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LES CLASSIQUES D U PEUPLE

BABEUF

TEXTES CHOISIS
IN T R O D U C T I O N ET N OTES

PAR

C LA U D E M A Z A U R IC
A G R ÉG É DE L ’ U N IV E R S IT É

ÉDITIONS SOCIALES
168, rue du Temple, PARIS (3e)
Service de vente : 24, rue Racine, PARIS (6e)
Tous droits de reproduction, d ’ adaptation et de traduction réservés
pour tous les pays,
© 1965, Éditions Sociales, Paris.
BABEUF
(1760-1797)

Pourquoi Babeuf sort-il de nos jours de la pénombre où


Pavaient laissé les historiens du xixe siècle jusqu’à Jaurès —
à tout le moins, la plupart de ceux dont le métier fut d’écrire
l’Histoire ? Pourquoi ce regain, ici d’intérêt, là de ferveur
ou de mépris ? Pourquoi cette floraison de recherches nou­
velles et de publications sur Babeuf et sur ses compagnons ?
Il n’est guère facile de répondre à de telles interrogations,
mais constatons le fait patent cjue voici : de Babeuf, victime
parmi les premières de la réaction bourgeoise, guillotiné neuf
années seulement après la prise de la Bastille et l’immense
envolée d’espoir de 1789, la pensée et l’action excitent la
curiosité des historiens et de leurs lecteurs. Il n’est pas d’année
qu’en U.R.S.S., en France, en Angleterre, en Italie, en Alle­
magne, en Norvège ne paraissent quelques informations ou
quelques grandes études sur Babeuf et sur les babouvistes :
ici dans une revue savante et de faible tirage, là dans de gros
ouvrages de large diffusion. La curiosité des chercheurs est
toujours en éveil : une fois la voie ouverte, les érudits s’y
précipitent. Mais l’analyse ne saurait en rester à cette élé­
mentaire psychologie de l’historien. Au temps du communisme
qui s’installe sur un tiers de la planète, nous ne sommes
point étonnés que l’un des précurseurs d’une idéologie qui
triomphe profite des succès de prestige d’un monde qui lui
doit au moins une partie de ses rêves, de ses formulations, de
ses buts. Aussi, un véritable renouveau des études babouvistes
est-il parti d’U.R.S.S. dans les années 1920-1930.
La Réforme fit connaître le christianisme primitif ; le socia­
lisme réalisé réhabilite l’utopie socialiste et ceux qui prétendirent
lui donner vie. D ’autant que, prenant ses distances avec
Vutopie, le socialisme scientifique contemporain peut en donner
l’image exacte et critique qui marque sa grandeur et ses
limites. Il est possible au milieu du xxe siècle de dire ce qui
n’était même pas imaginable au milieu du siècle dernier
lorsque le babouvisme était encore ligne de conduite. Du même
coup, on peut juger mieux et mieux unir « l’étude des morts
à celle des vivants » selon le mot de Marc Bloch.
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S’il est une correspondance possible entre les phrases pas­


sionnées et audacieuses de Babeuf et nos espoirs actuels de
justice et de paix, que ce soit au fil de la lecture de ces extraits
qu’elle apparaisse pour notre joie et notre profit.

I. LE JEUNE BABEUF
(1785-1789)

L ’ébranlement révolutionnaire de 1789 n’a pas surpris


Babeuf. S’il n’avait pas à cette date un corps de doctrine
cohérent et un programme établi, du moins ses idées essen­
tielles étaient-elles déjà affirmées et ses préoccupations éga­
litaires et communistes solidement ancrées.

L a jeunesse de Babeuf.
Né en 1760 à Saint-Quentin, François-Noël Babeuf est de la
génération de Robespierre et plus encore de celle de Saint-
Just.
Sa jeunesse, son adolescence se sont déroulées au milieu des
grandes crises politiques, idéologiques et économiques qui
marquent la fin de l’Ancien Régime. Aîné d’une famille nom­
breuse et peu aisée, il peut paraître surprenant que Babeuf
ait reçu une éducation intellectuelle. Il fut pourtant instruit
par son père, Claude Babeuf, soldat condamné pour désertion,
amnistié en 1755 et devenu employé des gabelles, autodidacte
par nécessité et pédagogue à ses heures. Claude Babeuf enseigna
à son fils, non sans user de brutalité, le français tel qu’il s’écrit,
l’arithmétique et la géométrie. Ainsi, paradoxe s’il en est,
Babeuf, qui n’était pas d’origine bourgeoise, acquit néanmoins
la faculté de participer en toute lucidité aux grands débats
de pensée de ce troisième quart du xvm e siècle. Mais, si Babeuf
ne peut être crédité d’une formation intellectuelle de la qualité
de celle d’un Robespierre, du moins est-il patent que son savoir,
plus encore que l’origine sociale et la profession de son père,
le faisait émerger des couches les plus opprimées de la société
de l’Ancien Régime. Babeuf, socialement, s’inscrit dans cette
catégorie si nombreuse au xvm e siècle d’acteurs, de journa­
listes, de serviteurs administratifs qui se situe au niveau où
s’enchevêtrent la petite bourgeoisie déclassée et les plus éman­
cipés des travailleurs sans biens propres; milieu duquel sont
sortis tant de révolutionnaires de 1789.
Au fait des documents fiscaux, par la grâce de son père,
François-Noël est très tôt placé dans la domesticité d’un grand
de la région de Roye en Picardie, Monsieur de Bracquemont;
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en 1777, il s’y trouve comme apprenti feudiste. Situation pré­


caire, puisqu’en 1779 il est engagé à trois livres par mois par
un greffier de communauté à Flixecourt. En 1780, orphelin
de père, il doit contribuer à l’entretien de sa famille; sa tâche
d’aîné d’une famille nombreuse, il devra la remplir presque
jusqu’à sa mort. En novembre 1782, Babeuf se marie avec une
ancienne femme de chambre de Madame de Bracquemont,
qu’il avait connue au temps de son premier emploi. Le couple
s’installe à Roye, et en 1785 s’établit dans une grande maison;
c’est là que Babeuf, qui ne déménagera pour le pauvre quartier
Saint-Gilles de Roye qu’en 1788, peut acquérir une position
indépendante. Il y ouvre un cabinet d’arpenteur-géomètre et
de commissaire à terrier. Jusqu’en 1787, son métier lui assure
sinon l’aisance matérielle, car bien des honoraires qui lui sont
dus ne lui seront jamais payés, du moins les moyens d’une vie
décente pour sa famille et lui-même. A partir de cette année-là,
la misère s’installe dans son foyer ; elle y restera jusqu’à sa
mort.

Le métier de Babeuf en Picardie.


« Le terrier, écrira plus tard Babeuf\ était un recueil énu-
mératif des biens domaniaux, féodaux et censuels d’une terre,
et en général de tous les droits et appartenances qui en dépen­
daient. » Commissaire à terrier ou feudiste, la profession de
Babeuf était de retrouver ou d’établir la liste des droits sei­
gneuriaux pesant sur les terres, au profit de l’aristocratie fon­
cière, pour « éviter prescriptions et envahissements ». Or,
depuis le début du siècle, malgré leur absentéisme et leur
mépris affecté des professions enrichissantes, la noblesse et la
bourgeoisie propriétaire, dans leur ensemble, cherchaient à
renforcer les formes traditionnelles de l’exploitation seigneuriale
pour tenter d’éviter les conséquences de la hausse des prix
sur la stabilité de leurs revenus : aspect particulier de cette
réaction féodale, dont l’opposition de la noblesse aux tentatives
de réformes administratives ou fiscales est un aspect plus connu.
Le rôle de Babeuf, comme celui de multiples autres de ces
feudistes dont la pratique et les pensées sont encore mal connues,
consistait donc à servir la noblesse dans ses objectifs les plus
rétrogrades. Babeuf l’a servie sans doute avec talent puisqu’en
1787 il en arrivait à vivre presque dans l’aisance. Mais de ce
métier Babeuf tire un profit tout autre et en apparence para­
doxal; il écrira en 1795 : « Ce fut dans la poussière des archives
seigneuriales que je découvris les mystères des usurpations de
la caste noble. » Il est certain que Babeuf connut, bien mieux
que d’autres révolutionnaires, la nature de l’exploitation des
paysans par l’aristocratie foncière; d’où la précision de ses
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analyses aussi bien dans ses premiers écrits de 1785-1789 que


dans les périodes postérieures.
Si François-Noël, parti à la découverte du monde, avait
travaillé en Normandie, province voisine de la sienne, il n’eût
sans doute pas fait grand cas de ce type d’exploitation des
paysans par les seigneurs, tout simplement parce que la décré­
pitude s’emparait de cette forme d’oppression seigneuriale;
mais en Picardie, encore pays de champart, si l’on excepte
quelques grands seigneurs touchés par l’anglomanie, puis par les
doctrines économiquement progressives de la physiocratie,
comme le duc de la Rochefoucauld-Liancourt, le maintien des
anciennes formes de l’exploitation féodale demeurait la règle.
A cela s’ajoutait un double fait gros de conséquences pour la
paysannerie :
i° La pression démographique, caractéristique du siècle,
multipliait les partages de terres, rejetait de la masse des
paysans, peu ou prou nantis, une masse plus grande encore de
pauvres journaliers et d’exploitants sans terres qui erraient
de terroir en terroir à la recherche d’un labeur occasionnel.
2° Dans ces campagnes surpeuplées, la paysannerie subissait
d*un côté la réduction progressive des droits collectifs ancestraux
dont elle avait joui (droits de glanage, de vaine pâture, d’usage
des biens communaux) et, de l’autre, les effets de la concen­
tration agraire des parcelles dans de grandes fermes, acquises
par ceux des laboureurs qui, ayant bon an mal an un surplus
à vendre, profitaient de la hausse des prix. De sorte que la
condition des paysans pauvres en ce siècle d’euphorie bour­
geoise ne cessait de s’aggraver. L ’industrie à domicile complé­
tait quelquefois les ressources des familles paysannes... mais
en temps de crise? Or, la conjoncture devint défavorable à par­
tir de 1786. Trop d’hommes démunis de terres, beaucoup de
misère et d’abandon, une exploitation accrue des paysans,
telle est l’image que le jeune Babeuf avait de la situation en
Picardie dans les dix dernières années de l’Ancien Régime.
François-Noël, au service des notables, eût pu s’en désinté­
resser; or, sa correspondance à partir de 1785 nous le montre
très sensible à la grande douleur populaire. Pourquoi?
Il avait fait l’apprentissage de la misère et de l’insécurité :
mais plus encore, par son métier même, il avait senti la résis­
tance des paysans picards : ce « mauvais gré » comme on disait
depuis le xvie siècle. Ici, dans ces larges plaines, surtout dans
le Santerre, avait jailli naguère la grande Jacquerie du Beau-
vaisis. Dans ces régions de révolte agraire permanente au
xvne siècle, et plus encore de réaction collective villageoise
depuis que les victoires françaises sur les Espagnols, au
xviie siècle, avaient ramené seigneurs et riches bourgeois, les
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paysans n’étaient pas hommes à se laisser dépouiller. Babeuf


assiste donc à une lutte de classes constante et acharnée.
Il en prend vite sa part en sauvegardant les droits des
paysans dans la réfection des terriers qui lui étaient confiés
et, fondant sa réflexion sur la réalité qu’il connaissait, il cherche
généreusement des solutions à la crise. C ’est ainsi qu’il devient
philosophe, comme on l’était au xvm e siècle, en voulant le
bonheur sur terre pour l’humanité entière.

Babeuf et la question sociale au xvm e siècle .

On connaît relativement mieux Babeuf que d’autres qui


vinrent au premier plan de la scène au cours de la Révolution
française. On a découvert, en effet, toute une correspondance
presque régulière entre Babeuf et l’Académie d’Arras, sans
compter quelques documents supplémentaires. Cette corres­
pondance a été publiée, de façon incomplète mais révélatrice,
une première fois en 1884 par Victor Advielle, d’après les
archives de Babeuf : c’est-à-dire qu’on a de lui le brouillon de
ses lettres d’un côté et de l’autre, la correspondance qu’il reçut
effectivement d’Arras. En i960, l’Institut d’Histoire de la
Révolution française a publié, sous la direction de M. Mar­
cel Reinhard, cette vaste correspondance, mais cette fois d’après
le fonds de Dubois de Fosseux, secrétaire de l’Académie d’Arras,
et conservée aujourd’hui au château de Fosseux. De sorte qu’ici,
inversement, nous disposons de la minute des lettres de Dubois
de Fosseux et des réponses effectivement expédiées par Babeuf.
Dans tous les cas, cette correspondance, plus abondante dans
le dernier recueil édité, n’est encore que partielle. Des manus­
crits de Babeuf, dispersés depuis 1884, mais quelquefois vus et
souvent recopiés par Advielle, n’ont pas encore été publiés
et certains ont disparu, peut-être définitivement. Néanmoins,
certains manuscrits ou mémoires, encore ignorés de la plupart
des chercheurs français, sont conservés dans le fonds de l’Institut
du Marxisme-Léninisme à Moscou, si bien que les historiens
soviétiques, particulièrement V. M. Daline, dont un gros
livre sur Babeuf vient de paraître à Moscou, sont les mieux
placés aujourd’hui pour en assurer, en collaboration, l’édition
et en élaborer l’interprétation historique.
Quoi qu’il en soit, cette correspondance, si partielle soit-elle,
est un remarquable instrument de connaissance de la pensée
du jeune feudiste de Roye; s’imaginant être un correspondant
de choix, Babeuf, après une courte période d’extrême timidité,
de novembre 1785 au printemps de 1786, en vint dans ses
réponses à communiquer assez précisément ses pensées et le
sens de ses préoccupations. En réalité, Babeuf n’était pas ce
correspondant privilégié qu’il croyait être. Ce qu’il jugeait
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être des lettres personnelles à lui adressées n’était souvent,


dans leur partie la plus substantielle, que des extraits de cir­
culaires (pour les deux tiers environ) adaptés au type des
questions posées par Babeuf et à ses préoccupations de feudiste-
philosophe et de père de famille. Peut-être Babeuf se rendit-il
compte de ce fait (qui ne put être avéré que par l’exploitation
du fonds de Fosseux), peut-être fut-il vite assez las du bric-à-brac
de questions hors de propos abordées par l’Académie d’Arras
et son secrétaire perpétuel? Toujours est-il qu’il prit prétexte,
à la fin de 1787, de la mort accidentelle de sa petite fille pour
ralentir le rythme de la correspondance, puis pour l’inter­
rompre en avril 1788. Nous sommes donc mal renseignés sur
l’évolution de sa pensée jusqu’à l’été 1789, mais telle quelle
cette longue correspondance avec Dubois de Fosseux nous
donne déjà de multiples éléments d’analyse.
L ’Académie d’Arras fut pour Babeuf son université et la
campagne picarde son laboratoire d’expériences. Dubois de
Fosseux adresse à son correspondant de Roye de multiples bro­
chures, le texte des communications soutenues devant l’Acadé­
mie par des écrivains d’Artois et de Picardie, des coupures de
presse, des prospectus. Babeuf dévore avec passion tout cela
et répond en émettant des jugements souvent circonstanciés
sur ce qu’il lit. A l’occasion, il réclame des informations
nouvelles sur les sujets qui lui tiennent à cœur. Il participe
à des concours, mais sans succès, et propose même des sujets
pour le concours académique prévu en 1789. Il fait part à
Dubois de Fosseux de ses projets, de ses initiatives et de ses
rêves. Néanmoins, inquiet de sa propre audace, il lui arrive de
pratiquer l’autocensure, ainsi en 1786.
S’il nous est possible de connaître le sens de sa pensée,
celle-ci n’est pas toujours d’une parfaite clarté. Dans la mesure
où Babeuf n’agit pas encore dans le domaine politique, on ne
peut à cette date, comme il sera loisible de le faire plus tard,
confronter le contenu de ses écrits et le sens de son action
pratique. Les historiens rencontrent des zones d’ombre.
La préoccupation de base de Babeuf est d’ordre social.
Gomment résoudre le problème de la misère sociale, de l’incul­
ture des masses, de l’oppression des pauvres? Comment donner
aux hommes les moyens et les fins de leur bonheur?
Dès 1785, Babeuf participe au concours de l’Académie
et c’est pour lui l’occasion de sa prise de contact avec Dubois
de Fosseux. Mais son manuscrit qui traite des mérites et des
inconvénients des grandes fermes, c’est-à-dire des formes
modernes, concentrées et individualistes de l’exploitation du
sol, n’est pas reçu à temps. Néanmoins, au début de 1786, dans
un brouillon de lettre, très audacieux et qu’il ne recopie sans
doute pas à cause de cette audace, il se prononce, à propos des
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prix contradictoirement attribués à un partisan des grandes


fermes et à son adversaire, pour une exploitation collective
des terres. Il y voit de multiples avantages économiques, de
meilleurs rendements, une économie de travail et la solution
au manque de terre. Idée étonnante en ce siècle de l’indivi­
dualisme triomphant! Idée d’un précurseur en tout cas, quelle
qu’en soit l’apparence utopique, et que seule la connaissance
concrète de la misère paysanne et de la coutume collective
picarde pouvait faire naître. Babeuf demeura-t-il fidèle par la
suite à cette première idée? V. M. Daline, qui révéla le docu­
ment, le pense et justifie le fait que Babeuf n’en parla jamais
plus ensuite par le parti qu’il aurait pris d’une sage prudence.
Ce ne serait qu’en 1795 que ce projet reprit quelque vie.
Constatons en tout cas que cette première idée communiste
qui conçoit en même temps le progrès économique et la
solution à l’inégalité sociale est sensiblement différente des
principes du communisme babouviste de 1795-1796 qui s’en
tient à régler une vie communautaire fondée sur la stricte
égalité sociale, sans concevoir véritablement le progrès éco­
nomique. Il n’est pas impossible d’imaginer que Babeuf ait
raisonné en 1786 de façon purement théorique et il se peut qu’il
n’ait même pas cru lui-même à ce qui n’était qu’une médi­
tation spéculative sur les problèmes qui le préoccupaient.
Néanmoins, l’adhésion de Babeuf aux utopies communisantes
est avérée bien avant 1789. Dubois de Fosseux, par circulaires
successives, lui communiqua à petites doses malgré les récla­
mations de son correspondant, de mars à juin 1787, le projet
d’un ouvrage à paraître à Orléans — et qui ne parut jamais —
dont le prospectus s’intitulait : VAvant-coureur du changement du
monde entier... Babeuf lut cette suite d’analyses avec une passion
non dissimulée. Il se délectait du grand rêve communautaire
et égalitaire, inspiré de Morelly, qui jaillissait des phrases de
Dubois de Fosseux. Rien dès lors ne put lui paraître supérieur
à cela et il adhéra pleinement à l’utopie communiste et mora­
lisante du prospectus. Il ne reprocha à l’auteur de VAvant-
coureur que de laisser « les moyens en blanc ». En effet, Babeuf
n’a jamais pu se bercer uniquement de rêveries utopistes et
de systèmes. L ’un des traits de son caractère sera toujours
ce sens du réel, du possible, de la tâche à accomplir, même si
sa pensée ne sort pas du cadre préscientifique de l’idéologie.
En 1786 déjà, il s’était prononcé sur la meilleure méthode
d’étude des fiefs et sur la réduction des chemins trop nombreux
en ces pays de champs ouverts. En 1787, il propose à Dubois
de Fosseux, à propos du concours de 1789, de donner son avis
sur la suppression de la jachère et en même temps sur les diffi­
cultés d’établir la communauté des biens. Plus précisément,
il consacre son temps à partir de 1789 à l’établissement d’un
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projet de « cadastre perpétuel ». En cette période, cette


préoccupation n’était pas unique; d’autres que lui poursui­
vaient des buts réformateurs comparables. Mais Babeuf
recherche les moyens pratiques de réaliser son projet de
réforme.
En rapport depuis 1786 avec le géomètre Audiffred,
auquel il rend visite sans doute à Paris et auquel plus tard il se
lie par contrat — ce qui devait freiner les audacieux élans de
sa plume — Babeuf imagine d’utiliser un système trigono-
métrique pour mesurer les parcelles. Un tel procédé, à son avis,
devait permettre une juste répartition de l’impôt, ainsi fondé
sur une appréciation matérielle de la fortune; et ce procédé
serait éventuellement le moyen technique par lequel pourrait
se réaliser plus tard cette égalité dans la possession des terres
qui devint son idéal affirmé jusqu’en 1796. Le Cadastre perpétuel
ne parut à Paris que dans l’été 1789, mais son contenu était
élaboré depuis deux années puisqu’il devait être présenté aux
Assemblées de Notables réunies en 1787. C ’est donc avant tout
un ouvrage technique de réforme fiscale comme il en parut
beaucoup au cours des dernières années de l’Ancien Régime.
Mais le texte fut accompagné, pour la publication, d’un Discours
préliminaire écrit certainement en pleine fièvre de l’été 1789. Ce
discours élargit le sens de la recherche de Babeuf jusqu’à laisser
entendre que le Cadastre n’est qu’un premier pas; c’est pourquoi
il évoque « après le grand bienfait au cadastre, la distance qui
resterait à parcourir pour atteindre absolument au bonheur
général ». Ce sont les années révolutionnaires qui jalonneront,
de fait, la distance qui sépare ce premier écrit brillamment
composé de la conspiration de l’an IV.

Babeuf et la philosophie des L umières.


Une dernière question demeure pour éclairer l’itinéraire
du jeune Babeuf. Quelle fut son attitude à l’égard des grands
courants de la philosophie des Lumières ? Constatons d’abord
que, faute de connaître la liste des ouvrages de sa bibliothèque
qui fut tenue par Advielle, mais ne nous est pas restée, il
est difficile de dire précisément ce qu’a pu lire Babeuf avant
1789. Il était coabonné au Mercure de France, recevait d’Arras
U Année littéraire; il possédait un Dictionnaire géographique; il dira
plus tard, en 1791, avoir lu, bien avant la Révolution, Mably
et, si l’on en juge d’après les références du Cadastre perpétuel, il
prit connaissance de son livre, les Principes de la législation et aussi
delà Dîme royale de Vauban; il étudia sans doute le Discours sur
Vorigine de Vinégalité parmi les hommes de Jean-Jacques Rousseau,
connut l’ Émile, mais il demeure quelque doute sur sa réelle fré­
quentation de l’ensemble des grandes œuvres avant 1789. Tout
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simplement parce que la masse de ses lectures venait d’Arras


où se répercutait, dans des écrits des « petits-maîtres »
à penser locaux, le grand mouvement de la philosophie des
Lumières. En outre, de grandes œuvres comme les Confessions
ou Le Contrat social n’ont été véritablement connues du grand
public, en province surtout, qu’après 1789. Il arrive d’ailleurs
que Babeuf se plaigne de ne pas disposer d’un nombre suffisant
de livres (Cf. la lettre du 20 août 1787).
La culture de Babeuf fut celle d’un autodidacte. Il s’est
nourri de ces innombrables récits qui fleurissaient partout en
ce siècle, « ces pays de cocagne », « ces Salente de rêve »,
« les robinsonnades, les sauvageonnades, toute cette immense
littérature américaniste, hindoustaniste, primitiviste, millé­
nariste... » (M. Dommanget). La culture de Babeuf s’ali­
mentait aux sources les plus diverses et reposait très certai­
nement sur une connaissance de seconde main. Il suffit de
voir le sérieux avec lequel Babeuf critique et juge les auteurs
dont les écrits lui venaient par le canal de l’Académie d’Arras.
Peu importe d’ailleurs, puisqu’il est facile d’après sa corres­
pondance de distinguer les tendances de sa philosophie. Babeuf
d’abord fut rousseauiste ; il le fut par sa manière d’être et sa
situation sociale, autant que par son attitude de principe à
l’égard de l’inégalité sociale et de la propriété privée. Il
approuve, mais avec quelques réserves, la liberté d’éducation
d'Émile et il s’en inspire pour élever ses propres enfants. Il
conçoit comme Rousseau l’origine de l’inégalité. Il admet que
la « volonté générale » soit celle du plus grand nombre, sur
lequel il fonde la légitimité du « souverain ». Mais là s’arrête
le rousseauisme de Babeuf : il rejette, en effet, le pessimisme
philosophique de Jean-Jacques (ou du moins ce qu’on con­
sidérait comme tel à l’époque) ; Babeuf, en disciple des
Lumières, croit au progrès, et, comme Condorcet, admet que la
diffusion des connaissances puisse conduire à l’émancipation
du genre humain. Il refuse la religiosité rousseauiste : en 1790,
ayant lu les Confessions, il entreprendra d’écrire une Vie de
Jésus et un traité : Les Lueurs philosophiques, dans lesquels il
se gausse de Rousseau; de son aveu, il ne lui parut jamais
« si petit ». Malgré quelques incertitudes sur la religion de
Babeuf, il apparaît bien qu’un matérialisme inspiré d’Helvétius
ordonne sa pensée dès 1788. En tout cas, il s’affirmera athée,
sans équivoque, quelques années plus tard et n’approuvera pas
le culte de l’Être suprême en l’an II.
Sur un autre plan, son communisme le rapproche de Morelly
(qu’on croyait être Diderot), son égalitarisme de Mably, qu’il
prétendit plus tard avoir étudié en compagnie de Coupé, curé
de Sermaize, futur député à l’Assemblée législative.
Avant 1789, Babeuf, par son milieu, sa culture, sa fonction,
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est tout entier gagné au courant démocratique que la Révo­


lution ascendante va porter au premier plan de la scène; cela
seul importe et cela seul permet de concevoir combien fut facile
l’assimilation des grandes œuvres : le Code de la nature de
Morelly, Le Contrat social de Rousseau, Les Chaînes de Vescla-
vage de Marat, qu’il ne connut sans doute, précisément, qu’en
1790, 1793, 1794. Du moins, dès sa jeunesse, sa pensée était-elle
déjà clairement orientée.
Certains, comme Marat, sont arrivés à la Révolution avec
des idées toutes faites et même un programme cohérent.
Babeuf, lui, plus proche du peuple des campagnes, plus attentif
à l’événement, put acquérir plus de science et plus d’expérience
au contact même de l’action révolutionnaire. C ’est pourquoi
il alla plus loin, jusqu’à rêver d’une république communautaire
et égalitariste, au temps même de la victoire bourgeoise.

II. LE TEMPS D’AG IR


(1789-1795)

P ourquoi la R évolution ? (1789-1793)


Babeuf était à Roye lors de la convocation des États généraux
de 1789, mais il vint à Paris en pleine effervescence populaire.
Il s’y trouve le 17 juillet, en principe pour mettre la dernière
main à la publication de son Cadastre perpétuel, mais, en fait, il est
surtout préoccupé par le caractère torrentiel de la révolution
populaire. Il en est si bouleversé qu’il n’écrit à sa femme,
demeurée à Roye, que le 27 juillet et sur un ton qui ne laisse
pas de doute, malgré certaines naïvetés, sur le sens de son
engagement politique; malgré son dégoût du sang versé, il
dénonce la contre-révolution et l’incurie des responsables aux
subsistances de la capitale mis à mort par la foule furieuse.
François-Noël reste à Paris jusqu’au 5 octobre; comme il
fallait vivre et que le métier de feudiste n’avait guère d’avenir
dans une révolution antiféodale, Babeuf cherche sa voie dans
le journalisme. La Révolution ouvrait une période féconde de
liberté de la presse et comme une infinité d’autres, qui se
sentaient du talent, Babeuf devient gazetier révolutionnaire.

Babeuf\ «gazetier démocrate» (J. Dautry).


Au cours de l’été, François-Noël s’engage auprès de
M. de La Tour comme correspondant du journal Le Courrier
de VEurope à Londres. V. M. Daline nous a révélé le manuscrit
de cette « correspondance de Londres », conservé dans les
archives de l’Institut du Marxisme-Léninisme. Nous en repro­
BABEUF 17

duisons ci-après quelques extraits qui montrent que, si Babeuf


fut moins perspicace que d’autres — tel Marat, par exemple —
sur la nature et les prolongements du « complot aristocratique »
ou du « pacte de famine », il fut du moins plus attentif que
l’« Ami du peuple » aux mouvements de la foule et au stimulus
de cette agitation populaire : la question du pain et des
subsistances. Le 5 octobre, Babeuf regagne la Picardie et ne
reprend son activité de publiciste qu’au début de 1790. Entre­
temps s’intercale son action militante contre la fiscalité oppres­
sive de l’Ancien Régime que l’Assemblée constituante avait
reconduite en attendant l’aboutissement des réformes prévues.
Nous ne possédons que quelques épaves des écrits de 1790-
1791 de Babeuf journaliste. L ’Institut du Marxisme-Léninisme
possède, selon V. M. Daline, les manuscrits d’un journal qui
ne fut pas édité, Le Patriote brabançon, les numéros 3 et 4 du
Journal de la Confédération, publié à Paris, et dont les deux
premiers numéros sont, seuls, accessibles, le second datant
du 3 juillet 1790. Mais la seule gazette de Babeuf qui fut vrai­
ment une réussite et scella sa nouvelle carrière de journaliste
fut Le Correspondant picard et le Rédacteur des cahiers de la seconde
législature, journal dédié aux habitants des cantons, villes, bourgs,
villages, hameaux et municipalités des départements de la Somme, de
VAisne, de V Oise. L ’imprimeur Devin de Noyon, avec qui Babeuf
entretenait d’amicales relations depuis plusieurs années, se
chargea de l’édition du journal (1790-1791). La collection en a
été presque totalement perdue, mais l’Institut du Marxisme-
Léninisme détient une part des manuscrits. A la mode du
temps, Babeuf était le rédacteur unique de ce journal qu’il
rêvait de voir devenir une feuille populaire d’information et
d’agitation politique.
De tous ces textes, et surtout de ceux qu’il est possible de
consulter en France, il ressort que la pensée profonde de Babeuf
et le sens de l’action qu’il entreprend comme journaliste se
réduisent à cette idée que la Révolution est un leurre, un faux-
semblant pour les masses populaires, si elle ne débouche pas
immédiatement sur l’application, dans les faits, des grands
principes généraux affirmés dans la Déclaration des droits de
Vhomme et du citoyen. Il l’avait déjà laissé entendre dans « le
discours préliminaire » du Cadastre perpétuel’, il le réaffirme avec
véhémence et souvent avec ironie; en particulier, il proteste
avec énergie contre la distinction, scandaleuse aux yeux des
démocrates, que l’on opérait dans la Constitution de 1791,
entre les citoyens actifs, riches ou aisés et les passifs, les pauvres.
Pour Babeuf, comme pour Marat et bientôt pour Robes­
pierre, l’égalité des droits civiques supposait l’égalité des droits
politiques, laquelle à son tour devait conduire à terme aux
bienfaits de l’égalité sociale.
2
i8 BABEUF

Mais Babeuf ne se contente pas de l’affirmer; il met toute sa


foi et son tempérament de lutteur à organiser le mouvement
spontané qui dresse les masses populaires contre telle ou
telle survivance de l’Ancien Régime.

Babeuf,‘ animateur révolutionnaire.


Après ces trois mois fébriles passés à Paris et qui furent très
révélateurs, Babeuf, de retour en Picardie, se donne tout entier
au mouvement populaire. Au printemps 1790, il anime un vaste
mouvement qui se répercute dans toute la région d’Abbeville
à Saint-Quentin, de Péronne à Guise, contre les aides et les
gabelles, ces taxes de consommation détestées par le peuple.
L ’Assemblée ne les a pas encore abolies; pour lui forcer la
main, Babeuf rédige une pétition énergique qui est adoptée par
huit cents communes picardes et artésiennes. Cela le conduit
en prison. Le Comité des Recherches de l’Assemblée nationale,
l’accusant de prêcher l’anarchie, le fait arrêter à Roye en
mai 1790. Enfermé dans la prison de la Conciergerie, il est
condamné par le Parlement. Ses protestations courageuses et
combatives, mais surtout l’aide (peut-être intéressée) de
quelques nobles libéraux et plus encore la véhémente apostrophe
de Marat dans U Ami du peuple, le font libérer. Comme l’avait
craint l’Assemblée, l’élargissement de Babeuf est salué comme
une victoire; de Paris à Roye, François-Noël est acclamé et
entouré comme un héros. Enhardi par ce premier succès, il
s’adonne tout entier à la propagande démocratique. Tout le
porte, en matière politique, à se retrouver aux côtés des plus
avancés des hommes de 89, Marat, Danton, et du Club des
Cordeliers qui avaient exigé sa libération. Il réclame la démo­
cratie politique et la destruction de l’Ancien Régime.
Le projet de Babeuf est sans doute plus ambitieux, mais par
souci d’efficacité, par réalisme, il ne va pas au-delà de l’opinion
commune répandue chez les démocrates ; cependant il s’engage
pleinement et cherche les moyens pratiques d’entraîner à
l’action les plus larges secteurs de l’opinion populaire. Son
journal colporte des mots d’ordre d’action directe aisé­
ment accessibles, par exemple contre la prétention des moines
à disposer de biens communaux, jusque-là en possession
usufruitière des habitants du pauvre quartier Saint-Gilles
à Roye; pour le partage des marais de Bracquemont,
qu’il connaît bien par son ancienne profession de feudiste;
contre les droits seigneuriaux, encore perçus ou réclamés;
contre la perception des aides, qui pèsent encore sur les
boissons. Son entreprise, sans doute fort populaire, ne va pas
sans lui attirer la haine de la municipalité modérée de Roye;
dirigée par un notable, Longuecamp, elle le poursuivra jusqu’en
BABEUF 19

1793 d’une haine implacable, d’une haine de classe carac­


térisée. Arrêté une seconde fois, Babeuf de nouveau est libéré
sous les acclamations, et, fort de ce soutien, il entreprend encore
en 1791 d’inciter les paysans de l’Oise à refuser le paiement
des champarts.
Telle fut l’action « antiféodale » de Babeuf, mais cette atti­
tude trouvait son prolongement logique dans son républi­
canisme offensif. Il réclame la république, comme les démo­
crates parisiens, dès qu’il apprend la tentative de fuite de
Louis X V I. Ceci nous conduit à penser qu’il devait conserver
des relations avec les milieux Cordeliers de Paris; il y a, en effet,
une étonnante simultanéité entre les propositions républicaines
de Babeuf et l’agitation cordelière qui conduisit à la mani­
festation du 17 juillet 1791 au Champ-de-Mars. Républicain
de la première heure, Babeuf soutient la candidature de l’abbé
démocrate Coupé de Sermaize, auquel il s’était lié en 1786
lorsque celui-ci avait été commis censeur royal pour examiner
sa brochure UArchiviste-terriste. Il fonde de grands espoirs sur
Coupé. Il voit en lui le futur orateur de l’Égalité; c’est pourquoi
il lui écrit plusieurs lettres qui sont de véritables programmes
d’action; nous reproduisons, ci-après, quelques extraits de
deux d’entre elles. En y assignant l’égalité sociale comme terme
ultime du mouvement révolutionnaire, Babeuf montre assez
que toute son action publique n’était qu’une atténuation
pratique d’un programme plus vaste, mais dont l’audace
pouvait encore effaroucher, car il y condamnait la propriété
privée, et surtout la grande propriété, fondement de l’inégalité
sociale.

Patriote et sans-culotte.
Babeuf pouvait espérer devenir secrétaire de Coupé de
Sermaize, mais il est déçu par l’homme sur ce plan comme sur
d’autres. La misère s’installe au foyer. Ne renonçant pas à sa
vocation nouvelle, il cherche dans l’administration révolution­
naire une place à la hauteur de ses ambitions. La vague démo­
cratique qui suivit le 10 août 1792 lui permet d’être élu, le
17 septembre, administrateur du département de la Somme.
Il y fait preuve de zèle, de dévouement, de qualification et de
patriotisme, en dénonçant par exemple la tentative de trahison
des aristocrates de Péronne qui prévoyaient, la guerre étant
déclarée depuis avril 1792, de livrer la ville aux Prussiens. Mais
ce démocrate, qui osa se réjouir de la mort du roi au milieu
de la consternation des modérés picards, n’avait pas limité
sa propagande orale à la seule réclamation de l’égalité des
droits politiques; il s’était affirmé au cours de sa campagne
électorale partisan de la « loi agraire », c’est-à-dire au
20 BABEUF

minimum des partages des Grandes fermes, au maximum du


partage des propriétés. Il effrayait les possédants. D ’autres en
Francê, l’abbé Dolivier de Mauchamp, le cordelier Momoro,
de multiples folliculaires, des révolutionnaires de villages ou de
sections urbaines, agitaient des thèmes comparables et la menace
de la « loi agraire » paraissait sérieuse sinon imminente. Babeuf
inquiète. Il trouve sur sa route le maire modéré de Roye,
Longuecamp, qui vient d’être élu procureur-syndic du dépar­
tement de la Somme. Longuecamp n’attend qu’une occasion
légale de se venger de Babeuf pour les multiples camouflets
qui lui ont été infligés depuis 1791. Babeuf se met en défaut
comme un enfant. Il raye le nom d’un acheteur de biens
nationaux sur un acte de vente, pour y introduire à la place
celui d’un petit fermier que le premier acheteur a évincé; il
fait cela tout naïvement sur la demande expresse, mais dou­
teuse, d’un curé sans-culotte qui avait acquis le bien en
premier, puis, l’ayant revendu au bénéficiaire de l’acte, pré­
tendait ensuite le remettre patriotiquement, malgré ses premiers
engagements, au petit fermier. Babeuf n’y vit pas malice et se
laissa d’autant mieux convaincre que le bénéficiaire légal était
un grand propriétaire du district de Montdidier. La faille étant
trouvée, Longuecamp s’acharne à l’élargir; il fait destituer
Babeuf pour indélicatesse, faux et usage de faux; traduit devant
le jury du Tribunal criminel, Babeuf risque la prison, il préfère
fuir sans ressources à Paris. Par la force des choses, il perd sa
base d’action de Picardie et se voit conduit, une fois dans la
capitale, à renouer directement avec ses anciennes sympathies
cordelières.
Les vicissitudes de sa vie et les échecs, les incertitudes de la
Révolution démocratique et de la Convention ont eu raison de
la souplesse de Babeuf. Il n’espère plus grand-chose des grands
hommes de la démocratie qu’il avait naguère salués des termes
de « législateurs vertueux », de « nouveaux Lycurgues » qui
devaient conduire, peu à peu, le peuple aux bienfaits de la
ainte Égalité. Il ne croit plus qu’au peuple légiférant dans ses
assemblées de base, comme allait le prévoir, mais non le réa­
liser, la Constitution de 1793. Babeuf est devenu, à Paris, un
véritable sans-culotte, à l’égalitarisme virulent, au démo­
cratisme sourcilleux. Lui qui naguère s’était appelé le « Marat
de Picardie » n’hésite pas, par exemple, à prêter sa plume à
Fournier l’Américain, pour une attaque en règle contre Marat.
Le prestige de Marat, d’ailleurs, est sérieusement entamé, à
cette date, aux yeux des sans-culottes qui lui reprochent
momentanément ses palinodies avec les Montagnards de la
Convention. Babeuf ne voit plus guère de salut qu’en Chau-
mette, le nouveau procureur de la Commune de Paris, qui
bénéficie du soutien des sans-culottes, pour proclamer cette
BABEUF 21

mesure audacieuse qui lui paraît le couronnement nécessaire


de la Révolution : l’abolition de la propriété privée.
Grâce à ses relations avec les dirigeants du Club des Cor­
deliers ou avec des personnalités en vue du mouvement sans-
culotte, comme Menessier, Sylvain Maréchal, Garin et
quelques autres, il peut momentanément occuper un emploi
dans l’administration des subsistances. Mais toujours sous le
coup d’un mandat d’arrêt, il est englobé, avec dans son cas
une apparence de légalité, dans la vaste répression qui, du
fait de l’inquiétude de la bourgeoisie et de la politique de centra­
lisation du Comité de Salut public, atteint le mouvement
sans-culotte en germinal an II. Le 9 thermidor le trouve sortant
de prison. Il n’était en effet libéré que depuis le 30 messidor
an II (18 juillet 1794), dix jours avant que ne commence la
« réaction thermidorienne ».

L es idées sociales de Babeuf en 1794.


Toute l’attitude de Babeuf montre éloquemment que son
objectif est de contribuer à l’avènement d’une révolution
sociale irréversible, par laquelle se réaliserait le « bonheur
commun » promis dans le Préambule de la Constitution de
1793. L ’égalité des droits civiques lui paraissait un leurre sans
démocratie politique, et l’égalité politique un songe creux
sans l’égalité sociale. En cela, Babeuf n’était pas original à cette
date. Le vrai problème demeure de mesurer l’itinéraire idéo­
logique et de savoir en particulier si son communisme, avéré en
1789, est demeuré une ligne de conduite consciente et constante
de 1789 à 1795.
Aucun texte connu ne permet de l’affirmer sans contestation
possible. La « communauté des biens » n’est pas un terme de
cette période de sa vie et les expressions de « bien commun »,
de « bonheur commun » sont entendues dans un sens éthique
ou politique qui ne préjuge pas d’une quelconque opinion
collectiviste en matière économique. Par contre, les preuves
abondent qui nous montrent en Babeuf un ennemi irréductible
de la propriété privée, un partisan de son démembrement
(la « loi agraire ») et de l’abolition du principe même de la
sacro-sainte propriété privée. Dans le Cadastre perpétuel, il
laissait planer à mots couverts l’idée que l’égale répartition
des terres était la seule solution juste à l’inégalité sociale. Il
l’affirme sans équivoque dans ses lettres-programme à Coupé
de l’Oise. Il le proclame pendant sa campagne électorale de
1792, si l’on en croit l’abbé Croissy d’ Étalon (district de Montdi-
dier). Accusé, entre autres, d’avoir prêché la « loi agraire »,
l’abbé Croissy déclarait en floréal an II (avril-mai 1794)
devant le Tribunal révolutionnaire que le champion en était
22 BABEUF

Babeuf et non lui-même. C ’était là une idée-force de Babeuf,


si l’on en croit un manuscrit inconnu datant des premières
années de la Révolution, analysé par V. M. Daline. Dans
un brouillon de quelques pages intitulé « Lueurs philo­
sophiques sur ce qu’il y a de réel dans ce qu’on nomme Droit
naturel, Droit des gens, Droit civil », il avait condamné en 1790
le caractère inviolable de la propriété, l’État institué pour
préserver l’inégalité des propriétés et l’injustice qui découlait
de l’inégalité des possessions et des richesses. Celle-ci, d’ailleurs,
lui paraissait l’aboutissement de l’accaparement du produit
du travail, puisque seul le travail est créateur de richesses et
que les plus riches n’étaient pas ceux qui travaillaient le plus,
comme l’avaient déjà indiqué quelques économistes. Trois ans
plus tard, Babeuf trouve des accents pathétiques, le 7 mai 1793,
dans une lettre à Chaumette, pour vilipender le nouveau projet
de Déclaration des droits de l’homme, qui garantissait le droit
de propriété. A cette occasion, il rend hommage à Robespierre
dont il a à plusieurs reprises salué la doctrine et l’action. Mais
son engouement dure peu et il reproche vite à Robespierre
les hésitations de sa politique sociale.
Enfin, c’est en 1793, à Paris, qu’il se donne pour la première
fois, après celui de Camille, le surnom de Gracchus, sous lequel
il deviendra célèbre; évident hommage aux héros de la Répu­
blique romaine, qui avaient proposé, au 11e siècle, une « loi
agraire » ; souvenir antiquisant normal en ce temps chez un
homme nourri de Plutarque, certes, mais l’intention profonde
ne fait pas de doute.
De tout cela, que conclure? Si Babeuf d’un côté prône le
partage des propriétés et de l’autre condamne la propriété
privée, c’est qu’au fond il est partisan d’une propriété collec­
tive et nationale de toutes les terres. Pourtant il ne l’a jamais
proclamé au cours de cette période. Pourquoi? Peur, sans
doute, d’être en avance sur les réalités de son temps, volonté
incontestable de rester proche des désirs des paysans pauvres
qui n’aspiraient qu’à posséder librement un lopin plus étendu
à l’instant même où le système de vente aux enchères des biens
nationaux les excluait pratiquement des distributions de
terres. En outre, il est incontestable que Babeuf, par son sens
de l’opportunité tactique, tint à ne pas s’isoler du vaste mou­
vement démocratique, lequel demeurait néanmoins hostile
à tout bouleversement social. En 1796 encore, en pleine conspi­
ration, il agira de même : c’est là une constante du person­
nage à mettre au crédit de son réalisme politique. Enfin, sur
le plan théorique, s’il savait déjà (il l’avait dit lui-même et
l’avait entendu dire) quel genre de contradiction il y avait à
vouloir partager les propriétés tout en conservant intact le
droit de disposer des parcelles après leur répartition, il ne
BABEUF 23

pouvait néanmoins prétendre distribuer également les terres


et l’instant d’après affirmer le droit de la nation à en disposer
à son gré. L ’opinion populaire ne l’eût pas admis. De sorte
que Babeuf, publiquement, ne dévoila pas son grand projet
et n’écrivit pas ce livre : De Végalité, qu’il avait projeté d’écrire.
Tous ces faits demeurent, mais on ne peut pas non plus
accepter certains points de vue selon lesquels il aurait eu, en
1794 déjà, un programme cohérent dont il n’aurait laissé
paraître que certains aspects, gardant pour plus tard l’essentiel,
la « communauté des biens ». C ’est projeter rétrospectivement
la réalité de 1796 sur celle de 1794. Plus simplement, il m’appa­
raît que Babeuf, en ce temps de révolution ascendante, n’a
pas encore élaboré totalement son système qui est celui de la
Conspiration. Son expérience parisienne est récente. En
fait, elle date de son emploi à l’administration des subsistances ;
or, s’il était possible à Babeuf d’imaginer la possession indi­
viduelle d’exploitations rurales, strictement égales, et redis­
tribuées à chaque génération ou, au-delà, l’exploitation
collective comme en 1786, un tel système s’avérait impossible
pour les multitudes de métiers d’une ville gigantesque de plus
de cinq cent mille habitants, comme l’était Paris. Au demeu­
rant, ici, il s’agissait moins d’égaliser la possession des biens
de production, que d’assurer à la masse le vivre, le gîte,
« l’art de guérir», et l’instruction élémentaire; c’était le seul
point sur lequel s’accordaient les diverses couches du peuple
des faubourgs. C ’est en méditant sur l’exemple parisien et en
recherchant une solution dans le sens de ses pensées anté­
rieures, susceptible de résoudre à la fois la crise agraire et la
crise urbaine, qu’il en vint à préconiser, l’année suivante, le
communisme distributif. D ’ailleurs, la taxation des marchan­
dises, la réquisition et le contrôle de la distribution par la
Commune ou par les Bureaux de la guerre pour l’armée lui
montraient que le système était viable, sinon aisé. Il suffisait
d’en généraliser le principe.
Rien dans les théories communistes du xvm e siècle, ni dans
les généralisations utopiques nourries de l’expérience picarde,
ne pouvait remplacer une telle leçon de choses. Aussi
imagine-t-on assez Babeuf, en 1794, réclamant la « loi agraire »
comme une première étape puisque aussi bien tout partirait
de là; ensuite, préconisant dans une seconde étape, tenue
secrète, la nationalisation de la terre et des grands établis­
sements pour éviter la reconstitution de l’inégalité dans les
possessions; enfin, cherchant le moyen d’éviter que l’inégalité
sociale ne renaisse de la vente des produits et de l’exploitation
du travailleur en préconisant une sorte de maximum généralisé,
une réquisition géante, grâce à quoi pourrait être fondée
« l’égalité des jouissances ». Ainsi commence à se préciser lç
24 BABEUF

communisme babouviste de la Conspiration, qui est moins un


programme adapté aux circonstances qu’une idéologie façonnée
par l’expérience.
Au moment même où s’opère cette décantation des idées
sociales de Babeuf, on assiste à un véritable bond dans sa
pensée politique. Un fait apparaît de 1789 à 1794, il perd
toutes ses illusions. Il avait cru, au début, en sympathie avec
la philosophie des «Lumières», que la diffusion de la «saine
philosophie » saurait conduire les élites et, par elles, le genre
humain au « bonheur commun ». L ’égalité viendrait comme
un fruit mûr. Or les années 1790-1791 furent des années de
conjoncture favorable et de calme social. Les bourgeois modérés
dominaient l’Assemblée et reprenaient dans les faits ce qu’ils
consentaient à accorder en principe. Babeuf fit alors confiance
au mouvement spontané des masses guidées par un « tribun »,
capable par son ascendant d’imposer les « bonnes lois » :
Danton, à qui il écrivit en 1790 (et non en 1793 comme l’avait
pensé Albert Mathiez) ? Coupé de l’Oise ? Fouché ? Robes­
pierre? Tous le déçurent. Touché par la grâce de Marat, il
avait rêvé en 1792 d’un « législateur » imposant la Réforme
d’en haut pour le bien du peuple. Cette idée elle-même devint
caduque quand il mesura l’usage qu’en fit, contre les sans-
culottes, la dictature jacobine du Comité de Salut public. Si
bien qu’en 1794 il fondait tous ses espoirs sur l’organisation
du mouvement populaire selon l’exemple des sections et des
clubs qu’il avait fréquentés à Paris. Encore une étape et un
échec, celui des faubourgs en l’an III, pour l’amener à l’idée
d’un Parti, animant cette lutte des pauvres contre les riches,
et conduisant la « faction du peuple » à la victoire. Cette idée
sera la clef de voûte de la conspiration babouviste.

Babeuf thermidorien.

Le moment des illusions.


Pour Babeuf et des milliers de sans-culottes comme lui « qui
gémissaient dans les fers », depuis qu’en germinal an II le
Comité de Salut public avait brisé le mouvement sans-
culotte, la chute de Robespierre et de ses compagnons, le
9 thermidor, ne parut pas ce que nous savons aujourd’hui
qu’elle fut réellement. Le 9 thermidor, c’était la liberté; on
ouvrait les prisons aux modérés, bien sûr, mais simultanément
aux partisans de l’égalité sociale et de la démocratie sans-
culotte. Pour les hommes des sections refoulés depuis trois
mois, le 9 thermidor, plus encore que la liberté, signifiait la
reprise de la marche en avant vers l’égalité de fait. Dans
l’immédiat, ce devait être l’application de la Constitution de
1793, mise sous boisseau depuis sa ratification. Ne promet-
BABEUF 25
tait-elle pas, dans son Préambule, le « bonheur commun » ?
Pris dans l’euphorie qui gagnait bourgeois et prolétaires,
Babeuf sortant de prison est un vrai thermidorien. Il peut
reprendre la publication de son journal. Il demeure journaliste
jusqu’à son arrestation définitive.
Son journal, le seul grand journal de Babeuf, couvre toute la
période qui s’écoule de l’été 1794 au 24 avril 1796; il porte
successivement deux titres; du 3 septembre 1794 (17 fructidor
an II) au Ier octobre 1794 (10 vendémiaire an III), vingt-
deux numéros paraissent sous le titre : Journal de la liberté
de la presse, à Paris, rue Honoré n° 35; puis irrégulièrement,
selon les avatars de sa situation personnelle, vingt numéros du
Tribun du peuple ou le Défenseur des droits de Vhomme par Gracchus
Babeuf; un Prospectus supplémentaire précède la parution du
n° 34 et le dernier numéro est contemporain de l’échec de la
Conspiration pour l’Égalité.
La période post-thermidorienne est pour Babeuf une
terrible leçon de sagesse politique. Dans un premier temps, il
ne comprend pas l’équivoque de la victoire de la Convention
sur les robespierristes, ni le sens réactionnaire de la chute de
l’incorruptible. Par la suite, éclairé par les événements, il
consacre toute son énergie à redonner vie au mouvement des
masses populaires écœurées par l’échec, affaiblies par les effets
de la crise économique et la victoire bourgeoise.
Au début, Babeuf se rapproche des thermidoriens « de
droite » (les « coquins ») comme Tallien, Fréron, Bourdon de
l’Oise. Il joint ses clameurs à leurs dénonciations démago­
giques. Il accepte, pour soutenir son journal, les fonds de
l’ancien « terroriste » Guffroy, devenu l’un des piliers de
l’antiterrorisme. Il semble même, à lire sa prose, que Babeuf
ait perdu la notion exacte des luttes réelles, lorsqu’il se prend à
distinguer deux partis dans la République : celui qui est
favorable au gouvernement de Robespierre, et l’autre, étayé
exclusivement par les «droits éternels de l’homme». Plus grave
est sans doute le fait qu’il contribue ainsi à ruiner de réputation
auprès des sans-culottes les derniers jacobins, même ceux qui
n’avaient eu aucune part dans la répression de germinal an II ;
il isolait ainsi le mouvement populaire de ses alliés naturels.
Mais cette attitude, Babeuf ne l’a pas choisie; elle lui est
dictée par la mentalité du temps, par la haine farouche qui
animait depuis le « drame de Germinal » (A. Soboul1) les
1. Le « drame de Germinal », cette expression d ’Albert Soboul carac­
térise la rupture de l’unité révolutionnaire entre Montagnards et sans-
culottes, cinq mois avant la chute du Comité de Salut public au 9 ther­
midor an II. On doit soigneusement éviter de confondre le drame de
germinal an II avec l’insurrection manquée de germinal an III qui n ’en
est que le prolongement.
26 BABEUF

hommes du faubourg contre les partisans de la dictature


jacobine. Le tribun, en ce domaine, est plus « écho que
guide » comme A. Soboul a pu le dire à propos de Hébert en
Tan II. Babeuf jouait un rôle important au Club électoral,
une puissante organisation sans-culotte apparue après Ther­
midor. Or ne vit-on pas certains « leaders » prestigieux du
club, comme Varlet ou Bodson, ces anciens partisans de la
réglementation et de la taxation, réclamer la liberté de
commerce? En attendant, la réaction étendait son emprise sur
la République et, si les robespierristes se trouvaient éliminés,
ce n’était tout de même pas au profit des masses populaires;
les faits ne tarderont pas à le démontrer.

Les leçons de Véchec.


Il apparut vite à Babeuf, plus vite qu’à d’autres, que le
9 thermidor n’était en fait que la victoire de la réaction, des
possédants, des modérés, de la contre-révolution. C ’est pour­
quoi, une fois dissipées les folies thermidoriennes, il adopte
une ligne de conduite plus radicalement combative. Il attaque
Fréron et de ce fait perd l’appui de son imprimeur Guffroy.
S’il lui arrive encore de se réjouir de la dissolution du Club
des Jacobins, il n’en attaque pas moins les modérés de la
Convention. Le 3 brumaire an III (24 octobre 1794), il va lire
le n° 17 du Tribun du peuple au Club électoral, qui décide en
conséquence d’exiger de la Convention l’élection du personnel
de la Commune de Paris et l’application immédiate de la
constitution démocratique, ratifiée en 1793. Comme l’on venait
d’interdire les pétitions publiques par peur des offensives
populaires, Babeuf est poursuivi. Il demeure en prison jusqu’au
28 frimaire an III (18 décembre 1794). Rien ne l’éclairera
plus que ce bref séjour en prison.
Certes parut encore, signée de lui, une brochure exagérément
antijacobine à propos du procès engagé contre le conventionnel
Carrier : Du système de dépopulation, ou la vie et les crimes de
Carrier... Babeuf y défendait l’idée que Robespierre voulait
par la guillotine ramener le nombre des hommes à la quantité
des ressources disponibles! Mais là n’est plus l’essentiel, car
Babeuf, à sa sortie de prison, opère un véritable tournant
politique.
Dès la reprise du Tribun du peuple, il affirme clairement qu’il
n’avait pas senti précédemment où se nichait l’ennemi irré­
ductible du mouvement populaire. Il dénonce avec violence
la réaction bourgeoise dont la politique conduit le plus
grand nombre à la famine et favorise l’assaut de la contre-
révolution royaliste. Dans le n° 29 de son journal, il développe,
comme il ne l’avait encore jamais fait, une véritable analyse
BABEUF 27

de la lutte des classes, entre les riches qui veulent la répu­


blique pour le « million doré » et les vingt-quatre millions de
« ventres creux » qui la veulent « pour tous ». Pour Babeuf,
toute l’histoire de la Révolution s’explique par cette lutte
acharnée, dont les temps présents ne sont qu’une étape amè­
rement ressentie.
Contre l’offensive des « réacteurs » et du « million doré »,
Babeuf préconise un vaste mouvement spontané, une « insur­
rection pacifique ». Le projet ne paraissait pas illusoire à cette
date. Les sections parisiennes de l’est et du sud étaient armées.
On pouvait compter sur l’aide des canonniers. L ’armée, misé­
rable, aurait sans doute approuvé, ici ou là, un soulèvement
populaire. En outre, depuis décembre, jacobins et sans-
culottes, les uns et les autres victimes de la réaction, rappro­
chaient leur point de vue et éprouvaient à nouveau leur
mutuelle solidarité. La crise économique, qui suivit le retour à
l’économie libérale, dégarnissait les marchés publics. La valeur
de l’assignat s’était effondrée. On mourait littéralement de
faim dans les faubourgs et la colère grondait aux portes des
boulangeries. Certains regrettaient le « temps de Robes­
pierre », tous réclamaient dans les quartiers populaires « le
pain et la Constitution de 1793 ».
Babeuf est encore arrêté pour sa propagande insurrectionnelle
le 19 pluviôse an III (7 février 1795), après s’être caché dix
jours durant. Si bien qu’officiellement il ne peut prendre
aucune part à l’organisation du soulèvement spontané du
peuple parisien, le 13 germinal et le Ier prairial : il est en
prison, donc désarmé : telle est la version courante. Pourtant,
si on en croit Buonarroti et les confirmations apportées par les
recherches actuelles, il paraît plausible qu’avec quelques
autres prisonniers, victimes comme lui de la réaction thermido­
rienne, il ait eu quelques responsabilités dans les initiatives qui
préparèrent l’insurrection pacifique de germinal et de prairial.
En compagnie de Buonarroti, qu’il connut sans doute en prison,
de Bodson, Claude Figuet et Bru tus Magnier, tous anciens
fonctionnaires de l’an II, il contribue, par l’intermédiaire
d’agents de liaison, à l’organisation du soulèvement, de sorte
que le faubourg suit peut-être, sans le savoir, les mots d’ordre
élaborés dans les prisons du Plessis et des Quatre-Nations.
Ceci rendrait compte du fait que les sans-culottes, maîtres de
la rue, mais sans direction effective, ne surent pas pousser leur
avantage et regagnèrent les quartiers, une fois faite la démons­
tration de leur force. Les troupes fidèles à la Convention les
désarmèrent sans coup férir, les jours suivants. Le « lion »
(Malet du Pan) étant désarmé, c’en est fini du mouvement
des masses populaires au cours de la Révolution.
Babeuf ne put tirer^qu’une conclusion d’un échec aussi
28 BABEUF

désastreux, mais cette conclusion est décisive pour comprendre


l’évolution de sa doctrine et de son programme d’action : il
est désespéré par la victoire de la réaction, mais ce désespoir
même est plein d’enseignement. Avec lucidité, il comprend
toutes les insuffisances de l’organisation spontanée et anarchique
des masses populaires insurgées et l’inconséquence qu’il y a à
vouloir s’imposer par la force sans prendre le pouvoir. Il en
vient ainsi, pour atteindre au « bonheur commun », à vouloir
la révolution sociale d’un seul coup, sans demi-mesure; pour
réaliser cet objectif décisif, ses compagnons et lui-même
imaginent une organisation, centralisée, disciplinée et en même
temps profondément liée aux masses populaires, suffisamment
articulée pour sentir le poids exact des faubourgs, suffisamment
efficace pour diriger sur place l’insurrection des pauvres,
mais assez secrète pour ne pas s’exposer aux coups de la
répression préventive. L ’organisme dirigeant doit se tenir
prêt, la victoire assurée, à passer de la direction insurrection­
nelle au gouvernement de la République. Telle sera quelques
mois plus tard l’organisation de la Conspiration des Égaux,
premier exemple dans l’histoire d’un parti révolutionnaire
clandestin. On voit assez combien cette forme d’organisation
fut une création concrète, une réponse aux questions du
réel, et non un songe vide, une image de rêve comme il est
coutumier de présenter la conjuration babouviste.

III. BRISER LES CHAINES!


(1795-1796)

Babeuf n’eut pas à éprouver sur place ce désespoir né de la


défaite des sans-culottes, que ressentaient durement ses compa­
gnons incarcérés à Paris. Le 25 ventôse an III (15 mars 1795),
il avait été, en effet, transféré de Paris à Arras dans la prison
des Baudets. Il y resta jusqu’au 24 fructidor an III (10 sep­
tembre 1795), puis il est de nouveau reconduit à Paris. Quelques
semaines plus tard, élargi le 26 vendémiaire (18 octobre 1795),
il bénéficiait de l’amnistie décidée par le nouveau régime du
Directoire. Il peut ainsi reprendre la parution de son Tribun
du peuple. Dès cet instant, la vie de Babeuf se confond avec
son combat, et son journal devient l’instrument de son combat.
A partir de frimaire an IV (décembre 1795), il renoue avec
d’anciennes relations, anciens cadres de l’an II, anciens
prisonniers de l’an III, eux aussi sortis de prison. Il contribue,
si l’on en croit Buonarroti, à donner vie aux multiples clubs,
plus ou moins clandestins, qui renaissent ici ou là, à la faveur
des libertés reconquises, tel le fameux Club du Panthéon. Il
BABEUF 29

préconise de ramener toutes ces formations politiques à un


centre unique de direction, plus efficace, plus cohérent qu’une
multiplicité de sociétés. La fin qu ’il assigne à ce groupement
central est d’animer et d’organiser le soulèvement populaire
contre les « tyrans républicains », puis dans une seconde étape
d’instaurer une république égalitaire et communiste en utilisant
au mieux les cadres institutionnels de la Constitution démo­
cratique de 1793. En germinal (mars-avril 1796), Babeuf prend
l’initiative de réunir un Directoire collégial et secret, chargé de
déclencher l’insurrection et de confier le pouvoir politique, un
pouvoir dictatorial, à une Convention babouviste, tenue, elle,
de jeter les bases de la future cité communiste. Ainsi se noue la
Conspiration des Égaux. Mais rapidement isolée et découverte,
en proie aussi à des contradictions insurmontables, la conju­
ration est brisée le 21 floréal an IV (10 mai 1796) par l’arres­
tation de ses chefs, Babeuf, Buonarroti et quelques autres.
Ramenées à cette brève et prosaïque nomenclature, à quoi
s’en tiennent la plupart des manuels d’histoire, les dernières
étapes de l’action de Babeuf ne reflètent pas la diversité de sa
vie et l’ampleur de son action pratique. En prison à Arras, à
Paris, puis en liberté, le Tribun brûle d’une passion continue.
Dans ses lettres arrageoises au futur conjuré Charles Germain
ou aux « patriotes du Nord », Babeuf ne plie pas sous le coup
de la répression comme d’autres, tel Varlet, l’un des chefs
sans-culottes de l’an II, qui refusa de reprendre sa place dans
le combat, malgré la confiance que ses compagnons plaçaient
en lui. Babeuf utilise au mieux son inactivité forcée; il entre­
prend un vaste effort de décantation de ses théories, et cette
méditation critique guidée par une constante vigilance poli­
tique lui donne l’énergie de croire en l’avenir. Germain dira
plus tard devant la Haute Cour quelle consolation furent,
pour les emprisonnés, l’attitude combative et le refus de toute
résignation dont Babeuf donnait alors l’exemple à tous. C ’est
en prison, en particulier, qu’il élabore les formes distributives
de son communisme, pour les productions de l’artisanat et
de la manufacture. C ’est en prison également qu’il médite
sur son expérience de la vie urbaine et qu’il porte le jugement
le plus clair qu’on connaisse de lui sur la question du
« commerce » (entendons plus généralement au sens de l’époque
du « capitalisme »). La réflexion théorique ne va jamais sans
prise de parti politique et c’est aux Baudets qu’il prononce,
avec une clarté toute pédagogique, et sur un ton de saine
polémique, cette condamnation, qu’il reprendra abondamment
plus tard, de la Constitution de 1795; il dénonce ce « monu­
ment de tyrannie », mal ratifié par un nombre infime d’élec­
teurs, et rétrograde en ce qu’il renoue, par-dessus la phase
démocratique de l’an II, avec les options restrictives de 1791.
30 BABEUF

Sorti de prison, par la grâce d’une amnistie non dénuée


d’arrière-pensées, Babeuf n’a pas de ces drames de conscience
qui empâtent l’esprit des révolutionnaires hésitants. Il est
libre, certes, lui et beaucoup d’autres parmi ceux que l’on
appelait les « patriotes de 1789 » pour tenter de les ramener
dans le giron de la république conservatrice. Mais l’apparent
libéralisme du Directoire à leur égard n’estompait pas dans
l’esprit de Babeuf la réalité de la politique même des Directeurs
et de la majorité des ex-conventionnels qui peuplaient le
Conseil des Anciens et celui des Cinq-Cents.
Certains, assez satisfaits du seul antiroyalisme du nouveau
régime, acceptent places et prébendes; ils abandonnent du
même coup leur exclusivisme jacobin ou l’égalitarisme de
naguère. Mais Babeuf est d’une autre trempe; il n’essaie
même pas de louvoyer, de profiter des possibilités nouvelles
pour se placer et cheminer en silence vers des objectifs soigneu­
sement camouflés. Brutalement, il reprend la publication du
Tribun du peuple ; toujours égal à lui-même, il dénonce cette
consécration de l’inégalité qu’incarne la victoire des possé­
dants rassemblés autour du nouveau régime.

« Le Tribun du peuple. »
A partir du 15 brumaire an IV (6 novembre 1795), Babeuf
se consacre essentiellement à son activité de journaliste au
Tribun du peuple. Il en rédige presque seul, de bout en bout, tous
les fascicules. A l’occasion, il reproduit des lettres de corres­
pondants ou de collaborateurs, soit pour illustrer ses thèses
propres, soit pour susciter autour de ses articles une discussion
publique. Il inspire des lettres interrogatives, peut-être même
les rédige-t-il, afin de faire progresser sa critique ou de
répandre ses propositions dans le public (ainsi la lettre de
M . V... (Vadier?)1 qui appelle la réponse à M . F... rédigée par
Buonarroti). Matériellement, Le Tribun se présente comme
une suite de méchants fascicules, mal imprimés sur du mauvais
papier. Une typographie incertaine, des caractères fréquem­
ment différents du début à la fin du cahier : reflet de la crise
économique, mais aussi témoignage de la pauvreté et de l’insé­
curité dans laquelle se débat le rédacteur. De fait, Babeuf,
comme autrefois Marat, est condamné à la clandestinité dès
le troisième numéro de la nouvelle série. Souvent, il s’excuse
en fin de paragraphe des fautes qui maculent sa feuille.
Le tirage du journal varie sensiblement autour de deux mille
exemplaires. C ’est peu si l’on songe au tirage des grands

1. Ex-conventionnel ; avait été le membre le plus important du Comité


de Surveillance générale durant la période jacobine.
BABEUF 3i

journaux parus au début de la Révolution (deux cent mille


pour Les Révolutions de Paris de Loustalot!), c’est peu encore au
regard des succès des journaux directoriaux comme L'Ami des
lois ou Le Journal des hommes libres, mais c’est beaucoup pour
un journal populaire ou une brochure périodique constamment
dressé contre le pouvoir. L'Ami du peuple de Marat, avec qui la
comparaison s’impose, n’eut pas en 1791, sauf cas exceptionnel,
un tirage supérieur et l’on en connaît pourtant le retentis­
sement. L ’efficacité politique d’un journal populaire sous la
Révolution ne se mesurait pas à son tirage, mais à son influence
réelle, laquelle ne peut s’apprécier par la seule arithmétique.
N’en est-il pas encore souvent de même aujourd’hui?
Un journal était plus écouté que lu; des orateurs improvisés
en prolongeaient les échos, au coin des rues, dans les esta­
minets, aux carrefours, sur les places. Le journal circulait dans
les étages, pénétrait dans les soupentes. En outre, on ne peut
évaluer le nombre d’abonnements collectifs, réunis sous le
nom d’un seul destinataire; nous avons néanmoins la preuve
qu’il en existait : ainsi l’abonnement n° 492 souscrit par les
« citoyens réunis, café des Amis de la Patrie, section des Quinze-
vingts ». Dix cabaretiers à Paris, et parmi eux le restaurateur
Chrétien, dont la salle retentissait des proclamations révo­
lutionnaires, s’étaient abonnés, ainsi que des libraires. Dans les
départements, à l’armée, il en allait de même et si le nombre
des abonnés provinciaux (238 sur un total de 590, soit 40,3 %)
était presque équivalent à celui des Parisiens, rien n’interdit
de penser que derrière un bourgeois, un fonctionnaire, un
commerçant, un officier, il n’y ait eu un groupe de lecteurs ou
d’auditeurs. Un journal était cher en ce temps de désastre
économique! Tout porte à croire que Le Tribun du peuple
bénéficia d’un incontestable prestige. Dans le cas contraire,
on ne comprendrait ni les angoisses des Directeurs et les
vindictes des Conseils, ni les mesures prises pour réduire
l’influence des idées de Babeuf.
Les journaux du temps n’étaient guère des «journaux
d’information », comme on l’entend aujourd’hui. On les jugera
plutôt comme des brochures politiques à parution périodique.
Le Tribun du peuple illustre parfaitement cette définition.
Cette forme convenait au mieux au caractère du journal qui
se voulait démonstratif, didactique; tel quel, il donnait matière
à débat; il avait l’allure d’un rapport devant susciter discussion
et décision. Il agissait donc sur l’esprit du lecteur. Le Tribun
du peuple était un journal de parti. Par exemple, c’était pour
mieux présenter la politique babouviste dans Le Tribun que
Babeuf et ses compagnons suscitaient des critiques politiques
dans d’autres périodiques. Ainsi Antonelle, qui était membre
du Directoire secret, manifesta son scepticisme devant le projet
3* BABEUF

babouviste en novembre 1795 dans U Orateur plébéien d’Eve


Demaillot et une nouvelle fois dans le n° 144 du Journal des
hommes libres. Il mettait en doute le réalisme du communisme
de Babeuf et la possibilité même du système que Babeuf avait
exposé dans Le Tribun (en particulier dans le n° 35 du 9 fri­
maire) ; Babeuf tira parti des interrogations d’Antonelle pour
répondre à tous les sceptiques, dans le n° 37 du Tribun et indi­
rectement dans les numéros suivants. Ainsi la pensée de Babeuf
pouvait-elle déborder largement le cercle des abonnés et des
lecteurs habituels.
Dans l’esprit de Babeuf, la tâche du journaliste révolution­
naire était d’agitation, de propagande, d’appel à la vigilance.
Mais à ce programme d’essence maratiste, Babeuf ajoute un
autre élément : organiser le combat des masses populaires, lui
donner des objectifs précis, lui ouvrir peu à peu l’horizon,
l’encourager à trouver des formes d’action, originales si pos­
sible, efficaces en tout cas. Premier exemple, non équivoque,
d’un journal socialiste comme il en paraîtra tant au siècle
suivant.
Toute l’œuvre de Babeuf journaliste s’inscrit en quelques
thèmes, repris inlassablement, soit dans les onze numéros du
Tribun du peuple qui précédèrent l’échec de la Conspiration,
soit dans le n° 5 de U Éclaireur du peuple, feuille babouviste à
grand tirage qui fut éditée en germinal an IV, pour être dis­
tribuée dans les faubourgs. Ces thèmes, dont nos textes choisis
donneront un échantillonnage suffisant, visent d’abord à
stimuler l’ardeur populaire, à dévoiler devant les yeux des
masses populaires, abasourdies par la défaite de l’an III et leurs
inhumaines conditions de vie, les causes de l’effroyable crise
matérielle et morale qu’elles subissent (nos 34, 35, 40). En outre,
dans le n° 40 du 5 ventôse an IV (24 février 1796), Babeuf
s’attache à répondre à cette nécessaire question, que faire ?
Sa réponse, commentée au Club du Panthéon, donne à la police
le prétexte d’une opération contre le Club, opération décidée
par le Directoire et exécutée avec célérité par le tout jeune
Bonaparte. Babeuf préconise une double attitude : d’un
côté, dénoncer les « pouvoirs régnants »; de l’autre, faire
adorer le système de la « réelle égalité ». Les numéros suivants
prêchent énergiquement la patience à ceux qui veulent s’insur­
ger sans esprit de responsabilité, alors que rien n’est prêt,
et qu’il faut à tout prix se garder des errements du mouvement
de prairial. En particulier, Babeuf critique vertement ceux qui,
au nom de la pureté révolutionnaire, comme le sans-
culotte Bodson, voudraient rejeter les robespierristes et tous
ceux qui demeurent attachés au souvenir de l’incorruptible,
au moment même où l’accord renaît entre le « Parti du
peuple » et les ex-jacobins. En l’an IV, Babeuf proclame sans
BABEUF 33

ambiguïté que, malgré les vicissitudes passées, il faut réhabiliter


Robespierre et l’an II parce que, depuis, on n’a cessé de « déré­
volutionner ». Mais en même temps, Babeuf dirige tous ses
coups contre les temporisateurs, ceux qui voudraient par
une « négociation » réconcilier la faction républicaine des
« hommes du pouvoir » avec le « parti plébéien » des vingt-
quatre millions d’opprimés. D ’où le jeu de massacre habituel
par lequel Babeuf essaie de détruire la réputation de Fouché,
Barras, Tallien qui cherchent à utiliser le mouvement à leur
profit. Par là, Le Tribun veut montrer que l’enjeu du conflit
n’est pas le simple changement d’un groupe dirigeant « liber-
ticide » par un autre, presque aussi « carnassier ». L ’objectif
est autre, la perspective plus lointaine : il s’agit de détruire
le vieux monde de l’inégalité et de construire le règne de
« l’égalité sainte ». Ce serait abdiquer ou se déjuger que
d’entrer dans le jeu de ces « faux amis de l’égalité » dont le
projet n’a que l’ampleur des petites combinaisons politiques
du passé. De sorte que Babeuf, au moment de la Conspiration,
appelle le peuple à lutter, seul, pour ses propres intérêts contre
ceux qui l’ont « prairialisé ».

« Loin de nous cette pusillanimité qui nous ferait


croire que nous ne pouvons rien par nous-mêmes
et qu’il nous faut toujours avec nous des gouvernants.
Les gouvernants ne font des révolutions que pour
gouverner. Nous en voulons enfin une, pour assurer
à jamais le bonheur du peuple par la vraie démo­
cratie. Sans-culottes... c’est pour du pain, l’aisance
et la liberté que nous nous échauffons. Ne nous
laissons pas donner le change. »

Aussi peut-on conclure sur ce point que Babeuf exprime,


sous une forme brutale et concentrée, les aspirations ultimes
du mouvement populaire dont A. Soboul a bien démontré
la spécificité, voire l’autonomie.
L ’agitation devient telle au début de germinal que les 27
et 28 du mois (16-17 avril 1796) le Directoire, menacé, fait
adopter par les Conseils une loi martiale et des « lois scélé­
rates » contre la presse. Dans son dernier numéro publié, Babeuf
répond :

« Peuple! c’est en bonne partie pour que ce plan


infâme ne pût t’être révélé que l’on a voulu garrotter
la liberté de la presse. Sois tranquille, nous briserons
toutes les chaînes pour t’empêcher de mourir victime
de ceux qui te torturent, te dépouillent, et t’avi­
lissent depuis vingt mois. »

3
34 BABEUF

Seize jours après, Babeuf et ses compagnons sont découverts


et arrêtés.

Le communisme de Babeuf en 1796.


Babeuf n’a jamais exposé son communisme de façon docto­
rale; sa théorie n’a jamais été précisée à froid, dans le silence
d’un cabinet, mais ici ou là, par touches successives, en prison,
dans la rue, à l’occasion des détours de la vie politique, dans les
clubs, après la lecture d’un livre. Le communisme de Babeuf
est né comme la négation des théories libérales officialisées
depuis 1789. Réponse globale à l’idéologie des propriétaires,
sa pensée est percutante et polémique, mais elle est aussi
obscure dans le détail, car Babeuf n’a jamais eu le temps
d’embrasser toute la diversité des faits. Ne lui demandons
donc pas, comme le fit Albert Mathiez, une précision scrupu­
leuse et des réponses systématiques à toutes les questions. Il faut
se contenter de dégager des schémas. Ces schémas ne sont pas
nécessairement utopiques; quelle que fût la part de l’utopie
dans la formation de Babeuf, le babouvisme de 1796 apparaît
surtout comme une tentative de solution à la crise sociale, à
la crise des subsistances de l’an IV. Ceci expliquerait, en
particulier, que beaucoup de babouvistes de la Conspiration,
qui redeviendront par la suite de bons libéraux, aient été
véritablement gagnés par le programme de Babeuf (ainsi
Antonelle, Lepeletier, et les anciens Jacobins...). Si la structure
de la pensée de Babeuf est quelquefois archaïque, elle ne cesse
jamais de se situer plus haut que le simple niveau idéologique.
Reflet d’une conjoncture précise et de données sociales immé­
diates mais en même temps créatrice de mythes, la pensée de
Babeuf donne prise sur le réel au moment même où elle s’en
éloigne. Il faut donc, ici encore, parler du réalisme social et
économique de Babeuf. Il faut aussi en prendre la mesure. Mais
on apprécie mieux, de la sorte, l’étroitesse du point de vue
d’Albert Mathiez qui voyait dans la Conspiration des Égaux
une tentative ultime des anciens Jacobins, recouvrant leur projet
d’un « oripeau idéologique » repris du communisme utopique.
Les historiens, aujourd’hui, ne mettent plus en doute, au
moins pour les dirigeants de la Conspiration, la profondeur
de l’adhésion au communisme de Babeuf, lequel seul pouvait
réunir dans un « concert commun » la voix des anciens
Jacobins de l’an II et celle des chefs les plus persévérants du
mouvement sans-culotte. Tous comprenaient, alors, que le
succès de la démocratie dépendait de la solution du problème
social, donc du sort de la propriété.
Aussi bien, le communisme de Babeuf, en 1796, n’est-il pas
réductible aux premières critiques utopiques du « jeune
BABEUF 35

Babeuf ». Il est le fruit d’une longue évolution, il s’est nourri


du fruit de sept années de révolution populaire. La racine en
demeure l’utopie livresque et la critique philosophique du
xvme siècle; mais, à la connaissance concrète des problèmes
ruraux de Picardie qui avait fixé l’orientation égalitaire et
communautaire de Babeuf, il faut ajouter l’apport de la vie
parisienne pendant la Terreur et la guerre aux frontières, la
révélation de la politique économique, les besoins sociaux
des masses urbaines et les nécessités de l’organisation collective
d’une grande nation. En outre, les décisions du Gouvernement
révolutionnaire, en tant qu’organisme de coercition et de
régulation économique pour la production et la distribution
des biens de consommation, éclairèrent vivement Babeuf sur
les moyens pratiques de réaliser sa cité communautaire,
d’autant que l’enthousiasme créateur des masses de 1792 à
1794 autorisait Babeuf à fonder sa république non sur un simple
statut législatif comme les utopistes, mais sur la participation
consciente des organisations [populaires. Cet héritage dont s’est
nourri le babouvisme concourt à faire sa richesse et ses incer­
titudes, sa grandeur et ses limites. Et de même la doctrine de
Babeuf fut revendiquée comme un héritage par les socialistes
de l’époque suivante; par elle, ils se rattachent à toute l’histoire
vraie du monde populaire pendant la Révolution, à ses mythes
et à ses combats.
Nous connaissons le sens et la structure du communisme de
Babeuf grâce à un certain nombre de textes clefs de 1795 et
de 1796; notamment, il faut faire mention particulière des
lettres d’Arras à Charles Germain, des différents articles du
Tribun du peuple, comme le célèbre Manifeste des Plébéiens. Mais
la moisson des textes propres à Babeuf est souvent réduite,
surtout dans les dernières semaines; Babeuf, en effet, tout
entier occupé par la critique politique et l’action organi­
satrice, procède fréquemment par allusions et par affirmations
péremptoires. Aussi est-on conduit, pour étudier le « babou­
visme », à faire appel à d’autres sources que les seuls écrits du
Tribun. Les textes rédigés par Buonarroti : YAnalyse de la
doctrine du Tribun du peuple et le Projet de décret économique, solli­
citent tout particulièrement l’attention. On doit utiliser, mais
avec réserves, le trop célèbre Manifeste des Égaux de Sylvain
Maréchal, puisque les babouvistes ne manquèrent pas eux-
mêmes d’en critiquer la brutalité. A titre de complément, il
faut avoir recours à des textes antérieurs de Babeuf et posté­
rieurs de Buonarroti, comme son livre paru à Bruxelles en
1828 : Conspiration pour Végalité, dite de Babeuf Ce simple inven­
taire impose une conclusion immédiate quoique d’importance :
si Babeuf est le plus ancien et le plus opérant des communistes
de l’an IV, du moins est-il patent que le babouvisme, comme
36 BABEUF

mouvement politique et doctrine sociale, est une œuvre collec­


tive. Aussi est-ce par une généralisation, qui pourra paraître
abusive, mais que nous tenons pour démonstrative, que Ton
présentera le babouvisme comme la première apparition d’un
communisme de parti.
L ’objectif final de la doctrine de Babeuf n’a pas changé.
Il s’agit d’assurer le « bonheur commun », entendu comme le
bonheur social : ce minimum de bien-être et de sécurité, cette
« égalité des jouissances » à laquelle aspiraient, depuis toujours,
tous les déshérités de la terre.
Pour détruire l’inégalité, source de misère et d’inégalité
toujours plus profonde, il fallait aller au-delà d’un simple
« sécurisme social » (E. Labrousse), tel que l’avaient entendu
les robespierristes. Il fallait aller au cœur du problème et
supprimer la propriété privée, source de tous les maux comme
l’avaient démontré les philosophes. La recherche de base
était donc sociale ou morale, presque jamais économique. Pour
un ex-feudiste comme Babeuf, l’abolition de la propriété
privée des terres ou des outils allait sans difficulté, puisqu’il
suffisait d’étendre à la nation, organisme collectif, la notion de
propriété éminente qui fut revendiquée par les seigneurs dans
les temps classiques de la seigneurie foncière. Au reste, pour
les besoins de l’ État et de la défense nationale, les pouvoirs
depuis 1791 n’avaient pas hésité à nationaliser les biens du
clergé, puis ceux des nobles émigrés; enfin, le Maximum des
prix avait clairement indiqué qu’on pouvait, en toute légi­
timité, limiter le «jus utendi » des piopriétaires. Abolir la
propriété privée était donc chose possible, mais c’était du même
coup répudier la « loi agraire », ce partage généralisé, cette
vaste construction d’un échiquier d’exploitants auquel avait
peut-être cru Babeuf en 1793; en fait, il n’avait jamais ignoré
que ce n’était ni viable, ni nécessaire.
La propriété devenait donc collective. Mais l’exploitation
des terres et des outils serait-elle collective ? Même si Babeuf,
en 1786, a imaginé, avec de bons arguments économiques,
l’exploitation collective des terres, force est de constater qu’il
n’en est aucunement question dix ans après. Au demeurant,
le machinisme n’avait pas encore imposé, en cette fin du
xvm e siècle, un type véritable de production sociale; le respect
des données économiques conduisait à s’en tenir à ce qui demeu­
rait la norme : le travail familial, la petite entreprise, l’atelier.
De sorte que, si la propriété devenait collective, l’exploitation
et le travail demeureraient l’apanage de la petite unité éco­
nomique; de la « cellule » familiale, de préférence. N’y
avait-il pas alors le risque de voir se reconstituer, par le com­
merce et l’argent, l’inégalité des richesses, puis des possessions,
enfin de la propriété privée? Pour obvier à cette éventualité
BABEUF 37

menaçante, les babouvistes prévoyaient de redistribuer à chaque


génération les parcelles ou les ateliers laissés par les défunts.
Mais, comme cela risquait d’être difficilement contrôlable
(malgré le cadastre et la trigonométrie!), ils s’inspirèrent du
Code de Morelly, des greniers de l’antiquité romaine, et d’un
autre côté de l’expérience distributive entreprise dans les
énormes camps militaires de la Révolution; ils envisagèrent
du même coup la nationalisation totale des productions,
afin d’en répartir les fruits entre tous les citoyens de cette
république communautaire. Ainsi seraient établis les greniers
collectifs qu’administreraient des magistrats élus, chargés en
même temps de gérer les récoltes et les produits du travail.
Le travail serait obligatoire; il serait quelquefois collectif, les
travailleurs étant alors groupés en brigades, de type corpo­
ratif : c’est ici le seul point par lequel le communisme distri­
butif annonce la socialisation de la production. L ’obligation
du travail devenait une nécessité sociale; chacun étant obligé de
consommer pour vivre, devra ajouter sa part — sa « mise »
(Buonarroti) — à la masse des travaux productifs. Mais quelles
que fussent la qualité du travail et la spécialisation du tra­
vailleur, manouvrier des campagnes ou horloger, la rétribution
serait la même puisque, comme consommateur, chacun n’a
« qu’une bouche et deux bras ». « La supériorité des talents et
des industries est une chimère », écrit Babeuf dans le Manifeste
des Plébéiens. Ce n’est ni à « chacun selon ses besoins », ni à
« chacun selon son travail », mais à chacun selon ce que la
République peut donner! Et si la population augmente, ce
qui paraît souhaitable, la part de chacun, en cas de besoin, en
sera diminuée en proportion. Mais on ne conçoit pas semblable
éventualité.
Un tel système paraissait de nature à libérer le travail de
son caractère oppressif et le travailleur de l’angoisse. Au
surplus, on pensait, a priori, que les ressources du travail, libéré
de l’accaparement, devaient être supérieures aux besoins d’une
population même croissante. Si bien que le travail étant
modéré cessait d’être une chaîne pour devenir, selon le mot de
Buonarroti, « une source de santé et d’amusement » suffisant
pour couvrir les besoins. Ces besoins, les babouvistes essaient
de les définir : un logement sain, un bon habit, des aliments
suffisants et variés, des boissons conformes aux goûts locaux,
« l ’art de guérir», un enseignement élémentaire; rien de
luxueux, rien de superflu. Le nécessaire pour vivre comme on
aurait vécu en moyenne arithmétique en ce temps et pour se
reproduire. C ’était peu, et peu progressif surtout, mais c’était
presque un rêve inaccessible pour les pauvres de 1795, écœurés
de misère, écrasés de famine dans les campagnes et dans les
grandes villes.
3^ BABEUF

Pourtant Babeuf, qui avait imaginé autrefois le plus grand


« bien commun » possible, pressent, à la veille de son arres­
tation, les limites de ce système généralisé d’encasernement
social; il écrit dans le n° 5 de U Éclaireur du peuple :

« Point de doute qu’il serait préférable d’atteindre


le maximum de la félicité sociale. Mais s’il est reconnu,
démontré qu’on n’y pût arriver avec certitude qu’en
passant par un état intermédiaire, sans doute il
vaudrait mieux ajourner le « nec plus ultra » de la
félicité plutôt que de courir le risque de ne le toucher
jamais. »

L ’abondance lui paraissant un rêve, par réalisme politique


et par souci de s’en tenir au possible, il se refuse à la démagogie
facile, et d’ailleurs peu praticable dans une telle conjoncture :
il ne promet pas « l’âge d’or ». On ne peut s’empêcher, en 1964,
de rapprocher cette vision des choses de certains points de vue
qui se sont fait jour dans le mouvement communiste
mondial.
Mais que deviendront alors l’émulation dans le travail, le
progrès technique, le machinisme? Babeuf n’a pas ignoré la
question et, dans une lettre à Charles Germain, il la résout de
façon simple. Loin de concevoir le caractère progressif de
l’industrie comme source d’abondance, il ne voit dans le pro­
grès technique qu’un moyen de diminuer la peine des hommes.
Dans un sens exactement contraire, il n’est pas plus lucide que
les économistes qui ne distinguaient dans le progrès technique
que le seul progrès économique, sans voir jamais l’aliénation
du travailleur. Le communisme de Babeuf apparaît comme une
vue pessimiste de l’économie, selon le jugement de Jean Dautry;
il ignore l’abondance et l’élan des forces productives; il juge
de l’économie au niveau de la consommation et ceci l’éloigne
irréductiblement des économistes antérieurs, ces optimistes, et
des socialistes saint-simoniens, dont le rêve sera de construire
le monde de la production de masse.
Nul ruisseau de lait, nulle montagne de miel dans la pensée
de Babeuf, mais la volonté de supprimer la misère et l’angoisse
du lendemain. Ne refusons pas, pour son pessimisme, le message
de Babeuf! Avant le socialisme de Marx, avant le machinisme,
l’automation et la cybernétique, on ne pouvait sortir de l’alter­
native : ou augmenter la richesse globale et, du même coup,
« l’inégalité des jouissances », ou réaliser l’égalité sociale, mais
conserver les vieilles formes de la production et des échanges.
Ce second point de vue, qui correspond d’ailleurs de nos jours
à une certaine paresse de l’esprit, pénétra jusqu’aux alentours
de 1900 dans la conscience populaire, donnant aliment aux
BABEUF 39

propagandes anarchistes ou réactionnaires. Il n’est pas sûr


que tout en ait disparu.
Limitée dans ses objectifs économiques, l’« économie socié­
taire » de Babeuf était néanmoins libératrice sur le plan social.
L ’homme, détaché de l’esprit de lucre ou de profit, pourra
enfin réaliser sa nature profonde : le dévouement à la collec­
tivité, l’esprit patriotique qui en est la forme médiatisée, la
fraternité humaine, la noblesse des sentiments, l’exaltation
généreuse... Ainsi, cette inaltérable bonté naturelle de l’homme
primitif, décrite par les voyageurs aux Amériques, exaltée par
Rousseau, étudiée par les philosophes, pourra se donner libre
cours. L ’homme de la république babouviste, enfin réconcilié
avec sa nature, exercera sa souveraineté, directement et sans
détour. Il sera libre puisque c’est « le palais qui appelle le
tyran, le château le seigneur, l’échafaud, la victime et le bour­
reau » et puisque l’oppression disparaîtra avec le communisme.
Tel fut l’humanisme pratique de Babeuf : une économie
contractée, mais une vision sociale qui se hissait jusqu’à des
horizons grandioses. Utopie? Oui, si l’on en juge rétrospecti­
vement; oui encore, si l’on établit un rapport mécanique entre
l’ampleur des visées prophétiques de Babeuf et les bases maté­
rielles de la Conspiration des Égaux et du milieu qui les
environnait. Non, si l’on tient compte du réalisme du système,
des précisions concrètes du programme babouviste et de
l’origine sociale hétéroclite de ceux pour qui Babeuf a combattu.
Irréalisable était le projet des babouvistes, mais peut-on nier
qu’il ait été légitime, cohérent et fondé dans les faits ?

Babeuf, chef de parti.


L ’Histoire dit de Babeuf qu’il fut l’organisateur de la
Conspiration. En fait, la Conspiration fut une œuvre collective
et la part de Darthé, qui devait présider la Convention babou­
viste, ou de Buonarroti, homme de gouvernement s’il en fut,
paraît fondamentale. Il est donc difficile d’apprécier le bilan
de l’apport personnel de Babeuf. En outre, l’établissement du
« Directoire secret insurrectionnel » ne fut que superficiel­
lement un fait de conspiration, malgré les déclarations gouver­
nementales et le titre du livre de Buonarroti. La Conjuration
babouviste fut en fait la première affirmation dans l’histoire
d’un parti organisé et discipliné, auquel les conditions poli­
tiques du temps et, d’autre part, les difficultés de liaison
interne imposèrent la clandestinité. Buonarroti, dans son récit
écrit trente années plus tard, en a sans doute accentué l’aspect
sectaire et les formes ombrageuses; il y était nécessairement
porté par son expérience postérieure de « révolutionnaire
professionnel » et par ses propres penchants, car il était nourri
40 BABEUF

de traditions maçonnes et il avait fréquenté les associations


occultes qui avaient prospéré en Italie au temps de sa jeunesse.
Nul doute que Babeuf eût préféré la propagande publique
et l’organisation au grand jour. C ’était conforme à son tempé­
rament et inscrit dans la ligne de ses actions en Picardie de
1791 à 1793 et au Club électoral en 1794. Mais la répression
le conduisit à cheminer dans le silence et l’anonymat de la
clandestinité. Il ne s’y sentit jamais à l’aise, mais sut néanmoins
prendre ses responsabilités.
Au début du Directoire, à l’automne de 1795, de multiples
foyers d’opposition renaissaient de leurs cendres. Babeuf, au
témoignage de Buonarroti, essaya de les regrouper. A cette
fin, il utilisa son journal, mais aussi son prestige et celui de ses
multiples relations. Il y réussit assez vite et un premier comité
clandestin se constitua, appelé le Comité Amar — du nom
d’un ancien membre antirobespierriste du Comité de Sûreté
générale de l’an II; Babeuf y agissait par personne interposée.
Ce comité ne dura guère, car Amar ne cessait d’inquiéter
beaucoup de monde sans pour autant être très utile. Mais
Babeuf conserva le contact avec certains des membres,
comme Antonelle, Sylvain Maréchal, et Félix Lepeletier.
Après la dissolution du Club du Panthéon, qui était devenu
une tribune babouviste, Babeuf fit prévaloir dans les cénacles,
où se retrouvaient les démocrates intransigeants, l’idée d’un
groupement unique de l’opposition; mais il dut lutter pour cela
contre ceux qui défendaient l’idée d’une agitation sectionnaire,
dispersée, qui ne pouvait conduire qu’à un nouveau Prairial.
C ’est ainsi que fut réuni le « Directoire secret de Salut public »
ou « Comité insur recteur ». S’y retrouvaient Babeuf et ses
amis susnommés de l’ancien Comité Amar auxquels s’ajou­
tèrent, par l’intermédiaire de l’agent de liaison Didier, Debon,
Darthé et Buonarroti. Ce n’était encore que l’ébauche d’un
parti. Mais le parti naquit en fait lorsque fut organisée, en
avril 1796, la liaison du groupe dirigeant avec les animateurs
de base, chefs locaux et propagandistes de quartiers que furent
les agents d’arrondissement, de section et des armées. Le Direc­
toire secret correspondait avec eux par circulaire ou en commu­
niquant oralement ses directives à ses agents de liaison, Didier
pour les quartiers, Germain et Grisel pour l’armée. Par le
même canal, était opéré le contact entre la base et le sommet.
Babeuf, Darthé et Buonarroti animaient un véritable secré­
tariat dont le chef de bureau était le copiste Pillé.
Grâce à cette organisation, et en utilisant au maximum son
journal (nos 41, 42, 43), Babeuf put indiquer la marche à suivre
en imposant contre les tendances divergentes la discipline
de la pensée et de l’action. Il est incontestable que la descente
des décisions du haut vers le bas se fit sans heurt, mais il appa­
BABEUF 41

raît néanmoins que la circulation inverse des idées, des fau­


bourgs et des brigades aux agents, puis des agents au Directoire
secret, devait être à peu près nulle; la clandestinité n’y était pas
favorable, ni l’attitude des dirigeants; ils étaient tous fidèles à
l’idée que se sont les élites, les hommes courageux et désin­
téressés comme des héros de Plutarque, qui ont charge d’« éclai­
rer le peuple » et d’en stimuler « l’ire », la masse ne fournissant
que son poids et le « peuple » l’appoint de sa légitimité, une
fois venu le temps de prendre le pouvoir. Du moins est-il
nécessaire de dévoiler l’originalité de ce parti babouviste qui
recherchait à la fois la centralisation de la direction (élargis­
sement de la vieille idée maratiste du « dictateur ») et l’arti­
culation de ses organisations dans les masses, ce qui corres­
pondait à la tradition sectionnaire de la Révolution française.
Ce « parti » s’était donné pour tâche immédiate de préparer
l’insurrection, en quoi il était l’artisan d’un complot; mais sa
fonction ne s’arrêtait pas au succès de l’insurrection, en quoi
il annonçait déjà ce que seront les partis de classe du futur
mouvement ouvrier.
Tel il dirigeait l’insurrection, tel il devait se préparer à
détenir un pouvoir politique dictatorial, jusqu’à ce que la
situation en soit venue au point où l’on pourrait passer du
« gouvernement des hommes » à « l’administration des
choses ». Aussi, Babeuf fut-il conduit, pour sauvegarder l’avenir
et s’assurer du présent, à mener un double combat politique :
contre les attardés du sans-culottisme qui demeuraient attachés
à la démocratie directe des sections parisiennes comme à la
forme supérieure de la vie sociale, il dut réhabiliter la dictature
révolutionnaire de l’État et la personne de Robespierre; contre
les robespierristes, il soutint que cette dictature n’avait pas
de but en elle-même, qu’elle devait être temporaire et pré­
parer, avec la réduction des oppositions, la « communauté des
biens et des travaux », seul fondement possible de l’égalité
entre les hommes. D’ailleurs, il prit soin de regrouper les deux
tendances au sein du Comité insurrectionnel et d’élargir le
mouvement en peuplant la future Convention babouviste
d’anciens conventionnels et de militants sans-culottes.
C ’était une idée neuve de prévoir une dictature révolution­
naire provisoire, conçue comme un moyen nécessaire de
coercition et d’éducation des masses pour préparer l’établis­
sement de la communauté socialiste. Par l’intermédiaire de
Buonarroti, qui en élargit encore la signification, puis des
ligues communistes de 1830, reprise ensuite par Blanqui qui
refusa au nom de ce principe les élections à la Constituante
en mars 1848, cette notion pénétra toute dans le mouvement
ouvrier et socialiste postérieur. Marx la découvrit en 1842
en lisant le récit de Buonarroti, il sut en retenir l’essentiel en
42 BABEUF

élaborant sa théorie de la dictature du prolétariat. La Commune


de Paris en fit l’expérimentation et Lénine, méditant comme
on sait sur ce vaste héritage collectif, y trouva matière à
réflexion sur le problème de l’État. Ainsi se précisent la valeur
historique et l’influence du babouvisme. Avec lui, la politique
révolutionnaire socialiste émerge de sa préhistoire.

ÉPILOGUE

LA M O R T DE BABEUF

Le 21 floréal an IV (io mai 1796), Babeuf et ses compagnons


sont arrêtés. Trahis par l’agent militaire Grisel, qui s’est vendu
à Carnot, mais aussi bien abandonnés par un peuple dont ils
ont sans doute surestimé l’attachement, les babouvistes sont
emprisonnés à l’Abbaye. Babeuf tente une dernière fois de
faire reculer le pouvoir en démontrant très justement — la
suite immédiate le prouvera — mais trop brutalement pour
être suivi, que seuls les royalistes tireront bénéfice de son éli­
mination. Sa lettre aux Directeurs illustre parfaitement le
réalisme politique de Babeuf et porte témoignage de son
audace jamais démentie depuis 1789. Le Directoire d’ailleurs
est gêné, il entreprend une répression brutale, mais veille à ne
pas l’étendre trop à gauche pour ne pas donner prétexte à
l’agitation royaliste. Comme l’un des inculpés est Drouet,
membre du Conseil des Cinq-Cents, tous les accusés sont
traduits devant une Haute Cour convoquée à Vendôme.
Babeuf et ses coïnculpés sont transférés dans cette ville en
août 1796, au milieu des clameurs et de l’effroi rétrospectif
et très théâtral des possédants.
Les babouvistes fondent leur défense sur la négation de toute
la Conspiration; pour protéger les moins engagés, tous
acceptent, sauf Darthé qui ne dit rien, de nier leur participation
au complot, leur adhésion aux thèses communistes de Babeuf
et leur attachement à la Constitution de 1793. Pour beaucoup,
c’est la sauvegarde, mais Babeuf et Darthé, paralysés par ce
système de défense qui les empêche de se justifier, concentrent
sur leur personne toute l’accusation. Si bien que les débats
de ce procès de Vendôme, quoiqu’il soit le premier dont nous
possédions la sténographie complète, n’éclairent pratiquement
pas le sens de l’action de Babeuf. Seules les pièces livrées au
procès demeurent d’irremplaçables documents.
Les débats durent du 20 février au 27 mai 1797. Curieux
procès! Malgré le secret, les accusés peuvent communiquer
avec l’extérieur, en particulier grâce à P. N. Hésine, un ancien
fonctionnaire de l’an II, qui prend leur défense dans un journal
BABEUF 43

publié à cet effet. La salle frémit en permanence, la voix des


partisans ou des adversaires, les protestations des accusés se
fondent dans l e bruit des truelles, car la réfection du bâtiment
n’est pas encore achevée. Le défenseur officiel de Babeuf, Réal,
atténue systématiquement, contre le gré du Tribun et contre
l’évidence, la signification de l’entreprise. Rien n’y fait. A
partir de la fin mars, Babeuf, jusque-là assez confiant, parce
qu’il avait imaginé son évasion sur la foi de quelques indices
réels, se persuade qu’il sera offert en victime expiatoire sur
l’autel de l’ordre et de la propriété. Ses dernières lettres, pathé­
tiques, se passent de commentaires pour quiconque garde
encore en mémoire les lettres de fusillés de la dernière guerre.
Le martyre de Babeuf est un exemple d’abnégation, de courage
et de lucidité pour les générations à venir. Par-dessus ses juges,
il s’adresse à l’Histoire et au peuple et réclame justice.
Lorsqu’ils apprennent, le 7 prairial an V II (27 mai 1797),
qu’ils sont condamnés à mort, Darthé et lui-même se frappent
d’un coup de poignard, tel Caton d’Utique, l’un de ces héros
de Plutarque que Babeuf admirait autant que le tribun
Caïus Gracchus. Détail horrible où s’exprime la haine de qui
le condamnait, c’est sans doute le cadavre de Babeuf qu’on
porta à l’échafaud. Il fallait pour les notables qu’il mourût sur
ordre.
Ainsi disparaît ce héros attachant, prophétique, tout animé
d’une flamme d’apôtre. Par sa pensée, son action, en un mot
son message, il prenait la première place dans la longue
histoire qui conduit « au-delà de l’ancien ordre des choses »
(Marx).
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

Œuvres de Babeuf.
Les manuscrits de Babeuf et ses textes imprimés, les copies
de certains documents essentiels faites par Victor Ad vielle en
1884 sont aujourd’hui extrêmement dispersés. M. Dommanget,
en France, en détient plusieurs dans sa collection; l’Institut du
Marxisme-Léninisme à Moscou conserve un grand nombre
de copies et de manuscrits originaux; le reste est accessible
aux Archives nationales, à la Bibliothèque nationale, aux
Archives départementales de l’Aisne, de la Somme et de
l’Oise. Les Archives de l’Académie d’Àrras sont conservées au
château de Fosseux et la plus grande partie des lettres de Babeuf
avec cette Académie s’y trouve.
Nombreux sont les textes qui ont été publiés et, sans l’exis­
tence de ces recueils, cet ouvrage eût été irréalisable. Signalons
que les extraits publiés ici ont été tirés des éditions suivantes :
— Correspondance de Babeuf avec VAcadémie d’Arras publiée
sous la direction de M. Reinhard, professeur à la Sorbonne.
Paris, P.U.F. i960. Coll. « Textes », publications de la Faculté
des Lettres et des Sciences humaines de Paris.
— Victor A dvielle : Histoire de Gracchus Babeuf et du babou­
visme, d’après de nombreux documents inédits. Paris, chez l’auteur,
1884; deux volumes in-8° (300 exempl.). Recueil de documents
dans le tome IL
— Maurice D ommanget : Pages choisies de Babeuf recueillies,
commentées, annotées, avec une introduction et une bibliographie
critique. Paris, A. Colin, 1935. Coll. « Les Classiques de la
Révolution française ».
— Les Annales Historiques de la Révolution Française (A.H.R.F.)
ont publié, de 1950 à 1963, de nombreux inédits de Babeuf
auxquels nous avons eu recours.
— L ’Annuaire d’ Études françaises, Éditions de l’Académie des
Sciences de l’U.R.S.S., Moscou, i960, a fait connaître quelques
documents conservés dans le fonds de l’Institut du Marxisme-
Léninisme.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 45

Dans plusieurs cas, nous avons eu recours à l’édition originale


des écrits de Babeuf, en particulier :
— François-Noël Babeuf et A udiffred : Le Cadastre per­
pétuel. A Paris, l’an 1789 et le premier de la liberté française
(Bibliothèque municipale de Rouen).
— Le Journal de la liberté de la presse, par G. Babeuf. A Paris,
de l’imprimerie de Rougyff (Guffroy), rue Honoré, n° 35,
devenu en octobre 1795 : Le Tribun du peuple, ou le Défenseur
des droits de l'homme, de l’imprimerie de Franklin puis de
l’imprimerie du « Tribun du Peuple », par Gracchus Babeuf.
Deux volumes reliés (B.N., Le 8° 824-825).
La collecte et l’inventaire des écrits de Babeuf sont actuel­
lement en cours. Un collectif d’érudits et d’historiens, animé
par MM. Albert Soboul, Armando Saitta et V. M. Daline, a
entrepris de mener à bonne fin ce vaste travail. Le résultat de
cette entreprise fera l’objet d’une édition bilingue, française et
russe, en trois volumes, des œuvres de Babeuf. Le premier
volume à paraître sera l’inventaire complet des écrits de Babeuf
connus à ce jour.

Ouvrages sur Babeuf.


A la fin du volume des « Acta du colloque de Stockholm »
publié sous le titre : Babeuf et les problèmes du babouvisme et
contenant les communications de MM. Maurice Dommanget,
V. M. Daline, Arthur Lehning, J. Suratteau, Walter Markov,
Hilde Koplening, Alessandro Galante-Garone, Karl Ober-
mann, Samuel Bernstein, Madeleine Rebérioux, avec un
avant-propos et une étude d’Albert Soboul (Paris, Éditions
sociales, 1963, in-8° de 318 pages), j ’ai publié un bref état des
questions (pages 283 à 309); j ’y renvoie le lecteur ainsi qu’à
mon récit :
— Babeufet la Conspirationpour l'Égalité, Paris, Éditions sociales,
1962, in-8° de 244 pages -f- bibliographie + deux planches.
Mais on aura également recours, en priorité, au classique
récit du compagnon de Babeuf :
— Philippe Buonarroti : Conspiration pour l'égalité dite de
Babeuf 1828; réédition, Paris, Éditions sociales, 1957, in-8°,
coll. « Les Classiques du peuple », 2 vol. Préface par Georges
Lefebvre, professeur honoraire à la Sorbonne, et bibliographie
par Jean Dautry.
N’a rien perdu de sa richesse et de sa nouveauté malgré le
temps :
— Maurice D ommanget : Pages choisies de Babeuf ouv. cit., 1935.
46 NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

Enfin, nous signalerons le livre tout récent, en russe :


— V. M. D aline : Gracchus Babeuf à la veille et pendant la
Grande Révolution française (1785-1794), Moscou, 1963, in-8° de
615 pages. Ouvrage publié par l’Institut d’Histoire près
l’Académie des Sciences de l’U.R.S.S. Il s’agit de la thèse de
doctorat du meilleur spécialiste actuel de Babeuf; cet ouvrage
mériterait d’être traduit en français. (On se reportera au compte
rendu critique de ce livre par Albert Soboul dans Les Annales
Historiques de la Révolution française, 1964, n° 3.)
Rappelons qu’une édition antérieure des Textes choisis de
Babeuf, aujourd’hui épuisée, avait été publiée dans la collec­
tion «Les Classiques du peuple » en 1951, avec préface et
commentaires par Germaine et Claude Willard. On y trou­
vait, notamment, les textes communistes les plus passionnés
de Babeuf.

Nous préciserons, au cours de l’annotation des textes publiés


ci-dessous, les autres titres de références qui nous ont paru
essentiels.

N. B. — Babeuf, dans sa passion réformatrice, rêvait d’une


réforme de l’orthographe; il adopta ainsi, avant la Révolution,
un système assez confus d’orthographe simplifiée et phonétique
qu’il jugeait plus accessible pour le peuple. Après 1790, il
abandonne en fait ce point de vue, même si l’on trouve encore
sous sa plume des fantaisies orthographiques. En 1796, il ensei­
gnera à son fils les règles grammaticales (Cf. infra, p. 244).
Dans les premières lettres de Babeuf, nous avons respecté la
graphie originale, si souvent savoureuse. Mais, par la suite,
nous avons pris le parti de rétablir l’orthographe actuelle qui
facilite la lecture.
Nous avons respecté, autant que faire se peut, la ponctuation,
l’emploi de l’italique et des majuscules qui confèrent au style
de Babeuf un tour très oratoire qu’il est essentiel de préserver.
CHRONOLOGIE SOMMAIRE
H istoire générale V ie et Œuvre de Babeuf
1760 Jean-Jacques R ousseau : 24 novembre : Naissance à
La Nouvelle Héloïse. Saint-Quentin de Fran­
çois-Noël Babeuf, fils de
Claude Babeuf, déser­
teur amnistié, employé
aux gabelles.
1762 Jean-Jacques R ousseau :
Émile, Le Contrat social.
1776 Échec du ministère réfor­
mateur de Turgot.
1777 F.-N. Babeuf, apprenti
feudiste chez le seigneur
de Bracquemont.
1779 Apparition des assemblées F.-N. Babeuf, greffier de
provinciales en Berri et Communauté rurale à
en Guyenne. Flixecourt.
1781 Échec du ministère Necker.
13 novembre : Mariage de
00
r-*

Cl

F.-N. Babeuf et de Anne-


Victoire Langlet, ex­
femme de chambre chez
le seigneur de Bracque­
mont.
1783 Ministère Galonné.
1785 /er août : Babeuf, déjà
apprécié comme feu­
diste depuis 1781, loue
à Roye, pour 120 livres
par an, une maison où
il tiendra son cabinet
d’études jusqu’en 1788.
Novembre : Babeuf entre
en relation avec Dubois
de Fosseux, secrétaire de
l’Académie d’A r r a s.
Début de la correspon­
dance de Babeuf avec
l’Académie.
48 CHRONOLOGIE SOMMAIRE

1786 Août : Projet de réforme Brouillon sur les « fermes


de l’État de Galonné. collectives ».
Rédaction et publication
de plusieurs brochures et
mémoires d’ordre tech­
nique et agraire.

1787 Projet d’un « cadastre per­


pétuel » dédié aux Nota­
bles.
Réunion et renvoi de l’As­ Voyage à Paris, rencontre
semblée des Notables. avec Audifïred, géo­
mètre et mathématicien.
Juillet : Babeuf se pro­
nonce en faveur de l’uto­
pie communiste de
l ’Avant - coureur du change­
ment du monde entier.

I788 8 août : Convocation des 24 avril : Fin de la cor­


États Généraux. respondance de Babeuf
2J décembre : Doublement avec l’Académie d’Arras.
de la représentation du
Tiers État.

1789 Réunion des États Géné­ Rédaction du « discours


raux. préliminaire » au Cadas­
Insurrection parisienne tre perpétuel (?).
du 14 juillet. Babeuf à Paris le /7juillet.
Août : La « grande peur » Parution du Cadastre per­
en province. pétuel. Babeuf correspon­
Journées des 5 et 6 octobre à dant du Courrier de VEu­
Versailles. rope à Londres.
Retour de Babeuf à Roye
début octobre.
Lettre ouverte de Babeuf
contre les impôts d’An­
cien Régime et les droits
seigneuriaux survivants.

1790 75 mars : Obligation du Huit cents communes pi­


rachat des droits seigneu­ cardes et artésiennes
riaux. signent la pétition de
CHRONOLOGIE SOMMAIRE 49

Avril : A Paris, fondation Babeuf contre les impôts


du Club des Cordeliers. indirects de l’Ancien
14 mai : Mise en vente des Régime.
biens du clergé. Mai : Babeuf arrêté pour
son action en Picardie.
Défense de Babeuf.
Libération de Babeuf
grâce à l’appui des nobles
libéraux et de Marat.
Juillet : Journal de la
Confédération (numéro du
3 juillet).
Retour à Roye.
1791 20-21 juin 1791 : Fuite du 1790-1791 ; Le Correspon­
roi à Varennes. dant picard, chez Devin à
17 juillet : Fusillade du Noyon. 40 numéros in-8°.
Champ-de-Mars. Babeuf à Noyon réclame
27 août : Augmentation du la République.
cens électoral. Depuis mai 1791, Babeuf
14 septembre : Louis X V I dirige les mouvements de
jure de défendre la Cons­ masses contre les droits
titution. d’octroi, les droits sei­
gneuriaux, les préten­
tions seigneuriales.
Babeuf réclame la démo­
cratie politique.
1792 Février : Émeutes pour le
pain à Noyon et dans
d’autres départements.
20juin : Manifestation aux
Tuileries.
11 juillet : « La Patrie en
danger ».
10 août : Chute de la
royauté.
20 août : La guerre.
29 août : Abolition des Babeuf s’affirme partisan
droits féodaux. de la « Loi agraire ».
Massacres de septembre. 17 septembre : Babeuf élu
administrateur du dépar­
tement de la Somme.
4
50 CHRONOLOGIE SOMMAIRE

20 septembre : La Conven­ Babeuf dénonce le projet


tion. de trahison des aristo­
crates de Péronne.

1793 21 janvier : Mort de Louis Babeuf se réjouit de la


Capet. mort du ci-devant roi.
30 janvier : L ’affaire du
«faux». Babeuf, destitué
de ses fonctions, se réfugie
à Paris.
Il est employé dans l’ad­
ministration des subsis­
tances.
4 mai : Premier Maximum 7 mai : Lettre à Chaumette
des prix. dénonçant le droit de
propriété ; son avis sur
le projet robespierriste
de Constitution.
Diverses lettres de Babeuf
pour se justifier et faire
valoir la hardiesse de ses
idées sociales (àRaisson,
à S. Maréchal).
2 juin : Chute des Giron­
dins.
25 juin : Discours de Ro­ Babeuf en relation avec
bespierre contre les récla­ Varlet, Sylvain Maré­
mations populaires. chal, Menessier et d’au­
tres chefs de la sans-
culotterie parisienne.
13 juillet : Assassinat de
Marat.
27 juillet : Comité de Salut
public robespierriste.
4-3 septembre : Journées
populaires des sans-
culottes parisiens.
2g septembre : Le Maximum
général.

1794 4 mars : Les Cordeliers se


déclarent en insurrection.
CHRONOLOGIE SOMMAIRE

24 mars : « Le drame de « Épuration » des sans-


Germinal » ; rupture du culottes employés dans
Gouvernement révolu­ les administrations. Ba­
tionnaire et du mouve­ beuf en est victime.
ment sans-culotte.
5 avril : Exécution des Babeuf en prison est trans­
nouveaux modérés (Dan­ féré à Laon.
ton).
8 juin : Fête de l’Être
suprême.
28 juillet - g thermidor : 18 juillet : Babeuf sort de
Chute du Comité de prison ; Babeuf thermi­
Salut public robespier- dorien.
riste.
Octobre : Accélération de Il rédige des opuscules
la crise économique ; dé­ antijacobins {Les Jaco­
gringolade de la valeur bins Jannot ; le système de
de l’assignat. dépopulation ou les crimes
de Carrier).
3 septembrejusqu'au /er octo­
bre : Parution du Journal
de la liberté de la presse
(22 numéros par Camille
puis par Gracchus Ba­
beuf) de l’imprimerie de
Guffroy.
5 octobre jusqu'au 24 avril
179 6 : 20 numéros du
Tribun du peuple ou le
défenseur des droits de
l'homme, par Gracchus
Babeuf.
24 octobre : Babeuf au Club
électoral.
Babeuf en prison : paru­
tion de sa brochure anti­
jacobine Le système de
dépopulation, ou les crimes
de Carrier.
ig novembre : Fermeture
du Club des Jacobins.
23 novembre au 16 décembre :
Procès et exécution de
Carrier de Nantes.
52 CHRONOLOGIE SOMMAIRE

1 8 décembre : Babeuf sorti


de prison attaque vio­
lemment les thermido­
riens de droite et la
majorité de la Conven­
tion : autocritique de
Babeuf.
24 décembre : Abolition du
Maximum des prix qui
n’était plus respecté de­
puis trois mois.

1795 7 février : Babeuf est de


nouveau arrêté avec
d’autres militants sans-
culottes pour sa propa­
gande insurrectionnelle.
En prison il contribue à
la préparation d’une
«Journée populaire ». Il
rencontre Buonarroti (?).
15 mors : Il est transféré à
Arras.
i er avril : Journée insur­
rectionnelle du 12 germi­
nal.
20 mai : Journée du /er
prairial.
20-23 mai : Désarmement Lettres de Babeuf à
des faubourgs. Charles Germain, aux
patriotes du Nord et du
Pas-de-Calais.
Condamnation de la Cons­
titution de l’an III (été
1795)-
75 septembre : Babeuf est
reconduit à Paris.
5 octobre : Journée roya­
liste du 13 vendémiaire
(« les patriotes de 1789 »
libérés par la Conven­
tion) .
CHRONOLOGIE SOMMAIRE 53

1 8 octobre : Babeuf amnis­


tié. Il reprend la publi­
cation du Tribun (n° 34
plus un prospectus).
26 octobre : Installation du
Directoire.
Novembre : Le Club du
Panthéon (2 000 adhé­
rents le 6 décembre).
Il publie le Manifeste des
plébéiens (n° 35).
Formation du Comité se­
cret dit « Comité Amar ».
Son échec.
Décembre : Babeuf con­
traint à la clandestinité
pour fuir les poursuites
engagées contre lui.

1796 24 février : Lecture devant


les panthéonistes, par
Darthé, du n° 40 du Tri­
bun du peuple.
Fermeture du club par
Bonaparte sur ordre du
Directoire.
24 février : Parution de
U Éclaireur du peuple ou le
défenseur de vingt-quatre
millions d'opprimés, par
S. Lalande} soldat de la
Patrie (parution discon­
tinue jusqu’au 2J avril
sous la direction de
Babeuf).
30 mars (10 germinal) : Mars : Adresse du Tri­
Installation du « Direc­ bun du peuple à l’armée de
toire secret exécutif de l’intérieur.
Salut public ».
16 et i j avril ( 2J-28 germi­ Mi-avril : N° 40 à 43 du
nal) : Loi martiale et loi Tribun du peuple.
contre la liberté de la
presse.
54 CHRONOLOGIE SOMMAIRE

21 floréal an IV (10 mai 1796) : Arrestation de Babeuf,


Buonarroti, Darthé sur dénonciation de l’agent
militaire Grisel. Pas de mouvement populaire
immédiat pour les défendre.
Août 1796 : Transfert des accusés à Vendôme où est
convoquée la Haute Cour.

1797 20février-27 mai 1797 : Procès de Vendôme.


Mai : Dernière lettre de Babeuf à sa femme et à ses
enfants. Lettre à Lepeletier.
27 mai : Babeuf, condamné à mort avec Darthé, se
poignarde ; il est porté à l’échafaud.

1828 Bruxelles : Parution du livre de Buonarroti : Cons­


piration pour VÉgalité dite de Babeuf,
TEXTES CHOISIS
P r e m iè r e P a r t ie

L E J E U N E BABEUF (1785-1789)

LE FEUDISTE BABEUF
ET L ’A C A D É M IE D ’ARRAS

BABEUF A DUBOIS DE FOSSEUX 1


1786, 21 may. — Roye

Monsieur,

Je reçois dans le moment la Lètre que vous m’avés


fait l’honeur de m’écrire le 11 du courant, avec le pro-
grâme des prix de 1787 et 1788, le tout contresigné sur
une première envelope académie d’aras, et sur une seconde
De Galonné12.
Je vérai avec plaisir, Monsieur, selon que vous avés
la bonté de me promètre, l’extrait de votre dernière
séance3, dans lequel je serai encore certainement bien

1. Correspondance de Babeuf pour le destinataire; celui-ci, en


avec l'Académie d'Arras (1785- temps normal, payait les frais de
1788) publiée sous la direction de poste. Tel est l’un des nombreux
M. Reinhard, professeur à la privilèges dont bénéficiaient les
Sorbonne. Paris P. U. F. i960, Académies d’Ancien Régime.
Coll. « Textes », Tome I, publica­ 3. On y avait donné, le 26 avril,
tions de la Faculté des Lettres et connaissance des prix sur la ques­
Sciences humaines de Paris, tion des a Grandes fermes » mise
lettre n° 4, p. 4. au concours de 1785 et auquel
2. Calonne, grand maître des Babeuf ne put participer, son envoi
Postes et Messageries, sur l’inter­ étant arrivé trop tard ; le 27 avril,
vention d’Esmangart, intendant l’Académie écouta plusieurs com­
de Flandre et d ’Artois, avait munications dont une de Robes­
accordé au courrier de l’Académie pierre à propos de « la législation
de passer par l’hôtel de l’Inten­ sur les bâtards ».
dance ; ainsi le service était gratuit
5& TEXTES CHOISIS DE BABEUF

satisfait de remarquer le nom du sujet qui a mérité le


couronement de l’académie. Je vous remercie infini­
ment de la complaisance avec laquèle vous me rendés
compte des circonstances agréables et intéressantes qui
ont accompagné la tenue de cète séance, et je partage
avec vous la satisfaxion éprouvée et qui était bien le
moindre homage que M. M. avaient lieu d’atendre,
d’un nombreux concours de spectateurs dont la noblesse
des sentiments, marquée au coin de la grandeur d’ame,
les a portés à se pénétrer assés de l’importance des ques­
tions à traiter dans cet auguste Comité, pour se déter­
miner à se piquer du noble orgueil de s’empresser à
l’envi d’aler entendre la discussion de points aussi
essenciels, et susceptibles par la conséquence de leur
genre, d’intéresser tant de classes de citoyens1.
Oui Monsieur, je me propose toujours corne j ’ai eû
l’honeur de vous le mander, et encor plus d’après vos
gracieus encouragements, je me propose toujours, dis-je,
de concourir pour le pris relatif à la réduxion des che­
mins12, sujet qui n’est point du tout étranger à la partie
que je professe, et par laquèle je pourais peut-être,
Monsieur, vû votre qualité de ségneur de paroisse3,
avoir l’avantage de vous servir avec quelqu’utilité :
C ’est à cète ocasion que j ’ai l’honeur de vous adresser
un éxemplaire d’un petit essai que je viens de produire,
et qu’on pourait en quelque sorte regarder corne le
Prospectus d’un ouvrage sur la manutencion des archives
ségneuriales et la conféxion et perpétuacion des tériers4, que je

1. On remarquera le style tive, les moyens d ’opérer cette


ampoulé de Babeuf qui, à cette réduction », Advielle (Cf. biblio­
date, essaie de se hisser au niveau graphie) reproduit le texte de la
littéraire qu’il suppose être celui réponse de Babeuf (11-1-14).
des Académiciens. Il tranche sur 3. De la paroisse de Fosseux
la manière directe de Dubois de près d ’Arras.
Fosseux, à laquelle Babeuf se 4. Mémoire peut-être important
rangera quelques mois plus tard. pour les Propriétaires des Terres
2. La question posée était celle- et des Seigneuries ou idées sur la
ci : « E st-il avantageux de réduire manutention des Fiefs. (1786) 30
le nombre des chemins dans le pages in-40. Ce mémoire, dans
territoire des villages de la pro­ l’édition originale, est conservé
vince d ’Artois et de donner à dans le fonds de l’Institut du
ceux que l’on conserverait une lar­ Marxisme-Léninisme à Moscou.
geur suffisante pour être plantés ? Le prospectus en question
Indiquer, dans le cas de l ’affirma­ (in-40 du 30 octobre 1786) s’in-
LE JEUNE BABEUF 59

projète d’éxécuter, et dans lequel je médite un nouveau


plan de métôde que je crois plus certain que ceus adoptés
jusqu’à l’heure, corne peut être pouriés-vous en faire la
remarque si vous daigniés lire ce petit receuil de mes
réfléxions, dans lequel je me persuade que vous aperce-
vrés le vrai motif qui m’a dirigé, lequel n’a point été,
corne certaines persones pouraient se l’imaginer, le
désir blâmable de dénigrer mon confrère parisien1.
J’ai l’honeur d’être avec la plus parfaite considéracion
Monsieur
Votre très humble et très obéissant serviteur.

BABEUF.

Dans la lettre qui suit et qu’Advielle n’avait pas


jugé utile de reproduire, c’est un Babeuf familier, au
style détendu, attentif aux choses de sa province et
préoccupé de ce qui est la vie quotidienne des
paysans : le temps qu’il fait. Dubois de Fosseux avait
tiré matière du mauvais temps pour une circulaire
reproduite dans sa lettre du 12 octobre. Babeuf, que
ces choses ne laissent pas indifférent, reprend la
question pour tenter d’évaluer, en spécialiste de la
terre, l’étendue des dégâts possibles.

titule : « Varchiviste terriste, ou Gracchus Babeuf à la veille et


traité méthodique de l'arrangement pendant la Grande Révolution
des archives seigneuriales et de la française (178 5-1794). Moscou,
confection et perpétuation suc­ 1963, p. 58 et 62 sq.)
cessive des inventaires, des titres 1. E n 1786 et 1787 parurent à
et des terriers d'icelles, des plans Paris de multiples publications sur
domaniaux, féodaux et censuels. » la question de la réfection des
Par ses propositions, Babeuf terriers. Il ne peut s’agir que de
essaie de faire valoir son talent celle d’A ubry de Saint-Vibert
aux yeux de l’Académie, mais qui parut à Paris en 1781 et
cela nous révèle sa connaissance dont Babeuf parle dans sa corres­
du monde rural. (Cf. V. M. D aline : pondance.
6o TEXTES CHOISIS DE BABEUF

BABEUF A DUBOIS DE FOSSEUX1


1786, 27 octobre. — Roye.

Monsieur,

[...] Le tems a aussi été fort désagréable dans nos


environs, mais pas précisément autant que vous dépei­
gnés qu’il l’a été chés vous. Du moins il n’a point causé
autant de dommages. Nous avons eu également des
pluies continuelles & fort abondantes, mais la récolte
ayant été faite ici un peu plutôt, nos fourages & avoines
ont été resserrés moins humides. Nos chemins n’ont
pas été non plus aussi abimés que les vôtres, mais peut-
être la différence du sol a mis les uns dans le cas de se
dégrader moins vite que les autres. L ’ouragan dont
s’agit, a aussi eu lieu ici, il a fait tomber assés de fruits,
fait casser beaucoup de branches d’arbres, & déracinér
quelques uns en entier ; mais en général, il me semble que
les dégâts causés par ces intempéries, ont été moindres
ici qu’à Arras. Votre ciel est sans doute comme le nôtre,
un peu dégagé de ses vapeurs depuis 10. à 12. jours, & les
travaux de votre Église12 se reprennent probablement au
gré de vos souhaits ?
C ’est cette fois, Monsieur, que j ’ai l’avantage de vous
adresser le Prospectus3 dont j ’eus ci devant l’honneur de
vous parler. M ’étant aperçu, après l’impression, que le
titre de l’ouvrage & certains endroits de ce prospectus,
ne rendaient pas positivement l’idée de cet ouvrage, tel
que je me propose de le traiter, j ’ai résolu de faire
quelques changements et additions dans un second tirage
que je vais faire faire de ce même Prospectus, dont je
vous envoie deux exemplaires, dans l’un desquels j ’ai
exécuté mes corrections afin de vous mettre plus à portée
de concevoir mes vues.
. Qu’» est à la fois dateur & honorable pour moi,
Monsieur, le parti que vous me proposés ! Avec quelle
joie je m’empresse à le souscrire ! Mais qu’elle serait

1. Correspondance..., ouv. cité, retard dans la construction de la


lettre 16, p. 24. nouvelle église de Fosseux (1785-
2. ... Politesse de la part de 1788).
Babeuf à qui Dubois de Fosseux, 3. Cf. lettre précédente note 4,
dans sa circulaire, faisait état du p. 58.
LE JEUNE BABEUF 61

bien plus entière encore si je me sentais capable d’en


remplir les conditions ! Vous ne consentés à aposer le
sceau de notre amitié, que sous la clause de nous instruire
& éclairer mutuellement1. Oui sans doute, Monsieur, vous
pouvés m’éclairer & m’instruire, mais moi chétif, je ne
pourai vous réciproquer12 que les sentiments de haute
vénération & d’atachement sincère avec lesquels j ’ai
l’honneur de me dévouer,
Monsieur,
Votre très humble & obéissant serviteur.
BABEUF.

LA Q U Ê T E D U BONHEUR SO CIA L

BABEUF A DUBOIS DE FOSSEUX3


1786, 27 novembre. — Roye.

Monsieur,

La charmante famille que celle de diférents membres


de laquelle vous me procurés alternativement la visite4.

1. Le secrétaire de l’Académie 4. Sous cette forme imagée et


d ’Arras, en terminant sa lettre du un peu lourde, qu’il croit plaisante
12 octobre, avait invité Babeuf pour son correspondant, Babeuf
à le considérer comme un ami. le remercie de l ’envoi des nom­
Dubois de Fosseux voulait-il se breuses lettres, des brochures, et
montrer aimable pour atténuer des journaux qu’il a reçus au cours
la réserve de Babeuf dans ses pre­ du mois de novembre. Mais il en
mières réponses ? Ou prenait-il profitera, quelques lignes plus loin,
au sérieux ce feudiste de Roye si pour affirmer ses opinions popu­
méticuleux ? lationnistes, très éloignées de la
2. Les néologismes sont fré­ pensée physiocratique qui prônait
quents dans la prose de Babeuf. la limitation du nombre des hom­
E n bon autodidacte, Babeuf ne mes; c’est par des allusions de ce
s’embarrasse pas de règles trop type, en apparence anodines, que
strictes ! D ’ailleurs, au x v m e siècle, l’on mesure le plus efficacement le
l’enseignement primaire n ’avait démocratisme de Babeuf dès avant
pas encore discipliné la langue la Révolution. (Cf. M. R einhard :
comme il en est aujourd’hui. Histoire de la population mondiale
3. Correspondance... y ouv. citéy de 1700 à 1948. Paris, Dom at-
lettre n° 23 p. 35. Monchrestien, 1949.)
62 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

J ’en suis absolument enchanté. Et qui pourait se lasser


d’admirer d’aussi aimables enfants ? Tous plus intéres­
sants les uns que les autres, on s’imagine toujours que le
plus méritant est celui auquel on arête instament les
yeux. C ’est en éfet le propre de tout ce qui a un vrai prix,
de fixer entièrement l’idée qui s’y porte, et de la dis­
traire de tout autre objet. Loin donc de me plaindre du
nombre de nos sublimes sœurs, de ces sœurs si atrayantes,
si bien faites pour plaire, je ne me sens porté qu’au désir
de le voir accroitre. J ’y suis en outre engagé pour une
raison bien invincible c’est celle d’être partisan d’un
système très connu, lequel prend sa source dans l’idée
du bonheur social1, et consiste dans la prétention que
[l’étendue de] la population est la mesure augmentative
de la richesse commune. Je ne risque rien d’ailleurs
d’embrasser cette opinion, relativement à la famille de
nos sœurs, qui, quelle que nombreuse qu’elle puisse
devenir, ne me chargera jamais d’un entretien fort
dispendieux.
Je ne fais quelque fois qu’extraire les discours dont
ces agréables Dames me font l’honneur de m’agréger
auditeur, mais lorsque leurs conversations tombent sur
des sujets qui ne sont point tout à fait au dessus de moi,
je les transcris en entier : ceux de la sixième que je vous
renvoie, ont été dans ce cas. Je réserve mes observations
sur les ouvrages y analisés ; pour le tems où, confor [mé]
ment à votre promesse, vous aurés l’honnétété de me
les communiquer.
Mais, Monsieur, savéz vous que ce M. Tournon est
charmant avec ses promenades ? Il parait bien qu’il
s’est parfaitement modelé sur Rousseau, et qu’il a saisi
on ne peut mieux, sa principale et première maxime en

i. Contrairement au point de s’émanciper (Cf. la lettre du 8 juil"


vue de la plupart des philosophes let 1787). En outre, il bénit, indi'
idéalistes du siècle et de celui de rectement ici, l’allongement de la
certains philosophes des lumières, durée de la vie, fait essentiel de la
selon lesquels le bonheur est « révolution démographique » du
« une aptitude de l'âme », qu’il x v m e siècle. (Cf. Robert Mauzi :
« est un bonheur pour tous les états » L'Idée du bonheur dans la litté­
(d’ Holbach), Babeuf pense que le rature et la pensée du X V I I I e siècle,
bonheur n ’est possible que dans Paris, Colin, i960, in-8°, pp. 149-
un cadre social où l ’individu peut 156 et p. 306.)
LE JEUNE BABEUF 63

fait d’éducation morale Instruire en amusant1. Il semble


encore s’être également pénétré des idées de ce Philosophe
honnête-homme, en présentant des préceptes de la
manière la plus claire, la plus simple et synonimement la
plus intelligible que l’on puisse désirer. A tous égards,
il faut convenir que l’on a aujourd’hui une excellente
manéire de voir, partout on substitue les idées vraiment
justes à celles qui n’étaient que fondées sur l’erreur. La
saine Philosophie germe dans tous les cœurs et y fruc­
tifie à souhait. On a lieu d’atendre de la voir enfin bientôt
régner généralement, et exercer, pour le bonheur des
humains, un glorieux et eternel empire, fondé sur les
débris de celui des fatals préjugés, du cruel fanatisme,
et de la dangereuse superstition. [...]

L ’ É D U C A TIO N DES ENFANTS

Dans la lettre du 13 décembre 1786, importante


pour la connaissance de sa pensée, Babeuf, en proie
à ses préoccupations de jeune père, s’enthousiasme
pour les problèmes de l’éducation. Ici encore, sa
vocation d’humaniste s’affirme. Faisant allusion
nommément à Y Émile de Rousseau, il émet quelques
réserves sur le système d’éducation que préconisait
Jean-Jacques, mais au fond il demeure son disciple;
comme lui, il a horreur de l’éducation périclitante,
artificielle et pleine de préjugés qui domine à
l’époque; il croit, comme Rousseau, que l’homme
est né bon et que seule la société l’avilit.

1. C ’est la première allusion Babeuf à juger que, décidément,


à J.-J. Rousseau dans la corres­ la philosophie pénètre partout.
pondance de Babeuf. Alexandre Il n’est dès lors que d ’en étendre le
Tournon avait publié un petit champ et l ’audience pour que le
ouvrage de deux volumes in -12, monde change de base. La R évo­
inachevé d’ailleurs : Les Prome­ lution, la résistance des privilégiés
nades de Clarisse et du marquis de et des riches amèneront Babeuf à
Valzé, ou nouvelle méthode pour revenir sur cette illusion que la
apprendre les principes de la langue diffusion des lumières suffira à
française aux dames, Paris, 1784- donner le « bonheur social ». E n
1787. S ’inspirant de VÉmile, 1786, il en est encore à croire au
mais d’une manière fort mondaine, rêve unanimiste inspiré du démo­
l’ouvrage de Tournon conduit cratisme théorique de Rousseau.
64 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

Babeuf avait-il à cette date une connaissance


précise des livres de Rousseau? On n’en peut décider,
malgré les références, d’ailleurs imprécises, de sa
lettre. Quoique interdit, Y Émile était devenu un tel
objet de scandale que ses propositions en étaient
connues partout1.
Babeuf se sent les coudées franches dans cette lettre
car il savait que Dubois de Fosseux dirigeait person­
nellement l’éducation de ses trois fils et de ses trois
filles.

BABEUF A DUBOIS DE FOSSEUX 1


2
1786, 13 décembre. — Roye.

Monsieur,

Vous comptés pour rien la dernière lètre dont vous


m’avés honoré ? Moi, j ’y trouve matière à bien de la
besogne. Il y est question d'enfants. Que ce sujet m’ins­
pire d’intérêt ! Que le seul nom en sone agréablement à
mon oreille ! Que, enfin, j ’ai de faible pour tout ce qui
est enfant ! Gète sensibilité m’a de bone heure dominé,
aussi ne me suis-je pas contenté fort longtemps de m’y
livrer par simple spéculacion. La preuve en est très sen­
sible, à peine majeur, je me vois père de deux de ces
charmants êtres, dont l’un, qui a quatre ans, est du sexe
féminin3, & l’autre, âgé de quinze mois4, est tout le
contraire. (Pardonés, Monsieur, si, cédant au penchant
de mon cœur, j ’entre dans des détails qui pouraient
paraître minucieux... mais, non, je me trompais, vous
êtes père, cela suffit, ils ne le seront pas pour vous). La
nature donc, corne pour vouloir récompenser, par
avance, mes disposicions sentimentales, a bien voulu
favoriser ces petites créatures de ses dons les plus fla-

1. Cf. J.-J. R ousseau : Ém ile, 3. Sophie, sa première fille


ou de VÉducation. Étude et notes décédée à la suite de graves brû­
par J.-L . Lecercle. Introduction lures accidentelles, le 14 novembre
par Henri Wallon. Paris, Éditions 1787.
sociales, 1958, « Les Classiques du 4. Robert, né le 29 septembre
peuple », 1785. E n hommage à Rousseau,
2. Correspondance..., ouv. cité, Babeuf surnomma plus tard son
lettre n° 26, p. 39. fils, Émile.
LE JEUNE BABEUF 65
teurs : constitucion heureuse, traits ravissants, fisionomie
animée, aparcnce de caractère qui promêt tout, (mais,
peut-être alés vous vous récrier que ma peinture est
d’un père ? Qu’importe. Laissés-moi continuer. Je vous
proteste qu’il me semble que, quand je ne le serais pas,
je vérais de la même manière) enfin, que vous dirai-je,
je goûte la satisfaction de voir des enfants, qui m’apar-
tiènent, tels qu’il me serait impossible de désirer qu’ils
fussent mieux. Pour seconder cète bonne Nature, &
servir ma propre inclinacion, j ’ai crû devoir travailler
constament à la formacion, ou plutôt à la conservacion,
du fisique de mes rejétons, & pour cela, j ’ai suivi, de
mon mieux, le sistème connu de ceux de nos penseurs
modernes que je crois être les plus raisonables1 : c’est-
à-dire, ceux qui ont exorté à adoucir le premier sort
que de ridicules préjugés réservait perpétuèlement à
l’enfance ; ceux qui ont démontré toute la fausseté de
ces préjugés : qui ont su présenter aux homes, en qui
une indolence condanable & une routine abusive avaient
altéré tout sentiment raisonable & naturel l’exemple
frapant de l’instinct des brutes qui ont prouvé qu’il
n’était nulement dans la nature que les devoirs de Mère
se supléassent, qu’il était barbare, & même cruel, de
refuser à l’enfance, la libre jouissance de ses membres,
de l’étoufer, intérieurement, d’aliments disproportionés
à la faiblesse de leur estomac, de la priver, au dehors,
du bien-être de la respiracion, de la surcharger, d’ail­
leurs, de vêtements trop chauds, de la plonger, par mille
moyens, dans une molesse souvent exténuante, & tou­
jours pernicieuse12, etc., etc. J ’ai crû, dis-je, devoir
observer litéralement tous les dignes préceptes de ces
homes estimables, & les résultats en ont été ce qu’ils ne
pouvaient, naturèlement, manquer d’être, c’est-à-dire,
des plus satisfaisants.
Actuèlement ce n’est point tout. Je me suis consta­
ment proposé de ne point faire les choses à demi. Con-

1. J .-J . R ousseau '.Ém ile..., ouv. jardin... » (idem.), Livre II, cha­
cité, Livre I, chapitre x m , p. 102, pitre x x x iv , pp. 139-140. Babeuf,
et Livre II, chapitre x v i, p. 110. dit-on (mais cette tradition est
2. « Qu'Émile coure le matin à très sujette à caution), faisait
pieds nus, en toute saison, par la prendre des bains glacés à son
chambre, par l'escalier, par le fils, hiver comme été...

5
66 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

vaincu, par une expérience trop comune de la dificulté


de pouvoir placer la jeunesse sous de bones institucions,
j 5ai crû, que pour moins mauvais Précepteur de mes
enfants, je devais ne faire choix que de leur père. Céte
résolucion, dira-t-on parait tenir un peu de la vanité.
Soit. Mais, je me flate que les sentiments qui me guide­
ront m’assureront bien autant de succès que ceux qui
animent toute la classe d’instituteurs gagistes1, & que
mon zèle non équivoque poura supléer à tous leurs
prétendus talents.
Une chose est presque sur le point de m’embârasser.
Les disposicions que j ’aperçois dans ma fille aînée,
jointes à l’ardeur paternèle, qui peut-être m’exagère le
plaisir que je goûterai à lui doner des leçons, me porte­
raient, dès-à-présent, à ouvrir mes séances, si les avis
du Citoyen de Généve n’avaient pour moi tant de poidsi.2.
Il me dit qu’avant la minucie de la lecture & de l’écri­
ture, il est mile autres choses, plus intéressantes, que les
enfants doivent savoir ; que l’on ne doit point s’empresser
de charger leur mémoire de mots ; qu’il est même essen-
ciel de remètre au lendemain ce qu’on peut se dispenser
de leur aprendre le jour d’hui ; qu’il y a plus de talents
à savoir ainsi diférer en quelque sorte leurs progrès,
que de les avancer autrement en aparence ; que la marche
successive de leurs aquisicions en conaissances utiles,
doit-être graduèlement subordonée aux dépendances
rélatives que les choses ont entr’éles ; que de cette manière
les élèves font d’eux-mêmes la majeure partie du chemin
& que, par suite de ce sistème, il est plus que sûr que son
Émile, qu’il lui importe peu qu’il conût, à douze ans,
le premier caractère de l’alfabet, saura très parfaitement

i. Sans doute « précepteur à « Babeuf et l’éducation », Annales


gages ». On conçoit que Babeuf Historiques de la Révolution Fran­
n ’ait pas imaginé d ’envoyer ses çaise, i960, n° 4, et 1961, n° 1.)
enfants dans les écoles proches de 2. L ’humanisme de Babeuf,
Roye. Les bâtiments y étaient dont le système plus tard fera
infects — quoique récents ; grande place à la femme, porte
quant aux maîtres, le règlement du autant d’intérêt à l’éducation
diocèse n’exigeait d ’eux que de et à l’instruction de sa fille que de
savoir lire, écrire, de connaître son fils. E n ce temps, et ce milieu
le catéchisme et le déroulement social, une telle méthode est pro­
des principales cérémonies reli­ prement révolutionnaire.
gieuses. (Cf. M. D ommanget :
LE JEUNE BABEUF 67

lire à quatorze, sans qu’il se fut même doné la moindre


peine, ni marqué la plus petite aparence d’empresse­
ment pour lui aprendre, & qu’au par dessus, le jeune-
home aura, à cet âge, une infinité de conaissances, dont
ses pareils, après avoir été bien tourmentés, bien excités
à l’étude, n’auront pas le moindre doute. Toutes ces
choses sont apuyées de raisons si plausibles, que, pour
moi, il est de toute impossibilité que je m’y refuse.
Daignés, Monsieur, me doner votre sentiment sur
l’étendue de ma confiance en Jean-Jaqueh J ’ose vous
consulter à titre d’ami, & encore, à celui de père qui a
plus que moi d’expérience. J’espère que vous ne dédai-
gnerés point l’objet dont je vous entretiens aujourd’hui,
& qui m’a conduit assés loin pour que je me croie dis­
pensé de vous parler d’autre chose. J ’atendrai même à la
prochaine fois à vous renvoyer la 8e sœur2, & d’autres
objets.
Monsieur,
J ’ai l’honneur d’être avec les sentiments que vous
savés inspirer, Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
BABEUF.

LES PR EO CC U PA TIO N S AGRAIRES


ET C O M M U N A U TA IR E S

Dans la lettre qui suit, Babeuf, en proposant trois


sujets pour le concours académique de 1789, nous fait
part explicitement d1 sa vocation de réformateur et

1. Dubois de Fosseux lui écri­ « Le sentiment d ’un Père-Institu­


vit : « Ne croyez pas le rêveur teur doit prévaloir sur celui d ’un
Jean-Jacques et soyez persuadé faiseur de systèmes purement
que les enfants qui n’apprennent idéaux. » Néanmoins, l’inspiration
à lire que tard l’apprennent beau­ fondamentale du point de vue de
coup plus difficilement et ne le Babeuf sur l’éducation demeurera
savent jamais parfaitement. Vous rousseauiste jusqu’au bout. (Cf.
savez que Jean-Jacques avait la la lettre du 22 novembre 1787,
manie de penser sur tout autre­ après la mort de Sophie.)
ment qu’un autre. » Babeuf tint, 2. Sœur : lettre. Babeuf reprend
peut-être pour plaire, à se séparer en conclusion l ’image un peu lourde
de Rousseau; il affirma son indé­ du début de sa lettre.
pendance de jugement et conclut :
68 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

implicitement du sens qu’il entend donner à la


réforme : augmentation de la production agricole par
la mise en culture de la jachère, égalité stricte dans
la possession des terres, appropriation communautaire
du sol et de la production pour une juste répartition
entre tous les travailleurs. Babeuf se sent de taille à
répondre à ces trois questions; on regrette qu’il n’ait
pu le faire! Du moins, si l’on excepte son brouillon
sur les « fermes collectives » conservé à Moscou et
dont il a été parlé dans l’Introduction, ce texte est
le seul qui, avant 1789, nous montre sans équivoque
aucune que Babeuf avait une solution communiste
et égalitaire déjà solidement fondée pour détruire
et la misère des paysans pauvres et l’inégalité sociale.
Autre intérêt de ce texte : c’est la seule fois que
Babeuf tiendra comme utile et possible la mise en
culture de la jachère que prônaient de leur côté,
et au profit des « grands fermiers », les Sociétés
d’agriculture1.

BABEUF A DUBOIS DE FOSSEUX1


2
1787, 21 mars. — Roye

Monsieur,

Je n’ai aujourd’hui que le tems de vous adresser bien


vite, d’après la demande que vous avés bien voulu m’en
faire, quelques questions que mon cerveau rêveur a
enfantées. Les voici :

1.
Est-ce un usage abusif de laisser anuèlement en jachère,
le tiers des premières qualités, ou même de toutes les
sortes de tères à labour3 ? Dans le cas de l’afirmative,
pour l’un ou l’autre état de la question, déterminer

1. Cf. E . J ustin : Les Sociétés chaque année en friche et le trou­


royales d'agriculture au X V I I I e peau était mené paître dans la
siècle, in-8°, 1935. jachère; cela afin de préserver la
2. Correspondance...y ouv. cité, qualité des sols et de conserver des
lettre n °4 9 , p. 70. pâtures collectives pour tous les
3. Dans l’assolement triennal, exploitants du village.
un tiers du terroir était laissé
LE JEUNE BABEUF ^9

téoriquement i° les avantages qui paraîtraient résulter


de l’abolicion de cet usage, soustraxion faite du surcroit
de dépense qu’ocasionerait pour l’exploitacion, une pra­
tique oposée1. 20 Les moyens les plus propres à porter le
comun des cultivateurs à suivre ce nouvel usage.

2.
Quels seraient les moyens d’établir la plus juste fixacion
de la quantité, de la situacion locale, des limites, des
droits et des devoirs de toutes les parties de Biens-Fonds,
de tèles condicions qu’èles pussent être envers la Loi, et
même, de perpétuer cète fixacion, quelques changements
qui survinssent dans les formes distributives et les atenan-
cements des objets : de manière à prévenir toute espèce
de procès entre les citoyens, à l’ocasion des propriétés
foncières.

3 -

Avec la some générale de conaissances maintenant


acquise, quel serait l’état d’un peuple dont les institucions
sociales seraient tèles, qu’il régnerait indistinctement
dans chacun de ses membres individuels, la plus parfaite
égalité, que le sol qu’il habiterait ne fût à persone, mais
apartient à tous, qu’enfin tout fût cômun, jusques aux
produits de tous les genres d’industrie. De semblables
institucions seraient-èles autorisées par la Loi naturèle12 ?
Serait-il possible que cète société subsistât, et même, que
les moyens d’observer une réparticion absolument égale
fussent praticables3.
1. Par exemple en utilisant les non aux autres, sinon la suppres­
assolements nouveaux dont l’usage sion de la jachère aggraverait la
se répandait en Angleterre, en peine des paysans pauvres en les
Hollande, en Suisse et dans le privant de la vaine pâture. E n
Nord de la France. outre, la répartition égalitaire des
2. Ici encore le rousseauisme de parcelles ne serait qu’un enchaî­
Babeuf apparaît, qui ne tient pas nement supplémentaire et au
pour un fait du « droit naturel » demeurant peu applicable ; enfin
l’exercice de la propriété privée. sans deux autres réponses affir­
3. Entre chacun des trois sujets matives, la dernière ne serait qu’un
proposés et les prolongements vœu pieux. C ’est ce que Babeuf
qu’ils laissent deviner, l’on ne démontrera par la suite tout au
saurait dire oui à l’un et répondre long de sa vie.
70 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

Vous jugés, Monsieur, que tout ceci n’est point sorti


de mon imagination, sans que j ’eusse, en réserve, des
idées plus étendues sur ces divers sujets, que, s’ils étaient
proposés par votre savante compagnie, j ’essaierais
indubitablement de traiter.
J ’ai l’honneur d’être, toujours avec les sentiments
que vous me conaissés,
Monsieur,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur.
BABEUF1 .

L ’ENTHOUSIASM E R ÉFO R M A TE U R

Au cours des mois précédents, Babeuf avait fait


part à Dubois de Fosseux d’un projet qui lui tenait
à cœur : établir un système de « Cadastre perpétuel »
qui permît de fixer avec justice et précision l’assiette
de l’impôt. Dans une perspective plus lointaine et
qu’il n’évoque qu’à mots couverts (par exemple
dans le troisième sujet proposé dans la lettre précé­
dente), le Cadastre perpétuel pouvait être efficacement
utilisé pour une redistribution égalitaire des biens-
fonds dans cette grande révolution des terroirs dont
rêve Babeuf. Cet instrument, en attendant mieux,
lui donne les moyens de concevoir un système de
contrôle des parcelles qu’il prétend communiquer
dans l’immédiat à l’Assemblée des Notables convoquée
en 1787. La réalisation de ce projet de « Cadastre
perpétuel» ne verra le jour qu’en 1789. Mais le
prospectus reproduit ici indique assez le sens de la
démarche de Babeuf. Du moins était-il important de
signaler la précocité de l’engagement de Babeuf dans
la voie de la révolution sociale.
Ne nous étonnons pas désormais si Dubois de

1. Les sujets proposés par que Jean-Jacques Rousseau après


Babeuf ne furent pas acceptés l’échec de son Discours sur Vori­
par l’Académie et Dubois de Fos­ gine de Vinégalité parmi les hom­
seux ne répondit à Babeuf qu’avec mes, au concours de l’Académie
un demi-silence poli. Babeuf dut de Dijon en 1754. (Cf. Confessions,
en être très irrité. Il dut ressentir Livre V III.)
mutatis mutandis le même émoi
LE JEUNE BABEUF 7i

Fosseux le congratule de quelques belles paroles,


mais sans lui apporter le moindre appui. Babeuf en
concevra de l’amertume et il se lassera vite de la
légèreté de Dubois de Fosseux et de son insouciance
à son égard. Encore quelques mois et la correspondance
se fera plus rare.

BABEUF A DUBOIS DE FOSSEUX 1


1787, 23 mai. — Roye

Monsieur,

[...] Je ne puis avoir encore cète fois, l’avantage de vous


faire passer l’ouvrage que j ’ai eu celui de vous promètre12,
mais je vous parlerai de la satisfaxion que j ’ai eue de
recueillir de mon voyage de Paris3, un fruit qui peut
devenir bien profitable. J ’y ai fait conaissance d’un
savant4 qui ne jouit point, peut-être, de toute la considé-
racion, que, sans doute, il mérite, mais il est bon de dire
qu’il eût pu en acquérir d’avantage si d’un côté, il eût
mieux connu l’art de comuniquer ses idées, soit verbale­
ment ou par écrit, et d’un autre côté, s’il eût su également
se plier à certaines souplesses que, à la honte du siècle,
l’on n’est que trop dans le déplorable usage d’exiger des
homes qui servent le mieux leurs semblables. Quoiqu’il
en soit, Monsieur, entre une foule de découvertes utiles
que le mortel dont je vous parle a faites en Géométrie, en
Fisique, en Mécanique, il a imaginé5 un instrument
qu’il nome Grafomètre-Trigonomètrique, et dont l’usage,
singulièrement étendu, peut s’apliquer sur des sujets de la
plus grande importance. Il exécute, par son moyen, le
mesurage le plus exact de tous objets sur lesquels la vue

1. Correspondance..., ouv. cité, l’édition du Cadastre perpétuel.


lettre n° 61, p. 86. 5. L ’appareil est un goniomètre
2. Son projet de Cadastre d ’arpenteur, inventé par T y o t (de
perpétuel. Lyon) et rendu utilisable par
3. C ’est le premier voyage de Audiffred. Cet appareil pouvait
Babeuf à Paris. Il n’y retournera être utilisé pour les levées topo­
qu’en juillet 1789. graphiques et la mesure des dis­
4. Il s’agit du savant et techni­ tances selon les procédés trigo-
cien (peu connu) Audiffred avec nométriques mis au point au
qui Babeuf sera lié par contrat pour x v iii 6 siècle.
72 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

peut porter, soit au ciel, sur la terre, ou en mer, en visant


simplement ces objets : de manière que, sur votre
demande, Monsieur, cet home va vous dire à l’instant
quèle distance il y a de vous à tel corps céleste que vous
lui nomerés1. Placé sur une perspective convenable, il va
vous doner, encor à l’instant la carte géografique de tous
les lieux sur lesquels l’œil poura s’étendre. Il vous rendra
semblablement, et avec la même facilité, à quelqu’éloi-
gnement qu’il puisse être de ces autres objets, la hauteur
d’un clocher, le diamètre d’un canon, la taille d’un
home, etc, etc, etc. Cet instrument peut, entre mile
avantages, en procurer de bien réels dans l’arpentage
car (et c’est ce dont j ’ai fait la vérificacion, aux champs
Elisées, avec l’auteur même, en présence d’une multitude
de spectateurs dans le nombre desquels il s’est trouvé des
conaisseurs, qui avec raison, ont admiré cète découverte)
il ofre : i° la conaissance instante des distances des
limites d’un terrin quelconque par la seule visée des
jalons posés pour les indiquer, sans avoir besoin de chaîne
ni d’autre mesure. 2° une exécucion de travail tèlement
satisfaisante que le porteur de cet instrument peut faire
seul autant de besogne que cinq arpenteurs qui opére­
raient par les procédés ordinaires. 30 Le moyen de rendre
la superficie des terreins (indépendament des inégalités
naturèles qu’ils peuvent présenter) d’une manière tèle­
ment exacte, que, au lieu de trouver, corne ci-devant, par
diférents mesurages des résultats toujours diférents, toute
opération, une fois faite, ofrira constament un produit
précisément le même : quelque répétée que puisse être
cète opéracion ; soit par une même ou par plusieurs
persones2. Voilà, Monsieur, l’aperçu que je puis vous
doner de l’usage et de l’utilité de cète invencion. Une
autre fois, je vous décrirai l’analise de l’instrument même,
pour tacher de vous faire mieux sentir encore combien il
est vraiment précieux et digne d’estime.
Je ne quite qu’à regret chaque entretien que je puis

1. Babeuf, en néophyte, exagère nique, mais dans le projet social


la portée exacte de Pinstrument. de Babeuf.
Il n’en demeure pas moins qu’il 2. Ici se confirme le rationa­
était utilisable dans la perspec­ lisme de Babeuf, typique de son
tive qui était la sienne. L 'utopie siècle, et aussi son enthousiasme
ne réside pas dans le projet tech­ communicatif pour la science.
LE JEUNE BABEUF 73

goûter avec l’home à qui je suis tant redevable, et qui


connait les sentiments avec lesquels j ’ai l’honneur d’être,
Monsieur,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur.
BABEUF.

CADASTRE PERPÉTUEL E T FISC A LITÉ

BABEUF A DUBOIS DE FOSSEUX 1


i7 87> 3 juin. — R °ye

[...J Voici le titre de mon petit ouvrage duquel je vous


ai parlé dans ma lètre du 4 du mois passé :

« Précis d’un Projet de Cadastre perpétuel, dans lequel on


démontre principalement une forme de procédés par
laquèle on poura i° Conserver, avec peu de travail,
toutes les conaissances possibles et entretenir des indica­
tions toujours actueles sur la propriété et sur la topografie la
plus détaillée de toutes les parties de biens-fonds du
Royaume. 20 Etablir les plus justes proporcions dans la
réparticion de l'impôt téritorial ou de toute autre subven-
cion équivalente12. 30 Exercer une percepcion télement
facile que, pour un district de deux cent paroisses, un
seul préposé principal, sécondé simplement de trois
comis, poura, chaque anée et dans le court espace d'un mois,
sans le secours d’aucun colecteur, et sans causer de déran­
gement aux sujets du roi3*, non seulement opérer cète
1. Correspondance..., ouv. cité, Les Assemblées de Notables,
lettre n° 64, p. 91. auxquelles Babeuf comptait adres­
2. L ’inégalité devant l ’impôt ser son ouvrage, se réunissaient
direct n’était pas seulement celle précisément pour parler, entre
qui distinguait les privilégiés des autres, de la réforme fiscale.
assujettis, mais aussi celle qui 3. Babeuf connaissait si bien
exemptait quiconque pouvait ca­ la haine des paysans contre les
cher une partie de son fonds au collecteurs d ’impôts qu’en plus
collecteur ; or, l’impôt étant de du projet technique il cherche à
répartition, la masse demandée donner satisfaction aux imposa­
retombait sur ceux dont la richesse bles en diminuant le nombre,
était exactement évaluée ou suré­ extraordinairement élevé, des
valuée. L ’absence d ’un cadastre employés.
conduisait à des injustices criantes.
74 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

percepcion, mais aussi prendre tous les renségnements


nécéssaires, et de la manière la plus précise, sur toutes les
mutacions dans les propriétés, et consigner ces renségne­
ments dans le cadastre, pour y observer la perpétuation
anoncée conciliée avec l’entretien des désignacions
toujours actuèles1. »
Je pourai, Monsieur, vous comuniquer, dans quelques
tems, mon manuscrit qui, en ce moment est entre les
mains de M. de Lessart, Intendant général des Finances,
à qui l’examin en a été référé2.
Toujours je sens accroître la vivacité des sentiments
avec lesquels j ’ai l’honneur d’être, [...]

R ÉALISM E ET U TO P IE

La lettre célèbre du 8 juillet 1787 est capitale,


car elle nous indique pour la première fois et sans
équivoque dans quel sens s’oriente le jeune Babeuf.
Dubois de Fosseux avait fait savoir à ses corres­
pondants, le 26 octobre 1786, qu’il avait reçu
d’Orléans le prospectus original de l’ouvrage d’un
avocat, Gollignon. La brochure annonçait le titre
suivant : U avant-coureur du changement du monde
entier par Vaisance, la bonne éducation et la prospérité
générale de tous les hommes, ou prospectus d'un mémoire
patriotique sur les causes de la grande misère qui existe
partout et sur les moyens de l'extirper radicalement.
Babeuf, le 5 novembre, répondait incidemment
1. Les mutations et inscrip­ son avoir. » (Cf. D ommanget :
tions nouvelles des parcelles, du Pages choisies de Babeuf, re­
fait du morcellement des héritages, cueillies, commentées, annotées, Pa­
de la vente ou de la ferme, ren­ ris, A. Colin, 1935. Coll.« Les Clas­
daient presque illusoire l’utilisa­ siques de la Révolution française »,
tion d ’un cadastre si l’on ne m et­ pp. 64 et 65.) Que dut en penser
tait en place en même temps une Dubois de Fosseux qui proposait
méthode de contrôle efficace. une simple égalisation dans le
C ’est à résoudre ce problème que royaume des lois sur l’héritage ?
s’ attache Babeuf dans son Cadas­ E t qui, lui-même, hérita de la belle
tre perpétuel. Mais il va plus loin : seigneurie de Fosseux ?
dans une lettre du 15 juillet 1787» 2. Les règlements royaux impo­
il précisera indirectement son saient que fussent commis des
objectif en se prononçant contre censeurs royaux devant donner
l’héritage individuel : « Chaque leur avis, avant toute autorisation
membre mourant laisserait la d ’imprimer l ’ouvrage.
Société entière héritière de tout
LE JEUNE BABEUF 75

dans une longue lettre : « L ’auteur de U Avant-coureur


du changement du monde entier me paraît original, à la
vérité, mais son originalité me plaît et je suis fort
éloigné de blâmer ses vers et ses intentions, dont je
voudrais bien connaître les particularités. » Mais
comme Dubois de Fosseux manifestait des réticences
à communiquer le contenu du Prospectus, Babeuf
s’impatienta, exigea informations et citations. Dans
une série de circulaires expédiées à petites doses du
19 mars au 21 juin, Dubois de Fosseux donna satis­
faction à Babeuf, qui était, dit-il lui-même, « haletant»
de connaître les vastes projets utopiques de VAvant-
coureur.
La lettre du 8 juillet 1787 fonde incontestablement
la théorie de l’ancienneté du communisme de Babeuf,
même si celui-ci demeure encore très littéraire.
Signalons, enfin, que Babeuf ne sut jamais rien
d’autre de Collignon et que Dubois de Fosseux, qui
écrivit seize lettres à Gollignon, ne lui parla jamais
de Babeuf. Tout le raisonnement de Babeuf s’appuie
sur les affirmations très vagues tirées du Prospectus.

BABEUF A DUBOIS DE FOSSEUX 1


1787, 8 juillet. — Roye

Monsieur,

Le sistème du Réformateur du monde entier, et les


réfléxions de votre corespondant sur la réformation du
Gode12, me fourniront, à moi-même, aujourd’hui,
d’autres réfléxions par lesquèles j ’entreprendrai d’exami­
ner ce que ces divers projets de réforme peuvent avoir
entr’eux de ressemblant et de dissemblant.

1. Correspondance..., ouv. cité, Frédéric II de Prusse était encore


lettre 83, p. 109. grand avant 1789 ; et, jusqu’à la
2. Allusion à la proposition d’un déclaration de guerre de 1792,
correspondant de l’Académie qui l ’opinion éclairée en France
projetait d ’établir 1111 code des demeura persuadée par un prodi­
lois françaises ; réponse à la mul­ gieux contresens que Frédéric
tiplicité anarchique des procédures était une sorte de monarque
et des coutumes, en copiant le «progressiste », comme nous dirions
code de Frédéric II de Prusse, aujourd’hui.
ce « grand homme ». Le prestige de
76 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

Toutes deux paraissent tendre au bien comun1. Mais


rêve pour rêve, paradoxe pour paradoxe, je ne sai guères
auquel les deux penseurs j ’acorderais la préférence. Cepen­
dant, l’objet de l’un embrasse bien plus d’espace que
celui de l’autre. L ’Apôtre du Code universel semble
désirer qu’on accorde aux hommes de chaque état, pour
l’ordre des successions, les mêmes droits dans tous les
péis, et ceci serait fort bon. Mais le réformateur général vou­
drait qu’on procurât à tous les individus indistinctement,
dans tous les biens et les avantages dont on peut jouir en
ce bas monde, une porcion absolument égale, et cela me
paraitrait beaucoup meilleuri.2*.
On s’étone de la contrariété de nos Coutumes. Il me
semble que, en remontant à l’époque de leur formacion
l’on ne doit plus rien voir de surprenant. Les homes
d’alors, ignorants et barbares, n’ont dû faire que des
choses analogues à leur caractère. Toutes les têtes exal­
tées par l’entousiasme des conquêtes, se sont trouvées
portées, corne par une suite naturèle de cète inclinacion
inhumaine à laquèle l’étonant sistème féodal vint prêter
de nouvèles forces, a établir des usages qui pussent satis­
faire leur ridicule vanité. Un brigand heureux n’était
content qu’à demi lorsqu’il était parvenu à s’assurer une
riche propriété. Son grossier orgueil soufrait, en s’éten­
dant sur l’avenir, lorsqu’il envisageait que cète propriété
venant à se morceler entre tous ses descendants, ne pourait
point servir longtems à doner à son possesseur la sote
importance que prête ordinairement l’aveugle fortune,
surtout à des homes guidés par des préjugés tels que ceux
desquels on était comunément entiché dans les tems dont
je parle. Pour parer ce contre tems, on imagina une

i. L a recherche du « bien com­ social : Babeuf est, d ’un bout à


mun »c’est le but ultime de Babeuf. l’autre de sa vie, un philosophe du
Plus tard, il employa la formule x v i i i 6 siècle.
plus précise et plus populaire du 2. L ’égalitarisme social devient
«bonheur commun » proposée dans ainsi le fondement du « bonheur
le préambule de la Constitution de commun ». C ’est reprendre sous
1793. La « communauté des une forme philosophique l’aspi­
biens » n’était en fin de compte ration égalitaire des paysans
que le moyen d ’atteindre ce bien pauvres du Santerre et leur récla­
ou bonheur commun défini préa­ mation de l’égalité des posses­
lablement selon des canons m éta­ sions.
physiques comme le bonheur
LE JEUNE BABEUF 77

nouvèle indignité. Il falut étoufer la voix du sang pour


servir l’ostentation et Ton ôta presque jusqu’à la subsis­
tance aux cadets pour combler l’aîné de superfluités
et lui doner une prétendue illustration, en lui transmé-
tant des biens usurpés et un nom primitivement odieux.
De là, l’origine des soi-disants nobles ; et cèle de ces dis-
tinxions révoltantes dans tous les ordres de la société.
Quiconque fut moins féroce, moins rusé ou plus malheu­
reux en combatant, ne pût être que le serviteur et
l’objet du mépris des autres. De là encor, la formation
de ces codes bisares, qui servirent aux usurpateurs de
titres confirmatifs qui légitimèrent leurs pillages, et aux
familles vaincues d’arrêts irrévocables de confiscacion de
leurs dépouilles. On fit plus, on y arangea les choses de
manière à empêcher que jamais ces derniers fussent
dans le cas de pouvoir se relever de cète sorte d’avilisse­
ment, et qu’au contraire ils fussent toujours regardés
par la classe victorieuse corne ne formant en quelque
sorte qu’une classe très inférieure de l’espèce humaine.
On y servit également l’orgueil des prétendus nobles,
et à leur extravagante requisicion, il fut écrit qu’ils ne
seraient tenus de reconnaître pour leur principal héritier
que le premier mâle né de leurs enfants, et que les puînés
et mêmes les filles aînées ne seraient par eux considérés
que corne des demis, des quarts, ou même le plus souvent
des cinquièmes d’enfants1. Ceux qui, dans les assemblées
convoquées pour la rédaxion de ces codes, avaient
en raison de leurs richesses, plus d’ascendant et de pré­
pondérance, en firent inventer les articles à leur gré. De
là la contrariété et l’inconséquence de ces produxions que
les homes citent quelquefois, comme les ouvrages de la
prudence et de l’exacte équité et qui, au fond, ne pré­
sentent que les preuves les moins équivoques des pas­
sions qui les ont toujours dirigés12.

1. Le droit d ’aînesse était limité mêlent curieusement la connais­


en Picardie aux nobles, mais dans sance précise de la subordination
certaines provinces la coutume féodale des hommes dont le feu-
l’admettait également pour les diste Babeuf pouvait juger en
roturiers ; c’était le cas de la connaissance de cause, et les
coutume cauchoise. conjectures philosophico - histo­
2. Dans tout ce passage inspiré riques en honneur en ce siècle.
de Rousseau ou de Mably, se
78 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

Que pourait-ce donc être qu’un nouveau code qui ne


contiendrait d’autre changement que celui de faire cesser
de défendre dans tèle province ce qui est légitime dans tèle autre ?
Un bien petit paliatif pour un très grand mal1. Il n’em-
pécherait pas que mes enfants ne naquissent pauvres
et dénués, tandis qu’en ouvrant les yeux au jour, ceux de
mon voisin le milionaire régorgeraient de tout. Il n’em-
pécherait pas que ce voisin, enflé de son immense fortune,
ne me méprisât souvérainement par la seule raison que je
ne serais qu’un malheureux afaissé sous le poid de l’indi­
gence. Il n’empécherait pas que l’héritier féodal de cet
home superbe ne fût un très gros seigneur, tandis que son
jeune frère ne serait, en comparaison de lui qu’un assés
mince garçon, et que, pour grossir encore le lot de pre­
mier, on ne forçât Melle sa sœur, dont le cœur tendre
n’en ressentirait rien moins que du dégoût pour le nœud
d’hymen, à s’ensevelir dans un triste cloître. Il n’empê­
cherait pas, etc., etc., encore bien d’autres etc.
Mais que j ’aime le Réformateur général ! C ’est bien
domage qu’il laisse ses moyens en blanc12. Puisse til bientôt
avoir sa souscripcion remplie, pour qu’il nous couvre ce
blanc. Il est sûr que son plan embrasse tous les objets, et
je ne vois pas, tout éxaminé, qu’il y aurait encor, tous ses
arangements une fois posés, d’autre crime à punir que
celui de manquer au travail comun, sans doute pour toute
l’universalité de la Société. Il faudrait probablement,
pour tout cela que toutes les persones titrées et qualifiées,
déposassent leurs dignités, leurs emplois, leurs charges.
Mais, qu’à cela ne tiène. Il faut pour opérer une grande
révolucion, éxécuter de grands changements. Que veulent
dire, au surplus, toutes ces qualifications extravagantes ?
Sont-èles autre chose que des expressions vaines et

1. Ainsi se précise l’orientation sance homme d’action. L a recher­


fondamentalement révolutionnaire che pratique précède toujours (ou
de Babeuf, en 1795 également, il suit) la réflexion théorique. Cela
refusera les « paliatifs », les remèdes se manifestera plus précisément
illusoires au profit d ’un change­ encore pendant la Révolution.
ment radical des rapports sociaux. (Cf. M. D ommanget : « Tempéra­
2. Aspect décisif de la personna­ ment et formation de Babeuf »,
lité de Babeuf ! Dès avant 1789, Babeuf et les problèmes du babou-
Babeuf n’est pas simplement porté visme, Paris, Éditions sociales,
à la spéculation, il est en puis­ 1963» P- 3 5 et sq.)
LE JEUNE BABEUF 79

chimériques inventées par l’orgueil, et confirmées par la


bassesse. Doit-il y avoir les moindres distinxions entre les
homes. Pourquoi acorder plus de considéracion à celui
qui porte une épée qu’à celui qui l’a su forger. La
Nature, en donant l’essor à notre espèce, a t’èle ordoné
qu’èle subît d’autres loix que cèles tracées pour tous les
autres êtres animés. A t’éle voulu qu’un individu fût
moins bien nouri, moins bien vêtu, moins bien logé qu’un
autre. Est-il vraisemblable que cela a pu se pratiquer dans
les prémiers âges du monde. La Conaissance moderne
que nous avons des mœurs naturelles de nos frères les
Américains1, avant qu’en découvrant leur paisible
contrée, nous les ayions traités si mal, ne démentirait èle
point une pareille assercion. Le prémier qui, ayant
enclos un térain, dit l’auteur d'Emile, s’avisa de dire :
Ceci est à moi12, fut le premier auteur de tous les maux
qui afligèrent l’humanité. Jean-Jaque dit ailleurs que ces
maux donnèrent lieu à l’invencion de toutes les conais­
sances que nous avons depuis aquises. Mais Jean-Jaque
prétend que tout cet aquis3 n’a fait que nous rendre moins
heureux que dans le prémier état de nature, en consé­
quence, il semble vouloir nous y renvoier, pour nous
procurer le meilleur bien-être dont nous puissions jouir.
Il me semble que notre Réformateur fait plus que le
Citoyen de Génève, que j ’ai oui traiter quelque fois de
pire rêveur4. Il rêvait bien à la Vérité, mais notre home

1. L a plupart des théories et sociales, 1961. Coll. « Les Clas­


des utopies sociales, en prétendant siques du peuple ». p. 108.
retrouver « l ’homme à l’état de 3. Les progrès, les connaissances
nature », « l’homme primitif », qui sont à mettre au compte de la
recouraient constamment depuis « société civile ».
le x v ie siècle aux récits des vo y a­ 4. Dans le recueil d ’Ad vielle
geurs retour d’Amérique. Un récit (ouv. cité) l’adjectif « pire » est
synthétique parut dans YHistoire oublié. Le mot a son importance
générale des voyages. De plus, d ’un double point de vue : d ’une
Rousseau, dans son Discours sur part, il démontre que Babeuf,
l'origine de l'inégalité, prenait peut-être pour plaire, se démarque
appui sur ces témoignages pour de Rousseau dont la pensée démo­
démontrer l’originelle égalité des cratique n’est pas en odeur de
hommes. sainteté dans les Académies pour
2. J.-J. R ousseau : Discours sa revendication concrète et poli­
sur l'origine et les fondements de tique de l’égalité ; d ’autre part,
l'inégalité parmi les hommes. qu’il tient à mettre en valeur
Préface et commentaires par son propre rêve communiste.
J.-L . Lecercle. Paris, Éditions
8o TEXTES CHOISIS DE BABEUF

rêve mieux1. Corne lui il prétend que les homes étant


absolument égaux, ils ne doivent posséder rien en parti­
culier, mais jouir de tout en comun, et de manière qu’en
naissant, tout individu ne soit ni plus ni moins riche, ni
moins considéré qu’aucun de ceux qui l’entourent. Mais
loin de nous renvoier, corne M. Rousseau, pour exister
ainsi, au milieu des bois, nous rassasier sous un chêne,
nous désaltérer au prémier ruisseau, et nous reposer
sous ce même chêne où nous avons trouvé d’abord notre
nouriture, Notre Réformateur nous fait faire quatre bon
repas par jour, nous habille très élégament et done,
à chacun de nous autres pères de familles, de charmantes
maisons de mille louis. C ’est là avoir bien su concilier
les agréments de la vie sociale avec ceux de la vie natu-
rèle et primitive. Eh bien, vivat, pour moi ; je suis décidé à
être un des premiers émigrants qui iront peupler la
nouvèle république12. Je ne ferai pas de dificulté de
m’aranger à tout ce qu’on y observera, pourvû que j ’y
puisse vivre heureux, content, sans inquiétude sur le sort
de mes enfants, ni sur le mien. Si corne ici, j ’y fais mon
état d’écrire, je serai enchanté de ne me trouver plus
dédaigné par ceux qui, par des professions prétendues
plus distinguées chés nous, se croient autorisés à ne me
doner que des regards qui semblent anoncer la protéxion,

1. Babeuf ne paraît pas avoir puis en 1795, apportera des confir­


très bien compris (ou lu) le D is­ mations. Babeuf, tout en croyant
cours sur Vorigine de Vinégalité, à l’âge d ’or, n’en réclame pas le
dans lequel Rousseau démontre au retour comme les utopistes anté­
contraire le caractère irréversible rieurs : il cherche pratiquement
du changement. Babeuf reprend les moyens de le fonder dans le
à son compte les incompréhensions présent. E n disciple des Lumières
souvent malveillantes qui saluè­ sur ce point, Babeuf croit au pro­
rent la publication du Discours, grès, mais il le conçoit comme
comme celle de Voltaire, le 30 août devant aboutir à une distribution
1755 • « J ’ai reçu Monsieur, votre frugale des biens de consommation
nouveau livre contre le genre et à une répartition égalitaire des
humain... » Ceci tendrait à prouver, moyens de travail. Contrairement
à notre avis, la connaissance super­ à M. Dommanget (Pages choisies...,
ficielle de l ’œuvre de Rousseau par ouv. cité, p. 63) nous ne voyons
l ’autodidacte Babeuf, du moins pas ici un Babeuf précurseur de
avant 1789. Saint-Simon prophétisant « l’âge
2. L ’ adhésion est formelle, elle industriel ». (A titre de confirma­
ne se démentira pas et sur l’an­ tion, voir plus loin l’opinion de
cienneté de son adhésion aux théo­ Babeuf sur le luxe.)
ries communistes, Babeuf en 1793
LE JEUNE BABEUF 81

et de mon côté, il ne me fera point de peine de traiter à


égal l’artisan qui me frisera, ou celui qui me fabriquera
des souliers. Cela doit être ainsi, dans le fait. Ne faut-il
pas nécessairement qu’il y en ait de ces utiles artisans ?
Si leur goût ou leurs disposicions naturèles les a portés
plutôt vers ces professions que vers l’étude des loix,
doivent-ils être vus dans la société corne des indivi­
dus moins intéressants que celui dont le penchant ou les
facultés quelconques ont porté vers la Magistrature ?
Tout le monde ne peut pas être Magistrat, et tel qui est
parvenu à le dévenir, a eu moins de peine peut-être que
tel malheureux ouvrier, envers qui la Nature fut ingrate,
n’en eût à aprendre le métier le plus simple. Est-ce la
faute de ce dernier, s’il n’a point reçu en naissant de
disposicions plus heureuses1 ? Doit-il, pour cela, jouir de
moins d’avantages que si le sort avait permis qu’il eût
été capable de gouverner en chef toute la républiquei.2.
Il n’a su aprendre qu’à tricoter ? Eh bien, il fera des
bas pour les Laboureurs, pour les Cuisiniers, pour les
Vignerons, pour les fabriquants d’étofes, pour les Tail­
leurs, pour les Cordoniers, pour les Péruquiers, pour les
maçons, pour les homes de loix, etc. ; et ceux ci en retour
lui procureront le pain, la bone chère, le vin, les habits,
les souliers, la frisure, le logement et la conservacion en
général de tous ses droits. Il en sera de même récipro­
quement pour tous les états, et j ’espère que, de cète
manière, chacun sera parfaitement content3.
On a écrit, il y a quelques anées, contre les progrès
excessifs du luxe. On se plaignait que tous les rangs
étaient confondus ; qu’il n’était plus possible de distin­
guer, par le costume, un grand Ségneur d’avec un
manant et l’on a proposé, pour métré un frein à ce pré­
tendu abus, d’établir, pour chaque rang, un signe dis-

i. Malgré le réalisme de ses métier comme égal à tout autre,


précédentes analyses, Babeuf s’af­ amorce ici un raisonnement qui le
firme ici nettement idéaliste, conduira plus tard à revendiquer
puisqu’il voit dans le fait de la l ’égalitarisme du salaire ou du
division du travail le résultat de revenu.
facteurs naturels. On peut y déce­ 2. République : É ta t.
ler l’une de ces contradictions dont 3. Le c o n t e n t e m e n t social
le « jeune Babeuf » est coutumier. comme source du bonheur indivi­
Il faut remarquer néanmoins que duel.
Babeuf, en considérant chaque

6
82 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

tinctif. Signe d’ailleurs expressif et même explicatif de


l’état de chaque particulier, tel que pour le noble, l’em­
preinte d’une épée ; l’épicier, l’image d’un pain de
Sucre ; le marchand d’huile, un baril d’anchois ; le
rôtisseur, une oie ; le sérurier, une enclume ; le tailleur,
des ciseaux, etc. J ’espère que quand notre nouvèle répu­
blique sera formée, on n’agitera plus de semblables
questions, puisque tous les états utiles (et il n’y en aura
plus sûrement que de tels) seront également honorables.
C ’est toujours avec les mêmes sentiments que j ’ai
l’honneur d’être,
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
BABEUF.

PROGRÈS TE C H N IQ U E ET PROGRÈS SO CIAL

BABEUF A DUBOIS DE FOSSEUX 1


1787, 20 août. — Roye

Monsieur, '

Vous avés bien moins de ressource en vous adressant


à moi pour la question relative à l’agriculture des
romains que vous n’en avés eu du cote du corespondant
dont vous me comuniqués la réponse sur ce sujet12. Il
parait être un vrai litérateur et je ne suis rien moins que
tel. Il est vraisemblable qu’il a du tems à doner à la
méditacion de ces sérieuses matières et je suis dans un cas
tout oposé ; on voit enfin qu’il a, à cet égard le secours de
quelques livres et je suis encor, quant à ce, dans une
situacion totalement diférente3. Je ne puis donc aperce-

1. Correspondance...j ouv. cité, 1786. Il enquêtait entre autres sur


lettre 99, p. 128. les biens du marquis de Soyecourt,
2. Une dissertation de six pages, lequel ne versa jamais le montant
dans la tradition antiquisante de des honoraires dus. De plus, B a­
ces dernières années du siècle. beuf, déjà très sollicité par l’éduca­
3. Le cabinet de feudiste de tion de ses enfants, se consacrait
Babeuf, à cette date, avait encore en outre à la rédaction du Cadas­
de multiples clients. Babeuf avait tre perpétuel. (Cf. V.-M. D aline :
employé jusqu’à six commis en Gracchus Babeuf..., ouv. cité, pp.
LE JEUNE BABEUF 83

voir tout au plus que des probabilités et tout ce que je


vérai à cète ocasion, de raisonable entraînera, sans résis­
tance, mes faibles opinions. C ’est ainsi, Monsieur, que je
ne pourai guères contre-dire votre même corespondant
qui me parait avoir assés bien vu les choses. Tout ce à
quoi je trouve à réprendre dans ses idées, c’est le ridicule
qu’il jète sur le goût cultivateur des premiers citoyens de
Rome. Ses bons charetiers bien robustes, bien exercés, ne sont le
plus souvent, selon moi, que de pures machines qui pour
ne point se détraquer, ont besoin d’être perpétuelle­
ment dirigées par d’habiles artistes. Et cornent poura-t-il
y en avoir de ces artistes, si, se reposant entièrement sur
leurs machines, les citoyens des premières classes dé­
daignent de mètre la main à l’œuvre ? Il n’y a que la
pratique qui peut perfexioner la téorie1. Au surplus il
serait sûrement à souhaiter que tous ceux qui chés nous,
peuvent être assimilés aux consuls de Rome et à tous les
héros en us ! fussent quelquefois dans le cas d'appuyer sur la
charrue leurs mains souvent écrasantes et presque toujours
inutiles (on se croirait encor heureux si jamais èles
n’étaient que cela) ils en aprendraient mieux à respecter
les droits du malheureux laboureur2.

49-62.) Cette phrase indique sa las­ la pratique, du métier et de la


situde devant l’avalanche des ques­ connaissance. (Voir les analyses
tions soulevées par Dubois de Fos- décisives de J. P roust : Diderot
seux. Certaines, auxquelles Babeuf et VEncyclopédie, Paris, Colin,
essaiera de répondre par devoir 1962.)
ou par conviction, l’irritaient. 2. Il est incontestable — le lec­
D ’autant que Dubois de Fosseux teur en aura pris conscience —
ne lui disait rien, ni sur les sujets que l’audace de Babeuf s’affirme
de concours proposés pour 1789, d ’année en année, de mois en mois.
ni sur son projet de Cadastre La familiarité qui naît d ’une cor­
perpétuel. Nous y voyons la marque respondance assidue n’explique
de l’espèce de condescendance pas seule cette audace ; l’accentua­
aristocratique que Dubois de tion des revendications populaires
Fosseux manifeste dans sa corres­ en ces années de crise, les mouve­
pondance malgré son air bon­ ments politiques de la prérévo­
homme. lution et l’exacerbation des conflits
1. Babeuf s’affirme ici, implici­ d ’ordres et de classes y contri­
tement, disciple des encyclopé­ buent plus encore. Babeuf était
distes et de Diderot en particulier, proche des paysans dont il essayait
dont l’un des objectifs dans la de défendre les intérêts, y compris
Description des Arts de VEncyclo­ dans ses enquêtes féodales. (Cf.
pédie fut de réfléchir constamment V.-M. D a l in e : Gracchus Babeuf...
sur les problèmes philosophiques ouv. cité, pp. 60-62.)
de la liaison de la théorie et de
84 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

Je dirai encore avec ce même corespondant, qu’il est


présumable que les arts se perfectionèrent constament
en raison de leur utilité. Sans doute 011 doit croire que
notre agriculture est actuèlement parvenue à un grand
degré de valeur, mais que je pense qu’il nous reste encor à
aquérir ! D ’ailleurs, combien de découvertes ne restent
point enfouies et ne meurent point, pour ainsi dire aussitôt
leur naissance ? Un cultivateur invente un bon procédé, il
en fait usage seul. Ses voisins, souvent esclaves du pré­
jugé le méprisent ou ils sont trop bornés ou trop peu
courageux pour vaincre quelques petites dificultés qui se
présentent à l’exécucion. L ’inventeur même ne cherche
point à répandre sa découverte. Ele finit avec lui et voilà
corne presque tous les arts marchent à pas lents vers les
progrès. Ne serait-ce point une bone loi que cèle qui
obligerait chaque citoyen de rendre à la société les mêmes
services qu’il en a reçus, c’est-à-dire de lui faire homage
de toutes les découvertes qu’il pourait faire ?x
Tout ce que je viens d’avancer explique la raison
pour laquèle il arive que l’on voit mieux cultiver dans
diférents cantons d’une même province que dans tels
autres ; que l’on cultive mieux ici qu’en tel endroit, une
même produxion, quoique les téreins soient les mêmes ;
que l’on ne laboure anuèlement à Roye que les deux tiers
des tères, tandis qu’à 5 lieues de là, vers Noyon et Com-
piègne où le sol est même inférieur, on ne laisse jamais
reposer un pouce d’aucune sorte de fond &c., &c.

1. L a question de l’attitude de nique dans le mouvement histo­


Babeuf à l’égard du progrès tech­ rique. Il est sur ce point plus rétro­
nique est ambiguë. Il est difficile grade que Turgot, que les encyclo­
de prétendre que Babeuf, après ce pédistes. Mais cela s’explique par
qu’il écrit ici, est ardemment le point de départ de sa réflexion
hostile au progrès technique qui n ’est qu’un postulat social et
comme le fut Rousseau. Babeuf moral et jamais économique,
rêve de diminuer la peine des même dans le brouillon de sa
hommes, et l’amélioration des lettre sur « les fermes collectives »
moyens de travail peut y contri­ conservé à Moscou et analysé par
buer. Néanmoins, il paraît incon­ V. M. Daline. La crise des subsis­
testable que Babeuf juge le pro­ tances aidant, il sera possible de
grès technique du petit côté : qualifier la doctrine de Babeuf en
il ignore l’industrie naissante en 1794-1796 de « pessimisme écono­
Picardie, ne parle pas en terme de m ique». (Cf. Jean D autry : « Le
productivité ni de rendement ; il pessimisme économique de B a ­
ne conçoit pas, au fond, le carac­ beuf. » Annales Historiques de la
tère révolutionnaire de la tech­ Révolution française, 1961.)
LE JEUNE BABEUF 85
Voilà, Monsieur, tout ce que je puis vous dire sur la
question dont est question. Vous savés avec quels senti­
ments j ’ai l’honeur d’être,
Monsieur,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur.
BABEUF.

BABEUF, PÈRE ET É D U C A TE U R

La lettre du 22 novembre 1787 est fort émouvante.


Elle éclaire la nature de l’homme Babeuf, bouleversé
par la mort de sa fillette. Elle démontre également
la profondeur de ses préoccupations éducatives et
pédagogiques. La légende noire antibabouviste
s’alimenta d’une calomnie colportée par ses ennemis
contemporains ou posthumes, selon laquelle Babeuf
aurait dévoré la moitié du cœur de sa fillette morte
et porté l’autre moitié en médaillon!
Dubois de Fosseux, le 11 décembre, répondit à
Babeuf par quelques lignes de condoléances et une
longue copie de circulaire. Babeuf ignora sans doute
le peu de cas que le « bon » Dubois de Fosseux fit
de son pathétique chagrin.
Comme devait alors lui paraître futile la nature
des enquêtes proposées! En particulier celle qu’exige
le secrétaire perpétuel sur la « belle éveillée de
Roye » ! C ’est à cette date, semble-t-il, que Babeuf
renonça à prolonger une correspondance qui lui
paraissait inutile.

BABEUF A DUBOIS DE FOSSEUX 1


1787, 22 novembre. — Roye

Monsieur,

Oh qu’il y a longtems que je n’ai eu l’honneur de


vous écrire ! Acusés-en une triste et déplorable cause.
Dans peu vous en conaitrés les détails. Mais reprenons
les choses d’origine, et observons un ordre :1
1. Correspondance..., ouv. cité, lettre n° n i , p. 146.
86 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

Vers la fin de Septembre dernier, le facteur de la


Poste vint me présenter un paquet de votre part, Mon­
sieur, de volume assés honête, puisqu’il était taxé à
6 francs de port. (Il contenait aparament le Mémoire du
Chevalier Rutledge que vous déviés me renvoyer et que
je ne reçus point1.) Assûré par vous que notre côrespon-
dance devait demeurer franche jusqu’au Ier octobre, je
crus devoir ne point recevoir ce paquet, et je me proposai
de vous écrire pour vous informer de cette singularité de
la part de M. le Directeur de la Poste aux letres d’Aras,
(car c’était de là qu’il était timbré) et pour vous demander
en même tems quelle en pouvait être la cause. Mais il me
survint entre-tems une indisposition qui m’arêta :
Premier empêchement disgracieux.
Le 8 Octobre, vous m’écrivîtes, et je reçus peu de
jours après, une lètre par laquèle vous me donâtes la sa-
tisfaxion de m’aprendre que notre côrespondance était
renouée avec la même franchise dont nous jouissions
avant l’Edit d’abrogacion ; plusieurs pièces acompa-
gnaient cète létre et la plûpart étaient des questions sur
lesquèles vous daigniés me demander mon avisi.2. Je ne me
sentis ni capacité sufisante ni inclinaison particulière
pour entreprendre de partir sur le plus grand nombre de
ces questions. Il n’y aurait eu que sur celles touchant
l’inoculation et la petite vérole que j ’aurais hasardé
quelques réflexions. Je m’étais disposé même pour
m’étendre sur cète matière. Mais, hélas ! le Ciel en a
autrement ordoné !
Vous voudrés bien peut-être, Monsieur, écouter avec
quelqu’intérêt le récit plaintif du coup le plus sensible

i . Jean Rutledge, dont nous 2. Le système de poste gratuite,


reparlerons plus loin à propos des privilège de l ’Académie d ’Arras,
lettres que Babeuf lui écrivit en fut remis en question au cours de
1790, n’avait alors qu’une belle l’été, mais en fin de compte fut
réputation de publiciste réforma­ renouvelé sous réserve de quelques
teur. (Cf. L as V ergnas : Le précautions nouvelles. Ce n’est
Chevalier Rutledge « gentilhomme donc pas pour des raisons pécu­
anglais », 1742-1794. Paris, 1932, niaires que Babeuf cessa de cor­
in-8°.) Babeuf dans une lettre du respondre avec l’Académie, bien
7 septembre 1787 affirmera « l’es­ que la gêne se fût installée dans
timer grandement » et communi­ son foyer. (Cf. V.-M. D aline : Grac-
quera plusieurs de ses brochures chus Babeuf..., ouv. cité, p. 59.)
à Dubois de Fosseux.
LE JEUNE BABEUF 87

qui vient de m’être porté. Je compte de votre part sur


cète disposicion, d’après la conaissance de vos sentiments
d’humanité peu ordinaires, et d’après l’espression de ceux
d’afexion particulière que vous avés bien voulu consta-
ment me témoigner.
Entrainé, presque dès le moment où mes forces intel-
lectuèles et fisiques se dévelopèrent avec plus d’énergie,
vers le doux penchant de la paternité, j ’emploiai une
bone partie de ma première jeunesse à me mètre au fait
des devoirs auxquels ce titre engage. Mes études en ce
genre me conduisirent à prendre un goût décidé, une
déterminaison absolue pour les choses qui pouvaient me
faire parvenir à aquérir ce titre chéri. Je m’engageai
donc très jeune, c’est-à-dire il y a cinq ans (et alors je
n’en avais que vingt-un) dans les nœuds d’himen. Mon
union fut couronée par l’aparicion successive de deux
enfants fille et garçon. Le Ciel semblait s’être plû à
combler mes vœux ardents. Ma fille aînée avait, tout en
naissant, fixé l’admiracion de tous les yeux. Sa figure, tout
l’ensemble de sa conformacion, avaient forcé, tous ceux
qui l’avaient vue, à reconaitre et dire : « Voilà un vrai
chef-d’œuvre de nature ! On s’eforcerait vainement de
chercher à démêler, dans cète petite jolie créature, une
seule chose qu’on put dire qui pourait être mieux. Bêle
enfant ! Amour sans doute te forma sur son modèle. »
Vous ne doutés point, Monsieur, de ma tendre et par­
faite allégresse, ni de mon empressement à mètre tous mes
soins à la culture d’une produxion si rare. Toutes mes
pensées, tous mes moments, toutes mes atencions étaient
dévolues au cher objet qui enchantait mon ame. Rien ne
pouvait m’en distraire. Je ne me contentai point des
livres que j ’avais sous les yeux, ni des lumières particu­
lières que je m’étais procurées sur l’éducacion fisique
des enfants du premier âge, je voulus consulter personèle-
ment les persones qui passaient pour s’être livrées d’une
manière distinguée et couronée de succès à ce genre
d’étude louable. Je m’adressai donc à M. de Fourcroy1,
conu par son ouvrage intitulé : La mère suivant l’ordre

1. Jean-Louis de F ourcroy abrégé de l'histoire naturelle des


de G uillerville : Les enfants enfants du premier âge... Paris,
élevés dans l'ordre de la nature, ou 1774.
88 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

de la nature. (Je crois que j ’eusse osé consulter l’Auteur


d’Emile, s’il eût existé encor1.)
Cet honête citoyen daigna me répondre en me donant
avec étendue des avis généraux que j ’ai toujours reconus
pour être très dignes d’être universélement observés.
D ’après cela continuant de doner à la bien-aimée de mon
cœur des soins assidus et jamais ralentis, je m’afermis
encor davantage dans le dessein que j ’avais conçu de
l’élever par ce que vulgairement on apèle sistème, mais
sistème qui n’était point tout à fait ni de celui-ci, ni de
celui-là, mais qui pouvait avoir quelque chose de tous et
un peu de moi. Quoi qu’il ait pu être, mes soins avaient
été très heureusement recompensés, et au bout de quatre
ans, mon élève était faite pour charmer à tous égards. Du
côté du fisique, Nature avait encore considérablement
embéli son ouvrage, traits divins, grâces, force, agilité,
embonpoint, tout était réuni. Le Moral y répondait. Cœur
extraordinairement excèlent, caractère égal, esprit juste,
idées droites et bornées aux conaissances simplement et
précisément nécessaire à son âge. Bref ma Sofie (c’était-
là son nom) n’était point positivement la Sofie de Jean-
Jaque, qu’il dresse pour son Emile, mais toujours avait éle
beaucoup de ses heureuses qualités, et en général j ’ose
dire qu’éle la valait bien. Un père comme moi ne tarirait
point sur son éloge, et s’il s’agissait d’entrer dans le détail,
je trouverais à faire des volumes. Vous jugés qu’avec des
sentiments corne les miens et avec un objet aussi digne de
les fixer, le sujet de l’inoculacion ne pouvait m’être indi-
férent. L ’ocasion d’en raisoner venait très à propos.
Je me proposais d’en dire ce que j ’en pensais, et ensuite
de vous consulter à cet égard, et avec vous, toutes les
persones sensées dont vous m’auriés doné les avis sur
cète question : mais hélas !... Monsieur,... dans le tems
où je me recueillais pour minuter sur ce ma réponse,
une fièvre ardente ataque l’idole de mon cœur, j ’apèle le
lendemain à son secours l’ignorante et meurtrière
Facultéi.2, qui, inconsidérément et par le plus grossier qui

i . Ici se marque toute la con- 2. Babeuf, après les brûlures


fiance, fondamentale malgré quel- subies par sa fillette, a été fort
ques réserves, du jeune Babeuf mécontent des soins médicaux
à l ’égard du message émanci- qu’on lui accorda, d ’où sa charge
pateur de Rousseau dans Émile. contre la médecine et le médecin.
LE JEUNE BABEUF 89
proquo, traite sa maladie de surabondance de sang et
d’humeurs. (L’enfant avait un embonpoint excessif.)
décide qu’il faut d’abord évacuer l’estomac que l’on
prétend être surchargé d’aliments non digérés ; lui
administre pour ce l’émétique, comme étant la chose
pour laquèle il y aura moins de dificulté de la décider à
prendre ; on exécute la chose, ma malheureuse enfant
tombe aussitôt dans d’étranges convulsions, et quatre
heures après... ô douleur !... èle m’est enlevée1...

O Monsieur ! Il faut être moi pour sentir la violence


d’une douleur tèle que cèle que cet événement m’a fait
éprouver ! O mes entrailles ! toujours, oh oui, toujours
vous ressentirés l’éfet du déchirement cruel que vous
avés enduré dans cète mourante conjoncture ! Il est
inutile, Monsieur, d’étendre plus mes réflexions pour
vous faire concevoir quèles ont été toutes cèles que j ’ai
pu produire en ces moments d’horreur. Vous êtes père,
il sufit ; imaginés quèle doit être l’amertume des res-
souvenirs de tout ce qui, dans le passé, m’a afecté en
cête enfant si aimante et si aimée. Mais, que dis-je ?...
Peut-être avés-vous aussi quelques fois éprouvé de sem­
blables cuisantes peines, et en ce songeant, je me tais,
car ce serait, je le sens, rouvrir de bien douloureuses
plaies12.
D ’après tout ce narré, pardonés, Monsieur, si j ’ai
reçu vos lètres sans répondre sur les dissertacions qui les
accompagnaient. Vous conviendrés vous-même que ce
n’était plus le moment, et vous continûrés d’être
convaincu des sentiments avec lesquels j ’ai toujours écrit
que j ’avais l’honneur d’ètre,
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
BABEUF.

1. Acte de sépulture du 14 no­ infantile au x v m e siècle était si


vembre 1787. répandue que rares étaient les
2. Cette réflexion de Babeuf ne familles qui n’en avaient pas subi
doit pas étonner, car la mortalité les effets.
90 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

FIN D ’UNE CORRESPONDANCE

BABEUF A DUBOIS DE FOSSEUX1


1788, 21 avril. — Roye.

Monsieur,

Je vais vous dire comme vous me disiés dans votre


lettre du 3 février depuis laquelle j ’ai eu l’avantage d’en
recevoir plusieurs autres auxquelles je n’ai point eu la
satisfaction de pouvoir répondre : Les afaires les embaras
se succèdent pour moi avec une rapidité sans exemple, non
content de cela, quelques indispositions, cependant
légères, ont contribué à me forcer de garder un silence
dont je crains trop que vous ne vouliés point me par­
donner la longueur12.
Je hasarde néanmoins de le rompre en vous faisant le
renvoi de tout ce qui acompagnait la plus ancienne des
missives vôtres auxquelles je n’ai point répondu, c’est-à-
dire, celle du 13 janvier dernier. Je ferai successivement
la même chose par raport aux autres. Mes affaires ne
me permettront point je le prévois de donner beaucoup
d’étendue à chacune des lettres qui les accompagneront.
Je m’en consolerai en réfléchissant que vous n’y perdrés
que peu de chose.
Vos états3 ont fait acte bon et généreux, selon moi, en
acordant au Roi le don gratuit dont vous m’annoncés
la consistance. Vous avés fait, Messieurs les Députés,
chose bonne et profitable d’entrelarder vos séances de
repas de 80 couverts. Je suis content d’avoir fait aussi
chose bonne en donnant quelques réflexions suportables

1. Correspondance..., ouv. cité, rénovée en 1785. (Cf. V. M. D a -


lettre 119, p. 160. lin e , ouv. cité, p. 53, et A dvielle :
2. L a situation matérielle de Histoire de Gracchus Babeuf et du
Babeuf s’était considérablement babouvisme, d'après de nombreux
dégradée depuis 1787. Il s’installa documents inédits. Paris, chez l’au­
dans le misérable faubourg Saint- teur, 1884. Tome I, pp. 47-48.)
Gilles à Roye, abandonnant la 3. Les É tats d ’Artois.
maison qu’il avait entièrement
LE JEUNE BABEUF 9i

sur les causes du luxe. Je suis fâché de ne savoir quoi dire


qui puisse valoir sur la cause de l’élévation des exhalai­
sons. Je dirais bien quelque chose que je pense sur la
question du cordon ombilical, mais je n’ai pas le tems
aujourd’hui ; je pourai l’avoir plus tard. Oui, je dis
comme vous relativement à l’inoculation. Quant à la
Géométrie, je reconnais que ces Messieurs qui en parlent
le font trop scientifiquement pour que j ’ose les contredire1.
Votre nouvel agrégé me parait être un vrai savant2.
J’ai l’honneur d’être, en vous priant de croire que ma
brièveté n’a point à coup sûr, l’indiférence pour cause.
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
BABEUF.

1. Babeuf paraît las des ques­ porte l’année suivante sur les
tions hétéroclites abordées par Académies : « ... Cela prouve que
l’Académie. Il n ’apprécie pas les Sociétés Académiques ne sont
cette encyclopédisme superficiel pas toujours des sociétés tout à
qui consiste à tout poser et à ne fait philosophiques. » {Le Cadastre
rien ordonner. Il sait d ’autre part perpétuel, note, p. 42.) Philosopher
que les interrogations de l ’Acadé­ pour Babeuf, c’est agir et prendre
mie sont telles qu’elles ne pour­ parti.
ront aboutir à aucune solution 2. Il s’agit sans doute de l’abbé
concrète autre que spéculative, au Nauton, docteur en théologie et
moment où gronde la révolte dans membre du Musée de Paris.
le royaume. Nous en trouvons la (D’après Correspondance..., ouv.
preuve dans ce jugement qu’il cité, p. 158, note 9.)
D e u x iè m e P a r t ie

BABEUF PEN DAN T LA R É V O L U T IO N


(1789-1794)

LE CADASTRE PE R PÉTU E L1

ou Démonstration des procédés convenables à la formation


de cet important ouvrage, pour assurer les principes de VAssiette
et de la Répartition justes et permanentes, et de la perception
facile d'une c o n t r i b u t i o n u n i q u e , tant sur les Possessions
Territoriales, que sur les revenus personnels. Avec l'exposé de la
Méthode d'Arpentage de M . Audiffred, par son nouvel instru­
ment dit GRAPHOMÈTRE-TRIGONOM ETRIQUE, etc.

DÉDIÉ A L ’ASSEMBLÉE NATIONALE.


A Paris. — L ’an 1789,
et le premier de la liberté Française.

1. Le Cadastre perpétuel est le ouvrage de technicien réformateur.


seul grand livre de Babeuf. Le pro­ Il élargit au domaine fiscal les
jet date de 1787 (Cf. supra la lettre pratiques de feudiste de Babeuf. Il
du 3 juin 1787). Babeuf le desti­ se fonde sur l’utilisation pratique
nait aux Assemblées provinciales d ’un instrument, le graphomètre-
de Notables convoquées cette trigonométrique et le cyclomètre
année-là. Comme elles furent très dont le géomètre Audiffred, qui
vite dissoutes, Babeuf décida de l’avait perfectionné, explique le
dédier son livre aux É ta ts géné­ maniement à la fin du livre. Mais,
raux devenus Assemblée N atio­ philosophiquement parlant, c ’est
nale par la décision du Tiers le Discours préliminaire qui illustre
É ta t du 17 juin 1789. Il le fit le mieux la pensée de Babeuf.
précéder d ’un Discours prélimi­ Néanmoins, l ’ensemble de l’ou­
naire rédigé sans doute au cours vrage mérite largement une réédi­
du printemps et de l’été 1789, en tion complète qui dépasserait le
pleine fermentation révolution­ cadre de ce recueil. (Les extraits
naire. De sorte que l’ouvrage com­ cités ici sont paginés entre X I X et
prend deux parties. Le Cadastre X L V I sur l ’édition originale.)
perpétuel proprement dit est un
94 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

DISCOURS PRÉLIMINAIRE

pour servir à développer Veffet de Vadoption du projet, à résumer


les nombreux avantages qui en pourraient résulter, à fixer Vexa­
men sur la distance, qui, d'après cela, resterait encore pour
atteindre la félicité commune des Peuples, et sur les causes qui
s'opposent au rapprochement positif de ce grand but.

Effet de l'adoption du projet. Avantages nombreux qui en


pourront résulter.
Q u ’avons-nous eu en vue en proposant notre Cadastre
dans la forme que nous l’avons conçu ? D ’indiquer des
moyens que nous croyons les seuls capables de faire
cesser l’inégalité de répartition que les formes connues
jusqu’à présent, ne pouvaient faire éviter ; même indé­
pendamment de l’effet de la politique des classes égoïstes,
qui, dans l’opinion commune, ont su ériger en honori­
fique l’exemption de concourir aux charges de la Société.
Car, nous voyons, et nous avons démontré, que même
ceux des précédents projets de Cadastres, qui supposent
l’extension des charges sur toutes les propriétés indistinc­
tement, sont encore insuffisants pour opérer la très
exacte destruction de cette inégalité. Nos procédés
conduisent à faire participer tous les Français dans la
plus exacte proportion, avec leurs facultés respectives.
[...] Mais il est passé en proverbe que, plus on obtient,
plus on veut obtenir. Cette maxime prête à de grandes
observations. Celui qui, jouissant dans la Société d’un
honnête nécessaire, ne borne point son ambition, devrait
être regardé comme le spoliateur de la légitime des autres.
Au contraire, celui qui demande et obtient, mais point
assez pour se voir au niveau de l’aisance proportion­
nelle qui, si tout était bien, se verrait départie également
à tous les hommes, a le droit de toujours demander,
jusqu’à ce qu’il soit parvenu à ce qu’on lui accorde de
quoi atteindre une raisonnable suffisance. Ainsi, nous
ne supposons pas que l’adoption du Cadastre puisse être
tout ce qu’on peut faire pour l’amélioration du sort des
Peuples, et nous ne pouvons dissimuler qu’après l’avoir
obtenue, ils n’aient encore beaucoup à prétendre.
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 95

Cet Ouvrage, à la vérité, amènera le mode de la


Contribution unique, et on sent quels doivent être tous les
heureux résultats de cette forme si simple ; il atteindra
inévitablement toutes les propriétés, et on conçoit que
plus grand est le nombre de ceux qui se portent à sou­
tenir le fardeau, moins il se trouve pesant pour chacun ;
il opérera la plus juste et la plus scrupuleuse répartition,
et on juge aussi combien il est consolant de savoir que
ce qu’on supporte n’est que très exactement propor­
tionnel à ce que supportent généralement tous les
autres1.
Mais encore ce ne serait que l’homme qui conserve
une fortune médiocre, qui se trouverait allégé par ces
dispositions. Le Pauvre, le Citoyen tout à fait dépouillé,
n’en partagerait point les avantages. Dans tous les cas
possibles, il ne peut plus rien payer, parce qu’il n’a plus
rien. Classes malheureuses ! que faire donc pour vous
procurer quelque soulagement ? que faire pour vous
porter à vouloir soutenir encore votre pénible existence ?

Distance qui resterait pour atteindre la félicité commune des


Peuples. Causes principales qui s'opposent au rapprochement
positif de ce grand but.

Quoique l’objet de vouloir assurer la très exacte dis­


tribution des charges communes, entre tous les mem­
bres de l’association politique, ne soit qu’exactement
conforme à la saine justice, nous nous sommes attendus
à rencontrer des hommes à qui un Ouvrage qui annon­
cerait des dispositions à un tel ordre de choses, ne plai­
rait nullement. Mais, pour les porter à se récalcitrer

i. Babeuf imagine l ’impôt pro­ T ou t son raisonnement, jusqu’à


portionnel et non l’impôt progres­ la fin du Discours, reprend les
sif sur le revenu qui deviendra revendications les plus démocra­
l’une des revendications immé­ tiques des Cahiers de doléances
diates des socialistes du x i x e siècle. réunis pour les É ta ts généraux.
Mais, dans ce discours de 1789, il E t Babeuf généralise ces revendi­
apparaît nettement que l ’auteur cations en les interprétant confor­
ne s’intéresse plus guère à la mément aux principes fondamen­
réforme fiscale comme en 1787 ; taux de Rousseau, de M ably et
il est animé par d ’autres projets des philosophes démocrates du
d ’une ampleur beaucoup plus siècle des Lumières.
grande.
TEXTES CHOISIS DE BABEUF

moins, nous allons nous livrer à l’examen des grands


principes qui tiennent à la question des droits de l’homme.
Nous tâcherons de faire voir que les biens à retirer du
Cadastre ne forment que le sujet d’une réclamation très
modérée de la part du Peuple laborieux, et que peut-
être il pourrait raisonnablement en agiter d’autres qui,
plus que celle-là, seraient susceptibles d’étonner.
C ’est en faveur de l’opprimé que nous nous sommes
voués à l’entreprise de l’Ouvrage que nous publions. Il est
donc naturel que nous nous occupions beaucoup de lui.
En parcourant toutes les motions élevées des diffé­
rents points du Royaume, et en réunissant tout ce qui est
contenu directement en faveur de l’infortune, voici à
quoi se réduit à peu près tout ce que l’on voit à cet égard.
Q u ’on ne vende plus les biens spirituels la Religion,
c’est-à-dire, qu’il soit permis de naître et de mourir
sans être obligé de mettre la main à la poche pour
payer les cérémonies d’usage dans ces deux circonstances.
Que l’on établisse une caisse nationale pour la sub­
sistance des Pauvres.
Que l’on salarie, sur les fonds publics, les Médecins,
Apothicaires et Chirurgiens, pour qu’ils puissent admi­
nistrer gratis leurs secours.
Q u ’il soit fait un plan d’éducation nationale, dont
tous les Citoyens puissent profiter.
Que les Magistrats soient aussi salariés sur les revenus
publics, pour pouvoir rendre la Justice gratuite1.
De manière qu’il est reconnu que la Société renferme
une foule d’indigents obligés de naître, de subsister,
d’être secourus en maladie, de recevoir l’éducation, le
jugement de leurs procès ; et les honneurs funèbres
absolument pour rien.
Mais, dira l’égoïsme, cela serait fort commode. Voilà
des pensionnaires qui ne seraient point à plaindre. A
quel titre ceux qui ne possèdent rien pourraient-ils
exiger tant d’avantages de ceux qui possèdent tout ? [...]
A ce compte le sort des uns ne sera pas préférable à
celui des autres ?... Ah, Messieurs les riches ! [...] C ’est à
cette discussion que nous étions jaloux de vous amener.i.

i. Babeuf propose : i er degré : jugement rendu dans l’année,


la justice par les pairs. 2e degré :
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 97

Notre tâche, sans doute, est de nous livrer à l’examen


des moyens de pouvoir présenter un plan admissible
dans l’ordre qui existe ; mais il doit nous être permis de
jeter quelques regards sur l’ordre qui devrait exister.
Dans l’état naturel, tous les hommes sont égaux. Il
n’est personne qui ne convienne de cette vérité. Pour
justifier l’extrême inégalité des fortunes dans l’état de
Société, on a dit cependant que, même dans l’état sau­
vage, tous les individus ne jouissaient pas rigoureusement
d’une égalité absolue, parce que la nature n’avait point
départi à chacun d’eux les mêmes degrés de sensibilité,
d’intelligence, d’imagination, d’industrie, d’activité et
de force ; point par conséquent les mêmes moyens de
travailler à leur bonheur, et d’acquérir les biens qui le
procurent. Mais si le pacte social était véritablement
fondé sur la raison, ne devrait-il point tendre à faire
disparaître ce que les lois naturelles ont de défectueux
et d’injuste ? Si par la force, ou par tout autre moyen,
je fais que je puis parvenir à arracher des mains de mon
frère la proie qu’il s’est procurée pour assouvir la faim
instantanée, la loi de société ne doit-elle pas m’imposer
la défense de cet acte barbare, et m’apprendre que je ne
dois chercher de subsistance que celle qu’aucun autre
ne s’est encore appropriée pour son usage individuel ?
Ne doit-elle pas m’engager même à partager l’avantage
de mes facultés supérieures, avec celui qui en naissant,
n’a point été assez favorisé pour que le germe des
mêmes facultés eût été également implanté dans son
être ?
Au lieu de cela, les lois sociales ont fourni à l’intrigue,
à l’astuce et à la souplesse, les moyens de s’emparer
adroitement des propriétés communes [...] Rien n’a fixé
les bornes des richesses qu’il fut permis d’acquérir. A
l’aide de faux préjugés, on a ridiculement exalté le
mérite et l’importance de certaines professions des­
quelles, au vrai, l’utilité n’était, pour la plupart, qu’illu­
soire ou chimérique. Ceux qui les ont exercées n’en sont
pas moins parvenus à se mettre en possession de tout :
tandis que les hommes réellement essentiels par leurs
travaux indispensablement nécessaires, en ont vu les
salaires réduits presqu’à rien.
Mais ce n’est point là où s’est borné le mal, ces tra­
7
98 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

vaux sont devenus enfin une ressource absolument insuf­


fisante pour chaque individu. Tout ayant concouru à ce
que les petites fortunes s’engouffrent dans les grandes,
le nombre des Ouvriers s’est excessivement accru. Non
seulement il en est résulté que les mêmes salaires ont pu
être diminués de plus belle, mais qu’une très grande
quantité de Citoyens s’est vue dans l’impossibilité de
trouver à s’occuper, même moyennant, la faible rétri­
bution fixée par la tyrannique et impitoyable opulence,
et que le malheur avait impérieusement forcé l’indus­
trieux Artisan d’accepter.
Cependant le refrain ordinaire des gens qui regorgent,
est d’envoyer au travail l’importun qui, poussé par les
sollicitations fâcheuses des plus petits besoins, vient
réclamer auprès d’eux le plus petit secours. L ’œil de
Crésus, blessé par l’aspect vraiment excitatif d’effroi,
vraiment épouvantable, des malheureux haillons qui,
chez le pauvre, remplacent toutes les décorations exté­
rieures, de tout le triste ensemble qui constitue ses pitoya­
bles livrées, de la défigurante pâleur et du coloris hideux
de son visage noyé de larmes : l’œil de Crésus, disons-
nous, blessé par un tel tableau, non parce que son
âme, assurément accessible à la pitié, s’en trouve tant
soit peu émue, mais parce qu’il se sent contrarié de ne
point voir tous objets riants, écarte et se débarrasse froi­
dement et sans gêne de l’infortuné. On Venvoie au travail !
Mais, où est-il donc prêt à prendre, ce travail ? [...]
L ’ordre naturel peut être défiguré, changé, boule­
versé, mais son entière destruction tend à le reproduire.
Si, après que la plupart des hommes ont été dépouillés
de toute ressource foncière, ils se voient encore des
moyens de se tirer d’affaires par le travail, quel parti
prendront-ils ? Il faut respecter les Propriétaires ! Mais si,
sur vingt-quatre millions d’hommes il s’en trouve quinze
qui n’aient aucune espèce de propriété parce que les
neuf millions restants n’ont point respecté assez leurs
droits pour leur assurer même les moyens de conserver
l’existence ? Il faut donc que les quinze millions se
décident à périr de faim pour l’amour des neuf, en
reconnaissance de ce qu’ils les ont totalement dépouillés ?
Ils ne s’y décideront pas très volontiers sans doute, et
probablement il vaudrait mieux que la classe opulente,
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 99

s’exécute envers eux, de bonne grâce, que d’attendre


leur désespoir. [...]
[...] C ’est donc les préjugés, enfants de l’ignorance,
qui ont fait en tout temps le malheur des races humaines.
Sans eux, tous les individus eussent senti leur dignité
respective ; tous eussent vu que la Société n’est qu’une
grande famille dans laquelle les divers membres, pourvu
qu’ils concourent, chacun suivant ses facultés physiques
et intellectuelles, à l’avantage général, doivent avoir des
droits égaux. La terre, mère commune, eût pu n’être
partagée qu’à vie et chaque part rendue inaliénable de
sorte que le patrimoine individuel de chaque Citoyen
eût toujours été assuré et imperdable. Dans une contrée
comme la France, où, d’après la moyenne proportion­
nelle des résultats des différents calculs pour l’étendue
des terrains en culture, il peut se trouver environ soixante
dix millions d’arpents, de quel joli manoir chaque chef
de ménage n’aurait-il pas pu jouir ?
En supposant quatre personnes pour chaque ménage,
la division des vingt quatre millions d’habitants, à quoi
on fait monter la population de l’Empire français, donne
six millions. Conséquemment chaque manoir eût été
de onze arpents.
Avec une telle étendue de fonds bien cultivée, dans
quelle honnête médiocrité n’eût-on pas été maintenu ?
Quelle candeur, quelle simplicité de mœurs, quel ordre
invariable n’eussent pas régné parmi le peuple qui aurait
adopté une forme si véritablement sage, si exactement
conforme aux Lois générales tracées par la nature et
que notre seule espèce s’est permis d’enfreindre ?
Les Lois contraires n’ont prévalu que parce que les
hommes ont manqué de lumières. Toutes les institutions
sociales ont eu pour principe universel que, pourvu
qu’un être humain n’arrachât pas à force ouverte les
biens dont son égal pouvait être investi, il était permis,
du reste, d’employer réciproquement toutes les ruses
imaginables pour se soutirer ces mêmes biens des mains
les uns des autres.
[...] Ainsi c’est par usurpation que les hommes pos­
sèdent individuellement plusieurs parts dans l’héritage
commun. Nous ne pensons pas devoir prétendre à réfor­
mer le monde, au point de vouloir rétablir exactement
100 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

la primitive égalité : mais nous tendons à démontrer


que tous ceux qui sont tombés dans l’infortune, auraient
le droit de la redemander, si l’opulence persistait à leur
refuser des secours honorables, et tels qu’ils puissent être
regardés comme devant convenir à des égaux ; tels encore
qu’ils ne permettent plus que ces mêmes égaux puissent
retomber dans l’indigence révoltante où les maux accu­
mulés des siècles précédents les ont réduits dans le
moment actuel...
Babeuf ensuite démontre que l’ignorance, la super­
stition et l’inéducation du peuple expliquent sa
passivité.
[...] Vous vous êtes fait un plan d’éducation qui a tou­
jours tendu à propager l’extrême misère, à pouvoir par­
venir à pressurer continuellement les sueurs de malheu­
reux, et vous avez eu soin de lui donner des notions
telles qu’il ne croyait pas devoir se plaindre de vos per­
fidies, telles qu’il n’imaginait même pas que vous n’étiez
point fondés à les commettre. C ’est en un mot, du contraste
établi entre Véducation du pauvre et la vôtre, que vous êtes
parvenus à rendre ce dernier tel et que vous vous êtes
formé à vous-mêmes ces cœurs durs et impitoyables qui
vous font supporter le spectacle de vos semblables péris­
sants de faim, tandis que vous nagez dans les superfluités
et les délices...
Babeuf par la suite propose, comme premier besoin
à satisfaire, d’établir un plan d’éducation nationale,
avec des maîtres salariés par l’État qui trouverait
l’argent nécessaire dans la vente des biens d’église.
Les instituteurs devraient recevoir une formation
solide fondée sur la connaissance de la langue.
L ’éducation du peuple, c’est le moyen de son éman­
cipation sociale.Il
Il fallut être éduqué pour se défendre continuellement
de l’oppression...
En outre, l’éducation si elle n’est pas donnée à tous
devient facteur d’inégalité sociale...
... Il est donc démontré que, dans une société
d’hommes, il faudrait nécessairement ou point du tout
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION IO I

d’éducation ou que tous les individus puissent également


en avoir. Tant qu’il en sera autrement, les plus fins
tromperont toujours ceux qui le seront moins ; ce qui a
été nous répond de ce qui pourra être.

Pour Babeuf, l’éducation dans la société de son


temps est un privilège, une « propriété », donc
chacun a le droit d’y prétendre. En outre, l’éducation
est nécessaire pour la vie sociale et la connaissance
de nos droits. Aussi Babeuf conçoit-il que l’élève doit
s’exercer principalement à connaître :

... le texte de la loi, pour lui inculquer de bonne heure


ses droits et ses devoirs.

L ’éducation est source de libération humaine car


de même que l’ignorance a permis la naissance
de la féodalité...

... de même le recouvrement des lumières pourra


seul réhabiliter l’homme dans l’état honorable qui lui
est propre, et faire disparaître tous les maux qui sont
résultés de la propagation des divers fléaux contre les­
quels nous nous sommes élevés.
[...] Comme il ne nous est pas possible à nous seuls, de
procurer au monde tout le bien que nous lui désirerions,
nous avons vu que c’en serait déjà un très grand, pour
la société telle qu'elle est, si nous pouvions atteindre à y
faire recevoir un Plan qui comportât les moyens d’évi­
ter l’arbitraire et d’établir la meilleure justice possible
dans la distribution des charges publiques. Voilà où se
borne notre ambition1.

i. Tout le Discours préliminaire teur ou, au contraire, asservissant


s’inspire de la pensée de quelques de l’éducation sort de la pensée
philosophes dont les analyses commune des encyclopédistes,
étaient tombées dans le domaine de Condorcet par exemple, auquel
public : l’origine de l’inégalité Babeuf se réfère ; l’idéal fami­
entre les hommes dérive tout droit lial de stricte égalité sociale, de
de Jean-Jacques Rousseau (D is­ Mably et des utopistes antiqui-
cours sur Vorigine de l'inégalité sants qui rêvèrent tout au long
parmi les hommes) ; le rôle des pré­ du siècle de la bonté primitive de
jugés sociaux qui pétrifient l’iné­ l’homme détruite par les lois
galité sociale vient d ’Helvétius. sociales et l’inégalité des posses­
{De l'Homme) ; le rôle émancipa­ sions.
102 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

BABEUF G A ZE TIE R D É M O C R A T E

Nous donnons dans le texte suivant un extrait de


cette Correspondance de Londres longtemps inconnue.
Babeuf, sans ressources à Paris au cours de l’été 1789,
se lance dans le journalisme, qui deviendra bientôt
son seul métier. Le journalisme n’est pas né de la
Révolution française, mais la liberté de la presse
permet l’éclosion d’une multitude de feuilles à petit
ou à grand tirage (Les Révolutions de Paris, de Lous-
talot, par exemple). Avides des nouvelles de Paris,
les journaux des pays européens libéraux et surtout
d’Angleterre entretenaient des correspondants dans
la capitale. C ’est ce rôle que joua Babeuf en analysant
les «journées d’octobre 1789 ».

CORRESPONDANCE DE LONDRES
(ier-8 octobre 1789)1
Du vendredi 2 octobre12

L ’Acte qui suit parut sous le titre de proclamation


de l’Assemblée des Représentants de la Commune.

« Sur les bruits alarmants3 répandus dans le Public


par des gens mal instruits, peut-être malintentionnés,
que les Moulins de Corbeil ne tournaient pas, que les
1. D ’après les archives de entraîné une fuite de monnaie
l’Institut du Marxisme-Léninisme. hors de France. Le chômage
(Cote : 17 B II I ; Lettre 109 B atteignait les métiers tradition­
V I I I reproduite par V . M. D a - nels de Paris. Les battages
l i n e . A .H .R .F ., 1958, n ° 151, n’étaient pas terminés. Des récla­
PP- 3 7 -5 3 *) mations pour la hausse des salaires
2. Il s’agit d ’une chronique accompagnaient, dès septembre,
quotidienne et familière. Babeuf y les manifestations qui éclataient
porte quelques jugements fort spontanément devant la porte des
pertinents sur la question des boulangeries. L ’incapacité de
subsistances. Il sut distinguer, au l ’Assemblée de régler la ques­
milieu de la foule des nouveaux tion de la circulation des grains
journaux, l'A m i du Peuple de et l’incurie de l’Hôtel de Ville,
Marat, ce qui montre assez sa qui multipliait les déclarations
clairvoyance politique. lénifiantes comme celle-ci et
3. Les difficultés économiques la suivante, soulevaient la colère
étaient extrêmes. Tou t devenait populaire.
plus cher. L ’émigration avait
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 103

boulangers manquaient de farine, parce que la Halle


n’était pas approvisionnée, que l’École Militaire
recélait une quantité considérable de farines1, et
qu’enfin la plupart de ces farines étaient dangereuses
et nuisibles à la santé des Citoyens, le Comité des
Subsistances2 a cru devoir représenter à l’Assemblée
générale qu’il était de son devoir et de sa sollicitude
d’instruire le Public de la fausseté de ces allégations,
et de mettre un terme à la multitude de députations
des différents Districts qui, cédant à l’impulsion de
quelques particuliers, viennent sans cesse faire part
de leurs craintes à l’Assemblée générale et au Comité
des Subsistances, et les distraire des opérations qui
seules peuvent rétablir l’ordre et la tranquillité
dans la Capitale. »

Pour preuve de ces assertions consolantes, la procla­


mation contenait de plus que M. Cousin, Député par
la Commune, et l’un des Représentants envoyé à Corbeil
et en différents autres endroits avait écrit que par le
résultat d’une infinité d’opérations et de recherches,
il constatait que tout était au mieux.
Aussi l’Assemblée crut devoir assurer le Public

« que le mal existait plus dans l’opinion que dans la


réalité, et elle observa que si les ennemis du bien
commun n’excitaient pas la fermentation qui trouble
la paix des Citoyens, par des discours3 qui sèment
l’alarme et qui portent un grand nombre de citoyens
à se procurer une plus grande quantité de pain que
celle nécessaire à leur consommation journalière, les
mesures qu’on avait prises auraient plus de succès,
d’autant que M. le Maire et l’Assemblée des Repré-
1. Ainsi naquit la croyance au 2. Le Comité des Subsistances :
« pacte de famine » et au « complot commission municipale spécialisée
aristocratique » qui va être le sti­ dans l’approvisionnement des
mulus de ce que Georges Lefebvre marchés.
a appelé la « réaction défensive » 3. Par exemple, Marat, qui,
des faubourgs, laquelle se pro­ dès le numéro 2 de L 'A m i du
longe en « volonté punitive » : Peuple (16 septembre) m it en
telles sont les journées des 5 et cause le Comité des Subsistances.
6 octobre 1789). (Cf. G. R u d é : (Cf. Marat : Textes choisis. Intro­
The crowd in the French Révolution. duction et notes par Michel V o-
Oxford. 1959. p. 251 : appendice velle. Paris. Éditions f sociales.
donnant les proportions des dépen­ 1963. Coll. « Les Classiques du
ses pour le pain dans le budget des peuple ».)
travailleurs.)
104 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

sentants de la Commune avaient assuré la liberté


du Commerce, et invité M. le Commandant Général
à protéger les routes et les marchés1, et que les
dispositions dues à sa sagesse et à son activité devaient
ramener la tranquillité. »

C ’est vraiment une chose intéressante que d’examiner


la manière dont se fixe l’attention publique sur les opé­
rations de ceux qui gouvernent. On entendait les Citoyens
s’écrier hautement que le ton de sécurité qu’on paraissait
affecter dans la proclamation du 2 octobre, ne rassurait
pas sur des craintes malheureusement trop fondées ;
qu’il était impossible de persuader aux Habitants de
la Capitale qu’ils n’avaient point à craindre d’être poi­
gnardés par la disette, tandis qu’ils en sentaient déjà les
coups terribles, que quelles que fussent les découvertes
de M. Cousin, le fait était que tout Paris se sentait prêt
à succomber d’inanition, qu’il était dérisoire d’avancer
que le mal n’était qu’imaginaire, et qu’il venait de ce
que quelques particuliers affamaient tous les autres en
s’approvisionnant au delà de ce qui leur était nécessaire
pour leur subsistance quotidienne. Ce fait est impossible,
disait-on, d’après la façon graduellement plus parcimo­
nieuse avec laquelle on procède à la distribution du pain,
d’après que celui-là est très heureux qui peut parvenir
au bout de quelques heures à s’en procurer au plus la
quantité de deux livres. Est-ce encore assez faire injure à
notre jugement, ajoutait-on, que de vouloir établir
contre le rapport invariable de tous les palais parisiens
en qui le sens du goût n’est point amorti, qu’il n’est pas
vrai que les farines soient corrompues et aient contracté
une qualité dangereuse ? Il est trop fort de vouloir en
imposer à toute une grande capitale contre sa propre
évidence. Est-ce ainsi que les représentants répondent
aux Députations des Districts dont ils tiennent leurs pou­
voirs et auxquelles ils doivent, comme à leurs Com­
mettants, rendre compte de leurs opérations et les faire
sanctionner2. Ces Districts en leur exposant tout le frap­

1. ... Contre les mouvements de 2. Les 60 districts électoraux


taxation populaire animés par les constitués par le Règlement royal
villageois, contre la fuite des du 13 avril 1789 étaient tenus
grains, des terroirs vers Paris. en main par les électeurs des dé-
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 105

pant du tableau des Milices communes, ne leur deman­


dent-ils que des phrases tendant à faire faire diversion
sur les grands maux de la Patrie ? Une telle illusion ne
peut pas durer1. L ’Assemblée de St-Nicolas-des-Champs
ne s’attendait peut-être pas, le 30 septembre, quand elle
conjurait le Comité des Subsistances (voyez ci-devant)
au nom du Salut public reposant en ses mains de s'occuper,
sans relâche de l'objet important pour lequel il est institué ;
cette Assemblée ne s’attendait pas peut-être de recevoir
la consolante réponse qu’il était du devoir et de la solli­
citude du Comité

« de mettre un terme à la multitude des Dépu­


tations des Districts, qui, cédant à l’impulsion de
quelques particuliers, venaient sans cesse faire part
de leurs craintes à l’Assemblée générale et au Comité
des Subsistances, et les distraire des opérations qui
seules pouvaient rétablir l’ordre et la tranquillité
dans la Capitale. »

Il est difficile de peindre l’idée du mécontentement


qu’inspira cette plainte d’importunité rendue avec une
amertume manifeste par des Mandataires contre leurs
Commettants. Ces expressions impérieuses mettre un
terme, et le reproche de distraction, indisposèrent tous ceux
qui en firent la remarque. On trouva ce langage impropre
dans la bouche d’intendants et de simples fondés de pro­
curation2. On fit plus que crier à l'ordre. Les esprits

putés, eux-mêmes élus par les en qui réside, très concrètement,


corporations et les quartiers. Les la souveraineté. A partir de 1789,
députés des districts, plus proches Le Contrat Social, si l’on en croit
du peuple, étaient aussi plus sen­ le témoin Sébastien Mercier, devint
sibles aux doléances des masses un livre fort répandu, alors qu’on
et à l’agitation sociale. le connaissait peu avant la R évo­
1. Sous l’apparence de froide lution. De plus, les brochures les
objectivité, la chronique de Babeuf plus diverses en répercutaient les
ne manque pas de faire sentir, analyses essentielles sous forme
avec le mot diversion, le sens de la d ’aphorismes populaires. (Cf.
démarche des possédants, réunis Albert S o b o u l : Classes populaires
au sein de la Municipalité de et rousseauisme sous la Révolution.
Paris. Société des études robespierristes
2. Conformément à la doctrine Pour le 250e anniversaire de la
de Rousseau, le député, le m anda­ naissance de Rousseau, Louis-
taire demeurent à tout moment Jean, Gap, 1963, pp. 44-60.)
sous le contrôle vigilant du peuple
io6 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

commencèrent tout de bon à s’échauffer, et ils parurent


dès ce moment se préparer à faire éclater la grande
fermentation de laquelle nous serons conduits à décrire
encore quelques particularités.

Du mardi 6 octobre1
Il est difficile de se peindre l’inquiétude générale dont
tout Paris était rempli relativement au résultat du
voyage à Versailles par plus de vingt mille citoyens au
sort desquels il était bien naturel de s’intéresser. On ne
pouvait croire qu’ils en reviendraient triomphants.
On désirait de ne point apprendre qu’ils eussent fait
couler beaucoup de sang, et on en revenait au refrain prin­
cipal : Plut au Ciel qu’ils pussent nous ramener du pain !
Dès le matin l’Assemblée de la Commune publia le
Décret de l’Assemblée Nationale rendu la veille pour la
libre circulation des grains dans l’intérieur, et pour
obliger ceux qui feraient transporter des grains et farines
par mer, de faire leur déclaration exacte par devant les
Municipalités des lieux, du départ et du chargement,
et de justifier de leur arrivée et de leur déchargement
aux lieux de leur destination, par un certificat des Muni­
cipalités desdits lieux : l’exportation à l’étranger est
provisoirement défendue.
Au bas de ce Décret était un autre acte de l’Assemblée
Nationale du même jour 5, par lequel elle reconnaît que

1. On apprit à Paris, le 3 de Maillard, l’un des vainqueurs


octobre que, les officiers des de la Bastille, des milliers de
Gardes du corps, deux jours avant, femmes se dirigèrent sur Ver­
avaient foulé aux pieds la cocarde sailles pour réclamer du pain.
tricolore. L a croyance au « pacte La Garde nationale, sous la direc­
de famine » et au « complot aris­ tion de Lafayette, et des milliers
tocratique » trouva là un aliment de Parisiens devaient se joindre à
de choix. Marat, dans U A m i du la colonne.
peuple, de multiples orateurs ou Babeuf fait état ici de l’atm o­
gazetiers, un pamphlet, Le Fouet sphère à Paris pendant la marche
National, appelaient le peuple à se sur Versailles des 5 et 6 octobre.
« réveiller ». Il s’y montre très sensible aux
Le dimanche 4 octobre, des inquiétudes populaires avec un
attroupements se formaient, sens remarquable des réalités,
singulièrement au Palais-R oy a ’ où si l’on songe qu’il n’est dans une
l’agitation atteignait son comble. grande ville que depuis trois mois.
Le 5 octobre, sous la direction
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 107

son précédent Décret du 18 septembre, portant les


mêmes dispositions, n’est point respecté. Elle en demande
au Roi la sanction.
La réponse de S. M. est un ordre de faire transporter
à Paris, sans délai, les blés qu’on dit être arrêtés à Senlis,
Lagny et ailleurs.
Le soir, sur de nouvelles instances de l’Assemblée
Nationale, pour aviser aux moyens d’approvisionner
Paris ; réponse du Roi

« qu’il est sensiblement touché de l’insuffisance de


l’approvisionnement de la Capitale, qu’il continuera
à seconder les efforts de la Municipalité pour tous
les moyens qui seront en son pouvoir, et qu’il a donné
des ordres pour la libre circulation des grains et le
transport de ceux destinés pour Paris. »

Tout cela n’est que du vent1, disait le Peuple Parisien,


il n’en vient pas une livre de pain de plus dans la bou­
tique du Boulanger. Mais l’arrivée du Roi et de la Reine
à Paris dans la soirée de ce fameux Mardi 6 Octobre,
changea subitement et comme par un vrai prodige,
le mauvais pain en bon, et le fit paraître non moins mer­
veilleusement, en une abondance qui fit dire au Français
tout de suite rendu à sa gaîté naturelle : Nous ne man­
querons plus actuellement ; nous avons amené le Bou­
langer et la Boulangère2.
On a cependant voulu donner une explication à ce
phénomène, en prétendant qu’il avait pour cause le
déchargement de quantité de voitures de farines qui
avaient suivi le train de leurs Majestés et lesquelles
farines provenaient d’amples magasins de grains aux
Écuries du Comte d’Artois3.

1. Le Roi, pensant désarmer Paris, sous bonne garde, de la


ses adversaires et la foule rassem­ famille royale.
blée à Versailles, avait accepté, le 2. Toute une iconographie s’em­
5, les décrets de l’Assemblée du para de ce retour du « Boulanger,
mois d ’août, pris eux-mêmes sous de la Boulangère et du petit
la pression populaire. Il acceptait Mitron » (le Dauphin).
ainsi, semblait-il, de déférer aux 3. Effectivement, des stocks de
réclamations des manifestants. farine furent amenés de Ver­
Mais, Babeuf le sent bien, le sailles, mais Babeuf, ironique,
peuple âv it la manœuvre et c ’est comprend parfaitement que la
pourquoi il exigea la venue à question, malgré l’enthousiasme
io8 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

On avait publié de bonne heure un avertissement de


la Commune par lequel elle prévenait les Citoyens que
la Garde Nationale Parisienne n’avait éprouvé aucun
obstacle à Versailles1 ; que le Roi l’avait reçue avec
bonté ; que Sa Majesté avait accepté les articles de la
Constitution ; qu’elle .avait décidé qu’un détachement
de la Milice Nationale Parisienne2 contribuerait à sa
garde personnelle, et que déjà nos troupes étaient en
possession de tous les postes.
L ’Assemblée ajoutait qu’elle prenait les mesures les
plus efficaces pour assurer la subsistance de la ville. On
réfléchira, d’après ce que nous avons exposé plus haut,
s’il est probable que ce fût à ces mesures promises des
Représentants de la Commune que les Citoyens durent
la prompte abondance si désirée et dont il était si urgent
qu’ils jouissent.
On ne fut pas du tout étonné de ce que l’on assurait
qu’il ne s’était rencontré pour notre parti aucun obstacle
à Versailles. Vingt-deux canons, quatre mille femmes et
vingt mille hommes devaient-ils attendre ? La puissance
est toujours bien accueillie3. On se félicita de l’accepta­
tion royale des articles de la Constitution et des autres
nouvelles flatteuses dont les Habitants de la Capitale
étaient avisés.
On proclama vers le soir encore un avis par lequel on
informait les Citoyens, que le Roi, la Reine et la Famille
Royale étaient en marche pour arriver à Paris. On ajou­
tait que les Gardes du Corps qui, le matin, avait prêté
le serment qu’avaient prêté les Troupes Nationales,
s’étaient fraternellement confondus sous les drapeaux de la
Garde-Nationale-Parisienne.
populaire, est loin d ’être réglée. matiquement, en septembre 1789,
V. M. Daline voit ici la preuve de à absoudre le Roi pour le mettre
la perspicacité de Babeuf. (Cf. dans son jeu.
V.-M. D aline : « Babeuf et Marat 2. La Garde nationale comman­
en 1789-1790 », A .H .R .F ., 1958.) dée par Lafayette.
1. C ’était une contre-vérité pro­ 3. Comme dans la lettre du
férée pour calmer l’agitation popu­ 25 juillet 1789 à sa femme (Cf.
laire : le 6 octobre à l’aube, une D qmmanget : Pages choisies...,
bagarre avait éclaté entre les ouv. cité, pp. 73-76), Babeuf prend
Gardes du corps et la foule sous conscience de la force du mouve­
les appartements de la Reine. ment de masse, seule capable d ’im ­
La majorité de la Constituante poser les mesures nécessaires.
par peur sociale cherchait systé­
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 109

On fut sensiblement touché de la générosité de ce fra­


ternel dévouement de la part des Gardes du Corps de Sa
Majesté1...

Du mercredi 7 octobre
[...] M. Marat déploya ce jour, dans le n° 2612 de
L'Ami du Peuple, un zèle véhément qui ne plut pas à tout
le monde. Il tonna très haut contre la Dénonciation de
M. de Joly dont on a vu que l’affiche qu’il qualifiait
de Placard injurieux avait paru le 4. Il apprend que le
nom qu’il n’avait pu savoir lors de l’impression de sa
feuille n° 24 et qui de là était resté en blanc, est celui
du Comte d’Épernay, Commandant de la Milice de la
Banlieue de Paris, mandé à l’Hôtel de Ville pour l’objet
qui a donné lieu aux faits racontés dans le n° 24 et les­
quels ont motivé le Placard. Il interpelle ce M. d’ Éper­
nay de rendre un témoignage public à la certitude du
contenu au n° dénoncé et de dire si L A m i du Peuple a
articulé une seule syllabe qui s’écartât de la vérité.
Les pinceaux de M. Marat avaient été trempés dans
le fiel pour travailler l’ébauche du noir tableau de la
Municipalité, auquel il avait projeté de donner un fini
parfait. Ces mêmes pinceaux conservèrent une teinte des
couleurs dont ils étaient enduits. Ne pouvant s’arrêter
en si beau chemin, il court de toute force, et tombe écu-
mant sur le premier Ministre des Finances3. Il promet de

1. On ne peut qu’être sensible falsification le secrétaire de la


à l’ironie dubitative de Babeuf. Commune, de Joly. Ce dernier
Comme Marat, il ressent avec ayant porté plainte, Marat fut l ’ob­
inquiétude la fausse réconciliation, jet d ’un décret de prise de corps
l’équivoque fondamentale qui réu­ pour le 6 octobre qui fut reporté
nit ceux qui, pour des raisons de au 8 à cause de l’insurrection
classe, étaient ennemis la veille. parisienne. Pourtant Marat, dans
« Quoi ! c’est à la lueur des le numéro dont il est question
flammes de leurs châteaux incen­ ici, rétractait publiquement ses
diés qu’ils ont la grandeur d ’âme accusations : l’affaire, néanmoins,
de renoncer au privilège de tenir ne fut pas classée, B ailly et la
dans les fers des hommes qui ont Commune ayant trouvé le pré­
recouvré leur liberté les armes à la texte recherché pour poursuivre
main! » (Cf. Marat : Textes choi­ U Am i du peuple.
sis, ouv. cité, p. 136. U A m i du 3. Il s’agit de Necker, banquier
Peuplen0 n , 21 septembre 1789.) suisse et protestant, rappelé par
2. Sur la foi d ’une information Louis X V I aux Finances en
inexacte, Marat avait accusé de août 1788, puis renvoyé et rap-
1 10 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

commenter son Rapport fa it au Roi dans son Conseil, et d’en


faire ressortir les affreuses maximes de servitude qui y
sont voilées avec art. Il l’accuse d’avoir cherché à
remettre dans les mains du Roi les chaînes du despotisme,
d’avoir cessé de paraître le défenseur du Peuple au
moment même où son enthousiasme venait de le réhabi­
liter, de l’avoir abandonné lâchement pour solliciter
la grâce des traîtres à la Patrie1, que pour prix de l’aveugle
confiance de ce Peuple dévoué dont les vives réclama­
tions l’avaient rappelé de l’exil, il avait porté la barbarie
jusqu’à vouloir le faire périr de misère2, en se mettant
à la tête des vils accapareurs.
L ’excès de confiance donné à un homme en place,
la haute opinion généralement conçue à son égard, des
hommages constamment rendus au mérite qu’on a cru
lui reconnaître, ne sont point certainement des motifs
qui s’opposent à ce qu’on puisse jamais l’accuser. Si les
griefs de M. Marat étaient fondés, s’il était en état de
prouver ce qu’il avance, si tandis que la France a cru
voir le digne Ministre et l’honnête homme par excel­
lence, il avait eu seul le talent de discerner un traître
couvert du manteau de l’hypocrisie, et qu’il fût capable
de dévoiler bien clairement des noirceurs et des crimi­
nelles manœuvres, sa dénonciation deviendrait un acte
de courage et de vrai patriotisme, dont la Nation lui
devrait une éternelle reconnaissance. Mais si cet acte

pelé après le 14 juillet. Neclcer, que Babeuf donna des premières


non seulement était soutenu par la charges de Marat contre Necker est
bourgeoisie parisienne, mais il parfaitement exacte. L ’attaque se
demeurait encore à cette date tout prolongea jusqu’en décembre,
auréolé de prestige aux yeux du mais dans la clandestinité. (Cf.
peuple, du commerçant aisé jus­ Jean Massin : Marat. Club Fran­
qu’au plus humble gagne-denier. çais du Livre, 1962, pp. 110-113.)
L ’ autorité du ministre n’était pas 1. Necker n’avait rien dit des
encore atteinte malgré ses com­ préparatifs militaires décidés à
promissions avec la Cour. Marat Versailles en juillet 1789, avant
fut le premier à l ’attaquer sans son renvoi : « L a nation doit le
concession, quoique naguère dans punir comme un traître ou le
YOffrande à la Patrie, de mars 1789, renvoyer comme un imbécile. Il
il lui ait rendu un sincère hom­ peut opter », avait osé écrire
mage. Le 22 octobre 1789, il le Marat.
dénonce comme un « faux dieu » 2. Marat accusait Necker de
(Vovelle), une idole dont il faut s’être entendu avec des mino­
arracher le masque pour inciter tiers, les frères Leleu, pour jouer
le peuple à la vigilance. L ’analyse à la hausse sur les cours du blé
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION ni

n’est qu’une diffamation coupable faite dans la vue d’ins­


pirer de la défiance sur un administrateur qui est devenu
l’idole du Royaume, un tel attentat ne peut être trop
puni. Il faudra de fortes preuves à M. Marat pour rendre
raison à ses inculpations, lorsque les sentiments qu’a
inspirés celui qu’il accuse sont tels que les Français
hésiteraient à le croire capable de faire le mal comme s’ils
le lui voyaient commettre. Ce ne sera point avec les épi­
thètes de Ministre sottement adoré, d’intrigant ambitieux,
de Chevalier d’industrie, et autres semblables qu’il
pourra en imposer ; mais avec les témoignages dont la
prudence exige que soit toujours étayé celui qui ose se
rendre dénonciateur1 [...]

LA R É V O L U T IO N ! M AIS PO U R Q U O I FAIRE ?

Dans les trois textes qui suivent, les deux derniers


étant ici écourtés, Babeuf pose clairement, à propos
de la perception des impôts de l’Ancien Régime, la
question fondamentale : la Révolution des droits de
1789 s’arrêtera-t-elle à des déclarations de principe?
Le peuple déshérité, paysans pauvres et travailleurs
des faubourgs, pourra-t-il aussi faire entendre sa
voix ?

1. L ’attitude de Babeuf sur­ Babeuf s’explique aisément par le


prendra le lecteur, qui s’imagine, caractère équivoque de l’attaque
sur la foi de l ’hagiographie démo­ inattendue de Marat, du moins
cratique, que personne ne pou­ faut-il en signaler l’étroitesse.
vait mieux que Marat discerner le Poursuivi, Marat dès le 8 octobre
vrai et indiquer la marche à suivre. fut contraint de se cacher jusqu’au
Pourtant, quelques jours aupa- 12 décembre et de publier dans les
avant, Marat s’était trompé et pires conditions U A m i du peuple.
l’avait reconnu publiquement. Il est possible que Marat se soit
Qu’exige donc Babeuf dans sa trompé en attaquant Necker dont
charge ? Une attitude morale, la Cour voulait se débarrasser,
véritablement révolutionnaire, plutôt que d ’autres plus dange­
faite du respect de la vérité des reux comme Lafayette. Du moins,
faits. Il ne condamne pas Marat, sa politique se montra-t-elle
il exige de lui des preuves de ce payante, car elle contribua à faire
qu’il avance et qu’il renonce aux connaître les manœuvres de la
qualificatifs qui ne font pas Cour.
avancer d ’un pas la démonstra­ Babeuf n ’a rien compris à
tion. Belle leçon, éloquente encore cet aspect déterminant de la
de nos jours ! politique prophétique de Marat.
Néanmoins, si l’ attitude de (Cf. J. Massin : ouv. cité.)
1 12 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

Babeuf, animateur de la lutte collective contre les


droits féodaux et les taxes d’Ancien Régime, y trouve
la première occasion d’affirmer sa vocation de
« tribun du peuple ».

LETTRE DE BABEUF AU COMITÉ DES RECHERCHES1

Messieurs,

Lorsqu’à Paris la liberté fut recouvrée, il arrivait


qu’un citoyen écoutait l’opinion publique sur les points
de réclamation générale ; il tâchait de la saisir, cette
opinion, il mettait la main à la plume, s’efforçait de bien
rendre ce qu’il avait entendu, et donnait à son travail
le tour et le titre de Motion, il courait à son district pour
lire cette motion ; on l’accueillait unanimement ; on
l’envoyait à tous les autres districts ; la pluralité l’adop­
tait, et c’est ainsi qu’on parvenait à connaître la volonté
générale12.
Tout récemment un citoyen de ma connaissance
écouta l’opinion publique sur l’objet des aides et fermes ;
il tâcha de bien saisir cette opinion, il mit la main à la
plume, il s’efforça de bien rendre ce qu’il avait entendu ;
il donna à son travail le tour et le titre de Pétition3. Il

1. Le io mai 1790, Babeuf écrit pratique populaire, éclaire le sens


au Comité des Recherches de de sa pensée et la légitimité de
l’Assemblée nationale pour justi­ son action. La « volonté générale »,
fier la pétition qu’il avait rédigée selon l’appréciation populaire, n’a
contre les impôts d’Ancien Régime. pas le contenu métaphysique
Il le fait habilement, prétextant abstrait que Rousseau lui donne
des libertés garanties par les dans Le Contrat social. Elle est
Droits de l’homme. Georges Bour- tout simplement l’unanimité ou,
gin publia ce texte avant sa mort. au moins, la majorité (ici la
Il est conservé aux Archives natio­ « pluralité »).
nales, D X X X I X bis, 5, I, n° 77, 3. Cette adresse, imprimée chez
p. 11. Devin à Noyon, fut distribuée
Le Comité des Recherches dans les communes pour être
de l’Assemblée était une véritable signée et expédiée à l’Assemblée
commission de sécurité intérieure, nationale : « Pétition sur les impôts
possédant le droit d ’enquêter et adressée par les habitants de...
d ’incarcérer les accusés, avant de en... à VAssemblée nationale,
les faire inculper par l’Assemblée dans laquelle il est démontré que
nationale. les aides, la gabelle, les droits
2. Le démocratisme de Babeuf, d’entrée aux villes... ne doivent
inspiré de Rousseau et aussi de la et ne peuvent plus subsister, même
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION

lut cette Pétition à ses concitoyens ; on l’accueillit géné­


ralement ; on l’envoya dans un grand nombre de commu­
nautés de la Province ; la pluralité l’adopta ; et c’est
ainsi que le citoyen se rencontra avec le vœu général.
On ne fit jamais un crime aux premiers motionnaires
d’avoir communiqué leurs opinions, et cependant il
paraît qu’on voulut en faire un au rédacteur de la Péti­
tion sur les aides et fermes1 d’avoir répandu les siennes...
Pourtant il y a bien parité de cas ; la similitude est frap­
pante entre l’une et l’autre conduite.
On ne s’avisa jamais de vouloir empêcher les citoyens
de faire et de présenter leurs motions, et l’on apprend
que des moyens ont été employés pour empêcher beau­
coup de communautés de faire parvenir à l’Assemblée
nationale leur adhésion à la Pétition dont il s’agit ;
que d’autres arrangements vont être pris pour faire que
celles qui arrivaient jusque près d’Elle n’y parviennent
cependant pas tout à fait, et que la municipalité du lieu
de cette impression vient de recevoir des ordres du Comité
des Recherches pour veiller à ce qu’à l’avenir ce même
écrit, que le Comité qualifie de libelle incendiaire, ne soit
plus réimprimé et débité.
Voilà donc, d’un côté, des mesures prises pour empê­
cher les citoyens de faire parvenir la vérité auprès de
ceux qui gouvernent, voilà donc le « droit de parler,
la libre communication des pensées et des opinions »2,

provisoirement, chez les Français La Picardie était pays de « grande


devenus libres. » 800 communes de gabelle » et relevait de la « ferme
Picardie et de l’Artois adoptèrent générale ». Partout, mais surtout
cette pétition. Le Comité des autour de Paris, les déclarations
Recherches de l’Assemblée natio­ révolutionnaires, prises au pied
nale qualifia le texte de « libelle de la lettre, conduisirent les p ay­
incendiaire » et reprit assez verte­ sans à refuser le paiement des
ment les municipalités qui s’en impôts détestés, synonymes d ’ar­
préoccupèrent, celle de Péronne en bitraire. (Cf. R. L egrand :
particulier qui avait rejeté la res­ « Babeuf en Picardie », A .H .R .F .,
ponsabilité d ’arrêter Babeuf sur la i960, n° 4, pp. 58-59*)
municipalité de Roye de laquelle 2. Fort habilement, B abeuf se
il dépendait par son domicile. justifie non seulement en prenant
1. Les aides sont les impôts exemple sur ce qui se fit à Paris
indirects pesant sur les boissons ; l’été 89, mais encore en retournant
les « fermes » sont les taxes affer­ à son profit contre l’Assemblée les
mées comme la gabelle pesant sur termes mêmes qu’elle adopte dans
le sel, les traites et douanes aux La Déclaration des Droits de
frontières de province et les octrois. VHomme et du Citoyen (ici, l’ar-

8
114 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

qui ne sont plus déjà que des chimères ; voilà donc


l’inquisition de la presse et le plus rigide des censoriats
rétablis dans les mains des municipalités, sous l’autori­
sation du Comité des Recherches ?
Mais une chose qui est peut-être singulièrement
digne de remarque, c’est la qualification de libelle incen­
diaire donnée à la Pétition. Déjà le mot de Pétition semble
s’allier assez mal avec celui de libelle. Un libelle n’est
point encore pour l’ordinaire un écrit dont l’auteur se
montre hautement, n’est point un écrit que tout le
monde s’empresse de souscrire. De là il faudrait supposer
que tout le monde entre dans les mauvaises vues, ou,
si l’on veut, dans le complot du libelliste. Dès lors, il n’y
a plus de complot, et le libelle n’en est plus un. Car dès
qu’un homme est parvenu à rendre tous les autres ses
complices, il n’y a plus de complicité ; la volonté du
premier moteur est devenue la volonté générale, et en
judicieuse politique, la volonté générale fait la loi1.
Mais qui donc est le rédacteur qui se montre si hau­
tement ? Messieurs, c’est moi... Je viens près de vous
défendre mon prétendu libelle, et j ’entre de suite dans
la discussion.
Il est bon de rappeler d’abord qu’il est peut-être assez
surprenant que cet écrit, aujourd’hui appelé incendiaire,
n’ait pas été vu comme tel dès le 20 février dernier,
lorsque la seule ville de Roye l’adressa en manuscrit au
Comité des Rapports. Monsieur l’Abbé Grégoire2,

ticle II, d’ailleurs mal reproduit). tout pénétré des idées du Contrat
On trouve déjà, ici, une attitude Social. L ’ Institut du Marxisme-
qui sera celle de tous les révo­ Léninisme, m ’a communiqué V. M.
lutionnaires dans les régimes dits Daline, possède des extraits de
« libéraux » des x i x e et x x e siècles : 1790-1791 de la main de Babeuf,
revendiquer les libertés fondamen­ fort probants sur cette question.
tales et les droits reconnus par le Mais, au niveau où Babeuf se place
libéralisme lui-même pour mon­ ici, il n’est pas nécessaire de sup­
trer l ’hypocrisie bourgeoise qui poser qu’il ait eu une connaissance
abandonne ses propres valeurs, approfondie de Rousseau.
selon les circonstances. 2. Henri G régoire : né en 1750
1. Percutante défense ! Babeuf en Lorraine, l’abbé Grégoire fut
s’éclipse derrière les masses pour élu député du Clergé de N ancy aux
ruiner toute possibilité de diver­ É ta ts généraux. Il fut l’un des
sion de la part de l ’adversaire. prélats les plus favorables à la
Babeuf cite ici la locution rous- Constitution civile du Clergé.
seauiste « volonté générale ». Il Il devint évêque constitutionnel
semble qu’il soit en cette période de Blois et député à la Convention.
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 115

président, se contenta d’y répondre, sans aucunement


le qualifier, en disant :

« qu’on s’était trompé sur le vrai sens des décrets


de l’Assemblée nationale, lorsque, pour réclamer
l’affranchissement des droits d’aides et de fermes,
on s’était étayé de celui de ces décrets, qui porte que :
« Toutes les contributions et charges publiques de
quelque nature qu’elles fussent seraient supportées
par tous les citoyens en raison et proportion de leurs biens
et facultés », que par là, l’Assemblée nationale n’avait
entendu prononcer que sur les impôts directs et non
sur ceux qui tombent sur les consommations. »

En reportant, Monsieur l’Abbé Grégoire, et en le


faisant expliquer sur les seuls mots du décret de « quelque
nature qu’ils fussent », on l’eût sans doute embarrassé ;
mais on voulut attendre qu’il pût avoir la preuve que
sa réfutation n’était pas pleinement convaincante,
puisqu’on se disposait à faire partir, de mille points
différents, l’adhésion à la Pétition de la ville de Roye.
C ’est lors de ce départ si remarquablement simultané,
que l’on s’avisa de traiter l’écrit qui contenait la récla­
mation générale, de « libelle incendiaire ». Ne convien­
drait-il pas d’examiner, après ce que nous avons déjà
dit sur les caractères qui peuvent rendre un ouvrage tel,
ne conviendrait-il pas d’examiner, je ne dis pas en quoi
le nôtre peut mériter cette imputation, mais en quoi il
peut être aucunement répréhensible ?
Est-ce en ce qu’il fait sentir aux citoyens de quelle
importance il leur est de demander l’accomplissement
de ce grand principe si équitable que toutes les contributions
et charges publiques, de quelque nature qu’elles puissent
être, soient supportées par tous les citoyens en raison de
leurs biens et facultés ? Ma réponse est dans l’article 13
de la Déclaration des Droits de l’Homme, et dans le
décret confirmatif du 7 octobre.
Est-ce par ce qu’on y annonce vouloir faire, et qu’on
y fait réellement usage du Droit de parler ? Ma réponseIl

Il demeura fidèle à sa religion et à dès 1791, mais son démocratisme


sa conception des rapports entre fut très modéré et ne s’étendit
l’Église et l’É ta t jusqu’à sa mort jamais au domaine social,
en 1831. Il s’affirma républicain
1 16 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

est dans l’article 11 de la même Déclaration des Droits.


Est-ce parce qu’on s’y plaint de Vexistence de deux partis
contraires dans VAssemblée nationale, et qu'on y démêle l'effet de
l'influence alternative de l'un et de l'autre ? Mais tous les jour­
naux disent continuellement cela, et les Députés patriotes
sont eux-mêmes les premiers à s’en plaindre amèrement.
Est-ce parce qu’on y développe les grands principes
de la Souveraineté du Peuple ? Mais ils sont aussi consignés
dans la Déclaration des Droits, article 3, 6 et 14.
Est-ce parce qu’on y parle de la résistance à l'oppression ?
Une réponse est encore dans l’article 2 de la même
Déclaration des Droits de l’homme.
Est-ce parce qu’on y dévoile les manœuvres de l'aristo­
cratie pour tromper, abuser les peuples sur leurs propres intérêts ?
Mais ce n’est là que le caractère bon par excellence d’un
écrivain patriote, et je ne devais attendre pour cela que
la reconnaissance des honnêtes citoyens.
Est-ce parce qu’on y défend avec chaleur la cause du
pauvre, contre l'injustice et la dureté de l'opulence ? A ce compte
tous les défenseurs de l’humanité, tous les propagateurs
de la saine philosophie, eussent été de misérables et de
criminels incendiaires.
Est-ce parce qu’on y fait la triste énumération de toutes
les calamités qui accablèrent si horriblement les malheureux
sujets sous le long cours du règne publicain1 ? Mais je ne suis
point encore le premier qui, sous ce rapport, eût dû être
recherché et taxé d’incendiaire coupable.
Est-ce enfin parce qu’on prévient l’Assemblée légis­
lative du danger et de l'impossibilité qu'il y aurait de rétablir
la perception des droits d'aides et de fermes ? Mais cela n’est
encore que d’un bon citoyen qui fait tous ses efforts
pour détourner de dessus sa patrie une nuée de malheurs
dont on peut mesurer l’étendue. Et la municipalité de
Saint-Quentin par son arrêté publié il y a quelques
semaines, lors de l’arrivée des prétendus commissaires
pour le rétablissement de l’exercice des droits en question12,
n’a suivi qu’une intention toute semblable.

1. Les Publicains, à Rome, cipalités, sous la pression populaire,


avaient affirmé la collecte des engagèrent les Directeurs des Aides
impôts et l ’exploitation des biens à suspendre les visites domiciliaires
de l ’É ta t. et à surseoir à la perception des
2. Partout en Picardie, les muni­ droits. Ainsi à Noyon en avril 1790.
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 1 17

Messieurs, voilà certainement bien l’entière analyse


de l’ouvrage que j ’ai rédigé. Si l’on peut être vu comme
coupable en travaillant ainsi, les saines idées sont donc
renversées plus que jamais dans une triste patrie ; la
Révolution n’a donc produit qu’un plus grand esclavage.
Je le répète : sous le règne du despotisme, jamais on ne
s’est opposé si ouvertement à ce que les citoyens fissent
parvenir la vérité auprès de ceux qui gouvernent : jamais
administration soupçonneuse ne prit des moyens moins
ménagés pour intercepter la communication des idées ;
jamais l’inquiète tyrannie ne poussa les précautions jusqu’à
fermer décidément la bouche aux réclamations, et jamais
encore la stricte inquisition de la presse, jointe à la
sévère formalité de la censure, ne furent exercées avec
plus d’arbitraire que vous n’y avez fait procéder par la
municipalité de la ville où s’imprima l’écrit sur lequel
vous avez lancé les foudres de la réprobation. Si c’est
là, Messieurs, comme on agit dans un pays qu’on dit
libre, je ne sais plus que faire, je n’y peux plus être utile
à mes concitoyens. Envoyez des satellites, faites-moi
condamner comme incendiaire ; je finirai content en
mourant pour la bonne cause.
BABEUF,
Soldat-citoyen, à Roye, en Picardie,
Roye, 10 mai 1790.

LETTRE DE BABEUF A J . RUTLEDGE1


Paris, 1790. V. 22 et 242

Des prisons de la Conciergerie du Palais, le 22 mai


1790.

1. R utledge : publiciste irlan­ Club des Cordeliers. Arrêté en


dais qui fit carrière en France. 1793, il mourut en prison. (D ’après
Il se rendit célèbre par une polé­ L as V ergnas : Le Chevalier Rut­
mique qu’il engagea en 1776 avec ledge..., ouv. cité.)
Voltaire sur Shakespeare. Proche 2. E xtra it du brouillon de la
par sa pensée des économistes, lettre. Archives de l’Institut du
il publia quelques brochures que Marxisme-Léninisme. Reproduit
Babeuf connut en 1785. Il fut gagné dans VAnnuaire d'Études fran­
à la Révolution et, après avoir loué çaises, Éditions de l’Académie des
Necker, devint son ennemi juré. Sciences de l’U .R .S.S., Moscou,
Comme tel, il obtint le soutien du i960, pp. 255 et sq.
118 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

Monsieur,

Vous vous rappellerez sans doute d’avoir connu il y a


quelques années (je crois en 1785)1 par le canal des
Srs. Audiffred12 et Devin3, un Sr. Babeuf, venu alors à
Paris pour la première fois à l’effet de produire un projet
sur la meilleure forme de répartir toutes les contributions
et charges publiques. Ce projet était intitulé Cadastre
perpétuel. Il fut soumis à votre examen et vous y aperçûtes,
Monsieur, des idées de patriotisme et de bien public dont
vous parûtes flatté. Vous avez même bien voulu vous
intéresser au succès du projet, vous en avez corrigé le
style, et vous vous êtes chargé de présenter le manuscrit
au Ministère. En voici assez, je crois, pour vous remettre
sur les voies de manière à ce que vous me reconnaissiez.
Oui, c’est moi qui vous écris du fond d’une prison où
j ’ai été traîné en vertu d’un décret de prise de corps4.
Voici l’histoire sommaire de ce contretemps.
Né avec un caractère extrêmement sensible, compatis­
sant et philosophique, j ’ai toujours plus réfléchi sur les
moyens d’être utile aux autres qu’à moi-même5. C ’est
d’après cela qu’après vous avoir quitté avec mon projet de
Cadastre perpétuel, je n’ai pas cessé de nourrir l’idée d’en
faire hommage à mes concitoyens. Je réalisai mon vœu
l’an passé au moment de la révolution en imprimant
mon Cadastre, et je crus par-là être parvenu à démontrer

1. Si le brouillon a été correc­ féré à la Conciergerie pour la


tement retranscrit, il s’agit sans campagne d ’opinion dont la lettre
doute d ’une erreur de Babeuf qui précédente indique le sens non
11’est venu à Paris qu’en mai 1787 équivoque.
(Cf. supra). 5. Babeuf, en 1790, demeure
2. Cf. note 4, p. 71. encore très proche du sentimenta­
3. Imprimeur à Noyon. C ’est lisme du x viii0 siècle : pitié,
chez Devin fils, auquel il était très compassion sont alors des vertus
lié, que Babeuf édita diverses révolutionnaires ; mais les années
brochures et le Correspondant passant, « l’argument sentimens
picard. Il doit s’agir cependant ici tal » s’efface en partie devant le-
de Devin père, imprimeur à Noyon besoins de la « logique construc­
depuis 1776 et qui mourut le tive ». Néanmoins, chez Babeuf,
21 mai 1791. Devin père édita les l’indignation ne cessera jamais
premiers écrits de Babeuf et le d ’alimenter la polémique ou la
m it en relation avec Audiffred propagande. (Cf. Pierre T rahard :
et par lui avec Rutledge. La Sensibilité révolutionnaire
4. Arrêté le 19 mai sur requête (1789-1794). Paris. Boivin, 1936,
de la Cour des Aides,fpuis trans­ pp. 71-72.)
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION ii9

d’un côté comment il était possible de parvenir à l’assiette


et à la répartition de tous les impôts, de la manière la
plus égale et la plus proportionnelle avec les facultés
de chaque citoyen ; d’autre côté, à établir une méthode
de Cadastre par laquelle j ’épargnais à l’administration de
grandes dépenses, en ce que j ’évitais la nécessité de
recommencer chaque année de nouveaux rôles, puisque
mon Cadastre une fois fait, pourrait servir à perpétuité.
Me voilà donc déclaré bien dûment l’ami et le protecteur
du paiement juste et équitable des impositions. Qui
croirait que je suis accusé aujourd’hui d’être un des
principaux agents qui aient concouru à ce que quelques-
unes d’elles ne soient pas exactement payées ? Je vous
ai donné, Monsieur, des détails sur mon Cadastre, parce
que l’origine de mon affaire peut bien se reporter là.
J’arrive bien vite aux circonstances principales qui la
déterminèrent. En Picardie dès le moment de la révolu­
tion, on cessa à peu près^ partout le paiement des Droits
d’aides et de fermes1. Etant connu dans le pays pour
rédiger pour le public les différents mémoires dont on
me requiert, je l’ai été par la Communauté des Auber­
gistes de notre ville de Roye, de rédiger pour eux une
Adresse à PA. N.12 tendant à demander qu’elle voulût
bien prononcer promptement sur les Droits d’aides.
Je n’ai professé dans cette adresse que des principes
très patriotiques. J’y ai établi le principe constitutionnel
de la répartition de toutes les contributions en proportion
des facultés ; j ’y ai rappelé le droit de parler, et j ’y ai
dévoilé à cet appui la dureté du régime des Aides et
fermes ; j ’y ai parlé de deux partis3 dans l’A. N. dont l’un
empêchait la décrétation des bonnes lois ; j ’y ai aussi
énoncé le principe de la souveraineté du peuple, celui
de la résistance à l’oppression ; je m’y suis étendu sur
certaines manœuvres aristocratiques ; j ’y ai défendu

1. Aides et fermes : impôts sur les principes de la Déclaration


indirects (Cf. note 1, p. 113). des Droits de VHomme et du
2. Assemblée nationale. Citoyen pour exiger que les
3. Aristocrates et Patriotes, les citoyens pauvres aient des droits
premiers ayant reçu l’appoint reconnus et respectés puisqu’ils
d ’une fraction de la bourgeoisie sont des hommes : méthode habile
effrayée par l’ampleur du m ouve­ et qui montre assez clairement
ment populaire de 1789. Babeuf comment Babeuf ne s’en tient pas
s’appuie comme précédemment à la légalité formelle des mots.
120 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

la cause du pauvre contre l’injustice et la dureté de


l’opulence ; j ’y ai fait la triste nomenclature de toutes
les calamités qui accablèrent si sensiblement le peuple,
sous le fardeau du régime financier ; j ’y ai pressenti le
danger et l’impossibilité de rétablir les Droits d’Aides,
et de fermes. Eh bien, tout cela a déplu à l’aristocratie,
et au Maire de la Municipalité de Roye1, qui m’ayant
provoqué à une rixe verbale au sujet de cette adresse
dont il avait eu connaissance, je crus devoir pour ma
justification, aller prononcer dans une séance de la
Municipalité, un Discours dans lequel cette même
adresse était rappelée presque tout entière, et seulement
avec des additions qui en expliquaient la pureté d’inten­
tion12. Je laissai ce Discours signé à la Municipalité, et
l’on ne croirait pas que c’est au moyen de cette pièce
que les Municipaux de Roye envoyèrent à la Cour des
Aides, que je fus décrété de prise de corps et emprisonné.
Instruit vous-même par le malheur3, Monsieur, j ’ai
osé compter sur vous pour me défendre, et me servir
de Conseil Je vous ai indiqué comme tel à mes Juges,
et ils vous ont nommé. Vous avez toujours été l’Avocat
des opprimés, agréez de l’être encore dans cette occasion-
ci. Cette affaire deviendra sans doute célèbre4 par son
importance et par la manière dont elle sera défendue.
Il y aura, je le pressens, bien des choses à dire sur l’in­
fluence encore existante du despotisme. Pardon, Mon­
sieur, on me presse, je vous attends demain à neuf heures,
du matin, temps où je dois subir mon premier interro­
gatoire, lequel je ne voudrai pas commencer sans vous.
[...] Tous les pouvoirs suivant les Droits de l’homme,
résident essentiellement dans la Nation, qui les délègue
à son gré. Dans notre nouvelle constitution, la Nation
a le pouvoir constitutif, l’A. N. le pouvoir législatif, le

1. M. de Longuecamp, maire prévoir que son inculpation ne se


modéré de R oye (Cf. introduction, déroulera pas dans l’indifférence,
p. 18). car l’agitation gagnait en Picar­
2. Le 7 mars 1790. die sur la question des aides.
3. Rutledge fut emprisonné en Il reçut d’ailleurs de multiples
1783 et une nouvelle fois pour témoignages de sympathie et
deux mois, en 1789. demanda à ses concitoyens de
4. On décèle, dans une faible faire signer une pétition en sa
mesure, de la vanité chez Babeuf. faveur.
Il en est coutumier ; mais il peut
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 121

Roi le pouvoir exécutif, et il y a partage du pouvoir


judiciaire entre la chambre des vacations du Parlement
pour les affaires civiles et criminelles ordinaires, et la
Cour du Châtelet pour les accusations de lèse-Nation.
A-t-il été délégué à la Cour des Aides quelque partie
du pouvoir judiciaire? Il semble que cette question doit
être éclaircie avant de passer outre à la procédure. Dans
la plus entière confiance, et dans l’attente la plus ardente
que vous viendrez à mon secours, et que vous pressentirez
combien de choses que si on me laissait plus de temps,
je vous dirais sur l’importance de ce service, j ’ai l’hon­
neur d’être. — Une machination horrible est la cause
de tout ce qui m’arrive aujourd’hui. Si vous aviez déjà
conçu pour moi quelque prévention défavorable, elle
serait encore l’effet de la méchanceté de mes ennemis.
Ils m’ont peint sous les traits d’un mauvais citoyen,
parce que j ’ai auparavant démontré qu’ils étaient
tels eux-mêmes, parce que j ’ai dévoilé toutes leurs trames
antinationales. Je suis, Monsieur, j ’ose m’en vanter,
un homme plein d’une sensibilité, d’un patriotisme
purs, sages et éclairés. C ’est là tout ce qui me rend cri­
minel aux yeux de mes détracteurs. Ils ont étrangement
dénaturé les faits, empoisonné d’innocentes démarches.
Oh ! quand après m’avoir vu tel qu’ils m’ont fait, on me
verra tel que je suis, quelle différence dans les deux
tableaux !
24 mai 1790. Monsieur. J ’ai fait chercher après vous
depuis avant-hier soir jusqu’hier midi et l’on a enfin
trouvé heureusement votre demeure. On a voulu ce
matin, me faire subir interrogatoire, mais on ne l’a
porté que jusqu’à la Déclaration de mes noms, qualité
et demeure, parce qu’alors j ’ai requis qu’il soit sursis
à la continuation jusqu’à ce que j ’aie pu voir mon
conseil, que j ’ai déclaré n’avoir pu encore trouver. On a
fait quelques difficultés, mais j ’ai insisté fortement, en
soutenant qu’il ne pouvait y avoir de circonstance qui
pût me priver de jouir du bénéfice de la nouvelle loi1.
1. La loi du 10 octobre 1789 voyait que l’accusé devait être
instituait toute une série de assisté de son avocat, non seule-
mesures transitoires en attendant ment à l’audience, mais pendant
la réorganisation définitive de la l’instruction,
justice. Entre autres, la loi pré-
122 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

On a accédé à ma demande. Mais je suis au secret et


sans consolation ! Jé n’en recevrai, Monsieur, que quand
je vous verrai. Hâtez-vous donc, de grâce, de me faire
jouir de ce bonheur. Connaissant la sensibilité de votre
âme, je suis sûr que vous ne voudrez pas me laisser lan­
guir longtemps. La mienne a déjà tressailli lorsque j ’ai
su combien Madame Mayer s’est trouvée émue en
lisant ma première lettre ; c’est là ce qui a pu seul faire
diversion à ma douleur depuis que je suis sous les fers :
non pas que j ’aie rien à appréhender, mais parce que je
laisse une épouse et des enfants dans la peine, l’abandon
et les cruelles inquiétudes qu’inspire le tendre amour ;
c’est un avantage d’être chéri de ceux qui nous entourent,
mais, Monsieur, les souffrances en sont bien plus cruelles,
plus sanglantes, lorsque nous savons combien ils endurent
de nous voir endurer, parce que nous savons qu’ils
souffrent de nos maux bien plus que nous n’en souffrons
nous-mêmes. Le Commissionnaire est un homme bien
simple, mais il m’en a dit assez pour me faire juger de
toute la part qu’a prise Madame Mayer à ma situation.
Ce m’est un bon augure que toutes les âmes sensibles et
humaines y prendront de l’intérêt. Je n’ignorais pas que
vous fussiez encore, Monsieur, détenu dans les liens
d’un Décret1, mais cette considération ne m’a point
arrêté dans le premier dessein qui m’est venu lorsqu’il
fut question de me choisir un Conseil. Au contraire,
ai-je dit, les malheureux se sentent mieux disposés à
secourir ceux qui le sont comme eux. Je ne crois pas au
surplus que vous puissiez avoir rien à craindre en vous
rendant à mon extrême désir, et s’il fallait que j ’écrivisse
à mes Juges ou que je fisse quelqu’autre démarche pour
assurer votre tranquillité, parlez, je ferai tout ce qu’il
faudra faire. Au reste, on m’a rendu que vous étiez
sous la sauvegarde des Districts les plus dévoués à la
bonne cause, et que par là vous n’aviez rien à craindre12.
Je ne puis rien avancer sans vous et je pourrai tout lors­
que je vous aurai vu ; il y aura différents tempéraments3
à prendre, et dans le nombre il en sera qui pourront
1. D ’un décret de prise de corps le Club des Cordeliers, comme
(Cf. supra). Babeuf le sera quelques jours après.
2. Rutledge était soutenu par 3. Mesures choisies après mûre
les districts de la rive gauche et réflexion.
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 123

rendre certaine ma très prochaine délivrance : vous me


guiderez dans le choix des moyens. Il est des personnes
de crédit qui se mêleront volontiers de mes affaires,
mais vous me direz si c’est là la marche la plus conve­
nable dont je dois me servir. Enfin, Monsieur, venez ici,
nous dirons davantage; je vous attends instamment,
venez donc me rendre la vie dont on ne jouit plus dans
ces tristes lieux, venez.
J’ai l’honneur d’être, avec les sentiments que vous
inspirez.

BABEUF A DE LAURAGUAIS1 ( 2 0 ju i l l e t I ? g o )

à m. de l a u r a g u a i s 12, 20 juillet 1790

Vous ne devineriez pas en quel état l’arrêt de la Cour


des Aides me met hors de prison3. Ce n’est point en état
d’ajournement personnel ; ce n’est pas non plus en état
d’assigné pour être ouï ; c’est le croira-t-on, dirai-je,
en état de prise de corps... De manière que j ’ai été incar­
céré à la Conciergerie en vertu d’un Décret de prise de
corps, et que les portes de cette prison m’ont été ouvertes
en vertu d’un Décret de prise de corps. C ’est là sans doute
le premier exemple d’une trigauderie de nouveau genre
depuis l’origine des billevesées judiciaires. Mais on
devine aisément quels furent les motifs qui engagèrent
les Juges de la Cour des Aides à en agir de cette sorte.

1. Brouillon de la lettre. lui-même la raison. Il regagnera


Archives de l’Institut du Marxisme- sa province le 20 août au milieu
Léninisme, reproduit d ’après VAn­ des acclamations populaires :
nuaire d'Etudes françaises (ouv. « Embrassements, caresses, com­
cité), pp. 261 et sq. pliments tournés avec toute la
2. Le comte de Lauraguais, grand candeur villageoise... La cordia­
seigneur libéral et quelque peu lité, la franchise, la gaîté... C ’était,
aventurier, s’était affirmé partisan malgré la médiocrité des mets, un
de la Révolution. Il avait eu à se vrai festin, des hommes libres et
plaindre de la Cour, avant 1789. égaux en étaient les convives.
3. Libéré le 7 ou 8 juillet sur On but à la santé de cette égalité
l’intervention de Rutledge, de dont les Picards voudront toujours
Lauraguais et surtout sur celle de jouir malgré tout ce qu’on pourra
Marat et des habitants de Roye, dire ou faire... » (V. M. D aline ,
Babeuf fut néanmoins assigné A .H .R .F ., ouv. cité, 1958.)
à résidence à Paris. Il en explique
124 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

Ils n’ignorèrent pas que ce fut moi qui dirigeais la


marche qui conduisit à l’intervention du fameux Décret
du Ier juillet concernant les incendiaires des barrières1 ;
ils virent que la prolongation de ma captivité ne les
mènerait à rien ; que je n’en deviendrais que plus acharné
à porter les plus furieux coups à la ferme générale ; ils
espérèrent qu’en diminuant la rigueur de ma persécution,
ils parviendraient à m’adoucir et à me rendre un ennemi
moins redoutable123 : mais ils voulurent que je craignisse
de me montrer dans ma province, où ma présence, selon
eux, était dans le cas d’occasionner une nouvelle fermen­
tation et de fortifier les redevables dans la résolution de
ne plus vouloir payer aux aides. Ils ne voyaient pas de
possibilité de me retenir plus longtemps en prison, rela­
tivement à une considération, dont vous allez sentir
toute la force. Marat, l’ami du peuple, avait dit, dans son
n° 155 (par suite de ce qu’il avait publié dans son n° 153,
dont je vous ai fait passer 50 exemplaires) :

« L ’ami du Peuple réclame en faveur de l’opprimé


Babeuf, prisonnier à la Conciergerie, la généreuse
assistance que les Districts ont donnée aux prétendus
incendiaires des barrières, à la faveur des vigoureux
efforts et du dévouement sans bornes de ce Martyr de la
bonne causez. »

A l’appui de ce cri d’alarme, qui devait être bien


inquiétant pour la maltôte4, j ’avais disposé une Adresse

1. Décret réprimant les attentats doubla même le 2 juin du Junius


commis contre les barrières d ’oc­ français. Dénoncer les poursuites
troi et les bureaux de finances engagées contre Babeuf qu’il ne
( i er juillet 1790). connaissait pas, mais dont il apprit
2. Réflexe comparable chez B a­ l’infortune, cadrait exactement
beuf à celui de Marat libéré quel­ avec son programme d ’agitation
ques mois plus tôt, grâce à l’in­ et d ’appel à l’insurrection telle
tervention de Lafayette. N i l’un que la préconisait la Supplique de
ni l’autre ne furent dupes des 18 millions d'infortunés aux dépu­
manœuvres des « aristocrates », tés de l'Assemblée nationale.
même libéraux, qui voulaient les 4. Maltôte : le mot, sinon le fait,
gagner à leur cause. date du x m e siècle ; il signifie
3. Revenu de son exil à Londres, imposition arbitraire, mais, par
Marat, qui se désespérait de la extension au x v iii ® siècle, tout
nonchalance populaire et des système de collectage des impôts
succès de Lafayette, venait de et en particulier celui de la Ferme
relancer L 'A m i du Peuple qu’il générale.
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 125

aux 60 Districts dont j ’étais d’avance à peu près sûr du


bon accueil. Il était déjà question que quelques mille
braves1 vinssent me faire ouvrir les portes de la Concier­
gerie, et les vampires fiscaux, qui avaient aperçu ces
dispositions un peu sérieuses, se gardèrent bien d’en
attendre l’effet.
Nous sommes actuellement en travail, M. de Rutledge
et moi, pour éclaircir avec la Cour des Aides, que
signifient ces paroles : Elargissement provisoire en état
de prise de corps. Le Comité des Recherches, dit-on,
est aussi en état de nous en dire quelque chose. Nous
le pressons en conséquence d’aider à l’explication.
[...] Nécessité politique de soutenir l’homme du
peuple contre les impôts vexatoires, et de le tenir en
haleine jusqu’à ce qu’il en ait obtenu la suppression12.
Tant qu’il sera occupé de cet objet, il ne songera point
à se porter à d’autres excès, et il y aurait peut-être le
plus grand danger dans nos Provinces qu’on voulût
tenter de le faire renoncer à abattre le régime publi-
cain3. Il est certain que je sais que la plupart de nos
Villes de Picardie.et du Soissonnais tiennent toujours bon
sur cet article et qu’elles ne paraissent pas disposées à la
surprise.
[...] Cette Assemblée Nationale qui s’est servi du peuple
tant qu’elle a cru que son appui lui était nécessaire fait
tout aujourd’hui pour le subjuguer, parce qu’elle croit
n’avoir plus que cette force à abattre4. Et en effet, ça
ne sera sûrement pas la puissance qui lui sera le plus diffi­
cile à vaincre. Ce peuple de Paris, jadis si rogue, est

1. Aucune preuve ne peut être ploitaient les régions conquises.


donnée à l ’appui de l ’affirmation de L ’image est éloquente.
Babeuf. Mais la situation générale, 4. On songe à la formule
assez peu tendue avant la fin contemporaine de Marat : « Qu’au­
d’août 1790, rendait peu probable rons-nous gagné à détruire l ’aris­
une telle intervention populaire. tocratie des nobles si elle est rem­
2. La suite de ce brouillon n ’est placée par l’aristocratie des
qu’une série de notes jetées sur le riches ? » Babeuf est plus cons­
papier selon un ordre assez confus, cient peut-être que Marat des
mais qui illustrent bien le sens de formes nouvelles de la lutte révo­
la démarche de Babeuf. lutionnaire puisque la proclama­
3. Publicain et non républicain : tion de l’égalité des droits a satis­
il s’agit d’une réminiscence antique ; fait une grande partie de la bour­
les publicains administraient à geoisie. C ’est l’idée qu’il développe
Rome la fortune publique et ex­ à la suite de cette constatation.
126 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

tombé dans un dégré d’avilissement qu’on ne peut pas


peindre. Idolâtre de La Fayette, auquel il baise les
bottes et le cheval en toute rencontre ; ivre des fêtes qu’on
lui donne pour le distraire des grands projets de politique
sociale auxquels il est vraiment très éloigné d’être propre,
revenu à ses chansons, à ses colifichets, à ses théâtres,
à ses tours de fatuité et de ridicule, il borne tous ses soins
à adorer le brave général et quelques autres intrigants.
— Il fallait voir le jour du 14 juillet1 et le lendemain,
surlendemain, etc. on eût dit que toute cette nation
imbécile avait perdu la tête, qu’elle était devenue folle,
absolument folle. Il n’était plus question là de la souve­
raineté du peuple, de la liberté de parler. Quelques
bonnes gens ayant eu la bonhomie d’hasarder leur opi­
nion au P. Royal et dans quelques autres lieux publics,
relativement à ce qu’elles croyaient qui avait manqué
ou qui avait été fait de trop dans la cérémonie du ser­
ment fédératif, je les vis arrêter à mes yeux par leurs
frères les gardes nationaux devenus les satellites, les
mouches, les espions des nouveaux inquisiteurs muni­
cipaux. — J ’en vis conduire d’autres aux Corps de Garde
des Districts et de là les traîner au cachot pour avoir osé
articuler que le La Fayette n’était pas une créature
divine, parce que cette machine faisait par trop de
plates courbettes auprès de simples mortels dont elle
semblait goûter l’encens. Enfin ce qui achève de prouver
la bêtise et la stupidité de ce peuple méprisable2, c’est
que personne n’a vu, avant la fête, que la formule du
1. L a fête de la Fédération sur l ’attitude des masses popu­
nationale du 14 juillet 1790. laires pendant l’été 1790 (voir les
L a F ayette s’y tailla un immense très bonnes pages de Jean Massin :
succès personnel et y gagna un Marat, ouv. cité, pp. 144-145).
ascendant considérable. Mais B a­ 2. Le révolutionnaire Babeuf
beuf voit bien qu’au-delà des mas­ comme l ’Am i du Peuple, l’un sor­
carades de la fraternisation c’était tant de prison, l’autre sous le
le compromis entre la bourgeoisie coup de nouvelles poursuites,
de 1789 et l ’aristocratie pari­ perdent confiance simultanément
sienne qui triomphait au Champ- dans le peuple. Mais la Révolution
de-Mars. Son erreur fut de ne éclairera Babeuf et, dans la situa­
pas voir le caractère instable de tion pourtant bien plus désespérée
ce compromis. Babeuf, incontes­ de 1 7 9 5 , jamais Babeuf ne doutera
tablement, subit ici l’ascendant des masses populaires en qui rési­
de Marat qui se lam entait de la dent la légitimité et la force.
passivité populaire et du prestige Mais ici, son émotion est réelle et
de Lafayette, « Gilles » César ; sa verve est caustique.
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 127

serment était contournée de manière à enchaîner à


souhait les sots et 3 fois sots français. On entendait
applaudir dans tous les coins à la haute sagesse de nos
grands députés, et admirer sans mesure le sublime effort
de génie qui leur avait fait imaginer un serment si bon.
Malheur à celui qui aurait voulu le commenter, et en
faire ressortir les odieuses maximes de servitude que
chaque mot exprime, on eût crié à Y aristocrate, et on lui
eût parfaitement appris ce que c’est que le droit de mani­
fester librement son opinion.
Les partisans de la ligue, à laquelle on a d’abord déféré
la qualification d’aristocrate, ont supérieurement combiné
en avisant de rétorquer l’argument et de diriger l’opi­
nion en sens inverse, en travaillant de sorte à faire appe­
ler aristocratie tout ce qu’on nommait patriotisme^. L ’hor­
reur pour le mot aristocrate n’a point diminué dans
le peuple, mais à la faveur du préjugé attaché à cette
expression, ce fut le plus grand coup de politique d’avoir
su tourner ce préjugé contre ce qu’on appelait bon
citoyen. Ce serait pour le parti qu’on appelle antipatriote
le plus terrible malheur que quelqu’un parvînt à faire
entendre actuellement au peuple que les aristocrates
de 1789 ne sont pas les aristocrates de 1790, et que ce que
l’on traitait ci-devant de démocrate est aujourd’hui ce
que l’on désigne sous le terme aristocrate, et la cause
pour laquelle à la faveur de ce malentendu, de cette
erreur habilement préparée dans l’acception d’un mot,
on poursuit à toute outrance ce qu’on idolâtrait, il y a
quelques temps, et par une suite conséquente, on ido­
lâtre ceux que l’on persécutait sans miséricorde. — Oh !
que si fêta is aristocrate, je m’attacherais bien à saisir ces
aperçus. Il y a de quoi rire d’entendre tous ou du moins
une bonne partie des badauds répétailler : Ah ! la fête
nationale ; ah ! le serment fédératif ont mis au tombeau
tous les aristocrates... Il faut que dans ce Paris, il n’y ait
pas un homme qui sache lire, ou du moins qui sache
entendre ce qu’il lit, pour n’avoir pas vu que la formule
du serment est telle que le pacte fédéral assure incontes-1
1. Ici et jusqu’à la fin de cette littéralement. On en trouve bien
lettre, le sens politique de Babeuf, d’autres exemples dans Le Cor-
son sens de la polémique, de l’ar- respondant picard et plus tard dans
gument qui convainc, éclatent Le Tribun du peuple.
128 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

tablement le triomphe du parti antipopulaire1. Non, ce


peuple imbécile n’est pas fait pour mériter qu’un honnête
homme prenne ses intérêts. J ’ai eu la bonhomie de vou­
loir lui ouvrir les yeux deux jours avant la fête mémo­
rable, en publiant au sujet de cette fête la fameuse motion12
dont j ’ai cru qu’un exemplaire ci-joint pourrait vous
intéresser : je sais qu’il en a été débité beaucoup parmi
les confédérés des Provinces, mais je doute que cela ait
produit un grand effet. — Il est bien certain que l’As­
semblée Nationale va beaucoup trop vite dans toutes
ses opérations, qu’elle a voulu tout abattre, tout ren­
verser, tout désunir, et que ce serait ambitieux tout bien
visiblement à se rendre maître absolu de Rome, et à ne
rien laisser subsister qui puisse réprimer ses entreprises.
Si je me sentais la capacité nécessaire, je stimulerais le
peuple par quelque objet d’intérêt très majeur, et j ’op­
poserais par ce moyen, une digue imposante à ce tor­
rent impétueux. Par exemple j ’entreprendrais d’échauf­
fer seulement une Province parce que la loi à laquelle
les forces unies de cette Province obligeraient le Corps
législatif de souscrire devient droit nécessairement com­
mun à tout le Royaume puisqu’il entre dans le grand plan
de ne faire qu’un même code pour tout l’empire3.
J ’inonderais pour parvenir à mes fins toutes les parties
de cette province d’écrits relatifs au sujet sur lequel je
voudrais fixer l’attention de la multitude. A l’égard du
choix du sujet, celui des Aides et Gabelles me paraîtrait
toujours propre à faire fortune dans les Campagnes.
(La pétition a produit sensation jusque dans Paris,
d’après le n° 153 de Marat.) Mais un autre objet sur

1. Une fois de plus, par ce mot, mouvement révolutionnaire vic­


Babeuf s’ avère conscient du con­ torieux dans une partie du terri­
tenu social de la tentative de toire pour l’étendre aux autres,
compromis qu’incarna la Fête de la par capillarité ou par un coup de
Fédération de 1790. Compromis force, est toujours présente à son
dont les masses populaires fai­ esprit. En 1795, il parlera d ’une
saient les frais. (Cf. Albert « Vendée plébéienne ». Ajoutons,
S oboul : Précis d'histoire de la en outre, que Babeuf, qui connaît
Révolution française, Paris, É d i­ les paysans pauvres, les considère
tions sociales, 1962. p. 140.) comme la masse révolutionnaire
2. Cette motion, à notre par excellence. Ceci au moins jus­
connaissance, n’est pas parvenue qu’à ce qu’il pénètre en 1793-94
jusqu’à nous. au cœur du mouvement sans-
3. Cette idée de susciter un culotte parisien.
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 12g

lequel on pourrait bien ne pas tenter vainement de réveil­


ler l’attention des Cultivateurs peu fortunés, c’est-à-
dire du plus grand nombre ; un objet en même temps
dont un travail bien combiné ferait grand plaisir à bien
du monde, et qui ranimerait beaucoup d’espérances ;
cet objet serait de faire voir à chaque paysan de toute
une province, comme je l’ai dit, qu’un Bail à longues
années des biens ecclésiastiques serait plus avantageux
à la Nation, à chaque individu et au trésor public1, que
la vente à vil prix à quelques Compagnies de Capita­
listes et d’agioteurs2. J ’avais commencé à vouloir traiter
cet objet au moment de mon arrestation, et après cet
événement, le fils d’un Sieur Chevalier de Roye,
homme de l’Église, essaya cette tâche, et la publia sous
le nom de son père. Il vient de me faire passer un nombre
d’exemplaires de son ouvrage3, et j ’en détache un pour le
soumettre à votre jugement. Quant à moi, je suis d’avis
que le sujet n’est nullement traité, et qu’il n’était même
pas possible de l’effleurer en 6 pages. Si vous jugiez
cependant, Mr., que cela fût bon pour préparer les
esprits, en attendant qu’on leur présente quelque chose
de plus clair, de plus convaincant et de plus propre à les
déterminer à se mettre en mouvement pour appuyer leur
demande et y donner de la consistance, je vous engage,
pour le bien de beaucoup de monde à livrer cet écrit à
quelques 100-es de Communes, où il y ait beaucoup de
biens ecclésiastiques. Je vous parle, Mr., comme à quel­
qu’un que je crois être dans le cas d’entrer dans mes vues
relativement au désir de pouvoir prévenir le gaspillage
des biens des lévites. Il est très sûr qu’il est encore temps,
les ventes ne sont point encore effectuées, et peut-être
1. Babeuf connaît la « faim de toute possession, la Nation demeu­
terres » des paysans pauvres ou rant le propriétaire éminent.
démunis. Sa proposition d ’un 2. La vente des biens nationaux,
partage des biens ecclésiastiques — décidée le 14 mai 1790, s’effectua
devenus biens nationaux le 2 no­ aux enchères et par lot, favorisant
vembre 1789 et gages de l’assignat ainsi les riches « capitalistes »
le 14 décembre 1789 — esquisse le (au sens de détenteurs d ’une for­
« partage généralisé », la « loi tune) et les spéculateurs qui reven­
agraire » dont il s’affirmera clai­ daient ensuite la terre par par­
rement partisan l’année suivante. celles.
(Cf. Introduction, p. 21.) Notons 3. En dépit de nos recherches, le
qu’il ne parle pas de donner ces contenu de cette brochure nous
terres en toute propriété, mais en demeure inconnu.

9
13° TEXTES CHOISIS DE BABEUF

si l’on attendait dans peu de semaines il serait trop tard.


Celui qui opposerait ce beau coup de force, ou qui y
aurait concouru, obtiendrait sans doute la reconnais­
sance de beaucoup de braves gens. [...]

LE C IT O Y E N PAU VR E EST-IL UN
C IT O Y E N A PA R T EN TIÈR E ?

DEMOCRATIE POLITIQUE ET DEMOCRATIE SOCIALE


UN ARTICLE DU «CORRESPONDANT P IC A R D » 1

Les ambitions de Babeuf ne se limitaient pas à la


simple lutte contre les iniquités de l’Ancien Régime.
Revendiquer l’égalité politique et trouver le chemin
d’une parfaite égalité sociale sont des objectifs autre­
ment plus amples et plus audacieux ; le sens polémique
des textes tout pleins d’une saine indignation, que
nous publions ci-après, est assez clair : les masses
populaires n’ont rien gagné encore si l’égalité civile
ne conduit pas à la démocratie politique, et celle-ci
n’est qu’une forme vide si elle ne se fonde pas sur
l’égalité sociale, laquelle suppose que soit limité
l’usage de la propriété, voire aboli le droit de pro­
priété lui-même.

Très humble adresse des Membres de Vordre des Patards12,


aux respectables citoyens de Vordre du Marc avec adhésion des
membres des ordres de la Pistole et de VEcu.
1. Reproduit d’après Maurice breuses du Tiers É ta t, celles qui,
D o m m a n g e t : Pages choisies..., en fin de compte, constitueront
ouv. cité, pp. 98-103. les cadres de la sans-culotterie de
2. Le patard : petite pièce sans l’an II (Albert S o b o u l : Les
valeur = les pauvres (compagnons, Sans-culottes parisiens de Van I I ,
journaliers, paysans pauvres). La Librairie Clavreuil, 1962, 2e édi­
pistole et Vécu : pièces de v a ­ tion) contre les privilégiés de la
leur moyenne (les artisans aisés, naissance et de la fortune qui
les commerçants, laboureurs, les dominent l’Assemblée. Ce texte,
avocats et hommes de loi et les rédigé en novembre 1790, parut
petits « capitalistes »). Le marc dans le n° 2 du Correspondant
(marc d ’argent) : les plus riches, Picard, au moment (le 23 octobre)
« l’aristocratie de la richesse » où l’Assemblée reprenait son débat
et la grande noblesse. sur les conditions de cens néces­
Babeuf tente ici de nouer l’al­ saires pour accéder à la catégorie
liance des couches les plus nom­ des citoyens actifs.
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 1 31

Messieurs,

Sous quelques décades de Rome ancienne, l’ordre des


Patriciens voulut occuper seul tous les emplois de la
République, voulut diriger seul toutes les affaires de
l’administration.
L ’ordre du peuple, indigné d’une exclusion où le
mépris se joignait à l’insulte, se révolta bientôt contre
ceux qui l’opprimaient en voulant usurper ses droits les
plus chers. Il eut de là ses tribuns, ses représentants au
Sénat, des consuls et des dictateurs pris dans son sein.
En France, sous le précédent régime, on reconnaissait
trois ordres : la noblesse, le clergé, le tiers-état. Ce der­
nier, constamment méprisé, n’avait qu’une très petite
influence dans les affaires publiques. Timide et tremblant,
sa faible voix était trop facilement étouffée ; il n’avait
qu’une mince représentation en comparaison du nombre
des représentés, mais au moins ne pouvait-on point dire
qu’il n’eût pas, comme les autres ordres, ses représentants.
Mais en France, sous le nouvel ordre de choses, il
existe non pas un seul ordre comme on voudrait le faire
croire au vulgaire mais on voit s’en élever quatre sur les
débris des trois anciens : Vordre des patards, celui de Vécu,
celui de la pistole et celui du marc. De ces quatre nouveaux
ordres, Messieurs, si le vôtre, c’est-à-dire l’ordre du marc,
n’est pas le seul qui ait une véritable consistance, au
moins ne peut-on pas se dissimuler que le nôtre, c’est-à-
dire le triste ordre des patards, n’en a aucune.
Exclus des emplois publics, privés du droit de concou­
rir à l’élection de nos chefs et de prendre aucune part
aux délibérations sur les affaires communes, accablés en
un mot de plus de mépris que l’insolence du riche n’en
osa jamais couvrir la vertu malheureuse : il est bien impos­
sible que nous nous abusions plus longtemps sur un fan­
tôme de liberté, à l’existence de laquelle les ravisseurs
de nos droits voudraient seuls nous faire croire.
Durant le petit nombre de jours où l’assemblée natio­
nale respecta les droits de l’homme1 qu’elle avait décré-
1. O11 sait qu’elle distingua dans locale de trois journées de travail
la nation entre « citoyens actifs » — et « citoyens passifs » qui, ne
— ceux qui payaient une contri­ possédant rien, n’ont pas « à
bution directe égale à la valeur prendre une part active dans la
132 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

tés, persuadés que nous étions comptés pour quelque


chose dans l’ordre social, nous nous sommes livrés sans
réserve aux douces impulsions de l’amour de la Patrie.
Mais, on le demande, est-il possible que nous soyons
encore à elle quand elle nous rejette loin d’elle ; est-il
possible que nous puissions prendre quelque intérêt
pour une marâtre qui nous repousse de son sein, après
lui avoir donné les manifestations les moins équivoques
de l’attachement filial.
Là où il n’y a plus de droits, il n’y a plus de devoirs.
A quel titre, Messieurs, voudriez-vous que, devenus
étrangers à la Patrie, nous contribuions encore avec vous
à en acquitter les charges ? Comment pouvez-vous ne
pas dédaigner nos contributions qui ne montent pas à la
valeur de trois journées de travail quand vous dédaignez
nos avis dans les assemblées pour les affaires générales ;
quand vous nous excluez, avec le dernier mépris, des
places d’administration ; quand vous rejetez même nos
suffrages pour le choix des sujets à élever à ces places.
Vous devriez rougir d’oser encore exiger de ceux à qui
vous n’accordez rien ! Examinez, et pour peu que
vous songiez de bon compte, nous vous laisserons
vous-mêmes juges de la prétention où nous sommes
que cette maxime est inattaquable : point de devoir
sans droit.
Les hommes, art. I er de notre déclaration des
droits, naissent libres et égaux en droits, voilà le
principe qui consacre le titre de l’homme à
prétendre, dès le moment de son existence, aux
mêmes avantages dont jouissent tous ses semblables

formation des pouvoirs publics » aussi l’égalité des droits politiques?


(Sieyès). Parmi les citoyens actifs, Il rejoint ici Robespierre (discours
ceux de la Pistole (4 millions), du 23 octobre) et Marat qui pro­
on choisissait à raison de un pour teste avec véhémence dans U Am i
cent les plus fortunés pour être du peuple. Babeuf fut très sensible
électeurs (VÉcu) ; ceux-ci nom­ à l’argumentation de Robespierre :
maient les députés, lesquels de­ « S ’il y avait des proportions, celui
vaient payer une contribution qui aurait cent mille livres de rente
égale à un marc d ’argent (soit serait-il donc cent mille fois plus
52 livres, ou francs, en monnaie de citoyen ? » Jusqu’en 1793, Babeuf
compte). Ainsi le pouvoir appar­ témoigne à Robespierre une
tenait-il exclusivement aux riches. confiance inaltérée, malgré les
Babeuf pose la question : l’éga­ limites de la pensée sociale de
lité des droits ne doit-elle pas être Maximilien.
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION *33

et dont aucun pouvoir humain ne peut justement le


priver1.
Le but de toute association politique, art. 2, est la
conservation des droits naturels et imprescriptibles de
l’homme. Donc, les chefs d’une société qui loin de garan­
tir à chaque homme le maintien de ses droits cherchent
à ravir ceux de la plus forte partie d’entre eux sont des
pestes politiques, des êtres monstrueux.
La liberté de l’homme, le plus précieux de tous les
droits, consiste singulièrement à n’obéir qu’à la loi, à la
formation de laquelle on a concouru par soi-même ou
par les représentants que l’on s’est choisis. Celui-là dont
la volonté concourt à la composition de la loi à laquelle
il est soumis est donc véritablement libre. Dans un état
où il est des hommes domiciliés, des citoyens dont la
volonté soit sans activité, ces hommes sont des esclaves,
et ceux qui leur dictent des lois, des despotes2.
Prétendre que celui qui n’a point de propriétés fon­
cières n’a point d’intérêt à la chose politique, n’est-ce pas
injurier le bon sens et insulter à la raison ? Tout être
humain qui vit au sein d’une société est intéressé à son
bonheur. Le propriétaire et l’ouvrier sont l’un et l’autre
réciproquement utiles. La différence d’intérêt entre le
propriétaire et celui qui ne l’est pas, se trouverait tout au
plus d’asseoir les contributions publiques sur les biens-
fonds, encore est-il nécessaire qu’ils soient mis à portée de
se contredire respectivement pour faire balancer dans une
proportion équitable la part d’impôt à mettre sur les
possessions territoriales et celle à porter sur les revenus
personnels et industriels8. Le travail des législateurs, au
surplus, ne peut pas se borner à l’objet des finances et des
revenus fiscaux.
1. Bonne tactique et déjà soli­ 2. Cf. J.-J. R o u s s e a u : D u
dement éprouvée, celle qui consiste Contrat social. Préface et commen­
à opposer la profondeur des pro­ taires par J.-L . Lecercle, Paris.
jets à l’étroitesse des décisions ! Editions sociales, 1963. Coll. « Les
« Pour détruire le privilège des Classiques du peuple », pp. 59-63.
nobles, les plébéiens ont fait Ce texte, d’ailleurs, est tout
valoir le grand argument, l’argu­ entier un démarcage de la pensée
ment irrésistible, que les hommes, de Rousseau, telle au moins
étant tous égaux, ont tous les qu’on la connaissait par des cen­
mêmes droits » (Marat, cité par taines de brochures !
Jean M a ssi n : Marat, ouv. cité, 3. Babeuf reprend ici l’argumen»
P- 107.) tation du Cadastre perpétuel.
134 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

Le principe de toute souveraineté, art. 3, réside


essentiellement dans la nation. Or, quiconque est
membre de la nation a le droit imprescriptible de coopé­
rer à la formation de la loi. Oter ce droit à tous ceux qui
ne sont pas propriétaires de biens-fonds, qui ne paient pas
un marc d’argent d’impôt direct, c’est les retrancher du
nombre des membres de la nation. Désormais, il faudra
dire : Le principe de la souveraineté réside essentielle­
ment dans l’ensemble des propriétaires de biens territo­
riaux et qui paient un marc d’argent d’impôt direct ; à
eux seuls appartient le droit de faire des lois1. N ’est-ce pas
établir la plus affreuse aristocratie, et donner pour
constitution la plus extrême absurdité ! C ’est vouloir
faire naître une source éternelle de discorde entre les
citoyens.
Dès que les propriétés des citoyens sont la mesure de
leurs droits politiques, ces droits doivent suivre la propor­
tion des propriétés. Celui qui paie un marc d’argent a
plus de droits que celui qui n’en paie qu’un demi, celui
qui paie dix marcs doit avoir plus de droits que celui qui
n’en paie qu’un ; c’est la conséquence nécessaire du
décret et nous conseillons à tous les propriétaires de pro­
céder à un calcul d’après lequel nous compterons encore
quelques ordres de plus que les quatre que nous avons
distingués.
Pour nous, qui sommes humblement rangés dans celui
des patards, nous déclarons, encore d’après la charte des
Droits de l’Homme, art. 6, la loi est l’expression de la
volonté générale ; que là où nous ne voyons point de
volonté générale nous ne voyons point de loi, et comme il
ne peut y avoir de volonté générale, quand tous les
citoyens n’ont pas droit d’exprimer leurs volontés parti­
culières nous protestons contre la nomination faite, sans
notre participation, de tous agents publics, contre toute
usurpation de nos droits naturels et imprescriptibles,
contre toute loi insidieuse et attentatoire à nos immunités
sociales. Et jusqu’à ce que nous en ayons repris posses­
sion, nous nous déclarons dispensés de moindre devoir
1. Sieyès : « ... Les vrais action- priétaires est dans l’ordre social »
naires de la grande entreprise (1795) ; Guizot :« Enrichissez-vous
sociale » (1790) ; Boissy d ’Anglas : et vous serez électeurs ! » (1840).
« Un pays gouverné par les pro-
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION

envers la patrie qui nous rejette, dispensés de tout service


militaire, dispensés de toute contribution publique,
directe et indirecte et si cela ne suffisait, nous nous dis­
penserions encore de faire servir nos bras pour quiconque
ne serait pas de l’ordre des patards.

ADHÉSION DE L ’ ORDRE DE L ’ ÉCU

Nous ne voulons faire qu’un ordre avec nos frères des


patards et nous adhérons à leurs déclarations et protesta­
tions. Dire que celui qui n’aura pas le droit d’être élu,
ayant néanmoins celui d’élire, concourra par l’organe de
celui qu’il aura choisi, à la formation de la loi, nous
voyons bien que c’est proférer une monstrueuse contra­
diction ; aucun homme ne peut ni ne doit être représenté,
là où il n’a pas le droit d’être en personne.
Si, suivant l’art. 6 de la déclaration des Droits, la
loi doit être la même pour tous, celui qui a le droit
d’élire doit avoir celui d’être élu, celui qui élit sans pou­
voir être élu se choisit un maître et non un représentant.

ADHÉSION DE L ’ ORDRE DE LA PISTOLE

Nous voulons que l’ordre des patards, celui de l’écu et


celui de la pistole n’en soient qu’un, et nous joignons nos
déclaration et protestation à celles du premier. Nous
avons aperçu à quelle humiliation on a voulu nous
condamner en nous fermant l’accès des places de séna­
teur et en nous bornant aux emplois subalternes des
municipalités, des districts et des départements. Nous
avons vu que les créateurs des quatre nouveaux ordres
avaient eu la prétention de concentrer toute la souve­
raineté nationale dans l’ordre du marc et de le rendre
indépendant de la nation entière. Nous avons vu qu’il
était aussi honteux pour nous que pour nos frères des
patards et de l’écu de sanctionner ces dispositions incons­
titutionnelles. Nous avons vu partout dire en un mot qu’il
était de toute impossibilité de concilier le décret du marc
d’argent avec l’art. 6 de la déclaration des Droits de
l’Homme : tous les citoyens étant égaux aux yeux de la loi,
dit cet article, sont également admissibles à toutes les dignités,
places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinc­
136 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

tion que celle de leur vertu, et de leurs talents. Nous le répétons,


l’assemblée a formellement dit dans son adresse aux
Français, rédigée par l’évêque d’Autun1 : Cette déclaration
des Droits sera à jamais le cri de ralliement contre les oppresseurs
et la loi des législateurs eux-mêmes. C ’est ici le cas ou jamais
de rappeler sérieusement cette déclaration, ou bien il
faut sans balancer la jeter au feu.
BABEUF
Citoyen-soldat, rue Quincampoix n° 39
{Le Correspondant picard, novembre 1790)

Q U ’EST-CE Q U ’UN D ÉP U T É ?

LETTRE A COUPÉ SUR LES ÉLECTIONS A L ’ASSEMBLÉE


LÉGISLATIVE
(Extraits.)
bcoye, 20 1791 "
Monsieur et frère en la Cité.

[...] Voilà, frère, citoyen, ce qu’il me semble vous avoir


déjà exprimé, mais avec12 une plus grande crudité de
1. Talleyrand, évêque d ’Autun, m a n g e t : Pages choisies..., ouv.
et député du clergé aux É tats cité, pp. 103-121. Dans cette lettre,
généraux. Il fut l’un des premiers Babeuf voit mal comment pourra
parmi les privilégiés à proposer de se réaliser la révolution politique
se joindre au Tiers É ta t en juin et sociale ; la fusillade du Champ-
1789 pour former l’Assemblée de-Mars à Paris montrait claire­
nationale qui se proclama cons­ ment que la bourgeoisie entendait
tituante le 9 juillet 1789. Son ne pas aller plus loin dans la R évo­
adresse pathétique, jointe au lution. Les « districts » électoraux
texte de la Déclaration des Droits de 1789 avaient été supprimés au
de l'Homme et du Citoyen , adoptée profit de 48 sections peuplées
le 26 août 1789, contribua à en exclusivement de citoyens actifs
accroître l ’audience. Il était de parmi lesquels se recrutaient les
bonne tactique, en tout cas, de cadres nouveaux issus de la Révo­
se référer au témoignage d ’un lution de 1789. Aussi Babeuf
prélat libéral pour montrer la fonde-t-il tous ses espoirs sur
contradiction permanente entre l’action généreuse d ’un «législateur
le caractère généreux de la vertueux ». Faute de lui-même, il
Déclaration et le contenu, tout s’attacha à faire élire Coupé et il
prosaïque, des règlements élec­ lui proposa un véritable plan
toraux. d ’action parlementaire (cf. la
2. Reproduite d ’après M. D o m - lettre suivante).
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 137

langage dans plusieurs de nos entretiens. Cette déclaration


de la moralité de mes tendances, elle se rapporte au but
principal de cette lettre et doit naturellement précéder des
réflexions sur les moyens par lesquels j ’entrevois que nous
pourrions de concert satisfaire notre commun désir de
nous rendre sensiblement utiles à la chose publique.
La nomination prochaine des seconds législateurs est
de nouveau décrétée : on va y procéder incessamment1.
L’incivique décret du marc d’argent est heureusement
foudroyé à la vive satisfaction des vrais patriotes... Nous
voici donc presque tout à fait libres et redevenus égaux
en droits12. Cette idée m’enchante et me ranime. Je me dis,
quoique sans fortune, je puis donc aussi être appelé par
mes concitoyens à coopérer à la confection des lois qu’ils
jugent propres à assurer leur bonheur ; pour qu’ils me
confient cette tâche il ne s’agit plus que de les persuader
de ma bonne volonté de les servir en représentant fidèle.
Je vous l’avouerai très franchement, parce que la
franchise entre nous deux sera toujours de mise, tous mes
vœux seraient comblés si je parvenais au poste éminent où
l’on peut plaider avec l’espoir du succès la grande cause
de l’humanité. Oh ! mon frère, si mes concitoyens
savaient combien il y a d’abnégation dans ce désir, s’ils
pouvaient connaître avec quelle pureté d’intention, avec
quelle ardeur de dévouement je me ferais le défenseur
des droits communs et de cette liberté entière, la seule qui
ne soit pas un mensonge ; s’il leur était donné de com­
prendre de quels efforts je suis capable pour qu’en moi le
zèle puisse suppléer aux talents, s’il y avait moyen qu’ils
lussent dans mon âme tout ce que je méditerais pour leur
bonheur oh ! alors leurs suffrages me seraient acquis.
Mais je ne l’ignore pas : un grand nombre d’individus3

1. Les élections eurent lieu, il faut signaler le Directeur de


à deux degrés, du 29 août au l’Assemblée du département de
5 septembre. la Somme et Longuecamp, le
2. La distinction subsistait maire de Roye. Babeuf, dès son
entre citoyens actifs et passifs, retour de Paris, à l’automne de
mais, au moment du vote de la 1790, avait de nouveau entrepris
Constitution de 1 7 9 1 , un article d ’organiser la lutte contre les
supprimait le cens d ’éligibilité du impôts indirects. Roye refusa jus­
marc d’argent. L ’assemblée à élire qu’en 1792 de payer des impôts.
était l’Assemblée législative. Babeuf fut poursuivi pour sa
3. Parmi les ennemis de Babeuf, propagande tenace. Il le fut encore
138 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

que mes premiers efforts ont ameuté contre moi étouffera


trop facilement la voix de quelques gens sincères et sans
passion qui me sont restés amis et je demeurerai avec ma
bonne volonté stérile.
Serait-ce l’ambition, la vanité ou l’appât du lucre qui
me porteraient à convoiter la plus enviable mission, celle de
représentant de la nation ? Non, on n’est ni ambitieux, ni
vaniteux, ni cupide lorsque père de famille on se con­
damne à toutes les privations, lorsque pour soi et les siens
on renonce à profiter des occasions les plus avantageuses,
lorsqu’on vit pour ainsi dire en anachorète afin de prati­
quer avec plus de liberté les vertus républicaines, lors­
qu’on affronte les cachots et toutes les fureurs de la
persécution, pour la seule reconnaissance du bon compte
à se rendre à soi-même, lorsqu’enfin on dédaigne tous
les emplois, toutes les places qui ne se concilieraient pas
avec le but qu’il faut atteindre : la destruction des abus ;
lorsqu’on se sait en but aux railleries des sots et des corrom­
pus qui traitent de folie cette conduite si peu ordinaire ;
lorsqu’on ne fait parade d’une telle conduite vis-à-vis de
qui que ce soit, ou que du moins, on a attendu jusqu’à ce
jour pour s’en applaudir, mais auprès de vous seul, mon
frère, et dans les épanchements de l’amitié. Et oui j ’aspire
à me faire le champion du peuple serait-ce pure présomp­
tion de ma part ou l’effet trompeur d’une imagination
frappée de l’idée d’une capacité supérieure et de la pos­
session d’un ensemble de moyens assez puissants pour
assurer à la bonne cause les plus éclatants triomphes ?
D ’ordinaire, on n’est pas très présomptueux lorsqu’on
n’est pas complètement ignorant ; mais je vous l’avouerai
encore, avec notre passion prédominante, celle de faire
le bien, il y a pourtant en nous un peu de cette bonne
opinion de soi-même qui nous porte à croire que dans une
position convenable, nous serions de force à décider la vic­
toire en faveur du peuple. Non que j ’aie l’ineptie de pen­
ser que, sur ce grand théâtre où tant de personnages
viendront avec un rôle et un masque, où si peu n’appa­
raîtront qu’avec de la droiture et le sentiment de l’équité
pour sa participation active à la et réclamés par leurs possesseurs,
résistance des habitants de Roye (Cf. R. L e g r a n d : A . H. R. F.,
au maintien de certains droits ouu. cité.)
féodaux non abolis le 4 août 1^89
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 139

sans réserve, je ne rencontrerai pas une foule de talents


dont je n’aurai pas le ridicule de méconnaître la supé­
riorité, je sais que dans la nouvelle assemblée, il ne man­
quera pas encore de brillants orateurs, d’improvisateurs
plus ou moins habiles, de logiciens d’une remarquable
subtilité de sophisme avec des avocats rompus à soutenir
le pour et le contre, on aura tout cela ; mais ce qui sera
encore rare, du moins je le crois, ce seront les têtes
fermes et solides, pénétrées de toute la force des grands
principes, les têtes méthodiques et tacticiennes, métho­
diques c’est-à-dire capables de concevoir le vaste en­
semble d’un bon plan de constitution et de le suivre
en tous points sans souffrir qu’on en altère ni la physiono­
mie ni le sens par les changements perfides proposés à
dessein des têtes tacticiennes, c’est-à-dire capables de
tourner tous les obstacles et de déjouer par d’adroites
manœuvres les combinaisons et les roueries du parti de
l’iniquité, d’éviter les surprises et les pièges, d’opposer
en un mot avec à propos et clairvoyance une tactique à
une autre. Ce que je voudrais dans cette assemblée, ce
serait parmi les soutiens du peuple plus de connaissance
bien sentie de ses souffrances et de ses besoins, plus de
résolution d’appliquer à tant de maux le seul remède
efficace, plus de cœur pour vouloir avec énergie, avec
persistance la suppression de la misère et de l’ignorance
et moins de cette raideur sèche des Robespierre et des
Péthion1 ; car les Péthion et les Robespierre avec cette
raideur magistrale dont ils se sont fait comme une
solennelle habitude n’ont point insisté sur cette consé­
quence capitale qui découle naturellement du principe
T égalité de droits : à tous éducation égale et subsistance assurée2.
1. P éthion ou P étion : avocat, prit comme cible dans ses jour­
né en 1756, il fut député de naux. Pétion mourut sous le coup
Chartres à la Constituante. Il eut d ’un mandat d ’arrêt, près de
un énorme prestige aux yeux du Bordeaux, en l’an II.
peuple en 1791, pour ses proclama­ 2. Babeuf sent bien ici les
tions démocratiques. Am i de limites sociales de la pensée de
Robespierre, en ce temps, il affi­ Robespierre. Jusqu’en 1794, V in -
chait un grand air qui lui valut corruptible se refusera à envisager
d ’être appelé le Vertueux, comme en termes matériels le problème
Robespierre, VIncorruptible. Il de l ’égalité sociale ; malgré son
glissa, par balourdise, mais aussi admiration pour l’homme et le
par peur sociale, sur les positions démocrate, Babeuf s’en sépare
des Girondins. Robespierre le parce qu’il attend plus de la Révo-
140 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

Cette disposition introduite dans la constitution eût été le


plus grand bienfait, elle l’aurait rendu inviolable. Quand
l’immense superflu d’une opulente minorité se répandra
en (mot illisible) sur le plus grand nombre qui manque du
nécessaire, il est impossible que les moins fortunés d’au­
jourd’hui ne sentent pas que la parcelle qui leur est
échue apporte un adoucissement à leur sort1 ; toutes les
détresses, tous les dénuements extrêmes seront évidem­
ment atténués par cette incessante et juste répartition.
Du moment que la constitution garantit à tous la vie
physique et la vie morale qui oserait y toucher ?... Il
faut que la constitution soit un patrimoine national où se
trouve tout à la fois pour le peuple le pain de l’esprit et le
pain du corps, où une stipulation pour la vie intellec­
tuelle et la vie matérielle complète soit non seulement
claire, précise, positive, mais encore immédiatement
sanctionnée par la mise en commun de toutes les res­
sources indéfiniment multipliées et accrues au moyen
d’une organisation savamment combinée et du travail
général sagement dirigé2. La constitution ainsi comprise
étant avant tout la loi de la vie, le pain à tous, l’instruc­
tion à tous, étant tout ensemble la base et la clé de voûte
de l’édifice, il n’y aura plus à craindre qu’il soit ébranlé ou
qu’on essaye de le démolir pièce à pièce. Qui donc dans un
village souffrirait qu’on abattît le four bannal3 (sic) ou
qu’on comblât le puits où chacun va prendre de l’eau ?
Que chaque article de la constitution soit pur des expres-

lution que la simple égalité poli­ Paris, P .U .F., 1954, p. 298.)


tique. « Éducation égale et subsis­ 2. C ’est ici l’une des rares
tance assurée », tel est le but allusions communistes de Babeuf
permanent de Babeuf tout au long au cours de la Révolution. Il
de sa vie. Les divergences entre insiste d ’ailleurs beaucoup plus sur
Babeuf et Robespierre sont en fin l’égale subsistance ou l’égal lopin
de compte des divergences de que sur la propriété commune ;
classe. dans ce texte, on trouve en germe
1. Il s’agit à mots couverts d’une ce « communisme distributif » ins­
proposition incontestable dans le piré de Morelly, qui sera au centre
sens de la « loi agraire ». Mais de sa doctrine et de celle des
Babeuf songe-t-il au partage des E gaux en 1795-1796.
propriétés privées ou au partage 3. Le «four bannal» (ou banal),
des biens des plus riches comme utilisé par les paysans qui payaient
c’était le vœu des paysans pauvres ? les « banalités » pour cuire le pain,
(Cf. Georges L e f e b v r e : « Où il relevait des seigneurs ; pour B a­
est question de Babeuf », dans beuf, la nation se substitue au
Études sur la Révolution française, seigneur pour le bien de tous.
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 141

sions et des définitions, à la portée du plus gros bon sens,


sans ambiguïté, sans possibilité de commentaires ou
d’interprétations sans la moindre prise laissée aux arguties
des fabricateurs de pernicieuses doctrines, des embrouil-
leurs de textes, des chercheurs juristes de faux-fuyants et
d’échappatoires, des secrets de l’amphibologie et de tous
ces oiseux faussaires de la basoche qui spéculent sur la
place du point et de la virgule ; que, par exemple, toutes
les libertés dont se compose la liberté y soient énumérées
sans en omettre une seule et je réponds qu’on ne parlera
pas d’attenter à la moindre d’entre elles, sans que cha­
cun ne se croie aussitôt menacé dans sa propre vie... Le
respect de la constitution sera alors une religion ; à la foi
aveugle et stérile qui n’est que le partage des esprits
faibles et asservis sera substituée la foi salutaire de la
raison et de l’humanité...
Le grand nombre serait toujours sûr de venir à bout
de la minorité réfractaire lors même qu’elle déploierait la
plus grande énergie et toute l’astuce possible. Aujour­
d’hui le peuple est comme le bœuf, il ignore sa force et
son œil lui exagère tout. Ah ! s’il savait comme moi
l’histoire des grandes possessions et des grands posses­
seurs de ce monde ! Mais quand celui qui n’a qu’à peu
près sa suffisance se sera aperçu que par la bonne distri­
bution, la constitution lui vaut presque l’aisance en
élevant à son niveau tous ceux qui ne vivaient aupara­
vant que de privations il se fera hacher plutôt que de
laisser abattre cette constitution si libérale... C ’est par
elle que s’épureront et se transformeront les mœurs des
jeunes générations du sein desquelles aura disparu tout ce
que l’égoïsme a de plus hideux.
Qui peut tenir à une égalité nominale ? Il n’y a réel­
lement aucun motif de s’exposer pour la conserver ; elle
ne mérite pas que le peuple s’émeuve pour elle. L ’égalité
ne doit pas être le baptême d’une insignifiante transac­
tion ; elle doit se manifester par des résultats immenses et
positifs, par des effets facilement appréciables et non par
des chimériques abstractions1. Elle ne peut être une
question de scolastique grammaticale et législative.

1. Pour les Jacobins, au contraire, c’est « l ’égalité des jouissances»


qui est une chimère.
142 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

On ne doit pas plus pouvoir équivoquer en matière


d’égalité qu’en matière de chiffres. Tout peut être
ramené à poids et mesures. Les moyens et la possibilité
d’exécution exigent des développements étendus. Nos
défenseurs de la première législative n’ont pas entrepris
cette grande tâche, j ’oserai l’aborder. Si j ’étais appelé à
siéger dans la nouvelle assemblée et en position de me faire
entendre, je prends d’avance l’engagement de résoudre
toutes les objections et de clore la bouche aux contro-
versistes et à nos dangereux érudits.
[...] Encore un mot sur la grande armée civique1. Je
puis dire la grande armée, car à elle seule elle sera plus
considérable que ne le sont prises ensemble, toutes les
armées de l’Europe. La garde nationale se composant
de plusieurs millions d’hommes, il devient tout naturel
de licencier du moins en grande partie les troupes régu­
lières qui sont à la fois superfluité et un danger pour la
liberté. Chefs et soldats rentrés dans leurs foyers, intro­
duits par conséquent dans les cadres de la garde natio­
nale y seront les instructeurs des citoyens qui ne tarde­
ront pas à en savoir autant qu’eux. Quant à la portion
de l’armée permanente qu’il peut être nécessaire de
conserver momentanément, il y a deux moyens bien
simples de la soustraire aux mauvaises influences :
i° nomination de tous les chefs à la pluralité des voix ;
2° égalité de solde pour tous les grades. Sans cette égalité
qui ne peut nuire en rien à la discipline, les traditions
aristocratiques se perpétueront et il est urgent de les
extirper pour que l’armée cesse d’être hostile à la libertéi.2.
L ’égalité de solde coupera court à toutes les brigues pour
obtenir les commandements, elle inaugurera et cimen­
tera la fraternité sous les drapeaux. La réduction des
troupes à un petit nombre réalisera une grande éco-

i. Comme les militants popu­ à l’extension qu’en donnera, sous


laires qui vont bientôt submerger une forme moderne, Jean Jaurès
les sections, Babeuf s’affirme par­ dans L'Armée nouvelle.
tisan ici d ’une armée populaire de 2. Les cadres de l’armée demeu­
soldats-citoyens. Nourrie de sou­ raient attachés à l’Ancien Régime
venirs antiques, cette pensée et la trahison du Marquis de
va devenir un élément du pro­ Bouillé, lors de la tentative de
gramme de tous les partis socia­ fuite du roi, illustrait cette opi­
listes et de tous les mouvements nion courante dans les milieux
populaires. Il n’est que de songer démocrates de l’été 1791.
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION i 43

nomie. Les soldats ayant été jusqu’ici insuffisamment


payés et grossièrement nourris, les régiments qu’on
n’aura pas renvoyés coûteront à l’État la même somme
qu’auparavant, mais cette somme partagée entre tous
les militaires également constituera la solde de chacun
d’eux. Vous trouverez sans doute que je vais bien de
l’avant dans mes projets de réforme, mais j ’ai la convic­
tion que de faibles changements ne seront que des
palliatifs et qu’il faut beaucoup innover, si l’on veut que
la Révolution porte ses fruits. Je pressens bien jusqu’où
elle devrait aller, mais peut-être la prudence prescrit-
elle de ne procéder que par pierres d’attente, sans
laisser trop entrevoir ce que sera le nouvel édifice social1.
Mais il est bien important de saisir toutes les occasions
de s’acheminer soit par une voie, soit par une autre,
vers le vrai but de la Révolution, l’égalité sans mensonge.
[...] Je comprends combien il serait difficile de faire
accepter tout d’un coup un système d’égalité générale,
mais l’égalité des droits étant admise, si l’on ne veut pas
qu’elle soit pure déception il faut bien commencer par la
mettre en pratique quelque part. C ’est dans l’armée que
l’on rencontrera le moins d’obstacles12 parce que l’armée
ne possède rien et qu’elle est habituée à ne recevoir rien
que de l’État ; ses chefs actuels murmureront, la plupart
appartiennent aux familles aristocratiques, les autres
sont des officiers de fortune qui ont pris le ton et les
manières des aristocrates. Les premiers se croiront
frustrés de plusieurs côtés ; les derniers déploreront la
perte de leur état, mais que signifieront ces clameurs ?
Du moment qu’on ne les contraint pas de renoncer à la
profession des armes, qu’ils restent sous les drapeaux
et ils vivront. Leurs plaintes ne mériteront donc pas
qu’on s’y arrête, ils ne seront que quelques-uns contre

1. Les réflexions de ce type ne bution communautaire et l’éga­


manquent pas chez Babeuf. Par lité de consommation constituent
souci d’efficacité et volonté de l’architecture de la pensée sociale
demeurer proche de la conscience de Babeuf, on conçoit assez qu’il
populaire moyenne, Babeuf défend ait envisagé l’institution de son
la tactique de la révélation pro­ système d ’abord dans l’armée, le
gressive et de la lutte quotidienne seul corps de la nation totalement
par laquelle s’éduquent les masses détaché de tout travail productif,
révolutionnaires. et soumis par principe à une direc­
2. Dans la mesure où la distri­ tion administrative centralisée.
144 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

tous, qui profiteront et s’applaudiront du nivellement de


la solde donnant à chacun près de 50 livres par mois,
qui se réjouiront de n’avoir à obéir désormais qu’à des
chefs de leur choix. Les chefs ne sont pas des êtres d’une
nature différente de celle des soldats. Pourquoi les uns
vivraient-ils comme des chanoines et les autres comme
des galériens ? Pourquoi aux uns la bonne table et satis­
faction de leurs désirs et aux autres le pain noir et les
privations ? L ’organisation des chefs exige-t-elle des
mets plus abondants, plus succulents, plus délicats ? Ce
qui envoie ceux-ci à l’hôpital ce sont les débauches de la
garnison, c’est le libertinage. Ce qui y entasse leurs
subordonnés, c’est un régime équivalent à de la misère.
L ’égalisation en tout aura les meilleurs résultats. Les
marques distinctives des grades subsisteront, mais avec
une entière uniformité dans le costume ; l’officier ne
paraîtra jamais plus riche que le soldat, il perdra ainsi
un de ses moyens de séduction et les familles y gagne­
ront une certaine sécurité.
Les soldats étant mieux nourris auront plus de santé
et plus de vigueur ; ils seront par conséquent plus aptes
à supporter les fatigues en temps de paix ; on pourra
donc les employer dans des travaux utiles à la patrie,
au lieu de les laisser croupir dans une funeste oisiveté1.
Ceux qui les commanderont étant privés de la dange­
reuse faculté de s’énerver dans les plaisirs de la mollesse,
désinfectés de la morgue puante que donnent les pana­
ches et les oripeaux ne se croiront plus déshonorés parce
qu’ils se consacreront sérieusement à diriger une activité
laborieuse profitable à leurs concitoyens qui méprisent
aujourd’hui leurs dissipations et leur désœuvrement. Si
la France les paye, au moins n’aura-t-elle plus à regretter
son argent, car ils lui auront donné des canaux, des
routes praticables et des plaines fertiles à la place de
marais insalubres et de terrains incultes. On les bénira

1. Les babouvistes diront plus guerre à la survie de la nation.


tard que chacun recevra sa por­ (Cf. B u o n a r r o t i : Conspiration
tion en fonction de sa « mise » ; pour Végalité dite de Babeuf.
l’armée, n ’étant pas séparée de la Préface par Georges Lefebvre.
nation, doit en temps de paix Paris, Éditions sociales, 1957,
contribuer aux charges communes Coll. « Les Classiques du peuple ».
comme elle contribue en temps de t. I, p. 182.)
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 145

pour le surcroît de richesses qu’ils auront produit.


Il est hors de doute que par l’élection, les grades
seront d’abord conférés aux plus instruits, aux plus
capables, aux plus vaillants, mais quand tous seront
également instruits, la bravoure étant une qualité des
plus communes parmi les français, il est évident que pour
se concilier les suffrages, les candidats devront joindre
aux autres mérites la vertu pour laquelle il y aura alors de
l’émulation. C ’est ainsi que l’égalité contribuera à
épurer les mœurs. L ’armée se façonnera promptement
à l’esprit d’égalité parce qu’elle y trouvera des avantages
matériels. De là il ne tardera pas à se répandre et à
s’acclimater partout [...]

D É M O C R A TIE SO CIALE ET LOI A G R AIR E

SECONDE LETTRE DE F. N. CAM. BABEUF1, CITOYEN,


A J . M. COUPÉ, LÉGISLATEUR
(extraits)

Beauvais, le 10 septembre 179112.


[...] Je vous le dis tout haut à vous, mon frère, et ce
ne sera pas encore si tôt que j ’oserai le dire bas à d’autres :
cette loi agraire, cette loi que redoutent et que sentent
bien venir les riches, et à laquelle ne pensent nullement
encore le grand nombre des malheureux, c’est-à-dire
les quarante-neuf-cinquantièmes du genre humain, qui
cependant, si elle n’arrive point, mourra en totalité en
dedans deux générations tout au plus (nous vérifierons
ensemble mathématiquement cette épouvantable prédic­
tion au premier instant que vous le voudrez) ; cette loi
que vous vous rappelez bien que, étant entre nous deux,
nous avons vu Mably appeler par ses vœux ardents3 ;
cette loi, qui ne reparaît jamais sur l’horizon des siècles

1. François-Noël, Camille B a­ ciennes qui existaient entre Babeuf


beuf ; Camille est le surnom que et Coupé, depuis que l’abbé avait
s’est donné Babeuf. été commis censeur royal pour
2. M. D o m m a n g e t : Pages juger la brochure de Babeuf sur le
choisies..., ouv. cité, pp. 121 et sq. maniement des fiefs.
3. Allusions aux relations an­
10
146 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

que dans des circonstances comme celles où nous nous


trouvons ; c’est-à-dire quand les extrêmes se touchent
absolument ; quand les propriétés foncières, seules
vraies richesses, ne sont plus que dans quelques mains,
et que l’impossibilité universelle de pouvoir assouvir la
terrible faim, détermine le plus grand nombre à reven­
diquer le grand domaine du monde où le Créateur a
voulu que chaque être possédât le rayon de circonfé­
rence nécessaire pour produire sa subsistance ; cette loi,
dis-je, est le corollaire de toutes les lois ; c’est là où se
repose toujours un peuple lorsqu’il est parvenu à amé­
liorer sa constitution sous tous les autres rapports... que
dis-je ? C ’est alors qu’il simplifie étonnamment cette
constitution. Vous apercevrez que depuis que la nôtre
est commencée, nous avons fait cent lois chaque jour,
et à mesure qu’elles se sont multipliées, notre Code
est devenu successivement plus obscur. Quand nous
arriverons à la loi agraire, je prévois qu’à l’instar du
législateur de Sparte, ce code trop immense sera mis
au feu et une seule loi de 6 à 7 articles nous suffira1. Je
prends encore avec vous l’engagement de démontrer
ceci très rigoureusement.
Vous reconnaissez sans doute comme moi cette
grande vérité que la perfection en législation tient au
rétablissement de cette égalité primitive que vous avez
si bien chantée dans vos poèmes patriotiques, et comme
moi vous sentez sans doute encore que nous marchons
à grands pas vers cette étonnante révolution.
C ’est précisément pourquoi, moi qui suis si partisan
du système, je ne reviens pas des contemplations où je
me livre, en examinant que vos principes et votre énergie
vous rendent peut-être l’unique propre à préparer cette
grande conquête, et que la Providence semble nous
seconder en vous poussant dans la carrière convenable
pour pouvoir combattre avec le plus d’avantages en
faveur de la cause2.

1. Un des traits permanents du superflue. (Cf. B u o n a r r o t i :


socialisme utopique réside dans la Conspiration..., ouv. cité, t. I.,
conviction que la solution du pro­ p. 197.)
blème social fondamental simpli­ 2. A ce point de son évolution
fie nécessairement l’action gou­ politique, Babeuf est en quête
vernementale et la rend presque du « législateur vertueux ». Déçu
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 147
Oui, vous êtes peut-être réservé, et peut-être Tétions-
nous tous deux, pour sentir les premiers et pour faire
goûter aux autres le grand mystère, le plus (mot illisible)
secret qui doit briser les chaînes humaines. Si cela est,
que je vous vois grand entre les Législateurs !
Mais comment conçois-je qu’avec toute la force dont
vous êtes armé, il vous sera possible de diriger les pre­
miers mouvements pour accélérer une aussi belle vic­
toire ? Sera-ce ouvertement et par un manifeste précis
qu’il faudra que s’annonce le Sauveur du Monde ? Non,
sans doute, et Ton ne serait pas bien reçu, je pense, à
proposer tout crûment de telles considérations à notre
malheureuse assemblée. Sa vertu se verra donc, pour
combattre la corruption, forcée de se servir des armes
généralement introduites par celle-ci ; il faudra qu’elle
oppose politique à politique. Il faudra que les disposi­
tions premières soient bien masquées, et qu’elle ne
paraissent tendre aucunement vers le but concerté.
Mais je réfléchis... Je me dis : il n’est presque per­
sonne qui ne rejette fort loin la loi agraire ; le préjugé
est bien pis encore que pour la royauté et Ton a toujours
pendu ceux qui se sont avisés d’ouvrir la bouche sur ce
grand sujet. Est-il bien certain que M. J. Coupé lui-
même sera d’accord avec moi sur cet article ? Ne m’objec-
tera-t-il pas aussi avec tout le monde que de là résulte­
rait la défection de la société ; qu’il serait injuste de
dépouiller tous ceux qui ont légitimement acquis, que
Ton ne ferait plus rien les uns pour les autres, et que dans
la supposition de possibilité de la chose les mutations
postérieures auraient bientôt rétabli le premier ordre ?
Voudra-t-il se payer de mes réponses : que la terre ne
doit pas être aliénable ; qu’en naissant chaque homme
en doit trouver sa portion suffisante comme il en est de
l’air et de l’eau, qu’en mourant il doit en faire héritier
non ses plus proches dans la société, mais la société
entière ; que ce n’a été que ce système d’aliénabilité qui
a transmis tout aux uns et n’a plus laissé rien aux autres...
que c’est des conventions tacites par lesquelles les prix
par Danton, il espère en Coupé, qu’il n ’est que de faire appel à
puis en Robespierre. Finalement, l’intérêt des prolétaires, « leur
le mouvement des masses popu- meilleur guide ».
laires de 1793 à 1795 lui montrera
148 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

des travaux les plus utiles ont été réduits au taux le


plus bas, tandis que les prix des occupations indifférentes
ou même pernicieuses pour la société furent portés au
centuple qu’est résulté du côté de l’ouvrier inutile le
moyen d’exproprier l’ouvrier utile et le plus laborieux... ;
que s’il y eût eu plus d’uniformité dans les prix de tous les
travaux, si l’on n’eût pas assigné à quelques-uns d’eux
une valeur d’opinion, tous les ouvriers1 seraient aussi
riches à peu près les uns que les autres ; qu’ainsi un
nouveau partage ne ferait que remettre les choses à leur
place... ; que si la terre eût été déclarée inaliénable,
système qui détruit entièrement l’objection des craintes
du rétablissement de l’inégalité par les mutations, après
le nouveau partage, chaque homme eût toujours été
assuré de son patrimoine et nous n’eussions pas donné
naissance à ces inquiétudes continuelles et toujours
déchirantes sur le sort de nos enfants : de là l’âge d’or
et la félicité sociale au lieu de la dissolution de la société ;
de là un état de quiétude sur tout l’avenir, une fortune
durable perpétuellement à l’abri des caprices du sort,
laquelle devrait être préférée même par les plus heureux
de ce monde s’ils entendaient bien leurs vrais intérêts... ;
qu’enfin il n’est pas vrai que la disparition des arts12
serait le résultat forcé de ce nouvel arrangement, puisqu’il
est sensible au contraire que tout le monde ne pourrait
pas être laboureur ; que chaque homme ne pourrait
pas plus qu’aujourd’hui se procurer à lui seul toutes les
machines qui nous sont devenues nécessaires ; que nous
ne cesserions pas d’avoir besoin de faire entre nous un
échange continuel de services et qu’à l’exception de ce
que chaque individu aurait son patrimoine inaliénable,
qui lui ferait dans tous les temps et dans toutes les cir­
constances un fonds, une ressource inattaquable contre
les besoins, tout ce qui tient à l’industrie humaine reste­
rait dans le même état qu’aujourd’hui ?
1. Ouvriers : travailleurs. Arts de Diderot dans l’Encyclo­
2. Arts doit être pris, ici, dans pédie : Textes choisis de VEncy­
le sens d ’artisanat et d ’industrie ; clopédie, Introduction et commen­
industrie y dans le sens d ’activité taires par Albert Soboul. Paris,
générale, de travail humain ; Éditions sociales, 1962. Coll,
machines, dans le sens d ’instru­ a Les Classiques du Peuple »,
ments de travail et de produits PP- 4 9 et sq.)
de travail artisanal. (Cf. l’article
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 149

Je vais vous prouver, à vous-même, cher frère, et en


même temps à moi, que vous partez pour l’Assemblée
législative avec les dispositions de faire consacrer tout
cela comme articles de loi constitutionnelle. Je vous ai
dit dans ma précédente lettre que mes vœux seraient :
i° Que les législateurs de toutes les législatures recon­
nussent pour le peuple qu'Assemblée constituante est une
absurdité ; que les députés commis par le peuple sont
chargés dans tous les temps de faire tout ce qu’ils recon­
naîtront utile au bonheur du Peuple... De là obligation
et nécessité de donner la subsistance à cette immense
majorité du Peuple qui, avec toute sa bonne volonté de
travailler, n’en a plus. Loi agraire, Egalité réelle.
2° Que le veto1, véritable attribut de la souveraineté,
soit au Peuple, et avec un succès assez apparent (puisque
nous avons vu depuis, dans le petit ouvrage : De la rati­
fication de la Loi, que je vous ai communiqué, que mes
moyens ressemblent à ceux de l’auteur), j ’en ai démontré
la possibilité d’exécution contre tout ce qui a pu être dit
de contraire... De ce veto du Peuple ne faut-il pas
attendre qu’il sera demandé par la partie souffrante et
toujours exposée jusqu’alors à ce cruel sentiment de la
faim, un patrimoine assuré : Loi agraire.
30 Qu’il n’y ait plus de division de citoyens en plu­
sieurs classes ; admission de tous à toutes les places ; droit
pour tous de voter, d’émettre leurs opinions dans toutes
les assemblées ; de surveiller grandement l’assemblée
des Législateurs ; liberté de réunions dans les places
publiques ; plus de loi martiale12 ; destruction de l’esprit
de corps des Gardes nationaux en y faisant entrer tous
les citoyens sans exception et sans autre destination que
celle de combattre les ennemis extérieurs de la Patrie3...

1. L a Constitution de 1791 pétition républicaine le 17 juillet


avait accordé au roi le veto 1791.
suspensif, par lequel lui seul 3. C ’est déjà, en germe, l’afîir-
pouvait s’opposer à toute décision mation des principes de la démo­
de l’Assemblce pendant deux cratie réclamée par les sans-culot­
ans. tes, telle qu’elle sera en partie
2. La loi martiale fut proclamée consignée dans la Constitution de
par la Constituante après la déci­ 1793 (révocabilité permanente des
sion des Cordeliers de se réunir au élus) et dans la pratique de l’an II,
Champ-de-Mars, pour signer une fondée sur la levée en masse.
150 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

De tout cela nécessairement va découler l’extrême ému­


lation, le grand esprit de liberté, d’égalité, l’énergie
civique, les grands moyens de manifestation de l’opi­
nion publique, par conséquent d’expression du vœu
général qui est, en principes, la loi ; la réclamation des
premiers droits de l’homme, par conséquent du pain
honnêtement assuré à tous : Loi agraire.
4° Que toutes les causes nationales soient traitées
en pleine assemblée, et qu’il n’y ait plus de comités...
De là disparaît cette négligence, cette apathie, cette
insouciance, cet abandon absolu à la prétendue pru­
dence d’une poignée d’hommes qui mènent toute une
assemblée, et près desquels il est bien plus facile de
tenter la corruption. De là l’obligation pour tous les
sénateurs1 de s’occuper essentiellement de cet objet mis
à la discussion et de se déterminer en connaissance de
cause ; de là l’éveil donné à tous les défenseurs du peuple
et la nécessité de soutenir ses droits les plus chers, par
conséquent de veiller à ce que précisément tous puissent
vivre : la Loi agraire.
5° Que le temps de la réflexion soit amplement accordé
pour la discussion de toutes les matières... De là, va
résulter que non seulement les improviseurs, les étourdis,
les parleurs perpétuels, les gens qui débitent toujours
avant d’avoir pensé, ne soient pas les seuls en possession
de déterminer les arrêtés, mais qu’encore les gens qui
aiment à méditer un plan avant de se prononcer, influen­
ceront aussi sur les décisions. De là un phraseur inté­
ressé à combattre tout ce qui est juste ne viendra plus
lestement vous écarter une bonne proposition par quelque
rien subtil et propre seulement à faire illusion, et si on vient
parler pour celui dont les besoins pressent le plus, l’honnête
homme peut peser et appuyer la proposition et obtenir le
triomphe de la sensibilité12. Grand acheminement à la loi agraire.

1. Formule antiquisante : le comités issus de l’Assemblée et il


député est appelé sénateur en exige que le peuple puisse à tout
souvenir des traditions de l’an­ moment intervenir directement
cienne Rome. dans le débat et juger sur place ses
2. E n réclamant un débat mandataires. La pratique sec*
ouvert auquel devraient participer tionnaire au début de l’an II ne
tous les députés, Babeuf condamne sera pas autre. (Cf. Albert S o b o u l :
la pratique de la discussion en Les Sans-culottes... ouv. cité, p. 558.)
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 151
Eh bien ! Frère patriote, si les principes que je viens
de poser ont toujours été les vôtres, il faut y renoncer
aujourd’hui si vous ne voulez pas la loi agraire, car,
ou je me trompe bien grossièrement, ou les conséquences
dernières en ces principes sont cette loi. Vous travaillerez
donc efficacement en sa faveur si vous persistez dans ces
mêmes principes. On ne compose point avec eux, et si,
au for intérieur, vous vous proposez quelque chose de
moins que cela dans votre tâche de législateur, je vous
le répète, liberté, égalité, droits de Vhomme seront toujours
des paroles redondantes et des mots vides de sens.
Je le redis aussi de nouveau, ce ne serait point là
les intentions qu’il faudrait d’abord divulguer ; mais un
homme de bonne volonté avancerait beaucoup le dénoue­
ment s’il s’attachait à faire décréter toutes nos bases
ci-dessus posées sur le fondement de la plénitude des
droits de liberté dus à l’homme, principe qu’on peut
toujours invoquer et professer hautement et sans courir
de danger. Ce qu’on appelle les aristocrates ont plus
d’esprit que nous ; ils entrevoient trop bien ce dénoue­
ment. Le motif de leur opposition si vive dans l’affaire
des Champarts1 vient de ce qu’ils craignent qu’une
fois qu’il aura été porté une main profane sur ce qu’ils
nomment le droit sacré de la propriété, l’irrespect n’aura plus
de bornes. Ils manifestent très généralement leurs craintes
sur ce qu’espèrent les défenseurs de ceux qui ont faim,
je veux toujours dire sur la loi agraire, pour un moment
fort prochain ; bon avis à porter sur nos tablettes.
J ’aime à m’étendre sur le grand sujet que je traite
devant une âme aussi sensible que je connais la vôtre.
Car enfin c’est du pauvre auquel on n’a point songé
encore ; c’est, dis-je, du pauvre qu’il doit être principa­
lement question dans la régénération des lois d’un Empire ;
c’est lui, c’est la cause qu’il intéresse le plus de soutenir.
Quel est le but de la société? N ’est-ce pas de procurer
à ses membres la plus grande somme de bonheur qu’il est

1. Les droits féodaux pesant sur titres primitifs déposés dans les
les biens et non sur les personnes greffes municipaux. (Cf. Albert
furent maintenus par la Consti­ S o b o u l : « de la pratique des
tuante et ne seront abolis par la terriers au brûlement des titres
Convention que le 17 juillet 1793 féodaux (1789-1793) », A . H . R . F . t
par l’ordre de destruction des 1964, n° 3 pp. 149-158.)
152 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

possible ? Et que servent donc toutes vos lois lorsqu5en


dernier résultat elles n’aboutissent point à tirer de la
profonde détresse cette masse énorme d’indigents, cette
multitude qui compose la grande majorité de l’associa­
tion ? Q u’est-ce qu’un comité de mendicité qui continue
d’avilir les humains en parlant d’aumônes et de lois
répressives tendant à forcer le grand nombre des malheu­
reux de s’ensevelir dans des cabanes et d’en mourir
d’épuisement, afin que le triste spectacle de la nature en
souffrance n’éveille point les réclamations des premiers
droits de tous les hommes qu’elle a formés pour qu’ils
vivent et non pas pour que quelques-uns d’eux seulement
accaparent la substance de tous ? [...]

C O N TR E LA PROPRIÉTÉ,
PO U R LE BONHEUR CO M M U N
LETTRE A ANAXAGORAS CHAUMETTE1
Paris, 7 mai, l’an 2 de la République française12
Tribun du Peuple3
Quel moment... que celui qui paraît ! De lui vont
dépendre les destinées du monde ! Quel moment... pour
1. C h a u m e t t e : né à Nevers le vement cette administration va
24 mai 1763, il collabora avec étendre son recrutement dans le
Prudhomme aux Révolutions de personnel sectionnaire après les
Paris. Républicain et démocrate journées du 31 mai-2 juin qui
convaincu, il fut membre de la virent la chute des Girondins. En
Commune insurrectionnelle du attendant, la pression du milieu
10 août 1792. É lu Procureur de sans-culotte conduit l’Assemblée
la Commune de Paris, il fut l’un des à proclamer le premier maximum
artisans des journées du 31 mai- des prix et, par la pratique de la
2 juin 1793. Généreux, proche du « fraternisation », la plupart des
peuple des faubourgs, il s’affirma sections modérées passent sous le
l’un des plus énergiques «déchristia- contrôle des sans-culottes. (Cf. :
nisateurs». Il fut condamné à mort A. S o b o u l : Les Sans-culottes,
le 13 avril 1794 lors de la répres­ ouv. cité, chapitre IV , et Albert
sion du mouvement sans-culotte. M a th ie z : L a vie chère et le
2. Babeuf, qui a dû fuir la mouvement social sous la terreur.
Picardie, est à Paris. Grâce à Paris, Librairie Payot, 1927.
l’appui de certains de ses amis 3. « Je ne donne à l’acception
proches du mouvement sans- de ce titre que la latitude de qua­
culotte, il a pu trouver un emploi lifier convenablement un véritable
dans l’administration des Subsis­ défenseur de la sans-culotterie. »
tances de la capitale, Progressi­ {Note de Babeuf.)
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 153

votre gloire ! pour la place qui vous sera marquée dans


les pages de l’impartiale histoire ! ! ! ! Elle dira aux géné­
rations ce que vous aurez été d’après la conduite que
vous allez tenir dans l’instant qui passe ! Quel grand
caractère que celui que vous avez commencé à déployer
dans la journée du 18 avril, en provoquant ce sublime
arrêté par lequel « le Conseil Général se déclare en
révolution tant que les subsistances ne seront point
assurées ! » Il ne s’agit plus que de soutenir les fonde­
ments et de poursuivre l’édification de ce bel œuvre !
Le jour est arrivé où la Commune de Paris doit montrer
que ce n’est pas vainement qu’elle s’engage à défendre
les droits du peuple. L ’avez-vous vu cet article de la
déclaration des prétendus Droits de l’Homme, qui
définit la propriété, « le droit de disposer à son gré de ses
biens, de ses revenus, de ses capitaux, de son industrie. »
Droits naturels imprescriptibles ! êtes-vous assez crimi­
nellement violés ! ! ! Accapareurs !... vous tous qui êtes
en possession de pomper1 à qui mieux mieux les sources
vitales de la grande masse du Peuple ! réjouissez-vous,
ce sont seuls vos droits affreux qui sont consacrés. Coali­
sez-vous de plus belle. Perfectionnez le système de vos
combinaisons meurtrières, de vos calculs assassins.
Étudiez bien les raffinements de vos spéculations bar­
bares sur la substance de l’innombrable classe de malheu­
reux : vos vœux coupables seront bientôt comblés.
Bientôt, en vertu de la Déclaration des Droits de V Homme2,
vous serez parvenus à élever le prix de la livre de pain...
Qui peut mesurer où s’arrêtera votre criminelle cupi-

1. Babeuf, par cette formule, une limitation au droit d’usage de


administre la preuve de son sans- la propriété.
culottisme. La revendication 2. Depuis le 17 avril, la Conven­
moyenne des sans-culottes pari­ tion discutait de la nouvelle Cons­
siens, milieu peu homogène de titution, et la Déclaration des
salariés, de compagnons, de petits Droits en fixait l ’esprit. Robes­
patrons et d ’indigents, visait à pierre avait préconisé, dans son
obtenir, comme consommateurs, célèbre Discours du 24 avril, une
un prix des subsistances, auquel limitation au droit de la propriété,
tous puissent atteindre ; il était d ’où l’appui que lui apporte B a ­
moins question de toucher aux beuf. Mais bientôt, comme les
conditions de la production éco­ sans-culottes, il sera déçu par
nomique qui eût divisé le monde Robespierre qui condamna à plu­
de la sans-culotterie que d ’imposer sieurs reprises l ’agitation populaire
contre les riches et les accapareurs pour les « chétives marchandises ».
154 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

dité ! Délégués ! vous ne comptez pas parmi vous de


vrais sans-culottes !... presque aucun de vous ne sort du
véritable tiers-état !... le tiers-état n’est pas représenté
dans l’aréopage. Non, presque aucun de vous, on le voit,
n’a jamais ressenti les angoisses déchirantes des besoins.
Vous êtes incapables de faire de vous-mêmes le bien du
Peuple ! vous ne le ferez que si l’on vous y force !... Mais
toi, pourtant, Robespierre, qui a précisément défini
la propriété, qui as tracé les bornes dans lesquelles ce
droit doit être resserré pour l’empêcher d’être pernicieux
à la grande majorité sociale... Viens, tu es notre légis­
lateur. Et vous, Jacobins ! qui avez adopté à l’unanimité1
l’œuvre sublime de ce digne mandataire, vous qui n’êtes
pas inpitoyables comme un Sénat, venez vous ranger à
côté de notre Lycurgue, vous êtes ses adjoints et ses
estimables coopérateurs. Commune de Paris ! qui vous
êtes courageusement déclarée en insurrection jusqu’à ce
que la vie de tous les membres du souverain soit assurée,
jusqu’à ce qu’elle ne soit plus en proie à la voracité des
barbares-économistes-monopoleurs, remplissez votre enga­
gement. Eh ! vous êtes une portion essentielle du Peuple,
dont le vœu (Robespierre, art. 17) doit être respecté comme
devant concourir à former la volonté générale. Apposez, dès
ce moment, le veto national sur cette perfide Déclaration
des Droits, non de l’Homme, mais des agioteurs, des
usuriers, des accapareurs, des sangsues insatiables et
meurtrières, des spéculateurs cupides de tous les genres.
A votre mouvement généreux, la République entière
se lève et confond sa marche avec la vôtre. Elle répondra
à vos signaux comme elle l’a toujours fait dans les
grandes occasions et avec bien plus de raison cette fois,
qu’il s’agira d’assurer à la classe des nécessiteux2, classe

1. Les Jacobins avaient approu­ force de loi au même titre qu’ un


vé en bloc la Déclaration des vote de l’Assemblée.
Droits rédigée par Robespierre 2. L ’opposition entre les « sang­
(21 avril 1793). Pour Babeuf, en sues » (spéculateurs et accapa­
bon rousseauiste, la volonté géné­ reurs) et les « nécessiteux » montre
rale s’exprime dans les Assemblées assez que Babeuf ne conçoit pas
où se réunit directement le peuple : l’exploitation au niveau du tra­
la volonté générale n’étant pas divi­ vailleur productif, mais, comme les
sible, une motion des Jacobins est sans-culottes, au niveau du pauvre
moins une opinion qu’un élément consommateur. Un tel point de
d ’une décision populaire qui a vue, pour primitif qu’il puisse
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION i55

sans contredit immensément majeure dans l’État, des


avantages enfin réels, à la suite de ceux de pure contem­
plation dont on a pu l’enivrer depuis la révolution.
Cette classe intéressante, qui a réellement fait cette
réflexion, qui peut devenir fatale aux succès de notre
cause, qu’on ne l’a fait se débattre et s’échauffer jusqu’à
présent que pour des béatitudes, puisque les mots de
révolution, de liberté, d’égalité, de république, de
patrie, n’ont pas changé en mieux sa manière d’être
(réflexion dont il est impossible de se dissimuler les
malheureux effets déjà résultés, je veux dire une apathie,
un découragement, une insouciance générale, qui déses­
pèrent le petit nombre des citoyens qui ont conservé
leur pleine énergie)1. Cette classe intéressante, dis-je
à l’aspect de ce grand mouvement qui tendra à lui
assurer l’existence heureuse qui doit être l’apanage de
tout républicain, reprendra toute sa vigueur et son
courage et il n’y a que cela qui puisse aussi assurer notre
invincibilité près des tyrans qui nous menacent, et qui,
bien plus, nous assurera une victoire d’autant plus
complète que ce sera alors que les Peuples voisins ins­
truits de notre bonheur réel et général, ne seront jaloux
que d’en conquérir un semblable2.

paraître, pour anachronique qu’il se produisaient de façon très


soit aujourd’hui, répond exacte­ consciente sur tout le territoire de
ment aux nécessités du temps. Le la République, en Picardie, en
« peuple » n’était pas la « classe Normandie dans la région de
ouvrière », mais un rassemblement Rouen, en Beauce et en Gâtinais,
très divers de couches sociales mais surtout à Paris même, au
toutes directement soumises à carreau des Halles et le I er mai
l’oppression du capitalisme de type à la Convention. (Cf. Albert Ma -
commercial qui constituait la t hi ez : La V ie chère..., ouv. cité.)
norme économique du xvm® siècle. 2. La surprise fut grande pour
Le vague de la formulation de beaucoup de révolutionnaires de
Babeuf rend compte de la diver­ constater que la guerre faite à la
sité sociale des « pauvres » et per­ France par les puissances aris­
met de rassembler vers un objectif tocratiques d’Europe n ’avait pas
commun les diverses fractions de apporté ce grand soulèvement
la sans-culotterie urbaine. espéré des « peuples esclaves »
1. Babeuf, toujours angoissé contre les « têtes couronnées ».
par l’immensité de l ’action à Toujours apparaît cette vue méca­
entreprendre, mésestime souvent niste « matérialiste par le bas et
les difficultés du mouvement idéaliste par le haut » (Marx),
populaire et paraît oublier ici les qui caractérise la philosophie des
troubles énormes et fréquents qui Lumières.
156 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

Tribun, le dernier décret sur les subsistances n’est


point capable de satisfaire le Peuple !1 Quand cette loi
pourrait produire quelques bon effets, ils ne seraient
que momentanés. Mais quel sera même le résultat de
cette réduction au terme moyen du prix des grains
depuis l’époque où il a été constamment cher ? Ce n’est
point là ce que le Peuple a demandé. Cette manière
d’avoir paru céder à ses pressantes instances n’est évi­
demment qu’une perfide échappatoire. Le Peuple
voulait que Yaliment nécessaire à tous fû t borné à un prix
auquel tous pussent atteindre. C ’est sans doute aussi ce
qu’Anaxagoras entendait demander par son fameux
réquisitoire du 18 avril, stimulant précieux dont le ton
a réglé celui de la belle pétition du faubourg Saint-
Antoine12. Votre tâche n’est pas finie, défenseur du
Peuple ; la commune doit encore se considérer en état
de révolution, puisqu’il est vrai que les subsistances ne
sont point encore assurées. Elles ne peuvent l’être par
une loi réglementaire ; il faut qu’elles le soient par les
bases fondamentales du contrat social ; il faut faire
consacrer ce principe de Robespierre « que le droit de
propriété ne peut préjudicier à Vexistence de nos semblables !
que la société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses
membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les
moyens T exister à ceux qui sont hors d'état de travailler ! »
Voilà, citoyen magistrat, le grand article de la Charte
des Droits de l’Homme qu’il faut que la nation souve­
raine fasse consacrer. C ’est celui par lequel la masse prin­
cipale et essentielle du peuple reconnaîtra qu’enfin la
Révolution est juste à son égard, d’où elle la bénira,
d’où elle sera prête à mourir mille fois pour la défendre.
Le Procureur de la Commune de Paris est celui de tous

1. Le premier Maximum des dre par la Commune l’arrêté de se


prix était en effet fort insuffisant, proclamer « en insurrection » tant
car il ne prévoyait ni les moyens qu’il ne serait pas fait droit aux
d’empêcher la spéculation, ni les réclamations populaires exprimées
sanctions, mesures indispensables dans la pétition du département et
auxquelles s’opposaient naturelle­ réaffirmées le i er mai par les
ment les spéculateurs (3-4 mai). femmes de Versailles et les milliers
2. Le 18 avril, retour de la de sans-culottes du H faubourg
Convention où il avait accompagné Saint-Antoine qui pénétrèrent dans
le procureur général syndic du la Convention.
département, Chaumette fit pren­
BABEUF PENDANT LA RÉVOLUTION 157

les citoyens de la République le plus à portée, le plus


pourvu de moyens pour imprimer le mouvement capable
d’assurer le gain de ce grand procès et cette conquête
vaudra celle du 10 août 921... Q u ’Anaxagoras requière
à cette fin une adresse de réclamation bien prononcée
de la part du Conseil Général. La cause est si belle, les
esprits sont déjà si disposés à l’adoption de toutes les
mesures qui seraient proposées pour un objet d’aussi
grand intérêt, qu’il est d’avance de toute certitude que
l’adresse passerait ; que toutes les sections de Paris ne
manqueraient point d’y adhérer, que les autres sections
de la République qui se sont toujours fait une gloire
d’applaudir aux grandes mesures de la cité-mère et de
marcher à sa suite, suivraient encore ; que c’est ainsi que
le veto national se manifesterait dès ce moment pour
faire réformer cet absurde et révoltant principe du droit
d’abuser, consacré dans notre nouvelle Déclaration des
Droits ; et que celui de tous les droits de l’Homme le
plus précieux et le plus incontestable, quoique le plus
méconnu jusqu’aujourd’hui se verrait consacré pour
le bonheur de toutes les générations.
C ’est votre propre engagement, Anaxagoras tribun,
que je vous somme de remplir ; et si vous y entrevoyez
des obstacles quelle occasion plus belle de vous montrer
grand ! quelle circonstance qui rende plus impérieuse
l’obligation de mettre en pratique le grand principe
de la résistance à F oppression.
Hâtons les grands pas pour arriver à ce terme fortuné
de la révolution qui amènera les jours d’un bonheur
général2 ignoré dans tous les âges et par toutes les
nations dont les fastes nous sont restés. Ce terme ravis­
sant que (sic) l’honnête homme aspire de toute son âme,
sans doute l’aveugle et l’imprévoyant égoïsme n’en a

1. L ’affirmation de Babeuf est à Coupé, p. 141, Le Tribun du


claire : la démocratie politique du peuple, p. 208.
10 août 1792 doit conduire à la 2. Le « bonheur commun »,
démocratie sociale, seul moyen leitmotiv des déclarations sec-
susceptible d’attacher légitime­ tionnaires en l’an II qui deviendra
ment le peuple à la Révolution la formule clé de la Constitution
commencée en 1789. Cette idée de l’été 1793 (après la chute des
précise demeure une constante de Girondins) et demeurera l’objec­
la pensée de Babeuf. (Cf. Le tif ultime de tout le mouvement
Correspondant picard, p. 133, Lettre babouviste.
i 5R TEXTES CHOISIS DE BABEUF

pas su calculer l’approche, mais la pénétrante philo­


sophie n’a point encore fait à cet égard de fausses suppu­
tations. Philanthropes ! je vous annonce mon livre de
VEgalité1 dont je vais faire présent au Monde. Sophistes !
par lui je détruirai tous les faux raisonnements à l’aide
desquels vous avez égaré, enchaîné et fait souffrir cons­
tamment l’Univers ; et malgré vous, les hommes connaî­
tront toute l’étendue de leurs droits, le vœu de la nature
ne sera plus déçu et ils seront tous heureux.

(.Archives départementales de la Somme : F /j?£-copie


reproduite par M. D om m an g et . o u v . cité, pp. 142-147.)

1. Babeuf, pris par l’action, n’écrivit jamais ce livre. (Cf. : Intro­


duction, p. 23.)
T r o is iè m e P a r t ie

BABEUF E T L ’ É Q U IV O Q U E
DE T H E R M ID O R

Le 9 thermidor, Robespierre et ses compagnons


du Comité de Salut public sont arrêtés et guillotinés.
En quelques semaines, le Gouvernement révolu­
tionnaire est démembré et les Jacobins isolés. La
France dans son ensemble est satisfaite de la détente
thermidorienne et de la paix victorieuse que Ton
sentait proche. Mais il apparaît vite que les masses
populaires feront les frais de cette nouvelle politique.
Après les Jacobins, les sans-culottes deviennent la
cible de la réaction bourgeoise. Naïvement réjoui
au 9 thermidor, parce qu’il demeurait animé d’une
haine incoercible à l’égard des robespierristes, le
milieu sans-culotte de Paris ne tarde pas à déchanter :
exclu de la direction politique comme devant et
mourant de faim, il revient sur ses illusions post­
thermidoriennes et tente, en vain, le 12-13 germinal
et le Ier prairial (i er-2 avril et 20 mai 1795), de
s’insurger pour « le pain et la Constitution de 1793 ».
Babeuf, qui avait fondé quelques semaines après
le 9 thermidor son journal, Le Journal de la liberté de
la presse, devenu bientôt Le Tribun du peuple, suit
exactement l’évolution du milieu sans-culotte pari­
sien. Dans un premier temps, il clame contre le
système des « décemvirs » (le Comité de Salut
public), mais non sans réserve, puis à partir de
l’automne, il engage résolument le fer avec les ther­
midoriens au pouvoir. Cela le conduit en prison où
il se trouve encore lors des insurrections de germinal
et de prairial. On a parlé de « l’autocritique » de
Babeuf : aucun mot n’est plus conforme à la vérité
des choses et l’expérience de Babeuf demeure une
incomparable leçon de sagesse politique.
Les textes ci-après retracent assez fidèlement cette
évolution de Babeuf et en même temps celle de son
auditoire des faubourgs.
i6o TEXTES CHOISIS DE BABEUF

C O N TR E LA D IC T A T U R E ROBESPIERRISTE

[...] Cette assertion, qui prête une excuse à l’enfance


apparente de notre esprit public actuel, n’est point
une erreur. Nous avons bien fait, il y a cinq ans, une
révolution ; mais il faut avoir la bonne foi de reconnaître
que depuis nous avons laissé faire la contre-révolution ;
et ce dernier événement date précisément de l’époque1
où il fut souffert qu’on portât la première atteinte à la
liberté des opinions, soit parlées, soit écrites ; le io
thermidor marque le nouveau terme depuis lequel
nous sommes en travail pour renaître à la liberté. Nous
ne sommes donc, pour ainsi dire, que des embryons
sans forme, trop faibles pour avoir encore le sentiment
de nos droits, et des principes sur lesquels ils posent.
Il n’est pas étonnant que nous avancions si peu vite
dans la solution d’une question qui, sans doute, pour
des êtres raisonnables, paraîtrait infiniment simple.
Et qu’on ne dise pas qu’il faille toujours nous consi­
dérer comme des révolutionnaires de cinq ans, et compter
sur nos premières forces acquises en liberté. L ’instruction
républicaine, il est vrai, nous avait déjà avancés fort
loin dans la connaissance des principes qui gardent la
dignité du lien social. Mais cette instruction, par l’effet
des corrupteurs que nous avons laissés prendre pied au
milieu de nous, a rétrogradé de tout le chemin qu’elle
avait franchi. Ils sont parvenus à pervertir entièrement
la morale démocratique, à obscurcir, à renverser toutes
les idées fondamentales et immuables ; et ils ont fait
errer la raison des citoyens dans une mer inconnue de
conceptions abstraites et versatiles. Aux notions si
simples de la raison et de la justice éternelles, qui s’expri­
maient dans un langage également simple, d’après lequel
tous les membres de la société pouvaient connaître

i. A u nom de la centralisation libertés et cela aussi bien contre


révolutionnaire et des nécessités la bourgeoisie modérée qu’au
de la défense nationale contre la détriment du mouvement popu­
coalition aristocratique, le Gouver­ laire. (Cf. Albert S o b o u l : Les
nement révolutionnaire avait pro­ Sans-culottes..., ouv. cité, pp. 243
gressivement bridé la plupart des et sq.)
BABEUF E T U ÉQUIVOQUE DE THERMIDOR 161

facilement leurs devoirs et leurs droits avec les bases


sur lesquelles ils reposaient, pratiquer les uns, jouir
des autres et les défendre, on substitua de prétendus
principes, inconnus jusqu’alors, dont on persuada de la
nécessité sous le prétexte des circonstances difficiles et
extraordinaires qui mettaient de tous côtés la patrie
en péril. On exprima dans un jargon obscur, dans un
néologisme inintelligible, des vues tout à fait éversives
de la liberté publique ; on perfectionna l’art de Machiavel
pour amener le peuple à ne plus tenir compte de ses
droits de souveraineté, à croire qu’il était nécessaire au
salut de la patrie qu’il s’en dépouillât pour un temps,
afin d’en jouir plus sûrement dans un autre, et que
pour être sûr de sa liberté alors, il fallait commencer par
y renoncer. Le peuple s’accoutuma insensiblement aux
idées renversées, singulières ; à prendre pour toutes
choses le contre-pied de la première morale qu’il s’était
faite d’après la déclaration des droits1 ; à suivre les
fluctuations perpétuelles des règlements qui se pressaient,
s’enchevêtraient, s’amoncelaient, et qui étaient toujours
la contradiction, la subversion des principes éternels.
Il oublia ceux-ci. L ’incohérence, le défaut de base
équitable des autres, les brouilla confusément dans sa
tête ; on ne sut plus rien, on ne vit plus que le chaos ; on
laissa tout à démêler à ceux qu’on pensa bien qui avaient
tout désordonné ainsi pour se rendre exclusivement
nécessaires.
Journal de la liberté de la presse2, n° 2,
19 fructidor, an II (5 septembre 1794), pp. 2-4.

LE « BONHEUR C O M M U N »

[...] Je suis lancé. Dussé-je ne pas sortir de longtemps


de l’un des caveaux de Marat qui est tout disposé et

1. Babeuf, fidèle aux concep­ que le but de toute société est de


tions démocratiques de la sans- fonder « le bonheur commun ».
culotterie parisienne, fait constam­ La reprise de cette formule est le
ment allusion à la Déclaration des fondement de la propagande de
Droits ratifiée en préambule à la Babeuf et des babouvistes.
Constitution de 1793. Elle affirmait 2. Bibl. N at. Le 8° 824-825.

11
162 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

où j ’ai déjà mon établissement monté, ma vieille lampe,


ma petite table, ma chaise et ma cassette ; dussent mes
colporteurs jouer au fin, si de nouveaux limiers Lafayé-
tistes s’avisaient de les arrêter devant les corps de garde,
et de confisquer mes vérités entre leurs mains, il est arrêté
que ces vérités circuleront, qu’elles concourront à mon­
trer au peuple que l’on peut, et bientôt, changer en
réalité la plus belle des maximes qui ne fut jusqu’ici
qu’une illusion : le but de la société est le bonheur commun.
Sans doute c’est la beauté de la cause que j ’ai entrepris
de défendre, qui me donne des lecteurs, des prôneurs, des
critiques ; et cette correspondance qui fait pleuvoir
dans ma boîte une nuée de preuves toutes plus fortes
les unes que les autres en faveur de ma doctrine. Les
esprits s’échauffent, c’est bon signe. Je reçois toutes
sortes d’encouragements, il n’en faut pas tant à qui a assez
du vif amour de son pays.
Je m’applaudis fort d’avoir imaginé la boîte aux véri­
tés 1. Elle me fournit des matériaux qui ne me laissent
que l’embarras du choix, et qui rendent ma feuille faite
toute seule quant au cadre de la première partie. C ’est
bien là le journal du public, puisque tous les bons citoyens
y coopèrent, s’ils le veulent. Telle était la feuille de l’Ami
du Peuple. J ’avais craint que la stupeur des Robespierre
n’eût tué tant d’hommes énergiques, lumineux, aimant
le bien, qui secondèrent si efficacement Marat et les
autres francs missionnaires de la liberté, aux premiers
temps de la révolution. Je vois avec satisfaction qu’ils
vivent, et que Rome contient encore des cœurs libres et vertueux.
Journal de la liberté de la presse, n° 4.
25 fructidor, an II (11 septembre 1794), pp. 1-2.

1. Babeuf, comme beaucoup de aussi sans doute beaucoup à La


folliculaires et de journalistes de­ bouche de fer de Bonneville et
puis le début de la Révolution, pu­ Faucher qui avaient érigé cette
blie souvent des lettres de lecteurs. pratique en principe en 1790; or, en
Il procède ainsi en s’inspirant de 1795, Babeuf est en relation avec
Marat. (Cf.M a r a t : Pages choisies..., d ’anciens disciples de Nicolas de
ouv. cité, pp. 118-119.) Mais il doit Bonneville comme S. Maréchal.
BABEUF E T L'ÉQUIVOQUE DE THERMIDOR 163

LA FO RCE DE L ’OPIN IO N POPULAIRE

Elle est juste, cette devise qui paraît être le fond de la


politique des meneurs de la société-mère1. C ’est par l’opi­
nion publique qu’on peut tout faire, et lorsqu’on est
parvenu à la diriger vers un système quelconque, on est
bien sûr de faire prévaloir ce système, parce que l’opinion
du peuple, comme on le dit fort bien, est sa force, et la
force du peuple est tout.
Robespierre connaissait parfaitement cela. Il paraît
que ses continuateurs ne l’ont pas oublié. Connaissons-le
de même, et n’employons aussi que ce grand ressort de
l’opinion. Si elle se déclare en notre faveur, la justice,
la fraternité, la confiance mutuelle, la sécurité intérieure,
la morale républicaine et le bonheur, enfants des droits de
l’homme triomphent ; si la secte de thermidor l’emporte,
le peuple aura toujours l’arbitraire, les délations réci­
proques, les défiances jusque dans le sein des mêmes
familles, la terreur sans cesse importune, glaçante et com­
pressive, l’absence de toute moralité et le dégoût de l’exis­
tence, enfants monstrueux du robespierrisme. C ’est à
nous, chefs de la faction des droits de l’homme12, à mon­
trer constamment les charmes de notre doctrine, par
opposition à celle de la faction notre adverse (sic),
car voilà le nœud du secret (et nous, hommes francs,
conspirateurs au grand jour, nous ne craignons pas de
mettre nos ennemis eux-mêmes dans notre confidence) :
toute notre politique va consister à faire des efforts
pour prouver au peuple que nous voulons mieux qu’eux
son bonheur, que nous voulons l’y conduire par un che­
min plus sûr; et sans doute c’est à qui d’eux ou de nous
prouvera, montrera la voie la plus sensible, la plus cer­
taine, la plus courte, pour arriver au bien, qu’est réservée

1. Les Jacobins. tretenir l’équivoque entre leurs


2. Babeuf et la plupart des aspirations profondes et celles des
dirigeants du Club électoral que thermidoriens de droite. (Cf.
soutiennent les sans-culottes pré­ Kare T ô n n e s s o n : La Défaite des
tendent, à cette date, fonder leur sans-culottes, Paris-Oslo, 1959, pp.
politique sur « les droits éternels » 53 et sq.)
de l’homme, ce qui ne fait qu’en­
164 T E X T E S C H O ISIS D E B A B E U F

la palme de l’opinion générale, par conséquent la force


du peuple devant qui tout s’abaisse.
Ainsi pour découvrir quelles sont nos forces, ou plutôt
les forces du peuple, ce qui me paraît nécessaire est de
récapituler les maximes de notre faction, professées
depuis le 10 thermidor, de voir ce qu’elles ont pu gagner
dans l’opinion, et d’en prendre acte.
Lorsqu’après cette journée du 10 thermidor qu’on
appelle une révolution, le peuple s’aperçut que ce n’était
que la révolution d’un homme mort, d’un tyran si l’on
veut, mais que cette soi-disant révolution n’avait point
entraîné avec elle la tyrannie qui n’avait fait que changer
de mains ; lorsque l’on vit que tout se réduisait à quelques
modifications dans le système des comités de gouverne­
ment et dans le régime révolutionnaire, modifications
presque nulles pour le peuple, et qui ne semblaient faites
que pour remplir sa juste attente d’une proscription du
régime auquel le procès venait d’être fait avec celui de son
auteur ; lorsqu’on vit mettre en question le droit suprême
de la libre émission de la pensée ; lorsqu’on vit profiter
des journées mêmes des 9 et 10 pour porter le dernier
coup à la liberté du peuple de Paris contre lequel on fit
une loi pour lui enlever tout à fait sa magistrature muni­
cipale, dont il lui était encore resté le simulacre depuis
que l’autorité décemvirale en avait envahi la nomina­
tion1 ; lors, dis-je, qu’on aperçut toutes ces choses à la
suite d’une journée qu’on honorait comme ayant opéré
la chute de la tyrannie, le peuple pensant fermenta, et
la première ébullition de la chaleur civique se manifesta
dans la section du Muséum, qui prit, le 30 thermidor,
un arrêté mémorable que toutes les annales de l’esclavage
se sont bien gardées de consigner, mais que le journal
consacré à la défense des principes doit recueillir avec
une sorte de vénération religieuse.
Cet arrêté porte : « Que la section du Muséum a dis­
cuté pendant deux séances entières sur les droits du peuple,

1. E n ventôse an II, les robes- appareil était jacobin ; or, le


pierristes s’étaient débarrassés de Conseil général de la Commune
l’opposition de la Commune de paraissait le seul représentant
Paris et l’avaient épurée. Après légitime des milieux populaires
Thermidor, la réaction s’en débar­ parisiens parce qu’il était issu des
rassa à son tour parce que son Sections.
BABEUF E T L 'É Q U IV O Q U E D E TH E R M ID O R 165

qu’elle a vu que l’usurpation de ces droits a été l’une des


principales causes des malheurs publics, par le choix que
les conspirateurs ont fait de scélérats, pour concourir avec
eux au despotisme. — Qu’un bon républicain ne peut
accepter des fonctions auxquelles il devrait être appelé
par le peuple, parce qu’alors son élection est le renverse­
ment des principes. — Qu’il est impossible, d’après les
événements qui, sans le patriotisme des citoyens de Paris,
eussent anéanti la représentation nationale, qu’il s’éta­
blisse une confiance mutuelle entre le peuple et une auto­
rité constituée qu’il n’a pas élue. — Que rien ne peut
empêcher la réunion des commissaires des assemblées du
peuple, qui ne peuvent être regardés comme autorités
constituées, mais comme faisant partie de l’autorité cons­
tituante, dont le vœu peut se manifester dans tous les
temps et ne peut être comprimé que par la tyrannie1 ».
Journal de la liberté de la presse, n° 18.
6 vendémiaire, an III (27 septembre 1794), pp. 1-4.

[...] Mettons donc à cette discussion tout le temps


qu’il faut... Mais des nouvelles ! des nouvelles ! s’écrie­
ront les superficiels qui ne cherchent que cela dans les
ouvrages périodiques. J ’ai déjà dit que je n’étais point
gazetier. Nous révolutionnons, à ce que je pense, nous tous
composant la faction des défenseurs des droits ; nous
révolutionnons dis-je, pour reconquérir au peuple sa liberté
usurpée. J ’écris, moi, pour cette révolution-là : examiner
quels sont les principes, faire remarquer les violations,
rappeler ce qui a été fait et dire ce que je pense qui reste
à faire, voilà mes nouvelles. Je sais bien que je fais ce que
les autres ne font pas, je fais regarder le peuple en arrière.
Je voudrais l'accoutumer à ne point oublier le lendemain le chaî­
non qu'on lui a forgé la veille. Si je n’y parviens pas, l e
PEUPLE FRANÇAIS EST INDIGNE DE L A LIBERTÉ. J ’écris
ces mots affreux en gros caractères, afin qu’on les remar­
que et je les crois mériter de l’être. Je voudrais que
l’annonce d’une victoire ne fît point perdre de vue au

1. La section du Muséum était Babeuf fut le vrai porte-parole,


tout entière gagnée aux idées du (Tônnesson : La Défaite,.., ouv.
Club électoral dont le journal de cité, p. 49.)
i66 TEXTES C H O ISIS D E B A B E U F

peuple l’assassinat d’un principe. Car, je le déclare avec


ma franchise habituelle, j ’aime mieux que la France
perde une ville qu’un principe. Je me suis médiocrement
affligé lors de l’entrée de l’ennemi à Condé et à Valen­
ciennes, et je me suis arraché les cheveux et j ’ai déchiré
mes vêtements le jour où la Convention parut forcée par
la faction des décemvirs de violer la déclaration des
droits1.
Ibidem, pp. 7-8.

P O U R Q U O I G R A C C H U S BABEUF ?

[...] Je change de titre ainsi que j ’ai annoncé que je le


ferais aussitôt que l’objet du premier pris par moi serait
rempli, c’est-à-dire aussitôt que nous aurions assuré la
conquête du palladium antityrannique, de l’arme infail­
lible et irrésistible de la presse, avec laquelle nous devions
ensuite marcher à pas assurés vers tous les succès dans le
recouvrement de la liberté et des droits de l’homme enva­
his. Cette conquête n’étant plus douteuse, l’arme étant
bien assurée dans mes mains, je dois faire front aux usur­
pateurs de ces droits et à leurs partisans, avec une nou­
velle qualité analogue au rôle vigoureux que je me sens
le courage de soutenir dans la lutte déjà engagée. La
qualité que j ’ai choisie pourrait exciter les clameurs des
scrupuleux que tout ombrage. Je ne crois donc pas inutile
d’en justifier les motifs.
Tout titre de journal devrait présenter le nom sacré
du peuple, parce que tout publiciste ne doit l’être que
pour le peuple. Je confesse que j ’ai éprouvé quelque
embarras à trouver une dénomination à laquelle on pût

1. Les sans-culottes avaient vu naire », organisme punitif autant


dans la politique centralisatrice que force armée défensive, comme
du Comité de Salut public une le montre R. C o b b dans sa thèse.
diversion. Cela les conduisit à Les Armées révolutionnaires, Paris,
leur perte. Non qu’ils n’aient pas Mouton, 1961, T. II, pp. 555 et sq.
été patriotes, mais ils voulaient Babeuf se montre fidèle à ce point
d ’abord « révolutionner » à l’inté­ de vue populaire dans cette décla­
rieur avant de gagner les fron­ ration lapidaire, souvent mal
tières. Tel fut le sens de leur récla­ comprise.
mation d ’une « armée révolution­
BABEUF E T U É Q U IV O Q U E D E TH E R M ID O R 167

adjoindre ce mot. Orateur, Défenseur du peuple étaient


pris. Ami du peuple m’aurait fort convenu, ce titre n’ap­
partenait peut-être bien qu’à Marat1 ; il n’a pu être
soutenu par trois ou quatre téméraires qui, depuis lui,
ont osé se l’approprier : il est encore exploité dans ce
moment ; puisse celui qui s’en est saisi s’en rendre digne !
Tribun du Peuple12, m’a paru la dénomination la plus équi­
valente à celle d’ami ou de défenseur du peuple. Je
demande qu’on n’aille pas chercher d’autre acception que
celle que j ’attache à ce mot de tribun. Je veux seulement
annoncer par lui l’homme qui va occuper la tribune, et à
la vérité une tribune multiple, pour défendre, envers et
contre tous, les droits du peuple. Je déclare d’avance que
je ne veux et ne voudrai que cette magistrature|morale,
que je renonce à toutes celles pratiques qu’on pourrait
croire qui me seraient offertes d’après mon titre et d’après
l’illusion que pourrait inspirer ma théorie. Non, il n’y a
aucune analogie entre mon tribunat et celui des Romains,
quoiqu’avec Mably, et les autres publicistes philosophes,
bien contraire à tant de gens qui condamnent ce qu’ils
connaissent mal, j ’admire comme la plus belle des ins­
titutions cette magistrature tribunicienne qui a sauvé
tant de fois la liberté romaine, depuis Valérius-Publicola
jusqu’à Marc-Antoine, qui a su en abuser contre cette
même liberté.
1. V O rateur du P eup le , journal V ieux Tribun du Peuple furent les
de Fréron, parut du 25 fructidor titres de deux journaux de 1790-
an II au 25 thermidor an IV ; 1791, de Nicolas de Bonneville,
il fut l’organe des nouveaux modé­ concurrents de L a Bouche de fer .
rés de Thermidor et des muscadins. Nicolas de Bonneville a joué un
U A m i du Peuple ou le démocrate rôle très important dans la trans­
constitutionnel de R.-J. Lebois, mission des courants de la philo­
rédigé par une société de patriotes sophie égalitaire et m ystique du
et de députés démocrates, parut x v m e siècle et des débuts de la
du 29 fructidor an II au 24 ven­ Révolution jusqu’à Babeuf et à la
tôse an III ; il reparut encore en conspiration babouviste. Babeuf
l’an V I. Babeuf appréciait la a peut-être été inspiré par Sylvain
bonne volonté égalitaire de Lebois, Maréchal, ancien compagnon de
mais celui-ci, qui ne savait pas Bonneville au « Cercle social » de
rédiger un article, tomba souvent 1790, dans le choix du titre de son
sous la coupe d ’aventuriers comme journal. (D’après une communica­
le royaliste Ange Pitou, d ’autant tion de Jean Massin à la Société
que Lebois fut souvent incarcéré des études robespierristes en 1962 ;
sans pour autant renoncer à éditer voir également V.-M. D aline :
son journal. Pages choisies , ouv. cité.)
2. Le Tribun du Peuple et Le
i68 T E X T E S C H O ISIS D E B A B E U F

Je justifierai aussi mon prénom. J ’ai eu pour but moral,


en prenant pour patrons les plus honnêtes gens à mon avis
de la république Romaine, puisque c’est eux qui voulurent
le plus fortement le bonheur commun ; j ’ai eu pour but,
dis-je, de faire pressentir que je voudrais aussi fortement
qu’eux ce bonheur, quoiqu’avec des moyens différents.
Je me dis même heureux par avance si comme eux je dois
mourir martyr de mon dévouement. — On sait que ceux
qui se sont montrés sur notre théâtre avec des noms des
grands hommes, n’ont pas été heureux : nous avons envoyé
à l’échafaud nos Camille1, nos Anaxagoras12, nos Ana-
charsis3 ; mais tout cela ne m’intimide pas. Tout cela
ne me retient point pour donner un exemple de philo­
sophie républicaine que je crois utile. Pour effacer les
traces du royalisme, du nobilisme et du fanatisme, nous
avons donné des noms républicains à nos contrées, à nos
villes, à nos rues, et à tout ce qui portait l’empreinte de
ces trois types de tyrannie. Pourquoi donc la Convention
a-t-elle voulu récemment nous forcer par un décret de
conserver individuellement, nous, les noms fanatiques
que le despotisme sacerdotal nous avait fait prendre sans
notre consentement ?4 Pourquoi vouloir me forcer de
conserver toujours saint Joseph pour mon patron et mon
modèle ? Je ne veux point des vertus de ce brave homme-
là ? Le décret rendu sous la législature par lequel il était

1. Camille : C. Desmoulins seauiste du Comité de Salut public


(1762-1794), journaliste révolu­ et fut pour cela exclu du Club des
tionnaire depuis 1789 puis conven­ Jacobins. Il subit, en germinal
tionnel et ami de Robespierre ; il an II, la répression qui s’abattit
fut guillotiné avec les «indulgents» sur les chefs sans-culottes. L ’opu­
le 5 avril 1794 ; il avait attaqué lence de Cloots et sa légèreté
le gouvernement révolutionnaire paraissent vérifier la justesse, en
dans son journal Le Vieux Corde- ce temps, de la réflexion de
lier. Robespierre selon laquelle «l’athé­
2. Anaxagoras: Chaumette, Cf. isme est aristocratique ».
p. 152. 4. Le décret du 24 mars 1793
3. Anacharsis : Cloots, banquier autorisant chaque citoyen à se
d ’origine allemande, né à Clèves en nommer « comme il lui plaît »
1755. Philanthrope et journaliste, avait été abrogé le 6 fructidor an
il s’enthousiasma pour la Révolu­ II (23 août 1794) ; le décret inter­
tion de 1789 ; venu à Paris, il disait sous peine d ’emprisonne­
s’affilia au Club des Cordeliers. ment et d’amende de porter un
Célèbre pour son talent oratoire et autre nom que celui figurant sur
son athéisme inspiré d ’Helvétius, l’acte de naissance.
il se moqua de la politique rous-
BAB E U F E T L 'É Q U IV O Q U E D E TH E R M ID O R 169

permis de déclarer par un acte authentique qu’on ne


voulait plus se nommer Roch ou Nicodhne, mais qu’on pré­
férait prendre pour patron, pour portrait à imiter, Brutus
ou Agis1 ; ce décret était sage et moral. Celui qui vient
de le supprimer est délirant et antirépublicain. Ceux
qui l’ont fait n’ont pu vouloir que nous rapetisser, que
nous mettre au niveau de leur étroite sphère. Sénateurs,
allons donc, vous n’y pensez pas. Ce n’est point faire
rétrograder la morale et les principes, qu’on vous deman­
de ; c’est plutôt augmenter leur essor. Mais je soutiens
qu’alors que vous avez reconnu, avec la section du Pan­
théon, qu’il était temps de cesser de méconnaître les droits
de l’homme, vous avez rapporté votre décret fanatique : car
les droits de l’homme garantissent la liberté des opinions.
Or, dans la liberté des opinions, il me répugne de porter
encore, pour second prénom, Toussaint. Et JVicaise2,
troisième et dernier bienheureux que mon cher parrain
m’a donné pour imitation, n’a pas du tout une marche
qui me plaise, et si quelque jour ma tête tombe, je n’ai
pas du tout la prétention de me promener en la portant
dans la main. J ’aime mieux mourir tout bonnement
comme les Gracques dont la vie aussi me plaît, et sous la
tutelle desquels je me range désormais exclusivement.
J’en passe cet acte authentique, et me voilà, je crois, en
règle. Je déclare même que je quitte, pour mes nouveaux
apôtres, Camille, avec lequel je m’étais impatronisé au
commencement de la révolution ; parce que, depuis, mon
démocratisme s’est épuré, est devenu plus austère, et je
n’ai pas aimé le Temple à la Concorde bâti par et pour
Camille, qui n’est que le monument qui consacre une
transaction où celui-ci, avocat réel et dévoué de la caste
sénatoriale et patricienne, et avocat feint et insidieux des
plébéiens, négocia entre les deux partis des arrangements

1. Brutus et A g is : personnages tradition Spartiate ou romaine


de l’hagiographie républicaine. et non dans l’atticisme qui ne
Brutus participa au meurtre de devint une tradition démocratique
César en 44 av. J.-C. ; Agis, roi qu’au x i x e siècle.
de Sparte, voulut au 111e siècle 2. Toussaint et Nicaise : Babeuf
rétablir l’égalité primitive à s’affuble de prénoms qu’il n’a
Sparte. Babeuf est nourri d ’exem­ jamais reçus pour mieux faire
ples antiques inspirés par sa valoir le sens révolutionnaire de
fréquentation de Plutarque. Il ceux qu’il se choisit.
les choisit de préférence dans la
170 T E X T E S CH O ISIS D E B A B E U F

qui, sans lui, eussent pu être plus complètement avanta­


geux au peuple1.
Le Tribun du peuple, n° 23,
14 vendémiaire an III (5 octobre 1794), pp. 1-5.

O U V A LA R É P U B LIQ U E ?

[...] Quel délire s’empare des têtes ! Nous aurons à


tracer dans le premier numéro des inorthodoxies qui font
frémir ; la morale se pervertit dans les têtes des disciples
réputés les plus austères ! Fréron12, dont je n’accuse encore
que l’esprit et dont je crois le cœur toujours pur, vient
de s’égarer dans le pays des erreurs d’une manière à faire
le plus grand mal à la cause sainte dont il s’est montré
d’abord le ferme soutien. Mes frères, je suis indulgent,
mais ma franchise, mon inflexibilité républicaines ne me
permettent pas de ne point vous remontrer la gravité de
vos fautes. Je ne passerai pas les siennes à Fréron. Je
lui montrerai demain combien est notable celle de son
numéro 10 où il établit la prétendue souveraineté en
miniature de la convention nationale, à la place de la véri­
table souveraineté du peuple3. Je lui montrerai combien
1. Ce n’est pas au début de la insurrectionnelle du 10 août 1792
Révolution qu’il se surnomma et son rôle, par la suite, ne cessa
Camille, mais en 1791 ou en 1792, de s’affirmer. Conventionnel, il
en hommage au héros de l’anti­ fut envoyé en mission à Marseille
quité romaine qui prétendit récon­ où il agit avec une brutalité inouïe.
cilier par un compromis les patri­ Se sentant menacé par le Comité de
ciens et les plébéiens. Babeuf reprit Salut public, il participa à l’opé­
ce surnom après le 9 thermidor et ration du 9 thermidor. Cet ex­
le fait qu’il l’abandonna quelques terroriste devint ensuite l’ennemi
semaines après montre bien qu’il le plus acharné des Jacobins. Il les
cessa de croire aux valeurs d ’une dénonçait dans son journal (qu’il
fraternité purement artificielle. ne rédigeait d ’ailleurs pas) et, à
Gracchus était beaucoup plus la tête de sa « jeunesse dorée », les
démonstratif de sa nouvelle ligne attaquait dans la rue. Babeuf se
politique. fit beaucoup d ’illusions sur Fréron
2. F r é r o n : journaliste au début après le 9 thermidor, parce qu’il
de la Révolution (L'Orateur du parlait toujours de liberté ! Fréron
peuple), Fréron s’affirma l’un des mourut en 1802 à Saint-Domingue.
plus en vue parmi les démocrates 3. « ... Ceux qui prétendent que
de la période de la Constituante, l’acte par lequel un peuple se
au Club des Cordeliers où il soumet à des chefs n’est point un
côtoyait Danton et C. Desmoulins. contrat ont grande raison. Ce
Il fut membre de la Commune n’est absolument qu’une commis-
BABEUF E T U É Q U IV O Q U E D E TH E R M ID O R 171

est plus notable celle de son numéro 13, où il se constitue


l’apologiste de Bourdon de l’Oise1 et de sa motion répu-
blicide sur l’épuration des sociétés populaires ; motion
sur laquelle Fréron renchérit en se proposant (o pudeur !)
de venir faire cette épuration le fouet à la main et de
chasser les vendeurs et les acheteurs. Je signalerai aussi
les intrigants antagonistes des droits de l’homme dans les
sections, et j ’ai des notes toutes prêtes sur un certain
Véline, qui travaille celle de l’Arsenal2 pour lui faire un
désaveu qui changerait en défection honteuse les lauriers
qu’elle a conquis dans la dernière escarmouche.

P.-S. : Je viens de lire l’incomparable séance du 18.


O Patrie ! Liberté ! Droits de l’Homme ! Nous mar­
chons sur des monceaux de chaînes. Courage ! audace,
venez à moi, venez, entrez dans le cœur de tous les
Français... nous les briserons encore !
C. B a b e u f , Tribun du peuple.
Le Tribun du peuple, n° 26,
19 vendémiaire an III (10 octobre 1794), p. 8.

[...] Non, les Français ne supporteront pas de sang-


froid l’envahissement de leur liberté et de tous leurs
droits. J ’entends de toutes parts les plus hauts murmures
du mécontentement qui s’agite, contre un gouvernement
de fer qui, en usurpant tout, n’emploie pas même l’adresse
des autres tyrans. Ceux-ci, lorsqu’ils voulurent affermir
leur domination, eurent l’astucieuse politique de faire
au moins jouir le peuple d’un bien-être momentané.
Nos tyrans actuels ne daignent pas prendre cette précau­
tion ! Elle leur est inutile avec la terreur, la terreur, leur
tient lieu de tous autres moyens.

sion, un emploi dans lequel, (J.-J. Rousseau : D u Contrat social,


simples officiers du souverain, ouv. cité, L. II I, ch. I, p. 116.)
ils exercent en son nom le pouvoir 1. Bourdon : l ’ un des ex-terro­
dont il les a faits dépositaires et ristes devenu thermidorien enragé.
qu’il peut limiter, modifier, repren­ 2. La section de l’Arsenal avait
dre quand il lui plaît, l ’aliénation adhéré à la pétition du Club élec­
d’un tel droit étant incompatible toral le 11 vendémiaire (2 octobre
avec la nature du corps social et 1794). (Cf. T ônnesson , La Dé­
contraire au but de l’association. » faite... ouv. cité, p. 77.)
172 TEXTES C H O ISIS D E B A B E U F

C ’est par elle que l’on parvient à étouffer le cri des


mères de famille obligées de consacrer leurs journées
entières pour nous empêcher de mourir de faim ! pour
arracher, comme par grâce ou par aumône, un quart de
ce qu’il nous faut des plus mauvaises subsistances, un
quart de ce qu’il nous faut des autres objets d’indispen­
sable nécessité ! dont cette lésinerie assassine force bien la
consommation malgré l’exécrable qualité ! [...]
Mais gare que les femmes, que nous avons trop avilies,
sans lesquelles cependant et sans leur courage des 5 et
6 octobre, nous n’aurions peut-être pas eu la liberté ! Gare
que malgré nous et nos dédains, elles ne redeviennent
ce qu’elles furent alors l1... qu’elles ne contribuent à
reconquérir nos droits, et à sortir de cet état d’avilisse­
ment et de misère2 dont l’humanité frissonne d’indigna­
tion. Déjà une de ces courageuses citoyennes, digne du
nom de républicaine, digne de porter celui de l’homme
révolutionnaire que vous révérez le plus, a ouvert la
marche que ses égales doivent suivre ! Hommes ! rougis­
sez, si vous n’avez point fait pour votre estimable conci­
toyen opprimé, pour le patriote Legray3, ce que vous

1. Il était courant chez la plu­ des petites-maîtresses de la monar­


part des révolutionnaires de mépri­ chie, et leur influence sera telle
ser l ’opinion politique des femmes qu’elles vous l’amèneront. » (Cité
dont les ambitions faisaient rire. par G. L ecoq : Un manifeste de
Babeuf, à l’inverse de la plupart Gracchus Babeuf , p. 40.) Il est
de ses compagnons, revendique significatif que l’espoir d ’émanci­
pour les femmes l’égalité des droits pation de la femme ait été, dès
politiques ; il indique ici combien l ’origine, associé à l ’idéal commu­
est ferme sa conviction que les niste, mais il ne faut pas exagérer
souffrances des pauvres sont d ’a­ la portée de la formule de Babeuf
bord des souffrances féminines. qui demeure très paternaliste à
Il écrivait le 2 novembre 1794 : l’égard des femmes.
« N ’imposez pas non plus silence 2. Dès fructidor la crise écono­
à ce sexe qui ne mérite pas qu’on mique s’amplifia : la sous-alimen­
le méprise. Relevez au contraire tation des masses et l’abondance
la dignité de la plus belle portion des denrées au marché libre allaient
de vous-mêmes. Laissez vos fem­ de pair. (Cf. A ulard : Paris sous la
mes prendre part à l’intérêt de la Convention thermidorienne et sous
patrie ; elles peuvent plus qu’on le Directoire, Recueil de documents,
ne pense pour sa prospérité. Com­ Paris, 1898-1902, pp. 1 à 157 et
ment voulez-vous qu’elles élèvent T ônnesson ..., L a Défaite..., ouv.
des hommes pour en faire des cité, p. 18.)
héros, si vous les anéantissez ?... 3. François L egray : l’un des
Comptez, dans votre république, les plus énergiques dirigeants du Club
femmes pour rien, vous en ferez électoral, dès sa sortie de la
BABEUF E T L 'É Q U IV O Q U E D E TH E R M ID O R 173

allez apprendre qu’une citoyenne généreuse vient de


faire. Écoutez une lettre d’Albertine Marat, de la sœur
de l’Ami du Peuple, écrite le primidi 21 vendémiaire,
à Fréron, pour mettre le zèle de ce prétendu successeur
du frère immortel de celle qui écrit à l’épreuve en faveur
d’une victime de la plus insigne oppression contre le plus
intrépide patriotisme. [Suit la lettre d’Albertine Maratl\
Le Tribun du peuple, n° 27,
22 vendémiaire, an III (13 octobre 1794), pp. 215-216.

CO N TR E LA R É A C T IO N TH ER M ID O R IEN N E

Babeuf, qui avait commencé à prendre la mesure


exacte du sens de la journée du 9 thermidor, en est
venu au cours du mois d’octobre à soupçonner
Fréron, puis à l’accuser; il perdit de ce fait le soutien
de son imprimeur Guffroy; prenant publiquement
position en faveur de Legray, il eut à subir les coups
que les hommes de Thermidor destinaient au mou­
vement populaire. Arrêté sur ordre du Comité
de Sûreté générale, il fut emprisonné jusqu’au
18 décembre 1794. Cette arrestation dissipa les
dernières illusions thermidoriennes du Tribun du
peuple.

Je ressaisis le foudre de la vérité. Cédant à des insi­


nuations de ce qu’on appelle prudence, j ’ai voulu, dans
quelques opuscules détachés1, pour faire passer en contre­
bande le rappel des principes, essayer le stylet de l’astu­
cieuse politique, et prendre un long circuit, pour arriver
à quelques mots de raison. Cette armure et ce genre
d’escrime ne me vont point, ils ont failli me faire passer
pour un athlète équivoque. Je redeviens moi ; j ’abjure
toute feinte, qui ne décèle jamais que la perfidie, ou la

Conciergerie le 13 fructidor an II. 1. D ’après M. D ommanget


Ancien vainqueur de la Bastille et {Pages choisies..., ouv. cité,p. 188),
ancien insurgé du 10 août 1792, il s’agit de la brochure de
Legray eut à souffrir des mesures Babeuf : Les Battus paient
jacobines de l’an II. Il retourna en Vamende ; voyage des Jacobins
prison pour son démocratisme en dans les quatre parties du monde.
octobre 1794 lorsque la réaction Cette brochure parut pendant son
s’affirma et en mars 1795. séjour en prison.
i7 4 T E X T E S C H O ISIS D E B A B E U F

pusillanimité ; je rejette toute tactique de l’hypocrisie ;


je me bats en flanc, corps à corps, et je brave loyalement
tous les risques ; je reprends, en un mot, mon ton vrai ;
mon attitude franche, et ma massue naturelle. Le brave
Ajax ne doit point recourir aux formes souples et aux
ruses d’Ulysse. [...]
Quand j ’ai, un des premiers, tonné avec véhémence
pour faire crouler l’échafaudage monstrueux du régime de
Robespierre, j ’étais loin de prévoir que je concourais à
fonder un édifice, qui, dans une construction tout oppo­
sée, ne serait pas moins funeste au Peuple ; j ’étais loin de
prévoir qu’en réclamant l’indulgence, le bris de toute
compression, de tout despotisme, de toute rigueur injuste,
et la liberté la plus entière des opinions écrites et parlées,
on se servirait de tout cela pour saper la République dans
ses fondements, et pour ouvrir une nouvelle arène aux
passions vengeresses et réactives, dont la progression des
fureurs s’étendrait peut-être insensiblement aussi loin
que dans la première. Il faut en venir à des faits pour justi­
fier ces observations préparatoires [...].
[...] La dénomination de sans-culottes est à peu près
ce que la cour de Louis X V I et les aristocrates de son
temps voulaient qu’elle devînt, une injure. En consé­
quence, un journaliste, qui avait donné ce titre à sa
feuille, vient de l’abdiquer. Une section, celle de Lepe-
letier1, vient de se signaler en demandant que ceux qui
en portent l’habit simple et les cheveux plats, soient
chassés des places. Tout présage le prompt et complet
retour des messieursi.2. Quelle folie aussi à nous d’avoir
voulu singer et les mœurs et l’extérieur des anciennes
Républiques. Peut-on avoir le sens commun et de
l’énergie avec une tête noire ? On sait que Cicéron et
Brutus, avec leur costume tout naturel, étaient des
imbéciles et des lâches. Une République, pour être

i. L a section Lepeletier, la laire, le 20 pluviôse an II I. La


« section des banquiers » (Mathiez), jeunesse dorée opposait l ’extra­
était tombée aux mains de la réac­ vagant costume du muscadin à
tion. Elle se distinguait dans les la simplicité du costume sans-
mesures de « désans-culottisation » culotte, érigée naguère en signe de
qui aboutirent à la « dépanthéo- vertu républicaine : cheveux plats,
nisation » des cendres de Marat qui pantalon droit et blouse.
faisaient l’objet d ’un culte popu­ 2. Les aristocrates.
BABEUF E T U É Q U IV O Q U E D E T H E R M ID O R 175

solidement établie, doit être bien poudrée ; et dans ces


temps de malheurs, où le pain manque et se vend dans
bien des endroits trente sols la livre, la France ne peut
cependant pas se dispenser, si elle en est requise, de
consacrer le quart des farines pour blanchir la nuque de
l’importante et innombrable bureaucratie ; parce qu’on
sent combien d’inconvénients peuvent naître de ce que
les administrateurs, leurs commis, et jusqu’au dernier
carabin d’une administration, n’aient pas un ton diffé­
rent de celui du Peuple, qui puisse en imposer, marquer
la distance, et faire paraître capable. Barbiers aristo­
crates ? Ne pleurez plus, l’empire de la frisure est bientôt
reconquis ; la législation de la perruque va être mise à
l’ordre du jour, et bientôt vous lirez joyeusement, de
concert avec tous les autres artisans de luxe : Avis au
public : « Le premier titre que devra désormais produire
tout aspirant à une place sera de se présenter le chef
enfariné, hérisson à la Mirabeau, les quatre boucles ailes
de pigeon, jabot cruel, manchettes de points d’Alençon,
et le reste assorti. » On entend que je veux ici parler du
procès fait à la journée du 31 mai au Peuple de Paris et
au Peuple français1.
Les conséquences de ce procès sont effrayantes. Je
désirerais que la promesse contenue dans la déclaration
par le vieux Dussault à la rentrée des 71 fût exécutable ;
qu’il fût possible qu’avec l’abjuration de tous les res­
sentiments, la réinstallation n’eût d’autre suite que le
concours fraternel des réintégrés aux grands travaux de
la Convention. Mais les 71 sont rentrés en triompha­
teurs. Ils ont été reçus en opprimés à qui l’on rend jus­
tice. Leur opposition à la journée du 31 mai et aux
motifs qui l’ont provoquée est regardée comme un
acte méritoire. Ceux des leurs, péris à la suite du combat,
sont des héros et des martyrs. Par conséquent Paris, par
conséquent la France, par conséquent la Convention

1. Les 31 mai-2 juin 1793, les contre la journée. Mis hors la loi,
Girondins furent exclus de la ils furent néanmoins protégés par
Convention sous la pression des Robespierre pendant la Terreur.
Sections parisiennes. Les « 71 » Ils furent réintégrés à la Conven­
étaient les Girondins les moins tion après le 9 thermidor (non pas
compromis, ceux qui n’avaient 71 mais 77). Cette réintégration
fait que signer une protestation symbolisait la « dérévolution ».
176 TEXTES C H O ISIS D E B A B E U F

elle-même, qui ont applaudi à cette journée, ont eu


tort, et les 71 seuls ont eu raison. Le fédéralisme, l’oppo­
sition aux principes de l’établissement de la Répu­
blique, ou n’ont point existé, ou leur existence n’était
point un crime. Tout cela ne serait rien, si des consé­
quences funestes n’en pouvaient et n’en devaient point
résulter. Peu importerait que le caractère d’une journée
quelconque laissât à la nation telle ou telle opinion, si
cela ne pouvait en rien influer sur la stabilité de l’ordre
établi. Mais quand on considère qu’ici l’opinion sur le
31 mai peut mettre en péril les institutions que le
Peuple a considérées comme les plus efficacement
garantes de sa liberté et de son bonheur, on frémit
d’épouvante des résultats à attendre d’un développement
nouveau du jugement public sur cet article.
Voici le mot précisément indicatif du danger. Le
procès du 31 mai a été signalé par une discussion polé­
mique dont les 71 ont, à peu près seuls et sans contra­
diction, fait les frais. On y a vu leur but. Il n’a pas été
seulement de s’assurer une rentrée triomphale au Sénat,
d’y faire blâmer le 31 mai, mais encore d’y faire préva­
loir leurs opinions d’avant cette époque du 31 mai, qui
n’avaient alors qu’une concurrence plus que vigoureuse­
ment contrebalancée, puisqu’elle a été rompue à leur
désavantage par la plus sérieuse catastrophe. Or chacun
sait que ces opinions étaient une opposition directe aux
principes consacrés dans la Déclaration des Droits et
l’Acte Constitutionnel, qui furent le résultat de la révo­
lution du 31 mai. Le blâme de la cause entraîne celui
de l’effet. La Révolution du 31 mai est cause, l’Acte
Constitutionnel et la Déclaration des Droits sont effet1 ;
les 71 ne se gênent pas, dans plusieurs écrits que je vais
citer, pour déverser explicitement le blâme sur l’un et
sur l’autre, le sénat applaudit à leur manière de voir,
il appelle et reçoit les applaudissements des sections de
Paris et de la république. Ce n’est donc pas sans raison
que plusieurs journalistes avant moi ont remarqué qu’on
donnait à craindre au Peuple jusqu’à la perte de sa cons­

1. C ’est après l’exclusion des être vraiment orientée dans le


Girondins que la discussion de sens d ’un démocratisme strict
l’acte constitutionnel de 1793 put inspiré de Rousseau.
BABEUF E T U É Q U IV O Q U E D E TH E R M ID O R *77
titution de 93, qu’il a si solennellement acceptée et juré
de défendre ; qu’on lui donnait même à douter si la
république aurait lieu.
Je veux mettre le doigt sur les preuves à quiconque
voudrait dire que ces craintes et ces doutes sont dénués
de fondement. Les héritiers de la Gironde ont exhumé
tous leurs morts et mis à contribution leurs vivants pour
former contre nous et notre constitution une masse
imposante. Gorsas1, devenu dans ces derniers temps un
saint personnage, nous envoie de l’ Élysée ses oracles
que sa femme imprime et ose répandre parmi les mortels,
lorsque cet insolent défunt y dit, page 41 : « Que cette
constitution des Français n’est qu’un squelette informe
auquel on a donné ce nom. » Ou’on lise ensuite un
plaisant écrit intitulé : U ancien comité de salut public, etc.,
par une société de Girondins, on y verra le célèbre Girey-
Dupré, toujours Zoïle, dire : « La sublime constitution !
La sainte constitution ! » Qu’on voie encore cette autre
production : De l'intérêt des comités, dans l'affaire des
j i députés détenus on y met en question si les actes de la
Convention depuis le 31 mai sont des lois. Une autre
brochure : Les douze représentants détenus à Port Libre, fait
le parallèle des gouvernements fédératifs et des répu­
bliques indivisibles. Enfin un homme d’esprit, légataire
de Gorsas, qui fait des ânes gris et des ânes rouges en
me copiant, Y. Baralère2 en un mot, YAmi de la Conven­
tion, qui, malgré son faible pour les adulateurs, n’a
point jugé celui-ci digne d’être entretenu aux frais du
trésor ; Y. Baralère a été plus loin que tous les autres :
dans son ouvrage, Rappelez vos collègues, il prouve l’avan­
tage du fédéralisme sur le gouvernement de l’Unité et
de l’indivisibilité.
Ainsi, le but n’est plus équivoque. Notre constitution
est un squelette informe ; on l’accable hardiment et impu­
nément de brocards, de sarcasmes injurieux : la sainte!
la sublime constitution ! ensuite, il n’est pas sûr que tous
les actes de la Convention, faits depuis le 31 mai, soient

1. Conventionnel girondin et 2. Baralère était le prête-nom de


journaliste très hostile au m ouve­ Jollivet, ancien député à la Légis»
ment parisien ; il fut condamné lative et futur grand fonctionnaire
à mort et exécuté le 7 octobre 1793. de Napoléon ; il devint comte
Sa veuve s’était établie libraire. d ’Empire.

12
iy8 T E X T E S CH O ISIS D E B A B E U F

des lois ; donc cette constitution pêche dans la forme,


elle ne peut pas valoir. Au surplus, ensuite il n’est pas
sûr que le gouvernement républicain, un et indivisible,
convienne à la France ; il faut revoir cette question du
fédéralisme1, qui n’a pas été approfondie [...]
Tout mon sang s’allume à ces horribles complots !
Faction infâme ! qu’on a l’air de ne pas voir, je te dis­
tingue très bien moi ! je te suis, et je te déclare que je ne
te perdrai de vue qu’avec la vie. Tyrannicides ! je vous
convoque tous. Que le premier esclave qui osera encore
attaquer, directement ou indirectement, le système
républicain indivisible soit irrémédiablement frappé de
mort. Que le premier chicaneau liberticide qui viendra
opposer ses moyens de nullité aux Droits de l’Homme,
parce qu’ils ont été proclamés depuis le 31 mai, soit
écartelé vif par le Peuple, puisque les lois qui punissaient
capitalement ces premiers de tous les forfaits sont
devenues sans vigueur.
S’il fallait combattre ces prétendus moyens de nullité,
n’en triompherait-on point complètement par un mot :
« Le Peuple Français a sanctionné solennellement les
Droits de l’Homme, l’Acte Constitutionnel, et l’unité
de la république ; cette forme garantit la légitimité de
toutes les autres. » Jamais en effet Pacte Social n’a été
plus unanimement, plus formellement consenti, et cette
sanction n’a eu rien de ressemblant aux félicitations
mendiées qui, depuis, ont donné un simulacre d’appro­
bation à beaucoup de mesures populicides. La diffé­
rence de l’émission de ce premier vœu et des autres,
c’est que celui-là fut l’ouvrage du Peuple Français, et
ceux-ci seulement l’ouvrage des esclaves français. Les
hommes libres sauront maintenir l’œuvre du Peuple.
Qu’ils se tiennent prêts, il est temps. Ne nous effrayons
pas du nombre des valets de la tyrannie, il n’en faut
pas tant des nôtres pour les comprimer. Voici pour ma

1. Les Girondins étaient hostiles tion française pour combattre


à la centralisation révolution­ l ’influence du Paris révolution­
naire et au rôle déterminant des naire. L ’insurrection fédéraliste
Journées parisiennes dans la de l ’été 1793 fut leur œuvre ; elle
sauvegarde de la Patrie et de la ne servit qu’à redonner du dyna­
Révolution. Députés des départe­ misme à la contre-révolution aris­
ments, ils rêvaient d ’ une fédéra­ tocratique.
BABEUF E T U É Q U IV O Q U E D E TH E R M ID O R 179

part mes dispositions ; voici mon Avis aux Esclaves :


«Je vous déclare que mon caractère de républicain
ne me laisse pas quitte de m’escrimer contre vous de la
plume ; je vous poursuivrai du glaive. Je vous déclare
que le titre seul de principes éternels, et la sanction
par le Peuple, des maximes de la Déclaration des Droits,
me vaut de forme suffisante pour les reconnaître sacrées
et inattaquables. Je vous déclare que, ceci posé, je
regarde comme d’obligation à tout républicain le pré­
cepte de l’article 27 de cette déclaration : Que tout indi­
vidu qui usurperait la souveraineté soit à Vinstant mis à mort
par les hommes libres. Je déclare, en conséquence, que le
premier mandataire du Peuple qui osera proposer le
renversement de la Déclaration des Droits et de l’Acte
Constitutionnel, l’un et l’autre garants uniques de cette
souveraineté, je le p o ig n a r d e ... au Sénat, chez lui,
dans les rues, partout : il ne m’importe. »
Le Tribun du peuple, n° 28,
28 frimaire an III (18 décembre 1794),
P- 234, 237, 242-249.

M ILLIO N D O R É E T VEN TR ES C R E U X

Ces lumières, ces principes, et ces bonnes intentions,


j ’en ai scruté les preuves dans toutes les opinions du
procès du tyran1. C ’est là où chaque membre ayant été
forcé de se développer a donné la mesure et de sa capa­
cité et de sa moralité républicaine.
Partant de cette base, je vois de quels éléments la tota­
lité du sénat est composée. Je calcule les résultats, et je
distingue qu’ils ont toujours dû être ce qu’ils ont été,
et ce qu’ils sont.
Je crois assez que tous deux veulent la république ;

1. Il s’agit de tous les débats classes au niveau de la pratique


dont retentit l’enceinte de la sociale quotidienne, dont il mesure
Convention après la chute de mal l’importance, qu’au niveau
Robespierre et les procès intentés de la vie politique. C ’est pourquoi
aux Jacobins (Carrier de Nantes, il accorde tant de place à la tac­
etc.). Remarquons que Babeuf tique « parlementaire ».
juge moins ici de la lutte des
i8o T E X T E S C HO ISIS D E B A B E U F

mais chacun la veut à sa manière. L ’un la désire bour­


geoise et aristocratique ; l’autre entend l’avoir faite et
qu’elle demeure toute populaire et démocratique.
L ’un veut la république d’un million qui fut toujours
l’ennemi, le dominateur, l’exacteur, l’oppresseur, la
sangsue des vingt-quatre autres ; du million qui se
délecte depuis des siècles dans l’oisiveté aux dépens de
nos sueurs et de nos travaux ; l’autre parti veut la répu­
blique pour ces vingt-quatre derniers millions qui en
ont fondé les bases, les ont cimentées de leur sang, nour­
rissent, soutiennent, pourvoient la patrie de tous ses
besoins, la défendent et meurent pour sa sûreté et sa
gloire. Le premier parti veut dans la république le
patriciat et la plèbe ; il y veut un petit nombre de privi­
légiés et maîtres gorgés de superfluités et de délices, le
grand nombre réduit à la situation des ilotes et des
esclaves ; le second parti veut pour tous, non seulement
l’égalité de droits, l’égalité dans les livres, mais encore
l’honnête aisance, la suffisance légalement garantie, de
tous les besoins physiques, de tous les avantages sociaux,
en rétribution juste et indispensable de la part de tra­
vail que chacun vient fournir à la tâche commune.
J ’ai dit que les circonstances font varier la force du
parti plébéien ou de celui patricien et que c’est là exclu­
sivement ce qui explique les avantages alternatifs que
chacun d’eux remporte. Est-il utile de rechercher
quelles sont ces circonstances ? Oui, parce que nous
découvrirons peut-être quelques moyens de faire que
ces circonstances prédominent constamment en faveur
de celui des deux partis pour lequel nous nous sommes
voués, qui est, nous en sommes sûrs, le bon parti, d’après
la maxime incontestable : le but de la Société est le
bonheur du grand nombre ; et d’après la vérité que nous
avons aussi rendue assez évidente, que nous ne tendons
qu’à ce but.
La nécessité de parler de beaucoup de choses dans ce
numéro ne nous permettra pas de pousser cette recherche
aussi loin qu’il pourra être utile : nous nous arrêterons
seulement aux points essentiels.
L ’homme étant un composé de passions contraires,
il résulte que dans toute assemblée d’hommes réunis
pour faire des lois, il est absolument impossible que tous
BABEUF E T V É Q U IV O Q U E D E TH E R M ID O R 18 1

les veulent bonnes, c’est-à-dire, plus conformes à l’intérêt


général qu’à l’intérêt particulier.
De là, la preuve irrésistible de l’impossibilité, qu’il
n’existe pas dans cette assemblée constamment deux
partis, l’un qui veut le bien pour le seul appât de la
gloire, l’autre qui veut le mal pour l’avantage honteux
de faire son bien personnel, car toujours un intérêt quel­
conque anime tous les hommes.
Cette nécessité insurmontable de l’existence de deux
partis dans une assemblée représentative est un bien
pour la nation représentée, et ce bien est puissant en
raison de la force d’organisation à peu près égale des
partis opposés. Quand ils sont l’un et l’autre bien dis­
tinctement prononcés, on peut s’attendre d’abord que
les questions seront parfaitement débattues ; ensuite,
que le bon parti l’emportera parce qu’il aura pour lui
le grand appui de l’opinion du peuple, qui ne veut, qui
ne peut jamais vouloir que ce qui lui est bon, et dont la
manifestation bien exprimée du vœu, jointe à l’ascen­
dant puissant de la raison et de la vérité, en imposent
à la perfidie, et lui font accorder, par crainte ou par un
reste de pudeur, ce qu’elle n’accorderait point par vertu.
Lorsqu’on ne verra presque qu’un parti dans une
assemblée législative, et que les débats y paraîtront peu
animés, on pourra décider à peu près à coup sûr que
c’est le mauvais parti qui prédomine, et que le plus
grand nombre des membres est d’accord contre le
peuple.
C ’est donc par ignorance ou avec des intentions per­
fides que beaucoup d’hommes jettent en avant l’opi­
nion qui est à désirer de voir l’instant où toute l’assem­
blée des délégués du peuple paraîtrait se confondre dans
un même vœu, et ne se montrerait plus partagée sur
aucun point.
Notre expérience révolutionnaire vient en preuve de
cette assertion.
C ’est depuis qu’il règne cette apparence d’accord
inaltérable et d’intelligence parfaite dans notre sénat
qu’il nous a donné tant de mauvaises lois.
C ’est lorsque chaque article de notre code ne sortait
qu’au bruit des éclairs et du tonnerre, aux mouvements
animés de deux partis, combattant avec vigueur, et
182 T E X T E S C H O ISIS D E B A B E U F

aux cris libres de tout le peuple, attentivement sur­


veillant ; c’est alors, dis-je, que nous avons reçu des lois
populaires, bienfaisantes, et portant le caractère de la
véritable démocratie.
La tactique convenable à l’intérêt de chaque parti
est évidemment de tendre à grossir le sien, jusqu’à ce
qu’il soit parvenu à se rendre prépondérant sur l’autre.
C ’est apparemment cette tactique, suivie avec une
supériorité alternative par les deux partis dans notre
assemblée conventionnelle, qui les a rendus tour à tour
triomphants.
Le tour de triompher est aujourd’hui au parti patri­
cien.
Cela veut-il dire que le parti plébéien n’est plus ?
qu’il s’est laissé corrompre par l’autre ? et qu’il n’y a
plus de vertus dans la convention ? Non, du tout. J ’ai
bien aujourd’hui la parfaite certitude du contraire.
Cela signifie seulement que le parti plébéien s’est laissé
gagner de supériorité dans la tactique, qu’il a laissé
prendre aux défenseurs du peuple d’un million la
suprême force qu’il fallait qu’il conservât pour continuer
de pouvoir être utile au peuple de vingt-quatre millions1.
Il découle de tout ceci que tout le secret pour par­
venir encore à faire le bien du plus grand nombre,
consiste à faire retrouver au parti plébéien la tactique
de supériorité de forces qu’il a perdue, en la laissant
conquérir par le parti adverse. Ce qui a été organisé,
peut encore l’être. Or, il est constant que le parti popu­
laire dans la convention fut, dans un temps, plus fort
que le parti des ennemis du peuple. 11 est constant
ensuite que les mêmes hommes, ou à peu près, qui

i. Concevant la république ce moment-là, qu’un petit groupe


comme un champ clos dans lequel de députés montagnards (« la
s’opposent contradictoirement Crête »), coupés de leurs collègues
deux groupes politiques dont l’un et isolés des masses. (Cf. T arlé :
exprime les aspirations popu­ Germinal et prairial, Moscou, 1959,
laires, Babeuf voit mal encore pp. 98 et sq.) L ’échec des sans-
que la lutte des a plébéiens » culottes ne v a pas tarder à l’éclai­
suppose d ’autres recours que l’ini­ rer sur la nécessité d ’une organisa­
tiative des députés et la mobilisa­ tion cohérente du mouvement po­
tion des masses populaires spon­ pulaire. L ’optimisme de Babeuf
tanément soulevées, pour l ’ap­ en souffrira, mais non la vigueur
puyer, Il p ’existait d ’ailleurs, à de sa pensée politique.
BABEUF E T L 'É Q U IV O Q U E D E TH E R M ID O R 183

composent cette force, existent encore. Il est en outre


constant que, qui a des vertus en aura toujours, et que
peu de vrais amis de la liberté puissent en être devenus
réellement les ennemis. Il est constant, de plus, qu’avec
des forces minimes, le parti du peuple devant être,
comme je l’ai dit, immanquablement soutenu par le
peuple, et par l’ascendant puissant de la raison et de la
vérité, triomphera toujours. Donc il est incontestable
qu’il ne faut que de la tactique et un peu de courage aux
délégués populaires, pour les rétablir dans la possession
de fonder le gouvernement sur des bases dignes de la
république française.
Le Tribun du peuple, n° 29,
du I e r au 19 nivôse an III
(21 décembre 1794-8 janvier 1795), p. 263-265.

LE D R O IT ET LE D E V O IR DE S’INSURGER

Je reviens donc à mes trois points d’examen.

LE PEUPLE DOIT-IL FAIRE UNE INSURRECTION ? 1

Gela ne fait nul doute, s’il veut ne point perdre défi­


nitivement la liberté, et s’il ne peut plus mettre en ques­
tion que ses droits sont violés. La solution est faite par
l’article même de la table de la loi, qui dit qu’en ce cas
« c’est le plus indispensable des devoirs ».

1. Babeuf fait allusion à l’ar­ capitale au cœur de l’hiver, de


ticle 35 de la Constitution de 1793 sorte que le droit de s’insurger se
qui garantissait le « Droit à l'in­ légitimait dans la conscience
surrection ». La proclamation de populaire par le droit à la vie. Les
Babeuf citée ici ne lui est pas pamphlets Peup le, réveille-toi et
exclusive. Il apparaissait claire­ U Insurrection du peuple pour
ment que la Constitution allait obtenir du pain et reconquérir ses
être révisée et peut-être abandon­ droits reprirent à la veille des
née ; la Convention se m ettait journées de Germinal et de Prai­
donc hors-la-loi et le droit d ’insur­ rial les idées de Babeuf/ (Cf. T ô n -
rection devenait un devoir. E n n e s s o n , La D éfaite..., ouv. cité,
outre, la famine avait gagné la PP- 3 4 9 -3 5 0 .)
184 T E X T E S C H O ISIS D E B A B E U F

LE PEUPLE PEUT-IL FAIRE CETTE INSURRECTION ?

Qui l’en empêchera ? Croyez-vous que parce que


vous avez tout usurpé ; parce que vous avez tout peuplé
de vos vils suppôts ; parce que vous avez mis en tête de
tous les rouages civils et militaires, la boue de la Nation ;
[...] parce que vous avez désordonné tous les outils
propres à exploiter, dès le temps, la saison et le premier
moment qu’il l’eût fallu, la résistance à votre infâme
oppression [...] et parce qu’à la faveur de cette violation
impunie, vous avez pu prendre certain degré de force
contre le Peuple [...] croyez-vous que le rempart de
votre tyrannie soit impénétrable ? Ce serait la première
fois que l’énergie et la valeur de la plus puissante des
Nations se trouveraient en défaut ! rencontreraient des
obstacles invincibles ! [...] Non, un Peuple devant qui
tous les trônes s’abaissent n’est point fait pour recevoir
le joug d’une poignée de vils tyrans ! sans moyens ! sans
idées ! et n’ayant pour tout mérite que la présomption
et la ridicule vanité ! [...]

COMMENT LE PEUPLE PEUT-IL FAIRE


CETTE INSURRECTION ?

Pacifiquement. Même plus encore qu’au 31 mai; et


voici peut-être où nous étonnons un peu certaines gens
qui n’attendaient pas cette conclusion : car le mot
insurrection ne sonne encore, à l’oreille de beaucoup
de monde, que comme torrents de sang et monceaux de
cadavres. On a l’expérience que les insurrections peuvent
reposer sur d’autres bases. J ’en proposerai un plan tout
simple. Autrefois les Académies donnaient des prix en
or à qui résolvait le mieux de fort indifférents problèmes.
J ’en promets un, de bien mérité de la Patrie, à qui fera le
meilleur p r o j e t d ’ a d r e s s e a u p e u p l e f r a n ç a i s a se s
d é l é g u é s ; pour leur exposer dans un tableau vif et
vrai l'Etat douloureux de la Nation, celui qu'elle devait
attendre, ce qui a été fa it pour le lui procurer, ce qui a arrêté
et ce qui en arrête le succès ; et ce qu'il convient de faire, et
BABEUF E T U É Q U IV O Q U E D E TH E R M ID O R 185

ce que le peuple entend qu'il soit fa it pour le faire arriver au


terme des droits de tous les hommes et du bonheur commun pour
lesquels il a fait la révolution1.

Ce déclaratoire fait, dans le sens convenable à toute


la masse, parce qu’il doit comporter ce que la masse
désire et a dans l’âme, je vote pour qu’il soit notifié à
l’Assemblée des mandataires ; d’abord, par une portion
quelconque du peuple ; ensuite par plusieurs de ces
portions progressivement réunies, jusqu’à ce que les
délégués de la Nation aient pu comprendre que le vœu
qui serait porté serait celui général.
Le vœu général doit être la loi.
Alors donc, il serait incontestablement légal de faire
d’un vœu ainsi exprimé la loi.
Et je ne connais pas d’autre manière d’avoir, initiati-
vement, le vœu général.
Si personne ne le connaît davantage, mon plan d'insur­
rection est légitime.
J ’ai abordé cette grande question avec beaucoup de
franchise. Je désirerais bien que ceux qui travaillent si
ardemment à la contre-révolution, en missent autant.

Gracchus B a b e u f , Tribun du peuple.

ERRATA

Dans l’obscurité d’un caveau, à la lueur d’une sombre


lampe, on est très désavantageusement (sic) pour corriger
des épreuves d’impression. Cet ouvrage-ci a le sort des
numéros de Marat ; ils étaient pleins de fautes typogra­
phiques. Les lecteurs patriotes n’en dévoraient pas moins
les feuilles de l’Ami du Peuple ; et, ayant égard à la
position, ils faisaient eux-mêmes son (sic) errata, chacun de
son côté ; ils étaient bien dédommagés de cette peine par
les vérités fortes et utiles qu’ils trouvaient au fond des
incorrections des feuilles de Marat. Je prie ceux^qui me

1. Le plan de Babeuf fut exac- les insurgés de Germinal et de


tement celui qui fut adopté par Prairial.
i86 T E X T E S CH O ISIS D E B A B E U F

lisent de vouloir bien avoir la même indulgence pour moi.


Au surplus, je leur promets de vaincre désormais les
obstacles qui ont causé les nombreuses inintelligibilités
des derniers numéros, que j ’éclaircis par les correctifs
suivants [...]
Le Tribun du peuple, n° 31,
9 pluviôse an III (28 janvier 1795), pp. 321-322.
Q u a t r ièm e P a r t ie

a BRISER LES CHAINES »

LA FIN ET LES M OYENS DU CO M M U N ISM E

Après son arrestation et un bref séjour dans les


prisons de Paris où s’étaient nouées les insurrections
de Germinal et de Prairial, Babeuf est transféré dans
la prison des Baudets à Arras. Il y entreprend un
vaste effort théorique pour fonder son action sur une
doctrine cohérente. Les lettres arrageoises sont
indispensables pour connaître le sens et la portée de
la pensée de Babeuf à la veille de la Conspiration.
La première lettre fixe les objectifs économiques
de la cité communiste et les conditions de son éta­
blissement. Babeuf y procède à une critique de base
du régime de l’inégalité et du libéralisme économique.
Sa lettre éclaire sa démarche fondamentale. Il parle
par exemple, beaucoup de son attitude critique à
l’égard de l’industrie et du commerce, en sorte que
beaucoup de commentateurs y ont vu un renver­
sement des fondements de sa doctrine qui, jusqu’alors
agraire, devint précipitamment industrielle et urbaine.
Je n’en suis pas, pour ma part, convaincu; il m’appa­
raît au contraire que Babeuf, dont les idées sont
claires en matière d’économie rurale, s’impose de
résoudre la question de l’activité urbaine dans sa
cité communiste; sans cela, il ne pouvait prétendre
réussir à Paris, donc dans toute la république. En
outre, il répond à des interrogations précises de
son interlocuteur, Charles Germain.
A la fin de la première lettre et dans la seconde,
Babeuf se prononce sur les moyens politiques de la
révolution sociale. Il condamne, sans rémission et
sur un ton qui ne souffre pas de discussion, la consti­
tution censitaire de l’an III, promise à ratification
dans les assemblées primaires. Il refuse également
i88 T E X T E S C H O ISIS D E B A B E U F

toute tentative de rénovation d’un système condamné.


Il prêche une révolution radicale détruisant toutes
les anciennes institutions. Pour ce faire, il conçoit
que le système puisse être appliqué sur un quel­
conque domaine du territoire de la république (une
« Vendée plébéienne ») d’où, par l’exemple et comme
par un phénomène de capillarité, le système gagnera
le pays tout entier. On ne peut pas ne pas songer
que, dans leurs théories sociétaires, Fourier et Cabet
trouvèrent souvent matière à réfléchir dans le
babouvisme.

GRACCHUS BABEUF A CHARLES GERMAIN


(Extraits.)

io thermidor an II I 1.

Général12.

[...] Le commerce, disent ses partisans, doit tout vivi­


fier. Il doit porter la nourriture chez tous ses agents,
depuis le premier ouvrier qui fait croître et qui dispose
les matières premières, jusqu’au chef de manufacture qui
dirige les grandes exploitations, jusqu’au commerçant
qui fait circuler sur les divers points les produits manu­
facturés. Oui, voilà ce que devrait faire le commerce,
mais il ne le fait pas. Il doit porter la nourriture chez
tous ses agents, il doit la porter égale, mais il la porte très
inégale. Je me demande ce que sont ces quatre-vingt-
dix-neuf hommes mal vêtus sur cent que je rencontre
soit dans nos campagnes, soit dans nos villes ? En exa­
minant bien, je reconnais qu’ils sont tous des agents du

1. 28 juillet 1795. il devint son disciple ; leur amitié


2. Charles Germain : né à N ar­ vite scellée et la confiance que
bonne en 1770, il fit des études Babeuf plaçait en lui expliquent
comme boursier au Collège royal qu’il soit appelé ici « général »
de Narbonne. E n 1789, il s’engagea alors qu’il n’était que sous-officier.
dans l’armée et combatit aux Babeuf le destinait déjà à diriger
frontières jusqu’en 1794. Le 15 l’activité de propagande des
janvier 1795, il fut arrêté pour babouvistes dans l’armée. Il fut
avoir prononcé des propos extré­ condamné à la déportation au pro­
mistes dans la Convention. A cès de Vendôme.
Arras, prisonnier avec Babeuf,
« B R IS E R L E S C H A I N E S » 189

commerce1. Je vois sans chemise, sans habit, sans souliers


presque tous ceux qui font pousser le lin et le chanvre,
presque tous ceux qui mettent en état d’être employées
soit les matières textiles, soit la laine ou la soie, presque
tous ceux qui les filent, qui font la toile et les étoffes,
qui donnent la préparation aux cuirs, qui confectionnent
les chaussures. Je vois également manquer à peu près de
tout, ceux qui travaillent manuellement aux meubles,
aux ustensiles de métier ou de ménage, aux bâtiments,
etc... Si j ’observe ensuite la faible minorité qui ne manque
de rien, en dehors des propriétaires terriens, je la vois
composée de tous ceux qui ne mettent pas de fait la main
à la pâte, de tous ceux qui se contentent de calculer,
de combiner, de travestir, de raviver et rajeunir sous
des formes toujours nouvelles le très vieux complot de la
partie contre le tout, je veux dire le complot à l’aide
duquel on parvient à faire remuer une multitude de bras
sans que ceux qui les remuent en retirent le fruit destiné,
dès le principe, à s’entasser en grandes masses sous la
main de criminels spéculateurs, lesquels après s’être
entendus pour réduire sans cesse le salaire du travailleur
se concertent, soit entre eux, soit avec les distributeurs
de ce qu’ils ont entassé, les marchands, leurs covoleurs,
pour fixer le taux de toutes choses, de telle sorte que ce
taux ne soit à la portée que de l’opulence ou des membres
de leur ligue, c’est-à-dire de ceux qui sont comme eux
en position d’abuser des moyens d’accumuler les signes
représentatifs2 et de s’emparer de tout. Dès lors, ces
innombrables mains desquelles tout est sorti ne peuvent
plus atteindre à rien, toucher à rien, et les vrais produc-

1. Commerce doit être entendu opulence et misère extrême. La


ici au sens moderne de commerce, suite du texte est sans équivoque à
mais aussi au sens ancien de capi­ ce propos.
talisme. Le capitalisme industriel 2. La monnaie, l’or, l’argent,
était encore dans son enfance à mais aussi, pendant la Révolution
cette époque et le capitalisme com­ française, le papier-monnaie. B a­
mercial demeurait la norme. La beuf voit assez bien ici, mais sous
mise en cause du commerce comme une forme descriptive et volonta­
fondement économique de l’inégali­ riste, le processus de l’accumula­
té sociale revient en fait à remettre tion capitaliste. Il la condamne au
en cause le capitalisme dans son nom de la justice étemelle et non
ensemble qui, sous prétexte d’en­ comme les socialistes scientifiques
richir la nation, accumule, aux au nom de la dialectique de la
deux pôles de la société, extrême nécessité historique.
190 T E X T E S C H O ISIS D E B A B E U F

teurs sont voués au dénuement, ou du moins le peu qu’on


leur laisse n’est que la grosse écume ou le très maigre
gratin. Le tribun Gracchus se scandalise jusqu’à la fureur
de voir un tel désordre. Le commerce doit tout vivifier,
il doit porter la nourriture égale chez tous ses agents.
Mais qu’est-ce que le commerce ? Tâchons de le définir.
N ’est-ce pas l’ensemble de toutes les opérations qui font
naître la matière première, qui l’approprient aux divers
usages par la manipulation et qui la distribuent ? Ainsi
tous ceux qui coopèrent à l’une de ces choses sont des
agents du commerce. Pourquoi les premiers agents,
ceux qui font le travail créateur, le travail essentiel, en
retirent-ils incomparablement moins d’avantages, que les
derniers, que les marchands, par exemple, qui, âmes
yeux, ne font que le travail le plus subalterne, le travail
de distribution ? Ah, cela s’explique de soi-même et
de la façon la plus simple, c’est que ces derniers abusent
et que les autres se laissent abuser ; c’est que spéculateurs
et marchands se liguent entre eux pour tenir à leur discré­
tion le véritable producteur, pour être toujours en
position de lui dire : travaille beaucoup, mange peu, ou
tu n’auras plus de travail et tu ne mangeras pas du tout.
Voilà la loi barbare dictée par les capitaux. C ’est qu’il
dépend en outre de ces assassins, de duper l’acheteur en
lui exagérant le prix de revient de toutes choses, en
lui faisant un mystère, en opérant à volonté la hausse ou
la baisse à l’aide de coupables artifices, tantôt sous un
prétexte, tantôt sous un autre, en simulant la rareté des
objets de première nécessité, en les attirant frauduleuse­
ment et nuisiblement, en poussant même quelquefois
la scélératesse jusqu’à en détruire la plus grande partie.
Le commerce tel qu’il se pratique dans ce composé
de faussetés et d’iniquités sans nombre qui constituent
notre état social actuel n’est donc qu’une somme énorme
d’abus des plus meurtriers. Dans son ensemble, il est un
abus monstrueux ; mais tout abus doit être détruit, dit la
justice éternelle. C ’est pourquoi l’abolition du commerce,
c’est-à-dire de notre commerce homicide et rapace, entre
dans le plan de Gracchus, dans son plan réformateur de
tous les genres d’abus. Il est toutefois bien entendu et
suffisamment indiqué que nous ne condamnons à périr
que le commerce, qui ne réalise pas le bien-être de tous
« BRISER L E S C H A IN E S » 191
ses agents. Que la minorité qui s’engraisse, consomme
et n’a d’autre labeur que le souci de ses insatiables convoi­
tises ne puisse plus affamer et faire maigrir l’immense
majorité qui produit et travaille effectivement. Q u ’au
sein de cette majorité tous soient à la fois producteurs
et consommateurs dans cette proportion où tous les
besoins sont satisfaits, où personne ne souffre ni de la
misère, ni de la fatigue. Dans la société régénérée tout
doit être équilibre et compensation ; rien ne doit être
motif à se mettre en avant, à se faire valoir, à vouloir
dominer. Il ne doit y avoir ni haut, ni bas, ni premier
ni dernier, les efforts comme les intentions de tous les
associés (les individus dont se compose la société ne sont
pas autre chose) doivent constamment converger vers
le grand but fraternel, la prospérité commune, inépuisable
mine du bien-être individuel à perpétuité. Il est temps
pour la multitude de n’être plus un troupeau que l’on
tond jusqu’à la chair, qu’on égorge ou qu’on fait s’égor­
ger elle-même. Plus de maîtres, plus d’anthropophages,
plus de tyrans, plus d’ambitieux, [...], plus d’exploitants,
plus d’exploités. De l’équité, de la loyauté, de la probité,
de la sincérité toujours et partout. Que chacun ait sa
fonction qu’il exerce consciencieusement et qui le fasse
vivre heureusement et pas plus, car il faut du bonheur
pour tous, également réparti entre tous. Plus de marchands
ni de négociants, s’ils ne se bornent à être, ce que nous
avons dit qu’ils sont, de purs agents de distribution.
Quand tous les agents de production et de fabrication
travailleront pour le magasin commun et que chacun
d’eux y enverra le produit en nature de sa tâche indivi­
duelle et que des agents de distribution, non plus établis
pour leur propre compte, mais pour celui de la grande
famille feront refluer vers chaque citoyen sa part égale
et variée de la masse entière des produits de toute l’asso­
ciation, en retour de ce qu’il aura pu faire soit pour les
augmenter, soit pour les améliorer, j ’entends, moi, que
loin d’être anéanti, le commerce se sera au contraire
perfectionné puisqu’il sera devenu profitable à tous1.i.
i .!* On'retrouve ici le plan d ’orga- titutionnel, le système antique
nisation de Morelly dans le Code des greniers collectifs et la pra-
de la nature, mais tout aussi bien, tique légale de la réquisition en
en l ’élargissant à un niveau ins- l’ an II.
192 TEXTES C H O ISIS D E B A B E U F

Selon moi, c’est là le seul bon commerce, parce qu’il est


le contrepied de ce trafic sans pudeur, sans entrailles et
sans foi dont les révoltants abus ont fait une lèpre sociale.
Transformé d’après nos idées, le commerce est enfin
ramené au but de sa fonction qui est de tout vivifier et de
porter la nourriture égale chez tous ses agents1. Et un fait
qu’il faut bien noter, c’est que quelles que soient nos
fonctions individuelles, si nous ne sommes ni enfants, ni
vieillards, ni infirmes, nous serons tous des agents de ce
commerce-là, dans lequel tout se trouve confondu et
sur le pied d’une égalité parfaite, les producteurs qui
sont les agriculteurs et les ouvriers, gens de métier, artistes
et savants, les emmagasineurs, les répartiteurs et les
distributeurs, chargés de mettre en voie de consommation
les produits matériels. Ainsi s’évanouit toute distinction
entre l’industriei.2 et le commerce et s’opère la fusion entre
toutes les professions élevées à un même niveau d’hon­
neur. Nous produisons tous et nous participons tous aux
échanges, nous sommes tous livrés à une industrie, soit
agricole, soit manufacturière, soit gouvernementale,
soit commerciale, nous sommes pareillement tous mar­
chands ou commerçants. Il va sans dire qu’il n’est question
ici que du commerce intérieur, le commerce extérieur
dans le cas où il serait sans danger pour l’association ne
pourra être que du ressort de la politique, aussi longtemps
que le grand principe de l’égalité ou de la fraternité
universelle devenu l’unique religion des peuples ne
sera pas généralement appliqué. Alors seulement, les
nations ne seront plus ces individus collectifs infectés
de préjugés et de crimes par les despotes, emprisonnés
dans des limites arbitraires et précipités à tout propos
dans des guerres contraires à leurs intérêts, mortelles à
leur liberté. Le cercle de l’humanité se sera agrandi et
de proche en proche, frontières, douanes et mauvais
gouvernements disparaîtront.
Vous anéantissez l'industrie, répéteront jusqu’à satiété
les défenseurs de la boutique surannée. Où donc pren­
nent-ils cela ? Nos institutions régularisent tout et ne
i . Le commerce se ramène ainsi pensée économique de Babeuf,
à l’échange, au transport des pro- 2. A u sens du x v m e siècle :
duits et à leur distribution. Ceci activité productrice,
illustre bien l’archaïsme de la
« BRISER LES C H A IN E S » i 93

déplacent qui que ce soit, elles ne dérangent rien de ce


qui est, en tant que ce qui est ne porte pas atteinte à la
justice. Tout ce qui se fait actuellement continuera de se
faire par les mêmes personnes. Le laboureur restera labou­
reur, le forgeron, forgeron, le tisseur, tisseur, et il en
sera de même de toutes les espèces de travailleurs. Seule­
ment tous les élaborants seront classés selon le genre de
leur labeur ; l’association sera constamment au courant
de ce que chacun fait afin qu’il ne se produise ni trop, ni
trop peu des mêmes objets ; c’est elle qui déterminera
pour chaque spécialité le nombre des citoyens qui devront
y être employés et des jeunes gens qui s’y destineront.
Tout sera approprié et proportionné aux besoins présents
et aux besoins prévus selon l’accroissement probable et
facilement supputable de la communauté. Tous les
besoins réels seront exactement étudiés et pleinement
satisfaits par une rapide transmission dans toutes les
localités et à toutes les distances. L ’industrie périrait-elle
parce qu’elle ne serait plus exposée à procéder aveuglé­
ment, à s’aventurer, à s’égarer dans le fortuit ou le super­
flu, parce qu’elle serait intelligemment dirigée et stimulée
en vue de l’utilité et du bien-être pour tous ? Non, il
n’y aurait de notable changement que celui-ci : C ’est
que toute industrie particulière perdrait son caractère
privé, du moment que toutes les industries s’exerceraient
au profit de la grande famille. Tout atelier fait partie
du grand atelier, toute denrée, toute marchandise
entre en compte au grand magasin et se dénombre dans
l’ensemble des ressources de la République. Je suis sûr
que là mon droit ne sera pas méconnu et que ma part
ne sera point contestée. Ainsi au lieu d’être réduit comme
auparavant à me creuser la tête pour tromper mes sem­
blables d’une manière quelconque sur le mérite de la
tâche que je remplis, soit en cherchant à faire illusion
sur sa valeur intrinsèque, soit en accaparant une grande
quantité de matière ou de main-d’œuvre, je travaille
franchement et tranquillement pour ne faire que ce qu’un
homme doit faire, sans nuire à son organisation. Ce que
je puis faire, j ’en ai la certitude, me vaudra toute la
suffisance et celle des miens, qu’exigerais-je de plus ?
Si j ’ai inventé une machine, un procédé qui simplifie
et abrège la besogne de mon art, si je possède un secret
13
194 TEXTES CH O ISIS D E B A B E U F

pour faire mieux et plus vite en quoi que ce soit, je ne


tremble plus qu’on me le dérobe, je m’empresserai au
contraire de le communiquer l’association et de le
déposer dans ses archives pour que jamais on n’ait à
déplorer de l’avoir perdu. Ce secret me sera compté, il
me vaudra du repos, il en vaudra à tous, dans la catégorie
des travaux que facilitera son application et ce repos ne
sera plus un funeste chômage mais un agréable loisir.
L ’industrie perdra-t-elle ou gagnera-t-elle à cette prompte
divulgation de toute découverte ? La concurrence qui
loin de viser à la perfection submerge les produits
consciencieux sous des amas de produits décevants
imaginés pour éblouir le public qui n’obtient le vil prix
qu’en obligeant l’ouvrier à se perdre la main dans les
ouvrages bâclés en l’épuisant, en l’affamant, en tuant sa
moralité par l’exemple du peu de scrupule ; la concurrence
qui ne donne la victoire qu’à celui qui a le plus d’argent ;
qui, après la lutte, n’aboutit qu’au monopole entre les
mains du vainqueur et au retrait du bon marché ; la
concurrence qui fabrique n’importe comment, à tort et
à travers, au risque de ne pas trouver d’acheteurs et
d’anéantir une grande quantité de matière première qui
aurait pu être employée utilement mais qui ne servira
plus à rien : non, de ce côté, je suis encore garant, l’envie
ne me livrera point d’assaut d’où puisse résulter ma ruine
et la misère de tout ce qui tient à moi. Irais-je m’alarmer
à l’annonce d’une machine qui supprime dans ma profes­
sion l’emploi d’un grand nombre de bras ? Non, mille fois
non, car je sais que l’introduction de cette machine ne
doit mener à rien de fâcheux : ce sera tout naturellement
pour l’association une somme de temps gagnée et par
conséquent une diminution de fatigue1. Les bras rem­
placés par la machine seront appelés à coopérer ailleurs
et aucun estomac n’en pâtira. Ma subsistance et celle
de tous sont assurées convenablement et pour toujours ;
elle est à l’abri de toutes les vicissitudes, de tous les
caprices, de toutes les spéculations, de toutes les chertés.
Au lieu que je sois obligé d’échanger comme par le passé,
le travail de mes mains contre des signes représentatifs quii.

i. Sur cette question du pro- des producteurs, Cf. Introduction,


grès technique et de la rétribution p. 38.
« B R IS E R L E S C H A I N E S » 195

tantôt sont à peine au niveau des besoins de tous les


jours et tantôt sont de beaucoup au-dessous, j ’échangerai
ce travail contre tous les objets réels qui me sont néces­
saires, et je serai sûr qu’il me vaudra constamment
tout ce qu’il me faudra, même alors qu’il me serait
impossible de continuer à l’exécuter, c’est-à-dire quand
je serai malade ou courbé sous le poids des ans. Car la
société ayant intérêt d’être juste s’est engagée à prendre
un soin égal des enfants, des infirmes et des vieillards.
C ’est une avance qu’elle fait aux premiers, afin qu’ils
puissent la servir dans l’âge de la force. Envers les autres,
s’ils l’ont servie, elle s’acquitte d’une dette ; s’ils ont été
capables de se rendre utiles, elle paye la dette de l’huma­
nité. Quel individu serait assez insensé pour que cette
garantie de ne jamais manquer de rien et de ne voir
jamais aucun de ses enfants, dépourvu du nécessaire,
ne lui soit pas une suffisante émulation ? Nos institutions
actuelles sont loin d’offrir une telle certitude1. Voilà
pourquoi, ne pouvant tabler sur rien, nous sommes
immodérés dans nos désirs. Si nos convoitises, si nos
projets de fortune sont si exagérés, c’est parce que dans
cette vieille société de hasard où tout est si précaire,
il n’est fortune si colossale que des chances préférables
ne puissent dissoudre. Nous ne sommes jamais assurés
que notre progéniture, non plus que nous-mêmes, soit
hors du risque de manquer. Notre ambition sera néces­
sairement bornée quand nous aurons connu le secret
d’enchaîner le sort, quand nous ne pourrons plus avoir
d’inquiétude ni sur notre avenir à aucune époque de la
vie, ni sur celui de tous ceux qui nous devront le jour12[...]
U agriculture sera négligée par suite de la nécessité pour la
grande famille de lever de nombreuses phalanges afin de conquérir
et d'assurer son indépendance.
1. Le projet de décret économique qu’une égale répartition des biens
de Buonarroti prévoyait que les disponibles. C ’est en quoi l’on a
vieillards, les enfants et les pu parler en son propos de « socia­
infirmes seraient dispensés du lisme de la frugalité » (É. L a ­
travail qui serait obligatoire pour brousse) ou de « pessimisme éco­
les autres. Morelly avait conçu nomique ». (Cf. l ’étude fondamen­
un système comparable. tale de Jean D a u t r y : « Le Pessi­
2. Babeuf envisage moins une misme économique de Babeuf et
consommation croissante et un l ’histoire des utopies », A .H .R .F .,
nombre illimité de jouissances, 1961, p. 214 et sq.)
196 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

Tu me semblés avoir suffisamment répondu à cela en


rappelant que la France a pu mettre sur pied quinze cent
mille hommes sans que la culture de nos campagnes
en ait souffert. Il n’y parut pas. Pour afficher pareille
crainte il faut être ou malveillant ou ignorant comme ces
Parisiens qui ne se font pas la moindre idée du rapport
entre la population des campagnes et le nombre de bras
qu’exige leur exploitation. Les gens qui ont des notions
un peu plus positives savent que par l’effet de l’emploi
des machines agricoles et de la bonne distribution des
travaux ainsi que cela se pratique dans les pays de grande
culture où la propriété s’est agglomérée dans peu de mains,
il y aurait dix fois plus de bras qu’il n’en faut pour
mettre les terres en valeur. Quiconque au surplus a
observé les campagnes avant la révolution peut dire
combien de leurs habitants croupissaient alors dans une
languissante oisiveté. Si nous conservions l’ancien ordre
de choses, nul doute que cet état de misère inoccupée
ne se reproduisît avec des symptômes plus effrayants
encore, avec un caractère plus désastreux, surtout après
le licenciement de nos armées, lorsque nos soldats de
retour dans nos foyers formeraient une masse colossale
d’ouvriers ayant besoin de gagner leur vie et ne trouvant
nulle part une ressource suffisante à cause de la trop
grande concurrence1. Il n’est crainte moins fondée que
celle de diminuer le nombre des bras nécessaires à l’agri­
culture. Fût-on obligé de faire coup sur coup deux ou
trois réquisitions, que nos champs n’en seraient pas moins
cultivés, nos récoltes moins abondantes. J ’en appelle aux
citoyens de ce pays-ci ; j ’en appelle à tous ceux qui ont

i. A l’égard du problème des tures. Le problème unique pour


rapports de la population et des lui était d ’assurer du travail car
ressources, tout en concluant dans le travail assure le pain ; or, la
un sens populationniste, donc dif­ vie rurale très archaïque du temps
férent de celui de Malthus, Babeuf était une dévoreuse de main-
n’est pas loin néanmoins de rai­ d’œuvre ; il ne semblait pas que
sonner comme lui : la demande de l’on dût manquer de travail avec
travail dépasse toujours l’offre et une bonne organisation sociale
Babeuf n’imagine ni la croissance des forces productives existantes.
économique comme plus tard les Buonarroti précisera plus tard
saint-simoniens, ni le progrès de dans son livre, écrit en 1828, qu’en
la productivité encore peu visible, cas de nécessité on avait prévu de
même en Artois et en Picardie où diminuer la part de chacun.
existaient pourtant des manufac­
« BRISER LES CHAINES » 197

vu depuis la révolution ma ci-devant province, la Picar­


die, toujours citée comme un des greniers de la France.
Depuis six ans les plaines de ce pays leur ont-elles paru
moins fertiles, moins riches en blé qu’avant 89, y ont-ils
aperçu quelque part un coin de terre resté en friche ?
J ’ai du reste indiqué dans mon plan, et tu dois te le
rappeler, les moyens de concilier pendant notre sainte
expédition le labour des terres avec la levée de légions
non moins formidables que celle des quinze cent mille
hommes. C ’est un des articles sur lequel je devais le plus
insister.
Tu penses fort bien, et en cela tu es parfaitement de
mon avis, que pendant la durée de l’entreprise régéné­
ratrice, toutes relations de commerce avec nos voisins
doivent être suspendues ; même après, il ne faut point
encore de commerce de nation à nation. Ainsi que tu le
dis, nous avons certainement chez nous de quoi nous suf­
fire et nous devons être assez sobres, assez modérés dans
nos désirs pour savoir nous passer des superfluités étran­
gères. Elles nous ramèneraient le goût de la mollesse et
du luxe et nous serions perdus encore une fois. Le com­
merce entre nations, s’il était autorisé, ferait promptement
revivre le commerce entre particuliers : il ressusciterait
l’esprit mercantile. Je veux bien avec toi que nous ne
nous isolions pas comme des loups des autres habitants
de l’Europe. Il me convient même qu’ils soient admis à
jouir du spectacle de notre félicité pour qu’en rentrant
chez eux, ils y remportent un beau désir d’imitation. En
ce point, j ’adopte ton opinion, bien qu’un grand peuple,
cité à tort ou à raison comme doué de quelque sagesse,
nous ait donné l’exemple de cette fameuse muraille, qui
protège une terre dès longtemps l’asile de beaucoup de
vertus contre l’invasion des vices étrangers et les cou­
pables entreprises de la conquête. Je ne conteste pas les
vertus des Chinois, mais je voudrais que nous nous fis­
sions honneur d’une vertu qu’ils ignorent : le désintéres­
sement sympathique manifesté par la pratique majes­
tueuse de la fraternité humaine. C ’est cette vertu sociale
qu’il nous faudrait offrir à l’admiration des peuples en
leur livrant en pur don notre superflu, et en acceptant
franchement au même titre tout ce qui leur plairait de
nous envoyer.
198 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

C ’est une bien grande idée que ton embrasement de


proche en proche, que ta résurrection subite d’une bonne
partie du genre humain à la vie de l’égalité, mais il ne
faut vouloir que ce qui est praticable. Ce que tu pro­
poses le serait, s’il était possible d’endoctriner et de
catéchiser sans empêchement pendant assez de temps
pour mettre au grand courant du but toute la masse
intéressée à ce qu’il soit atteint. Mais il est trop évident
que si tu entreprenais cette initiation, tu serais inévita­
blement arrêté au début par les détenteurs actuels du
pouvoir. Eh bien,! j ’admets que tu procèdes inopinément
à cette vaste exécution qui doit faire la place nette pour
la construction du nouvel édifice social ; tu as des adhé­
rents nombreux et sûrs. En une seule nuit et à la même
heure, ils s’empressent de réaliser ton incinération uni­
verselle1. Mais quelle terrible impression ne fera pas sur
les esprits qui n’y sont pas préparés cet acte d’une
énergie inouïe jusqu’alors ! On ne verra dans tes adhé­
rents que des brigands, des incendiaires, des fieffés
scélérats. En vain répandraient-ils notre manifeste sacré,
au milieu de l’épouvante générale, il ne serait pas lu.
Les trompeurs habituels de la multitude, cette minorité
puissante de roués qui ont confisqué à leur profit toutes
les sources de l’instruction afin d’être en mesure de com­
battre la vérité par le sophisme, ne manqueraient pas
de renforcer l’indignation publique par les impostures
et la calomnie. De toute part, ils crieraient anathème sur
les apôtres armés de torches, et le manifeste destiné à
promulguer le vrai système social serait à leur instigation
lacéré aussitôt qu’aperçu. La foule inéclairée, agitée,
bouleversée, la foule égarée et trop émue pour se livrer
1. Babeuf refuse ici l’idée d ’un pas une idée creuse dans la vaste
complot et repousse l’idée anar- France du x v m e siècle sans trans­
chisante qui se répandra plus tard, ports ni moyens de communication
en se fondant d ’ailleurs sur une rapides ; il n’était pas plus absurde
interprétation abusive de l’ex­ d ’imaginer une base d’action révo­
périence babouviste, du « grand lutionnaire ici et en ce temps,
soir » qui isolerait les révolution­ qu’en Chine au temps de Sun Y at-
naires des masses populaires. Peu sen. Mais, l’année suivante, Babeuf
de pages illustrent aussi clairement se rallia à l’idée d ’une « conspira­
le réalisme politique de Babeuf. tion », en réalité au principe d ’une
C ’est pourquoi, sentant le besoin action nationale animée par un
de convaincre, il préconise la parti clandestin dirigeant le mou­
Vendée plébéienne » ; ce n’était vement des masses.
« BRISER LES CHAINES » i99

à la réflexion, la foule consternée, terrifiée parce qu’aucun


enseignement, aucun avertissement ne l’aurait édifiée
sur l’avantage d’employer le moyen le plus expéditif
pour assurer d’emblée et à toujours le succès de la
Réforme qui doit ouvrir pour elle l’ère du bien-être,
la foule incapable de saisir à l’instant même les heu­
reuses et prochaines conséquences de ce soudain et
rapide déblaiement servirait certainement à souhait les
ennemis de l’égalité. Dans son aveuglement elle se ruerait
sur nous avec fureur et notre projet enseveli à sa nais­
sance dans les ténèbres de l’oubli, nos desseins dénaturés
par les traditeurs aux gages des bénéficiaires de la vieille
iniquité ne seraient transmis à la postérité que comme
une odieuse conception où la plus délirante extravagance
se serait unie à la préméditation atrocement criminelle
d’un bouleversement destructeur de tout ordre raison­
nable et juste. Nous serions voués à l’exécration des
siècles parce que la tourbe puissante aurait tout mis en
œuvre pour que jamais on ne pût connaître, ni même
présumer la pureté de nos intentions. Ah ! s’il y avait
chance d’être compris de la masse, si elle pouvait tout
à coup s’illuminer et sentir qu’à transiger sans cesse,
elle ne fait qu’ajourner indéfiniment son bonheur, si
elle pouvait se pénétrer de cette vérité que pour que
l’égalité soit fondée définitivement, il ne doit pas rester
vestige de tout ce qui a constitué le matériel des abus,
elle se précipiterait d’elle-même, à la destruction de
toutes les arrogantes créations de l’inégalité. Le meilleur
expédient pour extirper les abus est de faire disparaître
leurs nids ; sans cette précaution la tentation de les faire
revivre pourrait encore être éveillée. L ’église et le pres­
bytère appellent le prêtre, le palais le tyran, le château
le seigneur, la cellule le moine, la caserne le soldat, le
cachot le prisonnier, l’échafaud et le bourreau la victime.
Entamer le vieux régime d’oppression, de préjugés, de
superstition, ce n’est que vouloir perdre les fruits d’une
révolution, il faut l’anéantir ou s’exposer à recommencer,
il faut que les dépossédés aient trop à faire pour s’instal­
ler de nouveau au sein de leurs usurpations ; il faut qu’au­
cune lueur d’espérance ne se mêle à leurs regrets
d’égoïstes. Ainsi si j ’avais en ma possession la baguette
d’une fée, d’une part de tout ce qui nous gêne, je ferais
200 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

la poussière du passé, de l’autre je ferais surgir de terre


tout ce que réclame et comporte l’établissement d’une
société d’égaux. Malheureusement nous n’avons pas
cette baguette merveilleuse, et la minorité des égoïstes
oppresseurs mène encore une majorité qui s’abuse et se
croirait perdue si elle cessait d’être servile. Sans l’im­
puissance de la sortir de cette simplicité par une prompte
conversion, je voterais pour l’application de ton idée.
Mais, mon cher général, gardons-nous d’aller trop vite
et de vouloir tout emporter d’assaut. En suivant ton plan,
si l’on réussit, on a remporté une immense et décisive
victoire, par contre si l’on éprouve un échec, il est irré­
parable, il est mortel. Sans doute le moyen que je t’ai
proposé n’est pas aussi héroïque, puisqu’il consiste à ne
gagner d’abord à nos principes qu’une faible étendue de
pays. Mais il a pour lui un bien grand avantage, celui de
ne rien compromettre. Autant que possible nous cher­
chons à nous placer dans un centre de population où les
dispositions des esprits nous soient généralement favo­
rables. Une fois établis dans ce foyer, nous n’avons pas
de peine à y faire goûter nos doctrines. D ’ardents et
nombreux prosélytes demandent et accueillent avec
enthousiasme les premiers essais de nos institutions. Ils
les exaltent et les habitants des territoires limitrophes
entraînés par l’exemple ne tardent pas à venir à nous.
Ainsi s’étendrait graduellement le cercle des adhésions.
Notre Vendée, du moins j ’ai tout lieu de le croire, gran­
dirait de proche en proche avec assez de rapidité pour
que nous ne fussions en peine ni du complément, ni de la
durée du succès. Avançant par degré, nous consolidant
à mesure que nous gagnerions du terrain, nous pourrions
organiser sans trop de précipitation et avec toute la
prudence convenable l’administration provisoire et
conformément à la loi d’égalité. Le point essentiel pour
ne pas échouer est d’avoir été bien compris et bien appré­
cié. Si cette première de toutes les conditions n’est pas
remplie, les monstres qui détiennent la terre et les fruits,
les scélérats qui sont dans la position et dans la volonté
d’abuser le peuple pour qu’il n’échappe à l’oppression
nous feront détester comme un fléau.
Un mot encore, mon cher général, ceux qui attentent
à la justice et à l’humanité en se gorgeant des produits
« BRISER LES CHAINES » 201

des abus, ces lions toujours repus et néanmoins toujours


avides qui pour digérer à loisir et dormir en pleine sécurité
sur l’immense part qu’ils se sont faite [essaieront] de
persuader à la foule des affamés qu’elle se protège elle-
même, lorsqu’à leur appel elle se dévoue pour défendre
l’inviolabilité de leur absorbant superflu. Ces parasites
meurtriers ne se feront faute de crier que nous prétendons
ramener la société à l’état de barbarie ; ils nous peindront
comme des vandales, ennemis des sciences, des arts et de
l’industrie. Ni les arts, ni les sciences, ni l’industrie ne
péricliteraient, loin de là. Ils recevraient une impulsion
dans le sens de l’utilité générale, ils se transformeraient
dans leurs applications, de manière à accroître la somme
des jouissances de tous. Arts, sciences, industries se déve­
lopperaient et s’épureraient en cherchant des voies nou­
velles ; ils recevraient une empreinte sublime conforme
aux grands sentiments qu’une immense association d’heu­
reux ferait nécessairement naître. Ils cesseraient d’être
esclaves et n’étant plus condamnés à se rapetisser au gré
des mécènes ils s’élèveraient aux conceptions grandioses,
les seules dignes d’une civilisation réelle, celle qui
implique le bonheur commun, les seules qui la carac­
térisent.
J ’en ai fini avec ton 5 thermidor1. Dans ce qui précède,
il y a peut-être quelque chose de bon. Je crois que la dis­
cussion où tu m’as fait m’engager m’a conduit à déve­
lopper quelques idées essentielles pour notre objet et qui
ne seraient pas de mauvais matériaux pour le manifeste...
(D'après une copie de la collection Rollin12.)

DEUXIÈME LETTRE A L ’ARMEE INFERNALE ET AUX PATRIOTES


d ’a r r a s

18 fructidor an I I P .

Vous me demandez, Patriotes, d’après ma première


lettre que je veuille vous préciser davantage les carac­
1. La lettre interrogative de 3. 4 septembre 1795. L a pre-
Germain du 5 thermidor. mière lettre date du 3 septembre.
2. M. D o m m a n g e t , Pages chai- (Cf. A d v i e l l e : Histoire..., ouv.
sies..., ouv. cité, pp. 207-221. cité, I, pp. 165-167.)
202 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

tères affreux de ce monument de tyrannie qu’on nous


offre sous le titre impudemment mensonger de Consti­
tution républicaine...
Citoyens, d’après cette Constitution, vous n’avez point
le marc d’argent comme dans celle de 1791 ; mais vous
avez mieux, vous avez le marc d’or, et les grands sei­
gneurs seuls pourront être élus au Corps législatif. C ’est
pourtant pour l’Égalité que vous avez fait le dix août1,
et que vous avez combattu depuis six années.
D ’après cette Constitution12, tous ceux qui n’ont point
de propriétés territoriales, et tous ceux qui ne savent
point écrire, c’est-à-dire la plus grande partie des Fran­
çais, n’auront même plus le droit de voter dans les assem­
blées publiques. Les riches et les gens d’esprit seront
seuls la nation. On ne nous enlève cependant pas ce
droit immédiatement à nous tous qui avons combattu
pour l’anéantissement de l’esclavage. Mais on veut que
chacun de nous, en mourant, dise à ses fils : Mes enfants,
j ’ai exposé cent fois ma vie pour le triomphe de l’ Égalité
et de la Liberté, mais je n’ai travaillé que pour moi.
Pour prix des périls que j ’ai bravés, j ’ai pu être citoyen
de l’ État ; je meurs, je n’ai pu vous laisser de propriétés
ni d’instruction ; je ne peux non plus vous laisser de
droits civils ; vous n’êtes plus rien, vous êtes des esclaves ;
vous rentrez sous la dépendance des riches et des gens
instruits. Nous avons détruit la noblesse et les privilèges
pour nous, mais nous avons voulu qu’ils soient recréés
pour vous3.
D ’après cette Constitution, citoyens, on veut propager,
le plus possible, cette ignorance qu’on condamne au
souverain mépris. On ne vous accorde plus pour vos
enfants d’instituteurs salariés par la Nation : tous ceux
qui n’auront pas les facultés de payer des maîtres,
n’apprendront, ne sauront rien.
D ’après cette Constitution, vous n’avez pas un roi,

1. L a révolution du 10 août 3. Babeuf, par esprit polémique,


1792, proclamant la république. déforme le sens de la Constitution
2. On trouvera l’analyse de de 1795 qui demeure fidèle au
cette constitution dans J. G o d e - principe, d ’ailleurs illusoire, de
chot : Les Institutions de la France l’égalité civile, mais non à celui de
sous la Révolution et l'Empire, l’égalité des droits politiques.
Paris, P .U .F ., 1951, pp. 396-414.
« BRISER LES CHAINES » 203

vous en avez cinq1, dont un change seulement tous les


cinq ans. On nomme ce Quintemvirat le pouvoir exé­
cutif. Ce n’est pas le Peuple qui le nomme, c’est le corps
législatif. Chacun de ces Quintemvirs sera alternative­
ment dictateur pendant trois mois. Il aura l’administra­
tion suprême de toute la République, l’invention de
toutes les lois, la direction de la force armée. Chaque
Roi aura un costume tel qu’il n’en fût jamais, des gardes
à sa suite, un palais national et un traitement splendide.
(Ce sont les termes mêmes de l’acte constitutionnel.)
O sainte Égalité de 1793, où sont tes vestiges !
D ’après cette Constitution, votre Sénat actuel est
bientôt inamovible ; vos Législateurs précédents restent,
ils perpétuent presqu’indéfiniment leurs pouvoirs puis­
qu’il n’en sort qu’un tiers tous les deux ans et que ce tiers
est rééligible ; personne n’ignore ce que vaut la longue
permanence des premiers dépositaires de l’autorité12.
D ’après cette Constitution, vous avez deux Chambres3,
la Chambre haute et la Chambre basse, la Chambre des
Pairs et la Chambre des Communes. Ce n’est plus le
Peuple qui sanctionne les lois ; c’est la Chambre haute
qui a le veto. Autant valait le laisser à la Chambre de
Louis XVI.
Voilà, Républicains, quelques-unes des taches
affreuses, des noirceurs populicides de ce projet qu’on
vous offre sous le nom de Constitution libre. Si l’on vou­
lait en relever toutes les monstruosités, il faudrait un
autre travail que celui-ci ; mais ne vous en ai-je pas fait
saisir cent fois trop, pour que, ennemis comme vous
l’êtes de toute forme du despotisme, vous ne fassiez à cet
édifice de tyrannie que l’honneur de le fouler aux pieds ?

(.D'après Advielle 4.)

1. Les cinq Directeurs. La anciens Conventionnels. Le m écon­


constitution renforçait le pouvoir tentement qui en résulta fut
exécutif au détriment du législatif. utilisé par les royalistes dans une
2. Les décrets dits des « deux- tentative d ’insurrection le 13
tiers » des 5 et 13 fructidor (22 et vendémiaire (5 octobre).
30 août 1795) prévoyaient que les 3. Le Conseil des Anciens et le
nouveaux Conseils seraient recru­ Conseil des Cinq-Cents.
tés dans une proportion des deux 4 . M. D o m m a n g e t , Pages choi­
tiers de leurs membres parmi les sies..., ouv. cité, pp. 221-223.
204 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

LE M ANIFESTE DES PLÉBÉIENS

Babeuf, sorti de prison à l’occasion de l’amnistie


proclamée par le Directoire, reprit vite la publication
de son journal, le Tribun du peuple. Ses idées sociales
et politiques étaient claires désormais et son pro­
gramme cohérent. Encore convenait-il de les pro­
pager et de demeurer ferme sur les positions définies.
Dans les semaines qui séparent la reprise de la
parution du Tribun et l’échec de la Conspiration,
Babeuf agit comme un chef de parti : il désigne les
objectifs et critique les journaux républicains qui
pactisent avec le Directoire; il contribue éminemment
à la renaissance du mouvement démocratique et à
l’organisation de groupements révolutionnaires; il
dénonce la réaction et met en balance dans son jour­
nal les bienfaits du « système d’égalité » et les vilenies
directoriales. Ses derniers appels sont contemporains
de la mise en place de l’appareil insurrectionnel
babouviste. Les phrases passionnées de Babeuf
révèlent à la fois la grandeur messianique de l’homme
et les incertitudes de sa tentative.

Babeuf présenta dans le sommaire de son journal le


Manifeste sous ce titre : « Précis du Grand Manifeste
à proclamer pour rétablir l’ Égalité de fait. Nécessité
pour tous les malheureux Français d’une retraite
au M ont-Sacré ou de la formation d’une V endée
plébéienne . » Il s’agit ici de l’esquisse, du précis
sommaire, du manifeste annoncé dans la lettre à
Germain citée plus haut. On y trouve l’essentiel
des projets sociaux et politiques des babouvistes;
pourtant ce texte nous laisse sur notre faim, car de
nombreuses questions demeurent dans l’ombre.
Babeuf, qui avait constaté au sortir de la prison le
désarroi populaire et les hésitations des démocrates,
ressentit comme une nécessité de montrer au plus
vite « ce qu’il fallait faire ». Dans le Prospectus, paru
en même temps que le numéro 34 du Tribun du
peuple, il écrivait : « Éternellement persuadé qu’on
ne peut rien faire de grand qu’avec tout le Peuple,
je crois qu’il faut encore, pour faire quelque chose
avec lui, lui tout dire, lui montrer sans cesse ce
« BRISER LES CHAINES » 205

qu'il faut faire, et moins craindre les inconvénients


de la publicité dont la politique profite, que compter
sur des avantages de la force colossale qui déjoue
toujours bien la politique... Il faut calculer tout ce
qu’on perd de forces en laissant l’opinion dans
l’apathie, sans aliment et sans objet, et tout ce qu’on
gagne en l’activant, en l’éclairant et lui montrant
un but, » Tout le numéro 34 du Tribun du peuple,
précédant le Manifeste, n’est qu’un appel à l’opinion
à se réveiller, à ne pas se laisser gagner par ceux qui
cherchent à entraîner le mouvement populaire sur
la voie du modérantisme (Fouché, Barras, etc.) et,
pour parler comme au début du xxe siècle, sur la
voie de « la collaboration de classe et du réformisme ».
Le Manifeste des plébéiens fut le prétexte de nou­
velles poursuites contre Babeuf.

Patriotes ! Vous êtes un peu découragés, j ’ose dire que


vous êtes un peu pusillanimes ! Vous êtes effrayés de
votre petit nombre, et vous craignez l’irréussite. Mais
vous venez de voir, et tout ce que vous voyez vous dit,
qu’il n’y a plus trop à reculer. Vaincre ou mourir ! vous
n’avez pas oublié que ce fut notre serment. Vos ennemis
vous presseront à en venir aux mains : et moi aussi !
En y procédant d’une autre manière qu’ils ne l’en­
tendent, vous employez le dernier moyen de sauver la
patrie. Je vous ferai donc, malgré vous, être braves.
Je vous forcerai à vous mettre aux prises avec nos com­
muns adversaires... Hommes libres ! je ne suis point
imprudent... je ne suis point prématuré... Vous ne
savez pas encore comment et où je veux aller. Vous verrez
bientôt clair à ma marche ; et, ou vous n’êtes point
démocrates, ou vous la jugerez bonne et sûre. Nous
sommes d’abord peu d’ouvriers, il est vrai ; mais nous en
aurons bientôt rassemblé ce qu’il faut.
[...] Patriotes ! j ’ai tout fait pour vous faire recon­
naître atteints et convaincus de détester le régime aristocra­
tique sous lequel nous sommes enchaînés, et pour faire
voir, d’une manière également manifeste, que vous ne
soupirez qu’après le retour de la démocratie, que vous
aviez déjà conquise. Je l’ai fait, parce que j ’ai cru qu’z7
était temps d’engager le combat entre vous et les perfides
ennemis de ce système équitable. Il doit maintenant être
206 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

forcé pour vous, ce combat ! C ’est ce que j ’ai voulu.


Il doit être forcé, dis-je, parce que vos ennemis ne
peuvent plus méconnaître, et vous-mêmes ne pouvez
plus dissimuler, ce que nous voulons. Nous n’avons plus
d’arrière-pensée. J ’ai cru, je crois toujours que si nous
laissions échapper ce moment-ci d’en venir aux mains,
il ne nous resterait plus longtemps d’espoir de réacquérir
cet état de liberté et de bonheur pour lequel nous avons
fait tant de sacrifices.
Que le gouvernement, tant flatté par les républicains,
et que les patriciens avec les royalistes haïssent si cordia­
lement ; que le gouvernement justifie l’espoir des uns,
et paie à la haine des autres une rétribution méritée.
Qu’il aide, au lieu d’entraver, les mouvements néces­
saires pour faire rendre au peuple tous ses droits. Que les
membres du Directoire exécutif aient assez de vertu pour
miner leur propre établissement. Qu’ils s’exécutent de bonne
grâce, et qu’ils dédaignent, les premiers, tout cet échafau­
dage d’aristocratie superlative, cette institution gigantesque
qui se soutiendrait toujours difficilement, parce qu’elle
contraste trop fort avec les principes qui nous ont fait
faire la révolution. Qu’ils rejettent tout cet attirail, toute
cette pompe vénitienne, cette magnificence presque
royale1, qui scandalisent nos yeux déjà accoutumés à ne
plus admirer que ce qui est simple et que ce qui retrace
la pure égalité. Qu’ils protègent, loin de persécuter
encore, les apôtres de la démocratie, et qu’ils en laissent
prêcher, en toute liberté, la sainte morale. Qu’ils soient
aussi grands que le furent Agis et Cléomène, dans des
positions assez semblables à la leur. [...]

Babeuf condamne ensuite la quiétude des démo­


crates et leurs hésitations à combattre le gouver­
nement. Il montre que son but n’est pas d’établir
un nouveau régime politique, mais un nouveau régime
social fondé sur l’égalité et qu’on ne peut en différer
la venue.

i. L a Constitution de l’an III d’un costume à l’antique. Ainsi se


avait exalté les pouvoirs, en accor­ préparait, dans la forme, la déifica­
dant de grands avantages person­ tion de l ’É ta t bourgeois et le culte
nels aux Directeurs et aux membres du héros qui devinrent la règle
des Conseils. E lle rehaussait leur sous le Consulat et depuis.
dignité apparente en les affublant
« BRISER LES CHAINES » 207

[...] Des institutions doivent assurer le bonheur commun,


l’aisance égale de tous les co-associés.
Ressouvenons-nous de quelques-uns des principes
fondamentaux développés dans notre dernier numéro1,
sur l’article : De la guerre des riches et des pauvres. Des
répétitions de ce genre n’ennuient point tous ceux qu’elles
intéressent.
Nous avons posé que Y égalitéparfaite est de droit primitif;
que le pacte social, loin de porter atteinte à ce droit natu­
rel, ne doit que donner à chaque individu la garantie
que ce droit ne sera jamais violé ; que dès lors, il ne devrait
y avoir jamais eu d’institutions qui favorisassent l’inéga­
lité, la cupidité, qui permissent que le nécessaire des uns
pût être envahi, pour former un superflu aux autres.
Que cependant, il était arrivé le contraire, que d’ab­
surdes conventions s’étaient introduites dans la société,
et avaient protégé l’inégalité, avaient permis le dépouille­
ment du grand nombre par le plus petit ; qu’il était des
époques où les derniers résultats de ces meurtrières règles
sociales, étaient que l’universalité des richesses de tous se
trouvait engloutie dans la main de quelques-uns ; que la
paix, qui est naturelle quand tous sont heureux, devenait
nécessairement troublée alors ; que la masse ne pouvant
plus exister, trouvant tout hors de sa possession, ne ren­
contrant que des cœurs impitoyables dans la caste qui a
tout accaparé, ces effets déterminaient l’époque de ces
grandes révolutions, fixaient ces périodes mémorables,
prédites dans le livre des Temps et du Destin, où un
bouleversement général dans le système des propriétés
devient inévitable, où la révolte des pauvres contre les
riches est d’une nécessité que rien ne peut vaincre.
Nous avons démontré que, dès 89, nous en étions à ce
point, et que c’est pour cela qu’a éclaté alors la révolu­
tion.

1. Dans le numéro 34 du 15 bru­ ce qu’il ne reste rien aux autres ;


maire an IV (6 octobre 1795) : . . . i l semble aux riches, qu’en fei­
« Cette guerre des plébéiens et des gnant la sécurité en s’efforçant de
patriciens, ou des pauvres et des faire croire aux pauvres que leur
riches, n ’existe pas seulement du état est inévitablement dans la
moment qu’elle est déclarée. Elle nature, c’est là la meilleure bar­
est perpétuelle, elle commence rière contre les entreprises des
dès que les institutions tendent à derniers. »
ce que les uns prennent tout et à
208 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

Nous avons démontré que, depuis 8g, et singulièrement


depuis 94 et 95, l’agglomération des calamités et de l’op­
pression publiques avait singulièrement rendu plus
urgent l’ébranlement majestueux du peuple contre ses
spoliateurs et ses oppresseurs...

Babeuf utilise ensuite tout un bric-à-brac, choisi


dans l’histoire républicaine de Rome, pour montrer
que dans une situation comparable, à ses yeux, à
celle que connaissait le peuple de Paris en 1795, il
était conforme à la justice et à la fraternité humaine
de ne pas « respecter les propriétés ».

[...] Ce n’est pas une égalité mentale qu’il faut à


l’homme qui a faim ou a des besoins : il l’avait, cette
égalité, dans l’état de nature. Je le répète, parce que ce
n’est pas là un don de la société ; et parce que pour bor­
ner là les droits de l’homme, il valait autant et mieux
pour lui, rester dans l’état de nature, cherchant et dispu­
tant sa subsistance dans les forêts ou sur le bord des mers
et des rivières... La première et la plus dangereuse des
objections, quoique la plus immorale, c’est le prétendu
droit de propriété, dans l’acceptation reçue. Le droit de
propriété ! Mais quel est donc ce droit de propriété ?
Entend-on par là la faculté illimitée d’en disposer à son
gré ? Si l’on entend ainsi, je le dis hautement, c’est
admettre la loi du plus fort. C ’est tromper le vœu de l’as­
sociation ; c’est rappeler les hommes à l’exercice des droits
de la nature, et provoquer la dissolution du corps poli­
tique. Si, au contraire, on ne l’entend pas ainsi, je deman­
de quelle sera donc la mesure et la limite de ce droit ?
car enfin, il en faut une. Vous ne l’attendez pas, sans
doute, de la modération du propriétaire ? [...]
[...] Voulez-vous de bonne foi le bonheur du peuple ?
Voulez-vous le tranquilliser, voulez-vous le lier indisso­
lublement au succès de la révolution et à l’établissement
de la république ? voulez-vous faire cesser ses inquiétudes
et les agitations intestines, déclarez aujourd’hui que la
base de la constitution républicaine des Français sera la
limite du droit de propriété.
[...] Ce n’est plus dans les esprits qu’il faut faire la révo­
lution ; ce n’est plus là qu’il faut chercher son succès :
« BRISER LES CHAINES »

depuis longtemps elle y est faite et parfaite, toute la


France vous l’atteste : mais c’est dans les choses qu’il faut
enfin que cette révolution, de laquelle dépend le bonheur
du genre humain, se fasse aussi tout entière. Eh ! qu’im­
porte au peuple, qu’importe à tous les hommes un change­
ment d’opinion, qui ne leur procurerait qu’un bonheur
idéal ? On peut s’extasier sans doute, pour ce changement
d’opinion ; mais ces béatitudes spirituelles ne conviennent
qu’aux beaux esprits et aux hommes qui jouissent de tous
les dons de la fortune. Il leur est bien facile, à ceux-là, de
s’enivrer de la liberté et de l’égalité : le peuple aussi en
a bu la première coupe avec délice et transport, il s’en est
aussi enivré. Mais craignez que cette ivresse ne se passe,
et que, revenu plus calme et plus malheureux qu’aupa­
ravant, il ne l’attribue à la séduction de quelques fac­
tieux, et qu’il ne s’imagine avoir été le jouet des passions
ou des systèmes et de l’ambition de quelques individus.
La situation morale du peuple n’est aujourd’hui qu’un
beau rêve qu’il faut réaliser, et vous ne le pouvez qu’en
faisant dans les choses la même révolution que vous avez
faite dans les esprits.
[...] Est-ce la loi agraire que vous voulez, vont s’écrier
mille voix d’honnêtes gens ? Non : c’est plus que cela. Nous
savons quel invincible argument on aurait à nous y oppo­
ser. On nous dirait, avec raison, que la loi agraire ne peut
durer qu’un jour ; que, dès le lendemain de son établisse­
ment, l’inégalité se remontrerait. Les Tribuns de la
France, qui nous ont précédés, ont mieux conçu le vrai
système du bonheur social. Ils ont senti qu’il ne pouvait
résider que dans des institutions capables d’assurer et de
maintenir inaltérablement Yégalité de fa it1.
U égalité de fa it n’est pas une chimère. L ’essai pratique
en fut heureusement entrepris par le grand tribun Lycur­
guei.2. On sait comment il était parvenu à instituer ce sys-

i. Cette expression est fonda­ à 1794, mais de « dépropriariser


mentale. On la retrouve dans tous généralement toute la France ».
les textes babouvistes, en parti­ Il le précisa au général sans-
culier au premier alinéa du M ani­ culotte Rossignol lors d ’une séance
feste des Égaux, de Sylvain Maré­ du Directoire secret insurrection­
chal. Néanmoins, en 1795, dans nel. S. Maréchal affirma le même
l’esprit de Babeuf, il ne s’agissait point de vue dans son Manifeste.
plus de partager les terres comme 2. Dans la constitution origi­
il l’avait peut-être admis de 1790 naire et mythologique de Sparte.

14
2 10 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

tème admirable, où les charges et les avantages de la


société étaient également répartis, où la suffisance était
le partage imperdable de tous, et où personne ne pouvait
atteindre le superflu.
Tous les moralistes de bonne foi reconnurent ce grand
principe et cherchèrent à le consacrer. Ceux qui l’énon­
cèrent plus clairement furent, à mon avis, les hommes
les plus estimables et les plus distingués tribuns. Le juif
Jésus-Christ ne mérite que médiocrement ce titre, pour
avoir trop obscurément exprimé la maxime : Aime ton
frère comme toi-même, a-t-il dit. Cela insinue bien, mais cela
ne dit pas assez explicitement, que la première de toutes
les lois est qu’aucun homme ne peut légitimement pré­
tendre que nul de ses semblables soit moins heureux que
lui1.
J. Jacques a mieux précisé ce même principe, quand il a
écrit : Pour que F état social soit perfectionné, il faut que chacun
ait assez12, et qu’aucun n’ait trop. Ce court passage est,
à mon sens, l’élixir du contrat social. Son auteur l’a
rendu aussi intelligible qu’il le pouvait faire au temps où
il écrivait, et peu de mots suffit à qui sait entendre.
Écoutez Diderot3, il ne vous laissera pas plus d’équi­
voque sur le secret du véritable et seul système de socia­
bilité conforme à la justice : Discourez tant qu'il vous plaira,
dit-il, sur la meilleure forme de gouvernement, vous n'aurez rien
fa it tant que vous n'aurez point détruit les germes de la cupidité et
de l'ambition. Il ne faut point de commentaire pour expli­
quer que, dans la meilleure forme de gouvernement, il

1 . A la différence de Buonarroti, « la grande conclusion » de Rous­


Babeuf ne croit pas au « sans- seau, ce qui est abusif. (Cf. C.
culottisme de Jésus ». Buonarroti M a z a u r i c : « Le Rousseauisme de
avant 1795 avait vu dans la R évo­ Babeuf», A .H .R .F ., 1963, p. 459.)
lution française « la rédemption du 3. Il s’agit en réalité de Morelly,
genre humain prédite par l’É van ­ l’auteur du Code de la Nature,
gile et accomplie par la loi bien­ que l’on croyait être Diderot.
faisante des « senza-calzoni ». Babeuf résume ici de façon cava­
2. Babeuf a cité trois fois au lière et sous la forme d ’un apho­
cours de sa vie, à notre connais­ risme populaire les trois pre­
sance, cette formule de Rousseau mières parties de l’ouvrage. (Mo­
dans Le Contrat social, en 1793, r e l l y : Code de la Nature.
en 1794 et ici même. Mais chaque Introduction et notes par V.-P.
fois de façon très approximative Volguine. Paris, Éditions sociales,
et inexactement. E n outre, il la 1 9 5 3 » Coll. « Les Classiques du
détache du contexte et en fait peuple », pp. 46 à 50.)
« BRISER LES CHAINES » 21 I

faut qu’il y ait impossibilité à tous les gouvernés de deve­


nir, ou plus riches, ou plus puissants en autorité, que
chacun de leurs frères ; afin qu’au terme d’une juste,
égale et suffisante portion d’avantages pour chaque
individu, là, la cupidité s’arrête et l’ambition rencontre
des bornes judicieuses.
Robespierre1 va aussi vous dire, que telles sont les
bases de tout pacte fondé sur l’équité, sur les droits pri­
mitifs ou de la nature. Le but de la société, dit-il dans sa
Déclaration des Droits, est le bonheur commun, c’est-à-dire,
évidemment, le bonheur égal de tous les individus, qui
naissent égaux en droits et en besoins. Et plus loin cette autre
maxime de morale éternelle : Ne fais point à autrui ce que
tu ne voudrais point qu'on te f î t à toi. C ’est-à-dire : Fais
aux autres tout ce que tu voudrais qu'on te f î t à toi [...].
Et n’était-ce pas, armé de la plus souveraine raison,
que Saint-Just12, lorsqu’on paraissait vouloir contester ces
vérités incontestables, venait leur donner une double
égide, en vous adressant ces paroles remarquables, à vous,
Sans-culottes toujours opprimés : « Les malheureux sont
les puissances de la terre, ils ont le droit de parler en
maîtres aux gouvernements qui les négligent. »
[...] La religion de la pure égalité, que nous osons prêcher
à tous nos frères dépouillés et affamés, leur paraîtra peut-
être encore neuve à eux-mêmes, quelque naturelle qu’elle
soit ; elle leur paraîtra, dis-je, peut-être encore neuve,
par la raison que nous sommes tellement vieillis dans nos
barbares et nombreuses institutions, que nous avons
peine à en concevoir de plus justes et de plus simples [...].

Babeuf fait appel ensuite à la tradition propre de la


Révolution française, en citant les textes égalitaires
des hommes qui depuis le 9 thermidor ont tourné
casaque : Tallien, dans YAmi des sans-culottes en
1793, et Fouché, dans son arrêté de Nevers du
24 brumaire an II (14 novembre 1793).

1. Babeuf, habilement, reprend Just à la Convention du 8 ventôse


le projet de Déclaration des Droits an II ( 2 6 février 1 7 9 4 ) . (Cf. S a i n t -
de Robespierre en 1 7 9 3 . Il veut J u st: Discours et Rapports. Intro­
ainsi encourager les anciens Jaco­ duction et notes par Albert
bins à se rapprocher de son mou­ Soboul. Paris, Éditions sociales,
vement. 1957, Coll. « Les Classiques du
2. Dans le rapport de Saint- peuple », p. 1 4 5 . )
212 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

[...] Faut-il, pour rétablir les droits du genre humain


et faire cesser tous nos maux, faut-il une retraite au
M o n t S a c r é , ou une V e n d é e P l é b é i e n n e ? Que tous les
amis de Y Egalité s’apprêtent et se tiennent déjà pour
avertis ! Que chacun se pénètre de l’incomparable beauté
de cette entreprise. Les Israélites à délivrer de la servi­
tude égyptienne 1 à conduire à la possession des terres
de Chanaan 1 Quelle expédition fut jamais plus digne
d’enflammer de grands courages ? Le Dieu de la Liberté,
soyons-en sûrs, protégera les Moyse qui voudront la diri­
ger. Il nous l’a promis, sans l’intermédiaire d’Aaron,
dont nous n’avons que faire, non plus que de son collège
vicarial. Il nous l’a promis, sans apparition miraculeuse
dans le buisson ardent. Laissons là tous ces prodiges,
toutes ces sottises. Les inspirations des divinités républi­
caines se manifestent tout simplement, sous les auspices
de la nature (Dieu suprême) par la voix du cœur des
républicains1. Il nous est donc révélé que, tandis que de
nouveaux Josuê combattront un beau jour dans la plaine
sans avoir besoin de faire arrêter le soleil, plusieurs, en
place d’un législateur des Hébreux, seront sur la véritable
Montagne Plébéienne. Ils y traceront, sous la dictée de
l’éternelle justice, le décalogue de la sainte humanité,
du sans-culottisme, de l’imprescriptible équité. Nous pro­
clamerons, sous la protection de nos cent mille lances et
de nos bouches à feu, le véritable premier code de la
nature, qui n’aurait jamais dû être enfreint.
Nous expliquerons clairement ce que c’est que le
bonheur commun, but de la société.
Nous démontrerons que le sort de tout homme n’a pas
dû empirer au passage de l’état naturel à l’état social.
Nous définirons la propriété.
Nous prouverons que le terroir n’est à personne, mais
qu’il est à tous.
Nous prouverons que tout ce qu’un individu en
accapare au delà de ce qui peut le nourrir, est un vol
social.
Nous prouverons que le prétendu droit d'aliénabilité
est un infâme attentat populicide.i.

i. Babeuf confirme ici son athéisme, ou mieux, sans doute, son pan­
théisme naturaliste.
« BRISER LES CHAINES » 213

Nous prouverons que Yhêréditê par famille est une non


moins grande horreur ; qu’elle isole tous les membres de
l’association, et fait de chaque ménage une petite répu­
blique, qui ne peut que conspirer contre la grande, et
consacrer l’inégalité.
Nous prouverons que tout ce qu’un membre du corps
social a au-dessous de la suffisance de ses besoins de toute
espèce et de tous les jours, est le résultat d’une spoliation
de sa propriété naturelle individuelle, faite par les acca­
pareurs des biens communs.
Que, par la même conséquence, tout ce qu’un membre
du corps social a au-dessus de la suffisance de ses besoins
de toute espèce et de tous les jours, est le résultat d’un
vol fait aux autres coassociés, qui en prive nécessairement
un nombre plus ou moins grand, de sa cote-part (sic)
dans les biens communs.
Que tous les raisonnements les plus subtils ne peuvent
prévaloir contre ces inaltérables vérités.
Que la supériorité de talents et d’industrie n’est
qu’une chimère et un leurre spécieux, qui a toujours
indûment servi aux complots des conspirateurs contre
l’égalité.
Que la différence de valeur et de mérite dans le produit
du travail des hommes, ne repose que sur l’opinion que
certains d’entre eux y ont attachée, et qu’ils ont su faire
prévaloir.
Que c’est sans doute à tort que cette opinion a
apprécié la journée de celui qui fait une montre,
vingt fois plus que la journée de celui qui trace des
sillons.
Que c’est cependant à l’aide de cette fausse estimation,
que le gain de l’ouvrier horloger l’a mis à portée d’acqué­
rir le patrimoine de vingt ouvriers de charrue, qu’il a,
par ce moyen, expropriés.
Que tous les prolétaires ne le sont devenus que par le
résultat de la même combinaison dans tous les autres
rapports de proportion, mais partant tous de l’unique
base de la différence de valeur établie entre les choses
par la seule autorité de l’opinion.
Qu’il y a absurdité et injustice dans la prétention d’une
plus grande récompense pour celui dont la tâche exige
un plus haut degré d’intelligence, et plus d’application
214 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

et de tension d’esprit ; que cela n’étend nullement la


capacité de son estomac1.
Qu’aucune raison ne peut faire prétendre une récom­
pense excédant la suffisance des besoins individuels.
Que ce n’est non plus qu’une chose d’opinion que la
valeur de l’intelligence, et qu’il est peut-être encore à
examiner si la valeur de la force toute naturelle et phy­
sique, ne la vaut point.
Que ce sont les intelligents qui ont donné un si haut
prix aux conceptions de leurs cerveaux, et que, si c’eût
été les forts qui eussent concurremment réglé les choses,
ils auraient sans doute établi que le mérite des bras
valait celui de la tête, et que la fatigue de tout le corps
pouvait être mise en compensation avec celle de la seule
partie ruminante.
Que sans cette égalisation posée, on donne aux plus
intelligents, aux plus industrieux, un brevet d’accapa­
rement, un titre pour dépouiller impunément ceux qui le
sont moins.
Que c’est ainsi que s’est détruit, renversé dans l’état
social, l’équilibre de l’aisance, puisque rien n’est mieux
prouvé que notre grande maxime : qu'on ne parvient à
avoir trop qu'en faisant que d'autres n'aient point assez.
Que toutes nos institutions civiles, nos transactions réci­
proques ne sont que les actes d’un perpétuel brigandage,
autorisé par d’absurdes et de barbares lois, à l’ombre des­
quelles nous ne sommes occupés qu’à nous entre-dépouil-
ler.
Que notre société de fripons entraîne, à la suite de ses
atroces conventions primordiales, toutes les espèces de
vices, de crimes et de malheurs contre lesquels quelques
hommes de bien se liguent en vain pour leur faire la
guerre, qu’ils ne peuvent rendre triomphante parce qu’ils
n’attaquent point le mal dans sa racine, et qu’ils n’ap­
pliquent que des palliatifs puisés dans le réservoir des
idées fausses de notre dépravation organique.
Qu’il est clair, par tout ce qui précède, que tout ce quei.

i. L ’une des constantes de la qui se feront jour plus tard, par


pensée économico-sociale des ba- exemple dans la Première Inter-
bouvistes est l’égalité stricte des nationale. (Cf. J. D u c l o s . La
rétributions ; ce point de vue Première Internationale, Paris,
annonce les attitudes ouvriéristes Éditions sociales, 1964.)
« BRISER LES CHAINES » 215
possèdent ceux qui ont au delà de leur cote-part indivi­
duelle dans les biens de la société, est vol et usurpation.
Qu’il est donc juste de le leur reprendre.
Que celui-même qui prouverait que, par l’effet de ses
seules forces naturelles, il est capable de faire autant que
quatre et qui, en conséquence, exigerait la rétribution de
quatre, n’en serait pas moins un conspirateur contre la
société, parce qu’il en ébranlerait l’équilibre par ce seul
moyen, et détruirait la précieuse égalité.
Que la sagesse ordonne impérieusement à tous les co­
associés de réprimer un tel homme, de le poursuivre
comme un fléau social, de le réduire au moins à ne pou­
voir faire que la tâche d’un seul, pour ne pouvoir exiger
que la récompense d’un seul.
Que ce n’est que notre seule espèce qui a introduit
cette folie meurtrière de distinction de mérite et de
valeur, et qu’aussi ce n’est qu’elle qui connaît le malheur
et les privations.
Qu’il ne doit point exister de privation des choses que
la nature donne à tous, produit pour tous, si ce n’est
celles qui sont la suite des accidents inévitables de la
nature, et que dans ce cas, ces privations doivent être
supportées et partagées également par tous.
Que les productions de l’industrie et du génie devien­
nent aussi la propriété de tous, le domaine de l’association
entière, du moment même que les inventeurs et les
travailleurs les ont fait éclore ; parce qu’elles ne sont
qu’une compensation des précédentes inventions du
génie et de l’industrie, dont ces inventeurs et ces tra­
vailleurs nouveaux ont profité dans la vie sociale, et qui
les ont aidés dans leurs découvertes.
Que, puisque les connaissances acquises sont le domaine
de tous, elles doivent donc être également réparties
entre tous.
Qu’une vérité contestée mal à propos par la mauvaise
foi, le préjugé ou l’irréflexion, c’est que cette répartition
égale rendrait tous les hommes à peu près égaux en
capacité et même en talent.
Que l’éducation est une monstruosité, lorsqu’elle est
inégale lorsqu’elle est le patrimoine exclusifd’une portion
de l’association ; puisqu’alors elle devient, dans les mains
de cette portion, un amas de machines, une provision
2l6 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

d’armes de toutes sortes, à l’aide desquelles cette pre­


mière portion combat l’autre qui est désarmée, parvient
facilement, en conséquence, à la juguler, à la tromper,
à la dépouiller, à l’asservir sous les plus honteuses
chaînes.
Qu’il n’est pas de vérité plus importante que celle que
nous avons déjà citée, et qu’un philosophe a proclamée
en ces termes : Discourez tant qu'il vous plaira sur la meilleure
forme du gouvernement, vous n'aurez rien fa it, tant que vous
n'aurez point détruit les germes de la cupidité et de
l'ambition.
Qu’il faut donc que les institutions sociales mènent à
ce point, qu’elles ôtent à tout individu l’espoir de devenir
jamais ni plus riche, ni plus puissant, ni plus distingué
par ses lumières, qu’aucun de ses égaux.
Qu’il faut, pour préciser davantage ceci, parvenir à
enchaîner le sort ; à rendre celui de chaque co-associé
indépendant des chances et des circonstances heureuses
et malheureuses ; à assurer à chacun et à sa postérité,telle
nombreuse qu'elle soit, la suffisance, mais rien que la suffisance ;
et à fermer, à tous, toutes les voies possibles, pour obtenir
jamais au delà de la cote-part individuelle dans les
produits de la nature et du travail.
Que le seul moyen d’arriver là, est d’établir l'adminis­
tration commune ; de supprimer la propriété particulière ;
d’attacher chaque homme au talent, à l’industrie qu’il
connaît ; de l’obliger à en déposer le fruit en nature au
magasin commun ; et d’établir une simple administra­
tion de distribution, une administration des subsistances,
qui, tenant registre de tous les individus et de toutes les
choses, fera répartir ces dernières dans la plus scrupu­
leuse égalité et les fera déposer dans le domicile de chaque
citoyen.
Que ce gouvernement, démontré praticable par l’expé­
rience, puisqu’il est celui appliqué aux douze cent mille
hommes de nos douze armées, (ce qui est possible en petit
l’est en grand)1 ; que ce gouvernement est le seul dont il

i. Babeuf montre ici aisément et elle sera reprise par les socia­
tout ce que sa doctrine doit à la listes utopistes dans leur projet
pratique de l’an II : taxation et « d ’armées industrielles ». (Cf.
réquisition. La même idée était M. D o m m a n g e t : Pages choisies...,
fréquemment émise en ce temps ouv. cité, notes, p. 262.)
« BRISER LES CHAINES » 217

peut résulter un bonheur universel, inaltérable, sans


mélange ; le bonheur commun, but de la société.
Que ce gouvernement fera disparaître les bornes, les
haies, les murs, les serrures aux portes, les disputes, les
procès, les vols, les assassinats, tous les crimes ; les
tribunaux, les prisons, les gibets, les peines, le désespoir
que causent toutes ces calamités ; l’envie, la jalousie,
l’insatiabilité, l’orgueil, la tromperie, la duplicité, enfin
tous les vices ; plus (et ce point est sans doute l’essentiel),
le ver rongeur de l’inquiétude générale, particulière,
perpétuelle de chacun de nous, sur notre sort du lende­
main, du mois, de l’année suivante, de notre vieillesse,
de nos enfants et de leurs enfants.
Tel est le précis sommaire de ce terrible Manifeste que
nous offrirons à la masse opprimée du Peuple français,
et dont nous lui donnons la première esquisse pour lui
en faire saisir l’avant-goût.
Peuple ! réveille-toi à l’espérance, cesse de rester
engourdi et plongé dans le découragement.
[...] Épanouis-toi à la vue d’un futur avenir heureux.
Amis des rois ! perdez toute idée que les maux dont vous
avez accablé ce peuple, le soumettront définitivement au
joug d’un seul. Et vous, patriciens ! riches ! tyrans répu­
blicains ! renoncez également et tous en même temps à
vos spéculations oppressives, sur cette nation qui n’a
pas entièrement oublié ses serments à la liberté. Une
perspective, plus riante que tout ce dont vous la leurrez,
s’offre à ses regards. Dominateurs coupables ! au moment
où vous croyez pouvoir, sans péril, appesantir vos bras
de fer sur ce peuple vertueux, il vous fera sentir sa supé­
riorité, il s’affranchira de toutes vos usurpations et de vos
chaînes, il recouvrera ses droits primitifs et sacrés. Depuis
trop longtemps, vous vous jouez de sa magnanimité ;
depuis trop longtemps vous insultez à son agonie...
« Le peuple, dites-vous, est sans vigueur ; il souffre et il
meurt sans oser se plaindre ». Les fastes de la république
ne seront point souillés d’une telle humiliation ! Le nom
français n’ira point à la postérité accompagné d’un tel
avilissement. Que cet écrit soit le signal, soit l’éclair qui
ranime et revivifie tout ce qui eut autrefois de la chaleur
et du courage ! tout ce qui brûla d’une flamme ardente
pour le bonheur public et la parfaite indépendance.
2l8 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

Que le peuple y prenne la véritable première idée de


l ’ é g a l it é ! Que ces mots : égalité, égaux, plébéianisme,
soient les mots de ralliement de tous les amis du peuple.
Que le peuple remette à la discussion tous les grands
principes ; que le combat s’engage sur le fameux cha­
pitre de cette égalité proprement dite, et sur celui de la
p r o p r i é t é ! Qu’il en goûte cette fois, précisément la
morale, et qu’elle l’embrase d’un feu soutenu jusqu’à
l’entière consommation de son œuvre ! Qu’il renverse
toutes ces anciennes institutions barbares, et qu’il y subs­
titue celles dictées par la nature et l’éternelle justice.
Et oui, tous les maux du peuple sont à leur comble ; ils
ne peuvent plus empirer ! Ils ne peuvent se réparer que
par un entier bouleversement ? Que cette guerre atroce
du riche contre le pauvre prenne enfin une couleur
moins ignoble ? Qu’elle cesse d’avoir ce caractère de
toute audace d’un côté, et de toute lâcheté de l’autre !
Que ces malheureux répondent enfin à leurs agresseurs !...
Profitons de ce qu’ils nous ont poussés à bout. Avançons
sans détours, comme des hommes qui ont le sentiment de
leurs forces : Marchons franchement à l’ ÉGALITÉ.
Voyons le but de la société ; voyons le bonheur commun !
Perfides ou ignorants ! vous criez qu’il faut éviter la
guerre civile ? qu’il ne faut point jeter parmi le peuple
de brandon de discorde ? [...] Et quelle guerre civile
plus révoltante que celle qui fait voir tous les assassins
d’une part, et toutes victimes sans défense de l’autre ?
Pouvez-vous faire un crime à celui qui veut armer les
victimes contre les assassins ? Ne vaut-il pas mieux la
guerre civile où les deux partis peuvent se défendre
réciproquement ? Qu’on accuse donc, si l’on veut,
notre journal d’être un tison de discorde. Tant mieux :
la discorde vaut mieux qu’une horrible concorde où
l’on étrangle la faim. Que les partis en viennent aux
prises ; que la rébellion partielle, générale, instante,
reculée, se détermine ; nous sommes toujours satisfaits !
Que le Mont Sacré ou la Vendée plébéienne se forme sur un
seul point ou dans chacun des 86 départements ! Que
l’on conspire contre l’oppression, soit en grand, soit en
petit, secrètement ou à découvert, dans cent mille conci­
liabules ou dans un seul, peu nous importe, pourvu que
l’on conspire, et que désormais les remords et les transes
« BRISER LES CHAINES » 219

accompagnent tous les moments des oppresseurs. Nous


avons donné tout haut le signal, afin que beaucoup
l’aperçoivent ; afin d’appeler beaucoup de complices ;
nous leur avons donné les motifs bien justifiés et quelques
idées du mode, nous sommes à peu près sûrs que l’on
conspirera. Que la tyrannie essaie si elle peut se mettre
en mesure de nous entraver... Le peuple, dit-on, n’a
point de guides. Qu’il en apparaisse, et le peuple, dès
l’instant, brise ses chaînes, et conquiert du pain pour
lui et pour toutes ses générations. Répétons-le encore :
Tous les maux sont à leur comble ; ils ne peuvent plus
empirer ; ils ne peuvent se réparer que par un boulever­
sement total !... Que tout se confonde donc !..., que tous
les éléments se brouillent, se mêlent et s’entrechoquent !...
que tout rentre dans le chaos, et que du chaos sorte un
monde nouveau et régénéré !
« V enons, après mille ans, changer ces lois grossières. »

Le Tribun du peuple, n° 35,


9 frimaire an IV (30 novembre 1795), pp. 79-107.

LA R É V O L U T IO N C ’EST L ’OR D RE !

Poursuivi après la publication du Manifeste des


Plébéiens, pour avoir prêché « l’anarchie », le
« désordre », Babeuf est condamné à la clandestinité.
En même temps, il reprend contact avec les démo­
crates qui animaient le Club du Panthéon. Il se
défend de l’accusation d’anarchie et de celle de
vouloir « toujours révolutionner », en dénonçant
ceux qui acceptent le désordre fondamental de la
société, la pire des anarchies, celle qui maintient
vingt-quatre millions d’opprimés sous la coupe
d’un million d’oppresseurs.

[...] Ce mot d'anarchistes, usé sous Lafayette, usé sous


Louis XVI, usé sous la Gironde, se reproduit maintenant
avec une scandaleuse affectation. Il doit être familier
à toutes les cours, nous le savons. Mais nos nouveaux
potentats devraient peut-être trouver politique d’être
moins empressés à le prodiguer. Ils devraient se souvenir
220 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

qu’ils ne doivent d’être ce qu’ils sont, qu’à l’avantage


d’avoir été aussi des anarchistes, au jugement des rois
d’avant eux, et que l’époque en est encore récente.
Mons. Réal1 devrait aussi se rappeler qu’il n’est devenu
un personnage que pour avoir été anarchiste et qu’on
peut lui citer le temps et les circonstances où il s’en
glorifiait. Mais passons aux hommes qui voudraient révolu­
tionner toujours.
Révolutionner, nous avons déjà dit plusieurs fois ce
que c’est. C ’est conspirer contre un état de choses qui ne
convient pas ; c’est tendre à le désorganiser et à mettre
en place quelque chose qui vaille mieux. Or, tant que
tout ce qui ne vaut rien n’est pas renversé et que ce qui
serait bon n’est pas stabilisé, je ne reconnais point qu’on
ait assez révolutionné pour le peuple.
Je conçois que des hommes qui rapportent tout à eux,
disent que c’est assez révolutionner, lorsque la révolution
les a conduits à ce point où ils sont à merveille ; à ce
point où, individuellement, ils ne peuvent plus rien désirer.
Alors, sans doute, la révolution est faite, mais pour eux.
La révolution est complètement faite en Turquie pour
le grand Sultan. La révolution était complètement faite
pour les Bourbons sous Louis X IV , sous Louis X V et
sous Louis XVI. Je conviens qu’elle l’est encore à présent
pour tous les myriagrammistes12, tant directeurs que législa­
teurs jeunes et vieux ; elle l’est encore pour tout le
million doré. Mais je persiste à soutenir que la révolution
n’est point faite pour le peuple.
C ’est cependant pour lui seul qu’on a dit qu’elle serait
faite ; lui-même a juré qu’il l’achèverait ou qu’il mourrait.
Elle n’est point achevée, puisque rien n’est fait pour assurer
le bonheur du peuple et que tout est fait au contraire pour
l’épuiser, ce peuple, pour faire couler éternellement ses
sueurs et son sang dans les vases d’or d’une poignée de
riches odieux. Donc il faut la continuer, cette révolution,

1. R é a l : ancien Conventionnel Conseillers. La monnaie de métal


régicide, devenu l ’un des piliers était rare et l’assignat totalement
de la République modérée. dévalue, de sorte qu’on avait
2. L a loi du 21 fructidor an III recours à l’étalon alimentaire pour
(7 septembre 1795) fixait en établir une sorte d ’échelle mobile
myriagrammes de grain le trai­ des rétributions.
tement des Directeurs et des
« BRISER LES CHAINES » 221

jusqu’à ce qu’elle soit devenue la révolution du peuple.


Donc, ceux qui se plaindront des hommes qui veulent révo­
lutionner toujours, ne devront être judicieusement appréciés
que comme les ennemis du peuple.
Les hauts et puissants du jour entendent singulièrement
le mot révolution, quand ils prétendent que la révolution,
chez nous, est faite. Qu’ils disent donc plutôt la contre-
révolution I La révolution, encore une fois, est le bonheur
de tous ; c’est ce que nous n’avons pas : la révolution
n’est donc point faite ? La contre-révolution est le malheur
du grand nombre ; c’est ce que nous avons : c’est donc
la contre-révolution qui est faite ?
Et cependant, on n’a point encore osé insulter à la
pudeur jusqu’au point d’avouer, jusqu’au point de
proclamer tout haut que le terme de nos mouvements de
six années devrait être la contre-révolution ! On a encore
la bienséance de dire que le but de ces mouvements n’a
été que la révolution, et l’on ne dit pas la révolution des
riches ou de l’honorable million. Si l’on est ainsi forcé de
convenir, d’un côté, qu’il n’est de véritable révolution
que celle de la masse, que c’est cefte révolution que nous
devons avoir ; d’un autre côté, que nous n’avons pourtant
obtenu que celle de la plus petite portion, et que cette
dernière révolution s’appelle incontestablement la contre-
révolution..., il s’ensuit que la révolution est à refaire, de
l’aveu même des contre-révolutionnaires.
Et cependant encore, parce que nous voulons effecti­
vement la refaire, ils nous traitent d'anarchistes, de
factieux, de désorganisateurs. Mais c’est par une de ces
contradictions toute semblable à celle qui leur fait
appeler révolution, la contre-révolution. L ’organisation,
chez ces messieurs, est aussi la désorganisation. J ’appelle
désorganisation, encore, tout ordre, qui comble la plus
petite partie et qui fait languir et mourir la plus grande ;
et j ’appelle désorganisateurs, tous ceux qui ont concouru
à établir et ceux qui concourent à maintenir un tel
ordre. J ’appelle organisation, un ordre tout opposé,
d’après lequel est assuré le bonheur de la masse ; et
j ’appelle organisateurs, ceux qui travaillent à fonder et à
assurer des règles d’où peuvent découler des effets aussi
heureux. Mais tel est le dictionnaire des palais, des châ­
teaux et des hôtels, que les mêmes expressions offrent
222 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

presque toujours l’inverse de signification qu’on leur


reconnaît dans les cabanes. A Versailles et aux Tuileries,
de 90 à 92, les termes anarchistes, factieux, désorganisateurs,
étaient infiniment usités ; et ceux qui les appliquaient,
étaient les seuls et vrais désorganisateurs ; et ceux contre
qui ils étaient appliqués, étaient au contraire des hommes
qui voulaient organiser sur la désorganisation des énergu-
mènes royaux. Il en est encore de même aujourd’hui.
On réchauffe, on fait sortir, presque des mêmes lieux,
ces vieux mots d’anarchie et de désorganisation, et ce sont
ceux qui ont tout désorganisé qui les vocifèrent avec le
plus de fureur ; et c’est aux organisateurs nouveaux,
ou du moins à ceux qui montrent le philantropique
désir de pouvoir l’être, qu’ils les adressent avec l’acharne­
ment de la rage.
Le Tribun du peuple, n° 36,
20 frimaire an IV ( 1o décembre 1795), pp. 115-117.

U N BEL EXEM PLE


DE PROPAGANDE P O LITIQ U E

[...] Et dans quel moment l’Ami du peuple eût-il


quitté son poste ? Dans le moment du plus beau triomphe
de la cause populaire. Oui, aux yeux de tous ceux qui
savent juger, son absolution est la plus belle victoire
remportée par les principes1. L ’autorité judiciaire, qui a
prononcé cette absolution, a, peut-être, sans y prendre
garde et bien loin de ses vœux, solennellement consacré,
à la barbe du patriciat et de ses apôtres, en face du
despotisme des riches et en dépit de leurs brillants
arguments, de leurs tranchantes maximes et de leurs
impérieux suppôts ; elle a consacré que de prêcher le

1. Il s’agit de Lebois, imprimeur de l’acquitter. L ’habileté cons­


de YA m i du Peuple, qui fut enfer­ tante de la tactique de Babeuf
mé à Arras avec Babeuf. Il avait fut d’utiliser toutes les hésitations
été traduit devant le jury d ’accu­ du pouvoir directorial pour dé­
sation pour avoir publié que « le montrer la justesse de ses buts
vœ u de la révolution était d ’ôter et leur légitimité : nous en trou­
à celui qui a trop pour donner à vons ici la preuve évidente.
celui qui n ’a rien ». Le ju ry venait
« BRISER LES CHAINES » 223

dogme du bonheur commun n’cst point un crime. Elle a


donc légitimé notre guerre des pauvres contre les riches,
des plébéiens contre les patriciens, de ceux qui n’ont
rien contre ceux qui ont tout ! Elle nous a donc donné toute
la latitude possible pour développer librement la vérité
la plus importante et la plus utile aux Nations... La
vérité que quelques philosophes n’ont osé qu’aborder
et qu’effleurer légèrement ? Elle nous a donc permis de
démontrer, de proclamer hautement qu’il n’est que
conforme à l’équité première, fondamentale et éternelle,
de prendre partout où il y a du superflu pour compléter
partout où se trouvent des parts insuffisantes ? Nous
userons de cette permission. Nous prenons acte et nous
saurons profiter de ce précieux aveu des justiciers du
gouvernement existant. Nous saurons nous ressouvenir
qu’en présence de la tyrannie patricienne, et sans oppo­
sition de sa part, il a été reconnu que la justice du prin­
cipe de Y Egalité réelle n’est pas contestable.
Le Tribun du peuple, n° 40,
5 ventôse an IV (24 février 1796), pp. 235-236.

POUR UN « FR O N T PO PULAIRE »1

Dans la lettre suivante qui fut versée au dossier


transmis devant la Haute Cour de Vendôme, Babeuf
répond au militant sans-culotte Joseph Bodson.
Celui-ci avait émis des réserves sur la nécessité
d’une alliance entre les babouvistes, héritiers à ses
yeux du sans-culottisme de l’an II, et les ex-jacobins
qui avaient cautionné la répression du mouvement
populaire en germinal an II par le Comité de Salut
public. Babeuf lui montre qu’il est illusoire de vouloir,
en toute pureté révolutionnaire, remporter seul la
victoire, et qu’en outre la question n’est plus de
débattre sur le passé, quelles que soient les rancœurs,
mais de combattre pour l’avenir. Il conçoit comme
un devoir pour les babouvistes de reprendre à leur
compte le meilleur des traditions révolutionnaires
antérieures et singulièrement celles du robespierrisme.

1. Expression de Georges Le- entre les sans-culottes et la bour-


febvre à propos de l’alliance poli- geoisie montagnarde, et que Babeuf
tique qui s'était réalisée en 1793, cherchait à renouer.
224 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

Ni « sectarisme », ni « confusion », tel est le sens


de cette lettre dans laquelle on peut encore trouver
matière à réflexion.
Bodson ne fut pas convaincu. 11 demanda encore à
Babeuf de ne pas suivre les traces « d’hommes que tu
dois avoir le noble orgueil (quels que soient les
services qu’ils ont pu rendre à la patrie) de dépas­
ser ». Il ne comprit pas que le babouvisme portait
en lui-même le dépassement radical des divisions
antérieures du mouvement révolutionnaire.

AU C IT O Y E N JOSEPH BODSON

g ventôse Van I V (28 février 1796).

Je suis bien aise, mon ami, que tu me parles avec


autant de franchise que tu le fais dans ta lettre d’hier.
J ’en emploierai tout autant à te répondre et je ne regrette­
rai pas un moment que j ’emploierai pour justifier en
quelque sorte, aux yeux d’un homme comme toi, certaine
nuance de conduite dans ma marche, dont je ne suis pas
surpris que tu sois étonné. Mon opinion n’a jamais
changé sur les principes ; mais elle a changé sur quelques
hommes. Je confesse aujourd’hui de bonne foi que je
m’en veux d’avoir autrefois vu en noir et le gouvernement
révolutionnaire, et Robespierre, Saint-Just, etc... Je
crois que ces hommes valaient mieux à eux seuls que tous
les révolutionnaires ensemble, et que leur gouvernement
dictatorial était diablement bien imaginé. Tout ce qui
s’est passé depuis que ni les hommes ni le gouvernement
ne sont plus, justifie peut-être assez bien l’assertion. Je
ne suis pas du tout d’accord avec toi qu’ils ont commis
de grands crimes et bien fait périr des républicains. Pas
tant, je crois : c’est la réaction thermidorienne qui en a
fait périr beaucoup. Je n’entre pas dans l’examen si
Hébert et Chaumette étaient innocents. Quand cela
serait, je justifie encore Robespierre. Ce dernier pouvait
avoir à bon droit l’orgueil d’être le seul capable de
conduire à son vrai but le char de la révolution. Des
brouillons, des hommes à demi moyens, selon lui, et
peut-être aussi selon la réalité ; de tels hommes, dis-je,
avides de gloire et remplis de présomption, tels qu’un
« BRISER LES CHAINES » 225

Chaumette, peuvent avoir été aperçus par notre Robes­


pierre avec la volonté de lui disputer la direction du char.
Alors celui qui avait l’initiative, celui qui avait le senti­
ment de sa capacité exclusive, a dû voir que tous ces
ridicules rivaux, même avec de bonnes intentions,
entraveraient, gâteraient tout. Je suppose qu’il eût dit :
Jetons sous l’éteignoir ces farfadets importuns et leurs
bonnes intentions. Mon opinion est qu’il fit bien. Le
salut de 25 millions d’hommes ne doit point être balancé
contre le ménagement de quelques individus équivoques.
Un régénérateur doit voir en grand. Il doit faucher
tout ce qui le gêne, tout ce qui obstrue son passage,
tout ce qui peut nuire à sa prompte arrivée au terme
qu’il s’est prescrit. Fripons, ou imbéciles, ou présomp­
tueux et ambitieux de gloire, c’est égal, tant pis pour eux.
Pourquoi s’y trouvent-ils ? Robespierre savait tout cela,
et c’est en partie ce qui me le fait admirer. C ’est ce qui me
fait voir en lui le génie où résidaient de véritables idées
régénératrices. Il est vrai que ces idées-là pouvaient entraî­
ner toi et moi. Qu’est-ce que cela faisait si le bonheur
commun fût venu au bout ?
Je ne sais, mon ami, si avec ces explications-là il peut
encore être permis aux hommes de bonne foi comme toi
de rester hébertistes.
L ’hébertisme est une affection étroite dans cette classe
d’hommes. Elle ne leur fait voir que le souvenir de
quelques individus, et le point essentiel des grandes
destinées de la République leur échappe.
Je ne crois pas encore avec toi impolitique, ni superflu,
d’évoquer la cendre et les principes de Robespierre et de
Saint-Just pour étayer notre doctrine. D ’abord nous
ne faisons que rendre hommage à une grande vérité,
sans laquelle nous serions trop au-dessous d’une équitable
modestie. Cette vérité-là est que nous ne sommes que les
seconds Gracques1 de la révolution française. N ’est-il
pas encore utile de montrer que nous n’innovons rien,
que nous ne faisons que succéder à de premiers généreux
défenseurs du peuple qui, avant nous, avaient marqué
1. Allusion aux Décrets de ven- trie. Saint-Just en fut un rappor-
tôse qui prévoyaient la distri- teur devant la Convention le
bution des biens confisqués aux 13 ventôse an II.
pauvres combattant pour la pa-

15
226 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

le même but de justice et de bonheur auquel le peuple


doit atteindre ? et en second lieu réveiller Robespierre,
c’est réveiller tous les patriotes énergiques de la Répu­
blique, et avec eux le peuple, qui autrefois n’écoutait et
ne suivait qu’eux. Ils sont nuis et impuissants, pour ainsi
dire morts, ces patriotes énergiques, ces disciples de
celui qu’on (sic) peut dire qui fonda chez nous la liberté.
Ils sont, dis-je, nuis et impuissants depuis que la mémoire
de ce fondateur est couverte d’une injuste diffamation.
Rendez-lui son premier lustre légitime, tous les disciples
se relèvent et bientôt ils triomphent. Le robespierrisme
atterre de nouveau toutes les factions ; le robespierrisme
ne ressemble à aucune d’elles, il n’est point factice ni
limité. L ’hébertisme, par exemple, n’est qu’à Paris et
dans une petite portion d’hommes, et encore ne se
soutient-il qu’avec des lisières. Le robespierrisme est
dans toute la République, dans toute la classe judicieuse
et clairvoyante, et naturellement dans tout le peuple.
La raison en est simple, c’est que le robespierrisme est la
démocratie, et ces deux mots sont parfaitement iden­
tiques : donc en relevant le robespierrisme, vous êtes
sûrs de relever la démocratie.
Envoie-moi tes notes, je suis certain qu’elles me seront
utiles : nous avons tant rebattu ensemble autrefois la
grande matière qu’aujourd’hui je mets à l’ordre du
jour, que je suis hors de tout doute, que ton esprit juste
aura là-dessus enfanté quelque chose de précieux...
( Haute Cour de Justice. Suite de la copie des pièces,
A d v i e l l e , t. II, p. 52-54) h

L ’APPEL A L ’A R M É E

Le Directoire, inquiet, maintenait les troupes à


Paris et sur tout le territoire de la République. Les
babouvistes qui avaient tiré la leçon de la répression
des insurrections de Germinal et de Prairial jugèrent
nécessaire de sceller l’alliance de l’armée et du mou­
vement populaire; c’était d’ailleurs une tradition1

1. Reproduit par M. D o m m a n g e t , Pages choisies..., ouv. cité,


pp. 284-286.
« BRISER LES CHAINES » 227

de la démocratie combattante depuis 1789. En outre,


après la journée royaliste du 13 vendémiaire, de
nombreux soldats démocrates avaient été réintégrés
dans l’armée. Cinq agents babouvistes se consa­
crèrent, sous la direction de Germain, à organiser le
mouvement dans l’armée : l’ex-général Fyon aux
Invalides, Massey au camp de Franciade (Saint-
Denis), Vaneck pour les troupes cantonnées en
France, Georges Grisel, qui trahira, au camp de
Grenelle et Charles Germain près de la légion de
police de Paris1 de laquelle on attendait beaucoup.
« Si l’opinion du peuple est faite, celle du soldat
ne l’est pas », pensaient les babouvistes; aussi multi­
plièrent-ils leurs efforts de propagande.
Ils furent déçus dans leurs espoirs. Lorsque le
Directoire, animé par Carnot, prit la décision de
transférer les troupes de Paris aux frontières, les
régiments obéirent et ceux qui refusèrent redoutaient
plus la vie aux frontières qu’ils n’étaient inquiets
de la victoire réactionnaire du Directoire. Les
soldats de l’an II devenaient peu à peu des prétoriens.

... Que faites-vous, réunis en si grand nombre, autour


de la Cité par excellence ? de la ville de la révolution ?
du berceau de la liberté ?... Pourquoi y êtes-vous appelés ?
Ses habitants sont-ils rebelles ? S’agit-il de les subju­
guer ?... Ce sont là des questions qu’il n’est pas indiffé­
rent d’éclaircir...
Ce n’est pas pour le véritable Peuple que vous formez,
autour de nos murs, une enceinte formidable 1 Ce véri­
table peuple, le peuple laborieux, le peuple ouvrier...
y est maltraité ! muselé I méprisé ! affamé ! ruiné par
le peuple d’agioteurs et de fripons!!! donc cette der­
nière espèce de peuple y est bien en rébellion la plus
criminelle contre le bon peuple ! ! ! Mais, est-ce pour sub­
juguer la partie oppressive, et pour défendre la partie
opprimée, que vous offrez un triple rang de baïonnettes
dans toute la circonférence de Paris ? Non ! C ’est tout
le contraire... On veut faire servir vos armes et vos
forces à accabler totalement l’opprimé sous le joug des

Cf. Jean T u l a r d : « La Légion toire ». A .H .R .F ., n° 2, 1964,


de Police de Paris sous la Conven- pp. 38 et sq.
tion thermidorienne et le Direc-
228 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

oppresseurs ! à maintenir ceux-ci dans leur odieuse domi­


nation, et le peuple dans ses souffrances et sa chétive
langueur ! Eh i si c’était le peuple que l’on voulût défen­
dre, il ne faudrait pas distraire ceux de ses frères dont la
destination est de combattre les ennemis extérieurs ! Le
peuple se suffirait de reste à lui-même ! Mais c’est quand
on veut immoler la masse à une portion, qu’on a besoin
de secours étrangers... ; c’est alors qu’on croit les trouver
dans les hommes que l’on dit devoir être essentiellement
obéissants... C ’est quand le gouvernement et la caste per­
verse qu’il protège exclusivement ont perdu toute
honte ; c’est lorsque sans pudeur et sans voile, et par la
plus infâme complicité, ils ont, avec des règlements
atroces qu’ils osent appeler Lois..., consacré les injus­
tices en tout genre ! la misère la plus épouvantable !
l’esclavage le plus révoltant ! ! ! c’est quand la mesure de
leurs forfaits est portée à un tel comble et à une telle
évidence... que la longue patience du peuple est lassée
et que sa crédulité également n’y tient plus !... C ’est
alors qu’on jette les yeux sur vous ! Ce sont vos bras que
l’on arme pour vouloir conserver, pour vouloir perpétuer
une telle oppression ! C ’est le gouvernement militaire,
qu’on établit pour forcer le peuple à se soumettre à un
régime où l’on prétend qu’il vive sans nourriture ! sans
habits ! sans liberté !... et ce sont les pères... les époux...
les fils... les frères... les parents... que l’on veut qui en
imposent, qui frappent même (si le cas y échoit), leurs
enfants ! leurs femmes ! leurs pères ! leurs frères ! leurs
sœurs !... leurs amis ! leurs parents!!! Et c’est vous qui
êtes peuple ! c’est vous soldats de la République ! que
l’on oppose ainsi à une autre portion du peuple !...
C ’est par vous qu’on veut consolider cet état de servage,
d’avilissement et de famine... mille fois pire que l’ancienne
servitude... contre laquelle nous nous sommes insurgés
il y a six ans !
Non ! Vous ne serez pas les vils satellites, les instru­
ments cruels et aveugles des ennemis du peuple !... et
par conséquent des vôtres !... Je vous le répète, ce n’est
que dans les occasions où l’autorité s’est rendue cou­
pable... et où elle a voulu se le rendre encore, qu’elle
s’est entourée de baïonnettes... Quand le pouvoir est
juste, il est toujours assez fort de la force du peuple !
« BRISER LES CHAINES » 229

Capet s’était fortifié d’une armée, avant le 14 juillet...


on sait quels étaient ses desseins, et de quelle somme de
crimes il voulait par-là s’assurer l’impunité... Serait-on
coupable pour examiner si ceux qui l’imitent ne le font
point parce qu’il y a exacte parité de motifs ?
Souvenez-vous, soldats ! que cette armée de Capet,
quoiqu’élevée à l’école de la discipline monarchique,
s’est souverainement bien conduite ! Elle s’est ressou­
venu qu’elle était du peuple ! Les gardes françaises...
baissent leurs faisceaux devant les sans-culottes, c’est là
un exemple qui passera à l’admiration de tous les siècles1.
Le Tribun du peuple, n° 41, pp. 272-273. Buonarroti, ouv.
cité, II, pp. 132-134.

U N M O T PRESSANT A U X PA TR IO TES

« Aux premiers jours de germinal, Babeuf, Anto-


nelle, Sylvain Maréchal et Félix Lepeletier se
constituèrent en Directoire secret de Salut public [...].
Ainsi, au 19 germinal an IV, il existait à Paris un
Directoire secret de Salut public, institué pour rétablir
le peuple dans l’exercice de ses droits... », écrit
Buonarroti dans son livre (ouvr. cité, t. I, pp. 98-99).
On attendait de lui qu’il proclamât l'acte insur-
recteur, son organisation étant sur pied. Mais, tout
en maintenant en alerte leurs affidés, les babouvistes
sentaient le besoin d’étayer le mouvement en se
rapprochant de démocrates moins engagés à leurs
côtés. Babeuf, dans le numéro 41 de son journal,
prêchait la patience. Mais il mit également en garde
ses lecteurs contre les tentatives de débauchage,
qu’entreprenait la « gauche » du Directoire qui rêvait
d’utiliser le courant populaire pour un simple chan­
gement d’ordre politique — éliminer Carnot qui
glissait vers le royalisme — tout en maintenant le
« système d’inégalité » et la république bourgeoise.
Après avoir combattu le sectarisme de Bodson,
Babeuf dénonça alors les tentatives équivoques des
« faux-amis » de l’égalité.

1. Allusion à la fraternisation peuple des faubourgs à la veille du


des milices bourgeoises de Paris 14 juillet 1789.
et des Gardes françaises avec le
230 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

Amis ! Je ne devais point vous parler aujourd’hui.


J ’interromps un travail de plus longue haleine pour vous
adresser à la hâte quelques paroles bien urgentes.
Écoutez-les : elles vous intéressent infiniment.
La vérité triomphe. Tous les oppresseurs pâlissent.
Les yeux du peuple sont dessillés par ses amis. L ’armée
voit clair aussi. Le torrent de l’énergie ne peut plus être
arrêté par aucune digue. Nos dominateurs ont vu tout
cela, et ils viennent de changer de batteries pour éviter
la chute dont l’attente nous console et fait leur déses­
poir1.
Depuis dix à douze jours12, ils ont jugé que la persécu­
tion et les outrages envers les meilleurs citoyens n’étaient
plus une arme efficace dans leurs mains. Ils y ont substi­
tué l’astuce et les dégoûtantes cajoleries. Les loups
furieux se sont transformés en renards souples et préve­
nants. Ne vous y trompez pas. Ce sont toujours des
animaux carnassiers ; ils n’ont point changé de nature,
et n’en changeront jamais. Ils vous font aujourd’hui
patte de velours ; demain ils vous dévoreront.

Voici sur quoi je dois vous prémunir :


Les émissaires des Tallien3, des Legendre4*, des Bar­
ras6, et ces honnêtes gens eux-mêmes se trémoussent et

1. Babeuf exagère nettement, tout ce qui rappelait l ’an II (le


mais il est vrai que le Directoire Maximum, les sociétés populaires,
divisé réagissait mal à l’offensive etc.).
babouviste dans cette première 4. L egendre (1756-1797 ) :
phase d u conflit. (Cf. C. M a z a u - ancien com battant de la Bastille,
r i c : Babeuf et la Conspiration conventionnel régicide et jacobin,
pour VÉgalité, Paris, Éditions Legendre parut longtemps être l’un
sociales, 1962, pp. 196-197.) des porte-parole des faubourgs.
2. Le Comité insurrecteur a été E n fait il était surtout très déma­
mis en place le 10 germinal et gogue et d ’opinion modérée. Après
l’article de Babeuf date du 24. la conspiration babouviste, député
3. T a l l i e n (1769-1820) : con­ aux Anciens, il demanda que les
ventionnel régicide et jacobin, anciens conventionnels soient chas­
Tallien se distingua dans la sés de Paris.
répression à Bordeaux ; se sentant 5. B a r r a s (1755-1829) : ci-
menacé pour ses déprédations et devant comte et ancien officier des
sa brutalité, il fut l’un de ceux qui Indes, Barras fut élu député du
prirent l’initiative du 9 thermidor. Tiers É ta t à la Constituante ;
Il fut l’un des plus enragés « répu­ il devint commissaire révolution­
blicains » de Thermidor contre naire et conventionnel, il vota
« BRISER LES CHAINES » 231

sont en grand travail pour tâcher de vous faire tomber


dans le plus abominable des pièges. Ils profitent de vos
dispositions contre tous les coupables artisans de vos
malheurs parmi lesquels ils ont figuré au premier rang ;
ils ont l’impudeur de feindre que ce n’a plus été pour
eux, ou du moins qu’ils se séparent aujourd’hui de la
troupe des persécuteurs qui n’alla que sous leurs ordres
et d’après leurs inspirations ; ils osent vous faire entendre
qu’ils sont prêts maintenant à se constituer les vengeurs
des forfaits qu’ils ont commis et fait commettre. Il faut
vous démontrer où leurs vues tendent, quel profond
nouvel abîme ils creusent sous vos pieds ; mais avant il
est nécessaire de vous donner la marche de leurs
intrigues [...]

Suit un récit apocalyptique des tentatives de


Barras, Tallien et Legendre.

... Amis ! voilà leur complot ; voilà leur secret plein


d'horreurs. Quelqu’un pourrait-il en être encore la déplo­
rable dupe, après qu’il est découvert ?
Non, nous n’aurons pas de mouvement partiel. Sans
doute la masse des patriotes et du peuple ne se serait pas
ébranlée au perfide appel d’un Barras ou d’un Tallien ;
mais, d’après mon avertissement, je me flatte qu’ils ne
trouveront plus deux hommes à pouvoir tromper. Oui,
oui, leurs Antéchrists, leurs faux Prophètes perdront leurs
peines. Misérables valets ! allez assaillir en tous lieux
les républicains ; arrêtez-les à la promenade, dans les
rues ; offusquez partout leurs yeux de vos honteuses
figures, vos poisons assassins ne mordront pas contre
notre antidote invulnérable. Ils vous rejetteront, vous et
vos insidieux propos, avec tout le mépris dont vous êtes
dignes. Je déclare à vos maîtres que c’est désormais de
l’argent perdu que tout celui qu’ils vous donnent.

la mort du roi ; Barras fut un dor. Il devint ensuite l ’un des


montagnard convaincu, mais bru­ chefs des thermidoriens de droite
tal, débauché et véreux. Se sen­ et ses débauches sont légendaires.
tant menacé, car il était l’un des Néanmoins, son républicanisme
« coquins » dénoncés par Robes­ demeurait authentique d ’autant
pierre, il contribua résolument à que Barras devait toute sa for­
organiser la journée du 9 thermi­ tune à la République.
232 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

Le peuple ne se lèvera quVrc masse à la voix de ses


véritables libérateurs, dont il distinguera le signal à des
marques certaines. Il restera calme jusqu’à ce qu’ils
le lui disent ; il ne voudra pas tout perdre par une mau­
vaise précipitation. Après avoir su tant souffrir il saura
attendre quelques instants de plus pour mieux assurer
son affranchissement ; il croira ses amis, aussi longtemps
qu’ils lui diront : que le moment de sauver la patrie
n’est point encore arrivé.
Et nous aussi, nous voulons nous délivrer de l’influence
fatale des coryphées du royalisme ; mais nous voulons
en même temps nous débarrasser de celle des doges. Nous
ne choisissons pas entre deux tyrannies1. Nous haïssons
infiniment les francs représentants de Louis X V III,
mais nous détestons encore un peu plus les hypocrites
oppresseurs qui nous présentent leur joug caché sous
des roses. Allez donc vous empresser sous les drapeaux
de Fréron et de Legendre, de Barras et de Tallien. Par­
donnez donc à tous ces hommes leurs petites erreurs. Ils
n’ont réellement commis que des peccadilles : Tallien
n’a fait que déterminer la grande époque de nos malheurs,
soutenir constamment son ouvrage, diriger avec zèle
toutes les opérations réactives qui ont dépouillé le peuple
de tous ses droits un à un, et l’ont accablé sous tous les
genres de souffrances. Barras n’a fait qu’être le dictateur
de Thermidor, de Germinal, de Prairial, de Vendé­
miaire ; et à cette dernière époque, d’une manière
d’autant plus criminelle qu’il a trompé les patriotes
auxquels il avait promis de les mener à la reprise de
leurs droits, après qu’ils auraient sauvé la conven­
tioni.2. Legendre n’a fait que marcher le sabre à la main
contre le peuple dans quelques circonstances ; et depuis
la belle réaction, il s’est seulement acharné comme un
vrai boucher, toutes les fois qu’il s’est agi d’assommer et
d’égorger le peuple de toutes les manières. Quant à
Fréron, ce n’est point la peine d’en parler ; il n’a que mis
le poignard à la main de tous les massacreurs, organisé
et dirigé, par une suite de commandements formels,

i. Babeuf refuse le chantage de sans condition des démocrates.


Barras qui li ait du danger roya- 2. Barras avait levé un contin-
liste pour obtenir la capitulation gent armé de « patriotes de 89 ».
« BRISER LES CHAINES » 233

par la voie toute simple d’une feuille publique et journa­


lière, les milliers d’assassinats des plus vertueux patriotes,
dont le sang continue d’inonder le sol français depuis
dix-huit mois. D ’après cela, vous devez vous jeter aux
genoux de ces très honnêtes gens, les prier d’être vos libéra­
teurs ; et mettre votre plus grande confiance en eux.
Hâtez-vous donc de vous lever, quand ces hommes
affreux feront battre la générale pour vous conduire à
renverser leurs ennemis ; après quoi, pour vous récom­
penser, ils vous prairialiseront1. Il s’est fait bien de déplo­
rables extravagances dans la révolution, mais celle-ci
ne pourra pas être ajoutée aux autres ; elle n’aura vrai­
ment pas lieu. Le Tribun du peuple ne le souffrira pas.
Non, le peuple ne se lèvera point pour combattre sous
les ordres de ses perpétuels assassins. Je le lui défends !...
On a parlé de réunion, de réconciliation, de l’oubli des
torts, des erreurs. A la bonne heure des torts et des
erreurs ; mais de la permanence du crime, non. Nous
recevrons dans nos rangs tous les hommes trompés, les
simples instruments, ceux qui n’ont pêché qu’avec de
pures intentions, et qui ont frappé la Patrie en croyant
la servir. Mais nous n’aurons pas l’inepte bassesse de
consentir à ce que les auteurs très systématiques de la
longue série de crimes qui durent encore, et dont les
désastreux effets nous causent des maux si cuisants :
nous n’aurons pas la délirante bassesse de consentir à ce
que ceux-là viennent aujourd’hui se placer à notre
tête ; lorsqu’il s’agit de guérir les maux qu’ils nous ont
faits. Nous n’aurons pas la sottise de les croire, lorsqu’ils
nous diront (mais ils ne nous le disent même pas), qu’ils
vont expier toutes leurs scélératesses, et en faisant cesser
eux-mêmes les atroces résultats. Nous ne devons même
pas souffrir que ces êtres odieux prennent un fusil et
s’alignent, comme simples soldats, au milieu de nous.
Si le peuple de France pouvait agir autrement à leur
égard, il serait le plus lâche des peuples : il ne mérite­
rait plus qu’un seul homme fort et sage emploie ses
moyens pour faire triompher à son profit la liberté.
Citoyens, écoutez bien cette vérité. Ne craignez pas

1. Ce néologisme était éloquent depuis Germinal et Prairial pour le


peuple des faubourgs.
234 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

tant les royalistes dans le sénat ; ils nous servent. Nous


sommes en mesure contre le mal qu’ils ont bien inten­
tion de nous faire ; et alors leur lutte, avec un parti
opposé, nous est utile. Qu’il n’y ait plus qu’un parti
dans tous les gouvernements, ils ont bien plus de force
contre le parti du peuple.
Il faut que le parti du peuple se mette en mesure de
vaincre seul, et le parti du royalisme, dont l’idole est à
Vérone, et le parti du royalisme dont les idoles sont au
Luxembourg, sans avoir besoin de s’aider ni de l’un
ni de l’autre. Ce serait folie de vouloir cacher à tous deux
nos dispositions hostiles, sous prétexte de les empêcher
de se tenir en garde contre elles. Il y a longtemps que
ces dispositions n’ont pu leur échapper, et qu’ils ont fait
tout ce qu’ils ont pu pour les rompre. Ils n’y sont plus
en mesure par la force et l’opinion ; voilà pourquoi ils
ont recours à la ruse. Nous triompherons encore contre
eux de ce dernier moyen. Je leur oppose des batteries
en plein air. Des oisons, des sots de la faction des prudents
vont peut-être dire encore qu’il eût mieux valu se couvrir
sous quelques ombres. Je dis qu’il est absolument néces­
saire et qu’il est temps que la masse de l’armée sans-
culotte voie le camp, et qu’encore une fois son existence
ne peut plus être cachée à l’ennemi. Ce n’est plus par
surprise que nous pouvons ni que nous voulons le vaincre ;
c’est d’une manière plus digne du peuple. C ’est à force
ouverte. Loin de nous cette pusillanimité qui nous
ferait croire que nous ne pouvons rien par nous-mêmes,
et qu’il nous faut toujours avec nous des gouvernants.
Les gouvernants ne font des révolutions que pour tou­
jours gouverner1. Nous en voulons faire enfin une pour
assurer à jamais le bonheur du peuple par la vraie
démocratie. Sans-culottes ! écartons nos idées d’une
simple animadversion contre quelques hommes ; c’est
pour du pain, l’aisance et la liberté que nous nous
échauffons. Ne nous laissons donc pas donner le change.

i. C ’est en reprenant des for­ réalité il est juste de signaler


mules de ce type, courantes dans que les babouvistes essayèrent de
la littérature babouviste, que les résister à ce penchant et c’est
anarchistes du x i x e siècle ont pu, pourquoi ils ne diffusèrent pas le
également, se dire héritiers de la Manifeste des Égaux de Maréchal.
Conjuration de Babeuf. Mais en
« BRISER LES CHAINES » 235

Ne détournons pas notre attention du véritable objet


qui nous intéresse. Je vous le dis et vous le répète : c’est
une erreur de croire que vous ne pouvez rien seuls et
par vous-mêmes. Jamais il ne sera rien fait de grand et de
digne du peuple que par le peuple et où il n’y aura que
lui. Ne vous remuez donc que quand vous verrez remuer
et paraître les hommes du peuple. Ne donnez dans aucun
panneau ; ne cherchez point ailleurs vos libérateurs ;
ne reconnaissez point d’autres étendards. Ne vous
laissez point abuser par cet autre sophisme des mou­
chards-interprètes de toutes les inductions trompeuses
de nos ennemis : ils disent qu’ils ont leurs soldats. Ils
en ont menti, ils ne sont point à eux, ils sont les nôtres.
Ils le sont par leur institution même ; mais ils le sont
encore par leurs dispositions actuelles. Oui, le soldat
n’ira qu’avec nous et pour nous. Tant mieux que les
scélérats qui nous vexent nous aient fait venir une grosse
armée. Mieux encore ils feront s’ils l’augmentent nous
en serons plus forts. C ’en est fait, l’endoctrinement a
jeté ses racines parmi nos frères enrégimentés, qui sont
comme nous du peuple, et qui n’ont avec nous qu’une
même cause ; la tyrannie se trompe encore elle-même
en les changeant de place à tous moments : ceux qui
arrivent reçoivent des leçons de ceux qui les ont devancés,
et ceux qui s’en vont portent ailleurs les dogmes que
nous leur avons inculqués, de façon que nos poisons
populaires prennent partout. Non, non, il n’est plus au
pouvoir de l’inquisition ni civile, ni militaire d’en
empêcher la lecture à nos soldats et à nos ouvriers, qui
la dévorent et y puisent les ferments de la contagion
démocratique la plus active et la plus enivrante. Peuple !
c’est ainsi que tes hommes te suffisent, puisqu’ils ont
à eux toi, tout entier, et déjà une bonne partie des soldats
sans-culottes qu’on s’était promis d’égarer pour les
opposer à toi. Ainsi nous irons tous ensemble, le jour du
peuple, à une victoire sûre, à la suite et sous l’unique
direction des hommes du peuple, lorsqu’ils nous mar­
queront ce jour heureux.
Le Tribun du peuple, n° 42,
24 germinal an IV (13 avril 1796), pp. 285-295.
236 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

CO M B A TTR E !

Incapable de résister à la pression réactionnaire


de Carnot et de la majorité des Conseils, la gauche
du Directoire accepta la mise en place d’un appareil
répressif. Le 25 germinal (14 avril 1796), le Direc­
toire dénonçait aux citoyens de Paris ceux qui
voulaient le « pillage », P « anarchie », le « partage
des propriétés » et le « code atroce de 1793 ». Les
27 et 28 germinal (16-17 avril), les Conseils votaient
des lois scélérates sur la presse, les attroupements, les
colporteurs et les partisans de la Constitution de
1793, et les lois prévoyaient l’application éventuelle
de la peine de mort. Dans le même temps, les babou-
vistes connaissaient de graves difficultés à passer un
compromis avec les anciens conventionnels démo­
crates (Drouet, Lindet, Laignelot...). Ils perdaient
du temps à élaborer le fameux acte insurrecteur. Babeuf
en laissait deviner l’imminente proclamation en
dénonçant les lois « ultra-martiales » et « extraordi­
nairement pénales » qui venaient d’être votées.
C ’est ici le dernier numéro du Tribun du peuple, à
quelques jours de l’échec.

Tout est consommé. La Terreur contre le Peuple est


à l’ordre du jour. Il n’est plus permis de se parler ; il
n’est plus permis de lire ; il n’est plus permis de penser.
Il n’est plus permis de dire que l’on souffre ; il n’est
plus permis de répéter que nous vivons sous le règne des
plus affreux tyrans.
Il n’est plus permis d’exprimer la douleur quand nos
bourreaux nous déchirent sous les tenailles, quand ils
arrachent par lambeaux nos membres palpitants ; il
n’est plus permis de demander à ces barbares des tortures
moins atroces, moins de raffinement dans le genre des
supplices, une mort moins cruelle et moins lente.
Il n’est plus permis d’obéir à la nature qui commande
la crispation des membres, l’altération des traits, à
l’épreuve des angoisses qui résultent des plus horribles
tourments.
Il n’est plus permis de s’écrier que la législation de
Constantinople est extrêmement modérée et populaire
auprès des ordonnances de nos souverains sénateurs.
« BRISER LES CHAINES » 237

Il n’est plus permis d’épancher le désir que Dracon1


vienne nous gouverner en lieu et place de nos absolus du
jour ; il n’est plus permis de rendre justice à ce sévère
Grec, qui du moins ne fit un code de sang que pour
effrayer les véritables méchants : au lieu que ses imita­
teurs ne montrent partout le glaive que pour altérer tout
ce qui est pur et qui a conservé de la vertu.
Il est ordonné de laisser le gouvernement affamer,
dépouiller, avilir, enchaîner, torturer, faire périr le
Peuple sans empêchement, obstacle ni murmure.
Il est ordonné de louer, d’admirer, de bénir, cette
oppression, et d’articuler qu’il n’y a au monde rien de si
beau et de si adorable.
Il est ordonné de dire du bien de ce qui est monstrueux
et assassin, et de charger d’imprécations et de blasphèmes
ce qui méritera l’hommage et le respect des hommes
justes de toutes les nations et de tous les siècles ; il est
ordonné de se prosterner devant le code atroce de 95, et
de l’appeler loi sainte et vénérable ; et il est ordonné de mau­
dire le pacte sacré et sublime de 93, en l’appelant lui-
même atroce.
Il est ordonné de baisser servilement le front sous toutes
les calomnies qu’il plaira au gouvernement de répandre
contre le Peuple entier et contre ses plus fidèles et cou­
rageux défenseurs ; et il est ordonné que ceux-ci ne pour­
ront répondre à ces calomnies odieuses, et que, s’ils
s’avisaient de le faire, le Peuple lui-même se rendrait
coupable par le seul fait d’oser lire un écrit où l’on le
disculperait, et où l’on le vengerait de ses puissants
calomniateurs.
Sommes-nous bientôt las de tant d’infâmes vexations ?
Puisqu’il n’est plus de terme où l’on puisse concevoir que
nos dominateurs s’arrêteront d’eux-mêmes, nous deman­
derons, nous, quel est le terme que nous voulons convenir
qu’ils ne dépasseront pas ?
... Que de charlatanisme, que d’astuce, que de gros­
siers mensonges, que de sophismes maladroits, que de
calomnies usées, que de phrases banales dans cette pro­
clamation du directoire sur les écrits, discours et rassem­

1. Législateur grec qui, choisi J.-C. un code de lois écrites,


comme arbitre, donna en 621 av. réputé très sévère.
23B TEXTES CHOISIS DE BABEUF

blements prétendus séditieux ! On a voulu y faire croire


que nous demandions le pillage de la plus mince boutique et
du plus simple ménage, comme s’il n’appartenait pas au
gouvernement seul d’avoir su opérer ce pillage1. Gomme si,
par son régime de famine, il n’avait pas trouvé le secret
de faire transporter chez l’agioteur et tous les fripons
dorés, par les malheureux eux-mêmes, tout ce qui était
contenu dans leurs simples ménages et leurs minces boutiques.
Gomme s’il y restait quelque chose à piller encore.
Gomme si, au contraire de vouloir ce que prétend le
gouvernement, nous n’avions pas toujours clairement
annoncé que nous voulions r e m o n t e r , f o r t i f i e r , les
minces boutiques et les petits ménages, en y faisant rentrer
au moins l’équivalent de ce que le brigandage légal en a
fait sortir. Gomme si toutes les fortunes ordinaires
n’avaient point dû être rassurées par nos déclarations
franches. Gomme si nous n’avions pas toujours dit que
nous ne voulions que démolir les fortunes colossales
et améliorer toutes les autres.
On a voulu faire croire, par la proclamation du direc­
toire, que F Étranger nous paie. Gomme s’il était possible
d’abuser plus absurdement des noms de Pitt et Cobourg12.
Gomme si le Directoire en employant encore, au bout
de toutes ces phrases, cette trivialité dont les oreilles
sont rebattues, n’avait pas dû craindre que je lui rétor­
quasse une vérité qui, pour sembler n’être encore venue
à la pensée de personne, n’en est pas moins frappante :
je veux dire qu’il est impossible que Gobourg et Pitt
aient encore eu quelqu’un à payer après avoir payé les
fondateurs d’un gouvernement si capable de plaire à
tous les despotes, et si parfaitement ressemblant à celui
qu’ils maintiennent par tous les moyens que donne la
tyrannie. Gomme s’il n’était pas constant que le directoire
a voulu nous payer, lui, pour être son complice, et pour
exister tranquilles et protégés par lui3. Gomme s’il n’était
pas encore constant que nous avons préféré, pour arra-

1. Par l ’emprunt forcé et «l’orga­ souvent efficace, toujours inquié­


nisation» du désordre économique. tante, et cela jusqu’en 1799.
2. P itt , premier britannique, 3. Allusion aux tentatives de
et C obourg , ministre autrichien, Barras, Tallien et « clique » (sic)
alimentaient depuis 1791 toute dont il a été déjà parlé.
une mythologie de la trahison,
« BRISER LES CHAINES » 239

cher le Peuple ou bien encore à sa barbare domination,


de marcher chaque jour à travers la misère et les
périls, et de braver les nuées de satellites et les
échafauds...
... Mais le temps vient pourtant où la mesure des atten­
tats ne peut plus se combler. J ’annonce aux tyrans que je
suis debout, que je ne me déclare pas vaincu. Plébéiens !
mes frères ! vous êtes dans la même disposition. Nous fou­
lerons aux pieds leurs rescrits impertinents, nous élu­
derons leurs menaces de pénalités atroces. Amis ! il faut
être fermes, persévérants, invincibles ; mais il faut néan­
moins joindre à toutes ces vertus l’extrême prudence.
Les oppresseurs ont tramé d’horribles manœuvres pour
vous précipiter dans un dernier abîme. Nous vous ferons
l’éviter. J ’ai aujourd’hui deux points essentiels à vous
donner en recommandation. Le premier, c’est qu’en
vous tenant en mesure d’action constante, aucun de
vous surtout ne se laisse arrêter : travaillons très ardem­
ment dans le silence : mais mettons-nous, tous, hors de la
portée des coups de Voppression. Le second point, c’est de
déjouer nos ennemis en vous tenant bien en garde contre
le machiavélique projet suivant1 :
« Une quarantaine de femmes doivent se réunir dans
un quartier désigné. Elles crieront beaucoup contre les
accapareurs et les agioteurs ; elles diront qu’il y a assez
longtemps que ces hommes affament le Peuple, qu’il est
juste qu’ils dégorgent de bonne volonté ou de force.
Elles échaufferont et provoqueront ceux qui les écou­
teront, et enfin elles satisferont leur indignation en se
jetant avec fureur chez quelques marchands. Des indi­
vidus placés exprès se répandront dans Paris, diront que
ces coquins de Jacobins ont enfin mis à exécution le pro­
jet horrible de faire piller les honnêtes gens, les bons
citoyens. Ce bruit s’accréditera considérablement. Les
mesures répressives seront mises en activité. Les journaux
feront retentir tout Paris et la république entière de ce
nouveau crime des terroristes. De là l’impulsion contre
eux, la suite et la conclusion de la réaction, la persécution
motivée et la destruction totale de ces hommes affreux. »

1. Babeuf fait ici allusion à une de la Police Cochon, qui était une
provocation possible du ministre créature aux ordres de Carnot.
240 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

Peuple ! c’est en bonne partie pour que ce plan infâme


ne pût t’être révélé que l’on a voulu garrotter la liberté
de la presse. Sois tranquille ! Nous briserons toutes les
chaînes pour t’empêcher de mourir victime de ceux qui
te torturent, te dépouillent et t’avilissent depuis vingt
mois.
Le Tribun du peuple, n° 43,
5 floréal an IV (24 avril 1796), pp. 298-308.
É p ilo g u e

LA M O R T DE BABEUF

Le 21 floréal an IV (io mai 1796), la police du


Directoire arrêta les chefs de la Conspiration pour
l’égalité. Babeuf rédigeait, au moment de son arres­
tation, le numéro 44 du Tribun du peuple. Babeuf et
ses compagnons arrêtés furent incarcérés dans les
tours de la prison du Temple et à l’Abbaye. Babeuf,
le 23 floréal (le 12 mai), proposa au Directoire, dans
une lettre souvent mal comprise, de renoncer aux
poursuites pour éviter le contre-feu royaliste que
redoutaient beaucoup de républicains modérés
(J. Surrateau : « Les babouvistes, le péril rouge
et le Directoire », dans Babeuf et les problèmes..., ouv.
cité, pp. 147-173). Carnot, acharné à réduire
« l’anarchie », n’entendit rien au propos de Babeuf.
Le Conseil des Cinq-Cents désigna une Haute Cour
qu’on envoya siéger à Vendôme et l’on prépara
l’acte d’accusation.
Les accusés ne gagnèrent Vendôme, ici insultés
par les notables, là fraternellement salués par les
démocrates, que dans la nuit du 9 au 10 fructidor
(27 août 1796). Le procès fut constamment reporté
et ne s’ouvrit qu’en février 1797.
Nous ne reproduirons pas ici la défense de Babeuf
devant la Haute Cour, car le système de défense des
babouvistes ne permit pas à Babeuf d’exposer clai­
rement et de façon continue les principes et les
motifs de son entreprise. Ayant collectivement décidé
de tout nier en matière de conspiration, pour sauver
les moins compromis, les 47 accusés, dont 24 seu­
lement avaient eu connaissance des projets, étaient
acculés à réduire la portée du mouvement. Babeuf
en fut très gêné et sa défense, souvent verbeuse et
maladroite, présente moins d’intérêt que les textes
antérieurs dont nous avons donné quelques extraits.
Nous avons retenu les lettres ultimes de Babeuf
parce qu’elles éclairent la nature du personnage
16
242 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

autant que ses mobiles. Elles sont adressées à son fils,


à sa femme et à son ami Lepeletier. On y verra dans
la première, non sans émotion, Babeuf prisonnier,
diriger l’éducation intellectuelle de son fils Émile et
chercher, du fond de sa prison, à soutenir mora­
lement et matériellement son épouse. L ’idéal du
sans-culotte « bon père et bon époux » autant que
« bon patriote » s’incarnait véritablement en Babeuf.
Dans les dernières lettres, Babeuf, sûr de son sort
à la veille de l’arrêt de mort, se confie à sa femme
et à son ami Lepeletier plus favorisé par le jury.
Nulle consolation religieuse chez Babeuf, nul espoir
mythique, mais le sentiment du devoir accompli,
de la tâche remplie avec honneur. C ’est en lui-même
et dans l’estime de ceux qui demeureront fidèles à
son message que Babeuf trouve le courage de faire
de sa mort un exemple.

Babeuf a sa fem m e et a son f il s

3 vendémiaire l’an V de la République1.


J ’ai reçu, mes bons amis, toutes vos lettres, savoir,
deux d’ Émile avant-hier avec du linge, une autre de sa
maman hier matin, et une dernière de lui hier soir. J ’ai
su, avant que vous me l’eussiez appris, que l’audience
était remise à quelques temps encore pour le jugement
de notre protestation12. J ’ai goûté ce que vous m’avez dit
par rapport à la demande des communications3 ; vous
ne pouvez douter que je n’aie autant de désir que vous

1. 24 septembre 1796. Conser­ de Vendôme », A .H .R .F . (à


vée à Moscou, cette lettre est paraître).) *
reproduite dans VAnnuaire <Vétudes 3. L a demande de communica­
françaises, ouv. cite, pp. 268- tion avec l’extérieur ne leur fut
269. accordée que le 23 vendémiaire
2. Les accusés protestèrent an V (15 octobre 1796). Il semble
contre le choix des jurés et obtin­ que les babouvistes profitèrent
rent la radiation de plusieurs de ce droit pour donner des ren­
d ’entre eux trop manifestement seignements à P. N. Hésine qui
hostiles à leur cause, mais il n’y édita un journal en leur faveur
en eut pas plus de trois, alors qu’il (Le Journal de la Haute Cour) et
en eût fallu quatre, à leur être peut-être pour organiser leur
favorables. (Sur tout le procès, cf. évasion. (Cf. R. B ou is : « P.-N.
M. D o m m a n g e t : « Le système de Hésine et le procès de Vendôme »,
défense des babouvistes au procès A .H .R .F ., i960, p. 480 et sq.)
LA MORT DE BABEUF 243

d’en jouir, mais je vous ai déjà engagé à vous en rapporter


à ma prudence sur ce point : soyez sûrs que j ’agirai
quand il le faudra et où il le faudra.
J ’ai été bien affligé de la déclaration que tu m’as
faite, toi ma chère femme, relativement aux besoins que
tu éprouves. Je ne te croyais pas si près de cette situation.
Mais je vais tout de suite travailler à t’en tirer. J ’écrirai
pour cela et je suis sûr que sous très peu de jours je serai
en état de te consoler à cet égard. Ainsi, tâche de t’ar­
ranger encore seulement pour quelques jours, et tran-
quillise-toi1.
Je vais parler à son tour à mon Émile12 :
Je crois effectivement, mon ami, que le mode que tu as
adopté vaudra mieux que celui de t’envoyer à l’école, et
je ne demande pas mieux que de l’adopter moi-même
et de seconder tes désirs. Je te renvoie ta première
feuille corrigée, et j ’en attends la suite le plus tôt possible.
Je ne suis pas très mécontent de la partie de cette feuille
qui est copiée par toi ; tu n’y as pas fait un trop grand
nombre de fautes et l’on voit qu’avec de l’attention tu
pourras parvenir à faire quelque chose. Une première
condition importante pour apprendre est d’en avoir bien
le désir. On réussit ordinairement à tout ce qu’on veut.
Il ne s’agit presque donc que de bien vouloir une chose
pour la faire avec succès. Le procédé de copier n’est pas
mauvais, il donne l’usage, l’habitude d’écrire tous les
mots conformément à la bonne orthographe. Mais ce
procédé ne suffit pas. L ’habitude, l’usage ne donnent
que des notions vagues et incertaines. Les règles et les
principes en procurent seuls d’invariables. Ceux qui ne
font que copier pour apprendre, ressemblent à ceux qui

1. L a femme de Babeuf logeait et, en 1812, devint libraire à Lyon.


au centre de la ville et donna Partisan de Napoléon en 1814 et
naissance à un fils le 9 pluviôse pendant les Cent-Jours, il fut
an V (le 28 janvier 1797). Elle ne condamné à la déportation après
vécut pendant tout le procès que le retour des Bourbons. E n 1818,
des gestes de solidarité des amis il redevint libraire à Paris et reprit
de Babeuf. langue avec Buonarroti qui était
2. Robert, dit Émile, fut adop­ à Bruxelles. Ce dernier lui repro­
té après le procès par Lepeletier. chait toujours ses opinions napo­
Il fit des études correctes, tra­ léoniennes. (D’après M. D o m -
vailla dans une librairie, reprit m a n g e t : Pages choisies..., ouv.
contact à Genève avec Buonarroti cité, p. 317.)
244 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

veulent jouer du violon sans connaître la musique. Les


uns et les autres ne parviennent jamais qu’à une certaine
routine toute remplie de défectuosités. Il semble à ceux
qui ne s’y connaissent guère que ces deux espèces de rou­
tiniers vont assez bien, mais les gens qui y entendent
mieux s’aperçoivent de la vérité. Ils s’aperçoivent que
l’un n’est pas musicien, qu’il ne produit que des sons
discordants, et que l’autre n’a pas appris sa langue,
qu’il fait des fautes presque à chaque mot. Il faut donc,
de toute nécessité, si l’on veut exceller dans un genre
quelconque, en apprendre les règles et les principes. Il
faut, pour la musique, apprendre des notes et savoir quel
est le ton qui convient à chacune d’elles. Pour bien parler
et écrire sa langue, c’est la même chose ; les principes
sont à cet égard ce que sont les notes à la musique. Ce
qu’il y a d’ailleurs d’avantageux à apprendre par prin­
cipe plutôt que par routine, c’est que les principes
abrègent l’étude et la rendent beaucoup plus facile,
parce que les principes s’appliquent à une infinité de cas
à la fois, de manière que lorsqu’on a appris une chose
par rapport à un seul mot, la même règle s’applique à
mille autres mots, et une seule leçon sert à faire connaître
la construction de tous. Au lieu que, par routine, on ne
parvient pas à rien généraliser, on s’imagine que chaque
mot exige que l’on en apprenne l’orthographe particu­
lière ; c’est une étude qui ne finit plus et qui ne peut
jamais conduire à un résultat heureux. Je crois que tu es
capable d’entendre tout cela, et que c’est nécessaire à te
dire avant toute autre leçon. Ainsi, puisque tu veux que
je sois seul ton précepteur, je te conseille donc de ne pas
t’attacher principalement à copier. Il ne faut cependant
pas y renoncer tout à fait, car, comme je te l’ai dit,
ce procédé est bon pour acquérir un usage général, pour
se familiariser en gros avec la plupart des mots de la
langue. Mais, pour faire des progrès plus certains, pour
arriver à des lumières plus positives, il faudra que nous
étudiions ensemble les principes de la grammaire. Seul,
tu ne t’y reconnaîtrais probablement pas. Je t’aiderai
et les mettrai, ces principes, à ta portée. Tu te souviens
bien que nous avions, il y a déjà longtemps, commencé
un cours d’étude en ce genre. Il faudra le suivre. Je t’en
enverrai dès demain le commencement. Tu copieras et
LA M ORT DE BABEUF 245

apprendras de mémoire et de raisonnement ce que je


t’enverrai chaque jour, et cela n’empêchera pas que tu
ne m’envoie aussi tous les jours une page ou deux de copie
semblable à ce que tu as commencé de m’envoyer. Dis
si tout cela te convient ? Adieu. Bonjour, mon petit
camarade.
Salut et fraternité.
G. Babeu f.

LETTRE A FELIX LEPELETIER1

Vendôme, 5 prairial, Van V de la République2.

A mon digne et sincère ami,

Les jurés, mon ami, vont aller aux voix pour prononcer
sur ton sort et sur le mien. Suivant tout ce que j ’aperçois,
tu en échapperas et non moi. Si ma femme te remet
cette lettre, elle y joindra celle que je t’écrivais le 26 mes­
sidor de l’an dernier. N ’ayant pas eu alors, comme je
l’avais cru, l’occasion de te la faire parvenir, je l’ai conser­
vée jusqu’à ce moment : je ne puis aujourd’hui te rien
ajouter à ce qu’elle contient ; d’ailleurs l’approche de
l’instant fatal ferme mon esprit et peut-être mon cœur
à toute expression de sentiments que j ’eusse pu dévelop­
per quelques jours plus tôt. Je ne sais, mais je ne croyais
pas qu’il m’en coûterait autant pour voir la dissolution
de mon être. On a beau dire, la nature est toujours forte.

1. F élix Lepeletier : né en 1767, à la mémoire de son frère. Babeuf


Lepeletier était issu d ’une riche l ’estimait au plus haut point. Il
famille de noblesse de robe et passa sans difficulté le cap du
lui-même était banquier. Il était procès de Vendôme, mais, fiché
le frère cadet du conventionnel par la police, il fut exilé par Bona­
Michel Lepeletier assassiné le parte après l ’attentat de la rue
20 janvier 1793 par un royaliste, Saint-Nicaise. Plus tard il s’affir­
et qui s’était rendu célèbre pour ma partisan du libéralisme écono­
avoir élaboré un plan très démo­ mique, mais demeura néanmoins
cratique d ’instruction publique. attaché au souvenir de ses compa­
Du jacobinisme, Félix Lepele­ gnons de l ’an IV . Il mourut en
tier passa au babouvisme par 1837.
attachement aux principes de la 2. 24 mai 1797.
démocratie politique et fidélité
246 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

La philosophie prête quelques armes pour la vaincre ;


mais il faut toujours lui payer tribut. J ’espère pourtant
conserver assez de forces pour soutenir, comme je le dois,
ma dernière heure ; mais il ne faut pas m’en demander
davantage. Je sens un trouble, une indifférence ou un
vide d’idées que je ne puis m’expliquer ; il me semble que
je voudrais sentir quelque chose pour ma femme, pour
mes enfants et que je ne sens plus rien. Je ne trouve rien
à te dire pour eux. J ’ignore encore si ce n’est point à cause
du pressentiment affreux de l’inutilité de tout soin de ma
part envers eux, lorsque l’odieuse contre-Révolution doit
proscrire tout ce qui appartient aux sincères républi­
cains. Et puis cette longue existence dans l’état de malheur
émousse sans doute une sensibilité trop souvent éprouvée
et il est une mesure que la nature humaine ne dépasse pas,
peut-être ; peut-être aussi prends-je pour de l’insouciance
ce qui n’en est pas, car je rougis d’une telle disposition
d’âme ; peut-être ne crois-je sentir rien pour trop sentir.
Pardonne au désordre de mes idées ; devine tout ce que je
voudrais te dire ici et fais ce qu’attend de toi celui qui
imagine avoir tout dit en t’assurant qu’il croit déposer
ses paroles dernières dans le sein de son véritable ami.
Je crois avoir à me consoler de la manière dont je me suis
conduit dans le procès. Malgré le trouble qui m’agite,
je sens que jusqu’à ma dernière minute, je ne ferai
encore rien dont n’ait à se louer la mémoire d’un honnête
homme. Adieu.
( A d v i e l l e , ouü. cité, I, pp. 337-338.)

DERNIÈRE LETTRE DE BABEUF A SA FAMILLE

Bonsoir, mes amis. Je suis prêt à m’envelopper dans


la nuit éternelle. J ’exprime mieux à l’ami auquel j ’adresse
les deux lettres que vous aurez vues ;je lui exprime mieux
ma situation pour vous que je ne le peux faire à vous-
mêmes. Il me semble que je ne sens rien pour trop sentir.
Je remets votre sort dans ses mains. Hélas ! je ne sais si
vous le trouverez en position de pouvoir faire ce que je
demande de lui ; je ne sais comment vous pourrez arriver
jusqu’à lui. Votre amour pour moi vous a conduits ici
LA MORT DE BABEUF 247

à travers tous les obtacles de notre misère ; vous vous y


êtes soutenus au milieu des peines et des privations ;
votre constante sensibilité vous a fait suivre tous les ins­
tants de cette longue et cruelle procédure dont vous avez
comme moi, bu le calice amer ; mais j ’ignore comment
vous allez faire pour rejoindre le lieu d’où vous êtes partis ;
j ’ignore si vous y retrouverez des amis ; j ’ignore com­
ment ma mémoire sera appréciée, malgré que je crois
m’être conduit de la manière la plus irréprochable ;
j ’ignore enfin ce que vont devenir tous les républicains,
leurs familles et jusqu’à leurs enfants à la mamelle, au
milieu des fureurs royales que la contre-Révolution va
amener. O mes amis ! que ces réflexions sont déchirantes
dans mes derniers instants !... Mourir pour la patrie,
quitter une famille, des enfants, une épouse chérie, seraient
plus supportable, si je ne voyais pas au bout la liberté
perdue et tout ce qui appartient aux sincères républi­
cains enveloppé dans la plus horrible proscription. Ah !
mes tendres enfants, que deviendrez-vous ! je ne puis ici
me défendre de la plus vive sensibilité... Ne croyez pas
que j ’éprouve un regret de m’être sacrifié pour la plus
belle des causes ; quand même tous mes efforts seraient
inutiles pour elle, j ’ai rempli ma tâche...
Si, contre mon attente, vous pouviez survivre à l’orage
terrible qui gronde maintenant sur la République et sur
tout ce qui lui fut attaché ; si vous pouviez vous retrouver
dans une situation tranquille, et trouver quelques amis
qui vous aidassent à triompher dans votre mauvaise
fortune, je vous recommanderais de vivre bien unis
ensemble ; je recommanderais à ma femme de tâcher de
conduire ses enfants avec beaucoup de douceur, et je
recommanderais à mes enfants de mériter les bontés de
leur mère en la respectant et en lui étant toujours
soumis. Il appartient à la famille d’un martyr de la
liberté de donner l’exemple de toutes les vertus pour
attirer l’estime et l’attachement de tous les gens de
bien.
Je désirerais que ma femme fît tout ce qui lui serait
possible pour donner de l’éducation à mes enfants, en
engageant tous ses amis de l’aider dans tout ce qui serait
également possible pour cet objet. J ’invite Émile de se prê­
ter à ce vœu d’un père que je crois bien-aimé, et dont il
248 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

fut tant aimé ; je l’invite à s’y prêter sans perdre de temps


et le plus tôt qu’il pourra,
Mes amis, j ’espère que vous vous souviendrez tous de
moi et que vous en parlerez souvent. J ’espère que vous
croirez que je vous ai tous beaucoup aimés. Je ne conce­
vais pas d’autre manière de vous rendre heureux que par
le bonheur commun. J ’ai échoué : je me suis sacrifié ;
c’est aussi pour vous que je meurs.
Parlez beaucoup de moi à Camille ; dites-lui mille et
mille fois que je le portais tendrement dans mon cœur.
Dites-en autant à Caïus1, quand il sera capable de
l’entendre.
Lebois12 a annoncé qu’il imprimerait à part nos défenses.
Il faut donner à la mienne le plus de publicité possible.
Je recommande à ma femme, à ma bonne amie, de ne
remettre à Baudouin3, ni à Lebois, ni à d’autres, aucune
copie de ma défense, sans en avoir une autre bien correcte
par devers elle, afin d’être assurée que cette défense ne
soit jamais perdue. Tu sauras, ma chère amie, que cette
défense est précieuse, qu’elle sera toujours chère aux
cœurs vertueux et aux amis de leur pays. Le seul bien qui
te restera de moi, ce sera ma réputation. Et je suis sûr
que toi et tes enfants, vous vous consolerez beaucoup
en en jouissant. Vous aimerez à entendre tous les cœurs
sensibles et droits dire en parlant de votre époux, de
votre père :

Il fu t parfaitement vertueux.

Adieu. Je ne tiens plus à la terre que par un fil que le


jour de demain rompra. Cela est sûr, je le vois trop. Il
faut en faire le sacrifice. Les méchants sont les plus forts ;
je leur cède. Il est au moins doux de mourir avec une
conscience aussi pure que la mienne ; tout ce qu’il y a de
cruel, de déchirant, c’est de m’arracher de vos bras, ô
mes tendres amis, ô tout ce que j ’ai de plus cher !... Je

1. Caïus : l’enfant né à Ven­ de Babeuf. Il est vrai que cette


dôme et prénommé Caïus en défense atténuait considérable­
hommage à la mémoire du cadet ment la prise de parti de Babeuf.
des Gracques. 3. B audouin se fit l’éditeur des
2. L ebois : courageusement, débats sténographiés du Procès de
il publia la péroraison de la défense Vendôme (4 volumes in-8°).
LA MORT DE BABEUF 249

m’en arrache ; la violence est faite... Adieu, Adieu, adieu,


dix millions de fois adieu...
Encore un mot. Écrivez à ma mère1 et à mes sœurs.
Envoyez-leur par la diligence ou autrement ma défense,
telle qu’elle sera imprimée. Dites-leur comment je suis
mort, et tâchez de leur faire comprendre, à ces bonnes gens,
qu’une telle mort est glorieuse loin d’être déshonorée...
Adieu donc encore une fois, mes biens chers, mes
tendres amis. Adieu pour jamais ; je m’enveloppe dans le
sein d’un sommeil vertueux...

(Bu o n a rro ti , ouü . c ité 9 II, pp. 215-217.)

1. La mère de Babeuf était lorsque mourut Babeuf. (D’après


encore jeune, mais elle était D ommanget, Pages choisies..., ouv.
veuve depuis dix-sept années cité, p. 313.)
TABLE DES MATIÈRES

BABEUF (1760-1797) ........................................ 7


I. L e jeu n e Babeuf (1785-1789) .................... 8
La jeunesse de Babeuf.......................... 8
Le métier de Babeuf en Picardie......... 9
Babeuf et la question sociale au
xvme siècle........................................... 11
Babeuf et la philosophie des Lumières. 14
IL L e t em p s d ’ a g i r (1789-1795).................... 16
Pourquoi la Révolution? (1789-1793).. 16
— B a b e u f \ « gazetier démocrate » ......... 16
— B a b e u f \ animateur révolutionnaire. . . . 18
— Patriote et sa n s-cu lotte............................... 19
Les idées sociales de Babeuf en 1794... 21
Babeuf thermidorien................................ 24
— L e moment des i l l u s i o n s .......................... 24
— L e s leçons de V é c h e c ................................. 26

III. B r is e r le s c h a în e s ! ( 1 7 9 5 - 1 7 9 6 ) ............... 28
« L e T rib u n du peuple » ...................... 30
L e communisme de B a b e u f en 1 7g 6 ....... 34
B a b e u f c h e f de p a r t i ..................................... 39
É p ilo g u e : L a m ort d e Ba b e u f ............................ 42

N o te s b i b l i o g r a p h iq u e s .................................................. 44

C h r o n o l o g ie s o m m a i r e ................................................... 47

TE X T E S CHOISIS

/re p artie : L E J E U N E B A B E U F ( 17 8 5 -17 8 9 ) . 57


Le feudiste Babeuf et l’Académie d’Arras. 57
La quête du bonheur social................ 61
L ’éducation des enfants........................ 63
252 TEXTES CHOISIS DE BABEUF

Les préoccupations agraires et commu­


nautaires ............................................ 67
L ’enthousiasme réformateur ................ 70
Cadastre perpétuel et fiscalité ............. 73
Réalisme et utopie................................. 74
Progrès technique et progrès social . . . . 82
Babeuf, père et éducateur.................... 85
Fin d’une correspondance.................... 90

2e partie : B A B E U F P E N D A N T LA R É V O L U -
T I O N (1 7 S 9 -1 7 9 4 ) ........................................ 93
Le cadastre perpétuel........................... 93
Discours préliminaire........................ 94
Babeuf, gazetier démocrate.................. 102
Correspondance de Londres (ier-8
octobre 178 9 )................................ 102
La Révolution! mais pour quoi faire?., m
Lettre de Babeuf au Comité des
Recherches.................................... 112
Lettre de Babeuf à J. Rutledge....... 117
Babeuf à de Lauraguais.................... 123
Le citoyen pauvre est-il un citoyen à
part entière? .................................... 130
Démocratie politique et démocratie
sociale : un article du « correspon­
dant picard » ................................. 130
Qu’est-ce qu’un député ? ....................... 136
Lettre à Coupé sur les élections à
l’Assemblée législative.................... 136
Démocratie sociale et loi agraire........... 145
Seconde lettre de F.M.C. Babeuf
citoyen à J.-M. Coupé, législateur. . . 145
Contre la propriété, pour le bonheur
commun ........................................... 152
Lettre à Anaxagoras Chaumette....... 152

3* partie : B A B E U F E T U É Q U IV O Q U E D E
T H E R M I D O R ................................................. 159
Contre la dictature robespierriste......... 160
Le « Bonheur commun » ...................... 161
TABLE DES MATIÈRES 25 3

La force de Popinion populaire........... 163


Pourquoi Gracchus Babeuf?.................. 166
Où va la République ? ......................... 170
Contre la réaction thermidorienne....... 173
Million doré et ventres creux ............. 179
Le droit et le devoir de s’insurger....... 183

4* partie : « BR ISER L E S C H A IN E S » ........... 187


La fin et les moyens du Communisme. . 187
Gracchus Babeuf à Charles Germain. 188
Deuxième lettre à l’armée infernale et
aux patriotes d’Arras...................... 201
Le Manifeste des Plébéiens.................. 204
La Révolution, c’est l’ordre! ............... 219
Un bel exemple de propagande politique. 222
Pour un « Front populaire » ................ 223
Au citoyen Joseph Bodson .................. 224
L ’appel à l’arm ée................................. 226
Un mot pressant aux patriotes............ 229
Combattre! ........................................... 236

Épilogue : L A M O R T D E B A B E U F .................. 241


Babeuf à sa femme et à son fils............... 242
Lettre à Félix Lepeletier...................... 245
Dernière lettre de Babeuf à sa famille. . . 246

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