Actes de la recherche en

sciences sociales

"La France, ton café fout le camp !"

De l'histoire du livre à l'histoire de la communication
Monsieur Robert Darnton

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Darnton Robert. "La France, ton café fout le camp !". In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 100, décembre 1993.
pp. 16-26;

doi : https://doi.org/10.3406/arss.1993.3068

https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1993_num_100_1_3068

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Abstract
From the History of the Book to the History of Communication
When, following Mornet, one tries to understand the ori-gins of the French Revolution, and in particular
the role of the « Enlightenment », the two major approaches that emerged more than twenty-five years
ago, one working through social history and the other through the philo-sophical analysis of ideologies,
do not provide entirely satisfactory answers to the problem. Social transformations, which were taking
place throughout Europe, are not in themselves sufficient to explain the peculiarity of the French case,
while analyses of discourse perform a social decontextualization leading to excessive autonomy being
ascribed to the specific symbolic efficacy of political and philosophical discourses. Between « ideas »
and « states of society », one has to take account of the modes of communication, in particular the
specifie effects of communication through books, which developed strongly in the pre-revolutionary
period and exerts a much stronger symbolic action than simple oral communication.

Résumé
De l'histoire du livre à l'histoire de la communication
S'agissant de comprendre, à la suite de Mornet, les origines de la Révolution française, et notamment
le rôle des « Lumières », les deux courants majeurs qui se sont constitués, il y a plus de 25 ans, l'un
d'histoire sociale et l'autre d'analyse philosophique des idéologies, n'apportent pas des analyses
totalement satisfaisantes à ce problème. Les transformations sociales, très générales en Europe, ne
suffisent pas en effet à rendre compte, à elles seules, de la singularité française tandis que les
analyses de discours procèdent à une décontextualisa-tion sociale qui conduit à autonomiser trop
fortement l'efficacité symbolique propre aux discours politiques et philosophiques. Entre les idées et
l'état de la société, il faut prendre en compte les modes de communication et notamment les effets
spécifiques de la communication par le livre qui s'est fortement développée dans la période pré-
révolutionnaire et possède une action symbolique plus forte que la simple communication orale.

Zusammenfassung
Kommunikation-Geschichte anstatt Buch-Geschichte Der zuerst Mornet zu verdankende Versuch die
Ur sprünge der französischen Revolution und darin namentlich die Rolle der Aufklärung besser zu
begrei- fen liess vor mehr als 25 Jahren zwei hauptsächliche Strömungen der Forschung entstehen
die eine sozial geschichtlich die andere philosophie- und ideologie kritisch die beide zu diesem Thema
keine ganz und gar erschöpfende Analyse zu liefern vermochten Die generell in Europa erfolgten
sozialen Umwälzungen können in der Tat allein das Spezifische der französi schen Situation nicht
hinreichend beschreiben wäh rend die Analysen der Diskurse gewöhnlich zu sehr aus dem sozialen
Kontext herausheben und die den politi schen und philosophischen Reden eigene starke sym bolische
Wirksamkeit sich allzusehr verselbständigen lassen In diesem Zwischenbereich zwischen Ideen und
gesellschaftlicher Realität sollten in die Forschung die Kommunikationsweisen und insbesondere die
spe zifischen Wirkungen der Kommunikation durch das Buch miteinbezogen v/erden die sich gerade in
der prä-revolutionären Periode stark entwickelt hatte und nachhaltigere symbolische Auswirkungen als
die ein fache orale Kommunikation besitzt
 Robert Darnton

« La France, ton café

DE L'HISTOIRE
À L'HISTOIRE
DU
fout
LIVRE
DE LA COMMUNICATION*
le camp

et ont lancé les prémisses d'une recherche sur la

réception et sur la lecture des œuvres. Dans la conception de
leur objet d'étude, ils se sont inspirés de l'œuvre de
sociologues, notamment de celles de Pierre Bourdieu, Norbert
Elias et Jürgen Habermas. Dans leur mode de travail, ils
ont privilégié l'analyse quantitative et les méthodes de
l'histoire sociale développées par l'école des Annales. Ils
avaient pour but, comme leurs confrères Annalistes, de
développer une « histoire totale » du livre, qui soit à la fois
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où sociale, économique, intellectuelle et politique.
À bien des égards, on peut considérer qu'ils ont atteint
leur objectif. En effet, si on évalue leur réussite par
l'influence de leurs recherches, il faut reconnaître qu'on
leur doit d'avoir établi des critères qui seront repris dans
l'ensemble du monde occidental, depuis la publication
du premier volume de Livre et société, par François Furet
en 1965 (Paris, La Haye, Mouton), jusqu'à la sortie du
dernier volume de Y Histoire de l'édition française par Henri-
politique, il s'est développé à Cambridge, où John Jean Martin et Roger Chartier en 1986 (Paris, Promodis).
Pocock, Quentin Skinner, John Dunn et Richard Tuck ont Mais les historiens parisiens du livre ont aussi rencontré
transformé la perception de la culture politique dans le de nombreuses difficultés, dont certaines étaient héritées
monde anglophone. des travaux que Daniel Mornet avait consacrés au début
Ces deux courants ont eu chacun leurs points forts et du siècle à l'étude de la diffusion. Le modèle de Mornet
leurs faiblesses. Les « diffusionnistes » ont remis en cause rappelle le fonctionnement d'une cafetière il suppose en
:

la conception alors dominante de l'histoire littéraire
comme étude des grands auteurs et des grandes œuvres ;
ils ont tenté de reconstruire la culture littéraire dans son
intégrité et non plus seulement les canons des classiques.
effet que les idées se diffusent de haut en bas, filtrant
depuis l'élite intellectuelle vers le public, et qu'une fois
absorbées par le corps politique, elles deviennent le
ferment d'un esprit révolutionnaire il y voit donc une cause
;

Ils ont étudié les transformations dans la production des
livres en général, les genres populaires tels que la
littérature de colportage (chapbooks) et les almanachs, le rôle
des éditeurs et des libraires autant que celui des écrivains,
nécessaire, sinon suffisante, de la Révolution française.
* Une première version de ce texte a été donnée sous forme de
conférence à la Dutch Graduate School for Cultural History à Amsterdam, le
22 juin 1993.
La France, ton café fout le camp
!
Utilisée par Mornet, cette conception de l'histoire
intellectuelle aboutit à l'établissement d'un tableau
étonnamment riche de la vie culturelle sous l'Ancien Régime.
Son ouvrage intitulé Les Origines intellectuelles de la
Révolution française (1933) a servi de modèle à bien des
travaux de recherche produits par les historiens des
Annales après la Deuxième Guerre mondiale, en
particulier sur les académies de province, l'éducation, la
franc-maçonnerie, les intellectuels, les bibliothèques, le
journalisme, la déchristianisation, l'opinion publique, et
aussi, bien entendu, sur l'édition et sur le marché du
livre. Mornet a cependant étudié ces phénomènes dans
un cadre très restreint, en les ramenant tous à un même
schéma, afin de mettre en évidence un mouvement
d'évolution linéaire, depuis les Lumières jusqu'à la
Révolution. C'est pourquoi la thèse de Mornet se révèle en
définitive tautologique. Elle induit la cause de l'effet, en
remontant, à partir des événements de 1789, à leur
origine dans la pensée de Voltaire et d'autres
libres-penseurs du début du xvine siècle. Ainsi, même si elle met
l'accent sur les intermédiaires culturels et sur les
institutions sociales, elle cherche avant tout des responsables.
En dernière analyse, la Révolution a été inspirée par les
Lumières, elles-mêmes issues de l'œuvre des grands
philosophes elle réaffirme donc que c'était bel et bien « la
:
faute à Voltaire, la faute à Rousseau ».
Pour se dégager des limites imposées par le modèle
de Mornet, les historiens alors associés aux Annales ont
abandonné l'histoire intellectuelle pour l'histoire
socioculturelle. Daniel Roche, Roger Chartier, Jacques Revel,
Ariette Farge, Dominique Julia et Michel Vovelle ont ainsi
étudié les activités culturelles en tant que phénomènes
sociaux, sans les réduire à la simple répercussion des
Lumières. Leurs travaux remarquables ont une valeur
intrinsèque indéniable, mais ils ne répondent pas au
problème initial et incontournable soulevé par Mornet si les
:
origines intellectuelles de la Révolution ne remontent pas
au mouvement des Lumières, où faut-il les chercher?
Peut-être sont-elles «culturelles» plutôt
qu'intellectuelles, si l'on prend le terme culture dans le sens
anthropologique de la vie de tous les jours d'un peuple et du
système symbolique qui lui donne sens. C'est en tout cas
la position adoptée par beaucoup de membres de la
jeune génération de l'école des Annales. Ces derniers ont
exploré de larges pans de la culture touchant à presque
tous les domaines de la vie humaine (la vie familiale, les
règles de politesse, la pratique religieuse, le
comportement sexuel, la criminalité, la violence collective, le travail
et les loisirs) et en ont dressé la topographie. Ils ont
accompli un travail considérable qui mérite en soi toute
notre admiration. Mais un problème se pose lorsque l'on
17
essaie de relier cette « nouvelle histoire » aux événements
de 1787-1789 ces changements d'attitude concernant la
:
famille, la vie privée, l'au-delà, ou même les cérémonies
royales auraient très bien pu survenir sans pour autant
disposer les Français à renverser l'Ancien Régime. Les
mêmes évolutions se sont en effet produites dans
l'ensemble de l'Europe occidentale, en particulier en
Angleterre et en Allemagne, sans provoquer de révolution.
Elles participent probablement d'une transformation
générale, ce que Max Weber appelle le «
désenchantement du monde », qui s'est déroulée dans la longue durée
et a touché l'ensemble de l'Occident. Pourquoi alors
identifier ces changements à la Révolution en France?
Pourquoi les substituer aux Lumières, au jansénisme et
au parlementarisme constitutionnel pour rendre compte
des origines des événements de 1789? On ne peut
ignorer ces formes de contestation idéologique sous prétexte
que l'histoire culturelle est un meilleur outil d'explication.
Si cette dernière peut vraiment expliquer les origines de
la Révolution, elle doit d'abord établir des liens entre les
attitudes et les modes de comportements d'une part, et
d'autre part l'action révolutionnaire. À défaut de cela, elle
ne fera que déplacer à un autre niveau, celui de la
culture au sens large, le problème qu'elle a détecté dans le
modèle de Mornet.
Tout comme l'étude de la diffusion, l'analyse du
discours est née d'une insatisfaction face à l'histoire
traditionnelle des idées. Ce mouvement remet en cause la
notion même d'idée en tant qu'unité de pensée ou que
véhicule autonome de sens. Cette notion est à la base de
l'histoire élaborée dans le Journal of the History of Ideas
par son fondateur, Arthur Lovejoy, qui restera sans doute
l'historien des idées le plus influent en Amérique au
xxe siècle. Lovejoy a isolé des « unités d'idée » et suivi leur
évolution d'un philosophe à l'autre au cours des siècles.
Selon ses détracteurs, cette démarche ignore
complètement le problème fondamental de la compréhension du
sens. Comme l'ont démontré les philosophes du langage
depuis Wittgenstein, le sens n'est en effet pas inhérent
aux idées. Il se transmet à travers des énoncés, il est
interprété par des interlocuteurs il active des modèles de
;
discours et fonctionne contextuellement, de sorte que le
même mot peut transmettre des messages différents à des
époques et dans des textes différents.
Lovejoy s'est pourtant montré particulièrement
sensible à l'influence des contextes philosophiques dans son
œuvre majeure, The Great Chain of Being, qui répertorie
les notions de hiérarchies ontologiques sur deux mille
ans d'histoire. Mais selon ses critiques, ce livre, tout
comme Les Origines intellectuelles de la Révolution
française aux yeux des successeurs de Mornet, part sur de
18
mauvaises bases. Aussi, au lieu d'isoler des idées clés, les
spécialistes de l'histoire intellectuelle de la nouvelle
génération ont essayé de reconstruire un discours complet ils
:
ont ainsi traité les grandes œuvres de théorie politique
comme des éléments d'un débat continu et général
exprimé en des termes et selon un système de
signification spécifiques à une société et à une époque données.
C'est pourquoi, lorsqu'ils se sont penchés sur l'histoire
traditionnelle des idées politiques, ils l'ont trouvée criblée
d'anachronismes. Ils se sont aperçus que Hobbes,
Harrington et Locke, loin d'annoncer les principes politiques
modernes, étaient imprégnés par le passé, par la politique
de cour de la Renaissance, et par une tradition
d'humanisme civique issue de l'Antiquité. C'est aux problèmes
du xvne siècle que les grands penseurs du xvne siècle
répondent ; et ils le font dans la langue du xviie siècle. La
langue est donc la clé de la compréhension de ces
auteurs, d'autant qu'elle déborde du cadre des traités et
qu'on la retrouve dans tous les débats de l'époque en
Angleterre en particulier ceux qui concernent le
:
caractère patriarcal de l'autorité royale, la légitimité des armées
de métier, l'éviction des catholiques du trône, et d'autres
problèmes désormais disparus du domaine politique l.
La philosophie linguistique vue de l'autre côté de la
Manche est restée trop anglo-saxonne pour que cette
nouvelle conception de l'histoire de la pensée politique
arrive à prendre en France. Les Français ont donc mêlé
histoire et philosophie à leur façon, qui s'est d'abord
illustrée dans l'histoire de la science de Georges Canguil-
hem, puis s'est étendue, dans l'œuvre de Michel
Foucault, à une grande diversité de pratiques discursives. Le
mot « discours » a pris un sens différent à Cambridge et à
Paris. Pour Foucault et ses disciples, ce mot suggère
l'idée de pouvoir, de contraintes sociales enracinées dans
la connaissance et incarnées dans les institutions 2. Deux
discours sur le discours se sont donc développés et ont
évolué séparément depuis le début des années soixante.
Il semble toutefois qu'ils se soient rejoints récemment en
un lieu stratégique le Centre Raymond-Aron à Paris. Là,
:
sous l'égide bienveillante de l'école des Annales, s'est
opéré un étonnant mélange de genres et de traditions.
Des philosophes et des historiens, français, anglais et
américains, ont décidé de collaborer pour s'attaquer à
l'aspect du xvme siècle qui avait jusque-là déjoué les
efforts d'interprétation depuis Mornet le point
:
d'intersection entre la Révolution française et les Lumières, ou
encore le point de convergence entre politique et
philosophie.
À la tête de cette entreprise, on trouve François Furet,
qui a commencé sa carrière d'historien social en tentant
de réactualiser Mornet, puis en est venu à une approche
Robert Darnton
philosophique de l'histoire politique. Furet estime sans
hésiter que les Lumières sont bien l'origine intellectuelle
de la Révolution 3, mais il ne revient pas pour autant à
l'ancienne conception de l'histoire des idées. Ses disciples
et lui, notamment Marcel Gauchet et Keith Baker,
considèrent la Révolution en dernière analyse comme la
réalisation politique des théories philosophiques de
Rousseau. Ce qui ne veut pas dire qu'ils soutiennent que les
révolutionnaires aient directement appliqué les préceptes
du Contrat social. Mais, selon eux, c'est un discours rous-
seauiste qui a présidé à tous les événements de la
Révolution, de 1789 à la Terreur et au Directoire.
La plus frappante expression de ce point de vue
se trouve dans le livre de Keith Baker, Inventing the
French Revolution, qui est aussi le plus influencé par les
historiens philosophes de Cambridge. Selon Baker, la
pensée politique sous l'Ancien Régime se réduit à trois
« langues » le discours de la volonté, qu'il associe à
:
Rousseau, le discours de la raison, exposé par Turgot, et le
discours de la justice, exprimé de manière particulièrement
frappante par Louis Adrien Le Paige, défenseur des
parlements. Pour Baker, les premiers mois de la Révolution ont
consisté en une lutte épique pour la suprématie entre ces
trois discours; le moment décisif n'est ni le 14 juillet ni
le 4 août ni le 5 octobre, mais plutôt le 11 septembre,
lorsque l'Assemblée nationale vote en faveur d'un veto
royal suspensif et non absolu. Selon Baker, l'Assemblée
fait alors sienne la conception rousseauiste de la
souveraineté populaire; ainsi, le discours de la volonté l'a
emporté, et rien ne pouvait plus dès lors empêcher la
Révolution de basculer dans la Terreur 4.
La position de Marcel Gauchet est très similaire. Il
considère qu'une « catégorie rousseauiste » a pris le pas
sur tous les autres arguments dans les débats concernant
la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. Une
1. À titre d'exemple, voir James Tully, éd., Meaning and Context.
Quentin Skinner and His Critics, Princeton, Princeton U. P., 1988;
J. G. A. Pocock, Politics, Language and Time. Essays on Political
Thought and History, Chicago, University of Chicago Press, I960 John
Dunn, The Political Thought ofJohn Locke, Cambridge, Cambridge U. P.,
;
19Ó9 et Richard Tuck, Natural Rights Theories : Their Origin and
Development, Cambridge, Cambridge U. P., 1979.
;
2. Voir en particulier Michel Foucault, L'Ordre du discours. Leçon
inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970, Paris,
Collège de France, 1971.
3. François Furet et Mona Ozouf, Dictionnaire critique de la
Révolution française, Paris, Flammarion, 1988, p. 8.
4. Keith Baker, Inventing the French Revolution. Essays on French
Political Culture in the Eighteenth Century, Cambridge, Cambridge
U. P., 1990, p. 301-305.
La France, ton café fout le camp
!
fois installée au cœur du processus révolutionnaire, cette
catégorie a déterminé un « espace intellectuel » qui s'est
étendu de 1789 à 1795, et, dès le début, a fait de la
Terreur une étape inévitable du processus révolutionnaire 5.
François Furet fait, lui aussi, remonter l'origine de la
Terreur aux choix de 1789 en matière de discours, de même
qu'il opte pour un concept linguistique du pouvoir, qu'il
exprime au moyen de métaphores spatiales. Son
argument est que les révolutionnaires, en se définissant de
manière rousseauiste comme les porte-parole de la
volonté du peuple, ont établi un discours de souveraineté
dans 1'« espace vide » laissé vacant par la monarchie
absolue. Ayant ainsi supplanté l'absolutisme, la «parole» est
devenue absolue. Or parler au nom de la volonté
générale, c'était l'exercer. Ainsi, la représentation du pouvoir
est-elle devenue pouvoir ; la politique est devenue affaire
de langue et le « circuit sémiotique » la règle absolue.
Même si la notion de sémiotique reste assez obscure chez
Furet, on voit clairement quelles sont les implications de
son argument dès les premiers mois de la Révolution, le
:
discours a dicté le cours des événements, et la position
philosophique des révolutionnaires a mené en droite
ligne à la Terreur6.
Furet et ses disciples ont ainsi donné un nouvel élan
aux études sur la Révolution à une époque où celles-ci
semblaient dans l'impasse, après des dizaines d'années
de querelles entre les marxistes et les révisionnistes. Leur
travail a permis une relecture intelligente de nombreux
traités et débats, et a eu le mérite d'aborder le problème
de l'interaction entre les idées et les événements. Mais du
point de vue de l'analyse du discours il souffre de
certaines faiblesses. La principale est, selon moi, son
incapacité à atteindre l'objectif initial, qui était de passer de
l'histoire des idées à l'histoire du sens. Cela vient en
partie du fait que ces recherches se sont appuyées sur un
échantillon trop réduit de documents. Jusqu'à présent, les
analystes du discours se sont limités à l'étude de quelques
traités et des comptes rendus de débats parlementaires.
Mais les révolutionnaires envisageaient leur situation en
fonction de toutes sortes de phénomènes, dont la plupart
se déroulaient en dehors des salles de réunion. Lorsqu'ils
ont déclaré l'abolition du système féodal dans la nuit du
4 août 1789, ils avaient à l'esprit les images de châteaux
incendiés et de têtes plantées sur des piques. Même
lorsqu'ils prenaient position sur des questions
parlementaires, ils ne se référaient pas simplement aux théories
politiques ils s'orientaient, de manière très pragmatique,
;
en fonction de l'équilibre des factions. Il n'y a par
exemple rien d'intrinsèquement radical ou de
réactionnaire dans le projet d'un gouvernement parlementaire
dont les ministres seraient élus par, et responsables
19
devant l'Assemblée nationale. Mais lorsque Mirabeau
défend cette idée en novembre 1789, il dit aux députés
qu'elle s'inscrit au programme de la droite ; lorsque
Robespierre s'y oppose, il dit que la gauche y est hostile
:
ce qui ne l'empêchera pas, en 1793, de se faire le
défenseur d'un exécutif parlementaire puissant.
En bref, le sens qu'ont pris les événements n'était pas
prédéterminé dans les discours pré-révolutionnaires, mais
inhérent au processus révolutionnaire lui-même. Il est lié
aux personnalités, aux factions, à la façon de percevoir
les stratégies politiques, aux catégories politiques encore
mouvantes de droite et de gauche et à toutes sortes de
pressions exercées par la société environnante sur les
députés. L'analyse du discours devrait donc prendre en
compte ces facteurs, ainsi que d'autres plus éloignés
encore du domaine de la pensée formelle l'émotion,
:
l'imagination, les préjugés, les présupposés implicites, les
représentations collectives, les catégories cognitives, en
un mot toute la gamme des notions et des sentiments qui
ont constitué le programme des recherches en histoire
des mentalités. En tournant le dos à ce type d'histoire, les
analystes du discours ont finalement adopté des positions
qui se distinguent à peine de celles qu'a prônées l'histoire
des idées de la vieille école. Le problème, ce n'est pas
qu'ils ont abordé les conflits politiques selon une
perspective sémiotique, c'est qu'ils n'ont pas poussé assez
loin les recherches sémiotiques jusque dans les cours de
:
ferme et dans les rues, là où les gens ordinaires ont
changé leur vision du monde.
Je dois avouer ici que, si je considère mes propres
travaux de recherches, cette objection me concerne tout
autant que tous les autres historiens de la culture ou des idées
auxquels j'adresse mes critiques. Comme beaucoup
d'autres analystes de la diffusion, je travaille sur la
circulation des livres, en l'occurrence des ouvrages interdits en
France au xvine siècle. Mais je n'ai pas réussi à démontrer
le lien entre la diffusion du livre et le déclenchement de la
Révolution. Lorsque j'étudie le contenu de ces livres, je suis
aussi éloigné du sens qu'ils pouvaient avoir pour l'homme
de la rue que le plus cérébral des analystes du discours.
Mon propre raisonnement m'a donc mené dans une
impasse dont je vais tenter de me dégager, en suggérant
comment on pourrait associer analyse du discours et analyse
de la diffusion, de manière à compenser les faiblesses et à
renforcer l'efficacité de chacune de ces approches.
5. Marcel Gauchet, «Droits de l'homme », in F. Furet et M. Ozouf, op.
cit., p. 685, 689, 694.
6. François Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard,
1978, p. 41, 72-73 et 109.
20
Mais ceci ne peut se faire dans l'abstrait, et c'est
pourquoi j'aimerais commencer par donner les résultats
concrets de mes recherches sur les livres interdits. En
analysant les ventes de libraires situés un peu partout dans le
royaume, j'ai pu établir une liste des œuvres illégales qui
se sont le mieux vendues pendant les vingt années qui
ont précédé la Révolution. Ce corpus recouvre 720 titres,
dont voici les premiers 7
:
Liste des meilleures ventes clandestines
1769-1789
L'An 2440..., L. S. Mercier;
*Anecdotes sur M716 la comtesse du Barry,
M. F. Pidansat de Mairobert ;
Système de la nature, P. H. baron d'Holbach ;
Tableau de Paris, L. S. Mercier;
Histoire philosophique .., abbé G. T. F. Raynal
.
*Journal historique de la révolution opérée. par
..
M. de Maupeou. , M. F. Pidansat de Mairobert et
..
B. F. J. Moufle d'Angerville ;
LArrétin, H. J. du Laurens ;
Lettres philosophiques par M. de V***, anonyme (à ne
pas confondre avec les Lettres philosophiques de
Voltaire) ;
* Mémoires de l'abbé Terray. ., J.-B. L. Coquereau ;
.
La Pucelle d'Orléans, Voltaire ;
Questions sur l'Encyclopédie. , Voltaire ;
..
*Mémoires de Louis XV, anonyme ;
* L'Espion anglais, M. F. Pidansat de Mairobert;
La Fille de joie, traduction de Fanny Hill;
Thérèse philosophe. ., J.-B. de Boyer, marquis
.
d'Argens ;
'Libelle, ou chronique scandaleuse.
Sans faire l'analyse détaillée de ce matériau, j'aimerais
souligner la place tenue par les écrits politiques
calomnieux d'écrivains obscurs, aux côtés des œuvres de
philosophes des Lumières célèbres tels que Voltaire,
d'Holbach et Raynal. Un tiers de ces livres traitent de la
politique et de l'histoire contemporaines sous la forme de
pseudo-mémoires et de biographies injurieux comme les
Anecdotes sur Mme la comtesse du Barry, ou de
chroniques scandaleuses comme le Journal historique de la
révolution opérée. par M. de Maupeou.
..
..
Et alors ? pourraient bien ici me rétorquer les
détracteurs des études de la diffusion. Le fait que les livres
clandestins aient été largement diffusés ne prouve pas qu'ils
aient eu un quelconque effet, et moins encore qu'ils aient
mené en ligne directe au déclenchement de la Révolution
française. Les lecteurs de ces pamphlets sur la vie privée
Robert Darnton
de Louis XV et de Louis XVI ont très bien pu réagir,
comme on le fait à l'heure actuelle devant les ragots
déployés autour de la vie sentimentale des fa-milles
royales, avec amusement, complaisance, ou indifférence.
(Je m'empresserai cependant d'ajouter que, si de tels
comportements sont la règle, les mésaventures actuelles de la
famille royale britannique semblent y faire exception.) La
vie amoureuse des princes a pu agir comme un dérivatif
pour les masses plutôt que comme une incitation à la
rébellion. Il est possible aussi que le désenchantement du
peuple face à l'ordre établi ait eu des causes totalement
extérieures aux livres, qu'il ait été spontané et provienne
de la culture des rues plutôt que de celle de l'écrit.
Fort heureusement, on peut soumettre ces hypothèses
à l'épreuve des faits puisque l'on sait à peu près ce que
disaient les Parisiens moyens dans les mes, les jardins
publics, et les cafés tout au long du xviiie siècle. La police
avait en effet à sa solde un nombre incalculable de
mouchards chargés de recueillir ces paroles, ces « mauvais
propos » et ces « bruits publics » comme on les appelait en
jargon policier. Les comptes rendus de ces mouchards
remplissent des centaines de dossiers dans les archives
de Paris, et sont si vivants qu'à leur lecture on a
l'impression d'entendre les conversations tenues il y a deux
siècles (même s'il faut évidemment tenir compte du parti
pris inhérent à ces documents). En guise d'exemples,
voici deux de ces rapports datant des années 1720
:
« Au café de Foy, on disait que le roi avait fait une
maîtresse, que l'on l'appelait Mme Gontaut, et que c'était une
belle femme qu'il y ait (sic), que c'était la nièce de M. le
duc de Noailles et de Mme la comtesse de Toulouse.
D'autres disaient, "Si cela est, il pourrait bien y avoir
quelque changement." D'autres ont répondu, "II est vrai
que le bruit en court. Mais j'ai de la peine à le croire, et
tant que M. le cardinal Fleury régnera. Je ne crois pas que
le roi ait aucune inclination, parce qu'on l'éloigné
toujours de cela." On disait, "Pourtant ce ne serait pas le plus
mal s'il avait une maîtresse." D'autres disaient, "Eh!
Messieurs, ce ne serait pas là le plus court (sic), et un premier
amour serait à craindre du côté du sexe et pourrait faire
plus de mal que de bien. Il serait bien [à] souhaiter qu'il
aime plus la chasse que tout cela" 8. »
Comme toujours, la vie amoureuse du roi est une
source particulièrement riche de commérages, mais les
comptes rendus indiquent que les commentaires sont dans
7. Voir l'analyse complète de ces recherches dans Robert Darnton,
Édition et Sédition. L'univers de la littérature clandestine du xvme siècle,
Paris, Gallimard, 1991.
8. Bibliothèque de l'Arsenal, ms. 10170, f° 175. J'ai ajouté les
guil emets et modernisé le français.
La France, ton café fout le camp 21

«Jules Alexis Bernard, chevalier de Bellerive, écuyer,

ancien capitaine de dragons. Ce particulier étant chez le
nommé Gaujoux, perruquier, récita... un écrit contre le
roi dans lequel on avait inséré que Sa Majesté s'était
ministres ignorants et sans capacité,
paix honteuse et déshonorante en
places qu'elle avait prises. Que le roi,

..
aux trois sœurs [les filles du marquis
son peuple par sa conduite et
de malheurs s'il ne changeait de vie,
la reine et était un adultère,
n'avait point fait ses Pâques et
la malédiction du Seigneur, que la
Il promit au sieur Dazemard

..
livre intitulé Les Trois Sœurs. »
ci-devant Jésuite. Tient des

Illustration non autorisée à la diffusion
..
entr'autres il disait que le roi se foutait
les grandes dépenses qu'il faisait, qu'il
misère et que pour bien la lui faire
chargeait d'un nouvel impôt comme
des grands services qu'il en avait reçus.
en France de souffrir." Il dit le

avocat en parlement. A tenu les

dans le café du Procope... Que les
de Pompadour faisaient faire au roi
qui révoltaient absolument le

que le public avait perdu une grande

pour la monarchie au milieu du
trouver diverses raisons à cette
face à l'étranger après la guerre de
la crise fiscale, la controverse au
impôt sur les biens-fonds, et
qui déclencha une nouvelle période
entre la couronne et les parlements.
s'est en grande partie porté sur
; elle a nourri les « bruits publics » au
le roi perdait contact avec le peuple
des rituels fondamentaux de la
le de 1738, lorsqu'il se met à exhiber sa
Louis XV considère qu'il lui est
adultère, de se confesser et de
avec toute la pompe traditionnelle.
en désuétude la coutume qui
les malades atteints d'écrouelles.
et
176.
• Personnes qui ont été détenues à la Bastille
et y compris l'année 1754», nouvelles
ras. 1891, fos 419, 427, 431.
22
Après avoir frôlé la mort en 1744 à Metz, il a une brève
période de repentance à l'égard de ses liaisons
amoureuses notoires, et bénéficie d'un regain de popularité.
Mais il reprend bientôt ses liaisons avec les sœurs Nesle,
puis avec Mme de Pompadour et Mme du Barry, toutes si
détestées du peuple parisien que le roi finit par ne plus
venir dans la capitale. En 1750 il n'y avait plus de
cérémonies d'entrée dans la ville, plus de messes honorées
par la présence du roi, plus d'imposition des mains
royales sur les malades dans la Grande Galerie du Louvre,
plus de confirmation de la protection divine à l'égard du
« fils aîné de l'Église » à Pâques. Au sens propre, Louis XV
a perdu le sens de la majesté et, par là, le contact avec le
peuple de Paris.
Il est donc fort possible que le roi lui-même soit plus
à blâmer pour cette désacralisation de la monarchie que
tous les auteurs de «libelles», terme générique qui
désigne les écrits politiques injurieux du xvine siècle. Le mal
est en fait en grande partie venu de la rue, où les
critiques se sont répandues au travers des « bruits
publics » et des « mauvais propos » parmi les gens du
peuple, au moins vingt ans avant la publication des
principaux ouvrages s'attaquant à Louis XV. Faut-il en
conclure que les libelles ont eu peu d'influence sur
l'opinion publique, et les considérer comme les effets plutôt
que comme les causes de la désaffection du peuple pour
la monarchie ?
Afin de sortir de cette nouvelle impasse, je concéderai
tout d'abord qu'il y a une grande part de vérité dans cette
objection : certains des liens qui attachaient le peuple à la
monarchie semblent effectivement s'être rompus à la
suite de la crise survenue au milieu du xvine. Il n'en reste
pas moins que le monde de l'écrit a joué un rôle
indéniable dans cette rupture. Le premier compte rendu
rédigé par un mouchard de la police, en 1749, mentionne
qu'une personne a lu à tout un groupe, dans la boutique
d'un perruquier, un livre intitulé Les Trois Sœurs, libelle
typique sur les relations de Louis XV avec les filles du
marquis de Nesle.
En second lieu, je répliquerai que la perte de
légitimité, ou la désacralisation de la monarchie française, est
un phénomène trop profond et trop complexe pour avoir
pu se produire brusquement, ou même au cours de
quelques années, autour de 1750. C'est un processus très
long, une érosion progressive, aggravée par plusieurs
crises très soudaines, et qui a commencé au moins deux
siècles avant le début de la Révolution française. À
chaque étape de cette dégradation, on peut très
nettement mesurer l'importance des effets de l'écrit, avec
les libelles, comme ceux de l'oral, avec les «mauvais
propos »
.
Robert Darnton
Pour ne citer qu'un exemple, voici un échantillon des
injures lancées à la face de Mazarin par Paul Scarron en
1649, pendant la phase la plus séditieuse de la Fronde
:
Bougre bougrant, bougre bougre,
Et bougre au suprême degré,
Bougre au poil, et bougre à la plume,
Bougre en grand et petit volume,
Bougre sodomisant l'État,
Et bougre du plus haut carat]]
..
.
Il y a là autant de violence que dans tout ce qui sera
publié un siècle plus tard sous Louis XV. Reste à savoir si
ces écrits ont été le ferment de l'esprit révolutionnaire.
Certains experts de la Fronde, comme Hubert Carrier,
affirment que oui ; d'autres, comme Christian Jouhaud,
soutiennent le contraire. Mais il me semble que deux faits
au moins sont indéniables en 1789, le libelle politique
:
avait déjà en France une longue histoire derrière lui en
;
outre, au travers de toutes ses transformations il a
constamment été pris au sérieux par le gouvernement et
par les observateurs contemporains bien placés.
Une ordonnance royale de 1560 proclame que «tous
faiseurs de placards et de libelles diffamatoires qui ne
...
peuvent tendre qu'à irriter et émouvoir le peuple à
sédition » seront condamnés comme « ennemis du repos
public et comme criminels de lèse-majesté» 12. En 1589, au
plus fort de l'insurrection de la Ligue à Paris, Pierre de
l'Estoile s'étonne de la prolifération de pamphlets
calomnieux « II n'y a. si pauvre petit imprimeur qui ne
:
..
trouvât moyen de faire tous les jours rouler sur la presse
quelque sot et nouveau discours et libelle diffamatoire
contre Sa Majesté 13. » Pendant la révolte des princes
contre Marie de Médicis, en 1615, paraît un traité
polémique intitulé Avertissement à la France touchant les
libelles qui rappelle que les « libelles diffamatoires » sont
l'arme principale de ceux qui cherchent à provoquer le
désordre public 14. En 1649, alors que la Fronde a réduit le
royaume à un état proche de l'anarchie, les Parisiens sont
consternés par « cette effroyable quantité de libelles 15 »
.
11. Paul Scarron, La Mazarinade, in Scarron, Œuvres, Genève, 1970,
réimpression de l'édition de 1786, vol. I, p. 295.
12. Cité dans Claude Beilanger, Jacques Godechot, Pierre Guiral et
Fernand Terrou, Histoire générale de la presse française, Paris, PUF, 1969,.
vol. I, p. 65.
13- Mémoires-Journaux de Pierre de l'Estoile, Paris, 1888, vol. III, p. 273.
14. Cité dans Jeffrey Sawyer, Printed Poison. Pamphlet Propaganda,
Faction Politics, and the Public Sphere in Early Seventeenth -Century
France, Berkeley, University of California Press, 1990, p. 16.
15. Cité dans Hubert Carrier, La Presse de la Fronde (1648-1653) Les
Mazarinades. La conquête de l'opinion., Genève, Droz, 1989, vol. I,
■
p. 56.
La France, ton café fout le camp
!
À cette époque, tout le monde déplore le danger
représenté par les libelles, jusqu'aux libellistes eux-mêmes, qui
diffament leurs adversaires en les accusant de
diffamation. « II n'y a rien de plus pernicieux aux États que les
libelles 16 », proclame un pamphlet, alors qu'un autre fait
de l'interdiction des calomnies le point fort d'un
programme clairement énoncé dans son titre Censure
générale de tous les libelles diffamatoires.:
Il est difficile de savoir si ces déclarations expriment
de véritables inquiétudes ou si elles ne sont que poses
rhétoriques, mais il reste que les autorités ont pris les
calomnies très au sérieux. Le 28 mai 1649, le parlement
de Paris tente de rétablir l'ordre dans la capitale en
menaçant de pendre quiconque produirait des libelles.
Ainsi, en juin, l'homme de loi Bernard de Bautru
échappe de peu à la pendaison pour avoir troublé la
paix en écrivant un pamphlet diffamatoire. En juillet,
c'est un imprimeur, Claude Morlot, qui est condamné
pour avoir été surpris avec sur ses presses des extraits de
La Custode du lit de la reine-, cet ouvrage s'ouvre sur
Mazarin et la reine mère, Anne d'Autriche, avec autant
de grossièreté que tout ce que l'on pourra écrire dans les
années 1770 «Peuple, n'en doutez plus, il est vrai qu'il
:
la baise. » Morlot est sauvé par une émeute de
compagnons imprimeurs qui l'arrachent au bourreau ; mais le
message est passé les libelles sont désormais considérés
:
comme ferments de sédition. La première phase de la
Fronde s'achève sur un renforcement du contrôle de la
presse 17. Les épisodes suivants de la Fronde verront les
camps adverses s'affronter par libelles interposés autant
qu'à l'épée. C'est pourquoi lorsque Louis XIV entame la
reconstruction de la monarchie en l66l, il prend des
mesures très strictes pour contrôler la presse et
soumettre à son autorité chaque aspect de la vie culturelle.
La réorganisation du commerce des livres, celle de la
censure, et celle de la police sont à l'origine d'un
nouvel absolutisme qui force les libellistes à entrer dans la
clandestinité ou même à fuir le pays. Nombre d'entre
eux partent pour la Hollande, où ils retrouvent les
réfugiés protestants victimes de la révocation de l'Édit de
Nantes en 1685. Les pamphlets politiques produits par
les exilés dans les années 1690 redoublent d'intensité
devant les conflits religieux et la guerre à l'étranger. Mais
à l'intérieur du royaume, de temps à autre, des libelles à
l'ancienne mode continuent de paraître. En novembre
I694, alors que Louis XIV est devenu le centre d'un
véritable culte de la royauté à Versailles, un imprimeur
libraire est pendu à Paris pour avoir produit un récit fort
irrévérencieux sur la vie amoureuse du roi 18. Au début
du xviiie siècle le genre du libelle est donc bien établi, et
marqué d'infamie par l'État comme écrit séditieux la
;
23
voie est donc toute tracée pour les livres clandestins à
grand succès de la période pré-révolutionnaire.
Lorsque l'ancien chef de la police parisienne, Jean-
Charles-Pierre Lenoir, se met à écrire ses mémoires à la
fin du xviiie siècle, il s'interroge sur les causes de la
Révolution et attribue une importance toute particulière aux
libelles politiques « Les Parisiens avaient plus de
:
propension à ajouter foi aux mauvais propos et aux libelles
qu'on faisait circuler clandestinement, qu'aux faits
imprimés et publiés par ordre ou permission du
gouvernement. » Les diffamations ont selon lui causé « un grand
préjudice à la tranquillité, à l'esprit public, à celui de
soumission. » En 1785, Lenoir dut payer la foule pour crier
« Vive la reine » lorsque Marie-Antoinette se montra à
Paris. Mais malgré tous ses efforts, « ce moyen n'a produit
que des cris presque isolés ou des battements de mains
que l'on disait et reconnaissait avoir été payés » 19.
Je pense que les preuves ne manquent pas pour
montrer que les pamphlets politiques ont effectivement
contribué à saper la légitimité du régime. Mais, pour le prouver,
il me faudrait rendre compte de deux siècles et demi de
ces libelles qui n'ont jamais été véritablement reconnus,
et encore moins étudiés, en tant qu'œuvres de littérature
politique - à l'exception de ceux qui ont été écrits
pendant l'insurrection de la Ligue et sous la Fronde. Au lieu
de tenter de donner les grandes lignes de cette histoire
des libelles, j'aimerais montrer la logique qui l'anime, au
moins dans la deuxième partie du xvme siècle, au
moment où les sources sont assez riches pour permettre de
garder un œil à la fois sur la diffusion des textes et sur
celle des « mauvais propos » de la rue. Après avoir lu des
centaines de rapports de police et en avoir suivi les échos
dans les innombrables pamphlets, chansons et tracts
parisiens, j'en suis venu à considérer le Paris du xvine siècle
comme un gigantesque réseau de communication installé
dans tous les quartiers et résonnant sans cesse de ce que
les Parisiens appelaient alors les «bruits publics», qui
seraient considérés de nos jours comme des éléments du
discours politique.
On peut représenter schématiquement ce flux
d'informations, selon le modèle de diffusion suivant
:
16. Op. cit., vol. I, p. 456.
17. Marie-Noëlle Grand-Mesnil, Mazarin, la Fronde et la Presse 1647-
1649, Paris, A. Colin, 1967, p. 239-252.
18. Henri-Jean Martin, Livre, Pouvoir et Société à Paris au xvne siècle
(1598-1701), Genève, Droz, 1969, vol. II, p. 678-772, et p. 884-900;
C. Beilanger étal, Histoire générale de la presse, op. cit., vol. I, p. 118-119.
19. Papiers Lenoir, Bibliothèque municipale d'Orléans, ms. 1422.
24
Événements
Lieux et milieux
Rues, marchés, cour royale
Lieux publics, cafés, tavernes,
jardins publics
Salons, cercles privés
Imprimeries, librairies
Maisons particulières,
bibliothèques,
cabinets de lecture
Nouveaux événements
Mais je suis conscient que ce modèle si compliqué
peut paraître absurde ; à dire vrai, il ressemble plus à un
schéma de montage de radio qu'au flux d'informations
qui circule dans un système social. Mais pour fournir un
exemple concret de l'idée qu'il est censé illustrer, je citerai
un passage extrait d'un des plus grands succès dans la
liste des livres interdits, Anecdotes sur Mme la comtesse
du Barry (1776)
:
« Nous trouvons dans le journal manuscrit qui nous
guide souvent pour rassembler les faits de notre histoire,
une anecdote relative à l'époque de la vie de Mme du
Barry où nous sommes, d'où l'on peut inférer quelle était
alors l'opinion générale du public concernant son empire
sur le roi. C'est sous la date du 20 mars 1773. "On
rapporte un trait que les courtisans ont recueilli avec soin et
qui prouve que Mme la comtesse du Barry ne diminue
point de faveur et d'intimité avec son royal amant,
comme on le présumait. Sa Majesté aime à faire son café
elle-même et à se délasser dans ces occupations
innocentes des soins laborieux du gouvernement. Ces jours
derniers, la cafetière au feu et Sa Majesté distraite par
autre chose et le café débordant, 'Eh La France, prends
!
donc garde, ton café fout le camp!' s'écria la belle
favorite. On dit que cette apostrophe de La France est
l'expression familière dont cette dame se sert dans
Robert Darnton
Médias
Bruits publics, rumeurs, potins
« Nouvelles de bouche »,
bons mots, mauvais propos, chansons
(information orale)
« Nouvelles à la main »,
lettres, pasquins
(information manuscrite)
Feuilles volantes,
affiches, estampes,
pamphlets, périodiques
(information imprimée)
Livres
(libelles, biographies,
histoire contemporaine)
rieur des petits appartements détails particuliers, qui
:
n'en devraient pas sortir, mais que relève la malignité des
courtisans."20»
L'incident est trivial en lui-même, mais il me semble
qu'il est révélateur en tant que fragment d'information
typique de la France pré-révolutionnaire. Il illustre aussi
comment se répandent les nouvelles, à travers divers
médias et dans divers milieux. Dans ce cas précis, on
peut repérer quatre étapes principales d'abord
:
l'information prend la forme d'un potin circulant parmi l'élite,
soit d'un « mauvais propos » de cour ; elle devient ensuite
une rumeur générale, ou bruit public (le texte utilise une
expression très forte « l'opinion générale du public »)
:
puis elle paraît dans une gazette manuscrite clandestine
:
c'est désormais une « nouvelle à la main » ; enfin, elle est
insérée dans un ouvrage imprimé, qui se présente
comme la biographie de la maîtresse du roi, et qui est
resté en haut de la liste des plus grands succès pendant
les douze dernières années de l'Ancien Régime. La
nouvelle a donc continué à alimenter les ragots et les bruits
publics jusqu'à la Révolution. Cet épisode est en fait
devenu un élément de la mythologie politique symboli-
20. Anecdotes sur Mm e la comtesse du Barry, Londres, 1776, p. 215.
La France, ton café fout le camp 25

!
sant l'idée que la monarchie était réduite à un état de M4M MB D£ POMPADOUR.
décadence et de despotisme qui se répandait partout en
France dans les années 1770 et 1780. Cette mythologie a
si bien résisté au temps qu'elle est toujours 'en cours de
nos jours, du moins dans ce que les historiens appellent
la « culture populaire ». J'ai en effet trouvé récemment une
version en image de l'anecdote du café dans une bande
dessinée québécoise (illustration ci-contre).
L'important ici n'est pas de savoir si la monarchie
bourbonnienne avait vraiment dégénéré, mais de
constater qu'en 1787 le peuple français en était persuadé ; et
cette conviction lui venait d'un mélange de moyens de Illustration non autorisée à la diffusion
communication orale, écrite et imprimée. Tel est, selon
moi, l'élément crucial qui fait défaut à toutes les
recherches sur les origines idéologiques de la Révolution
française.
On le voit, mon raisonnement ne concerne pas tant la
Révolution que le processus de communication lui-
même, et le rôle qu'y tiennent les livres. Pour donner un
aperçu du phénomène, j'aimerais opposer l'utilisation des
modes de communication orale et des modes de
communication écrite dans la production de ce que
j'ap el erai P« effet livre ». Supposons qu'un message, tel que
l'épisode du café renversé, ait d'abord pris la forme d'un « bon
mot» à la cour ou d'un «mauvais propos» dans la rue.
Qu'en est-il de sa signification une fois qu'il était l'introduction et la
reproduit dans un livre? Je distinguerai cinq aspects de cet au texte, en le
« effet livre » comme une biographie,
:

1. La conservation. En tant que simple parole, le sérieux, même lorsque

message est voué à disparaître. Fixé par l'écrit, il est temps de dévoiler des
conservé indéfiniment. plus salaces des
2. La diffusion. Une fois imprimé, que ce soit sous la renforcé dans le corps du
forme d'un livre, d'un pamphlet ou d'un journal, le notes, d'illustrations et
message peut atteindre de nombreux lecteurs, et se répandre libelles contiennent en
bien au-delà de ce que permettrait la transmission orale. prétendument
3. La cristallisation et l'amplification. Les diverses redoublé par la reliure et le volume La Vie privée de
:

anecdotes imprimées renvoient les unes aux autres, et
leur effet est ainsi démultiplié. Un incident, comme celui
du café renversé, a pu ainsi devenir le symbole de tout un
règne ; en l'occurrence, le symbole de la dégradation de la
monarchie, puisque la « maîtresse en titre » du roi y est une
vulgaire putain, au lieu d'être une grande dame comme
au temps de Louis XIV et d'Henri IV, où les amours
royales étaient plus un sujet d'admiration que de mépris.
4. L'autorité. Le livre, plus encore que le pamphlet
et que le journal, a l'apparence de l'autorité grâce à sa
présentation et à son aspect. La page de titre cherche à
faire impression, ou bien à provoquer, souvent en
indiquant une adresse saugrenue, telle que « imprimé à
:
Louis XV en compte cinq, L'Espion anglais dix, et les
Mémoires secrets trente-six.
5. Le récit. Dans les livres, les anecdotes et les
histoires ne sont pas isolées mais reliées les unes aux autres
en un long fil narratif, et situées dans un cadre général.
Ainsi assemblées, elles représentent plus que la somme
de leurs parties, et prennent un sens plus large. Au lieu de
n'être que des fragments de menus potins, elles prennent
la forme d'une véritable intrigue, qui montre les origines
et le destin de la monarchie. Les histoires créent du sens
bien plus que les traités. Mais les libelles n'étaient pas
simplement des récits. Ils se présentaient comme
d'authentiques documents d'histoire contemporaine, offrant rien

l'enseigne de la liberté », ou « à Philadelphie », ou encore moins que la vérité, même si, par les calomnies qu'ils
«à cent lieues de la Bastille». Le frontispice, la préface, colportaient, ils représentaient bien plus que cela.
26
II est impossible de prouver que ces livres ont bel et
bien produit de tels effets, faute d'information sur
l'expérience intérieure de la lecture. Mais on sait beaucoup de
choses sur ce que disaient les Français dans les cafés et
dans les tavernes, c'est-à-dire sur le discours de l'homme
de la rue, au sujet des affaires publiques. On est aussi
bien informé sur leurs lectures, sur le discours qui se
déployait de texte en texte. Je pense que ces deux formes
de discours s'alimentaient mutuellement. Non que les
thèmes des libelles aient déterminé ceux des « mauvais
propos » ou vice versa, mais plutôt que les deux modes
de communication, imprimé et oral, ont fonctionné à
l'unisson, en choisissant, en transmettant et en amplifiant
les messages qui allaient miner la légitimité du régime.
Pour comprendre précisément comment cette remise
en cause de la légitimité s'est transformée en révolution, il
serait nécessaire de s'appuyer sur de nombreux
documents des années 1780. Mais on s'en tiendra ici à une
hypothèse générale. La vaste littérature des libelles a
porté atteinte au régime à la fois en fixant par écrit la
désaffection générale, et en l'insérant dans des histoires.
Ces récits reprennent des thèmes dérivés d'ouvrages plus
célèbres dans l'histoire des idées, dont ceux de Voltaire,
Robert Darnton
d'Holbach et de Raynal, qui apparaissent aussi en bonne
place dans la liste des succès clandestins. Je ne cherche
pas à nier l'importance des Lumières, mais plutôt à
montrer comment l'œuvre des Philosophes a cohabité sur le
marché littéraire avec un ensemble de textes oubliés que
l'on se doit aussi d'étudier.
J'ai essayé de répondre au problème de la stratégie à
établir pour l'étude de ces œuvres. Il ne suffit pas de se
fier aux techniques traditionnelles qui consistent à
analyser des textes et à calculer les ventes des livres. Il faut aussi
voir en quoi ces livres appartiennent à des modèles
culturels plus larges, et comment les messages ont circulé à
travers un système complexe de communication. L'histoire
de la culture et de la communication est un vaste terrain à
défricher. Il peut paraître intimidant en comparaison du
domaine plus familier de l'histoire du livre. Mais je crois
que nous devons nous y aventurer si nous voulons
réconcilier l'étude de la diffusion et l'analyse du discours. Et si
l'on s'aventure assez loin, on parviendra peut-être même à
découvrir une nouvelle perspective pour aborder un
problème fort ancien celui des origines idéologiques de la
:
Révolution française.
Traduction de Marie Ymonet