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"Figure" et “point" de départ
En réalité, le début du Capital n'est pas un "point" (un moment d'argumentation), ni une
"ligne" (une étape d'argumentation), mais toute une "figure" (un argument complet). C'est
la figure de l'examen critique auquel est soumise l'apparence de la richesse dans la société
capitaliste, examen qui devient nécessaire lorsque le discours théorique critique (discours
propre au mouvement communiste représenté par Marx) doit traverser et mettre en cause le
champ conceptuel mystifiant, engendré spontanément dans la sphère "bruyante et
superficielle" de la circulation marchande capitaliste, afin d'élaborer un savoir
révolutionnaire de cette richesse sociale -en tant qu'elle est l'axe autour duquel tourne tout
le comportement politique de la société (et autour duquel s'organisent concrètement les
conditions de l'affrontement social entre la classe prolétarienne et la capitaliste, qui sont
l'objet réel auquel s'intéresse le discours communiste)-.
La “figure” de départ
L'argument que Marx développe dans les deux premières sections de son oeuvre, consiste à
considérer la richesse capitaliste conformément aux lois propres du milieu spécifique dans
lequel elle apparaît. Il réfute, en tant qu’elle est contradictoire, la formule qui décrit
empiriquement le mode capitaliste de la formation et donc de la distribution de la richesse
-"la formule générale du capital", A-M-A’- en rendant manifeste la prétention insoutenable
qui est implicite dans celle-ci. En effet, cette formule se présente comme n'étant rien d'autre
qu'une modification authentique, dérivée de façon cohérente, de la formule qui décrit le
mode marchand de réalisation ou de circulation de la richesse, la “formule générale de la
marchandise” : marchandise M du type a qui se converti en argent A et puis en marchandise
M du type n (Ma-A-Mn) (2).
1.1. Il s’agit d’examiner le mécanisme (la “main invisible” supposé par A. Smith) par
lequel la "richesse des nations", en tant que richesse marchande simple, richesse atomisée
ou "décomposée” -somme chaotique de choses ou de services produits par la société dans
de conditions asociales ou privées- se réalise, cependant, d'une manière apparemment
“sociale” : elle circule en se réordonnant entre les individus privés, c’est-à-dire sans aucun
plan de distribution, se métamorphose et devient, alors qu'elle n’était qu’un ensemble
d'objets récemment produits par tout le corps social (les produits), un ensemble d'objets (les
biens) qui auront bientôt une valeur d'usage réelle pour lui.
Marx examine d'abord les conditions qui rendent possible le procès d'existence de la
richesse marchande en général (simple), procès dont la manifestation circulatoire est décrite
par la "formule générale de la richesse marchande" : Ma-A-Mn. Ce n'est qu'ensuite qu'il
s’attache à l'examen des conditions qui rendent possible le procès d'existence circulatoire
de la richesse capitaliste, procès décrit par la formule générale du capital (A-M-A’). La
dynamique de la richesse marchande en général est étudiée en tant que dynamique simple et
de base, sur laquelle, tout en respectant ses lois, s'est établie la dynamique particulière de la
richesse marchande capitaliste. La formule générale de la richesse marchande est analysée
de manière critique comme la formule matrice à partir de laquelle s'est développée la
formule générale du capital. L'étape d'argumentation finale ou la "ligne" qui complète la
"figure" de l'argumentation introductive (contenue dans le quatrième chapitre ou deuxième
section) comporte trois phases :
Le premier chapitre
2.1. Dans sa version définitive, le premier chapitre constitue de par lui-même tout un petit
traité ; c'est un texte fort indépendant, qui expose de façon exhaustive une argumentation
qui se suffit quasiment à elle-même.
Le sens général de la question à laquelle répond cette argumentation serait
approximativement le suivant: si la richesse de la société est composée par une infinité de
particules élémentaires, les objets pratiques (choses utiles qui ont été produites), en quoi
consistent et comment s'expliquent les caractéristiques que ces choses acquièrent quand
elles fonctionnent comme objets pratiques marchands (marchandises)? Pourquoi la fonction
exercée par les marchandises dans le processus de reproduction de la société moderne, est-
elle comparable à la fonction des objets fétiches dans la reproduction matérielle des
sociétés archaïques? Quel est le processus historique qui convertit les choses pratiques en
marchandises, et dans quelles conditions s'effectue-t-il?
Pour répondre à ces questions, les quatre paragraphes du premier chapitre abordent les
thèmes suivants :
1) Le premier paragraphe, Les deux facteurs de la marchandise : valeur d'usage et valeur,
décrit l'ensemble des caractéristiques qui déterminent plus en profondeur la structure de
l'objet pratique et constituent ainsi la forme de l'objet marchand. Il décrit la marchandise
comme une chose qui existe à deux niveaux ou strates ("ein Zwieschlälichtiges") et comme
une chose intrinsèquement contradictoire ; comme un objet constitué par deux “facteurs”
opposés -“forme naturelle” (valeur d'usage) et “forme de valeur” (valeur)- et qui possède
donc une forme double et instable. (Cf. le tableau infra.)
2) Le second paragraphe, Double caractère du travail représenté par les marchandises,
explique la “strate du contenu” qui réunit ces deux formes à l'intérieur de l'objet marchand
pratique ; il explique pourquoi, dans la marchandise, la qualité de produit concret existe
modifiée sous l'influence de la qualité de produit abstrait, de simple objectivation de valeur
ou énergie sociale indifférenciée.
3) Le troisième paragraphe, La forme de manifestation de la valeur ou la valeur de
l'échange explique la “strate de l'expression” que présentent ces deux formes de l'objet
pratique marchand; il explique pourquoi, dans la marchandise, la qualité de bien concret
(objet d'une utilité spécifique) existe modifiée sous l'influence de la qualité abstraite de
“bien” en général ou valeur d'échange, simple quantité relative de n'importe quel autre bien
remplaçable.
Cette explication inclut nécessairement une autre: pourquoi la contradiction de la
marchandise se fait effective de manière neutralisée ou, ce qui est équivalent, pourquoi la
Marchandise (MM) existe nécessairement sous deux versions différentes, comme
marchandise commune (M) et comme marchandise-argent (D).
4) Le quatrième chapitre, Le caractère fétiche de la marchandise. Son secret, donne
l'explication de la forme d'existence double et déformée de l'objet pratique marchand, mais
considérée, cette fois, dans sa fonction globale à l'intérieur du processus spécifique de
production et d'accomplissement de sa socialité par le sujet social ; il explique pourquoi il y
a une socialité réifiée comme propriété "miraculeuse" des marchandises "fétiches" ; des
objets pratiques qui ne relient pas seulement les individus sociaux en tant que
producteurs/consommateurs multilatéralement complémentaires, mais les relient aussi en
tant qu'êtres politiques en état de passivité.
Cette explication en mène à une autre qui lui serait corollaire: pourquoi un discours
économico-social fétichiste, qui prend cette sociabilité déposée "anti-naturellement" dans
les choses comme si elle était la sociabilité naturelle et la respecte comme prémisse
indiscutable de l'élaboration de son savoir, est insuffisant en termes révolutionnaires et par
la même scientifiques ?
Le point de départ
2.2. S'il y a deux éléments en présence (M et A), d'abord dans les formules qui décrivent le
moment distributif de la richesse marchande–simple (M-A-M) et de la richesse marchande-
capitaliste (A-M-A'), on comprend, comme cela a été suggéré plus haut, qu'il ne peut y
avoir que deux analyses, ni plus ni moins, qui commencent d'une façon adéquate,
l'exposition “de départ" ou la première approche critique du Capital (sections 1 et 2) au
mode marchand capitaliste dans lequel existe la richesse sociale : une analyse de l'objet
“marchandise” et une autre analyse de l'objet “argent” ou “monnaie”.
En effet, dans le premier chapitre, les deux paragraphes indispensables à cette première
grande séquence de l'argumentation de l'oeuvre, le 1 et le 2, pourraient s'intituler,
conformément aux objets dont on parvient à connaître les caractéristiques formelles, la
Marchandise et l'Argent. Cependant, ils pourraient également s’appeler d'une autre
manière : l'un, “la marchandise proprement dite” et l'autre, “la marchandise-argent face à la
marchandise commune”. Ainsi, et c'est sans doute ce qui conviendrait le mieux, en
indiquant que la marchandise commune (M) et la marchandise-argent (D) ne sont que les
deux versions ou figures complémentaires dans lesquelles doit exister la marchandise
proprement dite (MM), on comprend la raison de la réduction méthodique qui suit : la seule
manière adéquate de mener à terme les deux analyses requises pour le traitement des deux
termes différents en question, "marchandise" (M) et "argent" (A), est de faire une seule
analyse, qui consiste en une analyse double de la qualité marchande acquise par n'importe
quel objet pratique lorsqu'il existe en tant que particule élémentaire de la richesse sociale
moderne. Une double analyse qui, de fait, constitue intégralement ce "point" de départ" du
Capital. Il s’agit de l'analyse des caractéristiques ou des traits spécifiques de cette qualité
marchande de l'objet pratique: a) comme caractéristique de la composition structurale de
l'objet marchand et b) comme caractéristique de la relation fonctionnelle qui synthétise ou
totalise cette composition.
2.2.1. Dans la première partie du "point de départ" (chap. 1,l), la description de la qualité ou
de la figure marchande des objets pratiques de la société consiste, en fait, à présenter les
déterminations ou les traits d'un type de réalité extrêmement embrouillée et problématique,
et même étrange et contre-nature -réalité qui est acceptée quotidiennement comme
"naturelle" et indiscutable- mais qui, pour autant, en situations de crise, introduisent la
méfiance et ouvrent des perspectives critiques, cessent d'être déguisés en se montrant tels
quel. C'est pourquoi, en donnant la primauté à cette perspective des situations de crise
-supposant que, dans cette perspective, l'objet “marchandise” s’offre à l'expérience d'une
manière plus complète- la description critique que l'on peut faire de l’objet «marchandise»
est celle d'un objet dont la composition est, de par sa structure, complexe et instable.
Complexe, parce qu’elle représente la composition particulière d'un objet dont la présence
empirique -comparable à celle de l’objet fétiche archaïque ou instrument de la technique
magique, dans lequel l'existence commune ou profane se trouve au service d'un ordre
miraculeux ou sacré-(4) peut déclencher occasionnellement une “nausée”, une crise de
"trouble ontologique" chez les individus sociaux qui ont affaire à lui et peut, pour autant,
être appelée "mystique", "physiquement métaphysique" ou sensoriellement suprasensorielle
("sinnlich übersinnliche"). En effet, la composition objective de l’objet pratique dans sa
qualité historique marchande, combine en elle-même deux plans ou niveaux structuraux,
l'un de base, et l'autre dérivé, qui modifie le premier. C’est la combinaison d'une forme
d'existence (qualité ou strate d'objectivité) socio-naturelle ou concrète (totale) et d'une
forme d'existence abstraite (réduite) ou purement sociale-d'équivalence (forme de valeur),
combinaison qui, à son tour, est constituée par l'action de sur-détermination structurale
exercée par la seconde de ces formes d'existence sur la première.
La composition de l'objet marchand est, de par sa structure instable, cette combinaison de
deux "facteurs" ou qualités, de deux formes d'existence ou strates d'objectivité, consiste
justement à unifier ces dernières au moyen d'une relation de contradiction.
La présence socio-naturelle de l'objet pratique dans la marchandise est incompatible ou ne
s’accorde pas dans son essence avec sa présence sociale-d'équivalence, avec laquelle elle
doit cependant être coextensive ainsi que re-fonctionnalisée par elle. Voir le tableau suivant
:
Dans la strate où elle est objet social-naturel, la marchandise est simplement une portion de
nature ou un morceau de matière de n'importe quel ordre intégré fonctionnellement dans la
réalisation du processus de reproduction sociale en tant que processus pratique de travail ou
de production, et processus de jouissance ou de consommation.
En tant qu'objet pratique de la société, la marchandise est, si l’on se place dans une
première perspective, une portion de matière concrètement utile ou ayant une valeur
d'usage : c'est un bien. Ce n'est pas seulement un bien en général, défini uniquement de
manière purement naturelle, mais c'est également un bien identitaire ou culturellement
spécifique ou un élément qui appartient différentiellement à la totalité systématique de ce
qui est effectivement bon ou favorable pour satisfaire les besoins de consommation d'un
sujet social déterminé. (Dans certains cas, il s’agit d’une consommation définitive ou de
jouissance, dans d'autres, d’une intermédiaire ou productive).
Mais ce n'est pas seulement un bien ; c'est aussi, si l'on se place dans une deuxième
perspective, un complément à la première, un produit, une matière dont l'utilité est produite
ou résulte d'un travail de transformation sur une autre matière. Ce n'est pas non plus un
produit en général, défini seulement de manière accidentelle ou naturelle ; c'est un produit
de forme spécifique ou un élément qui appartient systématiquement à la totalité concrète de
ce qui est sélectivement formé ou réalisé par les capacités de production d'un sujet social
identifié.
Ainsi, en tant qu'objet naturel, la marchandise possède une forme naturelle douée de
nécessité sociale : la forme à deux schémas complémentaires, d'un bien/produit ou d'un
produit/utile définie différentiellement.
Venons en maintenant au point central de cette description fondamentale : l'unité nécessaire
de ces deux caractéristiques ou de ces deux déterminations élémentaires de la forme
sociale-naturelle de la marchandise est obtenue par la présence, dans cette dernière, d'un
sens ou d'une tension intentionnelle pratique qui la traverse et la constitue en tant que telle ;
et celle-ci ne peut provenir que de la praxis du sujet social dans sa réalisation
autoreproductive.
L'objet pratique dans sa forme sociale-naturelle est un morceau de matière insérée dans un
courant de sémiologie ou de communication pratique qui passe entre deux pôles : entre
celui du sujet social comme producteur ou travailleur concret et celui du "même" sujet
social mais en tant que consommateur ou jouisseur concret ; c'est une portion de matière
significative ou un morceau de nature dans laquelle s'accomplit un acte sémiotique de
communication.
L'objet pratique exprime, pour le sujet consommateur, qu’il transforme en le satisfaisant, le
contenu que lui a imprimé le sujet producteur quand celui-ci, en s'objectivant, lui a donné
une forme. Il transmet un programme ou plan que le sujet du travail -qui est une réalisation
active ou projetante du sujet politiquement autarcique (autotransformateur)- compose dans
son activité et que le sujet jouissant, réalisation passive ou projetée de ce même sujet
autotransformateur, exécute dans l’action de la jouissance.
Le caractère social qui distingue l'objet pratique de l'objet “purement naturel” (y compris
l'objet organique) consiste en cet acte communicatif qui s'accomplit en lui et qui est
proprement l’essence de sa forme concrète ou “sociale-naturelle” (de sa spécificité
différentielle). Ce qu'il y aurait en lui d'objet naturel (spontanément favorable à la vie
humaine) se trouve re-fonctionnalisé par ce fait expressif et constitue la “strate de la
substance” qui est réalisée par la “strate de la forme”, imposé sur lui par la vie sociale et ses
projets d’identification.
En d'autres termes, l'aptitude singulière abstraite de l'objet pratique à satisfaire et sa
composition technique singulière abstraite sont deux déterminations complémentaires qui
sont, en elles-mêmes, “naturelles". Ce qui fait que l’objet n’est pas simplement naturel mais
“naturel-social” (créé et nécessaire) ;il est le caractère singulier concret de ces
déterminations, et ce caractère vient de ce que celles-ci fonctionnent comme support ou
substrat de deux autres déterminations qui les forment et subordonnent. Ces deux autres
déterminations, spécifiquement sociales de l'objet pratique, –le caractère signifiant, de
contenu pour le sujet, et le caractère de signifié, d’expression munie de contenu par le sujet-
sont les deux effets complémentaires résultant d'une même action sociale de
communication ou de sémiologie pratique: a) dans la perspective de la jouissance,
l’actualisation sélective, en qualité de rendre satisfaisants certains besoins parmi tous les
autres besoins du sujet consommateur; b) dans la perspective du travail, l’accomplissement
aussi également sélectif, en qualité de nécessaires pour un projet identitaire déterminé, de
certaines capacités possibles, parmi toutes, du sujet producteur. (5) (Voir la figure 2.)
A la différence de ce qui précède, dans la dimension où elle est pur objet social-d'échange,
la marchandise existe comme un objet pratique dépouillé de concrétion dont la praticité (I)
se réduit au fait qu'il se trouve intégré au déroulement du processus de reproduction sociale,
mais uniquement parce que celui-ci est un processus abstrait-quantitatif d'objectivation
(c'est-à-dire conservation et génération) et de dés-objectivation (destruction ou dépense),
sans aucune autre différenciation ou définition qualitative, d'énergie sociale subjective à
l'état pur.
En tant que telle, la marchandise est d'abord un objet dans lequel, le simple fait d'être
nécessité ou demandé comme un bien abstrait, doué en général et indifféremment d'une
valeur d'usage, s'est converti en la substance d’une "utilité" spéciale : la valeur d'échange.
Le propriétaire de cet objet peut, s'il s'en défait, être complètement indemnisé en acceptant
une certaine quantité de n'importe quel autre bien ; pour les autres propriétaires, cet objet
est le possible substitut, quantitativement variable selon le cas, de tous et chacun de ses
objets utiles.
Mais bien qu'elle soit arbitraire ou non définie subjectivement par les individus sociaux, la
valeur relative ou valeur d'échange n’est pas indéterminée. Les grandeurs proportionnelles,
par lesquelles elle représente les autres biens, ne sont pas arbitraires. La marchandise est
donc, en deuxième lieu, un objet dont la relative interchangeabilité varie quantitativement à
l'intérieur de certaines limites, dont la fluctuation est déterminée ou dépend d'une grandeur
qui est absolue pour chaque situation sociale donnée (lieu, moment) : la grandeur de sa
valeur ou la quantité de substance de valeur (dépense d'énergie productive) qu’elle contient
et qui est intégrée en tant que partie aliquote ou effectivement nécessaire à la substance de
valeur (énergie productive ou travail abstrait) globale objectivée par la société dans un
produit global déterminé. La marchandise est ainsi un objet dans lequel le simple fait de
n’être pas spontané ou naturel, de provenir ou d'être le résultat d'un travail quelconque -la
détermination de “produit dans l'abstrait”, doué en général, indifféremment d'une origine
sociale (et non spontanée ou purement naturel)- le convertit en la substance d'une forme ou
"caractère de produit" très spécial : la valeur. C'est pour autant un objet qui ne se distingue
d'aucun autre, si ce n'est quantitativement, que par la grandeur proportionnelle différente du
temps de travail que la société a consacré à son élaboration.
En troisième lieu, en tant que principal objet social d'échange, en tant qu'objet doué d'une
forme de valeur, la marchandise se trouve constituée par un fait expressif qui connecte
fonctionnellement ses deux aspects ou plans : le fait que sa valeur d'échange est
l’expression de sa valeur ou que sa valeur s’exprime à travers sa valeur d’échange. C’est un
fait expressif qui est le moyen par lequel la tension communicative, comme tension
pratique globale ou abstraite, qui va du sujet producteur privé (c'est-à-dire, indépendant ou
détotalisé) au sujet consommateur privé, s’accomplit en traversant l'objet marchand. Grâce
à cette tension communicative, un certain apport de travail objectif, doué d’une densité
individuelle quelconque, se convertit en un droit à retirer une portion déterminée de la
masse totale de travail objectivée par la société, doué d’une densité sociale ou moyenne.
La contradiction marchande élémentaire
2.2.1.2. Pourquoi, dans l'objet marchand, la relation entre son objectivité sociale-naturelle
et son objectivité sociale-d'échange est-elle une relation de contradiction?
L'objectivité (qualité ou forme d'existence) sociale-d'échange dans la marchandise n'est rien
d'autre que l'un des niveaux de détermination propres de l'objectivité (qualité ou forme
d'existence) sociale-naturelle de la marchandise: son niveau de détermination abstraite-
quantitative, mais en tant que niveau séparé d’elle comme strate d'existence autonome et
qui se superpose à elle, la sur-détermine de façon parasitaire et la modifie ou la configure.
Du niveau le plus faible de détermination, niveau indifférencié et général au niveau
abstrait-quantitatif, même si on considère ce dernier comme intégré à la forme d'existence
concrète ou réalité sociale-naturelle de la marchandise, toutes les caractéristiques de produit
et de bien de l'objet pratique se traduisent ou se réduisent aux deux suivantes : celle d'avoir
été produit avec plus ou moins de travail ou de dépense d'énergie sociale (produit dans
l'abstrait) et celle d'être plus ou moins échangeable, c'est-à-dire, plus au moins demandé ou
utile en termes généraux (bien dans l'abstrait).
Lorsque ces deux déterminations abstraites d'existence, propres et inhérentes à la
détermination d'existence totale ou concrète de l'objet pratique, parviennent -pour des
raisons sociales et historiques déterminées- à être déterminantes par elles-mêmes, lorsque,
en vertu de cette tension expressive indépendante qui les connecte fonctionnellement, ces
deux déterminations sont converties en substrat ou en substance d'une forme d’existence
autonome -la Werthform, "forme [d’existence comme] valeur” ou forme d'existence par et
pour le marché-, la première comme “substance de la valeur” et la seconde comme
“substance de la valeur d'échange”, le mode d'existence proprement marchand des objets
pratiques ou marchandise se constitue enfin réellement. Ce mode d'existence est le suivant :
l'objet pratique, pour exister en tant que tel –comme un bien/produit “social-naturel” ou
concret- doit d'abord exister comme objet d'échange. Toute la réalisation de l'objet pratique
se trouve donc pour autant essentiellement refonctionnalisée et déformée.
La relation entre l'objectivité sociale-naturelle et l'objectivité sociale d'échange dans l'objet
marchand, relation qui constitue la particularité de ce dernier, est la relation entre une forme
d'existence fondamentale et totale (concrète) de l'objet et une autre forme dérivée ou
partielle (abstraite) du même objet, relation dans laquelle la première forme, sans cesser
d'être la forme déterminante, se trouve subordonnée fonctionnellement à la seconde.
Il s'agit d'une relation de contradiction ou d'incompatibilité essentielle parce que, dans la
mesure où une partie du tout objectif social-naturel s'affirme de manière autonome en
marge de celui-ci, il récuse le sens de la synthèse pratique qui se réalise dans l'objet et ainsi
son intégrité ou sa totalité. (Voir la figure 3.)
Il y a une contradiction, selon Marx, entre les deux facteurs de la forme marchande des
choses, la valeur ou "forme de valeur" et la valeur d'usage ou "forme naturelle". La
marchandise peut parfois perdre la "familiarité" de sa présence et devenir une réalité
étrange et gênante, parce que c'est une matière qui doit exister socialement de deux modes
simultanés, qui cependant s'excluent ou se rejettent réciproquement. Elle doit exister en
fonction de la nécessité imposée par l'équilibre qualitatif total et dynamique entre
l'ensemble des capacités et l'ensemble des besoins du sujet social, mais aussi, en fonction
d'une autre nécessité, celle qui est introduite par les résultats accidentels du combat
commercial entre producteurs et consommateurs d'énergie sociale indifférenciée ou qui
n'est déterminable que quantitativement.
Mais la contradiction entre la totalité de la chose concrète et sa partie quantitative
hypostasiée n'est perceptible qu'exceptionnellement dans la vie quotidienne des individus
sociaux privés. C'est une contradiction qui se trouve neutralisée, apparemment résolue ou
dépassée par le phénomène que Marx étudie dans le paragraphe 3 de ce premier chapitre du
Capital : le "dédoublement" de la marchandise proprement dite (MM) en marchandise
commune (M) et marchandise-argent (A).
2.2.2. Le point de départ ou moment initial dans la première étape de l'argument introductif
du Capital, n’est complet que, lorsque, à la description de l'ensemble structuré des
déterminations fonctionnelles qui caractérise l'objet marchand, s'ajoute le traitement spécial
du sous-ensemble de déterminations qui constitue sa qualité spécifique de valeur, qualité
qui, en fait, est celle d’un objet spécifiquement marchand. Comme nous l'avons vu, la
relation fonctionnelle en vertu de laquelle la composition complexe et instable de l'objet
marchand (objet dans lequel la forme d'existence ou qualité sociale naturelle est
subordonnée à une forme d'existence ou qualité sociale d'échange) se synthétise
définitivement, est la relation d'expression/contenu qui unit les deux déterminations de cette
qualité de valeur qui lui est spécifique : elle articule la détermination “valeur d'échange”
avec la détermination “valeur”. (6)
Dans l'exposition minutieuse et complète que Marx fait pour expliquer les formes distinctes
de cette relation fonctionnelle que la valeur maintient avec son expression, la valeur
d'échange, il convient de mettre en évidence le schéma de ses idées centrales afin de
localiser exactement celles qui concernent plus directement la définition de la fonction et
des déterminations qui donnent à l'objet pratique marchand sa spécificité.
Avant tout, une distinction méthodique importante s’impose. Le thème culminant de ce
deuxième moment dans l'étude de la marchandise est la démonstration (contenue dans les
incises B, C et D du paragraphe 3 du chapitre 1) des raisons pour lesquelles le prix, c'est-à-
dire la modalité donnée de manière factice de la valeur d'échange dans le "monde des
marchandises" -la valeur d'échange contre l'or-monnaie en tant que marchandise
équivalente générale ou unique dans toute la société- s'avère être la réalisation la plus
achevée de la nécessité d'exprimer ses valeurs respectives dans chacune des marchandises
communes, actives ou «valentes ». Mais le thème central dont le point culminant est
proprement un corollaire, est l'analyse exhaustive (contenue dans l'incise A du paragraphe 3
du chapitre 1) de la forme dans laquelle se réalise, en général ou abstraitement -c'est-à-dire,
dans le cas d'un exemplaire singulier quelconque ("zufällig") ou typique de marchandise-,
l'expression nécessaire de la valeur comme valeur d'échange.
2.2.2.2. La première remarque concerne le processus qui se condense dans le fait que la
valeur d'une marchandise ne peut s'exprimer que de manière relative, c’est-à- dire dans une
relation de valeur ou relation d’équivalence entre cette marchandise et une autre
marchandise différente.
Cette relation d'équivalence implique nécessairement (voir la figure 4):
a) qu'au moment où elle s'exprime, la valeur (Va) d'une marchandise (Mr) engage la valeur
d'usage (Bb) d'une autre marchandise (Me), s'y reflète et se convertit ainsi en la valeur
d'échange (VEa) de la marchandise à laquelle elle appartient;
et b) que la forme ou mode d'existence marchand des objets pratiques se"dédouble"
structurellement ; la Marchandise (M) ne peut exister qu'en tant que c'est un couple de
marchandises avec chacune un caractère marchand différent, antagonique mais
complémentaire : marchandise ayant un caractère ou une fonction valente, relative ou
active (MR, celle dont la valeur s'exprime) et marchandise ayant un caractère ou une
fonction équivalente, corrélative ou passive (ME, celle dont la valeur d’usage sert au reflet
de l'autre). En termes sociaux généraux, ce dédoublement se consolide dans les deux types
des marchandises qui existent empiriquement dans le monde des marchandises : la
marchandise commune (M) et la marchandise-argent ou monnaie (A).
La sur- et l’infra -détermination complémentaires de la valeur d'usage.
(1) “Nur ein vir obscurus , der kein Wort des Kapitals verstanden hat … [kann]
übersehen, …dasz also bei mir der Gebauchswert eine ganz andere wichtige
Rolle spielt als in der bisherigen Ökonomie.” Notes marginales au Manuel d'Economie
Politique de A.Wagner, M.E.W. t.19, pp.369 et 371. (volver)
(5) Sur la distinction entre strate de la substance (de la matière formée) et strate
de la forme et entre plan de l’expression et plan du contenu à l'interieur des deux
strates, voir Louis Hjemslev, La stratification du langage, in: Essais Linguistiques,
Ed. De Minuit, Paris 1971. (volver)