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http://www.cip-idf.org/article.php3?id_article=4139
Le fichier téléchargeable inclut ces textes dont des extraits proposés à la lecture
suivent.
Une question apparue à la fin du XVIIIe siècle définit le cadre général de ce que
j’appelle les « techniques de soi ». Elle est devenue l’un des pôles de la
philosophie moderne. Cette question tranche nettement avec les questions
philosophiques dites traditionnelles : Qu’est-ce que le monde ? Qu’est-ce que
l’homme ? Qu’en est-il de la vérité ? Qu’en est-il de la connaissance ? Comment
le savoir est-il possible ? Et ainsi de suite. La question, à mon sens, qui surgit à la
fin du XVIIIe siècle est la suivante : Que sommes-nous en ce temps qui est le
nôtre ? Vous trouverez cette question formulée dans un texte de Kant. Non qu’il
faille laisser de côté les questions précédentes quant à la vérité ou à la
connaissance, etc. Elles constituent au contraire un champ d’analyse aussi solide
que consistant, auquel je donnerais volontiers l’appellation d’ontologie formelle
de la vérité. Mais je crois que l’activité philosophique conçut un nouveau pôle, et
que ce pôle se caractérise par la question, permanente et perpétuellement
renouvelée : « Que sommes-nous aujourd’hui ? » Et tel est, à mon sens, le champ
de la réflexion historique sur nous-même. Kant, Fichte, Hegel, Nietzsche, Max
Weber, Husserl, Heidegger, l’école de Francfort ont tenté de répondre à cette
question. M’inscrivant dans cette tradition, mon propos est donc d’apporter des
réponses très partielles et provisoires à cette question à travers l’histoire de la
pensée ou, plus précisément, à travers l’analyse historique des rapports entre
nos réflexions et nos pratiques dans la société occidentale.
Que l’on me pardonne de revenir au même point : nous sommes des êtres
pensants. Autrement dit, que nous tuions ou soyons tués,que nous fassions la
guerre ou que nous demandions une aide en tant que chômeurs, que nous
votions pour ou contre un gouvernement qui ampute le budget de la Sécurité
sociale et accroît les dépenses militaires, nous n’en sommes pas moins des êtres
pensants, et nous faisons tout cela au nom, certes, de règles de conduite
universelles, mais aussi en vertu d’une rationalité historique bien précise. C’est
cette rationalité, ainsi que le jeu de la mort et de la vie dont elle définit le cadre,
que je voudrais étudier dans une perspective historique. Ce type de rationalité,
qui constitue l’un des traits essentiels de la rationalité politique moderne, s’est
développé aux XVIIe et XVIIIe siècles au travers de l’idée générale de « raison
d’État » ainsi que d’un ensemble bien spécifique de techniques de gouvernement
que l’on appelait à cette époque, en un sens très particulier, la police. (...)
Nous touchons ici au problème que je voudrais analyser dans quelque travail
futur. Ce problème est celui-ci : quelle espèce de techniques politiques, quelle
technologie de gouvernement a-t-on mises en oeuvre, utilisées et développées
dans le cadre général de la raison d’État pour faire de l’individu un élément de
poids pour l’État ? Le plus souvent, quand on analyse le rôle de l’État dans notre
société, ou l’on se concentre sur les institutions -armée, fonction publique,
bureaucratie, et ainsi de suite -et le type de personnes qui les dirigent, ou l’on
analyse les théories ou idéologies élaborées afin de justifier ou de légitimer
l’existence de l’Etat. Ce que je cherche, au contraire, ce sont les techniques, les
pratiques qui donnent une forme concrète à cette nouvelle rationalité politique et
à ce nouveau type de rapport entre l’entité sociale et l’individu. (...)
Ces luttes décentrées par rapport aux principes, aux primats, aux privilèges de la
révolution ne sont pas pour autant des phénomènes de circonstances, qui ne
seraient que liés à des conjonctures particulières. Elles visent une réalité
historique qui existe d’une manière qui n’est peut-être pas apparente mais est
extrêmement solide dans les sociétés occidentales depuis des siècles et des
siècles. Il me semble que ces luttes visent l’une des structures mal connues, mais
essentielles de nos sociétés. Certaines formes d’exercice du pouvoir sont
parfaitement visibles et ont engendré des luttes qu’on peut reconnaître aussitôt,
puisque leur objectif est en lui-même visible : contre les formes colonisatrices,
ethniques, linguistiques de domination, il y a eu les luttes nationalistes, les luttes
sociales dont l’objet explicite et connu était les formes économiques de
l’exploitation ; il Y a eu les luttes politiques contre les formes bien visibles, bien
connues, juridiques et politiques de pouvoir. Les luttes dont je parle -et c’est
peut-être pour cela que leur analyse est un peu plus délicate à faire que celle des
autres -visent un pouvoir qui existe en Occident depuis le Moyen Âge, une forme
de pouvoir qui n’est exactement ni un pouvoir politique ou juridique, ni un
pouvoir économique, ni un pouvoir de domination ethnique, et qui a pourtant eu
de grands effets structurants à l’intérieur de nos sociétés. Ce pouvoir est un
pouvoir d’origine religieuse, c’est celui qui prétend conduire et diriger les
hommes tout au long de leur vie et dans chacune des circonstances de cette vie,
un pouvoir qui consiste à vouloir prendre en charge l’existence des hommes dans
leur détail et dans leur déroulement depuis leur naissance et jusqu’à la mort, et
cela pour les contraindre à une certaine manière de se comporter, à faire leur
salut. C’est ce qu’on pourrait appeler le pouvoir pastoral.
Le pouvoir pastoral s’est développé tout au long du Moyen Âge dans des rapports
serrés et difficiles avec la société féodale. Il s’est développé, plus intensément
encore, au XVIe siècle, avec la Réforme et la Contre-Réforme. À travers cette
histoire qui commence avec le christianisme et se poursuit jusqu’au coeur de
l’âge classique, jusqu’à la veille même de la Révolution, le pouvoir pastoral a
gardé un caractère essentiel, singulier dans l’histoire des civilisations : le pouvoir
pastoral, tout en s’exerçant comme n’importe quel autre pouvoir de type
religieux ou politique sur le groupe entier, a pour soin et tâche principale de ne
veiller au salut de tous qu’en prenant en charge chaque élément en particulier,
chaque brebis du troupeau, chaque individu, non seulement pour le contraindre à
agir de telle ou telle manière, mais aussi de façon à le connaître, à le découvrir, à
faire apparaître sa subjectivité et à structurer le rapport qu’il a à lui-même et à sa
propre conscience. Les techniques de la pastorale chrétienne concernant la
direction de conscience, le soin des âmes, la cure des âmes, toutes ces pratiques
qui vont de l’examen à la confession, en passant par l’aveu, ce rapport obligé de
soi-même à soi-même en terme de vérité et de discours obligé, c’est cela, me
semble-t-il, qui est l’un des points fondamentaux du pouvoir pastoral et qui en
fait un pouvoir individualisant. Le pouvoir, dans les cités grecques et dans
l’Empire romain, n’avait pas besoin de connaître les individus un à un, de
constituer à propos de chacun une sorte de petit noyau de vérité que l’aveu
devait porter à la lumière et que l’écoute attentive du pasteur devait recueillir et
juger. Le pouvoir féodal n’avait pas non plus besoin de cette économie
individualisante du pouvoir. La monarchie absolue et son appareil administratif
n’en avaient pas même encore besoin. Ces pouvoirs portaient ou sur la cité tout
entière, ou sur des groupes, des territoires, sur des catégories d’individus. On
était dans des sociétés de groupes et de statuts ; on n’était pas encore dans une
société individualisante. Bien avant la grande époque du développement de la
société industrielle et bourgeoise, le pouvoir religieux du christianisme a travaillé
le corps social jusqu’à la constitution d’individus liés à eux-mêmes sous la forme
de cette subjectivité à laquelle on demande de prendre conscience de soi en
terme de vérité et sous la forme de l’aveu.
Ma seconde remarque est celle-ci : c’est que, d’une manière paradoxale et assez
inattendue, à partir du XVIIIe siècle, autant les sociétés capitalistes et
industrielles que les formes modernes d’État qui les ont accompagnées et
soutenues ont eu besoin des procédures, des mécanismes, essentiellement des
procédures d’individualisation que le pastorat religieux avait mis en oeuvre. Quel
qu’ait pu être le congé donné à un certain nombre d’institutions religieuses,
quelles qu’aient pu être les mutations qu’on appellera pour faire bref
idéologiques, qui ont certainement modifié profondément le rapport de l’homme
occidental aux croyances religieuses, il y a eu implantation, multiplication même
et diffusion des techniques pastorales dans le cadre laïc de l’appareil d’État. On
le sait peu et on le dit peu, sans doute parce que les grandes formes étatiques
qui se sont développées à partir du XVIIIe siècle se sont justifiées beaucoup plus
en termes de liberté assurée que de mécanisme de pouvoir implanté, et peut-
être aussi parce que ces petites mécaniques de pouvoir avaient quelque chose
d’humble et d’inavouable que l’on n’a pas considéré comme devant être
analysées et dites. Comme le dit un écrivain dans ce roman qui s’appelle Un
homme ordinaire, l’ordre préfère ignorer la mécanique qui organise son
accomplissement si évidemment sordide qu’elle détruirait toutes les vocations de
justice.
Ce sont justement ces petits mécanismes, humbles et quasi sordides, qu’il faut
faire ressortir de la société où ils fonctionnent. Pendant les XVIIIe et XIXe siècles
européens, on a assisté à toute une reconversion, à toute une transplantation de
ce qui avait été les objectifs traditionnels du pastorat. On dit souvent que l’État
et la société modernes ignorent l’individu. Quand on regarde d’un peu près, on
est frappé au contraire par l’attention que l’État porte aux individus ; on est
frappé par toutes les techniques qui ont été mises en place et développées pour
que l’individu n’échappe en aucune manière au pouvoir, ni à la surveillance, ni au
contrôle, ni au sage, ni au redressement, ni à la correction. Toutes les grandes
machines disciplinaires : casernes, écoles, ateliers et prisons, sont des machines
qui permettent de cerner l’individu, de savoir ce qu’il est, ce qu’il fait, ce qu’on
peut en faire, où il faut le placer, comment le placer parmi les autres. Les
sciences humaines aussi sont des savoirs qui permettent de connaître ce que
sont les individus, qui est normal et qui ne l’est pas, qui est raisonnable et qui ne
l’est pas, qui est apte et à faire quoi, quels sont les comportements prévisibles
des individus, quels sont ceux qu’il faut éliminer.
Sexualité et pouvoir
Question, alors : quels sont donc ces mécanismes de pouvoir nouveaux que le
christianisme introduit dans le monde romain, faisant valoir ces interdits qui y
étaient déjà reconnus et acceptés ?
En effet, la première chose qu’il faut remarquer à ce sujet, c’est que jamais, dans
l’Antiquité grecque et romaine, on avait eu l’idée que certains individus
pouvaient jouer par rapport aux autres le rôle de berger, les guidant tout au long
de leur vie, depuis la naissance jusqu’à leur mort. Les hommes politiques
n’étaient jamais, dans la littérature grecque et romaine, définis comme des
pasteurs, comme des bergers. Quand Platon se demande à lui-même, dans Le
Politique, ce qu’est un roi, ce qu’est un patricien, ce qu’est celui qui régit une
cité, il ne parle pas d’un berger, mais d’un tisserand qui agence les différents
individus de la société comme des fils qu’il noue pour former un beau tissu.
L’État, la Cité, c’est un tissu, les citoyens sont les fils du tissu. Il n’y a ni idée de
troupeau ni idée de berger.
En revanche, on trouve l’idée que le chef est à l’égard de ceux qu’il commande
comme un berger à l’égard de son troupeau, non pas dans le monde romain,
mais dans le monde de la Méditerranée orientale. On la trouve en Égypte, on la
trouvait aussi en Mésopotamie, en Assyrie. On la trouve surtout dans la société
hébraïque où le thème de troupeau et du berger est un thème absolument
fondamental, thème religieux, thème politique, thème moral et thème social.
Dieu, c’est le berger de son peuple. Le peuple de Jéhova, c’est un troupeau.
David, le premier roi d’Israël, reçoit des mains de Dieu la tâche de devenir le
berger d’un peuple qui sera pour lui le troupeau, et le salut du peuple juif sera
acquis, sera assuré le jour où le troupeau sera enfin rentré au bercail et ramené
dans le sein de Dieu. Importance, par conséquent, très grande du thème pastoral
dans toute une série de sociétés de la Méditerranée orientale, alors qu’il n’existe
pas chez les Grecs ni chez les Romains.
Troisième caractère du pouvoir pastoral qu’on retrouve dans les civilisations dont
je parlais : ayant pour fonction principale d’assurer la subsistance du troupeau, il
est au fond une charge ; il a pour caractère moral d’être essentiellement dévoué,
de se sacrifier, au besoin, pour ses brebis. C’est ce que l’on trouve dans plusieurs
textes célèbres de la Bible souvent repris par les commentateurs : le bon
pasteur, le bon berger est celui qui accepte de sacrifier sa vie pour ses brebis.
Dans le pouvoir traditionnel, ce mécanisme se retourne : ce qui fait un bon
citoyen, c’est de pouvoir se sacrifier pour lui sur l’ordre du magistrat ou
d’accepter de mourir pour son roi. Là, c’est le contraire : c’est le roi, le pasteur
qui accepte de mourir pour se sacrifier. Enfin, et peut-être est-ce là le trait le plus
important, le pouvoir pastoral est un pouvoir individualiste, c’est-à-dire que, alors
que le roi ou le magistrat ont pour fonction essentielle de sauver la totalité de
l’État, le territoire, la ville, les citoyens dans leur masse, le bon berger, le bon
pasteur est capable quant à lui de veiller sur les individus en particulier, sur les
individus pris un par un. Ce n’est pas un pouvoir global. Bien sûr, le berger doit
assurer le salut du troupeau, mais il doit assurer le salut de tous les individus. On
trouve facilement cette thématique du berger dans les textes hébreux et dans un
certain nombre de textes égyptiens ou assyriens. Pouvoir, donc, qui porte sur
une multiplicité -sur une multiplicité d’individus en déplacement, allant d’un point
à un autre -, pouvoir oblatif, sacrificiel, pouvoir individualiste. Il me semble que le
christianisme, à partir du moment où il est devenu, à l’intérieur de l’Empire
romain, une force d’organisation politique et sociale a fait entrer ce type de
pouvoir dans ce monde qui l’ignorait encore totalement. Je passe sur la manière
dont les choses se sont passées concrètement, comment le christianisme s’est
développé comme une Église, comment, à l’intérieur d’une Église, les prêtres ont
pris une situation, un statut particuliers, comment ils ont reçu l’obligation
d’assurer un certain nombre de charges, comment, effectivement, ils sont
devenus les pasteurs de la communauté chrétienne. Je crois que, à travers
l’organisation du pastorat dans la société chrétienne, à partir du IVe siècle après
Jésus-Christ, et même du IIIe siècle, s’est développé un mécanisme de pouvoir
qui a été très important pour toute l’histoire de l’Occident chrétien et, d’une
façon particulière, de la sexualité.
D’une façon générale, pour l’homme occidental, qu’est-ce que signifie vivre dans
une société où il existe un pouvoir de type pastoral ?
Enfin, et c’est là, je crois, quelque chose qui va nous ramener à notre problème
de départ, à savoir l’histoire de la sexualité, le pastorat a apporté avec lui toute
une série de techniques et de procédés qui concernent la vérité et la production
de la vérité. Le pasteur chrétien enseigne -en cela, il est, bien sûr, dans la
tradition des maîtres de sagesse ou des maîtres de vérité que pouvaient être par
exemple les philosophes antiques, les pédagogues. Il enseigne la vérité, il
enseigne l’écriture, il enseigne la morale, il enseigne les commandements de
Dieu et les commandements de l’Église. En cela c’est donc un maître, mais le
pasteur chrétien est aussi un maître de vérité en un autre sens : le pasteur
chrétien, d’une part, pour exercer sa charge de pasteur, doit savoir, bien sûr, tout
ce que font ses brebis, tout ce que fait le troupeau et chacun des membres du
troupeau à chaque instant, mais il doit aussi connaître de l’intérieur ce qui se
passe dans l’âme, dans le coeur, au plus profond des secrets de l’individu. Cette
connaissance de l’intériorité des individus est absolument requise pour l’exercice
du pastorat chrétien.
Connaître l’intérieur des individus, ça veut dire quoi ? Cela veut dire que le
pasteur disposera de moyens d’analyse, de réflexion, de détection de ce qui se
passe, mais aussi que le chrétien sera obligé de dire à son pasteur tout ce qui se
passe dans le secret de son âme ; en particulier, il sera obligé d’avoir recours à
l’égard de son pasteur à cette pratique si spécifique, je crois, du christianisme :
l’aveu exhaustif et permanent. Le chrétien doit avouer sans cesse tout ce qui se
passe en lui à quelqu’un qui sera chargé de diriger sa conscience et cet aveu
exhaustif va produire en quelque sorte une vérité, qui n’était pas connue bien sûr
du pasteur, mais qui n’était pas connue non plus du sujet lui-même ; c’est cette
vérité, obtenue par l’examen de conscience, la confession, cette production de
vérité qui se développe tout au long de la direction de conscience, de la direction
des âmes, qui va, en quelque sorte, constituer le lien permanent du berger à son
troupeau et à chacun des membres de son troupeau. La vérité, la production de
la vérité intérieure, la production de la vérité subjective est un élément
fondamental dans l’exercice du pasteur. On en arrive précisément maintenant au
problème de la sexualité. À quoi avait affaire le christianisme, quand il s’est
développé, à partir du IIe et du IIIe siècle ? Il avait affaire à une société romaine
qui avait déjà accepté, pour l’essentiel, sa morale, cette morale de la
monogamie, de la sexualité, de la reproduction dont je vous parlais. Par ailleurs,
le christianisme avait devant lui, ou plutôt à côté de lui, derrière lui, un modèle
de vie religieuse intense, qui était le monachisme hindou, le monachisme
bouddhiste, et les moines chrétiens qui se sont répandus dans tout l’Orient
méditerranéen à partir du IIIe siècle en reprenaient, pour une bonne part, les
pratiques ascétiques. Entre une société civile qui avait accepté un certain
nombre d’impératifs moraux et cet idéal de l’ascétisme intégral, le christianisme
a toujours hésité ; il a essayé, d’une part, de maîtriser, d’intérioriser, mais en le
contrôlant, ce modèle de l’ascétisme bouddhique et, d’autre part, de reprendre
en main pour pouvoir la diriger, de l’intérieur, cette société civile de l’Empire
romain.
Par quels moyens va-t-il y arriver ? Je crois que c’est la conception très difficile,
d’ailleurs très obscure, de la chair qui a servi, qui a permis d’établir cette sorte
d’équilibre entre un ascétisme qui refusait le monde et une société civile qui était
une société laïque. Je crois que le christianisme a trouvé moyen d’instaurer un
type de pouvoir qui contrôlait les individus par leur sexualité, conçue comme
quelque chose dont il fallait se méfier, comme quelque chose qui introduisait
toujours dans l’individu des possibilités de tentation et des possibilités de chute.
Mais en même temps, il ne s’agissait absolument pas -sans quoi on tombait dans
l’ascétisme radical -de refuser tout ce qui pouvait venir du corps, comme étant
nocif, comme étant le mal. Il fallait pouvoir faire fonctionner ce corps, ces plaisirs,
cette sexualité, à l’intérieur d’une société qui avait ses besoins, ses nécessités,
qui avait son organisation de famille, qui avait ses nécessités de reproduction.
Donc, une conception, au fond, relativement modérée quant à la sexualité qui
faisait que la chair chrétienne n’a jamais été conçue comme le mal absolu dont il
fallait se débarrasser, mais comme la perpétuelle source à l’intérieur de la
subjectivité, à l’intérieur des individus d’une tentation qui risquerait de mener
l’individu au-delà des limitations posées par la morale courante, à savoir : le
mariage, la monogamie, la sexualité de reproduction et la limitation et la
disqualification du plaisir.
C’est donc une morale modérée entre l’ascétisme et la société civile que le
christianisme a établie et qu’il fait fonctionner à travers tout cet appareil du
pastorat, mais dont les pièces essentielles reposaient sur une connaissance, à la
fois extérieure et intérieure, une connaissance méticuleuse et détaillée des
individus par eux-mêmes, par les autres. Autrement dit, c’est par la constitution
d’une subjectivité, d’une conscience de soi perpétuellement éveillée sur ses
propres faiblesses, sur ses propres tentations, sur sa propre chair, c’est par la
constitution de cette subjectivité que le christianisme est arrivé à faire
fonctionner cette morale, au fond moyenne, ordinaire, relativement peu
intéressante, entre l’ascétisme et la société civile. La technique d’intériorisation,
la technique de prise de conscience, la technique d’éveil de soi-même sur soi-
même, quant à ses faiblesses, quant à son corps, quant à sa sexualité, quant à sa
chair, c’est cela, me semble-t-il, qui est l’apport essentiel du christianisme dans
l’histoire de la sexualité. La chair, c’est la subjectivité même du corps, la chair
chrétienne, c’est la sexualité prise à l’intérieur de cette subjectivité, de cet
assujettissement de l’individu à lui-même qui est l’effet premier de l’introduction
dans la société romaine du pouvoir pastoral. Et c’est ainsi, me semble-t-il, qu’on
peut -tout cela est une série d’hypothèses, bien sûr -comprendre quel a été le
rôle réel du christianisme dans l’histoire de la sexualité. Non pas, donc, interdit et
refus, mais mise en place d’un mécanisme de pouvoir et de contrôle, qui était, en
même temps, un mécanisme de savoir, de savoir des individus, de savoir sur les
individus, mais aussi de savoir des individus sur eux-mêmes et quant à eux-
mêmes. Tout cela constitue la marque spécifique du christianisme et c’est dans
cette mesure, me semble-t-il, que l’on peut faire une histoire de la sexualité dans
les sociétés occidentales à partir des mécanismes de pouvoir.
Le sujet et le pouvoir
« Cela est dû au fait que l’État occidental moderne a intégré, sous une forme
politique nouvelle, une vieille technique de pouvoir qui était née dans les
institutions chrétiennes. Cette technique de pouvoir, appelons-la le pouvoir
pastoral. Et, pour commencer, quelques mots sur ce pouvoir pastoral.
1) C’est une forme de pouvoir dont l’objectif final est d’assurer le salut des
individus dans l’autre monde.
2) Le pouvoir pastoral n’est pas simplement une forme de pouvoir qui ordonne ; il
doit aussi être prêt à se sacrifier pour la vie et le salut du troupeau. En cela, il se
distingue donc du pouvoir souverain qui exige un sacrifice de la part de ses
sujets afin de sauver le trône.
4) Enfin, cette forme de pouvoir ne peut s’exercer sans connaître ce qui se passe
dans la tête des gens, sans explorer leurs âmes, sans les forcer à révéler leurs
secrets les plus intimes. Elle implique une connaissance de la conscience et une
aptitude à la diriger.
Cette forme de pouvoir est orientée vers le salut (par opposition au pouvoir
politique). Elle est oblative (par opposition au principe de souveraineté) et
individualisante (par opposition au pouvoir juridique). Elle est coextensive à la vie
et dans son prolongement ; elle est liée à une production de la vérité - la vérité
de l’individu lui-même.
C’est vrai, mais je pense qu’il faut distinguer entre deux aspects du pouvoir
pastoral : l’institutionnalisation ecclésiastique, qui a disparu, ou du moins perdu
sa vigueur depuis le XVIIIe siècle, et la fonction de cette institutionnalisation, qui
s’est étendue et développée en dehors de l’institution ecclésiastique.
L’une des conséquences, c’est que le pouvoir pastoral, qui avait été lié pendant
des siècles - en fait pendant plus d’un millénaire - à une institution religieuse bien
particulière, s’est tout à coup étendu à l’ensemble du corps social ; il a trouvé
appui sur une foule d’institutions. Et, au lieu d’avoir un pouvoir pastoral et un
pouvoir politique plus ou moins liés l’un à l’autre, plus ou moins rivaux, on a vu
se développer une « tactique » individualisante, caractéristique de toute une
série de pouvoirs multiples : celui de la famille, de la médecine, de la psychiatrie,
de l’éducation, des employeurs, etc.