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Justice
Michael J. Sandel,
Albin Michel, 2016, 416 pages.
1. Demeure heureusement une école française de philosophie politique, peu médiatique sans doute, mais
qui conserve un haut niveau d’exigence conceptuelle et académique (citons des auteurs aussi différents que
Philippe Raynaud, Alain Renaut ou Pierre Manent).
2. Van Parijs P. (1991), Qu’est‑ce qu’une société juste ?, Paris, Seuil, collection « La couleur des idées », 324 p.
Van Parijs est l’un des plus importants philosophes politiques francophones contemporains.
3. On désigne en général en français par le terme « communautariens » les théoriciens du communautarisme.
4. Reste que le concept globalisant de « communautarisme » cache des différentes substantielles entre ces
auteurs.
5. Rappelons qu’il ne s’agit pas ici du libéralisme au sens économique du terme, mais au sens politique – et
les principaux philosophes libéraux, s’ils ne sont évidemment pas opposés au libéralisme économique, lui
appliquent des limites strictes, en le subordonnant à des principes tels que l’autonomie kantienne, l’égalité des
chances rawlsienne ou l’égalité des ressources de Dworkin.
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dilemmes moraux, car elles font appel à des intuitions que chacun porte en soi et
qui relèvent d’une vision du bien. On en donne quelques exemples plus bas.
L’utilitarisme, qui vise à maximiser le bien‑être général de la population, se
heurte à deux difficultés : il ne tient aucun compte des inégalités, et il ne privilégie
pas les droits individuels si le sacrifice d’un droit individuel bénéficie à la collecti‑
vité. Mais malgré ces limites, on a souvent recours à l’utilitarisme quand on éva‑
lue des options pour effectuer des choix économiques et sociaux. Un exemple est
bien connu des économistes de la santé : il s’agit des QALYs (Quality Adjusted Life
Years, années de vie pondérées par la qualité de vie), un outil pouvant être utilisé
pour répartir un budget prédéterminé, entre différentes options diagnostiques et
thérapeutiques, entre différentes pathologies, entre différentes organisations des
soins. Le recours aux QALYs est souvent rejeté dans le débat public, car il conduit
à attribuer un prix à la vie ; c’est pourtant un instrument performant à la dispo‑
les personnes comme des fins, quelles que soient ces personnes, donc en dehors de
tout sentiment de solidarité ou de communauté. En ce sens, la doctrine kantienne
fonde la doctrine des droits humains universels, et la théorie politique qui a sa
préférence est celle d’un contrat social imaginaire, par lequel le législateur agit de
façon à ce que les lois « puissent être nées de la volonté unie de tout un peuple ».
Deux siècles plus tard, Rawls donne un contenu à ce contrat social imaginaire.
Il retient deux principes de justice, que choisiraient les citoyens dans un contrat
hypothétique, sous le fameux « voile d’ignorance » (donc, ignorant quels seront
leurs positions sociales, leurs qualités et compétences, leur état de santé…) : un
égal accès aux libertés fondamentales et un égalitarisme qui s’exprime par l’éga‑
lité des chances et par le fait que les inégalités sociales et économiques ne sont
justes que si elles bénéficient aux personnes les moins favorisées.
Là, le lecteur est un peu surpris : après cinquante pages sur Kant et quarante
7. Marx non plus n’est pas cité, mais c’est moins surprenant venant d’un auteur américain.
8. Arnsperger C. et Van Parijs P. (2003), Éthique économique et sociale, Paris, La Découverte, collection
« Repères », 128 p.
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Notes de lecture
et des fins que servent ces pratiques ». Ici, la production d’un enfant à des fins
commerciales se substitue à la « norme de parentalité » et au « lien affectif entre
la mère et son enfant ». Si le fait de « sous‑traiter la grossesse » n’est évidemment
pas sans poser question, sauf peut‑être pour des utilitaristes et des libertariens
convaincus, il n’en reste pas moins que l’argument retenu par Sandel fleure sa
vision patriarcale et qu’on peut préférer la perspective, mentionnée également par
Sandel même si ce n’est pas la sienne, de la philosophie kantienne pour laquelle
l’être humain ne doit pas être réduit à la condition d’objet, mais être traité avec
dignité. Par ailleurs, on eût apprécié que Sandel discutât également la gestation
pour autrui à titre gratuit : la mise en regard de la « norme de parentalité » et
d’une finalité d’entraide à fin non commerciale conduit à confronter deux normes
« supérieures » ; on présume que Sandel choisirait la « norme de parentalité »,
mais sa présentation de la thèse opposée aurait été intéressante.
Sandel s’attarde également sur le droit à l’avortement et sur les controverses
autour de la recherche concernant les cellules souches de l’embryon. Il s’attache
à démontrer que la position libérale (favorable à l’avortement et à la recherche
sur l’embryon) n’est pas et ne peut pas être neutre dans la controverse morale
et religieuse, car cette position fait l’hypothèse, dans les deux cas, que l’embryon
n’est pas une personne humaine : « la neutralité est impossible parce que nous
avons affaire à une pratique qui implique d’ôter la vie à un être humain » (p. 372).
Sandel apporte lui‑même un élément de réponse pour relativiser l’importance
d’un tel débat dans la conception de la justice : « les partisans de la neutralité
libérale pourraient rétorquer […] que nous pouvons parfaitement rester neutres
en matière de justice et de droits quand la définition n’engage pas une définition
de la personne » ; on pourrait en effet considérer qu’en choisissant ses exemples
dans les cas extrêmes engageant la définition de la vie humaine, là où les humains
sont habitués à chercher un sens et des réponses dans la religion ou la métaphy‑
sique, Sandel fragilise de façon un peu manipulatrice la pensée libérale. Du reste,
c’est sur d’autres exemples, engageant également la vie humaine, qu’on aurait
aimé lire son argumentation : le suicide et l’euthanasie. Or il n’évoque le « sui‑
cide assisté » que pour critiquer la position libertarienne : « nombre de ceux qui
soutiennent le principe n’invoquent pas des droits de propriété, mais font valoir
des exigences de dignité et de compassion » (p. 110), pour préciser aussitôt qu’il
évoque les « patients en phase terminale qui souffrent considérablement ». Pour
ces partisans de l’euthanasie, le devoir de « compassion » excède alors le devoir
de « préservation » : ici, le lecteur peut regretter cette critique de la position liber‑
tarienne à partir d’une position chrétienne « progressiste », alors qu’une position
libérale, modérée et équilibrée, aurait mérité de figurer dans le débat…
Il développe ensuite assez longuement les termes de la discussion philoso‑
phique sur le mariage homosexuel. Pour lui, le débat n’est pas de savoir s’il faut
ouvrir le mariage aux gays au nom de l’équité et de la liberté de choix, mais si des
9. Conscients de cela, certains gays radicaux ont, pour cette raison, de longue date combattu l’idée du mariage
homosexuel.
10. Kymlicka W. (1990), Contemporary Political Philosophy : an Introduction, Oxford, Oxford University Press ;
(1999), Les Théories de la justice : une introduction, Paris, traduction, éditions la Découverte, 363 p.
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Notes de lecture
arrêt de l’énergie nucléaire, il est urgent de disposer, pour ces thèmes, d’éclairages
issus de débats étayés.
D’ailleurs, Sandel reconnaît que les théories de la justice doivent aussi nous
emmener en dehors des débats trop bien balisés, puisque pour conclure l’ouvrage,
il esquisse les pistes d’une politique du bien commun : « le défi est d’imaginer
une politique qui prenne au sérieux les questions morales et spirituelles, non pas
seulement lorsqu’il s’agit de sexe ou d’avortement, mais également de sujets éco‑
nomiques et civiques plus larges » (p. 385). Parmi ces pistes figure la nécessité
de débattre des limites morales des marchés : « l’expansion des marchés et du
raisonnement économique à des sphères traditionnellement gouvernées par des
normes non marchandes constitue l’une des évolutions les plus marquantes de
notre temps » (p. 389). Il a développé cet argument dans un ouvrage précédem‑
ment traduit en français11. Dans son dernier livre12, Jean Tirole cite et critique
pas seulement par des transferts monétaires, mais aussi par des services publics
universels de qualité. D’un point de vue rawlsien, on ne peut que partager ces
préoccupations. Mais Sandel ajoute, pour clore le livre, la piste de « la politique de
l’engagement moral », ce qui ne va pas de soi pour un libéral.
Dès 1982, dans Le Libéralisme et les Limites de la justice, Sandel prévenait :
« La conception de la raison publique [du libéralisme politique] est trop étriquée
pour capter les énergies morales d’une vie démocratique énergique. Elle crée ainsi
un vide moral qui ouvre la voie aux impasses des moralismes intolérants ou sim‑
plistes. […] Dans la mesure où nos désaccords moraux et religieux reflètent la plu‑
ralité ultime des biens humains, une forme délibérative de respect nous permettra
de mieux apprécier la diversité des biens qui s’expriment à travers les vies des uns
et des autres. »
Au fond, le succès de son livre témoigne sans doute de cette appétence de
débat sur les finalités de notre vie avec les autres – mais constater que nos conci‑
toyens seraient en quête de sens ne devrait pas conduire à faire primer cette
quête personnelle dans le fonctionnement d’institutions justes, qui doivent rester
neutres. Les libéraux, et Rawls moins qu’un autre, n’ont jamais prétendu que les
humains peuvent vivre comme des « moi » non situés, désincarnés. La conception
narrative que développe Sandel peut sans doute faire l’unanimité, parce qu’elle
ne fait qu’énoncer une tautologie. Mais même si nous sommes des êtres de chair,
d’histoire et de culture, « l’expérience de la réflexion morale nous révèle que, mal‑
gré notre situation dans le monde, nous sommes supposés capables de nous libé‑
rer, jusqu’à un certain point, de l’ordre de celui‑ci, c’est‑à‑dire de la chaîne de la
causalité de la nature et des déterminations culturelles et autres pour poser nos
11. Sandel M.J. (2014), Ce que l’argent ne saurait acheter – les limites morales du marché, Paris, Le Seuil,
336 p.
12. Tirole J. (2016), Économie du bien commun, Paris, PUF, hors collection, 640 p.
valeurs et affirmer notre autonomie dans les limites de ce que peut atteindre un
sujet raisonnable fini13 ».
La lecture de Justice de Michael J. Sandel nous conforte dans l’idée qu’aucune
théorie philosophique ne pourra jamais régler ex ante les multiples questions de
justice qui se posent dans la vie en société. Oui, il faut du débat – et pas seulement
politique, mais aussi dans d’autres cénacles (associatifs, syndicaux, profession‑
nels…) pour délibérer et placer de manière équilibrée les curseurs de la loi. La
juste répartition des revenus primaires, le juste niveau de redistribution, l’éven‑
tuelle expérimentation d’un revenu universel, la préservation de l’environnement,
autant de questions qui mériteraient des échanges prenant appui sur des théories
de la justice structurées, cohérentes et soumises à la délibération afin de parvenir
à « l’équilibre réfléchi »14 qui est le but des philosophies politiques libérales.
13. Sosoe L. (1999), « La réaction communautarienne », in Renaut A. (dir.) Les Philosophies politiques contem‑
poraines, Paris, Calmann‑Lévy.
14. Arnsperger et Van Parijs, op. cit.
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