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le commencement : c’est-à-dire observons avec la plus patiente attention
comment parle une langue, en l’occurrence, l’allemand.
C’est ici même que poignent les difficultés d’écoute. Pour bien pouvoir
écouter, il faut commencer par ne pas traduire, pour au contraire aller là où
l’autre langue parle, où elle parle avec ses mots et avec ses tournures.
« Was hälst du davon ? »
Le verbe “halten” dit le fait de tenir. En français aussi, on peut faire usage
du verbe “tenir” pour dire une certaine façon de penser. Si je dis : “je tiens
Marina Zvétaieva pour une traductrice exemplaire”, j’exprime bien l’opinion
que, sur ce point particulier, j’ai d’elle. Mais il faut aussitôt remarquer que l’on
dit en français : “tenir pour” – alors que la locution allemande énonce,
“translitéré” en un français impossible : “Que tiens-tu de cela” ? Dans notre
langue, cette translitération ne présente d’abord tout simplement pas de sens!
Et comme rester immobile, mais attentif, face à ce qui d’entrée de jeu ne
présente pas de sens est une attitude humainement difficilement tenable, nous
nous réfugions vite auprès des significations reçues, même si cela nous fait
abandonner le terrain où nous étions censés rester.
« Was hälst du davon ? » – la locution allemande – n’est évidemment pas
pour les Allemands un non-sens. Comment l’entendent-ils alors ? Notons pour
commencer que le verbe halten est ressenti dans l’usage comme proche du
verbe haben – ce qui n’étonnera que ceux qui n’ont pas de rapport à l’espagnol,
où “avoir” se dit : tener.
“Halten”, il faut donc que nous l’entendions dans sa proximité à “haben”.
Cela nous invite à ne pas restreindre l’acception de “avoir” – en particulier à ne
pas opposer d’emblée “être” et “avoir”, suivant une forme particulièrement
retorse de sophistique récurrente. “Avoir” se comprend factivement, pas moins
que “être”, [ainsi que toute parole, si l’on en croit Nietzsche] à partir de tout un
ensemble de gestes. Il n’est un comportement figé et crispé qu’au sein d’une
perversion. Avoir, c’est d’abord s’occuper de ce qu’on a, en prendre soin,
observer à son égard une tenue qui permette à ce que l’on “a” d’être pleinement
ce que c’est. Voilà qui est dit encore abstraitement. Essayons de le vérifier de
façon plus apercevable. En allemand, le verbe “haushalten” – littéralement :
tenir la maison – désigne ce que les Grecs nommaient “”. Au
XVIème siècle, chez nous, l’ami de Montaigne, Étienne de la Boëtie, donne
tout naturellement à sa traduction de l’Économique de Xénophon le titre : La
Ménagerie. Permettez-moi de vous rapporter en passant un souvenir que j’ai
gardé de Heidegger et qui, pour moi, reste très précieux, car il me rappelle
l’une des très rares fois où je l’ai entendu parler spontanément français. Il était
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question de l’installation de Jean Beaufret dans sa nouvelle maison de Saint-
Didier. Heidegger, visiblement piqué de curiosité, nous demanda – je le
répète : en français –, à François Vezin et à moi-même : « Qui ménage ?»
Aujourd’hui, dans notre langue, on n’entend plus le verbe “ménager”
dire : “tenir une maison”; il se comprend directement comme “économiser”,
dans l’acception, elle-même amoindrie, de : “traiter en prenant des
précautions” (“Qui veut voyager loin ménage sa monture”). Or, si l’on
réfléchit, on s’aperçoit que “tenir la maison”, cela ne se peut tout simplement
pas si l’on est avaricieusement crispé sur l’unique souci de ne pas dépenser
trop. L’économie vraie reste toujours, sans aucun doute, un exercice périlleux
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1 Dans l’économie vraie, la fluidité dont je parle devient si vive qu’en elle arrive à s’opérer une
transsubstantiation du genre de celle que note en 1922 Ossip Mandelstam ( Le blé humain, in Été froid /&
autres textes, traduit du russe par Ghislaine Capogna-Bardet, Actes Sud, 2004 ), «…le bien, dans sa signification
éthique et le bien dans sa signification économique […] sont à présent une seule et même chose.» Faut-il
préciser que l’”économie de marché” (tout comme l’économie planifiée, d’ailleurs) se situe àproprement parler à
l’exact aphélie de l’économie vraie
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donne. Le seul fait de vouloir “donner une leçon” annule aussitôt en cette
dernière toute chance qu’elle puisse en être une. Et tout bien considéré, l’on
reçoit une leçon dans l’exacte mesure où la recevoir, c’est tout à coup savoir
que l’on s’y tiendra, parce qu’on y a du même coup appris pourquoi il faut
désormais s’y tenir.
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Or, retrouvant une remarque très suggestive de Heidegger, à savoir que l’une
des acceptions majeures de “setzen” est celle de “sauter”, nous voyons bien que
sauter, c’est d’abord frapper du pied le sol, et prendre ainsi appui sur lui pour
s’élancer et bondir.
Il y a donc une divergence inscrite dans les deux langues, qui fait que
“traduire” ne se déploie pas dans le même registre que “übersetzen”.
Comprenez-moi bien : je ne suis pas en train de prétendre que la langue
allemande dirait mieux que le français ce que c’est que traduire. J’y insiste,
parce que c’est l’un des contresens les plus répandus et – soulignons-le – les
plus stupides parmi tous ceux qui reviennent sans cesse à l’encontre de
Heidegger. Je répète donc : la langue allemande n’est pas plus riche, mieux
articulée, en un mot : une langue meilleure qu’une autre. Elle est tout
simplement … une langue, c’est-à-dire l’une des multiples façons qu’a
l’humanité d’articuler l’intelligibilité du monde. Chacune a tendance à le faire
d’une manière bien à elle; mais les unes comme les autres présentent chaque
fois à plein le visage unique dans lequel les êtres qui parlent cette langue
s’exposent à ce qui les y regarde.
Disposant du verbe “poser”, le français précise à l’aide d’une multitude de
nuances adventices comment doit s’entendre la position. En allemand, la
distinction se fait déjà à partir de verbes différents. Ainsi, setzen et legen,
disent-ils déjà en eux-mêmes deux manières de “poser”.
Car on peut poser en faisant s’étendre ce que l’on dépose et qui va par
conséquent désormais reposer en gisant, comme couché de tout son long sur un
lit. Cette manière de poser, c’est ce que dit le verbe legen. Le verbe setzen s’en
différencie en ceci qu’il indique le fait de poser de manière appuyée. Non pas
déposer, mais bien : disposer de telle sorte que ce qui a été posé trouve son
assise, où désormais il est capable tout seul de se dresser, voire même de
prendre un nouvel élan. Setzen oriente de cette façon l’attention vers deux
directions (planter et bondir), mais à partir d’une acception qui en est pour
ainsi dire la souche unique : mettre en position de se déployer soi-même, dans
son élan à soi.
Que ces deux manières de dire en allemand le fait de poser aillent dans des
directions tout à fait divergentes, c’est ce qu’attestent les deux dérivés
parallèles : überlegen et übersetzen. Le second, c’est “traduire”. Le premier,
c’est “réfléchir”. Il suffit d’examiner selon quelle orientation parle le “über” de
“überlegen” pour commencer à entrevoir comment il peut mener à l’acception
de “réfléchir”. Überlegen, en effet, c’est clairement : “poser sur…”,
“superposer”, mais en constituant ainsi peu à peu un véritable empilement,
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c’est-à-dire ce qui se dit en latin une structure, dont l’arrangement, s’il est bien
saisi comme ordre de l’ensemble que l’on examine, permet d’en pénétrer le
sens. Tout autre est le über de Übersetzen. Là, il ne s’agit pas de “mettre sur”,
mais à proprement parler de faire passer d’un bord à un autre.
En français, et dans les langues romanes, “traduire” implique bien aussi
cette idée de passage d’une langue à une autre. Mais ces langues entendent
implicitement ce passage comme un transfert, une translation – ce qui
correspond déjà au plus ancien mot pour “traduction”, à savoir interpretatio,
qui voit la traduction comme une transaction où se produit un échange.
En allemand, übersetzen dit le fait non pas de transporter, ou de
transposer, mais de sauter par-dessus un obstacle, et implique donc non pas un
échange, mais un changement de lieu – lequel, de plus, se fait tout à coup, avec
l’effet toujours un peu traumatisant que produit à coup sûr une transplantation,
c’est-à-dire un arrachage pour tenter de prendre racine dans un autre sol.
Ce sur quoi je veux attirer votre attention, c’est la grande différence qu’il
y a entre ces deux expériences de la traduction. Autant dans l’une, l’accent est
implicitement mis sur ce qui, dans la translation, ne varie pas ou guère – de
sorte que l’idée qui sous-tend la traduction dans les langues qui s’inspirent de
la tradition latine, c’est celle d’une communauté foncière qui, finalement, rend
possible un véritable passage de langue à langue –, autant dans l’autre, tout est
axé sur la singularité de la domiciliation, plus exactement sur l’irréductibilité
de son ancrage, qui font de la traduction une expérience non de ce qu’il y a de
commun, mais de ce qui reste foncièrement étranger à toute atténuation de
l’hétérogénéité.
C’est le moment de répéter – mais dans une optique nouvelle – ce que j’ai
déjà dit plus haut : entre ces deux figures de la traduction, il ne s’agit pas de
distribuer les mérites, ou de reconnaître laquelle est la plus conforme à l’idée
qu’il faudrait se faire de ce qu’est la traduction. Ce qu’il faut voir, c’est une
toute autre vérité : à savoir que ces deux expériences nous mettent sous les
yeux les deux vertigineuses lignes de fuite – vertigineuses sans doute parce que
symétriques en même temps qu’inverses – par où ne cesse de s’échapper, et de
nous échapper ce qu’est non seulement la traduction, mais la langue elle-
même . Car c’est la langue, c’est chaque langue qui est
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2 “La vérité s’échappe”, confie Cézanne à Joachim Gasquet (Cézanne, Cynara, 1988, p. 130)
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et à la fois d’autant mieux ouverte à la ressource éminente, pour elle,
d’être toujours sur le point de déployer au-delà d’elle-même l’intelligence
qu’elle a d’elle-même, que, revenant sans cesse, pour s’y régénérer, à l’esprit
qui l’anime, elle parle en résistant à toutes les uniformisations, malgré
l’insupprimable déclivité [le dévalement] qui toujours l’y entraîne.
Au cœur, au vif même de la langue, il y a ainsi deux lancées qui travaillent
en allant et venant en sens contraire l’une de l’autre. Leur antagonisme jette la
langue en cette tension qui la signe comme parole () : cette tonicité
qui se tend entre deux pôles se repoussant l’un l’autre, tonicité sans laquelle la
langue n’aurait pas de tonalité, et cesserait d’être une langue pour devenir je ne
sais quel fonctionnel “outil de communication”.
En réalité, donc, c’est bien la langue elle-même qui se tient à l’écart
d’elle-même . Comme le dit Heidegger dans ce même cours de l’été 1942, dont
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3 La “culture” est l’image pour ainsi dire chosifiée de cet écart. Ce que nous appelons “culture” apparaît au
moment où les Romains, à l’époque des Scipions, prennent note du prodigieux décalage qui les sépare du monde
grec, tant du point de vue des connaissances que de celui de l’art. L’élite romaine apprend dès lors la langue
grecque pour accéder à ce qu’elle nomme la “culture”; et, depuis ce moment, cette dernière se reconnaît à
l’usage systématique qui y est fait d’une “langue de culture”. Ainsi, au moyen-âge, le latin, par rapport aux
“langues vulgaires”. Avec la disparition des “humanités”, le même décalage tend à se maintenir, sous la forme
d’un usage “littéraire” et d’un usage purement “oral” de la langue courante. Mais il est décisif de voir que la
distinction entre un “usage culturel” et un “usage naturel” du langage est possible seulement si la langue – toute
langue – de soi-même existe à l’écart d’elle-même.
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« La langue [la parole ] est beaucoup plus pensante,
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aujourd’hui encore – et peut-être même aujourd’hui surtout – très loin d’être à
même de mesurer ce que Hölderlin est en train de nous dire là) :
Cette lettre a été publiée pour la première fois dans la 34 ème livraison de
la revue “Euphorion”, dont la parution remonte à la funeste année 1933. Je dis
bien “la funeste année 1933”. Non que je veuille par là renforcer encore l’idée
qu’elle aurait dû aussitôt apparaître telle (c’est-à-dire impossible à redresser) à
tous les contemporains. Je m’exprime ainsi parce que nous autres, venus après
coup, nous savons que l’accession au pouvoir d’Hitler est une épouvantable
catastrophe. Mais en 1933, l’opinion selon laquelle cet événement pouvait
peut-être aussi renfermer l’occasion d’une révolution réelle, cette opinion a été
partagée par nombre d’hommes qui n’étaient ni des imbéciles ni des canailles.
La même remarque peut être faite à propos de la catastrophe antérieure (celle
qui a atteint la Russie en 1917). Pendant quelque temps, en effet, de nombreux
Russes ont pensé en toute sincérité que la révolution léniniste n’allait pas
fatalement conduire à des atrocités sans précédent, alors même que d’autres
Russes, n’augurant rien de bon de ce qu’ils voyaient s’amorcer sous leurs yeux,
quittaient le pays sans espoir d’y revenir jamais. Pourquoi continue-t-on,
aujourd’hui, de suspecter a priori les émigrants russes – alors qu’au contraire
et à juste titre on loue la lucidité des émigrants allemands ? Pourquoi est-il
encore si facile de trouver des excuses aux Russes qui ont adhéré un temps à la
révolution bolchevique, alors qu’on refuse systématiquement d’admettre qu’il
soit permis de penser la révolution autrement qu’on l’a pensée jusqu’ici, et
surtout de la penser d’une manière qui rende à jamais caduques toutes les
conceptions qu’on s’en fait encore aujourd’hui ? Pourquoi donc ? Il faudra bien
que l’on se pose SÉRIEUSEMENT ces questions; elles sont en rapport direct
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avec ce que je viens d’évoquer : le changement des mentalités et des modes de
représentation.
Quoi qu’il en soit, le fait est que cette lettre de Hölderlin n’a été connue
qu’en 1933. Trois ans plus tard, en 1936, Martin Heidegger entreprend la
rédaction des Beiträge. Choisir ce mot, pour le placer en tête de ce livre, me
paraît nous signifier qu’il s’agit bien, dans ce livre, de ce que Heidegger entend
apporter — non pas à titre de “contribution personnelle”, mais en tant
qu’homme ayant prêté pour sa part l’attention qu’il sied de porter à ce que
Hölderlin formule au moment où il voit, non sans en être affolé, la Révolution
française finir en naufrage.
Comprendre ainsi le premier mot du titre permet de l’entendre comme
Heidegger sans aucun doute l’entend lui-même. Ces Apports à la philosophie,
ce ne sont donc pas les “contributions du professeur Heidegger”, mais bien –
ouvrons à notre tour les oreilles :
Apports à la philosophie
De l’Ereignis.
en ayant soin de disposer sur deux lignes, comme le fait Heidegger, le titre
entier du livre. L’essentiel, désormais, est d’en percevoir l’unité, c’est-à-dire le
passage de la première partie du titre à la seconde. De cette manière, tout
l’accent porte sur le dernier mot : Ereignis – ce qui est évidemment conforme à
l’intention de Heidegger lui-même, s’il est bien vrai, comme il le dit dans la
marge de son exemplaire de la Lettre à Jean Beaufret, que : « depuis 1936,
Ereignis est le mot qui mène ma pensée <en la mettant en mouvement>.»
Tout ce qui vient d’être noté ne fait qu’accentuer le poids qui pèse sur les
épaules de celui qui entreprend de traduire ce mot : Ereignis. Mais la première
remarque qui s’impose, c’est en toute évidence : que ce mot ne peut pas
s’entendre dans un sens banal.
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celle où n’est véritable événement que ce qui “fait événement”, c’est-à-dire
cause surprise. L’événement dès lors, c’est ce que marque un caractère de
“sensationnel”, d’”inouï”, de “jamais vu”. Un événement, en ce sens, c’est
toujours d’abord ce qui d’une manière ou d’une autre s’impose à l’attention de
tous par la manière patente dont il introduit une rupture dans le cours habituel
des choses.
Dès le départ, il est essentiel pour nous de mettre de côté ces sous-
entendus obsédants, car ils défigurent irrémédiablement l’entente que nous
devons avoir de l’Ereignis, tel que le pense Heidegger. Ce dernier a même pris
soin, dans un texte datant de 1939 [la conférence “Wie wenn am Feiertage…”,
GA 4, p. 58], de mentionner « das stillste aller Ereignisse » – le plus silencieux
et le plus paisible de tous les événements (entendons bien, à partir de la valeur
significative, ici, du pluriel “Ereignisse” : ce qui, à l’opposé de tous les
événements, est tout autre qu’un événement).
Car nous le savons tous ici : “das Ereignis”, dans l’acception forte qu’il
prend chez Heidegger, ne saurait être écrit au pluriel. Il n’est même pas autre
chose que le plus singulier des singuliers, ou si l’on veut : le singulier
– celui dont tout autre singulier n’est finalement qu’une figure. « Das
Ereignis » – la moindre idée, ici, d’une quelconque pluralité va tellement à
l’encontre de ce que cherche à y penser Heidegger qu’elle en fait disparaître
jusqu’à la possibilité d’espérer l’entrevoir.
Comment nous y prendre pour traduire ce mot en français ? Comment m’y
suis-je pris moi-même ? La première fois que j’ai dû faire face à cette gageure,
c’était au milieu des années 60, quand il s’est agi de traduire le texte Temps et
Être. À cette époque, j’ai cru pouvoir me tirer d’affaire, en proposant le terme
d’appropriement.
Pourquoi avoir choisi ce mot ? Évidemment pour faire écho dans notre
langue à ce qui se perçoit en allemand, quand on prête attention au terme
“Ereignis” dans une entente conforme à ce que les linguistes nomment
“l’étymologie populaire”. En prêtant ainsi l’oreille, on entend dans ce mot
parler le verbe “eignen”. “Er-eignen”, dès lors, s’entend comme le fait
d’amener à devenir propre, de rendre propre – bref : approprier. Pour que
l’écoute ne soit pas orientée de façon égarante, le substantif choisi pour
traduire “Ereignis” n’a pas été “appropriation”. Car, bien que Littré donne
comme première acception de ce terme : l’action d’approprier, nous avons tous
presque automatiquement tendance à entendre “appropriation” comme le fait,
pour un sujet, de s’approprier quelque chose, de s’en rendre possesseur.
“Appropriement”, qui est attesté dans notre vieille langue, me paraissait aller
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heureusement en sens inverse de ce contresens, dans la mesure où, son suffixe
pointant plus intensément sur l’œuvre en cours, le mot lui-même dit non pas
que quelqu’un s’approprie quelque chose, mais bien que : appropriement il y
a – entendons : que (quel que soit ce qui est en question) quelque chose, par là,
est rendu propre à être ce qu’il est.
L’une des raisons majeures qui m’ont fait, à l’époque, me décider en
faveur du mot “appropriement”, c’est la phrase qui se trouve à l’avant dernière
page du texte Temps et Être :
Si l’on garde à l’esprit ce qui vient d’être dit, à savoir que l’appropriement
ne se ramène pas à l’activité d’un sujet qui s’approprie quelque chose, il
semble en effet possible, avec cette traduction, d’entendre ce que dit là
Heidegger. “L’appropriement approprie”, de plus, voilà qui consonne avec un
certain nombre de phrases bien connues de Heidegger – telles que : “die Zeit
zeitigt”, ou “ die Welt weltet”. Sommes-nous toutefois bien sûrs d’être plus
proches de ce que pense un auteur du simple fait d’adopter l’allure, pour ne pas
dire les tics d’écriture apparemment symptomatiques de sa manière ?
Soyons donc plus prudent : cette traduction a pour seul mérite de nous
garantir contre des interprétations qui n’ont évidemment pas la moindre
accointance avec ce que Heidegger demande de penser. Or le souci premier
d’une traduction ne doit pas être uniquement prophylactique et se borner à
parer aux contresens. D’autant plus que si nous examinons ces phrases bien
connues, il ne tarde guère à apparaître qu’elles ne sont assurément pas
tautologiques au sens banal de la stérile redondance. Décidément, on ne le
redira jamais assez : avec Heidegger, il faut en permanence redoubler
d’attention, si l’on veut seulement être en état de réaliser vraiment à quel point
il ne cesse de prendre constamment tout le monde au dépourvu.
Exerçons-nous donc : “die Zeit zeitigt” – voilà qui ne saurait être rendu
par “le temps temporalise”. Le verbe “zeitigen”, en usage depuis le moyen âge,
porte l’acception de “faire mûrir”, “mener à maturité”. Il en va de même avec :
“die Welt weltet”. Notre vieux verbe “monder”, assurément, ne coïncide pas
immédiatement avec le verbe “welten”, puisqu’il s’entend comme “nettoyer”.
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Mais prenons tout notre temps, et songeons à ceci que “nettoyer”, “rendre
net”, c’est à proprement parler : mettre ce qui est nettoyé dans l’éclat où il va
désormais pouvoir paraître en toute évidence tel qu’il est. N’est-il pas dès lors
possible d’entrevoir comment le monde “monde”, ou — pour reprendre, en
interprétant comme verbe une occurrence rencontrée au hasard des lectures
chez Nerval — comment “le monde amonde” : en l’éclat sans égal où quoi que
ce soit fait apparition chaque fois qu’il le fait pour la toute première fois ? Y a-
t-il une seule raison pour ne pas faire notre miel de cet étonnant hapax :
“amonder” ? Et ne pas l’écouter dire ce qui se fait lorsque monde il y a : à
savoir cette distribution merveilleuse de l’espace, où tout ce qui est se retrouve
d’autant mieux à sa place qu’y levant et s’enlevant, il fait enfin apparaître
l’entière disjonction du Tout ?
Or la phrase “Das Ereignis ereignet” parle selon une même tautologie de
rupture. Le verbe “ereignen”, comme a pris soin de le rappeler Heidegger lui-
même, n’a de rapport qu’homonymique avec le verbe “eignen”. Dans la 9ème
livraison de la Revue des Études Heideggeriennes, j’ai écrit à propos de
l’entente de “ereignen” à partir de “eignen” : « Cette entente n’est pas fausse –
mais elle est encore trop superficielle, et de ce fait elle égare. Il est très
important de savoir en général que le moindre écart – même inapparent au
départ – dans la mesure où il ne permet pas d’être rigoureusement face à ce qui
doit être visé, est en soi-même déjà catastrophique.»
Voilà ce qu’a opportunément souligné Wolfgang Brokmeier dans un texte
remarquable, intitulé “Heidegger und die Suche nach dem Eigenen / Heidegger
und wir” (Heidegger et la recherche de ce qui est propre / Heidegger et nous
autres), publié en 1992, ici même, à Lausanne, dans le premier Cahier de la
collection “Genos”. Avec la plus grande vigueur, cet auteur clairvoyant y
martelle d’entrée de jeu que “ereignen” n’a étymologiquement rien de commun
avec “eignen” ni donc avec “eigen”. Non pas pour frapper d’interdit le thème
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contraire l’Ereignis, et lui seul, est à même d’apporter enfin quelque clarté sur
la question du “propre”.
De fait, “Ereignen” n’a pas à être rapproché de “eignen” et “eigen”, pour
la raison que ce mot dérive sans équivoque possible de : “das Auge”, l’œil.
Ainsi, “Ereignen”, d’entrée de jeu, ne dit pas plus le fait d’approprier
qu’il ne véhicule la signification d’”événement”. Il dit : er-aügen – vor Augen
stellen : mettre devant les yeux. Son acception est donc primordialement
ostentive.
Faisons cependant bien attention à ne pas entendre de travers l’ostensif, et
ne confondons pas ce qui est ostensif avec l’ostentation. Ostentare est le
fréquentatif-intensif de ostendere; l’ostentation est l’insistance mise à faire voir
de force. Alors que “mettre devant les yeux”, c’est simplement offrir la
possibilité de voir – ce qui n’implique nullement que les yeux voient ce qu’ils
ont devant eux. Dans les deux grandes généalogies de l’Occident, il est
explicitement fait mention des « yeux grand ouverts qui ne voient pourtant
rien » (Isaïe 69 – Eschyle, Prométhée enchainé, v. 447).
Ici comme là, un fait est constaté, mais qui se travestit hélas vite en lieu
commun. Ainsi s’édulcore (à notre grand soulagement) l’aspect proprement
mortifiant du constat – qui s’énonce : on peut ne pas voir – et par conséquent
on ne voit pas la plupart du temps – ce que l’on a devant les yeux.
Est-ce que nous n’avons pas justement devant les yeux, avec l’”Ereignis”,
quelque chose qui se donne ainsi à voir ? Ne nous occupons pas, pour l’instant,
de trouver le terme qui dise dans notre langue ce que dit Ereignis en allemand.
Concentrons-nous uniquement sur le phénomène que nous voyons poindre. Je
ne recours pas fortuitement à ce mot de “phénomène”. Depuis ma première
lecture de Etre et Temps, je tiens le texte du milieu de la page 35 pour la charte
royale de la phénoménologie, à tout le moins de celle que mène à bien
Heidegger, et dont nous – qui prétendons faire attention à ce qu’il dit – devons
nous laisser instruire. Je cite ces deux phrases cardinales :
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montre, et même de telle sorte qu’il en constitue le sens
et le fond.»
demande de l’accueillir tel quel – comme il est – au lieu de lui porter atteinte et
de le réduire à la mesure d’un “bien connu” où il devient méconnaissable), le
phénomène, d’abord et la plupart du temps, reste en retrait, et ainsi ne se
montre pas – alors qu’il donne assise et sens à tout ce qui se montre.
Il faut bien en percevoir et remarquer tous les tenants et aboutissants :
cette acception du phénomène fonde et engage un exercice singulièrement
original de la phénoménologie. Martin Heidegger lui a donné une qualification
rigoureuse, celle de : Phänomenologie des Unscheinbaren – phénoménologie
de l’inapparent.
Avec l’”Ereignis”, nous voilà sans conteste confrontés au cœur vivant de
cette inapparence. C’est donc là qu’il faut déployer toute l’application dont
nous sommes capables, pour être à la hauteur de ce que nous demande une
traduction digne de ce nom. Comment donc traduire de manière
phénoménologique ?
Il n’y a pas moyen de satisfaire à cette exigence sans en passer par la
douce rigueur de ce que Heidegger nommait autrefois le “cercle
herméneutique”. Elle nous fait à bon escient connaître qu’il n’y a pas d’accès
possible à l’essentiel si l’on part d’ailleurs que de l’essentiel. Autrement dit : il
faut que nous y soyons déjà, sinon nous n’y serons jamais.
L’”Ereignis” est inapparent. Non pas parce que nous n’y portons pas
suffisamment attention : il est inapparent d’une inapparence foncière,
inextirpable. Mais c’est en tant que telle que cette inapparence nous concerne.
Sinon elle ne donnerait pas “sens et assise” à tout ce qui apparaît. Si nous
gardons bien en vue cette apparente discordance, si nous la regardons sans
désemparer, c’est-à-dire sans quitter le lieu, alors nous tenons un fil que nous
pouvons suivre : Heidegger nomme “Ereignis” – c’est-à-dire : mettre devant les
yeux – ce qui est inapparent. Telle est cette disparate indénouable qu’il s’agit à
notre tour de nommer dans notre langue. Vous comprenez à présent pourquoi je
me suis permis d’insister à ce point en commençant sur le potentiel
qu’implique la présence, en toute langue, d’un égal foisonnement
d’intelligence grâce auquel chacune peut faire face à ce qui est.
Je crois bien que je me suis senti de taille le jour où m’est tout à coup
apparu non pas le mot pour traduire “Ereignis”, mais celui qui me l’a pour ainsi
7 “Ce phénomène, note Chateaubriand à l’avant dernière phrase de La vie de Rancé, est au milieu de nous, et
nous ne le remarquons pas.”
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dire mis devant les yeux. Ce mot, c’est notre préposition “voici”. Dès le moyen
âge, elle est communément en usage, partout entendue comme l’union de
l’impératif vois avec l’adverbe ci, – invitation à regarder ce qui est là.
Lorsque Verlaine commence l’un de ses plus célèbres poèmes par le vers :
Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches…
que fait-il d’autre, sinon le geste ostensif dont je parlais tout à l’heure, ce geste
de mettre devant les yeux ce qui précisément se trouve là, devant eux. Or dans
ce geste, nulle redondance : montrer ce qui se montre, au contraire, c’est
appeler – sans la moindre ostentation – à revenir sur ce que nous laissons sans
cesse échapper, à savoir :
ce qui se montre, et que nous nommons le
présent, n’est pas la véritable présence; autrement dit : la véritable présence de
quoi que ce soit ne se fait voir que figurativement dans la permanence de ce
que les désenchantés que nous sommes prenons pour “les choses”. La véritable
présence vient en présence, elle entre en présence, et de telle manière qu’elle
ne cesse en retour de nous obliger à entrer en présence à notre tour, en
déployant notre façon propre d’être, selon cette constance que les Romains
nommaient “praesentia animi”. Nous nous garderons bien d’entendre trop vite
la “praesentia animi” comme une “présence d’esprit”. Pour nous autres en
effet, chez qui l’esprit n’est qu’une ingénieuse astuce, la “présence d’esprit”
n’évoque plus que la pétulance dans la répartie. La vieille “praesentia animi”
manifeste une tout autre consistance. C’est ce que l’on savait encore au
XVIIème siècle, où le Cardinal de Retz, par exemple, mentionne cette
“hardiesse de l’esprit qui est ce que l’on nomme résolution” . Resoluere parle 8
8 Dans le Dictionnaire des frères Grimm, la première acception du terme “Entschlossenheit” est bien : animi
praesentia, Geistesgegenwart.
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Il suffit de remonter, pas à pas, la pente qui éloigne de plus en plus l’esprit
de ce qu’il est originalement – passer de l’esprit comme agilité aux acrobaties
mentales, à l’esprit comme cet inaltérable sang-froid qui met son point
d’honneur à toujours répondre de toute véritable présence – il suffit de
remonter cette pente pour regagner la proximité de l’Ereignis, tel qu’il dispense
son ostensivité.
C’est au cours d’une conversation avec mon ami Henri Crétella, il y a
maintenant presque trois années, que je me suis senti tout à coup en droit de
rendre Ereignis en français. Depuis longtemps en effet, j’étais attentif à ce
passage, situé à l’avant-dernière page de la Lettre à Jean Beaufret, où
Heidegger se met inopinément à écrire en français [Édition intégrale, t. 9, Pour
jalonner le chemin, p. 363] :
Henri Crétella me parlant, il m’est soudain apparu comme par déclic que
Heidegger, recourant à ce mot : l’avenant, ne pouvait en ignorer la pleine
acception – tant le propos s’enrichit d’échos quand nous l’écoutons parler en
français.
Comme je manque de présence d’esprit – ce qui ne suffit pas hélas à
garantir que l’on soit doté de praesentia animi –, je n’ai pas su questionner
Heidegger au sujet de l’avenant. Et pendant les six années qui séparent la mort
de Heidegger de celle de Jean Beaufret, il ne m’est pas non plus venu à l’esprit
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de demander à ce dernier quel pouvait être son sentiment concernant l’usage
qu’en fait ici Heidegger.
Je ne puis donc qu’avancer ma conviction. Elle est à présent entière : C’est
dans l’un de ses textes les plus médités, et aussi les plus libres, que Heidegger,
s’adressant à un homme dont il pressent l’acuité d’écoute, lui dit en français
comment il convient d’entendre ce qu’il cherche à dire dans son allemand à
lui : Das Sein als das Ankommende. Ankommen, dans la langue de tous les
jours, c’est “arriver” – evenire, le verbe des “événements”. Or “l’avenant”,
précisément, n’arrive pas comme cela!
En français, en bon français depuis le XIème siècle, avenant, participe
présent du verbe “avenir” (je vous engage, quand vous aurez un moment, à lire
ce que, dans son dictionnaire, Littré dit du verbe “avenir”), “avenant” s’entend
en deux acceptions. L’une, attestée jusqu’au XVIème siècle, où il dit ce qui
convient (das Schickliche); l’autre, qui est encore celle où ce mot parle
9
aujourd’hui : ce qui plaît par sa bonne grâce. Dans la phrase écrite pour Jean
Beaufret, nous pouvons voir comment les deux langues échangent leurs
nuances pour aider à penser plus entièrement. Par-delà la barrière des langues,
en effet, Heidegger parle à quelqu’un à qui il fait confiance pour aller de pair
avec lui dans ce voyage vers l’inconnu que se révèle être toute pensée de bon
aloi.
L’avenant est un vrai commentaire de “das Ankommende”. Un
commentaire épouse l’allure de la pensée qu’il vient accompagner. Dans le mot
Ankommen, Heidegger demande que soit d’abord entendu le an- , c’est-à-dire
l’aspect de venue, cet aspect qui donne à cette venue-là son visage
reconnaissable entre tous : l’arrivée de ce dont – à notre insu même – nous
sommes toujours déjà en attente. L’avenant donne ainsi en retour à das
Ankommende son véritable jour.
C’est cela qui m’est apparu, conversant avec Henri Crétella, en ce jour
d’août 2001 : l’avenant – en tant qu’il est un étonnant commentaire en français
par Heidegger lui-même – est une clef pour Ereignis. C’est pourquoi je traduis
à présent “Ereignis” par le mot français : avenance.
Ce mot est féminin. Or, depuis que je lis les Beiträge, m’intrigue ceci que
“das Ereignis” me semble parler plus lisiblement en allemand si on l’entend
discrètement comme : die Ereignis. Klopstock et Kant l’écrivent ainsi.
9 Et tout ainsi qu’assez est avenant
À jeunes gens en l’amoureuse voie
De temps passer, c’est aussi mal séant
Quand en amours un vieil homme folloie.
Charles d’Orléans
Songe en complainte, v. 41-44
Poésies t. I, Pierre Champion, Paris, 1923
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Inversement, Kant et Hölderlin disent encore “das Erkenntnis” pour ce qui
n’apparaît plus aujourd’hui que comme “die Erkenntnis”. Il m’arrive de penser
à la moue qu’aurait faite Heidegger m’entendant lui soumettre cette
proposition. Mais parfois, il m’arrive aussi de songer non à cette moue, mais à
une ébauche d’assentiment. Mais là n’est pas la question. Heidegger lui-même
a souligné, à propos il est vrai d’un autre mot – mais tout aussi crucial –, le mot
“ das Gestell” : « Nous prenons le risque de faire usage de ce mot dans un sens
complètement inusité.»
L’avenance est un mot français que, sans l’ombre d’un doute, tout ceux
qui parlent notre langue entendent évoquer une approche, mais une approche
qui a lieu comme un souffle où vous vous trouvez baignés, comme une
évidence d’aménité qui vous atteint.
Jusqu’à ce jour, je n’ai pas (et personne d’autre non plus, semble-t-il)
trouvé de mot qui dise en toute discrétion (au point que la nuance d’ostensivité
s’efface du mot lui-même) cette insigne mise devant les yeux qui parle dans
l’Ereignis de Heidegger. Mais je crois que avenance, dont je ne me cache
nullement qu’il n’est pas un “équivalent” d’Ereignis, donne à voir quelque
chose de ce qui lui est essentiel, à savoir, dans cette ostensivité pure de toute
ostentation, l’inlassable appel à une réponse qui pourrait ne jamais venir, à
moins qu’elle ne vienne d’un être singulier, étant étrangement à même, un beau
jour, d’entendre cet appel comme ce qui se dit au cœur du silence parlant là-
même où prend naissance toute parole. L’avenance – ce qui vient s’offrir à être
pris en garde dans un regard (ne limitons pas déraisonnablement la
phénoménologie du regard au registre d’une optique!), l’avenance ainsi
entendue pourrait bien nous placer devant le mouvement le plus secret de
l’Ereignis. Un mouvement dans lequel se donne en toute retenue ce qui pour
nous autres, qui portons la frappe de la finitude, laisse enfin être entièrement
privilège notre pauvreté.
Insister sur la retenue de l’avenance touche à tous égards au cœur de la
question que pose la traduction d’Ereignis. Mais cela me permet d’abord de
revenir un bref instant sur les divers essais que j’ai tentés antérieurement. Il y
en a eu de nombreux, mais ils se ramènent tous finalement à trois : entendre
l’Ereignis comme la merveille, l’éclair et la sidération.
Je pense désormais qu’ils sont à écarter, à cause précisément de cet
excessive déficience du côté de la retenue. Aussi incontestablement l’Ereignis,
pour peu qu’il soit une seule fois aperçu, sollicite-t-il de façon irrésistible
l’attention, au point de pouvoir orienter toute une vie – aussi clair est-il que
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cela ne le rend pas plus ostensible. La merveille des merveilles (comme aimait
à dire Jean Beaufret), c’est peut-être bien qu’elle soit si peu visible.
L’éclair (Héraclite nomme le – ce qui foudroie. Fgt. 64), même
s’il disparaît au moment même de son éclat, et ainsi figure par quelque bout
l’Ereignis, l’éclair est malgré tout trop éclatant.
Quant à la sidération, il n’est pas possible de négliger l’usage le plus
constant de la langue depuis la latinité, qui entend sous ce mot l’action funeste
des astres, puis en réserve l’acception au registre médical, pour désigner le
choc fatal qui provoque l’arrêt subit de toutes les fonctions de la vie. Aller trop
violemment à contre-courant de l’usage ne peut que desservir l’intention de se
faire entendre. Ces remarques n’impliquent toutefois pas qu’ici ou là l’un de
ces vocables ne puisse être une heureuse issue pour telle ou telle difficulté
occasionnelle.
Un mot encore, concernant une réelle difficulté, cette fois, que ne vient
pas “résoudre” le mot avenance. À Ereignis correspond le verbe “ereignen”. Il
n’y a pas de verbe qui puisse dériver de avenance. Voilà pourtant qui ne doit
pas nous arrêter. Nous savons tous que nombre de verbes de nos langues
connaissent ce que l’on appelle des conjugaisons “irrégulières”. Ce que cela
recouvre, c’est un phénomène très simple. Ainsi, pour constituer notre verbe
“être”, il ne faut pas moins de deux thèmes hétérogènes – la racine *es–, et la
racine *bhu– .
Revenons donc brièvement à la phrase du texte Temps et être qui nous a
retenus plus haut :
La liberté, ce n’est pas se laisser aller. Vous n’êtes libre que si vous restez
indéfectiblement fidèle à ce qui vous fait être libre. “Appareiller” résonne dans
une étonnante plurivocité. Il s’entend d’abord comme le verbe du départ, quand
vous avez levé l’ancre, et que vous sortez au large. Mais l’acception première
d’appareiller est d’abord celle de joindre ensemble ce qui doit aller ensemble.
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Si l’on se rappelle ce que prend soin de noter le protocole au séminaire
consacré à Temps et être (celui qui a rédigé ce protocole est parmi nous) – à
savoir que “ce que l’avenance appareille, c’est l’entre-appartenance de l’être et
de l’être humain” [Zur Sache des Denkens, Niemeyer, Tübingen, 1969, p. 45],
on pourra peut-être admettre tranquillement que la traduction ne s’écarte pas
dangereusement du texte original, et même qu’elle y ajoute quelques
harmoniques qui ne la déparent pas.
Ainsi appareillé, nous pouvons voir le terme d’avenance déposer ce qui
risque de lui donner l’apparence fallacieuse d’une fade joliesse. Souvenons-
nous de ces vers de Rilke – eux aussi écrits en français [Vergers V] :
L’avenance – dans une retenue qui a de quoi effrayer, tant sa douceur est
farouche – montre un double visage. Ce double visage est celui de l’Ereignis.
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avenante, c’est-à-dire se modulant sur le rythme incessant de l’avenance. Et
elle l’est en tant que bel et bien avenue, c’est-à-dire appareillante grâce à la
douce véhémence de l’avenance. C’est à cela sans doute que pense Jean
Beaufret, quand il note : « La terre ne tremble pas en permanence, mais il y a
parfois des tremblements de terre. Les philosophes d’hier et d’aujourd’hui (…)
ont omis de s’apercevoir qu’à la parole de Heidegger la terre avait encore une
fois tremblé.»
J’espère que notre travail, pendant ces trois journées, aidera à ce que les
philosophes, à l’avenir, ne persistent plus dans cette omission.
françois fédier
(14 mars-9 mai 2004)
Conférence prononcée le jeudi 20 mai à Lausanne, dans le cadre du Congrès organisé sur le
thème : La deuxième œuvre capitale de Martin Heidegger : “Beiträge zur Philosophie vom
Ereignis”.
Les incises entre crochets [ ], et les notes n’ont pas été prononcées.
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