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Figures de l'autre.

Imaginaires de l'altérité et de l'altération.

Colloque international à Angers, juillet 2007.


CNAM-IFORIS.

Supplément au volume paru en 2010 aux


éditions Teraédre.

Alors que les politiques s’interrogent sur nos


identités collectives, alors que le refus de
l’Autre, -si ce n’est sa relégation, quand il
diffère trop de nous-, s’inscrit dans des
programmes technocratiques et
singulièrement inhumains faisant écho à des
pratiques que l’on croyait d’un autre siècle,
les Figures de l’Autre évoluent, se modifient
dans les domaines du soin, de la création,
de l’urbanisme, du travail social, de
l’éducation, du politique…
La réflexion première des promoteurs de ce
colloque international partait d’une
interrogation sur l’émergence des
imaginaires sociaux à l’oeuvre dans la “crise
des banlieues”, souvent mal perçue, entre
1
relégation, stigmatisation et formes vécues
comme chaos.
Là où le territoire est enfermement et en
même temps refuge, quand les espaces du
Travail et de l’Urbain apparaissent comme
voués à la compétition forcenées vers les
cimes de hiérarchies dont la plupart
ignoreront toujours les voies d’accès, quand
les significations imaginaires sociales ne sont
plus partagées, la crise s’invite et les dieux
les plus violents font leur ré apparition…
L’imaginaire est donc ici interrogé comme
vide créateur et instituant, magma, dans des
approches croisées entre terrains et
universités entre intervention sociale et
enseignements, entre engagement et
implication, car il est transversalité touchant
à la fois à notre animalité et à l’humain
interpersonnel, et ses productions
ne cessent d’interroger le rationnel.

La méthode de partage mise en œuvre ici fait


la part belle à l’étude de cas tandis que les
conférences de voix autorisées venant de
plusieurs disciplines (philosophie,
psychologie, anthropologie, médecine,
histoire linguistique, économie, sciences de
l’Education) ponctuent les travaux pour
2
préciser des notions, engager des débats,
provoquer des réflexions inédites favorisant
des approches inductives et interrogeant la
complexité des situations en confrontant des
points de vue pluriels, voire discordants. En
effet, comme l’avait bien vu Jérôme
Burckhardt, « il est, dans le refus de la
complexité, le germe de toute tyrannie ».

3
Sommaire.

Altérités assimilées ; altérités altérées, la


définition de soi comme maîtrise/altération de
l’autre et du monde. Abdelhak Bellakhdar. p.
4.

Les jeunes des banlieues entre imaginaire


collectif et valeurs républicaines. Constantin
XYPAS. p.31.

Les langues comme facilitateurs de la


rencontre de l’autre, Richard Lescure. p.41.

Les figures de l’autre chez Cornélius


Castoriadis. Georges Bertin. p. 61.

Figures de l’Autre dans le politique, synthèse


de l’atelier. p.74.

Figures de l’Autre dans la création artistique,


synthèse de l’atelier. p.79.

4
5
Altérités assimilées ; altérités altérées, la
définition de soi comme maîtrise/altération de
l’autre et du monde. Quelques écrits de Saint-
John Perse.1

Abdelhak Bellakhdar, professeur à l’Université


de Rabat, responsable du Groupe de Recherche et
d’Action pour la Formation et l’Enseignement
(Grafe), Maroc.

Saint John Perse.

Lors de la table ronde tenue au Centre National


des Lettres, à Paris, en avril 1987, dans le cadre du
centenaire de la naissance de Saint-John Perse, il y
eut une altération du dialogue entre participants.
L’événement en soi fut sans ampleur, et je suis à
peu près sûr que les antagonistes du moment en
ont oublié jusqu’au souvenir. Mais, à mon humble
avis, il reste assez significatif, parce que le schéma
se répète, au sein même de ce qui est voué au co-
1
Toutes les citations de Perse réfèrent à Saint-John Perse :-Œuvres complètes.
Paris, Gallimard [Coll. Bibliothèque de La Pléiade], 1982, deuxième édition ;
désormais noté OC.
6
logos, aux paroles-savoirs mis ensemble. M.
Abdewahhab Meddeb, grand poète et traducteur de
textes réputés fondamentaux, avait souligné dans
son hommage, et avec raison, des aspects de la
thématique persienne : héros-barde, mystique
orientale liée au désert, puissance du verbe,
nomadisme et pérégrination, mouvement de
conquête (de soi, de l’autre…) vers l’ouest, etc. ;
des thèmes en somme qui reviennent autrement
sous la plume des critiques français autour de
Perse. Ce qui a pu gêner, c’est que Meddeb aie
énuméré tout cela d’un seul coup, et sous caution
d’une arabité soutenue et assumée. C’est un choix
qui se défend : Il s’agit effectivement là de
quelques thèmes fondamentaux de la poésie arabe,
dont Perse possédait2, en traductions, un nombre
non négligeable de textes. Mais c’est également
une option que légitime la seule universalité
citationnelle de l’œuvre de Perse : ce sont là aussi
des thèmes que l’on peut retrouver sous la plume
2
La bibliothèque de Perse, dont les titres sont d’ailleurs mis en ligne, signale les
ouvrages, qui comptent beaucoup pour les connaisseurs de cette aire culturelle,
par exemple :
• MASSIGNON Louis (publié par) : Quatre textes inédits relatifs à la biographie d'Al
Hosayn - Ibn Mansour Al Hallaj. Libraire de l’Orientaliste, Geuthner, 1914, in-4, 37-
86 pp.
• LYDIS Mariette LE CORAN, Quarante deux miniatures. Paris, Société du Livre
d’Art ancien et moderne, 1927.
• GAUTIER E. F. : Les Siècles obscurs du Maghreb ; L'islamisation de l'Afrique du
nord. Paris, Payot, 1927 . 432 p., photographies, cartes, annotations.
• MASSIGNON Louis : L’influence de l’Islam au Moyen-Âge sur la fondation et
l'essor des banques juives. Damas, Bulletin d’Etudes Orientales, [1931]. 12 p.
• HALLAJ al-Husayn ibn Mansûr (traduit par MASSIGNON Louis) : Diwan. Paris,
Cahiers du Sud, 1955. 159 p. etc.
7
de poètes issus de différentes cultures ; les gens du
Gobi ou du Gange3, tout comme ceux qui mêlent le
cours de leur vie à celui du Nil ou du Mississippi … Il
ne faut donc pas se leurrer non plus : une étude
très sérieuse doit être menée sur la relation de ces
sources, et de bien d’autres, avec son œuvre. Pour
le moment, restent l’évidence de la citation
transposée et la culture générale. Meddeb n’avait
donc raison que par transitivité.
Celui, il en faut toujours un pour ce genre de
mission lors d’un colloque, en qui s’est focalisé le
trouble fut Monsieur Pierre Oster Soussouev. D’un
ton très poli, mais assez ferme (et cela est anglais),
il a d’emblée considéré, d’un droit pleinement
transitif, une partie des dires de Meddeb comme
hérétiques et de rétorquer, en substance, que Perse
est bien français, usant du génie de la langue
française, pour dire l’âme française et que,
finalement, il y aurait peu de poètes modernes qui
pouvaient se réclamer avec autant de légitimité de
Lamartine, ou de Victor Hugo que Perse. Ce sur
quoi Edouard Glissant, de la tribune, Hédi Kaddour,

3
Lorand Gaspar consacrant un article intitulé :- De la Poétique de Saint-John Perse,
de la conception de l’art en Chine ancienne, ajoute un amusant (rapports
imaginés). Pourtant son texte a été reçu comme un vrai travail d’érudit, et ses
rapports imaginés sont cités comme autant de preuves réelles de l’Universalité de
Perse, déjà cet article a été publié avec une présentation de Henry Colliot : ‘’ Le
Dialogue Claudel Saint-John Perse’’. Aix-en-Provence, contribution de la fondation
Saint-John Perse aux rencontres de Brangues, 1981 : Claudel, Saint-John Perse,
Segalen, Extrême-Orient/Poésie [Coll. ’’Hommages’’ de la Fondation], sd, sl, 16 p.
Il est vrai que Perse a vécu en Chine, et qu’il est resté très attaché à sa culture,
mais depuis les publications savantes de ses œuvres et de ses correspondances,
ses allusions et citations sont autant livresques que vécues, malgré ce qu’il en dit
dans la lettre à Larbaud, citée plus bas.
8
Henriette Levillain et Jean Bollack4 de l’assistance,
ont eu à souligner l’universalité, du moins votive,
de Perse et, manière de concilier les propos autant
que les hommes, à rappeler que la francité tient de
son universalité et réciproquement. Antoine
Raybaud rappelait finement que Meddeb n’a jamais
prétendu le contraire. « Nos œuvres vivent loin de
nous dans leurs vergers d'éclairs.5 »
L’événement en soi est si peu important, dans
l’optique de la compréhension de l’œuvre de Perse.
Mais il peut revêtir quelque portée quant à
l’herméneutique d’une œuvre qui, elle, doit tenir
compte de l’impact et des modalités de
l’institutionnalisation du sens de l’œuvre : à un
moment ou à un autre, fatalement, on décidera
d’autorité où doit s’arrêter le sens agréé et où
commence le sens ‘’hérétique’’ ou, plus
simplement, les interprétations exclues ou
refoulées et qui, de toutes les manières, inspirent
de l’appréhension, au lieu de participer à
compréhension… C’est ce moment qui a été
négligé par la critique moderne, occupée à affiner
ses ‘’approches’’ et oubliant les amas d’altérités
sémiologiques collatérales qu’elle favorise
allègrement, sous prétexte plausible de pluralité de

4
Voir son :-Empédocle, Les Origines, introduction, édition, traduction, commentaire
(4 vol.), Minuit, 1965. Voir aussi : Françoise E.E Henry :-Saint-Leger Leger
traducteur de Pindare. Paris : Gallimard [Publications de la Fondation Saint-John
Perse], 1986. 236 p.
5
Chronique, IV.
9
lectures, que l’on a très vite confondu avec la
pluralité des sens. Participer à la compréhension
en subissant un interdit ou une incitation a ses
conséquences sur la façon dont se construisent les
opinions littéraires, en général, et sur la
cristallisation d’une doxa admise autour d’un
auteur.
Les centres de cultures, les rassemblements
scientifiques comme le nôtre, la Fondation Saint-
John Perse, la Maison de la Poésie, au niveau de la
genèse, et au niveau de la consommation et de la
formation, l’institution scolaire sont des instruments
d’institutionnalisation du sens. L’école, toujours
empressée, obligation de résultat oblige, se
débrouille et bricole même des démarches pour
résister au contresens, à la paraphrase (répétition
forcément médiocre et inévitablement inutile du
texte) et à l’extrapolation. Cela se comprend. Il
s’agit d’un apprentissage à bien lire et à bien
comprendre. Mais ne seraient-ce pas là, également,
des manières de contrôler la production du sens et
d’en éviter toute altérité/altération ? Le cas de
l’Ecole est le plus inconfortable : elle en fait une
mission (sociale, politique, et quelquefois
personnelle) parfaitement convenue et, quoi que
l’on en dise, admise. Dans le cas de M. Oster il
s’agit d’une auto institution, ad hoc, qui s’arroge le
pouvoir de discrimination entre ce qu’il est admis
10
de dire, de ce qui ne l’est pas du tout. Donc entre
un sens identitaire reconnu et une altérité de
référence, même métaphorique ou de bonne foi, à
rejeter comme une menace d’altération du sens. Le
plus incommodant pour l’analyse est qu’il l’ait fait
en toute légitimité. Pierre Oster Soussouev a réagi
en gardien du temple, d’ailleurs plus du temple
France que du ‘’Temple Perse’’. Car justement, ce
denier, au niveau de la glose, doit sa naissance à
un genre de propos particulier, qui en construit une
image unique et inaliénable de texte fermé sur lui-
même, qui s’est pris totalement en charge, texte et
notice, d’originalité absolue :
« Moi j'ai pris charge de l'écrit, j'honorerai l'écrit.
Comme à la fondation d'une grande œuvre votive,
celui qui s'est offert à rédiger le texte et la notice6.»
Un texte ainsi conçu rend, d’office, superfétatoire
toute glose. Il incite, aussi étonnant que cela puisse
paraître, plus à la paraphrase qu’au commentaire.
Dans l’absolu, tout commentateur du texte de Perse
enfreint la loi de celui-ci. Comment ?

Pour commencer, Perse s’est érigé lui-même en


fondateur de son propre Temple, malgré sa
prétendue ‘’distance’’ qui en découragé plus d’un.
Je le soupçonne même de s’être mêlé de critique,

6
OC. p. 264.
11
pour un peu consolider, au niveau explicite et
théorique, la réception de son œuvre :
Je vous remercie par-dessus tout d’avoir pensé à
me défendre littérairement, contre ‘’l’exotisme’’.
Toute localisation me semble odieuse, aussi bien
que toute datation, pour nos pauvres fêtes de
l’esprit. Autant que d’inactualité, j’ai toujours eu
grand besoin d’affranchissement. Du lieu, et si je
tiens encore, pour une simple question de lumière,
à un certain degré de latitude en ceinture autour de
notre globe, je hais cordialement toute longitude.
Des Antillais même pourraient penser, non de mes
poèmes, qui sont tout simplement français, ni de
mes thèmes, qui furent toujours étroitement vécus,
mais de mon attitude humaine, antérieure au songe
de la vie, qu’il y a là plus d’océanien, ou
d’asiatique, ou d’africain, ou de tout autre chose
encore qu’antillais7.

Perse impose, sépare ce qui peut relever de la


francité de la langue, projetable dans une
universalité possible, de ce qui est thématique, ou
plus pompeusement, ce qui pourrait être son onto-
poétique. Dans son esprit, et dans la lettre qui
l’exprime, les deux ne s’opposent pas, du moins
pas en termes d’identité (ici, origine, identification
à une appartenance culturelle) /vs/ altérité
(ailleurs exotique). Il suggère plutôt d’établir une

7
Lettre de jeunesse. Lettre à Valery Larbaud de la fin décembre 1911, OC. p.793.
12
relation directe qui pourrait neutraliser la
dichotomie grâce aux incontournables définitions
premières de l’homme : sa langue, ses rives natales
et son humanité. L’une crée l’autre et
réciproquement :
« De la France, rien à dire : elle est moi-même et
tout moi-même. Elle est pour moi l’espèce sainte,
et la seule, sous laquelle je puisse concevoir de
communier avec rien d’essentiel en ce monde.
Même si je n’étais pas un animal essentiellement
français, une argile essentiellement française (et
mon dernier souffle, comme le premier, sera
chimiquement français), la langue française serait
encore pour moi la seule patrie imaginable, l’asile
et l’antre par excellence, l’armure et l’arme par
excellence, le seul ‘’lieu géométrique ’’ où je puisse
me tenir en ce monde pour y rien comprendre, y
8
rien vouloir ou y renoncer. »

La langue française, mêlée à l’argile adamique,


constitue sa quiddité et est plus qu’une référence
nationale ou culturelle. Elle est un ressort de l’âme,
tout comme les vertus énumérées dans les
hommages à ses amis, et son tremplin pour la
reconquête de l’essentiel, l’essentiel de la poésie
française, essoufflée, rabougrie, étiolée par les
fausses interrogations ‘’modernistes’’9. L’essentiel
8
Lettre à Archibald MacLeish, du 23 décembre 1941, OC. pp.550-551.
9
Il faut noter un curieux partage lexical sous la plume de Perse, ‘’moderne’’ est
une louange, moderniste est presque péjoratif.
13
étant encore pour lui le dépassement du contingent
par l’interrogation ontologique, qu’il sépare de
l’existentialisme10. Très tôt, il s’est concilié les choix
des pionniers de la NRF et il fut, telles que ses
correspondances le répètent, enclin à adhérer à la
dénonciation des attitudes chauvines des
littérateurs de l’entre-deux guerres11 ; teutons
autant que français d’ailleurs. Bien sûr, il
contreviendra à ce principe, notamment dans ses
écrits politiques où il tombe dans le piège du
gallocentrisme, que curieusement il arrange à sa
façon : lui au centre, par Aristide Briand interposé
(réflexe poétique qui s’aligne sous ses procédés
d’identification par proximité), la France, puis le
reste du monde. Mais cela relève de paradoxes qui
fondent ses rapports d’appropriation du monde, et
non d’une acceptation de localisation civile.
Puis vient la lecture même de ses œuvres par des
amis. Ces derniers reprennent à leur compte les
principes qu’il a veillé à leur suggérer, discrètement
mais sûrement, à travers les correspondances
entretenues avec eux. L’expression un animal
essentiellement français cité par Mrs Biddle en

10
« Le style n’est-il pas, après tout, la seule mesure de liberté ?–– Jolie leçon
donnée aux ‘’Existentialistes’’, qui me semblent si peu dignes de l’absurde dont ils
se croient les théoriciens, et bien trop dupes de leur rationalisme pour le vouloir
venger par le style. » Lettre à Jean Paulhan, Washington, 22 janvier 1950. OC. p.
1025.
11
Lepape (Pierre) :–Le Pays de la littérature ; Des serments de Strasbourg à
l’enterrement de Sartre. Paris, Le Seuil, Points ‘’Essais’’, 2003. Voir
particulièrement le chapitre : ‘’La Littérature contre le nationalisme’’. pp. 576-594.

14
1961 figure dans une lettre à MacLeish datée du 23
décembre 1941. Et ainsi, d’une lettre à une autre,
d’une analyse à une autre, les auteurs les plus
avisés continuent la pensée de Perse et se tisse le
réseau de sens agréé :
« Des événements obscurs se déroulent dans une
contrée, à une époque qu’aucun repère ne permet
d’identifier avec certitude ; sinon hors du temps et
de l’espace, du moins dans une durée non jalonnée,
dans une étendue non balisée, situables seulement
très loin, là où s’effacent les chronologies et où les
méridiens se confondent. Ce sont coutumes,
actions, et émotions immémoriales. Dans un
syncrétisme que le discernement et le savoir
préservent du disparate, une érudition discrète
soutient le moindre détail. De son excellence
même, le monde tire ses titres et lettres de
créance. Le support de chaque détail est attesté
dans quelque recueil autorisé. Toute donnée est
produite sur la table du juge pour ce qu’elle est
exactement : le vrai pour vrai, la fable pour fable et
l’image pour image »12.

En fait, il s’agit d’une feinte d’analyse, ou d’une


analyse feinte et fondue sous le masque de la
synthèse (principe de la recréation persienne)
qu’elle en semble ‘’fondée’’. En fait, elle est trop
facilement ancrée dans la réalité du texte. Pour nos

12
Roger Caillois : Poétique de Saint-John Perse, cité dans OC. p.1291.
15
pauvres esprits méthodiques, une telle lecture
rationalise l’intuition et l’aide à mimer l’analyse,
qu’elle mine : les affirmations sont trop générales
pour être invalidées ou confirmées ; elles se
confirment d’elles-mêmes et frôlent l’évidence,
ennemie de l’étonnement13 analytique. C’est
exactement ce que voulait Perse : que le critique se
contente de mimer les poèmes, c’est-à-dire de les
restituer, ne craignant point la contradiction avec
le sens originel de mise en crise, qu’il eut pourtant
à rappeler à Rivière :
« Je me souviens encore d’une phrase de votre
lettre. Ce n’est pas « la critique » qu’à Bordeaux,
en avril, j’entendais réhabiliter à vos yeux, mais ‘’le
poème critique’’ tel que vous le concevez, et tel,
disions-nous, qu’il n’a jamais existé, sinon peut-être
en puissance, chez quelques essayistes de langue
anglaise. Il ne m’arrivera jamais de penser que les
Michel Arnauld soient lisibles. Mais le critique
auquel je songe, celui qui assume de restituer, de
recréer (et c’est, plus simplement, de situer et
relier) –secret, replié sur lui-même, et « trouvant »
à son tour comme le poète trouve, et à son tour
relié à l’inconscient et au mystère, « voyant » enfin,
avec le droit de plus dire, puisque, moins elliptique,
il évente et il comble tous les rapports sacrifiés, –ce

13
« Et c’est la poésie alors, non la philosophie, qui se révèle la vraie ‘’fille de
l’étonnement’’, selon l’expression antique à qui elle fut le plus suspecte. » Poésie ;
allocution au Banquet Nobel du 10 décembre 1960. OC. p. 444
16
critique est poète lui-même, sous peine de n’être
pas.
[...] Rappelez-vous ce sens que prend le mot
χρ ι ν ε ι ν dans la langue alexandrine (chez
Plotin tout le temps) : « appeler, provoquer une
crise14. »
Voilà en quoi Caillois est fondateur : son écrit
continue, illustre par l’exemple et reprend le texte
constitutif initial (poèmes et lettres), substituant de
l’exégèse, explication à valeur d’édification (de
l’identité qui parle et du sens moral chez celui qui
lit), au commentaire. La fondation du Temple avait
ainsi commencé, créant ses lois et ses manières de
faire, et dont le volume des œuvres complètes de la
Pléiade ne fait que reproduire, souvent peu
allusivement, la démarche. Pour que la boucle soit
bouclée, les textes des pères fondateurs sont
d’ailleurs repris par Perse, éditeur de son propre
Pléiade, comme autant de pendants naturels,
agréés et gratifiés de sa signature, à son œuvre :
articles de Larbaud, de Claudel, de Mrs Francis
Biddle, de Caillois, de Rousseaux, etc. Un tel labeur
d’essaimage et d’assimilation, de construction de
secte ou d’élite autour d’une identité/relique, est
travail de création d’une autorité et œuvre
d’institution de sens, qui ne laisse pas le choix
entre :

14
Lettres de Jeunesse, Lettre du vendredi 21 octobre 1910, OC. p.677. Je souligne.
17
• mésestimer tout cela, et recommencer depuis
le début, en ramenant l’œuvre à son véritable état
d’objet d’analyse, renonçant sa fonction de guide
ou de manuel, ou encore de sujet tiers, très actif.
D’autant plus que ‘’le’’ Pléiade est une imposture
philologique, que corrigent moyennement les
éditions savantes ultérieures.
• perpétuer le ‘’sens critique’’ persien, ce qui
peut donner l’illusion (souvent la caution) d’une
légitimité, mais favoriser l’assimilation (au sens
militaire cette fois-ci) et fonder sur une
institutionnalisation de res, pour laquelle des pans
de conclusions pourraient être déclarés altération
du sens, hérésie ou contresens.
Fort heureusement, quelques jeunes critiques
persiens ont dépassé, et de loin, le cadre tracé par
Caillois et Paulhan, ou même le modèle d’Albert
Henry. Car l’assujettissement du commentaire, et
l’assimilation consentie, louangeuse, de ce qu’en a
agréé Perse est à l’origine d’une altération du
rapport de la critique au texte persien, peut-être
même du rapport de l’Université française à ce
même texte. Beaucoup souscrivent à ses dires et
aux affirmations des ses amis, qui ont
continuellement ajouté à l’étrangeté de ses
puissants poèmes, demeurés une belle altérité
langagière et esthétique encore inaccessible.
L’institutionnalisation, dans un monde qui en veut
18
rageusement aux symboles, peut se retourner
contre l’œuvre, et au lieu de l’imposer et de la
pérenniser, risque de la frapper de caducité. Dans
ce sens, il serait légitime de se demander à quel
Saint-John Perse devait faire allusion Pierre Oster ?
A celui qui s’est choisi comme aînés (il dit souvent
race) Bossuet, Racine, Aloysius Bertrand,
Baudelaire, Rimbaud et Valéry ? Ou à celui à qui
l’on impose Hugo, coupable aux yeux de Perse de
s’être corrompu en agréant des honneurs publics et
d’avoir valu, par ailleurs, à la France la perte du
Rhône du Romantisme15. Ou bien, enfin, à celui qui
fut si fier, paradoxal Perse !, de succéder au même
Hugo pour rendre hommage à Dante ; en
reprenant, de manière plus énergique, son
argument de louange ?

« La […] Pour la
reconnaissance septième fois
des grands l’appel séculaire
peuples envers les du nom ! Dante
grands hommes Alighieri !... Nous
est de bon te saluons, Poète,
exemple. Non, ne homme de terre
laissons pas dire latine, celui à qui il
que les peuples fut donné
sont ingrats. A un d’éduquer une

15
Hommages : André Gide. Face aux lettres françaises, 1909, OC. p.480.
19
moment donné un langue, et par la
homme a été la langue, créatrice,
conscience d'une de forger l’âme
nation. En d’un peuple.
glorifiant cet […]
homme, la nation Prodigieux destin,
atteste sa pour un poète,
conscience. Elle créateur de sa
prend, pour ainsi langue, d’être en
dire, à témoin son même temps
propre esprit. l’unificateur d’une
Italiens, aimez, langue nationale,
conservez et longtemps avant
respectez vos l’unité politique
illustres et qu’elle annonce.
magnifiques cités, Par lui, le langage
et vénérez Dante. restitué à une
Vos cités ont été la communauté
patrie, Dante a été vivante devient
l'âme. l’histoire vécue de
Six siècles sont tout un peuple en
déjà le piédestal quête de sa vérité.
de Dante. Les Au cœur d’une
siècles sont les grandeur italienne
avatars de la éparse, qu’il
civilisation. A rassemble et qu’il
chaque siècle incarne, il
surgit en quelque demeure pour
20
sorte un autre toujours ferment
genre humain, et d’âme et
l'on peut dire que d’esprit…17
l'immortalité
d'Alighieri a été
déjà six fois
affirmée par six
humanités
nouvelles. Les
humanités futures
continueront cette
gloire.»16

Peu importe, en fait. Puisqu’il ne s’agit pas de


garder une image ‘’identitaire et unique’’ d’un
poète sous ses masques multiples, ni de lui
attribuer les caractéristiques d’une race pour le
comprendre, mais d’examiner une œuvre, sans
l’assujettir aux fantaisies d’une lecture pré-
assignée. La lecture de l’œuvre de Perse a relevé
quelques constantes, qui pourraient compter pour
une maîtrise du rapport au monde et à l’autre, réel
ou imaginé. Les lieux communs de l’analyse de
l’œuvre de Perse s’entendent ainsi à dire qu’il est :
• dénombreur des richesses du monde. Son
savoir encyclopédique, soumis au grand souffle
16
Victor Hugo : Actes et paroles II : Le Centenaire de Dante, 1865. (Texte donné
pour le sixième Centenaire de Dante).
17
HOMMAGES : Pour Dante, Discours pour la fin du Congrès international réuni à
Florence à l’occasion du 7° Centenaire de Dante (20 avril 1965) ; OC. pp.449-459.
Dans le même volume, Perse appelle ce texte Discours de Florence.
21
créateur de son verbe, ne fait aucun partage a
priori. Sa thématique et la richesse de ses
références, multiculturelles, multi cultuelles et
syncrétiques18 en sont une preuve suffisante. Cette
impunité assimilatrice, intégrative, est le résultat
d’un immense travail de décontextualisation et
de recréation, d’allusion, d’ellipses qui ont su éviter
les extrêmes répréhensibles de la citation médiate
(bien que d’éminents chercheurs commencent à
dépoussiérer les strates), du délire incohérent ou du
capharnaüm. L’entité, mot ou motif, trouve sa
place, sa fonction sémiologique ou esthétique,
comme trouverait sa place un éclat de pierre dans
une mosaïque. D’où l’importance de la langue,
française, arrachée au peuple et restituée sous ses
plus beaux atours. Mais s’agit-il vraiment de
s’arrêter là ? Quelle est la destinée de ces
ingrédients du songe ? quel monde en naît ? quel
est le rapport entre moi, monde et signe ? Au-delà
d’une thématique louangeuse, la première critique
de Perse a oublié, lui obéissant, de rendre compte
des structures de l’imaginaire et des mécanismes
rhétoriques, stylistiques, poétiques qui les rendent
possibles, le rattachant à des structures plus
culturelles. L’arbre de Perse n’est pas l’arbre

18
Souvent neutralisées, et dont la quête propre est soumise à son cheminement
langagier et existentiel, sauf en ce qui concerne la mystique chrétienne (à
laquelle la langue française ne peut échapper) les religions extrême-orientales,
bouddhisme, Tao mis en évidence par Pierre Guerre, et enfin le ‘’paganisme’’ de
ses nourrices.
22
exclusivement archétypal, il est féminin, ce qui
évidemment jaillit de sa créativité, mais qui, par là,
peut rejoindre toutes les cultures pour lesquelles
l’arbre est naturellement féminin, dont la culture
arabe. L’arbre, dans les hommages, servira non pas
en tant que motif re-présenté, mais en tant que
‘’concept élémentaire’’ qui ordonne sa manière de
parler de (l’œuvre de) ses amis.
• adepte d’un code d’honneur de la lecture de(s
ses) textes. Très sommairement, Perse y impose
que le critique s’élève, à hauteur d’âme au
mouvement inhérent à l’œuvre. Pour cela, il doit y
subordonner son discours, et trouver à son tour. Sa
capacité à la restitution de l’œuvre analysée19 est
tributaire de la soumission-compagnonnage. Cette
forme contrainte de secondarité, restituer l’œuvre,
s’accompagne chez Perse d’une double restriction.
La première est morale, qui édicte qu’il ‘’faut’’ ne
restituer de l’œuvre que son lisible, exclusivement ;
le poème est né de rien, et est comme un fruit
détaché de son arbre. La seconde est
‘’méthodologique’’, qui recommande au critique
‘’d’adhérer’’ à l’œuvre, au risque non exclu de
frôler la paraphrase louangeuse, et d’altérer le
bonheur de la re-trouvaille, conseillé dans le
fragment cité plus haut. Il doit aussi parler dans

19
Voir le fragment de la lettre à Rivière cité plus haut. Perse mettra en application
ce principe, qu’il détourne à son profit.
23
l’estime20, à l’instar du poète apostrophant le
monde, ou l’invoquant21 –même quand le fond n’y
est pas– et, à la fois, tirer toute sa légitimité de
l’autorité22 du poète. Le problème est que Perse,
craignant toute incompréhension qui aurait menacé
l’intégrité de son œuvre, s’est lui-même chargé de
surveiller, d’orienter, de conseiller, de corriger et
d’autoriser les lectures faites de ses textes.
‘’Positivement’’, il est le propre éditeur des
hommages qui lui ont été rendus sous la direction
de Paulhan dans les Cahiers de la Pléiade... C’est
dans ce contexte qu’il faut lire la réaction violente à
l’égard de M. Saillet : refus d’une lecture qui
outrepasse les tabous d’une institutionnalisation,
non que Saillet ait particulièrement brillé dans son
ouvrage, mais parce que son étude était aussi
légitime que celle des encenseurs, qui ont fait
perdre pas mal de temps à l’avancée des études
persiennes. Si la critique persienne s’est enfermée
20
Ainsi ce passage de Mrs Francis Biddle qui pousse ‘l’analyse’’ jusqu’à confondre
étude du texte et portrait physique et moral du poète : « Il y a dans l’aspect
physique de Saint-John Perse, un je ne sais quoi, sous ce front très vaste et ces
yeux très perçants qui fait penser d’abord au visage de Baudelaire et d’Edgar
Allan Poe. Mais là s’arrête la ressemblance. Le génie poétique de Perse prend
source dans sa personnalité puissante et stable et très virile, incontestablement
normale, et d’une rare santé morale aussi bien que physique. Par sa vitalité
même, il appartient tout entier à notre siècle, ayant échappé à l’intellectualisme
du XVIIIe comme au romantisme du XIXe. » Une bêtise ! à qui il a plu pourtant à
Perse de la faire figurer parmi les articles encenseurs (souvent paraphrastiques)
qu’il cite dans son volume de la Pléiade (Voir OC. p. 1248). D’autant plus que,
hormis l’apparence physique, ces poètes, plus que Hugo ou Lamartine, ont tenu
une positions capitale (quasiment d’aînés maîtres) dans son ‘’Panthéon’’.
21
« C’est là le train du monde, et je n’ai que du bien à en dire. » (Anabase.)
22
Ainsi Albert Henry, grand gardien du temple Perse, et pionnier des éditions
savantes des poèmes, fait souvent le récit d’une rencontre avec le poète pendant
laquelle il lui a demandé telle ou telle explication de telle ou telle expression. Qui
penserait remettre sur l’arbre les fruits qu’il vient de perdre ?
24
dans un tel esprit de Temple, c’est que Perse lui-
même en a codifié les lois. Saillet dont tout le
monde parle et que personne ne cite, s’est permis
une interprétation quelque peu bio-psychanalytique
de Perse. La réaction de celui-ci fut foudroyante,
indignée pour le moins devant Adrienne Monnier
(OC. p.552). Riposte sans scrupule, personnelle, et
qui souligne rageusement la ‘compréhension’
fautive du sens littéral :
« Elle m’est au fond défavorable –et pas toujours
assez ouvertement–; empreinte, finalement
d’antipathie personnelle. Cela ne me laisse aucun
recours envers l’auteur –non certes pour chercher
en rien à atténuer la gravité de ses réserves et de
ses suspicions littéraires, non plus qu’à rectifier
l’erreur foncière de son interprétation poétique–
mais pour m’assurer seulement d’une simple
garantie, que je voudrais tenir de sa courtoisie, à
défaut de sa sympathie : qu’il ne soit publié aucun
portrait de moi dans le livre qu’il annonce. »23
Le critique, sous peine d’irrévérence, ou d’hérésie,
continue le Créateur et travaille à
l’institutionnalisation totalitaire de l’œuvre.

23
Et quels furent les défenseurs de Perse ? Ses amis du temple bien sûr. Perse note,
dans les OC. à la page 1158 : « Cette étude devait appeler une réplique de Jean
Paulhan, dans une note publiée à la fin du numéro d’Hommage des Cahiers de la
Pléiade (été-automne 1950), et de Roger Caillois, dans un appendice à son livre
sur la « Poétique de saint-John Perse » (Paris, 1954), sous le titre « Contestation
d’une contestation ». Je me demande même si la lettre à Monnier ne serait pas
une incitation à la dénonciation du ‘’crime de lèse-majesté’’ de Saillet. .
25
Or, on le devine bien, il existe, dans l’œuvre de
Perse, un paradoxe perpétuel entre, d’un côté,
l’élan humain et universel de l’œuvre,
rattachement suprême aux grandes forces qui nous
créent, qui nous empruntent ou qui nous lient24, et,
de l’autre, le totalitarisme qui prive l’analyste de sa
liberté, en imposant les lois de composition interne
de celle-ci comme préalable méthodologique. Il
serait difficile de consigner avec précision, en si peu
de lignes, le statut des motifs et des séités, que l’on
peut nommer personnages, dans son texte. Mais,
disons que la vision édénique (romantique) d’un
sujet réconcilié avec le monde a prévalu dans les
lectures initiales de l’œuvre. ELOGES a servi
d’archétype aux textes ultérieurs :
Avec l’achaine, l’anophèle, avec les chaumes et les
sables, avec les choses les plus frêles, avec les
choses les plus vaines, la simple chose, la simple
chose que voilà, la simple chose d’être là, dans
l’écoulement du jour…25
Un monde où même le mot autre est neutralisé
dans son premier sens et soutient une organisation
syntagmatique quasi-rudimentaire du monde :
Je m’éveille, songeant au fruit noir de l’Anibe dans
sa cupule verruqueuse et tronquée… Ah bien les
crabes ont dévoré tout un arbre à fruits mous. Un

24
Note pour un écrivain suédois sur la thématique d’Amers, OC.p.569
25
EXIL, Exil, V, OC. p. 130.
26
autre est plein de cicatrices, ses fleurs poussaient,
succulentes, au tronc.26
Au négociant le porche sur lamer, et le toit au
faiseur d’almanachs !... Mais pour un autre le voilier
au fond des criques de vin noir, et cette odeur !
[…]27
Il peut être également l’indice d’une accession à
un sens figuré, apanage d’une entité transcendée,
un d’un mode d’existence ‘’virtualisé’’28 :
Et comme nous courions à la promesse de nos
songes, sur un très haut versant de terre rouge
chargé d'offrandes et d'aumaille, et comme nous
foulions la terre rouge du sacrifice, parée de
pampres et d'épices, tel un front de bélier sous ses
crépines d'or et sous les ganses, nous avons vu
monter au loin cette autre face de nos songes : la
choses sainte à son étiage, la Mer, étrange, là, et
qui veillait sa veille d'Etrangère – inconciliable, et
singulière, et à jamais inapariée - la Mer errante
prise au piège de son aberration.29
Cette image idyllique, édénique est bien sûr
exacte. Mais elle n’est pas la seule. Le même autre
sert de démarcation entre une conception de la vie-
poésie

26
ELOGES, Eloges, IV, OC. p. 36.
27
ELOGES, Eloges, VIII, OC. p. 40.
28
Accession et virtualité, termes de la mystique chrétienne, relèvent du langage
‘’critique’’ de Saint-John Perse. Voir : Saint-John Perse, poète et critique. (à paraître
chez l’Harmattan).
29
AMERS, Invocation, 6, OC. p. 266.
27
« D’autres saisissent dans les temples la corne
peinte des autels :
Ma gloire est sur les sables!... Ma gloire est sur les
sables !...30 »
Ou entre une conception de l’hommage
(mondaine, indue, celle des autres) ou la sienne,
plus simplement vraie, sincère et légitime, étant lui-
même plus proche du cœur de Rivière :
« D’autres loueront son œuvre. Mon nom
n’appartient pas aux lettres et mon témoignage ne
peut servir sa mémoire littéraire.31 »
« La conscience de soi n’est possible que si elle
s’éprouve par contraste32 ». Assurément ; mais, ce
genre de scission d’avec l’autre est assez rare dans
l’œuvre de Perse. Sa logique du songe envisage
plutôt une définition du moi, du monde ou du signe
qui inclut l’altérité comme trait essentiel de l’être.
Le sujet est effectivement ‘’un autre’’33, ou abrite
un autre lui-même qui l’incite au mouvement et au
déchiffrement des signes du monde plus, à mon

30
Exil, Exil, II, OC. p.124, daté par St-J. Perse de 1941. Voir Notes OC. p.1109.
L’allusion est interprétée, sans autre appui que le cliché, comme s’adressant à
Claudel.
31
Sur Jacques Rivière, …. OC. p. 466 ; 13 mars 1925.
32
Emile Benveniste : - De la Subjectivité dans le langage, in : - Problèmes de
linguistique générale, I. Paris, Gallimard, 1966, p. 260. [Coll.. « Tél » n°7].
33
Ce n’est pas par affectation ni calcul que j’ai toujours pratiqué, aussi
rigoureusement, le dédoublement de personnalité. // En Malaisie, un jour, on m’a
cité cette croyance d’une tribu aborigène de Bornéo : l’homme libère, chaque soir,
son « double », qui sous la forme très honorable d’un singe va perpétrer toute la
nuit les plus extrêmes et belles entreprises auxquelles le pauvre esclave diurne n’a
pas accès ; mais il est interdit, en plein jour, d’évoquer jamais la moindre liaison
entre les deux êtres. Je souscris des deux mains à un tel acte de foi.. - Lettre à
Archibald MacLeish, du 23 décembre 1941, OC. p. 549. Il raconte le même récit à
Gide.
28
avis, que le simple dénombrement de ‘’l’empire des
choses vraies’’ : le pseudonyme, la figure de la
syllepse, l’étreinte des amants d’AMERS, l’Etranger
d’EXIL, la double définition entre réel et surréel, la
définition transitive des motifs34 en sont l’illustration
la plus courante. Le même dédoublement
systématique de l’être touche les personnages de
Perse. L’on a parlé de transsubstantiation et
d’adéquation totale entre moi et monde dans la
poésie de Perse. Je soutiens que c’est le seul cas du
poème liminaire Ecrit sur la porte35 où,
effectivement, le sujet-origine qui, sous différents
modes de possession (je, ma, j’ai) de subordination
du sous-sujet (la fille) et des sous-éléments
(servantes et poules) et des éléments qui
construisent le micro-monde du poème, s’édifie en
totem dictant sa loi (un homme est dur, sa fille est
douce) et annonce la claire frontière de son
identité. Et la séité énonciatrice se suffit, n’a besoin
d’aucun ailleurs, d’aucune ouverture sur aucune
altérité :
Toutes choses suffisantes pour n’envier pas les
voiles des voiliers

34
Car il est difficile d’arrêter, de fixer un motif dans une détermination convenue :
la mer est à la fois, signe (amer, ode divine, strophe), femme (amante, urne
maternelle) et motif (cours, vague, force, aquatique). Réciproquement la femme
est mer, urne et signe, etc. Retrouver les structurations inhérentes de ce circuit
de la strophe, et en préciser les lois, ferait partie de ce que Perse appelle restituer
la logique du songe. Mais peu s’y sont aventurés…
35
Voir Abdelhak Bel Lakhdar : ‘’A propos d’un sujet-origine, Ecrit sur la porte…’’
dans :– les Cahiers de linguistique et de littérature, n°1 , Fès, janvier 2001.
29
Que j’aperçois à la hauteur du toit de tôle sur la
mer comme un ciel.

Seulement, la parole du totem est une prosopopée,


elle s’énonce de l’intérieur du paradis rêvé par les
romantiques, et se constitue en alter-natif culturel.
C’est la voix d’un double mythe, le sien (le
propriétaire terrien fut son propre père, mort36) et
littéraire : le poème prend le contrepied du boa
constrictor du Romantisme, mouvement haï par
Perse. Parler d’altérité, c’est d’abord évoquer,
supposer une identité. Il s’agit là du seul vrai moi,
normalement constitué de l’œuvre de Perse, c’est-
à-dire définitivement identifié et construit par
attributions descriptives. Tous les autres moi sont
entourés d’un flou artistique, et souvent privés de
corps qui les feraient reconnaître comme des
humains : ils deviennent des instances, des rôles et
des voix : Le Prince, l’Etranger, l’Ecoutant,
l’Enchanteur, le Maître d’astres et de navigation, le
Pilote (nom qui va tout aussi bien à la Mer) .
C’est que, après la prosopopée initiale, le véritable
enjeu des poèmes devient celui d’accéder au
pouvoir des signes et des songes37. Chaque poème
procédera à sa manière. Mais pour cela, une lutte
pour ce pouvoir s’engage qui, continuellement,
intègre un Etranger, guide et/ou antagoniste. Dans

36
La fille est supposée être la petite sœur d’Alexis, morte jeune et restée donc à
Pointe-à-Pitre.
37
Anabase, III, OC. p. 97.
30
Amitié du Prince, et bien que Henry ait jugé que
« de toutes les compostions de Saint-John Perse,
Amitié du Prince est fait de la simplicité la plus nue
et de la lumière la plus mystérieusement
limpide38 », la joute intervient entre cet Etranger de
renom et le Prince poète. Il n’y a nul repère pour
identifier lequel des deux serait l’autre, l’antihéros.
L’un constitue un alter ego pour l’autre, et
réciproquement. Le poète est Roi par sagesse, et le
prince est poète par les fomentations de l’esprit qui
le tourmentent. Pourtant, le Voyageur finira par
prendre le dessus, et maîtriser monde, l’accession à
l’état de ‘’moi’’ fiduciaire et le signe. Mais nul
conquérant victorieux, dans un sens narratif : le
grand gain est que l’hôte en soi (l’hôte dans son
ipséité) se libère de jour, et de nuit, pour finalement
renoncer son premier être et accéder à la
‘’virtualité’’ qui le surdétermine, puis le rend
accessible à l’autre. Tout simplement parce que son
pouvoir est de régner sur l’immensité du monde.
Mais là encore n’est pas la question. La même lutte,
plus complexe, continue dans ANABASE, ou même
après dans EXIL ou AMERS. Naît, définitivement, une
parité (in)soluble, moi et l’autre en moi. Pourtant,
Perse lui donnera deux issues contradictoires :
1) Il trouvera des émules, princiers ou insignifiants,
‘’réels’’ ou fictifs, au poète
38
Amitié du Prince (édition et commentaires par Albert Henry). Paris : Gallimard
[Publications de la Fondation Saint-John Perse], 1979. p. 47.
31
Se hâter ! se hâter ! témoignage pour l’homme !
*
Et le Poète lui-même sort de ses chambres
millénaires :
Avec la guêpe terrière, et l’Hôte occulte de ses
nuits,
Avec son peuple de servants, avec son peuple de
suivants —
Le puisatier et l’Astrologue, le Bûcheron et le
Saunier,
Le Savetier, Le Financier, Les Animaux malades de
la peste,
L’Alouette et ses petits et le Maître du champ et Le
Lion amoureux, et le Singe montreur de lanterne
magique.39
La micro-énumération semble, par ailleurs,
innocente. En réalité, elle concentre en elle, à
l’extrême, les grandes énumérations de Perse
(Anabase X, Exil VI, etc.) qui dis-persent40 l’identité
initiale, constitutive de la parité problématique.
Perse réduit les fonctions humaines, les métiers les
plus nobles à des éclats d’actions vaines ou utiles
qui font de chacun un poète et, qui plus est, un
poète qui peut se passer de ses mots. Le père-

39
VENTS, III, 4, OC. p. 224.
40
Ainsi, croissantes et sifflantes au tournant de notre âge, elles descendaient des
hautes passes avec de sifflement nouveau où nul n’a reconnu sa race/ et
dispersant au lit des peuples, ha ! dispersant –– qu’elles dispersent ! disions-nous
–– ha dispersant / Balises et corps morts, bornes militaires et stèles votives, les
casemates aux frontières et les lanternes aux récifs ; […]. VENTS, I, 3, OC. p. 184.
32
totem est remplacé par un essaim d’hommes-
actions miniaturisés.
[….] celui qui donne la hiérarchie aux grands
offices du langage ; celui à qui l’on montre, en très
haut lieu, de grandes pierres lustrées par
l’insistance de la flamme…
« Ceux- là sont princes de l’exil et n’ont que faire
de mon chant. »
2) Ou sinon, altera solutio, il contrera ce
mouvement généreux d’ouverture à l’émulation, à
l’altération de l’image princière du poète exaltée
par tous, en assimilant dans ses hommages Gide,
Larbaud, Rivière, Madariaga et les autres à des
motifs par lui célébrés (fleuve, arbre, oiseau,
aérolithe, …) ou en leur assignant des offices, en
tant que délégataires ou des provinces de son être
pour expliquer et illustrer les fondements de sa
poétique. Souvent au détriment de la vérité
historique. C’est en Prince, en prince des poètes et
des signes, que Saint-John Perse dit avoir reçu
Tagore :
Il vint à nous, hommes de l’Ouest, porteur de ce
Gitanjali dont « l’offrande lyrique » nous fut
d’abord au feuillage même d‘un grand arbre d’Asie
[…].
La voix lointaine nous fut proche ; son chant
d’homme d’Asie nous fut chant de partout un
même souffle s’animait entre toutes feuilles du
33
même Arbre, et la mousson d’été, qui hante la terre
natale du Poète, élevait jusqu’à nous sa plainte
coutumière41.
Et c’est donc en sa qualité de Prince de l’AMITIÉ qu’il
se comporte. Autocitation ? Oui. Mais à des fins
simples d’exiger que l’histoire (littéraire) continue
son œuvre et que les grands poètes de ce monde
ne servent que d’illustrations, que d’arguments
développés à la somme poétique qu’il propose. En
cela il contredit l’élan généreux du poème,
détourne les ruses du poète au profit de son
totalitarisme envahissant, et finalement se
contredit : « un poète ne peut proposer sa synthèse
à l’univers entier. » Apparemment, si ! Ainsi du
statut de la langue française, déjà évoqué. Perse
développe ses spécificités mimétiques, qu’il oppose
à celles de l’anglais. Cette dernière, très concrète,
donne lieu à une poésie abstraite et discursive. La
langue française, quant à elle, est selon lui très
abstraite, et sa poésie se doit d’être concrète. Or,
sous le prétexte de ce parallèle ‘’pseudo analytique,
entre, d’un côté, la concrétisation cratyléenne de
l’anglais résolue en exotérisme et, de l’autre, le
nominalisme du français, naturellement abstrait
jusqu’à l’ésotérisme mais poétiquement décidé en
intégration de la chose même, Perse discrimine non
pas deux langues, et par-là deux poésies, mais

41
OC. pp. 500.501.
34
l’écart, ici la tension, entre deux tendances
nécessairement dialectiques de sa propre équation
poétique. Le mythe de l’altérité linguistique n’étant,
nous le savons, qu’un mythe ou un cliché, à des fins
de subordination de l’altérité à ce que l’on suppose
être sa définition première et son identité.

Dès lors, Monsieur Pierre Oster se retrouve assez


éloigné de la légitimité qu’il prêtait à Perse, et à
laquelle il voulait peut-être s’identifier (lui-même).
C’est un droit et un bonheur que de pouvoir se
reconnaître aussi commodément en une entité
considérée comme garante de sa propre
légitimité42. Sauf que le faisant, il a soumis la
lecture de Perse à un vieux canon du dogme
exégétique : l’authenticité reconnue, apanage de
l’identité instituée, a besoin de s’inventer ses
hérésiarques, ses autres, pour exister plus
autoritairement. Le discours, dogmatique, crée lui-
même les négations de soi dont il ruine les
arguments, en en anticipant les réfutations et les
fondements. Et si c’était le gendarme qui créait le
voleur ? Cela va plus loin qu’une simple guerre
d’interprétations, dans le cas de laquelle l’autre
interprétant reconnaîtrait la légitimité du sens
avancé par l’adversaire, tout en insistant sur
42
On me dit qu’Oster n’en eut aucun besoin pourtant, c’est-à-dire pour lui, pour sa
propre autorité ; à l’heure où il intervenait, il était déjà à lui tout seul une
institution reconnue, presque crainte au sein des chancelleries littéraires,
dédaignées par Perse soit dit en passant.
35
l’invalidité de ce sens. Ici l’on souligne l’extranéité
illégitime du sens et de l’interprétant. C’est ainsi
que se font et se défont les Critiques : un sens
légitimé selon une méthode, qui lévite en
étagements des significations, de la plus pertinente
à la plus délirante ; mais peu pensent actuellement
au sens autorisé, qui ne peut se faire qu’au
détriment d’un autre proscrit. Mais Oster ne parlait
pas de méthode : il citait, tout comme Meddeb le
faisait pour les passages qui lui ont rappelé la
poésie arabe, des versets de Perse en lesquels il
reconnaissait Lamartine, Hugo, Racine… Altérités
textuelles, dès que l’on se situe au sein de
l’exclusive ! Car finalement, l’Autre lisant est défini
non pas comme une différence inconnue ou
ambiguë, mais comme une ‘’préhension’’ du texte
qui menace l’intégrité de ma lecture, en laquelle je
soupçonne la non ‘’compréhension’’, la tentation
répréhensible de ne pas bien lire, ni de ‘’saisir’’ le
texte avec moi. Pourtant, sans être platement
humanitaire, ni même tolérant, Perse a fondé sur le
dédoublement, l’angle, la parité, l’altérité,
l’extranéité, le surréel, l’hôte en nous, l’empire des
choses vraies du monde… Il a bien sûr trahi ces
sens, quand il s’est mêlé de critique, et d’action
cataphrastique43, tel dans ce ridicule passage qui
43
Allons, poussons l’irrévérence à la rationalité : je propose que l’on appelle
cataphrase (sur le modèle de métaphrase) ces discours périphériques,
représentationnels, mais si vivaces et survivant à la plus obstinée rigueur,
pouvant même influencer la genèse des discours académiques et institutionnels.
36
sape la présence au monde autant que l’immunité
poétique à l‘égard de toute vie littéraire44 par le
souci de démultiplier les témoignages selon des
aires géographiques:
Pour les derniers poètes à qui vous vous
adresseriez encore –Ungaretti pour l’Italie ;
Bosschère pour la Belgique ? Borges pour
l’Argentine ? Et ceux de France que vous aviez en
vue (vous ai-je mentionné aussi Audiberti ?)
mettez-les bien à l’aise en leur laissant le [...] choix
d’une libre page de poète ou de tel autre mode
d’expression qui le mieux leur convienne, aussi
indirect fût-il45. »
Quand bien même. Si l’appropriation démultipliée
est possible, elle surtout due à la richesse du poète,
à la force de sa poésie, et à sa capacité
fondamentale à repousser les limites de son être,
de ses définitions premières, à se constituer
universalisable, à y avoir pensé surtout. « La
« clairvoyance » est son état, l’insoumission sa
révérence. Evocateur du songe vrai dans votre
sommeil de vivants, il introduit l’hôte étranger
parmi vos familiers (...) il déplace, de nuit, les

Les discours des sectes, les pages ‘’littéraires’’ des magazines, les
propagandistes, savent déjà déterminer les fonctionnements de la cataphrase et
leur impact sur l’imaginaire.
44
Lettre à Archibald MacLeish, du 23 décembre, 1941, OC. p.549.
45
Lettre à Jean Paulhan, du premier novembre [19]49; in :- Cahiers St-J. Perse n°10;
Correspondance Saint-John Perse/Jean Paulhan, 1925-1966 (présenté et annoté
par Joëlle Gardes-Tamine). Paris, Gallimard [Les Publications de La Fondation St-J.
Perse], 1991, pp.68-70. Les Cahiers Saint-John Perse seront désormais notés :
CSJP, suivi du numéro de la livraison.
37
bornes de la propriété foncière46. » Je le dis sans
malice, autant nombre de poètes français
résisteraient si peu à l’épreuve de la traduction en
arabe (langue exigeant du souffle, et poésie très
métaphorique), autant Perse, malgré les quelques
querelles d’experts autour des traductions d’Amers,
coule de source en version arabe.
Car oui, il existe un Perse autre, arabe. A vrai dire,
une image de Perse créée de toutes pièces. Le
Perse que certains lettrés arabes francophones
connaissent et citent47, et le second, transposé, que
les anglophones connaissent uniquement à partir
de son image filtrée par la culture anglo-saxonne,
ou altérée, assimilée par la représentation qui en
est construite par les traductions, ou les quelques
lectures critiques. Un miroir continuel : de plan à
plan, l’image se fait autre, se cristallise autrement,
et pourrait donner naissance à un troisième. Il
faudrait mesurer tous les avatars de
l’instrumentalisation et de la création de l’image
(altérée ? et jusqu’à quel point recréée?) de
l’appropriation du poète, de tout poète en fait…
D’autant plus que l’appropriation de Perse a fondé
sur des radicelles thématiques (cheval, désert,
héros sans nom, représentation du monde, poésie

46
Georges Schéhadé..., OC. p.483.
47
Un phénomène surprenant : les poètes et romanciers d’expression française sont
tard venus à l’intégration et à la réception de ce poète. Leur gauche gauchisme,
ou leur choix d’une littérature de carte postale ou populiste le faisait juger trop
aristocrate pour eux. Mis à part, bien sûr, Abdelwahhab Meddeb et Salah Stétié.
38
amoureuse,…) et formelles classiques (récit
poétique, métaphore, langage liturgique,
raffinement formel, poésie libre …) dont les poètes
se demandaient que faire à l’heure des grandes
questions autour de la modernité et de l’identité,
particulièrement dans la revue Shi’r (poésie). Perse,
parmi quelques autres poètes occidentaux, a aidé,
à son insu, à résoudre en partie ces questions.
L’appropriation poétique n’est pas didactique : elle
est l’institutionnalisation, ou du moins la
légitimation d’une image construite (‘’appropriée’’,
altérée, faussée peut-être) d’un poème, ou d’un
poète.
« Dans une petite île de Polynésie sous protectorat
anglais, où l’on n’avait pas vu le pavillon français
depuis le temps de Louis-Philippe, on m’a fait
entendre un jour, en français, une scène d’Esther
dont les vers avaient été patiemment répétés,
pendant huit jours, par une très vielle religieuse
française de Saint-Paul de Chartres, à des jeunes
filles tongiennes incapables de comprendre un mot
de ce qu’elles récitaient : jamais Racine n’a été
moins trahi48. »
Or le problème est que l’on ait cru sans méthode
aucune, sous le faux incident, pouvoir
compromettre ou défendre le sens en opposant
universalité et identité. L’enjeu réel du ‘’rappel à
48
Témoignages littéraires, Lettre à Archibald MacLeish... du 23 décembre 1941, OC.
p.551.
39
l’ordre’’ était que l’on pouvait se hasarder à
confondre la légitimité (du lecteur) avec celle du
poète honoré. Ou simplement risquer de sous-
tendre la dichotomie universalité/identité d’une
autre plus conflictuelle : l’allégeance vs dissidence
dues à la francité native, tacitement opposée à la
francité acquise au labeur des mots, sous peine de
la mêler à soi… Cela éloigne de l’œuvre, et en
altère le ressourcement.
Ce jour-là, pour nous tous, l’autre n’était ni Perse,
ni Meddeb.

Bibliographie sélective.
Œuvres :
Saint-John Perse :-Œuvres complètes. Paris,
Gallimard [Coll. Bibliothèque de La Pléiade], 1982,
deuxième édition.
Amitié du Prince (édition et commentaires par
Albert Henry). Paris : Gallimard [Publications de la
Fondation Saint-John Perse], 1979.
Anabase (édition critique, transcription d’états
manuscrits, et études par Albert Henry). Paris :
Gallimard [Publications de la Fondation Saint-John
Perse], 1983, 323 p.

Etudes (ordre alphabétique)


Caillois (Roger) :- Poétique de Saint-John Perse.
Paris : Gallimard, 1972, 224 p.
40
Compagnon (Antoine) :-Le Démon de la théorie ;
Littérature et sens commun. Paris, Le Seuil
[Points’’Essais’’], 1998. 338p.
Haar (Michel) :- "L'Habitation ek-statique :
Hölderlin et Saint-John Perse"; in :- Le Chant de la
Terre, Heidegger et les assises de l'Histoire de
l'être. Paris : L'Herne, 1986, pp. 269-298.
Henry (Françoise E.E) : -Saint-Léger Léger
traducteur de Pindare. Paris : Gallimard
[Publications de la Fondation Saint-John Perse],
1986. 236 p.
Lepape (Pierre) :–Le Pays de la littérature ; Des
serments de Strasbourg à l’enterrement de Sartre.
Paris, Le Seuil, Points ‘’Essais’’, 2003.
Nasta (Dan-Ion) :- Saint-John Perse et la
Découverte de L'Etre. Paris : Presses Universitaires
de France [Coll. ‘’études littéraires modernes’’ n°
23], 1980, 200 p
Paulhan (Jean) :- Enigmes de Perse. Bucharest,
Babel, 1992, 59 p.
Sacotte (Mireille) :- Parcours de Saint-John Perse
(Préface de Jean-Pierre Richard). Paris-Genève,
Champion-Slatkine, 1987, 374 p.
-- :- Saint-John Perse. Paris : Belfond [Coll. ‘’Les
dossiers Belfond’’], 1991, 339 p.

Revues et collectifs :
41
Alif n°7 : Pour fêter un souvenir. Tunis, sn, hiver
1977, 144 p
Pour Saint-John Perse; Etudes et essais pour le
centenaire de Saint-John Perse 1887-1987 (textes
réunis et édités par Pierre Pinalie). Fort-de-France
et Paris : Presses Universitaires créoles/
L'Harmattan, 1988, 220 p.

42
« Les jeunes des banlieues entre imaginaire
collectif et valeurs républicaines ».

Constantin XYPAS, professeur de sciences de


l’éducation, directeur des études doctorales,
Université Catholique de l’Ouest.

L’embrasement des banlieues qui avait commencé


le 27 octobre à Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-
Denis, s’est propagé comme une traînée de poudre
dans la région parisienne pour atteindre finalement
les régions. Qui étaient les acteurs de cette flambée
de violence ? Selon les média, c’étaient des
« jeunes issus de l’immigration », euphémisme qui
désigne des jeunes de milieux défavorisés vivant
dans les banlieues des grandes villes et dont les
parents sont originaires du Maghreb ou d’Afrique.
Certains arboraient devant les caméras de
télévision leurs cartes nationales d’identité, pour
ajouter qu’ils ont le sentiment de n’être que des
citoyens de seconde zone face aux Français
d’origine européenne. De tels événements
soulèvent deux types de questions. D’abord sur la

43
nature de leur mal-être et de leurs revendications.
Ensuite sur la capacité de l’École de la République à
promouvoir auprès des jeunes les valeurs
fondamentales de la nation, à savoir : liberté,
égalité, fraternité, laïcité, droits de l’homme,
tolérance, esprit critique…

Les valeurs républicaines et l’École


Depuis la promotion par Jules Ferry des lois sur
l’instruction publique laïque, gratuite et obligatoire
(1880-1881), l’École, assure en France une fonction
politique : reléguer les appartenances individuelles
à la sphère privée (notamment les appartenances
locales ou religieuses) de sorte à promouvoir la
nation française non pas sur une base ethnique
comme en Allemagne, mais comme une
communauté de citoyens adhérant aux valeurs de
la République.
Pour réussir sa mission, l’École dispose de trois
leviers. Elle agit sur le passé d’abord, en
construisant une mémoire historique commune qui
rattache chaque nouvelle génération à celles qui lui
ont précédé. Elle diffuse aussi les valeurs
fondamentales associées à la mémoire de la nation.
Tel l’entrecroisement des fils de chaîne et des fils
de trame nécessaires à la fabrication d’une étoffe,
l’entrelacement de la mémoire historique et des
valeurs fondamentales se combinent pour produire

44
le tissu national. Elle agit sur le présent ensuite, en
offrant un lieu où les différences individuelles et les
inégalités réelles de la vie sociale s’estompent. Elle
agit enfin sur l’avenir, assurant une fonction bien
connue de promotion (et de reproduction) sociale.
L’action combinée de l’École sur le passé, le
présent et le futur des jeunes constitue sa
contribution à l’édification du citoyen et à la
consolidation de l’unité de la nation. Cet apport lui
est spécifique au sens où aucune autre institution
ne peut le lui disputer. Cette mission, l’École l’a
remplie avec plus ou moins de bonheur pendant un
siècle, jusqu’à la fin des Trente glorieuses dans les
années 1980. Elle a en effet puissamment contribué
à l’intégration des enfants des immigrés espagnols,
portugais, italiens, polonais… qui ont acquis les
valeurs de la République, la mémoire historique de
la nation, la promotion sociale, enfin, le sentiment
d’être Français. Pourquoi cela ne se passe pas ainsi
avec les jeunes des banlieues ?49
Notre hypothèse est que les enfants des familles
modestes originaires de l’ex-empire colonial
considèrent que l’École a triplement failli à leur
égard. D’abord, ils ne croient pas à l’égalité de
traitement dans l’espace scolaire où ils échouent
massivement (présent), pas plus qu’ils ne se croient
convenablement préparés à affronter le marché de
49
Leo Lucassen, The Immigrant Threat. The Integration of Old and New Migrants in
Western Europe since 1950, Chicago, University of Illinois, 2005.
45
l’emploi (futur). Du fait de leurs origines (passé), ils
se perçoivent plus fortement discriminés que les
Français d’origine européenne de même catégorie
sociale. Pire encore, ils ont le sentiment d’être
exclus de la communauté nationale et relégués à
des communautés méprisées : arabo-islamique et
négro-africaine. Aussi éprouvent-ils de la colère et
ressentent-ils de la honte. De tels sentiments
négatifs les empêcheraient de croire que valeurs de
la République s’appliquent également à eux, et de
partager avec le reste de la nation une mémoire
historique où ils ne figurent qu’au titre peu glorieux
de descendants de colonisés ou d’esclaves.

La nécessité anthropologique de la
reconnaissance
L’hypothèse ci-dessus énoncée s’appuie sur la
théorie de la reconnaissance dont les origines
remontent en tant que philosophie sociale au jeune
Hegel50 et en tant que psychologie sociale à George
Herbert Mead51, mais c’est à Axel Honneth que l’on
doit sa réactualisation systématique52. La thèse de
Honneth est que « l’expérience de la
reconnaissance est un facteur constitutif de l’être
humain : pour parvenir à une relation réussie à soi,
celui-ci a besoin d’une reconnaissance

50
Divers textes de l’époque d’Iéna, notamment celui écrit en 1802-1803 : G. W. F.
Hegel, Système de la vie éthique, Paris, Payot, 1976.
51
G. H. Mead, L’esprit, le soi et la société, Paris, PUF, 1963.
52
A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Éditions du Cerf, 2002.
46
intersubjective de ses capacités et de ses
prestations ; si une telle forme d’approbation
sociale lui fait défaut à un degré quelconque de son
développement, il s’ouvre dans sa personnalité une
sorte de brèche psychique par laquelle
s’introduisent des émotions négatives comme la
honte ou la colère » (p. 166).
En un mot, la honte, la colère et l’indignation
ressenties face à l’injure ou au mépris constituent
la motivation affective dans laquelle s’enracine la
lutte pour la reconnaissance. L’être humain finit par
avoir honte de lui-même lorsqu’il découvre qu’il ne
possède pas la valeur sociale qu’il s’attribuait
jusque-là. La lutte pour la reconnaissance peut
revêtir diverses modalités allant de la lutte politique
à la lutte armée, les guerres de libération des
peuples colonisés entrant dans cette dernière
catégorie.
Honneth identifie trois sortes de mépris. La
violence physique constitue la première sorte de
mépris. « L’expérience de la torture ou du viol
provoque toujours un effondrement dramatique de
la confiance de l’individu relativement au monde
social et donc à sa propre sécurité » (p.163). De
même, l’esclavage constitue une « mort
psychique » (p. 165)53.

53
Voir Orlando Patterson, Slavery and social Death. A Comparative Study,
Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1982.
47
L’exclusion structurelle de droits fondamentaux au
sein de la société constitue la deuxième forme de
mépris personnel dont le sujet est victime. La
particularité de cette forme de mépris que constitue
l’exclusion sociale, car c’est de cela qu’il s’agit,
donne au sujet le sentiment « de ne pas avoir le
statut d’un partenaire d’interaction à part entière,
doté des mêmes droits moraux que ses
semblables » (p. 164). Par ailleurs, l’expérience de
la privation de droits conduit à une perte de respect
de soi, avec la même conséquence : « l’incapacité
de s’envisager soi-même comme un partenaire
d’interaction susceptible de traiter d’égal à égal
avec tous ses semblables » (ibidem).
Le regard méprisant porté sur le mode de vie d’un
groupe constitue la troisième sorte de mépris. Ce
regard méprisant porté sur des modes de vie
individuels et collectifs « est aujourd’hui
couramment désignée comme une offense ou une
atteinte à la dignité d’autrui » (p. 164). Or, l’auteur
estime que « si la hiérarchie sociale des valeurs est
ainsi faite qu’elle juge inférieurs ou imparfaits tel ou
tel mode de vie, telle ou telle conviction, alors elle
interdit aux individus concernés d’attribuer à leurs
capacités personnelles une quelconque valeur
sociale » (ibidem).
La théorie de la lutte pour la reconnaissance est-
elle adaptée au cas des immigrés originaires de
48
l’ex-empire colonial ? D’abord, leur mémoire
collective a enregistré la violence physique vécue
par leurs ancêtres, notamment l’esclavage et son
cortège d’horreurs, la spoliation des terres, le
travail forcé, l’intégration forcée aux forces
supplétives de l’armée française, les tortures
infligées aux « indigènes » pendant les guerres de
décolonisation54…
Ensuite, la négation structurelle de leurs droits. Ils
la ressentent autant par les discriminations de la
vie quotidienne que par les discriminations que
leurs grands-parents ont connues, notamment le
Code de l’indigénat55 et autres législations
d’exception et, plus près de nous, par le traitement
réservé à ces combattants originaires d’Algérie et
d’Afrique, ces harkis et autres tirailleurs sénégalais
qui après avoir versé leur sang pour la France, ont
vu leurs droits légitimes niés56. Contrairement aux
autres Français, militaires et civils, rapatriés
d’Algérie à son indépendance, en 1962, les
supplétifs arabes de l’armée française ont été
parqués dans des camps entourés de barbelés – les
« hameaux » –, réduits à la misère et plongés dans

54
Voir Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire, La fracture coloniale,
Paris, La Découverte, 2005.
55
Code legislatif mis en place en Algérie dès 1874 et inscrit dans la loi à partir de
1881 faisant des peuples colonisés des « sujets français » et non pas des citoyens
français, comme l’étaient les « Français de France ».
56
Voir Émile Blanchard, « Les tirailleurs, bras armé de la France coloniale », Plein
Droit, n°56, mars 2003, numéro spécial « Les spoliés de la décolonisation ».
49
la honte pendant près de quarante ans57, sans
qu’une telle injustice ne soulève l’indignation des
élites, ni ne déclenche un mouvement de solidarité
populaire.
Enfin, le mépris d’autrui et de sa culture peut
revêtir la forme d’une violence symbolique que
nous illustrerons par les caricatures ridiculisant le
prophète Mahomet publiées dans des journaux
danois, norvégiens et français (France-Soir, Canard
Enchaîné) en février 2006. Dans l’une d’elle, le
prophète est représenté enturbanné d’explosifs,
désigné ainsi comme le responsable moral du
terrorisme islamique. Elles sont perçues, à tort ou à
raison, comme un amalgame entre islam et
terrorisme, un acte d’islamophobie, une injure à
leur culture, in fine comme une escalade dans le
mépris. Or, pour les journalistes et les intellectuels
occidentaux, il ne s’agissait rien moins que de
défendre la liberté d’opinion et la liberté de la
presse. D’où rigidité et incompréhension des deux
côtés.
Voici à titre d’illustration l’argumentaire du
philosophe Paolo Flores D’Arcais, sous le titre « Ma
liberté, ta susceptibilité » : « Si je me moque de ta
foi, je ne t’interdis pas de la pratiquer. Tu es libre
de te moquer de la mienne, pas de m’interdire de
manifester mes convictions, parmi lesquelles le fait
57
Jean-Jacques Jordi et Mohand Hamoumou, Les harkis, une mémoire enfouie, Paris,
Autrement, 1999.
50
de considérer la religion comme une superstition à
l’instar de l’astrologie ou des tarots (sauf qu’elle est
historiquement plus dangereuse) »58. Que de mépris
pour la foi d’autrui traitée de superstition et
assimilée à l’astrologie et au tarot ! Et quelle
arrogance à se proclamer le défenseur de la liberté
(valeur noble s’il en est) et à réduire la position de
l’autre à une réaction émotionnelle, irréfléchie par
définition, une simple crispation d’amour-propre,
une susceptibilité !

Les valeurs républicaines s’appliquent-elles à


tous ?
On comprend dès lors que le message axiologique
que l’École transmet depuis plus d’un siècle à
chaque nouvelle génération et qui constituait
l’armature idéologique de la nation, a perdu de sa
crédibilité aux yeux des jeunes Français issus de
l’immigration. Liberté ? Comment puis-je être libre
si je me sens opprimé ? Égalité ? Comment puis-je
me sentir égal si je subis des discriminations et des
injustices ? Fraternité ? Comment peut-elle exister
lorsque l’on se sent méprisé ? Quant à la laïcité, il
devient de plus en plus clair que la loi de 1905
instaurant la séparation de l’Église et de l’État
n’était qu’un compromis pour ménager les deux
moitiés de la France, l’une catholique et royaliste,
l’autre laïque ou protestante et républicaine. Ce
58
Le Monde, samedi 25 février 2006, p. 20.
51
compromis n’est plus d’actualité car aux laïcs, aux
catholiques, aux protestants et aux israélites qui la
composaient au début du xxe siècle, se sont ajoutés
les musulmans, actuellement deuxième groupe
religieux de notre pays.
En un mot, aux yeux de la population issue de
l’immigration, le bon vieux message républicain
apparaît dorénavant, à tort ou à raison, comme un
instrument de domination idéologique. Tout ce
passe comme si la lutte des classes était
supplantée par la lutte des communautés. Il y a les
communautés dominantes qui détiennent pouvoir
et richesse et les communautés dominées qui
entrent en lutte pour obtenir leur pleine et entière
reconnaissance. Or, « les sentiments négatifs sont
des ressorts significatifs de la lutte pour la
reconnaissance ; l’indignation constitue à cet égard
la structure de transition entre le mépris ressenti
dans l’émotion de la colère et la volonté de devenir
un partenaire dans la lutte pour la
reconnaissance »59.

Décoloniser les imaginaires


Selon nous, l’intégration harmonieuse de jeunes
issus de l’immigration est autant un problème
social que d’imaginaire collectif. En effet, la
manière dont nous voyons un groupe et sommes

59
Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Paris, Gallimard, coll. Folio essais,
2004, p. 313.
52
vus par lui, relève de l’imaginaire collectif. Mais si
de nombreux politiques ont pris conscience de la
dimension sociale du problème au point
d’envisagent des mesures pour atténuer l’échec
scolaire, améliorer le logements et prévenir la
discrimination à l’emploi, la dimension imaginaire
reste incomprise.
Comment modifier l’imaginaire national de sorte à
intégrer ceux qui se sentent exclus ? Une réponse
se trouve dans les récents travaux sur l’histoire de
la colonisation et de son prolongement,
l’immigration, qui remettent en cause la vision
mythifiée de la République que l’École et les médias
véhiculent60. Ainsi Nicolas Bancel constate que « la
France n’a pas encore vraiment intégré l’histoire de
la colonisation, et surtout celle de l’immigration,
dans son récit national. Or, même si l’immigration
n’est pas la simple prolongation de la colonisation,
les deux réalités sont liées dans la mesure où la
majorité des migrants sont aujourd’hui issus
d’Afrique noire et du Maghreb »61.
L’auteur note la permanence de schèmes
coloniaux dans la culture et les mentalités en
France après la guerre d’Algérie et les
indépendances. Ce sont précisément, écrit-il, « ces
héritages historiques qui expliquent en partie des
60
Un bon apperçu de la bibliographie figure dans Pascal Blanchard, Nicolas Bancel
et Sandrine Lemaire, La fracture coloniale, Paris, La Découverte, 2005.
61
Nicolas Bancel, « L’immigration fait partie de l’histoire de France », Alternatives
Internationales, n°30, mars 2006, p. 35.
53
phénomènes contemporains, telles les
discriminations et la difficile intégration des
immigrés et de leurs enfants » (ibidem). D’où vient
la difficulté à regarder l’histoire en face ? L’auteur
l’explique par le fait que « la colonisation était liée,
au moment de la grande poussée impériale des
années 1880-1900, aux valeurs même de la
République. Au-delà d’évidents intérêts
économiques, les colonisateurs prétendaient – et
souvent sincèrement – diffuser les Lumières chez
des peuples considérés comme « inférieurs ». Le
réexamen de cette « mission civilisatrice »,
profondément ambiguë, ébranle donc les
fondements de l’idéologie républicaine et du récit
national » (ibidem).
Or, la construction du récit national est de la
responsabilité de l’École qui le transmet par les
manuels d’histoire. L’examen de ces derniers
indique que colonisation et immigration sont des
« points aveugles de l’histoire à l’École »62. Notre
récit national n’intègre en effet ni les injustices, les
souffrances et les humiliations infligées aux peuples
colonisés, ni l’étude de l’immigration comme suite
de la colonisation. « Une telle carence, poursuit
Bancel, laisse la porte ouverte à l’élaboration de
mémoires particulières par des groupes culturels ou

62
Sandrine Lemaire, « Colonisation et immigration : des points aveugles de
l’histoire à l’école ? », in P. Blanchar, N. Bancel et S. Lemaire, La fracture coloniale,
2005, pp. 93-104.
54
ethniques. Mais la mémoire n’est pas l’histoire.
Chaque groupe élabore donc la sienne isolément,
avec les risques de mythologie et de victimisation
que cela suppose. La concurrence des mémoires et
des victimes qui se développe en France est à cet
égard mortifère. Une intégration collective,
réfléchie, contradictoire de la colonisation et de
l’immigration dans le récit national peut l’enrayer »
(ibidem).
En conclusion, les violences urbaines et la crise
des banlieues, loin d’être le signe d’un
communautarisme revendiqué, constituent, bien au
contraire, une demande maladroite et désespérée
d’intégration dans le modèle français laïc et
universaliste. Pour ce faire, il convient de
« décoloniser les imaginaires », pour reprendre
l’expression de Patrick Simon, pour rendre aux
immigrés originaires de l’ex-empire leur dignité et
pour modifier le regard négatif des Français à leur
encontre. Ainsi pourra-t-on construire une mémoire
historique commune acceptable par tous.

55
Les langues comme facilitateurs de la rencontre de
l’autre, Richard LESCURE, ambassade de France en
Bulgarie - Conseiller-adjoint de coopération et d'action
culturelle - Directeur-adjoint,
Institut français de Sofia.

Nous avons inventé autrui


Comme autrui nous a inventés
Nous avions besoin l'un de l'autre.

P. ELUARD : Le visage de la paix

1. L’autre, les langues et la citoyenneté


démocratique : la vision européenne (Union
européenne et Conseil de l’Europe)

Il y a tout d’abord à nos yeux un lien évident entre altérité et


citoyenneté, entre altérité, éducation et laïcité, c’est sous-
jacent à tout notre propos…

L’altérité est la reconnaissance de l’autre dans sa différence.


C’est une valeur capitale de la laïcité qui privilégie le métissage
des cultures comme source d’enrichissement et de paix.

La notion de citoyenneté démocratique est une notion qui


peut paraître relever d’un syntagme flou, fortement
polysémique et du coup contestable (comme bien d’autres
concepts d’ailleurs). Contrairement aux apparences et à une
conception partagée dans quelques états du Nord (Europe

56
occidentale par exemple), cette association terminologique
n’est en rien pléonastique.

Tout d’abord évoquer la citoyenneté suppose,


inauguralement, que l’on se réfère implicitement ou
explicitement à une collectivité qui elle-même renvoie à des
valeurs, des droits et des dimensions politiques.

Ainsi, les conceptions européennes dominantes – mais


sont elles là aussi uniformément partagées ? – s’appuient-elles
sur les droits de l’homme, qui recouvrent le respect de la
justice, les libertés fondamentales (opinion, médias…), tout ce
qui relève d’un état de droit…

Les citoyens font partie de collectivités – groupes


d’individus qui se reconnaissent dans certaines valeurs,
certains comportements, certaines institutions… Ce qui
rassemble symboliquement les personnes en question peut
aller de la reconnaissance et l’acceptation de l’état dans lequel
ils vivent… jusqu’à des liens plus forts, affectifs marqués par
une histoire, une religion, une appartenance culturelle, une
langue, des valeurs, des orientations partagées (cf.
programmes électoraux)…

Les citoyens se reconnaissent aujourd’hui volontiers dans des


états nations, mais nous rappellerons que pour leur édification
au 19ème siècle puis au 20ème dans bien d’autres cas
(recompositions de pays, décolonisations…) il a fallu dépasser
bien des particularismes, des cloisonnements

Cela a été vrai pour la construction de ces états nations,


comme pour les regroupements transnationaux d’aujourd’hui,
(l’Europe par exemple)… nous rappellerons ici la phrase de
Boutros-Boutros Ghali qui se situe dans le cadre de sociétés
mais la remarque pourrait s’appliquer à d’autres contextes63:

« Si chacun des groupes ethniques, religieux ou


linguistiques prétendait au statut d'Etat, la
fragmentation n'aurait plus de limite et la paix, la

63
Alors secrétaire général de l’ONU, puis de l’Organisation Internationale francophone,
jusqu’à il y a peu.
57
sécurité et le progrès économique pour tous
deviendraient toujours plus difficile à assurer ».

Les états évoqués se sont édifiées, développés, structurés,


ont été reconnus par la communauté internationale.

Cependant, dès qu’un état est mis en place, les


gouvernements ont, du coup, par rapport aux citoyens à
assurer un ensemble de pouvoirs et de devoirs :
- parmi les pouvoirs et par rapport au problème qui
nous occupe, ils ont celui de conférer la
nationalité, d’autoriser la résidence dans le pays,
de limiter les entrées, de fixer des règles (de
niveau linguistique, de connaissance de la culture
du pays64), éventuellement des quotas…)

- les états, en Europe - au moins - ont le devoir de


respecter les droits de ceux qui relèvent de leur
juridiction (droit personnels, de
communautés linguistiques ou culturelles,
religieuses…)

Ainsi, tous ceux qui vivent dans un état peuvent-ils utiliser


leur citoyenneté, en participant à la vie politique, économique
et sociale.

Compte tenu de ce qui précède et pour ne pas paraître


ignorer les actuelles considérations politiques, nous
évoquerons sommairement la notion d’identité nationale telle
qu’elle s’est développée en France au moment de la 3ème
République. Elle lance les « hussards noirs » pour alphabétiser
et inculquer une « conscience nationale », exhume des ancêtres
– tels que Jeanne d’Arc (référence singulière dans le « giron
laïc ») ou Vercingétorix introduit dans les livres d’histoire en
1830.65

Nous rappellerons que dans la plupart des cas la


construction de l’identité nationale requiert un ennemi.
64
Cf. contrat d’accueil et d’insertion proposé en France (les niveaux en langue du pays
d’accueil peuvent varier d’un pays à l’autre)
65
Manuel de cours moyen fin 19ème : « Vercingétorix est mort pour avoir défendu son pays
contre l’ennemi/… / il a combattu tant qu’il a pu/…/ tous les enfants de France doivent se
souvenir de Vercingétorix et l’aimer »
58
L’historien Emmanuel de Waresquiel indiquait par exemple : on
a eu besoin, pour faire tenir ce concept impalpable,
d’arguments forts. « Le premier d’entre eux a été de faire
exister un ennemi /… / l’identité française s’est souvent nourrie
d’hostilité, ses grands moments de cristallisation ont été des
moments d’affrontement contre l’extérieur ». La question des
hostilités récurrentes avec les immédiats voisins est peut être
dépassée : les ennemis d’hier sont souvent les amis
d’aujourd’hui… mais sommes nous tant que cela au clair dans
nos représentations…
Vers quels objets vont nos visions négatives et nos
préjugés ?... sont ils à l’extérieur comme naguère ? Sont-ils
pour d’autres à l’intérieur de notre formation sociale ?

Pour revenir à l’état nation, tel qu’il s’est édifié au XIXème


siècle et au concept de citoyenneté lié, nous pouvons dire qu’il
ne représente aujourd’hui qu’une des dimensions. En effet, un
même individu est amené à exercer une citoyenneté à
différents niveaux, en fonction de son appartenance à des
communautés régionales, nationales et désormais
supranationales.

Les communautés, à ces différents degrés peuvent - dans


un même état ou a dans les entités supranationales - vivre en
harmonie. Cependant, il peut y avoir aussi des hiérarchies
culturelles et linguistiques (penser que les groupes sociaux
vivent harmonieusement et dans des relations égalitaires
relève naturellement de l’angélisme).

Il y a peut être alors un conflit entre de légitimes


revendications pour des minorités à la reconnaissance, à faire
valoir leurs droits et les inégalités de fait en termes de pouvoir.
La notion de citoyenneté, alors va de pair avec la possibilité
pour les individus de se regrouper pour obtenir la
reconnaissance évoquée.

Au niveau de l’Europe, les états nations qui ont fondé


l’union européenne et le conseil de l’Europe se sont appuyés
sur les principes des droits de l’homme et les libertés
fondamentales qui y sont attachées. Pour ce faire, il a fallu
dépasser déjà alors les particularismes qui divisent les
références à des symboles identificatoires…dont les langues
59
Ces principes fondamentaux se retrouvent (depuis le 18ème
et 19ème siècle) par exemple :
- dans la Déclaration américaine d’indépendance
(1776)
- la déclaration universelle de l’homme et du
citoyen en France (1789)
Puis après la 2ème Guerre Mondiale :
- Charte des Nations Unies (1945)
- Déclaration universelle des droits de l’homme
(1948)66
- Convention européenne des droits de l’homme
(1950)
dans laquelle il est formellement indiqué que les « deux piliers
des valeurs politiques » en Europe sont « un régime
véritablement démocratique » et « un respect commun des
droits de l’homme ».

Plus récemment (en 1999, au moment de la célébration du


ème
50 anniversaire du Conseil de l’Europe), le comité des
ministres a rappelé que la vision des états membres était de
faire en sorte que l’Europe soit « une société plus libre, plus
tolérante et plus juste, fondée sur la solidarité des valeurs
communes et un patrimoine culturel enrichi de ses diversités »

Les langues, dans leur diversité, représentent un élément


essentiel du patrimoine culturel européen. Elles constituent
l’une des richesses patrimoniales de notre continent.

Malgré les évolutions, en dépit des relatifs laminages


idéologiques, sur le plan politique, par l’éducation à la
citoyenneté, on retrouve au niveau européen quelques uns des
accents que les courants progressistes et radicaux avaient au
19ème siècle en France développés dans les conceptions de
l’éducation (lutte contre les inégalités, défense des intérêts
individuels et sociaux…).

C’est par l’éducation en effet, avec de nécessaires


transformations peut être,

66
contenu régulièrement repris dans les préambules de la Constitution française
60
- Que les femmes et les hommes pourront
pleinement jouer leur rôle de citoyen actif, en
participant à la vie démocratique, en ayant
conscience des droits et de l’étendue de leurs
responsabilités,

- Que les citoyens pourront, dans leurs propres


pays et à l’extérieur « essaimer une culture des
droits de l’homme », avec tout ce que cela
représente de tolérance, d’ouverture.

- Que l’on pourra, consécutivement, éviter les


marginalisations et les exclusions, lutter contre
les fragmentations, favoriser les intégrations…

Pour cela, que l’on soit clair, comme nous l’avons dit à la
suite de Boutros Boutros Ghali, on ne peut continuer à se
focaliser sur les particularismes nationaux, les identités telles
que l’état nation les a développés au 19ème siècle (et les
exciper). Et c’est bien à ce niveau là que l’enseignement des
langues peut intervenir – parmi d’autres dispositifs possibles
(mobilités : programmes ERASMUS, COMENIUS… échanges
divers.

Participer en tant que citoyen à la vie sociale,


intellectuelle, politique suppose naturellement de disposer des
libertés fondamentales, d’une égalité juridique et politique.

De ce point de vue, les instances européennes notamment


jouent un rôle très important : que ce soit au niveau du Conseil
de l’Europe que ce soit au niveau de l’Union Européenne.
Différents articles de la convention européenne des droits de
l’homme garantissent

- la liberté d’expression (article 10),


- la possibilité de s’exprimer (et publier) dans toute
langue (cf. aussi charte européenne des langues
régionales ou minoritaires de 1992)

- la liberté d’association (article 11) semblable de


ce point de vue à la législation française et qui
61
couvre la possibilité de se réunir à des fins
religieuses, politiques, syndicales, éducatives…

et interdisent explicitement les discriminations basées sur


les langues (article 14).

L’Europe sur laquelle porte plus particulièrement cette


intervention, est une véritable mosaïque linguistique et
culturelle. Elle représente une entité plurilingue, multilingue
même…, puisqu’on dénombre environ 230 langues
officiellement reconnues, pratiquement toutes d’origine indo-
européenne. Cette remarque s’applique d’ailleurs peu ou prou à
chacun des pays qui la composent, même si on ne le sait pas ou
ne le voit pas.

Nous évoquions certains des droits individuels mais il


convient d’indiquer que divers documents et traités
internationaux concernent aussi bien les droits des individus
que des groupes sur les plans culturels, religieux et
linguistiques.

Ainsi, l’article 2 de la Déclaration universelle des Droits de


l’homme et le Pacte international sur les droits civils et
politiques, en son article 27, vont très nettement dans le sens
de la défense de ces droits. Il est dit que les personnes
appartenant à des ensembles culturels et linguistiques
minoritaires ne peuvent « être privées du droit d’avoir, en
commun, avec les autres membres de leur groupe leur propre
vie culturelle, de professer et de pratiquer leur /…) religion et
d’employer leur propre langue ».

Les langues, nous ne le répèterons jamais suffisamment


sont des productions collectives, avec toutes les variantes
individuelles et groupales que nous lui connaissons… Elles ont
aussi besoin de contextes d’utilisation divers pour se
développer ou simplement se maintenir… sans cela, elles
disparaissent. Aujourd’hui, faute de contextes d’utilisation et de
locuteurs suffisants, des centaines de langues vont presque à
coup sûr disparaître…et c’est chaque fois un pan d’humanité
qui meurt…, des groupes entiers qui ne disposeront plus des

62
moyens qui étaient les leurs pour dire et exprimer leur univers,
défendre leurs valeurs et leurs croyances….

Dans ce domaine, au cours des deux dernières décennies,


outre dans l’U.E. et au Conseil de l’Europe, les initiatives
d’organismes internationaux se sont développées, avec le
concours d’associations, d’ONG…

Un exemple fort concerne la démarche des langues pour la


paix. Le processus s’est déroulé en deux phases:
1) le Comité Linguapax de l’UNESCO, associé à la
Fédération Internationale des professeurs de
langues vivantes a proposé un texte (principes de
PECS) qui a préfiguré la déclaration universelle des
droits linguistiques
2) adoption de la déclaration au cours de la
conférence mondiale sur les droits linguistiques
(Barcelone 1996)

La Déclaration a été approuvée par 61 ONG et tout un


ensemble de personnalités du monde associatif, politique,
artistique… (Prix Nobel, écrivains, hommes politiques…). Les
droits évoqués concernent :

5 droits « personnels inaliénables et utilisables en toute


occasion »
- la reconnaissance comme membre d’une
collectivité
- l’usage privé et public de la langue
- l’usage de son nom
- les relations et associations avec d’autres
membres de la même communauté linguistique
- le développement (et maintien) de sa culture
-
4 droits complémentaires concernent les « droits collectifs
des groupes linguistiques » :
- l’accès à des services culturels
- l’enseignement de sa langue et de sa culture
- la présence équitable de sa langue et de la
culture dans les médias
- l’accueil dans sa langue dans les organismes
officiels
63
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’usage et le
respect du nom ne vont pas de soi : ni auprès des enseignants
parfois, ni auprès des employeurs. Il est en effet relativement
courant que l’on demande aux élèves, aux employés… de
changer de nom, méconnaissant l’importance dans la formation
de l’identité personnelle et le sens culturel profond…

Quelques remarques sur le projet Linguapax :


Initié il y a une vingtaine d’années, en 1987, linguapax
représente un projet international pour l’enseignement des
langues et des littératures étrangères. Cette démarche, initiée
et mis en œuvre par l’UNESCO67, vise trois objectifs :
1) la promotion d’une culture de la paix par une éducation
plurilingue
2) la protection du patrimoine linguistique
3) l’entente et la coopération entre les peuples

Le symposium qui s’est déroulé en 1998 68au Centre


européen pour les langues vivantes de GRAZ avait proposé tout
un ensemble de recommandations sur le statut des langues et
leur enseignement, les relations entre les langues et les
cultures des groupes d’appartenance, les approches
pédagogiques centrées sur l’écoute de l’autre et l’échange…
aspects sur lequel nous reviendrons ultérieurement.

L’éducation à la citoyenneté (supranationale en ce qui


concerne notre propos) comme l’éducation aux droits de
l’homme est une priorité absolue en Europe comme sans doute
sur tous les continents. Cependant, nous devons être bien
conscients que dans nos états industrialisés et riches,
économiquement au moins , postmodernes du Nord… que de
réels dangers existent. La meilleure preuve de l’existence de
ces risques se trouve dans la présence permanente voire le
développement de partis politiques et d’idéologies qui ne
respectent pas la diversité et la différence.

C’est bien le sens de la déclaration du Comité des


ministres en 1999 qui se sont déclarés très préoccupés par « le
67
division des langues de l’UNESCO et le Centre UNESCO de Catalogne
68
CELV Graz (Autriche) septembre-octobre 1998
64
développement de la violence, de la xénophobie, du racisme,
du nationalisme agressif et de l’intolérance religieuse qui
constitue une menace majeure pour le renforcement de la paix
et de la démocratie, tant qu’au plan national qu’international.

Il va de soi que l’enseignement-apprentissage des langues,


à lui tout seul ne peut faire disparaître les représentations et les
préjugés négatifs véhiculés depuis parfois des générations…
mais, combiné à diverses autres expériences pédagogiques et
éducatives, il peut être un des leviers pour la mise en place
d’une culture de l’équité, de la tolérance et des droits de
l’homme.
C’est cette dimension qui a conduit les travaux de la
division des politiques linguistiques du Conseil de l’Europe ces
dernières décennies.

2. La situation sur la pratique des langues en Europe

A. Les langues et la dimension culturelle en


Europe

L’Union européenne, depuis sa création, s’est dotée


d’institutions économiques, juridiques, d’instances politiques.
La dimension économique, à l’origine de la construction de
l’Union Européenne s’est de mieux en mieux affirmée (CECA,
Traité de Rome, Traité de Porto de 1992, avec la constitution de
l’Espace Economique Européen (CEE et AELE), traités de
Maastricht et d’Amsterdam...

Depuis ces derniers traités surtout (Maastricht et


Amsterdam puisque le projet de traité constitutionnel n’a pas
pu être mis en place à la suite des décisions de la France et des
Pays-Bas), l’Union Européenne, avec tous les aléas que l’on
connaît, s’efforce de s’attacher à son développement politique
(vu comme une sorte de couronnement).

Cependant, toute société structurée doit reposer sur un


triangle : économique, politique et culturel. Pour compléter le
dispositif, il convient de s’intéresser à la dimension jusque-là la
plus négligée, la dimension culturelle (avec tous les aspects
connexes : éducation, langues, arts, patrimoine...).
65
Nous nous cantonnerons à la seule dimension linguistique,
même s’il y a, de toute évidence, de multiples intrications entre
les dimensions linguistique, culturelle et éducative.

L’une des difficultés, régulièrement évoquée, réside dans


la diversité des langues dans l’Union Européenne et, de
manière liée, se pose le problème des interprétations
/traductions dans les langues de travail, en un mot de la
communication entre les acteurs et agents de l’Union
Européenne (parlementaires, fonctionnaires,...), pour le
fonctionnement de ses instances.

L'U.E. abrite aujourd’hui 490 millions de citoyens de


diverses origines ethniques, culturelles et linguistiques. Les
modèles linguistiques des pays européens sont complexes -
façonnés par l'histoire, les facteurs géographiques et la mobilité
des personnes. A l'heure actuelle (depuis l’adhésion de la
Roumanie et de la Bulgarie), l'Union européenne reconnaît
vingt-trois langues officielles, et environ soixante autres
langues indigènes et non indigènes sont parlées dans cette
zone géographique.

Il est vrai que la situation, vis-à-vis de l’utilisation des


langues dans l’Union Européenne, est devenue complexe du fait
des choix initiaux de respecter les diversités linguistiques et
culturelles.
A l’époque du Traité de Rome (Règlement N 1 de 1958),
l’Europe des 6 fonctionnait avec 4 langues (allemand, français,
italien, néerlandais), les dispositifs de traduction-interprétation
étaient relativement simples. Avec l’Europe des 12, la situation
se compliquait (9 langues officielles, ce qui pour l’interprétation
conduisait à 72 combinaisons). Aujourd’hui, dans l’Europe des
27 les 23 langues de travail (l’Irlandais depuis le 1er janvier
2007), ce qui représente 506 combinaisons possibles (avec la
solution d’une « langue pivot »).

Ce constat peut aboutir à la croyance en la nécessité d’une


langue commune, ce qui représente un débat régulier au sein
des Communautés Européennes. La pluralité des langues
officielles reconnue par les traités successifs (depuis le Traité
de Rome) représente en effet un coût important (1 milliard
66
d’euros, 35% de la matière grise et économique : plus 1/3 des
budgets).

La question qui se pose est comment l’Europe peut-elle


fonctionner sur de telles bases, et comment le plurilinguisme
officiel ainsi créé peut-il être géré ?
Pour moi, 2 pièges sont à éviter :
- Le complexe de Babel
- Le mythe d’une eurolangue.
On nous offre deux solutions : l’anglo-américain évoqué et
l’Espéranto, qui trouve régulièrement des prosélytes
convaincus, proposant ainsi un remède contre toutes les
blessures faites aux « victimes de Babel ».
L’adoption d’une eurolangue se justifierait si les langues
n’étaient que des instruments neutres de transmissions
techniques d’informations ou de connaissances. Mais elles sont
bien plus que cela. Produit, condition, dépositaire de la culture,
lieu affectif, elles représentent un élément indispensable de
construction de la personnalité...

L’orientation, est dans la maîtrise par les citoyens


européens de plusieurs langues (2 au moins, en dehors de sa
langue maternelle. L’objectif de l’Union Européenne vise trois
langues communautaires, cf. :le livre blanc sur l ’éducation de
1995) et à tant faire, de familles linguistiques différentes. Il
s’agira de mettre en place, en Europe, de manière concertée,
comme dans chacun des pays, une politique éducative
courageuse de la part des ministères et des instances
régionales (en fonction de leurs rôles selon les pays), en charge
de l’éducation.

Par rapport aux langues, au plurilinguisme tel que nous le


développons en Europe, la résolution du Conseil du 14 février
2002 sur la promotion de la diversité linguistique et de
l’apprentissage des langues (processus qui se déroule « tout au
long de la vie ») souligne que :
- « la connaissance des langues constitue une des
aptitudes de base nécessaires à tout citoyen pour
participer efficacement à la société européenne de la
connaissance et favorise à ce titre tant l’intégration
dans la société que la cohésion sociale »,

67
« toutes les langues européennes sont, d’un point de
-
vue culturel, égales en valeur en en dignité et font
intégralement partie de la culture et de la civilisation
européennes/…/ »69
Le laisser faire ou le libéralisme en matière linguistique
(comme en économie) ne peut qu’accentuer les dominations
(cf. l’enseignement dit « précoce » des langues en France qui a
renforcé la position de l’anglais). En matière de politique
linguistique aussi, l’absence de choix est encore le plus
mauvais choix. Le dirigisme absolu, tel qu’il a été pratiqué dans
différents pays (PECO) paraît bien peu approprié. Il convient
plutôt de convaincre, à la suite d’informations destinées aux
familles, aux élèves, aux étudiants.

B - la situation actuelle de l’enseignement des


langues étrangères dans l’Union Européenne et ses
conséquences sur la pratique des langues :
Un sondage récent auprès de 29 000 personnes dans l’Europe
des 25 (Eurobaromètre 2006) indique que 56 % des personnes
interrogées sont capables de participer à une conversation dans
au moins une L.E. (9% de plus qu’en 2001 dans l’UE des 15) (28
% dans 2 langues étrangères et 11% dans 3 langues ou plus)

- l’anglais est la langue la plus pratiquée (L.M. ou L. E.) :


51 % des Européens
- l’Allemand est crédité de 32 %
- le français est passé en 3ème place : 26% (au lieu de
35%)
- l’Espagnol compterait 15 % de locuteurs (au lieu de 8%)

Les chiffres sont très différents pour les seuls locuteurs de


langue maternelle (1 : allemand, 2 : anglais et italien, 4 :
français, 5ème æquo : espagnol et polonais …)
14% des Européens indiquent qu'ils connaissent soit le français,
soit l'allemand en plus de leur langue maternelle. Le français
est la langue étrangère la plus parlée au Royaume-Uni (23%) et
en Irlande (20%),

Ainsi, les Européens sont-ils plus nombreux qu'il y a quatre


ans à penser que la connaissance de langues étrangères est
69
J.O. des communautés du 23 – 02 – 02
68
utile (83% en 2005 contre 72% en 2001) et chacun,
naturellement ne peut que s’en réjouir.
Le niveau des connaissances linguistiques des Européens
s'améliore d'après leur évaluation. Comparé aux résultats
obtenus en 2001, la proportion de ceux qui maîtrisent l'anglais
et l'espagnol augmente de 4 points et la proportion de ceux qui
parlent très bien le français et l’allemand augmente de
respectivement 3 et 2 points.

3. Orientations actuelles et dispositifs en matière de


formation et d’éducation

A. Conceptions au sein du Conseil de l’Europe


Dans le cadre des travaux du Conseil de l’Europe,
plusieurs publications définissent cette notion, parmi lesquelles
celles de F. AUDIGIER. Pour lui, la citoyenneté démocratique
renvoie à « des espaces où les personnes sont égales en droit
et en dignité/.../. L’égalité juridique et politique (est ainsi)
associée au principe de non-discrimination, et se combine avec
la recherche de l’extension maximale des libertés ».

Le contexte dans lequel se développe aujourd’hui le


concept de citoyenneté démocratique est celui de « défis et
urgences » pour répondre à un ensemble de risques :
- « De fragmentation ethnique et d’exclusion
sociale »
- « De multiplication de particularismes qui excluent »
- De mise en cause des valeurs de nos sociétés
- De développement de phénomènes racistes et
xénophobes

Pour P. LEUPRECHT (ancien secrétaire général adjoint du


Conseil de l’Europe), être citoyen responsable signifie être
conscient de ces dangers (cf. supra et aussi danger pour les
hommes d’être réduits à l’état de sujets), « résister et rejeter le
diktat de l’idéologie pan-économique »/.../ À l’ère de la
mondialisation, il est de plus en plus indispensable que les
citoyens s’organisent et exercent leurs droits et responsabilités
non seulement au niveau local, régional et national, mais aussi
européen et international ». On le voit, il ne s’agit pas moins

69
que de replacer l’humain au centre des préoccupations du
politique. Mais, serait-ce devenu aujourd’hui la dernière utopie ?

Dans ce dessein, on doit bien sûr utiliser prioritairement


les leviers de l’éducation, de la formation, et plus précisément
l’enseignement des langues qui ne peut qu’envisager -surtout
en contexte européen-- la rencontre de l’autre
70
(linguistiquement et culturellement marqué) , élément décisif
pour la motivation.

Nous reviendrons ici de manière synthétique sur quelques


propositions faites notamment par F. AUDIGIER qui inventorie
les compétences clés nécessaires à l’exercice de la citoyenneté
démocratique.

Il convient de favoriser dit-il la mise en place de


compétences cognitives, affectives (et compétences
associées au choix des valeurs) et de développer des capacités
d’action (ou aptitudes à agir)

Les capacités d’action (aptitudes sociales) concernent


notamment « la capacité à intervenir dans le débat public » ce
qui suppose une capacité à argumenter, défendre une position,
une opinion... une capacité à échanger - interagir - avec autrui.
On perçoit immédiatement le lien qui peut être fait avec
l’enseignement des langues dans les approches
communicatives-actionnelles actuelles, qui mettent ces
dimensions au centre de leurs démarches. La maîtrise de
plusieurs langues (ou une meilleure maîtrise) facilite bien sûr la
rencontre et la compréhension de l’autre et donc l’intégration
de l’individu.

Ces capacités d’action, rapidement esquissées ici,


rejoignent « les compétences affectives et choix des valeurs »,
parmi lesquelles F. AUDIGIER décrit « l’acceptation positive des
différences et de la diversité ». Cette dimension, pour les
spécialistes de l’enseignement des langues, rejoint ce qui a été
décrit en didactique des langues depuis les années 1980 (post
1985 pour le Français comme langue étrangère) sous le terme

70
C’est ce qui est au cœur des approches dites actionnelles (tâches à réaliser,
interactions avec l’autre natif ou non de la langue…)
70
d’approche interculturelle71. Il s’agit de développer des
démarches de décentration (lutte contre les centrismes : socio
et ethnocentrismes), de revalorisation des cultures en
présence, d’ouverture.

Mais là encore, où serait la décentration indispensable


dans un « schéma de bi-ethnocentrisme », se substituant au
« mono-centrisme », hélas courant. Un enseignement de
langues scolairement construit ne peut pas être une simple
redondance des perspectives « véhiculée (s) majoritairement
par les médias »
Le bi-ethnocentrisme évoqué consisterait à enfermer
(emprisonner) dans la langue-culture dominante et la langue-
culture nationale (cette dernière se présentant même, souvent,
en position « basse »).
Une remarque : la citoyenneté n’est pas réductible à un
ensemble de droits et devoirs individuels, elle relève également
du collectif

Parmi les compétences cognitives, évoquées peuvent être


retenues diverses compétences et connaissances :

- les compétences juridiques et politiques (notamment


règles de la vie collective)

- les « connaissances sur le monde actuel », incluant les


aspects historiques et les dimensions culturelles. Il n’est
pas utile d’insister sur le rôle que peut jouer
l’enseignement des langues-cultures étrangères dans ce
domaine. La didactique de langues, de manière
traditionnelle désormais, intègre les dimensions
culturelles (culture « savante », culture anthropologique
du quotidien…), interculturelles et socioculturelles.

- Les connaissances et compétences procédurales :


capacités de prise de parole et d’argumentation. Il s’agit
là de dimensions également centrales dans les
approches en langue vivante aujourd’hui : capacités à
changer, débattre, donner son point de vue, capacité à
réfléchir, prendre de la distance…

71
Nous rappellerons que l’année 2008 sera l’année du dialogue interculturel
71
B - Dispositifs et instruments en Europe pour une
éducation à la rencontre de l’autre
linguistiquement et culturellement différent

Le Conseil de l’Europe est devenu un acteur majeur


dans le domaine des politiques linguistiques. Compte tenu de
sa vocation internationale (Europe continentale au minimum), -
46 pays en font aujourd’hui partie -, il a pu faire tout un
ensemble de propositions complémentaires à différents
niveaux.
Les réflexions, interrogations, mises en œuvre... de ces
dernières années gravitent autour de deux domaines :
- La reconnaissance et le statut des langues régionales et
minoritaires
- L’enseignement-apprentisage des langues vivantes

Dans le premier domaine, deux textes ont été élaborés


et sont actuellement en usage: la Charte européenne des
langues régionales et minoritaires (1992) et la Convention-
cadre pour la protection des minorités nationales » (avec ses
éléments concernant les droits linguistiques des minorités).

Le second domaine, sur lequel je vais plus


particulièrement insister touche aux enseignements-
apprentissages des langues vivantes et est bien connu des
enseignants. C’est dans les années 1970 qu’ont commencé à se
concrétiser les réalisations des « projets-langues vivantes », en
deux types de travaux.
Le premier type concerne les « niveaux-seuils » et les
spécifications des principaux niveaux de compétence. En
1999, le Conseil de l’Europe avait publié des Niveaux Seuils
pour une vingtaine de langues européennes.
Ces Niveaux-Seuils, qui se situent à un niveau de 400 heures
d’enseignement, correspondent à « la capacité à poursuivre
une interaction et à obtenir ce que l’on veut dans des situations
différentes/.../et à la capacité de faire face habilement aux
problèmes de la vie quotidienne ». Ce niveau devrait être
atteint en fin de « collège ».
Dans les échelles internationales actuelles, il représente le
1er degré du niveau « utilisateur indépendant ».

72
Les travaux sur les Niveaux-Seuils sont actuellement
poursuivis, en même temps que sont travaillées et
expérimentées des spécifications pour les autres niveaux à
l’échelle européenne (A1 survie au C2 niveau du quasi
bilingue).

La seconde série de projets, d’importance capitale


comprend deux réalisations principales : le cadre européen
commun de référence et les Portfolios européens des
langues

1 - Le « cadre » est « conçu pour aider les personnes


qui, à tous les niveaux, travaillent dans l’apprentissage et
l’enseignement des langues, ainsi que dans l’évaluation des
connaissances, à envisager l’ensemble des options qui s’offrent
à elles quand elles ont des décisions à prendre ». Il est élaboré
pour « accroître et améliorer l’information des professionnels et
utilisateurs sur la nature des produits et services qu’ils
proposent à leurs apprenants.

Le cadre identifie et définit globalement « les nombreux


aspects de la communication qu’un apprenant aura besoin de
maîtriser pour devenir un utilisateur pleinement compétent de
la langue qu’il apprend ».
Il décrit les stades ou niveaux de compétence que
l’apprenant pourra avoir à franchir (échelles de compétence,
grilles pour l’autoévaluation...) et s’intéresse aussi aux
approches pédagogiques. Il prend parti par délibérément pour
une approche communicative, actionnelle, ludique.
L’apprentissage des langues est conçu comme une
« préparation à une utilisation active de la langue pour
communiquer ».

Sont présentes des réflexions, des propositions et des


options sur les contextes d’utilisation de la langue, les
compétences de l’utilisateur-apprenant, les dimensions
culturelles et interculturelles, les opérations et les tâches
d’apprentissage. Une large place est accordée à la
diversification linguistique et aux questions liées à l’évaluation

Le cadre européen commun de référence tel qu’il est édité


aujourd’hui (2001), représente la synthèse d’un travail colossal
73
et commence à porter ses fruits. Différents pays l’ont adopté, et
même au-delà de l’Europe 72pour leurs systèmes éducatifs,
d’autres sont en passe de le faire. En didactique des langues, il
représente une référence partagée. Souhaitons qu’ à court
terme, il serve de puissant catalyseur pour une évolution
significative des enseignements-apprentissages et qu’il ouvre la
voie à de multiples innovations.

2 – Les portfolios en formation et les porfolios


européens des langues

En éducation et formation, le portfolio est de, conception


relativement récente. Les travaux, en sciences de l’éducation
ont mis en évidence l’importance de bâtir les nouveaux savoirs-
savoir-faire sur les connaissances antérieures, l’interaction
avec les pairs (conflit socio-cognitif), de faire des
apprentissages significatifs et instrumentalement utiles, de bien
se connaître en tant qu’apprenant et d’être engagé dans son
propre cheminement pour favoriser l’apprentissage.

D’un paradigme d’enseignement, on passe ainsi à un


paradigme d’apprentissage et de co-construction des parcours,
des compétences. Cette nouvelle vision de l’enseignement et
de la formation demande de développer de nouveaux outils
d’évaluation (et d’auto estimation) qui soient mieux adaptés
aux nouvelles réalités éducatives. Les enseignants, de même
qu'ils vont adapter leurs pratiques pédagogiques, vont utiliser
des instruments qui permettent de développer les savoir-faire
des apprenants, plutôt que de simplement répondre aux
objectifs du programme.

Le portfolio est un de ces outils qui permettent de centrer


la vie en groupe de formation, en classe (pour des élèves) sur
l’apprenant, de procéder à une évaluation authentique et
impliquante, de faire des liens entre les apprentissages et la
réalité, de développer des compétences et de favoriser
l’implication scolaire et les « motivations » des apprenant. Initié
en 1997 par le Conseil de l'Europe, c'est également un outil
important pour la promotion du plurilinguisme et
pluriculturalisme.

72
cf . colloque ALTE d’avril 2007 et colloque CIEP juin 2007
74
Les porfolios européens des langues

(passeport pour les langues, portefeuille de


compétences), curriculum vitae linguistique à compléter de
manière permanente par les apprenants eux-mêmes (ce qui
suppose qu’ils soient préparés à l’autoévaluation des
connaissances/ compétences et conscients des chemins
parcourus ou à parcourir dans le domaine des langues). Pour les
apprenants-utilisateurs, ce document permet une mise en
évidence des « qualifications de manière transparente et
portable au niveau international » et « de présenter un plus
large éventail de connaissances langagières et interculturelles
que ne le permettent les diplômes traditionnels».

On peut considérer qu’il s’agit d’un bilan permanent des


« savoir-faire, des certifications ou des diplômes ainsi que des
expériences (langagières et interculturelles) vécues dans
différentes langues ». Quelques exemples des portfolios –avec
leurs orientations - peuvent être donnés

Les portfolios des langues permettent la prise en


compte et la reconnaissance des langues régionales et de
migrations. Ils sont conçus comme des supports d’informations
(pour l’apprenant, ses formateurs, ses employeurs potentiels...)
et comme un outil pédagogique. « Il sert à motiver les
apprenants et les aide à devenir plus indépendants, en
améliorant et diversifiant leurs compétences linguistiques tout
au long de la vie ».

On le voit : la conception de l’individu-apprenant est


bien celle d’un citoyen autonome (ou sur le chemin de
l’autonomie).

Les perspectives du Conseil de l’Europe et de l’Union


Européenne concernent pour l’avenir à la fois la
diversification et l’intensification, dans le proche et le plus
lointain : niveaux régional, national, international. Les
orientations portent notamment sur :

1) le développement des Porfolios et du cadre européen


commun de référence
75
2) la construction des outils pré-méthodologiques et
référentiels pour les différents niveaux des échelles de
compétence

3) la valorisation des patrimoines linguistiques et culturels


(dans leur pluralité européenne et nationale)

4) l’intercompréhension des langues de même famille

5) les actions allant dans le sens de la charte européenne


des langues régionales ou minoritaires (la signature de la
Charte est exigée de tout pays accédant ou candidat).
L’un des axes les plus prometteurs est aussi dans la question
de la prise de conscience que nous sommes tous – à des degrés
divers – des plurilingues, avec tout ce que cela révèle de positif,
puisque nos répertoires divers, même limités peuvent aisément
se développer…

Pour l’Union Européenne, il s’agit de fournir des appuis, par


l’intermédiaire des programmes communautaires d’éducation
(Erasmus, Coménius, Léonardo…… (cf. nouvelles définitions
2007-2011), de favoriser les échanges, les « mobilités », la
maîtrise des langues, de façon à permettre la découverte et la
compréhension de l’autre.

Les trois objectifs principaux de la politique de la


Commission en matière de plurilinguisme visent à :

- 1 - encourager l'apprentissage des langues étrangères


dès le plus jeune âge -deux en dehors de la L.M. (idée
mise en avant pour la première fois à Barcelone en mars
2002 et a fait l’objet d’un appel par les chefs d'Etat ou
de gouvernement)

- 2 - promouvoir une saine économie multilingue

- 3 - donner à tous les citoyens de l'Union européenne


l'accès à la législation, aux procédures et aux
informations européennes dans leur propre langue.

76
Pour l’U.E. d’autres dispositifs renforcent la pratique des
langues :

- L’harmonisation européenne des diplômes

- La coopération décentralisée (Régions, Provinces


Länder…)

C - Remarques et réserves

Les remarques et réserves que l’on peut faire sont de trois


ordres et concernent :

1) La question des référentiels et du cadre européen


commun de référence (CECR) (cf. spécifications) qui se
présentent souvent comme une solution à toutes les
questions langagières. Nul doute qu’il représente un
progrès très important. Il reste qu’il est d’inspiration
anglo-saxonne et on peut s’interroger sur sa pertinence
dans d’autres cultures éducatives (question du
caractère instrumental, technique et critère d’efficacité)

2) Corollairement, les questions éducatives et culturelles


sont partiellement au moins évacuées…même si des
pistes sont esquissées avec des concrétisations
envisagées pour 2008, dans le sens d’une véritable
démarche interculturelle

3) Les échelles de niveaux et les horaires qui sont affectés


ne tiennent pas compte des différences de contexte et
de public (puisque tout apprenant en une durée donnée
est suppose acquérir les compétences prévues par le
référentiel

4) Du coup, se profile un risque de « laminage » des


pratiques pédagogiques et une uniformisation de la
didactique des langues qui n’auraient comme source
d’inspiration que quelques propagateurs quelquefois
auto-proclamés.

77
En ce qui nous concerne nous militons pour une adaptation
et une prise en compte de la diversité, nous luttons contre les
centrismes et les impositions extérieures qui méconnaissent le
foisonnement du terrain.

Théoriser est facile indiquait G. Bachelard…73 ce n’est


qu’une « simplification du réel ». Le terrain lui est fait de
complexité. Les langues et leurs apprentissages ressortissent
quant à eux à la complexité la plus grande et les didacticiens
comme les praticiens devraient donc faire preuve de la plus
grande humilité…

Pour revenir à la question centrale de cette intervention,


nous pouvons dire que pratiquer une langue (la sienne, une
langue étrangère…) c’est aller à la rencontre de l’autre, c’est
donc donner, voir un visage et cela nous fait irrépressiblement
penser à Emmanuel LEVINAS et sa pensée autour de l’éthique
de la responsabilité : « la responsabilité est quelque chose qui
s’impose à moi, à la vue du visage d’autrui » (entendons le
corps tout entier de l’autre, de l’être qui s’impose à moi,
irrépressiblement dans son dénuement.
« De toute éternité dit encore LEVINAS, un homme répond
d’un autre. Qu’il me regarde ou non, il me regarde : j’ai à
répondre de lui. J’appelle visage ce qui, ainsi en lui me
regarde » ou encore « la rencontre de l’autre m’engage et
cela, je ne peux le fuir »74

Nous ne ferons pas de conclusion mais cependant, pour


faire écho en quelque sorte a ma première partie, et en pensant
aux risques de développement d’idéologies excluantes et
réactionnaires, nous reprendrons une phrase de Lamartine

L'égoïsme et la haine ont seuls une patrie ;


La fraternité n'en a pas
Alphonse de LAMARTINE
La Marseillaise de la paix

Séminaire d’anthropologie :
Les langues de l’autre (R.L. 2007)

73
la formation de l’esprit scientifique, Vrin
74
E. Levinas : Totalité et infini, 1961, au-delà de l’essence, 1974
78
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79
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ZARATE (G.) Langues, xénophobie, xénophilie


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Réseau CNDP, 2001

81
Les figures de l’autre chez Cornélius
Castoriadis75. Georges Bertin76.

« La haine est plus vieille que l’amour ».


Sigmund Freud.

Cornélius Castoriadis est une des figures les plus


marquantes de la vie intellectuelle française de la
seconde moitié du 20ème siècle. D’une lucidité
prémonitoire dans ses analyses du système
communiste et de sa bureaucratie dans les années
50, il est devenu une référence centrale à partir du
milieu des années 70.

L’analyse de l’imaginaire chez Castoriadis peut


être lue comme une approche nouvelle du conflit
culturel entre les lumières et le romantisme. Le

75
sources : L’institution imaginaire de la société, Le Seuil, 1975, et Les racines psychiques et sociales de la haine, in Les
carrefours du labyrinthe, VI, Figures du pensable, Le Seuil, 1999, David Gérard, Cornélius Castoriadis, le projet
d’autonomie, éd Michalon, 2000.

76
Conférence introductive au colloque, séminaire CRAI, CNAM des Pays de la Loire,
IFORIS, 2007.
82
rapport avec l’imagination créatrice souligne la
dimension “romantique” de l’idée d’autonomie; en
même temps, les projections imaginaires de la
maîtrise rationnelle distinguent la logique de la
domination des courants contestataires qui
remontent aux lumières. A partir de la conception
freudienne, Castoriadis thématise l'élément
imaginaire constituant de la psyché. Sa définition
de la psyché comme imagination radicale, c'est-à-
dire essentiellement comme émergence de
représentations ou flux
représentatif/affectif/intentionnel non soumis à la
déterminité, implique des conséquences
ontologiques, logiques, métapsychologiques, mais
aussi une redéfinition de la psychanalyse comme
activité pratico poétique et une nouvelle conception
du sujet.
La notion freudienne de sublimation, centrale chez
lui, est reprise et ré élaborée tout au long de son
œuvre d’une façon très originale, elle est, de fait,
replacée et modifiée à travers sa double
articulation avec l'imagination radicale de la psyché
et le processus de socialisation. Dans son œuvre
ultérieure la notion de sublimation sera enrichie,
directement et indirectement, par le rôle qu’il lui
confère dans sa théorisation du sujet humain,
notamment dans son rapport avec la passion, la
réflexion et la subjectivité autonome.
83
Le point central de l’œuvre de Castoriadis est, de
fait, le concept d'autonomie.
A la question, qu’est-ce que l’autonomie ?
Castoriadis répond : « L’autonomie est autoposition
d’une norme, à partir d’un contenu de vie effectif et
en relation avec ce contenu (…) soit comme la
capacité, d’une société ou d’un individu, d’agir
délibérément et explicitement pour modifier sa loi,
c’est-à-dire sa forme. » Aujourd’hui, ce projet paraît
commun à la psychanalyse issue de Freud et, bien
qu’il y soit tombé en sommeil, au politique77.
« Deviens autonome » : voilà l’impératif pratique
qui, aux yeux de Castoriadis, domine les trois
champs, politique, psychanalytique et
philosophique. L’objet de la politique consiste à
créer, en se servant de l’imagination radicale, des
institutions qui, une fois intériorisées, permettent
l’accès de chacun à l’« autonomie ». D’après
Castoriadis, « ces institutions tiennent ensemble
parce qu’elles incarnent chaque fois un magma de
significations imaginaires sociales. Il n’y a jamais eu
et il n’y aura jamais de société purement
fonctionnelle. L'institution imaginaire de la société
vise donc à penser la conjonction du discours
politique et du mouvement des hommes avec
lequel il doit se rencontrer -peut-être dirait-on
aujourd'hui le "mouvement social", mais il n'est pas

77
Redeker Robert, Contre le conformisme généralisé, Le Monde diplomatique, août 1997.
84
sûr que ce terme convienne. Car parler du
mouvement social et lui déléguer la responsabilité
d'orienter l'action publique, c'est reléguer au
second plan -pour plus tard?- ce qui fait tout le
problème: la jonction de la théorie et du
mouvement, du dire et du faire.
Castoriadis a su, avec le thème de l'autocréation
de la société, poser dans toute sa complexité la
question de l'institution: qu'est-ce qu'instituer,
autrement dit comment une nouvelle forme de vie,
c'est-à-dire une nouvelle pratique douée de sens,
peut-elle advenir parmi les hommes? Il s'agit donc
de ressaisir dans son déploiement, contre toutes les
cristallisations imposées, ce que Castoriadis appelle
"le faire pensant".

Chez Castoriadis, le concept d’imaginaire est


double, chaque pôle de la définition s’étayant
mutuellement : imaginaire radical et imaginaire
social.

Imaginaire radical : L’imagination radicale est


l’activité par laquelle tout être vivant se fabrique
son monde propre, à chaque fois singulier. Chez
l’homme, cette imagination radicale crée en outre
les « significations imaginaires sociales », socle de
la vie collective, des religions, des institutions, du
droit etc. Plus particulièrement, « l’imagination

85
radicale du sujet humain et l’imaginaire social
instituant créent, et créent ex nihilo. » C’est ex
nihilo que cette imagination confectionne les
structures de l’existence humaine : vitales,
psychiques et socio-politiques. Castoriadis renverse
la vulgate philosophique : loin d’être des
productions de la raison, les constructions
politiques, juridiques et morales sont des créations
de l’imagination (la raison étant elle-même une
dérivée de l’imagination).

D’une façon générale, l’imagination radicale, dans


les trois sphères qui sont celles de la vie, de la
psyché, de la société, invente à chaque fois un
« monde propre », un monde pour soi, qui
invariablement se caractérise par la clôture.

L’imagination radicale humaine, dé


fonctionnalisée, crée des formes qui sont à la fois
des significations et des institutions - l’imaginaire
social et politique, tantôt instituant, lorsqu’il sécrète
de nouvelles lois, de nouvelles institutions ; tantôt
institué, lorsqu’il est figé en lois, règlements,
institutions établies (4). Dans la plupart des
sociétés, il est impensable de remettre en question
les significations imaginaires fondamentales, le plus
souvent religieuses, qui servent de base à cette
société : si la pensée y est possible (il y a bien une
pensée chrétienne, une pensée islamique), la
86
réflexion (le « retour sur ») s’y révèle néanmoins
exclue (il ne peut pas exister de réflexion
chrétienne ou de réflexion islamique).

Pour le professeur René Barbier, « Cornelius


Castoriadis est le penseur qui présente une des
meilleures voies d'accès au plein accomplissement
de l’ autorisation à réintroduire l’imaginaire comme
concept..

"Nous parlons d'imaginaire - écrit-il - lorsque nous


voulons parler de quelque chose d' "inventé" - qu'il
s'agisse d'une invention "absolue" ("une histoire
imaginée de toutes pièces") ou d'un glissement,
d'un déplacement de sens, où des symboles déjà
disponibles sont investis d'autres significations que
leur significations "normales" ou
"canoniques"...Dans les deux cas, il est entendu
que l'imaginaire se sépare du réel, qu'il prétende se
mettre à sa place (un mensonge) ou qu'il ne le
prétende pas (un roman)" .

Pour Castoriadis, l'imaginaire doit utiliser le


symbolique, non seulement pour s'exprimer, mais
pour exister et inversement le symbolique
présuppose la capacité l'imaginaire : voir dans une
chose ce qu'elle n'est pas, de la voir autre qu'elle
n'est. L'imaginaire est l'oeuvre d'un imagination
radicale, non spéculaire et permanente, dans

87
le cadre de la psyché/soma. L'imaginaire dont parle
Castoriadis n'est pas "image de" : "il est création
incessante et essentiellement indéterminée
(social-historique et psychique) de figures, formes,
images à partir desquelles seulement il peut être
question de "quelque chose". Ce que nous appelons
"réalité" et "rationalité" en sont des oeuvres" .

Cet imaginaire, dans l'esprit de Castoriadis, est


double (social historique et psychique) et
irrésorbable. L'imaginaire est la capacité
élémentaire et irréductible d'évoquer une image, la
faculté originaire de poser ou de se donner, sous le
mode de la représentation, une chose et une
relation qui ne sont pas. L'imaginaire, tant
psychique que social relève de la logique des
magmas pour laquelle, quel que soit l'effort de
rationalité, le résidu inexpliqué demeure en l'état
de magma .

Ce magma est dynamisé par un flux incessant de


représentations et de significations, conçues
comme émergeant d'un imaginaire radical et non
comme de simples reflets ou copies de chose.
Devant l'attrait mass-médiatique du mot
"imaginaire social" repris comme effet plutôt
spéculaire, Castoriadis a beaucoup insisté sur cet
aspect créateur de l'imaginaire social. Pour lui "la
représentation est la présentation perpétuelle, le
88
flux incessant dans et par lequel quoi que ce soit se
donne. Elle n'appartient pas au sujet, elle est, pour
commencer, le sujet...Elle est précisément ce par
quoi ce "nous" ne peut être jamais enfermé en lui-
même, ce par quoi il fuit de tous les côtés, se fait
constamment comme autre que ce qu'il "est", se
pose dans et par la position de figures et dépasse
toute figure donnée. "

L'imaginaire total, c'est l'imaginaire radical qui


règne à la fois comme social-historique et comme
psyché-soma: "Comme social-historique il est
fleuve ouvert du collectif anonyme : comme
psyché-soma, il est flux
représentatif/affectif/intentionnel. Ce qui, dans le
social-historique, est position, création, faire être,
nous le nommons imaginaire social au sens premier
du terme, ou société instituante. Ce qui, dans la
psyché-soma est position, création, faire être pour
la psyché-soma, nous le nommons imagination
radicale"78 .

Imaginaire social.
Par " imaginaire social ", Cornélius Castoriadis
entendait désigner l’ensemble des " significations
imaginaires sociales " partagées par les

78
In Journal des Chercheurs, Pr René Barbier, http://www.barbier-
rd.nom.fr/.

89
membres d’une société. Exposée dans l’Institution
imaginaire de la société, cette conception permet
de rendre compte de la nouveauté en histoire,
autrement dit de l’" Événement ": elle est
synonyme de " faculté de novation radicale ", de "
puissance de création des collectivités humaines ".
Il rend opératoires ces concepts dans son analyse
du discours de la haine, et trouve deux sources aux
racines de la haine :
• La psyché rejette ce qui n’est pas elle-même,
• L’institution sociale tend à se clore sur elle –
même.

Les racines psychiques sont le noyau


monadique du sujet, originaire, obscur, insondable,
a-social. Au premier état, le sujet ne peut se référer
qu’à soi, il se vit dans l’indistinction, « ce monde
est identiquement soi, proto sujet et proto monde,
se recouvrant pleinement » (L’institution imaginaire
de la société… p 397). Elles ont leurs figures bien
identifiables:
1er état : la libido de l’enfant circule entre lui-même
et le sein, (auto investissement) déterminant
narcissisme et autisme.
2ème état : la séparation crée le désir de retrouver
l’état originel, où il a été dans une position
monadique indifférenciée. Ce désir est de fait
indestructible car irréalisable : ce qui manque
90
manquera toujours : l’avant de la séparation et de
la différenciation. Une fois que la psyché a subi la
rupture de son état monadique, qui lui impose
l’objet , l’autre et le corps propre, elle est à jamais
excentrée par rapport à elle-même, orientée par ce
qu’elle n’est plus, qui n’est plus et qui ne peut plus
être. La psyché est dés lors, son propre objet perdu,
(perte de soi, rupture avec soi).
La psyché considérera toujours comme sens cet
état unitaire où sujet et objet sont identiques :
représentation, affect et désir étant une seule et
même chose. Car le désir est immédiatement
représentation :
•possession psychique du désiré,
•affect du plaisir, toute puissance de la pensée.
•La psyché ne peut l’atteindre dans le monde réel
et met en œuvre des processus puissants de
substitution (médiations, mysticisme, visions) ou
d’identification à des personnes, tâches,
collectivités renvoyant à des significations et des
institutions qui fournissent du sens au sujet mais ne
sont que des substituts de sens de la vie réelle
(mythes, sciences, technique).
Fournir du sens au sujet s’origine dans l’état
d’enfance (marqué par la tranquillité psychique) et
qui est soumis à une rupture radicale quand
l’énergie de l’amour de soi se scinde en trois
parties.
91
1. La partie qui demeure celle de l’auto
investissement du noyau psychique (amour de soi
rémanent, égocentrisme) lui dit je suis l’origine de
mes coordonnés spatio-temporelles. Elle imprègne
toutes les phases ultérieures. L’envers de la haine
de soi est ici la haine de l’autre réel.
2. Une autre partie est transférée au sein,
(hallucination du sein) marquée par l’ambivalence
des affects, l’infans devant le trou béant qui affecte
son monde originel réagit par l’angoisse, la rage,
interprète le manque de sein comme manque de
sens, considère dés lors la mère comme objet
ambivalent, ce qui détermine aussi la haine de soi
je suis bien, je n’est pas moi, je est un autre.
3. Une troisième part est transformée en haine
du monde extérieur : être socialisé, c’est investir
l’institution, et les significations imaginaires qu’elle
porte (dieux, esprits, mythes, Justice, capital, Etat).
L’institution est ici créatrice de sens, création du
monde elle est multidimensionnelle. Elle est aussi
clôture du sens : monde de significations clos (ce
qui distingue les sociétés archaïques des sociétés
modernes). Toutes les sociétés se sont instituées
moyennant une clôture intérieure, elles se créent
une niche nostalgique de sens qu’elles imputent le
plus souvent à une cause extra sociale (religion,
hétéronomie). Or, toute société hétéronome repose
sur deux besoins :
92
• La nécessité d’une fondation et d’une
garantie extra sociale,
• Le besoin ou la nécessité de rendre
impossible toute mise en question de l’institution.
C’est ce qui explique le mécanisme de
l’identification qui rend possible le déplacement de
la puissance meurtrière dans les guerres et la foule.
D’où deux effets :

L’individu social est inconcevable sans inconscient,


institution de la société, institution de l’individu
social. C’est l’imposition à la psyché d’une
organisation qui lui est hétérogène et s’étaye sur
l’être de la psyché, doit le prendre en compte.
L’inconscient dynamique se peuple ainsi de toutes
les créations de la psyché qui auront été refoulées
et sera toujours dominé par le premier noyau de la
psyché : le monde psychique : « Si l’inconscient
ignore le temps et la contradiction, c’est aussi
parce que tapi au plus sombre de cette caverne, le
monstre de la folie unifiante y règne en maître. »

Psychogenèse et sociogenèse.
Entre monde privé et monde public, l’individu
institué socialement relève à la fois d’une
psychogenèse et d’une sociogenèse quand la
psyché s’ouvre au monde social historique. Nous ne
93
sommes pas très éloignés de la conception du trajet
anthropologique de Gilbert Durand , lequel s’opère
chez lui, dans une perspective plus structurale,
entre intimations du milieu et pulsions subjectives.

Quand la sphère privée et psychique, étrangère au


sens, ignore temps et contradiction, distinction,
séparation, articulation, l’individu se trouve à l’aise
dans des sociétés closes à identifications fortes
portées par des cercles concentriques, de la famille
au groupe racial, mais, quand il participe au sens
social, effectue un passage lui permettant de faire
son deuil de la toute puissance de la monade
psychique, il s’épanouit dans des sociétés ouvertes,
et trouve dans les ruptures de sens l’occasion de
ses transferts.

La séparation instaure la distinction du monde


public et du monde commun en imposant la
socialisation à la psyché.
Dans ce contexte, la relation à l’autre est à la fois
source de plaisir et de déplaisir (perturbante)
(L’institution imaginaire de la société… p. 402). Les
formations successives du sujet tiennent compte de
la séparation, de la diversité imposée à la psyché,
sont autant de tentatives de tenir ensemble cette
diversité qui se diversifie. La sublimation sera ainsi
le procès par lequel la psyché est formée à
94
remplacer ses objets propres ou privés
d’investissement par des objets qui valent dans
l’institution sociale, y contribuent :
• l’accession au langage (qui n’est pas signes,
mots privés), LEGEIN,
• l’accession au faire social (qui n’est pas objet),
TEUKHEIN.

Quand l’enfant investit d’autres objets que le sein,


il concrétise et articule l’institution de l’individu par
la société (ex le chasseur, le militant, l’inventeur),
fait exister par la psyché un monde public et
commun, et les rapports sociaux doivent être ainsi
médiatisés. Ce qui tient les gens ensemble, ce sont
les significations imaginaires sociales, ce sont elles
qui les font participer aux institutions.
Elles sont imaginaires car elles ne correspondent ni
à des objets naturels, ni à des idées rationnelles,
elles procèdent de la création. Créatrices de
l’imaginaire social, elles ne sont rien si elles ne sont
pas partagées.

Les figures de la haine.


Il existe, pour Castoriadis, deux expressions
psychiques de la haine :
• haine de l’autre,
• haine de soi.

95
Toutes deux trouvent leur origine dans le refus de
la monade psychique d’accepter ce qui pour elle
est, au même titre, étranger. Elle refus et l’individu
socialisé dont elle a été obligée de revêtir la forme,
et les individus sociaux dont elle ne peut assumer
la co-existence vécue comme moins réelle que la
sienne.
Car la société n’est pas transparente, les
institutions y socialisent, y domptent la haine par le
recours à la compétition individuelle, au potlatch, à
l’agon, voire à la malveillance, toutes ces forces
détournant une part de la haine, de l’énergie
destructive disponible.
Ceci ne peut se réaliser qu’à condition de garder
en réserve une partie de la haine disponible, de la
destruction. « La haine conditionne la guerre, elle
s’exprime dans la guerre ».
Et quand les ressources de ce réservoir de haine
ne sont pas mobilisées, elles s’expriment dans le
mépris, la xénophobie, le racisme.
Le tendances destructrices des individus
confortent les tendances sociales à se clore à se
refermer, et toute question aux collectivités est
vécue comme menace : « nos normes sont le bien,
notre dieu est vrai », chaque société est ainsi
interprétation du monde, si on l’attaque elle se
défend (impérialisme des significations). Dans ce
cadre, l’altérité est impossible.
96
La rencontre d’une société avec les autres ouvre,
dés lors, trois possibilités d’évaluation :
Deux positions intolérables pour l’individu car
vécues comme attentatoires à ses repères
identificatoires :
-les autres sont nos supérieurs, accepter cela c’est
renoncer à ses institutions, accepter celle des
autres.
-les autres sont nos égaux : si on accepte cela,
c’est faire le lit de l’indifférence .
La troisième position est dés lors choisie : les
autres sont nos inférieurs, donc leurs institutions
sont incomparables aux nôtres, sinon cela nous
conduirait à accepter chez les autres ce qui est
pour nous abominable.
Reconnaître l’altérité essentielle, c’est
accepter la rupture de la clôture de la signification,
la mise en question de l’institution donnée de la
société, c’est avec Homère, Hérodote, Swift,
Montesquieu, Montaigne , considérer que les autres
ne sont ni pervers, ni inférieurs.
Et les formes historiques d’institutions étant
multiples, hétérogènes, l’hostilité à l’égard des
étrangers parcourt tout le spectre des possibles : du
meurtre immédiat à l’hospitalité généreuse entre
tolérance totale et intolérance instituée via
certaines formes de tolérance partielle.

97
D’où la nécessité à reconnaître la quantité de
haine retenue dans le réservoir social que
l’institution n’a pas voulu canaliser vers d’autres
objets. L’imaginaire social doit pouvoir être
interrogé aussi dans ce sens.
Facteur aggravant : par pulvérisation des repères
identificatoires traditionnels, la dissolution des
collectivités intermédiaires dans les sociétés
capitalistes, privant les individus de possibilités
d’identifications alternatives pour les individus.
C’est ce qui donne les crispations sur la religion, la
nation, la race, et l’exacerbation de la misocénie.

Le racisme se caractérise par l’inconvertibilité


essentielle de l’autre car l’objet de sa haine doit
rester inconvertible. C’est ce qui fait que
l’imaginaire raciste invente des caractéristiques
prétendument physiques, donc irréversibles, chez
les objets de la haine, autre façon de se haïr soi-
même..

Dans ce contexte, le métissage brouille les pistes,


et provoque répulsion.

Les racines de la haine sont ainsi celles de la


nécessité et du besoin de clore le sens, certitude de
la singularité de la psyché, et de l’identification du
sujet à des croyances étanches partagées.
98
« Figures de l’Autre dans le politique »,
synthèse de l’atelier.

La variété des interventions sur le thème de la


figure de l’Autre dans le politique, ainsi que les
débats qu’elles ont pu générer, montrent combien
cette question occupe une place importante dans la
société contemporaine. Parmi les thématiques
centrales qui se sont esquissées au long de cet
atelier, on pourra retenir tout d’abord le rôle
primordial tenu par le domaine des représentations
et de l’imaginaire dans la définition de la relation à
l’Autre. En effet, qu’il s’agisse de patrons
d’entreprise, de journalistes, d’écrivains ou encore
de travailleurs sociaux, tous les acteurs de la vie
publique participent d’un imaginaire collectif –
populaire ? – qui consiste non seulement à
construire, mais aussi, et surtout, à véhiculer des
préjugés (trop souvent vécus comme des
simplifications) à l’égard de cet Autre. C’est ainsi
toute une conception de la relation à l’Autre qui se
trouve alors quelque peu biaisée par ces
99
représentations illusoires de l’Autre. Mais cet Autre,
précisément, qui est-il ? S’agit-il d’un alter ego,
sorte d’autre soi-même, ou, au contraire, d’un être
totalement dissemblable dont l’idée est évoquée
par le terme alien ? La pluralité des
communications a permis de définir les différents
avatars que pouvait revêtir la figure de l’Autre,
selon les domaines et disciplines considérés. Ainsi,
l’Autre c’est d’abord celui qui se sent exclu. Exclu
d’un territoire, d’un espace (J.-C. Taddei), exclu de
l’institution, notamment de l’École, par le
truchement de la langue (C. François-Denève) mais
aussi – et surtout ? – exclu parce que différent,
parce qu’étranger, parce que victime d’altération
culturelle (C. Xypas, B. Labari). Et si la définition de
la relation à l’Autre consistait simplement à
ramener cet Autre à sa condition d’enfant ? En
effet, C. Xypas et B. Labari interrogent tous deux
l’existence d’un imaginaire colonial collectif qui
assimilerait l’Autre à l’enfant. Ainsi, l’altérité
magnifiée du discours colonial permet non
seulement d’asseoir la supériorité de l’Européen
mais aussi de la « légitimer » en quelque sorte
puisque l’enfant, par essence, requiert la
protection. Ces représentations imaginaires de
l’Autre font écho à l’analyse de D. Géraud qui
montre comment la mission du travailleur social
revêt, elle aussi, une apparence civilisatrice, via
100
l’évacuation de ce qui est (anor)mal, dans le sens
de non-conforme aux représentations collectives,
aux utopies même, pour reprendre H. Drouard.
Cette idée est encore partagée par F. Simonet pour
qui l’Autre, dans le secteur de l’entreprise, c’est le
candidat au poste, celui que l’on souhaite affilier
(où l’on rejoint l’idée de retour à l’enfance) à des
valeurs portées par l’entreprise. Dans ce cas, la
relation à l’Autre est une relation de pouvoir, dans
la mesure où l’entreprise cherche à « fabriquer »
cet Autre de toutes pièces. Relation de pouvoir qui
peut être à mettre en parallèle avec la position des
journalistes et des médias, dans la construction des
représentations qu’une société peut se faire d’elle-
même (Ch. Journet).
De ce fait, aborder la question de l’Autre sous le
jour politique peut aussi signifier, à terme, et si l’on
n’y prend pas garde, laisser place à la notion de
pouvoir ainsi qu’à la dimension idéologique qui
consiste à dire ou à voir l’Autre non plus du point de
vue de son identité propre mais à partir d’une
réflexion basée sur les concepts de langue, race,
ethnie et nation (M. Roux, F. Ollier). La transposition
de l’altérité à une échelle nationale, voire
internationale, donne lieu à l’émergence d’une
idéologie multiculturaliste qui pose notamment le
problème du nationalisme, ce dernier se définissant
alors comme la recherche de ce qui nous distingue
101
des autres. Néanmoins, la culture nationale
n’existerait pas en tant que telle, et serait en cela
une vue de l’esprit. Elle relève en réalité davantage
du fruit de l’imaginaire collectif et n’a de sens qu’à
partir du moment où elle entre en opposition avec
une autre. Dans ce cas précis, il semble nécessaire
d’avoir recours à des stéréotypes qui permettent
une définition de soi-même en tant que
communauté, par opposition à cet Autre. Cet effet
miroir de l’Autre se révèle ainsi être indispensable
dans la définition de soi. Il en va ainsi, par exemple,
des revendications nationalistes (M. Roux). En
revanche, D. Géraud critique le caractère pervers
de ce processus d’altération de et par l’Autre
puisque la réciprocité du phénomène implique qu’il
est impossible d’intervenir sur autrui sans que
l’altération rétroagisse sur soi-même. De ce fait, il
est souvent difficile de sortir indemne de la
rencontre avec l’Autre. Cette rencontre de l’altérité
suppose alors des limites qui vont faciliter ou, au
contraire, empêcher le contact. Cela vaut non
seulement pour les personnes, les peuples, mais
aussi pour les territoires (J.-C. Taddei). Ainsi,
lorsqu’une région cherche à marquer les limites de
son territoire, il s’agit là encore d’une quête
symbolique d’identité. Par conséquent, l’enjeu
identitaire porté dans la relation à l’Autre apparaît
comme un argument fondamental. Les
102
interventions proposées s’insèrent aussi bien dans
la problématique politique qu’éducative. Ainsi, et
sur un plan plus concret, l’École est un lieu, si ce
n’est le lieu privilégié, où le multiculturalisme dont
il est question est à l’œuvre. À partir de ce constat,
ont pu trouver leur place dans la réflexion des
interrogations portant sur le statut et le rôle de
l’enseignant dans le processus de construction
identitaire par l’acceptation de l’Autre, dans toute
sa dimension (inter)culturelle. Car si l’École
d’aujourd’hui, comme le constatent à la fois C.
Xypas et C. François-Denève, échoue à jouer son
rôle d’ascenseur social mais aussi, et surtout,
d’espace de diversité et de brassage culturels, l’on
peut se demander si la tâche de l’enseignant relève
davantage de la fonction ou de la mission.
Comment, dans un tel contexte, arriver à concilier
l’Un et l’Autre ? Comment envisager cette relation
de l’Autre à l’Un ? L’atelier a contribué au
jaillissement de propositions qui vont dans le sens
d’une « éthique » de la relation avec l’Autre,
relation dont le fondement serait basé sur une
théorie de la reconnaissance (C. Xypas) et de
l’acceptation de l’Autre, même, et surtout, dans ce
qu’il/elle a de différent, de distinct. Toutes les
interventions ont été dans ce sens, c’est-à-dire en
plaidant réellement et largement pour l’altérité.
Une altérité que l’on encourage d’ailleurs à vivre
103
sur le mode de l’harmonie (C. François-Denève),
c’est-à-dire dépourvue de tensions raciales. Cette
lutte pour la reconnaissance doit passer non
seulement par une dé-stéréotypisation des
imaginaires pour permettre l’émergence d’une
mémoire historique commune et ainsi faciliter la
rencontre avec l’Autre, mais aussi en privilégiant la
démarche anthropologique sur l’approche
économique (B. Labari). C’est également dans ce
sens que se positionne C. François-Denève
lorsqu’elle invite à tendre vers le multiculturalisme
davantage que vers l’homogénéisation puisque
l’altérité mène parfois (souvent ?) à l’innovation, au
changement positif, à l’imprévu (F. Simonet). Alors
finalement, l’altérité est-elle aussi irréductible
qu’elle n’y paraît ? En réalité, tout réside dans la
façon dont l’Autre est envisagé : dans cette
perspective, il semblerait alors que prendre l’Autre
comme alter ego et non plus comme inférieur soit
l’une des clés qui permette d’équilibrer la relation.
Apprendre à dépasser, ou peut-être seulement à
déplacer le conflit ou l’opposition serait donc une
alternative intéressante : en ce sens, la question
n’est plus de chercher à avoir raison mais plutôt de
rechercher ce qui rassemble. Peut-être que la
solution passe alors par la construction d’une
relation tout simplement autre…

104
105
« Figures de l’Autre dans la création
artistique », synthèse de l’atelier.

Le domaine de la création artistique se prête à


l’exploration de différentes formes d’altérité. Celles-
ci peuvent être appréhendées à travers des
manifestations plurielles qui vont, dans le cas des
exemples évoqués au cours de l’atelier, des
disciplines artistiques telles que la danse hiphop au
domaine de l’animation, en passant par l’analyse
du rôle du masque ou encore par la création
littéraire. Cette dernière a d’ailleurs été envisagée
aussi bien à travers les œuvres de Carl Gustav Jung,
Saint-John Perse, André Breton ou encore les
albums jeunesse de Claude Ponti, que par le biais
de la fiction en général (notamment l’étude de la
narration) ou du domaine de l’édition, montrant en
cela que l’écriture peut être perçue à la fois comme
vecteur de la création littéraire et vecteur de la
création intellectuelle.
L’un des points récurrents soulevé lors de cet
atelier a été de montrer, à l’instar d’Y. Chenouf, que
l’indifférence constituait peut-être l’une des plus
grandes attaques qui puissent être faites à l’Autre.
106
Aussi toutes ces pratiques artistiques, aussi
différentes soient-elles les unes des autres,
s’attachent-elles à faire de la figure de l’Autre un
être « à part » en le conduisant sur le chemin de sa
propre réalisation, de son accomplissement même.
C’est ainsi le cas avec la mise en place de projets
créatifs et/ou culturels dont la vocation est
d’apporter un dynamisme nouveau – parfois
intergénérationnel (P. Arantes) – dans cette relation
à l’Autre, puisqu’il ressort en effet que la
« réalisation de soi » ne serait possible qu’en
interaction avec l’Autre, ou les Autres. C’est du
moins une idée qui semble se dégager chez
plusieurs des intervenants. Le travail d’écriture
chez Saint-John Perse tend à mettre en lumière
cette capacité d’aller en l’Autre pour retrouver chez
lui cette part de lui-même qui permet à l’individu de
se construire et de se caractériser. On a alors à
faire à une relation en miroir où chacun est aliéné
dans l’Autre. Cette réciprocité de l’Autre occupe
également une place importante dans l’œuvre de
Claude Ponti où la transformation de soi n’est
possible que dans la rencontre avec l’Autre,
réversibilité accessible la plupart du temps à
travers la lecture. Ceci n’empêche absolument pas
le recours à l’imaginaire, autre facteur essentiel
dans le processus de construction identitaire.

107
Toutefois, la place accordée à cet imaginaire dans
le champ de la création artistique varie selon le
domaine considéré et il s’agit là d’une idée qui
s’articule presque toujours autour de la notion
d’émotion. Mais si la part accordée à l’émotion en
tant que telle est généralement rare dans la
création artistique, il semble néanmoins que la
surprise et l’intuition trouvent, quant à elles,
souvent leur place dans ce processus. V. Liard et G.
Bertin préfèrent parler d’anima, concept emprunté
aux théories jungiennes. Cette figure, souvent
symbolisée par le mythe de Mélusine, est en effet
largement utilisée et interrogée dans la littérature
(G. Bertin). Elle et son pendant l’animus renvoient
respectivement à cette part de féminité (ou de
masculinité) que chacun, homme ou femme, porte
en soi. Ici, l’analyse de l’imaginaire dans la création
donne une image archétypique de l’autre sexe, par
laquelle il est alors possible d’appréhender la figure
de l’Autre. Cette manifestation du pouvoir
transcendant de la femme est un élément
facilitateur de l’accomplissement d’une quête :
celle de l’identité. De la même façon, le masque (Y.
de Sike) appartient à ce domaine de l’imaginaire.
En donnant, ou, au contraire, en ôtant une identité
(voire en donnant une seconde identité, une
identité autre), il constitue un « excellent moyen de
rapprocher l’Autre car il permet toutes les versions.
108
Or, toutes les versions sont bonnes car elles font
appel à l’imaginaire de tous ». Le travail de masque
constitue donc une possibilité d’apprendre l’altérité
en facilitant ce processus, notamment chez
l’enfant, alors capable de jouer avec son « moi » et
le « moi » des autres. Ceci rejoint en partie
l’analyse d’Y. Chenouf qui pose que chez Claude
Ponti, l’Autre est à construire de façon imaginaire, à
travers un petit personnage avec lequel l’enfant va
converser, mettant ainsi en avant la nécessité du
collectif et de la présence d’un lien de solidarité
dans l’établissement de la relation à l’Autre.
Les pratiques d’animation quelles qu’elles soient
(animations en maisons de retraite, formations à la
danse hiphop) évoquées par P. Arantes et D.
Pacault vont d’ailleurs dans ce sens, en favorisant,
dans un premier temps, le passage du lieu privé
vers l’espace collectif et en insistant ensuite sur la
notion de tissage de liens via les talents individuels
et les initiatives de médiation artistique.
Ce phénomène de création de passerelles
(soignant/soigné, formateur/apprenant,
auteur/lecteur…) est particulièrement prégnant
dans le secteur de l’édition, domaine dans lequel J.
Ferreux montre comment cette relation
éditeur/auteur peut être appréhendée autant sous
le jour de l’altérité que de l’altération, ce qui
conduit à placer l’éditeur en position de passeur,
109
accoucheur, véritable maïeuticien (en tant qu’aide
à la (pro)-création artistique) des idées de son
auteur. Ce point central a été repris plusieurs fois
au cours de l’atelier. C’est ainsi la façon dont A.
Bellakdar qualifie Saint-John Perse : comme
passeur, symbole de l’oscillation entre identité et
altérité, entre le « moi » et l’Autre. De la même
manière, L. Grimaud parle de la fiction, et plus
particulièrement de la voix du narrateur, comme
« porteuse » d’un savoir, c’est-à-dire mère,
vectrice, capable de générer, d’engendrer même,
une autre parole susceptible à son tour d’altérer le
lecteur en lui octroyant une connaissance
supplémentaire qu’il ne possédait pas. L’existence
de cette voix autre (car à la fois construite de
toutes parts et fruit de la création artistique)
contraint le texte en même temps qu’elle se heurte
à la logique du lecteur, qui lui est différente, autre,
en obligeant ainsi ce dernier à renoncer à son
propre logos et, partant, à ses illusions, point de
vue que partage Y. Chenouf pour qui « rencontrer
l’Autre c’est aussi abandonner quelque chose de
soi ».
Le risque est alors grand de tendre vers
l’uniformisation, la banalisation, la normalisation de
l’Autre et ce, en vertu d’une quelconque
idéalisation que l’on se fait de lui. Car il est de fait
qu’il est souvent facile de projeter dans cet Autre,
110
au sens de celui que l’on ne connaît pas, ses
propres valeurs, parfois illusoires, qui peuvent
conduire à une représentation fantasmée de cet
Autre, vision dont il est ensuite difficile de se libérer
(V. Liard). Il s’agit donc de dépasser cet
assujettissement de l’individu aux autres. L’une des
dérives mise en lumière à travers les différentes
communications réside dans l’interprétation de
l’idée d’ « être soi-même » car, si l’on suit
notamment le cheminement de V. Liard à travers
l’analyse de l’œuvre de C. G. Jung, il convient de
distinguer deux éléments : d’une part ce qui relève
de la connaissance de soi et d’autre part ce que
l’Autre attend de nous. La part
d’attendu/d’idéal(isation) est donc relativement
importante. Et face à des formes d’expression
plurielles et complexes (comme peut l’être
l’exemple de la danse hiphop), la tendance à la
différenciation selon un schéma manière conforme
vs. pratique déviante (qui n’est pas sans rappeler le
concept bourdieusien de culture dominante/culture
dominée, et toute la notion de norme qui s’y
rattache), puis à l’identification (par le biais
d’emblèmes ou, a contrario, de stigmates) est
grande. Ceci peut entraîner, à terme et dans
certains secteurs, des problèmes de revendication,
voire une certaine part de militantisme, même s’il
convient là encore de nuancer le propos. D. Pacault
111
est d’ailleurs rejoint par V. Liard lorsqu’elle pose
que s’identifier au groupe (sous-entendu dominant)
constitue le moyen le plus simple de trouver la
sécurité. D’où l’apparition de certains phénomènes
tels la xénophobie, le racisme ou le fanatisme qui,
s’ils dépassent le cadre strict de la création
artistique pour rejoindre la dimension politique,
n’en sont pas moins pertinents dans la définition
des relations d’altérité. En effet, dans ces cas
précis, l’individu n’est plus « qu’un atome au milieu
d’une structure (souvent l’État) » (V. Liard). Il n’y a
plus l’un et l’autre puisque l’existence de ce dernier
est totalement annihilée car jugée non-conforme à
une certaine représentation. Pour éviter ce genre
de dérives, qui se traduit ensuite par une perte de
repères culturels, V. Liard, tout comme Y. Chenouf
ou P. Arantes, insistent non seulement sur le rôle de
garants du comportement de référence qui
appartient aux différents éducateurs et animateurs
mais aussi sur la nécessité de maintenir une
relation avec l’Autre basée sur l’unicité et
l’individuation, ce qui empêche les sujets de se
fondre dans la masse en les maintenant comme
acteurs. Cela est notamment rendu possible par un
recentrage sur soi qui permet non seulement le
développement de soi mais aussi la découverte de
l’Autre. Et c’est bien de l’équilibre entre ces deux
éléments dont il s’agit : permettre la découverte et
112
la construction de sa propre identité tout en
maintenant l’Autre comme partenaire dans ce
processus. Dans cette optique, il apparaît que c’est
en réinterrogeant les modèles institutionnels et les
pratiques artistiques et culturelles déjà en place
qu’il sera sans doute possible – sinon de mieux la
penser – au moins de penser autrement l’altérité.

Suplément à Figures de l’Autre


volume principal paru aux Editions Teraedre,
2010, 385 pages.

Culture Scientifique. Figures de l'autre, imaginaires


de l'altérité et de l'altération.
Actes du colloque international d'Angers.

Ouvrage publié sous la direction de Jacques


Ardoino et Georges Bertin, avec le concours du
CNAM des Pays de la Loire et des collectivités
locales : Région, Département, Ville d’Angers.

Lien http://www.cnam-paysdelaloire.fr/figures-de-l-
autre-imaginaires-de-l-alterite-et-de-l-alteration-br-actes-
du-colloque-international-d-angers--51455.kjsp?
RH=CST4

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