, ce détail trahit l’appétit lubrique de l’hypocrite, et ruine définitivement, dans
l’esprit du spectateur soupçonneux, toute créance dans les pieux scrupules du person-
nage51. Dans le récit du premier acte, comme lors de l’entrée en scène de Tartuffe à
l’acte III, le signe brandi par l’hypocrite appelle deux interprétations contradictoires
dont l’une, conforme à la morale dévote (l’humilité), doit masquer l’autre, qui répond

48.  Olivier Leplatre, art. cit., p. 191.


49.  Henri Estienne, L’Introduction au traité de la conformité des merveilles anciennes avec les modernes,
ou traité préparatif à l’Apologie pour Hérodote, Lyon, 1592, p. 430. L’anecdote est aussi moquée par le
pasteur Charles Drelincour (dans sa Réponse à la lettre écrite par Monseigneur le Prince Ernest, Langrave
de Hesse, 1664, seconde édition, p. 363).
50. Claude Duneton, La Puce à l’oreille. Anthologie des expressions populaires avec leur origine, Paris,
Stock, 1978, p. 42. On retrouve cette expression employée selon le sens érotique original dans le conte
de La Fontaine, Le Rossignol :
« Fille qui pense à son amant
Toute la nuit, dit-on, a la puce à l’oreille
Et ne dort que fort rarement.
Dès le matin Cataut se plaignit à sa mère
Des puces de la nuit, du grand chaud qu’il faisait ».
Et déjà dans L’Ecole des femmes (I, 3), Agnès se plaint à Arnolphe des puces de la nuit.
51.  De plus, la colère de Tartuffe contre la puce qui l’empêche de prier fait écho à la rage de Laurent
contre les mouches des femmes. Maître et serviteur sont associés l’un et l’autre à un animal parasite qui
a valeur d’emblème : la mouche dit l’espion, la puce trahit le spoliateur qui aspire à lui les biens d’autrui.
A l’ouverture de la pièce, est ainsi suggérée l’infestation qui menace la maison d’Orgon.
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à une intention vicieuse (le désir luxurieux). Mais à l’inverse de Dorine dans la scène

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du mouchoir, Orgon qu’aveugle sa manie ne saurait repérer le double sens du détail.
Ainsi, Tartuffe, non content d’épouser Mariane et de pousser Elmire vers l’adul-
tère, n’a peut-être pas pour Dorine l’éloignement qu’on croit. La crudité de celle-ci,
dénonçant la promptitude avec laquelle Tartuffe cède à la convoitise et lui opposant
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sa propre indifférence dans un renversement plaisant de l’attitude prêtée dans le bal-


let de 1626 aux femmes turques qui cédaient à la rage d’avoir été méprisées, devait
sans doute éveiller l’attention des spectateurs, et leur révéler le sens sous-jacent à la
scène : non seulement l’hypocrite moliéresque est comme celui de Du Lorens, un
« paillard  52 », mais le même geste qui semble dire la vertu signifie le désir vicieux
de l’hypocrite. Dans cette ambiguïté réside la ruse diabolique, le vice se faisant un
« manteau » de la vertu. Si l’hypocrite « ne se mouche pas du pied », comme dit
Dorine qui doit peut-être son nom au fait qu’elle parle d’or, c’est que l’ambiguïté de
son langage – tant gestuel que verbal – le rend « difficile à surprendre ».

Révélant l’extrême habileté du Malin qui détourne les codes de la vertu, ces
marques manifestent le soin mis par Molière à accompagner le travail de préparation
indiqué dans la préface, d’une subtile entreprise de brouillage : ici à travers l’ambi-
guïté des détails choisis, là à travers le jeu sur des proverbes dont le sens apparent
dissimule au locuteur lui-même une littéralisation des plus révélatrices. Ainsi mises
en œuvre, ces différentes marques favorisent un comique second, celui de l’allusion
complice et de la reconnaissance amusée, peut-être plus aisé à goûter dans la distance
réflexive que permet la lecture que dans l’immédiateté de la représentation (et l’on
sait l’empressement de Molière à publier sa pièce qui parut seulement six semaines
après la première représentation) ; elles introduisent le lecteur dans un exercice de
déchiffrement, ou de discernement, qui prolonge celui que Cléante en porte-parole
de Molière appelait de ses vœux53. Si l’hypocrite s’avère une créature du diable, son
ridicule ne s’étend-il pas à tous ceux qui dans la pièce ne cessent de parler du Démon
sans le reconnaître là où il est ? Certes le procès intenté par Molière est aussi celui
d’une dévotion jugée naïve, ou superstitieuse, comme en témoignent les allusions sati-
riques à diverses œuvres hagiographiques dont le succès éditorial ne s’est pas démenti
au cours du siècle. Pour autant, les différents indices qu’il a choisi de dissimuler dans
les trois premiers actes confortent-ils la thèse d’une pièce antichrétienne54 ? Dans
le ridicule où sombre Orgon – lui qui jadis était « mis sur le pied d’homme sage »
(v. 181) –, était donné à découvrir « l’un des plaisirs favoris du Diable [:] faire tré-
bucher durablement, voire plusieurs fois de suite, le juste ou celui qui s’estimait tel de

52.  Du Lorens, « Première satire », op. cit., p. 2.


53.  Le Tartuffe, ou l’Imposteur, I, 5 (v. 331-338).
54.  Une thèse qui après avoir été celle des adversaires de Molière en 1664, fut reprise par Ferdinand
Brunetière dans ses Études critiques sur l’histoire de la littérature française. François Mauriac semble l’avoir
partagée, comme en témoigne la remarque que lui inspira en 1950 l’interprétation de Louis Jouvet :
« Le prestige luciférien que Jouvet confère à Tartuffe allège la pièce de son caractère sourdement anti-
chrétien » (F. Mauriac, La Paix des Cîmes : Chroniques 1948-1955, éd. Jean Touzot, Bartillat, p. 174).
Pour Antony McKenna, Le Tartuffe ouvre la voie à d’autres comédies sur le thème de l’imposture qui
révèlent en Molière « un dramaturge libertin violemment anti-chrétien » (Molière dramaturge libertin,
Champion, 2005, p. 10).
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234 « Les parures du diable » : les marques de l’hypocrisie dans Tartuffe

sorte que lui et ses valeurs deviennent la risée des autres55 ». Plutôt que la condition

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du succès de l’hypocrite, la naïveté d’Orgon apparaît comme la conséquence de ce
« charme » dont Cléante s’étonne qu’« un homme » puisse l’exercer « aujourd’hui »
(v. 263) : elle résulte d’une altération du jugement et des sens dans laquelle pouvait
se reconnaître l’emprise du Diable telle qu’on la trouve décrite par les théologiens et
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démonologues des xvie et xviie siècles56.


Dans le défi herméneutique qu’impose l’hypocrite au monde, se réfléchit celui
qu’à son lecteur propose le dramaturge auquel on peut s’accorder à reconnaître, en
un sens qui n’est certes pas celui de ses adversaires, un « esprit diabolique ».

Constance Cagnat-Debœuf
Paris-Sorbonne (Paris-IV)

55.  Jean-Pierre Cléro, « La fiction du diable », in Le Diable, op. cit., p. 13.
56. Selon Ambroise Paré, les démons « obscurcissent les yeux des hommes avec épaisses nuées qui
brouillent notre esprit fanatiquement, et nous trompent par impostures sataniques, corrompant notre
imagination par leurs bouffonneries et impiétés. Ils sont docteurs de mensonges, racines de malices
et de toutes méchancetés à nous séduire et tromper, et prévaricateurs de la vérité » (Des Monstres et
des prodiges, 1585, cité par M. Closson, L’Imaginaire démoniaque en France (1550-1650). Genèse de la
littérature fantastique, p. 27).

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