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Emanuela Scribano
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Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »
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des êtres qui peuvent exister ou des êtres qui ne peuvent pas exister en
dehors de la pensée. Les idées fausses constituent une exception à la décla-
ration initiale de l’impossibilité pour une idée d’être fausse :
Quamvis enim falsitatem proprie dictam, sive formalem, nonnisi in judiciis
posset reperiri paulo ante notaverim, est tamen profecto quaedam alia falsitas
materialis in ideis, cum non rem tanquam rem repraesentant : ita, exempli
causa, ideae quas habeo caloris et frigoris, tam parum clarae et distinctae sunt,
ut ab iis discere non possim, an frigus sit tantum privatio caloris, vel calor
privatio frigoris, vel utrumque sit realis qualitas, vel neutrum. Et quia nullae
ideae nisi tanquam rerum esse possunt, siquidem verum sit frigus nihil aliud
esse quam privationem caloris, idea quae mihi illud tanquam reale quid et
positivum representat, non immerito falsa dicetur, et sic de caeteris. 4
froid. Autrement dit, si le froid est quelque chose de négatif, l’idée du froid
doit représenter quelque chose de négatif ; si elle représente quelque chose
de positif, cette idée n’est pas l’idée du froid, et si on juge qu’elle représente
le froid, il s’agit, justement, d’une erreur du jugement, et non d’une erreur
de l’idée : « Denique, illa frigoris idea, quam dicis materialiter falsam esse,
quid menti tuae exhibet ? Privationem ? Ergo vera est. Ens positivum ?
Ergo non est frigoris idea. » 6
Dans sa réponse, Descartes exclut que la fausseté matérielle d’une idée
puisse avoir un rapport quelconque avec la vérité ou la fausseté métaphysi-
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que les réponses rendent plus explicite : « Nec ideo mihi videtur illa alio
sensu materialiter falsas dici posse, quam eo quem jam explicui... »
Les interprétations récentes de la théorie cartésienne de la fausseté des
idées sont partagées : certains voient entre la version de la fausseté matérielle
de la TM et celle des réponses à Arnauld une insurmontable incohérence 9,
d’autres, de plus en plus nombreux, tentent de montrer la profonde cohé-
rence des deux versions de cette théorie. 10
Parmi les interprètes qui prennent parti pour la cohérence de Descartes,
Norman J. Wells a introduit une perspective nouvelle. Comme je suis
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donc, à proprement parler, deux objets : un objet interne qui constitue, tout
simplement, la représentation en soi, et l’autre, externe à la pensée, auquel
un jugement rattache la représentation. L’objet interne de la représentation
peut ne pas correspondre à l’objet extérieur auquel la représentation se
rapporte, mais, évidemment, il est toujours conforme à lui-même. En raison
de l’intentionalité de l’idée en direction du monde extérieur, on dit de l’objet
extérieur qu’il est l’objet de l’idée. Cette expression est cependant équivoque
et passible de fausses conséquences. On pourrait, par exemple, croire qu’une
idée est fausse quand l’objet extérieur est représenté d’une façon différente
de ce qu’il est. Alors que l’idée n’est pas, dans ce cas, l’idée de cet objet, mais
représente autre chose, et que cette autre chose, en fait, est son véritable
objet. A la rigueur on peut dire qu’une idée représente un objet extérieur à
la pensée dans le seul cas où il y a une identité entre représentation et objet
extérieur.
Descartes aurait toujours parlé de la fausseté de l’idée par rapport à cette
doctrine. La fausseté de l’idée ne consiste pas dans le fait qu’elle représente
faussement son objet ¢ ce qui pour Descartes, comme pour Suarez, est
impossible ¢, mais dans le fait qu’elle ne permet pas de distinguer ce qu’elle
représente. Dans ce cas l’idée faillit à sa nature, à savoir, à sa fonction de
représentation, ce qui la rend matériellement fausse. A l’intérieur de la
doctrine de la simplex apprehensio, la seule acception possible de la fausseté
d’une idée est celle d’un défaut dans sa fonction de représentation, à savoir
justement l’interprétation de la fausseté que Descartes rend explicite dans
ses réponses aux objections d’Arnauld, en rattachant la fausseté à l’obscurité
de l’idée. Un idée est dite fausse quand son obscurité ne laisse pas compren-
dre si l’objet représenté est vrai ou faux, ce qui peut occasioner un faux
jugement : « ... propter hoc tantum illam materialiter falsam appello, quod,
cum sit obscura et confusa, non possim dijudicare an mihi quid exibeat
quod extra sensum meum sit positivum, necne ; ideoque occasionem habeo
judicandi esse quid positivum, quamvis forte sit tantum privatio. » 14 Par
ailleurs, l’occasion d’erreur donnée par une idée constituait, pour Suarez
13. Ibid.. IX, I, XV.
14. AT VII, p. 234, 13-18.
DESCARTES ET LES FAUSSES IDÉES 265
ignorem an sint verae, vel falsae, hoc est, an ideae, quas de illis abeo, sint
rerum quarundam ideae, an non rerum »), 24 tandis que dans les réponses
l’obscurité coïncide avec la fausseté de l’idée (« ... propter hoc tantum illam
materialiter falsam appello, quod, cum sit obscura et confusa, non possim
dijudicare an mihi quid exhibeat quod extra sensum meum sit positivum,
necne... »). 25
4. Dans la TM la fausseté concernait seulement les qualités sensibles
qui, comme les privations, sont un néant absolu (« ... ab iis (ideis) discere
non possim, an frigus sit tantum privatio caloris, vel calor privatio frigoris,
vel utrumque sit realis qualitas, vel neutrum. »), 26 tandis que, dans les
réponses, la fausseté concerne, en général, toutes les idées qui peuvent
être l’occasion d’un faux jugement, y compris les idées factices et les
désirs. Par conséquent, dans les réponses, la fausseté connaît des grada-
tions, selon que l’idée donne lieu à une plus ou moins grande occasion
d’erreur (« ... illae (ideae) quae vel nullam vel perexiguam judicio dant
occasionem erroris, non tam merito materialiter falsae dici videntur, quam
quae magnam : unas autem majorem quam alteras erroris occasionem
praebere, facile est exemplis declarare. Neque enim tanta est in confusis
ideis ad arbitrium mentis effictis (quales sunt ideae falsorum Deorum),
quanta est in iis quae a sensibus confuse adveniunt... Omnium autem
maxima est in ideis quae ab appetito sensitivo oriuntur : ut idea sitis in
hydropico... »). 27
5. Dans la TM la fausseté matérielle est vraiment inhérente à l’idée
(« Quamvis enim falsitatem proprie dictam, sive formalem, nonnisi in
judiciis reperiri paulo ante notaverim, est tamen profecto quaedam alia
falsitas materialis in ideis... »), 28 tandis que dans les réponses l’idée est
23. AT VII, p. 232, 15-19.
24. AT VII, p. 43, 23-26.
25. AT VII, p. 234, 13-17.
26. AT VII, p. 44, 1-3.
27. ATVII, p. 233, 22-234, 7.
28. AT VII, p. 43, 26-29.
268 E. SCRIBANO
dite matériellement fausse seulement parce qu’elle est l’occasion d’un faux
jugement (« ... dico mihi praebere materiam erroris ») 29
Or, tous ces changements répondent à une logique précise : ils résultent
de l’élimination de la fausse représentation, dans laquelle consistait la
fausseté matérielle de la TM. Dans les réponses, la fausse représentation est
devenue impossible pour Descartes comme pour Arnauld. Par conséquent la
fausseté matérielle des réponses n’a plus rien à voir avec la fausseté maté-
rielle de la TM.
Les mots-clés « matériel » et « confus » de la TM, habilement repris dans
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les réponses, permettent à Descartes de soutenir qu’il n’a pas changé d’avis.
Mais c’est une tentative qui n’est pas difficile à démasquer. Quand il s’agis-
sait de la fausse représentation, la fausseté se trouvait dans la réalité objective
de l’idée. Or, ayant quitté la possibilité d’une fausse représentation, mais
voulant garder la notion de fausseté matérielle, Descartes n’a à sa disposition
que l’autre côté de l’idée, à savoir l’idée en tant que modalité de la pensée,
que Descartes, pour la première fois, nomme le côté « matériel » de l’idée,
bâtissant ainsi une opposition aussi nouvelle que sagace entre le côté « for-
mel » de l’idée (ce que l’idée représente) et son côté « matériel » (la modalité
de la pensée). Les mots eux-mêmes suggèrent maintenant l’endroit où la
fausseté matérielle doit se placer : « ... cum ipsae ideae sint formae quae-
dam, nec ex materia ulla componantur, quoties considerantur quatenus
aliquid repraesentant, non materialiter, sed formaliter sumuntur ; si vero
spectarentur, non prout sunt operationes intellectus, dici quidem posset
materialiter illas sumi, sed tunc nullo modo veritatem vel falsitatem
objectorum respicerent. » 30 Qu’on remarque le glissement de Descartes par
rapport à ce qui est pris « matériellement » : le couple formel/matériel se
référait auparavant seulement à la vérité et à la fausseté. La fausseté formel-
lement dite, celle du jugement, était opposée à la fausseté matériellement
dite, celle des idées, à savoir à une fausseté sans jugement : Quamvis enim
falsitatem proprie dictam, sive formalem, nonnisi in judiciis posset reperiri
... est tamen profecto quaedam alia falsitas materialis in ideis... Mainte-
nant, au contraire, la fausseté d’une idée réside dans son côté matériel,
d’où son nom de fausseté matérielle. La question s’est déplacée, elle n’est
plus simplement : est-ce qu’il existe une fausseté matérielle des idées, mais
plutôt : est-ce que les idées prises matériellement peuvent être (matérielle-
ment) fausses ? Masqué par l’homonymie du « matériel », un glissement
décisif a redoublé l’opposition entre la fausseté sans jugement (matérielle) et
la fausseté dans le jugement (formelle) en une opposition entre le côté
matériel de l’idée (qui peut être l’occasion d’une erreur), et le côté formel de
l’idée (qui maintenant, et contre la TM, ne peut jamais être faux). Ayant été
29. AT VII, p. 232, 23-24.
30. AT VII, p. 232, 12-19.
DESCARTES ET LES FAUSSES IDÉES 269
idée fausse ; dans les réponses à Arnauld, la fausseté consiste dans son
obscurité, qui rend impossible de déchiffrer si ce qui est représenté est un
objet vrai ou un objet faux.
Il faut peut-être prendre Descartes au sérieux, quand il dit, dans les
réponses à Arnauld, qu’il a feuilleté les scolastiques pour vérifier s’il s’était
trompé sur la notion de fausseté matérielle. 32 Il ne s’agissait pas simplement
de vérifier l’acception scolastique de la fausseté matérielle, mais plutôt et
surtout de repérer chez les scolastiques une notion de fausseté de l’idée
compatible avec la doctrine de la simplex apprehensio. En fait, si Suarez avait
utilisé une notion de fausseté de l’idée à l’intérieur de la simplex apprehen-
sio, Descartes aurait pu la reprendre comme une interprétation légitime de
sa propre fausseté matérielle, démontrant ainsi la cohérence de sa fausseté
matérielle de l’idée avec la simplex apprehensio.
Or, Descartes pouvait bien trouver chez Suarez la notion de fausseté
matérielle entendue comme Descartes l’avait interprétée, à savoir comme
une fausseté indépendante du jugement. Mais Suarez ne rapportait pas cette
fausseté à l’idée. Par contre, Suarez admettait une seule éventualité dans
laquelle parler, bien qu’improprement, de fausseté à propos de l’idée, à
savoir quand une idée est occasion d’erreur. 33 Parfois les idées représentent
partiellement ce qui est leur objet hors de la pensée. Elles n’en deviennent
31. AT VII, p. 8, 20-23 : « (idea) sumi potest vel materialiter, pro operatione intellectus ...,
vel objective, pro re per istam operationem repraesentata... »
32. « Vererer autem ne forte, quia in legendis Philosophorum libris nunquam valde
multum temporis impendi, non satis ipsorum loquendi modum sequutus sim, cum dixi ideas,
quae judicio materiam praebent erroris, materialiter falsas esse, nisi apud primum authorem
qui mihi jam incidit in manus, vocem materialiter in eadem significatione sumptam inveni-
rem : nempe apud Fr. Suarem, Metaphysicae disput. », 9, sectione 2, numero 4. AT VII, p. 235,
6-14.
33. Dans la Disputatio IX, Suarez parle d’une fausseté indépendante du jugement, celle
qui peut se trouver dans les énoncés de dicto et non de re, par exemple quand l’expression ‘Deus
non est’ n’est ni prononcée, ni même pensée, mais écrite quelque part. Mais l’opposition, chez
Suarez, se situe entre l’énoncé, qui comporte quand même une composition des concepts, et le
jugement, tandis que Descartes oppose l’idée, simple, et le jugement sur un énoncé. Descartes
a donc raison quand il renvoie à Suarez pour la fausseté matérielle, entendue comme fausseté
sans jugement, mais c’est Descartes qui l’applique à l’idée. Cf. Disputationes metaphysicae,
Disp. IX, II, IV.
270 E. SCRIBANO
sio : et ideo non sit in eo propria falsitas, sed imperfectio quaedam, quae est
occasio falsitatis. » 34
Face au texte de Suarez l’opération de Descartes est double. D’un côté,
dans les réponses à Arnauld, Descartes reproduit le rapport suarézien entre
idée et faux jugement comme la seule interprétation correcte de la fausseté
de l’idée de la TM : la fausseté reste proprement dans le jugement, mais l’idée
obscure et confuse est l’occasion du faux jugement. De l’autre, il s’appuie sur
l’autorité de Suarez pour nommer « fausseté matérielle » l’occasion d’erreur
que l’idée peut offrir au jugement, étant donné qu’une telle occasion est
forcément antécédante au jugement.
Et comme le défaut qui entraîne l’erreur se trouve dans le côté nommé
matériel de l’idée, le faux jugement qui en suit témoigne à plus forte raison
d’une fausseté matérielle de l’idée elle-même. Dans les réponses à Arnauld,
et avec l’aide de Suarez, la fausseté matérielle est devenue compatible avec la
simplex apprehensio. 35
Que faut-il alors penser de la TM ? Peut-on penser que Descartes y a
présenté deux doctrines incompatibles ¢ la simplex apprehensio, quand il a
déclaré que les idées ne peuvent pas être fausses, et la fausse représentation
où réside la fausseté matérielle des idées ¢, et que les objections d’Arnauld
l’ont obligé à la cohérence ? Avant d’accepter cette hypothèse, il faut vérifier
le niveau d’incompatibilité entre la version de la fausseté matérielle de la TM
et la doctrine de la simplex apprehensio.
Or, Francisco Suarez soutient lui aussi la doctrine que Descartes présen-
tera sous le nom de « fausseté matérielle de l’idée », à propos de la formation
des entia rationis. Suivant cette thèse, que Suarez expose dans un texte très
éloigné de celui qui contient la théorie de la simplex apprehensio, 36 ce qui
34. Ivi, Disp. IX, I, XVI.
35. Descartes a donc assumé, dans les réponses à Arnauld, la notion de fausseté (impro-
prement dite) de l’idée, que Suarez avait formulée à l’intérieur de la doctrine de la simplex
apprehensio. Or, comme la doctrine suarézienne de la simplex apprehensio se trouve également
chez Arnauld, qui en fait le point de départ de ses critiques à Descartes, on comprend bien qu’il
se soit déclaré satisfait des explications de Descartes. Cf. Mersenne à Voetius, 13 dec. 1642,
AT III, p. 603.
36. Il s’agit de la Disputatio LIV.
DESCARTES ET LES FAUSSES IDÉES 271
est un pur néant, comme les négations et les privations, ne peut pas être
représenté tel qu’il est, à savoir comme néant. Comme l’objet de l’entende-
ment est l’ens, ce qui n’est rien est forcément représenté comme s’il était
quelque chose :
Prima (occasio fingendi ... entia rationis) est cognitio, qua intellectus noster
consequi conatur de ipsis etiam negationibus et privationibus, quae nihil sunt.
Cum enim obiectum adaequatum intellectus sit ens, nihil potest concipere, nisi
ad modum entis, et ideo dum privationes aut negationes concipere conatur, eas
concipit ad modum entium, et ita format entia rationis. 37
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nulla ideae nisi tanquam rerum esse possunt, siquidem verum sit frigus
nihil aliud esse quam privationem caloris, idea quae mihi illud tanquam
reale quid et positivum repraesentat, non immerito falsa dicetur... » ; « ...an
frigus sit tantum privatio caloris, vel calor privatio frigoris, vel utrumque sit
realis qualitas, vel neutrum. » 41 Descartes distingue bien le cas des entités
imaginaires du cas du pur néant. Les entités factices, en fait, peuvent avoir
des propriétés dont on a une idée distincte, et auxquelles, par conséquent,
appartient une véritable nature. Il s’en suit qu’on ne peut pas dire des entités
factices qu’elles soient tout court, et sans réserve, un néant comme les
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cette impossibilité, qui est encore construite avec des matériaux scolastiques
et « pré-cartésiens », conformément à la logique de la méditation, qui prévoit
que le matériel conceptuel de départ soit encore largement tiré des préjugés
du lecteur. 44 Mais la doctrine de la fausseté matérielle, dans les termes où
elle s’exprime dans la TM, se révèle porteuse de conséquences trop dange-
reuses pour le système cartésien pour pouvoir l’accepter même provisoire-
ment. Les modifications que cette doctrine subit dans les réponses à Arnauld
témoigneraient dès lors d’une volonté d’en éliminer les conséquences non
désirées ; par contre, le fait que cette doctrine n’ait pas sa place dans
l’ensemble de l’œuvre de Descartes témoignerait de sa valeur d’outil, destiné
au seul parcours de la méditation.
Au moyen de la théorie de la fausseté matérielle, Descartes entend
précisément éviter le danger de passer de l’idée des qualités sensibles à leur
existence et à leur ressemblance hors de la pensée, c’est ce que révèle une
allusion à ce qu’on pourrait inférer de la possession de l’idée du froid et de la
chaleur : « discere non possim, an frigus sit tantum privatio caloris, vel calor
privatio frigoris, vel utrumque sit realis qualitas, vel neutrum. » 45 Ce n’est
pas parce que j’ai l’idée du froid et de la chaleur, que je peux légitimement
inférer la réalité du froid et de la chaleur. Pour justifier l’interdiction de
passer du fait d’avoir une idée à la réalité de la qualité qu’elle représente,
Descartes décide, à la TM, d’utiliser un instrument traditionnel, scolastique,
familier à celui qui médite et qui n’est pas encore arrivé à la vérité carté-
sienne, à savoir la doctrine des êtres de raison de Suarez. L’idée qui repré-
sente dans mon esprit le froid comme ‘une chose’ ne permet pas d’exclure
que le froid soit une privation et que, donc, il ne puisse exister en dehors de
l’esprit. En effet, dans le cas des idées des qualités sensibles comme dans
celui des entia rationis, la tendance à leur donner une réalité est inscrite
dans la nature de la pensée, mais cette tendance ne témoigne pas en faveur de
44. Pour un exemple de lecture des Méditations qui tient compte de la modification des
notions au fur et à mesure que se déroule le processus de la méditation, je me permets de
renvoyer à mon essai L’inganno divino nelle « Meditazioni » di Descartes, « Rivista di filoso-
fia » XC (1999), p. 219-251.
45. AT VII, p. 44, 1-3.
DESCARTES ET LES FAUSSES IDÉES 275
leur réalité effective ; en effet, elle opéreraient aussi dans le cas où les
qualités sensibles seraient des non-choses.
Mais la doctrine de la fausseté matérielle, si elle permet dans un premier
temps de se défendre contre la tendance spontanée à donner une réalité aux
qualités sensibles, comporte, à son tour, deux conséquences indésirables : la
première, remarquée par Arnauld, de jeter un soupçon sur les idées vraies, et
notamment sur l’idée de Dieu, qui pourrait être fausse. Mais cette éventua-
lité ne préoccupe pas Descartes, qui a déjà prévenu cette objection dans la
TM, grâce à la clarté de l’idée de Dieu : les idées sensibles sont si obscures
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qu’elles ne laissent pas comprendre si elles sont vraies ou fausses, tandis que
l’idée de Dieu est tellement claire et distincte qu’on ne peut pas douter
qu’elle soit vraie. 46 La seconde conséquence, bien plus redoutable, amène à
placer l’erreur à l’intérieur de la pensée, dans la nature même des idées, ce
qui est tout à fait contraire au programme cartésien d’affranchir la nature,
d’origine divine, de toute inclination au mal et à l’erreur, pour fonder la
science sur la veracité de Dieu. Cette conséquence n’est jamais nettement
exprimée, mais on verra que des indices permettent d’en deviner la pré-
sence.
Suivant la doctrine de la fausseté matérielle des idées, on ne peut pas
éliminer l’apparence de realité de la représentation du néant ; c’est le
jugement qui doit contraster cette apparence naturelle et devenir un antidote
contre les pièges de la nature des idées. Par contre, suivant la quatrième
Méditation, où Descartes avait développé sa théorie de l’origine de l’erreur,
le bon usage de la raison devrait consister dans la limitation de la liberté du
jugement, véritable source de l’erreur, pour retrouver la coaction irrésistible
à l’assentiment donné par la nature, marque certaine de la vérité. Seul un
petit nombre de cas, étudiés dans la sixième Méditation, invertit le rapport
entre la liberté du jugement, origine possible de l’erreur, et la nécessité de la
nature, source de vérité : il s’agit des erreurs dans les enseignements prati-
ques de la nature, dont le cas exemplaire est celui de la soif des hydropiques,
dans lesquels la nature elle-même donne un message trompeur, en poussant
à désirer ce qui est nocif à la santé. Dans ces cas, la correction de l’erreur est
confiée aux jugement et à l’expérience, contre la nature trompeuse. 47
Or, les idées matériellement fausses risquent d’élargir énormement le
domaine de la fausseté naturelle. En fait, les ressemblances entre la fausseté
matérielle des idées de la TM et la soif des hydropiques sont évidentes : dans
les deux cas ce n’est pas le jugement qui trompe, mais la nature (de l’idée ou
46. AT VII, p. 46, 5-11.
47. AT VII, p. 89, 11-17 : « ...cum sciam omnes sensus circa ea, quae ad corporis commo-
dum spectant, multo frequentius verum indicare quam falsum, possimque uti semper pluribus
ex iis ad eandem rem examinandam, et insuper memoria, quae praesentia cum praecedentibus
connectit, et intellectu, qui jam omne errandi causas perspexit... »
276 E. SCRIBANO
50. Pour expliquer à Burman le passage de la TM suivant lequel les idées considérées en
tant que telles « vix... ullam errandi materiam dare fossent », Descartes choisira la version de la
fausseté matérielle donnée à Arnauld, dans laquelle la fausseté reste dans le Jugement, même si
l’objet du Jugement peut être l’idée considérée indépendamment de son rapport avec les objets
extérieurs : « ... ut si considerem ideam coloris ets et dicam eam esse rem... », L’entretien avec
Burman, p. 37-39.
278 E. SCRIBANO