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René-Eric Dagorn
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Les problèmes géopolitiques autour de l’eau ne sont pas toujours ceux que l’on croit. Si des
tensions existent autour du partage des ressources des grands fleuves, ce sont des questions
plus politiques qui structurent les espaces de l’eau : concurrence ville-agriculture, pollution
des nappes phréatiques et réfugiés climatiques.
Et pourtant, l’eau est naturellement une ressource abondante. Sur la totalité de l’hydrosphère
planétaire, l’eau de mer salée représente 97,5 % et l’eau douce 2,5 %. L’essentiel de cette eau
douce se trouve gelé dans les deux inlandsis géants du Groenland et de l’Antarctique, et dans
les glaciers des grandes chaînes montagneuses planétaires. Il reste 0,7 % d’eau douce
accessible en surface (cours d’eau, lacs, nappes souterraines). Cela représente 40 000 km3
disponibles par an, largement de quoi couvrir les besoins des sociétés planétaires, même en
tenant compte de l’augmentation prévue de la population mondiale (9,1 milliards à l’horizon
2050 d’après la dernière estimation de l’Onu en mars 2009) puisque le monde consomme
aujourd’hui 5 500 km3 par an.
Contrairement à une idée reçue bien ancrée, ce n’est donc pas l’eau « naturelle » qui compte,
mais la capacité des sociétés à fabriquer les espaces permettant d’accéder à l’eau potable.
Or les sociétés et les économies contemporaines sont de plus en plus consommatrices d’eau.
Chaque Français consomme 180 litres d’eau par jour pour le simple usage domestique, un
Japonais 280 litres, un Américain 295 litres et un Canadien 330 litres. L’eau induite, cachée
dans les processus de production économique, est bien plus importante encore : il en faut en
moyenne 4 000 litres pour produire 1 kg de riz, et 4 m3 pour produire l’équivalent de 1
mégawatt/heure dans une centrale électrique thermique. Avec le développement économique
des pays émergents (Chine, Inde, Brésil…), la demande en eau est en train de croître de façon
exponentielle : à elle seule, l’Asie consomme désormais 3 500 km3/an (contre 2 000 km3 pour
l’ensemble des autres régions mondiales).
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Or, s’il faut avoir en tête ces dimensions « naturelles » de la question de l’eau, c’est un autre
cycle qui est réellement important aujourd’hui : le cycle de l’eau potable. Car, de la
production au traitement, c’est la capacité des sociétés à fabriquer les espaces de l’accès à
l’eau potable qui est déterminant : quelles sont les conditions de captage (à la fois
économiques, sociales, culturelle, politiques…) ? De distribution ? D’entretien des réseaux ?
De collecte des eaux usées ? De dépollution et de traitement ? Ainsi, organiser l’utilisation et
la consommation d’eau suppose des approches techniques très différemment maîtrisées par les
sociétés : développement de l’irrigation par goutte à goutte, réduction de la pollution dans les
secteurs industriels et urbains, diminution des pertes par évaporation ou par fuite en
entretenant les réseaux sur le long terme, etc.
Toutes les sociétés n’ont pas les mêmes moyens économiques et techniques pour fabriquer les
espaces d’accès à l’eau potable. Le récent Forum mondial de l’eau qui s’est tenu à Istanbul en
mars 2009 a ainsi estimé que 90 % des trois milliards d’habitants de la planète qui vont se
rajouter à la population mondiale d’ici 2050 se trouveront dans des pays en développement où
l’accès à l’eau potable et à l’assainissement n’est déjà assuré que de façon limitée et précaire.
À court terme, c’est 340 millions d’Africains qui n’auront toujours pas d’accès à l’eau en
2015 et 2,4 milliards d’individus qui, à l’échelle planétaire, n’auront pas accès à un service
d’assainissement minimal.
Sans compter bien sûr que ce sont les pays du Nord qui auront les moyens de construire les
espaces permettant de gérer les dimensions sanitaires du changement climatique et de ses
conséquences sur les ressources en eau.
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On retrouve ces mêmes tensions géopolitiques entre l’Égypte et le Soudan sur le Nil, entre la
Turquie, la Syrie et l’Irak pour le partage des eaux du Tigre et de l’Euphrate, mais aussi entre
les États-Unis et le Mexique sur les eaux du Colorado (encadré ci-contre).
Malgré tout, cette liste est déjà révélatrice des limites de l’analyse de futures guerres pour les
ressources en eau. Ces litiges n’ont, jusqu’à présent, presque jamais débouché sur des conflits
ouverts à grande échelle. Et tous les pays concernés sont lancés depuis plusieurs années dans
des processus de discussion et de coopération qui fonctionnent très correctement. Les États et
les acteurs internationaux ont tout intérêt à privilégier les partages négociés et non les
épreuves de force : le dérèglement climatique en cours – de même que la crise financière –
rappelle chaque jour que, dans la « société du risque » (Ulrich Beck), il n’est plus possible de
se débarrasser des tensions sur ses voisins, car celles-ci reviennent en boomerang sur ceux qui
les produisent.
Note :
(1) Frédéric Lasserre, « Guerres de l’eau : paradigme des guerres du XXIe siècle ? »,
communication au Festival international de géographie de Saint-Dié-des-Vosges, octobre
2008. http://fig-st-die.education.fr/actes/actes_2008/lasserre/article.html
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C’est même peut-être déjà le cas. Le Bangladesh a entrepris depuis plus de vingt ans un grand
programme de construction d’abris anticycloniques (plus de 17 000 sont déjà construits
pouvant accueillir de 50 à 500 personnes), de talus et de digues retenues par de longues
rangées d’arbres, pour limiter les conséquences des ondes océaniques des nombreux cyclones
venus du golfe du Bengale. Ces centaines de kilomètres de talus et de routes surélevés ont
capté les sédiments des deux fleuves… entraînant selon le Centre des services d’information
environnementale et géographique de Dacca (CEGIS) un relèvement de certaines parties du
territoire du sud-est du pays. Plus de 1 000 km2 de nouvelles terres seraient ainsi apparus.
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• La fonte des glaciers himalayens est déjà en train d’entraîner une modification du régime
des grands fleuves asiatiques. Or, près de 700 millions de personnes dépendent du régime du
Gange par exemple. Au Bangladesh, le delta des Sundarbans a déjà vu apparaître les premiers
réfugiés climatiques de la planète. Le rapport Stern (1) estime à 200 millions les personnes
potentiellement menacées de déplacement par les changements climatiques en cours.
• Les deux grands inlandsis planétaires du Groenland et de l’Antarctique (qui concentrent près
de 70 % de l’eau douce mondiale) sont clairement entrés dans des processus de fonte lente. À
terme, l’élévation du niveau des océans pourrait être considérable (jusqu’à 6 mètres). En
prenant les chiffres des fourchettes généralement admises pour l’horizon 2100 (de 11 à 77
centimètres d’élévation), des pays entiers comme le Bangladesh seraient submergés.
Mais les sociétés ne sont pas désarmées face à des conséquences parfois présentées comme «
naturelles ». Au contraire, si le changement climatique est inéluctable, la catastrophe est
évitable par la construction sociale des espaces environnementaux. De la même façon que les
sociétés sont capables de créer les espaces sanitaires de l’accès au soin, elles sont aussi
capables de produire les espaces environnementaux de l’accès à l’eau.
Note :
(1) Nicholas Stern, rapport sur l’économie du changement climatique pour le gouvernement
du Royaume-Uni, octobre 2006.
Le Colorado est un bon exemple de la façon dont les sociétés développées fabriquent les
espaces de l’accès à l’eau, et des tensions à la fois internes (concurrence villes/agriculture) et
internationales (tensions États-Unis/Mexique) qui structurent l’utilisation de ces espaces
fluviaux.Les bassins versants et les vallées du fleuve, long de 2 330 km, et de ses affluents
sont aujourd’hui entièrement artificialisés : aux grands barrages construits dans les années
1930 se sont ajoutées les dérivations vers Denver, Phœnix, Los Angeles et le Nouveau-
Mexique. Aujourd’hui, ce sont 120 m3 par seconde qui sont acheminés vers Los Angeles et
San Diego, ce qui représente le tiers de l’approvisionnement en eau de ces deux villes. Juste
avant la frontière avec le Mexique, l’Imperial Dam détourne une grande partie des eaux du
Colorado vers les grands périmètres irrigués de l’Impérial Valley au sud de la Californie. La
répartition des eaux entre les villes et l’agriculture irriguée est une source de tensions
permanentes entre les différentes juridictions états-uniennes.
Lorsque finalement le fleuve franchit la frontière mexicaine, il reste moins de 7 % du débit
théorique qui n’a pas été capté. Le Mexique utilise cette eau à son tour et a créé un espace
miroir symétrique à l’Imperial Valley autour de la région de Mexicali et de l’Alamo Canal.
René-Eric Dagorn
L’eau est-elle un bien comme un autre, une « marchandise » que l’on peut vendre dans le
cadre d’une distribution par le marché ? Dans un livre récent (1), Antoine Frérot attaque «
deux fausses bonnes idées : la gratuité de l’eau et le paiement complet par l’abonné » et
défend « le juste milieu : un prix de l’eau socialement abordable ». À l’opposé, de
nombreuses ONG, voire certains organismes de l’Onu comme le Programme des Nations
unies pour le développement (Pnud), militent pour l’idée que l’eau est un « bien commun ».
Elle doit donc être l’objet d’une réflexion et d’une gestion différente, non marchande,
articulant les organismes publics et privés dans des cadres nationaux, régionaux, multilatéraux
et, à l’échelle mondiale, dans le cadre normatif de l’Onu ou d’une institution spécialisée ad
hoc par exemple.
C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre l’appel fait lors du Forum mondial de l’eau à
Istanbul, début mars 2009 : « Les ressources consacrées à l’eau sont minuscules comparées
aux sommes investies dans la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre ou la crise
financière (…). L’eau devrait être au cœur des politiques agricoles, énergétiques, de santé,
d’infrastructures d’éducation (…). Les gestionnaires de l’eau sont convaincus, mais ce ne
sont pas eux qui prennent les décisions. C’est aux chefs d’État et de gouvernement de
s’emparer du sujet. » (Olcay Ünver, coordinateur du rapport final du forum d’Istanbul).
Note :
(1) Antoine Frérot, L’Eau. Pour une culture de la responsabilité, Autrement, 2009.
René-Eric Dagorn
Surtout de pas en parler ! Telle aurait pu être la devise de toutes les sociétés de la planète
envers un sujet tabou : chaque année 200 millions de tonnes d’excréments humains finissent
dans les rivières. 1,2 milliard de personnes n’ont d’autres possibilités que de déféquer dans la
nature, et 2,5 milliards d’êtres humains – plus d’un tiers de l’humanité – utilisent des latrines
qui n’offrent pas de garanties contre le développement des maladies liées aux matières
fécales. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime que 80 % des décès pour cause de
maladies diarrhéiques sont dus à un manque d’hygiène et d’accès à des sanitaires sûrs.Face à
l’incroyable ampleur du problème, les choses bougent petit à petit. Parmi les objectifs du
millénaire, adoptés en 2000, l’un d’entre eux appelait à diviser par deux le nombre de
personnes n’ayant pas accès aux toilettes dans le monde. Des politiques ont été lancées, en
Inde par exemple, visant à atteindre cet objectif. Le Réseau international pour l’eau,
l’environnement et la santé (INWEH) a chiffré à un peu moins de 40 milliards de dollars
l’investissement nécessaire à l’échelle de la planète. Et l’Onu avait fait de 2008 « l’année de
l’assainissement ».
Les résultats de ces politiques sont à la fois encourageants et insuffisants. L’Asie du Sud-Est a
clairement progressé : on est passé de 30 % de la population ayant accès à des toilettes
fonctionnelles en 1990, à 51 % en 2004. Mais l’Asie du Sud (l’Inde tout particulièrement) et
l’Afrique subsaharienne restent très en deçà des 50 % (environ 37 % aujourd’hui).
René-Eric Dagorn
Bibliographie
Adieu l’Antarctique
Paul-Emile et Jean-Christophe Victor, Robert Laffont, 2007.