Você está na página 1de 21

DESCARTES ET LES FAUSSES IDÉES

Emanuela Scribano

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h11. © Centre Sèvres
Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »

2001/2 Tome 64 | pages 259 à 278


ISSN 0003-9632
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h11. © Centre Sèvres

Article disponible en ligne à l'adresse :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2001-2-page-259.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Emanuela Scribano, « Descartes et les fausses idées », Archives de Philosophie 2001/2 (Tome
64), p. 259-278.
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Centre Sèvres.


© Centre Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière
que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Descartes et les fausses idées
EMANUELA SCRIBANO*
Université de Sienne, Italie
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h11. © Centre Sèvres

RÉSUMÉ : Descartes présente la doctrine de la ‘fausseté matérielle’ des idées dans


sa Troisième Méditation (TM). Dans ses quatrièmes objections Arnauld
critiquera cette doctrine, qui va disparaître dans les ouvrages de Descartes. Les
interprétations récentes se sont concentrées sur le problème de la cohérence de
la théorie et de la compatibilité entre la formulation de la TM et celle des
réponses aux objections. Cet article reprend ce sujet à la lumière de la discus-
sion scolastique de la vérité et de la fausseté. La doctrine de Descartes, telle
qu’elle est présentée dans la TM, manifeste, sous plusieurs aspects, son
incompatibilité avec la formulation des réponses à Arnauld. Ce qui amène à
conclure dans le sens d’une incompatibilité des deux formulations de la
‘fausseté matérielle’. Et pourtant, il paraît insoutenable qu’il faille rechercher
la raison du changement de Descartes dans la force des objections elles-
mêmes, étant donné que le cadre conceptuel de la doctrine scolastique de la
représentation, dont les objections d’Arnauld s’inspirent, fournissait à Des-
cartes les moyens de défendre sa propre doctrine sans la modifier. D’où l’hypo-
thèse qu’il faut rechercher les raisons de ce changement ailleurs, et notamment
dans la volonté de Descartes d’éviter les dangereuses conséquences pour la
fondation de la science impliquées dans la formulation de la doctrine de la
fausseté matérielle telle qu’elle paraissait dans le texte de la TM.

MOTS-CLÉS : Descartes. Fausseté. Idées.

ABSTRACT : In the Third Meditation (TM), Descartes introduces the doctrine of


the « material falsehood » of ideas. In the Fourth Objections, Arnauld critici-
zes this doctrine which later disappears from Descartes’ works. Recent inter-
pretations have focussed on the coherence of the theory and compatibility
between the wording of the TM and the Replies. Here, the topic is picked up
again, bringing in the Scholastic debate on truth and falsehood. The presen-
tation of Descartes’ doctrine in the TM proves to be incompatible with that of
the replies to Arnauld, suggesting an incompatibility of the two formulations
of the doctrine of the « material falsehood » of ideas. Yet, the reason for

*scribanoe@unisi.it

Archives de Philosophie 64, 2001


260 E. SCRIBANO

Descartes’ change of mind cannot be explained by the sole power of this


criticism, since the conceptual framework of the Scholastic doctrine of repre-
sentation offers Descartes the tools to defend his own doctrine without modi-
fying it. Hence, the suggestion to look for the reasons of that change
elsewhere, namely in Descartes’ will to avoid the dangerous consequences for
the foundations of science implied by the TM’s formulation of the doctrine of
the « material falsehood » of ideas.

KEY WORDS : Descartes. Falsehood. Ideas.


Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h11. © Centre Sèvres

C’est dans la Troisième Méditation (TM) que Descartes introduit la


notion des idées vraies et des idées fausses. Cette dernière catégorie d’idées
a attiré l’attention des interprètes, surtout en raison de la difficulté de
repérer une cohérence entre la théorie des fausses idées énoncée dans la TM
et celle des réponses aux objections qu’Arnauld a adressées à Descartes à ce
propos. Tel sera l’objet de cette discussion, qui portera donc également sur la
doctrine de la « fausseté matérielle » des idées.
La TM répartit les idées en deux catégories : d’une part, celles qui
représentent quelque chose, et auxquelles le nom d’idée convient « propre-
ment » ; d’autre part, celles qui ne représentent rien et ne sont que des
modifications de la pensée, et auxquelles, évidemment, le nom d’idée
convient « improprement » :
Quaedam ex his (cogitationibus) tanquam rerum imagines sunt, quibus solis
proprie convenit ideae nomen : ut cum hominem, vel Chimeram, vel Coelum,
vel Angelum, vel Deum cogito. Aliae vero alias quasdam praeterea formas
habent : ut, cum volo, cum timeo, cum affirmo, cum nego, semper quidem
aliquam rem ut subjectum meae cogitationis apprehendo, sed aliquid etiam
amplius quam istius rei similitudinem cogitatione complector ; et ex his aliae
voluntates, sive affectus, aliae autem judicia appellantur. 1

Descartes affirme ensuite que les idées, considérées indépendamment de


tout jugement, ne peuvent être fausses : « Jam quod ad ideas attinet, si solae
in se spectentur, nec ad aliud quid illas referam, falsae proprie esse non
possunt ; nam sive capram, sive chimeram imaginer, non minus verum est
me unam imaginari quam alteram. ... Ac proinde sola supersunt judicia, in
quibus mihi cavendum est ne fallar. » 2
1. AT VII, p. 37, 3-12. Les références au texte de Descartes sont tirées de l’édition
A-T, Œuvres de Descartes (nouvelle présentation par P. Costabel et B. Rochot, Paris,
Vrin, 1964-74) abrégée en AT, suivant le tome, la page et les lignes.
2. AT VII, p. 37, 13-22.
DESCARTES ET LES FAUSSES IDÉES 261

Les idées proprement dites constituent une prémisse de la première


démonstration de l’existence de Dieu. Ces idées présentent deux côtés : leur
réalité « formelle », qui en fait des modifications de la pensée aptes à repré-
senter quelque chose, et leur realitas objectiva, à savoir ce qu’en fait elles
représentent 3. Descartes développe la preuve de l’existence de Dieu à
travers la recherche d’une cause hors de la pensée de la réalité objective des
idées proprement dites, et notamment de l’idée de Dieu. C’est à l’intérieur
de cette preuve que Descartes distingue les idées proprement dites en deux
catégories : les idées vraies et les idées fausses, selon qu’elles représentent
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h11. © Centre Sèvres

des êtres qui peuvent exister ou des êtres qui ne peuvent pas exister en
dehors de la pensée. Les idées fausses constituent une exception à la décla-
ration initiale de l’impossibilité pour une idée d’être fausse :
Quamvis enim falsitatem proprie dictam, sive formalem, nonnisi in judiciis
posset reperiri paulo ante notaverim, est tamen profecto quaedam alia falsitas
materialis in ideis, cum non rem tanquam rem repraesentant : ita, exempli
causa, ideae quas habeo caloris et frigoris, tam parum clarae et distinctae sunt,
ut ab iis discere non possim, an frigus sit tantum privatio caloris, vel calor
privatio frigoris, vel utrumque sit realis qualitas, vel neutrum. Et quia nullae
ideae nisi tanquam rerum esse possunt, siquidem verum sit frigus nihil aliud
esse quam privationem caloris, idea quae mihi illud tanquam reale quid et
positivum representat, non immerito falsa dicetur, et sic de caeteris. 4

La fausseté des idées est dite « matérielle », dans la mesure où elle


s’oppose à la fausseté proprement ou « formellement » dite, qui ne se trouve
que dans le jugement ; la fausseté matérielle indique, donc, une fausseté sans
jugement.
Arnauld a interprété cette doctrine comme si elle se référait à un cas de
fausse représentation : ce qui est rien est représenté comme étant quelque
chose. La fausseté matérielle devrait concerner la représentation des objets
faux, au sens métaphysique de la fausseté, à savoir des objets qui ne peuvent
pas exister hors de la pensée, et qui sont représentés comme s’ils étaient des
objets vrais, au sens métaphysique de la vérité, à savoir comme s’il s’agissait
d’objets qui ont une véritable nature et auxquels, par conséquent, convient
une existence possible. 5 Or, dans ses objections, Arnauld a radicalement
refusé la notion de fausseté matérielle. Aucun sens ne permet de dire d’une
idée qu’elle est fausse, et la fausse représentation est toujours impossible : si
l’idée représente le froid tel qu’il est, alors il s’agit de l’idée du froid, mais si
l’idée représente le froid tel qu’il n’est pas, alors il ne s’agit pas de l’idée du
3. AT VII, p. 40-41.
4. AT VII, p. 43, 26-44, 8.
5. Le sens métaphysique de la vérité est utilisé par Descartes dans la Cinquième Médita-
tion. Cf. AT VII, p. 65, 4-5 : « ... patet enim illud omne quod verum est esse aliquid... »
262 E. SCRIBANO

froid. Autrement dit, si le froid est quelque chose de négatif, l’idée du froid
doit représenter quelque chose de négatif ; si elle représente quelque chose
de positif, cette idée n’est pas l’idée du froid, et si on juge qu’elle représente
le froid, il s’agit, justement, d’une erreur du jugement, et non d’une erreur
de l’idée : « Denique, illa frigoris idea, quam dicis materialiter falsam esse,
quid menti tuae exhibet ? Privationem ? Ergo vera est. Ens positivum ?
Ergo non est frigoris idea. » 6
Dans sa réponse, Descartes exclut que la fausseté matérielle d’une idée
puisse avoir un rapport quelconque avec la vérité ou la fausseté métaphysi-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h11. © Centre Sèvres

que de l’objet représenté. La « matérialité » dont il s’agit renvoit au côté


« matériel » de l’idée, à savoir à la capacité de représentation qu’elle possède
en tant que modification de la pensée, et non au contenu de l’idée, à ce qu’elle
représente, à savoir à son côté « formel ». Descartes rebaptise ici ce qui, dans
la TM, constituait les deux côtés de l’idée : son côté « formel » est nommé
« matériel », et la realitas objectiva devient son côté « formel » :
... cum ipsae ideae sint formae quaedam, nec ex materia ulla componantur,
quoties considerantur quatenus aliquid repraesentant, non materialiter, sed
formaliter sumuntur ; si vero spectarentur, non prout hoc vel illud repraesentant,
sed tantummodo prout sunt operationes intellectus, dici quidem posset mate-
rialiter illas sumi, sed tunc nullo modo veritatem vel falsitatem objectorum
respicerent. 7

Par conséquent, la fausseté matérielle ne constitue pas un cas de fausse


représentation, mais un défaut de la capacité de représentation de l’idée,
défaut qui se vérifie quand l’idée, étant obscure et confuse, ne permet pas de
discerner si l’objet représenté est un objet (métaphysiquement) vrai ou
(métaphysiquement) faux, ce qui fait qu’elle est l’occasion d’un faux juge-
ment :
Nec ideo mihi videtur illas alio sensu materialiter falsa dici posse, quam eo
quem jam explicui : nempe sive frigus sit res positiva, sive privatio, non aliam
idcirco de ipso habeo ideam, sed manet in me eadem illa quem semper habui ;
quamque ipsam dico mihi praebere materiam erroris, si verum sit frigus esse
privationem et non habere tantum realitatis quam calor ; quia, utramque
ideam caloris et frigoris considerando prout ambas a sensibus accepi, non
possum advertere plus realitatis per unam quam per alteram exhiberi. 8

En dénonçant l’équivoque dans laquelle Arnauld serait tombé, Descar-


tes, comme on le voit, soutient qu’il n’a jamais parlé d’une fausse représen-
tation et qu’il a toujours utilisé la notion de fausseté matérielle dans le sens
6. AT VII, p. 207, 17-19.
7. AT VII, p. 232, 12-19.
8. AT VII, p. 232, 19-33, 2.
DESCARTES ET LES FAUSSES IDÉES 263

que les réponses rendent plus explicite : « Nec ideo mihi videtur illa alio
sensu materialiter falsas dici posse, quam eo quem jam explicui... »
Les interprétations récentes de la théorie cartésienne de la fausseté des
idées sont partagées : certains voient entre la version de la fausseté matérielle
de la TM et celle des réponses à Arnauld une insurmontable incohérence 9,
d’autres, de plus en plus nombreux, tentent de montrer la profonde cohé-
rence des deux versions de cette théorie. 10
Parmi les interprètes qui prennent parti pour la cohérence de Descartes,
Norman J. Wells a introduit une perspective nouvelle. Comme je suis
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h11. © Centre Sèvres

convaincue que l’interprétation de Wells a apporté des éléments très impor-


tants pour la compréhension de la doctrine de Descartes, je veux ici la
discuter dans ses lignes fondamentales. Wells a essayé de montrer que la
tradition scolastique, et notamment suarézienne, de la simplex apprehensio,
permet de défendre, sans avoir recours à la fausse représentation repoussée
par Arnauld, la thèse d’une fausseté et d’une vérité des idées indépendante
de tout jugement. Elle permet également de défendre la cohérence entre la
TM et les réponses aux objections. 11 La doctrine de la simplex apprehensio
prévoit comme une vérité analytique que chaque idée représente ce qu’elle
représente, et donc que la fausseté d’une représentation est une notion
dépourvue de sens : « simplex apprehensio, seu cognitio non potest habere
difformitatem cum rem, quae est obiectum eius, esto possit esse difformis
aliis rebus : ergo non potest in illa esse falsitas. » 12 Descartes aurait repris
cette doctrine à la lettre dans la théorie des idées de la TM : « quod ad ideas
attinet, si solae in se spectentur, nec ad aliud quid illas referam, falsae
proprie esse non possunt ; nam sive capram, sive chimeram imaginer, non
9. A. K, Descartes : A Study of His Philosophy, NewYork, Random House, 1968,
p. 117-25 ; M. W, Descartes, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1978, p. 102-119 ;
J. Cottingham (ed.), Descartes’ Conversation with Burman, Oxford, Oxford U.P., 1976,
p. 67 sq. M. Wilson est revenue sur ses positions dans « Descartes on the Representationality
of Sensation », in J.A. Cover et M. Kulstad (éd.), Central Themes in Early Modern
Philosophy, Indianapolis, Hackett Publ. Co., 1990, p. 1-22. Sur l’obscurité de la doctrine
de la fausseté matérielle cf. J.-M. B, « Descartes on Material Falsity », in P.D.Cummins
et G. Zoeller (eds.), Minds, Ideas, and Objects, Atacadero, Ca, Ridgeview Publishing Co.,
1992.
10. N. J. W, Material Falsity in Descartes, Arnauld, and Suarez, in « Journal of the
History of Philosophy » XC (1984), p. 25-50 ; L. A, « Une certaine fausseté matérielle :
Descartes et Arnauld sur l’origine de l’erreur dans la perception sensorielle », in J.-M. Beyssade
et J.-L. Marion (eds.), Descartes. Objecter et Répondre, Paris, PUF, 1994, p. 205-230 ; M.
B, Sur la fausseté matérielle, ivi, p. 231-246 ; R.W. F, Descartes on the Material
Falsity of ideas, « The Philosophical Review, 102 (1993), p. 308-333, et maintenant aussi P.
H, Descartes on Misrepresentation, « Journal of the History of Philosophy », XXXIV
(1996), p. 357-381, et encore N.J. W, Descartes and Suarez on secondary Qualities. A Tale
of two Readings, « The Review of Metaphysics » 51 (1998), p. 565-604.
11. N. J. W, Material Falsity, op. cit.
12. F. S, Disputationes metaphysicae, Disp. IX, I, XIV.
264 E. SCRIBANO

minus verum est me unam imaginari quam alteram. » La fausse représen-


tation est un cas analytiquement impossible : soit l’idée représente un
certain objet, soit elle ne le représente pas, et devient, par conséquent, idée
d’un autre objet : « ... in simplici actu... simpliciter res aliqua repraesenta-
tur : ergo vel repraesentatur sicut est, vel non est illa, quae repraesentatur,
et consequenter repugnat, esse obiectum, et non repraesentari sicut est. » 13
La fausseté n’est possible que dans le jugement qui pose une relation entre la
représentation et un objet extérieur à la pensée, affirmant ou niant la
conformité de celui-ci à la représentation elle-même. Une représentation a
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h11. © Centre Sèvres

donc, à proprement parler, deux objets : un objet interne qui constitue, tout
simplement, la représentation en soi, et l’autre, externe à la pensée, auquel
un jugement rattache la représentation. L’objet interne de la représentation
peut ne pas correspondre à l’objet extérieur auquel la représentation se
rapporte, mais, évidemment, il est toujours conforme à lui-même. En raison
de l’intentionalité de l’idée en direction du monde extérieur, on dit de l’objet
extérieur qu’il est l’objet de l’idée. Cette expression est cependant équivoque
et passible de fausses conséquences. On pourrait, par exemple, croire qu’une
idée est fausse quand l’objet extérieur est représenté d’une façon différente
de ce qu’il est. Alors que l’idée n’est pas, dans ce cas, l’idée de cet objet, mais
représente autre chose, et que cette autre chose, en fait, est son véritable
objet. A la rigueur on peut dire qu’une idée représente un objet extérieur à
la pensée dans le seul cas où il y a une identité entre représentation et objet
extérieur.
Descartes aurait toujours parlé de la fausseté de l’idée par rapport à cette
doctrine. La fausseté de l’idée ne consiste pas dans le fait qu’elle représente
faussement son objet ¢ ce qui pour Descartes, comme pour Suarez, est
impossible ¢, mais dans le fait qu’elle ne permet pas de distinguer ce qu’elle
représente. Dans ce cas l’idée faillit à sa nature, à savoir, à sa fonction de
représentation, ce qui la rend matériellement fausse. A l’intérieur de la
doctrine de la simplex apprehensio, la seule acception possible de la fausseté
d’une idée est celle d’un défaut dans sa fonction de représentation, à savoir
justement l’interprétation de la fausseté que Descartes rend explicite dans
ses réponses aux objections d’Arnauld, en rattachant la fausseté à l’obscurité
de l’idée. Un idée est dite fausse quand son obscurité ne laisse pas compren-
dre si l’objet représenté est vrai ou faux, ce qui peut occasioner un faux
jugement : « ... propter hoc tantum illam materialiter falsam appello, quod,
cum sit obscura et confusa, non possim dijudicare an mihi quid exibeat
quod extra sensum meum sit positivum, necne ; ideoque occasionem habeo
judicandi esse quid positivum, quamvis forte sit tantum privatio. » 14 Par
ailleurs, l’occasion d’erreur donnée par une idée constituait, pour Suarez
13. Ibid.. IX, I, XV.
14. AT VII, p. 234, 13-18.
DESCARTES ET LES FAUSSES IDÉES 265

aussi, le seul cas où une idée pouvait se dire (improprement) fausse :


« ... etiam Aristoteles ... non intelligit, falsitatem proprie sumptam in ipsa
simplici apprehensione reperiri, sed esse in his apprehensionibus occasio-
nem erroris et deceptionis, et inde falsas nominari. » 15
Or, l’interprétation de Wells rend bien compte de la thèse de la TM, selon
laquelle les idées ne peuvent pas être fausses, comme de l’interprétation de la
fausseté matérielle des réponses à Arnauld. Elle échoue pourtant face à la
présentation de la fausseté matérielle de la TM. Ce qui est évident dès la
définition d’idée d’où la fausseté matérielle est déduite : « nullae ideae nisi
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h11. © Centre Sèvres

tanquam rerum esse possunt ». 16 Le domaine des res, chez Descartes, ne


comprend pas les objets vrais et les objets faux. Il ne comprend que les objets
vrais, à savoir, les objets qui peuvent exister hors de la pensée, et qui,
contrairement aux objets faux, sont « quelque chose », sont, justement, des
res. 17 On dira peut-être que res ici ne doit pas être interprété dans le sens
restreint et technique de ce qui peut exister, mais, génériquement, comme
n’importe lequel des contenus d’une représentation. Sur ce point, cepen-
dant, la présentation de la fausseté matérielle elle-même est décisive. Dans la
TM, l’idée matériellement fausse est celle qui représente une non res tan-
quam res. On ne peut comprendre l’expression négative ¢ non res ¢ que si
Descartes vise un objet qui ne peut pas exister hors de la pensée, un objet
faux, comme Descartes le repète tout de suite : « ... si quidem sint falsae, hoc
est nullas res repraesentent. » 18 Arnauld avait donc bien compris ce qu’était
la fausseté matérielle de la TM : une fausse représentation, à savoir celle d’un
objet faux, qui est représenté comme s’il était un objet vrai ; justement le cas
que la doctrine de la simplex apprehensio ¢ doctrine qu’Arnauld partage et
que Descartes ici consciemment viole ¢ considérait comme analytiquement
impossible.
D’ailleurs, si la doctrine de la fausseté matérielle avait dès le début été
compatible avec la simplex apprehensio, pourquoi Arnauld, qui partage la
même théorie à propos des idées, refuserait-il d’accepter la doctrine de
Descartes telle qu’elle avait été présentée dans la TM ? En fait, c’est la
position d’Arnauld qui réfléchit la doctrine de la simplex apprehensio dans
sa pureté. Il suffit de comparer les mots d’Arnauld : « Denique, illa frigoris
idea, quam dicis materialiter falsam esse, quid menti tuae exhibet ? Pri-
vationem ? Ergo vera est. Ens positivum ? Ergo non est frigoris idea » avec
ceux de Suarez : « ...vel (res) repraesentatur sicut est, vel non est illa, quae
15. F. S, Disputationes metaphysicae, Disp. IX, I, XVI.
16. AT VII, p. 44, 4.
17. Cf. AT VII, p. 64, 6-9-65, 3-4 : « ... invenio apud me innumeras ideas quarundam rerum,
quae, etiam si extra me fortasse nullibi existant, non tamen dici possunt nihil esse. ....aliquid
sunt, non merum nihil... »
18. Justement R.W. F, op. cit., p. 316, souligne ce point comme inconciliable avec la
thèse de Wells.
266 E. SCRIBANO

repraesentatur, et consequenter repugnat, esse obiectum, et non repraesen-


tari sicut est. » 19
L’interprétation de Wells aboutit donc à placer la position du Descartes
des réponses et celle d’Arnauld sur le même niveau. Mais comme, suivant
Wells, Descartes n’a jamais changé d’avis, parce que la doctrine de la fausseté
matérielle de la TM était déjà encadrée dans la théorie de la simplex
apprehensio, il devient difficile de comprendre la polémique d’Arnauld, à
moins d’admettre qu’il soit tombé dans un malentendu à propos de la thèse
cartésienne. Mais le sens non équivoque des éléments sur lesquels l’interpré-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h11. © Centre Sèvres

tation d’Arnauld s’appuie exclut cette hypothèse : les idées représentent


toujours quelque chose, la fausseté matérielle consiste dans la représentation
d’une non res comme si elle était une res.
D’autre part, il ne fait aucun doute que Descartes, avec sa théorie des idées
qui ne peuvent pas être fausses, se range du côté de la doctrine de la simplex
apprehensio, ou, plus exactement, de la doctrine d’origine aristotélicienne,
qui est la source de la simplex apprehensio, suivant laquelle la fausseté ne peut
se trouver que dans la composition des simples et jamais dans les simples eux-
mêmes ; 20 et il est certain aussi que l’interprétation de la fausseté matérielle
des réponses à Arnauld s’encadre dans cette doctrine. En somme, Wells
démontre très bien que Descartes raisonne dans le cadre de la doctrine de la
simplex apprehensio, mais il n’arrive pas à démontrer la cohérence de la théo-
rie de la fausseté matérielle, parce que seule la version de la fausseté matérielle
présente dans les réponses à Arnauld se révèle compatible avec cette doctrine.
En fait, la version de la fausseté matérielle de la TM est irréductible à
celle des réponses à Arnauld sur plusieurs points :
1. Dans la TM la fausseté de l’idée consistait dans la fausse représenta-
tion d’un objet faux (« ... est tamen profecto quaedam alia falsitas materia-
lis in ideis, cum non rem tanquam rem repraesentant »), 21 tandis que dans
les réponses elle consiste dans un défaut de la capacité de représentation
d’une idée, qui reste toujours la même, que son objet soit un objet vrai ou un
objet faux (« ... sive frigus sit res positiva, sive privatio, non aliam idcirco de
ipso habeo ideam, sed manet in me eadem illa quam semper habui... »). 22
2. Par conséquent, la fausseté matérielle qui, dans la TM, consistait dans
une déformation de la realitas objectiva de l’idée (... non rem tanquam rem
19. F. S, Disputationes metaphysicae, Disp. IX, I, XV.
20. Cf. A, De anima, T. 6, 430a 10-430 a 29. Cette thèse est reprise, avec un renvoi
explicite à Aristote, par Saint Thomas, De veritate, 14, 1. D’ailleurs, Suarez lui-même la
présente comme une communis sententia. Cf. Disp. met., Disp. VIII, III, I : « Communis
sententia esse videtur, veritatem cognitionis, proprie et in rigore loquendo, solum esse n
compositione, et divisione intellectus, et non in actibus eius simplicibus ».
21. AT VII, p. 43, 28-30.
22. AT VII, p. 232, 21-23.
DESCARTES ET LES FAUSSES IDÉES 267

repraesentant...) se déplace, dans les réponses à Arnauld, dans la capacité de


représentation de l’idée, à savoir dans ce qui, dans la TM, était le côté
« formel » de l’idée et que Descartes nomme ici son côté « matériel » (« ... si
vero (ideae) spectarentur, non prout hoc vel illud repraesentant, sed tan-
tummodo prout sunt operationes intellectus, dici quidem posset materiali-
ter illas sumi, sed tunc nullo modo veritatem vel falsitatem objectorum
respicerent. ») 23
3. Dans la TM, l’obscurité empêchait d’établir si une idée était vraie ou
fausse (« ... nonnisi valde confuse et obscure a me cogitantur, adeo ut etiam
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h11. © Centre Sèvres

ignorem an sint verae, vel falsae, hoc est, an ideae, quas de illis abeo, sint
rerum quarundam ideae, an non rerum »), 24 tandis que dans les réponses
l’obscurité coïncide avec la fausseté de l’idée (« ... propter hoc tantum illam
materialiter falsam appello, quod, cum sit obscura et confusa, non possim
dijudicare an mihi quid exhibeat quod extra sensum meum sit positivum,
necne... »). 25
4. Dans la TM la fausseté concernait seulement les qualités sensibles
qui, comme les privations, sont un néant absolu (« ... ab iis (ideis) discere
non possim, an frigus sit tantum privatio caloris, vel calor privatio frigoris,
vel utrumque sit realis qualitas, vel neutrum. »), 26 tandis que, dans les
réponses, la fausseté concerne, en général, toutes les idées qui peuvent
être l’occasion d’un faux jugement, y compris les idées factices et les
désirs. Par conséquent, dans les réponses, la fausseté connaît des grada-
tions, selon que l’idée donne lieu à une plus ou moins grande occasion
d’erreur (« ... illae (ideae) quae vel nullam vel perexiguam judicio dant
occasionem erroris, non tam merito materialiter falsae dici videntur, quam
quae magnam : unas autem majorem quam alteras erroris occasionem
praebere, facile est exemplis declarare. Neque enim tanta est in confusis
ideis ad arbitrium mentis effictis (quales sunt ideae falsorum Deorum),
quanta est in iis quae a sensibus confuse adveniunt... Omnium autem
maxima est in ideis quae ab appetito sensitivo oriuntur : ut idea sitis in
hydropico... »). 27
5. Dans la TM la fausseté matérielle est vraiment inhérente à l’idée
(« Quamvis enim falsitatem proprie dictam, sive formalem, nonnisi in
judiciis reperiri paulo ante notaverim, est tamen profecto quaedam alia
falsitas materialis in ideis... »), 28 tandis que dans les réponses l’idée est
23. AT VII, p. 232, 15-19.
24. AT VII, p. 43, 23-26.
25. AT VII, p. 234, 13-17.
26. AT VII, p. 44, 1-3.
27. ATVII, p. 233, 22-234, 7.
28. AT VII, p. 43, 26-29.
268 E. SCRIBANO

dite matériellement fausse seulement parce qu’elle est l’occasion d’un faux
jugement (« ... dico mihi praebere materiam erroris ») 29
Or, tous ces changements répondent à une logique précise : ils résultent
de l’élimination de la fausse représentation, dans laquelle consistait la
fausseté matérielle de la TM. Dans les réponses, la fausse représentation est
devenue impossible pour Descartes comme pour Arnauld. Par conséquent la
fausseté matérielle des réponses n’a plus rien à voir avec la fausseté maté-
rielle de la TM.
Les mots-clés « matériel » et « confus » de la TM, habilement repris dans
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h11. © Centre Sèvres

les réponses, permettent à Descartes de soutenir qu’il n’a pas changé d’avis.
Mais c’est une tentative qui n’est pas difficile à démasquer. Quand il s’agis-
sait de la fausse représentation, la fausseté se trouvait dans la réalité objective
de l’idée. Or, ayant quitté la possibilité d’une fausse représentation, mais
voulant garder la notion de fausseté matérielle, Descartes n’a à sa disposition
que l’autre côté de l’idée, à savoir l’idée en tant que modalité de la pensée,
que Descartes, pour la première fois, nomme le côté « matériel » de l’idée,
bâtissant ainsi une opposition aussi nouvelle que sagace entre le côté « for-
mel » de l’idée (ce que l’idée représente) et son côté « matériel » (la modalité
de la pensée). Les mots eux-mêmes suggèrent maintenant l’endroit où la
fausseté matérielle doit se placer : « ... cum ipsae ideae sint formae quae-
dam, nec ex materia ulla componantur, quoties considerantur quatenus
aliquid repraesentant, non materialiter, sed formaliter sumuntur ; si vero
spectarentur, non prout sunt operationes intellectus, dici quidem posset
materialiter illas sumi, sed tunc nullo modo veritatem vel falsitatem
objectorum respicerent. » 30 Qu’on remarque le glissement de Descartes par
rapport à ce qui est pris « matériellement » : le couple formel/matériel se
référait auparavant seulement à la vérité et à la fausseté. La fausseté formel-
lement dite, celle du jugement, était opposée à la fausseté matériellement
dite, celle des idées, à savoir à une fausseté sans jugement : Quamvis enim
falsitatem proprie dictam, sive formalem, nonnisi in judiciis posset reperiri
... est tamen profecto quaedam alia falsitas materialis in ideis... Mainte-
nant, au contraire, la fausseté d’une idée réside dans son côté matériel,
d’où son nom de fausseté matérielle. La question s’est déplacée, elle n’est
plus simplement : est-ce qu’il existe une fausseté matérielle des idées, mais
plutôt : est-ce que les idées prises matériellement peuvent être (matérielle-
ment) fausses ? Masqué par l’homonymie du « matériel », un glissement
décisif a redoublé l’opposition entre la fausseté sans jugement (matérielle) et
la fausseté dans le jugement (formelle) en une opposition entre le côté
matériel de l’idée (qui peut être l’occasion d’une erreur), et le côté formel de
l’idée (qui maintenant, et contre la TM, ne peut jamais être faux). Ayant été
29. AT VII, p. 232, 23-24.
30. AT VII, p. 232, 12-19.
DESCARTES ET LES FAUSSES IDÉES 269

rattachée au côté nommé « matériel » de l’idée, la fausseté matérielle ne peut


pas, par définition, se référer à la fausseté de l’objet représenté, mais
seulement à la fonction de représentation de l’idée. La préface aux Médita-
tions enregistrera le changement sémantique intervenu dans les réponses à
Arnauld, appellant justement « matériel » le côté de l’idée qui auparavant
était appellé « formel ». 31
Quant à l’obscurité de l’idée, le glissement qu’on trouve dans les
réponses à Arnauld est encore plus évident. Dans la TM, la confusion de
l’idée ne permettait pas de distinguer s’il s’agissait d’une idée vraie ou d’une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h11. © Centre Sèvres

idée fausse ; dans les réponses à Arnauld, la fausseté consiste dans son
obscurité, qui rend impossible de déchiffrer si ce qui est représenté est un
objet vrai ou un objet faux.
Il faut peut-être prendre Descartes au sérieux, quand il dit, dans les
réponses à Arnauld, qu’il a feuilleté les scolastiques pour vérifier s’il s’était
trompé sur la notion de fausseté matérielle. 32 Il ne s’agissait pas simplement
de vérifier l’acception scolastique de la fausseté matérielle, mais plutôt et
surtout de repérer chez les scolastiques une notion de fausseté de l’idée
compatible avec la doctrine de la simplex apprehensio. En fait, si Suarez avait
utilisé une notion de fausseté de l’idée à l’intérieur de la simplex apprehen-
sio, Descartes aurait pu la reprendre comme une interprétation légitime de
sa propre fausseté matérielle, démontrant ainsi la cohérence de sa fausseté
matérielle de l’idée avec la simplex apprehensio.
Or, Descartes pouvait bien trouver chez Suarez la notion de fausseté
matérielle entendue comme Descartes l’avait interprétée, à savoir comme
une fausseté indépendante du jugement. Mais Suarez ne rapportait pas cette
fausseté à l’idée. Par contre, Suarez admettait une seule éventualité dans
laquelle parler, bien qu’improprement, de fausseté à propos de l’idée, à
savoir quand une idée est occasion d’erreur. 33 Parfois les idées représentent
partiellement ce qui est leur objet hors de la pensée. Elles n’en deviennent
31. AT VII, p. 8, 20-23 : « (idea) sumi potest vel materialiter, pro operatione intellectus ...,
vel objective, pro re per istam operationem repraesentata... »
32. « Vererer autem ne forte, quia in legendis Philosophorum libris nunquam valde
multum temporis impendi, non satis ipsorum loquendi modum sequutus sim, cum dixi ideas,
quae judicio materiam praebent erroris, materialiter falsas esse, nisi apud primum authorem
qui mihi jam incidit in manus, vocem materialiter in eadem significatione sumptam inveni-
rem : nempe apud Fr. Suarem, Metaphysicae disput. », 9, sectione 2, numero 4. AT VII, p. 235,
6-14.
33. Dans la Disputatio IX, Suarez parle d’une fausseté indépendante du jugement, celle
qui peut se trouver dans les énoncés de dicto et non de re, par exemple quand l’expression ‘Deus
non est’ n’est ni prononcée, ni même pensée, mais écrite quelque part. Mais l’opposition, chez
Suarez, se situe entre l’énoncé, qui comporte quand même une composition des concepts, et le
jugement, tandis que Descartes oppose l’idée, simple, et le jugement sur un énoncé. Descartes
a donc raison quand il renvoie à Suarez pour la fausseté matérielle, entendue comme fausseté
sans jugement, mais c’est Descartes qui l’applique à l’idée. Cf. Disputationes metaphysicae,
Disp. IX, II, IV.
270 E. SCRIBANO

pas pour autant proprement fausses, comme la simplex apprehensio l’ensei-


gne, parce que le véritable objet de l’idée est l’objet effectivement repré-
senté ; et pourtant, comme la connaissance vise l’objet hors de la pensée, on
peut dire que le manque de correspondance entre l’objet représenté et
l’objet extérieur est l’occasion du faux jugement qui attribue à l’objet
extérieur les caractéristiques représentées dans l’idée : « ...quando (imagi-
natio) apprehendit rem, quae re vera non est, vel non eo modo quo est, falli
dicitur, quia discrepat ab illa re, quam pro obiecto habere videtur, quamvis
re vera ad illam, vel ad talem modum eius non terminetur eius apprehen-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h11. © Centre Sèvres

sio : et ideo non sit in eo propria falsitas, sed imperfectio quaedam, quae est
occasio falsitatis. » 34
Face au texte de Suarez l’opération de Descartes est double. D’un côté,
dans les réponses à Arnauld, Descartes reproduit le rapport suarézien entre
idée et faux jugement comme la seule interprétation correcte de la fausseté
de l’idée de la TM : la fausseté reste proprement dans le jugement, mais l’idée
obscure et confuse est l’occasion du faux jugement. De l’autre, il s’appuie sur
l’autorité de Suarez pour nommer « fausseté matérielle » l’occasion d’erreur
que l’idée peut offrir au jugement, étant donné qu’une telle occasion est
forcément antécédante au jugement.
Et comme le défaut qui entraîne l’erreur se trouve dans le côté nommé
matériel de l’idée, le faux jugement qui en suit témoigne à plus forte raison
d’une fausseté matérielle de l’idée elle-même. Dans les réponses à Arnauld,
et avec l’aide de Suarez, la fausseté matérielle est devenue compatible avec la
simplex apprehensio. 35
Que faut-il alors penser de la TM ? Peut-on penser que Descartes y a
présenté deux doctrines incompatibles ¢ la simplex apprehensio, quand il a
déclaré que les idées ne peuvent pas être fausses, et la fausse représentation
où réside la fausseté matérielle des idées ¢, et que les objections d’Arnauld
l’ont obligé à la cohérence ? Avant d’accepter cette hypothèse, il faut vérifier
le niveau d’incompatibilité entre la version de la fausseté matérielle de la TM
et la doctrine de la simplex apprehensio.
Or, Francisco Suarez soutient lui aussi la doctrine que Descartes présen-
tera sous le nom de « fausseté matérielle de l’idée », à propos de la formation
des entia rationis. Suivant cette thèse, que Suarez expose dans un texte très
éloigné de celui qui contient la théorie de la simplex apprehensio, 36 ce qui
34. Ivi, Disp. IX, I, XVI.
35. Descartes a donc assumé, dans les réponses à Arnauld, la notion de fausseté (impro-
prement dite) de l’idée, que Suarez avait formulée à l’intérieur de la doctrine de la simplex
apprehensio. Or, comme la doctrine suarézienne de la simplex apprehensio se trouve également
chez Arnauld, qui en fait le point de départ de ses critiques à Descartes, on comprend bien qu’il
se soit déclaré satisfait des explications de Descartes. Cf. Mersenne à Voetius, 13 dec. 1642,
AT III, p. 603.
36. Il s’agit de la Disputatio LIV.
DESCARTES ET LES FAUSSES IDÉES 271

est un pur néant, comme les négations et les privations, ne peut pas être
représenté tel qu’il est, à savoir comme néant. Comme l’objet de l’entende-
ment est l’ens, ce qui n’est rien est forcément représenté comme s’il était
quelque chose :
Prima (occasio fingendi ... entia rationis) est cognitio, qua intellectus noster
consequi conatur de ipsis etiam negationibus et privationibus, quae nihil sunt.
Cum enim obiectum adaequatum intellectus sit ens, nihil potest concipere, nisi
ad modum entis, et ideo dum privationes aut negationes concipere conatur, eas
concipit ad modum entium, et ita format entia rationis. 37
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h11. © Centre Sèvres

En tenant compte de la doctrine de la formation des êtres de raison, il


faut formuler la doctrine de l’apprehensio simplex de Suarez avec au moins
une exception. Le cas d’une déformation dans la perception de l’objet
représenté est analytiquement impossible, sauf dans le cas des idées de ce
qui est rien. Dans ce cas, ce qui, hors de la pensée, est rien, est toujours
représenté comme s’il était quelque chose, mais l’idée ne devient pas pour
autant idée d’autre chose ; elle reste idée de ce rien, parce que ce qui est rien
ne peut être représenté que comme s’il était quelque chose. Dans le cas de la
représentation du néant, une des possibilités que la représentation a devant
soi ¢ représenter l’objet tel qu’il est ou représenter autre chose ¢ est
supprimée : il n’est pas possible de représenter l’objet tel qu’il est ; donc la
représentation d’autre chose est la seule représentation possible de cet objet.
Il n’est donc pas vrai que l’idée ne peut jamais représenter faussement son
objet, sans devenir idée d’autre chose, comme la doctrine de la simplex
apprehensio paraissait le prétendre. 38
La doctrine suarézienne de la formation des entia rationis est une
exception radicale par rapport à la doctrine de la simplex apprehensio. Et
pourtant, elle explique très bien la thèse d’une fausseté des idées, en tant que
relative à la fausseté de leurs objets. Les idées fausses de Descartes, comme
les idées des entia rationis, représentent un objet qui n’est rien (une non res)
comme s’il était quelque chose, et pourtant elles ne deviennent pas idées
d’autres choses, parce que ce qui est rien ne peut pas être représenté
37. Disputatio LIV, I, VIII.
38. Wells aussi, peut-être conscient de l’insuffisance de la théorie de la simplex apprehensio
pour expliquer les expressions avec lesquelles Descartes, dans la TM, exposait la doctrine de la
fausseté matérielle, rappellait, en passant, l’interprétation suarézienne des entia rationis,
comme une source possible de la thèse cartésienne de la fausseté matérielle des idées (Material
falsity, op. cit., p. 40-41). Mais la référence à la thèse de la connaissance des entia rationis, de la
part de Wells, est au moins surprenante, parce qu’elle attribue l’origine des êtres de raison
justement à l’attitude naturelle grâce à laquelle on se représente comme des êtres véritables les
êtres qui ne peuvent pas exister hors de la pensée, c’est-à-dire exactement la doctrine qui,
suivant Wells, ne devrait pas être présente dans la théorie cartésienne de la fausseté matérielle,
et qui, par contre, aurait été faussement attribuée à Descartes par Arnauld et par les critiques
contemporains.
272 E. SCRIBANO

autrement. C’est pourquoi, ces idées sont fausses ¢ à savoir, représentent


faussement leur objet ¢ indépendamment de tout jugement. Descartes,
d’ailleurs, déduit la fausseté matérielle du fait que l’objet naturel de l’idée est
toujours une res, un quelque chose, exactement comme Suarez avait déduit la
formation des entia rationis du fait que l’objet naturel de l’entendement est
toujours l’ens : ... nullae ideae nisi tanquam rerum esse possunt... ; Cum
enim objectum adaequatum intellectus sit ens...
Or, la doctrine de la formation des entia rationis ne remet pas en cause la
simplex apprehensio, chez Suarez, comme la doctrine de la fausseté maté-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h11. © Centre Sèvres

rielle n’oblige pas Descartes à renier la thèse suivant laquelle la fausseté


réside dans le jugement et non dans l’idée, à cause de leur domaine extrême-
ment limité. En fait, le cas des entia rationis comme le cas de la fausseté de
l’idée concerne seulement ce qui est absolument rien, comme les négations
et les privations, et non pas les objets métaphysiquement faux en général,
comme les êtres imaginaires. Ce point mérite d’être éclairci. Pour repousser
l’interprétation arnauldienne de la fausseté matérielle, Wells attirait l’atten-
tion sur le fait que, quand Descartes, dans la TM, parle des idées qui ne
peuvent pas êtres fausses, et des idées « images des choses », il cite le cas de la
représentation d’une chimère, donc d’un objet métaphysiquement faux :
« ...sive capram, sive chimaeram imaginer, non minus verum est me unam
imaginari quam alteram. » 39 Par conséquent, Descartes ne pourrait pas
avoir assumé une doctrine suivant laquelle il serait impossible de donner une
représentation véridique de ce qui n’est pas un objet vrai. Mais on pourrait
adresser la même objection à Suarez, qui parle d’une représentation vraie
des faux objets comme les entités imaginaires, mais admet la fausse repré-
sentation dans le cas des négations et des privations : « Imo nullum potest
esse obiectum ita fictum, et impossibile, quin conceptus illius, ut sic verus
sit, ut conceptus chymerae, vel hippocentauri, etamsi dici possit falsus
conceptus veri, aut possibilis animalis, tamen respectu chymerae, aut hip-
pocentauri est verus conceptus eius. » 40 La représentation des êtres imagi-
naires, qui sont quand même des objets métaphysiquement faux, n’aboutit
pas à une fausse représentation, qui pourtant a lieu dans le cas des négations
et des privations.
Dans la TM, Descartes répète exactement la doctrine suarézienne de la
simplex apprehensio avec son exception étroitement limitée : on peut avoir
une véritable représentation de n’importe quoi, sauf des négations et des
privations, à savoir de ce qui est absolument un néant. En fait, Descartes ne
se limite pas à ranger les sensations, qui ne représentent dans aucun sens
possible quelque chose qui puisse exister hors de la pensée, parmi les objets
faux. Il leur accorde une place spécifique parmi les privations : « Et quia
39. AT VII, p. 37, 15-17.
40. F. S, Disputationes metaphysicae, Disp. VIII, s.III, III. C’est moi qui souligne.
DESCARTES ET LES FAUSSES IDÉES 273

nulla ideae nisi tanquam rerum esse possunt, siquidem verum sit frigus
nihil aliud esse quam privationem caloris, idea quae mihi illud tanquam
reale quid et positivum repraesentat, non immerito falsa dicetur... » ; « ...an
frigus sit tantum privatio caloris, vel calor privatio frigoris, vel utrumque sit
realis qualitas, vel neutrum. » 41 Descartes distingue bien le cas des entités
imaginaires du cas du pur néant. Les entités factices, en fait, peuvent avoir
des propriétés dont on a une idée distincte, et auxquelles, par conséquent,
appartient une véritable nature. Il s’en suit qu’on ne peut pas dire des entités
factices qu’elles soient tout court, et sans réserve, un néant comme les
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h11. © Centre Sèvres

privations et les sentiments. 42 Par conséquent, les entités factices ne deman-


dent pas d’ être dénaturées pour être représentées. Au contraire, la fausse
représentation est la seule possibilité qu’on ait de se représenter ce qui est un
néant absolu. Par l’étroitesse de son domaine, la fausse représentation
du néant ne bouleverse pas la théorie de la simplex apprehensio, chez
Descartes comme chez Suarez, mais en constitue seulement une exception,
et est présentée comme telle par Descartes : « Quamvis enim falsitatem
proprie dictam, sive formalem ; nonnisi in judiciis posset reperiri paulo
ante notaverim, est tamen profecto quaedam alia falsitas materialis in
ideis... » 43
Il faut donc corriger la thèse de Wells, suivant laquelle il ne serait pas
possible de soutenir en même temps la théorie de la simplex apprehensio et
la théorie de la fausseté matérielle que Arnauld croit lire dans la TM. Au
contraire, Arnauld ¢ et Wells ¢ ont tort de croire que la simplex apprehensio
ne supporte aucune exception. Quand la simplex apprehensio est en conflit
avec une autre doctrine concernant les limites de la représentation, et qui
exclut la possibilité de se représenter le néant en tant que tel, on est obligé d’en
limiter l’étendue. On n’a donc aucune difficulté à attribuer au Descartes de
la TM à la fois la simplex apprehensio et la fausse représentation.
Mais la correction de Wells comporte elle aussi des difficultés. En fait, si
Wells avait de la peine à expliquer les critiques d’Arnauld, il est devenu
41. AT VII, p. 44, 4-8 ; p. 44, 1-3. C’est moi qui souligne.
42. Cf. L’Entretien avec Burman, ed. J.-M. Beyssade, Paris, PUF 1981, p. 73 : « Quicquid
distincte et clare in chimaera concipi potest, illud est ens verum, nec est fictum... » ; Primae
responsiones, AT VII, 118, 2-8 : « ... si considerem triangulum quadrato inscriptum, ... ut ea
tantum examinem quae ex utriusque conjunctione exurgunt, non minus vera et immutabilis
erit ejus natura, quam solius quadrati vel trianguli... » ; ivi, AT VII, 119, 6-11 : « ... si attente
examinemus an enti summe potenti competat existentia, et qualis, poterimus clare et distinte
percipere primo illi saltem competere possibilem existentiam, quemadmodum reliquis omni-
bus aliis rebus, quarum distincta idea in nobis est, etiam iis quae per figmentum intellectu
componuntur. »
43. AT VII, p. 43, 26-29. C’est moi qui souligne. Le problème de la représentation de ce qui
est un néant reviendra chez Spinoza, qui, dans l’esprit de la TM, refusera de considérer comme
des idées les représentations des êtres de raison. Cf. Cogitata Metaphysica, I, in B. S,
Opera hrs C. Gebhardt, Heidelberg 1925, I, p. 234.
274 E. SCRIBANO

maintenant difficile d’expliquer le changement de Descartes. Descartes


aurait bien pu défendre la fausse représentation du néant à l’intérieur du
cadre conceptuel de la simplex apprehensio à partir duquel Arnauld posait
ses objections. Pourquoi alors modifier la doctrine de la fausseté matérielle et
quitter la fausse représentation du néant ?
Mon hypothèse est que la théorie de la fausseté matérielle représente un
stade provisoire dans le parcours qui va vers l’interdiction d’inférer à partir
des idées des qualités sensibles leur existence possible hors de la pensée. Ou
mieux, que la théorie de la fausseté matérielle constitue une justification de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h11. © Centre Sèvres

cette impossibilité, qui est encore construite avec des matériaux scolastiques
et « pré-cartésiens », conformément à la logique de la méditation, qui prévoit
que le matériel conceptuel de départ soit encore largement tiré des préjugés
du lecteur. 44 Mais la doctrine de la fausseté matérielle, dans les termes où
elle s’exprime dans la TM, se révèle porteuse de conséquences trop dange-
reuses pour le système cartésien pour pouvoir l’accepter même provisoire-
ment. Les modifications que cette doctrine subit dans les réponses à Arnauld
témoigneraient dès lors d’une volonté d’en éliminer les conséquences non
désirées ; par contre, le fait que cette doctrine n’ait pas sa place dans
l’ensemble de l’œuvre de Descartes témoignerait de sa valeur d’outil, destiné
au seul parcours de la méditation.
Au moyen de la théorie de la fausseté matérielle, Descartes entend
précisément éviter le danger de passer de l’idée des qualités sensibles à leur
existence et à leur ressemblance hors de la pensée, c’est ce que révèle une
allusion à ce qu’on pourrait inférer de la possession de l’idée du froid et de la
chaleur : « discere non possim, an frigus sit tantum privatio caloris, vel calor
privatio frigoris, vel utrumque sit realis qualitas, vel neutrum. » 45 Ce n’est
pas parce que j’ai l’idée du froid et de la chaleur, que je peux légitimement
inférer la réalité du froid et de la chaleur. Pour justifier l’interdiction de
passer du fait d’avoir une idée à la réalité de la qualité qu’elle représente,
Descartes décide, à la TM, d’utiliser un instrument traditionnel, scolastique,
familier à celui qui médite et qui n’est pas encore arrivé à la vérité carté-
sienne, à savoir la doctrine des êtres de raison de Suarez. L’idée qui repré-
sente dans mon esprit le froid comme ‘une chose’ ne permet pas d’exclure
que le froid soit une privation et que, donc, il ne puisse exister en dehors de
l’esprit. En effet, dans le cas des idées des qualités sensibles comme dans
celui des entia rationis, la tendance à leur donner une réalité est inscrite
dans la nature de la pensée, mais cette tendance ne témoigne pas en faveur de
44. Pour un exemple de lecture des Méditations qui tient compte de la modification des
notions au fur et à mesure que se déroule le processus de la méditation, je me permets de
renvoyer à mon essai L’inganno divino nelle « Meditazioni » di Descartes, « Rivista di filoso-
fia » XC (1999), p. 219-251.
45. AT VII, p. 44, 1-3.
DESCARTES ET LES FAUSSES IDÉES 275

leur réalité effective ; en effet, elle opéreraient aussi dans le cas où les
qualités sensibles seraient des non-choses.
Mais la doctrine de la fausseté matérielle, si elle permet dans un premier
temps de se défendre contre la tendance spontanée à donner une réalité aux
qualités sensibles, comporte, à son tour, deux conséquences indésirables : la
première, remarquée par Arnauld, de jeter un soupçon sur les idées vraies, et
notamment sur l’idée de Dieu, qui pourrait être fausse. Mais cette éventua-
lité ne préoccupe pas Descartes, qui a déjà prévenu cette objection dans la
TM, grâce à la clarté de l’idée de Dieu : les idées sensibles sont si obscures
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h11. © Centre Sèvres

qu’elles ne laissent pas comprendre si elles sont vraies ou fausses, tandis que
l’idée de Dieu est tellement claire et distincte qu’on ne peut pas douter
qu’elle soit vraie. 46 La seconde conséquence, bien plus redoutable, amène à
placer l’erreur à l’intérieur de la pensée, dans la nature même des idées, ce
qui est tout à fait contraire au programme cartésien d’affranchir la nature,
d’origine divine, de toute inclination au mal et à l’erreur, pour fonder la
science sur la veracité de Dieu. Cette conséquence n’est jamais nettement
exprimée, mais on verra que des indices permettent d’en deviner la pré-
sence.
Suivant la doctrine de la fausseté matérielle des idées, on ne peut pas
éliminer l’apparence de realité de la représentation du néant ; c’est le
jugement qui doit contraster cette apparence naturelle et devenir un antidote
contre les pièges de la nature des idées. Par contre, suivant la quatrième
Méditation, où Descartes avait développé sa théorie de l’origine de l’erreur,
le bon usage de la raison devrait consister dans la limitation de la liberté du
jugement, véritable source de l’erreur, pour retrouver la coaction irrésistible
à l’assentiment donné par la nature, marque certaine de la vérité. Seul un
petit nombre de cas, étudiés dans la sixième Méditation, invertit le rapport
entre la liberté du jugement, origine possible de l’erreur, et la nécessité de la
nature, source de vérité : il s’agit des erreurs dans les enseignements prati-
ques de la nature, dont le cas exemplaire est celui de la soif des hydropiques,
dans lesquels la nature elle-même donne un message trompeur, en poussant
à désirer ce qui est nocif à la santé. Dans ces cas, la correction de l’erreur est
confiée aux jugement et à l’expérience, contre la nature trompeuse. 47
Or, les idées matériellement fausses risquent d’élargir énormement le
domaine de la fausseté naturelle. En fait, les ressemblances entre la fausseté
matérielle des idées de la TM et la soif des hydropiques sont évidentes : dans
les deux cas ce n’est pas le jugement qui trompe, mais la nature (de l’idée ou
46. AT VII, p. 46, 5-11.
47. AT VII, p. 89, 11-17 : « ...cum sciam omnes sensus circa ea, quae ad corporis commo-
dum spectant, multo frequentius verum indicare quam falsum, possimque uti semper pluribus
ex iis ad eandem rem examinandam, et insuper memoria, quae praesentia cum praecedentibus
connectit, et intellectu, qui jam omne errandi causas perspexit... »
276 E. SCRIBANO

du désir) qui est trompeuse, et le jugement doit contraster la tromperie


naturelle. Mais, dans la sixième Méditation, la tromperie de la nature était
limitée aux erreurs pratiques ; en outre, Descartes avait souligné l’extrême
rareté de ces cas, et, grâce à quelques remarques physiologiques sur la
machine du corps humain, les avait justifiés par l’impossibilité, pour Dieu,
d’empêcher ces regrettables éventualités. Au contraire, dans le cas de la
fausseté matérielle des idées, la tendance à l’erreur spéculative se trouverait
dans la nature de la pensée elle-même, et elle concernerait tout le domaine de
la connaissance de la nature des corps, à savoir la science proprement dite. Le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h11. © Centre Sèvres

prix à payer pour contrecarrer, même en première instance et même provi-


soirement, la tendance à donner une réalité aux qualités sensibles, est très
élevé.
La confirmation que dans la fausseté matérielle de l’idée s’agite la
question de l’erreur de nature, avec ses dangereuses conséquences pour la
véracité divine et la fondation de la science, se cache dans les réponses à
Arnauld elles-mêmes. Descartes, défendant un sens légitime de la fausseté
de l’idée, repère le cas le plus grave de fausseté dans la soif des hydropiques,
à savoir dans un des rares cas qui, dans la sixième Méditation, avaient été
jugés comme de véritables erreurs de la nature : « Omnium autem maxima
[occasio erroris] est in ideis quae ab appetitu sensitivo oriuntur : ut idea
sitis in hydropico, nunquid revera ipsi materiam praebet erroris, cum dat
occasionem judicandi potum sibi esse profuturum, qui tamen sit nocitu-
rus ? » 48 Ce qui nous intéresse davantage ici c’est le rapprochement entre la
fausseté matérielle des idées et le cas des hydropiques, qui témoigne de leur
voisinage théorique. Mais comme, dans ce passage, la fausseté se déplace de
l’idée au jugement, la soif des hydropiques bénéficie elle aussi de ce dépla-
cement, et est présentée comme un des cas, quoique le plus grave, dans
lequel une perception favorise l’erreur du jugement.
Mais quand on peut ne pas mentionner la fausseté des idées, comme dans
le cas des secondes objections, la soif de l’hydropique reste le seul cas de
fausseté, mais de fausseté véritable de la nature. Et Descartes n’hésite pas à
mettre en garde contre les tentations d’élargir au-delà de ces cas les atteintes
à la véracité divine apportées par la fausseté de la nature :
... etiam... ab ipso naturali instinctu, qui nobis a Deo tributus est, interdum nos
realiter falli videmus, ut cum hydropicus sitit ; tunc enim impellitur positive ad
potum a natura... ; sed qua ratione id cum Dei bonitate vel veracitate non
pugnet, in sexta Meditatione explicui. In iis autem quae sic non possunt
explicari... plane affirmo nos falli non posse. Cum enim Deus sit summum ens,
non potest non esse etiam summum bonum et verum, atque idcirco repugnat, ut
quid ab eo sit, quod positive tendat in falsum. 49

48. AT VII, p. 234, 5-9.


49. AT VII, p. 143, 18-144, 6. C’est moi qui souligne.
DESCARTES ET LES FAUSSES IDÉES 277

Descartes a dû saisir l’occasion des objections d’Arnauld pour abandon-


ner une voie qui, même provisoire, risquait d’être trop coûteuse pour la
fondation de la physique, dans la mesure où elle élargissait dangereusement
la casuistique des ‘erreurs de la nature 50. En effet, après les réponses à
Arnauld, la notion de fausseté matérielle disparaîtra tout à fait de l’œuvre de
Descartes, et, a fortiori, de l’explication de la tendance spontanée à conférer
une réalité aux qualités sensibles.
Par rapport à la disparition de la notion de fausseté matérielle, les
réponses à Arnauld représentent un état intermédiaire, dominées comme
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h11. © Centre Sèvres

elles le sont par la préoccupation de ne pas démentir le texte de la TM, et


donc de garder un sens légitime, mais moins dangereux, à la ‘fausseté de
l’idée’. Les idées sensibles sont obscures et confuses, indépendamment de
tout jugement, mais elles ne représentent pas faussement leur objet ; c’est
leur obscurité qui peut induire à l’erreur, une erreur qui reste dans le
jugement. Pour renforcer cette lecture, comme on l’a vu, Descartes inter-
vient par la suite en rebaptisant comme ‘matériel’ ce qui dans la TM était le
côté ‘formel’ de l’idée. Mais quand la préoccupation d’une cohérence avec le
texte de la TM aura tout à fait disparu, les idées en tant que telles ne
partageront à aucun niveau la responsabilité de l’erreur. C’est ce qui arrive
dans le paragraphe 71 de la première partie des Principia, consacré à
l’origine de la fausse croyance sur la nature des corps.
Avant de se poser la question de savoir si les choses existent hors de la
pensée, l’enfant faisait une distinction entre les sentiments auxquels ne
correspond aucune existence possible dans le monde, et les propriétés
mathématiques des objets, dont il jugeait qu’elles pouvaient exister hors de
la pensée. Quand on juge les choses seulement par ce que les idées représen-
tent vraiment, les idées ne mènent jamais à l’erreur. La doctrine de la
simplex apprehensio ne connaît ici aucune exception, et les idées matériel-
lement fausses ont disparu :
... in prima aetate, mens nostra tam arcte corpori erat alligata, ut non aliis
cogitationibus vacaret, quam iis solis, per quas ea sentiebat quae corpus affi-
ciebat : necdum ipsas ad quidquam extra se positum referebat, sed tantum ubi
quid corpori incommodum occurrebat, sentiebat dolorem ; ubi quid commodum,
sentiebat voluptatem ; et ubi sine magno commodo vel incommodo corpus
afficiebatur, pro diversitate partium in quibus et modorum quibus afficiebatur,
habebat diversos quosdam sensus, illos scilicet quos vocamus sensus saporum,
odorum, sonorum, caloris, frigoris, luminis, colorum, et similium, quae nihil

50. Pour expliquer à Burman le passage de la TM suivant lequel les idées considérées en
tant que telles « vix... ullam errandi materiam dare fossent », Descartes choisira la version de la
fausseté matérielle donnée à Arnauld, dans laquelle la fausseté reste dans le Jugement, même si
l’objet du Jugement peut être l’idée considérée indépendamment de son rapport avec les objets
extérieurs : « ... ut si considerem ideam coloris ets et dicam eam esse rem... », L’entretien avec
Burman, p. 37-39.
278 E. SCRIBANO

extra cogitationem positum reprasentant. Simulque etiam percipiebat magnitu-


dines, figuras, motus, et talia ; quae illi non ut sensus, sed ut res quaedam, vel
rerum modi, extra cogitationem existentes, aut saltem existendi capaces, exhi-
bebantur, etsi hanc inter ista differentiam nondum notaret.
Dans les premiers jours de vie, ce qui ne peut pas exister hors de la
pensée ¢ ce qui est en soi un néant¢ est représenté tel qu’il est, comme un
simple état mental, un sentiment, tandis que seules les véritables natures des
choses apparaissent douées d’une existence possible. Finalement la tendance
à l’erreur ne niche plus à l’intérieur de l’idée, et donc de la nature ¢ la nature
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h11. © Centre Sèvres

ne trompe pas ¢, mais seulement dans le jugement, dans le « contexte


interprétatif » de l’idée. 51 La tendance à attribuer une réalité indépendante
de la pensée à toutes les idées, y compris celles des sensations, surgit ensuite,
en conséquence de l’usage pratique des sens :
Ac deinde, cum corporis machinamentum, quod sic a natura fabricatum est ut
propria sua vi variis modis moveri possit, hinc inde temere se contorquens, casu
commodum quid assequebatur aut fugiebat incommodum, mens illi adhaerens
incipiebat advertere id, quod ita assequebatur aut fugiebat, extra se esse ; nec
tantum illi tribuebat magnitudines, figuras, motus, et talia, quae ut res aut
rerum modos percipiebat, sed etiam sapores, odores, et reliqua, quorum in se
sensum ab ipso effici advertebat. 52
L’erreur est toujours et seulement dans les faux jugements qui accom-
pagnent les idées et jamais dans l’idée. En fait, le passage d’une idée obscure
et confuse à une idée claire et distincte, consiste, suivant l’enseignement des
Principia, mais aussi des exemples des Méditations, dans la séparation du
jugement de la perception, pour retrouver la simplex apprehensio qui ne
peut jamais être fausse, au niveau spéculatif, du moins. 53 Le jugement ne
doit pas combattre contre les tromperies de la nature, et donc de Dieu, mais
seulement contre d’autres jugements, libres, et donc humains.
L’explication « cartésienne » de l’erreur prévoit désormais une doctrine
de la simplex apprehensio sans exceptions, comme le voulait Arnauld : il
suffit de revenir à la perception d’origine des qualités sensibles, celle de la
première enfance, où ne se sont pas encore incrustés les jugements induits
par les nécessités pratiques, pour exclure la réalité des qualités sensibles,
sans invoquer une tendance fallacieuse à leur ontologisation inhérente à la
pensée. Ainsi, si la fausse représentation a disparu, ce n’est pas pour les
raisons épistémologiques rappelées par Arnauld, mais pour des raisons
théologiques. Avec la fausse représentation, en fait, disparaît l’ombre qu’elle
jetait sur la véracité divine.

51. Suivant l’heureuse expression de A. Gewirth, Clearness and Distinctness in Descartes,


« Philosophy », XVIII (1943), p. 17-36.
52. AT VIII-1, p. 35-36. C’est moi qui souligne.
53. Cf. Principia philosophiae, I, § 45 et 46.

Você também pode gostar