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ona. "Re Sue. ot’ Sstha que ” 1955 owes 8, . A 7 Ao eps avee LE FANTASTIQUE MUSICAL On pourrait se demander — nous Teportant par la pensée a ces ages lointains qui ont vu naitre mythes et légendes — quelle a pu étre la valeur de la notion de fantastique pour des esprits n’ayant L pas encore établi de distinction bien nette entre le Prodigieux et le raisonnable. Question que justifie cet attrait mystérieux exercé sur notre mentalité d’hommes modernes par les manifestations archaiques ou primitives ; mais aussi, disons-le: bien, question condamnée @ demeurer sans réponse, tant se révéle impossible la reconstitution d’un psychisme aussi différent du nétre. Point n’est besoin du reste d’un tel recul dans le Passé pour constater le caractére tout relatif du fantastique. La simple ressou- venance de nos impressions d’enfancé y suffira. Nous verrons alors que le charme, plus ou moins teinté de crainte, que nous Procuraient les innocents contes de fées, et aussi la résonance que ceux-ci pouvaient avoir sur nos ames juvéniles placées devant des faits pourtant trés naturels, tels qu’un orage, la clarté lunaire, la silhouette d’un vieux manoir en ruines, une porte agitée par le Vent, n’avaient le plus souvent d’autre aliment que notre faiblesse ;., €t notre crédulité, Si bien que le fantastique nous apparait comme se nourris- sant d’impressions psychologiques qui se colorent différemment selon le sujet, la naiveté de ses réactions, le degré’et le caractére de ses connaissances, son seuil d’émotivité 3 toutes choses dont on voit bien qu’elles dépendent, non seulement de Vindividu pris en Ini-méme, mais encore de Vambiance dans laquelle il vit et qui est déterminée par l’époque, le social, état des croyances et du savoir, et beaucoup d’autreg que l’on peut imaginer Sans qu’il soit nécessaire dinsistér. ‘VUT, 1955 = 8 114 a REVUE D'ESTHETIQUE Ceci dit, une question se pose qui est d’établir si la notion actuellement en cause est lige a celle de surnaturel. I] semblerait, daprés ce qui précéde, que l’on doive répondre négativement ; mais voyons cela de plus prés. Car, ce qui importe ici n’est pas que les faits, les phénoménes qui nourrissent notre imagination soient, en eux-mémes, naturels ou non, mais bien le crédit accordé & leur caractére surnaturel, tant il est clair que ce que la raison explique — aussi bien d’ailleurs que ce qu’elle refuse — ne peut dork ORT CW RE Ee ee . Et ce fut le talent des conteurs de tous les temps de savoir apprécier cette limite et de Padapter aux conditions psychologiques de leur époque. C’est ainsi qu’d Pheure actuelle les anticipations d’un Jules Verne ne sont, & nos yeux, pas plus fantastiques — quoique pour des raisons oppos¢es — que Jes invraisemblances de la mytho- logie ou des Mille et une Nuits. : De telle sorte qu’ chacune de ses résurrections, Je genre fan- tastique — qu’il s’agisse de sa forme littéraire, plastique ou autre — SE doit de se régénérer a des sources nouvelles. C’est 1a un fait important qwil convit le ne pas perdre de vue. * ate En tout état de cause, quelles, et si imprécises, si subjectives que puissent étre les frontiéres du fantastique, il n’en est pas moins que quiconque pénétre en ce domaine est aussitét assailli par une foule d’images, d@impressions singulitres, que Pon compte souvent au nombre des plus féconds éléments de transformation des techniques esthétiques. Ceci est surtout valable pour ce qui est des arts plastiques, en ce sens que ces échappées de I’esprit vers un monde de fictions et de mirages sont ‘en quelque maniére une libération au regard du réel extérieur et de son imitation servile. Sans doute est-il difficile de déméler, au travers de toute la symbolique des représentations archaiques, d’inspiration magique ‘ou sacrée, les intentions réelles qui ont présidé 4 Penfantement de ces créatures fabuleuses, monstres hybrides dont on ne sait sils R. SIOHAN. LE FANTASTIQUE MUSICAL 115 sont dieu, homme ou béte, chiméres qui, par dela les millénaires, viennent témoigner de civilisations défuntes. Mais peut-étre suffira-t-il d’évoquer l’ceuvre, plus proche de nous, dun Jéréme Bosch, d’un Breughel, d’un Piranése, les hallu- cinations d’un William Blake, ou encore maintes visions d’un Chagall, du Douanier Rousseau, de Van Gogh, de Picasso — autant de filles du réve et de la fantaisie, proches parentes de cette faune étrange qui peuple les cathédrales — pour réaliser la puissance instauratrice de ce désir de traduction du fantastique’. Ainsi, était-il tentant de rechercher quelles peuvent avoir été, sur P’évolution des moyens musicaux d’expression, les incidences de ces impressions parfois si prégnantes, en dépit de leur caractére irréel, irrationnel, surnaturel. Considérant cette entreprise, il faut du reste regretter que l'état de nos connaissances en matiére d’épigraphie et d’histoire musi- cales ne nous permette guére de remonter au dela du xvir° siécle. De l’Antiquité, ne nous sont parvenues que des légendes, magni- fiques certes, comme celles d’Orphée et d’Amphion. De méme nous échappe, faute de textes musicaux, tout ce qui touche 4 art profane des premiers siécles et du moyen Age chrétiens, Le peu que nous connaissions des chants de troubadours nous montre ces chantres de l’amour courtois préoccupés avant tout de leurs Dames ; et le réve de la Princesse lointaine demeure, somme toute, sur le plan purement humain. Restent les mystéres médiévaux qui ont tenté; plus ou moins naivement, de représenter le Ciel avec Ses anges et l’Enfer avec ses démons ; mais de la musique qui illustrait ces drames liturgiques, nous ne savons rien. Quant a la fantasmagorie propre aux légendes celtiques, on pourra s’étonner de ce qu’elle ait dd attendre le xrx° siécle pour trouver son com- mentaire musical. En définitive, il semblerait donc que ce soit Popéra — dont on notera la prédilection, tout au moins a sa naissance, pour les Sujets mythologiques — qui soit susceptible de nous fournir, 1. Nous devons ici remercier M. Itienne Souriau, dont le cours récent, consacré au Fantastique dans art, nous a ouvert mainte perspective ct a inspiré les lignes qui vont suivre. AEE 116 REVUE D'ESTHETIQUE de fagon certaine, les premitres manifestations musicales dy fantastique. « De fagon certaine », disons-nous ; c’est en effet qu’en pareille matiére on ne saurait éviter de tomber & chaque pas dans I’équi- voque, 4 moins d’étre fixé sans ambiguité sur le dessein du compo- siteur ; entreprise parfois malaisée, étant donnée la nature — tout immatérielle — de la musique : Qu’une Licorne, un Centaure, ou quelque autre étre surnaturel se situent parmi les créations de l’imagination, c’est ce qu’un esprit | tant soit peu avisé réalise aussit6t par une référence spontanée au concret, au réel. Or, semblable référence s’avére impossible lorsqu’il s’agit de cet art des sons, impuissant, par essence, & toute figuration du monde sensible. D’od il_ressort_qu’une intention précise de traduction — qu’il s’agisse de fantastique ou de toute autre chose — ne se révéle clairement ‘ Je truchement d’un élément d’ordre verbal, plastique ou gestuel, assumant Pin- dispensable fonction représentative. it Pon comprend que l’art du théatre, dans ses formes lyriques ou chorégraphiques, se présente comme un terrain particuliére- ment propice a l’étude d’une caractérologie musicale. Mais on ne négligera pas, pour autant, les images évoquées par tel poéme d’un Lied, parfois méme par un simple titre, qui peuvent égale- ment, les unes et les autres, recéler une grande puissance de suggestion. ate Qu’on nous entende bien : de ce que les formes ci-dessus envisagées se trouvent nettement définies quant a leur objet expressif, il n’en découle nullement que l’on doive refuser a cer- taines figures musicales la faculté d’éveiller, par leur seule vertu, Vimpression de fantastique. Encore’ convient-il de faire le départ entre celle-ci et ce sentiment d’emprise, cet envodtement d’ut ordre si particulier que, du plus lointain des ages, les hommes attribuent en propre & la musique. : 7— Rien n’est plus mystérieux, en vérité, que ces étres sonores qui, bien que dénués de toute substance, s’imposent cependant & notre esprit de facon si impérieuse. A tel point que !’on serait R. SIOHAN. LE FANTASTIQUE MUSICAL 117 tenté de considérer tout fait musical comme étant, par lui-méme, | de nature ce : Mais il va de soi qu’une telle démarche ne ferait que passer 4 cété du probléme sans lui apporter de solution, tant il est évident que, de la thaumaturgie sonore, le fantastique est un aspect / singulier qui ne saurait étre confondu avec aucun autre. Ainsi, ne viendrait-il 4 l'idée de personne de qualifier de fantastique une fugue de J.-S. Bach ou une symphonie de Haydn. Tl s’agit donc d’une impression spécifique dont il convient, pour V’intelligence de notre propos, de rechercher les caracté- ristiques essentielles. Bien qu’il soit difficile, en ces sortes de choses, d’y voir tout 4 fait clair, il semble toutefois, ‘sans entrer pour linstant dans le domaine proprement musical, que ce soit dans la notion d’étran- geté, dans le sentiment de l'inhabituel que résident ces carac- téristiques ; dans l'impression confuse — sinon d’une absence de logique — du moins d’une logique différente de celle qui nous est familiére ; tout ceci ayant pour conséquence de susciter en notre esprit une sensation vague d’insécurité, d’instabilité qui peut se colorer de toutes les nuances subtiles d’une gamme allant du ravissement du merveilleux jusqu’a l’angoisse de la menace; de telle sorte que nous nous trouvons plongés dans une atmosphére, un climat particuliers ot les données fondamentales d’espace et, de temps, et,.corollairement, le sens intime de l’étre, comme celui de forme, aj issent curieusement subvertis, S~——~-——— Toutes choses qui expliquent que Ie fantastique, envisagé sous langle des représentations visuelles ou ¢idétiques, soit presque inévitablement connexe d’une modification, d’une alté- + tation, parfois méme d’une véritable perversion des notions usuelles de structure et de forme. Toutes choses d’ot sont nés ces étres de légende, évoluant dans des espaces aussi étranges qu’eux-mémes. ‘] Et par suite, toutes choses que nous devons retrouver dans ces trois éléments de la substance musicale : le rythme, l’intona- tion, le timbre. 118 REVUE D'ESTHETIQUE CRE DEESTHETIQUE any —YV De celui-ci, nous parlerons en premier lieu. Si nous considérons la matiére musicale, nous la voyons cons- tituée par un complexe cinétique de structures rythmiques et intonation se développant dans la durée. Au sein de cette mobi- lité, le_timbre se présente comme un élément de permanence. On congoit que, de ce fait, les compositeurs aient été tentés de chercher dans cette sorte d’enveloppe extérieure du son, si direc- tement sensible, si aisément identifiable aussi, invariant carac- téristique capable de créer un « climat sonore » déterminé, soit qu’ils fissent appel, pour obtenir impression d’étrangeté requise, a des instruments d’un usage peu courant, soit qu’ils utili- sassent des tessitures extrémes, au grave ou a J’aigu. C’était en tout cas '— étant donnée Pindépendance relative du timbre par rapport aux autres éléments de la substance musi- cale — la solution la plus facile, celle qui, en conséquence, devait se présenter la premiére a l’esprit. Aussi, la trouvons-nous dés la larges et sombres accords confiés ar d’ailleurs, en passant, qu’il pourrait ses développements ultérieurs ce théme de !’Enfer, de méme que son parent direct, celui de la Mort; nous y reviendrons. a Mais le timbre — nous l’avons dit — n’est en somme que Venveloppe extérieure du son qui, envisagée uniquement sous a aspect fruste d’une couleur instrumentale, se révéle en défini- tive assez peu propre 4 un développement tant soit peu étendu. Crest ce qui explique que les musiciens aient été rapidement amenés a rechercher, hors de cette permanence du timbre — dont le statisme relatif ne pouvait d’un autre cété s’accorder avec certaines intentions descriptives — des éléments plus mobiles, plus ductiles. C’est ainsi que, trés tét, on imagina de représenter les Furies par des traits rapides, alternativement ascendants et descendants ; l’orage et la tempéte par des notes répétées quasi tremolando. Ce sont la, évidemment, expédients assez_naifs, mais qui néanmoins attestent quelque recherche d’un dynamisme signi- R. SIOHAN. LE FANTASTIQUE MUSICAL 119 ficatif, se traduisant sur le plan du rythme et de la mélodie. Particuligrement curieuse, 4 ce sujet, est cette ouverture de Zais (1749), que Rameau intitule : Débrouillement du chaos. Dans a4 symphonie », l’auteur, utilisant au début le tambour voilé, ‘agence Youte une progression faite de syncopes, de dessins frag- - ;, allant se précisant, s’organisant, tant au point de vue du rythme que de l’intonation, pour prendre corps peu 4 peu sous Yaspect de traits, confiés aux cordes et aux bois. Ux, I, — Zats, ouverture, Débrouillement du Chaos Il y a Ja un travail fort intéressant de la substance sonore, fondé sur le principe de l’épanouissement, rythmique et mélo- dique, lequel principe se retrouve, sous des aspects divers, en maintes ceuvres, depuis Rameau jusqu’aux contemporains, et d’abord, chez Rameau lui-méme, dans ce passage figurant Ja naissance des fleurs sous les pas de la nymphe Cloris. Hix. 11, — Zéphire (s. d.). Naissance des leurs rr Ts 120 REVUE D'ESTHETIQU: A Un rapprochement avec le fragment suivant, extrait de Légende de la ville invisible de Kitej (1905), ot Rimsky avait 4 illustrer une scéne analogue, montre, en méme temps que I’iden. ‘ tité du principe, les modifications apportées 4 son développement: Hix, II, — Kite}. Naissance des fleurs autour de ta vierge Pévronia ; a Fi ; Il s’agit ici d’une véritable|floraison mélodique par variation | ornementale. | Il suffira maintenant de citer le Prélude de Por du Rhin, présent & toutes les mémoires, pour que soient saisies toutes les ressources de REE aE TEpanolemen sonore fi, selon lr cro tances, revét les couleurs tant6t riantes du_merveilleux, tantlt burlesques d’un authentique fantastique, comme dans ’Apprenti sorcier, de Paul Dukas, 00, par deux fois, nous voyons le malicicur | balai amorcer par un rythme entrecoupé sa danse ensorcelée. . Revenant sur nos pas, aprés cette pointe rapide vers des temps | proches de nous, nous voudrions nous arréter un peu longuement | sur une ceuvre qui, dans l’ordre de nos actuelles préoccupations, | | ; se présente tout naturellement a lesprit : La fldite enchantte. Placé devant le livret de Schikaneder, Mozart semble bien avoir négligé — surtout dans les scénes les plus significatives — le cété fantasmagorique, pour s’attacher a l’expression d’un cet tain hiératisme. C’est du moins le sentiment qui, pour nous, se dégage de l’air de Sarastro, et surtout, des deux scénes const R. SIOHAN. LE FANTASTIQUE MUSICAL i201 crées aux épreuves. Le duo des Ministres du Temple d’Isis est, a cet égard, fort impressionnant avec son mouvement continu, symbole de la marche toute droite de I’homme vertueux vers son. destin, alors que les deux parties en imitations traduisent, par leur rythme haletant et leurs appoggiatures, le poids des peines de la vie ; et, au-dessus de ces plans « actifs », plane, sous la forme austére d’un choral’, la fermeté de la foi : Ex. IV. — La fliite enchaniée De méme dans la scéne suivante od le musicien, laissant aux décors et 4 la machinerie le soin de matérialiser le voyage puri- ficateur au travers des ondes et des flammes, se réserve de chanter la sérénité des Ames, unies devant les périls en un immarcescible amour. De sorte que, pas plus ici que 14, le fantastique ne revét un aspect strictement musical, mais résulterait plutét d’un com- Plexe de contrastes s’établissant entre le spectacle et la musique, celle-ci s’érigeant en interpréte éloquente de lesprit victorieux de la matiére. Si bien que Mozart, sublimant son sujet, dépasse le fantastique pour atteindre le sacré. Ainsi sommes-nous amené a dire que l’on aurait vraisembla- blement quelque peine — a part des cas isolés — a découvrir durant la période qui s’étend du xvur® siécle jusqu’aux classiques, des exemples d’un fantastique intrinstquement musical. Il ya 4 cela plusieurs raisons — les unes d’ordre psychologique, les autres d’ordre technique — sur lesquelles il ne sera pas sans intérét de projeter quelque lumiére. 1. Choral du xvir siéele, altribué a Wolf Heinz. 122 REVUE D'ESTHETIQUE Et d’abord, ne semble-t-il pas que l’esprit classique, tout pétri des notions d’ordre et d’équilibre, ait toujours congu une sorte daversion pour ce qu’il jugeait trouble, équivoque ou désordonné ? Il n’est que de considérer 1a sérénité d’un J.-S. Bach pour s’en convaincre. Et si opéra du Grand Siécle met en scéne des sujets mythologiques, ses personnages, descendus au rang des humains, vivant et agissant a leur image, et donc, perdant de ce fait toute aura divine, ne peuvent créer autour d’eux qu’un Olympe arti- ficiel. Pour le surplus, ni le rationalisme cartésien, non plus que celui des Encyclopédistes n’étaient propices 4 un regain de crédit en faveur du surnaturel. Aussi bien, dans cette résistance du classicisme_4 Vil i tion musicale du fantastique, les éléments psychologiques ne sont- iis pas seuls en question. A la vérité, la constante précision des rapports harmoniques qui est la moelle du systéme tonal et le garant de sa solidité, mais aussi, peut-étre, la cause de quelque rigidité, se trouve, de par son caractére positif, en opposition fonctionnelle avec un monde, tout de réve et de fantaisie, ot régne Pambiguité des structures et des espaces imaginaires. Remarquons bien que cette rigidité a trouvé, en plein classi- cisme, maintes occasions de s’assouplir. Par exemple, dans le Don Juan de Mozart, en cette scéne du souper, tout empreinte d’un chromatisme latent, dont on ne saurait dire s'il a été inspiré simplement par Ia situation dramatique, ou plus spécialement par cette impression fantastique résultant de Virruption parmi les vivants d’un personnage Seles fee monde. Il est sir, en tout cas, que les accords de(cuivreg jettent sur toute cette scéne des lueurs inquiétantes. On observera, a ce propos, avec quel art l’auteur a su meénager ses moyens : les trois trombones, restant muets durant tout l’ou- vrage jusqu’a la sctne du Cimetiére, leur timbre voilé, allié aux bois, dans la nuance piano, y produit & ce moment un effet sai- sissant. Et ce n’est que plus tard, lorsque Don Juan recule devant son infernal invité, que cors et trombones éclatent en un fortis- simo formidable, éclairant de facon tragique Yaccord neutre de quinte diminuée et sixte sensible, R. SIOHAN. LE FANTASTIQUE MUSICAL 123 a avec le romantisme, le temps od Vart de pénétrera plus avant dans le domaine de l’irréel. De ce cou- rant singuliérement favorable ot la musique va se trouver plongée, on pourrait étre tenté de rechercher la source dans la prédilection de certains littérateurs, au début du siécle, pour l’étrange, le ~ surnaturel ; prédilection dont quelques auteurs! ont voulu voir les signes précurseurs dans les inqui¢tudes et les aspirations des illuministes touchant les mystéres de I’au-dela. Sans doute y a-t-il en ceci une part de vraisemblance. Cepen- dant, s°il est souhaitable d’examiner de prés le cheminement de la pensée, on doit également reconnaitre que Je grand souffle qui déferla sur le x1x° sigcle ne saurait se ramener a l’expression esthé- tisée de superstitions plus ou moins puériles, d’une métaphysique scientiste de valeur douteuse. Un extraordinaire bouilloninement des idées et des passions, une intense poésie conférant un sens nouveau aux évocations du passé, et surtout, cet immense élan d’enthousiasme portant en son sein une volonté inflexible de libération hors des contraintes du classicisme, voild ce qui donne a ce puissant mouvement, infini- - ment complexe, sa valeur véritablement heuristique. __ Or, du point de vue qui nous occupe, c’est bien 1 ce qui compte, beaucoup plus que de chercher 4 isoler, au milieu du romantisme, les caractéristiques d’un fantastique considéré sous Vangle étroit de ses apparences extérieures., meilleure preuve en est que les plus hautes productions du fantastique musical ne se sont aucunement inspirées de cette littérature un peu spéciale, exploitant une eschatologie de fantaisie ou des hallucinations plus ou moins démentielles ; et ce serait peut-étre dévaloriser le genre que d’en voir le paradigme dans Les contes d’Hoffmann. De tout ceci, il ressort que, du point de vue musical, le pfo- bléme est tout diferenrde-ce-quiil est pour Te Titterateur ou Te ~ 7 plasticien, Le compositeur, efiectivement, n’a cure de cette : ee eg Viatre, Les sources occuttes det romantisme francais (1928). P. G. CAstEx, Le conte fantaslique en Hrance, de Nodier & Maupassant (1951). 124 REVUE D'ESTHETIQUE préoccupation — essentielle pour le conteur — de faire accepter linvraisemblable. Créer le « climat », Patmosphére, la couleur, “tellé est Ia démarche du musicien. 3 0n comprendra dés lors — nous reportant Ace que nous avons aa it au sujet de la rigidité tonale — que cette libération instaurée par le romantisme ait été la véritable clé donnant a Part des sons accés en un domaine qui n’avait été bien souvent qu’entrevu. Tout autant que d’une question psychologique, c’est donc d’un probléme technique qu’il s’agit, sans qu’il soit, de fait, possible de déceler lequel, du psychologique ou du technique, a été l’ins- taurateur de !’autre. Il ne sera pas sans intérét de souligner que c’est dans des éléments tels que : préludes, débuts de morceaux, transitions, que le(climat Fantastique ommenga de trouver son expression Ja plus heureuse. On ne pourra s’étonner de ceci lorsqu’on aura observé que de tels éléments sont précisément fondés sur un état bilité, d’équivoque harmoniques. Ces structures ambigués né seront d’abord employées que timidement, a la maniére de touches discrétes s’insinuant au milieu @accords plus définis, projetant ainsi sur ensemble le charme mystérieux des choses lointaines, a peine devinées : a = = 1 eer ee_fesden exec seurdines e --T FTE Ex. V. — Ch. M. Weber. Oberon (1826). Ouverture ae | j Mais bientét, la zone d’indécision, de mobilité tonales, va s’étendre, comme dans ce début des Préludes (1854) de Liszt, oi depuis la sixiéme jusqu’a la trentiéme mesure, elle ne cesse de se renouveler en questions successives, qui sont autant d’appels jetés vers l’autre monde’. — 1. Les Prétudes, d'apris Lamantixe lations poéliques). « Notre vie est-elle autre chose qu'une série de préludes a ce chant inconnu dont Ia mort entonne Ia premiére et solennelle note? » . R. SIOHAN. LE FANTASTIQUE MUSICAL 125 La Faust Symphonie (1854) marque un nouveau pas en avant par Pemploi systématique d’agrégations jusqu’alors peu employées (accords de quinte augmentée) et qui conférent a l'ensemble une couleur méphistophélique. Nous dirons que cette ccuvre — bien qu’inégale dans sa réalisation — n’en est pas moins, non seulement proche de Wagner, mais encore, a beaucoup d’égards, Brophétiaue. Nous y voyons effectivement s’amorcer les voies diverses par lesquelles le fantastique va élargir son domaine : recherches de timbres, donnant naissance 4 des combinaisons orchestrales sub- tiles, formes rythmiques, mélodiques, cadencielles rompant avec Jes canons traditionnels et instaurant, par une distension, un élargissement toujours plus accentués des rapports harmoniques, un renouvellement des structures architectoniques. En tout ceci, Berlioz, pour sa part, se présente comme un grand novateur. Poursuivant sans répit Pextériorisation de sa pensée au travers de la couleur orchestrale, il a, lui aussi, approché certains postulats de I’art contemporain. Ne serait-ce que dans ce Scherzo de la Reine Mab’, ow l’on remarque, d’une part, les parties de cors écrites dans Pextréme aigu — encore une recherche de timbre, annonciatrice de Ravel — d’autre part, ce dialogue parti- culigrement serré, comme disloqué, entre les diverses masses instrumentales, qui fait songer 4 Webern. Un autre exemple de réalisation technique remarquable nous est offert par la Symphonie fantastique. Enflammé par. Miss Smithson, qu’il n’avait alors apergue qu’a la scéne, notre grand romantique forma tout d’abord le projet de lui dédier une grande ceuvre; mais bient6t, dépité, furieux de Vindifférence affichée par la célébre tragédienne, ce fut finalement pour Ja ridiculiser qu’il concut Pidée de cette symphonie, od le théme de la bien-aimée, exposé dans le premier morceau (Réveries, passions), reparait dans le Bal, puis dans la Scéne aux champs, déja mélé aux grondements de Vorage, enfin dans le Songe d’une nuit de sabbat, ob, dévolu au timbre criard, vulgaire de Ja petite clarinette, il entre, déformé, encanaillé par un rythme grotesque, dans une ronde de sorciéres, faisant de ce morceau un Breughel musical. 1. Dans Roméo ef Juliette: . : | | 126 REVUE D'ESTHETIQUE C’est dans un autre domaine que Richard Wagner, par l’emploi systématique du chromatisme, va chercher l’extension des pou- voirs de la musique. La tonigue, point d’équilibre absolu, n’étant plus considérée comme le péle nécessaire des mouvements sonores, se voit supplantée dans ce réle par la fonction harmo- nique de dominante, essentiellement instable. De telle sorte que le mécanisme classique ‘de Ia gravitation tonale se trouve profon- dément modifié, et, corollairement, ’impression de nature topo- logique qui en résulte, laquelle n’est Ie plus souvent que suggérée, plutét que directement, Positivement pergue. L’ area suivant, que nous venons de dire : 9 @) Ex, VI. — Parsifal (1877-1882), p. 110 Gous vayons ici le théme graviter autour de Vaccord ), instable par lequel ii débute et auquel il fait retour) Evitant ainsi les formes « closes », chéres aux classiques, constamment circonscrites par des repos cadenciels, le langage musical procéde dorénavant par rebondissements successifs engen- drant des formes « ouvertes », Ce n’est 1a, du reste, qu’un aspect entre beaucoup d’autres, du chromatisme, dont on diminuerait la portée en ne le considérant que sous l’angle d’une technique, alors qu’a la vérité il est le condi- tionnement de toute une poétique qui cherche dans l’allusion cette richesse de pouvoir suggestif que ne peut lui donner la précision de expression directe. C’est un fait qu’ainsi congue, la substance sonore n’acquiert pas seulement une grande mobilité ; elle y gagne surtout de nou- velles richesses harmoniques qui, combinées avec les dispositions orchestrales, donnent naissance a de véritables « images sonores », assimilables en tous points a des timbres complexes, et venant renforcer les caractéristiques issues du rythme et de la mélodie 5 gg R. SIOHAN. LE FANTASTIQUE MUSICAL 127 lesquelles « images sonores » s’imposent a l’esprit, non pas & la maniére des fonctions grammaticales — dont la mission est @assurer a Ja langue verbale la logique de ses concaténations — mais bien plutét par leur nature qualitative, tout comme le font les harmonies de la langue poétique ou certaines combinaisons colorées dans un tableau. On ne s’étonnera pas de cc que, ainsi libérée des contraintes du tonal, enrichie de nouveaux pouvoirs incantatoires, la matiére musicale devienne de plus en plus perméable a la traduction des impressions fantastiques, dont nous trouverons de nombreux exemples dans P’ccuvre wagnérienne, depuis le Tannhduser (1845) : Ex, VIE Tann\iuser (1845). Entrée de Tannhiuser (Damnation) jusqu’a Tristan (1859) Ex, VIN. — Tristan, Te philtre mortet en passant par la Tétralogie (1854-1874) Ex. IX. — Walkyrie, Te diew Loge 128 REVUE D'ESTHETIQUE sans oublier Parsifal, avec les personnages de Klingsor, de Kundry, les Filles-fleurs_elles-mém: oint n’est besoin de longues analyses pour que se découvrent, dans tous ces thémes, les processus instaurateurs d’un fantastique défini, ainsi que nous l’avons fait, par ses caractéristiques d’étran- geté, d’inquiétude vague, par ce sentiment de raprus subjuguant les impressions temporelles et t_spatiales qui tissent notre vie Disons maintenant que le mérite d’une telle transformation de la pensée musicale ne revient pas uniquement a Wagner. Moussorgsky, en effet, dans une maniére toute personnelle, nous a donné, notamment avec Le gnéme, la Baba- Yaga’, les Chants et danses de la mort (1875-1877), Une nuit sur le Mont Chauve (1860- 1867), des tableaux puissamment suggestifs, od 1a libération vis-a- vis du tonal est réalisée par des moyens différents de ceux ima- ginés par le maitre de Bayreuth. Plutét que d’accords instables et de leurs « résolutions excep- tionnelles », il s’agirait de dispositions scalaires ayant pour effet d’affaiblir la stabilité de la tonique, laquelle, tout en. conservant sa fonction polaire, perd, par ce biais, la rigidité classique. a Ceci étant exposé, de ce que le fantastique ait trouvé dans la maniére de ces deux maitres : Wagner, Moussorgsky, une réso- nance privilégiée, en doit-on retirer l’idée d’un progrés ? Ce serait assurément méconnaitre que ce mot n’a guére de sens en mati¢re d’esthétique. Un regard plongé dans le temps pourra certes nous donner, au travers des moyens mis en ceuvre, une vue perspective de Pévolution qui s’est poursuivie sur le plan technique. Mais, bornant 1a notre exploration, nous n’aurions acquis qu’une vue superficielle de la question. Et c’est alors un examen en profon- deur, scrutant les mobiles intimes de l’activité créatrice, qui nous donnera la vraie mesure de la valeur heuristique et esthétique du fantastique. Observons les métamorphoses subies au cours des temps par 1, Dans les Tableaur d'une exposition (1874). R. SIOHAN. LE FANTASTIQUE MUSICAL 129 ces deux thémes jumelés de A’Enfer et de la Mort ; nous constate- rons en premier lieu la constance dans le choix d’un timbre, évi- demment tenu pour spécifique. A l'image de Monteverde (Orfeo), nous retrouvons chez Gluck (Alceste, 1767) (Ex. X) et Mozart (Don Juan, 1787) (Ex. XI) les mémes sombres accords mineurs, toujours confiés aux cuivres, pour peindre les affres du monde chtonien, Ex. X. — Gluck. Aleeste. Acte T eS > Ton ri-re ces-se.ra avant Vau- ro - re (2? Goi et basses) Mais, déja avec Mozart, impression de stupeur causée par le menacant avertissement va sc développer en un débat désespéré de la conscience aux prises avec l’inéluctable. Sans doute rencontre- VIL, 1955, 9 130 REVUE _D'ESTHETIQUE rons-nous des situations comparables, ot l’homme se trouve face 4 face avec un au-dela plus ou moins proche, plus ou moins chargé d’angoisse ; peut-étre verrons-nous se préciser les contours du monde ténébreux ; peut-étre aussi ressentirons-nous plus inten- sément le désordre de nos forces vives. On peut toutefois se demander s’il nous sera donné de pénétrer plus profondément dans l’4me humaine qu’avec ce terrible duo de Don Juan et du Commandeur. ' « Sentez-vous l’odeur de mort qui monte ?... Penchez-vous un peu; elle viendra vous frapper au visage... Voyez-vous le gouffre, Pelléas ? Pelléas ? » Le climat d’anxiété dans lequel est jeté cet appel, prémonitoire du drame, est réalisé non seulement par la couleur sombre de l’orchestration — les bois écrits dans le grave étant encore obscurcis par la sourde pulsation des timbales — mais encore, et surtout, par la nature des structures harmoniques : ces accords « altérés », issus de la gamme, spécifiquement atonale, formée de tons entiers. Autrement dit, nous décelons ici unc indéniable subversion des rapports harmoniques. Sommes-nous donc, de ce fait, si loin de Monteverde ? Pas au point qu’on le pourrait supposer, si l’on considére qu’il s’agit, ici comme 18, d’une recherche de « couleur sonore », avec cette particularité que, dans la conception debussyste, celle-ci est obtenue — un peu a la facon des peintres impressionnistes — par une sorte de recompo- sition interne de la matiére musicale. Or donc, des trombones infernaux de I’Orfeo monteverdien a la Klangfarbenmelodie d’Alban Berg, nous voyons clairement se dessiner le processus intime de l’évolution technique : la quéte dune couleur, d’un climat particyliers dont le timbre constitue, pour ainsi dire, aspect brut, élémentaire, mais qui ne peut s’acti- ver que par son intégration dans un principe cinético-dynamique, qui se manifeste principalement dans les figures rythmiques et mélodiques se développant dans la durée. De ces éléments actifs, la puissance est du reste telle, qu’il leur arrive de demeurer seuls en lice, comme c’est le cas dans les ceuvres concues pour le piano, ot les ressources du timbre (tout au moins chez les classiques et les premiers romantiques) sont R. SIOHAN. LE FANTASTIQUE MUSICAL 13t réduites 4 un jeu de noir et blanc : ainsi, dans le Roi des aulnes, de Schubert, avec les batteries ternaires toutes frémissantes de fievre, od l’on croit voir le galop de la tragique chevauchée se précipiter ou s’assouplir selon les péripéties de Ia ballade. L’impression, indubitablement fantastique, ressortant de la peinture de semblables états hallucinatoires, ou méme démentiels, a parfois été rendue avec une singuliére acuité : la scéne ou Boris — la téte toute pleine du bourdonnement voilé des violons, alors que les tempes lui battent au rythme lancinant d’une sorte de tocsin — croit apercevoir, « 14, dans ce coin... » le cadavre de son innocente victime, peut étre rapprochée de celle ot Wozzeck, avant méme de se noyer dans |’étang, se sent comme submergé par un fleuve de sang — le sang de Marie, le sang de son crime — déferlant des profondeurs des cordes jusqu’a l’aigu en une immense vague sonore, Sans nier Ja valeur indiscutable de telles réussites, une ques- tion, toutefois se pose, qui est de savoir si ce sont Id les plus hautes cimes accessibles au fantastique. Et nous pensons en ce moment Tcertaines ceuvres, comme Te scherzo de cette Sonate en si bémol mineur, opus 35, de Chopin, ou au second mouvement de cette autre Sonate, pour violon et piano, de Claude Debussy, et & bien @autres ouvrages encore, qui, sans le secours d’aucune suggestion dordre extra-musical, méme celle Wun titre, nous plongent dans ine atinosphtve de fantasmayone Woot SOMBIE qe nous" _ayons, sous cet anonymat, la forme la plus parfaite, parce qu’en- tigrement détachée du réel extérieur. Passant ces sommets, nous découvrons alors qu’il est des cas — nombreux surtout au thédtre — od, si le fantastique apparait dans le personnage, dans les décors et les costumes, dans les éclairages et tous les srucs de machinerie, on le chercherait par contre vainement dans la musique. jonge, entre autres choses, A cette Ophélie, dont un opr vogue nous a donné une si pale image. Et puis, il y a aussi, quoique a un niveau trés supérieur, certains effets de clinquant dont de trés grands musiciens, Rimsky, Wagner, ne se sont pas toujours gardés. Ne serait-ce pas que, dans de tels cas, le fantastique, en voulant préciser ce qu’il est 132 REVUE D'ESTHETIQUE préférable Gow failli 4 sa mission ? Laquelle, ne Youblions pas> nous mettre en contact avec ces profondeurs du subconscient dont il est toujours, a quelque degré, une émana- tion ; de ce subconscient au sein duquel l’art de ces cinquante derniéres. années a entrepris de puiser des forces nouvelles, et dont la musique pourrait bien étre — entre les diverses formes esthétiques — le moyen privilégié d’activation, d’extériorisation, ceci précisément du fait méme de son immatérialité. ate Considérons en effet la production musicale de notre temps : nous y voyons le fantasti le nouveaux visages. Fidéle 4 son essence, il va, s’évadant de plus en plus de cette temporalité proprement humaine qui avait été jusqu’alors le substrat obligé de tout drame. Non pas que I’on n’ait déja tenté de faire jouer les illusions de la féerie. Mais il ne s’agissait le plus souvent que d’un merveilleux tout de convention, dont L’oiseau de feu, en dépit de ses sonorités étranges, n’est en somme qu’une réplique un peu évoluée. Avec Petrouchka, c’est déja autre chose, grace au rythme quasi mécanique des marionnettes qui a permis a Strawinsky de donner un sens neuf a la durée sonore. Différente encore est l’aventure du Sacre, qui, en nous trans- posant dans le climat magique d’une primitivité lointaine, nous fait participer aux rythmes puissants et éternels de la nature. Quant a Maurice Ravel, ne cherche-t-il pas, par l’effet de ses Sortiléges, 4 nous envelopper dans ce monde des songes, ot bétes et choses, la grenouille autant que le fauteuil ou le papillon, aspirent 4 une 4me humaine ? Ily a aussi l’énigme schcenbergienne, postée au carrefour d’un passé romantique et d’un avenir demeurant indécis, mais qui, de toute fagon, est une des incarnations de cette volonté tendue vers la création d’un univers sonore encore inoui. Volonté vraiment démiurgique, qui non seulement anime les musiciens : Honegger, Milhaud, Messiaen, et d’autres encore, mais dont on retrouve |’équivalent chez les poétes. C’est ainsi, R. SIOHAN. LE FANTASTIQUE MUSICAL 133 par exemple, qu’épousant la pensée de Claudel, Arthur Honegger Jeanne au Biicher, Darius Milhaud avec Christophe Colomb C ont réalisé cette évasion dont les surréalistes prétendaient détenie le monopole : Jeanne, contemplant du haut du ciel le déroulement de son aventure mystique ; Colomb, s’entretenant, tantét avec le pré- sent, tantét avec la postérité — avec le possible comme avec le réel — animant un drame qui se passe « a moitié chemin entre les spectateurs et une espace de pensée visible dont les acteurs sont 2 | Jes interprétes' », ce sont bien 1a, semble-t-il, figures naguére inconnues de cette durée que l’on était accoutumé a ne regarder que sous le seul aspect d’un flux continu, s’écoulant sans retour ; i alors qu’il s’agit ici d’une simultanéité de temporalités distinctes, et pourtant toutes vécues, se déroulant dans des plans différents de conscience. La voila bien, cette « subversion » des données de temps et @espace dont nous avions fait l'une des caractéristiques essen- tielles de Pimpression fantastique. Toutefois, il n’est plus question dun égarement de la psyché, d’une perversion de l’esprit, plus ou moins obnubilés par quelque illusion, mais dun acte de dépas- sement, instaurateur d’un ordre extra-naturel par lequel cette psyché cherche le contact avec le cosmique, luniversel. Bt tout ceci se traduit musicalement par une métamorphose du concept de polyphonie, les techniques actuelles n’étant en somme que le prolongement logique de l’effort de libération inauguré par le x1xe siécle, et qui — aboutissant a Pétape du chromatisme — avait déja entamé ce postulat classique d’une unité harmonique fondée sur le principe de parenté, essence du systéme tonal. Ii faut considérer qu’ la vérité, dans V’idée d’unité, ce prin- cipe de parenté ne régne pas sans partage ; que celui de contraste est pour le moins tout aussi vital, car sans Iui, sans la notion de différence, 'unité ne serait que le néant. C’est en partant de ce point de vue que le polymodalisme, le polytonalisme, Vatonalisme lui-méme, s’établissant sur le contraste 1. Extrait de Ja note de Paul Claudel, qu’on lit en téte de la partition. 134 REVUE D'ESTHETIQUE tout autant que sur la parenté, engendrent une polyphonie faite de voix individualisées, non seulement par leurs figures de durées, autrement dit par leurs rythmes — ce que les contrapontistes classiques avaient déja parfaitement réussi — mais encore par leur substrat harmonique, réalisant de la sorte une synthése d’existences sonores singuliéres. Or donc, au cours de cette période contemporaine, voyons- nous le fantastique — dégagé de la représentation souvent puérile, parfois méme malsaine, en tout cas dépassée, que s’en était faite le romantisme — se régénérer aux sources d’une pensée en pleine évolution. : Et nous comprenons comment la musique, fécondée par cet élan, prenant de plus en plus conscience de ses pouvoirs, est Parvenue a se libérer des conditions de la matiére, acquérant, par la vertu de cet effort, le privilége de donner accés en un domaine ot nous étreint toujours quelque frisson, comme il advient toutes les fois que ’Homme cherche & s’évader hors de lui-méme. R. SIOHAN.

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