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Le rire et sa signification éthique

Author(s): Georges Bastide


Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 139 (1949), pp. 288-306
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/41087250
Accessed: 07-02-2019 17:08 UTC

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Le rire et sa signification éthique

On a bien souvent dit du problème du rire qu'il était le petit


problème des grands philosophes et comme un intermède de pré-
dilection à leurs profondes spéculations. C'est lui faire beaucoup
d'honneur, mais c'est en même tetnps le mettre dans une sorte de
situation mineure. En réalité, le rire n'est ni plus ni moins qu'un
fait humain tout chargé de la complexité de notre nature, et sa
généralité objective est telle qu'il est fort probable qu'il plonge
ses racines dans les régions profondes de notre être, là où s'ali-
mentent les mobiles originels de notre comportement et où les
faits et gestes de l'homme naissent avec leur signification pri-
maire. Nous voudrions donc prendre ici l'étude du rire comme un
chemin d'accès explorateur vers ces sources des intentionalités
éthiques fondamentales, en pénétrant assez profondément dans la
psychologie du rieur pour y découvrir la valeur générale qui s'épa-
nouit ensuite en surface dans la diversité de ses modalités. Nous
suivrons dans notre exposé l'ordre même de la recherche, qui est
celui du cycle expérimental et qui va des faits suggestifs d'hypo-
thèse à l'épreuve de cette hypothèse dans le contact avec les di-
vers ordres de faits où elle doit manifester sa solidité et sa fécon-
dité explicative en même temps qu'elle s'enrichit et s'assouplit.

Partons donc de quelques observations de base et plus particu-


lièrement d'une observation de comportement animal qui nous a
paru privilégiée. Sans doute ne savons-nous pas ce qui se passe
dans une conscience animale, ni même s'il s'y passe quelque chose.
On se trompe toujours en projetant chez l'animal le contenu com-
plexe d'une conscience humaine ; on se trompe rarement en inté-
riorisant l'animalité dans l'homme au simple niveau du vital. Le
comportement animal saisi dans sa pureté objective devient alors

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G. BASTIDE. - SIGNIFICATION ÉTHIQUE DU RIRE 289

fortement suggestif d'hypothèses concernant l'homme. Aussi est-ce


uniquement pour sa valeur de suggestion que cette observation
sera citée ici, et non avec valeur de preuve, celle-ci devant se faire
par la fécondité de la loi. En tout cas, c'est l'observation que voici
qui nous a suggéré personnellement l'hypothèse générale que nous
allons dégager.
Il s'agit d'un chien, un animal commun sans aptitudes particu-
lières, mais habitué aux contacts humains : on lui adresse souvent
la parole, on joue avec lui, et son comportement est celui de ce
qu'on a coutume d'appeler un chien relativement intelligent. Il
n'a jamais été fortement maltraité. Or, voici qu'un jour, devant
une menace de correction, ce chien prit une attitude qu'il n'avait
jamais prise jusqu'alors. Tout d'abord il découvrit ses dents en
soulevant sa lèvre supérieure comme un animal qui se fait mena-
çant et se prépare à mordre. Mais, chose curieuse, tandis que sa
face exprimait ainsi l'agressivité, il prenait dans son corps et
même dans son regard cette attitude de soumission si nette chez
le chien : allure rampante, corps aplati, queue rentrée, etc.
Il restait ainsi, subissant la menace de correction, sans bouger,
attendant dans une sorte d'anxiété la suite des événements. De-
vant cette attitude, je me mis à rire. Alors se produisit chez le
chien une détente générale, une sorte d'explosion de joie, avec
sauts et gambades ; mais le rictus agressif de la face, bien que mêlé
maintenant à un regard qui exprimait cette joyeuse exubérance,
subsistait en s'accentuant même, accompagné de violentes expira-
tions nasales. J'eus l'impression très nette que ce chien riait.
Depuis lors, ce processus peut être provoqué à volonté chez cet
animal : il suffit de le menacer manifestement et de substituer
subitement à la correction une explosion de rire.
Il est inutile de nous demander si ce chien rit effectivement, et
de nous engager dans une discussion qui ne pourrait tourner qu'au
verbalisme. Nous demanderons de retenir seulement de cette des-
cription les éléments suivants dans l'ordre où ils se présentent :
Io un état d'émotion devant la menace : état équivoque, ambiva-
lent, où s'amorce et s'installe une attitude faite à la fois d'agressi-
vité et de soumission ; 2° une attente anxieuse des événements
dans l'observation attentive» de l'auteur de la menace ; 3° cette
menace se transformant soudain en sympathie, une explosion de
joie active, une détente générale, conservant en infrastructure
TOMB CXXXIX. - 1949. 19

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l'expression, surtout faciale, de l'agression,


une sorte de dérivation à vide.
De cette observation d'un animal pour ainsi dire civilisé, rap-
prochons l'observation d'un homme, d'un civilisé, qui ne cesse
pas cependant d'être un animal, c'est-à-dire d'avoir un corps
exprimant ses émotions. Cette observation sera familière à tous
ceux qui ont rempli les fonctions d'examinateur dans des épreuves
orales : elle concerne leurs rapports, d'un côté à l'autre de la table,
avec le candidat qui se rend compte qu'il perd la partie. Nous
pouvons y retrouver, point par point, une complète analogie avec
l'observation précédente.
A n'en pas douter, et surtout dans le cas où le candidat est
amené au silence de l'ignorance, l'examinateur représente pour lui
une hostilité lourde de menace. Or, il est courant, si le candidat
ne complique pas volontairement son jeu, de voir se dessiner chez
lui cet état équivoque d'agressivité et de soumission que nous
avons constaté tout à l'heure. Le candidat refoule son agressivité
derrière un sourire qui semble demander l'excuse et attend anxieu-
sement, comme le chien de tout à l'heure, la suite du comporte-
ment de l'examinateur.
Certes, celui-ci peut laisser fondre la menace sous la forme d'un
sec remerciement suivi d'une mauvaise note. Alors le candidat
cesse de rire : l'hostilité est établie. Mais si l'examinateur se met
lui-même à rire (par exemple, devant le bon élève qui reste muet
parce qu'on a poussé la question vers de trop hautes difficultés),
la menace se transforme alors en sympathie, et nous retrouvons
chez le candidat le rire véritableiqui serait même exubérant si ce
n'était la sévérité des lieux.
Ce sera de ces deux observations ainsi rapprochées et de leur
remarquable analogie que nous dégagerons notre hypothèse. Le
rire, dirons-nous d'abord, est intégré dans un processus émotif
complexe. Ce processus émotif se produit dans les conditions géné-
rales de toute émotion, à savoir quand il y a une dénivellation, une
désadaptation plus ou moins brusque entre le donné extérieur et
le faisceau dynamique des tendances. Mais le rire ne se produit
que dans certaines de ces émotions : celles qui mettent en présence
des individus capables de communiquer, de percevoir les inten-
tions les uns des autres. Sauf à imaginer la présence d'autrui, on ne
rit pas dans les démêlés émotifs avec la nature inanimée.

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G. BASTIDE. - SIGNIFICATION ÉTHIQUE DU RIRE 291

Le rire est donc un mode d'émotion de contact interindividuel.


Il est une façon de rétablir l'équilibre entre deux individus qui
viennent en présence l'un de l'autre et dont chacun oblige l'autre
à modifier son comportement pour tenir compte de cette présence
d'autrui. Or, l'émotion, si faible qu'elle puisse être, qui résulte de
l'apparition d'autrui dans le champ immédiat de mon comporte-
ment, se trouve à la croisée de deux tentatives de réadaptation
possibles ; elle est instable entre deux voies, dont la première serait
l'exercice de l'action agonistique par laquelle on vise à la suppres-
sion de la présence d'autrui par une agression violente qui le met
en fuite, le diminue ou même le détruit : c'est l'hostilité et la
guerre.
Le second mode, lui, est fait d'accueil, de sympathie, de colla-
boration. Il s'y dessine une réciprocité de renoncement à l'agres-
sion, et la réciprocité de ce renoncement crée une atmosphère
d'amitié, d'hospitalité, de parenté, où la tension de la désadapta-
tion initiale se résout dans un équilibre de détente. C'est le long
de cette seconde voie que se produit, ainsi que l'ont montré nos
deux observations, le rire. Nous formulerons donc notre hypo-
thèse de la façon suivante : dans le jeu des émotions résultant des
rapports empiriques interindividuels, le rire traduit le renonce-
ment à l'agressivité, l'option pour la forme pacifique du rétablis-
sement de l'équilibre. 11 manifeste le soulagement de confiance
qui succède à la tension originelle de défiance. Ou, pour le dire
d'un mot, le rire est une hostilité qui se résout en amitié.

II

II nous faut maintenant confronter cette hypothèse avec les


faits. Nous commencerons par la mettre à l'épreuve au contact
des données anatomo-physiologiques concernant le mécanisme du
rire. Il ne s'agit pas, bien entendu, de nous engager dans le domaine
de la physiologie pure qu'on substitue trop souvent simplement
en ces matières à celui de la psychologie, sans grand profit pour
cette dernière ; il ne s'agit pas de soulever les questions, intéres-
santes pour le neurologue, des centres du rire et de la conduction
nerveuse de son mécanisme. Qu'on localise (avec Bechterew et
Brissaud) les centres moteurs des spasmes du rire dans les couches
optiques, et que, dans certaines hémiplégies, des lésions cérébrales

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de ces centres provoquent des manifestat


logues à celles du rire ; qu'on assimile les
diques à des accès d'épilepsie corticale
expérimentalement par excitations électr
tout cela renseigne bien peu le psychologue
les hémiplégiques de Bechterew ou les chi
(dont on frictionne la surface corticale avec
sont loin de rire au sens psychologique du m
Ce qu'il nous faut vérifier, c'est que les
rire s'éclairent psychologiquement, c'est-
signification, à la lumière de notre hypothè
tuellement, dans ces réactions motrices du
phénomènes : Io un mécanisme facial, 2° u
toire, auquel s'ajoute comme accident un m
3° un mécanisme global lorsque le rire s'i
corps tout entier. Nous mettrons notre thé
contact avec ces trois groupes de phénomèn
Il est inutile de décrire le mécanisme f
objectif tant il est connu. L'expression facia
contraction synergique d'une quinzaine d
qui provoque l'ascension des joues, la rétr
sures labiales en haut et en arrière, la pat
siologistes ont essayé d'expliquer par une
l'ensemble de l'expression faciale. Reste
logue à se demander pourquoi cette expr
psychologique du rire avec son contenu de c
d'apercevoir que l'essentiel de ce mécanism
fait de découvrir les dents et que, chez les an
de nous, cette expression est un signe d'ag
le serait -il pas en son fond chez nous-même
Certes, dans le rire nettement déclenché
plus particulièrement le regard avec tout
expression expriment la joie et non la colè
c'est qu'alor.s le rire en est à sa phase résolu
notre analyse, l'hostilité s'est transformée e
vions le déroulement total du processus émo
plet et lorsque l'habitude de la vie civilisée
les premières étapes, nous verrions que le

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G. BASTIDE. - SIGNIFICATION ÉTHIQUE DU RIRE 293

sont beaucoup moins illuminées de joie et que nous passons peu à


peu d'une première attitude de méfiance prête à mordre à la dé-
tente du rire où la confiance se trouve rétablie. Le mécanisme
facial du rire est donc constamment sous-tendu par le rictus agres-
sif de base qui signe son origine dans une émotion qui pourrait
être hostile, et sur lequel vient se greffer en fin de compte l'épa-
nouissement qu'amène la substitution d'un rapport amical à ce
rapport initial d'incertitude plutôt hostile. On rit de toutes ses
dents, parce que, dans tous les cas où l'on rit, on aurait aussi bien
pu mordre.
Des remarques analogues peuvent être faites à propos du mé-
canisme respiratoire et de ses concomitants phonétiques acciden-
tels. Il faut d'abord redresser une erreur de description qui attri-
bue à des mouvements saccadés du diaphragme les saccades res-
piratoires du rire. En réalité, ce sont des contractions saccadées
des muscles expirateurs (intercostaux internes) qui sont à l'origine
de ce mécanisme. Or, ici encore, si on n'envisage que l'accès de
rire proprement dit, il est difficile d'expliquer ce mécanisme. On
a beau avoir recours à des excitations intermittentes des centres
cérébraux, on reste dans le circuit de la physiologie pure (Hecker),
et cela ne dit pas au psychologue pourquoi c'est dans le rire que la
respiration se comporte ainsi.
Dès qu'on fait au contraire de l'accès de rire la dernière phase
d'un processus complexe qui va d'une incertitude agressive à une
détente pacifique en passant par une attente d'expectative, la
chose s'éclaire. Saisi dans ce cycle complet, l'accès de rire est pré-
cédé d'une phase d'inhibition respiratoire qui correspond d'abord
à la mobilisation des énergies agressives et qui se prolonge pen-
dant la phase expectante par la suspension de la respiration, com-
mune à tous les phénomènes d'attente. L'accès de rire final ré-
sulte alors de la suppression de cette barrière inhibitrice et sus-
pensive, et d'une reprise désordonnée de la respiration. Pourquoi
cette reprise est -elle désordonnée? Il nous faut, pour le voir, passer
au phénomène global qui peut s'étendre au corps tout entier.
Quand le mécanisme du rire se généralise, c'est une agitation
corporelle diffuse qui se répand à des muscles de plus en plus
nombreux et de plus en plus profonds. Spencer a serré de près l'ex-
plication de ce mécanisme en faisant intervenir la notion d'une

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énergie émotionnelle accumulée qui se distr


l'organisme selon la loi de la décharge diffu
sens de la moindre résistance musculaire en
vements proportionnels à son intensité. S
que l'accès de rire est une excitation émotio
excitation nerveuse banale par une brusque
daine libération d'énergie devenue sans e
dans les muscles. Mais pourquoi y a-t-il
d'énergie? Pourquoi est-elle devenue soud
constatation supprime tout à coup cette mo
l'amène à se réduire brusquement à rien? C
thèse permet de comprendre.
La mobilisation d'énergie correspond à l
où l'agression reste possible, et son accum
pendant toute la durée de l'attente. Si le
s'engageait dans la voie de l'hostilité déclaré
employée dans l'agression et la défense. M
le rire témoignait de l'engagement de ce co
rapports amicaux. Nous comprenons alors
mobilisées deviennent tout à coup sans emp
de façon diffuse. Le rire est ici une démobil
forces agressives. On ne croit pas si bien di
rire désarme.
Ainsi, non seulement notre hypothèse se trouve d'accord avec
les données physiologiques, mais elle éclaire psychologiquement
ces données en les chargeant d'une signification que la physiologie
seule ne pourrait pas mettre en lumière.

III

II nous faut maintenant poursuivre l'épreuye de notre hypo-


thèse en examinant sa fécondité, c'est-à-dire en l'appliquant
comme principe d'explication aux diverses formes du rire. Nous
commencerons par les formes banales, réservant pour quelques
plus amples développements la forme importante et complexe du
rire du comique.
Considérons donc d'abord le rire du chatouillement. Ce rire qui
intéresse beaucoup les psycho-physiologistes semble à tel point

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G. BASTIDE. - SIGNIFICATION ÉTHIQUE DU RIRE 295

un jeu de purs réflexes qu'on est tenté de le renvoyer purement et


simplement à la physiologie. Mais, à la réflexion, il apparaît qu'il
est peut-être plus chargé de signification qu'il ne semble, qu'il
n'est peut-être pas uniquement d'ordre réflexe, et qu'à le négliger
nous perdrions l'occasion et le bénéfice de mettre à l'épreuve
notre hypothèse sur un cas où elle paraît, à première vue, d'appli-
cation difficile.

Une constatation bien simple, mais à laquelle on n'a pas prêté


suffisamment d'attention, peut nous permettre de rattacher direc-
tement le rire du chatouillement à notre théorie générale d'une
agressivité qui se résout en amitié. Cette constatation simple,
c'est qu'on ne rit pas lorsqu'on se chatouille soi-même. C'est un
fait d'expérience, en effet, que nous ne pouvons pas provoquer sur
nous-mêmes le rire du chatouillement. Même en excitant des ré-
gions particulièrement sensibles comme la région plantaire, nous
obtiendrons un réflexe de retrait, mais jamais du rire.
Les psychologues se sont contentés, comme ils le font souvent»
de baptiser d'un nom savant cette constatation banale : ih ont
parlé d' « hétéroprovocation » ; mais ils n'en ont tiré que des con-
ditions tout à fait secondaires du rire de chatouillement, comme
l'imprévision du point d'application des excitations, imprévision
qui ne joue évidemment pas lorsqu'on se chatouille soi-même.
Nous dirons, nous, que le chatouillement est essentiellement une
agression de jeu, et il suffit de le dire pour qu'aussitôt tous les dé-
tails s'éclairent.
Il ne fait pas de doute, en effet, que le rire de chatouillement
présente nos deux conditions essentielles d'être à base d'agressi-
vité, mais recouverte d'une attitude générale plus bienveillante
qu'hostile. L'agressivité se révèle dans le fait que quelqu'un va
porter sur moi une main étrangère, mais surtout aussi par une
sorte de menace préalable jouée qui est ici très importante. Ce
n'est pas tant le caractère imprévisible du point de contact que
l'attente anxieuse de la nature même de ce contact qui joue de son
indécision entre l'attaque et la caresse, qui est ici l'élément essen-
tiel. L'attaque se révélera amicale et l'intention sans hostilité de
l'agresseur se manifestera par le fait que lui-même m'attaque en
riant, en jouant. Le chatouillement est donc une sorte d'agression
qui se fait amicalement, « pour rire ». Le rire qui l'accompagne

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rentre donc bien dans notre hypothèse, qu


vant son explication.
Entre le rire du chatouillement et le rire
examinerons tout à l'heure, on a coutum
nombre de manifestations assez disparate
gré leur diversité, sous la rubrique général
de joie. On invoque alors comme principe
phorie des rieurs, soit ce sentiment de plén
tation qu'on trouve, par exemple, à la fi
encore la suppression des coercitions pénibl
classé des écoliers, etc..
Mais ce procédé est bien sommaire et té
bien superficielle qui passe à côté de tout
tère sommaire apparaît dès qu'on remarq
ne font pas rire, puisqu'il y en a qui vont m
rer d'attendrissement réel. C'est donc une
cette assimilation courante entre le rire et l
semblablement entre ces deux états qu'une
rire étant une émotion particulière et l'agr
générale de toute émotion qui se résout
dommage.
Si nous voulons serrer d'un peu plus près qu'on ne le fait habi-
tuellement ces rires divers sans les confondre et les noyer dans la
catégorie générale de l'agréable, il nous faut introduire au préa-
lable un fait important qui se retrouve en tous : la socialisation
du rire qui en fait alors un véritable langage. Du fait qu'il peut
devenir en grande partie volontaire, le rire devient du même coup
un moyen de faire connaître volontairement à autrui des inten-
tions.
Or, ici, croyons-nous, comme dans tout langage en général, l'in-
térêt peut être polarisé en deux directions : ou bien sur celui à qui
l'on s'adresse, ou bien sur l'objet dont on l'entretient. Tout lan-
gage implique un sujet, un « je » qui parle de quelque chose, « un
cela », à un autre sujet, à un « tu ». Il y a donc une première rela-
tion qui se tend entre le « je » et le « tu », et une seconde relation
entre les interlocuteurs et la chose dont ils parlent. Cette distinc-
tion est nécessaire pour bien comprendre le langage du rire : les
relations qui s'y manifestent entre sujets, mais sans référence à
un objet commun, donnent ce que nous appellerons rires de con-

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G. BASTIDE. - SIGNIFICATION ÉTHIQUE DU RIRE 297

tact; les relations qui unissent les deux interlocuteurs, mais cette
fois dans une commune référence à l'objet, donnent ce que nous
appellerons rires de complicité. Dans les premiers, on rit à quel-
qu'un ; dans les seconds, on rit avec quelqu'un de quelque chose.
Les deux formes d'ailleurs s'entremêlent souvent. Toutefois,
pour la clarté de l'analyse, nous les examinerons successive-
ment .

Abordons donc d'abord les rires de contact, et rappelons-nous


pour cela les trois phases qui nous ont été révélées par l'analyse
de notre observation de départ. Nous avions d'abord une agres-
sivité recouverte par des marques de soumission ; ensuite une at-
tente inquiète de la réaction de l'étranger ; enfin, cette réaction
se révélant bienveillante, la détente du rire proprement dit. Or,
dès l'instant que le rire devient un langage plus ou moins inten-
tionnel et volontaire, ces trois phases peuvent être séparées et uti-
lisées chacune pour son compte.
Le rire intentionnel correspondant à l'utilisation à peu près ex-
clusive de la première phase, à l'agressivité qui se recouvre de
soumission, donne le rire obséquieux des individualités impuis-
santes qui amorcent par le rire une manœuvre destinée à se con-
cilier la grâce ou la faveur des forts. Il s'engage dans une voie où
il cherche à substituer à une hostilité, où l'individu se sent vaincu
d'avance, une amitié intéressée qu'on cherche à gagner par une
attitude de soumission qui se développerait en flatterie. C'est le
rire du courtisan : il est très répandu dans la vie courante dans la
mesure même où se répand le type d'homme décadent qui n'at-
tend sa réussite ou son salut que de son esclavage. Les esclaves
dont parle Nietzsche doivent rire de ce rire-là.
La seconde phase consistait, rappelons-le, dans une observation
attentive et inquiète de l'attitude du partenaire dont on ne sait
encore s'il sera l'ennemi ou l'ami. L'utilisation intentionnelle de
cette phase donne ce rire inquiet qui est connu sous le nom de rire
jaune. Il se produit devant une menace explicite à laquelle les
conventions sociales empêchent de répondre par la menace. Il est
coutumier dans les hiérarchies sociales constituées lorsque la
menace émane d'un supérieur protégé par son privilège hiérar-
chique contre lequel l'inférieur ne peut rien. Il traduit alors une
ultime et timide tentative de réconciliation qui a bien peu de
chances d'aboutir, puisque l'initiative de l'amitié appartient alors

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à celui qui possède la toute-puissance. Il t


limiter les dégâts et à laisser passer l'orage.
Enfin, la troisième phase, celle où la bie
s'installe vraiment et se substitue délibé
agressive, donne le rire de détente, ce rire q
cité une sorte d'égalité par convention tacit
espèce de fraternité, d'assimilation, dont la
ment joie. Les variétés en sont nombreuses.
D'une façon générale, nous pouvons appele
forme de rire qui consiste essentiellement
notre propre conscience, tandis qu'autru
sienne. C'est lui qui éclaire le visage de l'hos
et au sens figuré du terme. Il accompagne v
due sans arrière-pensée, et l'association du
une manifestation évidente de l'amitié humaine. Il est consente-
ment à l'admission de l'altérité dans la conscience ; il est prélude
et condition de la compréhension réciproque, il est l'acceptation
de l'effort qu'il faudra faire pour avoir à tenir compte d'un point
de vue qui vient rompre l'égocentrisme spontané.
C'est pourquoi ce rire d'accueil peut se nuancer à l'infini. Ce
sera le rire d'excuse, par lequel on reconnaît devant autrui la faute
et le dommage involontaires et par lequel autrui renonce à vous en
faire grief. Ce sera le rire de soulagement, qui manifeste la tournure
favorable que prend tout à coup une situation tendue. Ce sera le
rire de collaboration fraternelle, accompagnant le travail en com-
mun dans le sentiment réciproque de la solidarité qui lie chacun à
tous. Et, d'une façon générale, partout où des hommes substi-
tuent aux rapports de violence ouverte ou déguisée, des rapports
d'amitié et de confiance, se manifeste le rire d'accueil qui est
comme le couronnement de ce premier groupe que nous avons
appelé les rires de contact.
Passons donc maintenant aux rires de complicité. Nous avons
appelé ainsi tout à l'heure les formes de rire intentionnel expri-
mant un rapport de non-agression entre deux ou plusieurs indi-
vidus, mais cette fois dans leur relation et leur référence commune
à l'objet qu'ils ont en vue. Or, si cet objet est directement ou indi-
rectement un autre individu, et si l'action commune qui s'exerce
contre lui est une agression plus ou moins marquée, le rire de com-
plicité traduit la non-agression des complices entre eux dans leur

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G. BASTIDE. - SIGNIFICATION ÉTHIQUE DU RIRE 299

agression commune contre un tiers. Ce rire de complicité pourra


prendre différentes formes, suivant que l'agression contre le tiers
est directe ou déguisée, sérieuse ou légère.
Le rire de complicité dans l'agression sérieuse et directe, c'est le
rire qui unit au sein d'un même groupe combattant tous ceux qui
mènent une action commune contre un ennemi commun. C'est le
rire de la fraternité d'armes. C'est un rire qui rapproche les uns
dans la mesure même où il exclut les autres. Il ne pose une com-
munauté combattante qu'en l'opposant à ceux contre lesquels elle
combat.

A un degré plus atténué, plus léger et comme déguisé, de l'agres-


sion commune, nous trouverions des rires de complicité de même
essence, mais moins graves et qui tendent déjà à la forme du jeu.
C'est le rire de complicité commun chez les enfants, lorsqu'ils
s'associent pour cette forme d'agression qui leur est coutumière
et que leur impose leur faiblesse, et qui est le mauvais tour joué à
un tiers. Mais on le retrouve aussi chez les adultes lorsqu'ils se
comportent comme des enfants et dans la mesure où ils adoptent
cette forme atténuée de l'agression.
En spirit ualisant et en civilisant pour ainsi dire l'agression,
nous trouverions alors le rire de complicité dans la moquerie. On
se moque toujours de quelqu'un avec quelqu'un, et ce n'est pas
tant pour celui dont on se moque que se manifeste le rire (on n'au-
rait bien souvent qu'à lui témoigner du mépris ou de la pitié) que
pour celui avec qui on se moque. C'est cette complicité dans l'agres-
sion indirecte qui se produit particulièrement dans la moquerie
collective qui s'adresse si souvent aux formes sociales de l'autorité
constituée.

Enfin, au plus haut point de la spiritualisation du rire de com-


plicité, il faudrait situer le rire que provoque cette forme si fine
et si délicate d'agression qui est le « mot d'esprit ». Nous serons
tout à fait d'accord avec Freud pour ne pas confondre le mot d'es-
prit et le comique avec lequel on le confond trop souvent. Le mot
d'esprit est toujours une « pointe », c'est-à-dire une agression ;
mais elle est fortement déguisée, elliptique, cachée. Si bien que,
dans notre hypothèse et sans recourir à l'ensemble de la théorie
freudienne, nous dirons que comprendre un mot d'esprit et mani-
fester qu'on le comprend par le rire, c'est entrer en complicité

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d'agression avec l'auteur de ce mot d'esprit.


prit est donc bien un rire de complicité.
Nous serions ainsi insensiblement amenés a
du rire du comique. Mais nous ne pensons p
en continuité directe avec les formes que no
même avec celles qui en paraissent les plu
moquerie et le mot d'esprit. Certes, bien
nous font rire en utilisant des situations qu
infailliblement la moquerie ou en employ
qui nous entraînent dans leur sillage. Mais
nous*, l'essence du comique véritable et c
confusion, défaut d'analyse et assimilations
distingue pas ces formes de risible du com
Il faut donc aborder le comique pour lui-
de son essence, et voir (car c'est ce que nous
de vue) s'il confirme aussi bien que les diver
la valeur explicative générale de notre hypo

IV

On sait comment les théories classiques concernant le rire du


comique sont ordinairement réparties en deux grands groupes.
Les théories dites « morales », et qu'il vaudrait mieux appeler
axiologiques, font tenir l'essence du comique dans un jugement
de valeur par lequel nous prendrions conscience de quelque supé-
riorité en nous par comparaison. avec l'infériorité d'autrui ou avec
notre propre infériorité antérieure. Les théories dites « intellectua-
listes » mettent l'accent sur la contradiction logique : le ridicule se
manifesterait dans la subsumption paradoxale et inattendue d'un
objet sous un concept hétérogène qui ne lui convient pas et d'où
résulte un désaccord criant.
Parmi les théories contemporaines en vogue, Freud, dont nous
avons vu les efforts louables pour séparer le comique du mot d'es-
prit, propose une théorie qui rentre finalement dans la lignée des
théories axiologiques, lorsqu'il attribue le comique strict à la cons-
cience que prend l'adulte de comportements qui ne lui conviennent
plus et qui tendent à le faire redescendre par une sorte de dégra-
dation vers les formes inférieures du comportement enfantin. On
connaît enfin la théorie bergsonienne qui a connu un si grand suc-

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G. BASTIDE. - SIGNIFICATION ÉTHIQUE DU RIRE 301

ces. Le rire du comique se produit toutes les fois qu'à la place de la


réaction intelligente et adaptée qu'un individu devrait donner
dans des circonstances nouvelles, il donne une réaction automa-
tique et par suite inadaptée.
On objecte ordinairement à ces diverses théories un certain
nombre d'effets comiques que chacune d'elles laisse en dehors de
son champ d'explication, et l'on montre ainsi leur insuffisance.
Mais, en épousant ainsi leur propre méthode de travail qui opère
essentiellement en extension, on ne remonte pas à l'erreur initiale
qui les oriente pour ainsi dire à faux. Toutes ces théories portent
leur attention sur la nature du ridicule, sur une certaine structure
de l'objet dont nous rions, alors qu'il faut, croyons-nous, la faire
porter sur l'attitude du sujet, sur la conscience du rieur. Ce sont
des réalismes de la valeur comique, alors qu'il faudrait renverser
ce réalisme en un idéalisme, et voir la source de cette valeur en
nous, pour étudier dans quelles conditions un sujet valorise comi-
quement un spectacle.
Kant a essayé d'opérer ce renversement, comme il l'a si bien fait
en d'autres domaines. Pour lui, le rire du comique résulte d'une
attente subjective qui se résout en rien. Et nous sentons aussitôt
comment il se montre par là plus proche de la perspective que
nous avons adoptée dans notre théorie générale d'une hostilité
qui se résout en amitié. Cependant, la théorie kantienne se dilue
très vite dans une explication en extension et retombe ainsi à la
considération de l'objet.
Pour nous, nous tiendrons ferme ceci : la source du comique
n'est pas dans les choses, mais en nous ; non dans le ridicule, mais
dans le rieur. Ici comme ailleurs, l'objet n'est que l'occasion, le
polarisateur d'une valeur qui émane d'une action psychologique.
Les mêmes objets, les mêmes situations, les mêmes circonstances
sont comiques ou tristes, ridicules ou non suivant les individus et,
pour un même individu, suivant ses dispositions intérieures. Com-
prendre l'essence du comique, c'est donc pénétrer la conscience,
l'attitude, l'intention du rieur.
Et il faut poser en premier lieu ce que l'on oublie la plupart du
temps, à savoir que la conscience du comique authentique implique
une attitude fondamentalement esthétique. Si l'on se garde, en
effet, de confondre le comique vrai, le grand comique, celui de la
comédie au sens le plus élevé du terme, avec les effets de moquerie
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banale que les mauvais auteurs glissent s


reconnaître que la sensibilité à cette forme
plique l'attitude esthétique générale sans
avoir ni création ni compréhension d'art.
Qu'il y ait chez les rieurs d'un même sp
formes banales de rire que nous avons déjà
contact ou rires de complicité, cela ne saura
nous y rencontrions le rire de l'agressivité
guise sous le mot qui bafoue l'autorité, q
geance spiritualisée des faibles contre l'au
tout cela ne fait que confirmer notre affirm
de l'attitude valorisatrice. Mais cela n'est pa
tout cela est à la comédie véritable ce que
tragédie. Et l'usage que font certains aut
de ces rires faciles montre simplement qu'i
aussi rare de faire de la vraie comédie que de
Le comique véritable doit donc être d'a
émotion de caractère vraiment esthétique
plique, aussi bien dans sa création que da
les trois caractères essentiels de l'attitude e
ment désintéressé, l'intériorisation symp
symbolique. Le dégagement désintéressé con
en ceci, que dans l'émotion esthétique ces
préoccupations utilitaires habituelles. C'est
si l'on peut dire, une sorte de virginité acqu
sympathique est une participation à l'objet
tique par le dedans. Enfin, l'animation sym
que l'objet de l'émotion esthétique est dét
tions apparentes pour devenir le support d'
fonde et générale.
Cela posé, nous allons pouvoir accéder à l'e
et voir le rire du comique venir se ranger à
hypothèse générale. Pour cela, nous rema
qu'il n'y a que l 'homme qui puisse être p
cette forme esthétique du rire : on rit toujo
de quelque chose, à moins d'analogie avec
rons donc que dans la comédie l'homme se
spectacle désintéressé, intériorise en lui-mê
à partir du spectacle visible, et perçoit, à tr

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G. BASTIDE. - SIGNIFICATION ÉTHIQUE DU RIRE 303

faits et gestes de ce spectacle, le fond même de sa nature dans son


essentielle généralité.
Or, cette nature est originellement contradiction, opposition,
inadéquation, division, intime inimitié. Entre le réel humain et
l'idéal, entre le savoir et le pouvoir, entre l'intention et l'action,
entre le dire et le faire, entre le fait et le droit, partout et dans
toutes ses dimensions l'homme est distendu en lui-même entre
l'ange et la bête, comme dirait Pascal, c'est-à-dire entre une vo-
lonté de grandeur dont les^ échecs font sa misère et une connais-
sance de cette misère dont la lucidité fait sa grandeur. L'homme
est donc en lutte et en hostilité avec lui-même, et c'est ici que
s'amorce la vérification, sur le terrain de la comédie, de notre
hypothèse générale en même tetnps que se dégage l'essence du
comique esthétique dans ses différences avec l'émotion du drame
et avec celle de la tragédie.
Le drame insiste sur cette intime inimitié de l'homme avec lui-
même et sur le déchirement de sa conscience en multiples lam-
beaux, lorsqu'il se laisse conduire par les forces qui se disputent
en lui et qui l'écartèlent. La tragédie insiste sur le caractère dou-
loureux que prend l'effort humain quand il tend à l'élévation d'un
être faible vers une grandeur dont il porte en lui la vision ; elle
nous donne le spectacle de cette grandeur aux prises avec les
obstacles que lui crée notre limitation, et des échecs qu'elle subit
tout au long de sa route. La comédie, elle, réconcilie pour un ins-
tant l'homme avec lui-même en lui permettant de transcender
dans un divertissement supérieur ses propres inadéquations.
Les hommes ne rient que de leur misère, mais ils en rient tou-
jours de crainte d'en pleurer. Qui veut faire l'ange fait la bête, et
cette chute toujours douloureuse, absurde et désespérée tant que
nous remuons dans la plaie le fer de l'inquiétude humaine, peut
devenir subitement comique dès que, pour un instant, nous pre-
nons le parti de renoncer à la lutte, de cesser un moment d'être à
nous-mêmes ennemis, et de nous réconcilier avec nous-mêmes sur
le plan supérieur de la valeur esthétique d'où nous contemplons
avec amitié l'homme engagé dans les remous de la vie. Sans entrer
dans un étalage complaisant d'exemples que chacun pourrait
tirer de la plus haute comédie, nous dirons que c'est là l'essence du
rire esthétique, qu'il est l'hostilité de l'homme avec lui-même se
résolvant pour un instant au plan de la contemplation esthétique

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en une excuse intime et en une intime amit


divertissement du désespoir.
Ainsi se trouve confirmée notre théorie g
terrain si important du rire du comique. Et
leur d'une théorie se manifeste par le fai
dépassant les théories antérieures, il est f
coup d'œil comment les théories classiqu
maintenant comme des cas particuliers et d
la nôtre. Supériorité et dégradation, disai
rales ». - Soit, mais supériorité de l'homme
conscience qu'il prend de ses propres faib
contradictoire, disaient les théories inte
encore, mais perception et aveu de notre in
dans le symbolisme du spectacle. Enfin, du
du vivant, disait Bergson. - Mais qu'est-c
pects particuliers des multiples contradic
cette inadéquation fondamentale qui veut
de matérialité et de spiritualité, de routine e
curité et de lumière? Les théories classiques
duire partiellement l'essence du comique qu
fond une sorte de halte et de divertissement amical de l'homme
avec lui-même sur la route de sa laborieuse et souvent dramatique
destinée.

A la lumière de la théorie générale par laquelle nous voyons


dans le rire une hostilité qui se résout en amitié, et telle que nous
l'avons vue circuler sous toutes les formes de comportement que
nous avons abordées dans nos analyses, le rire en général et sous
toutes ces formes est donc essentiellement lié à des rapports inter-
humains. Il représente l'une des deux attitudes de l'homme à
l'égard de l'homme à ce niveau élémentaire où deux options ini-
tiales le sollicitent. A cette charnière, à cette croisée des chemins,
l'homme peut hésiter à l'égard de son semblable entre l'agression
et le rapprochement. Le rire représente une option de principe
pour le contact interhumain de forme pacifique. Il substitue la
collaboration à la lutte ; au déploiement biologique et brutal de
l'individu dans sa volonté de puissance, il substitue l'accueil réci-

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G. BASTIDE. - SIGNIFICATION ÉTHIQUE DU RIRE 305

proque des consciences les unes dans les autres, dans un désir
commun de se pénétrer et même d'excuser les faiblesses de notre
humaine condition.
Dans la cité de crainte et de tristesse dont parle si souvent Spi-
noza, les hommes ne rient pas. Dans la course aux biens empi-
riques, dans la poursuite de ces choses que procurent le combat et la
haine, l'homme est à l'homme ennemi. Et cette vie de méchanceté
est aussi une vie de malheur dominée par la crainte, où le rire
jamais ne peut s'épanouir. C'est Vhomo homini lupus. Certes, la
malignité peut s'emparer du rire comme elle s'empare de tout ce
que peut inventer l'homme pour son ascension. Et c'est alors le
rire du Malin, le rire diabolique, le rire de Méphistophélès, qui
témoigne de ce renversement. Ce n'est plus alors l'hostilité qui se
résout en amitié, mais c'est l'hostilité réelle qui prend le masque
de l'amitié dans le déguisement du mensonge volontaire. Le rire
cesse alors d'être de bonne foi : il ne recouvre plus que l'abus de
confiance. Mais le fait que le trompeur juge bon de se cacher sous le
masque du rire est une sorte d'hommage que le vice rend à l'amitié.
D'autre part, la puissance humaine de sympathie renonce par-
fois en chemin à sa puissance d'expansion indéfinie ; elle se donne
des barrières, elle s'arrête et se clôt. Bergson a bien noté ce fait
dans la propagation du rire : le rire a sans doute toujours besoin
d'un écho et, dans la contagion, il se répercute de proche en proche.
Mais cette répercussion ne va pas à l'infini, et le cercle à l'intérieur
duquel il chemine finit le plus souvent par se clore. C'est qu'il
tourne alors à ce que nous avons appelé le rire de complicité qui
unit les membres d'une même société close dans une sorte d'agres-
sion morale contre l'étranger. Toutefois, même dans ce cas, le rire
ménage la possibilité d'une issue pacifique. Si l'étranger dont on
rit se met lui-même à rire, il entre dans le cercle des rieurs, il est
intégré au groupe et, pour ainsi dire, assimilé.
Le rire marque donc dans son essence originelle le passage de
Yhomo homini lupus à Vhomo homini amicus. C'est pourquoi il est
déjà sur le chemin de la raison. Il n'est pas la raison elle-même
qui implique une élaboration supérieure de la compréhension réci-
proque à la lumière des valeurs logiques et du langage proprement
dit. Mais il en est le vestibule ; il est l'invitation à la raison qui ne
peut éclore que si d'abord a lieu la suspension d'hostilité et la vo-
lonté d'une recherche commune.
tomb cxxxix. - 1949. 20

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306 REVUE PHILOSOPHIQUE

Avant de se comprendre par le verbe ratio


dialogue, les hommes ont dû se signifier par
volonté préalable de paix, prélude à l'écha
Dans le rire d'hospitalité qui accueille l'ét
demeure se lit la promesse des conversatio
devenu un instant commun, et nous pouvon
symbole du départ humain vers la confian
proques, c'est-à-dire vers la Raison. Si le
l'homme, c'est qu'il est à l'aube de la Raiso
l'humanité.
Le rire est donc bien dans son fond, et sauf utilisation ultérieure
par le mensonge, la marque sur le visage de l'homme de ce qu'il
porte en lui de bienveillance, d'amitié et de paix possible. Le rire
de bonne foi est inscrit dans les traits de l'humanité véritable, de
celle qui a la charge et le privilège de se hausser par l'effort à la vie
de l'esprit. Et, à mesure que l'homme réussit pour son compte
cette promotion de l'humain, le rire s'affine, se spiritualise ; il
devient ce sourire de l'esprit qui accompagne l'amour du prochain.
C'est lui qu'on voit flotter sur les portraits qui nous sont restés
du pur visage de Spinoza que nous évoquions tout à l'heure. C'est
lui que la prière de ceux qui pleurent découvre sur le visage divi-
nisé du consolateur. Car ce sourire de l'esprit, lorsqu'il atteint sa
pureté sublime, exprime cette joie qui est sur le chemin de la béa-
titude. Dans la direction opposée à celle de Vhomo homini lupus,
au-dessus encore de Vhomo homini amicus, au delà de l'amitié et
par une sorte de promotion suprême, s'instaure le règne de Y homo
homini deus. Et le sourire de la pure spiritualité témoigne alors
de cette transfiguration qui s'empare des hommes de volonté
bonne, lorsqu'ils se savent unis au sein de la divinité.
Georges Bastide.

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