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ou
les aventures de Paul-Claude L. au pays des Dadas
On sait ce qu’il en était, dans le milieu des années vingt, des rapports
entre l’ambassadeur Claudel et les amis d’André Breton. On se rappelle les
propos du premier touchant le sens exclusivement “ pédérastique ” du
dadaïsme et du surréalisme, incapables l’un et l’autre de “ conduire à une
véritable rénovation ou création ”1 ; et l’on connaît la réponse injurieuse
des seconds, imprimée sur papier sang de bœuf, et glissée sous les assiettes
du banquet Saint Pol Roux, à la Closerie des Lilas, le 2 juillet 1925 :
“ Ecrivez, priez et bavez ; nous réclamons le déshonneur de vous avoir
traité une fois pour toutes de cuistre et de canaille ”2.
Ces excommunications majeures (et croisées) ne devraient pas faire
oublier qu’au sortir de la guerre le jugement des futurs surréalistes, alors
étiquetés dadaïstes, n’était pas aussi violemment et massivement hostile. Si
le va-t-en-guerre catholique de “ Tant que voudrez, mon général ” (ce poète
qui se souvient un peu trop, qui le nierait ? des “ petits tracts de
propagande ” qu’il avait imaginés, en 1914, dans le cadre de ses fonctions
au quai d’Orsay) se range à l’évidence au premier rang de ce qu’ils
haïssent, le poète Paul Claudel ne tient pas tout entier à leurs yeux dans les
limites de ce fâcheux personnage. Jean Paulhan –qui sera proche des Dadas
en 1919- comparait avant-guerre la poésie de Claudel à celle des indigènes
de Madagascar qu’il avait traduite3 ; et SIC, la revue de Pierre-Albert Birot,
le comptait, en 1916, avec Picasso et Marinetti, parmi les “ porteurs de
nouveau ” et “ les divins tueurs d’habitude ”4. Nul doute que les Dadas,
malgré qu’ils en aient, partagent plus ou moins ce point de vue. On sait du
reste (par Marguerite Bonnet) que Breton, en quatorze, connaissait et
goûtait le Partage de Midi, et que vers la fin de la guerre, il “ reprit ” avec
Aragon, “ le Protée de Claudel ”5.
Ceci est-il suffisant pour que les fondateurs de Littérature aient songé
1 Dans une interview à Il Secolo reproduite dans Comoedia du 17 juin 1925. Dans le numéro 3 de La
Révolution surréaliste (15 avril 1925) Desnos avait publié une “ Description d’une révolte prochaine ” ;
Claudel et “ son gros mufle ” y étaient mentionnés parmi les victimes de “ l’épuration méthodique de la
population” qu’il appelait de ses vœux, au même titre que les diplomates, les curés, les sergents de ville, et
“ les femmes de lettres, depuis la Noailles jusqu’à Jean Cocteau ”.
2 Les récits de cet épisode, qui fit scandale, sont nombreux. On peut se reporter par exemple à Maurice
Martin du Gard, Les Mémorables, Gallimard, 1999, p. 651 et suiv..
3Dans Les Hayn-Teny mérinas, poésies populaires malgaches, Librairie orientaliste Geuthner, 1913. Il
s’agissait de faire changer d’avis ceux qui refusaient de classer comme “ poésie ” les hain-teny malgaches,
au motif qu’ils ne comportaient ni rime, ni mesure régulière. Voir Bernard Baillaud : “ Jean Paulhan
avant la NRF ” dans C.P. Pérez (éd.) : Jean Paulhan, le clair et l’obscur, Gallimard, 1999, p. 59 sq.
4 Selon l’éditorial de Sic, n° 2, février 1916.
5 Marguerite Bonnet : André Breton. Naissance de l’aventure surréaliste, Corti, 1975, p. 120.
(ainsi que l’assure un biographe de Ph. Soupault6) à réclamer de la copie à
notre ministre au Brésil, lequel aurait refusé avec hauteur, au début de
1919? A dire vrai, sa présence dans le premier numéro (un numéro “ de très
bonne compagnie ” dira Breton), à une époque où les directeurs
souhaitaient associer à leur entreprise “ les grands survivants du
symbolisme ” (rappelons que Gide et Valéry figurent au sommaire) ne
serait pas si incongrue. Pour autant, sachant que Claudel était en mer sur le
Lorraine, entre l’Amérique et la France, au début février, et qu’il n’a
touché Le Havre que le 147, cela supposerait que les directeurs de la revue
(dont le numéro 1, bâti hâtivement, est paru en mars) aient trouvé le moyen
de le joindre vraiment très vite...
Ce qui est certain, toutefois, c’est que Littérature, dans les mois qui
suivent, mentionne à plusieurs reprises, sinon de manière toujours
bienveillante, le nom de Claudel.
Voici d’abord, dans le numéro 5, en juillet 1919, dans la rubrique
“ Palet ” (les palets constituent, selon Breton, leur inventeur, une “ rubrique
d’attaque et de défense, critique ”) un texte consacré à la matinée Paul
Claudel organisée au théâtre du Gymnase par Adrienne Monnier, le 30 mai
1919, pour fêter le retour en France du poète. Le compte rendu est signé
“ L’homme aux trois dents ” (on croit savoir, grâce à une lettre de Breton,
que cet édenté était Paul Eluard8) mais sa dentition réduite dissimule mal
l’envie de mordre, ou au moins de pincer :
Matinée Paul-Claude L.
L’eau bout pour moi, pour moi pour cette fête. Le feu
s’éteint ; quand l’eau sera froide elle ira rejoindre un des
nombreux asiles liquides.
Je suis dans une maison où toutes les paroles prononcées
donnent à ceux qui les écoutent l’illusion d’être enfermés et
persécutés.
Je devrais connaître ce robuste paysan, l’auteur, au profil de
caoutchouc, et ce petit anonyme, un grand poète. Inconnu. Quelle
délicieuse condition ! En réalité, je n’ignore rien. Dans la grande
famille des animaux, on ne peut se tromper, les prénoms ont un
sens. Le chien dit au chien : “ Chien, passe devant ”, le perroquet
au perroquet : “ Perroquet, perroquet, gratte ma tête ”, etc…
Mais parmi nous il faut être André, Paul, Jean ou Pierre ou
même Tristan en même temps que A, B, C, D, E…Z.
Raffinement. Se contempler des pieds à la tête, puis prénom et
6 Bernard Morlino : Philippe Soupault, qui êtes-vous, Lyon, La Manufacture, 1987, p. 82 : “ Paul Claudel
refuse leur invitation, les toisant de haut ”. Soupault, sauf erreur, n’en souffle pas mot dans ses mémoires.
7 G. Antoine : Paul Claudel ou l’enfer du génie, Laffont, 1988, p. 200.
8 D’après Marguerite Bonnet, op. cit., p. 200.
3
11 En juin 1920, le même exercice avait donné lieu a des résultats sensiblement différents : Aragon
donnait 14, Breton 13, Eluard 8, Fraenkel 16, Paulhan 15, Soupault 12, Peret 4. Que s’est-il passé entre
temps ? (http://www.atelierandrebreton.com)
5
“ La pièce que nous avons bien voulu jouer devant vous est de
M. Paul Claudel, ambassadeur de France aux Etats-Unis. ”
Il y eut un froid. Le speaker ajouta :
-Un infâme traître” 13.
Rien de tel qu’un ennemi commun pour cimenter les amitiés fragiles:
cette théâtrale proclamation, qui fait écho à la lettre ouverte de 1925 que je
citais en commençant, va réconcilier Artaud pour six mois avec ses anciens
amis surréalistes (ils l’ont exclu en novembre 1926) - et le brouiller
durablement avec Paulhan et la NRF.
Claude-Pierre PEREZ
12 Voir en particulier le compte rendu de la soirée dans la NRF du 1° février 1928, rédigé par Jean
Prévost. On a peine à ajouter foi sur ce point à ce qu’on lit d’ordinaire sous la plume des biographes
d’Artaud; on le peut d’autant moins que G. Athanasiou était, ou avait été, la compagne d’Artaud.
13Cité dans Artaud, Œuvres complètes, Gallimard, 1961, II, p. 71-2, et Thomas Maeder : Antonin Artaud,
Plon, 1978, p. 111.