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Esquisse d’une description des représentations sociales

Chapter · January 2013

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1 author:

Serge Moscovici
Fondation Maison des Sciences de l'Homme
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3
Esquisse d’une description
des représentations sociales

Un malentendu sur la psychologie sociale

Avant  1* d’entreprendre ce long périple, il convient de


se donner un point de départ simple et incontestable. Le
phéno­mène s’est récemment frayé un chemin en psychologie
sociale. Il est devenu ensuite la composante unificatrice de la
psychologie cognitive et il se diffuse également parmi d’autres
champs scientifiques. Cela déjà le justifie. Notre science a de
bonnes raisons de le revendiquer pour sien, au lieu de multi-
plier les réserves à son égard. Mais le fait que Gustav Jahoda
lui consacre aujourd’hui ces notes d’une grande virulence
montre que la théorie de ce phénomène touche à des points
tellement fondamentaux de la psychologie sociale qu’elle en

1. Un des articles le plus cité de l’auteur, il a été rédigé à New York en


1987, paru en 1988 sous le titre : « Notes towards a description of social
representations », European Journal of Social Psychology, 18(3), p. 211-250.
Il s’agit d’une réponse argumentée à l’article critique de Gustav Jahoda,
paru dans le même numéro et intitulé « Critical notes and reflections
on “social representations” ». Grâce à Grete Heinz, nous avons pu avoir
accès au tapuscrit original rédigé majoritairement en français.
* Note de l’auteur : Je suis reconnaissant à Willem Doise pour ses remarques
et à Denise Jodelet pour la discussion éclairante et le détail de ce texte.

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prend presque un caractère subversif. Puisque notre amitié
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lui a permis de s’exprimer avec une telle franchise, de mon


côté je vais tenter de m’expliquer sur un travail qui a occupé
Le scandale de la pensée sociale —

une bonne partie de ma vie. Dans le seul but de faire avancer


la discussion, sans chercher à convaincre qui que ce soit.
Je pourrais commencer par rappeler que la notion de
représentation et de représentation collective a jalonné les
relations scientifiques des deux côtés de la Manche depuis le
siècle dernier. Les Anglais ont commencé par la rejeter, la
jugeant trop abstruse et imprécise.

Ces modes ou types de pensée, écrivait Evans-Pritchard, qui


dans leur ensemble composent l’esprit ou la mentalité d’un
peuple sont ce que Lévy-Bruhl appelle des représentations
collectives, une expression d’usage courant parmi les socio-
logues français de cette époque et une traduction, je crois, du
terme allemand Vorstellung 2. Cela suggère quelque chose de
très abstrus tandis qu’il veut exprimer par là peu d’autre que
ce que nous appelons une idée, une notion, une croyance, et
quand il dit qu’une représentation est collective, il ne veut
rien dire d’autre que ce qui est commun à tous ou à la plupart
des membres d’une société (1981, p. 124).

Ce « peu d’autre » (« little more ») n’est sans doute pas


dénué d’importance. Puisque les Anglais ont fini par saisir
l’intérêt de la notion et y reconnaître un grand stimulant
à la formulation de nouveaux problèmes. De sorte qu’elle
s’est implantée dans l’anthropologie, la sociologie, la psycho­
logie sociale (Bartlett, 1932) et même dans l’histoire de la
philo­sophie (Cornford, 1964). Qu’on le veuille ou non,
la discussion avec Gustav Jahoda s’inscrit dans un long et
riche contexte auquel nous devons plus que nous en avons
conscience. Non qu’il n’y ait rien de nouveau sous le soleil.
Mais vieux ou neuf, il y a toujours un soleil, je veux dire le
problème du rapport entre le mental et le matériel dans la
vie sociale.

2. Littéralement : « idée, notion, représentation » (N.D.E.)

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Depuis que la théorie des représentations sociales est

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sortie de l’ombre et se diffuse un peu partout, deux sortes de
critiques m’ont été adressées. Les unes portent sur l’usage que

Esquisse d’une description des représentations sociales —


les gens font de mon travail, et je ne peux m’empêcher de m’en
sentir responsable. Si je ne le faisais pas, on ne me prendrait pas
au sérieux, jugeant que je n’accorde pas grande importance à
cette théorie. Les autres touchent à sa substance et à la possibi-
lité de devenir le foyer d’une recherche scientifique commune
et cohérente. Ces critiques ont quelque fondement et donnent
à penser que la théorie des représentations sociales résulte d’un
malentendu et qu’elle n’appartient peut-être pas à la psycho-
logie sociale telle qu’elle est. Disons qu’elle a été conçue hors
de tout contact avec la psychologie sociale américaine – c’était
la situation de l’époque – qui marque la pensée et le style de
travail de la plupart de nos collègues. Elle est issue en droite
ligne de la tradition classique. Selon celle-ci, une théorie est,
à la fois, une perspective, une vision des phénomènes sociaux
et un système qui les décrit et les explique. Ainsi la théorie
de Weber comprend un point de vue sur la société moderne
et une tentative de mettre au jour les mécanismes éthiques
et politiques profonds. De même, à son modeste niveau, la
théorie des représentations sociales englobe une vision de la
communication et de la pensée au jour le jour dans le monde
contemporain, et une analyse des faits anonymes qui leur cor-
respondent. Vouloir séparer un aspect de l’autre, ce serait lui
enlever tout intérêt réel pour ne retenir que ce qui concerne
un petit nombre de spécialistes.
À ce malentendu je vois trois raisons. D’abord le fait
que, placé justement dans l’optique classique, je considé-
rais la psychologie sociale comme une science sociale, à côté
de l’anthro­pologie, l’histoire, la sociologie, etc. Partant,
­j’estimais qu’elle devait adopter une démarche analogue en
matière de théories et de faits. Dans ces sciences, on n’aspire
pas en priorité à la perfection de la physique, et personne ne
croit devoir vérifier l’un après l’autre un faisceau d’hypo-
thèses, même les plus pédestres. Et encore moins donner une
définition univoque à chacun de ses concepts. Connaît-on
une définition qui le soit pour des concepts aussi généraux
que ceux de la conscience collective, charisme, classe sociale,

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mythe – et j’en passe ? Lorsque j’ai refusé de définir plus avant
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le phénomène de représentation sociale, je tenais compte de


ses usages. On me demandait, et on me demande toujours,
Le scandale de la pensée sociale —

d’entrer dans un domaine de recherches comme si je connais-


sais d’avance la forme que les choses doivent prendre. Mais
je l’ai fait aussi pour protester contre une exigence que les
psychologues sociaux s’imaginent satisfaire en paroles et dont
l’effet général est une certaine stérilité. Ainsi que l’écrivait
un méthodologue américain :

La demande d’exactitude du sens et d’une définition précise


des termes peut avoir un effet pernicieux, comme je crois que
ça a été souvent le cas dans les sciences du comportement
(Kaplan, 1964, p. 70).

On ne tient pas compte du caractère particulier et foi-


sonnant des choses dont nous nous occupons. Et on croit les
avoir maîtrisées parce qu’on les a condensées en une formule.
Quoi qu’il en soit, il me semblait que le seul critère d’une
théorie est de savoir si elle a ou n’a pas de sens, si elle aide à
voir les choses autrement. De même que l’étude de syllabes
sans signification ne nous fait pas comprendre le langage, de
même certaines hypothèses définies, mais dénuées de sens,
ne font pas une science.
Ensuite, songeant aux phénomènes religieux, politiques
et culturels qu’elle est censée expliquer et aux attentes de
nombreux auteurs, je croyais la psychologie sociale une
science majeure. Car enfin, il fut un temps où des hommes
aussi divers que Simmel et Freud, Lévy-Bruhl et Halbwachs,
Marc Bloch et Bartlett se réclamaient d’elle. Les problèmes
qu’ils ont posés et nous ont légués concernent les événements
les plus immédiats et les plus humbles de la vie courante, les
échanges corporels et symboliques entre individus. Répétés,
puis régularisés, ces échanges s’objectivent pour devenir des
pratiques et des croyances institutionnelles, voire des mou-
vements collectifs. La chaîne des métamorphoses d’éléments
subjectifs en éléments objectifs, et vice versa, est la chaîne
même dont la psychologie sociale est supposée découvrir les
principes. Si elle est une science majeure – je ne dis là rien

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de surprenant –, elle doit viser à une théorie générale qui

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désigne et puis décrit le phénomène commun à toutes ces
métamorphoses, de même que le marché est le phénomène

Esquisse d’une description des représentations sociales —


commun à tous les échanges économiques, ou le pouvoir
celui d’une grande variété de nos relations. Comment espé-
rer d’une science des contributions utiles, en particulier de
caractère général, théorique, sans un tel phénomène ? À tort,
jugeront certains, j’ai cru que les représentations peuvent
jouer ce rôle en psychologie sociale non seulement parce
qu’elles sont au cœur de la mémoire collective et des liens
que les hommes forment ensemble, mais aussi parce qu’elles
sont les conditions préalables de toute action en général. Et
ce, dans la sociologie de Durkheim – aussi bien que dans celle
de Weber – qui écrit, dans la préface de son ouvrage majeur,
que « ces structures collectives qui font partie de la pensée
quotidienne ou de la pensée juridique (ou d’une autre pensée
spécialisée) sont des représentations de quelque chose qui,
pour une part de l’étant, pour une autre part du devant être,
flotte dans la tête des hommes réels (non seulement les juges
et les fonctionnaires, mais aussi le “public”) d’après quoi ils
orientent leur activité ; et ces structures comme telles ont une
importance causale considérable, souvent même dominante,
pour la nature du déroulement de l’activité des hommes réels.
Cette importance, elles l’ont avant tout comme représenta-
tion de quelque chose qui doit être (ou au contraire qui ne
doit pas être) » (1978, p. 14).
Allons un peu plus loin, mais pas trop, et regardons du
côté de l’histoire. Comme n’importe qui peut le constater,
des nouveautés ont surgi dès que l’on s’est mis à étudier
les mentalités. Il faut scruter attentivement les valeurs et les
drames d’une époque pour comprendre les modes de pensée
et le caractère imaginaire de la vie qui s’est tissée dans le
passé, dont les documents portent la trace. Le constat vient
alors de lui-même, comme l’observait Le Goff :

Histoire non pas des phénomènes « objectifs », mais de la


représentation de ces phénomènes, l’histoire des mentali-
tés s’alimente naturellement aux domaines de l’imaginaire
(1974, p. 86).

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Je ne procède pas à un inventaire de la notion, je veux
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simplement signaler ceci : emprunté à la philosophie, le


concept de représentation, sous une forme ou une autre, s’est
Le scandale de la pensée sociale —

frayé un chemin dans de nombreux domaines des sciences de


l’homme. Sans doute ce ne sont pas des raisons historiques qui
nous font choisir un phénomène, ou qui justifient ce choix.
Mais elles permettent d’en évaluer l’importance et la gamme
des questions auxquelles il répond. Or les représentations
sociales, j’y ai déjà fait allusion, touchent au contenu de la
pensée quotidienne et au fonds mental qui tient ensemble
croyances religieuses, idées politiques et relations que nous
créons aussi spontanément que nous respirons. Elles nous
donnent la possibilité de classer personnes et objets, de com-
parer et d’expliquer les comportements et de les objectiver
comme une partie de notre milieu de vie. Bien que les repré-
sentations se trouvent souvent dans l’esprit des hommes et des
femmes, elles peuvent tout aussi bien se trouver « à l’extérieur,
dans le monde » et être envisagées comme appartenant à un
domaine séparé. Est-ce que les représentations peuvent être
préservées dans des manuscrits anciens ou des pierres à des
endroits oubliés sans exister comme telles dans l’esprit de per-
sonne pendant des millénaires ? Donc, nous les rencontrons
sous les deux espèces, ainsi que le montre l’argent dans notre
culture (Moscovici, 1988b). Il est l’objectivation la plus cou-
rante de nombre de valeurs et de raisonnements, illustrant ce
que Hume nommait « la propriété de l’esprit de se propager
sur des objets externes ». Évidemment, ce que nous connais-
sons de nous-mêmes, de notre esprit, devient une partie de
nous-mêmes, de comment cet esprit fonctionne, alors que cela
n’affecterait ni une étoile, ni un oiseau. Les représentations
qui façonnent nos rapports dans la société sont elles-mêmes
une constituante de l’organisation de celle-ci. Et chacun
sait combien la réalité sociale varie, par exemple celle de la
drogue, selon qu’elle est comprise et représentée comme une
tare héréditaire, une déchéance familiale, une tradition cultu-
relle ou une substance nécessaire au rituel du groupe. En un
mot comme en cent, toute conduite apparaît simultanément
comme un donné et un produit de ce que nous nous repré-
sentons. Cela nous rappelle la légende du peintre chinois qui,

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ayant fini son chef-d’œuvre, fit un pas dans le paysage, entama

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le sentier et disparut au beau milieu des montagnes embru-
mées, en présence du spectateur impérial, qui aurait voulu

Esquisse d’une description des représentations sociales —


suivre ses traces. Il est vrai que j’aurais pu m’arrêter à une
notion voisine et plus maniable, celle de schéma, par exemple.
Sans encore approfondir ce point, remarquons qu’il désigne
une représentation simplifiée et se trouve moins enraciné dans
le social. Mais j’ai été impressionné par les arguments de Bart-
lett qui, tout en l’utilisant, l’a « fortement détesté », pensant
que le concept était « à la fois trop défini et trop imprécis »
(1932, p. 201). Quand on voit les résultats, il est difficile de
ne pas lui donner raison.
Le problème que je pensais – et je le pense toujours –
devoir être résolu par cette théorie a tracassé de nombreuses
générations de philosophes et s’est transformé de nos jours
en problème social. La grande variété de formes de connais-
sances et de croyances auxquelles nous avons affaire tous les
jours résulte d’une longue chaîne de transformations. De leur
défaut de logique ou de leur absurdité, on peut épiloguer
sans fin. Mais on n’aboutit à rien si on ne les replonge pas
dans le véritable laboratoire social où elles prennent forme, à
savoir le milieu de la communication. En ce qui concerne les
grands médias, il est certain que les messages qui y circulent
ont besoin d’être modifiés pour atteindre un vaste public. On
doit ajuster la grammaire, raccourcir le trajet logique, chan-
ger les mots en images, les idées en métaphores pour rendre
le contenu sensible et compréhensible (Wade & Schramm,
1969). De même, lorsqu’un spécialiste s’adresse à un audi-
toire de non-spécialistes, un professeur à ses étudiants ou un
médecin à ses patients. Tout comme le texte d’un article est
pensé et écrit de manière différente quand il devient matériau
d’une conférence, d’une interview ou topos d’une conversa-
tion entre collègues. Non seulement on modifie la rhéto-
rique, mais aussi le raisonnement, les exemples, la nature des
conclusions qu’on en tire. La proportion de connaissances et
d’informations que nous obtenons par la simple interaction
de l’individu que nous sommes avec les faits et le monde est
très réduite. La plupart nous proviennent par le moyen d’une
telle communication. Elle transforme des formes de pensée

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et crée des contenus nouveaux. La philosophe Hanna Arendt
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(1982) avait raison d’écrire que le sens commun est une parti-
cularité humaine. Sans lui, nous ne pourrions pas communi-
Le scandale de la pensée sociale —

quer, nous ne parlerions pas. On le vérifie chaque fois qu’un


contenu nouveau se matérialise dans des mots qui le sont
aussi et n’appartiennent qu’au langage des représentations.
Ainsi les mots scientifiques « syndrome immunodéficitaire
acquis » sont devenus un seul mot, le terrible « sida », porteur
d’une extraordinaire charge symbolique et imaginaire.
Si on voulait simplifier, on pourrait soutenir que, dans
certaines conditions, surtout lorsque nous sommes seuls,
nous pensons pour penser, avec la tête. Mais Hanna Arendt
objectait à juste titre : « Penser est une pratique entre les
hommes plutôt que la performance d’un seul » (1987, p. 21).
Or, au milieu d’autres personnes, nous pensons pour parler,
donc, comme j’ai osé l’écrire, avec la bouche (Moscovici,
1984a). Ou, pour m’exprimer d’une manière plus abstraite,
raisonner et argumenter ne font qu’un. La métaphore que
j’utilisais est recoupée par les observations de psychologues
anglais qui soulignent combien on acquiert les concepts de
manière différente dans la vie de tous les jours et dans un
exercice de laboratoire. Dans la vie quotidienne, écrivent-ils,
« les concepts tendent soit à être appris bon gré mal gré sans
effort conscient ou bien à être saisis de bouche à oreille »
(Wason & Johnson-Laird, 1972, p. 72). Or, la plupart des
connaissances et des visions qui circulent dans les grands
médias et par le bouche-à-oreille sont d’origine plus ou
moins scientifique. On voit là une dégénérescence, toute idée
étant sujette à s’altérer lorsqu’elle entre en contact avec la
masse humaine et s’acoquine avec d’autres dans des cerveaux
d’une autre facture que ceux dont elle est issue. Trahison
de la science, vulgarisation, culture de masse, ainsi fustige-
t-on cette pratique. Comme s’il s’agissait d’une chute de la
connaissance dans l’ignorance, des hauteurs de la science
dans le marais du sens commun. Pour décrire la vie mentale
du plus grand nombre, on parle de biais, d’irrationnel, de pré-
jugés et d’un tissu de prénotions dépourvu de cohérence. On
en conclut qu’elle ne présente aucun intérêt puisque, selon
Gramsci, nous avons affaire à « une conception désagrégée,

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incohérente, inconséquente, conforme à la position sociale

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des foules » (1978, p. 195). Pour en finir avec la méconnais-
sance de cette vie mentale et le mépris dans lequel on la tient,

Esquisse d’une description des représentations sociales —


bric-à-brac de mots, capharnaüm d’idées, j’ai voulu repérer
le lien non pas où se dégradent et se déforment les savoirs,
mais où se produisent leurs représentations sociales. Celui où
elles se relient en formant des réseaux de communication qui
irriguent le corps social. En conséquence, à des degrés divers
et à sa place dans ce réseau, chacun de nous fait partie d’une
intelligence commune qui se transmet, évolue et, répandue
à travers les représentations, devient omniprésente comme
une rumeur.
Le problème épistémologique posé par tout ce qui pré-
cède devient un problème social dans notre monde où les
révolutions scientifiques et techniques sont permanentes.
Ceci ressort d’un paradoxe courant. On suppose, à juste titre,
que les connaissances scientifiques en physique, médecine,
biologie, économie, diffèrent radicalement de la connaissance
ordinaire. Non seulement les démarches intellectuelles sont
différentes et les langages incompatibles ; de plus, il est sou-
vent difficile de visualiser les phénomènes en question. On
sait à quoi correspond, dans l’expérience concrète, le prisme
de Newton ou une poulie, mais peut-on voir le code géné-
tique, les trous noirs, l’inconscient ou la parité des monnaies ?
Comprend-on ce que signifie tel examen médical concer-
nant le bilan chromosomique d’une femme qui a dépassé
un certain âge ? Et pourtant, les gens semblent comprendre.
Ils donnent un sens à des mots ésotériques et se demandent
quelle est la meilleure façon de comprendre l’inflation, pour-
quoi leurs enfants sont anxieux, comment garder sa santé,
pourquoi l’univers est comme il est, et cent autres questions
intellectuelles ou pratiques de ce genre. La majeure partie
des connaissances spécialisées est destinée à être assimilée par
les non-spécialistes – ce qui passe pour impossible, au sens
strict du mot. Or, de telles connaissances s’échangent sans
cesse à l’atelier, à l’école, lors des consultations médicales, à
la table familiale, au café, fournissant un sujet de conversation
et permettant de prendre des décisions sur des choses dont
la vie dépend.

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Voici donc le paradoxe : comment les gens font-ils
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autant avec aussi peu de savoir ? Comment comprennent-


ils ce dont ils n’ont ni information, ni expérience directe ?
Le scandale de la pensée sociale —

Puisqu’ils arrivent à créer leur corps propre de représenta-


tions à usage quotidien qui façonnent les comportements
habituels, à partir de la science, mais liés à elle par des fils
ténus. Et, par ce moyen, le monde naturel qui change sans
cesse devient leur monde humain (Roqueplo, 1974 ; Herzlich,
1969 ; Moscovici & Hewstone, 1983 ; Jodelet, 1985). Une fois
représentées, on le sait, les théories de la personne, du cer-
veau, de l’économie, de l’atome, de l’ordinateur, etc., entrent
dans les pratiques courantes et façonnent le milieu où nous
sommes en relations. Elles sont le substrat du sens commun
et la forme que prennent les mythes à notre époque. Mythes
scientifiques, dérivés de la psychanalyse ou du marxisme, de
la cosmologie ou de la neuroscience, auxquels nous attachons
toute notre croyance. On y arrive au prix d’un décodage et
d’un transfert de contexte. En général, ce qui dans la science
apparaît comme système de notions et de faits se retrouve
dans les représentations associé dans un réseau plus ou moins
étendu à des notions et des faits de divers ordres, mais de
façon cohérente.
On aperçoit encore mieux le problème à la lumière du
contraste qu’il dessine entre la psychologie sociale, d’une
part, et l’anthropologie et la psychologie de l’enfant, de
l’autre. Celles-ci suivent la généalogie qui va de la pensée
mythique à la pensée scientifique, ou de la pensée opératoire
concrète à la pensée abstraite et rationnelle. Celle-là a pour
vocation de comprendre le mouvement inverse qui mène des
sciences aux représentations sous l’effet de la communication
et de la masse. Certes, un tel mouvement est plus ou moins
accusé, selon les disciplines (Semin & Manstead, 1979), mais
sa direction est indiscutable. Je parle ici uniquement des
représentations sociales, pour autant qu’elles ont trait à ce
problème à la fois épistémologique et social. Mais on ne sau-
rait les y réduire de manière exclusive. Car la société en pro-
duit constamment de nouvelles pour impulser une action et
donner un sens aux relations qui se nouent entre les hommes
à propos des dilemmes auxquels ils sont confrontés jour après

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jour. Et ce sont elles qui nous conduisent à une psychologie

129
sociale de la connaissance capable de comparer groupes et
cultures. Ainsi s’élargit le champ entourant un problème qui

Esquisse d’une description des représentations sociales —


sert de pivot. Sans lui, ni une théorie, ni la science ne peuvent
se concevoir. C’est peut-être une des raisons qui expliquent
le peu d’articulation de la psychologie sociale car, ainsi que
l’écrivait Bartlett, « il se peut que le sociologue ne soit pas
psychologue, mais le psychologue social se doit d’être sen-
sible aux problèmes sociologiques » (1932, p. 243).
Vous voyez que le malentendu est né du décalage entre
une vision classique de la psychologie sociale – dont la contri-
bution serait plus importante pour les sciences sociales qu’au
titre d’annexe de la psychologie ! – concernée par un phéno­
mène majeur et attachée à résoudre un problème épistémo-
logique devenu problème social, et la vision qui prévaut à
présent. De ce fait, la théorie des représentations sociales
n’a pas de place où elle puisse être accueillie. Surtout dans
une science où les phénomènes de ce genre sont considérés
sociaux de manière nominale (Landman & Manis, 1983),
mais non pas réelle. L’exposé des raisons de ce malentendu
peut apparaître comme une longue digression. Mais n’est-il
pas sollicité par la première phrase que cite Gustav Jahoda ?
Et si l’idée d’une ère des représentations sociales a gagné
du terrain, jusqu’à être reprise dans cette revue (McGuire,
1986) – hélas, sans qu’aucune mention soit faite aux travaux
de ceux qui, depuis vingt ans, œuvrent dans ce sens –, ces
raisons n’ont pas pour autant disparu. Peu importe, après
tout. Les représentations furent pour nous une découverte,
soutenue par cette naïveté inhérente aux passions nouvelles.
Elle ne nous a cependant jamais empêchés de regarder d’un
œil lucide ce qui a été accompli et le chemin qui reste à
parcourir.

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Représentations : collectives
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et/ou sociales
Le scandale de la pensée sociale —

Les voyageurs qui se sont aventurés dans les régions glacées


du Grand Nord ont décrit, il y a des siècles, ces apparitions
soudaines d’immenses montagnes se dressant sur une mer
calme, là où il n’y en avait aucune. On nomme fata morgana 3
ces apparitions qui font l’illusion que quelque chose existe
là où il n’y a rien et qui attirent le voyageur imprudent vers
un but qui recule constamment et qui est en fin de compte
irréalisable. Aux yeux de Gustav Jahoda, les représentations
sociales évanescentes ressemblent à cette fata morgana qui
nous échappe dès que nous nous en approchons et croyons
pouvoir les saisir. Ce pour quoi le passage de la notion de
représentation collective à celle de représentation sociale le
trouble. Il se demande s’il s’agit d’autre chose, et de plus
qu’une affaire de mots. Qu’il se rassure, le changement de
mots dénote expressément un changement de perspectives.
On sait que Durkheim (1898) inscrit les représentations
dans une dichotomie qui oppose individuel et collectif,
personne et société, stable et instable. Il sépare les faits en
deux univers différents, auxquels conviennent une explication
psycho­logique et une explication sociologique respective-
ment. Il se peut que cette séparation ait été nécessaire pour
asseoir l’auto­nomie de la nouvelle science de la société. Mais
lorsqu’elle se présente à la psychologie sociale, elle empêche
de considérer le rapport des individus à la collectivité et leur
terrain commun. En somme, il s’agit de sortir d’une dichoto-
mie où nous avons à choisir entre une société qui est un tout
et plus que la somme de ses parties et un individu composé de
qualités psychologiques internes réagissant à un ensemble de
stimuli externes. Ce n’est pourtant pas le principal. Dans l’op-
tique de Durkheim, la notion de représentation désigne, en
priorité, une vaste classe de formes intellectuelles : sciences,
religions, mythes, catégories d’espace et de temps. En réalité,
elle est équivalente à celle d’idée ou de système, sans qu’on

3. « Fée Morgane », en italien ; par définition, phénomène optique qui


résulte d’une combinaison de mirages, d’où l’idée d’illusion (N.D.E.)

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cherche à spécifier davantage ses caractères cognitifs (Ansart,

131
1988). Ajoutons qu’elle possède un certain degré d’invariance
et détermine les perceptions et les sensations des individus

Esquisse d’une description des représentations sociales —


qui seraient variables. De ce fait, la notion de représentation
présuppose ce qu’on appelle aujourd’hui un fonctionnement
mental top down 4. D’autre part, elle est collective, dans la
mesure où son support est une communauté, et où elle est
partagée de manière homogène par tous ses membres. Elle
l’est également dans la mesure où tous les individus la par-
tagent au cours de plusieurs générations et où elle exerce sur
eux, ce qui est propre à tout fait social, une contrainte. Sous
forme de religion, mythe ou langage, on la voit marquer des
hommes et cimenter de manière uniforme les liens unissant
les uns aux autres. Donc l’équation : une représentation, une
collectivité, propre à cette conception, signifie qu’elle est
unique et identifiée à un groupe qui n’en a pas d’autre. Ce qui
lui donne un caractère statique et correspond à une société
close (Bergson, 1932).
Une observation, avant d’aller plus loin. ­Concrètement,
nous devons du moins admettre que les représentations sont,
d’une façon ou d’une autre, créées et modifiées. Dans la
conception de Durkheim, ceci n’a lieu qu’exceptionnellement,
dans des circonstances extraordinaires, en dehors des rela-
tions sociales habituelles. Ce sont des états ­d’effervescence,
modulée par un rituel, dans lesquels la société réunie peut
produire de nouvelles idées et des sentiments. Ils sont ensuite
fixés dans la mémoire et inculqués par l’éducation en tant
que cadres stables de la vie en commun. Les représenta-
tions deviennent aussi « partiellement autonomes », ayant le
« pouvoir de s’appeler, de se repousser, de former entre elles
des synthèses de toutes sortes, qui sont déterminées par des
affinités entre elles et non par l’état du milieu au sein duquel
elles évoluent » (Durkheim, 1968, p. 34). Je simplifie, certes,
mais ce sont là des choses bien connues.
On ne peut nier que cette façon de les envisager traduit
une certaine réalité. Et un anthropologue, à l’exemple de
Horton, peut s’en servir pour comprendre une communauté

4. Littéralement : « du haut vers le bas » (N.D.E.)

Moscovici-scandpenssoc.indb 131 26/04/13 16:28


dominée par la tradition à partir des informations fournies
132

par un seul de ses membres. Car enfin, il fut un temps où


des sociétés entières partageaient une même représenta-
Le scandale de la pensée sociale —

tion, y ajoutaient foi et la célébraient par des rites et des


sacrifices. On pourrait ajouter que ceci reste vrai pour un
certain nombre de sectes et de partis uniques (Deconchy,
1984) qui croient détenir une doctrine infaillible autour de
laquelle règne un consensus unanime. Toutefois, cette vision
ne correspond pas, ou ne correspond plus, à la réalité histo­
rique telle que nous la connaissons. Il est douteux que, même
dans les communautés dominées par la tradition, on ren-
contre l’uniformité et l’invariabilité que les anthropo­logues
supposaient autrefois y trouver (Barth, 1987). Quant aux
sectes et aux partis uniques, ils sont nombreux, assurément.
Ils figurent néanmoins une forme d’association politique et
religieuse parmi d’autres. De sorte qu’à l’époque moderne,
la représentation collective, telle qu’elle a été définie, n’est
plus une catégorie générale, mais une espèce particulière
parmi d’autres, ayant des propriétés différentes. En tout cas,
la considérer homogène et comme telle partagée par une
société entière semble manifestement une vue de l’esprit.
C’est cette pluralité des représentations et leur diversité dans
un groupe que nous avons voulu expliquer en abandonnant
le terme de collectif. Mais j’y reviendrai dans un instant.
Depuis le début, nous nous sommes d’emblée intéressés
aux processus génératifs, à la création de nouveaux contenus
significatifs au cours de la transformation des formes men-
tales et sociales (Jodelet, 1984 ; Farr, 1987). En somme, nous
avons pensé à des représentations qui sont toujours in the
making 5, eu égard à des relations et des actions elles aussi in
the making. À cette seule condition, nous pouvons les relier
à des phénomènes importants dans le monde moderne. Des
phénomènes qui, il faut le préciser, sont du ressort de la
psycho­logie sociale, car, ainsi que l’écrit Weber : « Malgré
tout, la sociologie ne peut pas, même pour ses propres fins,
ignorer les formes de pensée qui ressortissent à d’autres pro-
cédés de recherche » (1971, p. 12). Les nôtres, sans doute,

5. Littéralement : « en gestation, en devenir » (N.D.E.)

Moscovici-scandpenssoc.indb 132 26/04/13 16:28


puisqu’il énumère parmi ces formes les concepts communs,

133
tels la famille, l’État, la nation ou la représentation de ce
qu’on doit ou ne doit pas faire dans une société. Or, pour

Esquisse d’une description des représentations sociales —


Durkheim et son école, n’importe laquelle de ces représen-
tations est pour ainsi dire collective d’emblée, indépendam-
ment presque des relations et des échanges dont elle est la
matière. Chaque membre du groupe la trouve déjà consti-
tuée en dehors de soi, d’où son caractère obligatoire, et s’y
conforme sans restriction. Si c’est le cas, on n’a aucun moyen
de concevoir une façon de procéder, un mécanisme ordinaire,
grâce auquel quelque chose de commun se forme et se trans-
forme par le concours de ceux qui sont concernés. Il est évi-
dent que si on voulait poser la question : comment se forme
une représentation ?, ou : comment et pourquoi une théorie
scientifique ou médicale se transforme-t-elle en représen-
tation ?, il fallait revoir la notion. D’un côté, tenir compte
d’une certaine diversité d’origine, et de l’autre, déplacer
l’accent sur la communication qui permet aux sentiments et
idées des individus de converger, de sorte que quelque chose
d’individuel peut devenir social. Ainsi, en reconnaissant cette
créativité, nous pouvions éviter une notion d’interaction qui
ne peut expliquer ni le changement interne ni les différences
externes. Ce déplacement d’accent fait que « ce qui permet de
qualifier de sociales des représentations, ce sont moins leurs
supports individuels ou groupaux que le fait qu’elles soient
élaborées au cours de processus d’échanges et ­d’interactions »
(Codol, 1969b, p. 2). En somme, la nécessité de faire de
la représentation un pont entre le monde individuel et le
monde social, d’abord, de l’associer ensuite à la perspective
d’une société qui change, voilà les raisons du passage sur
lequel nous interroge Jahoda. Il s’agit de comprendre non
plus la tradition, mais l’innovation, non plus une vie sociale
déjà faite, mais une vie sociale in the making. Que ce passage
n’ait pas eu lieu plus tôt explique en partie pourquoi, après
un départ fulgurant, la notion a été abandonnée pendant un
demi-siècle.
Je peux me tromper, mais nous sommes probablement
les premiers à l’avoir reprise et renouvelée en tant que
­phénomène contemporain. Les premiers à creuser sous les

Moscovici-scandpenssoc.indb 133 26/04/13 16:28


comportements et les réalités sociales que l’on tend à mettre
134

à part, les représentations incorporées et parfois dormantes.


On trouve une illustration frappante de cet état dans Sindbad
Le scandale de la pensée sociale —

le marin. Des voyageurs ont débarqué dans une île et sont


émerveillés par les sources d’eau claire et la luxuriance des
arbres fruitiers. Certains se désaltèrent, d’autres se baignent,
d’autres font du feu pour préparer le repas. Ils ne savent
pas que cette île est un énorme poisson qui a si longtemps
dormi dans la mer que les arbres ont poussé sur son dos.
Ressentant la morsure du feu allumé par les voyageurs, il
se soulève brusquement et plonge, les entraînant tous vers
le gouffre. L’image est puissante, suggérant des représenta-
tions qui sont objectivées depuis si longtemps que nous ne
les apercevons plus. Ce qui ne les empêche pas d’être un
peu partout le substrat de ce que nous concevons comme
matériellement indépendant et donné dans la vie sociale. À
la faveur d’un événement ou d’un changement, elles rede-
viennent manifestes. Et comme aujourd’hui tout est flux, elles
sont perçues avant même de se cristalliser en une quelconque
action ou réalité. Cependant, ne tirons pas argument de ce
genre de faiblesse de nos prédécesseurs. Reste que, pour
répondre à des problèmes qu’ils ne pouvaient entrevoir, il
nous a fallu repenser la représentation comme un réseau de
concepts et d’images qui interagissent et dont les contenus
évoluent continuellement dans le temps dans des environ-
nements donnés. La manière dont évolue le réseau dépend
de la taille et de la vitesse des communications, mais aussi de
la communication par les médias. Et son caractère social est
déterminé par les interactions entre individus et/ou groupes,
l’effet qu’ils ont les uns sur les autres en vertu du lien qui
les unit (Farr & Moscovici, 1984 ; Billig, 1987). En mettant
de côté les particularités de chacun et les détails qui sont à
l’intérieur, nous dégageons les propriétés sociales de l’en-
semble, tant du point de vue mental qu’affectif. Par analogie,
on peut envisager toute représentation sociale comme issue
d’un comité de décision collective. Les membres donnent
leur suffrage et sont à même de faire entendre une large
gamme d’opinions. Chacun a connaissance de la façon dont
les autres ont voté, il peut ainsi changer d’avis, combiner des

Moscovici-scandpenssoc.indb 134 26/04/13 16:28


opinions. La décision prise est l’œuvre conjointe des parti-

135
cipants, exprimant le consensus de la réunion. Il n’est pas
nécessaire d’atteindre le consensus de façon explicite ou pour

Esquisse d’une description des représentations sociales —


obéir à un rite, il suffit que les initiatives individuelles aillent
dans le sens du courant social. Ainsi, chaque proposition d’un
individu est en liaison avec l’action du groupe qui peut lui
donner une forme acceptable et intelligible à chacun. Dans
ces échanges, toute représentation se situe à l’intersection de
deux réalités : de la réalité psychique par les relations qu’elle
garde avec l’imaginaire et l’affectivité de chacun, et de la
réalité extérieure parce qu’elle s’insère dans une collectivité et
que les membres du groupe lui appliquent des règles. Entre
les deux, existe un lien analogue à celui qu’observe Obeye-
sekere entre la signification publique des symboles culturels
et les raisons pour lesquelles les gens les emploient à des fins
privées. En étudiant le détail des cas de mysticisme et la façon
dont les personnes vivent leur religion, il a montré que l’on
pouvait investir des symboles partagés d’un sens hautement
personnel, sans qu’ils cessent d’avoir l’approbation d’une
grande partie de la société. Il remarque que « des modèles
culturels et des symboles sont remis dans la discussion des
usages conscients et remodelés afin de créer un ensemble
tolérable d’images que j’ai désigné d’imagerie subjective »
(1981, p. 169). Cette observation, faite à partir d’une autre
culture, recoupe celle faite par Claudine Herzlich (1969) dans
son travail sur les représentations de la santé et de la maladie.
Et on la retrouve avec plus de détails dans la recherche de
Denise Jodelet (1985) sur les malades mentaux placés dans
une communauté villageoise. Mais, quelle que soit la forme
mentale dont il s’agit, dans le registre qui va chez nous de
la science aux représentations communes, il semble que les
contenus privilégiés tiennent l’individu ancré dans le collec-
tif. S’ils sont partagés par toute une société, chaque réflexion
y puise ses catégories, et elles ont une valeur que personne
ne pourrait rejeter. Par exemple, notre société favorise les
contenus économiques lorsqu’il s’agit de rapports sociaux,
ou les contenus biologiques lorsqu’il est question du corps
et des maladies en général. Ils nous servent dans maintes
circonstances, quelquefois sans rapport avec le contexte dans

Moscovici-scandpenssoc.indb 135 26/04/13 16:28


lequel ils sont valides. De ce point de vue, le contenu exerce
136

une pression déterminante sur ce que nous pensons et la


manière de représenter événements et conduites en excluant
Le scandale de la pensée sociale —

les alternatives comme peu crédibles ou peu informatives.


L’anthropologue anglais Hocart disait :

C’est parce que les sauvages interprètent psychologiquement


nos coutumes qu’ils nous considèrent comme méchants ou
idiots ou les deux à la fois (1987, p. 46).

Mutatis mutandis, on pourrait dire que, parce que nous


donnons de beaucoup de choses des explications économiques,
utilitaires, les leurs nous semblent en comparaison naïves,
absurdes ou irrationnelles. En fait, dans les processus intel-
lectuels, on tend à négliger l‘aspect déterminant du contenu,
quand on devrait lui prêter la plus grande attention. En ce qui
nous concerne, une représentation associe toujours une forme
cognitive à un contenu privilégié par le groupe.
J’en arrive au dernier point. Dans la perspective clas-
sique, ce qui définit la représentation collective est son
opposition aux représentations individuelles. Dans la nôtre,
cette opposition perd de son intérêt. Il faut supposer que les
représentations deviennent sociales de trois manières, selon
des rapports liant les membres du groupe. Elles peuvent
être partagées par tous les membres d’un groupe fortement
structuré – parti, nation, ville – sans pour autant être leur
œuvre. Ces représentations hégémoniques prédominent de
manière implicite dans toutes les pratiques symboliques ou
affectives. Elles apparaissent uniformes et contraignantes.
On y retrouve l’homogénéité et la stabilité décrites par
les sociologues français quand ils les qualifient de collec-
tives. D’autres résultent de la circulation des connaissances
et d’idées appartenant à des sous-groupes qui sont plus au
moins en contact. Chacun engendre sa propre version et le
partage avec les autres. Ce sont des représentations éman­
cipées, ayant un certain degré d’autonomie par rapport aux
parties interagissantes de la société qui les rendent complé-
mentaires en échangeant et mettant en commun un ensemble
d’interprétations ou de symboles. Elles sont sociales en vertu

Moscovici-scandpenssoc.indb 136 26/04/13 16:28


de la division des fonctions, des informations associées et

137
coordonnées par leur moyen. De ce type sont celles de la
santé et de la maladie (Herzlich, 1969) combinant les notions

Esquisse d’une description des représentations sociales —


et expériences des médecins, des professions paramédicales,
des milieux profanes, avec les expériences de la population
en général. Enfin, il existe des représentations générées au
cours d’une lutte, d’une controverse dans la société, mais
que celle-ci en entier ne partage pas. Elles sont déterminées
par la relation d’opposition entre ses membres et conçues
de manière à exclure l’une l’autre. Ces représentations polé­
miques ont un sens dans le cadre d’une opposition ou d’un
combat entre des groupes et s’expriment souvent à travers un
dialogue avec un interlocuteur imaginaire. Ainsi, la représen-
tation sociale du marxisme circule en France sous plusieurs
versions façonnées par la polémique sociale entre croyants et
non-croyants, communistes et libéraux, etc. Ces distinctions
soulignent le passage d’une vision uniforme, que la notion
de collectif exprime, à une vision différenciée du social plus
proche de notre réalité. Bref, les contrastes entre les relations
sociales elles-mêmes sont plus significatifs que ceux entre le
social et l’individuel, et c’est ce que j’ai voulu exprimer. Sans
doute, au cours de sa genèse, une représentation passe d’une
sphère à l’autre, et beaucoup dépend du point de vue de celui
qui l’observe. Mais ces transformations sont un symptôme
capital de l’état d’une société.
Par représentations sociales, nous entendons un tel
réseau de concepts et d’images reliés de diverses façons sui-
vant les relations entre les gens et les médias par lesquels
ils doivent être communiqués (Marková, 1987). Il en existe
aujourd’hui un sur l’ordinateur comme image dominante, ou
ce que nous appelons le noyau figuratif de certaines repré-
sentations. De sorte que l’on peut lire dans The Scientific
American ce qui suit :

Les ordinateurs numériques modernes sont tardifs dans le


monde du calcul. Les ordinateurs biologiques – le cerveau
et le système nerveux des animaux et des humains – ont
existé depuis des millions d’années et sont merveilleuse-
ment efficaces dans le traitement processuel de ­l ’information

Moscovici-scandpenssoc.indb 137 26/04/13 16:28


s­ ensorielle et le contrôle des interactions des animaux
138

avec leurs environnements. Des tâches comme celle de la


recherche d’un sandwich, la reconnaissance d’un visage ou
Le scandale de la pensée sociale —

la remémoration d’objets associés au goût d’une madeleine


sont des calculs tout autant que les multiplications ou les jeux
vidéos (Tank & Hopfield, 1987, p. 104).

Il est évident que les auteurs associent à la fois comme un


comportement perçu et comme une opération abstraite. Ils
réunissent les deux par une allusion à un souvenir commun
aux lecteurs, je veux dire la madeleine de Proust dans À la
recherche du temps perdu. Nous avons là une structure cogni-
tive spécifique qui est celle d’une représentation. Mais elle
n’a de sens que par rapport à la notion d’ordinateur que notre
culture partage et qui, de ce fait, d’instrument particulier,
devient un modèle général du cerveau et du système nerveux.
Et on en parle comme de l’aboutissement d’une sorte d’évo-
lution biologique qui aurait commencé par des ordinateurs
organiques et finit par des ordinateurs inorganiques. Vous
me direz qu’il s’agit là d’une évidence scientifique, que l’on
expose à l’aide de quelques analogies. Elle ne dépend pas de
la manière dont nous nous la représentons, et dont nous par-
tageons cette représentation. À cette objection, je ne connais
pas de meilleure réplique que celle de Hocart :

Chacun reconnaît que les sauvages ne croient pas aux fan-


tômes parce qu’ils les voient, mais qu’ils les voient parce qu’ils
croient en eux. Mais il est rare de dire que nous ne croyons
pas à notre principe d’inertie, car c’est l’évidence même, mais
que c’est l’évidence même, car nous y croyons ; ou encore
que notre loi économique de l’offre et de la demande est
largement créée par notre croyance en elle et non pas que
notre croyance a été créée par la loi (1987, p. 42).

Ceci est encore plus vrai quand on fait de nos cerveaux


et systèmes nerveux des ordinateurs biologiques, alors que les
ordinateurs techniques tendent à reproduire une petite frac-
tion de leurs capacités. Et notre croyance en quelque chose
est, en dernière analyse, une représentation étayée par la

Moscovici-scandpenssoc.indb 138 26/04/13 16:28


confiance et la pratique d’un groupe humain. Sous cet angle,

139
croire à un fantôme ou croire aux machines, ont les mêmes
racines. Revêtant pour un instant le maillot noir de l’arbitre,

Esquisse d’une description des représentations sociales —


Gustav Jahoda m’avertit, dans ses notes, que je me contredis
à plusieurs reprises en donnant aux représentations ce sens
cognitif particulier et une importance générale. J’aurais envie
de lui rétorquer par la phrase d’un philosophe espagnol qui
déclare : « Si un individu ne se contredit jamais, ce doit être
qu’il ne dit rien. » Et ceci est encore plus vrai d’une théorie.
Mais je crois qu’il se trompe sur les points où il situe cette
contradiction, et je ne vois pas leur pertinence par rapport à
la question qui nous intéresse. Si quelqu’un a la patience de
parcourir mes travaux, il observera que l’énigme du chan-
gement et de la créativité en est le fil conducteur. Est-ce se
contredire que d’insister sur le poids de la mémoire et l’iner-
tie des sentiments et des notions dans la genèse des représen-
tations ? Je ne le pense pas, dans la mesure où elles portent
en permanence la marque de cette tension entre la tendance
à conserver et la tendance à renouveler le cours des choses.
Les épaisseurs des images et du langage filtrent toutes les
incisions que nous opérons dans le présent et rendent souvent
superficielles nos révolutions les plus puissantes. On aime
bien, chez nous, séparer ce qu’on devrait tenir ensemble : la
conformité et l’innovation, la résistance au changement et le
changement lui-même, les relations à l’intérieur d’un groupe
et les relations entre groupes. Au contraire, les deux termes
d’une opposition ne se comprennent que l’un par l’autre.
Reconnaître ceci conduit à mieux comprendre la force avec
laquelle nous sommes tirés en arrière par des idées et des
émotions archaïques qui ne cessent de revenir et de s’imposer
à nous. Le fait même que nous inventions des passés fictifs
et des souvenirs chimériques pour détourner une innovation
de son chemin est un indice de cette tension inhérente à la
vie sociale.
Mais Jahoda insiste sur une autre contradiction qui
m’étonne. Il s’agit d’une question épistémologique plutôt
élémentaire à propos de laquelle je me suis probablement mal
fait comprendre. Il me faut donc reprendre mes arguments,
disons pour plus de clarté. Dans la sociologie de Durkheim

Moscovici-scandpenssoc.indb 139 26/04/13 16:28


et de son école, les représentations ont une fonction expli-
140

cative des phénomènes sociaux. Cela est connu, et on leur


en a fait reproche, en les taxant d’idéalisme. En général, les
Le scandale de la pensée sociale —

notions explicatives elles-mêmes sont abstraites, et on en


ignora la nature pendant longtemps. Ce fut le cas pour la
force de gravité en mécanique, l’atome en physique, le gène
en biologie, les classes sociales dans la théorie marxiste. On
supputait leur existence et on expliquait beaucoup de choses
par leur ­truchement, mais sans mieux les connaître. Disons
que c’étaient des êtres de pensée et non des êtres de réa-
lité, pour reprendre une expression vieillotte. On sait ce que
chacun fait, on ne s’intéresse pas à ce qu’il est. Mais, une fois
qu’il est conçu et a pouvoir explicatif, il faut tenter d’aller plus
loin, afin de saisir la réalité de la force ou du phénomène en
question. De cette manière, on avance.
À moins que je me trompe, nous ignorons à ce jour
la nature exacte de la gravité ou des classes sociales. En
revanche, le gène et l’atome nous ont livré une grande
partie de leur énigme physico-chimique. Donc, ce n’est pas
« ­departing from Durkheim » 6 ou « by contrast » 7 que, une fois
l’intervention des représentations sociales dans la société
reconnue, on s’est proposé de débrouiller leur structure et
leur dynamique internes. Et j’ai rappelé qu’il incombe à la
psychologie sociale de le faire, de même que ce fut la tâche
de la physique quantique de démêler la structure et la dyna-
mique de l’atome qui, pendant deux mille cinq cents ans,
avait été une entité abstraite. Ceci une fois compris, il n’est
plus du tout curieux que les représentations sociales aient
une fonction explicative dans notre science. Pas plus qu’il
n’est curieux que les particules élémentaires aient une telle
fonction en physique nucléaire ou les gènes en biologie molé-
culaire. Il n’y a donc pas, à l’encontre de ce que veut Jahoda,
deux versions contradictoires de l’explication. En vérité, la
discontinuité sur le plan de la théorie n’exclut jamais la conti-
nuité sur le plan de la recherche destinée à approfondir un
phénomène.

6. Littéralement : « en s’écartant de Durkheim » (N.D.E.)


7. Littéralement : « par contraste, en s’en démarquant » (N.D.E.)

Moscovici-scandpenssoc.indb 140 26/04/13 16:28


Tout le monde déclare que nous devons tenir compte

141
des dimensions sociales des phénomènes psychiques et les
saisir dans ce contexte. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres,

Esquisse d’une description des représentations sociales —


des principes que l’on proclame, aux réalités qu’on étudie.
Bref, c’est chose plus facile à dire qu’à faire. Et si on le tente,
on risque de se voir reprocher les erreurs mêmes qu’on a
mis tant de soin à éviter. De presque tout ce que Jahoda
écrit du « group mind » 8, je ne puis que dire : « parfait. » De
toute manière, cela ne me concerne pas. En effet, ce qui est
exprimé par « société pensante » se réfère à quelque chose
de plus modeste et de plus empirique. D’un côté, j’entendais
protester contre la vision fort répandue d’une « société non
pensante ». Car pour les uns, seuls les individus pensent ; pour
les autres, les groupes ne pensent pas, ou mal. On dirait que
la majorité de la société ne fait que reproduire et mimer la
pensée de ses élites, de ses avant-gardes, sans plus.

Curieusement, écrit un sociologue français, en voulant s’atta-


cher au seul développement économique, la sociologie, dans
ses conceptions marxistes et fonctionnalistes, a minimisé ou
évacué l’ordre des représentations… Dans son ensemble, la
masse était naturellement infantile ou ignorante, la vérité ne
pouvant venir que d’un apport extérieur (Maffesoli, 1985,
p. 81).

Mais il est inutile de répéter ce que j’ai dit plus haut.


D’un autre côté, pour faire simple, ce concept signifie qu’il
convient d’envisager la société comme un système pensant, de
même qu’on y voit un système économique ou politique. De
même qu’on va dans des laboratoires pour étudier comment
la communauté scientifique produit des faits et des théories,
on peut aller dans ces laboratoires d’une autre espèce que sont
les usines, hôpitaux, etc., pour comprendre de quelle manière
d’autres communautés produisent leurs faits et leurs représen-
tations. En d’autres mots, la question posée à la psychologie
sociale est de savoir : « Qu’est-ce qu’une société qui pense ? »,
alors que la psychologie ­générale demande : « Qu’est-ce qu’un

8. Littéralement : « esprit de groupe » (N.D.E.)

Moscovici-scandpenssoc.indb 141 26/04/13 16:28


individu qui pense ? » Aux cerveaux s’ajoutent dans le premier
142

cas d’autres organes, tels les institutions et les moyens de


communication, les dépôts matériels de savoir et les règles
Le scandale de la pensée sociale —

d’échange et de consensus.
On illustre toujours la naissance de la philosophie par
les allées et venues de Socrate sur les marchés d’Athènes,
engageant la discussion avec les artisans, commerçants ou
étrangers de passage. Et la Royal Society à ses débuts était
un club qui se réunissait régulièrement dans des pubs avant
de devenir une institution officielle. Mais nous connaissons
aussi une grande variété de lieux de rencontre, cafés, pubs,
paroisses, salons, etc., où les individus manifestent leur
sociabilité en conversant ensemble. Dans ces lieux particu-
liers, penser n’est pas un luxe, mais une recherche menée en
commun où sont traités des aspects politiques, religieux, per-
sonnels et psychologiques. Le résultat de tous ces échanges
circulera dans les vases communicants d’une ville ou d’un
pays. Nous avons affaire à des variétés plus ou moins réussies
de ce qu’on appelait autrefois des « sociétés de pensée ». Ce
sont les milieux où se forment des représentations sociales
et à partir desquels elles se propagent comme des rumeurs.
Elles deviennent pour la société en général l’analogue des
paradigmes pour la communauté scientifique. Pourquoi ne
pas aller les étudier sur place, comme on va étudier dans une
usine comment on produit des objets, ou des techniques dans
un centre de recherches ? Je ne puis entrer ici dans les détails.
Mais la psychologie sociale doit prendre en considération
ces moyens et manières de fabriquer de la connaissance. Et
ce, d’autant plus que les représentations sociales sont l’objet
d’une division du travail qui leur reconnaît une certaine auto-
nomie. Nous savons qu’il existe une catégorie de personnes
ayant pour métier, pour ainsi dire, de les fabriquer. On doit y
inclure tous ceux qui se consacrent à la diffusion des connais-
sances scientifiques et artistiques, médecins et travailleurs
sociaux, spécialistes des médias et du marketing politique. À
maints égards, ils sont les équivalents modernes des faiseurs
de mythes dans les sociétés plus anciennes.
Si les représentations sont sociales, ce n’est pas seule-
ment à cause de leur objet commun, ou du fait qu’elles sont

Moscovici-scandpenssoc.indb 142 26/04/13 16:28


partagées. Mais aussi dans la mesure où elles ont une auto-

143
nomie dans notre société et résultent d’un savoir-faire codi-
fié, jouissent d’une autorité certaine. Il faudrait lui accorder

Esquisse d’une description des représentations sociales —


plus d’attention qu’on ne fait, car ces spécialistes mettent en
œuvre des méthodes supposant une connaissance de la vie
psychique et une vision de l’aspect collectif, du plus haut
intérêt. En un mot comme en cent, vous voyez que mon
expression « société pensante » est empirique et modeste. Elle
n’a rien à faire avec l’idée fallacieuse d’un esprit du groupe
qui vit en symbiose avec l’autre idée fallacieuse qu’est l’esprit
individuel. Dans ce genre de critique, il ne faut s’étonner de
rien. Et si Gustav Jahoda, qui connaît mieux le sujet, crée
l’impression qu’il existe une solution simple à la tension entre
tradition et innovation ou une réponse en noir et blanc à
l’idée fallacieuse de l’esprit du groupe, on doit l’admettre.
Être aux prises avec de tels problèmes et commettre quelques
pêchés – comme Geertz, Harré et moi-même l’avons fait –
fait de la science une affaire excitante. La seule réponse à
donner à la question : L’idée d’un esprit du groupe est-elle
fallacieuse ?, c’est de ne pas s’en occuper. En bref, la laisser
mourir de vieillesse, ce qui arrive à la plupart des questions
qui ont perdu leur fécondité.

De la comparaison
avec d’autres notions ou théories

L’aspiration principale de la théorie des représentations


sociales est claire. En se focalisant sur la communication et
la pensée quotidiennes, elle tend à élucider le lien entre la
psycho­logie humaine et les tendances culturelles et sociales
de notre temps. Elle commence à trouver un écho, stimule
des recherches un peu partout, à l’exception notoire des
États-Unis. Quelles en sont les raisons ? À coup sûr, elle
légitime l’intérêt pour le social, enrichit une phénoméno-
logie de notre science qui est devenue squelettique. Elle
s’adapte mieux aux situations concrètes que d’autres théories
conçues pour des situations abstraites et, somme toute, artifi-
cielles. En raison de cette tension, sans doute, on commence

Moscovici-scandpenssoc.indb 143 26/04/13 16:28


à s’apercevoir qu’il existe entre cette théorie et les divers
144

courants, ethnométhodologie, interactionnisme symbolique,


de nombreux points de convergence. Puisque Jahoda insiste
Le scandale de la pensée sociale —

pour que je m’explique sur cette convergence et justifie l’em-


ploi que je fais de telle ou telle notion, j’aimerais faire une
remarque générale. Elle concerne à la fois le ton et la sub­
stance de ses critiques. Il passe rapidement sur le faible écho
qu’a rencontré mon ouvrage de 1961 au-delà du petit cercle
de chercheurs d’Aix-en-Provence et de Paris qui collaborent
depuis. Il en fut de même des remarques que j’ai publiées en
1963 dans l’Annual Review of Psychology. « Peu ont deviné à
l’époque qu’il s’agissait d’un travail pionnier », reconnaît-il.
Je me demande si une partie de son argumentation ne repose
pas sur le sentiment d’avoir méconnu à son heure les poten-
tialités de la théorie des représentations sociales, et de ne pas
en avoir tiré parti. Il me paraît en effet curieux de me voir
reprocher de ne pas chercher dans les modèles postérieurs à
ma contribution une légitimité qui a été nécessaire à d’autres
pour se libérer des modèles dominants que j’avais critiqués.
Je comprends mal que l’évolution des recherches et des
théories dans le domaine des cognitions, des attitudes et de
l’analyse du sens commun puisse servir d’arguments contre
mes positions – elles ne sont d’ailleurs pas que miennes, alors
qu’elles ne font que les rejoindre. Au lieu de me demander
plus de réserve, Gustav Jahoda ne devrait-il pas, au contraire,
m’accorder au nom de l’antériorité, le droit à des commen-
taires équitables, même s’ils sont critiques ? Les modèles de
la cognition ont dû, comme le rappellent Markus et Zajonc
(1985), passer par des transformations du new look et de la
soi-disant révolution cognitiviste. Et pour retrouver quoi ?
Le cadre qui état proposé en 1961 ! Nos deux collègues amé-
ricains montrent que le modèle béhavioriste S-R s’est pro-
gressivement complexifié en passant par le schéma S-O-R
où l’organisme occupe une place variable médiatrice entre
le stimulus et la réponse, pour aboutir au schéma O-S-O-R,
où le sujet dénommé organisme (il y aurait beaucoup à dire
sur cette dénomination) est censé par son activité construc-
tive définir le S et le R. Ce qui précisément était proposé
dans le modèle SR <  R  S , qui exprimait le rôle constructif

Moscovici-scandpenssoc.indb 144 26/04/13 16:28


des représentations sociales que nous partageons en tant que

145
sujets actifs et faiseurs de notre société. À ma connaissance,
la notion même de construction n’avait pas encore droit de

Esquisse d’une description des représentations sociales —


cité en psychologie sociale !
Des remarques semblables s’imposent à propos des atti-
tudes dont on dit que les représentations sociales sont les
analogues et substituts, bref ne se différencient en rien d’un
système. À supposer que ce soit vrai, encore faut-il recon-
naître que leur définition doit s’enrichir jusqu’à ce qu’elles
ressemblent par leurs propriétés aux représentations sociales.
Il a fallu pour cela une évolution (McGuire, 1986 ; Fraser,
1986) qui mène à considérer les attitudes comme : 1o sociale-
ment partagées, 2o dotées d’un contenu, 3o formant système.
Je suis prêt à reconnaître la ressemblance, à condition qu’on
me concède que cette dernière tient de l’infléchissement de
l’analyse des attitudes au cours de ces travaux. Ce pour quoi
j’ai été surpris de voir Colin Fraser se demander :

Mais pourquoi cette nouvelle approche des représentations


sociale souhaite établir un lien avec des notions si familières
et sans doute si fatiguées ? Que pourra-t-on apprendre sur
les représentations sociales en les considérant comme un
ensemble d’attitudes (1986, p. 9) ?

Eh bien, peut-être rien. Par contre, c’est en partie pour


rafraîchir cette notion fatiguée et l’enrichir que les représen-
tations sociales ont fait leur entrée en psychologie sociale.
Aucun doute sur ce point : les relations entre elles ont été
soulignées à plusieurs reprises (Doise, 1985 ; Farr, 1984 ;
Jaspars & Fraser, 1984). Et les attitudes sont devenues des
dimensions nécessaires pour qui veut définir un objet social.
Dès qu’on veut se le représenter, on prend en même temps
une position vis-à-vis de lui. L’objet le plus anodin, un verre
d’eau, un arbre, on l’imagine et le décrit à partir de réactions
favorables ou défavorables minimes envers lui. D’ailleurs,
on ne pourrait pas l’éviter, car le langage dont on se sert
n’est jamais neutre dans la vie courante, pas plus que dans la
philosophie. Si Bergson s’efforce de représenter deux types
de sociétés, en qualifiant l’une de close et l’autre d’ouverte,

Moscovici-scandpenssoc.indb 145 26/04/13 16:28


aussitôt il induit une attitude réservée envers la première,
146

sympathique envers la seconde. Rien d’étonnant, donc, si


attitudes et représentations sociales sont liées si étroitement.
Le scandale de la pensée sociale —

On ne touche pas aux premières sans passer par les secondes.


Nous ne devenons pas favorables ou défavorables à quelque
chose sans le percevoir et le juger d’une autre manière. Je
conclus par cette observation pour signifier que nous n’avons
pas à choisir entre attitudes et représentations, puisque nous
ne pouvons nous servir des unes sans les autres (Fodor, 1981).
Le reste est question de mots et de recherche d’une origi-
nalité mal placée. Cela dit, j’estime que Deutscher (1984)
ou Harré (1984) dont les préoccupations sont voisines, ont
débrouillé ces affaires de parenté avec les divers courants
d’excellente manière.
Les remarques de Jahoda ont beau être brèves, elles
­exigent des réponses circonstanciées. Il y concentre beau-
coup de questions, vite posées et non moins vite tranchées.
Comment aurais-je pu, en un chapitre, procéder à une mise
en rapport approfondie de tant de notions, dont celle d’idéo-
logie ? Elle apparaît, dans la vaste littérature qui lui est consa-
crée, comme un système de représentations et rien d’autre
(Althusser, 1972 ; Dumont, 1977 ; Doise, 1985a). Quant à la
contradiction qui m’est imputée, il s’agit plutôt d’une affaire
de mots que de substance. Le cadre d’analyse proposé dans le
chapitre en question est général. Pourquoi n’ai-je pas men-
tionné l’idéologie à propos du marxisme ? Est-ce parce que
« ça ne collerait pas aisément au schéma ? » Au contraire, c’est
parce qu’il est devenu, dans un petit nombre de pays (France,
Italie, Espagne probablement) une partie de la culture, des
modes de pensée et d’agir d’un grand nombre de gens dans
leur vie courante. Ou du moins une référence commune à
toute interprétation des événements et des relations dans la
société.
L’ouvrage de Berger et Luckmann est de ceux que l’on
ne peut traiter à la légère. Donc, je ne l’ai pas fait, comme il
m’est reproché. Je rappelle que mes remarques à son propos
se contentaient de relever que le principe de construction
de la réalité sociale prend un sens arbitraire et n’a pas d’ave-
nir empirique. Ceci, tant qu’on ne tient pas compte des

Moscovici-scandpenssoc.indb 146 26/04/13 16:28


r­ eprésentations des membres d’une société. Je soulignais

147
surtout que ses auteurs le désignent comme un chantier de
recherches à ouvrir par les sociologues, et déjà largement

Esquisse d’une description des représentations sociales —


mis en œuvre par les psychologues sociaux français avant
que l’ouvrage ne soit publié. Il s’agit en vérité d’indiquer
les possibilités de rencontre entre nos disciplines qui ont
cessé de communiquer depuis longtemps. Mais nulle part
je ne prétends que la théorie des représentations sociales
est déjà testée, ou est empiriquement bien fondée. Quant
à Schütz, c’est un « ancêtre » auquel on ne fait retour que
depuis peu et qui vient légitimer a posteriori le consensus
anti-fonctionnaliste dans les sciences sociales. J’avoue être
impressionné par la hargne que met mon censeur à vou-
loir dépouiller cette théorie de toute spécificité. Il n’est pas
le premier, ni le seul, sans doute. Je connaissais jusqu’ici
une façon de faire qui consiste à la citer, et puis à se référer
immédiatement à Durkheim pour marquer qu’il n’est pas
nécessaire de passer par nos travaux. Comme si remonter à
Démocrite dispensait quiconque de passer par les théories, et
surtout les théoriciens de l’atome, qui y ont travaillé depuis.
Comme si, ajouterais-je, adopter la notion de représenta-
tions sociales signifiait adopter la sociologie de Durkheim
et l’envisager de la même manière. Gustav Jahoda s’y prend
autrement. Cela consiste à m’imputer d’avoir pensé et ouvert
un champ de recherches avant d’autres courants de recherche
dans les sciences sociales, et indépendamment d’eux. Au lieu
de reconnaître que cette convergence valide et consacre la
spécificité de la théorie des représentations sociales, il y
voit un signe de sa redondance et de son inutilité. À son
avis, peut-être tout ce qui en porte le label pourrait être
« présenté sans l’étiquette de représentation sociale et son
absence aurait fait peu, sinon aucune différence ». Libre à
Jahoda de le penser, mais c’est un fait que le label a existé
avant d’autres et que sa présence fait et continue à faire une
différence. Ces façons de faire qui n’ont rien à faire ni avec
la connaissance, ni avec la critique, ne m’empêchent pas de
continuer à élaborer une théorie dont les perspectives sont
désormais « admises et largement partagées ». Ni de voir la
distinguer dans le concert des recherches qui viennent plutôt

Moscovici-scandpenssoc.indb 147 26/04/13 16:28


confirmer qu’invalider son orientation depuis le début. Une
148

ressemblance familière n’est pas une identité, voilà qui paraît


avoir échappé à notre censeur – il n’est pas le seul. Mais pas-
Le scandale de la pensée sociale —

sons sur ces polémiques pour en venir à ce qui pourrait être


l’amorce d’un ­dialogue. Car Gustav Jahoda, au-delà de ses
excès, s’intéresse aux mêmes questions que nous et comprend
les difficultés que présente leur solution.

Se familiariser avec l’étrange

Les représentations répondent aux nécessités les plus diverses


d’une société. Les unes sont d’ordre purement intellectuel,
ou cognitif, suivant l’expression consacrée. On y voit les Vor­
stellungen, substituts ou reflets de ce qui existe dans l’esprit
des gens. Les autres, inscrites dans l’ordre pratique, ont trait
aux rituels et aux actions exécutées en commun. Ce sont des
Darstellungen, des mises en œuvre et des mises en scène entiè-
rement publiques d’une vision d’ordre social. Dans le sens
où une pièce jouée sur une scène de théâtre, ou encore une
cérémonie apporte une représentation dans laquelle un groupe
se reconnaît, un pouvoir s’exprime. Envisagées sous l’un ou
l’autre aspect, les représentations façonnent ce qu’on appelle
de manière imprécise une conscience sociale, celle d’une
époque, d’une classe ou d’une nation en son entier. Prendre
conscience d’un problème ou d’une situation historique, ce
n’est pas révéler quelque chose de caché, mais en faire des
représentations qui le permettent. Or cette conscience n’a
pas encore été, que je sache, décryptée de façon satisfaisante.
Elle nous fait cependant toucher du doigt combien il nous faut
changer de perspective. L’échelle crée le phénomène, disait
un physicien français. En effet, penser les représentations au
plan de personne à personne et les envisager au niveau des
rapports entre les individus et le groupe, ou de la conscience
commune d’une société, change leur signification du tout au
tout. Il y a là des phénomènes apparentés, mais différents.
Supposons la question : « Pourquoi Marie mange-t-elle
ses steaks ? » Les deux explications « car ils sont délicieux »
et « car ils ne sont pas cuits » expriment des causes externes

Moscovici-scandpenssoc.indb 148 26/04/13 16:28


à la pensée de la personne qui a mangé. On peut négliger le

149
fait que ce jugement explique des règles de gastronomie, que
Marie est une jeune femme, et aussi les raisons pour lesquelles

Esquisse d’une description des représentations sociales —


elle répond ainsi. C’est une affaire privée qui n’intéresse que
quelques personnes, dont un logiciel et un expérimentateur.
Mais c’est autre chose d’explorer un phénomène d’ampleur
collective. Voici un malade dans un hôpital, interviewé par
un journaliste, répondant à une question qui nous concerne
tous. Il lui dit :

– Écoute, j’ai une théorie sur le sida. Cette maladie est artifi-
cielle. C’est un complot mondial des gouvernements visant à
exterminer les indésirables. Ils veulent commettre un géno-
cide sur nous (New York, 30/11/1987).

Là aussi nous avons une explication pour une cause exté-


rieure. Cependant, elle s’inscrit d’emblée dans un rapport de
l’individu à la société et à l’État. Elle est déterminée par le
contexte dans lequel on perçoit le malade, un ancien com-
battant de la guerre du Viêt Nam, et où il apparaît indési-
rable. Sa réponse présuppose un contenu non exprimé, la
représentation d’une société dans laquelle les indésirables
sont mis à l’écart et puis éliminés par n’importe quel moyen.
La maladie en est un, dès lors qu’elle est « provoquée par
l’homme ». De ce fait, elle a moins un caractère organique
que politique ; et celui qui en est atteint apparaît comme une
victime, non comme un malade. D’ailleurs, l’interviewé com-
mence par dire : « – J’ai une théorie. » Il s’est donc formé
une représentation dont on sait par ailleurs qu’elle circule
depuis un certain temps sous forme de rumeur. En ce sens,
elle est sociale, et l’interview amplifie ce caractère sans le
vouloir. Je n’ai pas besoin de m’étendre davantage sur ce point
pour souligner qu’à l’échelle où nous abordons d’habitude
les représentations, les aspects mentaux et sociaux prennent
une allure différente (Moscovici, 1987 – texte 5 du livre) de
celle qu’ils ont à l’échelle d’une ou deux personnes. On saisit
la raison pourquoi il ne suffit pas d’aborder l’étude de ces
aspects sur le modèle de la résolution de problèmes. Il est
courant, en psychologie sociale, d’envisager les phénomènes

Moscovici-scandpenssoc.indb 149 26/04/13 16:28


cognitifs dans la vie quotidienne sous cet angle en tant que
150

puzzles and pragmatics 9 (Turnbull, 1986). En conséquence,


l’individu est considéré comme un déchiffreur d’énigmes
Le scandale de la pensée sociale —

(« puzzle-solver » 10). On transfère ici le modèle de la science à


l’étude de théories de la vie de tous les jours. Mais on le fait de
manière incomplète vu que le scientifique résout ses énigmes
dans le cadre d’un paradigme établi par la communauté scien-
tifique, dont l’équivalent serait pour nous une représenta-
tion sociale. En tout cas, dans cette perspective, les individus
sont censés résoudre des problèmes, animés par le besoin de
« chercher la vérité » et de porter des jugements corrects sur
les faits (Higgins & Bargh, 1987). En ajoutant toutefois que
les gens perçoivent et pensent le monde social autrement que
s’ils se fiaient seulement à l’observation et aux règles de la
logique. Bref, ils pensent moins correctement sur le marché
des actions que sur les marées, sur les signes du pouvoir que
sur les signes de la pluie. Mais, en changeant d’échelle, nous
changeons aussi de modèle. Distinguer entre le correct et
l’incorrect, comme entre le normal et l’anormal est possible
et clair lorsqu’il s’agit d’individus. Ceci parce qu’une société
ou une communauté scientifique définit de manière légitime
le critère par rapport auquel quelque chose peut être consi-
déré comme vrai, normal ou réel. Il n’est pas possible de le
faire pour des groupes, sociétés ou cultures. En disant qu’une
guerre a commencé par une faute de calcul, ou que les camps
de concentration sont une erreur commise par Staline par
rapport au socialisme, on abuse du langage. Car on présup-
pose connue la vérité du sens que doit prendre l’histoire, de
même que l’on connaît celle de la trajectoire des planètes. Si
on en abuse, c’est pour donner l’impression que l’on corrige
une erreur d’expérience ou l’équation d’une théorie.
Je l’ai souligné en commençant : ce qui nous concerne
a trait à la connaissance au vu de « créer une réalité ». La
communication n’est pas une expression des pensées et des
sentiments qui serait secondaire par rapport à eux. L’action
elle-même qui les sous-tend est communicative, qu’elle soit

9. Littéralement : « puzzles et pragmatiques » (N.D.E.)


10. Littéralement : « celui qui résout un puzzle » (N.D.E.)

Moscovici-scandpenssoc.indb 150 26/04/13 16:28


instrumentale ou purement rituelle. Elle modifie ou engendre

151
une réalité, se traduit par une pratique qui objective les pen-
sées et les sentiments dès l’instant où ils sont communiqués

Esquisse d’une description des représentations sociales —


et partagés. Notre vie de tous les jours s’entrelace à celle des
autres qui agissent sur nous. Si nous la connaissons, c’est
parce que nous la faisons chaque jour.
Donc, il faut se défaire de l’idée selon laquelle repré-
senter consiste à imiter en pensée ou en langage des faits
et des choses qui auraient une signification hors du monde
du discours qui les exprime. Il n’y a pas de réalité sociale et
psychologique « en soi », ni d’image transparente des gens ou
des événements sans rapport à celui qui crée l’image. C’est
pourquoi celui qui les représente en même temps se repré-
sente en et par eux. Il paraît donc difficile d’affirmer que leur
connaissance résulte de la résolution d’un problème ou d’une
recognition. Le paradigme ne s’applique pas aux situations
et échanges quotidiens. Le critique littéraire russe Bakhtine
oppose « pensée sur le monde et pensée dans le monde »
(1986, p. 162). Quand nous passons des représentations en
tant que moyens de reconnaître aux représentations en tant
que constructions de réalité, nous passons de la pensée sur
le monde à une pensée dans le monde. Aux dimensions où
nous le faisons, une représentation s’imprime dans la langue
et dans les pratiques. Cette empreinte n’est pas un à-côté
du fonctionnement mental et social. L’acte de connaître ne
s’exerce jamais à vide ; il n’existe et ne se reconnaît que dans
son travail, dans ses œuvres dirigées et conservées. Les états
mentaux partagés ne restent pas des états mentaux, ils se
communiquent, prennent figure, tendent à se matérialiser, à
devenir des objets. Et dans cette optique, ils acquièrent un
pouvoir. Il y a une « puissance des idées » (Moscovici, 1988b)
que l’on voit se manifester au plus haut lorsque les représen-
tations acquièrent l’intensité d’une croyance.
Bref, ce qui est représenté et la façon dont c’est repré-
senté reçoit un sens en relation avec la position de celui qui
représente. Lorsqu’on occupe des positions claires et par-
tage des valeurs fermes, le rôle des notions et des images qui
­forment une représentation est véritablement crucial. Au lieu
de les utiliser comme des symboles, des moyens d’interpréter

Moscovici-scandpenssoc.indb 151 26/04/13 16:28


les observations réelles, les hommes y voient des éléments de
152

la réalité, et leur caractère de notions et d’images passe au


second plan par rapport à la préoccupation principale : agir
Le scandale de la pensée sociale —

et communiquer. Ils n’y voient que l’objet ou l’être auquel


ils pensent et dont ils parlent comme s’il faisait corps avec
les concepts et les mots. En disant qu’il faut considérer les
représentations sous cet angle d’efficacité quasi matérielle,
je renouvelle une proposition qui a déjà été faite, sans être
suffisamment entendue :

Il est le temps, écrivait Hocart, que ces sentiments et idées,


jamais incarnés dans le métal et la pierre, mais vivant uni-
quement dans l’esprit, soient reconnus comme des faits aussi
réels que ceux que l’on peut toucher et susceptibles d’être
traités avec la même rigueur que tout ce qui tombe sous nos
sens (1987, p. 60).

Une représentation peut constituer le réel dans les


deux sens. D’une part, comme le langage ou le symbole,
elle est performative ; définie par le fait d’être partagée, elle
s’avère une situation effective. Envers un leader charisma-
tique, nous nous conduisons comme s’il possédait une qualité
précise. Ceci lui crée l’obligation de se présenter, de parler,
comme il lui est prescrit. D’autre part, elle est constructive
dans la mesure où elle sélectionne et met en relations des
personnes, des objets, de manière à correspondre aux stipu-
lations du groupe, lui permettre de communiquer et d’agir en
conformité avec les notions et images communes. Le repré-
sentant est ainsi présent dans le représenté, comme l’argent
dans l’objet qu’on achète et vend, et auquel il donne une
valeur. On a aussi montré que les représentations qu’on se
fait déterminent l’explication qu’on donne des causes d’une
maladie et des traitements appliqués. Un clinicien exercé à la
psychanalyse situe le problème du malade dans l’histoire de la
personne ; un psychiatre, dans un trouble génétique ou dans
la situation du patient. Dans le premier cas, on aura tendance
à changer la personne et protéger la société. Dans le second,
ce sera l’inverse : on voudra protéger la personne et changer
la situation sociale (Batson, 1975). Tout ceci présuppose une

Moscovici-scandpenssoc.indb 152 26/04/13 16:28


sélection et une création de l’information qui déterminent la

153
réalité dans laquelle les gens vivent.
Diffusée et changée en représentations sociales, une

Esquisse d’une description des représentations sociales —


théorie a des conséquences analogues. Elle engendre des
situations et des informations qui lui confèrent une réalité
que nous avons faite nous-mêmes. La théorie du « split-
brain » 11 (syndrome de déconnexion interhémisphérique)
a été popularisée et a captivé l’imagination jusqu’à devenir
non seulement une grille de lecture des faits, mais aussi une
source de pratiques de la vie courante. Deux auteurs améri-
cains en résument le cheminement :

Ainsi la lutte éternelle à la corde, écrivent-ils, entre « l’émo-


tion et la raison », « le cœur et l’esprit » – ce que Freud appe-
lait « processus primaire » (primitif, mythique, de pensée,
comme dans les rêves) et « processus secondaire » (l’analyse
rationnelle) – a semblé avoir un réel impact dans les hémis-
phères de jumeaux. Joseph Bogen était parmi les premiers
à saluer le cerveau duel comme une dichotomie humaine
fondamentale… Un culte répandu du cerveau droit a suivi et
la maison à deux étages de Sperry a grandi dans la salle des
ventes des sciences du cerveau. Aujourd’hui, notre coiffeur
nous donne des leçons sur les deux hémisphères du cerveau et
la vente par correspondance psy à la mode nous recommande
vivement d’éveiller la créativité latente de notre hémisphère
droit négligé. Nous avons même rencontré un psychologue
qui dirige un atelier pour des personnes qui sont ordonnées
ou désordonnées à cause de la domination de l’hémisphère
droit – ou gauche – et qui sont mis en contact de personnes
avec la tendance opposée. Est-ce que tout cela est vrai ? Bien,
il y a un peu de cela (Hooper & Teresi, 1986, p. 224).

Cet exemple montre comment les gens transforment


une connaissance donnée, créent des informations qui la
­confirment, et en même temps l’objectivent dans leurs pra-
tiques courantes. Nous avons élucidé ce phénomène dans
plusieurs recherches (Moscovici, 1961 ; Herzlich, 1969 ;

11. Littéralement : « cerveau divisé » (N.D.E.)

Moscovici-scandpenssoc.indb 153 26/04/13 16:28


J­ odelet, 1984 ; Mugny & Carugati, 1985). Ce que nous avons
154

mis comme prémisse à nos recherches apparaît comme la


conclusion d’une série d’expériences menées de façon indé-
Le scandale de la pensée sociale —

pendante :

Une plus grande attention, écrit-on, doit être clairement


accordée à la façon dont les percevants créent et construisent
les informations en plus de la façon dont ils les traitent.

Mais dans la mesure où les individus traitent une infor-


mation qu’ils ont créée en tant que groupe, ce qui se passe
« là-bas » peut être « autant les effets de notre perception de
ces événements que les causes de ces perceptions » (Snyder
et al., 1977, p. 664). Le terme de perception est inadéquat
dans ce contexte et n’a de sens que parce qu’on considère ces
faits en dehors du contexte social. Ceci nous amène en tout
cas à penser que « créer » une réalité signifie que nous vivons
et pensons, sauf exception, des mondes « virtuels » imbriqués
dans des mondes « actuels ». Je veux dire que les mondes tels
qu’ils sont, ou tels que nous les croyons être, comprennent
une partie de souvenirs de ce qu’ils ont été, mêlés à des antici­
pations, des calculs et des alternatives qui nous associent et
nous font agir. Plus nous partageons une représentation, plus
ce monde est de notre fait, « in here » 12, apparaît autonome,
existant de son propre fait, « out there » 13.
En somme, les représentations sociales sont, pour
reprendre une expression courante en anglais, ways of world
making 14. Il n’y a rien d’arbitraire dans ce faire, puisque les
régularités de la pensée, de la langue et de la vie en commun
se conjuguent pour en déterminer les possibilités. C’est pour-
quoi la notion de construction devenue banale perd son
caractère strict et émancipateur, si on y voit un simple effet
du discours et du consensus des individus. Si tout est permis,
alors construire exprime moins une liberté créatrice du réel
qu’une illusion sur les conditions de cette liberté.

12. Littéralement : « ici » (N.D.E.)


13. Littéralement : « là-bas » (N.D.E.)
14. Littéralement : « des façons de construire le monde » (N.D.E.)

Moscovici-scandpenssoc.indb 154 26/04/13 16:28


Il y a encore du chemin à faire pour comprendre la psy-

155
chologie d’une cognition pour laquelle créer de la réalité
l’emporte sur tester la réalité. Cette vision des transactions

Esquisse d’une description des représentations sociales —


dans le monde comporte une mise en place de concepts provi­
soires pour cerner les phénomènes. Jahoda en a conscience.
Ceux que j’ai proposés, il les présente comme si je m’étais
contenté de les jeter sur le papier, sans raison. L’opposition
univers consensuel/univers réifié peut surprendre ou gêner.
Ou être assimilée à celle du spontané et de l’organisé, du
formel et de l’informel, etc. Mais à quelle nécessité répond-
elle ? En adoptant le modèle d’une pensée créatrice de réalité,
il faut préciser les catégories dans lesquelles on définit celle-
ci. En effet, toute représentation se forme dans une culture
qui divise les êtres et les choses, impose un cadre à tout ce qui
se pense et se pratique dans un ensemble de sociétés. Ce fut
longtemps le cas du cadre définissant le sacré et le profane,
le surnaturel et le naturel. Les actions et les relations entre
les hommes le renforçaient, obéissaient à certains impératifs
de l’entendement et de la sensibilité propres à lui. Dans la
société moderne, les représentations qui se substituent aux
mythes et savoirs populaires constituent notre monde dans
un cadre différent.
À la suite de la science, on pourrait penser que les caté-
gories de vrai et de faux, rationnel et irrationnel ont repris
une partie des fonctions et même du prestige du sacré et
profane. Elles induisent un modèle de la nature humaine
qui consiste à résoudre des problèmes puis à soumettre des
solutions à l’épreuve du réel. Mais elles concernent plutôt
l’individu. De celles que nous formons en commun, on peut
dire ce que Lévi-Strauss disait des mythes :

Pour passer à l’état du mythe, il faut précisément qu’une


création ne reste pas individuelle (1971, p. 56).

Elles portent toujours la marque d’un antagonisme entre


la signification humaine et la signification non humaine, entre
ce qui nous est propre et ce qui semble venir du dehors, être
objectivé. Plus généralement, entre la catégorie du consen-
suel à laquelle appartiennent les premiers et la catégorie du

Moscovici-scandpenssoc.indb 155 26/04/13 16:28


réifié dont font partie les seconds. Et les représentations
156

s’inscrivent dans l’écart qui les sépare.


Reprenons le cas du split-brain (syndrome de décon-
Le scandale de la pensée sociale —

nexion interhémisphérique). Débordant la biologie et la


génétique, on a défini le cerveau droit dans la catégorie du
consensuel et le cerveau gauche dans celle du réifié. Je ne dis
pas que ce soit inexact, mais la représentation comporte une
dualité dont le contenu s’exprime dans le tableau suivant :

Hémisphère gauche Hémisphère droit


analytique, déductif dialectique, synthétique
exclusif (l’un ou l’autre) inclusif (l’un et l’autre)
convergent divergent
ordre de l’ordre ordre du désordre
système, texte environnement, contexte
mots, numéros, lettres modèles, plans, images
littéral figuratif
logistique reconnaissance
objectif subjectif

Tout cela peut être lu comme un conte pour les enfants.


Mais, compte tenu de sa diffusion, qui l’a fait devenir une
partie de la vision commune, on peut se demander ce qui
détermine sa mise en œuvre. On retrouve alors le cadre
mentionné ci-dessus et les catégories qui le définissent et
s’imposent aux raisonnements et aux images avec la force
d’une évidence.
On s’étonne souvent que les gens soient si négligents à
valider leurs jugements, si oublieux des règles statistiques et
si peu soucieux de corriger leurs erreurs. C’est parce qu’on les
envisage comme des organismes biologiques, or ce sont des
organismes sociaux. Il faut se poser la question de l’univers
dans lequel sont formulés les dilemmes et situés ceux qui
doivent les résoudre. Dans l’univers consensuel, la fonction
communicative de la pensée est d’une extrême importance,
puisqu’elle contribue aux échanges constants entre les gens à
propos d’événements qui influent sur leur vie ou piquent leur
curiosité. Elle permet une délibération continue entre des

Moscovici-scandpenssoc.indb 156 26/04/13 16:28


personnes dont les opinions et les humeurs évoluent en per-

157
manence. La conversation donne une signification humaine
à ce qui compte à leurs yeux, de préférence en dehors de la

Esquisse d’une description des représentations sociales —


hiérarchie sociale.

Dans le parler familier puisque les contraintes et les conven-


tions du discours sont caduques, on peut adopter une
approche spécifique, officieuse, volontaire vis-à-vis de la
réalité (Bakhtine, 1986, p. 97).

Dans ces conditions, les représentations présentent une


configuration où notions et images existent sans viser à l’uni-
formité, où l’incertitude est tolérée ainsi que les méconnais-
sances, ce qui permet à la discussion de se poursuivre, à la
pensée de circuler.
Producteurs et utilisateurs d’une représentation ne font
qu’un. À la base de leurs relations se trouve un facteur essen-
tiel, la confiance, tout comme en politique et économie. Ainsi
papier-monnaie, chèques et autres symboles passent de main
en main ; toutes les opérations se déroulent sur une couver-
ture mince et fictive. Le papier, en soi sans valeur, ne vaut
qu’en fonction d’une autre chose, impalpable. De même,
on ne contrôle pas l’information fournie par un collègue ou
un ami, l’essentiel est qu’elle semble juste. Dans l’univers
consensuel, ces représentations ont une vérité fiduciaire qui
naît de la confiance que nous faisons aux informations et
jugements du moment que nous partageons avec autrui.
Dans l’univers réifié, il faut donner une structure et
une cohérence définies à la connaissance que nous avons
des gens et des événements sociaux. Penser, c’est ordonner
et incorporer chaque exemple particulier dans un cadre plus
englobant. Cela présuppose une hiérarchie et des règles
spéci­fiques de communication qui organisent l’information
en une représentation unitaire, voire unique. Elle devient une
base d’action et façonne une réalité officielle dont on écarte
les traits non pertinents et les alternatives troublantes. On
peut décrire le cerveau comme un ordinateur, mais non pas
réifier la pensée elle-même, ni la définir par des opérations
qui portent l’empreinte du mécanique. Dans cet univers,

Moscovici-scandpenssoc.indb 157 26/04/13 16:28


toute vérité est légale, confirmée par la conformité aux pro-
158

cédures et au langage prescrits. On fait confiance aux règles,


non aux personnes, même si les conditions de leur application
Le scandale de la pensée sociale —

ne sont pas remplies.


La théorie des représentations sociales s’est plutôt placée
dans l’optique de l’univers consensuel. Ce qui inclut la prise
en compte de l’univers réifié. Tous deux inter­viennent en
même temps pour façonner notre réalité. En parlant de
l’aliénation de l’homme, de la tyrannie bureaucratique, nous
envisageons l’univers réifié par rapport à un homme vivant
dans l’univers consensuel. Et leur opposition ­s’exprime dans
la distinction entre médecine douce et médecine ­organique,
psychologie clinique et psychologie expérimentale, soft
and hard sciences, pensée narrative et pensée paradigma-
tique (Zukier, 1986). Pour une psychologie sociale qui a la
réputation d’être aveugle à la culture (Pepitone, 1986), nos
catégories sont superflues. Elle s’en tient à l’équipement
biologique de l’homme qui est partout et toujours le même.
Mais les représentations sont envisagées à une échelle où
les différences inscrites dans la culture façonnent la famille
humaine et son monde. Une fois reconnues ces différences
entre catégories, une question se pose : qu’est-ce qui suscite
les représentations en général ?
Pour y répondre, j’ai proposé l’hypothèse que toute
représentation répond à la nécessité de nous familiariser
avec l’étrange. Notre attention est captée par l’absurde,
­l ’incongru, fasciné par le monstrueux, l’insolite, catastrophes
naturelles, miracles de la science ou créations des artistes et
des romanciers. La science elle-même rejette le trivial de ses
théories et de ses expériences. Sachant que cette tendance est
profondément enracinée et que la tradition du nouveau en
fait un impératif, j’ai hésité à formuler l’hypothèse en ques-
tion. J’y suis parvenu récemment au vu d’une série d’études
qui soulevaient des questions du genre : à quoi tient le pou-
voir des représentations sur la sensibilité ? À quelle impul-
sion affective doivent-elles répondre ? Quelles satisfactions
peut-on attendre ?
Confronté à ce genre de matériaux, ce n’est pas dans
les livres qu’on cherche des réponses ou des concepts. On

Moscovici-scandpenssoc.indb 158 26/04/13 16:28


les évite même, afin de garder une liberté de réflexion, une

159
fraîcheur d’esprit dans la recherche d’une solution. Je ne
regrette donc pas, malgré les remontrances de Jahoda, de

Esquisse d’une description des représentations sociales —


ne pas avoir lu le travail de Schütz ou de ne pas avoir cité
Bartlett, dans l’œuvre duquel j’ai trouvé par la suite bien des
confirmations. Jahoda estime mon hypothèse intéressante et
même l’admet. Ce pas en avant est suivi d’un pas en arrière. Il
soutient que je ne fournis pas assez d’évidence pour montrer
que le non-familier est troublant, sinon menaçant. Je le lui
accorde, mais ne juge pas indispensable d’énumérer tous les
faits connus dès qu’on énonce une proposition. Quelques
indications me semblaient suffire. Je ne crois pas, pour m’en
tenir à son exemple, que la crainte des enfants envers les
personnes ou les objets non familiers puisse être séparée de
l’« idée » qu’ils s’en font. L’empire magique de l’étrange et
de la nuit, la peur du noir, ont sans doute pour origine autant
l’abandon imaginé d’une mère aimée et protectrice que des
histoires racontées.
Ce qui le dérange n’est pas le manque d’évidence, mais
la nature de l’hypothèse. À savoir que la formation des repré-
sentations sociales a un ressort affectif, une base motivation-
nelle comme on dit. Ces émotions sont aussi nombreuses
et variées que les représentations elles-mêmes, elles ont
cependant en commun le sentiment d’étrangeté, qui est à
la vie mentale ce que le sentiment de culpabilité est à la
vie morale. Pour l’écarter, Jahoda reformule l’hypothèse en
termes purement cognitifs, dans la tradition de Piaget. Du
point de vue social, une cognition ne peut être séparée de
sa marque affective, voilà ma première remarque. Ensuite,
comment distinguer l’étrange de l’inconnu, de l’ignoré ou
du contradictoire ? Si l’hypnose apparaît telle, ce n’est pas en
raison de l’ignorance de ces causes ou d’effets contraires à la
raison, mais de ses aspects non familiers, hors du commun
et légèrement magiques. Gustav Jahoda suppose que le non-
familier a pour origine des incertitudes intellectuelles et peut
être défini de manière objective indépendante de l’expérience
de ceux qui l’éprouvent. Il le confond avec le nouveau, l’ori-
ginal, ce qui n’a pas beaucoup de sens.

Moscovici-scandpenssoc.indb 159 26/04/13 16:28


L’hypothèse de l’étrangeté ou de la non-familiarité
160

exprime bien autre chose qu’une contradiction ou une disso­


nance entre deux cognitions. Elle présuppose un défaut de
Le scandale de la pensée sociale —

communication avec le monde où se situe une personne ou


un objet et un excès de significations familières qui nous
­arrachent à l’état passif, à la conviction qui va de soi. Si pré-
cise et si quotidienne que soit notre connaissance de certaines
pratiques sexuelles, l’homosexualité, par exemple, elle garde
toujours ce caractère à cause des prohibitions. Tout comme
certains savoirs, dont la science, sont qualifiés de plus ou
moins ésotériques. Mais laissons à Heider (1958, p. 194) le
privilège de décrire les effets du sentiment de non-­familiarité :

Une situation non-familière offre de nombreuses options


suffi­samment menaçantes pour qu’une personne en insécu-
rité se retourne contre elle. Une situation non-familière est
cognitivement non structurée, c’est-à-dire la séquence des
étapes nécessaires pour atteindre un résultat n’est pas claire-
ment connue. Les conséquences du manque de clarté cogni-
tive, la conduite instable et les conflits de groupes ont été
expliqués par exemple auprès d’adolescents (Lewin, Lippitt et
White, 1939), de minorités (Lewin, 1935), de groupes auto-
cratiques (Lippitt, 1940), de jeunes enfants dans des contextes
non familiers (Arsenian, 1943), de personnes handicapées
(Barker et al., 1946)… L’étrange est vécu comme inadapté
à la structure de la matrice de l’espace vital, inadapté aux
attentes. L’adaptation du changement lors de la rencontre
avec le non-familier demande de l’énergie.

Pour venir à bout d’une idée ou d’une perception


« étrange », on commence par l’ancrage via l’une des repré-
sentations sociales existantes, l’ensemble recevant une
signification courante dans ce processus. Une étude sur la
représentation de la radioactivité par des enfants italiens
après l’accident de Tchernobyl (Nigro et al., 1987) le montre
joliment. Les phénomènes non familiers qui se sont produits
(explosion, évacuation de la population, contamination des
aliments) sont d’abord élaborés à l’aide d’images religieuses,
de science-fiction ou d’images médicales que ces enfants

Moscovici-scandpenssoc.indb 160 26/04/13 16:28


­ ossèdent. Puis les notions et images familières apportent
p

161
leurs propres descriptions d’abord, et explications ensuite. Et
le non-familier est assimilé, le tout s’unifiant en une repré-

Esquisse d’une description des représentations sociales —


sentation du nouvel objet au cours du processus.
Un trait important souvent négligé de l’ancrage est le
transfert d’un réseau de notions et d’images d’un domaine
à l’autre auquel il sert de modèle. Ainsi l’extrême droite, en
France, a élaboré il y a peu une représentation de sida calquée
sur celle de la tuberculose, et proposé des remèdes analogues.
Elle a même créé un langage approprié : les malades qualifiés
de « sidaïques » devraient être isolés du reste de la population
dans un « sidatorium ». Dans les grandes villes américaines,
on observe ce processus de manière plus spontanée. Bien
qu’il semble que la maladie se propage plutôt de l’homme à
la femme, les représentations formées au cours de la circula-
tion des rumeurs de bouche-à-oreille suivent la convention.
La contagion est censée se produire de la femme à l’homme
(Fine, 1987). La règle de l’ancrage est bien celle indiquée
par Bartlett :

Comme cela a été souligné précédemment, écrit-il, chaque


fois qu’un matériel visuel est présenté comme étant repré-
sentatif d’un objet commun, tout en contenant certaines
caractéristiques qui sont non-familières à la communauté
à laquelle le matériau est introduit, ces dernières subissent
invariablement la transformation dans le sens du familier
(1932, p. 178).

En définitive, une opération de décodage exige que l’on


transforme des symboles « étranges » en symboles « fami-
liers », sans jamais y réussir en entier. On finit par ne plus
y prêter attention, tant ils deviennent évidents ou banals.
Motions et images s’objectivent, deviennent choses en se
fermant sur elles-mêmes. Le mot se fait cliché, les significa-
tions contradictoires coexistent sans s’annuler et prennent un
caractère impersonnel. Ceci parce qu’elles appartiennent à
tous et à personne, se répétant au cours des échanges quoti-
diens. Au point que nous ne distinguons plus les objets dont
nous avons la notion et ne les voyons pas, de même que nous

Moscovici-scandpenssoc.indb 161 26/04/13 16:28


ne faisons pas attention aux proches parce qu’ils sont nos
162

proches, non parce qu’ils nous sont indifférents. « Ils ont des
yeux et ne voient point », comme dit la formule de l’Ancien
Le scandale de la pensée sociale —

Testament. Des théories « implicites », ou « profanes » sont


des représentations à cet état. La tension avec le non-familier
a cette vertu d’empêcher l’habituation du mental de s’ache-
ver, ainsi que la répression de ce que nous avons sous les yeux,
le familier. Les préjugés qui nous permettent de juger restent
actifs, la perception des choses demeure en mouvement. On
voit cette tension à l’œuvre lorsque la psychologie met en
théorie des connaissances sur l’individu ou la société qui font
déjà partie des représentations communes. Elles agissent et
sont objectivées dans des relations et des comportements à
notre insu. Mais ce sont bien les théories scientifiques, avec
leur terminologie et leurs méthodes différant de celles de la
vie quotidienne, qui les revivifient et les rendent sensibles
sous une autre forme (Semin, 1987). Je ne veux pas dire
que l’hypothèse est démontrée, et encore moins qu’elle ne
doive pas être affinée à la lumière des observations (Mugny
& Carugati, 1985 ; Jodelet, 1985) pour mériter notre pleine
confiance. Mais elle ouvre une possibilité de penser la genèse
des représentations sociales et des communications humaines
en général.
Parvenu à ce point, je me sens comme un coureur qui,
ayant sauté un certain nombre d’obstacles, s’entend dire que
ce n’était pas la peine, car la course elle-même n’a pas de
raison d’être. Après que je me suis expliqué sur les catégories
du consensuel et du réifié, sur la dynamique sous-jacente aux
représentations, Jahoda me renvoie sur les bancs de l’école.
Personne ne considère plus la perception comme une copie
ou une reproduction de ce que nous voyons, m’informe-t-il.
En outre, les concepts eux-mêmes sont des fragments de
représentations sociales. C’est donc par ignorance ou naïveté
que j’y vois quelque chose de distinct, une charnière entre
percepts et concepts. Assurément, je connais ces arguments
depuis belle lurette, et je me tiens au courant de tout ce qui
se passe dans ces domaines. Parlons plutôt de la dose d’ima-
ginaire que les représentations contiennent à quelque degré.
Dans une étude sur les représentations sociales de la maladie

Moscovici-scandpenssoc.indb 162 26/04/13 16:28


mentale, De Rosa (1987) a montré et de plus découvert que la

163
composante figurative évolue de manière indépendante de la
composante intellectuelle. Elle semble enracinée dans un état

Esquisse d’une description des représentations sociales —


archaïque de la mémoire sociale. De même pour les représen-
tations du groupe. Kaës (1976) les décrit comme émergeant
d’un certain nombre d’images précoces de la famille et du
corps des parents. Ensuite, seulement, elles s’inscrivent dans
ces concepts et attirent un vocabulaire qui les exprime. Les
deux études suggèrent que la composante figurative est plus
stable et plus directement sociale que la composante intellec-
tuelle. L’image a la vertu de nous relier au passé et d’anticiper
la forme des choses à venir, du réel in the making 15.
Au cours du processus de communication, on génère
une structure cognitive particulière qui diffère de la struc-
ture « classique », quels que soient le degré d’éducation des
individus ou le degré de formalité du domaine de connais-
sance. Les idées et les informations qui ne sont pas destinées
à rester propriété exclusive d’une petite minorité doivent se
transformer radicalement en se propageant dans la société,
en devenant un sujet de conversation courante. Lorsque les
hommes ont d’autres esprits à l’esprit, ils traitent les informa-
tions et les idées à un certain niveau pour les communiquer et
former une réalité commune. Quiconque ignore cette néces-
sité et s’en tient au niveau « conceptuel » ou « scientifique »
ne peut espérer toucher qu’une infime minorité. L’étude que
nous menons en ce moment sur la représentation sociale
du marxisme témoigne de cette conséquence « indésirable ».
Tout ceci explique pourquoi j’ai opté pour une définition de
la représentation comportant des traits abstraits et iconiques,
des cognitions propositionnelles et figuratives. Elle permet
de comprendre une idée avec la même vivacité qu’une émo-
tion, et vice versa.
Une conséquence au moins s’en dégage : les représen-
tations sont sociales par un isomorphisme particulier de la
structure cognitive et des fonctions d’agir et de communi-
quer qu’elle remplit dans la société. Et l’image y joue un
rôle capital. Voici la description que donne l’historien Duby

15. Littéralement : « en train de se faire » (N.D.E.)

Moscovici-scandpenssoc.indb 163 26/04/13 16:28


de la diffusion des doctrines chrétiennes parmi les masses
164

populaires :
Le scandale de la pensée sociale —

Où il s’agit de convertir, écrit-il, et pour convertir d’éduquer,


il est évident que les ateliers de création culturelle situés aux
niveaux supérieurs de l’édifice social, dans les foyers d’avant-
garde du corps ecclésiastique, mais œuvrant constamment à
l’usage du peuple, ont volontairement accueilli des tendances
diffuses, des schémas, des images mentales répandues, afin
de les incorporer à leur construction de propagande, et par
cette propagande revêtue de traits plus familiers, elle put
moins malaisément pénétrer dans les masses (1988, p. 196).

Dans la recombinaison d’éléments cognitifs, l’image a la


vertu particulière de « faire voir » et de familiariser avec ce
qui demeure lointain, étrange. Les choses apparaissent plus
habituelles et plus intéressantes. Les représentations sociales
sont formées et se communiquent afin de rendre le monde
quotidien plus passionnant. Au-delà de ce constat, se profile
une direction d’évolution psychosociale d’une idée ou d’une
information. À l’inverse de l’énergie qui se déplace toujours
d’un état chaud vers un état froid, une loi de la société fait que
les cognitions se déplacent d’un état froid vers un état chaud.
Une image vive et répétée enchaîne ce que l’on perçoit à
un jugement dont la logique se présente comme l’expres-
sion la plus juste, la plus simple d’un état de choses (Piaget
& Inhelder, 1966 ; Johnson-Laird & Steedman, 1978). Que
nous ayons « vu » une foule déchaînée à la télévision ou au
stade, les réactions déclenchées sont à peu près les mêmes
et la certitude que nous pouvons en avoir aussi. Voilà un
moyen qui permet de sauter bon nombre d’étapes logiques
et de rendre quelque chose familier. Les notions conçues sont
métamorphosées en objets perçus – pensons aux hallucina-
tions et illusions collectives ! – et deviennent si vives que leur
contenu intérieur prend le caractère d’une réalité extérieure.
Mead l’observait avant moi :

Nous devons reconnaître non seulement un individu corpo-


rel, mais un individu social et logique, chacun d’eux serait

Moscovici-scandpenssoc.indb 164 26/04/13 16:28


en mesure de répondre à la traduction des sciences sociale,

165
logique, et psychologique, en des termes d’environnement
psychique.

Esquisse d’une description des représentations sociales —


Et il ajoute, reconnaissant que le seul terme psycho-
logique qui convienne ici est celui d’image, malgré tout ce
qu’il implique :

Il n’y a pas d’autre expression qui répond à une telle orga-


nisation d’un état subjectif pouvant devenir objectif (1981,
p. 57).

Par son moyen, les idées se changent en choses, les pen-


sées en actes et les noms sont identifiés à des personnes. Ceci
reconnu, il faut admettre que les représentations sociales ont
l’aspect double, iconique et intellectuel qui leur est particu-
lier, selon des dosages variés relatifs aux circonstances, au
degré de compétence ou aux croyances. Nous voyons une
tendance dominante actuellement à faire passer idées et évé-
nements par une pensée figurative qui dépeint au lieu de
décrire, montre au lieu d’expliquer, ajoutant à la rêverie des
pensées irréalistes et des utopies qui sont sans cesse inventées
dans les médias publics et les lieux de conversation.
La représentation est-elle un phénomène psychique dis-
tinct ? À cette question la réponse est décidément oui. Il faut
d’abord tenir compte de deux univers, deux catégories, le
consensuel et le réifié. Elles façonnent nos pensées et visions
qui sont ensuite dirigées de façon à nous familiariser avec
l’étrange. Enfin ceci accentue, en partie, le caractère figuratif
des représentations et leur spécificité, vérifiant ce qu’écrivait
Wittgenstein ; « L’acte de penser est tout à fait comparable à
celui de dessiner des images » (1980, p. 172). D’où l’impor­
tance des traits stylistiques et de la valeur esthétique des
représentations sociales, la fascination qu’elles exercent.
Jahoda, une fois de plus, trouvera là une occasion de
fustiger mes allusions, métaphores et vices du même genre.
Mais le phénomène dont nous traitons touche à plusieurs
sciences sociales et nous ne pouvons éviter une expression
plus personnelle. Ces vices ne servent pas à enjoliver le texte

Moscovici-scandpenssoc.indb 165 26/04/13 16:28


ou accroître le plaisir de l’écriture. Ce sont des engins qui
166

permettent de faire converger plusieurs formes d’analyse et


modes de discours, tout en restant aussi proche que possible
Le scandale de la pensée sociale —

de la matière en jeu. Le principal est d’apercevoir quelque


chose que nous n’avons pas aperçu auparavant et que nous
apercevons d’une nouvelle façon. Je connais aussi les engins
d’une écriture vertueuse, ayant publié dans toutes les revues
qui en exigeaient une. Je ne suis pas sûr que nous lui devions
une avance spéciale, ni qu’elle ait contribué à faire connaître
nos travaux en dehors d’un cercle étroit. La vertu n’est pas
toujours récompensée, même si le vice est quelquefois puni
par la majorité morale.

La science de la vie privée


versus la science de la vie publique

Gustav Jahoda a-t-il réfléchi aux implications éthiques et


intellectuelles de sa conclusion ? Il me concède, et je l’en
remercie, le mérite d’avoir créé un label et fait quelques
recherches, indignes de la science sans doute, mais qui ont
néanmoins retenu l’attention. Après quoi il m’en dépos-
sède et me conseille de passer la main à des gens sérieux,
capables de reconstruire avec méthode ce que j’ai bricolé,
passant d’une « soft » à une « hard » approche. Ces métaphores
empruntées à la pornographie font mauvais effet. Il vaudrait
mieux dire de la pensée linéaire à la pensée non-linéaire, ou
du point de vue d’un esprit large à celui d’un esprit borné,
on saurait de quoi on parle.
Si je comprends bien, il suggère trois remèdes : 1o donner
une définition stricte des représentations, 2 o adopter des
méthodes de recherche plus rigoureuses, 3o réintégrer le
cadre reconnu de la cognition sociale. Cela semble raison­
nable à première vue, mais ces propositions sont d’un intérêt
plus général et vont loin. Notre stratégie a été de combiner
sans cesse soft et hard approche selon les besoins, en veillant
à ce que les soucis de rigueur n’étouffent pas le souci heu-
ristique. Pour ce qui est des définitions, on peut en discuter
la valeur. Si des concepts en ont une, ils en ont plusieurs :

Moscovici-scandpenssoc.indb 166 26/04/13 16:28


ainsi pour le self, schème, attitude, etc. Et s’il y en a plu-

167
sieurs, il n’y en a aucune. Et nous restons avec des descrip-
tions et intuitions dont les unes recueillent le consensus et

Esquisse d’une description des représentations sociales —


pas les autres. Là où je suis réticent à définir les représen-
tations sociales, certains l’ont osé (Doise, 1985 ; Jodelet,
1985 ; Codol, 1969b), et ils ont bien réussi. Donc, le premier
remède a déjà été découvert.
Qu’en est-il de la méthode ? Les théories qui nous
oc­cupent sont de deux  espèces, à ne pas confondre. Les
unes sont des cadres conceptuels, permettant de découvrir
un aspect nouveau et fécond des faits, de les interpréter et
d’en parler, ce qui n’est pas rien. Les autres sont un système
d’hypothèses qui s’en déduisent et que l’on peut vérifier ou
falsifier. La plupart des théories dans les sciences humaines et
en psychologie sociale (Semin, 1987) sont du premier genre :
théorie du champ, du traitement de l’information, de l’attri­
bution, des représentations sociales, bien sûr. On ne peut
pas leur demander une grande précision, ni les soumettre
à une preuve exhaustive de faits. C’est la nécessité de tenir
compte de la croissance et du cadre conceptuels qui motive
nos réserves devant les méthodes strictes. Et notre théorie,
relativement neuve, a un long chemin à faire avant d’être
vérifiable ou falsifiable – à condition de rester féconde. La
seule attitude scientifique est donc de respecter ces exigences,
avant de la soumettre à des critères auxquels elle ne pourra
satisfaire que plus tard, voire pas du tout. Le physicien Bohm
parle de la lente gestation des idées :

Mais une nouvelle idée ayant de larges implications peut


exiger une longue période de gestation avant que des infé-
rences falsifiables ne puissent en être tirées. Par exemple,
l’hypothèse atomique, suggérée originellement par Démo-
crite il y a vingt-cinq  siècles, n’avait aucune inférence
falsi­fiable pendant au moins deux mille ans. Les nouvelles
théories ressemblent aux plantes qui nécessitent nutrition
et culture pendant un bon moment avant de les exposer aux
risques du milieu (Bohm & Peat, 1987, p. 59).

Moscovici-scandpenssoc.indb 167 26/04/13 16:28


Notre idée aussi nécessite encore nutrition et culture,
168

il n’y a rien d’illogique à la reconnaître. Persuadés de tout


ce qu’elle implique, notre premier souci est d’enrichir son
Le scandale de la pensée sociale —

contenu et d’affiner son cadre théorique. En somme, la rem-


plir, lui donner du corps, si on veut aboutir à une connais-
sance originale qui nous aide à comprendre ce que font les
gens dans la vie réelle et dans des situations significatives.
Certes, pour atteindre ce but, il faut compter davantage sur
la créativité des chercheurs que sur des recettes. Ce n’est pas
l’avis de Jahoda qui reproche à la théorie des représentations
sociales d’avoir suivi d’une démarche plus ou moins quali-
tative, disons nonchalante. Ce pour quoi il propose d’aban-
donner le label et de me laisser à mon ornithologie et à mes
pseudo-explications. Pour céder la place à des esprits plus
soucieux de preuve et de méthodes rigoureuses.
Il aurait dû se poser la question, non par rapport à la
personne, mais à la nature du phénomène. Ce n’est pas par
manque de savoir-faire, aversion pour l’expérience de labora-
toire ou les échelles que leur emploi suscite ma réserve dans
ce domaine, puisque je les pratique volontiers dans d’autres.
Mais sans doute pour éviter toute exactitude prématurée qui,
Festinger l’a rappelé, fait avorter des idées capitales et rend
la recherche « stérile » (1980, p. 252). Et le besoin d’explorer
les diverses possibilités aussi loin que faire se peut est central.
Dès le début, nous avons donc suivi plusieurs pistes, « soft »
ou « hard », non pas en suivant le vent, mais en tant que
bénéfices du contenu. Nous avons utilisé constamment les
échelles pour dégager la structure du matériel recueilli par
des questions, ainsi Flament pour l’analyse de similitudes
(1962). Les applications de l’analyse hiérarchique (Moscovici,
1961) ou des analyses factorielles (Mugny & Carugati, 1985)
sont courantes. Plusieurs chercheurs (Di Giacomo, 1986 ;
Le Bouedec, 1986) ont proposé une technique d’association
de mots aux statistiques adéquates, qui nous livre le réseau
de notions et d’images composant une représentation, avec
la mesure du lien qui les unit.
Ces méthodes posent cependant le problème du sens
des structures ainsi définies, analogue à celui que soulevait
l’anthropologue D’Andrade :

Moscovici-scandpenssoc.indb 168 26/04/13 16:28


Un inconvénient majeur de cette recherche consiste en

169
ce que les échelles multidimensionnelles ne rapportent
pas encore de résultats illustrant un modèle de traitement

Esquisse d’une description des représentations sociales —


cognitif. C’est-à-dire, on ne peut pas, à partir de résultats
d’échelles, construire un programme informatique qui même
rudement stimule les processus de la pensée humaine. Mais,
alors, comment des gens ordinaires font pour remplir les
grandes matrices utilisées dans cette recherche ? Peut-être
l’attention à la manière dont les gens traitent en réalité des
informations culturelles peut rapporter des modèles plus
efficaces et généraux que les échelles multidimensionnelles
(1986b, p. 45).

Nous nous heurtons là aux difficultés de rendre la pensée


accessible aux mesures scientifiques.
Le recours à l’expérience est aisé, et de nombreuses
expériences ont été faites chaque fois qu’une hypothèse s’y
prêtait (estime de soi : Faucheux & Moscovici, 1968 ; créati-
vité : Abric, 1971, Abric & Kahn, 1972 ; résolution de conflits :
Abric, 1976, Apfelbaum, 1967, Codol, 1968, 1969a, Flament,
1967 ; relations intergroupes : Doise, 1972, 1984 ; Hewstone
et al., 1982, Plon, 1968, Rossignol & Flament, 1975), chacune
nous a beaucoup appris et montré ce que cette perspective
apporte à la psychologie sociale. Nous avons cependant res-
senti le besoin d’aller au-delà, comme l’exprime Neisser :

Le développement actuel de la psychologie cognitive au


cours des dernières années a été limité de manière déce-
vante, se concentrant vers l’intérieur sur l’analyse de situa-
tions expérimentales spécifiques plutôt qu’à l’extérieur sur
le monde au-delà du laboratoire (1976, p. xi).

Puisqu’il est évident que les mots diffèrent des choses


auxquelles ils se réfèrent et sont néanmoins compris par une
communauté de locuteurs, les représentations y sont impli-
quées. Certains mots concentrent des images et des signi-
fications qui aimantent la conversation et le raisonnement.
D’autres, plutôt vides, permettent d’aller d’un univers à l’autre
et de communiquer à propos de ce qu’on ne comprend pas.

Moscovici-scandpenssoc.indb 169 26/04/13 16:28


Les uns sont de purs emblèmes (sida, charisme, ordinateur,
170

complexe d’Œdipe), les autres des quasi-métaphores (trous


noirs, inconscient, code génétique). Les deux genres forment
Le scandale de la pensée sociale —

la trame de toute une série de combinaisons qui sous-tend le


langage d’une représentation. L’étude de ce langage, par des
méthodes rigoureuses qui nous donnent accès à certains pro-
cessus cognitifs, a été une de nos préoccupations constantes.
Depuis la recherche d’Ackermann et Zygouris (1974) qui a
utilisé le « syntol », jusqu’à celle d’ordre plus logique de Grize
et al. (1987), et Vergès (1987), une série d’analyses du dis-
cours a enrichi notre répertoire de méthodes. Je ne suis pas
compétent pour me prononcer, mais je sais (Gardin, 1974)
que cette solution ne met pas le point final au problème du
rapport entre théories et faits. Il se posera tant qu’on n’aura
pas réussi à donner à l’analyse du discours un statut spécifique,
puisqu’elle reste vulnérable aux controverses philosophiques
sur les rapports entre langue et pensée.
L’observation garde à mon sens un privilège certain dans
l’étude des phénomènes de pensée et de communication. Les
grandes percées qui ont permis de comprendre la vie men-
tale, de Lévy-Bruhl à Piaget, de Freud à Vygotski, de Lewin
à Marc Bloch, ont été obtenues par cette voie. Et quand
je pense à celles de nos recherches qui ont suivi cette voie
(Mosco­vici, 1961 ; Jodelet, 1985 ; Emler & Dickinson, 1985),
je constate qu’elles nous ont permis de saisir en profondeur
les phénomènes en question. L’étude des représentations
sociales assigne à l’observation un rôle privilégié. Elle nous
libère d’une quantification et d’une expérimentation pré-
maturées qui morcellent les faits et aboutissent à des résul-
tats peu significatifs. C’est parfois une sorte d’observation
vaine sans doute, mais qui peut aller loin. Sans avoir des
conséquences aussi importantes, la démarche peut trouver
en psychologie sociale (Cranach, 1980) une place analogue
à celle qu’a conquise l’approche éthologique en biologie, et
pour les mêmes raisons. Au sujet de cette dernière, Medawar
a écrit les lignes suivantes que nous devrions méditer :

Dans les années 1930, il ne nous a pas semblé possible d’étu-


dier « scientifiquement » le comportement à l’exception de

Moscovici-scandpenssoc.indb 170 26/04/13 16:28


quelques interventions expérimentales – en confrontant le

171
sujet de notre observation à « une situation » ou avec un sti-
mulus bien dirigé pour ensuite enregistrer ce qu’un animal

Esquisse d’une description des représentations sociales —


avait fait. Lorsque la situation variait de manière appro-
priée, le comportement animal variait aussi. Même piquer
un animal serait sûrement mieux que simplement le regarder ;
cela conduirait à de l’anecdotique : c’était ce que l’ornitho-
logie a fait. Cependant, c’était aussi ce que les pionniers
d’éthologie ont fait. Ils ont étudié le comportement naturel
et ont pu ainsi, pour la première fois, discerner des structures
naturelles de comportement ou des épisodes – un style d’ana-
lyse aidé énormément par l’approche comparative – pour des
séquences comportementales identiques ou semblables chez
nombre d’espèces apparentées. Ces structures ou épisodes
ont renforcé l’idée qu’il y avait une certaine connexion natu-
relle entre ses termes divers, comme si elles représentaient le
résultat d’un programme d’instincts (1965, p. 109).

Longtemps encore, une observation stimulée par la théo-


rie et armée de procédés d’analyse fine, nous donnera le moyen
de comprendre la genèse et la structure des représentations
sociales in situ. En tout cas, il est certain qu’en ce moment on
assiste à une floraison de recherches et d’essais de méthode
originaux (ceux inspirés par Flament, en premier lieu) qui por-
teront des fruits. De loin, on peut juger selon des formules
toutes faites. Mais si l’on y regardait de près, on verrait que
nous formons probablement le groupe le plus actif dans ce
domaine, et chacun y a conscience de participer à un mouve-
ment qui se développe dans plusieurs directions.
Suffit-il donc d’appliquer tous les critères de définition
et de rigueur pour en être quitte ? Non, car selon Jahoda,
« il serait plus réaliste de l’attacher au corps croissant de
travaux sur la cognition sociale plutôt que de réclamer l’exis-
tence invérifiée de domaines spéciaux. » Comme si le premier
n’était pas fait, lui aussi, de domaines spéciaux. Nous suivons
ces recherches de près et en assimilons certains résultats.
Mais ce qu’on nous demande, c’est d’appliquer tels quels
les principes ayant une valeur à l’échelle des individus aux
phénomènes qui se situent à l’échelle des groupes et des

Moscovici-scandpenssoc.indb 171 26/04/13 16:28


sociétés. On le fait, certes, mais l’expérience de l’anthro-
172

pologie nous avertit des limites de cette transposition. En


considérant les hypothèses et postulats qui « ne font inter-
Le scandale de la pensée sociale —

venir que les mécanismes d’un esprit humain individuel »,


Lévy-Bruhl a énuméré tous les arguments qui interdisent
de les transposer aux représentations collectives. Puisque ce
« sont des faits sociaux, comme les institutions dont elles
rendent compte » et qui, à ce titre, « ont leurs lois propres,
lois que l’analyse de l’individu en tant qu’individu ne saurait
jamais connaître » (1951, p. 14). Aussi, pour se défaire de ce
« domaine spécial », il faudrait en vérité renoncer au carac-
tère social des représentations et à une véritable psychologie
sociale de la connaissance constituée à partir d’elles. Que la
plupart des recherches sont menées en dehors du contexte
social, sans référence aux produits des groupes, est chose
reconnue (Nisbett & Ross, 1980). Le corps de travaux sur la
cognition sociale étudie la cognition comme processus non
social. Ceci le conduit à une liaison unilatérale avec la psy-
chologie cognitive, au point que les chercheurs eux-mêmes
se demandent :

Lorsqu’on observe l’emprunt massif de la psychologie cogni-


tive par des chercheurs de la cognition sociale, la question
se pose : est-ce valide pour la cognition sociale d’importer
des théories issues de l’étude de phénomènes non sociaux ?
Est-ce que les gens se connaissent entre eux comme ils
connaissent les sons, les formes géométriques, les chaises
ou les animaux (Landman & Manis, 1983, p. 109) ?

On emprunte toujours, c’est vrai. Cependant, eu égard


aux phénomènes qui nous occupent et à leur contexte
(Zajonc, 1980), il serait légitime de faire plus largement appel
à la psychologie de l’enfant, l’anthropologie, et même la psy-
chanalyse. Ceci serait un emprunt plus heuristique, si on
veut comprendre comment les gens créent de l’information
et pas uniquement comme ils la traitent. Pour des raisons
que je laisse à d’autres le soin d’éclaircir, la cognition sociale
s’intéresse aux biais, aux actes manqués de la pensée, aux
erreurs de raisonnement de l’homme ordinaire. Ils ­semblent

Moscovici-scandpenssoc.indb 172 26/04/13 16:28


intrinsèques, plutôt qu’introduits, au fonctionnement cogni-

173
tif, provoqués par des émotions ou des besoins sans rapport
avec le sujet. On en conclut qu’il existe un fossé entre la

Esquisse d’une description des représentations sociales —


pensée logique et la pensée naturelle, voire sociale. Cette
dernière serait faite de stéréotypes et d’incongruences, serait
irrationnelle en somme. À vrai dire, faire de ces biais, erreurs,
corrélations illusoires, etc., la marque de la pensée ordinaire
et sociale a quelque chose de naïf, de pré-­scientifique. C’est
qu’on suppose qu’il existe une norme de la pensée à laquelle il
faut se conformer et qui prend en compte les raisonnements
de logique et de probabilité. Pour beaucoup de jugements,
pourtant, « ni des modèles normatifs ni des vérifications
directes ne semblent être disponibles. Ici le propre jugement
des enquêteurs quant à ce qui constituerait une inférence
valable est fréquemment utilisé comme une norme de vérité ;
et les déviations de cette norme sont considérées comme
erronées » (Kruglanski & Ajzen, 1983, p. 3). Autant dire
qu’on définit arbitrairement ce qu’on met en évidence sous
forme d’absurdité ou de déviation. Il y eut certes une époque
où l’on tenait le discours des malades pour du non-sens,
les erreurs des enfants aux tests pour un indice de moindre
intelligence et les religions primitives pour des superstitions
dues à un défaut d’association. Tout comme de nombreuses
études sur la cognition sociale tiennent la pensée quotidienne
pour marquée par des « troubles » d’inférence. Et qu’elles
appellent une remarque analogue à celle que Wittgenstein a
exprimée sur le Golden Bough :

La manière dont Fraser expose les conceptions magiques


et religieuses des hommes n’est pas satisfaisante ; elle fait
apparaître ces conceptions comme des erreurs (1982, p. 31).

Or l’approche scientifique de ces phénomènes en psy-


chologie pathologique, anthropologie ou psychologie de
l’enfant a débuté quand on s’est aperçu que ce non-sens a
un sens et que les erreurs traduisent une représentation diffé-
rente du réel. La découverte de Piaget, pour ne donner qu’un
exemple, a été que les enfants soumis à un test donnaient de
fausses réponses aux questions, et de plus raisonnaient de

Moscovici-scandpenssoc.indb 173 26/04/13 16:28


façon qualitativement différente. Un jeune enfant n’est pas
174

plus sot qu’un enfant plus âgé, ni se trouve à quelques degrés


en arrière. Sa façon de penser est entièrement différente, il se
Le scandale de la pensée sociale —

représente le monde autrement. À chaque fois qu’il raisonne


à sa manière sur chaque objet, on s’en aperçoit en posant les
questions appropriées. Cette extension de la découverte de
Lévy-Bruhl a eu les conséquences que nous savons.
Dans cette perspective, l’erreur fondamentale qui
consiste à voir la cause des événements dans une personne
au lieu d’une situation n’en est pas une. Elle s’inscrit dans une
vision de la morale et du droit selon laquelle une personne est
responsable de ses actes. Plus généralement, tous ces déra-
pages peuvent être compris à partir des représentations que
les gens partagent (Otway & Thomas, 1982). De même que
les résultats incongrus ou anormaux ne sont pas la consé-
quence d’un raisonnement fautif du chercheur, mais d’un
paradigme de la communauté scientifique. Sans vouloir cho-
quer quiconque, introduire la notion qui nous occupe dans la
cognition sociale pourrait, à l’encontre de ce qu’on prétend,
lui donner un caractère plus scientifique et account for all theses
slips of inference 16. De nombreux problèmes se posent dans
les relations entre groupes différents, médecins et patients,
parents et enfants, les médias et le public. Ils ne sont pas
dus au manque d’information, elle abonde, ni à l’incompé-
tence logique. Mais ils sont certainement en rapport avec le
manque de représentations sociales ou la nature de celles qui
sont communiquées et échangées dans la vie en commun. En
leur prêtant l’attention qu’elle mérite, on jetterait un pont
entre les opérations mentales et le contenu social, comme
l’a montré fort simplement D’Andrade (1986a). Tous ces
dérapages logiques n’en sont plus lorsqu’on y voit les symp-
tômes d’une certaine manière de se représenter la société ou
les relations au monde extérieur (Flament, 1989 ; Moscovici,
1988a). Voilà qui nous débarrasserait de certains faux pro-
blèmes (Moscovici & Hewstone, 1984 ; Douglas, 1985 ; Doise
& Palmonari, 1986) et projetterait un éclairage différent sur

16. Littéralement : « rendre compte de tous ces glissements d’inférence »


(N.D.E.)

Moscovici-scandpenssoc.indb 174 26/04/13 16:28


la rationalité. Ceci n’a pas besoin d’être original pour être

175
souligné, car la question est bien de savoir ce qu’on doit
connaître et comprendre.

Esquisse d’une description des représentations sociales —


Il est certain que les cognitions sociales sont des repré-
sentations d’une manière générale. Et ce, lorsqu’elles
­décrivent comment les individus trient, parmi les connais-
sances, faits, règles, ce dont ils ont besoin. Ils n’utilisent que
ce qui est pertinent, sans avoir besoin d’examiner et de rejeter
ce qui ne l’est pas. Comment organisent-ils l’information
pour pouvoir en extraire immédiatement ce qui réponde à
la situation présente ? Ils ont toujours le mot, l’objet, l’émo-
tion requis. En fait, l’expérience leur permet de construire
des formes, de bâtir des concepts et de rapporter la diversité
actuelle à des schèmes ou des cadres existant dans leur esprit
(Higgins & Bargh, 1987). Il s’agit donc de formes de pensée
façonnées par les contenus qui se trouvent déjà dans le cer-
veau, c’est-à-dire des stéréotypes de mémoire, de situation et
du soi (self). Tout objet nouveau est ainsi ramené à un objet
ancien, le cas unique à une catégorie générale. Le monde
instable se stabilise, et l’individu en retrouve l’aspect routi-
nier. Schèmes, scripts, prototypes peuvent être spécifiques
et concrets – par exemple : Quel est le prototype d’un ham-
burger ? Comment manger au restaurant ?, – ou abstraits :
Comment former une équation correcte ? Tous fournissent
un répertoire de conduites ou d’idées apprises, pour faire
face aux obligations de la vie courante. Ces processus de
catégorisation présentent un grand intérêt, notamment ceux
qui concernent le prototype (Semin, 1987), parce qu’on y
reformule, en termes de théorie d’information, des processus
bien connus en psychologie sociale. En premier lieu, celui de
catégorisation ou de stéréotypie. En basant « les théories de la
pensée sur l’importance de la catégorisation », Billig a raison
de le souligner, « les psychologues ont tendance à construire
des théories de la pensée unilatérales » (1986, p. 119).
Elles ne sauraient en tout cas suffire à celui qui envisage
les représentations sociales in the making 17, s’adaptant aux
sinuosités d’une culture. Comment parler de construction ou

17. Littéralement : « en train de se faire » (N.D.E.)

Moscovici-scandpenssoc.indb 175 26/04/13 16:28


de création de réalité sur la base de processus qui signifient
176

justement le contraire ? Et dans quelle mesure peut-on avoir


recours à des processus dissociant pensée et communication,
Le scandale de la pensée sociale —

alors que toute représentation est à la fois un résultat et un


foyer de diffusion de ce qui a été créé ? Relisez le texte sur
le split-brain cité plus haut, vous verrez jusqu’à quel point
diffusion et connaissance sont mêlées. Quand une représen-
tation surgit, on est stupéfait de voir comment elle résulte
d’une apparente répétition de formules standardisées, d’un
échange en termes tautologiques tels qu’ils se présentent
dans la conversation, d’une visualisation d’images floues à
propos d’objets étranges. Et pourtant, elle combine tous
ces éléments hétérogènes et donne à l’ensemble l’aspect du
nouveau, et même du cohérent. Les processus d’ancrage et
d’objectivation nous livrent la clé de son mode de fabrication.
Enfin, la cognition sociale ne s’intéresse guère au facteur
population ni, a fortiori, à celui de culture (Pepitone, 1986).
Nous les avons fait entrer en ligne de compte jusqu’ici, et ils
sont capitaux. La théorie des représentations sociales garde
une flexibilité suffisante pour épouser la variété des groupes,
des matrices culturelles et des théories qui circulent dans la
société. Dans cette phase où il s’agit d’engranger des expé-
riences et des matériaux, l’observation, aussi systématique
soit-elle, reste tributaire des qualités de la population étudiée
et des problèmes qu’elle pose. Sinon, quel serait le sens du
mot social dont nous faisons si largement usage ?
Ayant dit cela, il est vrai que la psychologie sociale,
dans ce domaine, s’intéresse aux actes et aux relations de
la vie privée. De plus, dans ce milieu riche et étroit, chacun
est censé se comporter avec sérieux, envisager les choses
de manière nette, choisir avec logique comme il faut. Nul
ne rêve, ne croit en dieu, nul n’est rongé par une passion
dévorante. Le monde où se meuvent les hommes est celui
conçu par la science et la technique, vaste campus où l’on
résout des problèmes, et aspire à réussir au mieux. Or, ce qui
touche de près ou de loin aux représentations sociales doit
tenir compte du fait qu’il existe chez les hommes toute une
zone d’ombre qui recouvre la plupart de leurs réflexions et
de leurs relations. Des croyances très anciennes les guettent

Moscovici-scandpenssoc.indb 176 26/04/13 16:28


et une mémoire les habite, dont le contenu n’est pas tou-

177
jours avoué. Leur attirance pour ce domaine limitrophe de
la connaissance claire est si forte que le psychologue qui ne

Esquisse d’une description des représentations sociales —


cherche pas à reconnaître cette zone d’ombre passe à côté
d’une représentation et de ce qui fascine en elle. Bartlett
l’a dit : « Le familier est facilement accepté ; le non-familier
nous maintient » (1932, p. 19). N’est-ce pas le propre des
religions, des visions politiques, des légendes journalistiques,
de nous attirer par ce côté ? Notre vie publique est faite d’ex-
plosion d’illusions, d’idéologies syncrétiques et de croyances
arborescentes. C’est elle que nous pénétrons à travers les
représentations sociales, la plupart des théories menées à ce
jour l’ont montré.
Dans ce but, je voudrais pousser plus avant le constat
ébauché en commençant. Une théorie des représentations
ne concerne pas seulement les personnes en chair et en os.
Elle devrait nous permettre de comprendre leurs œuvres
communes et, au-delà, la littérature, le roman, le cinéma,
l’art, même les sciences et les institutions qui les objectivent.
N’y a-t-il pas là un vaste matériel ayant trait à nos facultés de
connaître et de communiquer dans ces divers domaines de
la culture ? On ne voit pas pourquoi la psychologie sociale
s’en exclut et se retire de la conversation qui se poursuit, à
leur propos, entre les diverses sciences. En résumé, je ne
soutiens pas que nous devions nous détourner de ce large
corpus de cognition sociale – à moins que, comme d’autres,
il ne disparaisse du jour au lendemain (Moscovici, 1984a),
sans crier gare. Je dis tout simplement certaines occasions
que nous offre l’étude des représentations sociales. Il faudra
du temps avant de s’arrêter à une formule unique, touchant
à ce qui est un des plus anciens, sinon le premier des objets
d’enquête et de culte, à savoir, l’esprit social (« social mind »).
En tout cas, les objections de Jahoda pourraient s’appli-
quer à n’importe quelle notion, de l’attribution au schème,
encore mieux qu’à la nôtre. Qu’elles jouissent d’une certaine
faveur aux États-Unis, qu’on ait publié des centaines d’expé­
riences dans les revues les plus cotées, ne change rien au
fond de l’affaire. Des questions fondamentales, dont celle
de l’illusion individualiste (Farr, 1978) sont passées sous

Moscovici-scandpenssoc.indb 177 26/04/13 16:28


silence, et les limites de ces notions ne sont pas discutées
178

sérieusement. Mes contacts étroits et ma connaissance de


la psychologie sociale me portent à me soucier moins que
Le scandale de la pensée sociale —

Jahoda de me conformer à ses priorités. Je porte un tout


autre jugement sur ses forces et faiblesses. Il est vrai que
je n’y ai aucun mérite. À la fois parce que je ne crois pas
aux « tests durs de théories tenues », par esprit de méthode,
et parce que le caractère social de la pensée, de l’existence
en général, me paraît évident. Il est vrai que ce n’est pas le
cas de nos collègues américains qui vivent dans une culture
n’offrant pas d’alternative aux représentations individuelles,
pas de langage pour exprimer les besoins et les intérêts qui
dépassent ceux des individus et expriment le groupe. Faute
d’avoir l’habitude de telles notions et d’un tel langage, il
est normal de les voir se demander comment et pourquoi
quelque chose, une représentation par exemple, est sociale…
Souvent, je m’étonne qu’on pose ce genre de questions, qu’on
demande à justifier ce qui, à mes yeux, va de soi. Ou bien
on hausse les épaules, parce que la réponse est donnée dans
les termes d’une expérience qui fait défaut au questionneur
ou lui paraît abstraite. Comme si, là où pour moi il y a un
plein, il y avait pour eux un vide, et vice versa. Un écart de
ce genre explique les difficultés à saisir l’intérêt et la portée
de la théorie qui fait l’objet de ces notes. Bien sûr, de nom-
breux doutes subsistent à son égard, et c’est inévitable. Ils
­n’ébranlent pas la confiance que nous sommes un certain
nombre à mettre dans la ligne de recherches suivie depuis
des années. Et encore, moins à présent que rapidement et
discrètement, elle stimule la recherche partout où l’on n’a
pas tant besoin d’un dogme que d’un cadre heuristique. Pour
tous ceux qui souhaitent trouver une autre manière de faire
de la psychologie sociale, plus proche des autres sciences de
l’homme et à l’échelle des phénomènes sociaux dans lesquels
ils vivent, il semble y avoir là une ouverture. Je suis persuadé,
comme eux, que les représentations sociales pointent, à long
terme, vers la solution de problèmes de la science et des
sociétés qui ne sont pas moins réels.

Moscovici-scandpenssoc.indb
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