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UNE ANALYSE MARXISTE DES CORPS ?

Stéphane Haber, Emmanuel Renault

Presses Universitaires de France | « Actuel Marx »

2007/1 n° 41 | pages 14 à 27
ISSN 0994-4524

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Pour citer cet article :


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Stéphane Haber, Emmanuel Renault, « Une analyse marxiste des corps ? », Actuel
Marx 2007/1 (n° 41), p. 14-27.
DOI 10.3917/amx.041.0014
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CO RPS DOMINÉS, CORP S E N RUPT URE

S. Haber, E. Renault, Une analyse marxiste des corps ?

UNE ANALYSE
MARXISTE DES CORPS ?
par Stéphane HABER et Emmanuel RENAULT

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Contrairement à certaines idées reçues, Marx appartient bien aux
philosophes qui font du corps un enjeu fondamental : son matérialisme
est un matérialisme de la pratique et la pratique ne peut être pensée de
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façon non idéaliste sans qu’un rôle déterminant revienne au corps. La cri-
tique de l’Économie politique, elle aussi, accorde au corps un rôle déci-
sif : l’exploitation capitaliste n’est pas possible sans coercition corporelle
et la critique du salariat ne peut être menée à bien sans examen de ses
effets délétères sur les corps. Dans le marxisme et, plus généralement,
dans la pensée critique, l’enjeu est double. Enjeu politique, d’une part,
_ puisque si la domination et l’oppression passent par les corps, la critique
14 suppose une analytique des corps. Enjeu théorique, d’autre part, dans la
_ mesure où la référence au corps vaut comme un argument contre un cer-
tain nombre de présupposés idéalistes et harmonicistes que l’on trouve
parfois chez les fondateurs des sciences humaines, et aussi contre les pré-
jugés de l’antinaturalisme philosophique et sociologique de nos contem-
porains : le monde social n’est pas constitué seulement par des représen-
tations, des règles, des signes et des interprétations, mais aussi par des
corps, et ceux-ci ne sont pas seulement des instruments d’action ou des
habitudes sédimentées, des désirs et des schèmes corporels socialement
construits ; ils consistent en outre en des processus dynamiques suscep-
tibles de résister à l’appropriation sociale et culturelle dans des expé-
riences de la souffrance ou du refus susceptibles d’ouvrir des lignes de
fuite. Ni matière infiniment malléable par les normes, ni simple récep-
tacle des intériorisations sociales, le corps est le lieu matérialiste d’une
subjectivité qui n’est pas non plus à concevoir comme une source natu-
relle de subversion révolutionnaire. Lieu où s’incarnent et se reproduisent
dominations et oppressions, il ne constitue ni l’origine, ni le lieu princi-
pal des résistances, mais simplement l’un des facteurs importants et l’un
des compagnons fréquents de l’agir protestataire. Pour identifier cette
ambivalence politique du corps, les traditions marxistes et post-marxistes
fournissent une aide incomparable.

Actuel Marx / n o 41 / 2007 / Corps dominés, corps en rupture.


PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS ENTRETIEN LIVRES

CORPS ET ACTION
C’est dans le cadre d’une double opposition que Marx fixe, dans ses
Thèses sur Feuerbach, les principes d’une philosophie de la pratique.
Contre l’Idéalisme allemand qui tentait d’identifier objectivité et activi-
té du moi (Fichte), ou vérité et autodéveloppement de la pensée (Hegel),
il avance que l’agir doit être compris non pas tant comme l’activité d’une
subjectivité détachée du monde des objets que comme une « activité
objective » (thèse 1). Au matérialisme qui développe le thème du condi-

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tionnement par les circonstances (thèse 3) et souligne le côté détermi-
nant de la réalité effective (en concevant celle-ci sur le modèle « de l’ob-
jet ou de l’intuition »), il oppose que c’est dans la pratique elle-même que
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se rencontre et se constitue l’effectivité (thèses 1 et 2). En esquissant ainsi


une argumentation qui sera développée par le pragmatisme américain
(notamment par Dewey1 et Mead2) au tournant des XIXe et XXe siècles,
Marx soutient qu’il faut penser à partir de la pratique en vue de dissoudre
les faux mystères dans lesquels la philosophie classique se débat (thèse 8).
Tout comme dans le pragmatisme américain, la critique de l’opposition
de l’idéalisme et du matérialisme passe non seulement par la réfutation _
du dualisme de la conscience et du monde, mais aussi par la récusation 15
des oppositions du Je et du Tu, de l’esprit et du corps. Marx souligne que _
« l’essence humaine » se définit dans « l’ensemble des rapports sociaux »
et non pas dans un « individu humain abstrait isolé » (thèse 6). Il sou-
ligne également que la pratique doit être comprise comme une activité
« sensible » et non comme celle d’un esprit séparé du corps ; il ajoute que
la sensibilité doit elle-même être conçue comme une « activité pratique
sensible » (thèse 5). Le corps sensible n’est pas un simple instrument d’ac-
tion mis en œuvre et contrôlé par une pensée, mais bien plutôt l’origine du
dynamisme de l’action. Et puisque le sujet de la pratique est cet « être cor-
porel » qui définit l’homme comme « être vivant » ou « être naturel »3, il
n’est pas étonnant que Marx présente parfois son matérialisme comme un
« naturalisme »4. On voit ainsi que le terme « pratique » permet de penser
quelque chose qui ne correspond pas exactement au concept habituel d’ac-
tion : non pas seulement le déploiement des plans d’action formulés (sous
forme de projets ou de délibération) ou tacitement possédés à titre de

1. Voir par exemple, J. Dewey, Reconstruction en philosophie, Pau/Paris, Farrago/Léo Scheer, 2003, pp. 32 et 126 : « Une des
sphères fut tenue pour ‘supérieure’ et on la crédita donc d’une noblesse qui lui assurait une prééminence sur l’autre, réputée
quant à elle, ‘inférieure’. A ce qui est supérieur, on donna le nom de ‘spirituel’, d’idéal, de moral. Quant au physique, il fut confié
au protocole de la nouvelle science de la nature (…). Cette partition donna à la philosophie la ribambelle de dualismes qui, dans
l’ensemble, ont donné ses problèmes ‘modernes’» ; « Dans la mesure où cette séparation fait de la pensée et de la théorie une
sphère séparée et plus noble, elle conforte la pratique actuelle dans toute sa brutalité et dans sa stérilité routinière. C’est ainsi
que l’idéaliste a conspiré avec le matérialiste afin de maintenir la vie réelle dans un état de pauvreté et d’injustice ».
2. Voir notamment la théorie du sous-bassement corporel de l’action, de l’intersubjectivité pratique et de la genèse sociale des
fonctions cognitives développée dans G. H. Mead, L’Esprit, le soi et la société, Paris, PUF, 2006.
3. Manuscrits de 1844, Paris, GF, 1996, p. 170.
4. Ibid., pp. 152, 160.
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manières de faire incorporées, mais aussi le dynamisme même de l’agir qui


irrigue les plans d’actions, parfois en conduisant à l’accomplissement de
l’action, parfois en faisant plutôt échec à sa bonne exécution, voire en la
soustrayant au contrôle de la subjectivité 5.
Chez Marx comme dans le pragmatisme, les solutions des problèmes
théoriques sont à chercher dans une théorie de la centralité de la pratique
(thèse 8) entendue comme activité sensible dont le corps constitue l’un
des foyers principaux. C’est bien le corps entendu comme ensemble de

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« forces » et de « besoins » qui est l’origine de notre rapport pratique au
monde6 : un rapport pratique où le monde apparaît comme objet des
besoins et objectivation des forces humaines7, où, par ailleurs, autrui
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apparaît tout à la fois comme partie constituante et condition du


monde8. Mais moins encore que le pragmatisme, Marx admet que la
résolution des problèmes théoriques puisse se réduire à l’analyse théo-
rique de la pratique. À l’opposé d’un auteur comme Wittgenstein qui
soutient lui aussi que la dissipation des faux problèmes philosophiques
passe par la description des usages et des pratiques, mais qui en conclut
_ que la philosophie « laisse toutes choses en l’état »9, Marx souligne que la
16 solution des problèmes théoriques suppose une transformation des situa-
_ tions sociales problématiques (thèse 9). Et puisque cette pratique n’est
pas définie seulement par des normes sociales et des principes d’efficaci-
té, mais aussi par un dynamisme corporel, elle peut trouver en elle une
normativité immanente qui permet de distinguer, au sein de la multipli-
cité historique des pratiques sociales, « vraie » et « fausse » pratique10.
Les grandes thématisations du corps orchestrées par la pensée philo-
sophique du XXe siècle à la suite de l’impulsion phénoménologique
(Husserl et Merleau-Ponty principalement) sont, d’une certaine façon,
en continuité avec cette définition du matérialisme comme pensée de
l’action incarnée et située. Dans Les Aventures de la dialectique, Merleau-
Ponty soulignait la proximité entre, d’une part, une pensée attentive à
l’enracinement des opérations subjectives dans la sensibilité et la corpo-
réité (la phénoménologie existentielle) et, d’autre part, une théorie pour

5. Sur les insuffisances impliquées par le concept « d’action » des « théories de l’action », voir notamment G. Mendel, L’Acte est
une aventure. Du sujet métaphysique au sujet d’actepouvoir, Paris, La Découverte, 1998, et F. Fischbach, L’Être et l’acte. Enquête sur
les fondements de l’ontologie moderne de l’agir, Paris, Vrin, 2002.
6. K. Marx, Manuscrits de 1844, pp. 169-171. Sur le concept marxien de besoin, voir A. Heller, La Théorie des besoins chez Marx,
Paris, UGE, 1978.
7. Ibid., p. 154 : « Le premier objet de l’homme – l’homme – est nature, monde sensible. Les forces essentielles particulières et
concrètes de l’homme ne trouvant leur réalisation objective que dans les objets naturels, ne peuvent parvenir à la connaissance
de soi que dans la science de la nature ».
8. Id. : « La nature est immédiatement autrui qui existe pour lui-même de manière sensible ; car son propre monde sensible
n’existe comme réalité sensible que grâce à autrui ».
9. L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2005, p. 87 (§ 124).
10. K. Marx, Manuscrits de 1844, op. cit., p. 193 : « À propos du fétichisme par exemple, on voit combien la solution des énigmes
théoriques est une tâche de la pratique et s’effectue par son entremise et combien la pratique vraie est la condition d’une théorie
réelle et positive ».
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laquelle la subjectivité historique se dessine non comme un sens néces-


sairement donné, mais au sein de conjonctures particulières, ambiguës,
dans lesquelles il est difficile de faire la part de la volonté et de la tendan-
ce objective (le marxisme). Aiguillonné par la biologie et par la psycha-
nalyse, Merleau-Ponty n’a cessé de préciser l’idée selon laquelle l’enraci-
nement de notre activité dans la nature ne contredit nullement l’autono-
mie de l’ordre humain et culturel. Mais il a également développé d’une
nouvelle manière la problématique marxienne du « primat de la pra-

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tique ». C’est en premier lieu la motricité du corps propre qui fait appa-
raître un monde, qui l’organise (par exemple avec les polarisations spa-
tiales – droite et gauche, haut et bas, etc. –, lesquelles proviennent des
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axes de mouvements naturels de mon corps et ne constituent donc pas


des techniques de repérage commodes au sein de mon environnement
qu’inspirerait une raison instrumentale émergeante). C’est parce qu’il est
investi par un corps qui avance, se lance dans des gestes et accomplit des
tâches que le monde (Welt) se transforme en milieu familier, habitable,
chargé de significations (Umwelt).
De cette façon, à travers l’influence de Goldstein, Merleau-Ponty _
communique avec la tradition issue de la Naturphilosophie (dont cer- 17
taines formes sont présentes dans les Manuscrits de 184411) et du vitalis- _
me : le corps est compris comme une puissance d’agir affirmative, expan-
sive, créatrice. Dans la Phénoménologie de la perception, à l’opposé de
l’idéalisme linguistique de nombre de nos contemporains, il interprète
ainsi l’invention verbale – ensuite sédimentée dans les règles sociales –
comme un prolongement de ce qui se manifeste déjà dans l’inventivité
d’une gestualité adéquate à une situation originale qui sollicite les apti-
tudes corporelles. Pourtant, au fil du développement de l’œuvre de
Merleau-Ponty, l’image dynamiste d’un corps créatif capable d’instaurer
quelque chose dans la culture et la société – un modèle auquel il n’est pas
difficile de rattacher certains aspects de la conception marxienne du tra-
vail12 –, semble se dissiper sous la pression de deux motifs assez contra-
dictoires : d’une part, l’influence du modèle saussurien, qui incline à une
vision plus déterministe et internaliste de la culture et, d’autre part, la
fascination accentuée pour le thème de l’appartenance fusionnelle du
sujet à la nature. De ces deux manières, la dynamique créatrice du corps
est perdue de vue.
On peut dire que la sociologie de Bourdieu, qui, par bien des côtés a
hérité de la conception merleau-pontienne du corps, va accentuer cette

11. Sur ce point, voir notamment M. Franck, « La critique schellingienne de Hegel et les débuts de la dialectique de Marx », in
G. Seel, Marx et les sciences humaines, Lausanne, L’âge d’homme, 1987, et E. Renault, « L’élargissement fichtéen du concept de
pratique et ses avatars », in S. Haber, L’action en philosophie contemporaine, Paris, Ellipses, 2005.
12. Voir notamment M. Merleau-Ponty, La Structure du comportement, Paris, PUF, 2002, pp. 174-191.
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relégation de la perspective dynamiste. En effet, à lire l’Esquisse d’une


théorie de la pratique, c’est bien une sorte de réinvestissement de thèmes
merleau-pontiens au sein d’une critique de Lévi-Strauss qui a permis au
sociologue de dessiner une voie neuve. En pensant l’agent comme por-
teur de dispositions, l’action comme actualisation d’une disposition, il
s’agit de souligner que la logique de la pratique n’est pas un simple vécu
susceptible d’être atteint par la compréhension empathique, mais qu’elle
n’est pas non plus la mise en acte d’une représentation, par exemple d’un

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calcul ou d’un programme inconscient issu des lois de l’esprit ou de la
société13. Car les effets de l’intériorisation des normes sociales sont
mécompris si l’on ne voit pas qu’elle se traduit moins par l’apprentissage
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de schémas rigides (de réflexes) que par l’incorporation de dispositions


fluides capables de répondre à la diversité des situations (habitus).
Autrement dit, la socialisation s’articule avec une souplesse créative inhé-
rente au corps propre, à cette rationalité préréflexive du geste réussi et de
la posture adéquate qui atteste d’une complicité essentielle, mais toujours
réinventée, entre le sujet, le monde et autrui14. Il y a bien inculcation
_ sociale, mais celle-ci, loin de s’effectuer sur le mode répressif et mécani-
18 sant, est solidaire d’une appropriation active, d’un exercice épanouissant
_ des facultés organiques. Pour préserver sociologiquement l’agir contre la
lourdeur des déterminismes, il ne s’agit donc pas, chez Bourdieu, d’en
appeler à une liberté de reprise et de dépassement souverain du donné,
mais, en parlant de disposition, d’invoquer un sens merleau-pontien de
l’improvisation, de l’agilité et de l’adéquation, sens que l’habitus com-
mande non pas à la manière d’une loi contenant à l’avance ses cas parti-
culiers, mais comme une règle ouvre un espace pour des actualisations a
priori indéterminables et aléatoires qui en enrichiront en retour le sens.
Dans ses analyses, tout l’art de Bourdieu – et c’est là qu’il rejoint, à
ses propres yeux, l’inspiration marxiste – consiste à suggérer que c’est
autour des attitudes de classe que s’agrège tout l’univers de ces habituali-
tés. Cette accentuation sociologisante est évidemment éclairante sur le
plan empirique : dans bien des cas, des attitudes de classes relativement
figées constituent bien l’arrière-plan des styles corporels individuels, eux-
mêmes liés par mille liens aux contraintes et aux croyances générées par

13. P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, Droz, 1972, p. 178 : « La pratique est à la fois nécessaire et relati-
vement autonome par rapport à la situation considérée dans son immédiateté ponctuelle parce qu’elle est le produit de la
relation dialectique entre une situation et un habitus, entendu comme un système de dispositions durables et transposables qui,
intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, d’appréciations et
d’actions, et rend possible l’accomplissement de tâches infiniment différenciées, grâce aux transferts analogiques de schèmes
permettant de résoudre les problèmes de même forme et grâce aux corrections incessantes des résultats obtenus, dialectique-
ment produites par ces résultats ».
14. Ibid., p. 226 : « On voit combien on est loin de l’enchaînement mécanique d’actions à l’avance réglées que l’on associe commu-
nément à la notion de rituel : seul le virtuose parfaitement maître de son ‘art de vivre’ peut jouer de toutes les ressources que lui
offrent les ambiguïtés et les indéterminations des conduites et des situations pour produire les actions qui conviennent en chaque
cas, pour faire ‘ce qu’il y avait à faire’, ce dont on dira qu’ ’il n’y avait pas d’autre chose à faire’, et le faire comme il faut ».
PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS ENTRETIEN LIVRES

l’organisation économique inégalitaire des sociétés capitalistes. Elle l’est


également sur le plan théorique, puiqu’elle permet de souligner la varié-
té des formes de pratiques et des styles corporels, là où le pragmatisme,
par exemple, tend à ne parler de la pratique et du corps qu’au singulier15.
Elle l’est enfin sur le plan politique, puisqu’elle contribue à présenter le
corps comme l’un des acteurs de la lutte des classes. Mais la souplesse et
la créativité du corps en action, Bourdieu ne peut, par principe, les sai-
sir qu’embrigadées et assujetties de façon irréversible à la logique de clas-

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se existante. C’est même une philosophie du corps – comme souplesse et
dynamisme irréversiblement enchaînés – qui constitue la base d’une
conception de la société dont on a pu sans forcer mettre en cause certains
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traits déterministes. Les initiatives du corps et la façon dont il est inves-


ti (dans le champ artistique, sexuel, etc.) ne peuvent-elles être liées à la
possibilité d’une mise en question des rapports sociaux et des schémas de
la culture, d’un mouvement qui ne se ramène pas à la reproduction de
l’existant à l’identique ? En repartant de la conception marxienne de l’ex-
ploitation, la possibilité d’une telle liaison peut redevenir crédible.
_
CORPS ET EXPLOITATION 19
Bien qu’il n’ait élaboré ni théorie de l’action ni théorie de la genèse _
pratique des fonctions cognitives et des relations intersubjectives, Marx
fait du corps la source d’un dynamisme où se nouent intersubjectivité
pratique et constitution de l’expérience. Son matérialisme montre com-
ment ce dynamisme est soumis à l’influence déterminante des
contraintes institutionnelles et de la violence sociale : le déploiement pra-
tique du dynamisme naturel est toujours emprisonné dans des rapports
sociaux de production qui pèsent non pas seulement sur l’action sociale
mais aussi sur le corps. Dans sa critique de l’Économie politique, Marx
a analysé l’appropriation capitaliste des forces corporelles et ses effets en
retour sur la constitution des corps. Si cette analyse montre que le corps
n’est jamais donné dans un en deçà ou un au-delà du social, mais reste
toujours pris dans des arrangements économiques et techniques, elle
montre également que le corps socialement déterminé selon les rapports
de classes et de genre conserve un pouvoir de formation, de déformation
et de critique du jeu social.
Dans Le Capital, c’est tout d’abord par l’intermédiaire de la défini-
tion de la valeur que le corps est abordé. La théorie de la valeur a pour
fonction de déterminer comment la « survaleur » (et donc l’exploitation
capitaliste) est compatible avec un échange d’équivalent (le contrat sala-

15. À ce propos, voir E. Balibar, S. Laugier, « Praxis », in B. Cassin, Vocabulaire européen des philosophies : Dictionnaire des intra-
duisibles, Paris, Seuil, 2004.
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S. Haber, E. Renault, Une analyse marxiste des corps ?

rié). Elle repose entièrement sur l’élaboration du concept de « force de


travail » : la valeur produite par la « force de travail » étant différente de
la valeur de la « force de travail ». Or, la force de travail, c’est le corps
comme sujet du travail : « Par force de travail ou puissance du travail
nous entendons le résumé de toutes les capacités physiques et intellec-
tuelles qui existent dans la corporéité, la personnalité vivante d’un être
humain, et qu’il met en mouvement chaque fois qu’il produit des valeurs
d’usage d’une espèce quelconque »16. Dans la théorie marxienne de la

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valeur, le concept de force de travail remplit en fait une double fonction,
l’une renvoyant au corps comme force, l’autre au corps comme ensemble
de besoins. La substance de la valeur est en effet définie par une certaine
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dépense de force de travail ou comme un certaine quantité d’énergie cor-


porelle au sens physiologique du terme : « Tout travail est pour une part
dépense de force de travail humaine au sens physiologique, et c’est en
cette qualité de travail humain identique, ou encore de travail abstraite-
ment humain, qu’il constitue la valeur marchande »17. Mais le capitalis-
me transforme également le corps « force de travail » en une marchandi-
_ se dotée d’une valeur, et cette valeur est définie par la quantité de travail
20 socialement nécessaire à la reconstitution de la capacité de travail. En ce
_ sens, le salaire est déterminé par la satisfaction des besoins du corps tra-
vaillant : « besoins naturels proprement dits », d’une part, « besoins dits
nécessaires » en fonction « des conditions dans lesquelles la classe des tra-
vailleurs libres s’est formée, et par conséquent de ses habitudes, et de ses
exigences propres quant à ses conditions d’existence »18, d’autre part. On
a pu reprocher à Marx de définir la valeur en des termes purement éner-
gétiques ou physiologiques, et d’adhérer ainsi au modèle du « moteur
humain » par lequel ses contemporains réduisaient le corps de l’ouvrier à
une simple quantité d’énergie physique19. Le reproche est injuste. Marx
a, au contraire, identifié cette conception du corps comme idéologique20
et il y a opposé une conception politique et sociale du corps. Pour qu’il
y ait exploitation, il ne suffit pas d’installer par voie contractuelle un
corps « physiologique » du salarié dans le procès de travail, il faut de sur-
croît qu’au sein du procès de production, un ensemble de rapports de
domination spécifiques contraignent l’individu à « dépenser » son activi-
té sous forme de travail valorisable, et ce durant une durée telle que la
valeur produite excède la valeur de la force de travail (surtravail) : le corps
du salarié est bien pensé comme un corps dominé et non pas seulement

16. K. Marx, Le Capital, livre I, Paris, PUF, « Quadrige », 1995, p. 188.


17. Ibid., p. 53.
18. Ibid., p. 192.
19. A. Rabinbach, Le Moteur humain. L’énergie, la fatigue et les origines de la modernité, Paris, La Fabrique éditions, 2004, pp. 127-144.
20. K. Marx, Le Capital, op. cit., pp. 641-648.
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comme une énergie utilisée21. D’autre part, la théorie de la reproduction


de la force de travail indique clairement que la « force de travail » est
indissociable d’un ensemble de normes, lesquelles ne concernent par seu-
lement les modalités socialement et culturellement déterminées de la
satisfaction des besoins individuels (normes de consommation). Dans la
mesure où la question de la reproduction de la force de travail engage
celle de la continuité intergénérationnelle, ce sont également les normes
genrées de la famille22 et de l’éducation qui entrent en ligne de compte :

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le corps exploité est bien défini comme un corps social et non pas seule-
ment comme un corps physiologique.
Comme on le voit dans l’analyse de l’évolution des limites de la jour-
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née de travail, le corps définit également le point de vue d’une certaine


critique du capitalisme. La production de survaleur repose sur une
contrainte au surtravail et l’extorsion de surtravail peut prendre deux
formes : augmenter la durée de la journée de travail (production de sur-
valeur absolue), baisser la valeur de la force de travail par intensification
de la productivité du travail (production de survaleur relative). C’est par
l’intermédiaire de l’étude de la première de ces deux formes que Marx _
propose la seule analyse thématique du développement socio-historique 21
de la lutte des classes dans Le Capital. Il est frappant qu’elle soit introdui- _
te à partir de l’analyse de l’indétermination du Droit et qu’elle ait pour
enjeu spécifique le corps ouvrier. En régime capitaliste, la production de
surtravail repose sur un échange d’équivalents : dans la sphère de la cir-
culation, une marchandise (la force de travail) est payée à sa valeur par le
capitaliste qui peut en contrepartie en faire libre usage dans la sphère de
la production, à condition que cet usage soit compatible avec les condi-
tions de la reproduction de la force de travail. De droit, la journée de tra-
vail est ainsi fixée à une double limite maximale : « D’abord par la limi-
te physique de la force de travail (…). Il faut que pendant une partie de
la journée la force se repose, dorme et pendant une autre partie l’homme
doit satisfaire à d’autres besoins physiques, se nourrir, se nettoyer, se vêtir,
etc. En outre, au-delà de cette limite purement physique, la prolongation

21. Pour la distinction du « procès de travail » et du « procès de valorisation », voir Le Capital, liv. I, chap. 5. Pour l’interprétation
de la « dépense » de la force de travail comme élément central d’une conception « socio-politique » de la valeur, voir J. Bidet,
Que faire du Capital ?, Paris, PUF, 1999.
22. Marx note que pour la reproduction des ouvriers, le capitalisme fait « confiance à l’instinct de conservation et à l’instinct sexuel
des ouvriers » (Le Capital, op. cit., p. 642), tout en soulignant qu’il détruit les conditions matérielles de l’ordre familial auquel il
délègue la reproduction de la force de travail : « quelque effrayante et choquante qu’apparaisse la décomposition de l’ancienne insti-
tution familiale à l’intérieur de système capitaliste, la grande industrie n’en crée pas moins, en attribuant aux femmes, aux adoles-
cents et aux enfants des deux sexes un rôle décisif dans des procès de production organisés socialement hors de la sphère domes-
tique, la nouvelle base économique d’une forme supérieure de la famille et du rapport entre les sexes (…). Il est évident que la
composition du personnel ouvrier combiné à partir d’individus des deux sexes issus des tranches d’âges les plus variées, tout en
étant une source empoisonnée de ruine et d’esclavage sous se forme brutale naturelle, sous sa forme capitaliste, où c’est l’ouvrier
qui existe pour le procès de production et non le procès de production pour l’ouvrier, ne peut à l’inverse, dans des conditions propices,
que se renverser en source bienfaisante du développement de l’humanité » (ibid., p. 550-551).
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de la journée de travail se heutre à des limites morales. Il faut du temps


au travailleur pour satisfaire des besoins intellectuels et sociaux dont la
portée et le nombre sont déterminés par l’état général de civilisation »23.
Le problème est que le capitaliste et le prolétaire proposent chacun une
interprétation différente de la « limitation normale » de la journée de tra-
vail et que l’une et l’autre semblent en droit légitime : « Le capitaliste se
réclame de son droit d’acheteur quand il cherche à rendre la journée de
travail aussi longue que possible (…). D’un autre côté, la nature spéci-

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fique de la marchandise vendue implique une limitation de sa consom-
mation par l’acheteur, et le travailleur se réclame de son droit de vendeur
quand il veut limiter la journée de travail à une grandeur normale déter-
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minée. Il y a donc une antinomie, droit contre droit, l’un et l’autre por-
tant le sceau de la loi de l’échange marchand. Entre des droits égaux, c’est
la violence qui tranche. Et c’est ainsi que dans l’histoire de la production
capitaliste, la réglementation de la journée de travail se présente comme
la lutte pour les limites de la journée de travail. Lutte qui oppose le capi-
taliste global, c’est-à-dire la classe des capitalistes, et le travailleur global,
_ ou la classe ouvrière »24. Le capitalisme étant primitivement orienté vers
22 l’extension indéfinie des limites de la journée de travail, il s’est soldé par
_ une aggravation dramatique des conditions corporelles de la vie des
ouvriers (taille, santé, durée de vie, aptitude au travail), ainsi que par dif-
férentes formes de dégradation morale liée à l’absence des conditions
sociales normales de reproduction de la force de travail. Le chapitre VIII
en décrit les différents aspects en s’appuyant notamment sur les rapports
des inspecteurs de fabriques, en dressant un tableau des conditions de vie
de la classe ouvrière qui sera complété par l’analyse des conditions d’ali-
mentation et de logement développée dans le chapitre XXIII. La souf-
france et la vie insupportable induites sur le lieu même de la production
par les conditions de travail ont donné lieu à différents mouvements de
résistance et de lutte ouverte qui, au gré des conflits entre fractions de la
bourgeoisie et au fil du progrès de l’organisation de la classe ouvrière, ont
finit par réorienter le capitalisme sur la voie de l’extorsion de survaleur
relative, en induisant de nouvelles formes d’oppression des corps (le mor-
cellement et la dépossession du corps par le machinisme25) et de nou-
velles résistances. Mais c’est bien dans ce conflit initial, dont l’un des
enjeux fondamentaux est l’usage du corps de l’ouvrier, que se joue la for-
mation du prolétariat comme classe révolutionnaire.
Dans toutes les analyses du chapitre VIII du livre I du Capital, le

23. Ibid., pp. 258-259.


24. Ibid., pp. 261-262.
25. Ibid., pp. 474-475.
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corps apparaît tout à la fois comme ce qui est exclu du droit, puisque les
salariés contractent en tant que volontés libres désincarnées, et comme ce
qui pourtant compte le plus pour les individus : ce qui les conduit non
pas seulement à résister, mais aussi à s’organiser politiquement.
Cependant, bien loin d’identifier le corps à un impensé du droit libéral,
ces analyses montrent plutôt que le corps s’inscrit en lui comme une
revendication subversive : les ouvriers ne pouvant pas être réduits à des
volontés sans corps, les clauses implicites du contrat salarial définissent

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l’aporie fondamentale de la conception libérale du travail26. La souffran-
ce et la dégradation des corps opprimés apparaissent ainsi non pas seule-
ment comme la source motivationnelle de certaines luttes anti-capita-
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listes, mais également comme le fondement de leur légitimité au sein


même de l’univers normatif de la société bourgeoise. Plus généralement,
les analyses du chapitre VIII, du chapitre XIII (effets de la transforma-
tion de la manufacture en grande industrie), des chapitres XVIII et XIX
(conséquences du salaire au temps et aux pièces), et du chapitre XXIII
(formes concrètes d’existence d’une surpopulation relative), participent
critique du capitalisme qui, lors même qu’elle explicite les contradictions _
structurelles d’un mode de production, s’efforce toujours de repartir des 23
« conditions de vie » de la classe ouvrière27. La critique du capitalisme est _
chez Marx une critique par les effets, et notamment, par les effets pro-
duits sur les corps.
Sans doute Marx a-t-il eu le mérite de développer des modèles de cri-
tique sociale (sous l’égide de l’aliénation, puis de l’exploitation) qui, non
seulement restaient compatibles avec une prise en compte précise des
malheurs et des modifications que les corps individuels subissent du fait
de l’organisation capitaliste du travail, mais exigeaient en outre une telle
prise en compte. S’il y a une « morale » ou une « théorie de l’injustice »
à tirer du livre I du Capital, elle ne fait pas que développer un noyau dur
d’intuitions égalitaires et démocratiques ; elle dit aussi, et plus fondamen-
talement, qu’une institution sociale est mauvaise quand les corps y sont
malmenés (le morcellement des activités, les conditions de travail dégra-
dantes, la maladie et la mort socialement induites) et quand leurs puis-
sances expressives et créatrices sont systématiquement instrumentalisées
et commandées de l’extérieur. Il n’en reste pas moins que le fait que Marx
n’ait pas vraiment précisé l’arrière-plan normatif de ces prises de position
explique qu’elles aient pu être négligées et interprétées en des sens diver-
gents. D’autres limites tiennent au fait qu’il n’a centré son analyse de

26. On a pu remarquer que l’émergence du droit du travail procédait précisément de l’évidence que l’ouvrier n’était pas seulement
une volonté libre mais avant tout un corps souffrant du travail ; A. Supiot, Critique du droit du travail, Paris, PUF, 1994, pp. 51-66.
27. Qu’il suffise à ce propos de mentionner le questionnaire de l’Enquête ouvrière rédigée par Marx en 1880 ; voir la traduction
et le commentaire proposé dans la revue Travailler, n° 12, 2004.
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l’appropriation capitaliste des corps que sur la sphère de la production,


sans offrir d’instruments théoriques permettant d’analyser le corps
comme marché. L’époque actuelle se caractérise notamment par l’essor
de l’économie du bien-être (diététique, sport, etc.) et de la santé, par le
développement des industries pharmaceutiques, des biotechnologies et
du commerce des organes, au moment même où croissent les popula-
tions acculées à la simple survie dans les bidonvilles28. Le corps est l’en-
jeu transversal et paradoxal de marchés et de trafics en plein développe-

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ment et l’objet de diverses techniques de marketing donnant lieu à diffé-
rents types de productions idéologiques. Le mouvement, par lequel le
capitalisme post-fordiste semble s’orienter sur la voie du « biocapitalis-
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me » semble s’accompagner d’une double idéologie : la première présen-


te le corps comme une réalité essentiellement vulnérable et souffrante,
comme s’il exprimait muettement une demande infinie de médicamen-
tation et d’intervention médicale29 ; la seconde célèbre au contraire la fin
du corps grâce aux implants et aux prothèses technologiques30. Le corps
peut-il conserver une fonction critique dans un tel dispositif économique
_ et idéologique ? Répondre à cette question suppose que soient au préa-
24 lable évoquées deux transformations caractéristiques du XXe siècle : la
_ promotion du corps en légitimation du capitalisme fordiste (droit à la
santé et au bien-être dans « l’État Providence ») et son utilisation comme
argument subversif contre ce même capitalisme (libération du désir et
« révolution sexuelle »).

CORPS MARCHANDISÉS, RÉPRIMÉS ET DISCIPLINÉS


La thématique du corps comme besoins et forces a été renouvelée au
XXe siècle par l’analyse freudienne. Le freudo-marxisme y a trouvé l’oc-
casion de dénoncer sous une nouvelle forme l’oppression des corps et
d’affirmer résolument la portée subversive des besoins et des forces cor-
porelles. Déjà chez Feuerbach, le corps était considéré comme le siège du
rapport affectif au monde, et bien des analyses de Marx témoignent de
la présence de cette thématique, qui fut renouvelée à la lumière de l’idée
d’un corps comme foyer érotique31. Ainsi, le capitalisme n’apparaissait
plus seulement comme l’origine d’une destruction et d’une mécanisation

28. Sur la place des bidonvilles dans le capitalisme contemporain, voir M. Davis, Le pire des mondes possibles. De l’explosion urbaine
au bidonville global, Paris, La Découverte, 2006. Sur le commerce et le trafic des organes, voir N. Scheper-Hughes, « The Rotten Trade :
Millenialcaptitalism, Human Value and Global Justice in Organ Trafficking », Journal of Human Rights, 2003, 2, 2 et « The Ends of the
Body : Commodity Fetishism and the Traffic in Human Organs », SAIS Review : A Journal of International Affairs, 2002, 22, 1.
29. Sur cette question, K. Sunder Rajan, « Genomic Capital : Public Cultures and Market Logics of Corporate Biotechnology »,
Science as Culture, n° 1, march 2003 ; « Subjects of Speculations : Emergent Life Sciences and Market Logics in the United States
and India », American Anthropologist, vol. 107, n° 1, march 2005.
30. Sur cette thématique, D. Le Breton, L’Adieu au corps, Paris, Metaillié, 1999 ; B. Andrieu, Le Somaphore. Naissance du sujet
biotechnologique, Liège, Sils Maria, 2003.
31. A ce propos, voir A. Schmidt, Emanzipatorische Sinnlichkeit. Ludwig Feuerbachs anthropologischer Materialimus, Munich, 1988.
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des corps, mais aussi comme une entreprise de répression des pulsions
face à laquelle la libération du désir et la révolution sexuelle constituaient
des mots d’ordre adéquats32.
Il est frappant que le développement du freudo-marxisme – de la cri-
tique de la répression capitaliste-bourgeoise de la sexualité par Reich à la
critique de l’homme unidimensionnel par Marcuse – ait accompagné la
réorientation (fordiste) du capitalisme vers la consommation. De même
que Freud faisait de la réduction de la sexualité à l’ordre familial l’origi-

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ne principale des troubles de la subjectivité, de même le capitalisme du
XXe siècle entreprenait de désinsérer les désirs pour les orienter vers une
consommation toujours accrue et toujours renouvelée33. Le freudo-
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marxisme apparaissait certes comme un instrument efficace pour déve-


lopper la critique immanente de ce régime d’accumulation, en opposant
à la marchandisation nivelante des corps et des désirs la puissance sub-
versive des pulsions. Mais le soupçon pouvait aussi bien surgir que la pro-
motion du corps comme norme, via l’exigence d’une satisfaction des pul-
sions, constituait l’une des composantes de la légitimité du nouvel ordre
capitaliste. Dans une optique foucaldienne, c’est le capitalisme lui-même _
qui, en raison de l’attention qu’il porte à la reproduction de la force de 25
travail, fait du corps un enjeu politique au moment même où il se fait _
biopolitique. Bien loin de constituer une exigence subversive (comme
chez Negri34), la biopolitique est chez Foucault cette technologie qui évo-
lue avec le capitalisme jusqu’à donner naissance à une « somatocratie »35 :
un dispositif social où la marchandisation du corps (santé, bien-être, bio-
technologie) constitue un des principaux axes de développement écono-
mique, alors que la satisfaction par l’État et les entreprises des besoins
corporels constitue l’une des principales formes de légitimation.
Depuis les objections adressées par Foucault au freudo-marxisme36, le
projet d’une critique de l’oppression des corps semble douteux. D’une
part, dit-on, en combinant un nouveau dualisme cartésien de l’âme et du
corps avec une espèce de rousseauisme qui se raccroche aux vertus sup-
posées du concept de « répression », cette critique sous-estimerait grave-
ment la profondeur de l’incorporation du social et, réciproquement, celle
de la socialisation des corps et de la vie. D’autre part, parce qu’elle ne

32. Voir les textes de B. Andrieu, et de J.-M. Lachaud et Cl. Lahuerta dans ce dossier.
33. Voir le texte d’E. Zaretsky dans la section « Interventions ».
34. M. Hardt, A. Negri, Empire, Paris, Exils, 2000.
35. M. Foucault, Dits et Ecrits, Paris, Gallimard, 1994, p. t. III, p. 210 : « Le capitalisme qui se développe à la fin du XVIIIe siècle
et au début du XIXe a d’abord socialisé un premier objet, le corps, en fonction de la force productive, de la force de travail. Le
contrôle de la société sur les individus ne s’effectue pas seulement par la conscience ou par l’idéologie, mais aussi dans le corps
et avec le corps. Pour la société capitaliste, c’est le bio-politique qui importait avant tout, le biologique, le corporel » ; ibid, p. 43 :
« On pourrait dire qu’a surgi dans l’actualité ce qui en réalité se préparait depuis le XVIIIe siècle, c’est-à-dire non pas tant une
théocratie qu’une somatocratie. Nous vivons sous un régime pour lequel l’une des finalités de l’intervention étatique est le soin
du corps, la santé corporelle, la relation entre la maladie et la santé, etc. ».
36. M. Foucault, Histoire de la sexualité, vol. I, « La volonté de savoir », Paris, Gallimard, 1976.
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S. Haber, E. Renault, Une analyse marxiste des corps ?

prendrait pas la mesure des effets de normalisation des corps, cette cri-
tique manquerait les enjeux politiques des pratiques visant à libérer le
corps des identités de genre et de race37. Assurément, ces objections ont
eu le mérite de permettre d’historiciser les discours sur le corps jusqu’au
point où les frontières trop simples se brouillent. Mais il n’est pas certain
que les effets de clarification historique du soupçon foucaldien s’étendent
assez loin, ni qu’ils soient normativement satisfaisants. Dans ses textes
plus tardifs sur l’éthique grecque classique, Foucault semble d’ailleurs

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valoriser un domaine de réflexion, celui de la « diététique »38, qui porte
précisément sur la façon dont les besoins, les impulsions et les
défaillances du corps devraient être intelligemment assumés dans le cadre
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d’une formation rationnelle de soi. Signe peut-être que la possibilité


d’une articulation à la dimension matérialiste du propos marxiste n’est
pas exclue par les développements théoriques de ce type : manifestement,
l’extériorité du corps et son autonomie toujours précaire par rapport aux
règles et aux contraintes sociales restent un problème stimulant pour une
pensée qui ne renonce pas à endosser des motivations normatives cri-
_ tiques et émancipatrices.
26 Former le projet d’une critique, normativement au clair avec elle-
_ même, du corps malmené, réprimé, enrégimenté, déformé, marchandi-
sé, sursollicité et surinvesti idéologiquement, constitue aujourd’hui une
façon crédible et féconde de prolonger le propos de Marx, en s’inspirant
aussi bien de ce qui se jouait dans l’analyse de l’ancrage naturel-corporel
de la pratique que de la conception de l’exploitation comme assujettisse-
ment et diminution des corps. En distinguant la « nature externe » (l’en-
vironnement) et la « nature interne » (qui, au-delà de la division de l’in-
né et de l’acquis, désignait les virtualités de toutes sortes présentes dans
l’individu), Marx raisonnait en 1844 à partir d’un concept large de
« nature ». Aujourd’hui, ce concept large trouve peut-être une résonance
nouvelle du fait de la pression exercée par la problématique environne-
mentale : en elle aussi, il est question d’êtres et de forces qu’il s’agit de
comprendre en les explorant mieux, qu’il s’agit de préserver dans les
limites du raisonnable et de faire jouer dans l’espace des rapports sociaux
et dans la culture. Assurément, la « nature » du « défenseur de la natu-
re », celle du théoricien de l’éthique ou de l’esthétique du corps, et le
« corps » du militant luttant pour des conditions de travail plus décentes,
moins hostiles aux besoins corporels, ne sont pas une seule et même
chose. Mais ils ne sont pas non plus complètement séparés les uns des

37. J. Butler, Bodies that matter. On the discursive limits of “Sex”, New-York, Routledge, 1998.
38. M. Foucault, Histoire de la sexualité, vol. III, « Le souci de soi », Paris, Gallimard, 1984, ch. 4. Sur ce point et ce qui suit, voir
S. Haber, Critique de l’antinaturalisme, Paris, PUF, 2006, ch. 1.
PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS ENTRETIEN LIVRES

autres. Il y a un air de famille qui réunit les différentes versions de ce


naturel invoqué au sein de ces différents engagements ; ici et là, il y a des
façons qui se ressemblent de politiser ces êtres et ces forces que la socié-
té socialise et qui, en même temps, lui restent partiellement irréductibles.
Certes, dans la résistance que certaines forces historiques opposent aux
formes de la domination, de l’aliénation et de l’exploitation qui sont plus
ou moins directement liées au capitalisme, ce ne sont pas des forces natu-
relles souterraines qui se réveillent, menaçant enfin de tout renverser sur

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leur passage avant de s’épanouir dans une société réconciliée. Nous
savons bien que les luttes sociales et politiques puisent le plus souvent à
des sources motivationnelles qui se rattachent à des exigences imma-
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nentes aux rapports sociaux. Nous savons également que ce que nous
pouvons analyser et invoquer comme « naturel » résulte toujours déjà de
choix et de coupes que les pratiques humaines ont opérées sur un donné
forcément riche de possibilités ambiguës. Il n’y aura donc pas de grand
réveil de la nature, de grande révolte des corps contre l’oppression que la
société (et éventuellement la culture) leur fait subir. En revanche, il n’est
pas absurde de croire que les forces critiques existantes peuvent rencon- _
trer des insatisfactions, des aliénations et, positivement, des pulsions 27
inhérentes à certaines virtualités créatrices enracinées dans notre nature _
corporelle et, plus généralement, dans la nature. ■

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